Les tribunaux judiciaires à l'épreuve de la crise …...2020/05/26 · n 2020-546 prorogeant...
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Date : 18 mai 2020
Pays : FRPériodicité : HebdomadaireOJD : 1846
Page de l'article : p.18-22Journaliste : Anaïs Coignac
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LA SEMAINE DU DROIT L'ENQUÊTE
CORONAVIRUS
Les tribunaux judiciaires àl'épreuve de la crise sanitaire
Le 17 mars dernier, comme la plupart des institutions, les tribunaux de France ont fermé
pour éviter la propagation du covid-19. Ils n'ont pas cessé de fonctionner pour autant. En
télétravail, avec des effectifs présentiels réduits, dans le souci de l'urgence et avec beaucoup de doutes et de difficultés, ils se sont réorganisés. Chacun a dû trouver un rythme,un protocole et des outils selon un plan de continuité d'activité (PCA) qui a évolué jusqu'au
déconfinement, le 11 mai. De Grenoble à Paris, la diversité des situations aura pesé sur lagestion de crise. Retour sur 8 semaines qui marqueront durablement la Justice en France.
C hronologie d’une crise sans
précédents. - Communication
lapidaire de la Chancellerie, responsabilisation des présidents
de tribunaux judicaires (TJ), absence de
matériel sanitaire, risques de contamina
tion, inquiétudes des auxiliaires de justice,
crispations entre professionnels... Le confinement des tribunaux de France s’est opéré
dans la cacophonie. Tout commence le dimanche 15 mars par la diffusion d’un com
muniqué de presse de la Chancellerie qui
précise : « le service public de la Justice est
évidemment essentiel à la vie de nos conci
toyens » alors que les écoles, les bars, lesrestaurants viennent de fermer en réponse à
l’accélération de la propagation du virus co
vid-19, et que les Français s’attendent à être
bientôt confinés. Il est alors annoncé queseront maintenus les services d’urgences
pénales et civiles des juridictions, l’incar
cération des détenus ou l’accueil des mi
neurs confiés à la protection judiciaire de
la jeunesse. Seuls « les services essentiels »
de la Justice devront être maintenus, avec
quelques précisions : « audiences pénales
urgentes, présentations devant le juged’instruction et le juge de la liberté et de
la détention, audiences du juge pour en
fant pour les urgences, permanences du
parquet, procédures d’urgence devant le
juge civil notamment pour l’éviction du
conjoint violent ». Les autres audiences
seront reportées, les sessions d’assises an
nulées « dans la mesure du possible », les
procès renvoyés, les juridictions fermées
au public. Il est prévu que des dispositions soient prises pour assurer l’infor
mation des justiciables et des avocats sur
ces reports (affichage, site Internet ou
message téléphonique). Et des plans decontinuation d’activité (PCA) permettant
d’assurer l’activité réduite des juridictions
seront actionnés dès le lendemain, lundi
16 mars. Étant précisé que le ministère les
a préparés « depuis plusieurs semaines ».
Le jour même, le ministère de la Justice
est prié par le syndicat de la magistra
ture (SM) de développer cette liste « non
exhaustive » notamment pour les conten
tieux civils. « Il nous était répondu que
les juridictions étaient capables de savoir
ce qui était urgent, et d’adapter en consé
quence chacune leurs plans de continuité
de l’activité », écrira le syndicat dans une
tribune publiée le 28 avril dans Libération
intitulée « La Justice doit redevenir notre
bien commun ». La semaine suivante, lesjuridictions commencent à s’organiser se
lon les problématiques individuelles, avec
des équipes sur place d’environ un quart
ou un cinquième des effectifs habituels,
évitant les déplacements aux personnes
vulnérables, à celles ayant des symptômes
du coronavirus et celles contraintes par la
garde d’enfants. Le 25 mars, arrivent lespremières ordonnances portant adapta
tion des règles applicables devant les juri
dictions des ordres administratif et judi
ciaire (Ord. n° 2020-305, 25 mars 2020 :
JO 26 mars 2020, texte n° 7). Des mesuresexceptionnelles sont adoptées telles que
les audiences à juge unique pour les
contentieux prévus avec une formation
collégiale, ou le recours à la visioconfé
rence. D’autres sont très vivement criti
quées, en particulier l’article 16 de l’or
donnance sur la procédure pénale (Ord.
n° 2020-303, 25 mars 2020 : JO 26 mars
2020, texte n° 3 ; JCP G 2020, act. 481) qui
« Des mesures exceptionneiies sont adoptéestelles que îes audiences à juge unique pourles contentieux prévus avec une formation
collégiale, ou le recours à la visioconférence. »
Date : 18 mai 2020
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prévoit des prolongations automatiques
de détention provisoire ou d’assignation
à résidence sous surveillance électronique
dans certains cas, de 2 à 6 mois, « alors
même que d’autres dispositions de l’or
donnance permettaient de statuer sur ces
prolongations de manière simplifiée (Vi
sio, procédure écrite) », souligne le syn
dicat de la magistrature dans un mail du
31 mars 2020 à la ministre de la Justice.
« Cela restera une des pires catastrophes
de cette crise, souligne Katia Dubreuil, la
présidente du SM qui estime à 20 000 le
nombre de détentions ainsi prolongées.
Nos interlocuteurs se sont enferrés dans
leurs positions et ont mis en danger des
procédures ».
« Les dispositions qui ont été prises sont
temporaires », tient alors à assurer la
ministre Nicole Belloubet dans une tri
bune publiée dans Le Monde le 1er avril.
« Ainsi, les mesures dérogatoires issues
de ces ordonnances cesseront-elles à la fin
de l’épidémie de covid-19 et ne sauraient
être réactivées lors de la survenance d’une
nouvelle épidémie », précise-t-elle.
Le 12 mai 2020 a été publiée la loi
n° 2020-546 prorogeant l’état d’ur
gence sanitaire jusqu’au 10 juillet 2020
(L. n° 2020-546, 11 mai 2020 : JO 12 mai
2020, texte n° 1 ; JCP G 2020, act. 622,
Libres propos X. Dupré de Boulois. - Sur
la 1rc loi n° 2020-290 du 23 mars 2020, V.
déjà JCP 2020, act. 369, Aperçu rapide A.
Levade). La ministre garantit néanmoins
le retour au droit commun et le respect
des libertés fondamentales dès le 11 mai.
« Avec le déconfinement, s’ouvrira pour
les juridictions une période de 3 semaines
durant laquelle les cours et les tribunaux
traiteront l’activité judiciaire prioritaire,
procéderont à un état des lieux et repren
dront progressivement le traitement des
contentieux suspendus », indiquait-elle
dans Ouest-France le 4 mai, précisant :
« l’ouverture au public sera régulée pour
la sécurité et pour éviter un rebond de
l’épidémie ». Des mesures comme les
visioconférences et procédures sans au
dience resteront possibles, la concilia
tion et la médiation seront encouragées.
Par ailleurs, « des masques grand public
lavables et réutilisables » seront mis à la
disposition des agents des tribunaux ainsi
que des gels hydroalcooliques avec un
respect de la distanciation sociale qui pas
sera par des aménagements spécifiques.
Ces informations seront complétées par
une note complète adressée aux tribu
naux le lendemain.
La question des masques et du respect
des règles sanitaires a largement occupé
La communication interne
« Le maître mot de la crise a été : l'adap
tation permanente par rapport aux re
montées et à l'évolution de la crise sani
taire », affirme Agnès Thibault-Lecuivre,
porte-parole du ministère de la Justice.
Elle assure que des réunions « extrê
mement régulières » ont eu lieu sous
l'égide de la garde des Sceaux pen
dant tout le confinement : « de manière
quotidienne » avec l'ensemble des
directions de l'administration centrale,
« à plusieurs reprises » avec les confé
rences, les chefs de cour de zone de
défense, les organisations syndicales.
En outre, les directions du ministère ont
été « pleinement disponibles pour ap
porter des réponses d'ordre procédu
raux ou pratico-pratiques y compris au
cas par cas ». « Au fur et à mesure du
confinement, nous avons demandé desassouplissements des PCA et des dis
positifs de recours », résume-t-elle. Et
à l'épreuve de la crise
d'expliquer la diversité des situations des
tribunaux et cours par 3 facteurs : la capa
cité à réunir des effectifs suffisants, les ca
ractéristiques de chaque ressort - « Lyon,
Paris, Marseille sont incomparables avec
des plus petites juridictions » - et, la ca
pacité, y compris du barreau, à adapterdes pratiques « certains ont déposé des
dossiers physiques, utilisé la visioconfé
rence, d'autres non ». Elle rappelle « il n’y
a pas eu un tribunal qui ait cessé toute
activité ».
Le premier président de la cour d'appel
de Versailles, Bernard Keime, confirmeque la communication a été « à la hau
teur », tant avec la secrétaire générale
du ministère de la Justice, Véronique
Malbec, qu'avec qu'avec la direction
des services judiciaires, les sous-directions concernant les magistrats et
les greffes notamment. « Le sens du col
lectif a été très frappant », note ce der-
la première partie du confinement et le
30 avril dernier, avant les annonces de
la ministre, seuls 11,3 % des 460 magis
trats interrogés par le SM dans le cadre
d’un questionnaire sur les modalités de
reprise assuraient disposer d’un nombre
suffisant de masques, 57 % répondaient
« oui en nombre limité ». Plus d’un tiers
seulement assurait avoir assez de gel hy
droalcoolique, et 55% ne disposaient pas
encore de gants. Le barreau de Paris, sou
tenu par le Conseil national des barreaux
(CNB), la Conférence des bâtonniers et le
syndicat des avocats de France (SAF) ont
par ailleurs saisi le Conseil d’État en référé
pour obliger l’État à fournir les avocats en
masques. La juridiction administrative,
bien qu’elle les qualifie « d’auxiliaires de
la justice », une première, a considéré
qu’en raison de la pénurie, le personnel
des tribunaux devait être prioritaire, mais
que l’État devait toutefois « aider les avo
cats » à s’en procurer. Le Conseil d’État a
par ailleurs reconnu le caractère essentiel
et prioritaire du service public de la Jus
tice (CE, ord. réf., 20 avr. 2020, n° 439983,
n° 440008 : JurisData n° 2020-005363 ;
JCP G 2020, prat. 538 ; JCP G 2020, act.
545, Aperçu rapide G. Delarue), clarifi
cation jugée nécessaire par le bâtonnier
de Paris Olivier Cousi dans un contexte
nier qui est demeuré très en lien avec
les quatre présidents de tribunaux
judiciaires de son ressort, dont l'un au
moins directement touché par le virus.
À cet égard, le président du tribunal
judiciaire de Grenoble, Éric Vaillant,constate « énormément d'échanges
de bonnes pratiques entre magistrats
sur le territoire » via des listes de dis
cussion ultra-réactives. Katia Dubreuil,présidente du syndicat de la magistra
ture reconnaît que des réunions ont été
tenues « toutes les semaines avec la
Chancellerie au début » mais regrette
que celle-ci n'ait pas pris les devants sur
un certain nombre de questions, qu'elle
n'ait notamment pas préparé plus tôt le
déconfinement avec un cadrage et une
doctrine sanitaire permettant à chaque
juridiction de bien se préparer. « Le
retard national engendre des retards
pour la Justice », déplore-t-elle.
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fait « d’injonctions contradictoires » et
ne permettant pas aux avocats d’exercer
la défense de tous les justiciables. Celui-ci
pointait « l’absence de politique globale »
de la Chancellerie qui « laisse le soin aux
chefs de juridictions de procéder comme
ils l’entendent » (V. JCP G 2020, prat.
537).
Parmi les problématiques récurrentes
de ces 2 mois de confinement, resteront
donc la difficulté pour les avocats à se
rendre dans les tribunaux et l’impossi
bilité pour les greffes de télétravailler,
ceux-ci ne disposant pas d’ordinateurs
portables et d’outils numériques dispo
nibles à distance (RPVA, Winci ...). Si la
gestion de crise s’est opérée à géométrie
variable sur le territoire, notamment en
raison du contexte propre à chaque tri
bunal, les piles de dossiers à audiencer et
de décisions à signifier demeuraient, le 11
mai, la priorité de tous.
ont rapidement été trouvées et le PCA a
été adapté aux besoins exprimés au fil des
semaines. Début mai, la juridiction dis
posait de matériel sanitaire en nombre
suffisant pour organiser le déconfme-
ment.
Dès le début de la crise, les activités « es
sentielles » édictées parla Chancellerie ont
continué tant au civil qu’au pénal. Dans
un mail récapitulatif du 21 avril envoyé à
tous ses services, le président du TJ louait
« les excellentes relations avec les avocats,
policiers, gendarmes et associations »
qui ont permis de faciliter « la mise en
place de solutions rapides et parfois in
novantes ». La bâtonnière du barreau de
Grenoble Evelyne Tauleigne confirme :
« nous avions déjà pu beaucoup dialo
guer pendant la grève des avocats qui
a duré 2 mois et demi (mouvement de
contestation national contre la réforme
des retraites, ndlr) ce qui nous a permis
le siège, vers des ordonnances et compo
sitions pénales afin d’alléger la tâche du
greffe et réduire l’engorgement du service
correctionnel en vue de la reprise d’acti
vité. Le parquet a aussi orienté « le plus
possible d’affaires nouvelles vers la com
position pénale et l’ordonnance pénale »
expliquait le procureur dans le mail du 21
avril.
De nouvelles pratiques ont commencé
à s’instaurer comme le recours aux au
diences de plaider coupable (CRPC) pour
éviter les audiences correctionnelles col
légiales dans des dossiers d’instruction.
Une vingtaine d’avocats assuraient les
permanences à l’exception des gardes
à vue qui ont été arrêtées plusieurs se
maines, le temps d’obtenir du matériel
de protection sanitaire. Le procureur et le
commandant du groupement de gendar
merie ont organisé les premières visites de
geôles de gardes à vue via WhatsApp avec
Grenoble : une petite juridiction prag
matique et efficace. - « C’est une drôle de
période », reconnaît volontiers Éric Vail
lant, le président du tribunal judicaire de
Grenoble, connu avant la crise déjà pour
son grand pragmatisme (V. JCP G 2020,
act. 328, Portrait). « Nous pouvons le dire
maintenant assez honnêtement, ceux qui
ont pu venir travailler se sont sentis pri
vilégiés. Voir des gens faisait du bien »,
ajoute-t-il. Et d’ailleurs, les demandes
d’autorisation de revenir au palais de jus
tice augmentaient les dernières semaines
du confinement, il a fallu les contenir
pour éviter les risques de contamination
de l’équipe sur place. « Psychologique
ment cela a été un peu dur », précise le
magistrat. Le tribunal a fonctionné avec
15 % de ses effectifs, soit 35 personnes
sur environ 200, 15 magistrats et 23 fonc
tionnaires, effectif ajusté après le week
end de Pâques où 6 personnes ont rejoint
les équipes. Aucun cas grave du covid n’a
été à déplorer, aucun cas confirmé. Le
magistrat avait précisé à l’ensemble du
personnel qu’aucun objectif de produc
tivité ne serait demandé, conscient des
difficultés pratiques, des niveaux d’anxié
té variables, et par ailleurs, de l’absence
d’outils pour répondre à tous les besoins,
même urgents. Néanmoins, des solutions
« Si la gestion de crise s'est opérée à
géométrie variable sur le territoire, les piles dedossiers à audiencer et de décisions à signifier
demeuraient, le 11 mai, la priorité de tous. »
de trouver des solutions même pour les
audiences non urgentes ». D’abord, les
comparutions immédiates se sont pour
suivies, 3 puis 5 jours par semaine « ce
qui a permis d’avoir des audiences pas
trop longues », souligne Éric Vaillant. La
bâtonnière a cessé de désigner les avocats
qui, sur la base du volontariat, ont orga
nisé un roulement : un seul se rendait
chaque jour aux audiences correction
nelles, assurant la défense des dossiers
urgents de comparution immédiate et des
renvois contradictoires pour les autres,
limitant ainsi le travail de reconvocation
du greffe.
Il a également fallu faire des choix sur
les dossiers avec détenus entre ceux où
il valait mieux privilégier l’extraction du
détenu et ceux dans lesquels le jugement
en visioconférence était possible. Les dos
siers correctionnels qui n’ont pas pu être
jugés ont été renvoyés à une audience en
mars 2021 et ceux dit « à reciter » ont été
réorientés par le parquet, en accord avec
un questionnaire à renseigner. « Nous
avons ainsi pu visiter deux lieux et éviter
des centaines de kilomètres de déplace
ment », se félicite Éric Vaillant.
Avec la crise, le centre pénitentiaire de
Varces a atteint un niveau de surpopula
tion historiquement bas, comme la plu
part de ses semblables dans l’Hexagone.
Ici, 125 % contre 160 % auparavant. Une
cinquantaine de détenus a pu sortir avec
le contrôle des juges d’application des
peines et le soutien des services de l’admi
nistration pénitentiaire. Une leçon pour
l’avenir ? « Un idéal mais pas un objec
tif », nuance le magistrat « nous allons es
sayer de limiter la surpopulation ». Et de
rappeler l’application depuis mars d’un
décret (D. n° 2020-187, 3 mars 2020 : JO 4
mars 2020, texte n° 2) pris en application
de la loi de programmation et de réforme
pour la justice (L. n° 2019-222, 23 mars
2019 : JO 24 mars 2019, texte n° 2), qui
prévoit des mesures d’aménagements de
peine et de détention à domicile sous sur-
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veillance électronique, nouveaux outils à
saisir dans l’optique de désengorgement
des prisons (V. not. M. Giacopelli : JCP
G 2019, act. 386). « Les SPIP ont d’ail
leurs remarqué que le confinement était
davantage propice aux échanges avec les
personnes sous main de justice que dans
les bureaux où ils ne se confient pas au
tant. Il y a peut-être là une modalité à gar
der », conclut le procureur du TJ.
Le contentieux civil d’urgence a égale
ment continué avec les référés et mesures
relevant du juge aux affaires familiales
(immeubles menaçant de s’effondrer,
violences conjugales...), les audiences
auprès du juge des libertés et de la dé
tention civile (hospitalisation d’office
et rétention des étrangers), les perma
nences au tribunal pour enfants et l’assis
tance éducative d’urgence, « un travail
de l’ombre », souligne le procureur. Le
télétravail a permis aux magistrats du
siège et du parquet de mettre à jour un
stock de dossiers d’instruction, « certains
de 11 tomes », de rédiger des jugements,
de répondre à des courriers. Dossiers
qu’il faudra néanmoins audiencer avec
des délais d’un an désormais. Toutefois,
l’absence d’équipement en matériel et lo
giciels informatiques nomades des greffes
a posé difficulté. Mais là encore, le TJ a
trouvé des solutions en développant un
mode d’échange des conclusions civiles
par l’application numérique Atlas Crypt
and Share qui a permis de traiter « plus
de 40 % des dossiers civils éligibles ».
Seule limite : les dossiers très volumineux
avec un grand nombre de parties qui ne
pourront pas être intégrés. « Avec la cour
d’appel, cela a été plus compliqué. Mais
il a pu être mis en place un système de
dépôt papier des dossiers », commente la
bâtonnière qui déplore que les problèmes
numériques rencontrés aient pu bloquer
la Justice ici comme ailleurs : « ce n’est
pas ce qu’on peut appeler une justice du
21e siècle ». De manière générale, elle
s’inquiète de l’accès au droit ces pro
chains mois, la justice et les avocats ayant
subi des mois de retard avec la réforme
de la procédure civile déjà « incompatible
avec Portalis et le RPVA » puis la grève,
puis le confinement. « Pour l’instant mon
barreau tient le coup mais je suis inquiète
pour le mois de septembre ».
Paris : à juridiction colossale, gestion
de crise hors norme. - Stéphane Noël, le
président du tribunal judiciaire de Paris,
le plus important de France, tient immé
diatement à le préciser ce 28 avril : « tous
les magistrats non présents sur site ont
télétravaillé. 5 610 décisions civiles ont
été rendues depuis chez eux. C’est impor
tant de le préciser de critiques souvent
dénuées de nuances et parfois nauséa
bondes ». La tribune de 3 avocats publiée
dans Médiapart le 22 avril ne passe tou
jours pas auprès des acteurs de la Justice
qui n’ont cessé de s’adapter. « Dire que
nous avons cessé de travailler est complè
tement faux, réagit-il. La difficulté n’est
pas venue du personnel mais des applica
tions informatiques impossibles à utiliser
à distance pour les greffiers », en l’occur
rence le RPVA et Winci. Les juges d’ins
truction ont préparé 484 ordonnances
de règlement de clôture, l’activité pénale
a été « très forte » : « parfois plus de 80
demandes par jour de mise en liberté ».
Un chiffre qui est descendu dans les deux
dernières semaines à 20 par jour. « Et
nous y avons fait face ». L’activité liée à
la population carcérale de la maison cen
trale de la Santé et des personnes en semi-
liberté a également été importante durant
le confinement. « Pour la première fois
on organise l’encellulement individuel,
ce sont des évolutions considérables. Du
jamais vu », remarque Stéphane Noël qui
Quel avenir pour la justice ?
« Cette crise a jeté une lumière criante
sur le retard de la numérisation de la
justice et tout un télétravail de l'ombre
s'est opéré sans pouvoir être notifié
au public », commente Céline Parisot,
présidente de l'Union syndicale de la
magistrature (USM). C'est là l'une des
inégalités que cette crise a révélée : la
capacité des magistrats à télétravailler,habitude prise avant la crise et inhérente
à leur « liberté d'organisation » en-de
hors des audiences, contrairement aux
greffiers, « fonctionnaires de l'État sou
mis au pointage ». « Il y avait jusqu'iciune grande réticence des chefs de
greffe à ne pas avoir leurs effectifs sous
leurs yeux. Ce n'était pas du tout dans
les moeurs », explique la magistrate. Elle
prévoit pourtant que « pendant plusieurs
mois il faudra s'habituer au télétravail ».
Ce qui nécessitera de fournir les greffiers
en ordinateurs portables et en logiciels
nomades mais aussi certains juges, des
enfants et de l'application des peines
notamment : « ce n'est pas comme si le
cas des greffiers était une exception dans
un océan de numérisation ». Elle rappelleque la Chancellerie réfléchit à étendre des
plateformes comme Pline et Plex, plus
adaptés aux dossiers volumineux qu'At-
las Crypt and Share par exemple. « Nousen sommes encore aux balbutiements
du télétravail et il est encore très difficile
d'avancer », résume-t-elle. D'un point de
vue carcéral, elle souhaite que la surpopu
lation, désormais à « 100 % », ne revienne
pas aux niveaux précédents. « L'encellule-
ment individuel est un objectif qui s'ins
crit dans la durée, nuance la porte-parole
du ministère de la Justice. Avec le voletbloc peines de la loi de programmation
de la Justice, on s'est dotés d'un arsenalvaste d'alternatives à l'incarcération dont
nous devons collectivement nous saisir ».
Bernard Keime, le premier président dela cour d'appel de Versailles souligne
qu'« il reste un travail de fond à faire
avec la Chancellerie et les juridictions
sur le “bloc peines" ». «
Ce sera une
année blanche pour la justice tant pour
l'activité que pour les projets mais elle
sera intéressante. Nous pourrons tirer
des enseignements dans beaucoup de
domaines », s'enquiert-il. De son côté,le syndicat de la magistrature craint la
déshumanisation de la justice et une
atteinte à l'égalité de tous dans l'accès
à celle-ci. « On sent que la Chancellerie
veut nous habituer à un fonctionnement
dégradé avec toujours du tri d'affaires,
de la visioconférence, des modes alternatifs aux règlements des conflits malgré
l'absence de conciliateurs de justice en
nombre suffisant, pointe Katia Dubreuil,
sa présidente. Ce que nous avons accep
té un temps ne pourra perdurer un an. Ilfaut trouver un équilibre au niveau natio
nal puis local ». Ce sera le prochain défi
de la gestion de cette crise inédite.
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craint néanmoins que l’activité carcérale
ne reparte à la hausse avec la difficulté
dans le temps à renouveler les aména
gements de peine, le retard pris avec la
grève des avocats sur la mise en œuvre
de la loi de programmation et de réforme
pour la Justice, et l’augmentation prévi
sible de l’activité pénale, freinée pendant
le confinement notamment du fait de la
« chute de la délinquance » constatée sur
l’ensemble du territoire.
Le bâtonnier de Paris, Olivier Cousi, se
désole, lui, des détentions provisoires qui
ont été prolongées automatiquement sans
avocat et sans que le grand public ne s’en
émeuve. De même que des gardes à vue
qui se sont déroulées avec « des difficultés
très concrètes », sans garanties réelles de
confidentialité et sans savoir réellement si
le gardé à vue s’entretenait bien avec un
avocat. Le gros point noir restait les au
diences sans avocats à part quelques-uns
venus bénévolement ou rémunérés par
leurs clients, le bâtonnier ayant cessé les
désignations pendant plusieurs semaines
ce qui a conduit à un taux de renvoi de
53 % d’affaires en correctionnel. « Nous
avons réalisé une visite des locaux le 18
mars avec les secrétaires de la Conférence
et la situation sanitaire nous a semblé
catastrophique, rien n’était fait », se justi
fie Olivier Cousi qui attendait la décision
du Conseil d’État quant aux masques et
au gel hydro-alcoolique. Certains avo
cats ont continué à traiter des dossiers de
renvoi en comparution immédiate mais
« sans gel ni distanciation » car rencon
trant leurs clients « dans des salles pas très
grandes ». Depuis, de plus grandes salles,
aérées, ont été mises à disposition avec
des masques par le président du tribunal
judiciaire et le procureur de Paris Rémi
Heitz pour les commis d’office. Plusieurs
commandes ont par ailleurs été livrées
et d’autres arrivent. « Nous disposerons
bientôt de 50 000 masques pour les avo
cats », précise Olivier Cousi qui reconnaît
« une situation ubuesque » avec la prise
de conscience du manque de moyens
des chefs de juridictions. « Il y a eu un
attentisme pendant près de 3 semaines »,
concède-t-il. La suite s’est opérée par des
mesures « de bric et de broc », notamment
par l’organisation du dépôt physique des
dossiers par les avocats à 10 jours du dé
confinement. « Nous aurions peut-être dû
nous concentrer sur la remise en état du
RPVA plutôt que de trouver ce système
qui fonctionnera à peine quelques jours »,
déplore-t-il. Et de rappeler que le tribu
nal de commerce s’est remis à fonctionner
beaucoup plus vite « parce que les greffiers
se sont réorganisés avec des logiciels plus
performants ». La visioconférence aurait
par ailleurs été très difficile à mettre en
place tant à la cour d’appel qu’au tribunal
judiciaire de Paris avec « peu de chambres
installées ». Depuis, le premier président
Jean-Michel Hayat a annoncé qu’il s’équi
perait de ce système pour toute la cour
d’appel. « Il y a eu beaucoup de tensions,
d’anxiété et d’agacement au sein du bar
reau et des malentendus entre avocats et
juridictions. Mais nous avons restauré
le dialogue avec Rémi Heitz et Stéphane
Noël », commente le bâtonnier qui rap
pelle le caractère « gigantesque » du tri
bunal de Paris avec également 31 800 avo
cats parisiens. Un comité covid-19 avait
d’ailleurs été monté pour répondre à leurs
interrogations.
« Dans tous les principaux services, nous
avons conservé une activité minimale, as
sure Stéphane Noël. En matière civile, les
chambres ne fonctionnaient pas mais les
décisions ont été prises. L’enjeu majeur
sera de les formaliser et de les notifier ».
Le site du tribunal de Paris a par ailleurs
été mis à jour le 26 avril sur la reprise pro
gressive de l’activité civile. Le président,
en poste depuis le 26 novembre, et qui
n’aura donc jamais connu un « fonc
tionnement normal » de sa juridiction
(la crise des transports ayant précédé la
grève des avocats, en décembre 2019),
n’est pas en mesure de chiffrer le retard.
Il espère que les effets de la crise seront
endigués à l’automne pour les affaires
familiales, en septembre pour les réfé
rés civils qui devaient reprendre dès le
11 mai. Il faudra encore 2 semaines pour
que certains services soient relancés ainsi
qu’un plus grand nombre d’audiences
mais début mai, tout était mis en place
pour la reprise avec le retour progressif
des fonctionnaires pour les mises à jour
et la mise en forme de jugements ainsi
que la préparation sanitaire du tribu
nal avec marquage au sol, organisation
des espaces de circulation et de travail,
d’audiences. « Cette période nous oblige
à repenser nos organisations et nos outils
professionnels, résume le président du TJ
parisien. La réforme du numérique est la
plus importante des réformes à mener et
la loi de programmation était ambitieuse
à cet égard mais cela demeure encore un
énorme chantier ». Il se dit triste de voir
que « la Justice ne s’adapte pas assez vite
et pas assez fort ». Quant au bâtonnier
Cousi, fidèle défenseur du numérique et
du développement de la médiation et de
la conciliation, il espère que l’échange
physique « nécessaire » à l’audience per
dure et que cesse le régime dérogatoire :
« si nous découvrons qu’il faut vivre avec
le virus, il faudra tout remettre à plat et
revenir au système d’avant ». Et de décla
rer : « oui les avocats sont parfois contra
dictoires ».
Anaïs Coignac, journaliste
« Il y a eu beaucoup de tensions, d'anxiétéet d'agacement au sein du barreau et des
malentendus entre avocats et juridictions.Mais nous avons restauré le dialogue. »