Les sociétés secrètes et la société (tome 2)

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LES SOCIÉTÉS SECRÈTES ET LA SOCIÉTÉ ou PHILOSOPHIE DE L'HISTOIRE CONTEMPORAINE PAR N. DESCHAMPS SIXIÈME EDITION Entièrement refondue et continuée jusqu'aux événements actuels AVXC CNK INTBOSVCTIOX SUE L'ACTION DES SOCIÉTÉS SECRÈTES AU XIX 9 SIÈCLE Par M. Claudio JANNET TOME SECOND AVIGNON PARIS SEGUIN FRERES OUDIN FRÈRES IMPRIMEURS-ÉDITEURS ÉDITEURS ï3 — rue Bouquerie — 13 51 — rue Bonaparte — 51 LYON LIBRAIRIE GÉNÉRALE CATHOLIQUE ET CLASSIQUE 3 et 5, place Bellecour 1882 Tous droits réserves.

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SUE L'ACTION DES SOCITS SECRTES AU XIX SICLEPar M. Claudio J A N N E TTOME SECOND

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AVIGNON SEGUIN FRERESIMPRIMEURS-DITEURS

PARIS OUDIN FRRESDITEURS

3 rue Bouquerie 13

51 rue Bonaparte 51

LYONLIBRAIRIE GNRALE CATHOLIQUE ET CLASSIQUE 3 et 5, place Bellecour

1882Tous droits rserves.

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SOCITS SECRTESET

L A SOCITS

AVIGNON.

IMPRIMERIE SEGUIN

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LIVRE SECONDL'ACTION D E S S O C I T S S E C R T E S E T L'HISTOIRE MODERNE{Suite)

La publication d'un ouvrage vraiment scientifique sur la Franc-maonnerie satisferait une des plus hautes ncessits de notre poque. On livre qui, en remplissant toutes les conditions de la science et de la critique, ferait connatre l'origine, l'histoire, la nature, les pratiques, les symboles, la situation de la Franc-maonnerie et son influence sur les tats modernes, aurait un mrite inapprciable. Il dissiperait enfin les ombres qui enveloppent cette socit mystrieuse, et permettrait de la juger en pleine connaissance de cause. MGR SE KETTELER, Freiheit, Autoritmt und Kirche.

CHAPITRE TROISIMEL A PROPAGATION D E L A FRANC-MAC ONNERIE0

A U XVIII SICLE E T L E S PHILOSOPHES

e

I. LE

CARACTRE

PARTICULIER D U

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SICLE.

Nous voici arrivs au point dcisif de l'histoire. A partir de la rgence du duc d'Orlans, l'glise ne rencontre plus seulement l'opposition que sa morale soulvera toujours dans les curs livrs aux passions, elle ne voit plus seulement tel ou tel de ses dogmes attaqu par une hrsie dtermine, les monarchies ne sont plus exposes seulement des complots ou des rvoltes, fruits des ambitions des grands ou des souffrances populaires ; un vaste mouvement d'ensemble, contraire tous les dogmes religieux et tous les principes de la socit civile se produit dans les intelligences, se traduit dans la littrature comme dans la vie politique, et prpare l'explosion rvolutionnaire de la fin du sicle. Ce grand mouvement, cet avnement d'une puissance sans prcdent, insaisissable et irresponsable, qu'on appelle d'un nom nouveau, l'opinion publique, et qui attaque avec la religion tous les principes de l'ordre civil, l'assaut acharn livr aux institutions dans lesquelles la religion et la socit se ralisent pratiquement, Eglise catholique, papaut, ordres religieux, monarchies lgitimes, tout cela n'est pas un mouvement spontan, c'est le rsultat du travail souterrain accompli par les sectes dont nous avons indiqu l'origine dans les chapitres prcdents. Nous avons dj dmontr dans le livre premier de cet ouvrage n

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L A PROPAGATION

D E LA FRANC-MAONNERIE

l'identit des doctrines des philosophes et des encyclopdistes du X V I I I sicle avec celles des loges ; nous allons maintenant 1 tablir par les faits comment la Franc-Maonnerie s'est rpandue partir de 1721 dans l'Europe continentale et comment ses progrs concident prcisment avec la propagande impie de Voltaire et de toute son cole ; 2 indiquer les preuves de l'affiliation maonnique de ces crivains et relever dans leurs crits les traces insuffisamment dissimules du complot qui les liait ; 3 montrer comment ds le milieu du sicle une conspiration pousse jusqu' un certain degr d'avancement tait dj forme dans le but de dtruire la papaut, la civilisation catholique et la monarchie chrtienne, et comment les plus avancs entrevoyaient dj le jour o ils dtruiraient la famille et la proprit.e

II.

DIFFUSION D E L A MAONNERIE B A N S CONTINENTALE.

L'EUROPE

C'est un franc-maon autoris entre tous, M. Bazot, secrtaire du Grand-Orient, qui va nous livrer le secret de l'histoir rantie franaise paraissait trs-prcieuse au saint-sige, mais que le pape croyait impossible de l'acheter par des mesures qui seraient une vritable abdication de Vindpendance pontificale ; puis aux autres, que la garantie des cours est acquise. de droit au saint-sige, mais que ce sige romain, en apparence si faible, ne consentira jamais sanctionner des rformes qui lui seraient dictes imprieusement et jour fixe ; qu'il se rserve sa libert d'action et son entire indpendance ; qu'il a depuis longtemps d'ailleurs prouv par sa conduite l'empressement qu'il met chercher et raliser toutes les amliorations dsirables et corn* patibles avec la scurit publique. Bientt en effet quelques-unes des mesures demandes taient prises ; le territoire pontifical tait vacu par les troupes autrichiennes ; l'amnistie et la non confiscation des biens des chefs de l'insurrection taient proclames ; un motu prnprio appelait dans les consultes et dans les administrations publiques les libraux les moins hostiles. Vaines concessions ! peine taient-elles accomplies, comme pour dmontrer aux moins clairvoyants que leur stipulation n'avait t qu'un prtexte, les socits secrtes levaient de nouveau l'tendard de la rvolte, proclamaient la dchance du pape, et refoules d'un ct par le cardinal lbani la tte des pontificaux, elles acclamaient de l'autre, sur l'ordre de la Carbonara, les autrichiens rentrant l'arme au bras dans les Lgations, comme pour faire croire que le gouvernement pontifical leur tait plus odieux encore que le leur. Elles taient bien aises aussi de manifester par cet enthousiasme de comdie leur reconnaissance pour les efforts tents constamment par l'Autriche, depuis Joseph II et son ministre Kaunitz jusqu' Metternich, pour isoler les Lgations et les Romagnes de Rome et en faire comme un tat part se rapprochant du rgime allemand avec les principaux articles du mmorandum rigs en pragmatique (1). C'tait rendre jaloux les maons conservateurs de France et les dterminer l'expdition d'Ancne. C'est en pleine paix, dans la nuit, crivait son frre, qui revenait de combattre en Pologne, le commandant Galais, qu'elle s'est opre en escaladant le rempart, et brisant une des portes de la marine. Il faisait beau voir ton frre, trois heures du(1) L'glise romaine en face de la Rvolution, t. II, p. 215, 223.

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GUERRE A LA PAPAUTE

matin, allant, avec une compagnie de grenadiers, prendre dans son lit le lgat du pape en le priant, du reste, d'excuser la libert grande. Le dsarmement des postes de la ville s'est fait sans rsistance, et pas une amorce n'a t brle. La forteresse a t prise par capitulation. Le secret a t si bien gards que nous tions cinq lieues d'Ancnc que personne ne savait encore o nous allions. Le minisire du pape Bernctti s'cria en l'apprenant : Non, depuis les sarrasins, rien de semblable n'avait l tent contre le saint-pre! Palmerslon de son ct adressait son dernier mot au saint-sige. Il y faisait l'loge des insurgs passs et y donnait une assurance de protection aux insurgs futurs. Et pour leur fournir un perptuel aliment de rvolte, il demandait au pape, comme un grandmatre de l'Orient des Orients sait demander, des institutions reprsentatives compltes, la libert illimite de la presse et la garde nationale. Le cardinal Bernctti rpondit verbalement et textuellement de la part du souverain pontife : Que le SaintPre prenait en trs-grave considration les demandes du cabinet anglais, mais qu'il regardait des institutions reprsentatives et la libert illimite de la presse moins comme un danger pour l'glise que comme une impossibilit pour toute espce de gouvernement srieux. La Rvolution a seule intrt faire prvaloir de pareilles utopies, qu'elle se hte de supprimer aussitt qu'elle triomphe. Quant la garde nationale, Sa Saintet n'est pas compltement difie sur les avantages ou les inconvnieuls qu'offre celte institution civico-militaire. Le bien et le mal se balancent ; et lorsque le gouvernement anglais en aura fait lui-mme l'exprience Londres pendant quinze ou vingt 'annes , le saint-pre alors pourra adopter une mesure que la Grande-Bretagne propose toujours aux autres et ne semble jamais vouloir accepter pour ellemme. Celte rponse tait premploire. Il tait dmontr que le mmorandum, qui n'tait qu'un prtexte pour les socits secrtes et les adversaires de l'Eglise, tait devenu par l'autorit diplomatique un blier qui n'allait cesser de battre le pontificat royal. Eu vain la Prusse dsavoua son commissaire ; en vain la Russie intima son envoy de rpudier ce que le mmorandum pouvait renfermer d'imprieux, l'Angleterre unie la France s'effora d'en faire entre les mains des maons et des carbonari le levier le plus re-

INTRIGUES DIPLOMATIQUES CONTRE .LA PAPAUT

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doutable pour le saint-sige, et sir Hamilton Seymour en retournant Florence laissa au cardinal Bernetti ce rquisitoire, que les loges et les ventes firent connatre bientt toute l'Italie : Le soussign a l'honneur d'informer Votre Excellence qu'il a reu l'ordre de sa cour de quitter Rome et de retourner son poste Florence. Le soussign a l'ordre aussi d'expliquer brivement Votre Excellence les motifs qui ont amen le gouvernement anglais l'envoyer Rome, ainsi que ceux pour lesquels il va maintenant quitter cette ville. Le gouvernement anglais n'a pas d'intrt direct dans les affaires des tats romains et n'a jamais song y intervenir. Il fut dans le prin-

cipe INVIT par les cabinets de France et d'Autriche prendre part aux ngociations de Rome, et il cda aux instances de ces deux cabinets, dans l'espoir que ses bons oflices, unis aux leurs, pourraient contribuer produire la solution amiable des discussions entre le pape et ses sujets.

Le gouvernement papal n'ayant rien fait de ce qu'il fallait faire pour calmer le mcontentement, il n'a fait que s'accrotre, grossi par la dception des esprances qu'avaient fait natre les ngociations entames Rome. Les efforts faits depuis plus d'un an par les cinq puissances pour rtablir la tranquillit dans les tats romains ont t vains ; l'espoir de voir la population volontairement soumise au pouvoir du souverain n'est pas plus assur qu'il no l'tait au commencement des ngociations. a Dans ces circonstances le soussign a reu l'ordre de dclarer que legouvernement anglais n'a plus aucun espoir de succs, et que, la prsence

du soussign Rome devenant sans objet, l'ordre lui a t intim d'aller reprendre son poste Florence. Le soussign a dplus mission d'exprimer le regret, dont sa cour est pntre, de n'avoir pu pendant une anne et demie rien faire pour le rtablissement de la tranquillit en Italie. Le gouvernement anglais prvoit que, si l'on persvre dans lamarche actuelle, de nouveauv troubles clateront dans les tats romains

d'une nature plus srieuse, et dont les consquences multiplies peuvent ' la longue devenir dangereuses pour la paix de l'Europe. Si ces prvisions se ralisaient PAR MALHEUR, l'Angleterre au moins sera pure de

toute responsabilit pour les malheurs qu'occasionnera la rsistance aux sages et pressants conseils mis par le cabinet anglais. C'tait le programme de l'avenir italien rdig, dirig par l'Orient des Orients, prpar et excut bientt Rom s m/ -me par une des plus billautes toiles du grand matre, par Lord Minto.1

272IV.

LA GUERRE A LA PAPAUT*

MAZZINI E T L A

JEUNE-EUROPE.

Cependant des lments autrefois actifs taient dj entrs en scne, et c'est pour leur disputer l'appui des loges que les g o u vernements europens se montraient si dsireux d'arracher au Saint-Sige une capitulation qui les et empches de ressentir le contre-cou[) des attaques diriges contre l'Eglise. Aprs le nouvel chec des carbonari dans les tals pontificaux eu 1831, Mazzini avait hautement dclar l'impuissance des anciens chefs et tent de prendre la direction du mouvement, en ouvrant de plus prochaines esprances aux convoitises populaires. En vain la Haute-Vente romaine avait refus en 1837 de le recevoir dans son sein, Mazzini n'en continua pas moins a agir, et, malgr l'opposition sourde des hommes de la Vente, il trouva pour la propagation de la Jeune-Europe un point d'appui dans les loges maonniques. En 1838, M. de Rochow, ministre de l'intrieur du royaume de Prusse, crivait la loge-mre de Hambourg pour se plaindre de ce qu'un grand nombre de loges allemandes servaient de centres de ralliement aux carbonari et la Jeune-Allemagne (1). Ce n'est pas sans raison que l'article IV des statuts de la Jeune Allemagne dfendait tous ses membres de s'affilier aucune autre socit, except la Franc-maonnerie, et que Mazzini recommandait par ses circulaires ses affilis la formation de socits quelconques (V. Introduction, $ G) (2).a Un jeune homme, dit Zeller, fils d'un professeur de mdecine l'universit de Gnes, Mazzini, fonda Marseille avec plusieurs rfugis, en 1832, le journal et la socit de la Jeune-Italie; il se spara du Carbonarisme constitutionnel de la Restauration, rompit avec l'aristocratie, avec la royaut, avec la papaut, avec le pass, et vit dans rtablissement d'une rpublique unitaire le moyen radical et unique de rendre l'Italie la libert et l'indpendance. Pendant deux ans cette propagande, mystrieusement rpandue par les numros du journal(t) Cit par le Globe, journal des initiations maonniques, anne 1839, p. 233. (2) V. M. d'Iiorrer, Les Socits secrtes en Suisse, Correspondant, 25 mare 1S15. V. dans le mme recueil, n " dos 10 octobre, 10 novembre, 25 dcembre 1849 5 fvrier et 10 mars 1850, uno scrio d'articles fort importants sur l'histoire de la Jmne-Suisse et de la Jeune-Allemagne. Ils mettent on pleine lumiro la complicit de i.nmhreux directeurs de loges maonniques dans la propagation des Ventes mazziu'omies.

MAZZINI ET LA JEUNE-EUROPE

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dans toute l'Italie, tendit, multiplia, exalta la conspiration nouvelle. En 1833, l'Italie parut d'un bout l'autre sur un volcan (1).

Voici les plans et le but del socit mazzinienne, tels que son chef les a lui-mme publis : La rgnration doit se faire, dans les grands pays comme la France, par le peuple; dans les autres, notamment en Italie, parles princes. Le pape entrera dans la voie des rformes par la ncessit ; le roi de Pimont, par l'ide de la couronne d'Italie; le grand duc de Toscane, par inclination, faiblesse et imitation ; le roi de Naples, par contrainte (2). ce Les peuples qui auront obtenu des constitutions et qui auront acquis par l le droit d'tre exigeants, pourront parler haute voix et commander l'insurrection. Ceux qui seront encore sous le joug de leurs princes devront exprimer leurs besoins en cliantant, pour ne pas trop effrayer et ne pas trop dplaire. Profitez de la moindre concession pour runir et remuer les masses, en simulant la reconnaissance, les ftes, les hymnes et les attroupements donneront l'lan aux ides, et rendant le peuple exigeant, l'claireront sur sa force.

ORGANISATION ne LA JEUNE-ITALIE

Art. 1 . La socit est institue pour la destruction indispensable de tous les gouvernements de la pninsule, et pour former un seul tat de toute l'Italie, sous le rgime rpublicain. Art. 2. Ayant reconnu les horribles maux du pouvoir absolu et ceux plus grands encore des monarchies constitutionnelles, nous devons travailler fonder une rpublique une et indivisible Art. 30. Ceux qui n'obiront point aux ordres de la socit secrte ou qui en dvoileraient les mystres seront poignards sans rmission. Mme chtimmt pour les tratres. Art. 31. Le tribunal secret prononcera la sentence et dsignera un ou deux affilis pour son excution immdiate. Art. 32. Quiconque refusera d'excuter l'arrt sera cens parjure, et, comme tel, tu sur-le-champ. Art. 33. Si le coupable s'chappe, il sera poursuivi sans relche, en tout lieu, et il devra tre frapp par une main invisible, fUil sur le sein de sa mre ou dans le tabernacle du Christ. (1) Hist. universelle. Italie. Zellor, ch. xx.(2) On voit par l que la premire ide d'unit italienne, mme chez Mazzini, tait une fdration.

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LA GUERRE A LA

PAPAUT

Art. 34. Chaque tribunal secret sera comptent, non-seulement pourjuger les adeptes coupables, mais pour faire mettre qu'il aura frappe d'anathme mort toute personne

Art. 39. Les officiers porteront une dague dforme antique, les sousofficiers et les soldats auront fusils et baonnettes plus un poignard d'un pied de long, attach la ceinture et sur lequel ils prteront serment, etc., etc.

Dos associations semblables furent organises pour chaque pays de l'Europe. La Jeune-Allemagne travailla ds lors prparer le mouvement qui devait clater en 1848. La Jeune-Suisse, la premire l'uvre, sous le nom de Socit du Grtli, engagea auparavant l'action et en 1847 dtruisit l'alliance des cantons catholiques dans la guerre du Sunderbund (1). L'Italie fut enveloppe d'un rseau de trahisons et de perversits ; les assassinats politiques furent commands ici et l ; le directeur de la police de Modne, le prfet de police de Naples, le lgat de Ravenne, l'tudiant Lessing, de Zurich, coupable d'avoir pntr trop avant les secrets de Mazzini, les gnraux de Lalour, d'Auerswald, de Lemberg, de Lignowski, plus tard le comte Rossi, devenu tratre sa bannire, et beaucoup d'autres moins connus furent condamns mort et frapps par les mystrieuses assembles. En Suisse mme l'illustre patriote Joseph Leu, ayant os lever sa voix puissante et pure contre les ombres rabougries de Robespierre et de Saint-Just, tomba luimme hros et martyr sous les coups des carbonari. Aprs lui, le Sunderbund et les cantons catholiques succombrent sous les trahisons et les masses de l'arme radicale commande par le gnral Dufour, renforc d'un Bonaparte et de nombreux adeptes trangers de la Jeune-Europe, dont il tait le correspondant en Suisse. Mazzini tait la tte de cette Jeune-Europe et de la puissance guerrire de la Maonnerie, ajoute Eckert, et nous trouvons dans la Lalomia que le ministre Nothomb, qui s'en tait retir, dclara en ce temps-l M. Vcrhaegen, dans le palais national mme, en prsence de six dputs, que la Franc-maonnerie actuelle on Belgique tait devenue une arme puissante et dangereuse entre les mains de certains hommes; que l'insurrection suisse avait un point d'appui dans les machinations des loges belges, et que le frre Defacqz, grand matre de ces loges,{\) Th. F rosi, Secret Societies, t. II, p. 269 et suiv.

MAZZINI E T L A J E U N E - E U R O ^

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n'avait entrepris, en 1844, un voyage en Suisse, que dans le but de prparer cette agitation (). Les maons conservateurs de haut parage sentaient approcher le chtiment providentiel de leurs crimes. L'un des membres de la Haute-Vente, qui depuis plusieurs annes, dit Crtineau-Joly, s'tait plac en observation Vienne, auprs du prince de Metternich, crivit, le 23 janvier 1844, celui qui tait le chef de la Vente en Italie, une de ces lettres qui clairent jusqu'au fond les souterrains les plus tnbreux des sectes. Avant de rpondre vos deux dernires lettres, je dois, mon Nu bius (2), vous faire part de quelques observations dont je voudrais bien vous faire profiter. Dans l'espace de quelques annes nous avons considrablement avanc les choses : la dsorganisation sociale rgne partout; elle est au nord comme au midi, dans le cur des gentilshommes comme dans l'me des prtres (1). Tout a subi le niveau ABAISSER L'ESPCE HUMAINE. Nous aspirions sous lequel corrompre nous pour voulions

arriver gouverner, et je ne sais si, comme moi, vous vous effrayez de notre uvre. Je crains d'tre all trop loin ; nous aurons trop corrompu, et en tudiant fond le personnel de nos agents en Europe, je commence croire que nous n'encaisserons pas volont le torrent que nous aurons fait dborder. Il y a des passions insatiablesque je ne devinais pas, des apptits inconnus, des haines sauvages qui

fermentent autour et au-dessous de nous. Passions, apptits et haines, tout cela peut nous dvorer un beau jour, et s'il tait temps de porter remde cette gangrne morale, ce serait pour nous un vritable bienfait. Il a t trs-facile de pervertir ; sera-t-ii aussi ais de toujours museler les pervertis ? L pour moi est la question grave; j'ai souvent cherch la traiter avec vous, vous avez vit l'explication. Aujourd'hui il n'est plus possible de la reculer, car le temps presse, et en Suisse comme en Autriche, en Prusse comme en Italie, nos sides qui seront demain nos matres, et quels matres ! Nubius 1 n'attendent(t) Eckcrt. La Franc-Maonnerie, l. II, p. 218, 219. (2) Los membres do la Haute-Vente s'taient donn dans leurs correspondance?, comme les illumins de Weishaupt, des noms de guerre pour ne pas tre reconnus en cas de saisie. L'auteur de celle lettre avait pris celui do Gaelano ; c'est le mOnv qui parat dans l'histoire du Sunderbund comme le correspondant et l'grie de l'avoyer Neuhans. D'autres, d'aprs les lettres saisies par la police romaine, avaieut les noms de Nubius, de Piccolo-Tigre, de Volpc, de Vindice, de Beppo. (3) Avec la malveillance propre aux hommes corrompus le sectaire gnralise des faits de corruption parmi le3 ecclsiastiques qui sont trop certains, mais qui n'empchaient pas l'immense majorit du clerg italien d'tre fidle eu pca'.i'c

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LA GUERRE A LA PAPAUT*

qu'un signal pour briser le vieux moule. La Suisse se propose d donner ce signal ; mais ces radicaux helvtiques, embts de leur Mazzini, de leurs communistes, de leur alliance des saints et du proltariat voleur, ne sont pas de taille conduire les socits secrtes l'assaut de l'Europe. Il faut que la France imprime son caractre cette universelle orgie ; soyez bien convaincu que Paris ne manquera pas sa mission : l'lan donn et reu, o ira cette pauvre Europe ? Je m'en inquite, car je me fais vieux, j'ai perdu mes illusions, et je ne voudrais pas, pauvre et dnu de tout, assister comme un figurant de thtre au triomphe d'un principe que j'aurais couv et qui me rpudierait en confisquant ma fortune ou en prenant ma tte. Nous avons trop pouss l'extrme en beaucoup de choses. Nous avons enlev au peuple tous les dieux du ciel et de la terre qui avaient son hommage. Nous lui avons arrach sa foi religieuse, sa foi monarchique, sa probit, ses vertus de famille, et maintenant que nous entendons dans le lointain ses sourds rugissements, nous tremblons, car le monstre peut nous dvorer. Nous l'avom petit petit dpouill de tout sentiment honnte ; il sera sans piti. Plus j'y pense, plus je reste convaincu qu'il faudrait chercher des atermoiements. Or, que faites-vous cette minute peut-tre dcisive ? Vous n'tes que sur un point. De ce point vous rayonnez, et j'apprends avec douleur que tous vos vux tendent un embrasement gnral. N'y aurait-il pas un moyen de reculer, de retarder, d'ajourner ce hioment ? Croyez-vous vos mesures assez bien prises pour dominer le mouvement que nous avons imprim ? A Vienne, quand le tocsin rvolutionnaire sonnera, nous serons envahis par la tourbe, et le chef prcaire qui en sortira est peut-tre aujourd'hui au bagne ou en quelque mauvais lieu. Dans notre Italie, o se joue cette double partie, vous devez tre travaill des mmes craintes. N'avons-nous pas remu la mme fange ? Cette boue monte la surface et j'ai peur de mourir touff par elle. Quel que'soit l'avenir rserv aux ides que les socits secrtes propagrent, nous serons vaincus et nous trouverons des matres. Ce n'tait pas l notre rve de 1825, ni no^ esprances de 1831 I Notre force n'est plus qu'phmre, elle passe d'autres. Dieu sait o s'arrtera ce progrs vers l'abrutissement. Je ne reculerai point devant mes uvres si nous pouvons toujours les diriger, les expliquer, ou les appliquer. Mais la crainte que j'prouve Vienne, ne la ressentez-vous pas vous-mme ? Ne vous avouez-vous pas comme moi qu'il faut, s'il en est temps encore, faire halte dans le temple avant de la faire sur des ruines ? Cette halte est encore possible, et vous seul, Nubius, pouvez la dcider. Est-ce qu'en s'y prenant avec adresse on ne pourrait pas jouer le rle de Pnlope et rompre pendant le jour la trame qu'on au* lait prpare durant la nuit ?

MAZZTKT E T L A J E U N E - E U R O P E

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c Le monde est lanc sur la pente de la dmocratie, et depuis quelque temps, pour moi dmocratie veut toujours dire dmagogie. Nos vingt annes de complots courent risque de s'effacer devant quelques bavards qui viendront flatter le peuple et tirer aux jambes de la noblesse, aprs avoir mitraill le clerg. Je suis gentilhomme, et je confesse trssincrement qu'il m'en coterait de frayer avec la plbe et d'attendre de son bon plaisir mon pain quotidien et le jour qui brille. Avec une rvolution telle que celle qui s'apprte, nous pouvons tout perdre et je tiens conserver. Vous devez en tre l, vous aussi, cher ami, car vous possdez, et vous n'aimeriez pas plus que moi entendre rsonner vos oreilles la parole de confiscation et de proscription des glogues, le fatal cri du spoliateur : lxc mea sunt, veteres, migratc, coloni. Je tiens, je veux tenir, et la Rvolution veut nous enlever fraternellement. D'autres ides me proccupent encore, et je suis certain qu'elles proccupent la mme heure plusieurs de nos amis. Je n'ai pas encore de remords, mais je suis agit de craintes, et votre place, dans la situation ou j'aperois les esprits en Europe, je ne voudrais pas assumer sur ma tte une responsabilit qui peut conduire Joseph Mazzini au Capitule. Mazzini au Capitole ! Nubius la roche tarpienne ou dans l'oubli l Voil le rve qui me poursuit, si le hasard remplissait vos vux. Ce rve vous sourit-il, Nubius ? Sur ces entrefaites, dit l'auteur de Yglise en face de Rvolution, la

Nubius se trouve atteint d'une de ces fivres lentes

qui consument par une prostration gradue. Cette maladie venue si .propos avait sa raison d'tre. Les complices de Nubius n'en recherchrent point la cause. Ils savaient depuis longtemps que, dans les socits secrtes, la surdit commande au mutisme et qu'il vient encore des lettres de Capre comme au temps de T i bre et de Sjan. La fraternit s'tait dvoile par une dose mitige de poison ; le poison, vrai ou suppos, fit redouter le stylet aux autres affilis dj ples de leur mort future ; la HauteVente se vit dmembre l'heure mme o elle esprait un triomphe certain Quoi qu'il en ft, deux ans plus tard, 5 janvier 1846, le juif Piccolo-Tigre crivait encore de Livourne ce mme Nubius la lettre suivante, qui peint mieux le travail des socits secrtes en ce temps, que tout ce que nous pourrions dire : Ce voyage que je viens d'accomplir en Europe a t aussi heureux et aussi productif que nous l'avions espr. Dornavant il ne nous reste

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LA GUERRE A LA PAPAUTE*

plus qu' mettre la main l'uvre pour arriver au dnoment de la comdie. J'ai trouv partout les esprits trs-enclins l'exaltation ; tous sentent que le vieux monde craque et que les rois ont fait leur temps. La moisson que j'ai recueillie a t abondante : sous ce pli vous en trouverez les prmices, dont je n'ai pas besoin que vous m'adressiez un reu, car j'aime peu compter avec mes amis, je pourrai dire mes frres. La moisson faite doit fructifier, et si j'en crois les nouvelles qui me sont communiques ici, nous touchons l'poque tant dsire. La chute des trnes ne fait plus doute pour moi, qui viens d'tudier en France, en Suisse, en Allemagne et jusqu'en Prusse, le travail de nos socits. L'assaut, qui d'ici quelques annes et peut-tre mme quelques mois sera livr aux princes de la terre, les ensevelira sous les dbris de leurs armes impuissantes et de leurs monarchies caduques. Partout il y a enthousiasme chez les ntres et apathie ou indiffrence chez les ennemis. C'est un signe certain et infaillible de succs ; mais cette victoire qui sera si facile n'est pas celle qui a provoqu tous les sacrifices que nous avons faits. Il en est une plus prcieuse, plus durable, et que nous envions depuis longtemps. Vos lettres et celles de nos amis des tats romains nous permettent de l'esprer ; c'est le but auquel nous tendons, c'est le terme auquel nous voulons arriver. En effet, qu'avons-nous demand en reconnaissance de nos peines et de nos sacrifices ? Ce n'est pas une rvolution dans une contre ou dans une autre, cela s'obtient toujours quand on le veut bien. Pour tuer srement le vieux monde, nous avons cru qu'il fallait touffer le germe catholique et chrtien, et vous, avec l'audace du gnie, vous vous tes offert pour frapper la tte, avec la fronde d'un nouveau David, le Goliath pontifical. C'est trs-bien, mais quand frappez-vous ? J'ai hte de voir les socits secrtes aux prises avec ces cardinaux de l'Esprit-Saint, pauvres natures tioles qu'il ne faut jamais sortir du cercle dans lequel l'impuissance ou l'hypocrisie les renferma. Dans le cours de mes voyages j'ai vu beaucoup de choses et trspeu d'hommes. Nous aurons une multitude de dvouements subalternes, et pas une tte, pas une pe pour commander. Le talent est plus grand que le zle. Ce bravo Mazzini, que j'ai rencontr diverses reprises, a toujours dans la cervelle et la bouche son rve humanitaire. Mais part ses petits dfauts et sa manire de faire assassiner, il y a du bon chez lui. Il frappe par son mysticisme l'attention des masses qui ne comprennent rien ses grands airs de prophte et ses discours d'illumin cosmopolite. Nos imprimeries de Suisse sont en bon chemin, elles produisent des livres comme nous les dsirons, mais c'est un peu cher; j'ai consacr cette propagande ncessaire une assez forte partie des subsides recueillis ; je vais utiliser le reste dans les Lgations. Je serai Bologne vers le 20 de ce mois ; vous pouvez m'y faire tenir vos ins-

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tractions l'adresse ordinaire. De l je me transporterai sur les points o vous jugerez que ma prsence DORE sera plus ncessaire. Parlez, je suis prt excuter. Au milieu de ces dfaillances et de ces hsitations, Mazzini gagnait du terrain et arrivait, par son activit et son audace qui ne reculaient devant aucun moyen, se constituer une espce de direction suprme sur tout ce qu'il y avait de plus jeune et de plus dmocratique dans les loges, les ventes et les clubs clandestins. Dj il pouvait adresser des proclamations toute l'Italie, et la diplomatie sera oblige bientt de compter avec lui. Un de ses complices, jaloux surtout de sa fortune, crivait la seertairerie d'tat romaine le 17 juin 1845 : Mazzini a trouv en Angleterre des personnes qui ne seraient pas loignes d'avancer de l'argent pour une expdition en Italie, si on pouvait leur donner des preuves certaines que pour cette expdition l'on a des hommes rsolus et en nombre, et si on leur prsentait un plan qui et des chances plausibles de succs. En consquence d cela, on a crit Ardono en Espagne et Morandi de Modne, actuellement en Grce, tous les deux hommes entreprenants et hardis, le dernier surtout, qui est li avec tous les rvolutionnaires grecs et a fait longtemps le mtier de pirate. Ardono, pimontais, trs-bon officier, jouit d'une trs-grande autorit sur tous les italiens rfugis en Espagne et a des relations trs-tendues avec le parti ultra-rvolutionnaire espagnol. ^ Et Mazzini, dans une lettre un des siens, crivait lui-mme : Je n'ai pas encore pu terminer la cration du- fonds national ; il s'y mle une certaine affaire qui demande un prospectus et une criture en chiffres pour les italiens, que je n'ai pas encore pu mener bonne fin. Mais ce retard ne se prolongera pas beaucoup, et je vous enverrai bientt une circulaire manuscrite. De cela dpend toute la question ; si je russis runir des fonds, comme j'en ai toutes les probabilits, nous serons suivis par d'autres et nous agirons. Sinon, qui peutesprer de lutter, aid seulement de son influence morale, et de dominer

l'anarchie du parti ? Cette anarchie, dj grande avant les derniers vnements, est maintenant gnrale, ainsi qu'on me l'crit; le parti devient toujours plus nombreux ; il n'y a point de proportion entre 1841 et 1845. J'enverrai bientt une proclamation aux suisses sur le trafic qu'ils font de leurs hommes. J'ai publi dans la Revue de Westminster un long article sur les tats du pape. Ici et en Amrique, la propagande en faveur de notre cause continue trs-activement et avec, grand succs. J'ai des promesses formelles de coopration. Biencoli 't

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Andreoni exploreront mieux que ne l'ont fait jusqu'ici les autres ce qui pourra se faire Alger et sur le littoral qui regarde l'Italie (1).

On vit bientt en effet, le 31 janvier 1846, le Vorort suisse demander le rappel des rgiments suisses de Naples et de Rome, Charles-Albert se poser, dans une grande revue de l'arme pimontaise, comme la grande pe d'Italie, sous les ordres des socits secrtes, et ces socits elles-mmes prluder de toutes parts par l'agitation et tous les genres de rumeurs la grande catastrophe qu'elles prparaient. Ce fut alors, le 1 juin 1846, que mourut Grgoire XVI, et que quinze jours aprs, le 16 juin, le conclave lut pour lui succder le cardinal Masta, archevquevque d'imola, qui prit le nom de Pie IX. Mais ici il faut interrompre le rcit des attentats contre la papaut pour raconter le grand branlement europen qui partit de Paris aux journes de fvrier 1 8 4 8 .ER

V . L A RVOLUTION

DE 1 8 4 8

Ainsi que nous l'avons dit, les proccupations dynastiques avaient fini par absorber toute l'activil du gouvernement de Juillet. Tout l'appui qu'il avait donn la Rvolution cosmopolite s'tait born au mmorandum, l'occupation d'Ancne et rtablissement de gouvernements semblables lui-mme en E s pagne et en Portugal (2). Dirige souverainement, partir de 1840, par Guizot (3), la royaut constitutionnelle entra de plus en plus(1) L'Eglise romaine en face de la Rvolution, tome II, p. 392 et suiv.

(2) A la page 2ll> on aura remarqu le rle jou par la Maonnerie eu Espagne au profit do l'infant don Franois d'Assise. Quant au Portugal, on trouvera dans la Chane d"Union de 1872 (p. 582 et suiv.) des dtails sur le rloqu'ello a jou dans les vnements de ce pays et spcialement dans la rvolution qui amena l'acte de 1834 et le renversement du souverain lgitime don Miguel. (3) Loui3 XVIII, dans les soires qui portent son nom, avait ainsi trac) son portrait : C'est un bon original, point sot, mais quo les libraux vers lesquels son ambition se porte lvent au-dessus de sa valeur; ils no le connaissent pas aussi bien que moi. Ses ides sont au fond tournes au despotisme, et si jamais il peut arriver, je conseille tout ce qu'on FraDce on appelle libert, progrs, de se bien garder de lui. Je sais ce qu'il m'a conseill Gand : ce n'tait ni de la tolrance, ui du libra-

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en l u t t e a v e c l e s lments rvolutionnaires. En 1845, l e marchal Soult dfendit tous les militaires de s'affilier aux loges. Les autorits maonniques, ayant leur tte le duc Decazes en s a qualit de souverain commandeur du rit cossais et une commission spciale du Grand-Orient, firent des dmarches pressantes ,pour obtenir la rvocation de cet ordre (1). Elles furent inutiles et vinrent ajouter l'irritation grandissante des loges contre LouisPhilippe (2). Bientt arriva pour lui ce qui s'tait produit contre Napolon en 1809. Devenu instrument inutile, son renversement fut dcid par les comits directeurs des socits secrtes. Comme la veille de toutes les grandes commotions publiques, un grand convent maonnique fut tenu en 1847. Plusieurs convents de maons l'avaient prcd Rochefort, Heidelberg, o furent nomms les dputs. Il se runit Strasbourg, ville si chre aux loges, et si propre runir les missaires de la France, de l'Allemagne, de la Suisse. Nous allons citer, dit Eckert, les noms des personnages les plus minents q u i y prirent part. Ces noms nous ont t communiqus de Berlin p a r la source la plus digne de foi, et, s'il est besoin, nous produirons la liste tout entire. C'tait pour la France : Lamartine, Crmieux, Cavaignac, Caussidire, Ledru-Rolln, L. Blanc, Proudhon, MarTast, Marie, Vaulabelle, Vilain, Flix Pyal ; et pour l'Allemagne : Fickler, Hecker, Herwegh, de Gagern, Bassermann, Ruge, Blum, Feuerbach, Simon, Jacobi, Ritz, Welker, Herckscher, etc., etc. C'est l et entre ces hommes qu'il fut arrt qu'on commencerait par maonniser tous les cantons suisses, et, cette base d'opration dgage de toute entrave, que l'explosion se ferait en mme temps dans toute l'Europe (3). La Suisse, en effet, commena presque aussitt aprs par la destruction du Sunderbund et de toutes les autonomies cantonales, et par la rpublique une et indivisible qui mettait toutes les forces helvtiques entre les mains des socits secrtes. La rvolution sociale ainsi consomme au centre de l'Europe, avec l'approbation et l'aide de l'Angleterre et des autres gouver(1) V . le journal maonnique l'Orient de 1845 cit par Amant Nect, la Franc-

maonnerie, 1.1, p. 76.(2) Dacs une notice sur le F.*. Astier (Paris, Guillemot, 18L6) on voit comment ds 1835 le Grand-Orient refusa de soutenir ce frre dans une lulto qu'il avait engage ipour empcher les loges de Paris de prendre une attitude hostile la dynastie,

(3) la Franc-maonnerie, par Gyr, p, 3Q3,

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nemenls, l'insu et malgr les peuples, l'ruption clata partout avec une simultanit inexplicable sans la conspiration maonnique, et l'Europe, saisie d'pouvante, se rveilla le 24 fvrier au milieu d'un volcan dont Paris, le cratre principal, versait do toutes parts ses torrents de lave. Ce fut dans les rangs mmes de la Franc-maonnerie que furent organiss les banquets rformistes, qui donnrent le signal de l'explosion. Ses cinq chefs, dit Eckert, en apparence de partis diffrents, taient cinq matres des loges parisiennes : MM. Vitet, de Morny, Berger, L. de Malleville, Duvcrgicr de Hauranne, et peine celui qui marchait leur tte, (l'illustre maon des trinosophes), Odilon Barrot, et-il t appel la prsidence d'un nouveau ministre, qu'il commanda aux troupes de cesser le combat et la rsistance, malgr le serment de fidlit qu'il venait de jurer de nouveau Louis-Philippe, et que la rpublique fut proclame par le chef du gouvernement provisoire, autre maon illustre. La Franc-maonnerie s'empressa d'applaudir la rvolution. Le 10 mars 1848, le suprme cons*cil du rit cossais allait fliciter le gouvernement provisoire, et Lamartine lui rpondait : Je suis convaincu que c'est du fond de vos loges que sont mans, d'abord dans l'ombre, puis dans le demi-jour et enOn en pleine lumire, les sentiments qui ont fini par faire la sublime explosion dont nous avons t tmoins en 1789, et dont le peuple de Paris vient de donner au monde la seconde et, j'espre, la dernire reprsentation, il y a peu de jours.

A son tour, le 24 mars, une dputation du Grand-Orient, ayant sa tte le F . \ Bertrand, ancien prsident du tribunal de commerce et reprsentant du grand matre, haranguait en ces termes le gouvernement provisoire, reprsent par deux de ses membres et par son secrtaire gnral, les F F . - . Crmieux, Garnicr-Pags et Pagnerre, tous trois revtus de leurs insignes maonniques : Citoyens, le Grand-Orient de France, au nom de tous les ateliers maonniques de sa correspondance, apporte son adhsion au gouvernement provisoire. La Maonnerie franaise n'a pu contenir l'lan universel de ses sympathies pour le grand mouvement national et social qui vient de s'oprer. Les francs-maons ont port de tout temps sur leur bannire ces mots : Liber l, gaille, fraternit; en les retrouvant sur le drapeau de

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la France, ils saluent le triomphe de leurs principes et s'applaudissent de pouvoir dire que la patrie tout entire a reu par vous la conscration maonnique... Quarante mille frres maons, rpartis dans plus de cinq cents ateliers, ne formant entre eux qu'un mme cur et qu'un mme esprit, vous promettent ici leur concours pour achever l'uvre de rgnration si glorieusement commence. Que le grand architecte de l'univers vous soit en aide !

Et le F . ' . Crniieux, au nom du gouvernement provisoire, rpondait : Citoyens et frres du Grand-Orient, le gouvernement provisoire accueille avec empressement et plaisir votre utile et complte adhsion. Le grand architecte de l'univers a donn le soleil au monde pour l'clairer, la libert pour le soutenir ; le grand architecte de l'univers veut que tous les hommes soient libres ; il nous a donn la terre en partage pour la fertiliser, et c'est la libert seule qui fertilise. (Oui, oui 1) La Maonnerie n'a pas, il est vrai, pour objet la politique ; mais la haute politique, la politique d'humanit, a toujours trouv accs au sein des loges maonniques. L, dans tous les temps, dans toutes les circonstances, sous l'oppression de la pense comme sous la tyrannie du pouvoir, la Maonnerie a rpt sans cesse ces mots sublimes : Libert, galit, fraternit ! et c'est pour cela que dans tous les temps, heureux ou malheureux, la Maonnerie a trouv des adhrents sur toute la surface du globe. Il n'est pas un atelier qui ne puisse se rendre cet utile tmoignage qu'il a constamment aim la libert, qu'il a constamment pratiqu la fraternit. Oui, sur toute la surface qu'claire le soleil, le franc-maon tend une main fraternelle aux francs-maons ; c'est un signal connu de tous les peuples. (Applaudissements.) Eh bien ! la Rpublique fera ce que fait la Maonnerie ; elle deviendra le gage clatant de l'union des peuples sur tous les points du globe, sur tous les cts de notre triangle ; et le grand architecte, do l'univers, du haut du ciel, sourira cette noble pense de la Rpublique, qui, se rpandant de toutes parts, runira dans un mme sentiment tous les citoyens de la terre LA RPUBLIQUE EST DANS LA MAONNERIE,

Citoyens et frres de la Franc-maonnerie, vive la Rpublique !

Les journes de fvrier furent suivies par une explosion universelle. Le 13 mars, Vienne est en combustion. Le soutien de LouisPhilippe, Metternich, est renvers.

LA GUERRE A LA PAPAUT

Le 18, barricades Berlin, effroyables commotions, en attendant le parlement allemand, o le prsident Gagern proclamera la souvcraincrainet.du peuple. Le mme jour, explosion terrible Milan. Le 20 mars, rvolution Parme. Le 22 mars, rpublique Venise. Avant la fin du mois, Naples, la Toscane, Rome, sous le souffle de l'envoy de Palmerston, lord Minto, et le Pimont avaient leurs constitutions parlementaires, en attendant la rpublique Rome, avec Mazzini et Salicetti, Florence, avec Guerrazzi et Monlanclli ; et le Pimont marchait contre l'Autriche. Ce fut, en Italie, comme un vent imptueux, dit Zeller, tombant sur un brasier; des Pyrnes la Vislule, ajoute le traducteur d'Eckert, la Rvolution a agit son poignard sanglant et sa torche incendiaire. La Rpublique universelle, prpare par Mazzini et la JeuneEurope, semblait devoir triompher partout. Mais le mouvement tait prmatur. L'Autriclie et la Russie eurent facilement raison de ces tentatives, malgr l'appui que le roi Charles-Albert de Sardaigne leur donna. La dynastie prussienne elle-mme ne voulut pas, pour cette fois, de la couronne impriale, que lui offrait l'assemble de Francfort. En France, les journes de mai et do juin amenrent une raction conservatrice, qui, jointe leurs autres checs, firent comprendre aux habiles meneurs des socits secrtes que conserver la rpublique en France tait faire reculer considrablement leur uvre en Europe. Une dictature, une forme nouvelle de la Rvolution conservatrice, leur convenait mieux pour l'heure prsente. Il fallut reprendre les projets profonds et la tactique plus sre de la Haute-Vente romaine. Nous verrons dans le chapitre suivant cette nouvelle phase de la Rvolution. Pour achever celui-ci nous avons drouler les tapes successives de la grande lutte engage Rome contre le pouvoir temporel et le doux pontife qui avait succd Grgoire XVI.

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VI.

LE PREMIER ASSAUT LIVR AU POUVOIR TEMPOREL DES PAPES

Homme de foi, de prire, de travail, de vertu et de science, d'une bont ineffable, d'une candeur et d'une amnit vraiment clestes et qui se peignait dans tous ses traits, Pie IX joignait une droiture et une charit qui ne souponne pas le mal, comme parle l'aptre, une fermet d'me et de conscience que rien n'est capable de faire dvier de la ligne du devoir connu. Avec d'aussi minentes qualits, il ne pouvait songer, pontife-roi, qu' faire le bien de ses tats et ramener par la libert vraiment chrtienne et les peuples et les rois la vrit et la pratique des vertus qui, en prparant la vie ternelle, peuvent seules faire le bonheur ici-bas ; et il y serait parvenu, avec l'aide de Dieu, sans aucun doute, pour peu qu'il y et eu de bonne foi dans les meneurs des socits secrtes, de vrai discernement et de science politique dans les conseils des rois. Mais au point o en taient les hommes et les choses, les vertus et les qualits mmes du souverain pontife, sous les desseins et les trames de la perfidie et de la trahison, ne pouvaient que se retourner contre le saintsige lui-mme. Ds l'exaltation mme du nouveau pontife, il fut acclam d'un bout du monde l'autre, comme le pape si longtemps dsir, le restaurateur de la libert et le librateur des peuples. A Rome, en France, en Allemagne, en Angleterre et jusque dans les rpubliques de l'Amrique, on exaltait ses vertus, on proclamait son libralisme, on multipliait son buste et son portrait, on l'imprimait, on l'talait jusque sur les chles et les foulards. On dressait Rome des arcs-de-triomphe chacun de ses pas ; on applaudissait avec un enthousiasme inou chacune de ses paroles ; on le couvrait de vivat et de fleurs ; jamais on n'avait vu de telles dmonstrations et des ovations aussi universelles. Un mois aprs son lection, de l'avis d'une commission de cardinaux, le pape avait donn le clbre dcret de l'amnistie. Les condamns politiques taient gracis par cet acte de clmence spontane, condition de donner leur parole d'honneur qu'

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LA GUERRE A LA PAPAUT*

l'avenir ils seraient fidles leur souverain lgitime. taient excepts de ce bienfait les prtres, les employs et les militaires dont le crime tait plus grand ; mais on pouvait esprer qu'ils recevraient avec le temps un pardon successif. Cet dit fut affich le soir aux coins des rues ; les curieux le lisaient haute voix la lueur des moccoletti. La nouvelle s'en rpandit immdiatement dans la ville et y rveilla un enthousiasme difficile dcrire. Le peuple romain courut au Quirinal avec des flambeaux et remplissait l'air des cris joyeux: Viva Pio nonof jusqu'au moment o le pape parut au balcon de son palais pour lui donner la bndiction. Le lendemain, Pie IX, allant au Monte-Citorio, l'glise des lazaristes qui y clbraient la fte de leur fondateur, fut reu avec un enthousiasme encore plus grand, tellement qu'on dtela ses chevaux pour traner sa voiture bras. Cette multitude d'hommes criant, de femmes agitant leurs mouchoirs, cette vivacit italienne perant dans les gestes et dans les regards, ces fentres pavoises de dames, formaient un coup-d'il enchanteur (1). Un mois aprs, le 19 aot 1846, Pie IX promettait, et le 19 avril 1847, il ordonnait la convocation des dputs de toutes les provinces de l'tat pour les consulter sur les affaires publiques. C'tait laconsultede l'Etat, ancienne institution des papes, renouvele et adapte aux progrs du jour. Cette consulte devait, selon la loi du 15 octobre 18-47, qui la rgularisait, tre prside par un cardinal, qui pouvait se faire remplacer par un prlat. Chaque province donnait un dput, Rome excepte, qui en donnait quatre, et Bologne deux ; le nombre total tait de vingt-quatre. Les communes envoyaient une liste de trois personnes aux conseils de province ; ceux-ci en transmettaient une aussi de trois personnes au pape, et le pape choisissait l'une d'elles pour membre de la consulte. Une fortune territoriale, industrielle ou commerciale, un grade lev dans les sciences, un diplme d'avocat, un emploi communal ou provincial confraient le droit d'tre lu ; le mandat dconseiller durait cinq ans ; ils taient renouvels tous les ans par un cinquime sortant. La consulte tait divise en cinq sections : lgislation, finances, intrieur, arme, travaux publics et prisons. Les affaires importantes taient examines par les sections runies. La consulte devait donner son avis sur tous les projets(1) Lubionski, Guerres et rvolutions d'Italie en iSi8 et en i8i'J, p . 57.

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de loi et sur les affaires temporelles du pays, sans ovoir le droit d'iniliative. Il lui fallait attendre que ces affaires fussent portes sa connaissance par son prsident ou par l'un des ministres. Vin,'t-quatre auditeurs formaient une ppinire de jeunes gens capables de servir l'tat dans les emplois levs ; et pour qu'il n'y et aucune quivoque, ds leur premire audience le saintpre leur dclara qu'il les avait convoqus pour connatre les besoins et les vux de ses sujets, et qu'il entendrait volontiers leur avis, pour consulter ensuite les cardinaux et sa propre conscience ; qu'il avait dj fait et qu'il ferait encore son possible pour le bien public, sans diminuer en rien le pouvoir papal dont il avait reu, comme roi, et sous le rapport temporel mme, la plnitude en dpt, de ses prdcesseurs, comme garantie du pouvoir spirituel institu par Dieu lui-mme, et qu'il devait transmettre intacte ses successeurs, dans les intrts mmes de toute la chrtient. Rien n'tait plus sage qu'une telle ordination ; au milieu des ruines des trnes croulants de toutes parts sous les coups des socits secrtes, elle maintenait la vritable ide de la monarchie paternelle, et en sauvegardant l'indpendance du pouvoir spirituel, monarchique lui aussi, elle renouait les temps nouveaux aux anciens et conciliait l'un et l'autre pouvoir avec tous les intrts des peuples et avec toutes les vraies liberts. Aussi fut-elle reue avec une reconnaissance gnrale, et les conseillers qu'elle venait do recrer furent-ils reconduits en triomphe, dans les magnifiques quipages fournis par la noblesse, de l'audience papale l'glise St-Pierre et la salle de leurs sances au Vatican. Ds lors se succdrent, et presque sans interruption, les manifestations populaires qu'il est inutile de dcrire une une ; car elles se ressemblaient trop. Mais, hlas ! ces jours devaient tre courts ; et dj le serpent des socits secrtes tait cach sous ces fleurs, ajoute l'historien polonais dont nous analysons le rcit. Les manifestations populaires au Quirinal n'taient pas seulement l'lan d la reconnaissance nationale et catholique, elles taient aussi l'uvre d'une conspiration tnbreuse qui voulait endormir les princes italiens surtout par l'encens de la flatterie, et obtenir d'eux toutes les concessions possibles, pour en faire contre euxmmes et contre leurs peuples des armes destructives. Ainsi en avait agi la Maonnerie contre l'infortun Louis XVI ; ainsi avaitelle fait au commencement du rgne de Ferdinand II de Naples.

LA GUERRE A LA PAPAUTE

La foule impressionnable et lgre rptait alors ces loges, comme elle a redit depuis les plus noires calomnies. Bientt on put s'apercevoir que les bandes qui se rassemblaient au Quirinal ne suivaient plus le sentiment de la reconnaissance et du dvouement au saint-sige ; mais qu'elles obissaient une impulsion secrte, qu'elles avaient une organisation occulte et des chefs reconnus. On pouvait donc facilement prvoir que les acclamations et les vivat ne tarderaient pas se changer en exigences et en vocifrations tumultueuses. C'tait d'ailleurs pour les artisans et les journaliers de bonne foi une perte de temps et une interruption de travaux qui ne pouvaient que favoriser l'oisivet et le far-nieiile, si naturels aux peuples des pays chauds. Aussi le saint-pre fit-il un motu proprio pour engager le peuple cesser ces rassemblements, revenir a l'conomie et au travail; et il ordonnait que l'argent recueilli pour de pareilles fles ft dpens au profit des pauvres. Mais les agents de Mazzini taient dj partout, et c'est lui qui, dans son dernier manifeste aux amis de l'Italie, novembre 1846, venait de leur recommander le contraire : Profitez, leur disait-il, de la moindre concession pour runir les masses, ne ft-ce que pour tmoigner de la reconnaissance. Des ftes, des chants, des rassemblements, des rapports nombreux tablis entre les hommes de toute opinion, suffisent pour faire jaillir des ides, donner au peuple le sentiment de sa force et le rendre exigeant. La difficult n'est pas de convaincre le peuple : quelques grands mots, libert, droits de l'homme, progrs, galit, fraternit, despotisme, privilges, tyrannie, esclavage, suffisent pour cela ; le difficile, c'est de le runir. Le jour o il sera runi sera lo jour de l're nouvelle...

Or, il y avait alors Rome un homme du peuple qui avait pour nom Angelo Brunotti et pour surnom Cicervacchio. A la finesse italienne il joignait la force du poignet et la rudesse des manires; il avait commenc par tre charretier, puis tait devenu marchand assez riche, sans quitter ses habitudes plbiennes. Une bienfaisance bruyante lui avait acquis une certaine popularit, et les socits secrtes, auxquelles il appartenait depuis longtemps, avaient profit de son crdit pour en faire un tribun du peuple et tourner contre le pape les transtvrins, jusque-l si dvous au saint-sige. Cicervacchio donnait le mot d'ordre des rassemblements; il tait l'ordonnateur des ftes, et faisait prparer les (leurs, les flambeaux,

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les drapeaux et tout ce qui tait ncessaire pour de pareilles crmonies ; il prsidait les banquets populaires qui commenaient devenir la mode. Les doctrines des socits secrtes, les flatteries de leurs chefs, l'oisivet, l'ambition et l'ivrognerie corrompirent progressivement cet homme et en pervertirent une foule d'autres qui devinrent, ainsi que lui, les instruments aveugles des plus noirs complots et des plus horribles forfaits. Les grands seigneurs et la haute bourgeoisie de Rome ne furent point trangers cette corruption. Il tait de mode de l'inviter dans les palais du haut parage ; on voulait s'assurer les bonnes grces du tribun ; il affectait au milieu mme de ses minents flatteurs les allures de charretier, et posait firement au milieu d'eux avec sa veste et son costume court. C'tait en cela mme plutt qu'en son loquence, tout fait nulle, que consistaient son influence et sa force. Cependant les socits secrtes mettaient toutes leurs voiles au vent pour complter dans Rome mme leur organisation ; leurs runions publiques ou clubs se tenaient dans les cafs, les intimes ou clandestines pour les meneurs seuls dans des lieux particuliers. Chaque club ou vente en avait un plus mauvais et plus bas au-dessous de lui ; de manire que le premier, le cercle romain ou des marchands, runissait l'lite de la socit, tandis que le dernier, o se commettaient d'abominables crimes et d'excrables sacrilges, touchait aux limites de l'enfer, dit le comte Lubienski. Des missaires de la haute propagande maonnique taient accourus de toutes parts pour acclrer le mouvement, et Palmerston avait envoy lui-mme, pour les diriger et les soutenir comme agent officieux du gouvernement anglais, ce lord Minto si cher au parti rvolutionnaire partout o il a pass. Tous les frres et amis de Rome l'avaient reu avec enthousiasme, et faisaient oublier leur peuple le chemin du Quirinal pour lui donner des srnades ; il trnait au cercle populaire et aux bureaux du Contcmporaneo, recevait Cicervacchio avec courtoisie et faisait mme des vers pour son filsCieervacchietto. Nous-mme, dans la basilique de St-Pierre, nous l'avons vu debout en habit rouge, derrire Rossi, alors reprsentant de Louis-Philippe, genoux, dans la tribune des ambassadeurs, aux solennits de Nol 18i7, pendant que Pie IX clbrait le grand sacrifice catholique, puis, la messe acheve, causer longtemps encore avec un autre, ct de l'autel et de h Confession de saint Pierre, comme au milieu de la rue.

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L GUERRE A LA PAPAUT

L'agitation populaire tait grande partout, et partout la terreur raccompagnait comme l'ombre suit le corps au soleil. Quelqu'un qui m'est bien connu ayant fait observer au pape, qui dans sa bont l'accueillait avec bienveillance, le travail de perversion qu'opraient parmi le peuple la propagande, les missaires et les clubs-cafs des socits secrtes, il entendit sortir de la bouche du souverain pontife, ple et mu, celle accablante rponse: Q u e voulez-vous que je fasse ? J'ai fait reconduire aux frontires des Etats 'pontificaux les missaires trangers ; je voulais faire metire au chteau St-Ange ceux de mes tats, et pas un de mes ministres n'a voulu signer l'ordre d'arrestation ; tant tait grande l'pouvante ! Tous prfraient donner leur dmission, et quand il faisait appel k d'autres, il tait oblig souvent de descendre aux supplications, et recevait pour rponse des personnages les plus influents : Je ne puis, saint-pre, j'y perdrais ma popularit. Il n'y avait d'empresss autour du pontife-roi, et pour le dpouiller plus aisment de sa royaut, que les membres des socits secrtes ou leurs protgs, de qui elles pouvaient tout attendre en ce genre. Il tait peu de palais ou de grands hlels en ce lemps-l, o les dames mmes ne rptassent ce qu'elles entendaient tous les jours dire autour d'elles : faudrait que le pape se dcidt se contenter du spirituel, et laisser gouverner le temporel par nos maris ! Eux aussi suivaient sans s'en douter les instructions de Mazzini crivait : Dans les grands pays c'est par le peuple qu'il faut aller la rgnration ; dans le ntre, c'est par les princes; il faut absolument qu'on les mette de la partie. Le concours des grands est d'une indispensable ncessit pour faire le rformisme dans un pays de fodalit. Si vous n'avez que le peuple, la dfiance natra du premier coup ; on l'crasera. S'il est conduit par quelques grands, les grands serviront de passe-port au peuple. L'Italie est encore ce qu'tait la France avant la Rvolution; il lui faut donc ses Mirabeau, ses Lafayette et tant d'autres. Un grand seigneur peut tre retenu par des intrts matriels, mais on peut le prendre par la vanit ; laissez-lui le premier rle tant qu'il voudra marcher avec vous. Il en est peu qui veuillent aller jusqu'au bout. L'essentiel est que le terme de la grande Rvolution leur soil inconnu. Ne laissons

jamais voir que le premier pas faire. Un roi donne une loi plus librale, applaudissez en demandant celle qui doit suivre ; le ministre ne montre que des intentions progrs tistes, donnez-lc pour modle ; un grand seigneur affecte de bouder ses privilges, mettez-vous sous sa direction ; s'il veut s'arrter, vous

tes

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temps de le laisser, il restera isol et sans force contre vous, et vous aurez mille moyens de rendre impopulaires ceux qui seront opposs vos projets. Tous les mcontentements personnels, toutes les dceptions, toutes les ambitions froisses peuvent servir la cause du progrs en leur donnant une bonne direction.

C'tait tout cela qui s'excutait Rome et la lettre. La terreur ou le manteau des Autrichiens, crainte ou stupide confiance, paralysaient les uns ; l'ambition, l'hypocrisie, toutes les passions mauvaises activaient les autres ; et l'excellent pontife, malgr ses qualits sublimes, son intelligence des choses et son bon vouloir, press par le mmorandum, les promesses de son prdcesseur et les maons envoys des puissances, ne pouvait, quoi qu'il fit, que succomber la peine. Il avait commenc par l'amnistie, demande par les ministres de toutes les couronnes, et promise expressment par Grgoire XVI, et malgr toutes les prcautions et les limites apportes, la double reconnaissance par les amnistis de la lgitimit du pouvoir royal du pontife, exige sur l'honneur, malgr la pression de l'Autriche en particulier pour obtenir cet acte (1), il tait hautement blm par les premiers, accus mme par plusieurs, et les amnistis ne lui baisaient la main, la sainte table mme, que pour le trahir, comme Judas, par un baiser. Une loi avait, le 7 juillet 1847, cr la civique ou garde n a tionale ; elle appelait tous les romains et les trangers domicilis Rome en faire partie ; elle n'en excluait que les ouvriers, les domestiques qui ne s'appartenaient pas eux-mmes, les hommes condamns des peines infamantes, ou connus par leur hostilit au gouvernement. Or les hommes suspects profitrent du tumulte et de leur fraternit maonnique ou carbouarique avec quelques officiers pour y entrer les premiers et paralyser par leur exactitude et leurs menes la bonne volont de tous les autres. Les officiers subalternes taient lectifs, et c'tait parmi les suspects et les ennemis du pontife-roi qu'ils taient lus la plupart ; tandis que les officiers suprieurs, choisis par le gouvernement entre les princes et les grands seigneurs romains, soit crainte, soit entranement, penchaient vers les mmes ides, et les hommes courageux et dvous, trs-utiles s'ils avaient form un corps part, ne pouvaient, sous une pareille direction, que blanchir le spulcre et se dmoraliser eux-mmes au contact des tratres et des poltrons. Les corp(1) Guerres et rvolut. d'Italie, etc., chap. 3 et 4. L'glise Romaine, iiv. 5.

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de garde devinrent mme bientt une cole de rvolte, de corruption et d'impit, o les conspirateurs et les matres de la Carbonara venaient enrler la jeunesse surtout sous leurs drapeaux, et infecter les autres de la contagion de leurs doctrines. Un bataillon d'enfants, nomm Speranza, institution qui devait servir exercer les Romains ds leur plus tendre jeunesse au maniement des armes et les arracher aux dangers de l'oisivet, n'chappa mme pas la contagion ; tout tait mis en uvre pour dtourner de leur but les plus belles penses de Pie IX, et le faire servir luimme, selon le plan depuis longtemps arrt dans les socits secrtes, la conjuration des pervers. La garde nationale, uvre des intrigues et de la pression de Palmerston, ne fut donc qu'un instrument propre pousser le gouvernement pontifical dans la voie des concessions, et incapable de le dfendre, ds qu'il fut oblig de s'arrter. Cicervacchio, escaladant la voiture du pontife et agitant aux yeux de la foule le drapeau aux trois couleurs italiennes, ne criaitil pas : Coragio, santo padre! tandis que M. Thiers, au nom de la France maonnique, faisant cho cet appel du grotesque Mazaniello de la Carbonara, criait son tour du haut de la tribune constitutionnelle: Courage, saint-pre! Si bien s'accordent les socits secrtes rpter le mot d'ordre mazzinien qui manifeste partout l'uvre commune ! Ainsi en fut-il de la consulte. Jamais la philosophie de l'histoire ne pourra expliquer, sans l'intervention et la haute pression des socits secrtes, celte unanime aberration. En moins de dix-huit mois, ce peuple avait reu tous les bienfaits qu'il aurait t heureux d'attendre pendant un sicle entier, et la fivre rvolutionnaire s'en est si totalement empare, dit Crtineau Joly, que les membres de la' consulte d'tat se montrent aussi ardents que la rue poursuivre une chimre. Ils ont besoin, toujours besoin d'pancher la reconnaissance dont leur me dborde en l'honneur du pontife ; mais cette spontanit de gratitude a t dlibre, rdige et mise au net par les avocats de Bologne, quinze jours au moins avant la runion de la consulte, de sorte qu'ils ne sont que les porte-voix d'une reconnaissance en programme, fabrique Bologne pour exciter les passions du peuple Rome. Les conspirateurs chelonnent aussi l'enthousiasme et rglent distance les coups qu'il faut frapper. Mais les clubs et les rassemblements des rues, la garde civique

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et la consulte, en l'tat que nous venons de voir, ne suffisaient pas pour atteindre, avec la clrit qu'on dsirait, le but de la JeuneItalie et de la Carbonara; elles avaient encore besoin d'une presse mensongre pour diriger l'opinion publique, et il fallait pour satisfaire ce besoin l'abolition de la censure" de la presse. La chose tait difficile en face des bulles de Grgoire XVI et des prescriptions sur l'index du concile de Trente. Que fit-on ? On intimida par tous les genres de menaces les censeurs de journaux, hommes de mrite, mais qui manquaient de fermet et de discrtion. Le secret des noms des auteurs de telle ou telle censure n'tait pas gard : ce devait tre l'uvre de la commission tout entire, et non de personne en particulier ; ds que c'tait l'acte d'un individu dont le nom tait bientt divulgu au rdacteur mme du journal censur, qui venait avec menace lui en demander la raison, le poste n'tait plus tenable. Aussi fut-il abandonn de tous, et la censure, oblige de se restreindre aux crits purement religieux, fut-elle bientt impuissante arrter le dbordement universel. On vit partout surgir les plus mauvais journaux. C'taient Rome le Contemporaneo, l'Epoca, Pallas, avec les hommes des socits secrtes pour chefs de la rdaction, sans contrepoids d'aucun autre, et un prtre zl qui voulut en opposer un fut bientt lui-mme poignard en plein jour. Les journalistes de la Carbonara restrent donc tout fait matres. Ils se runissaient de nuit, dit le comte Lubienski dans son histoire, pour lire les chefs de leur parti et pour prendre le mot d'ordre. L, ils se distribuaient les rles en vritables comdiens ou compres. Pallas faisait quelquefois opposition au Contemporaneo ; YEpoca paraissait tre d'un avis diffrent ; mais au fond ils tendaient tous au mme but. C'tait l qu'on inventait, qu'on arrangeait, qu'on se partageait les nouvelles donner au public ou confirmer. C'est l qu'on faisait remplir les lettres blanches qu'on recevait par la poste avec timbre et cachet ; dans l'art de l'invention, les littrateurs italiens ont toujours surpass tous les autres ; et entre les mains des socits secrtes ces engins de mensonge et de sdition crite ne formrent bientt qu'un rseau s'tendant sur toute l'Italie et allant se relier ceux du monde entier pour donner le mot d'ordre aux ventes et aux clubs, tenir les peuples en fermentation et assurer partout la nomination maonnique et le triomphe de ses complots. Ds lors, dit le mme historien, les agents occultes des so-

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cits secrtes, pour faire croire que Pie IX favorisait leurs d e s seins, assigeaient le Quirinal, interceptaient les ptitions et empchaient les audiences qui leur portaient ombrage. Les vux des catholiques suisses du Sunderbund n'ont pu parvenir au pied du trne pontifical ; deux prtres envoys par les cantons fidles n'ont pu franchir le seuil du Quirinal, qui nagures tait accessible tous. Le triomphe de la dmagogie sur les catholiques fut clbr comme une fte par les dmocrates romains ; ils allrent, la torche en main, fliciter le consul suisse de la victoire des protestants... U n e s'agissait pas de libert dans la rpublique suisse, ou plutt c'est la libert religieuse (et la souverainet cantonale) qui furent foules aux pieds par les socits secrtes. Mazzini vint de Londres Berne, Heildren le suivit, un congrs de conjurs y fut convoqu, congrs dont les suites furent bientt visibles (1). Fvrier 1848 vient de les voir clater Paris par la proclamation de la rpublique, et cet appel, la Rvolution en effet s'tait leve partout, Vienne et Berlin, Dresde et Francfort, Milan et Parme. Elle avait dj prlud Naples, Turin, Florence, par une constitution, les 29 janvier, 4 et 17 fvrier 1848; elle la dcida Rome. La formation d'un nouveau ministre avait t laborieuse pour le pape, et, pour n'y pas perdre leur popularit, ceux qui la fin avaient accept avaient dclar ne vouloir entrer en fonction que lorsque Pie IX aurait donn, lui aussi, une constitution ; mais ce ne fut que le 14 mars qu'il la signa. Le pouvoir absolu du pape, dit le comte de Lubienski, tait exprim dans le prambule, mais d'une manire trop peu explicite. Car Rome le pouvoir ne peut pas tre une fiction, le pouvoir excutif seulement du peuple souverain. Le pape n'est roi que parce qu'il est pontife, et pour que sa royaut assure son indpendance ; tant infaillible dans le gouvernement de l'glise, il est vident qu'il ne peut tre sujet de chambres quelconques ou du peuple romain. Les cardinaux formaient un snat indivisible de la personne du pontife souverain et ne comptaient pas dans les chambres politiques. Il tait interdit aux chambres de se mler des questions religieuses et morales, comme elles le font ailleurs par une usurpation manifeste du pouvoir spirituel, et par la plus ridicule et la plus absurde des tyrannies, celle des intelligences(1) Guerres et rvolutions d'Italie, p. 68, 81. Un prtre franais, charg d'un travail par le pape lui-mme et rodemaud par lui, sollicita trois fois la lettre d'audience, attendit uu mois et fut oblig do repartir sans avoir reu, audience.

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et des consciences qui ne sont et ne peuvent tre dpendantes que de Dieu seul, ou de ceux qu'il a videmment, et par des actes que lui seul peut faire, dputs pour ce ministre divin. Et qu'on le remarque bien, c'est l pour les catholiques comme pour les socits secrtes toute la question romaine; et la dignit humaine, la vritable libert, ou toutes les liberts plutt, ne sont et ne peuvent tre que du ct des premiers, tandis que toutes les contradictions et toutes les servitudes marchent ncessairement avec les autres. Le pouvoir dlibrant en matire de lgislation purement civile tait confi deux chambres : le haut conseil, alto consiglio, compos de membres nomms vie par le pape, et le conseil des dputs choisis par le peuple. Pour tre lecteur, il fallait payer 12 scudi ou 64 francs d'impt, tre employ d'une commune ou avoir un grade scientifique. Pour l'entretien du pape, des cardinaux, de la propagande et de tout le gouvernement de l'glise, y compris les lgats l'extrieur, pour la garde, la cour et les palais apostoliques, une faible somme tait inscrite au budget. La censure politique tait abolie, en conservant la censure ecclsiastique. Les romains n'ont su ni observer, ni dfendre cette constitution minemment librale : ils l'ont laiss dchirer par l'anarchie (1). Les socits secrtes ne pouvaient s'en contenter, elles avaient videmment un autre but, la destruction du pontificat royal, du spirituel comme du temporel. Dans le consistoire du 29 avril 1848, Pie IX dut protester contre les actes auxquels la secte rvolutionnaire voulait l'entraner. Aujourd'hui toutefois, comme plusieurs demandent que, runi aux peuples et aux autres princes de l'Italie, nous dclarions la guerre l'Autriche, nous avons cru qu'il tait de notre devoir de protester formellement et hautement dans cette solennelle assemble contre une telle rsolution contraire nos penses, attendu que, malgr notre indignit, nous tenons sur la terre la place de Celui qui est l'auteur de la paix, l'ami de la charit, et que, fidle aux divines obligations de notre suprme apostolat, nous embrassons tous les pays, tous les peuples, toutes les nations dans un gal sentiment de paternel amour... Mais ici nous ne pouvons nous empcher de repousser, la face de(1) Guerres et rvolutions d'Italie, p. 86.

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toutes les nations, les perfides assertions publies dans les journaux et dans divers crits par ceux qui voudraient que le pontife romain prsidt la constitution d'une nouvelle rpublique forme de tous les peuples de l'Italie. Bien plus, cette occasion, nous avertissons et nous exhortons vivement ces mmes peuples italiens, par l'amour que nous avons pour eux, se tenir soigneusement en garde contre ces conseils perfides et si funestes l'Italie. Nous les supplions de s'attacher fortement leurs princes, dont ils ont prouv l'affection, et ne jamais se laisser dtourner de l'obissance qu'ils leur doivent. Agir autrement, ce serait non-seulement manquer au devoir, mais exposer l'Italie au danger d'tre dchire par des discordes chaque jour plus vives et par des factions intestines.

Dj, dans son encyclique de 1846, Pie IX avait signal au monde le travail de l'impit et des socits secrtes et renouvel contre elles les analhmes de tous ses prdcesseurs. Cette allocution, que nous avons trop abrge, sortie du cur du pontiferoi mettait au grand jour et sa position et les embches qui lui taient tendues de toutes parts. Aussi soulcva-t-clle contre lui toutes les colres et les haines des clubs et des ventes multiplis chaque jour dans Rome mme. Les conjurs, dit le comte Lubienski, n voulaient pas plus la guerre que le pape, et ils l'ont bien prouv depuis, lorsque tant au pouvoir ils n'ont pas envoy un seul soldat pour la guerre de l'indpendance ; ils voulaient seulement employer le pape com* me instrument, lui faire excommunier l'Autriche, le compromettre en face de l'Europe, le discrditer aux yeux du peuple (au spirituel comme au temporel), et puis trouver, comme Judas, une occasion pour le trahir et le perdre. L'allocution du 29 avril leur parut une occasion favorable pour acclrer la sdition. Une meute s'organise en ville. Cicervacchio fait sortir la lie du peuple de la fange des rues ; la garde civique ferme les portes de la ville. On crie dans les rues et carrefours, on menace de mort les cardinaux. Le pape appelle auprs de lui les cardinaux Mattei, Lambruschini, Gizzi, Patrizi pour leur sauver la vie ; il envoie le prince Salviati, colonel de la garde civique, pour chercher le cardinal Dlia Gcnga ; le peuple poursuit sa voiture dans les rues coups de pierre. Ce prince va chercher aussi le cardinal Bcrnetti ; la garde civique ne le laisse pas entrer. Le pape y envoie le gnral de la garde civique, le prince Ruspigliosi ; un lieutenant civique lui dsobit ; Son minence ne veut pas quitter son

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palais; ce trait de courage le sauve, car il aurait t tu la porte. Les clubs rassembls dominent dans la ville : le comte Mamiani et le napolitain Fiorentino (ainsi queGaletti, Stcrbini et le moine apostat Gavazzi) se font remarquer par leur loquence rvolutionnaire. Ils veulent forcer le pape rtracter son allocution et se jeter dans une guerre laquelle ils se gardent bien de prendre part eux-mmes. Pour calmer l'orage, Pie IX chargea de composer un ministre un des conjurs qui avait obtenu son pardon, le seul qui ne lui avait pas donn sa parole d'tre fidle, le comte Trence Mamiani, natif de Pesaro et ancien lve du collge romain. Il se nomma ministre de l'intrieur. La seertairerie d'tat pour les affaires trangres fut divise en deux portefeuilles : le cardinal Orioli (qui passait pour agrable la Maonnerie conservatrice) reut la partie spirituelle, et eut bientt pour successeur le cardinal Saglia ; le temporel chut au comte Marchetti, assist d'un certain Catabene, pour donner des passeports aux conjurs ; le prince Doria eut la guerre ; le prince de Regnano, les travaux publics; Galetli, la police. Ce ministre prtendait gouverner l'tat et l'glise au nom du pape, et le comte Marchetti voulut prendre connaissance de toutes les lettres adresses au saint-pre, ainsi que de ses rponses. C'est ainsi qu'on entendait la scularisation des tats romains, en conservant un pape nominal pour mnager la transition la rpublique. Un petit nombre d'lecteurs (les carbonari) profita seul de la constitution nouvelle pour faire le choix des dputs. Les ministres dressrent la liste des candidats pour le haut conseil, et le cardinal Altieri, ayant t charg par le pape d'ouvrir les chambres, Mamiani voulut connatre la veille le discours d'ouverture. T R A H I S O N ! s'cria-t-il, aprs l'avoir lu, je vais rsigner mon portefeuille. Il est possible, rpond son minence, que quelqu'un veuille trahir le pags, mais coup sr ce n'est pas le pape, et je souhaite que la nuit vous porte conseil. Le lendemain le cardinal pronona son discours, et Mamiani conserva son portefeuille ; seulement il pronona un discours o il dit en propres termes : Le pape, assis et ferme dans l'intgrit des dogmes del religion, PRIE, BNIT ET PARDONNE; le saintpre abandonne aux chambres la direction des plus importantes affaires de l'tat. Le programme du ministre promettait en outre des avantages sociaux inous et le salut de l'Italie.

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Le saint-pre rpondit l'adresse des chambres qu'il n'acceptait le programme de Mamiani que dans ce qui s'accordait avec le statut, et que son pouvoir ne se bornait pas pardonner, qu'il avait le pouvoir de lier et de dlier, et qu'il entendait bien garder toute sa libert d'action. Mazzini du reste avait crit: N e laissez jamais le peuple s'endormir hors la sphre du mouvement. Entourez-le toujours de bruit, d'motions, de surprises, de mensonges et de ftes. Que tout cela soit du dsordre. On ne rvolutionne pas un pays avec la paix, la moralit et la vrit. Pour venir nous, le peuple doit tre hors de lui-mme. Et une estafette, partie le 30 juillet au soir de la villa Bonaparte le prince (Lucien Bonaparte tait prsident du conseil des dputs), revint dans la nuit par la porte du Peuple, en apportant la fausse nouvelle d'une victoire remporte par les italiens. On sonne des cloches, on fait vacarme pendant toute la nuit ; mais pendant qu'on chante le Te Deum Saint-Andr dlia Valle, le P. Ventura monte en chaire et s'crie : Mes frres, c'est une mystification atroce ; vous chantez le Te Deum pour la victoire de Radetzki; et la foule sort de l'glise en criant vengeance ! Quelques jours aprs, au commencement du mois d'aot, la chambre se dclare en permanence; elle envoie l'avocat Sturbinetti et le marquis Patcrziani au pape, pour exiger qu'il dclare la guerre l'Autriche. Le pape refuse et ce refus rend furieuse la populace qui attendait le retour des dputs avec des lances et des poignards ; on casse les fentres du cardinal Lambruschini ; on soufflette le ministre Sereni, qui donne sa dmission et qui est remplac par l'avocat Sturbinetti ; et les meutiers traversent la ville avec des torches, les bras nus, en criant : Mort aux prtres ! bas le pape! C'tait un chantillon de Vglise libre dans Vtat libre ; la rpublique rouge ou mazzinienne avanait grands pas. Pie IX, pour en arrter la marche autant qu'il tait en lui, proroge la chambre jusqu'au 15 novembre et charge l'ancien ambassadeur et pair de Louis-Philippe, l'ami de M. Guizot, le comte Pellegrino Rossi, dformer un nouveau ministre. Rossi tait n Carrare, s'tait attach Murt en 1815 lorsqu'il envahissait les tals romains, tait pass Genve, puis Paris eu 1830, et avait t naturalis franais. Le pape le naturalisa sujet romain. Rossi sur les instances du duc d'IIarcourl, nouvel ambassadeur de France, oi du P. Vaure, cordelier franais, accepta la charge qui lui tait

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offerte; il prit pour lui le ministre de l'intrieur et provisoirement les finances et la police. Il avait plus de fiert qu'il ne convient un chrtien, dit Lubienski, entour qu'il tait de gens moins capables que lui, oisifs, voleurs de deniers publics, etc.; il comptait beaucoup d'ennemis et peu d'amis. Dvou du reste au chef de l'glise par patriotisme italien et par un sentiment religieux qui ne s'tait jamais teint dans son cur, et qui s'tait ranim Rome au milieu des ruines du monde, il disait que pour arriver jusqu'au pape il faudrait lui passer sur le corps. Il n'en fallait pas tant pour exciter contre lui toutes les haines de la Carbonara, qui le regardait comme un tratre ; et pendant qu'une srie d'articles violents taient publis contre lui par Sterbini dans le Contemporaneo, le prince Canino, le comte Mamiani, le docteur Sterbini se rendaient au congrs scientifique de Turin, dont les assembles taient depuis longtemps le prtexte des conciliabules de la conspiration, dit encore M. Lubienski c'est au retour de ce congrs, dans une maison de Florence ou de Livourne, que la mort de Rossi fut dcide. Il fut jug, condamn selon la jurisprudence des socits secrtes, et le 15 n o vembre 1848 fut choisi pour l'excution. Mazzini, dans une lettre qui fut publie, dclare que cette mort est indipensable. Dans un des clubs de Rome on choisit et l'on tira au sort les assassins qui devaient aider au meurtre de Rossi, et l'auteur principal de ce crime s'exera dans un hpital sur un cadavre donner le coup mortel. Le 15 novembre donc, Rossi, aprs avoir rpondu aux avertissements reus de toutes parts et qui lui annoncent le danger qui le menace : La cause du pape est celle de Dieu, se rend la chancellerie pour l'ouverture de la chambre ; il pense au discours qu'il va prononcer et dont le manuscrit a t conserv. Il devait y rappeler les bienfaits de Pie IX et du clerg, qui venait d'accorder sur ses biens quatre millions de scudi, rendre compte des finances qui, malgr les deux millions de papiers laisss par Mamiani, ne portaient l'impt qu' trois scudi par tte, tandis qu'en France il tait neuf et en Angleterre dix, annoncer enfin les prosprits futures qu'assuraient Rome la richesse de son territoire, sa position entre deux mers et enfin le gouvernement de Pie IX. Tout coup peine descendu de voilure et montant les premiers degrs du palais, il est frapp par derrire d'un coup de poigne de dague, et au moment o il se tourne pour voir qui l'a heurt,

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l'assassin lui plonge le poignard dans la gorge, lui coupe la veine carolide, cl se relire en disant ses complices qui l'entourent: E fallo ! c'est fait! Garde civique, carabiniers, chambre des dputs, tout reste immobile. Ou acclame le nouveau Brutus, et les assassins impunis, aprs avoir promen en triomphe dans les rues de Borne! jusque sous les fentres de la veuve de Rossi le poignard teint de son sang et couronn do fleurs, au chant de Benedclta la mano cite Rossi pugnalo ! Bienheureuse la main qui poignarda Rossi! vont l'exposer, au caf des Beaux-Arts, la vnration du public de ce premier des clubs. Rome appartient la Carbonara ; les honntes gens sont en fuite ou cachs ; le souverain pontife est assig dans son palais par les amnistis de ISG, qui, aprs lui avoir, malgr leurs serments, arrach le diadme, demandent encore en 1818 sa tte et la fin de la papaut. Mais plus heureux que Louis XVI, le doux et saint pontife s'est soustrait par la fuite leur fureur, et second par les ambassadeurs de Bavire et de France, il est arriv Gale, o le roi de Naples est venu le recevoir avec le dvouement d'un petit-fils de saint Louis (1). Cependant le moment favorable tait pass pour les sectes en Franco.

X V I . L'EXPDITION ROMAINE DE 1 8 1 9 . LOUIS-NAPOLON ET PALMEHSTON.

Une assemble constituante s'est runie, reprsentant vraiment la France catholique dans sa majorit et dtermine soutenir le pape et comprimer le Carbonarisme italien. Dj les gnraux qui en font partie ont, la tte de la garde nationale et de l'arme, ccras aux journes de juin les hordes du mazzinisme franais insurges contre elle pour la dissoudre et ramener 9 3 ; et ds le mois de septembre, deux mois avant l'assassinat de Rossi,(lj Voyez Guerres et rvolution d'Italie, par Lubicn^ki, ch. 12 et 13. L'glise Romaine en fticr dr. la rvolution, tome II, livre :>. D'Arlincourt, L'Italie rouge. Histoire de la rvolution de Rome, par Daloydier.

EXPEDIT. ROMAINE DE 1849, L.-NAPOLEON ET PALMERSTON 301

le gnral Cavaignac, chef du ministre provisoire, avait arrt d'assister le souverain pontife et en avait propos la mission M. de Corcelles. Aussi, peine cet assassinat fut-il connu que l'ordre fut expdi par le tlgraphe Toulon de runir une escadre, d'embarquer 3,500 soldats d'lite avec une compagnie de gnie et une batterie. Trois jours aprs M. de Corcelles partait avec elle, avec l'amiral Trhouart et le gnral Mollire. Aucune nation, ajoute M. de Corcelles, ne pouvait alors offrir au saintpre un secours plus prompt et plus significatif. Il est vrai qu'il n'tait autoris, dit-il lui-mme, intervenir dans aucune des questions politiques qui s'agitaient Rome... La rpublique, lui disait-on dans ses instructions, mue par un sentiment quiEST UNE VIEILLE TRADITION POUR LA NATION FRANAISE, Se

porte au secours de la personne du pape ; elle ne pense pas autre chose. Quelques jours aprs, le 30 novembre, Cavaignac, prsident du conseil, soumettait l'Assemble la mesure prise ; Dufaure, son collgue au ministre de l'intrieur, disait en la dfendant : Ce que nous croyons, c'est que le pape est le chef de tout le Catholicisme, parce qu'il est le guide des guides de notre conscience ; c'est qu'il importe la France, comme toutes les nations chrtiennes, d'assurer, non-seulement la sret personnelle, mais la libert morale, la libert d'action du souveriin pontife. C'est ce but, selon nous, que l'Assemble doit tendre ; et l'Assemble adoptait, la majorit de 480 voix contre 63, celles de Ledru-Rollin et de la Montagne, l'ordre du jour suivant, propos par M. de Trveneuc : L'Assemble, approuvant les mesures de prcaution prises par son gouvernement pour assurer la libert du saint-pre, et se rservant de prendre une dcision sur des faits ultrieurs encore imprvus, passe l'ordre du jour. Arriv Gate, le pape avait d'abord nomm une commission de gouvernement. Mais quelques jours aprs, il tait oblig de dcrter la dissolution des chambres, qui, au lieu de se soumettre au gouvernement qu'il venait d'instituer, lui avaient envoy une dputation pour l'engager se condamner et s'emprisonner lui-mme en revenant Rome, et avaient nomm une junte de gouvernement, sur la demande du fils an de Lucien Caninp, carbonaro-chef, comme son pre, et qui tait rest a Rome pendant que ses frres Pierre et Antoine taient venus y Paris pour soutenir leur cousin, Louis-Napolon, dans sa marc'i vers la dictature. Mazzini, de son ct, stimulait ses adeptes ; il leur

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recommandait de se dfier duPimont, de ne pas souffrir que d'une Constituante sortt le fdralisme, de croire l'unit italienne et d'y travailler envers et contre tous. Bonaparle-Canino appuyait en consquence et faisait adopter la motion d'une Constituante romaine avant de pouvoir convoquer une Constituante italienne. Elus au milieu des scnes de dsordre et des violences dont nous avons vu la rptition en 1860, le 5 fvrier, enfin, les reprsentants de la Carbonara montrent au Capitole pour invoquer le dieu de la libert, comme disait Muzzarelli ; et du Capitole, qui rappelait les solennits paennes, on revint au palais de la chancellerie, consacr par la mort de Rossi. Les dputs taient accompagns par les drapeaux de Rome et d'Italie ; celui de Lombardie (o la rvolte avait t comprime) tait couvert d'un voile noir. Le lendemain, pendant l'appel nominal, le citoyen Bonaparte-Canino poussait le cri de : Vive la Rpublique ! et le ministre de l'intrieur, Armellini, dans un discours faisait entendre ces paroles : Notre conscience ne nous accuse de rien ; si vous nous approuvez, en rentrant dans la vie prive, nous croirons que c'est pour nous trop d'honneur, si l'on nous appelle des serviteurs zls de ce peuple si bon, si grand, si digne,qui est NOTRE SEUL nor, NOTRE DIEU, auquel nous sacrifions no-

tre tranquillit, et s'il le faut, notre vie. C'tait la profession de foi de la Maonnerie avance, un blasphme digne de Mazzini, dont il devait tre bientt le collgue dans le triumvirat. Le niois Garibaldi figurait aussi dans cette Constituante dite romaine, et ds la premire sance il y proclama, lui aussi, sou rpublicanisme. Deux jours aprs, le 8 fvrier 1849, sur la proposition du prince de Canino d'accepter une forme de gouvernement, on entendit le comte Trence Mamiani, le chef du ministre impos Pie IX par les socits secrtes, dclarer que les papes avaient perdu un pouvoir suprieur la chambre, que la rpublique tait la meilleure forme de gouvernement, mais que cependant,PAR GARD POUR LES SENTIMENTS MONARCHIQUES DU PIMONT

et l'attitude hostile des autres tats de l'Europe, il conseillait de laisser la Constituante italienne la dcision sur la forme du pouvoir politique Rome. On vota publiquement par oui ou'par non, et, toujours sur la demande du prince BonaparteCanino, la dchance du pape, et la Rpublique furent proclames. Les titulaires du pouvoir excutif furent d'abord Armellini, puis

EXPD1T. ROMAINE D E 1849, L.-NAP0LF0N E T PALMERSTON 303 Salicetti, ministre de Naples, et Monlecchi (1), qui eurent bientt pour successeurs Saffi et Mazzini, qui devint le premier des triumvirs et le grand dictateur. Un prtre interdit, nomm Spola, un moine apostat, du nom de Gavazzi, et le malheureux pre Ventura, religieux thatin de Sicile, remplacrent le pape dans les grandes fonctions de la basilique de St-Picrre le jour de Pques. Et pendant que, pour se faire reconnatre, le triumvirat envoyait Paris pour son charg d'affaires le chef des carbonari pimontais, le prince Cisterna, et Londres le gendre de Murt, le comte Pepoli, chef des carbonari de Bologne, il accueillait, pour former l'tat-major de son arme indigne ou pour dresser des barricades, les Maslovichi, les Hang, les Steward, les Laviron, les Podulak, les Popfer, les Gabet, les Lopez, les Isensmid, les Dobrowoleski, les Besson, et une multitude d'aventuriers siciliens, milanais, gnois, napolitains, hongrois, allemands, pimontais, anglais et amricains, et pour gnraux le niois Garibaldi, de retour de Montevideo, et le marchand de cigares de New-York, Avezzana. Cependant Gate, autour du pape Pie IX, les ambassadeurs s'taient runis; des confrences s'taient tablies entre les puissauces catholiques, Autriche, Bavire, Deux-Siciles, Espagne et France. Le Pimont, dj engag dans les plans des socits secrtes et craignant de nuire ses esprances italico-unitaires, avait refus d'y accder par l'organe mme de l'abb Gioberti, prsident de son conseil. Les dlgus de l'Europe catholique avaient un but commun, dit l'auteur de Y glise Romaine en face de la Rvolution; mais il tait bien difficile