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36 2 Nathalie Sarraute Pour un oui ou pour un non, ou le tourniquet du langage Le hasard, qui nous amène à commencer cette évocation de la drama- turgie des vingt dernières années par Pour un oui ou pour un non 1 , fait bien les choses. Nathalie Sarraute, même si le théâtre n’est pas l’essentiel de son œuvre immense, occupe une place originale dans la production dramatique et elle nous permet d’évaluer toute la différence avec les autres expériences théâtrales contemporaines. Elle constitue également la césure la plus radicale entre le théâtre de l’absurde, le théâtre du quoti- dien et les dramaturgies que nous abordons ici, depuis Vinaver et Koltès jusqu’à Novarina, Lagarce et Cormann, le moment où les nouvelles écri- tures dramatiques prennent de tout autres chemins, selon un itinéraire et une diversité remarquables. Nathalie Sarraute est un des derniers auteurs dont l’œuvre se partage entre les romans et les pièces, alors que les autres représentants de notre corpus se consacrent presque exclusivement à l’art dramatique. Il n’est pas possible chez elle de séparer les œuvres dramatiques de la produc- tion romanesque et des essais théoriques. Si nous avons tout de même, conformément à notre ligne de conduite, choisi de nous limiter à une seule œuvre, c’est parce que cette pièce, la plus jouée du théâtre sarrau- tien, se prête le mieux à une réflexion sur les pouvoirs du langage dans une dramaturgie non mimétique épargnée par l’illusion référentielle. Elle est aussi la plus brillante mise en forme des idées de l’auteur sur les tropismes, exposées dès 1939. Créée comme pièce radiophonique en décembre 1981, parue en 1982, mais représentée en français seulement 1. L’édition citée de la pièce et des autres œuvres est celle des Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1996, sous la direction de J.-Y. Tadié et A. Rykner pour le théâtre. Il existe une édition « Folio théâtre » de la pièce, présentée, établie et annotée par Arnaud Rykner, Paris, Gallimard, 1999. Le théâtre contemporain, Patrice Pavis, Armand Colin 2011

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2Nathalie SarrautePour un oui ou pour un non, ou le tourniquet du langage

Le hasard, qui nous amène à commencer cette évocation de la drama-turgie des vingt dernières années par Pour un oui ou pour un non1, fait bien les choses. Nathalie Sarraute, même si le théâtre n’est pas l’essentiel de son œuvre immense, occupe une place originale dans la production dramatique et elle nous permet d’évaluer toute la diff érence avec les autres expériences théâtrales contemporaines. Elle constitue également la césure la plus radicale entre le théâtre de l’absurde, le théâtre du quoti-dien et les dramaturgies que nous abordons ici, depuis Vinaver et Koltès jusqu’à Novarina, Lagarce et Cormann, le moment où les nouvelles écri-tures dramatiques prennent de tout autres chemins, selon un itinéraire et une diversité remarquables.

Nathalie Sarraute est un des derniers auteurs dont l’œuvre se partage entre les romans et les pièces, alors que les autres représentants de notre corpus se consacrent presque exclusivement à l’art dramatique. Il n’est pas possible chez elle de séparer les œuvres dramatiques de la produc-tion romanesque et des essais théoriques. Si nous avons tout de même, conformément à notre ligne de conduite, choisi de nous limiter à une seule œuvre, c’est parce que cette pièce, la plus jouée du théâtre sarrau-tien, se prête le mieux à une réfl exion sur les pouvoirs du langage dans une dramaturgie non mimétique épargnée par l’illusion référentielle. Elle est aussi la plus brillante mise en forme des idées de l’auteur sur les tropismes, exposées dès 1939. Créée comme pièce radiophonique en décembre 1981, parue en 1982, mais représentée en français seulement

1. L’édition citée de la pièce et des autres œuvres est celle des Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1996, sous la direction de J.-Y. Tadié et A. Rykner pour le théâtre. Il existe une édition « Folio théâtre » de la pièce, présentée, établie et annotée par Arnaud Rykner, Paris, Gallimard, 1999.

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en 1986, cette pièce, la sixième de l’auteur, est le résultat d’une réfl exion d’une cinquantaine d’années sur toutes ces questions. C’est dire, au-delà de ses évidentes qualités, l’importance qu’elle revêt dans la réfl exion sur la dramaturgie de la fi n du xxe siècle.

Cette œuvre est pourtant loin d’être une pièce à thèse illustrant des idées savantes sur le langage, les tropismes ou la communication. Elle possède son secret et son esthétique propre, elle n’illustre aucune théorie, elle oblige le lecteur à poser son regard, à décider s’il veut la lire comme une pièce psychologique sur l’amitié ou un logodrame2 dans lequel le langage joue le rôle de détonateur.

Chaque pièce est une rencontre dans un labyrinthe, celle-ci plus que toute autre, puisqu’elle nous invite à recevoir ce théâtre comme une entrée initiatique dans un parcours critique et théorique d’une éton-nante sinuosité.

I. ITINÉRAIRE : INTRIGUE, FABLE ET ACTANTS

Pour une pièce aussi courte, il est tentant d’eff ectuer une lecture linéaire qui tienne autant de l’explication de texte d’un très court frag-ment que de l’approche synthétique globale. Attentive à la chronologie et à l’enchaînement des motifs, cette lecture indiquera les quelques outils théoriques nécessaires à l’étude ultérieure d’ensemble. La pièce se présente comme un dialogue constitué de courtes répliques entre deux hommes, H1 et H2. Aucune indication de changement de scène ou de segmentation de l’intrigue n’interrompt le fi l du dialogue, hormis la mention de quatre silences (p. 1505, p. 1514). C’est donc au lecteur, et éventuellement à l’ac-teur, de repérer les moments de transition où l’on passe en douceur d’un mouvement au suivant. La segmentation est ici, plus qu’ailleurs, relative-ment arbitraire ou, pour le dire plus positivement, elle constitue déjà un découpage scénique et une suite de propositions de jeu à l’intention des acteurs. On distingue une dizaine de moments (ou de mouvements) qui sont autant de segments entre deux « incidents » de langage.

1) Premier mouvement : du début à « … moi aussi fi gure-toi » (p. 1498) : H1, venu rendre visite à son ami H2, mène l’interrogatoire ; il veut savoir pourquoi H2 s’est éloigné de lui. D’abord sur la défensive, celui-ci, dans un élan (p. 1498), fi nit par se trahir : lui aussi a de la peine. Tel est le premier incident de langage : l’autre parle malgré lui.

2) De « Ah tu vois… » (p. 1498) à « C’est bien… ça… » (p. 1499) : H1 ne relâche pas sa pression sur H2, lequel l’assure que « ce n’est rien… », que « c’est juste des mots… » (p. 1498), avant d’avouer qu’il a rompu « à cause de ça… », d’un suspens entre « c’est bien… » et « ça » (p. 1499).

2. Selon le terme d’Arnaud Rykner dans : Nathalie Sarraute, Paris, Seuil, 1991.

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3) a) De « Ce n’est pas vrai… » (p. 1499) à « Tu te rends compte ? » (p. 1500) : ce suspens entre deux mots est en effet ce qui l’a poussé à rompre. Il n’a toutefois pas obtenu la permission offi cielle auprès des juges et il a même été condamné pour être « celui qui rompt pour un oui ou pour un non », car le monde extérieur n’accepte pas qu’on s’isole de la société pour de tels griefs.

b) De « Maintenant ça me revient… » (p. 1500) à « le cas me semblait patent. » (p. 1501) : les deux « amis » se remémorent les circonstances de la rupture et les raisons profondes du mépris supposé de H1 pour H2. Les reproches de H1 à H2 se font plus insistants, ses complexes vis-à-vis de la réussite de son ami, plus évidents.

c) De « Veux-tu que je te dise ? » (p. 1501) à « Je vais les appeler. » (p. 1502) : H1 met un nom sur cette intonation traînante : c’était de la condescendance. Il refuse cependant d’en assumer la responsabilité, provoquant un nouvel incident lorsqu’il accuse son ami d’être « ceci ou cela ». H2 l’empêche de défi nir a priori ce qui est justement indé-fi nissable.

4) De « Voilà… Je vous présente… » (1502) à « Laissez-nous, je m’en charge. » (1505) : H2 consulte ses voisins sur la condescendance en général, mais ceux-ci comprennent mal la querelle des amis et leur vocabulaire (« marginal », « souricière »). H2 se plaint d’avoir été piégé par l’attitude condescendante de son ami. Sa maladresse et son éner-vement indisposent les voisins qui, le trouvant « agité » voire « cinglé », se retirent du tribunal. Cet épisode est le tournant de la pièce, car on comprend que la dispute n’a aucun fondement objectif et que ni l’un ni l’autre ne pourront prouver le bien-fondé de leur position.

5) De « Alors tu crois… » (1505) à « il vaut mieux que je parte… » (p. 1508) : les deux hommes précisent leur point de vue et s’accablent de reproches. H2 accuse H1 d’étaler son bonheur personnel et de ne croire qu’en des valeurs reconnues et nommables, tandis que lui se situe « ailleurs… en dehors… » (p. 1508). H1 ne voit dans la réaction de son ancien ami que de la jalousie et, blessé par toutes ses accusations, il menace de partir. Cet épisode confi rme le sommet de la tension dramatique et le point de retournement de l’action : à présent les deux hommes constatent qu’aucun accord n’est possible.

6) De « Pardonne-moi… » (p. 1508) à « je n’ai pas pensé à Verlaine. » (p. 1510) : H2 s’excuse d’avoir dit « plus qu’on ne pense » (p. 1508) et se lance dans une évocation lyrique de l’endroit « sordide » où il vit, employant malencontreusement les mots de Verlaine « la vie est là » sans les citer explicitement. Cet emprunt non attesté donne l’occasion à H1 de contre-attaquer en démontrant à H2 qu’il utilise lui aussi les lieux communs, alors qu’il se prétend « ailleurs… dehors… » (p. 1509).

7) De « Bon. Admettons… » (1510) à « C’est toi ou moi. » (p. 1511) :

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la dispute s’envenime lorsque H1 perd de nouveau l’avantage à peine repris en utilisant les mots « poétique » et « poésie » avec des guille-mets, et donc avec une distance méprisante et une ironie facile. Tous deux évoquent des souvenirs en reprochant à l’autre d’avoir eu des mots insultants. Leurs récriminations sont de plus en plus fréquentes et accentuées.

8) De « Là tu vas fort. » (p. 1511) à « Oui, je vois. » (p. 1514) : le fossé entre les « deux camps adverses » se creuse et les positions sont de plus en plus tranchées. Il y aurait d’un côté le camp de H1, celui des vainqueurs, des individus sûrs d’eux, établis, stables et de l’autre le camp de H2, celui des poètes, des instables, des ratés irrécupérables. Chacun avoue son incapacité à vivre chez l’autre, dans l’espace fl uctuant de H2 ou dans l’édifi ce « fermé de tous côtés » (p. 1514) de H1. En même temps, on s’aperçoit que chacun en arrive à l’inverse de sa position de départ : H2 fi nit par trouver les mots (« Si je vais le dire… de l’autre côté, il y a les “ratés” » (p. 1512) et H1 prend des allures de poète.

9) De « À quoi bon s’acharner ? » (p. 1514) à la fi n : cette incompatibi-lité fi nit paradoxalement par les rapprocher (9 a). La conclusion s’établit en trois moments, séparés par des silences. Cette fois-ci, c’est H1 qui songe à faire une nouvelle demande offi cielle de rupture et c’est H2 qui l’en dissuade, car ils seront sans « aucune hésitation : déboutés tous les deux » (p. 1515), accusés de « rompre pour un oui ou pour un non » (9 b) (p. 1515). Entre le oui et le non, il est bien diffi cile de choisir, mais le débat pourrait continuer à l’infi ni, car l’un, H1, dit oui à la société et à l’ordre, tandis que H2 réitère son refus du conformisme (9 c).

Tel est donc, en résumé, le déroulement de la pièce et des diff érentes étapes de l’intrigue. Celles-ci nous mènent pas à pas au constat fi nal, d’une diff érence radicale : l’opposition est fondamentale, la dispute est inévitable, la pièce est un mécanisme automatique que l’on peut remonter et qui produira les mêmes eff ets. La pirouette fi nale ne résout évidemment rien, mais elle clarifi e les positions, positive ou négative, face au débat. Il nous faudra trancher pour savoir si H1 et H2 repré-sentent deux positions irréconciliables (version psychodramatique) ou s’ils sont les deux faces d’une contradiction à l’intérieur d’un même être (version logodramatique). Mais commençons par quelques remarques générales sur l’intrigue, la fable, les actants et les thèses.

L’intrigue est peu « visible » : rien ne se passe extérieurement, la dis-cussion n’agit nullement sur le monde extérieur, du reste inexistant, si on excepte l’épisode des voisins. En revanche, l’évolution des positions res-pectives des actants, la mise en place des oppositions et le sens profond de la fable apparaissent de plus en plus clairement au fi l de la lecture.

La fable, presque calquée sur l’intrigue, se résume à quatre épisodes logiques :

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griefs de H2 à H1 à propos d’une intonation (séquences 1, 2, 3) ;1. médiation impossible d’autrui (4) ;2. maladresse de H2 (« la vie est là ») et retournement (5, 6, 7) ;3. match nul fi nal (8 et 9).4. La thèse fi nale, c’est que H1 et H2 se livrent « un combat sans merci,

une lutte à mort », qu’ils appartiennent à « deux camps adverses » (p. 1511). Ces deux camps sont plutôt des conceptions et des attitudes opposées, représentées par deux personnages diff érents, qui, « dans la réalité » pourraient d’ailleurs coexister en une seule et même personne. Il ne s’agit toutefois pas d’une thématisation explicite qui s’exprimerait dans un monologue, une profession de foi ou un exorde. C’est plutôt un jeu plein d’humour (et non une aff reuse tragédie !) où les locuteurs ne cessent de se piéger réciproquement, de s’enfermer l’un l’autre dans la « “souricière” d’occasion » du langage (p. 1504).

Les actants sont clairement antithétiques, et plutôt « schématiques ». Que représentent-ils au juste ?

H1 H2vs

- est de ceux qui mettent des noms

sur tout (p. 512) ;

- est de ceux qui luttent (p. 1512) ;

- vit une vie confortable, établie,

publique ;

- voudrait récupérer les aspects

secrets de la poésie ;

- a une vie sociale et familiale

brillante ;

- a besoin de se retrouver chez lui,

où tout est stable.

- a du mal à nommer, à catégoriser ;

- vit dans le monde de la poésie, des

impressions ;

- vit retiré chez lui (p. 1508) ;

- refuse d'être récupéré (p. 1513) ;

- est un raté qui vivote (p. 1512) ;

- vit dans un monde fluctuant,

inconsistant.

Cette opposition est celle, somme toute classique, entre l’homme public et la personne privée, celui qui vit dans le siècle et celui qui vit dehors, celui qui accepte la société et celui qui la refuse au profi t d’une vie intérieure riche, d’une existence d’artiste pauvre et méconnu. L’originalité de la pièce consiste à confronter dramatiquement ces deux tendances en montrant comment chaque monde aspire aussi à s’approprier l’autre. H1 veut percer le secret de son ami, avoir accès à l’art, aux sensations ; H2 cherche à nommer, à apprivoiser le monde social extérieur, en mettant un peu d’ordre dans son monde intérieur. Mais ni la mondanité superfi cielle, ni le retrait du monde ne sont satisfaisants ou possibles ; ils sont plutôt – et telle est la leçon de leur combat – complémentaires comme le oui et le non, comme les deux plateaux de la balance ou les deux côtés d’un tourniquet.

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Mieux vaudrait donc parler, pour ces actants, d’« interpersonnages » linguistiques, de rapport abstrait entre deux pôles imaginaires que d’en-tité psychologique individuelle ou de type social. Privés d’identité per-sonnelle et sociologique, de traits psychologiques ou sociaux, les deux interpersonnages n’ont ni motivation, ni intention, ni objectif, ni actions physiques concrètes. Loin de tout eff et de réel, ils se caractérisent uni-quement par une recherche d’abstraction : des lignes de force claires, des eff ets de symétrie, des rythmes verbaux réguliers. Ce sont donc des êtres de langage qui sont représentés seulement par convention théâtrale et qui n’ont aucune existence mimétique dans un monde fi ctionnel. Ils sont le support du langage, le canal et le paratonnerre par lesquels passent les tropismes. « À ces mouvements qui existent chez tout le monde et peu-vent à tout moment se déployer chez n’importe qui, des personnages ano-nymes, à peine visibles, devaient servir de simple support » (p. 1554).

Au lieu d’incarner un état psychologique ou un être social, les inter-personnages font progresser la parole à travers eux, ils la véhiculent et l’ex-tériorisent. Ils ne produisent pas du discours, ils progressent par poussée à travers lui. Voilà pourquoi l’analyse proposée portera non pas tant sur les personnages que sur leurs mots car, comme le remarque Nathalie Sarraute, « Plus on s’intéresse aux personnages eux-mêmes, moins on s’intéresse aux mots : “C’est bien… ça”, et à ce qu’ils contiennent3 ».

II. DES MOTS ET DES TROPISMES

Suivons ce conseil éclairé de Nathalie Sarraute et tenons-nous en aux mots : confrontons le dispositif discursif et énonciatif de la pièce avec les réfl exions de l’auteur sur les tropismes, en proposant pour ce faire un schéma des diff érentes instances :

H1 : l'homme du monde

Dialogue réalisé, conversation

(TROPISMES)

H2 : l'artiste

« craquelures

du texte »

conceptu

alisa

tion v

erb

ali

sati

on

des

sensa

tions

Prédialogue, sous-conversation

3. Nathalie Sarraute-Simone Benmussa, Nathalie Sarraute, Qui êtes-vous ?, Conversation avec Simone Benmussa, Lyon, La Manufacture, 1987, p. 122. Cité dans la suite comme Conversations.

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Les tropismes

La conception sarrautienne des tropismes remonte aux années 1930. L’auteur l’a exposée dès 1932 et publiée dans Tropismes en 1939. Elle l’a continuellement commentée et précisée dans ses romans et dans ses essais théoriques parus en 1956 dans L’ère du soupçon. Elle l’a adaptée pour sa réfl exion sur le théâtre dans « Le gant retourné », un essai publié en 1975 (p. 1707-1713).

Selon la défi nition la plus accessible, les tropismes sont des « impres-sions produites par certains mouvements, certaines actions intérieures ». Ce sont « des mouvements indéfi nissables, qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience, ils sont à l’origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver et qu’il est impossible de défi nir » (p. 1153). Il s’agit, précise l’auteur, de « mouvements qui ne sont pas sous le contrôle de la volonté et qui sont produits par une excitation extérieure, par la parole, la présence de l’autre ou par celle d’objets extérieurs4 ».

Dans ses autres œuvres de fi ction, les tropismes prennent une dimen-sion quasi biologique, ainsi au tout début de Tropismes : « Ils semblaient sourdre de partout, éclos dans la tiédeur un peu moite de l’air, ils s’écou-laient doucement comme s’ils suintaient des murs, des arbres grillagés, des bancs, des trottoirs sales, des squares » (p. 3). Dans la pièce, c’est une brave petite taupe qui est chargée de suggérer le mouvement inconnu et inquiétant du tropisme en partant de la sensation (de H2) pour s’aven-turer dans le domaine du langage bien ordonné (de H1) : c’est « quelque chose d’inconnu, peut-être de menaçant, qui se tient là, quelque part, à l’écart, dans le noir… une taupe qui creuse sous les pelouses bien soi-gnées où vous vous ébattez… » (p. 1512). En réalité, comme le précise Sarraute dans Le gant retourné, son seul texte théorique portant sur le théâtre, les tropismes sont « des mouvements intérieurs ténus, qui glis-sent très rapidement au seuil de notre conscience, des mouvements qui ne sont pas (contrairement à ce qu’on a dit) tels qu’ils apparaissent à l’origine : de mous déroulements, de vagues grouillements, mais tels que je les montre dans mes livres : des mouvements précis, des petits drames qui se développent suivant un certain rythme, un mécanisme minutieu-sement agencé où tous les rouages s’emboîtent les uns dans les autres » (p. 1707).

Au théâtre, tout est déjà dialogue, la sous-conversation est devenue la conversation, les images, les sensations, les impulsions, les rythmes se sont déjà bousculés aux portes de la conscience, puis déployés en elle. C’est comme si le gant avait été retourné, l’intérieur devenant l’extérieur : « Les personnages se sont mis à dire ce que d’ordinaire on ne dit pas. Le dialogue a quitté la surface, est descendu et s’est développé au niveau des

4. Cité par Arnaud Rykner, Nathalie Sarraute, op. cit., p. 178.

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Pas mal de temps qu’ils ne se sont pas vus. Mais, au fait pourquoi ? demande H1 à H2. Peut-être pour pas grand-chose, mais au fur et à mesure de leur conversation, les deux amis qui voulaient tirer au clair un malentendu voient s’amplifi er leur tourment. Où l’on constate que les batailles qui couvent sous les mots, celles que l’on livre « pour un oui ou pour un non », s’avèrent pour l’amitié parfois plus meurtrières que les combats de cape et d’épée.

Pour un oui ou pour un non. Avec Serge Bagdassarian, Catherine Salviat, Andrzej Seweryn, Laurent Natrella

Nathalie Sarraute, photographie François-Marie Banier, 1991.

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mouvements intérieurs qui sont la substance de mes romans. Il s’est ins-tallé d’emblée au niveau du prédialogue » (p. 1708).

Le schéma précédent illustre à la fois les rapports entre les actants H1 et H2 et les instances de la genèse du dialogue, il place les nouvelles données des tropismes dans le dispositif théâtral dont Pour un oui ou pour un non devient la « défense et l’illustration ».

H1 et H2 représentent deux tendances opposées. H2, l’artiste, vou-drait rester dans le prédialogue, le non-défi ni, mais il se sent attiré, et tiré, par H1 vers la norme et la verbalisation. H1, l’homme du monde, se rend chez H2 pour expliquer l’éloignement de son ami, mais aussi pour le contrôler, le conceptualiser, le ramener à une vie sociale « normale ». Le passage d’un niveau à l’autre s’eff ectue à travers les fi nes « craque-lures » de la surface du texte, là où « la carapace du connu et du visible [est] percée sur un point infi me » (p. 1710). Le dialogue de la pièce met aux prises deux principes antagonistes, portés par deux personnages diff érents : la volonté de nommer, classer, de trouver des formes sécu-risantes, pour H1 ; le désir de rester dans la sensation, le préverbal, le tropisme des mouvements intérieurs, pour H2. Ce faisant, les deux ins-tances eff ectuent un chassé-croisé. H1 le raisonnable va trouver H2 le marginal sur son terrain, pour le ramener à lui, mais aussi pour mieux connaître son monde dont il fi nit par être infl uencé. Inversement, H2 le sensible, dès qu’il avoue la raison de son éloignement, se rend sur le ter-rain de son adversaire et renonce fi nalement à demander la séparation. Aussi radicalement diff érents soient-ils, tous deux aspirent à devenir l’autre. Le résultat de leur rencontre ou plutôt de leur chassé-croisé, se lit à la surface du texte, à l’interface de la sensation et du mot, dans les fi nes craquelures de la texture. En ces lieux infi mes et impalpables, la sensation pure tente de s’exprimer en mots et le mot tente de retrouver les sensations qui l’ont généré. C’est sur le bord de cette craquelure, de cette blessure, que la sensation se fait langage et le langage sensation. C’est dans l’intonation, cette blessure du langage, que se loge le principal tropisme de la pièce, cet écart et cette nuance intonative entre C’est biiien et ça. Ici la sensation fait sens et les deux locuteurs coïncident un instant ; le prédialogue et le dialogue, la sensation et le mot se frôlent, et de cette étincelle jaillit l’écriture dramatique.

Le logodrame

Sarraute a eu l’idée de dramatiser cette fonction de la sensation et du mot en imaginant la rencontre de deux amis, éloignés par la vie, mais désireux de se rapprocher. Mais ce niveau fi guratif, la fable d’une brouille entre deux amis, n’est au fond qu’un habillage plaisant pour traiter la question de l’émergence du dialogue depuis les tropismes du prédialogue, pour proposer une fable métalinguistique, un logodrame qui réfl échisse les mécanismes du langage sous une forme dynamique et dramatique. Dans

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ce logodrame, toute progression vient du dialogue, du jeu subtil sur les mots et non d’actions extérieures. Résumons une dernière fois la fable de ce logodrame : le pôle du langage (H1) voudrait s’approcher du pôle de la sensation (H2). Mais en nommant les silences, le langage verbal catégo-rise tout et fait fuir la sensation. Une lutte d’infl uences, à l’issue incer-taine, oppose les deux instances, repliées dans des camps de plus en plus retranchés : le réel est trop connu et le poétique trop fl ou. Les deux pôles, cependant, ne sauraient exister l’un sans l’autre : pas de communication sans mots, mais à quoi servent les mots s’ils sont coupés des racines, des sensations et des mouvements du monde ?

Ce logodrame tend par nature à l’abstraction : celle de toute philo-sophie du langage. Plus rien de fi guratif dans cet essai de linguistique générale ; H1 et H2 sont deux pures consciences linguistiques, deux beaux esprits dans la pure tradition classique française, deux « hommes sans qualités » et non deux êtres sociaux liés par une histoire commune. C’est à nous, et à nous seuls, de projeter sur eux des considérations sur leur milieu vaguement intellectuel, de voir en eux, par exemple, deux grands dadais asexués utilisant les formules stéréotypées du discours amoureux, car rien n’est précisé par le texte.

Le logodrame n’est toutefois pas une tragédie classique abstraite se terminant sur un aff rontement irrémédiable, un « combat sans merci » ou « une lutte à mort » (p. 1511). C’est plutôt une lutte contre soi-même et un renversement comique rendu possible par la structure ironique de la pièce : chacun se trompe sur soi-même, et le lecteur aussi, tant qu’il n’a pas saisi le mécanisme ironique, sous forme de perpetuum mobile, de la pièce. Souvent, il s’identifi e à l’un des deux compères, il se croit obligé de choisir son camp. En eff et, il n’a pas compris que le personnage n’est qu’un mécanisme structurel, un instrument du tropisme, qu’il est inter-changeable, car arbitraire et conventionnel.

Qu’on lise la pièce comme logodrame ou comme dramaticule psy-chologique du Quartier latin, il faut en tout cas localiser les « craque-lures » du dialogue, en déterminer l’origine et la fonction, mais surtout examiner leur matérialité textuelle.

III. LES CRAQUELURES DU DIALOGUE

À première vue, nulle brisure ! Le dialogue, très fl uide, est un tissu continu de phrases courtes, incisives, enchaînées. Paradoxalement, les points de suspension, nombreux après chaque phrase, facilitent plutôt le passage continu d’un locuteur à l’autre. Le dialogue se déploie sans eff ort comme une conversation ordinaire et banale alors que la thématique concerne une quête obsessionnelle des silences, des intonations, des procès d’in-tention et qu’il porte sur des choses habituellement tues, des riens et

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Le théâtre contemporain, Patrice Pavis, Armand Colin 2011

Andreea
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