Les têtes brulées de la laïcité

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LMH329_034.A85296.pdf 34 LE MONDE MAGAZINE — 5 JUIN 2010 LE REPORTAGE LA LAÏCITÉ AU MAGHREB des « dé-jeûneurs » d’amener les intellectuels à « sortir de leur silence » est vite déçu. A quelques exceptions près, il n’y a ni débat ni solidarité. En revanche, un beau scandale. Une condamnation presque unanime des par- tis politiques et des dignitaires religieux. Et la prison, l’espace de quelques jours, pour cinq des jeunes, tandis que Zineb El-Rhazoui plonge dans la clandestinité. Une dizaine de jours plus tard, l’affaire se dégonfle. Les « dé- jeûneurs » retrouvent leur liberté et l’Etat re- nonce à engager des poursuites. À L’ENCONTRE DES IDÉES REÇUES Alors, un coup pour rien ? Neuf mois plus tard, on pourrait le croire, à entendre les com- mentaires critiques, un peu partout au Maroc, y compris dans les salons huppés de Rabat et Casablanca où les jeunes rebelles sont quali- fiés d’« irresponsables ». En réalité, l’action de Zineb El-Rhazoui et de ses amis s’inscrit dans un long processus E n tee-shirt et en jean, elle parle vite, une cigarette à la main. Sa voix dit son exaspération. « C’est une souf- france, au quotidien, de vouloir vivre sa liberté au Maroc, surtout pour une femme. Le ramadan est un concentré d’intolé- rance et de religiosité. Il révèle chaque année une face de la société marocaine qui fait peur et qui ne nous ressemble pas », lâche-t-elle entre deux bouffées nerveuses. Personne, au Maroc, n’a oublié le nom et le visage de cette étudiante en sociologie de 27 ans. Le 13 septembre 2009, Zineb El-Rha- zoui provoque stupeur et tremblements dans tout le royaume. Avec une amie, Ibtissam Lachgar, psychothérapeute de 34 ans, et quatre compères rencontrés sur Internet, elle organise un pique-nique, en public et en plein jour, en plein mois sacré de ramadan. Le lieu du délit ? La forêt de Mohammedia, entre Rabat et Casablanca. En bravant – avec des sandwiches – la loi marocaine qui punit de un à six mois d’empri- sonnement un musulman qui rompt ostensi- blement le carême, ces six jeunes ont un ob- jectif : dénoncer « le poids de la morale » et de « l’inquisition sociale » au Maroc. Mais l’espoir de sécularisation du Maroc. En Occident, peu d’observateurs ont conscience de ce mouve- ment car il est souterrain, chaotique et, sur- tout, il va à l’encontre des idées reçues. Pour- tant, il s’accélère. Il touche également l’Algérie voisine et même, d’après les sociologues des religions, l’ensemble du monde musulman, avec des dynamiques diverses. Si cette marche vers la laïcité est perceptible dans une région comme le Maghreb, tournée vers l’Europe, elle est plus lente dans un pays comme l’Egypte dont 90 % des travailleurs qui ont émigré s’installent dans les pays du Golfe. Face à ce phénomène, les pouvoirs en place naviguent à vue. Un jour, ils accompagnent cette évolu- tion, un autre ils la freinent et même surfent sur la religiosité populaire, dans l’espoir de garder le contrôle de la situation. Quand ils l’ont amené au commissariat de Mohammedia pour l’interroger, à la suite du fameux pique-nique, les policiers n’en sont pas revenus : Nizar Bennamate, 24 ans, faisait ACTIVISTES Zineb El-Rhazoui et Ibtissam Lachgar, les fondatrices du MALI, avec des amis journalistes et activistes dans un bar de Casablanca. « C’EST UNE SOUFFRANCE AU QUOTIDIEN DE VOULOIR VIVRE SA LIBERTÉ AU MAROC, SURTOUT POUR UNE FEMME. » Zineb El-Rhazoui, 27 ans, étudiante en sociologie LMH329-MAG-Laicite au maghreb 1/06/10 11:49 Page 34

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Article florence Beaugé

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34 LE MONDE MAGAZINE — 5 JUIN 2010

LE REPORTAGE LA LAÏCITÉ AU MAGHREB

des « dé-jeûneurs » d’amener les intellectuelsà « sortir de leur silence » est vite déçu.

A quelques exceptions près, il n’y a ni débatni solidarité. En revanche, un beau scandale.Une condamnation presque unanime des par-tis politiques et des dignitaires religieux. Et laprison, l’espace de quelques jours, pour cinqdes jeunes, tandis que Zineb El-Rhazouiplonge dans la clandestinité. Une dizaine dejours plus tard, l’affaire se dégonfle. Les « dé-jeûneurs » retrouvent leur liberté et l’Etat re-nonce à engager des poursuites.

À L’ENCONTRE DES IDÉES REÇUESAlors, un coup pour rien ? Neuf mois plus

tard, on pourrait le croire, à entendre les com-mentaires critiques, un peu partout au Maroc,y compris dans les salons huppés de Rabat etCasablanca où les jeunes rebelles sont quali-fiés d’« irresponsables ».

En réalité, l’action de Zineb El-Rhazoui etde ses amis s’inscrit dans un long processus

En tee-shirt et en jean, elle parle vite,une cigarette à la main. Sa voix ditson exaspération. « C’est une souf-france, au quotidien, de vouloir vivresa liberté au Maroc, surtout pour une

femme. Le ramadan est un concentré d’intolé-rance et de religiosité. Il révèle chaque annéeune face de la société marocaine qui fait peur etqui ne nous ressemble pas », lâche-t-elle entredeux bouffées nerveuses.

Personne, au Maroc, n’a oublié le nom et levisage de cette étudiante en sociologie de27 ans. Le 13 septembre 2009, Zineb El-Rha-zoui provoque stupeur et tremblements danstout le royaume. Avec une amie, IbtissamLachgar, psychothérapeute de 34 ans, etquatre compères rencontrés sur Internet, elleorganise un pique-nique, en public et en pleinjour, en plein mois sacré de ramadan. Le lieudu délit ? La forêt de Mohammedia, entreRabat et Casablanca.

En bravant – avec des sandwiches – la loimarocaine qui punit de un à six mois d’empri-sonnement un musulman qui rompt ostensi-blement le carême, ces six jeunes ont un ob-jectif : dénoncer « le poids de la morale » et de« l’inquisition sociale » au Maroc. Mais l’espoir

de sécularisation du Maroc. En Occident, peud’observateurs ont conscience de ce mouve-ment car il est souterrain, chaotique et, sur-tout, il va à l’encontre des idées reçues. Pour-tant, il s’accélère. Il touche également l’Algérievoisine et même, d’après les sociologues desreligions, l’ensemble du monde musulman,avec des dynamiques diverses. Si cette marchevers la laïcité est perceptible dans une régioncomme le Maghreb, tournée vers l’Europe, elleest plus lente dans un pays comme l’Egyptedont 90 % des travailleurs qui ont émigrés’installent dans les pays du Golfe. Face à cephénomène, les pouvoirs en place naviguentà vue. Un jour, ils accompagnent cette évolu-tion, un autre ils la freinent et même surfentsur la religiosité populaire, dans l’espoir degarder le contrôle de la situation.

Quand ils l’ont amené au commissariat deMohammedia pour l’interroger, à la suite dufameux pique-nique, les policiers n’en sontpas revenus : Nizar Bennamate, 24 ans, faisait

ACTIVISTES Zineb El-Rhazoui et Ibtissam Lachgar, les fondatrices du MALI, avec des amis journalistes et activistes dans un bar de Casablanca.

«C’EST UNE SOUFFRANCE AU QUOTIDIEN DE VOULOIRVIVRE SA LIBERTÉ AU MAROC, SURTOUT POUR UNE

FEMME. » Zineb El-Rhazoui, 27 ans, étudiante en sociologie

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