Les Sermonnaires du Moyen age - La Chancellerie des...

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r V€L/IO / LES SERMONNAIRES 11W MOYEN AGE M. EtiNr ALTBR\-VII'ET EXTRAIT >E LA REVUE DES DEUX MOXDES lI VRAI S IU 15 AOCT I PARIS IMPRIMERIE DE J. CLAYE 3UF SAIN1'-BFNOIT, 7 1869 'J

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SERMONNAIRES11W MOYEN AGE

M. EtiNr ALTBR\-VII'ET

EXTRAIT >E LA REVUE DES DEUX MOXDESlI VRAI SIU 15 AOCT I

PARISIMPRIMERIE DE J. CLAYE

3UF SAIN1'-BFNOIT, 7

1869

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pp)AQi4U

LES

SERMONNAIRES

DU MOYEN AGE

La Cha ire françaLle au moyeu dge, particulièrement au treizième iére, par M. A. Lecoy d

La Marche; I vol. in-9, Paris.

Un préjugé trop gênéral veut qu'érudition et ennui soient deuxmots à peu près synonymes. C'est une sorte de lieu-commun de laconversation. On admet bien à la rigueur qu'il petit se trouver par-fois des gens d'un tempérament assez rare pour rester, quoiqu'é-rudits, d'un commerce agréable, même spirituel; mais qu'un livred'érudition puisse être, non pas même amusant, tout simplementlisible, c'est chose inadmissible en dehors d'un petit cercle de genssérieux ou (lui aspirent à le paraître. Le malheur est que ce pré-jugé n'a pas tout â fait tort. Si le public montre peu d'empresse-ment pou!' l'érudition, l'érudition de son côté ne se met guère enpeine (le faire les avances. Si les lecteurs ont peu de zèle, les au-teurs ont peu de complaisance. Toute cette partie de l'art d'écrirequi consiste à chercher les moyens d'attirer et d'attacher semblepour eux pure chimère. Aussi qu'arrive-t-il? Ils accumulent desprodiges de savoir, de patience, de sagacité, et le public sait àpeine leurs noms. Encore si c'était là tout le mal! s'il n'y avaitde compromis que le renom de quelques érudits; mais le préju-dice le plus grave est pour la science elle-même. En dépit desprogrès qu'elle accomplit chaque jour, elle ne se répand guère Elle

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LIS SERMONNAIRES DU MOYEN AGE.

semble vouloir se faire inaccessible; on la laisse seule continuerson chemin, effarouché qu'on est pa ses façons rébarbatives; lavérité historique, la viaic vérité, celle qui repose sur l'étude ap-profondie des faits et des docurnens, effraie ceux qu'elle devrait sé-duire, et, loin d'être la richesse commune, demeure le privilège dequelques initiés.

Aussi faut-il, lorsqu'on rencontre par bonheur nu livre de natureà intéresser aussi bien qu'à instruire, souhaiter la bienvenue à cethôte précieux, l'accueillir et l'aider à se produite dans le monde.A ce titre, aucun ouvrage, mieux (lue celui (le M. Lecoy de LaMarche, ne mérite l'attention et la s y mpathie. Ce livre est par ex-cellence une oeuvre d'érudition; il est fait suivant toutes les règlesrie la critique moderne; l'érudit le plus exigeant et le plus exclusifne trouverait rien à reprendre à la méthode qu'a suivie l'auteur; onsent que M. Lecoy (le La Marche est un digne élève de cette écolehistorique (lui, dédaignant les renseignennens de seconde main etles traditions plus ou moins spécieuses, ne se fie qu'à elle-même,remonte aux sources, et va déterrer la vérité enfouie dans Je gri-moire des textes et dans la poussière (les ParC1ie1tis; en un mot,c'est, s'il en fut jamais, de l'érudition consciencieuse, et cependantle volume se lit avec un intérét véritable et soutenu. Sans doute oupourrait dire que M. Lecoy de La Marche s'est montré un peu avare(le ces vues d'ensemble, (le ces aperçus généraux (lui élargissentune question et y font pénétret la lumière. On désirerait un peuplus de ces résumés à la fois brefs et nourris qui sont comme lesjalons du chemin ou plutôt connue les considérans du jugementfinal, et qui permettent au lecteur qui n'est pas (lu métier de biensuivre l'afîaire sans se nover dans le détail des pièces; on souhai-terait peut-être enfin moins de sobriété d'appréciation dans toutce qui n'est pas du domaine (le la pure érudition historique. Hà-ions-nous de le (lire, cette sobriété est toute volontaire, toute pré-méditée. L'auteur prend SOili (le flOUS avertir qu'il « laissera laparole aux faits et aux docomens pour se borner à l'office d'écho. »Il y a là un juste dédain po' ces banalités sonores qui, SOUS COU-

leur de considérations générales, ne servent la plupart du tempsqu'à jeter de la poudre aux yeux, et tiennent trop souvent lieu dela science absente. M. de La Marche se préserve de ce travers, onne peut que l'en féliciter; niais on (luit le féliciter aussi de n'avoirpas observé à la lettre la loi qu'il s'imposait. S'il se fût rigoureuse.-tuent réduit à l'office «écho, nions ne rencontrerions pas dansson ouvrage maint jtlgenneut aussi sari que solide, nous ne lirionspas mainte page où se révèlent une taie ùreté (le goùt, une rc-niarquable élévation de pensée.

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LES SLIJ()ALI(ES OU MOYEN A(;E.

On peut dire hardiment que le livre est à la hauteur du sujetqu'il traite, et quel sujet ! la chaire française au moyen âge! Detout temps, l'éloquence sacrée a tenu dans l'histoire iiItéraire denotre pays une place considérable. il est nième permis d'avancer,sans outrer le patriotisme, que nulle autre nation ne peut sur ceterrain, noir même rivaliser, mais entrer en lutte avec nous.Les autres pays ont eu des poètes, des prosateurs, des historiens,des orateurs, des philosophes; où sont leurs prédicateurs? l'Italie aeu Dante, l'Allemagne Goethe et Schiller, l'Espa gne Cervantès etCaideron, l'Angleterre Shakspeare et lord Chatam mais l'Angle-terre, l'Espagne, l'Allemagne et l'Italie ne peuvent nous mon-trer un Bossuet, un Massi lion, iiiènne un Flécliier ou un Bourda-loue. C'est là un point acquis, un fait incontestable ; ce qui estmoins évident, ce que nous Lâcherons d'éclaircir, c'est que le rôleet les destinées de la chaire sacrée en Fiance ne sont à aucuneépoque plus dignes d ' intérèt qu'au moyen âge. Cela ne va-t-il pasparaître exorbitant? Des prédicateurs au mo yen âge! Est-ce pos-sible? Qu'étaient-ils? qu'ont-ils fait? Sait-on leurs noms seulement?- Ce qu'ils étaient? Ils étaient prêtres, curés, évêques, moines,peu importe, car tous alors sans distinction répandaient à l'envi laparole divine. Icclésiastiques (le tous rangs, simples desservans ougrands dignitaires, moines vêtus de bure ou prélats couverts d'ut'se confondaient dans une même oeuvre et dans un même élan. -Cequ'ils ont fait? Ils nous ont laissé après leur mort des mines inépui-sables de documens précieux, et pendant leur vie ils se sont emparésdes âmes, ils ont régné sur les esprits, ils ont remué les coeurs pluspuissamment peut-être que ne le firent jamais les Bossuet et lesMassillon, car ce n'était pas une poignée (le gentilshommes OU (legrandes dames qui recevait d'une oreille distraite leurs avertisse-mens c'étaient des populations entières, des foules enthousiastes,qui suivaient l'orateur sacré, qu'il s'appelât Jean (le Nivelle, doyende Liège, ou Philippe Berru y er, arches éque de Bourges, ou Foul-ques, simple curé de Neuilly. Quant à leurs noms, il se peut.(fUC le public les ignore; peut-être ne connait-on guère ni Eiinaud,le moine de CReati x, ni Étienne de lOul'I)Ou , le dominicain, ni Jac-ques de Vitry, le patriarche de Jérusalem, qui, tout en prêchant sansrelâche, trouva le temps d ' écrire une histoire des croisades; petit-être n'apprendra-t-on pas SariS surprise que Robert de Sorbon, lechapelain (le saint Louis, le créateur (le la Sorbonne, que Maurice deSully, l'évêque de Paris, le fondateur (le otre-i)amne, furent aussidillustres piédicateurs. ChacUn (le ces hommes P t cent attires quflOUS ne citons même pas mériteraient à coup sûr Unie étude par-i,icntlièi'e: nais nous ne pouvons H faire des l)iographis. M. Leco

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LES SERMONNAIRES DU MOYEN ACE.

de la Marche, en ce genre, ne laisse rien a désirer. Autre est notredevoir. Ce ne sont pas des personnes que nous devons mettre enlumière, c'est l'oeuvre qu'il s'agit de tirer de l'ombre, et dans l'oeu-vre, non pas les beautés dc détail, - nous perdrions notre peine,car les sermons du moyen âge se comptent par milliers, bien qu'ilnous en manque, et peut-être des meilleurs, - non,'ce qu'il nousfaut dégager, ce sont les grandes lignes et les grands résultats. En-core un coup, nous ne voulons pas ressusciter des renommées in-dividuelles; nous voulons rendre à notre histoire littéraire un deses titres de gloire, en montrant que la chaire sacrée au moyenâge offre un sujet d'étude aussi vaste que fertile, et que son his-toire en ce temps-1k, c'est l'histoire à la Cois de l'art oratoire, dela langue française et de la société tout entière.

E,

Est-il besoin de rappeler que, la barbarie une fois triomphante etle forum devenu muet, la chaire fui le dernier refuge de l'élo-quence, et que, sans la parole sacrée, l'art de bien dire se fûtperdu dans l'oubli? Dussent tous les fanatiques de l'antiquité serévolter contre une assimilation irrévérencieuse, les pauvres prédi-cateurs du moyen âge n'en sont pas moins les seuls héritiers desfameux orateurs de la Crêce et (le Rorne. L'héritage n'est pas com-plet ; il s'est amoindri en route, peut-être môme un pi dénaturé;la transmission pourtant demeure incontestable, on en suit à traversles siècles les périodes successives non que dès l'aurore dU chris-tianisme les apôtres aient été, pour vaincre les faux dieux, cher-cher leurs armes dans l'arsenal de la rhétorique païenne. Ce n'étaitpas avec des métaphores ou des halancemens de phrases que lesrerniers confesseurs de la foi prétendaient entraîner les âmes.

Leur prédication n'est ni une argumentation ni une controversec'est l'affirmation ardente, irrésistible, des vérités qu'ils ont pui-sées à une source divine. Ils ne soutiennent pas une thèse, ilsimposent un dogme; ils ne discutent pas, ils révèlent; ils ne rai-Sonnent point, ils prophétisent. Tel est le caractère de la prédica-tion naissante. Organe (l'une inspiration divine, elle emprunte auxdogmes qu'elle proclame je ne sais quelle empreinte d'infaillibi-lité. C'est d'eux seuls et non d'une science humaine qu'elle tireune autorité suprême. Que pourrait la logique là où il faut quela raison même s'incline? Quel raisonnement humain pourraitdémontrer (les vérités suihumaines ? S'il s'agit au contraire dequestions pratiques, (le prescriptions morales, (le règles de con-duite, d'iiiterpi'étation de doctrines, alors seulf'Incnt peuvent être

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LES SLRMONNAIRES Lfl; MOYE N AGE

utiles et nécessaires la science de bien dire et l'art de persuader.Aussi dans les trois premiers siècles, pendant que par tout l'em-pire les descendans Plus ou moins dégénérés des Cicéron et desHortensius font assaut d'élégances et de raffinemens, pendant quedans toutes les villes d'Italie et de Gaule les rhéteurs initient desmilliers de disciples aux secrets d'un art aux abois, les apôtres del'Évangile pour toute rhétorique n'ont que leur enthousiasme et lagrâce divine qu'ils appellent sur ceux qui les écoutent. Telle est auxpremiers jours dit l'éloquence sacrée, et non-seule-ment dans les prédications ardentes qu'inspirait au premier néophytevenu le seul feu de la loi, mais dans ces courtes improvisationsoù l'évêque, le pasteur, pendant la messe, expliquait ù son trou-peau l'évangile du jour, dans l'homélie enfin, c'est le terme con-sacré, comme dans la harangue aux paiens.

Au temps (le Constantin, tout change de face : la prédication semétamorphose. Un double mouvement se produit. Depuis long-temps, il n'est plus question de la tribune aux harangues, et lesdisciples des rhéteurs ne savent plus (luefaire de la vaine sciencequ'ils ont acquise; c'est le moment où l'église commence à sentirle besoin d'appeler à son aide cette science expirante et presqueabandonnée. il ne s'agit plus d'ouvrir les yeux aux païens en lesfrappant de la lumière de la vérité comme d'un éclair céleste. Ilfaut enseigner régulièrement, instruire plutôt que toucher, substi-tuer la doctrine à l'enthousiasme. Avec Constantin sur le trône,l'église nouvelle est la maîtresse du inonde; mais les périls conjurésà l'extérieur renaissent clans soit sein : les fausses interpréta-tions, les erreurs de doctrine, menacent de lui être plus funestesqu'autrefois les plus sanglantes persécutions, car « du sang des mar-tyrs il naissait des chrétiens, » taudis que la moindre hérésie ébranlela religion dans ses fondemens mnies. il faut donc argumentercontre ces corrupteurs (.lit il faut combattre par leurs pro-pres armes ces hérésiarques qu'égarent justement la plupart dutemps leur science même et leur habileté. Il faut enfin que l'églisese résigne à puiser dans l'antique arsenal de la rhétorique et de ladialectique au moment même oi, faute (le champ de bataille, cesvieilles armes vont demeurer inutiles dans les mains accoutuméesà les brandir. L'alliance de l'art oratoire, de l'art profane, avec laparole sacrée, se consomme donc, et dès lors elle est indissoluble.La science tout humaine du raisonnement et de la logique Prêteson aide l'inspiration divine, et à son tour la tradition sainte porteà travers les îges l'éloquence profane, et la sauve de la mort enl'associant à -soil indestructible vitalité.

L'éloquence, où survit-elle an iv , et au v siècle, siUOfl (lanS la

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LES S ERMONNAIRES DU MOYEN ACE.

bouche des saint Grégoire, des saint Jérôme, des saint Jean Chry-sostorne, des saint Augustin? Et dans les siècles suivans, lorsque labarbarie et l'ignorance, comme un nuage épais, s'appesantissent deplus en plus sur le monde, quelles voix s'élèvent encore, moins pureset moins sublimes, mais fortes et puissantes toutefois, au milieu dusilence universel? Ne sont-ce pas celles des saint Grégoire le Grand,des Isidore de Séville, des saint Colomban, des saint Boniface, dessaint Césaire d'Arles, des saint Avit de Vienne, des Alain de Farfe,(les Raban$laur, (les Mon de Cluny? Dans ces temps de chaos etde ténèbres où ne brillent guère que (les lueurs d'épées et (le cottesde mailles, dans quels derniers asiles sont recueillis l'art du raison-nement et la science de la parole, dans quels lieux privilégiés en-seigne-t-on encore avec un zèle pieux la grammaire et la rhéto-rique, sinon dans ces écoles cathédrales qui, au commencement, (luVie siècle, sur tous les points de la France, se dressent à côté des iné-tropoles, et recueillent l'héritage vacant des rhéteurs païens? C'estde ces pépinières sacrées que sortent les évêques prédicateurs dontnous venons de citer les noms; c'est dans ces foyers que se perpétue,comme jadis la flamme (les vestales, le feu sacré de l'éloquence, etc'est là qu'au x' siècle, lorsque l'esprit humain se dégage desruines qui l'étouffaient, les orateurs naissans le retrouvent couvertde cendres, mais brûlant encore. Certes alors l'art oratoire est bienpeu de chose; ic peu qui en reste, c'est la chaire qui l'a conservé,et c'est la chaire aussi qui Je relève et lui redonne la vie. La pre-mière parole qui retentit €ians le \Ie siècle est celle d'un Raoul Ar-(lent, d'un Gerbert, d'un Aimoin, (l'un A)bon, d'un saint Anselme.Les premiers efforts pour ranimer l'éloquence expirante sont tentéspar le clergé dans ces écoles qui ont traversé, sinon sans souffrir,du moins sans périr tout à fait., quatre siècles de barbarie et d'in-différence. C'est Bernard (le Chartres, c'est Pierre A)élard, c'estPierre le Vénérable, c'est Guibert (le Nogent, qui, pour créer desprédicateurs, ressuscitent et rendent ii la truffière les préceptes dela rhétorique.

Ces préceptes, il est vrai, sont bien dégénérés le temps etl'ignorance les ont travestis, énervés, abâtardis, et, il faut le dire,le beau côté de cette renaissance de la parole â la fin du xi,, siècleet au commencement du mi e , c'est l'inspiration , la foi, l'enthou-siasine. La sève, la vie (le ce mouvement est flans les PFé(iica-lions populaires de Robert d'Arbrisselies. (b' Foulques de Neuilly,de Jean (le Nivelle, dans Ces hrùlaius appels. ces improvisationspassionnées qui, sortant de la bouche d'unn Pierre 1' l'rmi te cri d'unsaint flernard, embrasent tous les coeurs, font taire chez les plustimides l'amour de la patrie, (le la famille, (le la vie elle-même,

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LES SERMONNAIRES 1)U MOYEN ACE. 9

et précipitentsui- l'Orient des fouies dévouées sans regret auxsouffrances et au martyre. Pourtant, à côté de la verve naturellet spontanée, on saisit dans cette renaissance oratoire la trace (lel'éducation antique. Partout on retrouve l'ineffaçable empreinte duvieux art; il reparaît sous la jeune inspiration comme un germeindestructible. On ne rencontre plus au xii' siècle de prédicateur,si naïf et si simple qu'il soit, qui ne sacrifie volontairement ou nonà la rhétorique ancienne; tous en sont imprégnés, depuis l'évèqucjusqu'au simple clerc: à mesure que la prédication prend un nou-vel essor, l'union se resserre entre la science et l'inspiration, etchaque jour aussi la première absorbe davantage la seconde. Lesdominicains et les franciscains eux-mêmes, qui avaient d'abordtenté de vulgariser l'enseignement de la parole sacrée, et s'étaientvoués à la prédication populaire, cèdent bientôt ait géné-ral, et, dès la seconde moitié de ce XlIie siècle qui avait vu naîtreleur entreprise, sont les premiers à s'asseoir sur les bancs des écoleset à se transformer en rhéteurs, en dialecticiens. Ce mouvementse propage, toujours plus puissant et plus irrésistible, durant lecours du siècle, si bien que vers la tin l'éloquence de la chaire,envahie par cet art oratoire dont elle a sauvé les débris, n'est pluselle-même, hélas I que de la pure rhétorique.

I,

Et maintenant êtes-vous philologue? ètes-vous curieux de ce quitouche à l'histoire (le la formation, des vicissitudes et (lu triomphede notre langue française? Interrogez encore les annales de lachaire, il y a là tout un trésor de faits nouveaux et concluans. Toutle monde sait que l'église a contribué à perpétuer chez nous l'étudedu latin; encore surprendrait-on beaucoup (le gens, si on leur disaitcombien puisSarte a été cette action de l'église pour maintenir lavieille langue des lioniains. De la fin du VC jusqu'au XVIe siècle,époque de la renaissance des études classiques, le latin en effet, -non pas le latin vulgaire, corruption du vrai latin et germe du fran-çais moderne, - le latin littéraire, le latin qu'écrivaient et Par-laient Tite-Live et Cicéron, tombé à l'état de langue ancienne, nefut enseigné que dans les monastères ou écoles ecclésiastiques, étu-dié que par les clercs, parlé (lue par les prédicateurs dans leurssermons aux religieux, ad eleros. Sans l'église, ce noble et purlangage eût été, dans la plus rigoureuse acception du mot, unelangue morte, étouffé qu'il était par le latin vulgaire, seul connu dupeuple, puis par le bas latin, dont l'administration française infestatous les parchemins jusqu'au xvi e siècle.

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10 LES SERMONNAIItES DU MOYEN AGE.

Toutefois ce côté protecteur du rôle de l'église n'est ni le plusignoré ni le plus imprévu. Fondée sur des traditions immuables, ilsemble tout naturel que, dans sa perpétuité, elle soit pont' tout cequ'elle adopte comme la conservatrice universelle. Ce que le publicà coup sûr est moins tenté (le soupçonner, c'est que l'église ait étédès le début, sinon l'initiatrice, du moins la plus zélée propagatricedu français naissant. Rien de Plus vrai pourtant: c'est l'église quipat' la chaire a été pour cette langue en travail un des plus puis-sans instruinens (le diffusion; ce sont les prédicateurs qui ont étéles hérauts de cette révolution du langage; ce surit eux qui ont piétéà l'idiome naissant un concours efficace et une suprême consécra-tion. Parcourez les annales religieuses, vous y verrez à chaque pasles étapes qu'a fournies notre langue marquées pat' ]a prédicationd'un évêque ou par la décision d'un concile, et cela dès les temps lesplus reculés de notre histoire nationale. C'est ainsi qu'au % i r siècle,en 660, nous VOOflS saint Mnmmolin élu évêque (le Noyon u parcequ'il était familier non-seulement avec l'allemand, tuais aussi avecla langue romane. u Ce n'était pas it un fait exceptionnel, car dêscette époque, un siècle avant Charlema gne, dans les provinces del'est (le la France et sur les bords du Rhin, c'était en langue vul-gaire et clans leurs patois respectifs que les clercs expliquaientl'Évangile aux populations ignorantes. Un peu puis tard, vers le mi-lieu du vin e siècle, saint Adal hard, abbé de Corbie, prêchait enlangue vulgaire avec une abondance pleine de douceur. u C'est sonbiographe qui nous l'apprend, et, comme s'il euttait dans nos vues,il précise sort en distinguant soigneusement cette langueiu1gare (]il et (le l'allemand, que saint Adalliai'd u possédait àmerveille, » - u Mais parlait-il en langue. vulgaire, c'est-à-dire enlangue romane, on eût dii, qu'il ne savait que celle-là. » Au ix l, siècle,air surtout, les exemples se multiplient : Gerbert, au concile deBâle, s'excuse des imperfections de son discours sur ce qu'il répètel'oeuvre d'un autre orateur en la traduisant de l'idiome vulgaire.Aymon de Verdun, au concile tic Nlouzon, prononce une haranguetout entière en langue romane, exemple plus frappant encore, coi'cette fois l'orateur s'a(lressait non l);ts à une foule ignorante incapablede comprendre un langage savant, ruais à des clercs, à des savansnourris (le l'étude des lettres latines. Ces doctes novateurs ne s'a-venturaient fl'aS d'ailleurs sous la seule inspiration d'un capriceisolé : ils ne faisaient qu'obéir aux prescriptions repètées de l'église.L'église n'avait pas attendit si longtemps pour comprendre quelrôle lui traçaient dans cette révolution philologique les intérêts desa mission sur la terre. Loin tic s ' iii ft'cder exclusivement ait latinexpirant, comme les Alcuin et les lgiuhai'd, et de s'isoler ainsi de

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lES .SERMOYNMRES DU MOftN AGEê li

son troupeau, elle avait vu dans la langue nouvelle Ufl moyen pré-cieux de resserrer ses rapports avec les populations qu'elle instrui-sait et de s'assurer avec elles une communication plus directe, plusintime. Elle avait dès l'abord permis, conseillé, puis bientôt for-mellement imposé à ses missionnaires, à ses prédicateurs, à sesprêtres, l'usage de la langue vulgaire. Dès l'année 813, le concilede Tours enjoint aux clercs d'expliquer les saintes Écritures et deprêcher en langue française. Cette injonction, nous la retrouvons àchaque pas dans les canons des conciles; ceux de Reims en 813, deStrasbourg en S2, d'Ailes en S5'l, la renouvellent avec une insis-tance et une énergie toujours croissantes

Au surplus, nous avons mieux encore que des décisions (le con-ciles, lesquelles après tout auraient pu rester lettre. morte et ne prou-veraient guère alors que les bonnes intentions du haut clergé; nousavons des monurnens plus palpables et plus convaincans. Nous pour-rions, par exemple, eu remontantj usqu'au vill e siècle, citer les Glosesde Ileic/u',wu. sorte de glossaire à l'usage des ignolans qui voulaientlire la Bible, et oit les mots latins les phis difficiles sont traduits enlangue vulgaire. \oilà certes un texte précieux et dont nous sommesredevables à l'initiative de l'église. Toutefois, outre que la languede cette sorte de version des Écritures saintes n'est guère encorequ'un patois assez éloigné du français, ces fragmens ne rentrentpas directement dans les annales de la prédication, et c'est à lachaire surtout que nous HOLIS attachons ici. Contentons-nous de re-monter jusqu'au xii l siècle nous y rencontrons un recueil de ser-mons en dialecte limousin qui peut passer pour le plus ancien mo-nument connu de la prose romane. Dès lois les textes eu languevulgaire s'offrent à nous en abondance. Nous ne suivrons pas M. Le-coy de La -Marche dans l'énumération (le tous ces documens; nousjetterons plutôt un rapide coup il'œil sut' la savante discussion qu'ilconsacre à l'un des plus intéressans problèmes qu'ait eu à résoudrela philologie moderne.

Ce problème, le voici : quelle fut la langue originale des ser-mons qui nous sont parvenus sous le nom de Maurice (le Sully?De ces sermons, nous possédons des rédactions françaises et desrédactions latines. Où est l'original, oit est la traduction? Exem-plaires latins et exemplaires français offrent les mêmes carac-tères paléographiques. Les uns et les autres paraissent remonterà la même date, et doivent être en partie contemporains du prédi-cateur lui-même. Que conclure? Question toute spéciale, nous dira-t-on peut-être, pur problème d'école et d'érudition! On se trom-perait. Si en effet les rédactions françaises n'étaient, comme l'asoutenu Daunou, qu'une simple traduction faite après coup, on ne

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12 LES SERMONNAIRES DUI MOYEN AGE.

sait par qui, vers le début du xiii e siècle, nous n'aurions là qu'unparchemin ni plus ni moins important, que vingt autres semblables;si l'on doit y voir au contraire, comme le prouve M. Lecoy de LaMarche, une transcription faite de mémoire par un assistant (lessermons rie Maurice de Sully, quel précieux renseignement ne pos-sédons-nous pas là sur l'usage du français à la lin du xu siècle!Pareille question avait été posée et débattue à propos des serinonsde saint Bernard, Dieu sait avec quelle ardeur et quelle persévé-rance. Des flots d'encre ont coulé à ce sujet: les in-folio, les in-quarto, les in-octavo, se sont entassés comme Pélion sur Ossa, hé-las! sans plus de fruit. M. Lecoy de La Marche, lui, n'a consacréque quelques pages air qu'il a soulevé; mais ces quelquespages, pleines et substantielles, nourries de faits et d'argumens,vont droit au but et frappent au bon endroit. Après les avoir lues,on demeure convaincu, d'abord que les sermons de Maurice deSully, étant adressés au peuple, ont été prononcés en français, en-suite que les exemplaires français de ces morceaux oratoires, loind'être la traduction des exemplaires latins, ont dû bien au con-traire servir d'original à la rédaction latine, laquelle n'était sansdoute qu'une sorte de manuel à l'usage des clercs et des prédica-teurs dans l'embarras.

M. Lecoy de La Marche, sur ce chapitre, ne fait qu'appliquer àun point spécial une théorie générale qu'il pose lui-même, à l'_gard du xiii e siècle, en deux phrases courtes et précises : tous lessermons adressés aux fidèles, nième ceux qui sont écrits en latin,étaient prêchés entièrement eu français; seuls, les sermons adres-sés à des clercs étaient ordinairement prêchés en latin. Ce ne sontpas là des affirmations téméraires. Déductions historiques, preu'esmatérielles, docurnens authentiques, tout conspire à faire (le cesdeux phrases deux axiomes inattaquables. Solidement établi danscette doctrine, M. Lecoy de La Marche part de là pour ramener à lamême solution tous les problèmes parliCLiliers. Voici, par exemple,des sermons d'Alain de L'lsle, dElinand, de saint Bonaventure,dont nous ne possédons le texte qu'en latin. Eh bien! l'on ne sau-rait douter que ces morceaux oratoires n'aient été prononcés en-tièrement et uniquement en français. Comment hésiter à le croirelorsqu'on voit en tête de ces sermons (les mentions aussi clairesque celle-ci : sermon prononcé tout entier en français, /ie,çerrno Lotus gallice prononeiislus est, lorsqu'on voit surtout dansle corps même du morceau si nt nonavenittie (lire en latin à sesauditeurs:Bien que je sache niai iclraiir.;tis, la parole de Dieuque je vous apporte n'en a pas moins de valeur, il suffit que vousnie compreniez,- ou bien Gilles d'Orléans s'écrierLaissons

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I,E, SLRMUi\.NAIRES DU MOYEN AGE.

1k le latin, et commençons notre sermon, » et continuer bel et bienen latin, - ou bien enfin un prédicateur annoncer la traductiond'une citation latine de l'Écriture, et donner cette traduction enquelle langue, suivant le texte écrit? Encore et toujours en latin.

C'est de cette même donnée que part M. Lecoy de La Marchepour expliquer d'une manière pleinement satisfaisante ces prédica-tions singulières, amalgame hybride de français et de latin, qu'ona qualifiées plus tard de farcies et de macaroniques. Ces deuxmots, le dernier surtout, reportent immédiatement la pensée surles orateurs (lu XV et du XVI' siècle, les Menot et les Olivier Mail-lard, dont les oeuvres nous apparaissent accoutrées de ce gro-tesque habillement, mi-partie antique et mi-partie moderne. Onsonge involontairement à ce frère Lucas qui débite si plaisammentce jargon burlesque dans le charmant pastiche qu'on appelle laChronique du règne de ('harles IX. C'est là du reste à peu près toutce qu'on sait en général de cette bizarrerie philologique; on sourit,et On ne l'explique pas se doute-t-on seulement qu'elle n'était pasnouvelle au XVe siècle, et que dès le XII!è les exemples en étaientnombreux? L' histoire littéraire elle-même, ce docte recueil qu'onpourrait appeler l'évangile de l'érudition, n'offre sur ce point quedes lumières incertaines et plus propres à égarer qu'à mener àbien le lecteur confiant. Si vous consultez le tome Xlllè, vous y re-cevrez de M. Daunou ce renseignement clair et net ce n'est quevers l'an 1500 que, par condescendance pour la populace ignorante,on s'est avisé d'introduire dans les prédications un mélange assezbizarre (le phrases latines et françaises. » Ouvrez maintenant letome XVP, et vous verrez le même M. Daunou placer non plus enl'an 1500, mais au xiir siècle même l'inauguration de ce singulierlangage. u Le mélange du français et du latin se fait voir dès l'an-née 126... Les prédications macaroniques deviendront de plus enplus fréquentes dans les âges suivans, jusqu'à ce que les languesvulgaires soient assez formées pour S'emparer des chaires chré-tiennes et n'y plus admettre que des citations latines.

Sans relever la légère contradiction qui se dessine entre ces deuxpassages, il faut bien y signaler une erreur, et une erreur grave.Tous deux ne s'accordent qu'en un point : c'est qu'au xiii' commeau XVe siècle le style farci était employé en chaire par les prédi-cateurs à titre de langage transitoire en quelque sorte, et commeune espèce de concession partielle à l'ignorance de la foule inca-pable d'entendre une autre langue que le français vulgaire, M. Vic-tor Le Clerc, au tome XXP, accentue plus nettement encore cetteopinion; les serinons farcis du XiUe siècle, ceux (le Nicolas de Biarilpar exemple, tout émaillés de proverbes latins, sont à ses yeux

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LES 'Ei',AtBEs 1U \I'flL'. AuE.

a comme mi acheminement vers ce singulier mélange, presque iné-vitable dans un genre où l'on voulait, sans renoncer encore aulatin, être compris de la multitude. Eh bien! la vérité est que detous ces sermons pas un n'a dû être prononcé autrement qu'enfrançais. Tons sans exception peuvent et doivent rentrer dans luneou l'autre de ces deux catégories'. ou ce sont, d'après les propres1)arOles de M. Lecoy de La Marche, des fragniens latins plus oumoins considérables, empruntés d'ordinaire à un livre saint, quisont suivis de leur commentaire français, ou c ce sont des phrasesou de simples mots fiançais intercalés, enchevêtrés dans un textelatin. » Dans le premier cas, le mystère s'explique de lui-même,ou plutôt il n'y en a point. L'orateur recommence plusieurs fois dansle cours de son sermon ce qu'on ne fait aujourd'hui qu'une fois audébut du discours; il cite des textes, et chaque fois qu'il en a citéun, il le traduit aussitôt, il le développe, il le commente. Quoi demoins étonnant, quoi de plus conforme aux habitudes constantesde la chaire? Au lieu d'un thème unique, il s'en trouve plusieurs,voilà toute la bizarrerie. Dans le second cas, l'explication n'est pasmoins naturelle. Ces textes bigarrés qui nous surprennent ce nesont que des brouillons ou dts notes prises de Souvenir; c'est unclerc qui, écrivant de mémoire au sortit , (lu sermon, reproduit dansla langue ecclésiastique les mots et les phrases dont la forme vul-gaire lui échappe, ou qui, prenant ses ilotes Cfl latin, laisse enfrançais les citations, - si fréquentes alors, - de vers ou de pro-verbes, et les locutions originales qu'il n'a pas Je temps de traduiresur l'heure, ou qui enfin, prévoyant et charitable pour ses collè-gues en prédication et désireux (le leur faciliter la besogne, leurindique dans son brouillon ou mians son résunié la traduction exacte,l'équivalent en langage vulgaire de certaines tournures, de certainesexpressions latines. En quelques lignes, voilà toute la vérité sur lestyle macaronique. Veut-on (les preuves et (les détails? M. Lecoyde La Marche en fournit à souhait. Ce que lions pouvons constaterici, c'est combien ses conclusions sont pleinement d'accord avecla logique et avec le sens commun. Eh quoi ! les prédicateurs dumoyen âge, jaloux d'être compris par la foule de leurs ouailles,n'auraient rien trouvé de mieux qu'un jargon incompréhensible!Le beau moyen vraiment d'être entendu des gens que de mêler lalangue qu'ils parlent un idiome qu'ils ignorent, et de leur débiter àtort et à travers des membres (le phrases (lécoUsUs et désarticulés,farcis de mots et de sons inconnus!

Et remarquons-le, les mêmes conclusions s'appliquent tout aussijustement aux productions du xv et du xvi e siècle qu'aux sermon-flaires du xui. L'analogie est complète, et la même méthode pro-

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LLS SER%IONNAIItLS DU MOYEN AGL.

duit les mêmes résultats; une preuve, une seule! elle suffit. OlivierMaillard, le prédicateur de Louis Xi, dans un de ses sermons, citeune phrase latine; aussitôt il s'arrête « Vous dites, mesdames,que vous n'entendez pas le latin et que vous ne savez ce que si-gnifient mes paroles? Je vais vous l'expliquer. » Et il l'explique,comment? En français sans doute? Point du tout, en latin, s'il faut(lu moins en croire le texte écrit. Comment le croire? la plaisan-terie ne serait-elle pas trop forte? Peut-on prêter à un orateursacré une pareille ruystilication? Disons-le donc hardiment, jamais,même au xvP siècle, le sty le macaronique n'a eu droit de cité clansla chaire; jamais il n'a eu d'existence que sur le papier; ce grotesquepatois n'a jaais retenti SOUS les voûtes sacrées. Ainsi tombentd'eux-méiries les reproches dont on a flétri les sermonnaires de larenaissance, de (lui l'éloquence avait peut-être droit à plus d'es-time et de respect; ainsi se trouve réduite à néant cette assertionde Voltaire Les sermons de Menot et de Maillard étaient pronon-cés moitié en mauvais latin, moitié en mauvais français; de ce iné-lange monstrueux naquit le style macaronique. C'est le chef-d'oeuvrede la barbarie. Cette espèce d'éloquence, digne dus Ilurons et desIroquois, s'est maintenue jusqu'à Louis Xlii.

Nous voici bien loin de notre route.ous ne voulions qu'indiquercombien rie renseigneinens précieux, combien de questions intéres-santes offraient au philologue les annales de la chaire. Il nous resteà convaincre ceux que possède la pure curiosité historique, le désirde connaître les moeurs, les usages, les conditions sociales et poli-tiques du temps passé.

III

Lorsqu'on jette sur les serinonnaires du moy en âge un regardsuperficiel, on n'est frappé d'abord que de l'étroite parenté qui lesunit à ceux qui les ont précédés ou suivis dans la carrière, auxpères de l'église et aux prédicateurs modernes. La tradition les relietous entre eux comme les anneaux d'une même chaîne. Chez tous,il n'y a qu'un seul thème, 1' icriture sainte, un seul but, l'inter-prétation, le commentaire, le développement de ce texte sacré.L'Évangile, voila la source commune où ont puisé comme les apô-tres les saint Chr ysostome, les saint Augustin, les saint Dominique,les Maurice de Sully, les Olivier Maillard, les Bossuet, les Massil-lon , les Ravignan, les Lacordaire. - Mais si vous arrêtez sur cesPrédicateurs de tous les temps un oeil plus attentif, si vous péné'-trez plus avant dans leur oeuvre et dans leur pensée, vous vousapercevez que, partant d'un n'ême point, I' l:cri t tire sain t e, marchant.

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I G LES SEMMONNAIBLS DU InYEN ME.vers un même but, le triomphe de la religion, ils sont loin cepeti-dant tic suivre les mêmes routes.

De nosjours, la prédication a pris un caractère plus essentiellement,philosophique. La métaphysique, la politique même, ont envahi lachaire et hantent l'esprit de nos orateurs sacrés. Nous parlons ici,bien entendu, en thèse générale. On s'inquiète encore de la moralepratique, et l'on S'attaque parfois aux vices et aux excès du temps;mais c'est toujours d'une manière abstraite. On n'entre pas dans lelitail, on obéit aux principes plutôt qu'on ne s'attache à la réalité.

Et si nous suivons, non pas le clergé officiant, nomi pas les curés oules prêtres qui montent en chaire par aventure ou par nécessité,et parlent alois tout simplement et tout naïvement,mais les pré-dicateurs par état, les orateurs sacrés dignes tic ce nom, nous tom-bons en plein courant de théories et de dissertations métaphysi-ques. On s'empresse à réconcilier dans une fraternelle alliance laphilosophie et le dogme; on s'acharne k introduire la politique dansla religion et la religion clans la politique, on s'évertue à résoudreen chaire le problème social. De même qu'au temps de Bossuet etde Fléchier, au temps où le grand roi façonnait tout un siècle à samajestueuse image, l'éloquence sacrée était aristocratique, touted'étiquette, et ne descendait pas des généralités nobles et solen-nelles, de même à notre époque de démocratie cette même élo-quence, obéissant au mouvement universel, se complaît dans lesquestions ardues, dans les abstractions, dans les théories sociales,Politiques, souvent étrangères à la religion.

Au moyen âge, autres sont les allures. La chaire n'est point alorssi ambitieuse et n'a d'ailleurs pas de raison de l'être. De ques-tions sociales et politiques, il n'y en a guère à cette époque, etl'église n'a pas à se Préoccuper de prendre dans une société nou-velle une nouvelle attitude. Aussi la prédication est-elle tout sim-plement religieuse et pratique. L'unique soin est d'instruire, et demoraliser, d'enseigner le dogme et de réformer les moeurs. Sansentrer dans le détail des innombrables divisions qui caractérisentau xili p siècle l'oeuvre des sermonnaires, sans nous arrêter à dis-tinguer les sermons du matin et les sermons du soir, les sermonssacrés et les collations (1), on les peut faire rentrer tous dans deuxgenres principaux : les sermons moraux et les sermons didactiques.

La plupart du temps, le prédicateur ne s'occupe que (le faire pé-

I) Les sermons sacres étaient les sermons débités au prône et relatifs à l'évangile.Cu à la fête du jour. Les collations t'taicllt les cernions prnnoin'is Soit aux vêpres, Sou.aux autres offices de la Cri de la journe. On les apc 'liii t aussi serinoneu post pran_durn, par opposition air .u','m'rrl' r' iii nn', sr'rIriurr ru J rr'c i ue il t dits, pi , Crh., I'matin piiditii t la riicssi'.

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LES SERMONNAIRES ni: MOYEN AGE. '17

nétrer dans les âmes les précenes et les mystères de la . religion.Une phrase de l'Évangile, de l'Ancien ou du Nouveau-Testament,un des cominandernens de Dieu ou de l'église, quelquefois mêmeun fragment d'un texte profane, quelques vers d'une chansonfournissant une allégorie facile et frappante, voilà le plus souventle fond des sermons. A côté de ces discours dogmatiques, de cesinstructions tantôt élevées et tantôt familières, nous en voyons dansles manuscrits d'autres en grand nombre qui sont exclusivementconsacrées à la critique de la socité, à la réforme des moeurs; cesont les sermons ad ,q ius. nom bizarre, mais qui a le mérite debien exprimer ce qu'il veut dire. Chacun de ces sermons en effets'adresse tout spécialement aux fidèles d'un certain état, d'unecertaine classe : l'un aux riches, l'autre aux mendians, celui-ciaux ' maires de la cité, » celui -lit. aux « usuriers, n cet autrecc aux folles femmes. n On voit d'ici quelle mine inépuisable d'ob-servations, de peintures de tnalrs! Nous possédons des recueilsentiers de ces sortes de compositions :Alain (le L'lsle, Jacques deVitry, Humbert de Romans, Guibert de Tournai, nous en ont laissédes collections complètes. Il y en a là pour près (le cent vingt ca-tégories d'auditeurs; il y en a pour les clercs séculiers, pour lesclercs réguliers, pour les princes, pour les nobles, pour les bour-geois, pour les étudians, pour les ouvriers, pour les marchands,pour les paysans, pour les marins, P'-'' les soldats, pour les juges.Encore ne donnons-nous là que (les divisions beaucoup trop géné-rales, car chacune d'elles est subdivisée en une foule de sous-ca-tégories auxquelles s'adresse plus directement chacun des discours(id .siatu.. Disons-le même, ils sont à tel point spéciaux qu'on peutdouter qu'ils aient été jamais prononcés comme ils sont écrits.Comment croire qu'il pût se trouver un auditoire exclusivementcomposé de nègocians, de bouchers, d'usuriers ou de folles femmes?Non, ces sermons étaient plutôt comme des réserves toutes prêtes,comme un arsenal bien fourni, où les orateurs, selon l'occurrence,venaient l'amasser les traits les plus propres à frapper les assistans.

Peu importe après tout ce qu'étaient alors ces sermons et pourqui ils étaient prononcés aujourd'hui et pour nous, ils sont unevéritable encyclopédie qui sans ambages et sans prétentions descenddans le détail des faits, et par le menu nous met sous les yeux laréalité même. Ici, par exemple, le prédicateur fait la morale auxcoinmel'çans. Pensez-vous qu'il se borne à leur dire « Il faut êtrehonnête et ne pas frauder vos chalands, » à leur débiter (les ti-rades sur le vice et la vertu ? A d'autres! l'orateur sacré connaîtaussi l)ieIt qu'eux-mêmes les ruses des marchands infidèles, et il leleiti' fait voir. u Toi, (lit-il au cabaretier, tu mets (le l'eau dans tonviii ; toi, marchande de lait,maudite vieille, n tu frelates ta mar-

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18 I.E5 SLIVNIONNAIRES Ifl MOYEN A(E.

chandise; si tu veux vendre ta vache, tu cesses de la traire plu-sieurs jours d'avance, afin que les niarnelles gonflées promettent desflots de lait; si tu dois vendre au poids ton chanvre ou ta filasse,tu les laisses sur la terre exposés k la rosée nocturne, pour qu'ilsse chargent d'humidité; toi, maréchal ferrant, en ferrant les clic-vaux, tu les blesses afin de les rendre boiteux et de les fairevendre à vil prix ii un confrère; toi, orfèvre ou changeur du grandpont, tu te ligues avec tes confrères pour avilir la monnaie et dé-pouiller ainsi le passant ou le vo y ageur; toi, boucher, tu soufflesta viande, tu introduis du sang de porc dans tes poissons pourris;toi, marchand de grains, tu accapares les denrées, et tu les recèlesdans tes greniers pour faire venir la disette et la cherté, niais Dieute punit en t'envoyant le beau temps, et tu finiras par te pendresur tes monceaux (le grains; toi, marchand d'étoiles, tu as uneaune pour acheter et une autre pour vendre, mais le diable en aune troisième avec laquelle il t'uelnelil les coste:. » Nous en pas-sons, et des meilleurs; ne se croirait-on l)itS en police correction-nelle?

Ailleurs l'orateur sacré tonne contre te luxe. Il ne se contentepas de déplorer vaguement qu'on perde en futilités l'argent dontmanquent les aumônes il nous décrit niinutieusernerit ce luxe qu'ilcondamne. Écoutez ce portrait d'une petite maîtresse en 1273,d'une « de ces lemmes parées qui sont l'instrument du diable. » -

En l'apercevant, ne la prendrait-on pas pour tin chevalier se ren-dant à la Table-Bonde? Elle est si bien équipée de la tète auxpieds! Regardez ses pieds, sa chaussure est si étroite! regardez sataille, c'est pis encore; elle serre ses entrailles avec une ceinturede soie, d'or et d'argent, telle que Jésus-Christ ni sa bienheureusemère, qui était pourtant de sang royal, n'en ont jamais porté.Levez les yeux vers sa tête, c'est là que se voient les insignes del'enfer ce sont des cornes, ce sont des cheveux morts, ce sont desfigures de diables Elle ne craint pas de se mettre sur la tète lescheveux (l'une personne qui est peut-être dans l'enfer ou dans lepurgatoire, et dont elle ne voudrait pas pour tout l'or du mondepartager une seule nuit la couche : - A il sué sole nw.'i! Les fauxchignons et les larges ceintures datent de loin; de loin aussi lel)rivilége qu'a Paris (le donner le ton et de servir de théâtre àtoutes les extravagances nouvelles de la mode, car le prédicateurajoute : C'est à Paris surtout que règnent ces abus, C'est 1k qu'onvoit des femmes courir par la ville toutes décolletées, toutes es-poi1eiiuesz quelle guerre celles-1k font à Dieu ! » Et pour conipléterle tableau, voici les fards, le maquillage, tout l'attirail qui sert àse faire le a'isuqr: voici les drogues pour blanchir la peau , maisqui enlèvent la peau avec la noirceur; voici les ongucns, les par-

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LES SEMONtAlltES DU MOYEN AGE. 19

fuins, les poudres, les eaux de toute sotte; On !)SC la matinée ts'en couvrir, à s'en frotter des pieds à la tête, et pendant ce tempsla messe est (lite.

Quand Aeliz (iii teve,Et quand elle fut lavilc,Jà ta iiie3s fil e1,atite...

Les femmes (('ailleurs ne sont PLS seules sur la sellette, leshommes ont leur tour. Si les fciiiines ont leurs édifices de cornes etde coques sur la tète, leurs ceintures toutes chargées d'or, d'argent,de pierres précieuses, leurs robes toutes dentelées, toutes décou-pées (1(1 (H'( /(/t7'e/I//tO//. et dont la queue longue de puis d'unecoudée balaie la poussière dans les églises et trouble les hommes((ans leurs prières si elles portent des souliers découverts, des esti-

r,'tu,r brodés de ferrures et (le dorures, ou des souliers à itt pou-

laine dont le bec pointu rappelle l'ergot du diable, - les hommes,eux aussi, ont l€'ii F5 nw1e 'esteure.ç, leurs robes en tissu précieux.,ces robes magnifiques dont, ajoute le prédicateur, il ne sera jamaisautant parlé que du bout de manteau donne par saint Matin aupauvre mendiant; ils ont leurs manteaux (le velours, de soie etd'écarlate, leurs pellisons de vair et d'autres fourrures coCiteuses,ils ont leur équipement orné de vaines superluités, leurs selles,leurs éperons chai'gés d'argent et de dorures. Combien un hommen'est-il point méprisable lorsqu'il s'abandonne à ces recherches quil'efféminent et le dégradent! Combien n'est-il pas coupable sur-tout lorsque cet homme est un clerc u Quel prèti'e rougit de pa-raître en public bien peigné, de marcher avec une allure molle,indigne de son sexe, cii tin mot d'être femme" Tlegardez ceux (luidevraient donne!' aux autres l'exemple de la modestie, de la gra-vité, (le la mortification : les vo yez-VOuS parés avec Un soi IflhltU-

lieux, les cheveux crèps. la t'aie bien dessinée, la face rasée defrais, la peau polie à la pierre ponce, la tète découverte, les épaulesnues, les bras traînons ou portant des signes gravés, les mains,'/u,uss(es et les pieds gitnts?... ' l'otite la journée ils sont en qlète(l'un miroir, ils se promènent, l'habit imniaculé , l'âme toutesouillée ; leurs doigts resplendissent de l'éclat des anneaux, leursyeux (le celui clii sourire. Ils portent la tonsure si petite qu'ellesemble moins la marque d'un homme d'église (lue celle (l'un corpsVénal.

Et les fêtes, et les plaisirs, comnplémens funestes et obligés de celuxe damnable! la danse surtout, cet amusement du diable, si f-vorable aux rendez-vous galans ce n'étaient guère alors que desrondes où lionunes et femmes chantaient et sauttient en se donnantla main nais n'importe, il parait (lOC (lés lors nos an('èli'es avaient

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20 LES SI11NAinLs nu MOYEN A(E.

pour la danse cette passion traditionnelle dont les étrangers ontvoulu faire notre trait caractéristique. Ils s'y livraient avec fureur;ils dansaient jusque devant les églises, jusque dans l'enceinte sa-crée, jusque dans le cimetire, témoin l'histoire de la mairesse de\'erinenton. Un jour elle s'en vient avec ses compagnes danser de-vant le parvis à l'heure de la messe. Le curé indigné accourt avecses fidèles, il veut faire des remontrances: autant en emporte le vent.Alors il saisit le voile de celle qui conduit la ronde; mais, ô contu-sion pour la malheureuse! le voile reste aux mains du curé et aveclui tout l'édifice de la coiffure et tous les faux cheveux : l'enragéedanseuse demeure la tête dépouillée, en proie à la honte et à la ri-sée. Voilà, semble dire le prédicateur, voilà où mène la passion(le la danse. Bien plus : elle conduit même à la mort la plus épou-vantable. O y ez plutôt la catastrophe du château de Sury-le-Comtal.Le châtelain, qui était le comte de Nevers, au moment de partirpour la croisade, donna une fête en sonson manoir; si fort et si long-temps les invités dansèrent qu'à la fin le plancher s'écroula, écra-sant de ses débris boit des imprudens qui se livraient ainsile jour (le Noël à ces plaisirs sacrilèges : exemple frappant assuré-ment de la lourdeur des danseurs ou de la fragilité des planchersau xrir siècle.

Ailleurs encore, le tableau change : ce sont les marins qui pas-sent sous nos yeux. Avec l'orateur sacré, nous entendons leur rudeet caractéristique langage; nous les suivons sur les flots et au port,dans leurs aventures, dans leurs dangers, et aussi dans leurs excèset dans leurs pirateries. Puis ce sont les étudians qui défilent à leurtour : classe nombreuse et puissante alors, source abondante de Pro-spérité et de gloire pour notre patrie. De tous les coins de l'Europe,on s'en vient étudier à Paris les arts libéraux et la théologie. Lesécoles regorgent, et chaque jour en voit naître de nouvelles. Aussique de rivalités entre les docteurs séculiers ou réguliers, que de que-relles, que de disputes, que (le pugilats scolastiques! « Qu'est-ce queces luttes (le savans, s'écrie un chancelier de l'université de Paris,sinon (le vrais combats de coqs qui nous couvrent de ridicule auxyeux des laïques? Un coq se redresse contre un autre et se hé-risse,... il cri est de mémo aujourd'hui de nos professeurs; les coqsse battent à COURS de becs et de griffes, l'amour-propre, a ditquelqu ' un, est armé (l'un redoutable ergot. » Nous assistons auxcours, trop Souvent interrompus par les troubles, par les conflits in-cessans que suscitent à tout propos l'indépendance et les piivilégesdes étudians. Nous faisons connaissance avecces dominicains dontla redoutable concurrence enlève à l'Université les meilleurs (le sesélèves, oit ces jeunes docteurs, ces iuoph(es, comme les ap-pelle Jacques de Vitry, qui pour se rendre célèbres emploient tous les

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LES SERMONNAIRES DU MOYEN AGE flmoyens, spéculent sur la curiosité, sur l'ignorance, sur ]a badaude-rie, sur la cupidité du public, •car ils vont jusqu'à payer (le leursdeniers pour qu'on assiste à leurs leçons. A côté des professeurs,les élèves! Voici d'abord lécolier studieux seul dans sa chambretteou partageant avec un compagnon encore moins fortuné son maigreordinaire et son étroit logis, il passe ses journées penché sur lesgloses de la Bible ou d'Aristote. il est pauvre, car il est loin de safamille, et les sergens ou yrçoiis de l'Lriiversité le rançonnent etle pillent à outrance. 11 mourrait de faim, s'il n'était soutenu par lalibéralité de ses camarades plus riches, qui se cotisent, suivant leconseil d'Eudes (le Châteauroux, en faveur de leurs frères indigens,ou bien par les rentes spéciales qui dans certaines églises ont étéfondées par des bienfaiteurs de la jeunesse studieuse, ou bien enfinpar les modestes gratifications qu'il recueille en s'acquittant de cer-taines petites corvées, par exemple en offrant Je dimanche l'eau bé-nite de porte en porte, « suivant la coutume gallicane. » Voici main-tenant l'étudiant amateur, venu de sa province pour complaire àsa famille, qui veut faire de lui Ufl savant clerc. Il paraît aux courpour la forme, tantôt à l'un, tantôt à l'autre, n'écoutant guère, ap-prenant moins encore. Cependant, lorsqu'il vient tuix cours une 011

deux fois par semaine, il semble s'attacher surtout aux décrétistes:c'est que leurs leçons ne sont faites qu'à la troisième heure et n'in-terrompent point la grasse matinée. Cependant ces paresseux nelaissent point de se faire gravement précéder d'un alet qui pliesous le poids de volumes énormes. Aussi vienne l'été, ils se hâtentde fuir l'Université pour s'aller reposer chez eux des durs travauxde l'hiver. Voici enfin, - c'est l'espèce la plus commune, - l'éco-lier tapageur et débraillé. Celui-là ne voit dans le titre d'écolierque des franchises assurées et le privilège de pouvoir à peu prèsimpunément rosser les archers, houspiller les bourgeois et débau-cher les filles. Aussi n'est-il bruit que de ses fredaines. hôte as-sidu des cabarets et (les tripots, « il court la nuit, tout armé, dansles rues de la capitale; il brise les portes des maisons, y fait inva-sion et violente les gens paisibles. Les tribunaux sont remplis dubruit de ses esclandres; tout le jour des courtisanes icnnent dé-poser contre lui, se plaignent (l'avoir été frappées, d'avoir eu leursvêtemens mis en pièces ou leurs cheveux coupés. Il est en guerreouverte avec la puissante corporation (les bourgeois, et le Pré auxClercs est le théâtre quotidien de ses ripailles et de ses violences.

Et les paysans, grossiers, cupides, envieux les uns des autres,convoitant le bien du voisin, cherchant toujours à élargir sans qu'ily paraisse leur champ ou leur pré, surtout ignorans et supersti-tieux! Et les domestiques, ces serviteurs et ces servantes de touteespèce et de toute coudiion, qui se res s emblent tons par un point,

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22 LES SEIi%IONNAIRE.S DU MOYEN ACE.

leur âpreté au gain, leur habileté t gruger et à dépouiller leursmaîtres, grands seigneurs ou bourgeois, nobles chevaliers ou Pau-vres étudians! Et les usuriers, cette l'ace maudite issue (lu démoncar c'est Dieu qui a créé, les laboureurs, les clercs et les soldats;ruais les usuriers, c'est le diable qui a inventé cette quatrièmeclasse! Aussi que d'anecdotes sur eux, (l ue d'exemples de châti-mens célestes, d'expiations épouvantables! Qu'importe à ces oi-seaux (le proie? Ils se rient de la haine des hommes et de la colèrede Dieu. Parfois, il est vrai, quelque puissant seigneur les pressureet les malmène; niais comme ils s'en vengent sur ceux que la né-cessité réduit à les implorer! Ce brave chevalier qui part pour lacroisade, il a besoin d'argent, il tombe aux griffes (le l'usurier dèslors il est perdu. Bientôt il est ruiné jusqu'au dernier sou, sa fa-.mille est sur la paille, lut-nième en prison, et l'auteur de sa mi-sère, enrichi à force d'iniquité, lus de vilain, vilain lui-même, sefait appeler seigneur et monseig/u'w' in" ceux-là qui le méprisentet le liaïssent

Ainsi se presse devant nos regards tout un cortège de figuresvivantes et agissantes. Certes, dans celte CSpèCC (le lanterne ma-gique, la silhouette de l'humanité ne se profile pas sous (les traitsflatteurs. Pourtant il ne faudrait pas que les prédicateurs nese plaisent à peindre que les laideurs morales. Ils sont sévères,mais non point injustes ni haineux, et ils savent à propos recon-naître et glorifier les vertus des hommes. Il est tel beau trait, rap-porté par ces professeurs de morale si peu enclins à ménager leursdisciples, qui nous en dit plus long à la louange (le l'homme quetous les plus fameux exploits des héros (le l'antiquité.

De pareils traits ne sont pas rares chez les Ilinand, les Étiennede Bourbon, les Jacques de Vitry. Combien sans doute ne seraient-ils pas plus nombreux encore, si nous possédions ces allocutionslamnilières qu'à toute occasion ces pieux mstructcui's adressaient àleurs ouailles! car ils ne se bornaient pas à faire descendre (le lachaire le reproche et le blâme ils Portaient eux-nièmes à chacunl'encouragement, et la consolation. Ce même prédicateur- que nousavons vu tout à l'heure citer à soir tribunal l'ouvrier déshonnête, lepaysan vicieux, le commerçant trompeur, l'artisan imnprobe, nousle voyons exalter le négoce et le travail horinète, nous le voyons,dans la vie de taris les jours, s'efforcer noblement de relever àses propres yeux la classe ouvrière, et de la lii-e concourir selonSon pouvoir tu bien général de la grande communauté chrétienne. »Il parcourt les campagnes, et ne cesse d'y glorifier l'agriculture,cette mère nourrice des peuples, sans laquelle la société ne pour-rait exister. Il se transporte au milieu de ces foires périodiques, deces mwdimr, rendez-vous général des provinces et des nations roi-

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LF.5 SERMONNAIRES DU MOYEN AGE. 23

sines, lices pacifiques où se pressent, comme une vaste fourmilière,les corninerçans de tout pays. Il appelle solennellement la bénédic-tion céleste sur ces réunions, ménagées par la Providence pour ser-vir de lien aux peuples car, c'est Humbert de Bomans qui parle,« Dieu a voulu que nulle contrée ne pût se suflire compléternentà elle-même, et (lue chacune eût besoin de recourir t d'autres, afinqu'elles fussent unies par des rapports d'amitié. » La, il rappelle àtous les Préceptes (le la religion et de la vertu, il prêche aux mal-heureux l'esprit (le résignation , aux heureux l'esprit de charité.Sans s'éloigner (le sa demeure, chaque matin et chaque soir, il semêle sur la place publique aux groupes des journaliers qui atten-dent là qu'on vienne les engager ou leur distribuer leur salaire; ilcause fraternellement avec eux; il ranime leur courage, il adoucitleurs peines, il secourt leurs misères, il ne les quitte point sansavoir fait pénétrer quelque lumière dans ces âmes incultes, niaisnon rebelles.

C'est que, pour les petits et les misérables, l'église a plus d'amourque mie sévérité, c'est qu'elle est non pas seulement leur institu-trice et leur j tige, niais encore., litais surtout leur protectrice et leurmère. Ceux qu'elle poursuit sans miséricorde, cesont les grands,les puissans du jour. Pour ceux-là, elle n'a pas d'indulgence, ellen'a qu'une justice inexorable. Avec quelle ardeur, avec quelle éner-gie les sermonnaires prennent le parti des faibles contre les forts,des opprimés contre les oppresseurs! Avec quelle virulence ilss'acharnent après les officiers seigneuriaux ou royaux, légistes,Prévôt-s, bedeaux , baillis! Ce sont des « corbeaux d'enfer quis'abattent à la curée sur le pauvre peuple, ce sont des sangsuesinsatiables qui épuisent jusqu'à la dernière goutte (le sang leursmalheureuses victimes. Les légistes, qui remplissent les villes,les bourgs et jusqu'aux villages, sèment partout la discorde etl'inimitié, aigrissent les haines, suscitent les procès, puis, vendantleur conscience et leur honneur, ils font citer les parties en cinq ousix endroits à la fois pour prolitem' de leur absence forcée; ils su-bornent (le faux témoins; en un mot, ils consument la Fortune desl'amil les. Pour extorquer, ce .sont des harpies; pour' parler' avecles autres, des statues; pour comprendre, des rochers; pour dé-vorer, (les muinolaures. m - Quant aux prévôts, aux bedeaux, auxbaillis, chaque jour ils inventent (les moyens diaboliques (le pres-surer la gent taillable. « Seigneur, dit à un comte l'un de ses bail-lis, si vous voulez m'écouter, je vous ferai gagner chaque annéeune fortune. Permettez-moi seulement de vendre le soleil sur vosterres.— Comment cela? l'ait le corntesum'pris. —Sur toute l'étenduede votre domaine, il y a (les gens qui font sécher et blanchir (lestoiles air L ole ill. ln prenant douze deniers par toile, vous aurez une

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WWM

21i LES SLR1ONNAIRES DL' MOYEN AGE.

somme énorme. n - Quel instinct financier! C'est, au xiii' siècle;l'impôt des portes et fenêtres.

Tels serviteurs, tels maîtres! Les baillis volent et extorquent, lesseigneurs pillent et assassinent; seulement ils exercent leurs bri-gandages plus au grand jour et sur une plus vaste échelle. Ce baronqui fait un appel aux armes dans toutes ses terres pour que chacuns'en aille ro osÉ avec lui, vous croyez peut-être qu'il s'en va châ-tier quelque félon ou rallier l'armée (le SOfl suzerain? Non, ce n'estqu'un de ces guerriers de craie (l'on dirait aujourd'hui de paille »ou de carton n). C'est un pillard de grand' route, qui réunit unebande pour dépouiller les riches passans, les légats et leur cortège,les caravanes de marchands, ou pour s'emparer des biens de quel-que monastère. il fuit le roi parce qu'il craint sa justice, et il vacacher le fruit de ses déprédations au fond de son repaire, dans unde ces casiella créés d'abord pour servir de refuge aux malheureuxet devenus des nids de vautours. S'il n'a même pas ce facile cou-rage, sa rapacité ne se donnera pas moins carrière. Le cheval dupaysan, la vache du laboureur, tout lui est bon, rien ne lui échappe.Et que le pauvre hère ne s'avise pas dese plaindre! ii Que veutce rustre? répodra le superbe: n'est-il pas bien heureux qu'onlui laisse son veau et qu'on épargne sa vie? n C'est ainsi que lesnobles chevaliers et les gentilles dames se parent des dépouillesdes pauvres; c'est par ces iniques violences qu'ils alimentent leursprodigalités, qu'ils se Procurent tout ce luxe, tous ces beaux vête-mens« si justement appelés robes, n s'écrie eu jouant sur le mot ro-ber, dérober, un dominicain plus vertueux que fort en étymologie.

Où sont donc les sublimes préceptes de la chevalerie? Où sontces lois à la défense desquelles tout chevalier s'est publiquementconsacré par un voeu, par un serment solennel, ces lois qui impo-sent aux nobles la mission sacrée de combattre partout la perfidieet la méchanceté, de défendre l'église, d'honorer le sacerdoce., devenger les injures du pauvre, (le pacifier le ro yaume, (le verser leursang pour leurs frères, d'être jusqu'à la mort les protecteurs (lufaible et de l'opprimé? Où sont ces moeurs chastes, cette sobriété,cette simplicité, cette continence, qui seules élevaient le chevalier àla hauteur de sa mission? hélas! tout cela est bien loin : le faste, l'or-gueil, l'amour de la vaine gloire, la luxure, la débauche, la soif detous les plaisirs, ont envahi les Coeurs des grands seigneurs, et quantaux lois de la chevalerie, il n'en est Plus question. « Les pauvres,les clercs, les abbayes, trouvent eu eux, non (les défenseurs, maisdes persécuteurs. Ils retiennent les clîriies et les offrandes (lues àl'église, enfreignent ses immunités, écrasent les hommes (liii luiappartiennent de prestations et de corvées, ne respectent point ledroit d'asile, et portent des mains impies sui' les personnes sacrées

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parce qu'elles ne peuvent pas leur résister, mais ils se gardent biend'attaquer ceux (fui sont armés et disposés à la lutte. Aigles ra-paces, ils se jettent sur les biens des défunts, et veulent avoir lamainmorte, pour ajouter à l'affliction des affligés, c'est-à-dire desveuves et des orphelins.

C'est .Jacques de \itr, le patriarche (le Jérusalem, qui prononceen chaire cette virulente diatribe. Il n'est lias seul à combattre laviolence et la tyrannie. Les prédicateurs ses contemporains remplis-sent tous avec la môme énergie ce devoir périlleux. Les seigneursn'entendaient pas toujours raillerie; ils recevaient brutalement lesréprimandes, et, comme ils n'étaient pas forts sur l'éloquence, c'é-tait par des violences qu'ils ripostaient aux admonestations. Il estde mode aujourd'hui de représenter l'église au nioveri âge commeinvestie Sans conteste d'un supréine pouvoir. On en lait une sorte desouveraine universelle, imposant son bon plaisir à la société obéis-saute, M. Lecoy de La Marche semble donner lui-même dans ce pré-jugé. Les délégués (le la cour romaine, nous (lit-il, gouvernentbut autant que les princes auprès desquels ils sont accrédités. i) Enthéorie, cela peut paraître vraisemblable; en fait, au xiii e siècle dumoins, cela est exagéré. Si l'on ne veut parler que (le l'autoritémorale, nous en tombons d'accord, celle-là, l'église la possède toutentière. En principe, le pape, représentant de Dieu sur la terre, estau-dessus des rois, et ses ministres, à tous les degrés (le la hiérar-chie ecclésiastique, participent à cette supériorité quasi iriétaphv-sique; tuais l'autorité positive, celle qui agit et qui s'impose parcequ'elle est la plus forte, elle est aux mains des princes et des sei-gneurs. Ils Omit leurs gens d'armes, ils ont leurs châteaux, ils ontla force enfin, et ils en usent. Malheur à qui les offense! ce n'estpas une robe de prêtre qui peut arrêter leur courroux l'histoireest là pour dire qu'ils ne se gênaient guère pour assassiner un légatou pour jeter un évêque dans un cul de basse-fosse. Il y avait doncvraiment quelque Courage chez les sermonnaires à braver ainsi enface des gens d'autant plus capables de se venger que ceux qu'onattaquait étaient nécessairement les plus violens, les plus injusteset les 1)1(15 tyranniques.

Certes il est bien vrai qu'en Plus d'un cas l'orateur sacré plaidecri partie pro doino sua, il est bien vrai (hIC les droits de l'égliseviolas et foulés aux pieds contribuent à euh animer son indignationLes paroles de Jacques tIc Vitry, par exemple, portent la trace éi-dente de ce sentiment, et en thèse générale, il est aisé de coin-prendre pie l'église vît (l'un oeil défiant ces petits potentats toujourspréts à la dépouiller. Pourtant, chez Jacques de Vitry comme chezses collègues en prédication , ce sentiment n'est que secondaire.

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26 i.is SEIMONNALIBLS nu MOYLN ACE.

Ce qui domine en eux, ce n'est pas l'intérêt personnel, c'est unepréoccupation plus générale et plus noble, c'est l'amour de la jus-tice et l'impérieux besoin de proclamer la vérité.

Vo yez plutôt leur attitude, non plus seulement eu face des ho-bereaux et des seigneurs de village, mais en face du pouvoir quiprime tous les autres, en face de la royauté. Ecoutez Jacques deVitry prononcer hautement cette maxime :l'unique noblesse,c'est la noblesse (le l'âme, et c'est la seule dont un roi doive setarguer. Ecoutez Étienne (le Bourbon répéter après le pape Zaclia-rie : « Le roi, c'est celui qui gouverne bien. » Écoutez Élinand pro-clamer qu'un u roi illettré n'est qu'un âne couronné! » Ailleursc'est Humbert (le Romans qui déclare que la condition essentiellede la royauté est moins dans l'origine que dans l'équitable exercicede la puissance souveraine. C'est lilinand qui s'écrie à SØD tourc La puissance est transportée en punition de l'injustice... Le filssuccède donc à son père, s'il imite sa probité. n C'est Jacques deVitry qui fait consister toute la légitimité ct toute la force du pou-voir royal u dans l'élévation (les bons et la répression des mécharis,dans la protection des églises et des pauvres, dans la distributionde la justice et la répartition des droits (le chacun... Voilà (lesmaximes qu'on ne s'attendait peut-être pas ii trouver dans la bouche(te ces moines; mais en voici de plus étonnantes encore. On le sait,flOUS sommes au xlIIe siècle, c'est-à-dire ii, l'heure où les légistespréparent de tous leurs efforts le triomphe (le la règle byzantine1wdquui pla(ueril /fl'Hl(Jj 117/(S rigorem /wbel. Eh bien ! quel»adversaires opposent à cette théorie du pouvoir absolu la négationla plus formelle, la réprobation la plus énergique? Ce sont les pré-dicateurs, c'est le clergé. «C'est une insigne (ausseté, selon Elinand,ce qui est écrit là dans le code, que toutes les volontés du princeont force de loi! n Il (i place formellement le salut commun au-dessus de toute considération d y nastique, et ajoute: u 11 n'est pasétonnant qu'il Soit interdit au (((i (l'avoir un trésor privé, car il nes'appartient pas à lui-même, il appartient à ses sujets. n Jacques deVitry cniu proclame cette maxime aussi profonde ClUC hardie: u

miv ;t point, de sûreté pour un monarque du moment (lue persorinun'est en sÛreté contre lui, n A-t-on jamais rien dit de plus fortcontre le despotisme?

Que reste-tU pour compléter le tableau ? La société du moyenâge est peinte ici tout entière ; tous ses membres se sont montréstour â tour. 'Fous? Non, sans doute. Les prêtres n'ont pas parumais quoi! le clergé va-t-il donc se dénoncer 11(1-même, les pré-dicateurs vont - ils retourner leurs foudres cont( e leurs frères enreligion? Eh bien , oui : ''et contre les mauvais prêtres que les

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LES SERMO AIRES DU MOYEN AGE. 27

orateurs sacrés s'arment du fouet le plus impitoyable, et ce n'est 1hni la moins curieuse, ni la moins éclatante preuve de leur abnéga-tion et de leur sincéIjt. Moines, curés, al)l)t's, évêques, sont citésà la barre, et quelles rudes sentences! Point d'indulgence pourl'èque négligent, avide, orgueilleux ou siinoniaqu. Ne devrait-ilpas être, (lit Jacques de Vitrv, u l'avocat des pauvres, l'espoir desinfortunés, le tuteur des orphelins, le bâton des vieillards, le ven-geur des crimes, le marteau des tyrans , s'entourer de familiershonorables et (le coopérateurs (;llerChant , non pas leur intérêt,mais celui de Jésus-Christ? u Combien peu de pi'élals approchent(le cet idéal ! Celui-ci est en proie à l'as arice ; il vend la justice,il vend les prébendes. Réclame-1-on son saint ministère? Si c'estun riche (jll j l'appelle, il court.; si c'est un pauvre, il fait lasourde oreillez il thésaurise, il amasse, sans jamais se rassasier.Avoir, c'est un doux poison , s'écrie, dans un langage que nousregrettons (l'altérer, un prédicateur normand tiraI heu reusenientanonme. Maintes gens commencent à amasser comme dans uneintention louable, comme pour servir Dieu et taire des aumônes;ruais quand ils ont u assemblé leur avoir, » alors u change leur cou-rage, » Le prêtre se dit « Ton épargne t'aidera quand tu auras lacrosse, » et le moine Mon abbé mourra, et nies deniers nie ferontavoir l'abba y e. u Cet autre est tout entier aux plaisirs de la table.u Quelle (iitlerence y a-t-il aujourd'hui, flOUS dit l:1inand , entrela table d'un pontife et celle d'un roi? Est-ce que les abbés eux-mérnes ne veulent pas (les muets princiers? Montrez-moi un de cesriches se couvrant de pourpre et se nourrissant d'huîtres quivaille ]e riche de la parabole de Lazare gémissant aux enfers 'u Et

contre le népotisme, cette autre plaie de l'épiscopat, quels acceusindignés ! Écoutons encore Jacques de Mtrv. u Les malheureux, lesinsensés! ils abandonnent le soin de plusieurs millions d'âmes à desenfans auxquels ils n'oseraient confier trois poires, dans la craintequ'ils ne les mangent J'en connais un, de ces jeunes intrus, queson oncle avait installé au choeur clans la stalle de l'archidiacre, etqui la souillait encore connue naguère le giron (le sa nourrice u

Si les hauts dignitaires sont ainsi traités, on pense bien que lessuffi p1es curés, les siin pIes moines, n'ont pas de rnénagerncns â at-tendre. Les sermonnai res accablent t inrpitoyablemen t le u mauvaispiètre, qui dune quatre fois le baiser de Judas en célébrant lamesse à l'autel, t la patère, au livre cl' Evangile et à son assis-tant ( mmsIer u - u Plongé (]ans les choses de la matière, dit(;eotrrnv de Troyes, il s'inquiète peu de celles de l'intelligence; ildiffère du peuple par l'habit., ion par l'esprit, - l'apparencenon par la réalité, Aux IPOIflCS. qui ont fait voeu dc pauvrete, onreproche amèrement leur richesse. u 1kM palais limirpour hôpitaux, des

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is LES SERMONNAIRES DU MOYEN AGE.

fortifications pour murs, des tours pour réfectoires, des châteauxpour églises, des villas pour granges, est-ce que tout cela ne l)rétepas à rire aux laïques ? Ne pouvait-on à moins rie frais souperdans le réfectoire, loger le pauvre dans le dortoir?

Les chanoines surtout sont fustigés d ' importance. ( Aux officesOÙ l'on fait une rlistrlbutioH de deniers, us accourent; mais tout letemps que durent les autres ils restent chez eux à jouer aux dés. »Ils n'assistent aux services funèbres que lorsque la lugubre céré-monie doit être suivie d'un de ces repas, de ces re7nembrances OÙ

ils peuvent satisfaire leur goinfrerie. Ils ne se soumettent mêmepas aux avertisseniens de leurs supérieurs; si l ' évêque les veutadmonester, ils prétendent ne dépendre que du doyen du chapitre;si le doyen s'avise alors (le les morigéner, ils répondent insolem-ment qu'ils ne relèvent que du chapitre mêuie. Aussi de quellesconvoitises les canonicats ne sont-ils pas l'objet! n li en est quitombent en délire quand il y a une vacance, comme les chiens lu-natiques lorsque le cours de la lune décroît. » Heureux encore lors-qu'ils se contentent d'une seule prébende; mais, hélas! il n'est pasraie de voir ces ambitieux en accaparer saris vergogne deux, trois,quelquefois plus encore. n Ont-ils donc plusieurs ventres pour con-sommer plusieurs l)énéflces? » demande avec indignation Jacques(le Vitry. Et Thomas de Cartempré, comme Albert le Grand, commeGuial'(l de Laon, les voue formellement, à la damnation éternelle.Cela ne les émeut guère. Ils ne s'en précipitent pas ffloiflS à la cri—rée, et y mènent avec eux toute la séquelle de leurs proches, careux aussi joignent le népotisme à la simonie. « Quand ils viennentaux chapitres, (lit énergiquement Guillaume d'Auvergne, on lesprendrait pour des poules couveuses, car tous leurs neveux courentderrière eux comme des poussins, piaulant, grouillant, et obéissantà leurs moindres volontés. »

Tout cela n'est rien encore auprès du concubina ge des prêtres.PD

Voilà pour le clerc le plus affreux (les vices, et contre lui l'églisen'a pas assez d'anathèmes. Malheur, trois fois malheur au prêtrequi est atteint de cette lèpre! Il sera damné sans rémission dans lavie future, et déjà dans la vie d'ici-bas son châtiment commence,Il est pauvre, il est misérable. On le reconnaît à l'état délabré deses vètemens, à ses mnauches per .ées ait coude; il se voit, lui et sac.omp]ice, l'objet de la réprobation universelle; personne ne veutdonner à l'église le baiser de paix à la pr/ree on 1mmi chante auisage Ce rcfi'ain populaire

Je vis eflnjr, elrij/ et raz,v - u, n'a( part en co, la,

i i Iiw' na pari ('11 la nws'-r(il qui puent liais à lui prc'sti('ss.

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Lui-mème, malgré son caractère sacré, est en butte aux mépris etaux insultes de ses paroissiens. Les trouvères et les troubadoursont-ils jamais été contre le clergé plus virulens et plus inipla-cables?

1 V.

Nous devrions nous arrêter, si flous étions plus soucieux de laisserau lecteur une impression favorable que d'éclairer toutes les facesdu sujet; niais il faut êfte impartial avant tout. Disons donc quel-(lues mots du mérite littéraire de nos prédicateurs. Nous l'avouonslibrement, il est rare de rencontrer chez eux (le ces beautés par-faites qui sont la marque (les grands orateurs et des grands écri-vains. Ils sont tOUS incomplets, inégaux : ils sont enfans pat' certainscôtés, presque vieillards pat' d'autres. Nous ne les donnons pas, enun mot, pour des modèles accomplis, niais nous repoussons les ju-gemens préconçus dont on ]c.s a frappés tous indistinctement. De-puis le temps (lu grand roi, les historiens littéraires ont été unanimespour accabler de leurs dédains les serinonnaires du moyen âge. AuxVlI e siècle, c'est Eliies Dupin qui, du haut tic sa chaire de Sor-bonne, les condamne en bloc, sans autre forme (le procès. Au xvlue,c'est Joly, dans son histoire de la Prédication, qui renouvelle etaggrave la condamnation. S'il mentionne en passant saint Bernard,« cet astre apparu au milieu de noires ténèbres, » ou saint Thomasd'Aquin, « ce docteur qui eût été un grand génie, s'il fât né dansun autre siècle, » 011 Innocent Iii, ou saint Antoine de Padoue ,ousaint Bonaventure, ce n'est pas sans s'excuser aussitôt de la libertégrande et sans se récrier contre « le mauvais goût, contre les al-légories, contre la sécheresse de ces barbares. » Le pins curieux riel'affaire, c'est que ce Joly est lui-même (le l'ordre de Saint-Frai'-(ois, et n'écrit son livre que pour venger l'honneur de la chaire.Au xix e siècle enfin, Daunou, dans sa docte importances qualifiemajestueusement les discours d'Albert le Grand, rie saint Thomas,de Jacques de Vorages, de « monuniens d'une scolastique barbareet d'une crédulité grossière, aussi inconciliables l'une que l'autreavec la véritable éloquence. »

Sans plaider au fond, comme l'on dit au palais, on petit dès l'a-bord opposer à ces réquisitoires une fini de non-recevoir. En deuxmots, nous n'avons pas les pièces du procès; ce sont les plus im-portantes qui nous manquent. Si nous devions trouver quelque partla grande éloquence, chaude, entraînante. colorée, ou l'éloquenceplus simple, plus familière niais non moins inspirée, non moinspleine d'onction, ce sro'aIt dans les appels à la croisade, dans les

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prédications au peuple, dans ce qui sortait des données habituelles,des conditions ordinaires des serinons et de l'instruction religieuse.Eh bien! voila justement ce que nous ne possédons pas. Des ha-tangues du grand abbé de Clairvaux et des autres hérauts des croi-sades, aucune n'a traversé les siècles. De la parole de Robert cl'Ar-brisselles, de Foulques de Neuilly, de Jean de \ ivclle, aucun écho n'aretenti jusqu'à nous. (le n'est pas tout des textes mêmes qui noussont parvenus, (Je cet innombrable amas de sermons latins etfrançais dont les bibliothèques anciennes sont encombrées, » co in-bien peuvent être considérés comme (les reflets fidèles du discoursoriginal? Si Fauteur y a mis la main, ce n'est jamais qu'un brouillonincomplet et informe; c'est le premier jet de la pensée fixé, sur Jeparchemin dans son incorrection et ses inégalités; ce n'est en unmot que l'ébauche du sermon auquel la parole doit donner l'am-pleur, la forme, la l)i'Ol)OrtiOfl. Encore la plupart (lu temps nostextes ne sont-ils que des rporhiliones. des reproductions rédigéesde mémoire ou des notes prises à la hàte par un auditeur; c'est unétranger qui a écrit de souvenir oi.i qui a griflbnné pendant le ser-mon. Cet étranger, c'est en général un clerc qui vient là chercherdes matériaux pour ses propres sermons. Les passages qui lui pa-raissent l)OnS à prendre, il les reproduit tout au long. Les autres, ifles résume en quelques lignes. Quelquefois un seul mot représentetout un développement. Voilà sur quels documens l'on va taxernos pauvres sermonnaires de sécheresse, de pauvreté, d'ignorancede la composition et du st y le! En bonne conscience, est-ce doncleur oeuvre que nous jugeons?

D'ailleurs, dans ces oeuvres touffues que le préjugé condamne enmasse sans les connaître, quelque mutilées, quelque travestiesqu'elles nous apparaissent, tout ne doit pas être également voué aumé p ris. Les fragmens que nous avons cités ont dû faire voir chezles Jacques de Vitry, les Elinand. les I':ueine de Bourbon, un souffleviril, une énergie incontestable, une véritable verve d'observateurset de moralistes. Parcotirez les prédications de ce nième Jacquesde Vitry, lisez les sermons de Maurice de Sully et d'llumhert (leRomans, vous y trouverez à chaque pas (les apologues ingénieux,des anecdotes spirituelles, des légendes touchantes et toujours fine-nient contées, car c'est un usage qui s'établit alors de rendre l'en-seignement plus sensible, p l us vivant p' des exemples et par des« histoires. » 'lotis les vieux fabliaux, tous les vieux apologues (Ille

la tradition avait reçus de l'antiquité sont narrés chez nos prédica-teurs avec un charme et un naturel (lui rappellent Esope et Phèdre,et font pressentir La Fontaine,

Il y a donc eu alors pour la chaire une phase vraiment brillante.

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LES SEHM0?NÂlIiLS DL' MOYEN AGE,

Elle commence vers le milieu du xne siècle avec Foulques deNeuilly, Jean de Nivelle et Maurice de Sully z elle jette son puis viféclat au début du xiii', lorsque saint Dominique et saint Françoisd'Assise, entraînant sur leurs traces une fouie (le néophytes, impri-ment à la prédication populaire un essor incroyable, et font naîtresous leurs pas une pléiade (l'orateurs sacrés. Par malheur, cette pé-riode de l)L'OSPèrité est courte. Le mir e siècle commence à peine laseconde moitié (le sa carrière que déjà la décadence oratoire se faitsentir, et chaque jour les symptômes précurseurs s'accusent et s'ag-gravent. On s'était dégagé de cette rhétorique ponipeue, de cettefirme enflée et emphatique qui avait été au début du xu' sièclel'écueil de l'éloquence ; niais on dépasse le bu t, et l'on verse maintenant (lu côté de la trivialité. En même temps l'abus de la nié-thode et de la classification, l'engouement toujours croissant pourla dialectique et pour la philosophie d'Aristote, font naître de unit-veaux dangers. La subtilité. l'affectation , envalnssent la chaire,Tandis que dans les Sermons aux fidèles la Familiarité tourne autrivial, dans les scrutons aux clercs la science se change en obscu-rité. Ce n'est pas tout encore les procédés mécaniques, « le nie-tier, suivant l'expression de M. \rictoi. Le Clerc, succèdent peu à peuà l'inspiration. La lin du ain' siècle voit éclore une foule de manuels,de répertoires, (le collections de théines et d'exemples, (le distinc-tions, - c'est le noni usité alors, - destinés à étre la providencede l'orateur paresseux ou embarrassé. Dès lors l'habitude se répandde puiser sans plus (le SOUCi dans ces magasins (le chefs-d'oeuvretout faits. Préparer un sujet, composer un discours, ce n'est pins lapeine; on se contente de coudre euseitible des Iragineris pillés chezd'autres prédicateurs, ou bien l'on apprend tout simplement parcoeur un recueil entier de ces serinons, et l'on s trouve prét à toutévénement. En toute circonstance, on a son discours sut' la langue,il n'y a qu'à ouvrir la bouche, si bien que l'on dit couramment d'unprédicateur : IL J)i'êclie tibj u'unwts, il l)rècbe •uispendinm , selonque la série qu'il débite à tout propos commente liai' suspruiiunzou par ibJieiinnux. L'éloquence (le la chaire est, rabaissée pourlongtemps à une pure et simple routine,

Cette décadence (le l'art oratoire n'est pas (l'ailleui's, ait xiii' siè-cle, un phénomène isolé. La chaire s ubit une loi commune et suitla marche du siècle tout entier. Il est assez (le mode, lorsqu'on con-sent à faire l'éloge du moyen âge, (le le réduire exclusivement au

siècle. Le xiii' siècle, voilà la lumière; les autres, ténèbres etbarbarie Pourtant à quelle époque la séve de l'humanité se fait-elle jour dans toute sa jeunesse et dans toute sa plénitude? Est-ceau xii' ou au xiii' siècle? Est-ce au xii' ou tir siècle que res-

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suscite l'étude de l'antiquité, que naît l'architecture gothique, quese relève la philosophie, que se créent nos grandes chansons degeste, que se forme l'épopée nationale, que se fonde la langue,que chantent les Arnaud (le Maiveii et les Bertrand (le Born? Est-ceau Xiie ou au xiii" siècle au contraire que la philosophie dégénèreen subtilités et en niaiseries, que la langue perd sa pureté et sonunité, que la veine épique se corrompt et se tarit, que les trouba-dours au midi, les trouvères au nord, cessent (le faire entendreleurs accens? En réalité, c'est au xii S i ècle que le moyen îige soitalerte et vigoureux du ses langes; c'est à la lin (lu ui siècle queson élan S'arréte, que sa force s'étiole, (lue sa jeunesse se paral3 se,que ses destinées tournent court. Si l'on veut absolument appelerxui" siècle Fapogée lu nioven âge, il faut de ce xiir siècle de con-vention retrancher presque toute une moitié du x 11e siècle véri-table, et y comprendre hardiment le Xii presque tout entier.

En résumé, la chaire française a été pendant le moyen âge, aumilieu d'une société agitée, turbulente, prompte à la violence etl'usurpation, une des plus grandes forces de conservation sociale.En maintenant énergiquement, selon l'expression nième de M. Le-cov de La Marche, les grands principes de la charité universelle et(le l'égalité chrétienne, en pièchat à tout venant avec persévérancele respect (lit droit et l'amour de la justice, en combattant contretous et partout les excès et les abus, elle sut adoucir les haines.rapprocher les distances sociales, amortir les iniquités. In se faisantl'écho de toutes les souffrances, l'organe de toutes les faiblesses,elle fut le 1)itiS puissant obstacle â. la tyrannie et â l'oppression.Oit quelquefois prétendu voir chez les troubadours, chez les fai-seurs de sirventes et (le satires, les représentans de ce que sontaujourd'hui la presse et l'opinion publique. Ce n'est pas aux trou-badours, c'est ai prédicateurs qu'il faut faire honneur de ce rôlegénéreux. Les troubadours, dans leurs plus amères satires, dansleurs plus virulentes diatribes, ne lalsaien t guère que satisfaireleurs ressentimens personnels, ui servir les haines (litqui les entretenait. Les sernonnaires parlent toujours au nom desgrands principes (le la morale et de ta religion; c'est eu vue dubien seul qu'ils châtient le mal partout où ils le trouvent, c'estdans le seul intérêt de la charité et de la vérité qu'ils prononcent desparoles de blâme et de colère. S'il est vrai que l'opinion publiquene soit autre chose que la voix impersonnelle du droit et de la jus-tice, la chaire chrétienne ii seule ai moyen âge pleinement et no-blement rempli le rôle de l'opinion publique.

-ÉVV, lJI'uIMI(j k,1,V. 1C!(T-IItÇ.1i,--1295