Les trois Krishnamurtis, par Pierre Feuga

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  • 7/28/2019 Les trois Krishnamurtis, par Pierre Feuga

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    Les trois Krishnamurtis0 e me souviens. J'avais peine vingt ans.

    Individualiste, persuad que la seule chose

    qui peut rendre la vie intressante c'est lapassion (la mienne allait vers l'art, lesvoyages, une jeune fille), je n'prouvais

    aucune attirance (consciente) pour la sages

    se orientale. Ce que je croyais en com

    prendre provoquait mme en moi une cer

    taine rvolte, signe probable que j'allais bientt

    en tomber passionnment amoureux. C'est alors

    que, dans une bibliothque o ils n'avaient apriori rien faire, je dcouvris les Commentaires

    sur la vie (premier volume) de Krishnamurti. Ce

    fut un trouble, puis un choc. Le " ton " me saisit

    d'emble. Je n'tais pas seulement sensible

    l'acuit psychologique de ce Socrate indien, la

    manire dlicate et efficace dont il accouchait lesmes, mais aussi une certaine sensibilit la

    nature, l'instant, au silence, aux frmissementset aux blessures de l'tre. Son antitraditionalisme

    ne me gnait pas puisque je ne savais rien ou

    presque des traditions vises et que, par temp

    rament autant que par ducation, je n'avais

    gure de respect pour l'ordre tabli.

    Les annes passrent et peu peu le charmes'estompa, laissant place une rigueur parfois

    excessive. C'est que je m'tais lanc corps

    perdu dans le yoga (pourquoi, comment, ce

    serait une autre histoire) et que surtout, aprs

    bien des errements et des dconvenues, j'avaisrencontr Jean Klein. Cet homme, que beaucoup

    ont cout et que peu ont entendu, avait aumoins autant de perspicacit que Krishnamurti

    pour dmonter les piges du mental mais il ne

    ressentait pas pour autant le besoin de renier etpitiner les traditions initiatiques, comme faisait

    l'autre K (peut-tre parce que celui-ci ne les avait

    connues, dans sa jeunesse de " Messie " pro

    gramm, qu' travers le syncrtisme nbuleuxde la Socit Thosophique). Au contraire, Jean

    Klein se rfrait ouvertement une tradition pr

    cise, la plus impersonnelle et la moins sentimen

    tale de l'Inde, celle de Padvaita-vednta,

    laquelle, instruit par lui, je suis rest fidle (cequi ne veut pas dire attach), malgr mes incur

    sions ultrieures dans le tantrisme. Cette ide deTradition intemporelle, supra-humaine (le

    Santana Dharma, en somme), je la retrouvais

    encore magnifie et dpouille de tout " traditionalisme " dans l'uvre de Ren Gunon (pour

    moi, comme pour beaucoup d'autres, il y a vrai

    ment eu un " avant Gunon * et un " aprs

    Gunon "). Et, l'impitoyable lumire guno-nienne, Krishnamurti (l'enchanteur qui jouait au

    dsenchanteur) m'apparut soudain beaucoup

    plus flou, moins consistant, presque "mondain".

    Et si Socrate n'tait qu'un sophiste ?Ce doute, hlas, ne disparut pas lorsque je le vis

    en chair et,en os. De chair, vrai dire, le sage -,

    'en avait gure et je fais moins ici une lourde

    aiiusion sa silhouette et son masque de vieil

    oiseau dessch (fort bel oiseau au demeurant)

    Upplri Gopmd Krishnamurti

    qu' une certaine distance, froide et altire, qu'il

    tablissait entre son public parisien et lui. Il fautdire que c'tait en 1968, lors du grand dfoule

    ment gaulois que vous savez et dont on a trop

    peu tudi les aspects pseudo-spiritualistes. Leone wise show se passait la Maison de la chi

    mie, lieu qui doit possder un certain pouvoirdmystifiant car j'y ai vu, avec la mme dcep

    tion, bien des annes plus tard, un autre guru

    clbre. Isol sur l'immense plateau, fig sur une

    chaise, en costume europen (trs bon tailleur

    anglais, l'vidence), l'ex-Messie et Sauveur du

    monde ne communiquait pas vraiment avec la

    foule curieuse ou dvote ou hsitante entre rvolution extrieure et rvolution intrieure. Aux

    premiers rangs se tenait l'essaim habituel desdisciples itinrants,, dames en chapeau extasies

    et messieurs la srnit effervescente. Les

    vedettes spirituelles ne savent pas ou ne veulent

    pas chapper ces " cours " avides et vampi-

    riques, qui rpandent autour d'eux une ambiance obsquieuse et sucre (mme Jean Klein,

    moindre chelle, a connu cela)... Indiffrence,compassion, simple acceptation de ce qui est ou,

    dans des cas moins rares qu'on ne le croit, got

    du luxe et secrte vanit (l'ego a de ces fai

    blesses mme quand on le croit mort I).

    Et aujourd'hui ?Je n'arrive toujours pas consi

    drer Krishnamurti comme un vritable matre

    (mais il refusait les matres, donc on ne saurait mele reprocher), mais plutt comme un psychologue

    trs habile, mme gnial si vous le voulez, qui,a

    psychologis la spiritualit un peu comme Jung a

    spiritualis la psychologie. Ni vraiment hindou nivraiment bouddhiste, ni d'Orient ni d'Occident (

    la diffrence d'Aurobindo qui tait et d'Orient et

    d'Occident), il flotte dans ces zones imprcises etfuyantes de la Conscience qui correspondent assez

    bien notre " fin de cycle " : ce n'est pas encore

    la spiritualit virtuelle vers laquelle nous glissons

    grande vitesse mais cela y prpare, en dissolvant

    subtilement (et en fin de compte sans grandrisque, on est entre gens bien levs) tous les

    repres traditionnels (au sens mtaphysique que

    Gunon donnait ce terme, encore une fois, et

    non au sens troitement conservateur que lui

    donnent certains partis politiques). Alors

    qu'Aurobindo (dont on peut par ailleurs contester

    les thses volutionnistes) tait tout entier tendu

    vers le prochain ge d'or, alors que RamanaMaharshi tait intemporel, Krishnamurti, lui, me

    semble le reprsentant assez typique de notre ge

    crpusculaire o tous les contours traditionnelss'effacent, au profit soit d'un nihilisme dsespr,

    soit d'un mysticisme confus. Et que l'on ne m'op

    pose pas l'aspect cohrent et soi-disant rigoureuxde ses analyses : cette " logique " n'est valable

    que si l'on en accepte les prmisses et le sens trs

    personnel et biais qu'il donne certains mots,

    elle fait tourner en rond l'interlocuteur jusqu' unpuisement pris tort pour un " Eveil ". Alors,

    voyez-vous, si je veux me " dconditionner ", ra

    liser la " rvolution intrieure " et accder la "

    premire et dernire libert ", je prfre lireGaudapada, Houei-neng, Lin-tsi, Tchouang-tseu,

    et d'autres vieux matres rugueux, mais pas scl

    ross pour deux roupies, toujours verts et vivaces,inscrits dans leur tradition tout en sachant la

    contester et l'enrichir, pas dcids, sous prtexteque l'eau du bain est sale, jeter le bb avec...

    Ou bien, tenez, je prfre encore lire cet homonyme indien du premier K, vous savez, l'autre

    Krishnamurti, qui se fait plus volontiers appeler

    .G. et qui dirige, lui tout seul, et avec une

    superbe insolence, une entreprise de dmolition

    spirituelle. Ce troisime K - qui est du reste un dis

    ciple dissident du premier - je vous le recomman

    de chaudement, du moins si vous aimez les coups.Car, au moins, lui va jusqu'au bout du vide, jus

    qu'au bout du rien. Et son vide n'est pas dean,

    son rien n'est pas lgant. Il liquide, il bazarde le

    cycle entier, de vraies " soldes de soldes ". Avec lui,

    pas de shopping slectif : tout doit disparatre !Ou encore, dernire suggestion amicale : lisez les

    upanishads, a vient de paratre.

    P i err e Feuga

    infosyoga Avril/Mai 2002