les ruines de la monarchie française 1

640
Les ruines de la monarchie française : cours philosophique et critique d'histoire moderne, sur l'invasion des sophistes [...] Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Transcript of les ruines de la monarchie française 1

Page 1: les ruines de la monarchie française 1

Les ruines de lamonarchie française :cours philosophique et

critique d'histoiremoderne, sur l'invasion

des sophistes [...]

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Page 2: les ruines de la monarchie française 1

Revelière, Louis (1775-1866). Les ruines de la monarchie française : cours philosophique et critique d'histoire moderne, sur l'invasion des sophistes qui ont dévasté la France,

bouleversé l'Europe et fait rétrograder la civilisation / par M. L. Revelière,.... 1885.

1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de laBnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 :  *La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source.  *La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produitsélaborés ou de fourniture de service. Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit :  *des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sansl'autorisation préalable du titulaire des droits.  *des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèquemunicipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateurde vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de nonrespect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter [email protected].

Page 3: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES

DE LA

MONARCHIE FRANÇAISE

Page 4: les ruines de la monarchie française 1

scemx. – :ï?. r h m; a r. i: ut fils.

Page 5: les ruines de la monarchie française 1

.,e>. 1) LES RUINES SS

,n

Dlv LA

MONARCHIEFRANÇAISECOUItSPHILOSOPHIQUEET CRITIQUED'HISTOIREMODERNEl',

SUl l'jMVASION DES SOPHISTES QUI ONTDÉVASTÉ

LA FRANCE, BOULEVKRSÉ_£ “

L'EUROPE ET FAIT RÉTROGRADER LA CIVILISATION

l'A IIn

M. L. REVELIÈRE`

y^i >S«Slftt|v^<te ï|6lwuibvedes députes bolis les règnes de Louis XVUI el de Cluilot X 1

/> ' C»ci su«* d/ aeem-um duues.

I Z.i j

| )

I 1J2- j (S. Matthieu, ch. xv.)

l?-lJi' >')

*t '•

TOME PRElNIER -n,r.\^<H\^rSTOME PREMIER

.^«_w«–

~ol~`PUxlllAik'

LA LA

ytrR,T 1}h! ¡f

LIBRAIRIE JACQUES LECOFFRE

LECOFFRE FILS et Ci0, SUCCESSEURS

VAIUS

1I.ÏON

90, 1IUI5 BOXAl'ARTE, UU 2, ttUE BBI.LUr.OI n. i

1 t~

Page 6: les ruines de la monarchie française 1
Page 7: les ruines de la monarchie française 1

C'est icy tin livre de bonne foi/, lecteur. Àint-i s'ex-

prime l'auteur des Essais dans la préface de son œuvre

incomparable. On ne saurait dire plus vrai ni plus justedu livre que nous publions aujourd'hui et «i les deux

ouvrages diffèrent absolument dans la composition et

dans le but qu'ils se proposent, la même et éclatante

sincérité s'y révèle à chaque page. Les temps tourmen-

tés qui les ont vus éclore l'un et l'autre n'étaient peut-

être pas non plus sans quelque triste analogie, et

l'auteur du dernier aurait pu à bon droit s'écrier

comme Michel Montaigne Je fies pelaudé à toutes

mains au Gibelin j'estois Gtielphe, au Guelphe Gibelin.

Notre père vénéré nous a légué en mourant le ma-

nuscrit actuellement imprimé par nos soins; conçu et

inspiré sous le gouvernement de la Restauration, il a

été mis en ordre et terminé durant les premières

années qui ont suivi la chute de Charles X, sauf toute-

fois quelques passages, mais en très-petit nombre, in-

sérés après la Révolution de 1848.

AVANT-PROPOS DE L'ÉDITEUR

f

Page 8: les ruines de la monarchie française 1

s- AYANT-PROPOS DE L'ÉDITEUH

(" "

Longtempsnous avons hésité à le publier nous

éprouvions la crainte qu'il ne réveillât des rivalités et

des haines, assoupies peut-être, mais encore vivaces.

Nous appréhendions aussi qu'il ne soulevât des suscep-

tibilités souvent respectables, ou ne fit de douloureuses

blessures aux dèscendants de quelques hommes jugéssévèrement par l'auteur dans sa conscience inflexible,

j,dans son amour ardent pour la vérité.

L,v

A ce propos etbien que la génération à laquelle

appartient notre père soit disparue tout entière, puis-

qu'il était né au commencement de 1775, c'est-à-dire

moins d'un an après l'avénement de Louis XVI, il nous

est impossible de. ne pas nous rappeler les paroles si

bienveillantes et si généreuses du dernier de nos rois

légitimes, rapportées dans la préface des, Mémoires de

Malouet

« Dans les derniers temps de la restauration, le

fils de Malouet avait communiqué au roi Charles X le

manuscrit que son père lui avait laissé.^Ce prince, avec

cette générosité de sentiments qui appartient aux Bour-

bons, dit à Lally-Tollendal qu'il admettait, comme cha-

cun sait, dans son intimité « Les Mémoires de Malouet

« sont écrits*avec sincérité; ses jugements seront, je n'en

« doute pas, ceux de F histoire mais il y a là quelques

« mots bien durs pour un prince de ma famille; je vou-

« drais que la publication de ce livre fût différée jusqu'au

« moment où la génération à laqttclle nous appartenons

« aura disparu de ce monde. » On était alors au eom-

mencement de 1830.

Page 9: les ruines de la monarchie française 1

AVANT-PROPOS DE L'ÉDITEUR.

Certainement il serait regrettable, nous nous em-

pressons de le reconnaître, que cettenouvelle publica- r"'

tion pût amener les résultats dont tout à l'heure nous

signalions le danger, et d'où provenaient nos hésita-

tions, alors surtout que notre chère et malheureusee"1

France tant éprouvée a si grand besoin d'union et qu'il

lui faudrait s'efforcer d'oublier le passé et les torts de y°

chacun, ou ne s'en souvenir que pour les réparer.

Mais, enchaîné par le vœu d'un mourant, nous sen-

tons qu'un devoir impérieux impose cette tâche à notre

conscience, à notre piété filiale sinous

devons et vou-

Ions y satisfaire, il ne nous est plus permis de différer,1-

car, arrivé nous-même an terme ordinaire de la vie,

peut-être avons-nous déjà trop attendu.`

Une chose nous rassure cependant, c'estque

si les

vivants un*, droit à tous les égards, on ne doit aux

morts que la vérité. L'auteur la dit quelquefois sans

ménagement, mais toujours avec une profonde convic- y

tion, à ses amis comme à ses adversaires; certains

s'en trouveront peut-être d'autant plus blessés qu'ils

ont perdu l'habitude de l'entendre. Nous vivons en

effet à une époque de transactions, d'accommodements

et de capitulations sur tout et pour tout et combien

seraient aujourd'hui d'une application plus rigoureuse

et plus générale les profondes et éloquentes paroles

inspirées à Fléchier en présence de la société du

xvn" siècle

o -•"V

i. Oraison funèbre du due de Montausier (11 août 1690).

Page 10: les ruines de la monarchie française 1

AVANT-PROPOS DE L'ÉDITEUR

I« Quoiqu'il n'y ait rien de si naturel à l'homme,

disait-il, que d'aimer et de connaître la vérité, il n'y a

rien qu'il aime moins et qu'il cherche moins à connaître.

Il craint de se voir tel qu'il est, parce qu'il n'est pas tel

qu'il devrait être; et, pour mettre àcouvert ses défauts,

il couvre et flatte ceux des autres. Le monde ne subsiste

plus que par ses complaisances mutuelles il semble

que l'esprit de mensonge soit répandu sur tous les

hommes; on n'a plus ni le courage de dire la vérité ni

la force de l'écouter la sincérité passe pour incivilité

et pour rudesse il n'y a presque plus d'amitié qui soit

à l'épreuve de la franchise d'un ami l'esprit, fécond

en déguisements, s'étudie à déflgurer, selon ses besoins

et ses intérêts, tantôt les vices, tantôt les vertus, et la

parole, qui est l'image de la raison et comme le corps

de la vérité, est devenue l'organe de la dissimulation et

i du mensonge. »

Si donc L'auteur aime la vérité avec. une passion

inflexible, son amour n'est pas moins ardent pour le

bien, pour la justice et par-dessus tout pour la Frànce.

Il voudrait toujours la patrie grande et respectée

comme il l'a vue sous le sceptre de ses rois légitimes,

et comme il se plaît à la revoir dans ses souvenirs per-

sonnels et dans les leçons de l'histoire.

Le but de l'auteur des Ruines deia monarchie fran-

çaise a été de stigmatiser les sophistes dont l'invasion

a dévasté l'Europe; il a entendu flétrir les écrits, les ré-

volutions et les hommes qui ont égaré la France, ren-

versé le pouvoir civilisateur de la royauté, fait rétro-

Page 11: les ruines de la monarchie française 1

AVANT-PBOPOS DE L'ÉDITEURil

gradei* la société et rendu la Restauration impossible.

11 Montrer que nos institutions sontincompatibles

avec

nos mamrs, avec une liberté sincère et avec le rôle qui

appartient à la France dans la civilisation du monde,

est un thème d'une utilité incontestable et d'un intérêt

saisissant, s'il est développé avec quelque talent. r

Prouver que la Restauration a été stérile, et cela

parce queson gouvernement était impuissant et la ren-

dait impossible à force d'inintelligence de la situation,

r

est une thèse doublement curieuse sous le rapport des

personnes et des doctrines.

Tel est l'objet de cet ouvrage, fruit de l'expérience

et des méditations d'un député qui a siégé à la Chambre

élective sous les règnes de Louis XVHÏ et de Charles X,I!

dont les opinions indépendantes n'ont pas été sans

retentissement, et dont le nom n'est pas inconnu dans

la presse ni étranger à l'administration publique.

C'est un exposé philosophique et critique du progrès

et des déviations de notre civilisation française, depuis

l'esprit de notre antique monarchie jusqu'à nos jours.On ne peut taire qu'il se rencontre en chemin des appré-

ciations contraires à beaucoup d'idées reçues, des véri-

tés hardies et des jugements sur les hommes et les

choses qui paraîtront étranges, offensants ou discutables^ f

Ne bravent-ils pas en effet beaucoup de préjugés enra-

cinés et de réputations surfaites ?

Le premier volume, consacré à l'étude de la vieille

France, traite brièvement de ce qu'on est convenu

d'appeler l'ancien régime. Il offre le tableau de la gran-

Page 12: les ruines de la monarchie française 1

WANT-PROPOS DE L'ÉDITEUR

deur et de la décadence de la monarchie depuis son

origine jusqu'à la chute de l'Empire. Il contient le

résumé des causes de sa puissance, de ses progrès et

de sa ruine. C'est le développement des opinions de

l'auteur sur les principes du gouvernement monarchi-

que.

Les deux autres volumes exposent et expliquent les

luttes de la Restauration contre les souvenirs de l'Em-

pire et les doctrines de la Révolution. Ils indiquent les

motifs du double échec du principe conservateur de la

société. Elle avait à combattre les institutions démagoT

giques, les usurpations, les exagérations de l'esprit de

réforme, et plus encore la faiblesse et la confusion

de l'administration publique.

L'introduction donne la mesure et la portée de ce

livre dont le plan embrasse l'ensemble des systèmes qui

prétendent se substituer à la loi naturelle des sociétés.

Elle fait connaître comment l'auteur entend l'histoire

de ces derniers temps, trop fardée et trop partiale, dans

sa pensée, pour être utile et vraie. Écho des préjugés

consacrés par. l'opinion, complice des réputations les

plus équivoques, l'histoire s'est trop souvent façonnée

à la glorification des erreurs les plus contradictoires et

des noms les plus suspects. Toute vérité dérobée sous

les plis de son manteau n'accuse que des formes incer-

taines et trompeuses. Jamais elle n'eut autant besoin

d'être rectifiée et surtout épurée.

Dans une note de sa main, que nous avons sous les

yeux, notre père révèle lui-même, mieux certainement

Page 13: les ruines de la monarchie française 1

AVANT-PROPOS DE L'ÉDITEUR

que nous ne saurions le faire, la pensée et le sentiment

intime qui ont inspiré toute son oeuvre. Il écrit cecif

« PlusieursMémoires,

des histoires même ont déjà

été publiés sur la Restauration c'est leur lecture at-

tentive qui m'a porté à leur opposer cet ouvrage. Mon

amour pour la justice m'en fait un besoin. Mon respect

pour la, vérité m'en a fait un devoir. »

Enfin, s'il faut admettre avec M. Thiers 1 que le

monde s'achemine vers la démocratie, M. Revelière se

montre obsédé de la même pensée. Mais combien les

deux écrivains diffèrent dans leur manière d'apprécier

les conséquences de ce phénomène Tandis qu'aux

yeux du célèbre homme d'État la démocratie prophéli-

séeapparaît

comme une transformation nécessaire, ou

plutôt comme une nouvelle forme des sociétés, peut-

être même comme un progrès, dans l'esprit de l'auteur

des Ruines de la monarchie française, démocratie est

synonyme de dévastation et de ruines.

« Quand Dieu, dit M. de Chateaubriand, pour des

raisons qui nous sont inconnues, veut hâter les ruines

du monde, il ordonne au Temps de prêter sa faux à

l'homme et le Temps nous voit avec épouvante rava-

ger dans un clin d'oeil ce qu'il eùt mis des siècles à

détruire. »

En un'mot, voici la conclusion de l'auteur si en

effet, comme il le croit et le redoute, le monde et sur-

1. Cette opinion, attribuée à M. Thiers, avait été formulée déjà et

développée par M. de Tocqueville dans son traité si remarquable de

la Démocratie m Amérique.

Page 14: les ruines de la monarchie française 1

AVANT-PROPOS DE L'ÉDITEUR

tout la France vont à la démocratie, ou, ce qui est plus

triste encore, en sentent déjà les étreintes, c'est vers la

décadence de la civilisation qu'ils marchent à grands

pas. y

Puissent, s'il en est temps encore, ces sombres pré-

dictions n'être pas dédaignées comme le furent cel!es

de la Cassandre antique

L. ltEVELIÈRE.

Dampierre, Novembre 1878.

Page 15: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION

La Révolution a versé sur la France un déluge

d'erreurs plus néfastes et plus déplorables que les cala-

mités mêmes qui l'ont inondée de sang et jonchée de

ruines; car si les unes sont passagères et en partie répa-

rables, les autres se sont enracinées dans le sol, y crois-

sent, l'infestent et s'y perpétuent.

Le démenti que leur apporte cet écrit sera donc

traité de sacrilége et accueilli comme une énormité, par

cette génération d'idolâtres qui en est arrivée à ne pas

tolérer le doute sur des questions qu'elle a été dressée

à tenirpour irrévocablement tranchées; elle n'admet pas

qu'avant elle il ait existé une France intelligente et

libre, qu'on ait la témérité de lui comparer.

La lumière est importune aux oiseaux de nuit

mais si le jour blesse les yeux de ceux que leur infir-

mitéou leur perversité voue au culte des ténèbres,

s'ensuit-il que le soleil ait perdu le droit d'éclairer le

monde, et la vérité celui de se faire entendre, parce

qu'un préjugé universel aurait fermé les oreilles de !out

Page 16: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION

un peuple à ses accents? La raison humaine, enfin,

aurait-elle abdiqué l'empire qui lui fut donné sur les

sens?

Parmi les superstitions infligées par la Révolution

aux générations nées sous son influence malsaine, la

plus générale et la plus incurable est la croyance au

progrès que les conquêtes de 89 auraient imprimé à la

civilisation. L'auteur, qui ose attaquer de front ce pré-

jugé universellement admis, ne se flatte pas de le vain-

cre mais il espère appeler sur lui l'examen des hommes

sincères,, s'il en est qu'un si grossier mensonge ait

séduits. Il n'est pas le premier à lui contester l'auto-

rité de la chose jugée; mais la tolérance qui le propage

a, depuis trop longtemps, soulevé son indignation pour

qu'il se résigne à la complicité du silence. Il est du

sang des martyrs de 93 et confessera sa foi sans souci

du fanatisme contemporain; dût le témoignage qu'il

vient rendre à la justice être pris pour une insulte à la

Révolution et un défi à ses admirateurs, il n'en aura ni

plus de respect pour elle ni moins de mépris pour ses

idoles.

Non, il n'est pas vrai qu'elle ait délivré la France

d'aucun abus car ceux qu'elle impute à l'ancien régime

seraient des bienfaits comparés à ceux qu'elle y a sub-

stitués.

Non, il n'est pas vrai qu'elle lui ait donné la liberté;

car les fictions qui ont remplacé nos anciennes fran-

chises n'en ont pas la réalité, et ont renversé toutes les

digues élevées par elles contre les débordements du des-

potisme, de la tyrannie et de l'arbitraire administratif.

Page 17: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION

Non, il n'est pas vrai qu'elle ait rien fondé; car les

ruines accumulées par elle ne sont recouvertes que de

ses propres ruines.

Il n'est pas vrai, enfin, qu'elle ait fait prévaloir des

vérités et des droits dont l'humanité lui soit redevable

car elle n'a jamais invoqué de principes que pour les

violer ou les falsifier, de doctrines que pour les apo-

stasier elle n'a cessé d'être en contradiction avec elle-

même et avec ses propres décrets.

S'il existe encore quelqu'un, doué de raison et de

mémoire, qui ait vécu sous la Monarchie, en dehors

des priviléges dont on lui fait un crime et des humilia-

tions que suppose l'inégalité des conditions, et qui ait

pu, par conséquent, étudier et pratiquer ses mœurs et

ses institutions sans intérêt, sans humeur et sans pré-

jugé, il a bien le droit de dire ce qu.'il en pense,

autant au moins que les chroniqueurs ignorants qui ne

l'ont entrevue qu'à travers les récits mensongers ou

passionnés des fauteurs de la Révolution.

Or ce quelqu'un n'est pas un être imaginaire, il n'a

pas sommeillé, comme Épiménide, pendant que les

générations passaient devant lui; il a vécu de la vie

commune avant et durant la Révolution, dont il a subi

toutes les phases; il a partagé les bivouacs peuplés de

ses condisciples, exercé des fonctions publiques, lutté

dans les tournois parlementaires, rempli enfin sa tâche

de citoyen, entretenu des rapports de travail, de pen-

sée, d'affection même, avec des hommes de l'ancien et

du nouveau régime, des républicains qu'une généreuse

illusion n'empêchait pas de sympathiser avec des con-

Page 18: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION

victions opposées, et des antagonistes politiques qu'un

égal sentiment du devoir réunissait souvent, sans leur

aveu, sous un même drapeau. “-<

Quoique nous n'eussions pas pris la plume si nous

n'avions pas cru servir la cause de la vérité, nous n'hé-

sitons pas à reconnaître, en vertu même du culte qui

lui est dû, tout ce que les habitudes, les impressions de

famille et la position personnelle peuvent apporter de

modifications dans la manière de sentir et de juger.Nous n'avons donc nul effort à faire pour nous persua-

der que des âmes également droites peuvent être enga-

gées dans des voies différentes et suivre des partis

contraires, dans des vues également honorables. Nous

ajouterons volontiers, à l'appui de cette concession,

l'autorité de notre propre expérience car aucune dissi-

dence ne nous a fait perdre le petit nombre d'amis que

nous avons comptés parmi nos adversaires politiques,

et nous avons trouvé en eux, aux jours du danger, une

tendresse et une générosité qui eussent réprimé jusqu'àla pensée que la tentation de mésuser de la victoire ou

seulement de s'en prévaloir contre l'opinion vaincue

pût trouver place dans leurs nobles cœurs.

Mais cette réflexion consolante ajoute à l'amertume

de nos convictions sur la contagion morale dont le pays s

est infecté car enfin la justice n'est pas des deux côtés,

et si les tempéraments les plus robustes succombent

sans plus de résistance que les plus débiles, c'est que

le fléau est devenu irrésistible et que les esprits faussés,

comme les constitutions viciées, sont rebelles à tous les

remèdes.

Page 19: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION

Quand Hippocrate vieillissant voulut associer sa

chère patrie aux honneurs que lui rendait la Grèce

entière, il se hâta d'y faire porter les riches tributs

dont la reconnaissance publique l'avait comblé, impa-

tient de les partager avec les amis de son enfance et

d'en doter sa ville natale. Mais Abdéra se trouvait alors

en proie à une épidémie qui dégénérait en démence, et

dont aucun de ses habitants ne put se préserver. Lui

seul n'en fut pas atteint mais par cette raison, méconnu

de tous ses concitoyens en vain essaya-t-il de leur

faire entendre qu'ils avaient perdu la raison et qu'il

s'offrait à les guérir de cette infirmité dégradante; sa

proposition fut reçue comme une insulte et lui-même

tenu pour, insensé. Chassé comme un censeur impor-

tun, sinon comme un ennemi public, il se vit forcé de

chercher ailleurs un refuge contre les préventions qu'il

désespérait de vaincre. Mais, uniquement touché du

misérable état de ceux qui l'y avaient réduit, il no

se préoccupa que de chercher un remède, sinon pour

extirper le mal, du moins pour empêcher qu'il ne

devînt héréditaire. De longues heures l'absorberont dans

ces études laborieuses, et quand il reparut dans ces

murs qu'il avait illustrés et qu'il venait délivrer, il n'y

trouva que des sujets rebelles à ses expériences isolé

au milieu d'une population que deux générations avaient

renouvelée, son nom même y était oublié. Ce fléau s'y

était enraciné elle s'en glorifiait comme d'un don du

ciel, et traitait de sacrilége quiconque osait en douter.

Hippocrate eut besoin de toute sa raison pour com-

prendre qu'au milieu des habitations veuves de ses

Page 20: les ruines de la monarchie française 1

4 INTRODUCTION

proches et de ses amis il n'était plus qu'un étranger

dans son propre pays, et que son art était impuissant

contre cette immense majorité d'aliénés qui se croyaient

plus sages que lui. 'H

Qui ne reconnaîtrait, dans cet antique exemple de

manie incurable, l'aveuglement non moins insensé

d'unegénération moderne, tout entière sous le charme

du glorieux avènement de 89, et proclamant avec une

naïveté frénétique les bienfaits de la Révolution? Quand

on consulte les journaux rédigés sous cette influence

maladive, et qu'on cherche un sens à ces phrases ser-

viles, répétant à satiété les plates légendes composées

en l'honneur de cette épidémie sans exemple, on reste

stupéfait devant cet apostolat de la sottise, et l'on se

demande involontairement si ceux qui s'y dévouent et

ceux qui les écoutent jouissent de leur bon sens. La

France de la Révolution ressemble, en effet, à cette cité

célèbre d'Abdéra, depuis que le vertige révolutionnaire

y a éteint, avec le sens commun, la mémoire du passé.

Ce n'est plus qu'une catacombe pour l'explorateur dé-

paysé qui croirait y retrouver les compagnons de sa

jeunesse, la langue qui formula ses premières idées, les

monuments témoins de ses plus vives et de ses plus

douces émotions,

Si les trésors que la numismatique et l'archéologie

recueillent parmi'les ruines suffisent à la curiosité pla-

cide de l'antiquaire, ils ont un attrait plus vif pour le

philosophe qui, méditant sur les mœurs des nations dis-

parues, cherche dans les vestiges de leur grandeur épi-

sodique les causes de leur décadence irrévocable. il

Page 21: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION

scruté et récuse alternativement l'empreinte à demi

effacée des caractères que la lèpre du temps a défigurés.

Mais combien l'intérêt s'accroît, si le sol qu'il explore,,

récemment ravagé et dépeuplé, est parsemé de ruines

encore palpitantes, et si chacun des débris qu'il foule

aux pieds provoque un souvenir cher ou douloureux

Une tache encore reconnaissable de sang décoloré la

trace encore visible, sur la pierre refroidie, de l'incen-

die qui a calciné les murs d'une habitation regrettée,

revivifient soudain la poussière des tombeaux, évoquent

les fantômes de toute une famille surprise et égorgée

dans son foyer, ou d'une génération entière exterminée

par le glaive.

Telles nous apparurent les villes silencieuses de la

Vendée après le passage des colonnes infernales. Les

exhalaisons fétides qui se dégagaient des décombres de

nos maisons incendiées semblaient en interdire l'accès

au passant épouvanté, car elles servaient de repaire aux

corbeauxet

aux loups attirés des forêts voisines par

l'odeur des cadavres d'hommes et de chevaux entassés

dans les rues.

Un spectacle plus navrant peut-être que ces reliques

d'un carnager écent, premier trophée de la République

naissante, est celui d'une civilisation déchue qui se sur-

vit et prétend se rajeunir par son retour à la barbarie.

Ses édifices encore debout participent de l'aspect désolé

de ces antiques et fastueux sépulcres dont les marbres

disjoints sont remués par les reptiles qui les habitent.

Ce sont des cadavres, moins le repos. Les manœuvres

qui les recrépissent diffèrent à peine du convoi funèbre

Page 22: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTIONIf

qui se groupe autour d'un cercueil, pour écouter la

harangue banale dédiée au bourgeois absent; que sessi.

héritiers condamnent aux honneurs de l'épitaphe.

L'écrivain qui entreprend de rendre ce dernier

devoir, à la société dont il est un des rares survivants

n'a pas même l'espoir de trouver' des lecteurs disposés,

comme cet auditoire improvisé, à répondre aux formules

liturgiques, sans daigner en chercher le sens. L'idiome

qui lui, est familier leur devient suspect par cela seul

qu'il exprime des opinions qui diffèrent des leurs, et il

les offense doublement s'ils le comprennent. Hippocrate

aussi parlait la même langue que les Abdéritains; mais

les mêmes mots ne répondaient plus/aux mêmes idées,

et la voix de l'un des plus beaux génies del'antiquité

ne trouva que échos infidèles et des sourds volon-

taires.

Cépendant, plus isolé parmi les fons qu'un voyageur

attardé dans le désert, le dernier représentant d'une

génération disparue se résout difficilement à rompre

avec celle qui lui succède; ce sont les enfants de ses

frères; ils répondent aux noms qui les lui rappellent;'

tous lestraits de

leur physionomie trahissent leur

parenté, et c'est seulement après avoir épuisé tous les

moyens de.les rendre à la raison qu'il soupçonne instinc-

tivement les sentiments hostiles qui portent les fils du

siècle à renier leurs pères. Il se résigne donc à ne pren-

dre conseil que de lui-même, en consultant sa propre

expérience, plus sûre que celle des aveugles qui s'ob-

stinent impérieusement à se donner pour guides aux

indigènes d'un pays qu'ils n'ont jamais vu,

Page 23: les ruines de la monarchie française 1

IXTRODl'CTIOX

Telle est, en effet, la condition du Français d'un

autre âge, qui, rebelle aux fascinations dont la Révo-

lution enivre tous ses adeptes, vient étalersous leurs1..

yeux les ruines qu'elle a faites, monuments trop réels,

mais uniques, de ses triomphes. Il se heurte à trop d'er-

reurs nouvelles pour ne pas y reconnaitre' la filiation

de celles qui, après avoir enfanté la Révolution, tendent

à séparer ses doctrines de ses actes. On nelui fera pas

croire que les natures corrompues légitimées parcelle

lui fassent jamais défaut. La pire barbarie. est celle' qui

dogmatise, il le sait, et la multitude ignorante est

trop saturée de mensonges pour qu'il reste dans les

cerveaux les moins obtus une case accessible à la

vérité.}..

L'amertume de ses désillusions sera du moins com-

pensée par son désintéressement du présent, qui laisse

à ses appréciations du passé la lucide neutralité d'une

indépendance impartiale. Sa défiance des promesses de

la Révolution n'est que le résumé des mécomptes et du

désenchantement de tous ceux qu'attira son mirage. Il

sait trop bien, pour admettre soit dans ses affirmations

soit dans ses négations aucune théorie absolue, que

dans l'ordre intellectuel, non plus que dans le méca-

nisme du monde, il n'y a, rien d'immuable pour les

choses créées et périssables, puisque la nuit succède

au jour, et que chaque conquête de l'esprit humain

est infailliblement compensée par les imperfections qui

en marquent les bornes.

Toutefois, avant d'entrer en matière, il importe d'é-

tablir que les doctrines dont la Révolution prétend avoir

Page 24: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION

pris l'initiative ont été à l'usage des brigands et des

malfaiteurs de tous les temps, au même titre que des

patriotes de 89. Leur enseignement cynique et leur,

enflure sentencieuse ont pu les formuler en axiomes,

mais non les préserver de leurs conséquenceset leur

donner la sanction que la pratique imprime aux seules

vérités destinées à éclairer les consciences et à consti-

tuer les sociétés humaines.' J

Tous les raisonnements invoqués par les plus élo-

quents adversaires de la Révolution resteront au-des-

sous de l'argument tiré de ses propres œuvres et de

l'évidence de ses méprises. Quelle tyrannie fut jamais

comparable à celle de ses proconsuls? quelle inquisition,

à la procédure sommaire de ses tribunaux de sang?

quelle oppression, à l'insolent despotisme de ses comi-

tés ? A en juger d'après les ignorants et les misérables

qu'elle a mis en lumière et investis du pouvoir, où

trouver un dogme plus absurde que celui de la souve-

raineté du peuple, une corruption aussi rapidement

progressive que celle des gouvernements électifs, une

puissance plus aveugle, plus variable et plus absolue

que celle des majorités irresponsables? Les abstractions

d'où sont sorties toutes ces merveilles étaient des

énigmes les plus sots et les plus pervers n'avaient

pas besoin de la perspicacité d'un Œdipe pour en trouver

le mot. Il s'est rencontré des milliers d'avocats pour

disserter sur les Droits de l'homme; mais celui qui doit

les définir est encore à naître, et nul, parmi ces trafi-

quants de la parole humaine, n'a voulu s'avouer qu'il n'y

a pas de droit qui n'implique un devoir, et que celui de

Page 25: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION

l'homme se complique, en outre, de sa faiblesse indi-

viduelle et relative, et de son libre arbitre à le répudier,

l'aliéner ou en abuser, ce qui le réduit à rien car on

aura beau subtiliser sur la faculté de se vendre, toute

la majesté des lois s'efface devant la loi de la nécessité.

A l'aide de quelques maximes sonores que la plèbe

répète avec d'autant plus d'assurance qu'elle ne les

comprend pas ou qu'elle les interprète à contre-sens, on

lui a fait croire que d'abaisser jusqu'à soi les supé-

riorités de rang, de fortune ou de mérite, c'était rétablir

parmi les hommes l'égalité primitive; que de s'inféoder

à une faction, c'était agir en homme libre; que de fou-

ler aux pieds les croyances et les institutions du pays,

c'était faire acte de raison et d'affranchissement. Mais,

en définitive, cette fière prétention d'indépendance et

d'égalité se résout en une avidité insatiable de pouvoir

et d'honneurs, de titres et de décorations dont la fatuité

dépasse l'inconséquence; cette perfectibilité indéfinie,

rêve fantastique de quelques utopistes sans portée, est

une dissolution sociale de plus en plus imminente, qui

a fait de la vie publique une orgie perpétuelle dans

laquelle succombent les tempéraments les plus vigoureux

et les âmes les plus fortement trempées.

La Révolution n'a rien inventé, pas même les mots

sacramentels qu'elle a formulés dans ses décrets et

crayonnés sur tous les murs. Avant qu'elle les eût pro-

fanés à son usage, la religion les avait consacrés selon

le sien, non comme un appel à la licence ou à la dis-

corde, mais comme un frein salutaire aux écarts de l'é-

goïsme et de l'org'ueil; un avertissement austère à la

Page 26: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION

conscience dont la voix eût faibli devant la force. Ils

contenaient l'autorité dans la ligne du devoir et l'ambi-

tion elle-même dans les limites du droit commun. C'é-

taient des règles de morale pratique, qu'on a dénaturées

en les dogmatisant et amoindries en les isolant de Dieu,

leur source vivifiante. Elles rapprochaient les hommes,

non par cette confusion des rangs qui les mêle sans

les associer, et cette agglomération d'individualités, 4

qui se froissent sans s'unir, mais par cette bienveillance

mutuelle qu'inspire une foi commune, plus sûrement

qu'une rivalité jalouse parée du vain nom de frater-'1nité.

Ce ne sont pas les philosophes modernes qui ont

inventé la charité chrétienne, et leurs efforts pour la

séculariser n'aboutissent qu'à des parodies ridicules

d'institutions que le sentiment religieux seul a la vertu

de féconder. L'action desséchante du mécanisme 'admi-

nistratif peut bien amender les sources qui l'alimentent,

mais elle leur donne pour lit un sol spongieux ou mal-

sain qui les absorbe ou les altère. L'ombre du sanctuaire

seule entretenait leur fraîcheur et leur abondance; leur

divagation même contribuait à les purifier. Les arrose-

ments artificiels, toujours avares, ne remplacerontjamais

la rosée du ciel. La Révolution a pu s'attribuer impuné-

ment les vérités populaires de l'Évangile; mais son

châtiment sera toujours de ne pouvoir se les approprier,

et de s'épuiser en vains efforts pour les dénaturer;

Le temps est-il venu d'instruire le procès de cette

Révolution si chère aux esprits de ténèbres? La raison

publique est-elle assez mûrie partant

d'épreuves pour

Page 27: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION

apercevoir le vide des doctrines humanitaires et appré-

cier le néant de tant de réformes stériles qui n'ont en-

core abouti qu'à la honte des réformateurs, à la satis-

faction de l'envie et à la propagande de tous les principes

dissolvants de la société? Aux respects aveugles de la

génération encore vivante pour les légendes de 89, à

l'assentiment des nations qui-se décomposent, à l'atti-

tude humiliée des gouvernements frappés de vertige ou

d'épouvante, à l'insolence et à l'entente cordiale de tous

les perturbateurs, il est à peine permis d'espérer que le

faible rayon qui éclaire seulement un petit nombre d'in-

telligences privilégiées ait la forcé de dissiper les

ombres épaisses qui enveloppent toutes les autres.

Si la Révolution française n'avait été que le renver-

sement d'un puissant empire, ou l'extermination d'une

nation florissante, elle pourrait se classer parmi les

grands cataclysmes qui ont fait époque dans l'histoire.

Mais elle a procédé par le dogmatisme, la corruption

morale et la désorganisation systématique. C'est ce qui

la distingue des tragiques événements qui ont troublé la

marche régulière du monde. Elle a surpassé, par sa pro-

pagande, l'invasion des plus célèbres dévastateurs, et

ses soldats ont combattu sur plus de champs de bataille

que les plus habiles généraux des temps anciens et mo-

dernes. Cependant on ne voit pas que cette suite d'ex-

ploits gigantesques ait été signalée ou suspendue par

ces opiniâtretés héroïques et ces sacrifices généreux qui

ont illustré des peuples barbares et glorifié jusqu'à la

destruction. La Révolution elle-même s'efforçait vaine-

ment de s'identifier avec l'armée qui la servait et tan-

Page 28: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION

dis que la France entière était en convulsion, le calme,

l'ordre et la légalité se trouvaient encore sous la tente.

Les succès de la Convention ne révèlent, en effet, ni

prévision ni habileté, et l'on sait aujourd'hui la part

qu'elle prenait aux combats livrés pour elle ses dé-

légués n'y portaient guère que le désordre et la dé-

fiance et les généraux avaient moins d'empressement

à les consulter qu'à les protéger contre les huées de

leurs soldats. Au bivouac comme dans les clubs, le Co-

mité de salut public s'attachait à surveiller ses propres

agents, et la science de l'avocat qu'il honorait de sa

confiance se bornait à remplir, avec plus ou moins de

zèle ou de prudence, les fonctions d'espion et de déla-

teur. Toute la tactique de ce gouvernement révolution-

naire, où MM. de Lamartine et Thiers ont découvert

des hommes d'État que leurs lecteurs prévenus prennent

encore pour des grands hommes, se résumait en une

série de confiscations, de proscriptions et de profana-

tions qui se renouvelaient tous les jours, aux frénétiques

applaudissements du cercle des Jacobins et à la stupeur

de la majorité de l'Assemblée elle-même.

Si quelques actes de courage ou de pitié reposent de

ce spectacle de lâchetés, d'ignorance et d'atrocités en

permanence, ce sont des actes de résistance à la Révo-

lution ou d'abjuration do ses doctrines. L'héroïsme de

ses victimes et la logique de ses adversaires ne sont

pas des atténuations de sa culpabilité, mais des circon-

stances aggravantes, puisqu'elles ne l'ont pas fait dévier

de sa voie sanglante tantqu'elle y a marché dans sa

force et dans son esprit.

Page 29: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION

Elle s'est donc flattée en vain de racheter ses crimes

par ses déclamations contre le despotisme et sur l'éman-

cipation des races futures. Les vérités abstraites veu-

lent être spécifiées pour être comprises. La Révolution

ne les a invoquées que pour contester leur droit aux

deux pouvoirs sans lesquels aucune société ne peut sub-

sister celui qui, donnant force à la loi, dispense la jus-

tice, et celui qui, au nom de Dieu, dirige les consciences.

Et •comme tout cet étalage phraséologique de maximes

libérales appliquées à rebours, par une horde de tyrans

se disant démocrates, est en effet l'invention la plus

caractéristique de la Révolution de 89, il s'ensuit qu'elle

ne s'appuie que sur des fictions et des mensonges.

Voilà en quoi consiste tout son génie et aussi toute sa

gloire.

La démocratie qu'elle a inaugurée peut se définir

un délateur à chaque foyer, un espion à toutes les por-

tes et un échafaud en permanence sur la place publique.

Toutes les villes des départements avaient un comité

d'incorruptibles citoyens, pour y généraliser cet ordre

de choses, et le chef-lieu, un bourreau pour le com-

pléter. Tout démocrate sincère est fidèle à cette tradi-

tion, et cette vérité est si universellement .admise qu'à

la moindre émeute tout bourgeois*qui a quelque épar-

gne ou une boutique à défendre se rallie, armé jusqu'aux

dents, au grand parti de l'ordre, et pousse le courage

de la peur jusqu'à la férocité, ainsi qu'il l'a prouvé,

dit-on, en 1848. •

La Révolution de 89 n'en conserve pas moins son.

prestige sur les âmes vulgaires et particulièrement sur

Page 30: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION

cette classe moyenne, toujours inquiète et mécontente,

parce qu'elle est la moins assise et la moins résignée.

Aspirant sans cesse à changer de place, elle est desti-

née à être toujours dupe des sophistes qui la flattent,

attendu que l'exagération de leurs promesses n'est jamais

au-dessus de celle de lours désirs. Les souvenirs de 89

seront donc toujours chers aux esprits faux, envieux et

cupides; et la multitude ignorante, en quête d'une per-

fectibilité inconnue, que ne comportent ni sa nature in-

time ni sa vie fugitive sera toujours entraînée par

l'exemple et sa crédulité. Les causes et les bienfaits

qu'on affecte d'attribuer à cette Révolution n'en sont ni

les unes plus pures ni les autres plus réels. En fécon-

dant tous les vices propres à la démocratie, elle n'a

abdiqué aucun de ceux qu'elle impute au despotisme,

et le bandeau des rois, déchiré comme la robe du Christ,

pour être partagé entre leurs bourreaux, n'a jamais ceint

tant de' fronts de1 tyrans, ni de plus cruels ni de plus

stupides. Les plébéiens qu'elle a faits comtes et barons

croient naïvement avoir conquis leurs titres par leurs

exploits, et de leur comptoir, comme de leur donjon,

se précipitent sur les emplois et les fonds publics, avec

la même ardeur cfue portaient les brigands féodaux à

piller leurs voisins. Ce qui les irrite, c'est ce passé qu'ils

nient quand on le leur rappelle, mais qui les importune

quand ils y songent.

Il est trop vrai que la France a été conquise par la

Révolution, et que les conquérants dé 89 et de 93 n'ont

pas cessé de la dominer et d'en disposer à leur gré

depuis leur conquête. Il serait facile de constater leur

Page 31: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION

b

alliance et leur parenté par la seule nomenclature des

inflnences qui ont dirigé les affaires sous les gouverne.

ments divers qui se sont succédé, sans excepter celui

de la Restauration. Plusieurs ont changé d'habit et de

langage et se sont résignés, sans effort, à reprendre leur

position de serfs affranchis, lorsqu'un des leurs, suivi

de quelques soldats, a entrepris de les assouplir, en

leur jetant un salaire protecteur ou un titre aristocrati-

que mais si c'est ainsi que se fondent les dynasties, ce

n'est pas avec les lois égalitaires qui leur ont servi de

marche-pied que la noblesse se transmet et se fait ac-

cepter. Le niveau qui remonte incessamment d'en bas

refoule impitoyablement ceux qui le dépassent. Le sys-

tème électoral et la loi des concours sont des obstacles

dont on peut triompher individuellement par l'audace

ou la ruse, mais dont l'action dissolvante est infaillible à

la longue, parce qu'elle estcontinue

et qu'on la fortifie

même en l'éludant.

Déjà toutes les professions se mêlent, s'abdiquent

ou se cumulent; les carrières les plus distinctes s'en-

combrent et s'affranchissent de toutes traditions. Il n'y

a plus d'agrégation possible entre les aptitudes analo-

gues, et toute notabilité devient contestable dans un

pays où le père de famille vote au même titre que ses

enfants et ses serviteurs.

Cependant il n'y a pas d'organisation possiblo ni de

société stable sans hiérarchie; et les catégories les plus

problématiques, même celle des privilégiés de 89, se-

raient encore préférables aux chances aveugles du

scrutin, soit dans une assemblée trop nombreuse pour

Page 32: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION

connaître le candidat qu'on lui impose, soit devant un

jury composé de capacités spéciales, souvent exclusives

les unes des autres, mais toutes également résolues à

ne considérer que le savoir correspondant au leur

dans un sujet qu'ils dispensent volontiers de toute autre

qualité. Ce niveau tant vanté, qui consiste à certifier des

capacités en germe, est donc à la fois absolu et insuffi-

sant. C'est un écueil pour le mérite modeste ou timide,

et comme les médiocrités se plient plus aisément aux

formules prescrites il en résulte que les services publics

se peuplent d'esprits faux ou brouillons, dont un

tribunal infaillible a constaté la supériorité sur un seul

point.

Si le scrutin et le concours ne créent pas les notabi-

lités intellectuelles, ils sont encore moins aptes à les

reconnaître. La fiction d'une classe moyenne chargée

de les produire ou de les suppléer est grotesque on ne

peut en tenir compte. C'est un milieu que fuient les vé-

ritables supériorités, quand la nécessité ne les condamne

pas à s'y amoindrir. Celles-ci surgissent d'elles-mêmes

partout où se fonde une famille, une peuplade, une

cité. Les intelligences y dominent par le fait, et préci-

sément parce qu'on ne les discute pas.. On n'en est pas

encore arrivé à ce progrès social, de fonder l'autorité

paternelle sur le vote des enfants, et les peuples primi-

tifs, moins rebelles aux instincts naturels que le philo-

sophe qui prétend les perfectionner, s'en rapportent

volontiers à ceux dont l'initiative supplée à leur paresse

native, et que leur énergie, leurs conseils ou leurs bons

offices signalent à la reconnaissance ou aux respects

Page 33: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION°

de tous. Acceptée tacitement, leur autorité se fonde sur

la possession et se légitime par lasuccession, parce que

toute tradition héréditaire est de droit naturel, qu'on

l'appelle noblesse ou préjugé. On ne la discute pas, on

la constate. Une dépend pas même des gouvernements

de la conférer, si elle ne procède pas de ses œuvres; et

quand ils en délivrent le brevet, c'est qu'ils la recon-

naissent.

Cette origine est moins correcte que le concours'1

ou l'élection; mais elle est plus généralement respectée,'

parce qu'elle est plus sincère, peut-être aussi parce

qu'elle est plus mystérieuse. Elle est si pou contestable,

en effet, que ceux mêmes qui la nient par système

sont les premiers à lui rendre hommage; car les factions

les plus démocratiques savent fort bien distinguer, parmi

leurs prosélytes, ceux dont le rang ou la renommée peu-

vent les servir ou les relever. Les marquis de La Fayette

et de Chauvelin, les Benjamin Constant et les Camille

Jordan étaient, sans être passés par le creuset élec-

toral, les chefs, les pontifes et les oracles de leur parti.

Cette classe de notabilités n'est donc pas imaginaire.

Le devoir des gouvernements est de la chercher où elle

est et sera toujours, en dépit des lois égalitaires et de

la mystification des concours. La naissance, la pro-

priété territoriale, la bonne renommée, l'éducation mo

raie et les services rendus au pays par les familles

considérées composent une catégorie de notabilités qui,

pour ne pas former une caste, n'en sont pas moins réelles

et saisissables. Le premier soin de tout gouverne-

ment qui veut être estimé sera de leur faire faire

Page 34: les ruines de la monarchie française 1
Page 35: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION

place, en imposant à l'aptitude aux fonctions publiques

des conditions qu'elles seules puissent remplir. On doit

ce témoignage à Napoléon, que si, sorti de la Révolu-

tion, il fut contraint de subir le concours des person-

nages qu'elle avait élevés, il ne négligea rien pour

s'en affranchir, autant par ses choix judicieux que par

ses efforts pour épurer ou anoblir ceux que la nécessité

lui avaitimposés.

J~

.)

On oublie trop que les charges publiques ont pour

objet la gestion des intérêts moraux et matériels du

pays, et non la satisfaction de quelques ambitions

privées. Il ne s'y glissa que trop, dans tous les temps,

de ces esprits étroits et difficiles qui, partis de bas lieu,

ne peuvent s'élever au-dessus des habitudes vulgaires

qu'une éducation incomplète leur a fait contracter. Ces

règles de convenance n'impliquent pas d'exclusion, et

n'entravent en rien le libre arbitre du pouvoir dans ses

prédilections, Mais la dignité des agents qui le servent

importe au maintien de la sienne, et l'intérêt des admi-

nistrés est que les représentants du prince soient au-

dessus du dédain et du soupçon.

Qu'on cesse de s'y méprendre c'est par le dogme

absolu d'une égalité menteuse, par l'affectation puérile

d'une justice abstraite, par l'appréciation exclusive des

qualités individuelles, mesurées au compas et pesées à

la balance de la science mathématique, que pèchent

toutes nos constitutions modernes. Cette réglementa-

tion impitoyable, ne tenant aucun compte des varié-

tés que présente le spectacle de la nature entière,

écrase et anéantit la vie sociale, en passant son niveau

Page 36: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION

de plomb sur les inégalités qui lui font obstacle. Elle

n'admet pas que la spiritualité, qui modifie les élé-

ments de la création, en forme une partie essentielle

et en soit l'âmevivifiante. Elle suppose que l'ordre

moral doit se* prêter aux rectifications et aux aplatis-

sements, comme le sol inerte qui ouvre une ligne plane

et sansaspérités

au passage de la locomotive poussée

par la vapeur. Mais ce phénomène lui-même n'a de puis-

sance qu'à condition de transiger avec la matière qu'il

semble s'être soumise. Si, au lieu d'une ligne étroite

qu'il trace à grands frais à travers les montagnes et les

vallées, il commandait aux unes de s'abaisser et aux

autres de s'élever tout 'entières avec lui, on conçoit

qu'il en résulterait un bouleversement universel.

L'étude persévérante des lois du monde physique a

redressé la plupart des jugements tenus pour infail-

libles autémoignage des sens. Trompé par la marche

régulière des globes qui brillent au firmament, l'homme

ne soupçonnait pas qu!identifié à l'un d'eux, comme

tout ce qui végète à sa surface, il tournait avec lui

autour du soleil; il croyait immuable ce qui était mo-

bile, et changeant ce qui était fixe. Partie imperceptible

d'un seul des rouages de la mécanique céleste, il en est

réduit à douter de la réalité même des découvertes qu'il

a faites.

N'en serait-il pas ainsi des problèmes politiques

qu'on croit avoir résolus, parce qu'on les explique au

point de vue qui nous est assigné, comme les premiers

astronomes d'après les évolutions apparentes du monde

sublunaire dont ils ne pouvaient se détacher?

Page 37: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION

C'est ainsi qu'à l'application des théories humani-

taires les plus séduisantes pour l'orgueil, et les plus

imposantes par leur généralité, s'évanouissent le bien-

être et la liberté qu'elles promettaient de développer.

Les nations, avant de subtiliser sur leur droit, en jouis-saient sans y songer. L'autorité était accoutumée à le

respecter, et, lorsqu'elle manquait de prudence et de

modération au point de le méconnaître, elle y était rap-

pelée par une résistance énergique, et bien plus encore

par la réaction de son propre intérêt. Le droit ne

manquait donc ni de garantie dans la conscience publi-

que ni de défenseurs ,au besoin. Mais dès qu'il, fut

professé il devint agressif et conséquemment litigieux.

C'est en subordonnant la spiritualité des lois natio--

nalesinnées aux rouages d'une machine gouvernemen-

tale géométriquement équilibrée qu'on a annulé la

puissance du sens moral et réduit l'intelligence à n'être

plus qu'un engrenage. C'est cet asservissement au ni-

vellement, transféré des choses physiques aux choses

immatérielles, qui a renversé l'ordre primitif établi par

celui que les démolisseurs daignent appeler, comme

pour se comparer, à lui, le grand Architecte de l'univers.

Cette cause inaperçue de nos perturbations, pour être

enveloppée de maximes redondantes et se qualifier de

progrès, n'en est pas moins réelle; c'est le premier degré

d'une décadence effectivement progressive Nul de, nos

imprévoyants progressistes n'a sondé la profondeur de

dégradation dont le dogme égalitaire a ouvert l'abîme.

La Révolution n'a pourtant pas encore réussi à

détruire, au profit du despotisme démocratique, tontes

Page 38: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION

les vieilles aristocraties. Mais s il en est une qu'elle

n'ait pas osé attaquer de front, il n'en est pas de plus

opiniâtrément minée par elle que celle de la probité et

du bon sens. Si celle-ci résiste, malgré sa faiblesse, c'est

qu'elle a dans les consciences et dans lesentiment

in-

stinctif des masses des racines inaccessibles à toute

action humaine.

Cette crédulité de l'auteur paraîtra sans doute bien

mesquine aux libres-penseurs, dont il ose mettre en

doute la docte infaillibilité. Mais il n'ignorait pas, en

prenant l'offensive,- qu'opposer l'autorité prosaïque de

l'expérience et de la vérité à la poésie des révolutions,

c'était attaquer l'école moderne dans son sanctuaire.

Il s'est résigné d'avance à la rigueur d'une enquête

contre laquelle aucune dispense ne prévaut; aussi

a-t-il cru plus digne de son sujet de faire nette-

ment l'exposé préliminaire des convictions qui l'ont

porté à publier son livre, que de chercher à surprendre

l'attention du lecteur par la courtoisie rarement sincère

d'une modeste préface. Il se croit dans le vrai, et

n'admet pas que la cause dont il prend la défense soit

tenue de descendre à se justifier. Mais il trouve équi-

table aussi que les opinions incriminées par lui usent du

droit de s'enquérir de ses titres à la magistrature cen-

soriale qu'il s'arroge. La loi, bien que surannée, du

vieil honneur français, oblige encore la loyauté d'un

champion de l'ancien régime. Aussi n'hésite-t-il pas à

jeter son nom pour gage du combat, et à surmonter la

répugnance qu'éprouve à parler de soi quiconque se

respecte assez pour dédaigner cette contrefaçon des

Page 39: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION

trompettes de la Renommée, qu'on appelle la réclame.

Il sait trop combien est faible la voix d'un obscur ami

de la vérité pour entreprendre de surmonter le bruyant

concert des manipulateurs de l'histoire qui, depuis cent

ans, travaillent à la falsifier. Il faudrait écrire avec

“ un fer rouge, pour émouvoir leur public ivre ou blasé.

Le style enluminé et l'enflure resplendissante de la

littérature moderne lui ont fait prendre en dégoût

le naturel comme trivial, la clarté comme arriérée

et le .vrai comme une banalité classique. Le génie

même n'a pu l'arracher à ses hallucinations, et le jour-nal le Siècle a plus de lecteurs, chaque jour, que de

Bonald ou de Maistre n'en ont eu dans toute leur vie.

`Le peuple qui se dit le plus civilisé de la terre n'ap-

plaudit encore qu'aux jongleurs qui se moquent de lui,

et se croit grand quand il s'applaudit lui-même sous

l'habitd'un héros de théâtre. Pour prouver qu'il est

libre, il met le feu à sa maison, et ne s'informe pas si

le vaisseau qui porte ses destinées est chargé de ma-J

tières combustibles. Le souvenir de ses mécomptes ne

laisse pas plus de trace dans sa mémoire que le sillage

de la quille d'un navire sur le flot qu'elle a déchiré et,

les ruines de Jérusalem sous les yeux, il traite ses pro-

phètes de visionnaires.

Nous n'entreprendrons donc pas de lui démontrer

que les institutions de la monarchie ancienne étaient plus

civilisatrices et plus libérales que celles de la Révolu-

tion. Sait-il seulement si cette monarchie a existé ?

Est-il bien convaincu qu'avant 89 il était lui-même un

peuple aimable et facile, dont l'insouciance et la viva-

Page 40: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION

cité étaient devenues proverbiales? Il nous faut un

auditoire moins prévenu ou plus attentif. Il existe sans

doute, mais où le trouver? Le rassembler est peut-être

une difficulté insurmontable.

Mais les vents se chargent, dit le poëte Saadi, de

porter à l'oasis solitaire la semence altérée que le sable

du désert eût étouffée dans ses embrassements., N'y

eût-il que vingt élus par génération dignes d'entendre e

la vérité et toujours prêts à la défendre, qui ne se

sentirait fier de répondre à ces intelligences privilé-

giées et impatientes d'aller étancherleur soif aux sources

rafraîchissantes que leurs lèvres ont affleurées ?

Ces études, fruit des impressions successives

recueillies par un député fidèle que les périls de la

royauté obsédaient dans ses veilles, n'avaient eu d'abord

pour objet que de se justifier à lui-même ses sinistres

pressentiments, et de prendre 'acte, contre la quiétude

ministérielle, des avertissements toujours inutiles et

parfois importuns que sa sollicitude instinctive ha-

sarda quelquefois à la tribune, et quelquefois aussi

dans l'intimité du cabinet. Ses amis politiques n'en

ont pas tous méconnu la justesse; mais si plusieurs les

ont encouragés, d'autres les ont jugés intempestifs ou

exagérés. Il nous a fallu, à nous-même, l'autorité des

faits accomplis pour justifier à nos yeux la persistance

de nos prévisions. Si nous attachions tant de gravité

à des actes de tendance considérés isolément comme

p'une importance secondaire, c'est que nous en ob-

servions de près la fatale influence sur un public en-

tretenu, avec préméditation, dans la défiance de la

Page 41: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION

Restauration, Plus mêlé peut-être qu'aucun de nos

collègues aux partis qui subissaient ou corrom-

paient l'opinion qu'ils croyaient diriger, nous n'étions

guère moins effrayé des retours inopportuns d'une

autorité dévoyée que de ses concessions perpétuelles;

et si nous les avons signalés souvent avec amertume,

c'est que nous suivions, avec une anxiété pleine d'é-

motion, les faux pas d'uu pouvoir chancelant, côtoyant,

les yeux fermés, des abîmes béants et des piéges visi-

bles pour nous. Nous éprouvions, au refus de tenir

compte de nos signaux, les angoisses de celui qui,

contemplant du rivage la barque dépositaire de ses

plus chères affections, la voit sombrer au sortir du

port.

La vérité a, dans son langage le plus retenu, quel-

que chose de si austère qu'elle offense ceux mêmes

qu'elle voudrait servir. Tel qui l'appelle avec sincérité

la craint lorsqu'elle lui apparaît sans voile. Il ne man-

que jamais de flatteurs pour la rendre suspecte, ni

d'avocats pour l'accuser. Elle brave et fait trembler les

tyrans qui la proscrivent; mais la faiblesse est sa plus

dangereuse ennemie. La République de 93 la punis-

sait de mort, mais elle était forcée de recommencer

tous les jours; tandis que, sous les gouvernements qui

affectaient de se fonder sur elle, toutes les oreilles lui

étaient fermées, assourdies qu'elles étaient par le bruit

parlementaire. Au temps de la Restauration, la vérité

était un perpétuel sujet d'alarmes pour une autorité ti-

mide et trahie onl'attribua, dans celui qui signe cet écrit,

à un esprit d'opposition qui fut toujours loin do sa pen-

Page 42: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION

sée; dédaignée lorsqu'elle ne voulait qu'être utile, sa

voix fut comprimée lorsqu'elle ne pouvait plus être

qu'offensive.

En essayant de donner à ces études les proportions

d'un traité de politique sérieux, qui embrassât dans

leur corrélation l'ensemble des questions soulevées par

la restauration des derniers princes de la maison de

France, l'auteur ne s'est dissimulé ni l'insuffisance de

ses forces contre la prédominance des préjugés con-

temporains, ni le péril d'une agression dans laquelle il

est difficile d'être vrai pour tous sans se trouver seul

contre tous. Mais, contrairement à l'avis de Fontenelle,

il est persuadé que lorsqu'on croit tenir dans sa main

des vérités utiles, c'est un devoir de les publier à ses

propres risques. Si ce sont des vérités, elles seront

combattues, mais leur triomphe est tôt ou tard assuré é

et ne peut être payé trop cher. Si leur défenseur n'est

pas à la hauteur de sa tâche, l'exemple de sa témérité

lui suscitera des auxiliaires plus capables de la rem-

plir car la milice des soldats de la justice est loin

d'être épuisée, et l'armure des écrivains de notre ftge

qui, depuis Burke, de Maistre etMallet du Pan, se sont

voués à sa cause, est d'une telle trempe, que tous les

traits des tirailleurs de la Révolution se sont jusqu'à

présent émoussés contre elle.

L'auteur aurait pu peut-être compter sur la facile in-

dulgence que la curiosité accorde volontiers au laisse/'

aller des Mémoires particuliers, car peu de nos con-

temporains, aucun peut-être, n'a subi autant de

fortunes diverses, éprouvé autant de vicissitudes, et

Page 43: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION

passé par plus do professions rarement compatibles

entre elles. Il a vu, à son entrée dans le monde, ses

parents égorgés, ses propriétés incendiées, et l'espoir

d'un riche patrimoine réalisé par une ruine complète.

La loi des suspects n'a épargné à sa jeunesse ni les

honneurs de la captivité ni la faveur d'un arrêt de

mort. Sa vie, abritée sous les drapeaux où tant d'autres

ont été moissonnés, s'est ranimée aux voix amies des

régiments et des états-majors qui ont inscrit son nom

sur leurs registres. Mais, attiré par le charme d'une

indépendance moins réglementaire, il se consacra tout

entier à la rédaction d'un journal 1 d'accord avec l'éner-

gie de ses sentiments contre-révolutionnaires. La loi

de fructidor an V, qui déporta ses collaborateurs à

Cayenne, le força de chercher lui-même uneposition

moins précaire et dans laquelle il pût se dérober aux

nouvelles persécutions dont il était menacé. Une colonie

d'industriels vendéens réfugiée en Bretagne lui tend

des mains fraternelles, et le voilà manufacturier.

Il n'est pas nécessaire d'avoir une vocation pour

réussir si l'on est décidé à faire de son mieux. Mais

quand l'éducation a été dirigée dans un autre but il

est difficile de le perdre de vue, et lorsque le Consulat

vint mettre un terme aux turpitudes directoriales, nous

figurions depuis un an sur le tableau des avocats de

Paris. Devons-nous avouer qu'insensible aux encoura-

gements donnés par l'indulgence des magistrats à nos

premiers débuts, nous n'avons jamais pu vaincre une

répulsion involontaire pour ce trafic de la parole, qui

{.LeCenseur des jownau'.r.

Page 44: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION

nous semblait voisin de la vénalité de conscience et

une espèce de prostitution de sa personne? Nous aurons

l'occasion d'en déduire les raisons, quand nous en

viendrons à sonder les plaies du régime parlementaire

mais nous étions si peu fier des prérogatives de l'ordre

qui s'était dressé sur la tombe des ordres supprimés

par la Révolution, que nous renonçâmes avec joie à

l'honneur de lui appartenir, pour le premier emploi

salarié qui nous fut proposé. C'était déroger sans doute,

car il était obscur et modeste. Mais il nous rendait aux

relations politiques et littéraires que la presse ardente

et franchement réactionnaire de l'an V contre la tyran-

nie conventionnelle et la Révolution nous avait fait

contracter avec tout l'entraînement de nos convic-

tions.

Les souvenirs d'un soldat qui a servi sous plus d'un

drapeau, qui a connu l'héroïque Henri de La Roche-

jacquelein et le grand Napoléon, conversé avec les plus

célèbres révolutionnaires, depuis l'incorruptible Robes-

pierre jusqu'au vertueux Dupont de l'Eure, communi-

qué soit officiellement, soit par sympathie, soit par

hasard, avec la plupart des maréchaux de l'Empire,

avec un plus grand nombre d'émigrés, de généraux de

la République dont plusieurs furent ses condisciples

et ses amis, ceux de la Vendée, à commencer par

Stofflet et Cathelineau; qui enfin s'est trouvé mêlé

à plusieurs conspirations et a collaboré avec assez

d'hommes d'État, on prétendus tels, pour connaître en

partie l'histoire secrète de son temps, ces souvenirs

auraient la chance d'amuser l'oisiveté du commun

Page 45: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION

des lecteurs, sinon de satisfaire les croyances et la cu-

riosité de tous.

Mais l'expérience et l'agitation d'une trop longue

vie ont imprimé à nos convictions plus de réserve et

de gravité, et nous avons préféré, à nos risques et

périls, ne nous adresser qu'aux gens sérieux. Nous es-

pérons les convaincre de la sincérité et de l'indépen-

dance de nos jugements, sinon de cette stoïque impar-

tialité qui n'est trop souvent qu'une neutralité déguisée

entre le bien et le mal. Nous aimons la modération,

mais nous tenons la justice pour la vertu de l'histoire.

et le premier devoir de l'historien. Qu'on daigne nous

tenir compte du désir d'être équitable nous ne deman-

dons pas la confiance du lecteur à d'autre titre, nous

reposant d'ailleurs sur l'intuition des âmes droites,

plus promptes que les esprits subtils à dégager la

vérité des artifices du langage. Elle se présente nue à

ceux-là seuls qui sont dignes de la connaître, et le fard

dont on' la parc lui donne quelquefois la laideur du

mensonge ainsi certaines louanges équivalent à la

diffamation mais tout homme juste hésitera à

condamner celui qui, sujet à l'erreur comme tous les

hommes, n'en est pas du moins complice volontaire,

et peut dire avec Montaigne « Mon intérêt ne .m'a

fait méconnaître ni les qualités louables de mes

adversaires ni celles qui sont reprochables à mes

amis. »

11 s'est glissé dans la polémique du temps de la Res-

tauration on ne sait quelle pruderie hypocrite dont la

démocratie aurait été la première à s'indigner si, en

Page 46: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION

effet, elle était entrée dans nos mœurs aussi avant que

l'adit M. Royer-Collard. Il ne s'agissait de rien

moins

que de rejeter, dans une idéalité qu'on appelle les choses,°

la responsabilité qu'il est d'usage et de raison de faire

peser sur les personnes. On rayerait ainsi les noms

propres de l'histoire; et comme plus d'un ministre

était intéressé à ce qu'on fit de cette urbanité une loi

do convenance, les rigueurs courtoises du Code pénal

lui sont venues en aide de sorte que M. Decazes et

tout son cortège doctrinaire ont pu se donner pour les

soutiens d'^in pouvoir qu'ils venaient renverser, en

croyant le pétrir à leur usage. Mais les comédiens poli-

tiques ne sont pas plus que les autres à l'abri des sif-

flets. Justiciables de l'opinion, plus ils la compriment

et plus sa réaction est impitoyable. Celui qui se retran-

che derrière les arrêts de la justice n'échappe point à la

flétrissure des débats. Les esprits pusillanimes peuvent

se laisser prendre à l'amorce de ces ménagements mais

toute probité s'en'indigne, car elle a le droit de n'être

pas confondue avec les fripons, envers qui le respect du

silence tiendrait de la complicité.

Un nom en dit souvent plus qu'un long commen-

taire. En le livrant au public, on évite l'écueil d'une

récusation discutable, car tout le monde sait le genre

de célébrité qu'il s'est acquise. A ce haut jury seul

appartient le droit de déterminer les circonstances

atténuantes du délit; il n'admettra jamais l'excuse de

la peur ou de l'ignorance dans un hoir me d'État. Aspi-

rer au pouvoir sans en avoir l'intelligence sera toujours,

à ses yeux, un crime irrémissible, car les nations ne

Page 47: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION

sont pas faites pour servir aux expériences des incapa-

cités présomptueuses toujours aux aguets, à la tête ou à

la suite de toutes les coteries. Lesgouver nements parle-

mentaires, qui ne sont, en réalité, que la course aux

portefeuilles, ou le ministérialisme dans toute sa cru-

dité, ont été surtout féconds en nullités pratiques. C'est

avec stupeur que toutes les administrations ont vu

w s'abattre ces nuées d'oiseaux de passage, qu'on saluait

du titre d'Excellence, et dont ceux-là seuls n'ont pas été

nuisibles qui n'ontrien fait et se sont laissé conduire on

laisse à la routine de leur bureaux. On a vu beaucoup'<

d'honnêtes et bienveillantes médiocrités atteintes de

cette fièvre abdéritaine, et l'on ne peut expliquer l'élas-1

ticité de leur conscience, affrontant toutes sortes de

responsabilités, que par ce vertige contagieux qui

change en manies ambitieuses les plus puériles vanités.

Ce ne fut pas une des moindres erreurs de la Res-

tauration que de combler de grâces et d'honneurs

toutes ces incapacités prises à l'essai, lorsqu'elles fai-

saient place à d'autres d'une valeur non moins problé-

matique, mais naturellement intéressées à cette prodi-

galité .banale. Si les ministres disgraciés avaient bien

mérité du prince, l'honneur de sa politique était de les

maintenir. Mais, dans le cas contraire, quelle impru-

dence de laisser à la traverse de leurs successeurs

toutes ces rivalités émérites, auxiliaires assurés de

toutes les compétitions à naître L'exil et l'interdiction,

en usage sous l'ancien régime, étaient une précaution

plus logique et plus morale elle eût du moins préservé

l'autorité de cet essaim de parasites, toujours à l'affût de

Page 48: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION 1

ses défaillances, pour prendre part à ses dépouilles. On

conçoit, à la rigueur, l'irresponsabilité présumée du

prince que sa naissance condamne à régner cette sup-

position est même un des arguments les plus victorieux

sur lesquels les gouvernements constitutionnels ou

représentatifs prétendent fonder leur raison d'être.

Mais la responsabilité des conseillers de la Couronne

en devient d'autant plus rigoureuse et' indispensable.

C'est aussi une des conséquences les plus évidentes du

système parlementaire, bien qu'elle n'ait servi jusqu'ici

qu'à en démontrer le vice radical et F inanité.

Le mépris des traditions est le symptôme le plus

caractéristique, de l'esprit novateur; mais il en est l'é-

cueil le plus inévitable et le conseiller le plus perfide,

car ce qui est naturel et vrai est ce qu'il y a de plus

ancien au monde, et l'horreur d'une servile imitation

conduit fatalement à la prédominance du faux. Or ce

triomphe n'a guère que l'apparence et la durée d'une

orgie et, quel que soit son dédain des comparaisons, il

est rare qu'elles soient à son avantage. Les admirateurs

les plus intrépides de la Révolution n'ont pas encore

mis en parallèle ses institutions les plus saintes avec

celles de l'ancien régime, sans s'exposer à l'humiliation

d'une défaite. La rénovation des sociétés est sans doute

une grande et noble pensée, mais leur conservation a

bien son mérite, et ses métamorphoses ne sont pas tou-

jours des améliorations.

Il faut bien reconnaître qu'en portant atteinte à l'or-

dre immuable de succession suivi depuis l'origine de la

Monarchie, on a répudié le gage de stabilité qui a sou-

c

Page 49: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION

tenu cette grande institutionpendant plus

de huit siè-

cles. En abjurant notre foi monarchique, nous avons “

donc déplacé le pivot régulateur de notre nationalité, et.

replongé la France dans les incertitudes communes aux

peuples livrés à la compétition de races rivales ou au

vent des révolutions, fléaux dont cette foi était le préser-

vatif le plus assuré. Ce divorce avecla dynastie identifiée

au pays ne se fonde que sur une supposition non

encore discutée, à savoir qu'elle était un obstacle à

3, tout progrès, et qu'on a fait, sans elle, mieux qu'elle n'a

fait elle-même.

Mais, on ne peut le nier sans ignorance ou sans mau-

vaise foi, la Royauté avait concédé avant la Révolu-

tion tout ce que la Révolution prétend lui avoir arraché,

puisqu'elle avait achevé d'émanciper toutes les classes,

d'abolir tous les priviléges et de faire des citoyens de

tous ses sujets. Dès 1.648, elle avait formulé une consti-

tution, dont celles qui se sont succédé depuis 1791 ne

sont que des contrefaçons. Ce statut était, en effet,

plus sincère, plus libéral et plus complet que la paro-

die mort-née qu'en avait faite l'Assemblée nationale;

car il avait encore, pour devenir viable, les éléments

qui ont conservé la constitution anglaise, et la fiction

d'un monarque cerné par une démocratie souveraine

était tout simplement une absurdité.

Cet avortement d'une assemblée qualifiée ridicule-

ment de Constituante résume cependant toute la fécon-

dité des principes de 89, et donne la mesure exacte

de la portée des intelligences qui s'identifient à cette

ère de notre régénération. Les jours qui l'ont suivie et

Page 50: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION

mise en œuvre apportent, il est vrai, quelque restriction

à cette admiration exubérante. Mais les crimes et les

horreurs de 93 ont une trop étroite parenté avec les

doctrines de 89 pour qu'il soit possible de la nier, et

les patriotes de 89 qui désavouent cette parenté sont

tout simplement de faux frères, ou des lâches semblables

à ces malfaiteurs qui, ayant ouvert la porte du domicile

où s'est commis un meurtre et ayant eu la plus grosse

part du vol, se posent, devant la justice, en révélateurs.

La police peut avoir ses raisons pour absoudre leur

complicité mais le mérite d'une trahison de plus ne

réhabilite pas l'instigateur du crime parce qu'il s'en

fait le délateur. Les premiers fauteurs de la Révolution

resteront donc, en dépit de leurs palinodies, responsa-

bles des excès dont ils n'ont eu ni l'art de prévoir ni

le courage d'empêcher l'accomplissement.

Ce n'est pas qu'il ne soit dû aucune pitié aux esprits

ardents ou faibles séduits par les grands mots d'huma-

nité, de patrie et de liberté, avant que la réflexion

leur fût venue. Mais tout ce qu'il y avait, aux États

généraux, de gens de cœur et d'esprits élevés, n'a pas

attendu les conséquences des principes de 89 pour les

prévoir et les abjurer. Les protestations anticipées de

cette noble phalange, à la tète de laquelle figurent les

Mounier, les Malouet et notre ami Bergasse, seront la

condamnation de tous ceux qui ont persévéré dans

l'erreur.

L'admiration du vulgaire pour les phénomènes qui

l'étonnent et les nouveautés qui lui plaisent lui fait

prendre en dégoût, sans qu'il y songe, son bien-être

Page 51: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION

réel, la douceur de son climat et la providence do l'au-

torité qui le protège; Mais celui-là seul est mûrpour

la

civilisation, qui n'a pas besoin d'effort pour comprendre'

qu'il n'y a de Stable que ce qui est régulier, et de con-

stamment utile que ce qui n'est pas exceptionnel. Les

météores et les volcans ébahissent la foule mais on con-

sulte le cours invariable du soleil pour mesurer le temps

et cultiver la terre. C'est à la poursuite d'une rénova-

tion sociale impossible que nous avons sacrifié l'esprit

de famille, la dignité du citoyen et cette habitude d'in-

dépendance et de modération qui rapprochent les,

hommes et donnent seuls un sens déterminé aux mots

abstraits et relatifs de civilisation et de patrie.s

Ce qui devrait ébranler la foi des plus opiniâtres,

c'est que toutes les expériences faites depuis 89 n'ont

abouti qu'à déplacer les priviléges, appesantir les char-

ges et multiplier les abus, pour donner, en compensa-

tion, on ne sait quels droits politiques dont les sophistes

n'ont pas encore trouvé la définition, mais dont l'u-

sage'est une dérision perpétuelle et sert seulement à

surcharger d'entraves la liberté civile, la seule qui im-

porte à tous. Le produit net de ces combinaisons

savantes a été de diviser le pays en partis irréconcilia-

bles, de propager les doctrines les plus antisociales, et

d'asservir les minorités intelligentes aux majorités les

plus mobiles et les plus aveugles.

Ce n'est pas manquer d'impartialité que d'affirmer

qu'il fut un temps où les Français ont joui de plus de

repos, de bonheur et de liberté que sous le Comité de sa-

lut public, sous l'Empire et même sous les gouverne-

Page 52: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION`

ments constitutionnels. Cela peut être en désaccord avec

d'admirables utopies et nié par les nouveau-nés de la Ré-

volution mais c'est un fait que la renaissance de 89 ne

peut annihiler. Si tant de réformateurs ne sont parvenus

à substituer aux libertés du sujet que les servitudes du

citoyen, ne serait-ce pas que l'ancienne Monarchie

reposait sur un principe moins abstrait et plus social

que tous les systèmes démocratiques? Ce n'est pas

l'association, mais la famille qui est primitive et c'est

dans l'amour, paternel que l'autorité trouve ses com-

pensations, non dans la rivalité des frères. Hors de ce

pouvoir protecteur et modérateur, la société n'est qu'une

arène, l'égalité qu'un mensonge et la liberté qu'un pu-

gilat.

La Révolution a sans doute d'heureuses exceptions

et de victorieux arguments à opposer à cette humble

croyance. Il ne serait pourtant pas inutile à l'instruc-

tion des générations qui ne datent que de 89 d'in-

terroger les Français d'une époque plus arriérée qui

auraient assez vécu pour avoir subi dans leur jeunesse

le joug du bon plaisir, comme il est convenu de qua-

lifier l'ancien régime, et qui auraient eu aussi leur part

des bienfaits répandus sur la France par les États

généraux, par la République, par Napoléon et par la

foule de libérateurs éclos jusqu'à nos jours. Apres

tant d'espérances trompées, do projets avortés et de

promesses déçues, quel progressif n'a jamais bronché;

quel dévot au fétiche de 89 n'a jamais douté; quel li-

béré de l'ancien régime, fatigué des courses qui l'y

ramènent sans cesse, n'a jamais jeté en arrière un

Page 53: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION

regard de regret involontaire; quel révolutionnaire

enfin n'a. pas reculé devant un crime de plus?

Le retour inattendu de la dynastie nationale, lorsque

l'Europe à genoux semblait avoir consacré pour jamaiscelle du soldat victorieux des rois et de la Révolution,

a été, pour la France conquise et humiliée, un acte pro-

videntiel d'une telle évidence, qu'il avait été invoqué,

par les ennemis mêmes les plus acharnés de la légiti-

mité comme l'unique moyen d'échapper au terrible

naufrage qui absorbait dans un même gouffre l'Empire,

la République et la nation elle-même, avec son terri-

toire et toute sa fortune. C'est le Sénat impérial qui pro-

clama cette dynastie, et les acclamations de la population

de Paris ne trouvèrent pas une seule voix dissidente.

Mais cette impression fut aussi fugitive qu'unanime,

et la Révolution, humiliée du bienfait que lui infligeait

la légitimité, objet de sa haine profonde, n'eut rien de

plus pressé qM de lui faire un grief d'être revenue à la

suite de l'étranger. Cette ingratitude trouva de tels échos

dans le chauvinisme national, que l'on répète encore.

tous les jours cette sottise dans les mêmes termes;

ainsi l'invasion de la France ne serait pas l'œuvre

de Napoléon, mais des Bourbons.

La première pensée qui vint à ses nouveaux amis,

plus occupés de leurs intérêts que de ceux de la France,

fut de se placer résolument à la tête du mouvement

national et d'aplanir toutes les difficultés qui auraient

pu l'entraver, ou seulement le contrarier. Cette tactique

était habile, et le vieux roi rappelé, sans avoir rien fait

pour hâter ou glorifier cette grande mais tardive répa-

Page 54: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION

ration, se trouva naturellement à la merci de ceux qui

lui avaient ménagé un accueil si peu attendu. La res-

tauration de 181A ne fut donc pas celle de la Royauté,

qui avait fait de la France la première des nations civi-

lisées, mais bien' celle des principes de 89, avec toutes

leurs contradictions, leurs dangers et leur impuissance

et pour que cette inauguration fût visible à tous les

yeux, c'est. l'ex-évèque d'Autun, Talleyrand, que

Louis XVIII choisit ou accepta pour son premier mi-

nistre. w `

Les espérances exagérées et les défiances intéressées

ont été également hostiles à la Restauration. On lui a

demandé plus qu'elle ne pouvait donner, et souvent

imposé plus qu'elle ne pouvait supporter sans honte.

Faussée par son premier statut, elle a pu retrouver de

ndèles services, mais non la vigueur ni le génie qui

l'auraient pu sauver de la trahison. Tombée, à son dé-

but, sous la tutelle d'une coterie corrompue qui n'eutn

d'autre souci, que de l'exploiter et d'autre courage que

celui de la trahir, elle ne fut, en effet, sous les deux rè-

gnes des frères de Louis XVI, qu'un épisode de plus du -.–

drame de la Révolution.

Cette longue mystification, connue sous le nom de

Comédie de ~Mmse ans, fut ainsi qualiBée par les acteurs

mêmes qui y ont rempli les premiers rôles et qui ont

continué de figurer sans vergogne à la cour et dans les

conseils de Louis-Philippe, ramené par la Restauration

pour la consolation et le triomphe d~eses ennemis.

Cependant ceux qui se sont retirés d'elle n'ont pas

recouvré leur crédulité première aux promesses des ré-

Page 55: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION

volutions. De là un profond découragement qui devait

éteindre, à la longue, tout sentiment de patriotisme,

d'honneur et de probité. La foi qu'on ne pouvait plus

avoir dans les événements, dans les doctrines et dans

ses propres illusions, on la concentra dans les intérêts

matériels et ce que les néologues de l'école ont nommé

l'~M~M&M~M~Mf. Cette dernière évolution dans les mœurs

et dans les idées fut-elle un progrès? L'esprit du siècle

n'a qu'une voix pour l'affirmative. Que sont, pour lui,

les principes conservateurs des sociétés, la confiance,

la charité, l'esprit de famille et la croyance en Dieu, si-

non de vieilles superstitions?

La lutte du fait et du droit est aussi ancienne que le

monde. Partagé entre le devoir et l'intérêt, l'homme ne

discerne le bien du mal qu'autant qu'il parvient à se do-

miner lui-même, et le plus habile à justifier sa résis-

tance aux lois quand elles le gênent est le plus subtil à

excuser les abus quand il en profite. Mais si les pas-

sions ont assez d'empire sur les consciences pour alté-

rer et modifier à leur usage les vérités primitives, elles

sont impuissantes à réédifier ce qu'il leur a été permis

de démolir; et c'est à ce signe de malédiction que se

reconnaît le sceau de l'éternelle justice. Quoique la force

manque souvent au droit, il réagit éternellement contre

le fait qui le comprime, et la perturbation des États est

la conséquence forcée du désaccord entre le principe

moral qu'ils ont mission de faire respecter et le fait

qui les régit.

Sans doute le droit n'est pas une pure abstraction,

et il est impossible de le défendre quand il s'abandonne

Page 56: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION

lui-même, ou que dominé par la fatalité des vicissi-

tudes humaines il est condamné à l'inertie. Mais il ne

périme pas parce qu'il est vaincu, et quand on l'attesta

à l'appui d'actes qui ne procèdent pas de lui, ces actes

n'en reçoivent aucune sanction. La nécessité elle-même

autorise, mais n'oblige pas; elle tient lieu du droit, mais

ne l'abolit pas.

Ces digressions nous ont paru indispensables à la

complète intelligence de cet ouvrage; leur omission eh

aurait compliqué le~ inductions et peut-être obscurci le

texte. Nous osons donc compter sur l'indulgence du lec-

teur à qui la longueur de ces éclaircissements prélimi-

naires ne paraîtrait pas aussi essentielle qu'à nous-même.

Nous avons tenu à poser leplusnettementpossible labase

de nos immuables convictions.

Sur cette base seront résolues toutes les questions

que nous allons soulever. Peut-être nous trouvera-t-on

quelque témérité mais certainement on nous recon-

naîtra un désir aussi sincère de rendre hommage à la

vérité que de justifier notre dégoût profond de la Révo-

lution et nos répulsions pour les sophistes qui fatiguent

leur plume à la célébrer.

Légitimiste dans la rigueur du principe, nous ne

nous prosternons pas plus devant les sottises ou les fai-

blesses qui le compromettent que devant les transac-

tions qui tendent à l'atténuer. Nous ne professons pas le

culte des personnes au point d'admirer ou de nier leurs

erreurs, et si nous respectons la udélité ~M< ?MPMMà

une dynastie dans laquelle une génération d'aveugles

n'a pas su voir le gage de ses franchises et de sa tiationa-

Page 57: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION

lité, nous ne portons pas le scrupule jusqu'à dissimuler

ses fautes et à. déguiser la vérité parce qu'elle est

amëre. Les leçons du malheur sont perdues pour les

princes qui n'ont que des serviteurs attentifs à leur en

dérober les causes. Cette réserve sentimentale est aussi

dangereuse que la félonie, trop souvent cachée elle-

même sous une adulation perfide. Il revient bien, aux

rois qui ont laissé briser dans leurs mains un sceptre

dontlavertu n'a jamais failli à qui sut s'en servir, quel-

que solidarité dans les pièges auxquels ils se sont laissé

prendre. Les mauvais conseils n'absolvent l'intention

qu'en accusant l'intelligence. « Dieu, qui vous a fait roi,

écrivait Louis XIV à Philippe V, vous inspirera ce qui

convient à votre dignité de roi. M Il y a des temps, en

effet, où prendre conseil seulement est une faute. Quels

que fussent les services de Fouché, comment s'est-il

trouvé un Français pour engager le frère de Louis XVI

à l'admettre ouvertement dans son conseil? Il n'y a pas

de raison d'État qui excuse certaines mésalliances, et

le prince qui soufre qu'on les lui impose ne règne pas

en effet, car, sans le comprendre, il' abdique en les

subissant. Les factieux ont beau jeu contre un pouvoir

qui se laisse avilit. Les peuples sentent trop bien le be-

soin qu'ils ont d'être gouvernés pour s'attaquer au

prince qu'ils savent assez jaloux de son autorité pour

la défendre avec énergie, et s'ils se laissent en-

traîner à la suite des conjurés, c'est que l'audace de

ceux-ci impose à leur instinct d'obéissance. Commander,

c'est, pour eux, suppléer aux volontés absentes, et ils

sont induits à regarder quiconque usurpe le pouvoir

Page 58: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION

comme plus capable de l'exercer que ceux qui règnent

et ne gouvernent pas.

C'est une triste maisrigoureuse condition de la sou-

veraineté, de se tenir perpétuellement en garde contre

les affections privées. Il ne serait ni juste ni possible

de les lui interdire, car elles sont la seule compensation

du souci des affaires et de l'isolement auquel est con-

damnée la grandeur de celui-là seul qui ne peut avoir

d'égaux.

Mais, s'il veut régner avec gloire et faire régner avec

lui la justice, il fera deux parts bien distinctes de son

existence. Les grands rois savent que tous leurs sujets

ont le même droit à leur protection, et que, ne pouvant

les apprécier tous, l'unique moyen de les protéger éga-

lement est de maintenir et de respecter les lois, les usa-

ges et les règles qu'ils ont trouvées établies ou qu'ils

ont proclamées eux-mêmes. Leur providence est dans

cette impartialité, et leur bonté dans l'immuabilité de

leur justice. On a reproché aux Stuarts ce faible des

bons cœurs inclinant toujours à croire ceux qu'on

aime dignes d'être aimés de tout le monde, et les servi-

teurs du prince les plus fidèles serviteurs de l'État. Cette

illusion n'est pas seulement une source de préférences

aveugles et de mauvais choix, elle est de plus un dan-

geret souvent un scandale. C'est elle qui sous la Régence

a intronisé l'intrigue et la dilapidation des finances,, en

mêlant à la gravité des travaux du cabinet la frivolité

des courtisans et l'avidité des courtisanes, doublement

insatiables et hardies quand elles viennent de haut lieu.

Il y a plus d'imprudence à confier les rênes de l'Etat

Page 59: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION

aux mains d'un favori qu'à les laisser nottor au hasard,

sous la garde de la routine. Il faut à ces parvenus les

mieux intentionnés plus de mérite, d'efforts et de sé-

ductions pour vaincre seulement la répugnance dont

ils sont l'objet, qu'aux esprits les plus vulgaires, mais

précédés d'une bonne renommée et de quelque expé-

rience pratique, pour gagner la confiance publique, inspi-

rer le génie et accomplir de grandes choses.

On n'a pas assez loué le discernement et la constance

de Louis XII! à choisir et maintenir un ministre qu'il

n'aimait pas car l'application, la fermeté et le génie

qu'il n'aurait pas eus lui-même, il les avait pressentis

et trouvés dans ee ministre, seul capable de tenir tête

aux attaques dont il savait son trône menacé.

Dans les temps de troubles et de révolutions, la rai-

son d'État est encore le meilleur conseiller d'un prince

intelligent. Ce n'est pas le plus cher ou le plus dévoué,

ni même toujours le plus capable, qui soit à préférer. Il

y a des valeurs relatives et des mérites de position que

les circonstances révèlent à la perspicacité de celui qui

s'occupé sérieusement de ses affaires.' Il lui importe

sans doute de n'accorder sa confiance qu'à des hommes

qui en soient dignes; mais il lui importe plus encore

qu'ils soient le reflet de sa propre pensée et les instru-

ments de sa volonté; car si régner c'est choisir, recevoir

l'impulsion qu'on doit donner, c'est abdiquer. Il vaut

encore mieux risquer de se tromper que de livrer son

initiative à qui peut en abuser. Pour un prince sage qui

sait consulter, ce danger n'existe pas. Mais l'usage des

conseils est un art difficile pour les plus habiles, attendu

Page 60: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION

qu'ils sont variables, et la marche du gouvernement est

une, régulière et prédominante. Le meilleur avis peut

l'entraver, s'il n'est pas modifié, rectifié, approprié à

l'usage de celui qui, chargé de la direction suprême, ne

doit jamais perdre de vue l'ensemble des intérêts engre-

nés pour ainsi dire dans l'organisation générale du mé-

canisme social. Il n'est, par exemple, ni utile ni prudent

de laisser des ministres improvisés, comme l'étaient tous

ceux de la Restauration, remanier, refondre et recom-

poser arbitrairement les services tombés tout organisés

sous leur direction. Ces réformes hâtives sont des per-

turbations auxquelles l'intrigue a plus de part que leur

utilité réelle. Les bons ouvriers savent se servir de tous

les instruments,. et, des ministres réorganisateurs que

nous avons vus à l'oeuvre, pas un ne s'est trouvé qui ne

fût au-dessous de la tâche qu'il s'était rendue plus diffi-

cile en la compliquant.

C'est à ces remaniements perpétuels de l'administra-

tion qu'on doit l'exubérance toujours croissante de son

personnel, le chancre du népotisme dont elle est dévorée

et la vénalité progressive qui finira parlarendre impossi-

ble. Il faut être bien volontairement aveugle pour ne pas

voir que toute réforme présentée sous le prétexte d'a-

mélioration est fondée sur un calcul d'intérêt très-dis-

tinct de l'intérêt public. Celui du prince est de mainte-

nir et d'étendre sa protection & tous ceux qui ont pris

l'engagement de le servir. Il est assez placide pour

attendre la conversion des plus suspects, et assez au-

dessus du mérite trop dédaigné de l'humble pratique

pour s'accommoder des plus médiocres. Cette indulgence

Page 61: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION

excite le zèle, amortit les ressentiments et donne quel-

quefois la capacité; car personne ne reste insensible

aux témoignages de confiance donnés au nom du sou-

verain, et la stabilité des charges invite à les honorer.

Telle ne fut pas, il faut l'avouer, la politique de la

Restauration. Au milieu des mutations pratiquées

chaque jour et dans le personnel et dans les attribu-

tions des moindres administrations, le pouvoir régu-

lateur s'annulait insensiblement. C'étaient autant de

petites révolutions, en attendant la grande.

Rien ne prouve mieux la dégradation de ces gouverne-

ments mixtes qui, ne vivant que de transformations et de

corruptions, finissent tous par dégénérer en oligarchie

ministérielle, dernières et inévitables destinées de toutes

ces fictions de pouvoirs balancés, dont toute la fécon-

dité consiste à susciter les plus basses ambitions, à

neutraliser le principe d'autorité et à froisser tous les

intérêts légitimes. La souveraineté du peuple est exer-

cée, en son nom, par d'audacieuses nullités, improvisées

hommes d'Etat en vertu d'un scrutin ou d'une ordon-

nance de roi constitutionnel. Plus ces hommes sont

inexpérimentés, plus le pouvoir les enivre, et par osten-

tation de capacité ils se livrent aux témérités les plus

excentriques. tis ne se font pas plus de scrupule de tra-

hir la confiance du prince qui les admet dans son conseil

que d'en abuser, et quand ils ont compromis le salut

de l'Etat, ils en sont aussi fiers que s'ils l'avaient con-

quis. L'histoire est pleine de ces exemples dont les

gouvernements constitutionnels ne préservent pas les

rois, tant s'en faut; et les écrivains royalistes dont les

Page 62: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION

veilles ont été consacrées à l'étude des deux règnes qui

n'ont fait que préparer un dernier triomphe à la Révolu-

tion n'auront pas moins de peine à expliquer la confiance

du bon roi Charles X dans l'ineptie notoire de Jules

de Polignac que l'incompréhensible prédilection de

Louis XVIII pour le fils mal élevé du procureur De-

cazes.

La liberté de nos jugements paraîtra peut-être irré-

vérencieuse à ces serviteurs d'élite accoutumés à con-

fondre, dans leur pieuse affection, le roi et la royauté,

et pour qui la majesté du malheur est un titre'de plus à

leur vénération. Mais ce ne sont passes fidèles contem-

platifs qui relèvent les trônes renversés, et l'exemple

du vertueux Louis XVI et de ses frères prouve trop bien

que ce n'est pas à la noblesse de cœur et aux vertus

chevaleresques qu'il a été donné de prévoir les com-

plots et de. conjurer les tempêtes.

Le principe de l'autorité vient do trop haut pour

n'être pas distingué de la personne du souverain; on

peut le défendre pour lui-même, sansmanquer

au res-

pect dû à d'augustes infortunes, ni porter atteinte à leurs

droits. Peut-être ces droits, fondés sur la raison d'État

et la vitalité desnations qu'ils sauvegardent, donneraient-

ils à leur légitimité une origine aussi sainte et une

sanction plus universelle; car le sceau providentiel

n'est pas moins visiblement empreint dans les institu-

tions dérivant des besoins moraux des sociétés humai-

nes que dans le dogme traditionnel, lequel n'est pas à la

mesure de toutes les intelligences. Cette loi émane aussi

du droit divin, qui identifie la Royauté au corps social

Page 63: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION

dont elle est l'âme et fait dépendre la vie, des peuples

de sa propre durée.

Nous n'avons donc pas entrepris cette apologie du

système monarchique pour faire l'éloge ou la censuré de

la Monarchie renversée. Mais, comme sa chute a été le

signal d'une série de calamités encore loin d'être épuisée,

il n'est pas sans intérêt de savoir quelles ont été les

causes de sa mort, lorsqu'elle semblait plus florissante

et plus forte que jamais. Pour faire cette <K~o/M~,

nous avons dû explorer les premières déviations de sa

constitution normale, car les altérations qui en sont ré-

sultées en ont troublé tout le système, et ont causé cette

c~~cM~e a~ selon l'expression de Fontenelle, que

tout le monde remarquait dans l'attitude du gouverne-

ment, avant la Révolution.

La Monarchie n'avait cependant rien perdu de son

éclat et de sa puissance, et le passage de sa grandeur à

sa décadence a été si rapide qu'il n'a pas d'exemple

dans le/passé des empires, fondés par la conquête, ont

pu être renversés par la conquête, mais non sans lutte

violente ou prolongée. Quand commença le long mar-

tyre de Louis XVI, il ne régnait déjà plus que fictive-

ment depuis trois ans. Si l'Empire romain s'est survécu,

sa décrépitude, lente et prédite, a été, on le sait, l'ex-

piation de son insolente domination, par la servitude et

la dégradation qui lui ont été infligées.

L'impiété peut bien triompher de l'impunité des

grands crimes politiques; mais il y a, dans l'enchai-

nement des faits, de telles analogies, que le plus

hardi doit hésiter à affirmer qu'ils ne sont pas le châ-

Page 64: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION

T.l. d

timent et la conséquence logique les uns des autres.

Le principe d'autorité, avili aux mains des rois que

Dieu en avait fait dépositaires, s'est retrouvé intact

sous les décombres entassés par la Révolution, d'où

Bonapartel'exhuma pour lui rendre toute sa féconde

énergie. En usa-t-il pour l'accomplissement de la

mission qui lui avait été dévolue? Le fait est qu'il le

vit se briser dans sa main les frères dit martyr se

sont assis sur son trône, relevé et délaissé par le vain-

queur de la Révolution. Ils en ont été dépossédés

par le fils d'un traître, traître lui-même, qu'ils avaient,

sans rougir, comblé de leurs faveurs, mais qui lui aussi

fut honteusement chassé par la Révolution à laquelle il

était inféodé de përe en fils.

De ces faits qui relient entre eux tant de rapports

inexplicables, il ne nous appartient pas de tirer des in-

ductionstrop

claires. Nous en cédons l'honneur aux

avocats du fait accompli, lesquels n'ont pas, comme

nous, la faiblesse de voir, dans la déception do toutes

les combinaisons plus ou moins criminelles de l'ambi-

tion, l'action providentielle des règles qui président à

l'alliance du monde réel avec le monde visible.

Mais nous prendrons la liberté de leur soumettre

nos scrupules sur les conséquences de l'impunité du plus

grand crime peut-être qui puisse porter atteinte à l'or-

dre social fondé par Dieu même sur le principe d'auto-

rité, la trahison de l'un des membres de la famille pré-

posée à la garde de ce dépôt sacré nous voulons parler

de la félonie dont Philippe-Égalité a infecté notoirement

toute sa descendance.

Page 65: les ruines de la monarchie française 1

INTRODUCTION

Le meurtre d'un roi, dit Shakspeare, ouvre, pour sa

sépulture, un vaste abime qui ne se ferme plus que*

lorsqu'il a été comblé des cadavres de ses sujets, de ses

courtisans, de ses assassins et de leurs enfants. Ce crime

ne conduit pas seulement aux excès de cruauté, de per-

fidie etd'opprassion qui signalent toutesles usurpations

il corrompt tout autour de lui ceux qui le subissent

doutent de la justice de Dieu, et ceux qui le louent sont

par cela seul déshonorés.

Le prince indigne qui souille ainsi le sang royal

ne peut expier son forfait en répandant tout le sien

c'est à la source empoisonnée qui le transmet que doit

s'appliquer le remède d'un arrêt inexorable. Il y va de

l'avenir des légitimités et du salut des monarchies con-

sacrées parla civilisation. Au lieu d'ouvrir ses bras et

les portes du royaume au fils de Philippe-Égalité, le

premier devoir du frère de Louis XVI eût été d'obte-

nir des Chambres et de toutes les cours de justice un

décret et une sentence solennelle retranchant irrévoca-

blement cette branche pourrie du tronc royal, et lui

interdisant d'en porter à l'avenir le nom et les insignes.

Cette ûétrissare était la seule à la mesure du crime, et

ce n'est qu'en se pnriSant dans l'obscurité d'une condi-

tion privée, Jtans la régénération du sang populaire, que

les d'Orléans pouvaient se racheter du péché originel,

et mériter un jour de redevenir Français.

Si toutes les dynasties régnantes tardent à se re-

trancher dans leur droit et dans leur force, aucune

n'échappera aux poisons combinés de la démocratie et

du virus fratricide, dont toutes les royautés et toutes

Page 66: les ruines de la monarchie française 1

I~TRODUCTIOK

les nations de l'Europe ont déjà senti les atteintes.

De ce que la loi romaine avait omis de prévoir

le parricide, s'ensuit-il qu'il dût rester impuni? De ce

que le Code pénal français n'a pas prévu les crimes que

des princes seuls puissent commettre, faut-il conclure

que ces crimes sont affranchis de toute peine? La raison,

la logique et la morale s'accordent, au contraire, pour

opposer une répression plus énergique à des forfaits ex-

ceptionnels, et proportionner la rigueur du châtiment

au rang du coupable, lequel aggrave sa responsabilité,

et à l'intérêt politique engagé dans les actes personnels

des princes et des grands.

Page 67: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES

MONARCHIE- FRANÇAISE

GRANDEUR DE LA MONARCHIEFRANÇAISE

CAUSESDE SA LONGUEDURÉE ET DE SA MORTSUBITE

Les Gaules ont joui, pendant plusieurs siècles,

d'une nationalité incontestable. Leur théocratie, leurs

cités antiques et leurs expéditions lointaines témoi-

gnent d'une organisation puissante, et l'on ne peut

mettre en doute la civilisation d'un peuple qui embrassa,

des premiers, le christianisme, ce triomphe de la spiri-

tualité de l'âme sur le paganisme, et des lois morales

sur la barbarie. Mais ce peuple ne fut pas seulement

conquis par les Romains dont le joug était plus cor-

rupteur qu'oppressif. Les invasions réitérées des Nor-

r

DE LA

LIVRE PREMIER

LMttandbpreciosMrrninis.

(SH)Ot!<EApOM.tNAfHE,ch.X\X)t.

CHAPITRE PREMIER

DE LA FRANCE ANCIENNE

Page 68: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

mands, des Tartares, des Maures, et de toutes les hordes

nomades qui mondèrent l'Europe du nord au midi, ont

tellement mélangé les races et modifié les usages et

les mœurs, qu'il serait impossible d'affirmer l'origine

d'aucune famille celte ou gauloise, malgré l'empreinte

plus ou moins distincte des types particuliers remarqués

dans plusieurs provinces. La promiscuité universelle,

favorisée par la guerre et le commerce, ainsi que l'in-

fluence climatérique des régions polaires ou tropicales,

ont tellement multiplié les nuances, que la science hé-

site à conclure, de la confusion des couleurs, à l'in-

compatibilité des espèces. L'esprit révolutionnaire peut

trouver son compte à supposer des spécialités slaves,

ou franques, ou gauloises, mais le voyageur sourit de

ces puérilités, et la raison s'indigne de l'usage qu'on en

fait. L'Italie est le coin du monde où l'on trouverait

le moins de vrais Romains, quoique dans nul autre pays

le brigandage n'aspire à tant d'honneurs et ne s'exerce

avec autant d'impunité.

Lorsque la Gaule, opprimée par les Goths, appela

les Francs à son aide, leur chef se fit chrétien pour

combattre, avec elle, l'ennemi commun; mais le der-

nier vestige de sa nationalité s'évanouit dans cette

alliance, et le nom de France fut substitué à celui sous

lequel elle avait été connue jusqu'alors, sans que nul

souvenir historique autorise à croire que cette union

des deux peuples ne fût pas amiable et de consentement

mutuel.

Cependant la fusion des races ne s'est accomplie que

longtemps après, et la nationalité française ne s'est pas

même réalisée sous la seconde race. La civilisation mo-

narchique d.~c seulement de la troisième. Sans aucun

Page 69: les ruines de la monarchie française 1

DE LA FRANCE ANCIENNE

doute, la propagation de la foi chrétienne en avait jetéles bases et y avait prédisposé les esprits, en définissant

clairement l'objet et les devoirs de la souveraineté. La

féodalité, il faut le reconnaître, y avait préludé en pre-

nant dans tous les rangs, sans distinction d'origine, ses

féaux, ses vassaux et ses pairs; la chevalerie, véritable

berceau de la noblesse, en choisissant pour devise

FoMM~M~ <?~<<~e, élevait l'obéissance jusqu'au sacrifice

volontaire et l'on n'a pas le droit d'ignorer que le serf

attaché à 1&terre qui le nourrissait n'était pas un esclave,

et avait des droits dont serait jaloux plus d'un démo-

crate de nos jours, réduit aux convoitises impuissantes

de son prolétariat. Mais ces ébauches attendaient l'avé-

nement du fils de Hugues le Grand pour se compléter.

Tout ce qui a précédé n'est pas l'histoire d'un peuple

avant conscience de ses actes, mais le laborieux enfan-

tement d'un monde en fusion, essayant toutes les

formes, subissant les invasions de tous les aventuriers

nomades en quête d'une patrie, et suivant servilement

le premier drapeau qui se déploie devant lui. Malgré

tout l'art des inductions, le plus grand admirateur des

origines démocratiques aurait peine à tirer, des chro-

niques informes de la première race, une ombre d'or-

ganisation digne d'être soumise à l'analyse. Les popula-

tions se prosternaient devant la force, sous quelque

forme qu'elle se présentât, et se mêlaient sans s'agglo-

mérer.

Quant au règne du grand empereur d'Occident qui

surgit comme un météore brillant au milieu de ces

ténèbres, il n'en eut que l'éclat passager, au moins à

l'égard de la France; car, après lui, toute lueur de

civilisation s'y éteignit. La législation tout entière

Page 70: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

tomba en désuétude, les lois ripuaires, comme les lois

saliques et la loi romaine elle-même. Sa vigilante admi-

nistration et son habile politique n'eurent pas <le len-

demain. Il ne resta plus que des traditions confuses,

interprétées quelquefois par le sentiment moral, inné

dans le cœur humain et antérieur à tous les codes,

mais le plus souvent par l'ignorance ou l'intérêt. La

division des provinces en pays de droit écrit et de droit

coutumier est le monument le moins récusable de l'in-

consistance des notions conquérantes et de l'insouciance

des nations conquises.

Aller puiser,' dans ce chaos, des leçons de gouver-

nement ou des notions sérieuses de législation, c'est

donc une malheureuse inspiration ou un calcul peu

digne de confiance. Durant trois siècles que régna cette

race brutale de rois francs, on ne voit que des frères

égorgés par leurs frères, des pupilles immolés à l'am-

bi tion de leursoncles,

des maris empoisonnés par

leurs femmes. Les crimes des Atrides, des Médée et des

Néron sont égalas, sinon surpassés, par ces princes qui

se disent chrétiens. Des mères dénaturées versent

le sang de leurs fils, sans remords, et des reines sont

sacrifiées, sans pudeur, au caprice d'une concubine. La

guerre est perfide, et la paix cruelle autant que la

guerre. Thierry attire à une conférence le roi de Thu-

ringe Hcrmanfroy, et le fait précipiter du haut des

remparts; les couvents mêmes ne sont plus des lieux

d'asile on y tranquc de la tête des proscrits et de la

prostitution des princesses; des évoques sont accusés,

en plein concile, de meurtre et d'adultère, de viol et

de trahison.

Le récit de ces atrocités pourrait se répéter à chaque

Page 71: les ruines de la monarchie française 1

DE LA FRANCE ANCIENNE

règne, et les chroniqueurs qui les ont recueillies croient

les avoir expliquées quand ils les ont attribuées à l'igno-

rance et à la férocité des siècles barbares. Mais pour-

quoi ne les retrouve-t-on pas dans les annales de tous

les peuples primitifs? Et pourquoi les avons-nous vues

si souvent se renouveler à la face des peuples qu'on

croit civilisés? Si la Révolution française, et le Bas-

Empire ont lutté de stupide cruauté avec les peuplades

les plus sauvages, n'y aurait-il pas une cause commune

à des désordres qui ne manquent pas de se reproduire

sous l'influence des mêmes circonstances?

L'imperfection des lois et la dépravation des mœurs

accusent toujours l'absence d'un pouvoir régulier et

d'une autorité légitime. Un principe n'est qu'une lettre

morte, quand il manque de fixité et d'unité. Si l'em-

pire de Clovis a continuellement vécu dans les convul-

sions, c'est qu'il était partagé; si ses successeurs furent

victimes les uns des autres, et si le règne d'aucun d'eux

ne fut paisible et fécond, c'est que leur pouvoir n'eut

jamais assez d'unité et de nxité pour être intelligent,

fort et protecteur. Le dernier d'entre eux fut destiné

à servir de preuve à cette vérité. Devenu le jouet d'une

famille sujette, dépositaire de son autorité, mais l'exer-

çant pour elle-même et se la transmettant par succes-

sion, elle devait inévitablement rester là où elle rési-

dait habituellement.

Partout où la souveraineté manque de suite et d'ini-

tiative, les dépositaires du pouvoir grandi dans leurs

mains finissent par l'exercer sans partage, même quand

ils ne peuvent pas se l'approprier ostensiblement. Dans

les sérails d'Orient, ce sont les eunuques qui en ont la

tradition; ilsse la transmettent pour l'exploiter à leur

Page 72: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

profit, et souvent pour l'énerver ou la vendre. Depuis

soixante ans que nous sommes en révolution, le gou-

vernement n'est pas encore sorti des mains des révolu-

tionnaires, de leurs complices ou de leurs créatures. Les

changements, dans les sommités nominales et dans les

couleurs du drapeau n'y font rien; il est aujourd'hui

avéré que jamais ils n'ont plus exclusivement usé du

pouvoir qu'au temps de la Restauration. C'est la même

coterie qui, après avoir conquis la France en 89, s'est

faufilée de l'Assemblée constituante dans la Convention,

que la réaction de vendémiaire an III n'a pu ébranler,

qui a fait chasser les~iéputés réactionnaires en fructidor

an V, s'est trouvée, sous l'Empire, en possession des

préfectures et du Sénat, et a fait elle-même, à son profit

et à sa. gloire, la coup d'État de juillet i830. M. Guizot

s'y porta l'héritier des Girondins, comme M. Thiers de

la Montagne. Ces qualifications sont déjà loin de la

pensée de ceux qui les ont acceptées avec orgueil

mais leur austérité est souple et leurs amis assez nom-

breux pour que toutes les avenues du pouvoir et des

honneurs restent toujours ouvertes en leur faveur.

Cependant ces successions collectives, comme, celles

des rois de la première race, s'amoindrissent et s'anni-

hilent, en se subdivisant. Il faut qu'elles se personni-

fient pour se consolider au lieu de l'un des cohéritiers,

on voit plus ordinairement un intrus concentrer dans ses

mains la portion d'autorité qui va toujours s'affaiblis-

sant dans celles de chacun d'eux ainsi ont procédé les

partis et les généraux qui, après avoir été. investis par

la République de pouvoirs suffisants pour se passer

d'elle, ont fini par la traiter comme les maires du palais

ont traité les derniers Mérovingiens.

Page 73: les ruines de la monarchie française 1

DE LA FRANCE ANCIENNE

Cet ofnce, emprunté à la domesticité dont la fas-

tueuse nomenclature consolait la cour de Byzance de

sa caducité, n'était, en réalité, qu'un économat que,

de nos jours où le fonctionnarisme a trouvé le moyen

de renchérir sur la décadence de l'empire d'Orient, on

a décoré du titre d'intendance; et de surintendance. Ce

n'était donc qu'un emploi de second ordre majores

e~i~MM~M? non magistri, supérieur peut-être à celui

des chainbeUans et des préfets du palais, mais exclusif

des hautes directions, des services publics et du com-

mandement des armées. Ses attributions furent origi-

nairement les mêmes à la cour des rois francs; mais

ceux qui l'exerçaient, familiers et confidents intimes,

souvent agents utiles et secrets, se transformèrent aisé-

ment en conseillers nécessaires, sous des princes faibles

ou violents, en défiance de tout ce qui venait troubler

leurs habitudes ou alarmer leur ignorance. Ils n'eurent

donc pas de peine à se prévaloir de leurs services pour

en accroître l'importance munis des pleins pouvoirs

du souverain, et à l'occasion de leurs instructions mys-

térieuses, ils en firent insensiblement un privilége

Inhérent à leur charge~ et quand celle-ci devint héré-

ditaire, un droit dès lors inaliénable qui se confondait

avec celui du souverain.

Sous Clovis II, les leudes, effrayés de l'accroisse-

ment immodéré de la puissance des maires du palais,

obtinrent, dans l'intérêt même de la couronne, qu'on

les soumît à l'élection; mais Flodoat, après avoir

acheté leurs suffrages, n'eut pas de peine à se les in-

féoder, car tout électeur fait bon marché de son vote,

lorsque le dispensateur des grâces et des honneurs y

met le prix; et quand, à quelques années de là, on

Page 74: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

demanda la suppression de l'emploi, il était trop tard!

Celui qui en Stait investi s'en prétendit héritier de

droit, et, bravant ses adversaires intimidés, fut assez

hardi pour le transmettre, de son vivant, à son petit-nis

élevé sous la tutelle d'une femme.

Jamais usurpation ne fut plus habilement préparée,

plus longuement poursuivie et plus audacieusement

consommée que celle de cette maison germaine, intro-

nisée dans l'histoire de France sous la désignation de

seconde race, ou de dynastie carlovingienne.

Pépin dit l'Ancien fut traversé, dans ses projets, par

la mort prématurée de son héritier mais sa fille avait

donné naissance à Pépin d'Héristal, que le soulèvement

des évêques et des leudes contre le maire Ébroin porta

à la place de celui-ci. Mis à la tête de l'Etat par le crédit

de sa famille, autant que par le vceu public, il y con-

tinua sa politique ambitieuse et en atteignit le but avec

une fermeté admirable, secondée par ses rares talents

et aussi par les événements. La gloire dont se couvrit

Charles Martel, plus encore que la dextérité de son

père, disposa la nation à voir en lui le protecteur du

pays et le dépositaire du suprême commandement, et

quand Pépin la Bref ceignit son front de la couronne,

à peine s'aperçut-on qu'il s'en emparait. Cependant lui-

même ne trouva pas la dégradation du dernier des

Mérovingiens suffisante pour légitimer son avéne-

ment, et il tâcha d'y suppléer par un simulacre d'é-

lection. Les États furent donc convoqués à Soissons

pour lui donner cette satisfaction; mais, soit qu'il eût

trop de hauteur pour se soumettre à cette humiliation,

soit qu'il jugeât qu'une formalité superflue signalait d'au-

tant plus l'absence de son droit, il ne s'en contenta pas,

Page 75: les ruines de la monarchie française 1

DE LA FRANCE ANCIE~E

et s'occupa sérieusement d'obtenir la sanction du pays.

L'occasion était favorable. Rome était menacée par

les Lombards, et la protection de la France, dont les

victoires récentes avaient délivré l'Europe chrétienne

de la crainte des inndèles, était toute-puissante. La

négociation marcha donc rapidement. Pépin exposa

humblement ses scrupules au Souverain Pontife, lequel

répondit, avec une réserve un peu subtile, que l'au-

torité appartenait à celui qui l'employait à la défense

de la justice. ;r

Rome délivrée n'eut rien à refuser à son libérateur,

et, par une réciprocité de sentiments facile à concevoir,

celui-ci paya sa condescendance de riches présents et de

plus riches dotations. Les évêques prirent, à sa cour, une

influence inusitée, et lorsqu'il eut été sacré par l'arche-

vêque Boniface, il crut pouvoir dédaigner les jalousieset les murmures des grands et des mécontents qui au-

raient été disposés à contester ses droits à la couronne.

Mais combien les calculs de la sagesse humaine,

quand ils n'entrent pas dans les desseins de Dieu, sont

incertains et décevants L'épiscopat, qui avait concouru

si puissamment à l'établissement de la seconde dynastie,

et que Pépin par reconnaissance avait associé à son pou-

voir, fut la cause première de rabaissement de sa mai-

son. La déposition de Louis le Débonnaire fut proposée

par les évêques et les États qui l'avaient nommé

usèrent du droit qui leur avait été conféré par lui pour

répudier son dernier descendant. Du droit d'élire dérive

naturellement celui de révoquer mais ni l'un ni l'autre

ne sont compatibles avec celui de la souveraineté héré-

ditaire. Il n'y aurait ni nationalités, ni Ëtats,ni sociétés,

si chaque génération était appelée à détruire l'oeuvre

Page 76: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

de ses pères, comme elle s'arroge un peu légèrement

peut-être le droit d'imposer à ses descendants le devoir

de payer ses dettes et ses folies.

Quant. aux censures ecclésiastiques, elles ont leur

limite dans leur nature même, essentiellement morale.

Le droit d'excommunication, qui n'est contesté au Pape

par aucun catholique, n'oblige en effet que les conscien-

ces soumises à l'autorité spirituelle on ne fulmine pas

de bulles contre les rois idolâtres. Les évêques qui

ont jugé le fils de Charlemagne auraient peut-être été

fondés à exposer leurs griefs à ce père commun des

fidèles. Mais ils excédaient les limites de leur pouvoir,

en se plaçant au-dessus de leur propre souverain dans

un acte évidemment en dehors de leur compétence. Ils

en étaient au fond si convaincus, qu'ils commencèrent

par se l'assimilar, en le déposant, parce que la déposi-

tion était la peine qu'ils encouraient eux-mêmes, aux

termes de la discipline ecclésiastique. C'est ainsi que

la Convention prononça la déchéance de Louis XVI,

parce que cette formule était dans le protocole du bar-

reau, et que les avocats reconnaissaient instinctivement

que détrôner n'étai); pas plus dans leur vocabulaire que

dans leur droit.

La violation du principe de la souveraineté et la

perturbation dans l'ordre de succession, même quand le

droit originaire est en question, sont toujours des sujets

de trouble et de péril pour l'État. Si jamais dynastie

fléchit sous le poids de sa dégénération, c'est assuré-

ment celle des Mérovingiens et si jamais intronisation

fut signalée par des exploits héroïques et d'immenses

services, c'est bien celle de Charles Martel, de Pépin et

de CharlemagnB. D'ou vient donc qu'ils n'ont su ni orga-

Page 77: les ruines de la monarchie française 1

DE LA FRANCE ANCIENNE

niser leur administration ni fonder un gouvernement qui

s'identifiât au pays, puisqu'il retomba, après le règne

du grand homme, dans l'enfance dont son génie sem-

blait l'avoir tiré?

La politique du fils de Pépin à l'égard de la France

est celle de tous les princes qui croient avoir besoin de

détourner l'attention de leurs sujets, ou de leur im-

poser par une grandeur et une puissance qu'ils ne tien-

nent que de leur épée': il se sentait mal à l'aise dans les

limites encore indéterminées du royaume des Francs,

dont it se serait contenté peut-être, s'il avait été le patri-

moine de ses aïeux. Cette méfiance inquiète et le besoin

de vaincre les ennemis cachés de sa fortune, en impo-

sant l'admiration comme un tribut, ont fait autant de

conquérants que l'amour de la gloire. Le nouvel empe-

reur d'Occident, en .revêtant la pourpre romaine, renon-

çait, par le fait, au titre de roi de la France, descendue

au rang de ses autres provinces.

Cela est si évident, que de trente ou quarante as-

semblées nationales convoquées durant son règne,

aucune ne siéga au sein de la France. Il y en eut sept à

Worms, cinq à Aix-la-Chapelle, les autres à Mayence,

Paderborn, Genève, Ratisbonne, Engelheim, Nimègue,

Coblentz, etc. Les seules villes devenues françaises qui

aient joui de cet honneur sont Thionville et Valen-

ciennes, Boulogne et Cherbourg. Quant à Lutèce,

destinée à devenir l'Athènes de la civilisation moderne,

elle n'était alors qu'un bourg fortiné, dont l'enceinte

n'avait pas encore franchi les deux bras de la Seine

qui embrassent File Notre-Dame. Elle ne date, en effet,

que des comtes de Paris, qui en firent leur résidence

après l'avoir sauvée de l'invasion des Normands.

Page 78: les ruines de la monarchie française 1

LES RHXES DE LA MOXARCHIE FRANÇAISE`

La mission de Charlemagne ne fut donc pas de

fonder la monarchie française, mais de mettre fin aux

invasions qui retardaient la civilisation de l'Europe.

En repoussant les Saxons et les Maures, il accomplis-

sait l'œuvre de Clovis au nord, et de Charles Martel au

midi; toutefois la seconde race n'appartient pas plus à

l'individualité du pays que la première Clovis était

Franc, et Charles, Germain. L'un campa dans les

Gaules, qui l'acceptèrent comme un libérateur; mais ni

lui ni aucun de ses descendants ne s'occupa de leur

donner une organisation régulière, et le premier ne

leur laissa d'autre souvenir d'alliance ou de consan-

guinité que le nouveau nom qu'elles substituèrent à

celui qu'avaient illustré leurs ancêtres. L'autre ne

daigna pas même y faire sa résidence. Son règne, pré-

paré, comme celui d'Alexandre, par un autre Philippe,

fut suivi des mêmes calamités. L'empire fut divisé, et

le sceptre impérial, uni à la couronne de France, dégé-

néra en une suzeraineté nominale qui l'empêcha de se

nationaliser. La Bavière, l'Allemagne, la Bourgogne et

l'Italie se séparèrent du faisceau qui les avait réunies,

et finirent par contester à la France la suprématie que

lui attribuait son droit d'aînesse dans le partage de la

succession impériale; et si la réaction n'alla pas jusqu'àl'invasion, comme en 1814 et 1815, la France n'en fut

pas moins démembrée, comme une succession obérée.

Ainsi, à dix siècles de distance, la ruine et l'abaissement

furent tout ce qui resta au pays de la gloire de ses deux

grands empereurs. Les provinces, épuisées pour l'hon-

neur des armes, manquèrent bientôt de bras pour les

féconder, et la détresse du trésor en vint au point

qu'on ne put subvenir aux frais de la moindre expédi-

Page 79: les ruines de la monarchie française 1

DE LA FRANCE ANCIENNE

tion sinon par des concessions de terres, de bénéfices

et de priviléges. De nos jours aussi on ne peut pour-

voir à aucune dépense inattendue qu'au moyen des

emprunts et des anticipations; similitude singulière!

qui s'aggrave peut-être des illusions du crédit, dont la

défaillance ne laisse après lui ni réserve pour aviser, ni

travail productif pour attendre.

Salvien raconte que des paysans et des artisans se

vendaient seulement pour vivre, et acceptaient la servi-

tude comme un bienfait. Que dire de la désertion des

populations rurales? Agglomérées dans des ateliers sou-

tenus par un capital fictif, ellespeuvent

voir s'anéantir

enunjour~ la caisse qui alimenteleurs salaires, et celle

qui absorbe leurs épargnes.

`

Les grands et les rois eux-mêmes furent réduits à

cette extrémité, de ne pouvoir soutenir leur rang sans

aliéner leurs propres domaines, et jusqu'à leurs droits

royaux ou seigneuriaux. Cette dépendance des usuriers

et d'un crédit qui allait toujours en s'affaiblissant, déta-

cha successivement de la couronne ses plus riches

possessions et ses plus Hdèles vassaux. Les fiefs,

agrandis par tant de concessions, rivalisèrent avec ceux

du roi et tendirent à s'en affranchir. Les usurpations

des uns et les dissipations des autres eurent pour ré-

sultat de réduire la royauté à une détresse telle que

les enfants de Louis d'Outre-mer n'avaient plus ni terres

ni sujets ce qui, sous l'empire naissant de la féoda-

lité, équivalait à une abdication, puisque l'autorité ne

se concevait plus, séparée de la seigneurie.

Cet isolement de la postérité de Pépin, et sans doute

aussi la conscience d'un droit originairement litigieux,

précipitèrent la chute de la seconde race, plus rapide-

T.

Page 80: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

ment que ne l'avaient fait, sous la première, la division du

royaume en plusieurs parts et le fractionnement des

provinces, à l'ouverture de chaque héritage.

On porta une plus mortelle atteinte encore au prin-

cipe d'unité et de légitimité, qui fait toute la force .du

régime monM'chique, en le subordonnant à un simu-

lacre d'élection. Cette concession contribua à rappro-

cher la distance qui séparait le vassal de son suzerain.

Les grands vassaux surtout s'appliquèrent à formuler

de nouvelles restrictions au serment qu'ils prêtaient à

chaque nouveau règne; cette sorte de relâchement dans

les liens de fidélité principal soutien de l'institution

féodale, tenait, à l'égard du trône, à cette tacite répul-

sion qui n'a jamais cessé d'exister contre la postérité

de Pépin.` `

Tout porte à croire, en effet, que la félonie du der-

nier maire du palais ne fut jamais pardonnée. Éginhard,

qui écrivait sous le règne de Louis le Débonnaire, dont

il était le secrétaire, tout dévoué qu'il fût à son maître,

avoue que malgré le reflet jeté par la gloire du grand

empereur sur la mémoire de son père, on avait

toujours de vives inquiétudes sur les suites de son

usurpation. Tout ce que dit le naïf historien, pour

excuser l'expulsion du dernier Mérovingien, prouve

uniquement qu'elle ne fut ni populaire ni agréée des

seigneurs de sa cour et de son royaume. Ce que l'on

peut inférer de cette apologie, trop embarrassée pour

n'être pas t&citement désavouée, c'est que la prescrip-

tion était loin d'avoir légitimé le succès. Par jalousiehéréditaire, autant que par attachement à la dynastie

renversée, tbus les grands avaient déserté la cour, et

la plupart, réfugiés derrière leurs créneaux, affectèrent

Page 81: les ruines de la monarchie française 1

DE LA FRANCE ANCIENXE

une défiance et une réserve voisines de l'hostilité. C'est

cette émigration à l'intérieur de tous les puissants pos-

sesseurs de terres et de tous les dignitaires châtelains

pourvus de bénénces, qui engendra la ligue féodale et

la guerre sourde et permanente qui finit par isoler le

gouvernement et le rendre impuissant, ou plutôt impos-

sible. Les guerres lointaines et continues de Charle-

magne et son glorieux avénement à l'empire ont dû

déconcerter les complots et décourager les conspirations

mais la preuve de leur persistance, c'est que les desseins

conçus contre la royauté n'ont été qu'ajournés, et qu'ils

reposaient sur des combinaisons qui devaient tôt ou

tard, mais infailliblement, la rendre' incompatible avec

la nouvelle organisation du pays.

La faiblesse et la déconsidération auxquelles fut t

réduite la royauté, par l'inféodation de tous ses domai-

nes et l'abdication de la dignité impériale, prouvent

assez que la seconde dynastie ne s'identifia jamais à la

nation comme celle de Clovis. Son abaissement com-

mence à Louis le Débonnaire, et ce qui avait précédé

l'institution du grand empire d'Occident n'était que le

prélude de cette révolution dans laquelle la France per-

dit son homogénéité, en se divisant par seigneuries

féodales plus ou moins indépendantes de la royauté.

La monarchie, investie d'une suzeraineté sans initiative,

descendit donc au rang de puissance nominale, infé-

rieure à celle des grands vassaux qui continuaient de

prêter à la descendance de Charlemagne l'hommage

qu'ils avaient rendu à l'empereur. EUe assista, sans

résistance, au développement de cette organisation féo-

dale dont chaque agrégation nouvelle était un démem-

brement de la royauté, ou une sorte d'abjuration du

Page 82: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

serment, fait au roi. Ce fut donc le siècle et le règne de

la féodalité, et non celui d'une dynastie. Celle de Pépin

ne put se soutenir sans l'aide des vassaux, qui l'assis-

tèrent dans La guerre, ou trouvèrent profitable à leur

propre agrandissement de lui fournir des hommes et

des subsides. Pas plus que la dynastie de Clovis, elle

ne s'identifia au pays, et sa souveraineté, incapable de

se suffire à elle-même depuis qu'elle s'était annihilée

aux mains de Louis le Débonnaire, ne subsista, pendant

les cinquante dernières années de sa durée, que sous le

bon plaisir des comtes de Paris, ses tuteurs plus que

ses vassaux, et ses protecteurs après l'avoir combattue

et vaincue les armes à la main.

Page 83: les ruines de la monarchie française 1

CHAPITRE II

ORIGINE ET GRANDEUR DE LAMONARCHIE

FRANÇAISE

L'institution monarchique et l'autonomie de l'em-

pire français ne datent véritablement que de l'avéne-

ment de la troisième dynastie, la seule dont la nationa-

lité ne soit pas contestée, la première qui ait donné au

pays une organisation régulière, et compris que le pou-

voir le plus stable était tempéré par les lois et soumis

lui-même à la justice de Dieu. Elle n'avait recueilli, des

deux races qui l'avaient précédée, qu'un souvenir pour

héritage, mais avec un legs inappréciable, fécond et

civilisateur la foi chrétienne. Clovis n'avait pas seule-

ment délivré les Gaules de la tyrannie des ariens, il

s'était humilié lui-même sous la bénédiction du pontife;

et là reconnaissance des peuples affranchis adopta, sans

qu'il leur fût imposé, son nom de Franc comme gage

de leur régénération.

Ce qui maintint la seconde race pendant près de

trois siècles de décadence, c'est qu'elle resta fidèle à

cette tradition, dota, défendit et reconnut l'Église ro-

maine comme le centre de toutes les communions catho-

liques, la régulatrice des consciences et la gardienne

de la liberté religieuse contre le despotisme des rois et

les déviations de l'orthodoxie. Cette noble confiance

Page 84: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES BE LA MONARCHIE FRANÇAISE

dans l'autorité morale du pontife conservateur de la

croyance et de la fraternité universelle, ne valut pas

seulement à la couronne de France le titre de fille aînée

de l'Église, mais encore aux rois très-chrétiens les ver-

tus et le génie qui ont fait de leur dynastie la plus glo-

rieuse et la plus ancienne qui ait régné sur aucune na-

tion du globe.

C'est en effet une exception bien digne des faveurs s

du ciel, que l'intronisation dé la troisième dynastie

n'ait été entachée ni de fraude ni de violence, et que sa

légitimité ait été consacrée par l'assentiment unanime

des peuples et des grands vassaux de la couronne. Il

n'est pas de fait historique plus attesté que celui de sa

longue résistance aux vœux du pays et de sa généreuse

obstination à protéger et à défendre le trône chancelant

des derniers Carlovingiens. Il n'a fallu rien moins que

le besoin impérieux qu'avaient de son appui l'État

obéré et la nation inquiète, pour la résoudre à une

élévation qu'elle accepta bien moins comme une faveur

du ciel que comme un devoir et un fardeau, lorsqu'à

la mort de Louis V, le trône se trouva vacant, en butte

aux jalousies etaux compétitions des puissances

rivales.

On a beaucoup controversé sur les titres de Hugues

Capet à la couronne lorsqu'il existait encore un héri-

tier collatéral du sang de Pépin. Mais si l'on consulte

avec impartialité les circonstances de ce grand change-

ment, les notions de droit qui régissaient alors les suc-

cessions royales et le grand intérêt de salut public qui

dominait toute la question, on concevra l'impossibilité

de la résoudre autrement qu'elle ne l'a été et d'ail-

leurs, parmi les contemporains et les compétiteurs

Page 85: les ruines de la monarchie française 1

ORIGME ET GRANDEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

eux-mêmes, nul n'a été appelé personnellement à justi-fier ou à témoigner d'aucun titre en litige dans ce pré-

tendu procès.

Il C'est'la même école moderne dont le premier ensei-

gnement consiste à nier la légitimité de toutes les

royautés, qui a imaginé de reconnaître celle du dernier

neveu des maires du palais, afin de signaler, comme

un usurpateur semblable aux autres, le fondateur de la

troisième dynastie. C'est un point d'histoire qu'il im-.

porte à la morale, autant qu'à la vérité d'éclaircir, sans

ménagement pour la pruderie hypocrite des conscien-

cieux professeurs qui ne voient et ne jugent l'histoire

que du point de vue de la Révolution.

Dès le ix" siècle, les ancêtres de Hugues unissaient t

à la réalité d'une souveraineté de fait, tous les signes

d'une succession non interrompue et jamais contestée.

Robert régnait, au temps de Charles le Chauve, sous le

titre de duc de France, ce qui suppose des rapports

plus intimes avec le pays que ceux de suzerain, et une

généalogie aumoins

aussi antique et plus~indigëne.

Son fils Eudes fut proclamé roi à Compiègne, sans op-

position du successeur de Charlemagne, ni d'aucun des

pairs de,France, tous alors puissants comme lui et

grands vassaux de la couronne impériale. C'étaient les

ducs de Bretagne et de Normandie; de Guienne et de

Bourgogne, les comtes de Toulouse, de Flandre et de

Champagne. Ce pouvoir s'exerça parallèlement à

celui des Carlovingiens, et sur les plus belles provinces,

sans réserve et sans litige. Si l'on veut mettre en re-

gard cette souveraineté directe et une souveraineté no-

minale, résultat du pacte féodal réciproquement obliga-

toire, le lien qui les unissait, on le concevra, pouvait se

Page 86: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DZ LA MONARCHIE FRANÇAISE

relâcher ou se rompre sans forfaiture, puisque l'hom-

mage-lige du vassal à son seigneur suppose que le sei-

gneur protège son vassal, base et condition de toute la

confédération féodale. Or, depuis plus de cinquante

ans, c'était le vassal qui soutenait le trône du suzerain;

et, en reconnaissant que cette prérogative dérivait de la

dignité impériale, on admet naturellement qu'elle était

devenue contestable, depuis que cette dignité avait cessé

d'appartenir aux rois de France. Ceux-ci trouvaient les

limites de leur pouvoir dans celles de leur royaume, et

le dernier ne régnait notoirement que par la volonté et

sous la tutelle de Hugues.

L'élection était logiquement incompatible avec la

suzeraineté féodale, dont le caractère distinctif est de

ne tirer son droit que d'elle-même. Eudes et Raoul

étaient intronisés au même titre que les rois carlovin-

giens, et sacrés avec la même solennité, en la même

qualité de rois et de rois de France il ne pouvait plus

dès lors s'élever entre eux qu'une simple question de

préséance., et cette prérogative, aiMblie par rabaisse-

ment auquel était réduit le pouvoir effectif, n'était plus

qu'un acte de courtoisie de la part du fort, devenu le pro-

tecteur du faible. Le dernier titulaire de cette royauté

fictive mourant sans héritier direct, tous-les vassaux qui

avaient continue de lui rendre hommage purent, sans

félonie, se tenir pour affranchis de ce devoir, avec'd'au-

tant plus de raison que le dérnier re~aa coltatepal de

la famille, devenu étranger et vassal dé l'empereur

Othon, était déchu en vertu' des lois du royaume, et

banni en outre par un arrêt de la cour des pairs, pour

avoir assisté l'ennemi do la France dans toutes ses hos-

tilités contre elle.

Page 87: les ruines de la monarchie française 1

ORIGINE ET GRANDEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

Sauf le cas dérogatoire do vassalité, le duc de Lor-

raine eût été dans une position analogue à celle des

Bourbons d'Espagne, dont aucun n'a songé à revendi-

quer le trône de France. Mais cette circonstance aggra-

vante impliquait une renonciation et une exclusion

beaucoup plus explicite que celle exprimée au traité

d'Utrecht, laquelle n'avait pas 'pour objet d'abolir les

droits héréditaires, mais uniquement "d'interdire la réu-

nion des'deux couronnes sur une seule tête. 1

Telle était d'ailleurs la fière indépendance de la

couronne de France, que l'incapacité légale du duc de

Lorraine eût blessé toute la noblesse, et qu'on lui eût

unanimement refusé le serment d'allégeance. Il était

impossible de concilier une suzeraineté dégradée par

l'inféodation, avec toute l'organisation féodale qui n'at-

tachait de juridiction qu'à la terre, et qui n'eût pas com-

pris une royauté dépouillée de tous ses domaines. La

maxime doctrinaire « le roi règne et ne gouverne pas »

eût révolté le bon sens des peuples, qui ne sera jamais à

la hauteur de ces subtilités, et ne distingue pas une

royauté inerte d'une royauté absente.

Il n'est donc pas exact de dire que la dynastie de

Pépin a été détrônée. Elle a laissé périmer, l'une après

l'autre, sa souveraineté impériale et sa suzeraineté féo-

dale et quand le trône est devenu vacant, on a bien

moins songé à s'informer s'il y avait des héritiers, qu'à

sauver l'héritage. Il fallait à l'État en péril un tuteur

énergique et puissant. C'était l'exclusion de tout pré-

tendant douteux ou débile.

Nos constitutions écrites jetteraient un jour tout

nouveau sur ces questions, si elles étaient logiquement

acceptées et religieusement observées; car elles ont plus

Page 88: les ruines de la monarchie française 1

LES RUIXES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

nettement que jamais consacré le droitdiviu,

en fai-

sant de la royauté une magistrature inamovible, trans-

missible par ordre de primogéniture. Ainsi le cas échéant

de la vacance du trône de l'ancienne France, la branche

espagnole et napolitaine aurait primé celle d'Orléans;

en effet toute renonciation conditionnelle est nulle dès

qu'une éventualité la rend révocable. Le traité d'Utrecht

pouvait obliger personnellement Philippe V, mais non

priver les descendants de Louis XIV du droit d'opter.

Il n'appartient à personne de disposer de ce qui n'existe

pas encore, et, même en disposant pour soi, nul n'a le

droit d'engager l'avenir d'autrui. Il résulte d'ailleurs du

protocole de la négociation et des explications échangées

entre les plénipotentiaires Bolingbroke et de Torcy,

qu'aucune des parties contractantes n'a entendu donner

à la clause d'o~o~ un sens d'exclusion aussi absolu'.

Ainsi la France ne serait exposée à la honte de voir

au rang de ses rois la descendance déshonorée de Phi-

lippe-Égalité, que si elle négligeait le dernier recours

qui lui aurait été ménagé par la Providence. Les scan-

dales accumules par les défections, les usurpations et

lés révolutions ont du moins ce triste privilége d'auto-

1. Depuis que ceci a été écrit, on a publié des Mémoires du prince

de Polignac dans lesquels est rapportée une conversation de ce ministre

avec le due d'Orléans, qui professe exactement cette doctrine, et presque

dans les mêmes termes. C'est une protestation contre le testament de Fer-

dinand VU, acte que le duc tient pour nul, en ce quMI n'appartient à aucun

prince d'abdiquer le principe en vertu duquel il règne. Isabelle peutêtre l'élue du peuple espagnol ou la légataire du sang autrichien, mais

non l'héritière des Bourbons, qui ont leur loi de famille beaucoup plus

sage, plus sociale et plus parfaite. C'est ce que définit avec une grandelucidité le prince intéressé à la question « Ce n'est pas seulement

K comme Français, ajoute-t-il, que j'y prends intérêt, mais comme

« père. Dans le cas où nous aurions le malheur de perdre le duc de

Bordeaux, la couronne reviendrait à mon fils, pourvu que la loi

Page 89: les ruines de la monarchie française 1

ORMME ET GRANDES DE LA MONARCHIE FRA'<(;AtSE

riser les remèdes extrêmes, et de permettre des adop-

tions qui purifieraient le sang dégénéré et que sanction-

nerait la conscience universelle. -`

Si la nation française n'est pas. au Jtermo de sa glo-

rieuse mais laborieuse mission, il est permis d'espérer

qu'elle retrouvera des guides dignes d'elle car,

identifiée à la dynastie née et grandie avec elle, elle

n'est pas restée étrangère aux forfaits de la branche fra-

tricide, et l'on'a pu craindre que, confondant ces deux

branches dans un anathème commun, la Révolution ne

les ait séparées qu'ann de les précipiter plus aisément

dans l'abîme où s'engloutissent les générations do

peuples et de rois.1

l"I.,

1 Durant huit siècles que la race de Robert le Fort a

gouverné la France, le progrès de la civilisation ne s'est

jamais ralenti; les mœurs se sont polies, les lois se sont

épurées, les lettres ont été protégées, la liberté s'est pro-

pagée de la vassalité aux communes, et des commu-

nes aux derniers rangs de la société. Depuis le règne de

Louis XIV, la fortune et la noblesse étaient accessibles

à toutes sortes de professions et de mérites et sous

celui de Louis XVI, il n'y eut plus ni servage ni cor-

« salique fût conservée en Espagne; car si elle ne t'était pas, la renon-

« ciation faite par Philippe V serait annulée, et, comme petits-fils de

<t Louis XIV, ses enfants primeraient les miens. » Cette pièce est

curieuse, surtout en ce qu'elle a précédé l'usurpation de 1830. Il faut

avouer que l'honneur dynastique a subi plus d'une tache en France, en

Espagne et à Naples. Ces défections ne changent rien à la rigueur du

principe et ne justinent pas la reine Christine; mais on ne peut discon-

venir qu'elles tendent à modifier singulièrement la politique de l'Europe

et à autoriser des mesures extraordinaires et des transactions qui nous

ramènent au règne de la justice et du droit, par l'inexorable élimina-

tion de tous les traîtres et de leurs lignées. Si la félonie n'est pas plus

sévèrement punie dans les races royales, c'en est fait de la légitimité et

des dynasties héréditaires.

Page 90: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

vée. Cette émancipation graduelle n'a été suspendue

ni par les revers ni par les fautes des gouvernements

peut-être même a-t-elle été accélérée sous lesprinces

insoucieux de leurs devoirs, parce que la royauté man-

-quait alors de i'inteUigence qui affermit cette progres-

sion en la modérant.`'

Ou est le Robert le Fort réservé à cette œuvre de

rédemption? Lorsque Louis XIV confia le trône d'Espa-

gne à son petit-fils, il était loin de supposer que sa des-

cendance pût faillir; une nombreuse lignée assurait sa'

succession, et celle de Philippe V 'n'intéressait que

l'avenir de l'Espagne. Cependant le grande roi fit ses

réserves en faveur de la France, par lettres patentes

du 3 février 1701, et ce n'est pas sans une profonde

douleur qu'il fit une exception à~ l'égard du roi lui-

même « Nous sentons, comme roi et comme père,

« écrivait-i!~ qu'il eût été à désirer que la paix pût se

« conclure sans une renonciation qui porte un tel

« changement dans notre maison royale. Mais nous sen-

« tons, 'de plus, que notre devoir est d'assurer à nos

« sujets une paix qui leur est si nécessaire. Nous n'ou-

« blierons jamais les efforts qu'ils ont faits, pendant la

« durée d'une guerre que nous n'aurions pu soutenir

« si leur zèle n'avait eu plus encore d'étendue que de

« force. Le salut d'un peuple si fidèle est une considé-

« ration suprême qui doit l'emporter sur toute autre.

« C'est à cette loi que nous sacrifions le droit d'un

« petit-nis qui nous est cher, et par le prix que cette

« paix coûtera à notre amour, nous aurons du moins la

« consolation de témoigner à nos sujets, qu'aux dépens

« de notre sang même, ils occuperont toujours le pre-

« mier rang dans notre cœur. »

Page 91: les ruines de la monarchie française 1

ORIGINE ET GRANDEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

Mais la France du x* siècle n'était dans aucune des

conditions de mœurs et de légalité que celle du xtx"

pourrait opposer, même au siècle de Louis XIV. Louis

de Lorraine n'envahissait pas le territoire à main armée

pour y faire reconnaître son droit prétendu, mais pour

y suivre, en qualité de vassal, son suzerain qui décla-

rait et faisait la guerre en son propre nom: Othon, en

effet, avait .cru l'occasion favorable pour se venger des l,'

défaites que la France lui avait Innigées. Il s'em-

para de la ville de Laon, qu'il fit occuper par le préten-

dant, lequel n'y eût pas été attaqué peut-être, s'il n'avait

pas voulu profiter de sa position pour ravager le Sois-

sonnais et surprendre la ville de Reims. Il n'est nulle-

ment prouvé que, de son côté, le duc de Lorraine eût

résolu de disputer Paris à son possesseur héréditaire.

Tout le débat se réduisait donc à savoir si le roi de

Paris et des plus belles provinces de France reconnaî-

trait pour suzerain le vassal d'Othon. La guerre en

décida. Le pillage et les sacriléges auxquels se livraient

les bandes allemandes rendirent odieuse au pays la

cause du roi de Laon, et dès que Hugues se présenta

devant la ville, elle lui fut livrée.

Louis de Lorraine, fait prisonnier avec deux enfants

jumeaux 1, fut conduit à Orléans, où il ne paraît pas

avoir ~té traité avec rigueur. Le vainqueur pouvait se

prévaloir du droit de la guerre, qui était la loi politi-

que de tous les princes de son temps. Il n'en fit rien,

parce qu'apparemment il ne s'éleva aucun doute sur sa

i. Il y eut bien quelques récriminations du côté des vaincus. Mais

les murmures mêmes des mécontents se perdirent dans l'évidence des

faits et l'autorité des résultats.

Voir les chroniques saxonnes, Mézeray, surtout les lettres de Ger-

bert, depuis pape, etc.

Page 92: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

légitimité. H n'invoqua pas même la décision des

États, qui, avant le commencement des hostilités,

avaient interdit le territoire français au prince qui s'était

inféodé à un suzerain étranger. Le fils aîné de ce prince,

alors en Brabant, lui succéda au duché de Lorraine,

dont il continua de faire hommage à l'empereur, sans

avoir jamais songé à revendiquer son droit périmé à la

succession de Louis d'Outre-Mer. Quant à ses jeunes

frères, nul n'eut l'idée de les priver de leur liberté. Ils

seretirèrent en Germanie, où leur maison régna jus-

qu'en i2i8, sur le landgraviat de Tburinge

L'Europe, témoin de ces événements, aurait pu

s'étonner de tant de modération, après cinq siècles de

violences et do luttes acharnées, où la tête du vaincu,

fût-ce celle d'un frère, était presque toujours le prix de

la victoire. Hugues, qui avait protégé le trône du der-

nier Carlovingien, ne fut pas même soupçonné d'avoir

voulu abuser de la captivité de son compétiteur, ou

attenter à la liberté de ses fils. Si cette placidité dans

son triomphe ne témoigne pa<. de la reconnaissance

générale de son droit, elle signale du moins une heu-

reuse révolution dans les mœurs, et l'ouverture d'une

ère nouvelle dans le gouvernement des États.

C'est de ce règne, en effet, que la monarchie fran-

çaise est fondée. Jusque-là, des princes plus ou moins

belliqueux avaient parcouru le pays sans le posséder,

campé dans ses villes sans les gouverner, ou enseveli

1. Cette particularité a été recueillie dans IWt~ot're de ~aMfe d'Henri

Martin, œuvre conçue dans un esprit tout révolutionnaire, couronnée

par l'Académie, et recommandée aux professeurs universitaires. On doit

la consulter avec d'autant plus de méfiance que l'esprit de dénigrement

des institutions monarchiques et religieuses s'y cache avec beaucoup

d'art.

Page 93: les ruines de la monarchie française 1

ORIGINE ET GRANDEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

ses populations sur les champs de bataille sans songer

à se nationaliser. Il n'en fut pas ainsi de la dynastie

nouvelle, sortie des entrailles du pays, et formée, dans

les mœurs féodales, à vivre en chef de famille avec ses

vassaux; elle avait compris que l'art de s'enrichir c'est

d'administrer sagement, et que plus les serfs sont heu-

reux, plus le domaine qui les nourrit est productif.

Mais la complication du système féodal, les rivalités ou

l'insouciance des châtelains et l'instabilité des juridictionsétaient autant d'obstacles aux développements de puis-

sance et de prospérité qu'elle avait pressentis. Aussi

lorsque la ligue féodale, gagnée par son exemple ou

cédant à sa prépondérance, lui conféra la royauté, le

premier soin du nouveau roi fut-il de la combattre et

de l'assouplir. Là est le secret de sa politique et de sa

grandeur. Jamais princes ne se trouvèrent dans de

telles conditions: leur puissance ne pouvait s'accroître

qu'autant qu'ils ajoutaient aux libertés de leurs sujets,

et leur trône s'affermir qu'autant qu'ils soumettaient

toutes les juridictions partielles à leur justice souveraine.

Il avait fallu une succession de quatre grands

hommes pour installer, à grand'peine, la dynastie de

Pépin. Mais dès que la gloire et le génie cessèrent de

la soutenir, elle s'affaissa sur elle-même.

Par une coïncidence dont l'histoire offre peu d'exem-

ples, elle se trouva, à son déclin, en face de quatre

princes non moins illustres, guerriers également heu-

roux, mais rivaux plus généreux. Ce que ceux-là avaient

dû à la félonie, ceux-ci le durent au seul désintéres-

sement de leurs services, au besoin qu'on avait de leur

protection, à leur modération et à leur sagesse. Cette

politique adonc aussi sapuissance, puisqu'elle a fondé la

Page 94: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINESDE LA MONARCHIEFRA~AISË

plus durable et la plus glorieuse monarchie du monde

Cette dynastie ne s'est pas improvisée comme tant

d'autres elle existait longtemps avant la chute et peut-

être avant l'avènement de celle des Carlovingions.

Nul parmi ses contemporains na osé la soupçonner

d'avoir cédé aux suggestions d'une ambition égoïste.

Tant qu'il exista sur le trône un descendant du grand

empereur d'Occident, elle le reconnut et le défendit;

quand ce trône fut vacant, elle ne fit aucun eQ'ort pour s'en

emparer; mais en présence d'une incapacité légale, que

son propr.e intérêt et la loi du pays en excluaient,

Hugues fut obligé de s'y asseoir. Cet héritage n'ajoutait

rien à sa puissance, et il ne lui fut déféré qu'à titre oné-

reux. Cependant quand on le lui disputa, il dut le

défendre parce qu'il avait à protéger les peuples qui

s'étaient abrités sous son bouclier. Il soutint son droit,

parce qu'il était devenu son droit. Comment ne se serait-

il pas cru un titre légitime à la suzeraineté d'un pays

dont il était le souverain de fait?

Eudes avait eu un fils mort avant lui, mais qui

avait reçu, en naissant, le titre de roi d'Aquitaine, sous

le nom d'Arnoul, et qui fut enterré à Saint-Denis

en 898. Le duc Robert succéda à son frère et fut sacré

roi, comme lui, en 922, par l'archevêque de Reims.

Il fit, il est vrai, la guerre à Charles le Simple, et fut tué

à la bataille de Soissons. Mais cette guerre n'eut d'autre

caractère que celles qui surgissaient alors entrepuis-

sances égaler. Si la fortune donna la victoire à Charles,

il n'en jouit pas longtemps, puisque Hugues le défit et

le tint en captivité pendant sept ans. Proclamé roi à sa

place, celui-ci refusa la couronne; mais il crut pouvoir

en disposer en vertu du droit de la guerre, et la plaça

Page 95: les ruines de la monarchie française 1

OR!GIXE ET GHAKDEUR DE LA MONARCHIE FRAKÇAISE

T.l. 6

sur la tête du duc de Bourgogne, qui avait épousé sa

sœur Emma.

11 est difficile d'admettre que celui qui disposait ainsi

d'un trône, sur lequel il dédaignait de s'asseoir, en soit

resté le vassal, surtout lorsque, le duc Raoul étant mort

en 936, il rappela bénévolement d'Angleterre le fils de

Charles, sur lequel il ne reporta pas le ressentiment qui

l'avait armé contre le père. Louis d'Outre-mer ne régna

donc, et cela est hors de doute, que sous le bon plai-

sir de Hugues le Grand, et vraisemblablement son

fils Lothaire et son petit-fils Louis V, mort sans posté-

rité, n'ont pas tenu leur tuteur pour un vassal.

L'intérêt que Hugues Capet continua d'accorder à ce

jeune prince, p~uvail-11 et devait-il ]o~reporter sur un

collatéral qui avait cessé d'être Français? Ce dernier

mémo pouvait-il se présenter avec sécurité, et prendre

sur,lui les charges d'une succession litigieuse? Si l'on

considère que les derniers Carlovingiens étaient plus

déchus et plus dënués que ne l'avaient été les rois fai-

néants qu'ils n'avaient plus qu'une royauté nominale,

dont l'ombre même n'eut pas été saisissahle; qu'il fal-

lait au trône ébranlé un appui, à l'État appauvri un

réparateur assez riche pour le libérer de ses dettes, à la

royauté démembrée un négociateur assez respecté pour

la relever de sa nullité politique, on se convaincra quole dernier peut-être qui pùt entreprendre une tache si

laborieuse pour tous eût été le duc de Lorraine, dans

son propre intérêt et pour son honneur. Il aurait vu

passer, sous ses yeux, tout l'héritage obéré de son

neveu aux mains d'avides créanciers, tous plus puis-

sants que lui et tous disposés n s'en prendre à lui de

leurs mécomptes.

Page 96: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

D'autre part, si l'on reconnaît que le possesseur dec

provinces les plus riches de France, l'unique et dernier

soutien de la monarchie, était Hugues Capet, on verra

qu'il lui apportait plus qu'il n en recevait, 04. l'on

avouera que le sauveur du trône perdu par la faute de

ceux qui l'avaient usurpé eût été un usurpateur sans

modèle dans l'histoire. Si l'on réfléchit enfin aux notions

confuses qui constituarent le droit des gens, à une épo-

que où le seul titre de la plupart des princes était dans

la conquête, où les devoirs des sujets étaient aussi peu

dénnis que ceux des gouvernements, où toutes les des-

cendances royales étaient plus ou moins faussées par

l'invasion des bâtards et la confusion des partages, on

hésitera à trancher la question de droit entre les com-

pétiteurs, abstraction faite de son incompatibilité avec

l'organisation féodale qui en a fait justice.L'antériorité des comtes de Paris à l'établissement

de la famille de Pépin n'est pas contestée, et l'obscurité

même que les chroniques font planer sur l'origine de

leur grandeur en prouve l'antiquité. Les unes ont

essayé de constater leur descendance de Clovis, et d'au-

tres affirment l'existence d'un testament de Louis V,

qui aurait fait donation de ses États au roi Hugues

Mais ni Hugues ni les siens n'avaient intérêt à accrédi-

ter de pareils bruits, lesquels n'ajoutaient rien à l'éclat

et à la puissance qui témoignent de leur noblesseindé-

1. Les Gt'aMefM C/«'oM~MM de S<KM<-i~KM ne font aucune mention de

ces fables, inventées par Mauclérus, Baldéric, Martius, etc. Elles prou-

vent cependant deux choses l°que l'origine des comtes de Paris se mêlait

aux souvenirs de la conquête; 2" que les contemporains s'occupaient

de ces controverses, et ne se trompaient que dans le choix des preuves

justificativea du droit, d'ailleurs incontesté, de Hugues Capei à la cou-

ronne.

Page 97: les ruines de la monarchie française 1

ORIGINE ET &RANDEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

pendanteet de la confiance de toutes les populations.

La troisième race, au jugement d'Augustin Thierry,

est la première dynastie française 1. Avant elle, il

n'existait, sous ce nom, qu'un amas de Germains

dépaysés, de Goths et de Celtes déclassés, de Romains

dégénères et de vieux Gaulois (G~) mêlés & leurs

homonymes welches (Wa/~). Ces débris de vingt races

diverses n'étaient ralliés ni sous un même drapeau, ni

sous un même chef, ni sous une loi commune. Les sei-

gneuries,à l'exception du comté de Paris, qui jouissait

des avantages de l'unité et d'une administration régu-

lière, étaient soumises à des juridictions diverses, sous

des"princes bretons, basques, normands ou wisigoths,

qui ne savaient que piller et se battre. Les peuples,

aussi vagabonds que leurs chefs, passaientde l'un à

l'autre, sans souci du lendemain et sans regret de la

patrie de la veille.

Ce fut une grande et généreuse pensée que celle de

rattacher au corps social' tant de membres inertes ou

parasites qui l'énervaient sans y puiser plus de vigueur

pour eux-mêmes. Il y avait quelque courage à s'impo-

ser pour arbitre à tant de glaives étincelants, en mettant

son sceptre dans la balance. Peut-être fallait-il à Hugues

Capet plus de génie encore que d'audace car, en lui

conférant la suzeraineté, ses pairs, devenus ses vassaux,

espéraient bien en obtenir de larges concessions, sinon

le tenir en tutelle; et son émancipation pouvait susci-

ter une ligue formidable qui l'eût, non sansquelque

apparence de raison, accusé d'ingratitude et de manquade foi. Il avait à redouter jusqu'à l'opposition des opu"

i. ~c«t'e X~~sM)' ~A~~oM'e de ~'aMc<

Page 98: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

lentes abbayes et des évêchés érigés en seigneuries,

jouissant de toutes les prérogatives de la souveraineté;

en effet le cierge, amolli par les libéralités et les hom-

mages des rois, se laissait déborder par la barbarie, et,

oubliant sa mission civilisatrice, s'abandonnait aux

voluptueux loisirs du moutier féodal. Cette lutte dange-

reuse n'était pas la moindre difficulté de la tâche qu'il

avait entreprise, et son plus grand mérite, à nos yeux,

est de l'avoir accomplie sans recourir, comme tant de

monarques des siècles suivants, aux violences des schis-

mes et des hérésies, aux calomnies contre l'Église et à

la confiscation de ses biens.

Nous dirons notre pensée tout entière si cette révo-

lution, l'une des plus grandes qui aient signalé le progrès

intellectuel, s'est opérée sans scandale et sans effusion de

sang, c'est qu'elle s'est faite de l'aveu du sacerdoce, avec

son concours, et pas autrement. La vérité peut som-

meiller dans le sanctuaire, car le prêtre qui veille à sa

conservation, oublieux de son saint ministère, a trop

souvent le co~r accessible aux passions humaines et

l'oreille ouvert à l'erreur; mais comme c'est dans cet

asile qu'elle repose et revient'toujours, même quand elle

en est violemment expulsée, elle y réveille tôt ou tard

la raison et les consciences. Le clergé du x" siècle avait

reçu l'apostoM de la civilisation. Plut à Dieu que la phi-

losophie duxviu" eût rempli, avec autant de désintéres-

sement et de fidélité, celui qu'elle s'est arrogé! 1

Cette assistance du clergé fait d'autant plus ressor-

tir la prudence et la rare habileté du prince qui sut

dominer le con&it de tant d'intérêts alarmés ou froissés.

U se fit garant de la possession des biens, dont la plu-

part n'avaient d'autre titre que la prescription; mais il

Page 99: les ruines de la monarchie française 1

ORIGINE ET GRANDEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

maintint avec inflexibilité le droit souverain de la justice,

qui est le premier attribut de la royauté; et, en se fai-

sant l'arbitre suprême de toutes les contestations des

seigneurs entre eux et avec leurs vassaux, il porta à la

féodalité un dé6 devant lequel elle devait succomber,

parce qu'elle ne sut pas distinguer avec assez de pré-

voyance les priviléges inhérents à la propriété de ceux

qui s'étaient personnifiés. Ouvrir un appel contre tout

abus de pouvoir et soumettre toutes les juridictions à

la rigueur d'un droit unique, en donnant lui-même

l'exemple de son respect pour la loi, était une innova-

tion qui froissait l'usage général et semblait devoir

relâcher tous les liens de la subordination. Mais Hugues

était doué de la sagacité et de la constance nécessaires

à l'accomplissement des grands desseins. En rendant

aux hommes leur dignité de chrétiens, il ne les induisit

pas à franchir la borne du devoir; et, quoiqu'il fût le

plus hardi peut-être des rois réformateurs, il traça avec

tant de modération et de jûstesse la limite de ses réfor-

mes que jamais elles ne suscitèrent de troubles sérieux.

Ce prince eût mérité le nom de Grand à d'autres titres

que sonprédécesseur;

on peut conjecturer même que

son intelligence était fort au-dessus des éloges de l'his-

toire, puisque la gloire de son règne est indépendante

de sa renommée guerrière, la seule à laquelle s'attache

l'admiration des hommes.

Les exploits de ses ancêtres, bienfaiteurs et libéra-

teurs du pays, avaient laissé des souvenirs qui contri-

buèrent sans doute à sa popularité et facilitèrent ses

succès; mais il sut prévoir et aplanir des obstacles que

la force n'eût jamais surmontés, et la victoire décisive

remportée par lui au début de son règne, tout en prou-

Page 100: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES BE LA MONARCHIE FRANÇAISE

vant qu'il n'avait pas dégénéré, ne compte pas parmi les

actes mémorables qui ont caractérisé particulièrement

le mérite de sa politique et l'illustration de sa vie.

D'où venait cette race privilégiée, dont l'intelligence

fut supérieure à celle des rois contemporains, et dont

l'origine se confond avec celle des plus illustres? L'his-

toire n'a que des conjectures à opposer au scepti-

cisme de la critique. Un chroniqueur contemporain de

Hugues lui donne pour auteur un Germain du nom de

Witikind,' mais les vastes possessions dont les ducs de

France jouissaient avant la naissance de Robert le Fort

ne se concilieraient pas avec la supposition que leur

puissance procédât de l'alliance épisodique d'une fille

de leur sang avec un étranger, quelque illustre qu'il

fùt.Jja structure de ce nom n'a d'ailleurs aucune analo-

gie avec ceux de Raoul et de Robert, qui trahissent évi-

demment un idiome moins tudesque et plus primitif,

S'il est une hypothèse admissible, c'est que cette

maison princiere uorissait dans les Gaules avant l'in-

vasion des Francs, et qu'elle ne s'opposa pas aux

alliances contractées pour la délivrance du pays. Cette

supposition expliquerait comment elle avait conservé

ses domaines et sa puissance sous la première et la

deuxième race. Occupée de régir ses provinces héré-

ditaires, elle trouva également justiSée l'élévation de la

seconde dynastie, par les victoires de Charles Martel,

1. Ce document, emprunté à la chronique d'un moine du nom de

Richer, est cité dans les JtfoHMM<?M<<!GermcM~ /tM;<<MM?de M. Pertz. Le

nom de Witikind était celui du chef des Saxons, que Charlemagne in-

terna dans ses Étais après leur défaite. Cette singularité aurait dû irriter

la curiosité des chroniqueurs. Mais elle aurait des résultats plus authen-

tiques et plus patriotiques, si elle piquait d'honneur quelque jeune cru-

dit de notre École des chartes.

Page 101: les ruines de la monarchie française 1

ORIGINE ET GRANDEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

et cette absence d'ambition donna d'autant plus de prix

à son adhésion qu'on aurait pu redouter de sa part

une rivalité puissante.`

M. Guizot n'hésite pas à reconnaître cette famille pour

originaire de l'Ile-de-France, et à voir, dans son intronisa-

tion, une réaction de'la nationalité contre la conquête

Cette opinion n'a de poids que parce qu'elle est une con-

cession irréfléchie de la plume doctrinaire. Mais, selon

l'expression plus méditée de M. Augustin Thierry, c'est,

à proprement parler, la fin du règne des Francs et la

substitution de l'autorité légitime à l'usurpation 2. Les té-

moignages attestés par le savant historien prouvent

par leur unanimité que l'avénement de cette dynastie

était prévu depuis longues années, et désiré de tous.

Le morcellement de la France en seigneuries féo-

dales, et le système de féodalité s'étant développé, sous

la seconde race, au point de devenir exclusif, avaient

laissé le trône complètement en dehors; et sa vaine

prérogative de suzeraineté ne servait plus qu'à signaler

son isolement et sa déchéance. Le pays, divisé en petites

et moyennes juridictions, toutes en conflit entre elles

et avec les arrêts souvent contradictoires de leur pro-

pre ressort, était menacé d'une dissolution prochaine.

Chaque fief relevait d'un autre fief, quelquefois de plu-

sieurs, et d'autres relevaient de lui, sans que les mail-

les divergentes de cette chaîne confuse se rattachassent

par quelque détour à un anneau régulateur assez dis-

tinct et assez fort pour les empêcher de se mêler et de se

rompre. Une hiérarchie indéfinissable s'était substituée

à toute autorité centrale et rationnelle, et il fallait que

1. Cours d'hktoire, tome II, page 447.

2. Lettre deuxième sur l'histoire da France.

Page 102: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

la royauté se l'identifiât en la dominant, ou disparût.

Mais lorsque le suzerain de cette multitude'de feu-

dataires qui affectaient l'indépendance aurait eu besoin

d'une force supérieure pour les contenir, il n'en avait

pas même assez pour lutter contre le plus faible d'entre

eux. Les descendants du grand empereur n'étaient plus

que des mineurs interdits, dont tous les domaines

étaient engagés et les droits royaux aliénés tandis que

les ducs, comtes et rois de Paris, se trouvaient, -par le

fait seul de leur puissance, à la tête de toute la ligue

féodale, et, s'il y avait lieu de la diriger et de l'organi-

ser, remplissaient toutes les conditions du programme.

Souverains de droit depuis plusieurs siècles, et rois de

fait depuis le couronnement d'Eudes, ils possédaient

en outre le sceptre réel des derniers titulaires du trône

carlovingien, puisque ceux-ci ne régnaient plus que par

leur permission.

Si la féodalité eut ses fictions, ses erreurs et ses abus,

elle eut aussi sa raison d'être et des avantages sociaux

plus évidents qu'aucun établissement démocratique.

L'un de ces avantages, et des plus regrettables, était de

réunir les hommes au lieu de les diviser, et de rétablir

la famille patriarcale, en confondant dans un faisceau

indissoluble le vassal et son seigneur, le serviteur et

son maître. S'il y avait quelque place pour la tyrannie

domestique, il n'y en avait pas pour l'abandon; ce qui

a bien son côté libéral. 1

Nous serons naturellement conduit à compléter ces

études sur la féodalité, dans le chapitre iv. Nous trai-

terons spécialement de la propriété territoriale, comme

institution fondamentale de toute monarchie rationnelle

et de toute organisation sociale destinée à durer plus

Page 103: les ruines de la monarchie française 1

ORIGINE ET GRANDEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

qu'une génération. Nous croyons donc qu'en acceptant

la noble tâche de combattre l'anarchie féodale la dynastie

capétienne a dépassé le but et préparé sa propre chute.

La lutte a du moins été assez longue et assez honora-

blement soutenue pour que la responsabilité des der-

niers résultats soit partagée à l'infini, car il y a loin,

des premières concessions faites aux communes, à

l'individualisme grossier auquel aboutit l'idéal du pro-,

grès dont se félicite si fièrement la Révolution de 89;

et, au demeurant, la monarchie française est la première

qui ait compté plus de huit siècles de vie. Quelle est

la république qui ait vécu deux générations, sans con-

vulsions et sans trahisons ? s

Quoi qu'il ensoit,

si les rois de la troisième dynas-

tie n'ont pas toujours tenu leur balance dans un rigide

équilibre entre les ordres de l'État, c'est qu'ils ont

toujours consulté le bien de leur peuple avant leur

propre intérêt, et qu'ils ont, à tort ou à raison, consi-

déré cette prédilection comme le premier devoir de la

royauté. Qui osera leur en faire un crime?

Si les ordres de la noblesse et du clergé ont perdu

de leur influence légitime, la corruption des mœurs et

la confusion des rangs y ont plus contribué que les

édits royaux: Il est trop vrai que le troisième ordre a

fini par anéantir les deux autres, et, avec eux, le trône

même qui l'avait émancipé, accrn et armé; mais cela

après huit siècles de grandeur et de gloire. Il est éga-

lement vrai que, pour ébranler et renverser ce majes-

tueux monument, il a suffi d'une ère. transitoire de

sophismes et de faiblesse; mais il faut moins de temps

pour démolir que pour construire; et l'édifice le plus

solidement, assis sur ses bases est plus radicalement

Page 104: les ruines de la monarchie française 1

détruit par la pioche du vandalisme acharné que par

un tremblement de terre. >. i.

C'est sous la monarchie que la France a fleuri dans

toutes les splendeurs d'une civilisation que les autres

nations ont prise pour modèle, et les ignobles satur-

nales de la démocratie ne la rajeuniront certainement

pas. Ce n'est pas une des plus heureuses découvertes

du siècle que d'avoir, pour masque unique aux rides de'

sa caducité, les subtilités. d'une école décriée par le

fait même de son intrusion au pouvoir et de l'usage

qu'elle en a fait. La confusion des rangs, la mobilité et

l'avilissement de la propriété foncière et le fonction-

narisme, ne sontpas des éléments de régénération, encore

moins des gages de moralité et de progrès. Le classement

des individualités est la première condition de leur

agrégation et de leur valeur relative. L'essai d'une

civilisation sans esprit de famille, où toutes les pro-

fessions sont confondues, et le droit de tous de pré-"

tendre à tout, érigé en principe social, est un problème

déjà résolu. Les sectes pullulent, mais elles se dévo-

rent le pouvoir passe de main en main, mais il s'anni-

hile et ne sait qu'abuser.

La royauté a ses erreurs, car elle est exercée par

des hommes; mais elle est le seul gouvernement qui

soit capable de garantir leur sécurité et leur progrès,

le seul fécond, le seul compatible avec le règne de la

justice et de la civilisation.

La démocratie est une utopie, rien de plus. Il peut se

trouver, par hasard, un exalté qui l'entraîne, un Péridès

qui la mystifie; mais alors elle n'existe plus, car elle n'est

par elle-même que le règne des plus ineptes, l'instru-

ment des plus pervers et le triomphe de la barbarie.

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

Page 105: les ruines de la monarchie française 1

l'CHAPITRE III

DE LA PROVIDENCE DES DYNASTIES INAMOVIBLES

Les gouvernements que consacre la tradition et que

légitime l'hérédité puisent, dans ce double principe de

stabilité, une force morale et une fécondité que l'é-

roïsme et le génie n'égaleront jamais. Ils ont seuls le

don de se faire respecter sans se faire craindre, et le

mérite de se perfectionner sans effort, en se bornant

à suivre l'impulsion donnée par les intelligences

d'élite, que l'éducation des princes développe dans leur

sphère élevée, au moins dans une proportion égale à

celle des derniers rangs de leurs sujets. L'orgueil des

grands hommes incompris, des agitateurs illustres

perdus dans la foule, ne cessera de s'élever contre les

médiocrités issues de sang royal qui n'ont eu, selon

l'expression de Chamfort, que la peine de naître; vaines

protestations les princes, providentiellement préservés,

par leur élévation même, de la plupart des infirmités

morales qui rapetissent et empoisonnent la vie des

hommes de condition inférieure, l'envie, la gêne et le

besoin de se créer une profession, voient de plus haut

et plus nettement; ils sont plus naturellement enclins

à la justice, dont ils n'ont rien à redouter, à la bonté,

qui est la plus haute expression du pouvoir, et à l'amour

de la gloire, qui en est le besoin le plus impérieux, car

Page 106: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE1 c 1 1

il est le seul qu'éprouve tout cœur bien placé, quand'

d'ailleurs il n'a rien à désirer. f

Nous croyons donc fermement, en dépit de la vulga- >“

rité du préjugé contraire, que les peuples ont plus à

attendre du prince d'un caractère incertainou timide,

mais né sur le trône et solidaire de sa légitimité, que

d'aucun des héroïques perturbateurs qui ont besoin de

se faire craindre ou admirer pour manifester leur pou-

voir, d'éblouir et d'innover pour attirerl'attention.

La grandeur de la monarchie française tient essen-

tiellement à son immutabilité, et toutes celles qui,

comme elle, ont régné longtemps avec gloire et rendu

leurs peuples le plus heureux, sont aussi celles où

l'hérédité a été le mieux réglée et le plus respectée.

L'illustration de la première race commence et finit

avec son fondateur, parce qu'il négligea de régulariser,

ou plutôt de sanctifier le pouvoir par droit d'aînesse. La

seconde, fondée sur une usurpation, et débordée par la

féodalité composée elle-même d'usurpations partielles,

ne compte pas un règne digne de mémoire, après celui

de Charlemagne, parce que l'autorité de son génie, suf-

fisante pour lui-même, ne transmit à ses successeurs

qu'un pouvoir sans unité et sans indépendance, par

conséquent infécond et incomplet. f

L'union de la troisième dynastie avec le pays s'o-

péra, au contraire, sans fraude et sans réserve. C'était

un mariage de famille où les intérêts n'eurent pas

besoin de contrat pour se confondre. Les ducs de France

étaient Français, les comtes de Paris étaient les libéra-

teurs de la France, et Hugues la gouvernait paternel-

lement, lorsqu'elle le sollicita d'ajouter à sa couronne

héréditaire le diadème du suzerain cette fusion lui

Page 107: les ruines de la monarchie française 1

<" DE LA PROVIDENCE DES DYNASTIES INAMOVIBLES

fit comprendre que la royauté, pour perpétuer son

union avec le pays, devait s'asseoir elle-même sur une

base immuable, et c'est à sa prévoyance qu'on dut la

transmission du pouvoir jndivisible, par ordre de primo-

géniture. ;<,

Onne voit pas que cette prédestinationdu premier-

né ait été une cause de dégénération pour sa postérité,

car, indépendamment des trois héros qui ont précédé le

fondateur du royaume, son histoire a droit de s'enor-

gueillir des noms de Philippe-Auguste, de saint Louis,

de Charles V, de Henri IV et de Louis XIV, grands

encore après. tous les noms illustres dont le monde

honore la mémoire. Elle on peut citer, après eux, dont

les vertus, les qualités héroïques et la bravoure cheva-

leresque sont encore chères à la patrie. Les Antonins ne

furent pas animés d'un plus saint amour pourThuma-

nité que Louis le Gros, Louis XII èt cet infortuné

Louis XVI, payé de tant d'ingratitude. Les règnes de

Charles VII et de François Ior, relevés par tant de hauts

faits, célébrés par tant de monuments, dignes tributs

de tous les arts, escortés de leur cour poétique et si

polie, illustrés enfin par cette légion sans modèle de

chevaliers sans peur et de femmes inspirées, sont peut-

être les époques les plus dignes de l'épopée.

Il n'entre pas dans le cadre limité de ces études de

retracer toutes les vicissitudes de la monarchie sous les

diverses branches de cette race royale, qui s'était

donnée, corps et biens, à .la France. Jamais union ne

fut plus solennellement consacrée, plus librement ac-

ceptée, et scellée de plus de bienfaits, de sacrifices et

d'amour, de la part de ces princes qui tous, dans la

mesure de leur pouvoir, n'ont régné que pour le bon-

Page 108: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE' LA MONARCHIE FRANÇAISE VCe

heur de leur peuple, l'émancipation de' leurs sujets et

l'honneur de leur couronne. Après l'avoir délivrée de

l'invasion des Normands, ils ont combattu sans relâche

4es ennemis qui l'avaient envahie, et fini par triompher

de la rivalité opiniâtre de l'empire allemand et de la l,

perfidie britannique. Les uns l'ont enrichie par leur

habileté, et les autres dotée de leurs propres domaines.

Plusieurs, par leur sagesse et leurs vertus, sont de-

venus les arbitres de l'Europe. Ceux qui se sont agran-

dis ont sanctifié leurs conquêtes par leurs traités, et

rallié au drapeau français, par l'affection et la recon-

naissance, toutes les provinces admises au banquet'

fraternel de la commune patrie.J"

1Ce qui distinguera toujours cette dynastie, entre

toutes les autres, c'est l'esprit de suite dans l'accom-

plissement des ses desseins et la solidarité héréditaire,

fidèlement acceptée par tous les successeurs de Hugues.

Jamais leur ambition ne recourut aux armes, sans

avoir préalablement exposé ses griefs, justifié des

causes de son agression et protesté de son respect pour

le droit des gens. En cela du moins, la politique fran-

çaise différa, dans tous les temps, du cynisme habituel

du cabinet anglais et des gouvernements révolution-

naires que nous avons vus à l'oeuvre depuis 1789. Il

n'est pas, en effet, de province revendiquée, qui n'ait,

à une époque plus ou moins éloignée, fait partie de

l'empire des Francs ou relevé de celui de Charlemagne.

Lors même que la démonstration était contestable^ la

guerre fut toujours loyale et courtoise. C'est qu'alors

la civilisation était réellement en progrès, que la phi-

losophie n'avait pas encore substitué ses maximes

sociales à la morale chrétienne, et que le brigandage,

Page 109: les ruines de la monarchie française 1

DE LA PROVIDENCE DES DYNASTIES INAMOVIBLES

le sacrilége et lacruauté, qui sont aujourd'hui dans

les mœurs des nations régénérées, auraient blessé les

préjugés de notre société retardataire.

Les améliorations ne s'improvisaient pas, en effet,

mais elles arrivaient à leur maturité sous la patiente

incubation de l'autorité monarchique. C'est à sa longa-

nimité que la France a dû ses libertés civiles et ses

institutions les plus fécondes c'est à l'enchaînement de

plusieurs règnes se continuant ou se reprenant l'un

par l'autre qu'elle a dû l'universalité de sa langue diplo-

matique et l'honneur de voir la plupart des puissances

soumettre leurs différends à son arbitrage c'est au

moyen des alliances ménagées par l'habileté des uns,

prolongées ou cimentées par la vigueur des autres, que

le territoire a pu être reculé à ses limites stratégiques;

c'est par l'unité de pensée que l'on a pu donner la

sanction du temps aux acquisitions de la conquête, et les

consolider soit par des traités longuement élaborés,

soit par des représailles dont la nécessité de la défense

ou la protection des populations menacées constituaient

le droit et justifiaient la sévérité.

Jamais la France n'a pu douter de la persévérance

et de l'abnégation de ses rois, dans la direction de leur

politique traditionnelle. Les projets les mieux conçus

avortent souvent par le caprice ou la jalousie d'un suc-

cesseur dont l'intérêt est personnel. Mais le sceptre qui

passe du père au fils ne change pas de main avec lui,

tout se répare ou se poursuit.°

Pour un peuple vivant sous la monarchie la plus

tempérée, sauvegardée par la loi la plus capable d'en

garantir la stabilité, avoir renoncé volontairement à

l'avenir que lui ouvrait la fortune de la France est une

Page 110: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

déshérence ou une abdication. Cette religieuse obser-

vation de la loi d'hérédité, non moins essentielle à la

conservation des sociétés qu'à celle des familles, est

surtout indispensable à la consécration des successions

royales. Toute atteinte à sa pureté est un germe de

mort. La Révolution n'avait tué que le monarque l'in-

trusion de Louis-Philippe a tué la monarchie. La vio-

lation d'un principe est plus irréparable que sa néga-

tion. On guérit des maladies aiguës, mais non de la

décrépitude, et les institutions flétries n'ont plus leur

raison d'être.

Il est trop notoire qu'une multitude de Français nés

avec la Révolution et nourris de ses préjugés sont hos-tiles à la royauté héréditaire et ne croient pas à sa légi-

timité. Ils nient hardiment son efficacité pour conserver

et perfectionner les nations; et par quels motifs? Les

uns, par enivrement de ces folles théories d'égalité

que tout désavoue dans la nature le plus grand nombre,

par cet appétit d'agitations qui promet des chances aux

cupidités et des amorces à toutes les mauvaises passions

beaucoup, par le souvenir du mal qu'ils lui ont fait ou

souhaité. Il n'est donc pas possible de se le dissimuler

la révolte contre le droit se maintient et se propage

par orgueil; par imitation et par envie. La foule igno-

rante est tout imbue de ces impressions absurdes dont

la démagogie de 93 répandit la contagion. Mais tout ce

qui a quelque portée dans l'esprit et quelque droiture

dans l'âme, tout ce qui aime la justice et attache une

signification réfléchie aux noms de famille et de pairie,

se ralliera invariablement, par ses vco.ux ou par ses

regrets, à ce principe tulélairo, l'hérédité.

Un bel-esprit du xvn° siècle, précurseur de l'école

Page 111: les ruines de la monarchie française 1

DE LA PROVIDENCE DES DYNASTIES INAMOVIBLES

voltairenne, disait qu'il était rare de trouver un héros

qui fût un bon roi, et plus rare encore de trouver un

bon roi qui, étant un héros, fût en même temps un

honnête homme Cette réflexion, encore empreinte des

souvenirs récents de la politique espagnole et italienne,

ne pouvait pas, sans une souveraine injustice', faire

allusion aux rois qui ont régné sur la France. C'est à

l'un d'eux que l'on doit cette maxime, que si la jus-

tice était bannie de la terre, il devrait encore lui rester

un asile dans le cœur des rois. Et ce qui donne plus

d'autorité à cette noble pensée, c'est qu'elle est d'un

prince qui ne se bornait pas à bien dire, du père de ce

saint roi dont la parole était réputée plus sûre que

les traités.

La bonté de Henri IV est devenue proverbiale, bien

qu'elle ne fût pas toujours d'accord avec la prudence et

la franchise. Mazarin, dont la pénétration n'est nulle-

ment inférieure à celle de Saint-Évremond, pressentait

en Louis XIV un grand roi et de plus un honnête homme.

On n'eût dit d'aucun autre qu'il était trop fier pour

s'abaisser à feindre. Quant à Louis XVI, s'il a perdu la

couronne et la vie, c'est uniquement pour avoir aiméé

ses sujets plus que lui-même, et la vertu plus que l'au-

torité.

La France eut donc, pour la gouverner, autant et

plus que les nations les plus favorisées de Dieu, des

princes faisant le bien et aimant la justice et la vérité.

C'est d'une dynastie payée, par le bannissement, de sa

mansuétude ef de ses bienfaits, que l'histoire a mission

de rendre cetémoignage. Il njJestrpjs-pliis dicté par la

1. Saint-Évremond.

È t~i

'•

1. Saint-Évremond.?.

T. 1.

lt -i 1 i4

i

i

V<i

Jr l'.

Page 112: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

flatterie que par la reconnaissance, et bien que nous

ayons aimé et servi la Restauration, nous n'en avons

sollicité ni reçu aucune faveur.

A Dieu ne plaise que nous omettions la part d'in-

fluence due à la religion, dans la conduite de cette

dynastie chrétienne, aux yeux de qui le pouvoir était

un précieux dépôt confié par Dieu même, pour faire

régner la justice! Mais n'est-il pas digne d'une remarque

spéciale, que les rois les plus grands aient -été les

les plus pieux, et que le triomphe de la légitimité, dans

ses plus grandes épreuves, ait été aussi celui de la foi?

Au siège de Paris, comme au siège d'Orléans, telle fut

en effet la solution de difficultés qui paraissaient insur-

montables après la conversion d'Henri IV, comme

après le sacre de Charles VII au maître-autel de Reims,

la succession de la couronne ne fut autre chose que le

triomphe du droit la civilisation n'en fut pas entra-

vée, malgré l'exécution d'un prince anglais et l'échec

du parti de la reforme, ce parti du progrès qu'on trouve

toujours et partout au service de l'iniquité ou de la

barbarie. Seulement il fut démontré aux plus incré-

dules que le respect de la légitimité n'était pas uni-

quement un gage de conservation, mais encore, dans

les crises sociales, l'ancre du salut public.

On ne doit pas juger du mérite des princes, comme

du talent des individus, par ce qu'ils produisent de leur

propre fonds leur mission c'est de savoir employer le

mérite d'autrui. Ce qu'ils inspirent de grand, comme

ce qu'ils acceptent de bon, leur devient propre, puisque

leur volonté seule ala vertu de tout féconder. La justesse

de l'esprit et le sentiment de la justice sont les deux

attributs éminents de la souveraineté. C'est pourquoi

Page 113: les ruines de la monarchie française 1

DE LA PROVIDENCE DES DYNASTIES INAMOVIBLES

les facultés personnelles de celui qui en est revêtu

éblouissent moins les yeux du vulgaire que la fortune

imprévue de l'aventurier encore inconnu la veille

plus il est parti de bas, plus il étonne et plus on s'exagèreson génie. Malgré tous les obstacles généralement op-

posés aux plus habiles perdus dans la foule pour sortir

de l'obscurité, il en est pourtant, de la trempe la plus

commune, que le hasard ou la brigue produit sur la

scène, à l'ébahissement de ceux qui notoirement valaient

plus qu'eux. Une fois sur le pinacle, le pygmée paraît

un géant, et tous ceux qui le regardent d'en bas le

croient grand de toute la hauteurà laquelle il a été

porté. C'est dans le paroxysme des révolutions surtout,

que ces surprises se multiplient, et que .l'idole impro-

visée par la faction dominante franchit, d'un bond, les

plus grandes distances. On admire son élévation, parce

qu'elle est inexplicable; on attribue à son audace l'élan

imprimé par le 'bras seul qui la soutient, et l'on croit les

chances soumises à ses calculs, parce qu'elles ont devancé

toutes ses prévisions. Plus clairvoyante ou d'une intel-

ligence moins bornée, elle se serait abstenue.

Il n'en est pas ainsi du grand homme né sur un

trône; tandis que toutes les témérités du premier sont

prises pour les saillies d'un génie qui se révèle, les

moindres tentatives du second sont traversées par les

incapacités qu'elles troublent et les intérêts qu'elles

alarment. Pour lui, les flatteurs abdiquent leur rôle et

deviennent des frondeurs méticuleux, d'autant plus im-

placahles. La calomnie vient à l'aide de la peur, et le

public se fait, sans le savoir, l'écho des bruits les plus

infâmes. N'est-ce pas ainsi qu'ont été combattues

toutes les réformes projetées par Louis XVI, et diffa-

Page 114: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

mées les vertus si pures de ce roi trop honnête et de

sa noble compagne?. Ne trouve-t-on pas encore, do

nos* jours, des gens qui se' donnent les airs de parler

du grand roi comme d'un prince médiocre, assez peu

éclairé pour aller à la messe, et qui se disent à l'oreille

que son éducation avait été fort négligée; qu'il admi-

rait Racine et Molière sans les comprendre, et qu'il

n'aurait pas été admis à l'École polytechnique ?

Au jugement d'un savant que nous pourrions nom-

mer, qui n'est pas chimiste n'est pas digne de régner.

Pour' les familiers du palais, tout prince qui veut gou-

verner est un épouvantail. Ils s'entendent instinctive-

ment pour l'en décourager par leur frayeur ou l'en dé-

goûter par leurs railleries. Plus il est grand, plus les

courtisans s'appliquent à faire ressortir, par l'exagération

même de la louunge, ses moindres imperfections. IL est

toujours facile de signaler, à la loupe, les aspérités qui

échappent à la vue sur une figure monumentale. L'envie

triomphe alors de sa perspicacité, et les masses se ran-

gent volontiers du parti de l'envie car il n'est pas

donné à tout le monde de pouvoir admirer l'harmonie

des proportions, tandis que les myopes distinguent à

merveille les petites inégalités que l'artiste a dédaigné

de rectifier, perdues qu'elles sont dans l'ensemble de sa

composition.

Mais si, aux rois légitimes tentés d'innover, il faut

plus de prudence et de discernement qu'aux autres,

n'est-ce pas une garantie de plus pour les géné-

rations vivantes, trop souvent sacrifiées par les nova-

teurs à des améliorations hypothétiques qui, pour elles,

se résument en une aggravation de charges ? Elles ont

doublement lieu de s'en féliciter, car si tous n'ont

Page 115: les ruines de la monarchie française 1

DE LA PROVIDENCK DES DYNASTIES INAMOVIBLES

pas ces scrupules, c'est que les exigences ou les dan-

gers du pays suscitent des âmes d'élite ayant la con-

science de leur force et la prescience de leur succès. De

la sphère élevée qu'ils habitent, ils mesurent avec calme

les obstacles à vaincre, et savent d'avance la somme de

leur énergie et de leur force contre eux. Leur droit

n'étant pas en litige, ils ont en, effet plus de liberté

d'action et peuvent appliquer tout leur pouvoir, toutes

leurs facultés au succès de leurs entreprises. C'est

aussi ce qui a imprimé le sceau de la durée et de l'uti-

lité publique aux seules réformas opérées par les princes

légitimes, dans la contemplation cajme de l'avenir des

nations qui croissent à l'ombre de leur autorité. Tel

est, en effet, le privilége des dynasties inamovibles

elles seules sont appelées à consolider ce qu'elles ont

fondé, à compléter ce qu'elles ont commencé. Les

princes les moins recommandables sont encore les coo-

pérateurs utiles de ceux qui leur ont légué une tâche à

terminer. L'histoire ne rend pas toujours justice à ceux

dont les efforts ont été vaincus par la diversion forcée

que les dissensions intestines leur ont imposée. Les

derniers Valois ont fait preuve d'un patriotisme et d'une

abnégation dont on aurait dû leur tenir plus de compte.

Charles IX lui-même et sa mère ont été calomniés. La

politique de Catherine de Médicis a été déconcertée et

non servie par les massacres de la Saint-Barthélemy.'

En acceptant la solidarité de cette nuit néfaste, ils n'ont

fait que céder à la violence, ainsi qu'il est arrivé, après

eux, à leur successeur Henri III, se proclamant le chef

de la Ligue, et à Louis XVI lui-même sanctionnant les

décrets de l'Assemblée nationale.

On avait compté sur la résistance de ces princes pour

Page 116: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

soulever contre eux la populace, et leur résignation

déconcerta les conjurés. Mais toutes les notes diploma-

tiques aujourd'hui publiées, répondent victorieusement à

l'accusation de complicité que s'obstinent à maintenir

les falsificateurs de l'histoire.

d

Les édifices les plus solides et les institutions les plus

sages'ne sont pas exceptés de la loi générale d'instabilité,

qui pèse sur tout ce qui sort de la main des hommes.

En Dieu seul sont la durée et la perfection. Mais dans

toutes les tentatives de la créature intelligente pour se

rapprocher de l'œuvre modèle, on voit toujours quelque

chose de divin; et après tout, il n'y a de véritable

gloire et de stabilité que pour les gouvernemenls fon-

dés sur le droit, où la piété, la justice et la morale sont

en honneur où la faiblesse est protégée, et où les sain-

tes lois de l'humanité ont un appui dans toutes les cons-

ciences là seulement sont les vrais éléments d'un gou-

vernement libéral.

Les orgies de la démocratie sont peu compatibles

avec les principes d'ordre et de modération que suppose

cet accord de vertus sociales, et il faut une grande cré-

dulité pour en attendre une ombre de liberté elles la

proclament toujours, ironiquement, car elles se sentent

dans l'impossibilité de la donner jamais. Le règne de la

force a cela de respectable et de providentiel, qu'il mot

un terme aux saturnales populaires; mais son empire

est passager, et il n'est pas naturellement enclin à faire

régner avec lui le droit ou la justice dont la présence

l'importune, plus qu'elle ne le rassure. Il lui faut des

siècles pour se moraliser et se légitimer. Les nations ont

donc tout à gagner de maintenir les légitimités toutes

faites.

Page 117: les ruines de la monarchie française 1

DE LA PROVIDENCE DES DYNASTIES INAMOVIBLES

Un publiciste anglais faisait observer, il y a cent

ans, et sa prédiction ne tarda guère à se réaliser, que les

restaurations dont on fait peur au peuple s'opèrent tou-

jours sans secousse. C'est un fleuve qui rentre dans son'

lit, après un débordement qui en avait effacé jusqu'à la

trace, restée ensevelie sous les eaux. Malgré la frivolité

de Charles II et l'imprévoyance de Jacques, il est dou-

teux que. la Révolution eût ressaisi sa proie, si la loi sa-

lique, la seule loi rationnelle des succesions royales, eût

opposé une barrière infranchissable à l'ambition d'un

beau-frère, comme en France elle avait protégé le trône

de Charles VI contre l'usurpation de son gendre et la

complicité toute-puissante de la reine Isabeau il a été

plus facile au duc d'Orléans d'assassiner toute une fa-

mille royale et de plonger la France dans le cataclysme

révolutionnaire, que de s'emparer de la couronne pour

lui-même. Il est impossible de savoir jusqu'à quel point,

secondé par ces catastrophes, l'exemple du prince d'O-

range a pu modifier les dispositions du peuple français.

Mais ce qu'on ne saurait méconnaître, c'est que ce peuple

a toujours accueilli avec sympathie les généraux qui se

sont emparés du pouvoir; au contraire, cette famille flé-

trie par la Révolution, il l'a vue avec dégoût s'asseoir

sur le trône, et il l'en a chassée avec mépris.

On ignorera longtemps encore si le règne glorieux

de Napoléon a déraciné cette vieille croyance du pays

mais ce qu'on nierait en vain, c'est la vertu du principe

conservateur qui a pour lui l'expérience de huit siècles.

Quand on reproche aux révolutionnaires de 89, traves-

tis en législateurs, d'avoir sacrifié dix générations à de

1. Burke.

Page 118: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

vaines et stériles utopies, ils se gardent bien d'invoquer

le témoignage du grand homme qui les a ignominieuse-

ment chassés. Ils ont volontiers subi ses bienfaits, mais

n'ont pas encore pardonné le démenti qu'il leur a in--

fligé. Ils n'osent plus se comparer aux républiques de

l'antiquité, depuis que la leur a fini comme. elles, par le

despotisme.Mais il leur reste encore celle des États-Unis

d'Amérique qui fleurit et s'agrandit par des agrégations

toutes pacifiques, autant que par son commerce et, la

splendeur de ses villes.

Toutefois si cet État vit encore malgré l'instabilité,

ou plutôt la négation du gouvernement qu'il s'est

donné, c'est à cette activité exclusive des intérêts ma-

tériels et à cette absence d'autorité, qu'il doit sa prodi-

gieuse exubérance, et il la prend, à tort, pour de la viri-

lité et de l'embonpoint. Il n'a pas encore l'âge adulte, et

qiielquès-uns deses citoyens

sont plus vieux que lui.

Trente républiques, nées sous les auspices de la répu-

blique modèle, se débattent autour d'elle, se déchirent

et se dévorent pour expirer, victorieuses ou vaincues,

dans les mêmes convulsions. N'a-t-elle donc aucun des

symptômes de cette fièvre contagieuse qu'elles ont sucée

avec le lait dont elle les a nourries, et que développent

si promptement les principes démocratiques? C'est déjà

un problème que l'union de tant d'États incompatibles

de mœurs et d'intérêts, dont les uns parlent de liberté en

fustigeant leurs esclaves, et les autres parodient l'esprit

de conquêtes sous le nom d'annexions. Ce sera, certes,

une belle vieillesse pour la République, si elle complète

un siècle de vie. Mais ce sera sa caducité, et l'on ne

peut considérer sans une profonde pitié la destinée pro-

chaine de toutes les Amériques, si le retour du régime

Page 119: les ruines de la monarchie française 1

DE LA PROVIDENCE DES DYNASTIES INAMOVILLES

monarchique ne finit pas par les rendre à la civilisation.

Les patriotes de S9 les plus prudents se contentent

de l'exemple de l'Angleterre qui, depuis sa révolution

régicide, n'a cessé de progresser en puissance, en riches-

ses et en toutes sortes de perversités. Elle est l'idole.

de notre école doctrinaire, dont l'admiration ne recule

ni devant l'insolente aristocratie qui accapare tout lesol

britannique, ni devant le monopole exercé per fas et

nefas'sur le globe entier par les marchands de Lon-'

dres, ni devant l'inhumanité des propriétaires qui chas-'r

sent leurs colons par milliers et condamnent à mourir de

faim des générations entières; ni enfin devant cette po-

pulation dégradée qu'on décime dans les ateliers avant

l'âge adulte, dont on dédaigne de faire des soldats, mais

qu'on recrute libéralement pour toutes sortes de vices

et de prostitutions,

U ne manquait plus à notre humiliation que de nous

voir imposer comme le type de gouvernement à imiter,

cette agrégation de marchands cupides et de forbans

effrénés, vampires gorgés du sang de toutes les nations

et de leurs propres enfants, accroupis devant un lingot

d'or, seul Dieu'du wigh et du tory, du quaker et du pu-

ritain. r>

Page 120: les ruines de la monarchie française 1

CHAPITRE IV

DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

Celui qui a créé le monde l'a soumis à des lois dont

la rectitude et l'universalité ne peuvent être impuné-

ment méconnues.- Rien ne s'improvise dans la nature.

et le développement des intelligences, comme celui des

germes, ne s'opère que lentement, dans la progression

et sous les conditions qui lui ont été prescrites. Com-

ment n'en serait-il pas ainsi de la civilisation? Les

révolutions qui prétendent la favoriser, la retardent ou

l'entravent, en lui imprimant une allure insolite dont

la précipitation suspend l'action régulière du principe

de vie qui est en elle, et lui fait perdre souvent plus

d'espace en quelques mois, qu'elle n'en avait gagné

par le travail de plusieurs siècles. Les plantes parasites

étouffent les semences délicates qui ont besoin d'une

culture plus vigilante pour ne pas dégénérer. L'ordre

intellectuel est-il donc si uniformément au-dessus ou au-

dessous de tout perfectionnement, qu'il doive être traité

avec moins de respect et de sollicitude que les produits

matériels du règne végétal?

La civilisation n'est pas une plante assez vivace et

assez vulgaire, pour s'acclimater partout également, et

produire, en tous lieux, des fleurs d'un même parfum et

des fruits d'une même saveur. Ce qu'on prend pour elle,

Page 121: les ruines de la monarchie française 1

DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

au contraire, et l'expérience le démontre généralement,

n'est trop souvent qu'une corruption ou un raffinement

de la barbarie. Elle ne fleurit qu'à l'ombre d'une auio-

rité tûtélaire, et, tout autant qu'elle, repose et sur la^4

force morale et sur la justice. Sans la stabilité du sol,

quel architecte lui connerait les fondations d'un édifice

monumental? Sans l'adhérence éprouvée des parties

qui concourent à la solidité et à l'harmonie de sa con-

struction, quel navire affronterait le choc des éléments

dont la violence accélère ou retarde la marche, et qui le

tiennent suspendu sur l'abîme, résistant tour à tour à

la fureur des vents et au soulèvement des flots?

Pour les sociétés, la première condition de tout pro-

grès, c'est la durée. Mais pour se perpétuer elles doi-

vent nécessairement s'appuyer sur une base fondamen-

tale immuable, que ne puissent ébranler ni les passions

qui s'agitent autour d'elle, ni même les améliorations

préparées de la main des hommes. Cette base, c'est la foi

du pays dans le principe d'autorité et dans la source de

toute justice et de toute morale, c'est-à-dire dans la reli-

gion qui les enseigne.

La légitimité du pouvoir dérive, comme celle de la

famille, de la succession; la succession ne s'entend pas

seulement de la filiation, mais encore et surtout, au point

de vue social, de la transmission des biens. Sans la con-

tinuation de la famille, avec tout ce qui en constitue

l'essence, l'esprit et la perpétuité, il n'y a plus qu'une

agglomération d'individualités sans lien moral, et plus

induitsà se heurter qu'à s'unir. Le principe d'hérédité,

dit Edmond Burke est invoqué, pour eux-mêmes,

1. Réflexions sur la Révolution française.

Page 122: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

par ceux qui l'ont violé; de même que le droit de pro-

priété est garanti par la loi au possesseur qui serait

en peine d'en justifier l'origine, tels que nombre de gens

de chicane, de commerce et de finances, qui jouissent,en pleine sécurité, de biens communément mal acquis.

La possession et la transmission sont de l'essence

même du pacte social, et l'on ne concevrait pas qu'il

pût se contracter et surtout se .continuer sans elles.

Que sont-elles, en effet, sinon le développement logi-

que de la loi primitive? Or cette loi confère au premier

occupant le droit de se construire un abri sur le sol que

personne ne lui dispute, et d'y recueillir le produit de

ce qu'il y aura semé.

Tout pouvoir a naturellement le droit de se main-

tenir de même il a, par conséquence forcée, celui de

se défendre et de se transmettre, à moins de se voir

infirmé par un droit antérieur qui le prime. Hors. ce

cas unique, il dérive du droit conféré à tout être créé,

de vivre et de se conserver. Il n'a rien en soi qui blesse

la justice ou menace la liberté. Que le pouvoir se soit

révélé par force, par accession ou par choix, sa tendance

est toujours et nécessairement de s'affermir et de se

légitimer. Il n'est pas d'usurpateur qui ne se prévale

de l'assentiment tacite ou supposé qu'obtient le fait pour

le convertir en droit; c'est sa justification, sa légitima-

tion, comme la prescription en matière de droit privé.

Si l'intelligence et le travail consacrent la posses-

sion, la possession à son tour, devient titre, car il ne

serait pas juste que les améliorations et les facilités ac-

quises profitassent à ceux qui ne les auraient pas pré-

parées. Si cette garantie des intérêts privés est légale,

celle qui défend la souveraineté elle-même a, de plus,

Page 123: les ruines de la monarchie française 1

,DUPRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

en vue l'intérêt public; car si la durée du pouvoir estle

premier gage de son efficacité, il n'y a pas d'autre moyen

d'atteindre ce but; que la transmission par la ligne la

plus directe et le mode le moins litigieux.

Ce double principe a été fidèlement observé par la el

monarchie française de là pour elle le rare avantage

d'avoir traversé huit siècles sans jamais déchoir.

§ I°<\ DE LA PROPRIÉTÉ

» Il n'est pas un pays, pas un code, pas même une tra-

dition, où l'origine et le droit de posséder soient mis

en question. Dès qu'il y a eu des lois écrites, elles ont

eu pour objet principal la garantie des propriétés, et les

peuples et les rois qui ont négligé de régler cet intérêt

fondamental des sociétés organisées, ne sont pas répu-

tés appartenir au monde civilisé. Nulle part la terre ne

serait cultivée, si son propriétaire n'avait intérêt à lui

faire produire des fruits, et partout sa possession repose

sur des contrats légaux qui en constatent l'acquisition,

ou la transmission par héritage. La loi n'a dû se for-

muler que pour régulariser les actes postérieurs au

fait de l'occupation; mais en parlant de ce fait pri-

mitif, elle le légalise; et le droit est présumé partout

où il ne lui en est pas opposé un autre postérieur au

terme extrême de la prescription, mesure sagement

admise par tous les'codes, pour donner un point de

départ fixe à la jurisprudence.

Le respect de la propriété est donc la première loi

sociale, le fondement de toute association rationnelle.

C'est la civilisation elle-même.

Les rêveries des sectes modernes sur la possession

Page 124: les ruines de la monarchie française 1

LES RCINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISEr

en commun ne sont pas sérieuses. Que les saint-simo-

niens, les fouriéristes et autres associations d'aventuriers

plus ou moins avides du bien d'autrui, fussent des

philanthropes naïfs, dupes de leurs propres sophismes,

je l'accorde; mais qui ne voit, pour peu qu'il ait d'intel-

ligence ou de droiture, que toutes ces fraternelles théo-

ries de vie commune ont pour unique objet de recruter

des travailleurs pour les exploiter au profit de quelques

charlatans qui s'offrent à les diriger, et par conséquent

à les gouverner? Cette arrière-pensée est trop transpa-

rente pour ne pas frapper les esprits les plus grossiers,

car il faut bien à une association quelconque ses régis-

seurs, ses directeurs et ses surveillants, et ce n'est pas

à la plèbe des affiliés que ces emplois de cocagne sont

dévolus, comme on apu le voir déjà dans le petit nombre

d'essais phalanstériens ou icariens offerts en exemple

au monde civilisé. S'il restait quelque doute à cet égard

dans l'esprit des croyants, leurs prophètes eux-mêmes

ont pris soin de le dissiper, lorsque, déçus dans leurs

calculs, ils n'ont rien eu de plus pressé que-de renoncer

à leur Alcoran humanitaire pour se faire journalistes,ingénieurs et financiers, quelques-uns même conseillers

d'État, préfets ou agents de police.

On peut donc, sans leur manquer de respect, pré-

voir ce que seraient devenus ces malfaiteurs subtils d'un

nouveau genre, s'ils avaient réussi à organiser leurs

petits états dans l'Étàt. Qu'est-co que le droit d'aînesse,

auprès de ce privilège d'intelligence et de capacité qu'ils

s'arrogent de leur propre autorité? Qu'est-ce que le

vœu de pauvreté des moines, auprès de l'abnégation

qu'ils prêcheraient à leurs disciples? Qu'est-ce enfin que

la noblesse et la féodalité elle-même, auprès de cet

Page 125: les ruines de la monarchie française 1

DU PRINQÏPSCIVILISATEURDE LA MOîURCHISFRANÇAISE

accaparement de toutes les terres et de toutes les dis-

tinctions sociales? Le vol au communisme est un pro-

grès certainement incontestable sur tous les modes de

vol en usage avant lui, et il a de plus l'avantage de se

pratiquer et de se professer ouvertement, à la face des

tribunaux. Laissez-le faire, et jamais despotisme plus

impudent, jamais ineptie plus notoire n'auront signalé

la dégradation de l'humanité.

La tolérance, peut-être imprudente, dont jouis-entces utopies heureusement irréalisables, ne s'étend pas

jusqu'aux institutions qui protégeaient autrefois la pro-

priété et la sécurité des populations; elles avaient

besoin, dit-on, d'être appropriées à la diffusion des

richesses et à l'esprit de la nouvelle législation soit,

mais leur suppression absolue n'a fait place qu'à des

abus tellement hostiles à la suprématie territoriale, et à

des erreurs tellement menaçantes pour l'agriculture,

que le pays est frappé à la base même de sa puissance

et exposé, dans un avenir prochain, à se voir envahi

par l'inondation des valeurs fictives qui absorbent déjà

tous les produits du sol et du travail. La démonstration

de cette triste vérité ressortira trop clairement de l'exa-

men dans lequel nous allons entrer. Au jugement de

nos légistes contemporains, la possession des terres à

titre de fiefs était illégitime. On trouve même des pu-

blicistes, très-indulgents sur l'origine des biens révolu-

tionnaires, s'obstiner à voir dans la féodalité une in-

stitution barbare, non moins contraire aux droits de

l'humanité, qu'incompatible avec la civilisation.

La question serait controversable, qu'elle n'infir-

merait pas le titre de propriété lui-même. L'erreur pro-

vient d'une méprise évidente. On confond généralement

Page 126: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

dans la féodalité trois choses fort distinctes la hiérar-

chie militaire, la juridiction et la propriété.

Ces attributions plus ou moins discutables n'ont

rien de commun avec la possession de la terre. Elles

peuvent exister sans en dépendre, absolument comme

le propriétaire peut jouir de son bien, sans autre pré-

rogative pour lui que d'en user comme de sa chose.

Les emplois, autrefois confiés aux propriétaires comme

une charge de la propriété, sont aujourd'hui conférés

gratuitement, selon le bon plaisir des ministres, à leurs

amis et à leurs protégés; ils ne sont plus une charge

inhérente à la terre, un devoir attaché au bénéfice. Ces

attributions donnaient, à la vérité, plus de prépon-

dérance et de considération personnelle au possesseur

du castel, de même que sa qualité de châtelain ajoutait

à la dignité de l'agent du pouvoir mais ces deux choses

n'étant pas identiques, les obligations du fonctionnaire

étaient distinctes des droits du propriétaire, en tant que

seigneur de son domaine. Ce ne serait pas toutefois

une question oiseuse que celle de savoir si les hautes

fonctions seraient rétribuées plus dignement par une

dotation domaniale que par un salaire. On n'ignore pas

combien le sacerdoce a perdu d'influence morale et de

dignité dans son ministère, depuis que le bénéfice terri-

torial a cessé d'identifier le pasteur à son troupeau.

Une telle expérience n'aurait pas été impossible

avant que la Révolution ait aliéné tous les biens de

main-morte, et leur conservation eût été certainement

garantie par les conditions qu'il était facile d'imposer à

l'usufruitier, mieux que par l'administration dispen-

dieuse et insouciante ou corruptible des agents du fisc.

Mais ces biens ne seraient plus désormais qu'un appât

Page 127: les ruines de la monarchie française 1

DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

8

aux convoitises du fonctionnaire cosmopolite mieux

que celui du ixc siècle, il sait combien les perturba-

tions politiques fournissent de chances aux dilapida-

tions et aux usurpations. N'a-t-il pas, depuis 89, les

encouragements de la loi elle-même? Ne connaît-il

pas l'impunité de tant de fortunes improvisées à l'aide

d'une mission transitoire ou d'un portefeuille? Les lois

sont impuissantes ou muettes contre ces abus d'une

notoriété plus scandaleuse qu'eux-mêmes. On en a fait

pour abolir, au profit dos débiteurs, les contrats de

rentes et les dîmes dont on dépouillait sans indemnité

les familles qui les avaient acquises ou fondées; et

en 1814, ces mêmes législateurs, transformés en sénat

soi-disant conservateur, n'ont pas reculé devant le cy-

uisme d'un décret confisquant, à leur profit, la riche

dotation destinée à pourvoir aux pensions viagères de

ses membres. On a perdu le droit de s'étonner, après

un si insolent exemple, de ce que, sous la secondo

race, tous les officiers publics aient trouvé bon de s'iu-

féoder les biens dont ils n'étaient qu'usufruitiers, à

titre de bénéficiaires ils ont été plus heureux ou plus

habiles, mais non plus cupides et plus effrontés que les

pères conscrits du xix° siècle, ces libérés de 93 formant

le premier corps de l'État.

L'inféodation des terres, si impitoyablement con-

damnée parles austères législateurs de notre âge, était,

il faut bien le leur dire, beaucoup plus sociale, plus

politique et plus utile au grand nombre que leur mor-

cellement illimité; non parce qu'elle créait des vassauxet des serfs, classification incidente et nullement inhé-

rente à la possession, mais parce qu'elle nourrissait plus

de familles rurales, parce qu'elle favorisait le seul (ra-

T. 1

Page 128: les ruines de la monarchie française 1

LES FU1KES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

vail qui moralise et fortifie les races; parce que, sur-

tout, elle identifiait l'autorité à la possession et donnait

ainsi à tous les intérêts, trop minimes pour se proté-

ger eux-mêmes, l'appui de celui qui est le protecteur

et l'arbitre naturel de tous, par cela seul qu'il se suffit.

Malgré toutes les déclamations des sophistes sur l'éga-

lité des droits, il n'en restera, pas moins prouvé que,

dans tous les temps et parmi toutes les générations qui

se succèdent, il y a des faibles qui ont besoin d'être

protégés, et que la justice serait impossible sans l'appui

de la force.1

Les fiefs n'étaient pas dans des conditions autres

que celles qui régissent et régiront toujours la propriété

territoriale. Là découverte, la priorité, la conquête, la

donation, l'iniéodation et même la confiscation, sont

des titres originaires, sinon égaux, au moins légalisés

par l'absence de titres contradictoires. Les établisse-

ments coloniaux n'ont pas d'autre sanction que celle du

premier concessionnaire qui a transmis le champ qu'il

s'était approprié en le cultivant, et les rétrocessions

faites par -des gouvernements qui, comme celui de

l'Union américaine, disposent do ce qu'ils ont envahi,

n'ont pas, à beaucoup près, le degré de légitimité propre

aux domaines féodaux, constitués en pays légal. Quand

le colon cède, pour une redevance, ce qu'il ne pourrait

pas défricher lui-même; quand il afferme, pour un

temps, ce qu'il se propose de reprendre; quand il cède

à perpétuité, en se réservant la dime ou une part quel-

conque des produits, que fait-il? Exactement ce que fai-

sait le feudataire ou le seigneur. La féodalité n'était

pas un monopole, puisqu'elle admettait les aliénations,

les arrentements et les, locations à perpétuité. Elle

Page 129: les ruines de la monarchie française 1

DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE Ilo J

était si peu exigeante, qu'elle renonçait à toute reven-

dication pour une modique redevance qui, allait tou-

jourss'amoindrissant au profit du tenancier, en rai--

son composée desprogrès

de la culture, de la plus-value

des denrées et de la dépréciation du signe monétaire.

Ce sont pi'écisément ces redevances que la Révolu-

tion a abolies, sous la dénomination de rentes féodales,

concessions souvent gratuites du seigneur à son vassal,

à son fermier et à son serf émancipé, à charge, parfois;

d'une simple commémorai son obséquieuse ou puérile;

la fierté du bourgeois citoyen s'en indigne encore, mais

la désuétude l'avait condamnée à l'oubli bien avant

qu'elle fût supprimée par la loi; d'ailleurs, aveugle

autant qu'inique, cette loi non-seulement déchirait des

contrats légaux, mais descendait jusqu'à l'absurde, dans

sa cynique immoralité, en dépouillant celui qui avait

donné, au profit de celui qui avait déjà reçu.

Ces concessions partielles, ébauches du morcelle-

ment des terres dont on a tant abusé depuis, se ratta-

chaient du moins, par leur inféodation, au domaine

seigneurial, et ne se trouvaient pas exposées à ce frac-

tionnement ridicule résultant des partages héréditaires,

et à cet isolement qui tend pour le moins à la dégra-

dation arbitraire du sol, à la disparition du bétail, et

à la stérilisation des plaines par le défrichement des

bois qui les protègent. En se détachant du tronc, ce

rameau continuait de tirer sa sève du même terroir et

de s'abreuver des mêmes affluents. Sa dépendance

consistait simplement à participer aux bienfaits de la

communauté; et ces mêmes abris, ces mômes garanties,

il s'en trouve irrévocablement sevré, le propriétaire

d'un fragment de terre isolé, ne tenant à ses voisins

Page 130: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

que par des bornes, obstacle à l'assistance non moins

qu'aux empiétements. f

C'est cet affranchissement des lois de la nature et

cette .dégradation du sol nourricier, identique autrefois

avec le nom de patrie, qui font l'orgueil de la Révolu-

tion et le triomphe de la démagogie. Mais il suffit d'en

comparer les résultats pour se convaincre que la féoda-

lité était plus sociale que la mobilité des domaines, et

la conservation des populations rurales un peu plus

essentielle à la prospérité et à la puissance du pays,

que l'encombrement des villes et l'accroissement des

tributs dont les mutations incessantes engraissent le

fisc. Si la colonisation de la France était encore à faire,

elle ne se réaliserait jamais sous ce régime d'exactions.

La main-morte avait du bon, quoi qu'en disent ceux

qui vivent du trafic du sol, et il y avait peut-être une

voie de juste milieu à suivre, entre son abolition abso-

lue et la conversion de tout le territoire en marchan-

dise on n'a pas encore trouvé le secret d'en colporter

les échantillons, pour les étaler dans un bazar.

Des considérations d'un ordre plus élevé auraient dû

faire comprendre aux trafiquants du. sol, s'ils étaient

capables de réflexion, que si les produits de la terre

pouvaient être assimilés à ceux de l'industrie, dont ils

sont l'élément radical, et figurer sur les mêmes mar-

chés, cette assimilation n'était pas aussi facile à l'égard

de la terre elle-même, car il n'est pas dans l'usage de la

transporter pour l'exploiter, et elle se montre d'autant

plus féconde sous la main du laboureur sédentaire qui

la cultive avec amour.

L'origine des propriétés peut être plus ou moins

pure. La conquête n'a pas toujours respecté le droit

Page 131: les ruines de la monarchie française 1

DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

privé, etla plus odieuse investiture du bien d'autrui

est certainement celle qui provient des confiscations.

Cependant la loi de prescription était le" remède néces-

saire de cette infirmité sociale qui, transmise de géné-

ration en génération, aurait rendu impossible la conti-

nuation de l'ordre légal;, et grâce à la loi d'indemnité,

loi qui est loin d'être irréprochable, les détenteurs des

biens d'émigrés pourront les transmettre en pleine

sécurité à" leurs héritiers, non responsables de leur ini-

quité originelle. Toutefois on voudrait en vain se le

dissimuler, cet attentat révolutionnaire s'est aggravé

par son impunité, et il a porté une atteinte mortelle au

principe qui non-seulement protégeait autrefois lapro-

priété, mais y attachait des priviléges dont tout gou-

vernement rationnel a besoin pour se maintenir. Car

sans la transmission intégrale du domaine de famille,la famille elle-même s'éteint, et l'État se dissout avec

elle. Ce n'est pas seulement l'injustice d'une spoliation

sans discernement et sans pudeur qui a imprimé à la

détention de ces biens une tache indélébile; il est

notoire qu'ils ont été mal acquis, prodigués à des pro-

létaires insolvables et payés en valeurs fictives ou

dépréciées.

Cette grande perturbation du principe fondamen-

tal de toute société civilisable, a produit l'invasion'

de ces systèmes de civilisation rétrograde qui se sont

succédé sous les noms de communisme et do socia-

lisme et, l'on est bien forcé d'en convenir, les gou-

vernements fondés sur les aberrations de la Révolution

de 89, qui a détruit la famille, violé la propriété et rayé

de ses lois la religion du pays et jusqu'au nom de Dieu,

doivent être fort embarrassés de leur répondre; ils

Page 132: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISEw

n'ont guère à leur opposer que la supériorité relative de

leur force matérielle. Mais cette supériorité actuelle est-

elle une garantie sérieuse contre les, éventualités que

les doctrines de 89, toujours en honneur,, réservent h

notre avenir ?

C'est contre leurs conséquences logiques, que les

nouveaux propriétaires, riches des dépouilles de la

noblesse et du clergé, ont à se prémunir; car s'ils pos-

sèdent, c'est par une inconséquence flagrante, et s'ils

transmettent, c'est en'se parjurant. De quel droit récla-

meraient-ils l'appui des garanties sociales, dont la vio-

lation est le titre unique, de leur possession? Lbrs-

qu'en 1814, les sénateurs impériaux crurent l'occasion

favorable de s'emparer à perpétuité de la riche dotation

dont ils n'étaient qu'usufruitiers, ils ne reniaient pas

seulement les principes en vertu desquels ils avaient

exproprié les possesseurs héréditaires des biens qui

composaient la presque totalité de. cette dotation, ils

s'arrogeaient encore, en se les appropriant, le droit

d'en exhédérer leurs propres successeurs comme si la

conséquence des principes de 89 était le renversement

de l'ordre naturel, et devait avoir pour résultat de faire

refluer le cours des héritages vers leurs sources. Pro-

grès nouveau, en effet, qui pourrait induire plus d'un

père prodigue à tuer son fils pour en hériter! réaction

vraiment philosophique contre le parricide

Le désordre moral était une conséquence naturelle

des doctrines de 89, et comme le sentiment intime, non

moins que le souvenir ineffaçable des règles que la jus-tice et la religion imprimaient à l'ancien régime, réagis-

saient, à leur insu, dans les esprits égarés par la Révo-

lution, il n'est pas invraisemblable que les sénateurs

Page 133: les ruines de la monarchie française 1

DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

de 1814, en s'attribuant la propriété des biens de la suc-

cession sénatoriale, se soient crus autorisés par l'exem-

ple des usurpations qui, à l'avènement de la seconde

race, sont veimes s'adjoindre aux seigneuries allodiales.

On sait qu'en effet tous les hauts fonctionnaires pour-

vus de bénéfices, dont la nue propriété relevait du

domaine public, en ont disposé comme d'un patrimoine

transmissible và leurs descendants. Cette origine d'une

notable partie des biens héréditaires est sans doute

d'une légalité contestable; elle n'a pas même été régu-

larisée par une loi, comme l'a été, de nos jours, la pos-

session des domaines engagés. Mais elle avait cet avan-

tage de ne léser aucun droit privé et d'anticiper envers

un gouvernement usurpateur la solution d'une question

que devait trancher la prescrition, sans que l'autorité

de fait y mît opposition.

Toutes les révolutions sont fécondes en injustices

et en abus de la force; mais les possesseurs de terre

du temps de Pépin avaient des excuses que ne pou-

vaient alléguer les sénateurs de 1814, et ni les déten-

teurs de biens nationaux ni les engagistes n'auraient

pu les invoquer pour eux-mêmes, si une loi ne les

eut gratuitement affranchis de l'obligation de payer

leurs dettes. A l'imitation des maires du palais, se

perpétuant dans leur office et s'emparant de la cou-

ronne après en avoir assumé le pouvoir, les leudes et

les seigneurs terriens songèrent à se rendre inamo-

vibles dans leurs charges, puis propriétaires des béné-fices qu'on y avait attachés, puis indépendants de l'au-

torité: qui les en avait investis. Ce n'est pas du roi

régnant qu'ils avaient reçu l'investiture, et quand il

s'empara du trône, ils purent se croire relevés du ser-

Page 134: les ruines de la monarchie française 1

LÉS RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

ment prêté par eux, à une autre dynastie. Ils avaient

donc, en leur faveur, la possession, la logique et

l'exemple. Le nouveau monarque, n'osant outne pou-

vant réprimer ces usurpations, les amnistia en les tolé-

rant. Aussi devinrent-elles à peu près générales. L'offi-

cier bénéficiaire ne fut pas seul à s'approprier le fief

qu'il tenait de la couronne plus d'un vassal profita de

l'absence ou de la mort de son seigneur pour imiter sa

félonie; le tenancier s'affranchit de ses redevances; le

fermier, le serf même, investis d'une fonction privée

ou d'une gérance temporaire, s'érigèrent en officiers

publics; de sorte qu'en peu d'années les uns se trou-

vèrent seigneurs, et les autres magistrats; la posses-

sion conditionnelle devint propriété inamovible, et la

propriété juridiction.La continuation des dissensions civiles et la fai-

blesse de l'autorité souveraine détournèrent l'attention

de ces abus de confiance. Il n'y avait ni contrat qu'on

pût opposer au fait, ni loi civile qui réglât, les rapports

des personnes et des choses. Le clergé lui-même, seul

dépositaire alors des notions de droit qu'on aurait pu

opposer à ces usurpations, trouvait tout simple d'en

profiter pour lui, et comptait, comme les autres, sur la

prescription pour consolider toutes les inféodations qui

pouvaient anoblir ou accroître ses domaines. La con-

version des offices apanagés en possession perpétuelle

plaça en effet les titulaires, ecclésiastiques ou laïques,

au rang des feudataires châtelaine qui, investis du droit

de haute ou basse justice, suivant l'étendue de leurs

domaines, affectaient déjà l'indépendance de la cou-

ronne.

Cependant ces émancipations partielles pouvant

Page 135: les ruines de la monarchie française 1

DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

avoir leur danger et donner lieu à des revendications

fondées qui mettraient en question ,toutes les autres,

les intéressés s'entendirent pour les abriter sous la soli-

darité de tous, sorte de pacte d'assurance mutuelle qui

enveloppait dans son réseau tout le territoire, y com- >

pris même les fiefs relevant directement du roi. Alors

s'opéra la ligue féodale, ou plutôt l'ensemble des fusions

inextricables. D'abord cette ligue n'eut peut-être pour

objet que la protection des possessions litigieuses

mais elle finit par s'imposer à celles qui n'avaient nul

besoin de se légitimer, comme les terres allodiales. Le

fief dévora l'alleu, dit l'auteur de l'Esprit des Lois, dans

son style animé, et les terres franches qui, suivant la

formule germaine, ne relèvent que du soleil, furent

forcées de s'inféoder. Il ne fut plus possible de posséder

en dehors de cette confédération. Celui qui aurait voulu

s'isoler,- quelles que fussent sa force et sa vigilance,

aurait été sous la menace incessante d'envahissements

ou de dévastations. N'assistant et ne garantissant per-

sonne, personne aussi ne l'eùt assisté ni garanti, et il

aurait fini par succomber sous les coups redoublés des

plus infimes adversaires, tacitement autorisés ou sou-

tenus paries plus forts.

C'est ce besoin de la défense, gage de toute associa-

tion sincère, qui mit le plus petit propriétaire sous la

protection d'un plus grand, et celui-ci sous la garde do

tous. De là cette chaîne do vassalités croisées qui, des-

cendant des feudataires suzerains, ramifiait ses anneaux

divergents jusqu'au plus humble tenancier; système

résumé dans ces formules Le sol servira le sol, et

l'homme-ligo, l'homme-lige. D'où cet axiome Point

do terre sans seigneur. Combinaison dont l'incohérence

Page 136: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIEFRANÇAISE ¡V!

n'est qu'apparente, 'mais, qui, se fondant sur la base

solide et féconde de la propriété, reconstitua la société

dégénérée.

Cette communauté de suzerains, de feudataires, de

vassaux et dé serfs, était, certes, plus- libérale et plus

morale que celle du capitaliste; de l'industriel et de

l'oûvrier; elle était aussi moins précaire, moins oppres-

sive et plus paternelle, tous les préjugés1 de la Révolu-

tion ne sauraient infirmer le fait car le serf était un

peu moins délaissé que le paria des manufactures; et

s'il, était attaché à la terre, la terre, elle aussi, ne lui

faisait pas défaut. Le maître ne se croyait pas quitte

envers lui en l'envoyant, vieux et infirme, mourir dans

un hôpital. La féodalité assurait à ses victimes l'air

pur des champs, la vue du ciel et le pain quotidien;

tandis que lé serf de l'atelier, après avoir végété entre

la misère et la corruption, meurt sans assistance et sou-

vent dans le désespoir; en effet l'un des progrès dout

se vante avec le plus de droit l'école révolutionnaire,

c'est d'avoir ravi aux malheureux les consolations de la

foi et l'espoir d'une vie meilleure, prix de leur résigna-

tion aux épreuves de celle qu'ils auront sanctifiée par

la patience et le travail.

En résumé, l'organisation féodale, soumise au sen-

timent chrétien qui dominait alors exclusivement l'Eu-

rope civilisés, était plus naturelle et plus appropriée

aux véritables besoins de l'humanité, moins féconde

en haines et en déceptions qu'aucune de celles qu'on se

félicita, un peu trop hâtivement, de lui avoir substi-

tuées. L'identité de la propriété territoriale avec les

prérogatives de l'autorité, était rationnelle et acceptée

sans murmures; quant aux droits féodaux, s'ils ont en

Page 137: les ruines de la monarchie française 1

DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

leur raison d'être, ils n'avaient pas celle de se perpé-

tuer, puisque la propriété existe encore sans eus.

Montesquieu 1 et Chateaubriand 2 ont dissipé tous

les préjugés trop facilement accrédités par la littérature

révolutionnaire, grâce à l'orgueilleuse prévention, à

l'ignorance crédule de ses adeptes, sur une institution

qu'aucune législation n'avait préméditée, qui a surgi -et

s'est modifiée d'elle-même, qui enfin s'est évanouie,

comme tant d'autres, lorsqu'elle ne s'est plus trouvée

en harmonie avec les idées et les moeurs des nations

transformées par le mélange des races. Mais l'organi-

sation féodale n'était ni aussi exceptionnelle ni aussi

contraire au progrès de la civilisation que voudraient

se le persuader les écrivains voués à la défense de la

Révolution,' de ses préjugés et de ses superstitions. Des

voyageurs mis par elle au nombre de ses apôtres ont

retrouvé les traces du régime féodal, partout où la

civilisation avait pu résister à l'invasion trop souvent

simultanée du commerce et de la barbarie, dans les

profondeurs de l'Asie, comme au sein de,l' Afrique 3.

L'Allemagne, oùelle fleurit encore, ne passe pas pour

une contrée ignare et rétrograde, et la puissante Anglo-

terre doit l'accroissement de ses richesses et l'impu-

nité des crimes qu'elle ne cesse d'accumuler contre la

justice et l'humanité, à cette féodalitévigoureuse qui

maintient invariablement la souveraineté aux mains

des seuls possesseurs du sol. Cette aristocratie, plus

hautaine, plus exclusive et plus corrompue qu'elle ne le

fut jamais en France, n'en est pas moins l'objet iln

1. Esprit des lois.

2. Analy&e de l'histoire de Fr/mcn.

3. Volney, Boulanger, etc.

Page 138: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

culte des démocrates français. Ils ne se piquent pas

d'un égal respect pour la logique ils sympathisent plus

volontiers avec le despotisme le plus effréné qu'avec

une liberté contenue par l'ordre qui la protège contre

elle-même, et par la justice vengeresse des droits de

ses adversaires en même temps que des siens.

L'immutabilité du gouvernement britannique serait,

en effet, le triomphe et l'honneur de la féodalité, si elle

ne lui servait pas de point d'appui pour opprimer le

monde. Mais dans les. mains de ces marchands avides

et sans pitié, elle est devenue un fléau pour les mal-

heureux paysans eux-mêmes un avare propriétaire les

expulse froidement de ses domaines, quand il croit

obtenir d'une machine plus de profit que du labeur des

bras qu'il faudrait nourrir d'une partie des produits

de la terre. Ces hypocrites protecteurs de la liberté

des noirs condamnent sans remords à mourir de faim

des populations entières de leurs concitoyens, sous le

seul prétexte qu'ils n'en tirent pas assez de profit.

Cette perversité anglicane n'eût pas trouvé en

France unchâtelain assez éhonté pour avoir la pensée de

l'imiter; notre noblesse catholique et chevaleresque.ne mit jamais en balance l'intérêt et le devoir, nul ne

saurait lui refuser ce témoignage. La féodalité fut con-

çue dans un véritable esprit de famille, et tint toujours

le serf pour un homme ayant droit de vivre sur le sol

qui l'avait vu naître, et sous la protection du seigneur,

dont l'apanage ne se bornait pas au vil calcul d'un gain

uniquement mercantile.

On ne se souvient pas assez des circonstances au

milieu desquelles surgit et s'organisa la féodalité. Sous

les successeurs du grand empereur d'Occident, la

Page 139: les ruines de la monarchie française 1

DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

France, ruinée et dépeuplée, tomba dans la misère ol le

découragement. Les bras manquaient à la culture, les

villes, ravagées ou abandonnées, n'étaient plus que des

asiles de passage, sans attrait ni sécurité; et s'il resta

quelques vestiges de civilisation, la féodalité seule les

avait conservés. Les châteaux succédèrent aux bandes,

dit M. Guizot et c'est sous la protection de leurs cré-

neaux que se groupèrent les populations effrayées. Ces

peuplades ou bourgs improvisés, pour ne ressembler

ni aux villes munies de chartes royales ni aux muui-

cipes romains, n'en étaient ni moins libres ni moins

compactes. On y avait trop besoin du patronage du

châtelain, pour subtiliser sur son autorité, et l'on était

plus porté à la servir et à la forlifier qu'à la contenir.

Resserrée chaque jour par le besoin qu'on avait les uns

dos autres, l'alliance de.venait indissoluble. Le pacte quirattachait le vassal à son seigneur était plus sincère que

la fraternité démocratique. Au lieu de disperser les

hommes et de les amoindrir en les isolant, elle les rap-

prochait par l'unité de sentiments et d'intérêts. Elle en

formait autant de classes qu'il y avait de châtellenies,

et autant de petits États plus chers et plus compactes

que la patrie nominale, ignorée ou dései'téc sans regret.

Les rangs s'y classaient d'eux-mêmes, par le respect

qu'on portait aux plus braves et aux plus habiles, et le

zèle y était sans cesse encouragé par la présence d'un

monarque au petit pied, sachant appeler tous ses sujets

par leurs noms.

S'il y eut dans les excursions de ces hommes d'ar-

mes plus d'un acte de brigandage, il y eut aussi des

1. Histoire de la^cieilislitio».

Page 140: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MOlUllCIIlE FRANÇAISE

exploits héroïques et desdévouements

admirables.

L'amour de.la patrie, plus condensé, s'y dilatait aussi

avec plus d'énergie et de spontanéité il se produisit

dans ses explosions des élans inconnus aux Décius de

93 1. Le plus 'obscur de ces châteaux recélait plus de

vrais patriotes que n'en ont produit les plus célèbres

républiques. Moins nombreux, ils auraient eu moins de

rivaux et de détracteurs, car les chroniqueurs qui les

ont calomniés n'étaient pas des Hômères; et cependant

derrière leurs remparts chantaient les troubadours,

dans leur enceinte florissaient les lettres et naissait la

chevalerie. La main des gracieuses châtelaines dis-

tribuait les couronnes disputées dans les'tournois et

c'est aux mœurs féodales que la nation française dut

sa renommée, longtemps incontestée, de politesse et de

courtoisie.·

Une chose esl avérée, c'est que, dans ces agglomé-

rations d'aventuriers de toutes les origines, de colons

hospitaliers et de familles fugitives, de guerriers et de

laboureurs, les dernières traces d'origine, de conquête

et de race dispai\ rent il n'y eut plus de Goths, de

Celles, de Gaulois, de Francs et de Germains. La féo-

dalité prit ses féaux et ses serfs sans distinction de

castes ou de pays la nationalité n'eut pas d'autre ori-

gin.e. Les alliances entre ïes familles réunies dans un

même clan achevèrent la fusion, et bientôt les accords

entre châtelains voisins, las de guerres ou de défiances,

ouvrirent une èr6 nouvelle à la civilisation. C'est alors

1. Le plus curioux de ces dévouements de 93 est celui du capucin

Chabot proposant à Bazire de se faire assassiner tous deux par les sa-

tellites du tyran (style de 89], afin que leurs corps, promenés dans les

faubourgs, y soulevassent la fureur'du peuple.

Page 141: les ruines de la monarchie française 1

DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

que les champs défrichés devinrent des fiefs, et les chal-

teaux forts des seigneuries.

Mais des fiefs, des seigneuries, voilà deux mots

blessants pour l'oreille des heureux enfants du siècle

qui a inventé les droits de l'homme et, en fait de

droits, les propriétaires du moyen âge ont perdu ceux

qu'ils auraient pu invoquer a l'indulgence révolution-

naire, pour avoir nourri, sur leurs terres, des serfs atta-

chés à la glèbe. Les réformateurs seraient moins inexo-

rables envers les préjugés d'un autre âge, s'ils étaient

moins imbus de ceux dont le leur est infecté.

Il est une époque où, selon Servien, nombre d'hom-

mes libres offraient de se vendre, seulement pour

vivre, et ne trouvaient pas d'acheteurs. Il est douteux

.qu'alors le serf, vivant des produits du sol qu'il cultivait,

eut voulu changer sa condition pour celle du mercenaire

à la recherche d'un maître qui lui donnât du pain.

Nous le voyons de nos jours, la plus vive résistance à

l'émancipation des paysans russes vient d'eux-mêmes

et non de leuts maîtres, les seuls affranchis véritables

de l'obligation de nourrir leurs serfs.

La liberté est une noble aspiration; mais pour le

grand nombre, le premier besoin est le pain quotidien,

et la main qui le donne, la seuledigne

d'ètre bénie.

Nous avons vu les plus fiers républicains de la Révolu-

tion s'abaisser a mendier moins que cela, et se vendre

pour une place, pour une décoration, pour un titre aris-

tocratique il n'est pas de bassesse, on a droit de le

croire, à laquelle un démocrate ne soit disposé, et il

serait, dans l'occurrence, impossible de trouver rien de

plus servile et de plus vénal qu'un révolutionnaire.

Les seigneurs du moyen âge étaient donc les p?;res

Page 142: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINESDE LA MONARCHIEFRANÇAISE

nourriciers do leurs paysans, et si leur autorité n'était

pas suffisamment fondée sur ce noble abus qu'ils en

faisaient, il ne tenait qu'à, eux de justifier de leur titre

à la propriété dusol qui les alimentait tous. L'une

était en effet aussi légitimement acquise que l'autre;

car l'occupation d'une contrée qui n'appartient à per-

sonne est le droit de celui qui a le courage. de s'y, éta-

blir le premier. Or, après les longues calamités qui

avaient dévasté la Gaule, les invasions de races super-

posées,, l'émigration des indigènes moissonnés sur les

champs de bataille ou dispersés par la famine, avec la

vie nomade des survivants moins exercés au labour

qu'au pillage, il restait vraisemblablement plus d'un

champ en friche et plus d'un territoire sans maître, ou

même sans colons. On ne peut contester à ceux qui les

ont colonisés le mérite de les avoir fécondés. C'est

certainement le service le plus méritoire que l'on

puisse rendre, dans tous les temps, aux nations nais-

santes. C'est aussi le titre de noblesse le plus incontes

table, un droit légitime à leur respect et à leur confiance,

car, qui en a profité, sinon elles-mêmes? Qui les a

faites ce qu'elles sont, sinon la culture de la propriété ?'?

La noblesse a par conséquent droit d'attendre de leur

reconnaissance des hommages et des services qui lui

permettent de produire encore et de leur continuer ses

bienfaits.

Cette- féodalité, tant décriée de nos jours, était donc

une institution plus civilisatrice que toutes les utopies

modernes sorties du chaos révolutionnaire. Les clans

d'Écosse en ont été la dernière expression. C'était le

patronage en honneur parmi les Romains, épuré pur

l'idée chrétienne et lo dévouement, jamais servile,

Page 143: les ruines de la monarchie française 1

DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIEFRANÇAISE

T. i

élevé jusqu'au sacrifice de son indépendance person-

nelle, par l'orgueil de la consanguinité. En no voyant

dans la féodalité qu'une aristocratie oppressive, la

démocratie y a substitué une égalité bien plus impu-

demment menteuse; car elle a inféodé les honnêtes

gens aux suffrages de la plus basse extraction, et los

majorités stupides à la prédominance habituelle de

l'intrigue et de la servilité. En dépit dés théories les

plus fières et les plus libérales, le prolétaire sera tou-

jours le Tassai du riche ou le serf de la police le faible

n'évite de devenir la dupe du plus habile qu'en se

faisant le client du plus fort. Le vasselage est plus loin

de^la servitude que le disciple de Saint-Simon, humi-

liant sa faible intelligence devant celle d'un Enfantin.

Il avait fait mieux que des lois contre l'esclavage, il

l'avait rendu impossible, et c'est du code féodal qu'est

venu cet axiome « Tout esclave qui touche au sol

franc est libre ipso facto. »

`

On ne comprenait peut-être pas alors la liberté comme

elle nous est enseignée, et les populations ignorantes

mettaient le bien-être avant l'abstraction des droits de

l'homme. Mais est-ce bien le professeur qui est le plus

près de la nature et de la vérité? Qui oserait l'affirmer?

Le guerrier ne devait qu'à des largesses et à son cou-

rage des terres et des vassaux quels parvenus de la

Révolution pourraient justifier d'une.telle netteté d'ori-

gine ?Ce n'est pas lui, mais la Révolution qui, sous

le casque, rétrogradait bien au delà des temps féodaux,

enjoignait à ses soldats de ne pas faire de prisonniers,

oubliant que l'étymologie du mot servus répond à celle

de servare, conserver, et que le premier vaincu reçu à

merci fut la protestation solennelle de la dignité de

Page 144: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

l'âme humaine et le premier progrès de la civilisation.

Ce n'est pas dans les tournois de la féodalité qu'on eût

vu figurer les bourreaux, les délateurs et les espions

couronnés de chêne et de laurier. Ce n'est pas sous

l'ancien régime qu'il se serait trouvé de pauvres ou-

vriers descendant de leur piédestal de citoyens, pour

solliciter la ration et l'ignominie du forçat, afin de

donner du pain à leurs enfants1. C'est la philanthropie

qui a trouvé le secret d'apitoyer les cœurs sensibles

pour le malfaiteur avant l'indigent, et qui a su faire de

l'expiation un commerce. Ces hypocrites- raffinements

de l'école humanitaire, corroborés des atrocités cyniques

de la Révolution, dans les orgies de ses triomphes,

donnent à leurs partisans assez mauvaise grâce à se

prévaloir des abus inhérents à toutes les institutions

humaines, et incontestablement plus déshonorants pour

la raison dans les nouvelles que dans les anciennes.

Mais ce qui rachète tous les griefs reprochés- avec

plus de passion que de bonne foi au régime féodal, c'est

d'avoir fait de la propriété territoriale une institution,

et de sa possession un privilége. Cette vérité n'a pas

été comprise des législateurs de la Révolution. Les

légistes qui l'ont préparée ne se sont pas élevés si haut.

Leur horizon ne dépassait pas l'étude du procureur qui

les avait nourris. La jurisprudence romaine s'était

bornée à formuler les clauses des contrats privés et à

1. Ceci a besoin d'explication. Que des malheureux aient envié le

s*. ï; du forçat, c'est un fait, et il nous est donné de le certifier, car

c'est en nos mains qu'a été déposée la pétition des ouvriers libres de

l'un des premiers arsenaux de la marine, à qui l'on avait retiré les tra-

vaux du port, pour les confier exclusivement au bagne. Devant nous

aussi des forçais libérés ont confessé avoir combiné leur récidive en vue

de retrouver à 1achaîne le pain et le travail que leur refusait la sociélé.

Page 145: les ruines de la monarchie française 1

DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA;MONARCHIE FRANÇAISE

réglementer les procédures qu'elle n'avait pas la vertu

de prévenir. Ces avocats auraient cru déroger en con-'

sultant nos vieux publicistes>

1

L'inféodation attachait l'homme à la terre qui le

nourrit, et compensait l'inégalité des conditions par la

sécurité garantie à ceux que leur naissance laissait au

dernier rang. Le droit au travail a été controversé de

nos jours, et cela ridiculement; il repose en effet sur cette

fict'on gràtuite qu'il y aura du travail pour tous, et

la conséquence forcée de cette concurrence serait qu'il

n'y en eût plus pour personne; or ce prétendu droit

était d'institution féodale en ce qu'il-avait de réalisable

il répartissait le travail en raison de la population et do

l'importance du fief; ainsi chacun avait l'assurance d'une

part dans ses produits. Cette part proportionnelle, on

le présume bien, n'est pas celle que nos réformateurs

entendent réserver au travailleur, objet de leur sollici-

tude exclusive. Mais, en attendant l'abondance et le

superflu qu'ils lui promettent, la féodalité trouvait le

secret de lui donner le nécessaire; et, moins magnifique

en paroles que la Révolution, elle fut un peu plus

féconde en bonnes œuvres; elle tenait moins à ses

erreurs et à ses abus, car elle n'était ni exclusive ni

stationnaire le servage, les corvées et les juridictionslocales ont été successivement abolis sans qu'elle y mît

obstacle.

Les priviléges seigneuriaux n'ont pas empêché,

même avant le règne de Hugues Capet, l'aliénation et

i. Nous pourrions dresser une longue liste des anciens jurisconsultesrauçais qui ont fait l'apologie de la féodalité. Mais nous préférons ren-

voyer le lecteur aux œuvre» plus modernes de Rubicbon sur la pro-

priété en Angleterre.

Page 146: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

l'affranchissement des domaines obérés, ni. l'invasion

des terres nobles par les roturiers parvenus. Des privi-

lèges de la noblesse, aucun n'a survécu longtemps à

la suppression des hautes et basses juridictions, et l'on

a peut-être dépassé les bornes d'une sage réserve à

l'égard de la terre elle-même qui, des mains du châte-

lain découronné, est tombée, sans transition et sans

défense, dans celles du fisc. Que la couronne protégeât

de sa justice souveraine le vassal qu'un bailli dépendant

ou ignare eût opprimé, et que le prince élevât à la

dignité de citoyen chacun de ses sujets émancipés,

c'était là le développement tout naturel de la nationalité

française, et la conséquence de son avénement à la tête

de la civilisation européenne. Mais les voies à cette

émancipation étaient larges, et bientôt les seuls clients

restés sous la dépendance légale des seigneurs furent

ceux qui, profitant de leur patronage, n'avaient aucun

intérêt à s'en affranchir.

Pour qui n'asservit pas sa pensée aux préjugés con-

temporains, le régime féodal était plus moralement et

plus véritablement civilisateur que le principe égalitaire

et démocratique inauguré en 1789 il ne fermait à per-

sonne la porte dos honneurs et des richesses surtout

il n'arrachait pas le citoyen paisible à son rang et à sa

famille, pour le précipiter dans le mouvement social

que nous avons vu dirigé et surexcité au profit de toutes

les passions ambitieuses et cupides, comme si le but de

toute société était de tenir en perpétuelle fermentation

les divers éléments qui la composent.

En abolissant les classes, les corporations et surtout

l'autorité du chef de famille, on n'a pas agrandi les

individualités, mais décomposé les nations en fragments

Page 147: les ruines de la monarchie française 1

DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

impalpables que l'agitation de l'atmosphère politique

déplace perpétuellement, comme le vent disperse et

agglomère tour à tour le sable mobile de nos dunes, et

creuse des abîmes où, la veille, s'élevaient des mon-

tagnes.

L'amour de la propriété, les produits et l'aisance

qu'elle répand autour d'elle retenaient la plupart des

châtelains au milieu de leurs fermiers et de leurs vassaux,

ainsi que le démontre la multiplicité des manoirs dont

la France s'était embellie depuis que les seigneuries

n'avaient plus l'attrait de leurs priviléges, dès longtemps

annihilés quoique toujours enviés.Cette résidence, qui

rapprochaitles rangs, avait le double avantage de répartir

le bien-être et de polir les mœurs. C'était vivre noble-

ment que de mettre la main à la charrue et de dédai-

gner les professions mercantiles'; mais cette abstention

servait d'autant mieux au développement de l'industrie

et des fortunes mobilières; une concurrence déroga-

toire les eût entravées sans les anoblir. Le gain le

plus licite ne s'obtient guère qu'au détriment d'autrui,

et l'art de gagner de l'argent n'est pas rangé parmi les

professions libérales. On peut y être peu porté, sans

orgueil, et n'en avoir pas l'intelligence, sans manquer

pour cela de sens commun.

Ce sentiment de dignité du propriétaire se reflétait

sur le fonds lui-même, et la loi qui autorisait l'aliéna-

tion d'un fief transférait à l'acquéreur, avec le titre de

propriété, les droits et les devoirs qui y étaient atta-

chés on ne pouvait mutiler la terre sans la déprécier

1. Il existe encore des gens assez arriérés ou assez indépendants

pour admirer ce dédain de la noblesse pour le commerce.

Page 148: les ruines de la monarchie française 1

LES RULXES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

et sans déroger soi-même. Les confiscations révolution-

naires et le Code civil ont bouleversé tout le système

conservateur de notre ancienne législation, non-seule-

ment en tolérant le morcellement illimité, mais en le

rendant inévitable par la division indéfinie des héri-

tages. Il faut partager jusqu'au domaine, indivisible par

sa nature, ou le vendre pour en escompter le prix.

Alors la taxe de mutation s'ajoute à celle de succes-

sion, et, pour une famille nécessiteuse ou obérée, c'est

l'équivalent d'une déshérence. Le fisc y trouve sans

aucun doute un surcroît de revenus mais une légis-

lation dont la tendance est d'annuler le propriétaire et

de pressurer la propriété doit, cela est fatal, conduire

au dégoût et à l'avilissement de celle-ci ce qui pourrait

apporter un jour quelques mécomptes dans les calculs

fiscaux de l'école économique..

Toute propriété qui ne donne que mille écus de

rente tombe sous la menace perpétuelle de l'expropria-

tion. 11 suffit, pour l'efféctuer, d'une mauvaise récolte.

Le propriétaire, réduit à emprunter pour maintenir son

exploitation, voit l'usure aggraver la fixité impitoyable

de l'impôt. Il a beau implorer des ajournements et des

dégrèvements. Objet des dérisions administratives, sa

ruine est imminente et inévitable. Il périt, obéré sous

les frais accumulés qui ont bientôt absorbé le capital

d'une vente forcée. «

C'est cette école qui, dès le milieu du xvm" siècle,

commencé cette guerre d'extermination à la propriété,

en proposant sérieusement de reporter sur elle seule

tout le poids des impôts. Mais alors il existait de vastes

domaines privilégiés, dont on exagérait systématique-

ment les revenus, afin de justifier des théories jugées

Page 149: les ruines de la monarchie française 1

BU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

absurdes dès leur naissance. Cependant il y a 1 eu à se

féliciter d'avoir remplacé les substitutions, qui ont tant

conservé et tant amélioré, par la subdivision indéfinie

des héritages, les mutations et les morcellements sans

relâche ces innovations, il est vrai, ont fait ressortir

la puérilité des idées économistes, mais elles n'enri-

chissent le Trésor qu'en dispersant les familles et en

appauvrissant le sol, que chaque acquéreur épuise ou

mutile, dans son impatience d'anticiper sur ses pro-

duits.

La mobilisation de ce sol immobile est une atteinte

à la nationalité elle-même. Le peuple, pour qui la patrie

matérielle n'est qu'un objet de trafic, fera bon marché

de cette autre patrie, moins palpable, qui impose des

charges et ne rapporte rien. Il peut y avoir quelque

raison de réparer, de rajeunir ou de renouveler les insti-

tutions qui ont vieilli mais c'est choisir un étrange

remède que de brûler l'étoffe pour la purger d'une

tache.

Le signe le plus manifeste de la décadence et de la

démoralisation d'un peuple est peut-être dans la mobi-

lisation du sol, qui donnait au nom de patrie un sens

moins abstrait et une réalité plus saisissable toutes

les subtilités sentimentales ou philosophiques ne sont

parvenues qu'à en faire une fiction mythologique, relé-

guée dans un temple on passe devant la porte, mais

nul n'en franchit le seuil. Et les fervents de la religiosité

nouvelle ne sont pas les prêtres de ce temple ceux-ci

savent pousser leurs dupes sur les champs de bataille

ils n'ont jamais su y mourir eux-mêmes.

On a pu enlever à la terre les immunités dont elle

jouissait autrefois, mais non^la tirer de son immobilité.

Page 150: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

Elle n'accorde ses faveurs qu'à ceux qui se font ses tri-

butaires. Loin de s'assimiler à la nature démocratique

de l'industrie, elle la domine par' la spontanéité de ses

produits, l'alimente par son inépuisable reproduction et

ne l'admet à ses travaux que comme un instrument. Il y

a donc imprévoyance, autant qu'ingratitude, à dé-

pouiller cette mère commune des vêtements d'hon-

neur qui la glorifient.

Il n'est pas de pays au monde où l'administration

se pique plus qu'en France de protéger la propriété et

de faire fleurir l'agriculture. Mais il n'en est pas où

le propriétaire soit plus opprimé et l'agriculture moins

défendue contre les exactions du fisc, les attentats de

la spéculation et les expérimentations de la science.

Ce triple fléau lui a ravi, sans retour, son caractère

moral et sa vertu pratique, en la dépouillant de sa di-

gnité sociale et de son droit au respect des générations

qu'elle nourrit. Si cette source première de toute

richesse, de toute association et de tout progrès n'est

pas maintenue au premier rang des institutions natio-

nales, c'est que la nation elle-même est en pleine déca-

dence.

La protection de l'agriculture est la première raison

d'être de tous les grands États mais ce n'est pas dans

l'immixtion administrative aux moindres opérations

pratiques que consiste l'efficacité de ce patronage. S'il

n'est pas inaperçu, il devient perturbateur. On aura beau

prodiguer à l'humble laboureur les circulaires,, les pri-

mes et les conseils, on ne réussira point à le séduire

s'il sait compter, et moins encore à l'enrichir si, par

malheur,, une velléité d'ambition l'arrache à sa routine,

pour se prêter à des expériences dont le seul résultat

Page 151: les ruines de la monarchie française 1

DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE i37

serait de troubler son repos. On ne voit pas que toute

cette sollicitude savante et tracassière ait, jusque ce

jour, contribué à équilibrer les récoltes, à suppléer

l'assiduité, dutravail,

à conjurer les orages ou la con-

currence, souvent plus ruineuse, des produits étran-

gers. C'est la liberté, avant tout, qui a besoin d'être

protégée. L'exemple des grandes exploitations non offi-

cielles et le cours éloquent des marchés en apprendront

plus au cultivateur intelligent que l'enseignement, tou-

iours un peu suspect, de l'autorité qui tend une main

secourable au pauvre contribuable, tandis que l'autre

perçoit le tribut qu'on ne lui paye jamais sans murmu-

rer. Fut-elle sincèrement paternelle et désintéressée,

l'intervention administrative sera toujours stérile,

même quand elle ne sera pas antipathique. Le zèle de

ses agents subalternes est un fléau plus dangereux que

la grêle ou les insectes. Elle simplifierait singulière-

ment sa responsabilité si, discrète et rétrograde, elle

empruntait à l'ancienne féodalité les honneurs et la

sécurité que celle-ci donnait à la culture du sol inamo-

vible. Les populations que leur naissance et leur labeur

attachent de préférence à~ la terre nourricière ne peu-

vent se passer de la stabilité et de l'indépendance qui

sont l'attrait et la récompense des professions agrico-

les. Le calme et la résignation qu'elles exigent ne

résistent pas longtemps à la triple obsession de l'in-

dustrie, dont l'agriculture n'est plus que l'humble

vassale, du morcellement, qui la prive d'espace, d'en-

grais et de bétail, et* des changements de maîtres et de

procédés de culture, plus redoutés que la gelée et les

variations de la température. Le dégoût et la désertion

des campagnes en sont la conséquence naturelle.

Page 152: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

Déjà le temps et le Code civil ont fait justice de la

passion effrénée du paysan pour les quelques sillons

qu'il avait arrosés de ses sueurs et qu'il payait trois fois

leur valeur réelle, sans les rendre plus fertiles. Le frac-

tionnement résultant des successions, preuve plus

rapide et plus lumineuse que les réflexions mêmes de

l'avarice, arrivait à des subdivisions tellement imper-

ceptibles que la parcelle échue à chacun des copar ta-

geants ne représentait plus l'équivalent du travail

qu'aurait exigé sa culture. Empressés de. les vendre à

vil prix ils trouvent, dans les fonds publics un pla-

cement plus avantageux de leurs économies, et dans

le haut prix de la main-d'œuvre un emploi plus lucra-

tif de leurs bras.

Quel est en euet le résultat inévitable de ces mor-

cellements ? De la transformation dés couvents en

casernes, des châteaux et des corps de fermes en

usines, on doit arriver à la démolition des granges et

des étahles car à quoi serviraient des établissements

ruraux au seigneur de quelques perches de terre, qui

les retourne sans charrue et les fume avec une poudre

sympathique? Quelle pâture trouveraient dans ces

étroits compartiments, taillés et rangés comme les cases

d'un échiquier, des troupeaux qui auraient besoin, pour

engraisser, d'herbes plantureuses, d'espace et de breu-

vages plus abondants que l'eau d'un arrosoir ?

i. Dans une étroite commune volume de Paris, qu'a longtemps habitée

l'auteur, on comptait déjà neuf parcelles a~andonuecs, dont ta cote

était répartie au rôle à la charge des autres contribuables. Un de ces

terrains échangés \ingt ans auparavant sur estimation d'experts, à

raison de 48 francs la perche, a été racheté àux enchères publiques,

après décès, et par suite d'un jugement d'expropriation, à 3 francs la

perche seulement.

Page 153: les ruines de la monarchie française 1

DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

Pour retarder cette décadence, on n'a encore trouvé

d'autre expédient que la création des fermes-modèles,

où les fonds avancés par l'État et les capitaux fournis

par quelques actionnaires servent à des essais scientifi-

ques destinés à donner des produits merveilleux. Mais

ces exemples sont perdus pour le laboureur parcellaire,

forcé de comparer le chiffre de ses moissons à celui de

ses semences, et de compter avec lui-même avant d'i-

miter des procédés qui, pour lui, se solderaient par un

déncit. Tous ces encouragements, toutes ces écoles,

toute cette a~'oMo~MMM déclamatoire, et ce luxe d'en-

seignement dont l'ostentation contraste avec la modes-

tie des professions rustiques, ne sont-ils pas une amère

dérision, lorsque les tendances de la législation et leur

effet de tous les jours sont de rendre la grande culture

impossible au commun des possesseurs de terre? Les

rares propriétaires d'un domaine assez vaste pour

profiter des exemples offerts par les fermes-modèles

auraient-ils, pour soutenir cette concurrence, les res-

sources d'un budget qui n'a nul besoin d'établir la

balance de ses recettes pour justifier ses dépenses ?

Pour le grand propriétaire eniin, aussi bien que

pour le plus minime, la terre n'est plus, devantl'admi-

nistration, qu'une matière imposable. Seulement elle

est de plus, pour le premier, un sujet inépuisable de

vexations et de dégoûts. En proie aux tracasseries de

l'autorité municipale qui l'obsède et le surtaxe, aux

envahissements des voisins qui se liguent pour lui

devenir plus impunément incommodes, aux servitudes

et aux prestations qu'on lui impose sans le consulter,

il n'y trouve ni indépendance ni repos, ni même pro-

tection et sécurité. On a érigé en principe social l'égalité

Page 154: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

des charges; mais comme l'application de toutes les

maximes dont la Révolution est l'interprète arbitraire

sous-entend qu'elles pèseront de tout leur poids sur

celui qui possède le plus, non-seulement elles ont pour

lui leur aggravation proportionnelle, mais on y ajoute

toutes celles qu'on le suppose capable de supporter. Voilà

comment elle conçoit l'égalité. Mais en abaissant les

sommités on n'élbve pas les bas-fonds, on les couvre

seulement de décombres. C'est sous le protège de cette

égalisation menteuse que la propriété supporte toutes

les surcharges de l'impôt, lorsque les capitaux et l'agio-

tage, source inépuisable de toutes les grandes fortunes

de notre temps, ea sont naturellement affranchis.

L'immeuble est toujours sous la main du réparti-

teur, toujours passible de toutes les éventualités qui

laissent un vide à remplir dans les budgets d'État et de

commune. Le propriétaire ne contribue pas seulement

aux frais du culte et des écoles, dont il était exonéré au

temps où les bénéfices et les seins du clergé y suffi-

saient il est encore à la merci d'une multitude de fonc-

tionnaires subalternes, dont le zèle, importun quand il

n'est pas vexatoire, est toujours avide et onéreux. Ils

assiégent son domicile et pénètrent jusqu'à son foyer,

pour y compter les mets de sa table et y moissonner

des fleurs de statistique. Ils s'enquièrent de ses procédés

d'exploitation pour les contrôler, de la nature et de la

configuration de son sol pour lui imposer des frais de

drainage ou d'irrigation. Joignez-y cette légion de para-

sites qui, plus voraces que les animaux nuisibles, vit

comme eux aux dépens de la propriété, les redresseurs

du cadastre, les assureurs contre la grêle et l'incendie,

les colporteurs de recettes officielles ou recommandées

Page 155: les ruines de la monarchie française 1

DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

les inventeurs patentés, les préposés à la police des

eaux, etc., etc., vous n'aurez qu'une idée incomplète des

fléaux plus impitoyablement destructeurs de la propriété

que les intempéries du climat, et des ennuis bien

capables d'empoisonner le séjour des champs. Est-il

nécessaire d'ajouter à ces déboires les méfaits habituels

d'une population envieuse et turbulente qui, par passe-

temps, vole vos fruits, coupe vos arbres, chasse votre

gibier et dépeuple votre basse-cour?

Qu'on ne croie pas lasser les perturbateurs par la

répression, ou les désarmer par la tolérance. Ils sont

les premiers à provoquer lesprocès-verbaux

du gen-

darme, du garde-champêtre ou du syndicat des cours

d'eau, bien sûrs que les frais en seront payés par la

partie lésée. Il s'est en effet établi, dans le mode de

recouvrement de ces taxes, une innovation qui fait

le plus grand honneur au génie fiscal de l'époque. Tous

ces états de frais, dressés sans contrôle par l'autorité

subalterne intéressée et quelquefois habile à les grossir,

n'ont besoin, pour avoir le caractère légal, que d'être

affirmés par cet officier de police. La pièce, quelquefois

visée par le maire, est remise au percepteur chargé d'en

poursuivre le payement, en même temps et par les mêmes

voies de contrainte que les contributions directes.

Réclamez, protestez, plaidez, si vous avez foi dans

la justice et dans le bon sens du public mais payez

d'abord, car le fisc n'attend pas; et songez que le plus

humble manoir est, aux yeux du pays, un repaire où

la féodalité aiguise et retrempe ses armes Voilà où

1. Balzac, dans son roman des Paysans, et George Sand, dans maintes

fictions champêtres, ont fait un tableau palpitant des mille persécu-

tions qui attendent le bonrgeoii châtelain,

Page 156: les ruines de la monarchie française 1

LES BUMES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

en est arrivée la civilisation du grand peuple que la

Révolution a délivré de ses croyances, et doté de sa

propre intelligence.

ïl est difficile de comprendre qu'un gouvernement

qui.reconnait la nécessité de protéger la propriété et

d'encourager l'agriculture ait pu croire qu'il y parvien-

drait en persistant dans le système d'hostilité dont la

Révolution avait donné l'exemple. Jusqu'ici toutes les

faveurs, toutes les immunités, tous les priviléges ont été

prodigués aux capitalistes et, on nepeutle nier sans injus-

tice, les invasions de i8i4 et de 1815 n'ayant laissé à

la France d'autre gage de libération que lecrédit,

elle

a dû lui donner tout l'essor qu'il pouvait recevoir. Mais

il n'entrera jamais dans la pensée d'un véritable homme

d'État d'abuser de cette arme dangereuse et lui subor-

donner l'intérêt de la propriété, c'est lui sacrifier' la

patrie elle-même.

Cependant ce n'est pas par des hommages stériles

et des harangues d'avocat relevés par les solennités

banales du festival agricole qu'on verra refleurir la

propriété, c'est par des lois efficaces, par des priviléges

réels, qui la fassent rechercher et respecter de tous. Si

l'on ne songe pas plus sérieusement à la rendre plus

stable, à lui donner sa place dans les conseils munici-

paux, dans l'administration des intérêts communaux,

dans le système électoral et représentatif, qu'on s'abs-

tienne de ces démonstrations dérisoires et de cette

phraséologie vide de sens, propre tout au plus aux

oraisons funèbres, lesquelles du moins n'ont pas la

prétention ridicule de ressusciter les morts.

Jusqu'à ce jour la propriété n'a de rapports sérieux

avec l'État que par les contributions qu'elle lui paye

Page 157: les ruines de la monarchie française 1

DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

sous mille formes diverses. Ce n'est-pas seulement

l'impôt direct qu'elle subit dans toute sa rigueur et sans

égard aux mauvaises récoltes, elle ressent encore le

contre-coup de toutes les taxes perçues sur la consomma-

tion, par la diminution qu'en éprouve forcément le prix

de ses produits, menacés de cette surcharge avant

d'entrer dans le commerce. Cependant le propriétaire

participe à ces taxes comme les autres consommateurs,1.

de sorte qu'en résultat il les paye deux fois. La terre

n'est donc en France qu'une malheureuse esclave que

le fisc épuise sans pitié, et à qui il ne reste plus que

des mamelles desséchées pour letravailleur qu'elle

nourrit et pour le cultivateur qui la féconde.

La France est le seul pays où la condition lui soit

faite aussi dure, et nous croyons que l'autorité s'abuse

sur les dangers d'une telle oppression. Nous avons em-

prunté tant de' fictions constitutionnelles à l'Angle-

terre qu'on ne peut assez s'étonner de notre peu d'em-

pressement à l'imiter dans la seule chose qui l'honore

et la conserve. Cette nation est fatale à toutes les

autres, justement odieuse à tous les peuples qu'elle

exploite, opprime et trahit tour à tour, et particulière-

ment à la, France, depuis tant de siècles objet de sa

haine jalouse et de ses perfidies; mais croit-on qu'elle

eut ,si longtemps bravé impunément l'indignation uni-

verselle, si la base de son gouvernement n'était pas plus

solide que sa colossale puissance? Elle a su opposer à

ses ennemis une barrière plus infranchissable que la

mer qui protége ses rivages; elle a revêtu sa politique

malfaisante d'une triple et prestigieuse armure la

constance invariable dans ses desseins, la duplicité

cynique dans sa diplomatie et ses alliances, le mystère

Page 158: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

insondable de ses intrigues et de ses corruptions; tel

est le secret de sa durée.

A son aristocratie seule, comme au Sénat romain,

pouvait appartenir cette force exceptionnelle qui sur-

monte tous les obstacles, parce qu'elle mine ou tourne

avec patience eeux qu'elle n'affronterait pas sans péril,

et qu'en devenant traditionnelle la perversité même

prend le masque du patriotisme et dispense ses agents

héréditaires de tout scrupule de conscience, et, jusqu'àun certain point, de capacité personnelle et de spon-

tanéité.

Or cette aristocratie, qui nous a trouvés assez

crédules pour nous persuader que notre constitution

était une imitation de la sienne, n'est elle-même une

réalité que parce qu'elle possède toutes les terres du

triple royaume. Grâce aux substitutions, elle se person-

nifie et se perpétue. C'est à ce monopole que les An-

glais déshérités ont dû l'empire de la mer, car leur

cupidité n'en été distraite par aucun autre intérêt.

C'est encore par cette aristocratie que l'agriculture

acquit à l'Angleterre une supériorité qu'aucune nation

ne songe à lui disputer. Cet inébranlable point d'appui,

que le machiavélisme britannique doit à son orga-

nisation féodale, aurait dû faire reculer les démo-

crates dont elle se fait partout des auxiliaires et des

instruments. Mais l'esprit révolutionnaire est, de sa

nature, grossier et obtus il voit la proie qu'on livre à

sa voracité, et rien de plus; il sera éternellement dupe

de quiconque servira ses féroces instincts. Comment

aurait-il senti que toute la force du gouvernement an-

glais résidait dans son système d'aristocratie et de corpo-

rations, tandis que le gouvernement français se faisait le

Page 159: les ruines de la monarchie française 1

DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

ioT.I.

complice de tous ceux qui s'acharnaient à leur des-

truction?H'

1

L'Angleterre, il est vrai, réchauffe dans son sein un

serpent dont le venin qu'elle recueille pour l'inoculer

aux autres nations a déjà pénétré dans ses viscères; la

protection dont elle couvre les sociétés secrètes, l'asile

paternel qu'elle offre à tous les assassins, ne sont pas

sans danger pour sa propre populace, sans nul doute

la plus abjecte et la plus corrompue du monde entier.

Déjà plus d'un symptôme de la Ëèvre révolutionnaire s'y

est manifesté, et une fois acclimatée dans ce foyer d'in-

fection, c'en serait bientôt fait dela

reine des mers.

L'agonie de l'empire romain s'est prolongée, parce

qu'il' n'avait que des Barbares à combattre tandis

qu'elle se trouverait en, face de tous les peuples civi-

lisés qui auraient des restitutions à lui demander bien

au delà de son capital. Ses progrès en agriculture en

deviendraient un peu problématiques et soulèveraient

contre elle une juste mais terrible réaction des popu-

lations rurales.

Un grand pas vient d'être fait par la féodalité an-

glaise elle-même vers cette catastrophe désormais

inévitable. C'est le divorce inhumain etirrénéchi qu'elle

n'a pas craint d'accomplir avec ses vassaux, comme si

elle pouvait exister sans eux, de même qu'une royauté

sans sujets! En Écosse, patrie de ces clans si fidèles,

dont Walter Scott a célébré les mœurs patriarcales, la

descendante d'un de ces lairds qu'ils servaient avec une

piété toute filiale a trouvé bon de chasser do ses

domaines vingt-cinq mille paysans, femmes, enfants et

vieillards n'ayant'd'autre asile que le sol natal. L'u-

nique raison de cet acte sauvage était d'augmenter ses

Page 160: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

revenus, en substituant aux bras de l'homme l'usage

des machines, qui ne coûtent rien à nourrir.

Cet exemple, autorisé, dit-on, par la loi de l'Angle-

terre protestante, a trouvé de nombreux imitateurs et

un évéque anglican, riche usufruitier des terres confis-

quées sur les Irlandais pour enrichir leurs oppresseurs,

a cru pouvoir renchérir sur l'exploit de lady Sunder-

land 'ennuyé de voir végéter encore aux, environs de

ses châteaux les restes de ces familles expropriées, déjà

décimées par la famine, il n'a rien imaginé de mieux,

pour s'en débarrasser, que de faire mettre le feu à leurs

chaumières et de les traquer ensuite comme des vaga-

bonds ou des bêtes fauves. Non content de cet expé-

dient ingénieux, il a jugé piquant d'y ajouter la déri-

sion du zèle religieux, en leur reprochant de déserter

les écoles fondées par lui, .pour le catéchisme d'un

prêtre catholique 1

Nous ignorons sur quel principe se fonde la législa-

tion d'un pays qui croirait légale la violation des droits

les plus sacrés de l'humanité mais ce que nous affir-

mons sans hésiter, c'est qu'elle eût été repoussée avec

horreur par la féodalité française, et qu'elle est radica-

lement incompatible avec la foi catholique.

Avouons-la cependant, les confiscations révolu-

tionnaires ont singulièrement relâché les liens qui

unissaient autrefois le maître et le métayer. Leurs

rapports habituels et leur cohabitation, souvent hérédi-

taire assuraient à ce dernier une certaine modération

dans le taux de ses fermages et des secours au besoin

parce que le propriétaire, témoin de ses uSbrts et

associé en quelque sorte à ses travaux, avait intérêt à

le ménager.`

Page 161: les ruines de la monarchie française 1

DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

Il n'en est plus ainsi depuis que des mains pater-

nelles de la noblesse ou de l'Eglise tous les biens sont

passés dans celles des bourgeois ces derniers n'y ont

vu qu'un placement d'argent. Les fermages ont ,été

élevés à leurs dernières limites et, dans plusieurs pro"

vinces, adjugés au plus offrant. Ces encans et les mé-

comptes d'une concurrence imprévoyante ont bientôt

fait disparaître cette race précieuse de laboureurs de

père en fils, anèctionnés et intègres, qui faisaient l'hon-

neur de nos départements de l'Ouest, Les uns ont été

ruinés, les autres se sont plus ou moins façonnés aux

mœurs de leur temps mais tous sont, unanimes dans

la haine du maître, et tous persuadés que leurs hosti-

lités contre lui sont de justes représailles. “

De là la désertion des campagnes, l'encombrement

des villes, l'exaltation du communisme et tous les symp-

tômes alarmants d'une dissolution imminente

Les institutions de l'ancienne France, il est bien

vtai, se rapprochaient, en quelques points, de la con-

stitution britannique, et si notre féodalité avait, comme

la siènne, usurpé le pouvoir, elle l'eût peut-être conso-

lidé par des moyens analogues. Mais dans sa lutte

contre la .royauté, c'est elle qui a succombé; traitée en

vaincue par Louis XI, elle ne s'est pas relevée du

dernier coup que lui a porté le cardinal de Richelieu.

Il n'y avait donc plus de féodalité française depuis trois

t. Pour qui cherche la vérité pour elle-même, c'est une douce et inef-

fable surprise de la rencontrer dans des pages sympathiques, exprimée

avec cette force de Ionique et de conviction dont on aurait voulu i'ar-'

mer soi-même. Un publiciste moderne, M. Coquille, trop modeste pour

être aussi connu qu'il mérite de t'être, tt fait à ce sujet les réflexions les

plus judicieuses, qui ont été puMtéca dans les n'" du journal r~MPc~

des 28 mai et 8 juin 1889.

Page 162: les ruines de la monarchie française 1

LE< RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

siècles et les quelques seigneurs châtelains qui lui ont

survécu ne tonnaient pas même un ordre de noblesse

les plus grandes individualités s'amoindrissaient de

jour en jour dans les antichambres de la cour de Ver-

sailles, et les pairs eux-mêmes ne figuraient plus que

comme comparses parlementaires aux solennités des

lits de justice. A-t-on dépassé les bornes d'une sage

réforme? c'est une question facile à résoudre. La

France s'en est-elle mieux trouvée? La Révolution est

un fait, mais non une solution. Ceux qui s'en applau-

dissent voient-ils où elle les mène, et savent-ils ce

qu'ils font?

<~ue toul fût dès longtemps préparé et aplani pour

que la Révolution n'eût aucune résistance à redouter

de ce qui restait en France de sommités individuelles,

ou même de corporations, c'est là une vérité mise par

les faits dans un jour éclatant pour les yeux les moins

clairvoyants. La Régence et le règne de Louis XV

avaient usé ce qui était resté de patriotisme ou d'esprit

de corps dans le caractère essentiellement frivole de la

société française, et la philosophie voltairienne a plutôt

signalé cette licence d'esprit et de mœurs qu'elle ne

l'a enfantée. Lorsque les confiscations et la mise en

vente du territoire presque entier sont venues révéler

la détresse des proscrits qu'on se félicitait de dépouiller

de leurs riehesses, on a acquis là preuve que les plus

opulents étaient les plus obérés, et que leur influence

morale était, dans leurs propres seigneuries, inférieure

à celle de leurs intendants et de leurs 'fermiers.

Quand le morcellement des terres porta le dernier

coup aux droits inhérents à la grande propriété, il n'y

eut plus ni propriétaires sérieux ni grande culture pos-

Page 163: les ruines de la monarchie française 1

DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

sible. Pendant que les décrets de la Convention nive-

laient les conditions en coupant les têtes, les nouveaux

acquéreurs d'immeubles nivelaient le sol en abattant

les bois et quand l'administration fut forcée d'inter-

venir pour régulariser l'usage d'un droit qui menaçait

de tout dénaturer, ce fut bien pis. Elle voulait tout voir

par elle-même et tout diriger. Le droit d'user ne fut

pas plus respecté que la liberté d'abuser, et la foule des

seigneurs parcellaires de quelques centiares, plus dé-

pendants et plus corvéables que ne furent jamais les

anciens serfs, devint la dupe des charlatans, l'humble

sujette du fisc et la clientèle des usuriers. Le chancre

des hypothèques, qui avait dévoré tant de grandes for-

tunes lorsque la propriété était défendue par les lois et

protégée par ses propres priviléges, eut bon marché des

petits propriétaires, auxquels personne ne s'intéresse.

Les comptoirs de crédit foncier et mobilier se plai-

gnent déjà de ne plus pouvoir prêter avec sûreté au

paysan parcellaire, parce que les frais d'expropriation

absorbent l'hypothèque. En Allemagne, en Danemark et

ailleurs, un minimum à la délimitation des terres en

prévient le morcellement jusqu'à l'infini. Pourquoi

l'ordre respectable des usuriers n'obtiendrait-il pas en

Franco un système fixe de bornage, plus rassurant pour

leur industrie? Il ne s'agit que de procéder à un nou-

veau cadastre. Le premier a coûté plus de cent mil-

lions et n'a rien produit, si ce n'est la confusion du

territoire en cent vingt millions de parcelles. Que n'a-.

t-on pas droit d'attendre d'un second

La question de la propriété foncière est celle de la

civilisation elle-même, puisque c'est par l'agriculture

que tout pays se peuple, se suffit et se moralise. Cette

Page 164: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

question a ~té mieux comprise, appliquée avec une in-

telligence plus élevée ou plus généralement instinctive,

par les nations européennes, placées à la tête du

monde civUisé. Les légistes prétendent en ,faire hon-

neur à l'introduction du droit romain; mais c'est à tort.

Le droit coutumier, les lois ripuaires et saliques, les

usages qui sont des croyances et toutes les traditions

conservatrices des anciennes moeurs ont pu emprunter

des formes au Code Justinien; mais leur antériorité ne

peut être méconnue elles étaient plus appropriées aux

besoins et aux idées des populations telles que la vie

longtemps nomade les avait faites, beaucoup plus rap-

prochées par leur simplicité des notions primitives de la

loi' naturelle, et surtout d'une moralisé plus pure que

les subtilités laborieuses de la science du droit, car

enfin elles se sontspontanément

identinées à la législa-

tion chrétienne.

s La distribution et la délimitation des propriétés

s'étaient effectuées en France en raison des produits

propres à chaque contrée, et dans les proportions les

plus favorables à chaque culture, ainsi qu'à la dissémi-

nation des travailleurs et à fa multiplication des trou-

peaux et des familles agricoles. Du manoir protecteur

et civilisateur émanaient les encouragements et les

bons exemples; et l'harmonie la plus sincère se faisait

remarquer de plus en plus entre le propriétaire et son

tenancier.

La Révolution a pour jamais détruit cette bonne

harmonie, pour y substituer son niveau égalitaire. Mais

si la sollicimde administrative a remplacé l'autorité du

maître, la propriété n'y a gagné qu'une protection plus

tracaasièrej des impositions autant qu'elle en peut sup-

Page 165: les ruines de la monarchie française 1

DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

porter, et un régime de vexations bien autrement

raffinées que celles du tyran féodal. Si c'est la ce qu'on

appelle encourager l'agriculture, une nuée de saute-

relles y mettrait moins d'ostentation et s'en acquitte-

rait aussi bien.

Il y a des professeurs, des écrivains économistes,

et, ce qui est pis encore, des ministres et des. adminis-

trateurs préposés à la direction de l'agriculture mo-

derne mais l'autorité la moins respectée dans la gestion

des intérêts agricoles est celle du propriétaire et du

laboureur. On ne doit donc pas s'étonner que l'un et

l'autre renoncent à l' envi aux soucis de la vie cham-

pêtre celui-ci, séduit par l'appât d'un salaire qui n'im-

pose ni prévoyance ni épargne; celui-là, dégoûté par

les charges, les vexations et les dangers qui empoison-

nent la jouissance de plus en plus hypothéquée du plus

humble manoir.

Ce n'est plus à la terre que sont attachés les titres

honorifiques, symboles assez- logiques pourtant des

anciennes seigneuries. Toute distinction étant surtout

personnelle, s'il y a des barons, des comtes et des mar-

quis, il n'y a plus de baronnies, de comtés ni de mar-

quisats et le triomphe de la doctrine de l'égalité est

d'ériger endignitaire

féodal le ci-devant prolétaire.

Mais s'imaginer qu'à ce compte il ne perde rien des

prérogatives du châtelain serait une grave erreur ses

priviléges à lui sont seulement un peu plus positifs. Si

le fronton de son castel n'est pas orné du relief de. son

blason, c'est que son fief est hypothéqué sur le budget de

l'État et n'est grevé d'aucune des taxes qui pèsent sur la

plèbe de ses administrés ou vassaux, et rien ne peut les

soustraire à sa protection.

Page 166: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

Doucette bizarre combinaison sociale résultent les

plus étranges enseignements ceux qui répartissent les

impôts n'en payent point; et ceux qui pratiquent l'art

d'exploiter les capitaux sont les arbitres officieux et trop

souvent officiels de la valeur des terres et de leur culture.

Voilà pourquoi la contribution foncière atteint en France

la dernière limite au delà de laquelle le producteur

n'aurait plus rien à donner; voilà comment l'écono--

miste dont les journaux éditent les oracles affirme à sesd

crédules lecteurs que le sol n'est pas assez imposé. Pour

le démontrer, le prestidigitateur use d'un procédé fort

simple; c'est d'assigner pour base au capital de la

richesse un chiffre fabuleux.

Mais cetle fiction pourrait s'étendre à l'infini sans

donner à son produit net plus de réalité. La valeur

nominale d'an million d'assignats ne représentait pas,

en 1795, mille francs en numéraire; et la terre renfer-

mât-elle des trésors inconnus, encore faudrait-il les en

extraire avant de les porter en compte. Or le produit

net de la terre est la seule prise réelle sur laquelle

l'impôt puisse s'asseoir il est d'ailleurs trop clairement

établi que dans les départements les plus favorisés on

ne laisse pas au producteur plus des trois quarts de ses

revenus, et que le propriétaire est passible de toutes les

éventualités~ de l'insolvabilité de son fermier comme

de l'incertitude des récoltes; il serait donc difficile d'ad-

mettre qu'une surcharge fut sans danger, dans le triple

intérêt du propriétaire, de l'agriculture et du fisc lui-

même/De telles erreurs ne sont pas cependant sans

gravité sous la plume d'un fonctionnaire, que la presse

quotidienne ne s'occupe ni do lire ni de réfuter.

Nous avons oui le grand Napoléon demander à l'ar-

Page 167: les ruines de la monarchie française 1

DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

chitrésorier Le Brun pourquoi il aurait voté contre le

cadastre, et celui-ci lui répondre « qu'il ne croyait pas

bon d'initier le fisc aux mystères de la richesse publique,

parce que sa tentation est d'en abuser et que sa science

se bornant à saisir ce qui abonde, il lui arrive souvent

d'épuiser la source de ses tributs et de frapper de sté-

rilité l'arbre qui avait trop produit ».

Cette observation ne parut pas déplaire à Napoléon

qui, dans toutes les questions d'Ëtat, cherchait la

vérité avec passion, et souvent, par ses arguties, la

forçait à se révéler. Les partisans du cadastre se sont

plaints de ses hésitations, et ce n'est pas devant lui

qu'un ministre des finances se fût avisé de dire qu'on

doit exiger de l'impôt tout ce qu'il peut rendre Une

chose donne la portée de ce rare génie, c'est qu'il pres-

sentit toutes les ressources qui restaient encore à la

France pour se racheter de l'abjecte servitude à laquelle

la Révolution l'avait réduite.

La résurrection des titres féodaux au profit des

patriotes égalitaires qui, depuis dix ans, les poursui-

vaient avec acharnement, ne fut pas peut-être une

conception très-heureuse, puisqu'elle flétrit la nouvelle

noblesse d'un ridicule originel et indélébile; mais le

fond de sa pensée se manifesta lorsqu'il imagina de

reconstituer la grande propriété par la création des

majorats. Il y aurait attaché naturellement des préroga-

tives et des privilèges, puisqu'il les déclarait indivi-

sibles et transmissibles par investiture, en dehors des

successions ouvertes au partage. Il avait déjà rangé

les officiers de la Légion d'honneur parmi les électeurs

i. M. Humann, dans son rapport sur le budget de 1832.

Page 168: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

de, droit, et préparé son classement de notabilités com-

munales, départementales et nationales, sous la condi-

tion préalable de posséder un domaine dont l'im-

portance eût été graduée et l'étendue proportionnée

en raison de l'impôt qu'il subissait, impôt dès lors

invariable et affranchi de toute augmentation. 1,En généralisant la faculté de constituer la terre en

majorais au minimum de 3,000 francs de revenus, il

eût arrêté à coup sûr ou modéré le morcellement; il

eût rétabli lavaleur politique et morale que tout gou-

vernement qui compteavec l'avenir doit reconnaître à

la possession d'une portion du' sol de la patrie. Cette

restauration ne répugnait pas aux parvenus de la Révo-

lution, et elle avait, en elle-même, plus de puissance et

d'efficacité que la malheureuse parodie du droit d'aî-

nesse proposée sous le nom de ~ygc~M~ par le minis-

tère de M. de Villële. Mais la lèpre contagieuse qu'on

appelle les conquêtes de 89 est apparemment devenue

incurable, puisqu'elle a survécu au traitement du seul

homme dont elle ait reconnu la domination. Elle s'im-

pose encore à ceux mêmes qui ont le courage de la mé-

priser. Nous en trouvons la preuve dans un ouvrage

franchement destiné à la combattre, et dont l'auteur

croit devoir commencer par l'énumération des réformes

utiles dont il est d'usage de lui faire honneur.

A la vérité, parmi les abus dont la Révolution a

délivré la France, on n'en trouve pas de plus autocra-

tique que celui des jurandes et des maîtrises, c'est-à-

,dire les garanties morales ayant pour objet d'honorer

les professions laborieuses, et d'assurer du travail à

l'ouvrier que le respect de l'ordre et de la probité

éloignait de la débauche et du vagabondage. Il pouvais

Page 169: les ruines de la monarchie française 1

DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

y avoir quelques amendements à introduire dans les

règlements protecteurs des arts et métiers; mais on ne

voit pas en quoi leur abolition a pu relever la condition

du prolétaire; et le serf des ateliers, admis sans examen

et congédié sans explication, est un peu moins consi-

déré que le compagnon appelé à devenir maître.

Qu'avaHren effet à espérer de son isolement l'individu

soutenu et grandi par la corporation à laquelle il appar-

tenait ? L'abus qu'on voyait dans la chose ne serait-il

pas plutôt dans sa suppression? Cela est palpable, et

l'on est induit à soupçonner la sagacité native de cet

habile polémiste d'avoir fait cette concession au préjugé

de ses lecteurs, uniquement pour leur insinuer une

vérité qu'ils n'auraient pas acceptée dans sa crudité, à

savoir, que la Révolution n'a rien fait de bien, et qu'aux

yeux de tout homme de sens et de cœur, le progrès de

89 pourrait bien se résumer en un amas de sottises, de

contradictions et d'iniquités

L'abolition des dîmes et des rentes féodales est un

autre bienfait de la Révolution, célébré avec un égal dis-

cernement, mais dont personne encore n'a compris les

avantages. Les propriétaires en ont été arbitrairement

dépouillés c'est un fait. Mais quel profit en ont retiré

les générations survivantes?

On a bien essayé de distinguer les droits seigneu-

riaux du prix des fermes. Mais le paysan, qu'on a si

libéralement anranchi des premiers, serait fort embar-

rassé de dire ce qui lui en est resté au renouvellement

de son bail. Depuis que le fractionnement du sol en a

livré une part au travail manuel de son propriétaire

1. Cet écrivain est M. Grenier de Cassagnac, publiciste dans ses

livres et journaliste dans ses articles, mais toujours homme d'esprit.

Page 170: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

besogneux, et l'autre aux calculs. d'un avare acqué-

reur, la condition du laboureur est devenue beaucoup

plus dure et plus précaire. Son nouveau maître ne lui

laisse que cequ'il ne peut pas lui disputer, et fût-il

aussi paternel qu'un ci-devant seigneur envers son

vassal, il ne viendra jamais à son aide, car. il est lui-même dans la gêne.

Si les larcins de la Révolution ont augmenté le

bien-être des populations rurales et protégé l'agricul-

ture, comment expliquer l'abandon progressif des cam-

pagnes, la démolition de tous les châteaux, et l'expro-

priation ou la mutation perpétuelle de toutes les terres?

Le peu de faveur que la législation accorde à la pro-

priété et l'immixtion importune de l'administration dans

la gestion du propriétaire et du fermier sont bien

propres à en dégoûter le, capitaliste, assiégé par les

mille séductions des placements à gros intérêts et des

spéculations lucratives.

Tout cet appareil d'autorité, d'enseignement et de

congrès agricoles ne délivrera pas nos sillons des

insectes qui rongent les semences, des gelées qui

glacent les floraisons et des inondations qui noient les

racines. La connaissance des couches locales et la pra-

tique routinière l'emporteront toujours sur les plus

ingénieux expédients. L'intérêt privé veut bien être

averti, mais non tenu en tutelle. Il est assez clair-

voyant pour qN'on lui laisse le soin de se défendre.

L'aide inopportune qu'on lui impose n'est jamais qu'une

entrave à sa liberté. Les raffinements de l'art peuvent

aller jusqu'à féconder un sol épuisé, mais non à le

rajeunir, et malheur au naïf et docile imitateur qui en

attend l'équivalent de ce qu'il lui coût~ Les grands

Page 171: les ruines de la monarchie française 1

DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

propriétaires, intéressés eux-mêmes au succès des

exemples qu'ils donnent, seront toujours des conseil-

lers plus écoutés que les protecteurs officiels et les

fermes-écoles. Les agriculteurs pratiques savent se

sufnre; et quant aux propriétés parcellaires, plus on

les assistera, plus la misère et l'abandon démentiront

les promesses de la science.

L'industrie agricole peut avoir besoin d'être excitée

et protégée sur un sol ingrat ou abandonné par des

populations abruties ou déchues. Quand Méhémet-Ali

exploita, pour son compte, la fertile mais indolente

Égypte, le dernier mot de son intelligent monopole

était d'enseigner à se passer de lui et de faire com-

prendre à ses sujets inertes les mystères de la richesse

et le prix du travail. Le Français n'en est pas encore

arrivé à ce degré de caducité, qu'il lui faille le secours

d'un commis pour apprendre ce qu'il sait mieux que

lui. Le commérage administratif est une des plus déplo-

rables aberrations de l'école révolutionnaire et un

dernier fléau ajouté à celui de la division et de l'avilis-

sement de la propriété. L'encouragement officiel est

d'une parfaite inutilité; il y a plus il est importun, il

fait obstacle aux véritables améliorations, car il ne tient

pas compte des économies usuelles et des prévoyances

qui font partie essentielle de la science agricole, toute

pratique, et toujours en mesure d'établir la balance

journalière de ses avances et de ses produits; tandis

que l'unique soin de l'enseignement est de substituer,

en tout, le rudiment à l'usage, l'ostentation à la réalité

et l'autorité à l'expérience.

Tant que la culture du sol ne sera pas privilégiée

entre toutes les industries, et le propriétaire de la terre

Page 172: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

honoré un peu plus que le boutiquier et l'usurier, on

doit s'attendre à la promiscuité de toutes les profes-

sions, à l'abaissement progressif du thermomètre moral

,et politique, à la confusion et à la décomposition de

cette nation française qui se croyait à la tête de la civi-

lisation et qui le fut peut-être, en effet, avant 'd'avoir

détruit de ses propres mains les éléments de sa gran-

deur.

Nous avions donc quelque raison de considérer l'état

légal de la propriété avant 89 comme le principe con-

servateur et civilisateur de l'ancienne France. Les lois

féodales avaient disparu de nos codes, mais la terre

avait conservé sa juste prédominance dans nos institu-

tions. Elle n'était possédée qu'én vertu de contrats

authentiques et transmise généralement que dans l'in-

tégralité caractéristique de chaque domaine. Le frac-

tionnement, il est vrai, n'en était pas interdit par la loic

mais tant que les mœurs et l'esprit de famille ont mo-

déré les avides aspirations du pauvre pour le champ qui

lui rend moins que le .travail de ses bras, la faculté

d'en distraire quelques parcelles s'exerça sans danger;

car le paysan, jugeant avec une sagacité merveilleuse

qu'à mesure des perfectionnements du sol et de la cul-

ture sa charge deviendrait plus légère, préférait l'ar-

rentement à l'achat.

Mais quand la manie de légiférer fit irruption dans

nos assemblées composées de procureurs et de so-

phistes, toutes les traditions et toutes les idées pratiques

furent bouleversées. Lorsque tout le territoire fut mis à

l'encan, les coltines furent inopinément déboisées, les

parcs rasés autour des châteaux démolis, et le système

agricole de la France menacé dans toutes ses garanties.

Page 173: les ruines de la monarchie française 1

DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

Quelques voix s'élevèrent parmi ces ruines, pour rap-

peler la prophétie de Sully et tàchef de faire com-

prendre que les eaux et forêts étaient douées d'une

vertu productive dont les plaines allaient être déshéri-

tées, lorsque leurs ombrages protecteurs cesseraient

d'alimenter les sources qui les fécondent. On s'obstina

à faire de la terre une marchandise qui se brocanta, se

fractionna et se falsifia commè une denrée, un objet

d'art ou un tissu.

Cependant la propriété, c'est le sol; le sol, c'est le

pays. Il a beau changer de maître, il est inamovible, et

avant de lui appartenir, il dépendait et dépend tou-

jours des monts qui le dominent, des attenants d'où lui

viennent l'air, le soleil, le ruisseau, qui concourent à le

fertiliser; il ne peut pas être transféré comme l'outil

qui fonctionne aux mains de l'ouvrier. Il est le produc-

teur de tout ce qu'emploie ce dernier, des matériaux

qui composent et couvrent son logis, du pain qui

nourrit sa famille. Il paye le travail plus régulièrement

que la plus active industrie. Mais il s'épuise ou résiste

quand on le morcelle ou qu'on l'isole. Le dénuder ou

le démembrer, c'est le dénaturer ou l'appauvrir. Il a

besoin d'air, d'espace et de contiguïté; la variété des

sites, la communauté des irrigations et l'engrais des

troupeaux sont autant de conditions solidaires de sa

fécondité.

On ne peut donc méconnaître les bornes mises par

la nature aux droits de l'homme sur les éléments, ni la

supériorité des dons prodigués gratuitement par la

terre, ni la spécialité des intérêts agricoles, ni l'impor-

t. Une phrase des Mémoires de Sully porte textuellement que laFrance p~t)'a faute de &OM.

Page 174: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

tance ou le danger des règlements qu'on prétendrait

lui imposer; on aura beau reboiser les coteaux et sou-

mettre la plaine à l'épreuve du drainage, on ne rendra

ni aux uns les divers épanchements que la conforma-

tion primitive des lieux avait ménagés, ni à l'autre les

sucs végétaux qui auraient prévenu sa nudité.

Ce sera le stigmate d'impuissance et d'opprobre de la

Révolution, de ne vouloir, de ne pouvoir même revenir

à la sage répartition des propriétés territoriales, qui

faisait la prospérité, l'union et la solidité, de l'ancienne

monarchie française de n'avoir à opposer à la noblesse

déchue que des agioteurs, des usuriers et des concus-

sionnaires et, pour que rien ne manque à sa dégrada-

tion, pas même le ridicule de parodier1 les ordres

religieux par le saint-simonisme ou le mormonisme,

de travestir les familles, dont se composent de temps

immémorial toutes les sociétés humaines, en phalans-

tères où la promiscuité des sexes et l'orgie en perma-

nence ne peuvent manquer de réaliser toutes les aspi-

rations de l'homme régénéré, évidemment affranchi des

infirmités de.la vieillesse et de la mort, préjugés dis-

parus avec l'ancien régime.

1. Ce que ne peuvent pardonner tous ces impuissants redresseurs de

torts aux pieuses congrégations qui ont défriché et civilisé l'Europe, ce

sont les grands biens qu'ils leur ont volés, sans en être plus tâches. Les

couvents n'avaient pas, comme eux, la prétention de supprimer la

famille, mais de I& suppléer pour ceux qui n'en .avaient pas, et de la

sancti&er par l'abnégation et la charité. Leurs propriétés, accrues par la

vie austère du moine, étaient moins exposées que les domaines privés

aux variations qui font une nécessité de l'épargne, et voilà pourquo

elles étaient toujours secourables à l'indigence et à l'agriculture.

Page 175: les ruines de la monarchie française 1

DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRÂ~AISË

)t. DU DHOM' DiV!N J

On peut nier la légitimité, comme ou nie l'existence

de Dieu; mais on ne peut refuser à l'une et à l'autre

d'être la solution la plus naturelle du problème social

et des mystères de la conscience humaine, Tl ne manque

pas de sublimes esprits dont laraison se révolte au

seul mot de <o~ o~'M. Grâce aux progrès de la philo-

sophie, jadis fille du ciel, d'où elle est descendue pour

aspirer Ici-bas aux honneurs de la bourgeoisie, les plus

crédules au dogme de la souveraineté du peuple sou-

rient de pitié à cet humble aveu de l'ignorance hu-

maine, que l'autorité vient de Dieu. Leur orgueil s'en

indigne comme d'un blasphème contre cet autre article

de foi qui les proclame eux-mêmes les souverains du

monde. Ils veulent bien se donner pour la source

fictive de tous les pouvoirs qui daignent se prévaloir de

leur aveu tacite pour les opprimer impunément. Mais

ils s'imaginent faire acte de supériorité intellectuelle

en excluant de leur enseignement et de leurs institu-

tions tout ce qui tendrait à reconnaître l'intervention

surnaturelle d'une sagesse antérieure à la sagesse des

hommes, laquelle aurait posé les règles du droit et de

l'équité, dont ils abusent quand il leur plait, mais dont

ils prétendent que le sentiment est en eux-mêmes.

C'est ainsi qu'on arrive à l'absurde. Où serait donc

la garantie des maximes morales qui sont le lien de

toutes les sociétés et que proclament tous les gouverne-

ï. Cette question n'est que le complément de la pt'ëcéJente. Toutes

les légitimités sont identiques et solidaires.

T. 1. H1

Page 176: les ruines de la monarchie française 1

LES RC1NES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

ments, si elles ne procédaient pas de la croyance uni-

verselle et n'étaient pas admises par la conscience? Ce

n'est pas celle-ci qui les a inventées. Elles ont été for-

mulées dans une même entente, par toutes les langues,

et toutes les âmes intelligentes y reconnaissent un

attribut de !a suprême intelligence infuse à leur propre

nature. Quelle valeur auraient des lois, en dehors de

ces notions primitives que nul n'a découvertes, mais

que nul ne méconnaît? Aux combinaisons les plus sub-

tiles de la souveraineté populaire, il manquera toujours

la double sanction de la logique et de l'exemple, qui

n'ont jamais doué l'autorité d'intelligence qu'en la per-

sonnifiant.

La monarchie est le meilleur des gouvernements par

cela seul que plus l'autorité est stable et incontestée,

plus les sujets sont libres et protégés par elle. Le roi

est le père de famille. Pourquoi abuserait-il d'un pou-

voir reposant sur la confiance qu'il inspire, et viole-

rait-il gratuitement les lois qui font sa force? Ces lois

sont celles du pays, lois consacrées par la conscience

publique, h religion et la tradition. Nul ne les ignore

et ne songe à les contester. La pensée de les mettre en

question ne peut provenir que des entraves et des sub-

tilités dont on se croit obligé d'entourer ces gouverne-

ments mixtes et constitutionnels, les pires de tous, qui,

à force de précautions puériles et de défiances inju-

rieuses, ne laissent rien au libre arbitre de la con-

science et de la raison. La démocratie pure, qui est une

hypothèse, peut, à la rigueur, se concevoir à l'état

d'abstraction, et l'on peut admettre, sans impiété, que

Dieu ait continé dans quelque coin inconnu du monde

habité une communauté d'hommes de substance ange-

Page 177: les ruines de la monarchie française 1

DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

lique,sans

cupiditéet sans envie, tous doués d'une

raison et d'uneintelligence

àl'épreuve

des séductions.

Mais entre cetteutopie

et la monarchie iln'y

aque

des

négations.

/En matière d'autorité, comme en matière de foi,

l'hérésie est plus inconséquente que l'athéisme. Si des

nations civilisées ont à subir le despotisme, ce n'est pas

de leur souverain héréditaire qu'elles ont à le redouter,

mais des factieux et des usurpateurs qui réussissent à

s~ mettre à sa place. L'ordre moral serait un problème

insoluble sans l'existence de Dieu; ainsi l'ordre poli-

tique est inconcevable si l'intelligence qui le maintient

n'est pas souveraine et libre comme la Providence elle-

même. Divin par son origine, le pouvoir doit refléter

les attributs de la Divinité. Son droit primordial ne peut

pas plus être restreint que défini. Mais on peut d'autant

moins le nier qu'on n'a jamais pu lui en substituer un

autre. La souveraineté du peuple l'invoque elle-même,

lorsqu'elle se donne pour la voix de Dieu. Cependant

cette souveraineté se résume, en dénni tive. dans un vote

éphémère, dicté ou acheté d'avance par quelque ambi-

tieux dont ce souverain postiche est toujours la dupe

ou le servile instrument.

Sur quoi donc vote ce peuple, en admettant qu'il

ait l'intelligence de sa souveraineté? Apparemment sur

quelque chose en dehors de lui, quelque candidat qu'on

désigne, quelque vérité qu'il n'n pas inventée, ou

quelque banalité utilitaire généralement admise. Cet

exercice de son droit prétendu est donc subordonné à

un autre ordre de vérités qu'il subit, à un droit anté-

rieur, indépendant de lui, supérieur à sa volonté; droit

incontesté, droit inné, ou droit divin. La dérision de ce

Page 178: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

concours populaire est évidente restreint à ce qu'il y

a de plus simple et de plus positif, un vote, il se voit

réduit à le porter sur des noms inconnus pour lui, les

seuls qui aient chance de succès, noms qu'on lui impose

et qu'il eût repoussés si l'initiative avait été laissée a.

son libre arbitre.

Une vérité abstraite, en présence du fait qui la

méconnaît, n'en est pas altérée dans son essence, mais

subit un démenti qui porte atteinte à son autorité. Un

gouvernement n'est pas illégitime parce qu'il est im-

provisé, car toute chose a un commencement et une

nn; et il y a des usurpations qui sont des bienfaits

pour les peuples, quand elles ne détrônent que l'anar-

chie. Mais la durée, c'est indubitable, ajoute au pres-

tige du pouvoir et le sanctionne de plus en plus

chaque dépositaire qui l'a reçu comme héritage y

acquiert un titre que n'avaient pas ses devanciers. L'au-

torité qui succède, partant d'un point plus élevé que

celle qui se crée elle-même, se rapproche du droit que

cette dernière avait contre elle..Retrempée dans cette

sphère plus pure, elle y reçoit une sorte de consécra-

tion qui la rend plus compatible avec la justice. La suc-

cession est un fait providentiel. Ce qui se passe du con-

cours des volontés mortelles est d'institution divine, il

faut bien le reconnaître et la durée, comme la sagesse

des gouvernements, contribue à les légitimer. « Il y a,

dit Benjamin Constant, quelque chose de miraculeux

dans la conscience de la légitimité » Toutes les

croyances, toutes les vérités morales ont la même

origine. La charité, le sacrifice, le respect du droit, ne

1. D<; f~t'~f/e e&M~M~e e< ff<MM)ya<wH, page 26j.

Page 179: les ruines de la monarchie française 1

DU PRINCIPE. CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

sont pas des jeux d'esprit qu'il ait été donné à la philo-

sophie de réglementer. Ce seront toujours des mystères

pour ceux qui ne croient pas au droit divin.

Contre ce droit les petits esprits auront beau pro-

tester dans leur superbe, ils le trouveront derrière tous

les droits écrits. Il a pour synonyme le droit nature,

le droit inné et même le droit inventé et professé par

les légistes. Antérieur à toutes les formules réglemen-

taires, celles-ci n'ont cours qu'autant qu'elles portent

son empreinte. Appliqué à la légitimité du pouvoir, il

lui donne quelque chose do sa céleste origine, puisque

la souveraineté s'élève par lui au ministère de l'éter-

nelle justice et ne peut plus en dévier sans déchoir. Les

dérogations ne vicient pas la source d'où elles déri-

vent, elles confirment au contraire la pureté du prin-

cipe dont émane le pouvoir. Il s'altère ou s'affaiblit

dès qu'il s'en écarte. Le droit ne se maintient que

par le respect du droit, et celui du monarque est au-

dessus des autres par cela seul qu'il les sauvegarde

tous; s'il l'oublie, il y est bientôt rappelé par la pertur-

bation du sien. Ces vérités ne sont pas~nouvellos';

mais elles ne sont pas de nature à faire impression sur

nos dogmatistes, rebelles aux leçons de l'expérience

ils ferment volontairement les yeux à l'évidence du fait

qui partout, et dans tous les temps, n'a jamais signalé

la démocratie que par son impuissance, sa turbulence,

1. Témoin ces vers de d'Auhiguë

Itois par Dieu mcmc élus, beaux piliers de sf))) tetnp)).Quand vous le profane: vous ('tes ébahis

Que, désoMissant, vcM n'êtes obéis!

Car Dieu rendant exprès les peuples infidet').Par leur rébellion punit les rois rebelles.Votre eceptM appartient au poiMant Hoi des rni<

MéprisM-0~9 son jon~, on mcnri"<* vnt lniq,

Page 180: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

ses violences et ses atrocités. L'Ëtat populaire n'est

pas seulement le pire des États, selon l'expression de

Corneille, il en est encore le plus incapable et le plus

précaire.

Mais n'espérez pas convaincre d'une vérité qui les

humilie les esprits faussés par la Révolution. On con-

naît tout leur respect pour ce qu'ils appellent la volonté

nationale, et tout leur dédain pour la royauté. Ils n'ad-

mettent pas de contrat synallagmatique' entre tous et

un seul. Semblables au singe de La Fontaine, ils pren-

nent un principe pour un nom d'homme.

Qu'est-ce, en effet, qui constitue la légitimité, /c~

M~MMMS, si ce n'est la raison d'État? A moins de pré-

tendre que le pouvoir peut être à la fois électif et per-

manent, ce qui implique contradiction, n'est-on pas

d'accord sur ce point, qu'il lui faut de la stabilité pour

acquérir de la force et donner de la sécurité? Or, quel

moyen de le rendre durable, si ce n'est par la succes-

sion ? et la succession elle-même, si ce n'est par la ligne

la moins variable? La primogéniture, le droit suc-

cessif, la légitimité, le droit divin, ne sont donc qu'une

même expression, une même vérité politique, une loi

de raison. La famille consacrée ne s'appartient plus. Mais

le but de son sacrifice en justifie la prérogative. Elle

ne peut abdiquer sans honte, on ne peut la déposer

sans crime; car la génération qui s'en arrogerait le

droit briserait à la fois avec son passé et avec son

avenir; eUe volerait à sa postérité ce qu'elle n'aurait

reçu de ses ancêtres qu'à la condition de le trans-

mettre.

Mais de quelles prémisses les sophistes ont-Ils induit

que la souveraineté était sœur du despotisme, et qu'en

Page 181: les ruines de la monarchie française 1

DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRA~ÂISE

recevant leur mission d'en haut les rois n'avaient pas

de devoirs à remplir? Où ont-ils vu, si ce n'est dans

les comptoirs de Londres et de New-York, que les

hommes sont une marchandise, qu'on peut la louer

comme du bétail, l'exploiter comme une métairie?

Cette coutume est beaucoup plus familière aux prati-

ques industrielles et aux mœurs démocratiques qu'aux

doctrines chrétiennes et monarchiques. Une vérité

devenue triviale depuis que les ministres de l'Évan-

gile l'ont répandue par tout le globe, c'est que les

devoirs des grands sont plus étroits que ceux de leurs s

inférieurs, et que les rois ne s'appartiennent pas, mais

se doivent à leurs sujets. Ces maximes sont formulées

dans les lois de toutes les monarchies tempérées, et il

n'y en a pas d'autres dans l'univers chrétien.

La grande erreur de tous les réformateurs modernes

est de croire uniquement à la puissance des lois

écrites et de se persuader que les hommes se laissent

conduire par des formules; comme si la voix de la

conscience, qu'on ne fait pas taire, même quand on la

dédaigne, n'était pas la loi suprême la plus générale-

ment comprise, quoique personne ne l'ait dénnie la

plus ancienne et le type de tous les codes, lesquels no

sauraient vivre s'ils ne lui sont conformes.

Elle est bien étroite, la philosophie qui croit pou-

voir se substituer au sentiment religieux et se tracer

des règles en dehors du seul principe qui les explique

et les sanctionne. Ce n'est pas contre la logique, c'est

contre le sens intime, et au besoin contre les préjugés

populaires qu'elle viendra se briser avec humiliation;

car il n'est pas un seul préjugé à l'appui duquel ne puis-

sent se produire des raisonnements plus irrésibtibles que

Page 182: les ruines de la monarchie française 1

LES RHXES DR LA MONARCHIE FRANÇAISE

tous ceux dont le scepticisme se croit armé, puisque

tous sans exception reconnaissent une croyance ou une

vérité pour origine; la science au contraire se place

au-dessus de l'autorité des traditions, et n'aboutit qu'a

la négation des devoirs. Elle donne la mesure de son

impuissance, lorsqu'elle s'attaque à la foi du vulgaire

dans la spiritualité de l'âme, unique solution du pro-

blème social et des contradictions qui séparent perpé-

tuellement sa vie fugitive de sa pensée morale. En

essayant de pénétrer les secrets de la nature, elle

n'aboutit souvent qu'à se rendre les ténèbres visibles,

tandis que le nom de Dieu répond à tout; à ce rayon

lumineux, l'ignorant et le boiteux marchent sans bron-

cher.'l,

L'avocat qui a dit « La loi est athée, » a du être

fier de sa découverte, car il disait vrai au point de vue

révolutionnaire, et jamais sa faconde n'avait été aussi

Intelligible La tradition de ces formules pieuses et

de ces allusions à la Providence, si familières autrefois

dans le langage, n'est pas admise dans les méthodes

d'enseignementj plus que dans le protocole des lois. La

génération .vivante, façonnée aux déiinitions didacti-

ques, ne saisirait plus !a portée des mots mystiques

destinés à sanctifier les actes les plus ordinaires de la

vie. Mais en évitant ces réminiscences chrétiennes qui

entraient dans toutes les conversations et pénétraient

dans les dédicaces de tous les livres, en est-on devenu

t. Qui n'a. oui parler de cet <MMa~MajSO?:<<M~'MM:,prestance irrépro-

chable, organe harmonieux, dont on a fait le type de l'orateur pnrip-

mentaire bourgeois? Il eut beaucoup d'admirateurs. C'est un des Ct'tes

comiques de notre âge. On retrouve les mêmes intelligences en extn~f

devant ces figures q~i tournent aussi majestueusement et aussi imper-

turbablement que les phrases arrondies de M. 0. B.

Page 183: les ruines de la monarchie française 1

PU PR~CIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

plus énergique et plus clair? On accrédite une sorte do

néologie technique où les noms des choses, détournes

de leur acception matériellc, tendent à rendre la pensée

palpable, en lui donnant un corps. Ce procédé a son

mérite et nous ne prétendons pas l'exclure de notre rhé-

torique nouvelle. Néanmoins les emprunts faits à la géo-

métrie et à la physique ne parviennent pas toujours a

élucider les matières abstraites. Elles ne font souvent

que substituer des figures vulgaires à cette langue méta-

phoriquo, manifestation rayonnante des intelligences

promptes à saisir les rapports de ce qui tombe sous les

sens avec l'esprit qui le vivifie. z

Par dédain de l'idéal qu'elle désespère d'atteindre,

la langue savante s'est faite positive, sèche et pauvre

souvent, par raffinement d'orgueil Pour ne pas paraî-

tre rétrograder vers l'enfance de l'art, elle en affecte la

caducité. Mais, en décolorant la pensée, elle rapetisse

les proportions du génie de l'homme, porté au vrai par

le sentiment de l'harmonie et au beau par l'intuition.

Elle ne remplacera jamais le style animé par l'inspira-

tion, ni ces divines expansions de l'âme qui, depuis tant

de siècles, ont défrayé la poésie, l'éloquence et la phi-

losophie elle-même.

La succession, l'hérédité, la primogéniture ne sont

pas des circonstances qui dépendent de la volonté des

hommes la loi peut régler au contraire leurs consé-

quences, mais non les empêcher ou les méconnaître

et comme c'est par la filiation et la transmission que se

perpétuent les familles, c'est aussi par leur aggloméra-

tion et leur continuité que se forment et grandissent

les nations et les États. II a fallu tout le cynisme des

convoitises révolutionnaires pour oser remettre eu ques-

Page 184: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

tion le droit de succéder à son père et de disposer de sa,

propriété. Aucune nation primitive n'y aurait songé

et si parfois quelqu'une s'est fourvoyée dans le mode

de transmission du pouvoir, c'est précisément pour

avoir pris le droit de succession dans son sens absolu.

Quand la dynastie de Clovis fut fondée, on mit si peu

en doute le droit de lui succéder que son trône fut con-

fondu avec les choses divisibles de la succession on

ne s'élevait pas à l'idée abstraite de l'unité de pouvoir.

La loi politique n'était pas encore née. C'est pourquoi

la loi germaine fut appliquée dans toute sa simplicité.

tl n'entra pas dans les idées des contemporains qu'un

fils de roi pût être autre chose que roi. La foi au droit

inné des enfants à succéder à leur père était profondé-

ment enracinée dans les moeurs aussi des princes

prévoyants comme Clovis et Charlemagne n'ont pas

même songé à prendre des mesures pour en prévenir la

confusion. Cependant le droit d'aînesse était une tra-

dition de la Bible, et cette institution patriarcale n'était

pas tellement ignorée des princes convertis au chris-

tianisme que ta reine Brunehaut ne s'en soit prévalue

pour couronner l'ainé des fils de Théodoric de Bour-

gogne, à l'exclusion de ses trois frères.

C'est une loi d'autant plus indispensable à la stabi-

lité des empires que, sans elle, il n'y a ni suite possible

dans leur politique ni sécurité pour les peuples, dont

l'intérêt repose sur la sollicitude d'une tutelle intelli-

gente et par conséquent inamovible. Car plus les indi-

vidualités se multiplient, moins elles ont de force pro-

portionnelle, et plus l'autorité qui les protége doit être

concentrée divisée ou partagée, elle est impuissante

et oppressive. La primogéniture étant le droit inné,

Page 185: les ruines de la monarchie française 1

DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

celui qui en est favorisé est l'élu de Dieu c'est la ligne

mathématique, la tige principale de la filiation, le tronc

même de l'arbre généalogique. C'est donc le droit

primitif,il domine tous les autres, la nature et la

rai-

son le désignent comme le plus compatible avec l'ordre

et la durée. Les nations qui ne le reconnaissent pas

sont privées du plus précieux gage de leur avenir.

Celles qui le répudient, après avoir grandi sous son

ombre, rétrogradent, car sortir du droit naturel, c'est

reculer en civilisation.

Ce droit, on l'a oublié de là les conséquences fatales

dans la transmission de la souveraineté qui ont révélé

toute sonimportance L'empire de Clovis, énervé par

Je partage, acheva de se dissoudre dans les efforts vio-

lents et les luttes fratricides qui naissaient uniquement

du besoin de se reconstituer. La seconde race n'imagina,

pour atténuer ce danger, qu'une fiction non moins

vicieuse et surtout plus incompatible avec le droit divin

de la naissance, l'élection.

Il est digne de remarque que le droit électoral ait

été introduit dans le droit public du royaume des Francs,

à la suite d'une usurpation. Pépin ne se reconnaissant

pas de droit héréditaire crut y suppléer en se faisant

élire, puis sacrer. Ses successeurs recoururent à ce

même mode de consécration, dans l'espoir de se légiti-

mer, et ne firent, en réalité, que constater, avec plus de

solennité, l'absence d'un droit antérieur pour soumet-

tre le leur aux éventualités d'un scrutin capricieux,

s'il n'est pas forcé. Cette sanction sincère ou supposée

tient, en effet, de bien près au dogme de la souverai-

neté du peuple, car toute royauté conditionnelle à son

origine peut légitimement être discutée dans ses actes

Page 186: les ruines de la monarchie française 1

LES HUINE~ DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

et contestée dans son droit. On peut bien se prévaloir

du suffrage populaire pour fonder le pouvoir,-mais non

pour le transmettre car celui qui ne commencerait

pas par s'en affranchir lui-même constituerait tous ses

successeurs en suspicion légale.:c"

L'élection ne remédie donc aux inconvénients du

partage que pour leur en substituer d'aussi graves et

non moins dangereux, sans que la conscience du droit,

ce juge en dernier ressort de toutes les îois inventées

pour redresser la loi naturelle, en soit plus satisfaite.

Les prôneurs du système électoral disent, il est vrai,

que ce droit est dans l'urne du scrutin, et que leurs

votes le confèrent. Mais .cette prétention n'est nulle-

ment fondée elle ne désiste pas à l'épreuve du moindre

examen et touche à l'absurde. On ne donne que ce qui

est à soi, et l'électeur n'est pas plus le dépositaire que

le dispensateur de la souveraineté. Sa voix ne peut

répondre à sa propre inspiration, sans révéler son im-

puissance. Elle n'est que l'instrument passif d'un can-

didat corrupteur et d'une majorité factice. Dans cette

bruyante orchestration, elle n'a pas même l'honneur de

marquer l'accord dans cet acte de souveraineté, elle

ne compte pas même pour appoint. Après commp

avant, elle n'est rien qu'un son..

Comment cette confusion de voix capricieuses ou

serviles aurait-elle la vertu de conférer la souveraineté.

dont on ne conçoit l'image que comme un reflet de la

suprême intelligence et de la justice impassible, lors-

qu'elle ne procède pas même avec liberté ou avec dis-

cernement au choix d'un officier municipal, d'un ma-

gistrat ou d'un député? N'attend-elle pas, pour se

prononcer, qu'on lui désigne le candidat que la brigue

Page 187: les ruines de la monarchie française 1

DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LAMONARCHIE FRANÇAISE

favorise? S'il a un compétiteur assez accrédité pour

rendre la majorité incertaine, celui qui l'emportera d'une

voix aura humilié la. moitié de ses concitoyens, qu'il '1

appelle dédaigneusement la minorité. S'il est l'élu

d'une faction, l'ovation qu'il devra subir sera d'autant

plus insultante pour le parti vaincu. On sait ce que

valent, en général, les idoles populaires plus elles se

jugent suspectes aux gens de bien, plus il leur importe

d'agiter le brandon de discorde si heureusement destiné

a entretenir la fraternité des paisibles habitants du pays.

TeUe la gloire des gouvernements représentatifs semer

partout la haine et la division.

C'est bien le propre du système électif de corrompre

et de dissoudre; aussi l'aristocratie polonaise n'a-t-elle

pu en tempérer la mortelle influence. La patrie eût été

indubitablement sauvée par une royauté héréditaire.

Si la Pologne a, péri victime de ce fléau, mortel à toute

nation qui'se l'inocule, quelle sera donc la destinée de

tous les États démocratiques qui envahissent les deux

mondes ? .Ceux du nouveau donnent aux peuples de tels

exemples de désordre et de démoralisation que l'Union

américaine est devenue la risée des hordes sauvages

poursuivies par sa civilisation illusoire au fond de leurs

déserts. Quant au vieux monde, le spectacle de régé'

nération qu'il se donne n'est un signe ni de maturité

ni de rajeunissement. Le mal de 89 gagne toute l'Eu-

rope, et la Révolution française est le linceul destiné

selon toute apparence à tous les trônes qui ont eu l'im-

prudence de l'accueillir. L'élection souille et dégrade

tout ce qu'elle touche. Elle se nourrit de fraudes, de

jactance et de diffamation; elle enlève au mérite sa

dignité, à la vertu sa pudeur, et n'a que dos déceptions

Page 188: les ruines de la monarchie française 1

1LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

pour le talent sans bassesse. Il lui faut des courtisans

sans vergogne et des favoris complaisants. Ce' que les

ministres de Louis-Philippe nommaient la y~~e élec-

torale était, en effet, quelque chose d'immonde que ma

nipulait leur fonctionnarisme courtois, sans lequel il

n'yaurait jamais eu de majorité possible.

Mais supposez tous les électeurs indépendants et

consciencieux, et aussi éclairés qu'ils le sont peu dans

le choix desagents qui ont à s'occuper uniquement de

leurs affaires locales encore n'auraient-ils pas qualité

pour conférer la souveraineté, car elle n'est pas en

eux. On conçoit à la rigueur qu'un congrès d'électeurs

souverains déférât à l'un d'eux l'empire d'Allemagne;

mais que d'obscurs individus bornés à l'étroit horizon

de leur commune ou, si l'on veut, de leur département,

aient le droit de nommer le chef qui convient à tous les

autres, cela n'est pas sérieux.

Le pouvoir sorti de ce milieu, privé d'air et de lu-

mière, en porte fatalement l'empreinte. Le monarque

émané d'une révolution ou d'un scrutin sera toujours,

quoi qu'il fasse, flottant entre le parti qui croit l'avoir

intronisé et celui qui l'a subi. Il a des amis à ménageret des ennemis à surveiller, intimider ou séduire. Cette

dépendance des uns, et cette défiance des autres, le

rendent malgré lui partial envers une partie de son

peuple; car ses partisans ont quelque droit à ses fa-

veurs, et il est naturel qu'il cède à leurs importunités.

Le bien qu'il voudrait faire, parce que la justice est

sa vie, il ne peut l'accomplir; car il ne s'appartient

pas, et la sphère élevée d'où !a souveraineté innée

plane au-dessus des passions et des partis ne peut con-

venir à sa nature rebelle aux nobles inspirations. Il

Page 189: les ruines de la monarchie française 1

DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

peut être le maitre de ses sujets, il n'en sera jamais le

père. Il obtiendra leur obéissance et peut-être leur

admiration, mais ne s'imposera point à leur confiance.

Comment se croiraient-ils les enfants de celui qu'ils

ont vu naître et placé, de leurs mains, sur un piédestal?

Juste châtiment de l'homme qui croitdans son orgueil

se substituer à celui dont il n'est que la création, en

se donnant pour l'origine de la souveraineté ce n'est pas

lui pourtant qui a créé la famille et inventé l'hérédité.

Les lois qui règlent le fait des successions et consti-

tuent la propriété n'en sont que le complément, et pro-

cèdent elles-mêmes de l'instinct de conservation, de

l'esprit de famille ou dit droit divin, comme on voudra

l'appeler. La sagesse des hommes a plus ou moins lo-

giquement interprété le commandement de Dieu ou la

loi naturelle, mais ne les a point inventés.

Tout le monde comprend que le partage des pro-

vinces, qui composaient un royaume compacte, divise

les frères, compromette la sécurité des peuples et

détruise les nationalités. La succession de Clovis est

une leçon qu'on n'a jamais oubliée. Mais si la souve-

raineté est reconnue indivisible, on aurait dû s'aperce-

voir que l'élection la dénature et l'avilit. Elle en com-

plique les ressorts, l'assujettit aux caprices des factions

et la pousse au despotisme ou à la corruption. Dans le

premier cas, elle finit par devenir la proie du plus fort,

dans le second du plus rusé, et presque toujours du

plus indigne.

Le premier législateur qui voulut soustraire !a suc-

cession royale au fléau du partage recula devant le

danger non moins évident de l'élection, et n'en admit

que Je simulacre entre deux ou trois compétiteurs

Page 190: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA-MONARCHIE FRANÇAISE

cessés d'avance par la prévision paternelle mais

avec cette restriction même, alors que tous les re-

jetons de race étaient réputés rois en naissant le

choix de Fuji d'eux était un arrêt de déchéance pour

les' autres, à moins que ce choix ou cette désignation

ne tombât sur l'aîné. Cette innovation recelait tous les

vices d'une élection réelle. S'il y a eu des rois enfants

parmi ces élus, ce n'étaient à la vérité que, des enfants

de rois mais le prince préféré pouvait être le dernier-

né, le moins digne, l'objet d'une prédilection aveugle,

qu'une promesse surprise à la faiblesse d'un mourant

aurait substitué à celui que le droit d'aînesse et le voeu

public auraient désigné.

Les sympathies sont acquises d'avance aux déshéri-

tés par la pitié qui compatit naturellement aux mal-

heurs, immérités, et par l'indignation que ne manque

jamais de soulever dans tous les coeurs l'apparence

d'une injustice. Cette prédisposition est une puissance

morale dont tout opprimé p' ut profiter à son heure, si

d'ailleurs il a su se ménager des appuis et préparer sa

vengeance. Il y a donc là un germe de révolte et de per-

turbation que manque rarement de féconder l'ambition

déçue, assurée du concours de tous les mécontents et de

l'assistance des masses toujours avides de changement.

Combien d'empires ont été bouleversés par les ob-

sessions des favorites et des marâtres La caducité

rend les caractères les plus forts le jouet de ces séduc-

1. <tJ~yo~:<~M'ctMMMe)'<co)'f~'a ~e<c<~ee<o?!<f~:</<, )'c.ï;eoHs<~K<MS.

Si f/eee~MM /MM /e~t<tM<M )'e/tM~M~<, HMt !M~e!' <?<Mpotestas </n'M<!<!«',

SC~ pO<M, pO~tt~KS ~<!rt<CrCOKfCHM~M KMtMM ex eis eligat.») H (C<~MtK~!H'M,

art. 14, anno 8~.)

2. Jwcpo~'Mo. dit la loi ripuaire. Voir, & ce sujet, dans Grégoire

de Tours, la lettre de saiute Aldegonde aux év~qnea.

Page 191: les ruines de la monarchie française 1

DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

T.L i~

tions dont Louis le Grand lui-même n'a pas su se dé-

fendre. Il est rare que les enfants d'un second lit

ne partagent pas la haine de leur mère pour ceux du

premier; et si plus de la moitié des crimes qui troublent

la société sont la conséquence plus ou moinsdirecte

du

convoi qui porte au sein des familles la discorde, la

misère etlacorruption, combien n'en a-t-on pas à redou-

ter à l'égard des successions royales, ou il y va du salut

des nations ? L'histoire est pleine de ces funestes exem-

ples. La loi saliquo eut épargné trois fois à l'Espagne les

calamités dont elle aura peine à se relever et, quel que

soit le faible des Anglais pour la bâtarde d'Henri VÏH,

Élisabeth, cette même loi eût préservé le trône de l'un

des plus odieux tyrans qui l'aient occupé.

Les inventeurs du dogme de la souveraineté du

peuple n'ont pas omis de se prévaloir du pavois de

Clovis et du sacre de Charlemagne, comme si ces deux

ovations n'avaient pas été la simple proclamation d'un

fait accompli bien avant elles et avec le concours unique

de la volonté des souverains eux-mêmes! 1 Grâce au

ciel, l'autorité ne surgit point d'en bas. L'usurpation,

même quand elle a besoin de la voix du peuple pour se

manifester, n'en use que comme d'un vil instrument

de tréteaux qu'elle jette avec mépris, après s'en être

servie pour attirer les passants. Les cérémonies et les

exemples invoqués avec complaisance par des érudits

plus crédules que leurs lecteurs no prouvent rien,

sinon qu'ils ont été dupes de jongleries familières à

tous les charlatans, du conquérant au saltimbanque.

Rien de ce qu'on lit dans Diodore de Sicile, dans

Strabon, Ammien-MarceIlin, César et Tacite, sur la

Gaule et la Germanie, n'autorise à supposer l'initiative

Page 192: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

de la multitude dans le choix de ses maîtres. Quand

ceux-ci la convoquent pour la rendre témoin de leur in-

tronisation~ ils ne la consultent nullement pour cela,

ils se bornant à luinotifier que c'est

eux qu'elle est

tenue d'obéir.

Lorsque la Révolution vaincue s'humilia devant Bo- i

naparte, est-ce elle qui lui conféra l'autorité souveraine,

poursuivie naguère avec tant d'acharnement dans~ la

royauté, ou< bien lui qui s'imposa lui-même? Les quel-

ques votes surpris ou commandésà la foule des salariés

et des soldats disciplinairement interrogés peuvent-ils

sérieusement se travestir en, vœu sincère et spontané

du pays? En admettant que la nation pût être rassem-

blée ou à peu près représentée, avait-elle à opter seu-

lement entre deux compétiteurs? Le deuxième et le

troisième consuls n'étaient que des comparses. Camba-

cérës et Lebrun eux-mêmes auraient pris pour une

raillerie de mauvais goût le bulletin qui aurait jeté

leurs noms à la risée du public. C'est qu'évidemment,

pour tout le monde, celui qu'on allait proclamer

régnait d6jà et régnait seul. Si le peuple l'acceptait

pour maître, il ne faisait pas acte, en cela, de souve-

raineté, mais de soumission ou tout ou moins d'abdi-

cation de sa souveraineté nominale car il est impos-

sible de souscrire plus humblement à sa déchéance et

d'avouer plus clairement son incapacité, que de se

rendre à la première sommation, sans même oser se

risquer à discuter les. titres en vertu desquels le maître

s'impose.

Nous déRons tous les historiens des rois élus de pro-

duire une seule exception à cette vérité, que le pouvoir

qui ne présiderait pas à sa propre élection ne se réali-

Page 193: les ruines de la monarchie française 1

DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISEHI

serait jamais; car les voix des électeurs n'ont de signi-

fication que par la volonté de l'élu, qui les personnifie.

L'avènement particulier de l'empereur de laRépublique

française aura toujours rendu cet immense service'

d'avoir démasqué l'hypocrisie des patriotes de 89 il a

donné à ces fiers républicains, devenus ses 'courtisans

et ses séides, un démenti trop solennel et trop généra-

lement subi avec résignation, pour qu'il se retrouve

encore en France un homme de sens ou de foi capable

d'attester, sans rougir, cette grande époque des princi-

pes invariables qui ont enfanté 93, le Directoire et

l'Empire. Assouplis à toutes sortes d'apostasies, de tra-

hisons et de bassesses, ils s'entendent rassasier d'éloges

mais ces éloges ressemblent beaucoup à l'argot dont se

servent les ûlous et les malfaiteurs pour se concerter

entre eux sans être compris des passants; au bruit que

font nos démocrates, on crorait qu'il y a encore autant

de patriotes de 89 que de niais pour applaudir à leur

langage, sans en comprendre un mot.

Il n'est guère, en effet, de détectons, de perfidies

ou de sales spéculations où ne figurent, en première

ligne, quelques-uns de ces incorruptibles, âpres au gain,

experts à la phrase, dont tous les discours sont des

réclames. C'est surtout dans ce genre d'éminentes sub-

tibilités que la secte se distingue. On se souvient encore

du nombreux concours d'ingénieuses apologies qui ont

célébré la royauté des barricades. La subtile distinction

du quoique et du pal'ce ~Me est la plus impertinente dé-

rision et la plus basse flatterie qui ait jamais été cra-

chée à'la face d'un peuple et d'un roi; car à moins

d'admettre que M. Dupin, à qui on attribue ce bon mot,

et M. Thiers, qui l'a amplifié, ne fussent des compéti-

Page 194: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

teurs sérieux et possibles du trône, il faut bien l'avouer,

le parce que était la raison de leur infériorité relative

ou de leur infirmité personnelle. Ni les qualités du roi

de leur choix ni l'estime dont il était entouré n'auraient

pu préserver le ~Mo~M<? des huées de l'Europe, fût-il

couronné par l'Académie.

De même que l'institution patriarcale du droit d'aî-

nesse eut pour objet la conservation des familles, celle

delaprimogéniture seule peut perpétuer les dynasties

et conserver les nationalités. Les règnes les plus glu-

rieux sont transitoires et laissent souvent, avec leur

œuvre inachevée, des germes de dissolution dont" eux

seuls auraient pu prévenir le développement. Si leur

successeur n'est pas solidaire de leurs actes, initié à

leurs conceptions, intéressé à leur succès, chaque avé-

nement devient une réaction, l'occasion de nouvelles

luttes, l'abandon des intérêts engagés, l'interruption,

sinon la condamnation des entreprises commencées.`

L'esprit désorganisateur qui s'est glissé dans tous

les conseils des rois de l'Europe, gêné par la loi salique,

s'accommode assez volontiers du règne des femmes,

dans la persuasion que le sceptre tombé en quenouille

est toujours vacillant aux mains débiles d'un sexe plus

ordinairement possédé du désir de plaire que du besoin

de commander. Il s'est trouvé cependant des reines

dont le génie et la sagesse ne le cèdent en rien aux

rois les plus énergiques; et s'il était possible d'enter

sur cette tige une filiation invariable, ce serait indubi-

tablement un ordre de succession préférable à l'élection.

Les hommes auraient à se féliciter, à plus d'un titre, Je

retrouver l'autorité maternelle, avec tout ce qui la rend

si intelligente et si chère, sous les traits de leur sou-

Page 195: les ruines de la monarchie française 1

DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

veraine. Mais quoi de moins compatible avec la dignité

du trône etles justes susceptibilités de l'esprit national,

que l'invasion de la couche royale par un fiancé étran-

ger, réduit aux fonctions de prince-époux et forcé, pour

être quelque chose,- d'importer au sein du cabinet des

inuuenoes extérieures ou de s'allier à quelque faction ?

Cette position équivoque et peu honorable de mari

dégradé sufnrait à préserver les femmes des soucis du

gouvernement. Est-ce pour cela que les démocrates et

les constitutionnels tolèrent ou favorisent cette fiction

de souveraineté nominale sous forme d'une idole à

laquelle on rend des hommages dérisoires, hypocrites

et impies?

La loi de primogéniture étant la plus naturelle est

donc aussi la plus sociale, et par conséquent la plus

légitime. Elle est tutélaire, car elle préserve l'État des

ambitionsrivales elle est conservatrice, car l'ordre éta-

bli participe de son immuabilité elle est nationale, car

eUe garantit le pays du danger des influences étran-

gères. Toutes les dynasties qui ne l'ont pas adoptée

sont précaires et plus ouvertes que les autres aux agi-

tations et aux usurpations. L'expérience ne s'est pas

fait attendre, qui devait en manifester l'efficacité et la

sanctionner comme la condition indispensable de toutes

les monarchies destinées à survivre à leur fondateur.

En entrant résolument dans cette voie, Hugues ou-

vrit à ses descendants un avenir de calme et do progrès

qui ne s'est plus arrêté. En s'adjoignant son premier-

né, il contractait avec la génération naissante une

alliance indissoluble, et, ce que la politique antérieure

et les mœurs barbares des règnes précédents n'auraient

pas supporté, une paix qui dura plus d'un siècle, de 991

Page 196: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCt~E FRANÇAISE

à 1133 sans interruption'. Quelle cause assigner à cette

longue interruption des guerres acharnées qui avaient

ensanglanté et dépeuplé la Gaule depuis Clovis, si ce

n'est que Hugues plaça lui-même la couronne sur la

tête de son premier-né; que Robert, à son exemple, fit

sacrer son fils Henri; Henri, Philippe I"; Philippe,

Louis le Gros; celui-ci, Louis le Jeune, et ce dernier,

Philippe-Auguste?

Les victoires de ce monarque couronnèrent digne-

ment cette glorieuse période, pendant laquelle la royauté

se fortifia, effaça de ses lois et de ses mœurs les der-

nières traces de la barbarie, et commença, contre la

féodalité, la guerre savante et populaire qui sut prévenir

toutes les résistances et fonder cette unité nationale

qui, pendant tant de siècles, a fait du gouvernement

français l'objet des respects du monde et le centre de

la civilisation. Toules les pensées généreuses, toutes Ie~

institutions utiles, toutes les libertés compatibles avec

la raison et la dignité humaines mûrissaient et se déve-

loppaient, sans entraves, à l'ombre de cette autorité

féconde; toujours elle fut calme parce qu'elle était im-

muable, et les vicissitudes, non plus que la mort de ses

plus glorieux monarques, n'en obscurcissaient le salu-

taire éclat, si ce n'est comme un nuage passager inter-

copte les rayons dti soleil. Cette union séculaire de deux

races de peuples et de rois en avait fait une famille

indissoluble; quelques dissidences intestines pouvaient

l'agiter, mais aucune force extérieure n'eût eu le pou-

voir de l'entamer ou l'imprudence de l'affronter.

Elle est tombée, cependant, cette monarchie mo-

i. Robert et Philippe 1er armèrent, à la vérité, leurs vassaux, pour

réclamer les apanages qu'ils prétcndatent inhérents à leur titre de

Page 197: les ruines de la monarchie française 1

DU PRINCIPE CIVILISATEUR DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

dèle! Et ce ne sont ni les ligues des nations rivales ni

les cataclysmes précurseurs des bouleversements du

globe qui l'ont renversée. Les notions confuses du droit

transférées, par les légistes, du code à la constitution

des empires, et les subtilités d'une philosophie anti-

chrétienne ont suscité les légions d'insectes qui y sont

attachées. Les avocats et les sophistes ont été les vers

rongeurs du fruit de la civilisation.

roi. Mais ces mutineries ne brouillèrent pas les fils avec leurs pères

Hugues et Henri. Les mœurs féodales les expliquent et en atténuent la

gravité.

Page 198: les ruines de la monarchie française 1

CHAPITRE V`

SIÈCLE DE LOUIS XIV

Il importe de distinguer le caractère général que les

mœurs et la civilisation ont imprimé à un siècle tout

entier, de l'éclat passager d'un règne glorieux. Les

temps de barbarie et de décadence ont eu des inter-

valles de fortune et de génie justement admirés de la

postérité, mais ils n'ont laissé que de beaux souvenirs

et des monuments stériles. Tels sont les règnes de

Charlemagne et de Napoléon. Après la mort du pre-

mier, les ténèbres ont envahi de nouveau l'Europe,

comme si le ûambeau de la civilisation s'était éteint

avec lui. A la chute du second, l'esprit révolutionnaire

souffla de plus belle sur le monde, comme si les tem-

pêtes s'étaient échappées toutes à la fois de l'antre où

sa main les avait tenues enchaînées; ainsi l'apparition

du grand homme appelé à dompter la Révolution n'en

fut elle-même qu'un épisode héroïque.

La monarchie de Louis XIV fut à la fois une époque

mémorable et un grand règne. Elle résume et réalise

toute la pensée qui anima sa dynastie. Ce fut à la force

expansive que lui avait conférée aa descendance de tant

de rois illustres, et aussi a la supériorité de son esprit

et à sa grandeur d'àmo que ce prince dut de présider

Page 199: les ruines de la monarchie française 1

SIÈCLE DE LOUIS XIV

au développement jusqu'alors inouï de toutes les facul-

tés qui honorent l'humanité, et de donner son nom au

plus beau siècle qui ait lui sur le monde.

C'est comme l'expression et le complément du prin-

cipe civilisateur qui intronisa sa race, que l'étude de

ce règne incomparable touche par tous les points à la

tâche que nous nous sommes imposée. Il est, à nos

yeux, le premier entre tous les siëcles vantés par l'his-

toire, car il réunit seul toutes les grandeurs distinctives

de chacun d'eux, et souvent il les surpasse.

Le mérite d'avoir fait prévaloir, la première, la cul-

ture des facultés intellectuelles sur les raffinements du

luxe oriental feratoujours

l'honneur de la Grèce an-

tique. Mais si le siècle de Périclès jeta quelque pres-

tige sur une petite nation martiale, spirituelle et

passionnée pour les arts, il exalta, sans les améliorer,

ses mœurs démocratiques; et son influence fut aussi

précaire dans sa durée que restreinte dans ses limites.

Trois générations suffirent à le voir naitre et mourir.

Celui d'Alexandre, consacré par le génie de la

guerre, et justifié par les monuments ébauchés de sa

pensée organisatrice, n'eut pour résultat ni la consoli-

dation ni la conservation de ses conquêtes.

Le siècle d'Auguste n'assouplit la férocité romaine

qu'en corrompant ses moeurs; il les déprava plus qu'il

ne les polit. Le complice d'Antoine et de Lépide, en

s'entourant de poètes et de beaux esprits, ne calma ni

le souvenir ni la soif des proscriptions dont il avait

suivi l'exemple. Et le génie d'Horace, d'Ovide et de

Virgile, tout au. service d'Octave, fut moins national

que n'avait été celui de Scipion, de Térenco et do

Cicéron. Ce siècle trop vanté se contenta enfin d'ouvrir

Page 200: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

cette ère de servitude et de despotisme brutal qui si-

gnale l'histoire des Césars et du Bas-Empire. 1

Que dire du siècle des Médicis? Il fut l'aurore d'une

renaissance purement ar tistique il n'exerça d'empire

ni par les armes ni par les lois; il porta à la société

chrétienne, par les corruptions du sanctuaire comme

par la'multiplication des schismes et des hérésies, une

atteinte profonde et peut-être irréparable.

Au siècle de Louis XIV seul appartiennent toutes

les gloires dont Je genre humain consacre le souvenir;

et ce qui le place en dehors de toute comparaison, c'est

qu'au milieu des prodiges qu'il vit éclore soit dans l'art

militaire, soit dans la législation, soit dans les lettres

et les beaux-arts, un sentiment de convenance, de bon

goût et de raison, jusqu'alors inconnu, préside à toutes

les inspirations royales, comme à toutes les créations

du génie.

§ ter. – LA CtVtUSATtON N'EST FÉCONDÉE QUE PAR

IlL'AUTORITÉ

Quel que soit le génie d'un homme, il ne suffit pas

plus à l'éducation ou à la transformation des peuples

qu'à la consolidation des empires. Tout grand dessein

a besoin, pour mûrir, de l'incubation des siècles; ce

qui s'improvise ne jette point de racine, et c'est parce

que le fils de Louis XIII succédait à vingt rois, con-

stamment appliqués à la même tâche, qu'il a pu l'ache-

ver. Si le principe conservateur et fécond de la primo-

géniture a pu vivifier les règnes les plus inertes, quelle

énergie ne dut-il pas imprimer au caractère d'un prince

doué d'une âme héroïque et d'un esprit éminent?

Un roi dont le droit eût été litigieux, la volonté

Page 201: les ruines de la monarchie française 1

flexible et la vue incertaine n'eût pas entrepris -de

s'affranchir, dès le premier jour de son avénement, de

la tutelle des ministres et des magistrats qui, la veille

encore, dirigeaient ses conseils. Quel autre qu'un prince

en dehors de toutes les ambitions par sa naissance, au-

dessus, de toutes les rivalités par son rang, eût osé

prendre, dès le premier pas, le contre-pied de ce qui

s'était fait avant lui; imposer silence aux factions

encore en présence en leur donnant pour distraction

l'honneur de le servir; eût rappelé à sa cour la no-

blesse mécontente, en assurant sa protection aux'fa-

milles patriciennes frappées par l'inexorable cardinal

ou offensées par son artificieux successeur; eût intro-

duit sans hésiter, dans son cabinet, des hommes tout

nouveaux, recommandés seulement par leur mérite

personnel; se fût enfin levé aussi grand après ses

défaites qu'après ses victoires et eût ajouté par les arts

de la paix à la renommée acquise par les armes?

Louis XIV n'attendit, pour se manifester tout entier,

ni les conseils d'une prudence vulgaire ni l'aide d'une

expérience timide. Si cette hardiesse révèle une grande

confiance en soi, elle atteste aussi une juste apprécia-

tion de sa souveraineté. Il s'était dit, en succédant à

deux ministres illustres « S'ils ont tant fait avec une

autorité d'emprunt, que ne puis-je faire étant roi? » Et

il trouva léger, en effet, dans sa main, le sceptre qui

avait pesé dans celles de deux hommes célèbres, vieillis

dans le maniement des affaires et tous deux morts sous

leur poids. Il choisit des ministres plus souples et plus

modestes, en déclarant que, résolu de régner par lui-

même, il se chargerait de les former. Il porta partout,

en effet, et de prime abord, son investigation sévère et

SIÈCLE DE LOUIS XIV'<-J ) 1',1,

Page 202: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE* J

son coup d'œil d'aigle. Son application et sondiscer-

nement furent tels qu'il convient à un roi sûrs et

fermes quand il s'attachait aux sommités, et d'une

généreuse confiance dans les détails.

Mais il n'eût certainement pas suffi à cette intelli-

gence d'élite de vouloir, pour réussir en toutes choses,

s'il n'avait joint à la conscience de sa légitimité la

prescience instinctive de l'esprit de son siècle. Pour

s'appropiier toutes les forces de la société et favoriser,

en tous sens, les progrès de l'esprit humain, il faut.

naître à propos et résumer en soi toutes les facultés

génératrices qui ont animé le passé, et le type des

transformations vers lequel aspire le' présent de tous

les âges; être, enfin, le roi de ses contemporains. A

ces conditions seulement il est donné aux princes d'être

compris de leurs sujets, de s'identifier à leur siècle et'

de le dominer. Louis IX, Louis XI, Henri IV et

Louis XIV étaient du leur, c'est ce qui seconda leur

génie. Louis XVI eut des vertus qui n'étaient pas du

sien, c'est ce qui le perdit.

Il est présiunable qu'un roi philosophe du caractère

de Frédéric IT, ou dévot à la façon de Louis XI, eût un

peu plus sympathisé avec les velléités démocratiques

des Français de 1789, et beaucoup plus énergiqucmenl

réprimé leur explosion. Il est des cas où la crainte est

plus salutaire que la justice, et la cruauté même plus

populaire que la clémence.

Après l'inexorable politique de Richelieu et celle,

'plus déliée que digne, de Mazarin, si le'pouvoir était

tombé aux mains d'un prince insoucieux de sa renom-

mée, trop vieux pour se plaire aux grandes entreprises,

ou trop jeune pour aimer le travail, il est probable que

Page 203: les ruines de la monarchie française 1

SIÈCLE DE LOUIS XIV >7 i'n

la France n'aurait pas eu son ère de suprématie intel-

lectuelle. Henri le Grand lui-même eût peut-être échoué

contre les tendances un peu fastueuses de toute une géné-

ration qui n'avait sauvé du naufrage de la féodalité et de

l'activité stérile des guerres civiles que l'orgueil des sou-

venirs et un désir vague de les échanger contre des

distinctions plus réelles. La politique familière du Béar-

nais n'eût pas eu l' efficacité des séductions solennelles

de la cour du grand roi.

Les^ monarques les plus honorés ne sont donc pas

ceux qui méritent le plus de leurs .sujets ou de l'hu-

manité, mais ceux qui reflètent le mieux les mœurs et

les tendances du peuple qu'ils ont mission de gou-

verner. Enfants de leur siècle, ils lui rendent avec

usure ce qu'ils en ont reçu. C'est par là qu'ils le maîtri-

sent et quelquefois le modifient. Ils se rendent tout

facile, en s'aidant de l'assentiment universel, et obtien-

nent ainsi des succès plus prompts et plus durables;

car la vraie gloire ne s'acquiert ni par la singularité ni

par la violence, et ceux-là sont des retardataires et non

des fondateurs, qui précipitent ou compliquent les

mouvements réguliers de la civilisation.

Louis XIV fut tellement l'expression de son époque,

que ses fautes mêmes et ses erreurs, ses profusions et

ses galanteries contribuèrent à sa popularité et lui

valurent ces applaudissements d'enthousiasme que la

flatterie ne saurait imiter. C'est à sa magnificence

comme à ce sentiment du beau idéal, caractère de son

organisation privilégiée^ que les talents de tout genre

durent une émulation jusqu'alors inconnue. L'élégance

et la facilité de mœurs dont il donna l'exemple, et quel-

quefois le scandale, firent do la cour de Versailles

Page 204: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE" LA MONARCHIE FRANÇAISE - 1

l'école de la politesse, de la grâce et du goût. Qu'on

lui reproche son éducation négligée, sa fierté hau-

taine, ses faiblesses de cœur et les superstitions de sa

vieillesse, il lui restera l'honneur du plus beau règne

connu dansl'histoire, et le mérite unique d'y figurer

à la tête de toutes les célébrités contemporaines. Celui

qui donna son nom à son siècle fut apparemment assez

grand lui-même pour lui donner l'impulsion, puisqu'il

ne succomba point sous un si grand effort.'e

Un heureux concours de circonstances avait, il est

vrai, prédisposé les esprits, comme à toutes les mé-

morables époques et l'effervescence parlementaire avec

la polémique de la Réforme avaient fortement agité les

intelligences; la légion des grands hommes qui allaient

former le cortége du grand roi avait eu pour précurseurs

Turenne et Richelieu, Corneille et Condé, Descartes et

Pascal il est cependant à croire que s'il ne se fût trouvé

un monarque capable d'apprécier ces beaux exemples, de

les féconder par ses encouragements, de se les appro-

prier en quelque'sorte si ce monarque n'avait person-

nifié son siècle en devenant l'expression vivante de

tout ce qu'il renfermait de nobles ambitions, de passions

viriles et de sublimes inspirations, toute cette fermen-

tation intellectuelle, remuée par la Fronde, n'eût abouti

qu'à des succès isolés.

Quand on considère tout ce qui concourt au déve-

loppement de ces règnes privilégiés, environnés de tant

de splendeurs, servis avec respect par tant d'intelli-

gences devant qui s'effacent toutes les rivalités, se grou-

pent tous les intérêts, s'apaisent toutes les résis-

tances, dn est bien près d'accorder une mission sur-

naturelle et divine à l'homme revêtu d'une telle

Page 205: les ruines de la monarchie française 1

SIÈCLE DE LOUIS XIV

puissance morale; et cette mission, on admet qu'il la

remplit à son insu, tout en croyant céder aux inspira-

tions d'une ambition généreuse, confondues avec le

don de se faire obéir qui lui a été octroyé dans un but

plus mystérieux et plus élevé. m

Napoléon ne semble-t-il pas avoir été envoyé à la

Révolution pour la dompter, à l'Europe pour la châtier

de sa lâche connivence? Sa tâche accomplie, il disparut.

Il avait été, en quelque sorte, l'exécuteur des hautes

œuvres de la Providence quand il dévia de la ligne,

qui lui avait été tracée, l'esprit de Dieu se retira de lui.

Le règne de Louis XIV était aussi une réaction du

principe d'autorité contre les doctrines anarchiques que

la Ligue et la Fronde avaient propagées. Le long

silence des parlements et la soumisssion des popula-

tions, apaisées sous le sceptre du grand roi, ont fait

oublier les désordres et les périls qui ont précédé son

avènement mais l'inertie à laquelle semblait se rési-

gner le parti de la Réforme cachait de profondes rancunes

et de sinistres desseins. Si l'autorité royale grandissait

aux mains d'un prince doué d'une volonté inflexible, il

n'en était pas ainsi de l'autorité religieuse. Les dissi-

dences en matière de dogme peuvent être comprimées

ou dissimulées, mais elles ne transigent jamais et ne

pardonnent point à qui les a vaincues la Révolution

les a vues se rallier à toutes les corruptions comme à

toutes les erreurs du despotisme et de l'impiété. Mais

sous Louis XIV elles conspiraient dans l'ombre et se

contentaient de le trahir en secret. Toutefois cette

haine contenue n'était ni toujours inerte ni" toujours

circonspecte et des attentats contre la sûreté publique,

des attaques combinées par les ennemis expliquaient

Page 206: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

les connivences et les menaces révélées par les libelles

publiés en Hollande.

Cette guerre sourde et permanente préoccupait tous

les espris sérieux. Les écrivains et les prédicateurs s'at-

tachaient avec une sollicitude instinctive à éviter ou à

prévenir toute collision. Tandis que Bossuet et Fénelon

cherchaient l'un à combattre, l'hérésie avec les seules

armes de la logique, l'autre à concilier l'austère piété

avec les exigences de la .vie sociale, les moralistes les

moins graves auraient craint de s'égarer dans les

détours d'une philosophie frivole, et les poëtes eux-

mêmes soumettaient leur imagination à la plus sévère

retenue. Le goût consistait à se mettre en harmonie

avec les esprits les plus délicats. Cette pudique réserve

est le signe distinctif de toute la littérature de cette

grande époque. Mais il y a dans cettecirconspection S

même on ne sait quel pressentiment d'un péril ina-

perçu contre lequel on se tient en garde.

Le monarque de son côté fortifiait ses frontières

contre toutes les entreprises d'un ennemi ignoré; héris-

sait le nord de citadelles formidables; remplissait ses

arsenaux, entretenait des armées permanentes, comme

s'il eût prévu une coalition prochaine contre lui-même,

ou contre son peuple une irruption dont il voulait

avertir ou prémunir ses descendants. Il est présuma-

ble, en effet, que s'il n'avait pas pourvu à l'homogénéité

de ses États, au système de défense qui subsiste encore

et à l'organisation régimentaire qui attache tant de

prestige au drapeau, la France, déchirée par la Révo-

lution et envahie par l'Europe soulevée, n'eût pas plus

été capable de se survivre à elle-mème que de soutenir

cotte lutte désespérée.

Page 207: les ruines de la monarchie française 1

SIÈCLE DE LOUIS XIV

T. I. 13

La constitution de l'armée, qui eut tant de part à

nos destinées, fut l'œuvre personnelle de ce prince;

c'est lui qui en régla le costume et en reforma la

discipline, en y intéressant le point d'honneur et la

vanité nationale. Le soldat s'y plia très-volontiers il

acceptait avec fierté un uniforme qui le faisait respecter

de la bourgeoisie et qu'on eut soin d'orner avec

recherche. Son attention alla plus loin, et il ne négligea

aucun des moyens propres à entretenir l'émulation. On

fut informé qu'il concentrait dans sa main les choix

et les avancements le zèle s'accrut alors de la confiance

qu'inspirait sa justice; sa vigilance encouragea les plus

timides. Il voulut récompenser les actions d'éclat par

une décoration qui devint un titre de noblesse pour les

soldats de fortune, et pour les gentilshommes eux-mêmes

une distinction au-dessus des prérogatives de la nais-

sance. L'artillerie, le génie, les subsistances furent

soumis à un régime régulier, et tous les services de

l'armée perfectionnés. L'art des Yauban et des Puysé-

gur compléta cette œuvre de prévoyance que la tac-

tique de Turenne avait déjà substituée aux traditions

surannées du métier de la guerre. Pour honorer enfin

et consoler le courage malheureux, il ouvrit aux vété-

rans mutilés de somptueux asiles.

Tandis que les merveilles du règne de Louis le

Grand plaçaient l'institution monarchique au-dessus de

toutes les atteintes des partis, elles attestaient l'excel-

lence du principe qui faisait sa force car en dépit des

rivalités et des mécontentements qui agitaient encore

les esprits, et malgré les violentes commotions dont

l'Europe était le théâtre, il ne vint jamais à l'idée dos

sujets du roi régnant que son sceptre put cesser de les

Page 208: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

protéger, et il n'entra pas même dans la pensée de ses

ennemis qu'on pût renverser son trône héréditaire.

Il ne s'agissait plus, en effet, d'opter, à son avéne-

ment, entre les rivalités féodales et l'abjecte popularité

de la Ligue, mais de rendre la souveraineté indépen-

dante et de forcer tous les partis à subir sa tutelle. Le

jeune monarque eut toute l'intelligence de sa position

il ne voulut ni des rigueurs de Richelieu ni des expé-

dients de Mazarih. La féodalité était vàincue, et,

jugeant que là n'était plus le danger, il tendit la main

à la noblesse, qu'il vengea par l'humiliation du parle-

ment. Obsédé, depuis son enfance, des tracasseries de

la Fronde, il comprit'que discuter avec elle c!étail la

ranimer, et qu'il était plus sûr de lui ôter la parole.

En s'arrogeant ainsi une dictature sans contrôle, il

prenait l'engagement tacite de se la faire pardonner par

sa sagesse, ou de l'honorer par sa grandeur. Il n'est

pas étonnantqu'un prince de son âge ait incliné vers

ce dernier parti. Il commença donc par tenir à distance,

au moyen d'un faste royal encore inconnu et d'un luxe

d'étiquette qu'on lui a peut-être trop légèrement repro-

ché, les familiarités suspectes dont son aïeul avait été

victime. Il se montra à tous, mais du haut de son trône.

Il lui restait à justifier cette fierté par le respect et

l'admiration. Il ne faillit point à cet engagement. Faire

taire les passions en leur fermant l'arène, et tourner à

la gloire du pays les ambitions rivales que la lutte avait

suscitées, fut l'oeuvre d'une combinaison bien simple,

mais d'autant plus providentielle. C'est en lui ouvrant

un plus vaste champ de bataille qu'il disciplina cette

jeunesse aguerrie, encore tout émue des tumultueux

ébats du forum et de la tribune.

Page 209: les ruines de la monarchie française 1

SIÈCLEDE LOUISXIV

S'il céda aux amorces de sa propre ambition, il

la fit servir, on doit le reconnaître, uniquement à l'hon-

neur du pays, et ne tenta de conquêtes que celles qu'il

pouvait revendiquer en vertu de titres authentiques.

Les seules provinces qu'il s'assujettit avaient fait autre-

fois partie intégrante du royaume il voulait l'arrondir

pour le compléter, et le faire compacte pour le rendre

inexpugnable. Ses vues sur les Flandres, la Belgique et

le Brabant étaient basées sur d'anciens traités violés et

sur un droit de suzeraineté qui s'était étendu jusqu'auRhin. Quant aux établissements coloniaux, il avait, à les

fonder et à les défendre, le même droit que l'Espagne

et le Portugal, l'Angleterre et la Hollande. L'étendue

des côtes de la France et de son commerce lui faisait

un devoir d'entretenir une marine et de fonder des

arsenaux.

Louis XIV ne s'immisça point dans les affaires

d'autrui mais, persuadé que la force est le plus sûr

moyen de faire les siennes, il usa de la victoire pour

confirmer par des traités ce qu'il avait acquis par les

armes et les provinces restées françaises après tous-

nos revers témoignent encore de la sagesse de ses

combinaisons et de l'habileté de sa diplomatie.

§ H. ADMINISTRATION DE LOUIS XIV

L'esprit de dénigrement qui s'acharne à toutes les

gloires du passé est devenu plus implacable et plus

systématique à l'égard du règne de Louis XIV. Il obsède,

il indigne tous les amis de la Révolution. Son faste et

ses prodigalités lui sont reprochés avec amertume, par

ceux mêmes qui ont subi la banqueroute de quarante

Page 210: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINESDE LA MONARCHIEFRANÇAISE

milliards d'assignats, ou approuvé de leur vote les

dépenses incommensurables et improductives des' gou-

vernements constitutionnels son despotisme et son

orgueil sont mis à l'index d'une secte dont l'intolé-

rance et la vanité ont franchi les bornes mêmes du

ridicule, et qui s'impose au pays avec une opiniâtreté

sans exemple et une pédanterie sans pudeur. Ces inexo-

rables censeurs oublient et nient, au besoin, que le

désordre des finances amena précisément les troubles

de la Fronde, et que cet essai de révolution, comme

tous les autres, aggrava le mal au lieu de le guérir

mais que c'est Louis XIV lui-même qui mit fin aux

concussions par sa sévérité, rétablit l'ordre dans la ges-

tion des deniers publics par ses sages règlements, et

ramena l'abondance en ravivant le commerce par ses

intelligentes libéralités.

Cette diffamation du plus beau règne et du plus

grand roi dont s'honore la France fait partie de l'ensei-

gnement officiel, etun professeur qui refait l'histoire à

l'usage des générations universitaires apprend à nos

enfants que la dignité exagérée du grand roi cachait une

médiocrité présomptueuse Il lui oppose, sans balbutier

et sans que le rouge lui monte au front, les vertus du

régent et le savoir du cardinal Dubois. Peu s'en faut

qu'il n'admire les jongleries du système de Law comme

le remède aux profusions du règne précédent, et les

orgies du Palais-Royal comme la conséquence des bi-

goteries de la vieille cour do Versailles.

Le siècle de Louis XIV avait trouvé grâce devant

Voltaire, et les écrivains de son école auraient dû ap-

1. M. Laeretelle jeune, de l'Académie française.

Page 211: les ruines de la monarchie française 1

SIÈCLE DE LOUIS XIV

prendrede lui que le désordre des finances est fort

antérieur au règne de ce roi, et qu'il avait sept ans

lorsque les derniers édits bursaux i furent présentés au

parlement par le cardinal Mazarin. Bien loin de conti-

nuer les abus de sa minorité, son premier soin, à la

mort de son ministre, fut de les prévenir, et il devint

impossible, sous son règne, de- dissimuler, sous la

forme d'édits royaux, des dépenses occultes et des im-

pôts arbitraires. Les fonds secrets sont une invention

parlementaire, et nos comptes'et nos budgets des dis-

cussions de parade destinées à justifier l'augmentation

des charges, non à les alléger. Le premier roi qui se

soit fait rendre des comptes sincères est Louis XfV. Il

les examina et les régla lui-même. Il n'est pas de détails

arides auxquels il ne descendit pour redresser les torts de

la fiscalité et suppléer à l'absence de documents dans

la perception et le détournement des deniers royaux,

C'est à force de travail, de pénétration et de fermeté

qu'il parvint à créer une comptabilité que ni Richelieu

ni Mazarin n'avaient pu ou voulu effectuer. Sa persévé-

rance opiniâtre vainquit toutes les résistances et déjoua

tous les subterfuges. Il traça des règles intelligibles

pour toutes les parties de l'administration et ne voulut,

entre son peuple et lui, que des agents et des magis-

trats intègres, tous intéressés à le servir loyalement.

Mais tous les fonctionnaires, avertis de sa sévérité,

pouvaient aussi compter sur son appui. Il ne laissa pas

un mérite sans encouragement ni un service sans ré-

compense. Il ne retirait pas sa confiance quand il l'avait

accordée, .et mettait une extrême indulgence à pallier

1. Dix-neuf édits furent enregistrés dans le seul lit de justice du

a septembre 1645.

Page 212: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

les fautes, aies reprendreavec douceur, à

soutenir la

faiblesse, à consoler de la mauvaise fortune. « Voici un

homme qui m'a obéi! » dit-il tout haut en a,bordant

-Tourville, le relevant ainsi de son dernier revers. Cha-

que circonstance capable d'abattre le courage des hom-

mes vulgaires lui inspirait de ces mots heureux qui ont

fait dire de lui que s'il fut le plus flatté des souverains,

il en fut aussi le plus flatteur 1

Ses plus sévères censeurs lui ont rendu ce témoi-

gnage qu'il fut le premier roi de France qui sut admi-

nistrer. « Le gouvernement des peuples, dit Lemontey,

reçut de lui ses mœurs et sa civilisation c'est par lui

qu'il passa de la confusion à la règle, de l'arbitraire à

l'équité. Il eut, par un accord bien rare, le goût, le

pouvoir et le temps nécessaires à l'accomplissement

d'une tâche aussi difficile. Il en trouva les moyens dans

son application infatigable et dans sa constance à. main-

tenir des ministres probes, capables et laborieux. Ce

qu'il a fait avec une patience proportionnée à sa per-

spicacité, à son amour du bien public, aux obstacles et

aux dégoûts qu'ileut à surmonter, suffirait à lui mériter

le nom de Grand 2. »

Quel prince obtint jamais de ses flatteurs' une

louange plus complète? On ne peut trop admirer cet

honorable aveu d'une bouche ennemie. Les subtilités

d'un écrivain judicieux qui embrasse un système ou

accepte un défi peuvent bien égarer sa conscience, mais

non aveugler sa raison. La vérité l'obsède; elle a, pour

un esprit bien fait, des charmes qui l'attirent malgré lui.

Voilà pourquoi on retrouve sous la plume de Lemuntey,

1. Lemontey, Monarchie de Louis XIV.

2. tbid., tome l", page 333, etc., etc.2. f<n< tome î' page 333, etc., etc.

Page 213: les ruines de la monarchie française 1

SIÈCLE DE LOUIS XIV

tantôt l'éloge de l'homme tempérant la critique du

monarque, tantôt celui du monarque relevant les fai-

blesses de l'homme.

La diffamation systématique d'un si. beau règne

accuse donc autant l'ignorance que l'esprit de parti des

flatteurs de la Révolution. Ce n'est ni en laissant faire

ni en prenant conseil de son orgueil que Louis XIV

est parvenu à dominer son siècle. En renfermant le

parlement dans ses attributions judiciaires et en se ré-

servant tous les choix dans l'armée, il ne pensait pas à

s'attribuer un pouvoir arbitraire, mais à se tenir en

garde contre l'esprit de corps et la partialité. Il ne

croyait pas que l'opposition de la magistrature fût sans

danger parce qu'elle était lente dans ses délibérations et

modérée dans les formes, ni que l'autorité militaire fut

infaillible parce qu'elle est tranchante 1

Ce prince, si médiocre au jugement des historiens

de l'école moderne, estimait pou les assemblées délibé-

rantes et les républiques, ces grands corps qui ont tant de

tètes qu'ils ne peuvent avoir de cœur2! « Ne craignez rien

du parlement de Franche-Comté, écrivait-il à M. de

Chàteauroux, c'est une assemblée de bourgeois facile à

séduire, facile à intimider, facile à tromper. » 4

Et qu'on n'imagine pas que ces appréciations si vraies

lui fussent inspirées par une hauteur dédaigneuse. Cet

esprit essentiellement juste et lucide savait, tout comme

les princes les plus populaires, respecter et protéger la

liberté civile. Ses ordonnances témoignent assez qu'il

n'ignorait pas avoir à régler d'autres intérêts que les

siens et les sacrifices que lui coûta la création des com-

1. Lemontéy.

2. Lettre h M. de Ghâteauvonx.

Page 214: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

pagnies commerciales prouvent d'ailleurs qu'il n'était pas

plus que ses ancêtres en défiance de l'émancipation des

classes inférieures. Car les 'manufactures et la naviga-

tion sont des sources de richesse et d'affranchissement

que n'eût point favorisées un despote.

Il pressentait les événements qui touchaient à l'hon-

neur et à l'intérêt de la France, avec une sagacité pro-

phétique que n'atteindra jamais la diplomatie subalterne

et que les gouvernements de la Révolution n'ont pas

même soupçonnée. « II ne faut pas souffrir que le Mos-

covite, l'empereur et l'électeur de Brandebourg se par-

tagent la Pologne » porte une de ses dépêches osten-

sibles'. On peut donc le présumer, si la politique de

Louis XIV lui avait survécu, la Pologne serait encore

libre, car il ne se serait pas borné, comme la démocra-

tie, à la défendre par d'impuissantes clameurs, de per-

fides conseils et de stériles regrets. Peut-être aussi la

Pologne n'eût-elle pas désintéressé la France de sa

cause, en brisant, la première, les liens que le roi Sta-

nislas avait resserrés, pour lui substituer un compéti-

teur hostile à cette alliance protectrice car il était

aussi difficile de tromper la vigilance du cabinet fran-

çais que dangereux de braver la colère du roi.

Il était fastueux et prodigue, répéteront quelques

censeurs moroses, peu touchés des prodiges enfantés

par cette libéralité intelligente et féconde. Mais il

croyait la majesté du trône intéressée à imposer, par

l'éclat de la représentation, le respect que les hommes

n'accordent généralement qu'aux signes extérieurs.

S'il donna, à cet égard, dans quelque excès, ce fut

1. Mémoires de Louis XIV, tome Il.

Page 215: les ruines de la monarchie française 1

SIÈCLE DE LOUIS XIV

encore plus par système que par goût, et dans un noble

but dont on ne peut accuser sa conscience de roi; car

ses largesses allaient chercher le talent dans ses retrai-

tes les plus obscures, et porter au'delà des mers l'amour

et le respect de la France. Sa conviction des devoirs de

la royauté était trop naïve et trop sincère pour qu'on

puissele supposer animé d'une puérile vanité.

C'est dans les actes les plus solennels de sa vie qu'il

a manifesté le plus de raison, de mesure et de tact.

« Votre premier devoir, disait Napoléon à son frère en

le créant roi de Hollande, est envers moi, le second

envers la France et le troisième envers vos sujets. »

Avec quelle onction mieux sentie 'et quelle justesse

d'expression plus persuasive Louis XIV [congédie le

prince qui va régner en Espagne « Soyez bon Espagnol

mais n'oubliez jamais que vous êtes Français » Cer-

tes, celui qui se montra le plus exigeant et le plus ex-

clusif n'est pas le roi de France. Il est juste d'ajouter

que le roi Louis comprit plus dignement les devoirs de

la royauté il abdiqua dès qu'il fut convaincu de ne.

pouvoir plus protéger la liberté ni les intérêts du peuple

confié à ses soins.

Ce sens exquis et cette mesure parfaite, qui donnent.

tant de poids aux moindres paroles de Louis XIV, peu-

vent aider à déterminer la signification de ce mot si

complaisamment répété et si ridiculement commenté

VEtat, c'estmoi. Nous avons fait d'inutiles investigations

pour constater dans quelle circonstance ces paroles ont

été proférées, ou même si elles ont été fidèlement ren-

dues. C'est à propos des négociations destinées à termi-

ner la guerre de la succession d'Espagne qu'elles ont

été attribuées à Louis XIV on trouve, dans les confé-

Page 216: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

rences mêmes qui ont pu les provoquer, la preuve

qu'elles n'ont pas été inventées; mais elles n'ont pu

avoir dans la bouche de ce grand'roi qu'un sens con-

forme à son caractère et à sa pensée.

Qu'un diplomate trop subtil ou un conseiller mal-

avisé ait entrepris de faire entendre au monarque que,

les sacrifices exigés par les alliés pouvaient être oné-

reux à l'État sans attenter à sa dignité personnelle, il

n'y a en cela rien que de très-vraisemblable et de très-

naturel. Mais alors aussi la réponse ne peut être ambi-

guë ni à double sens c'est le cri involontaire et sublime

du patriotisme offensé, prenant pour lui-même tout ce

qui touche à l'honneur national. Lui proposer contre

l'intérêt de l'État ce qu'on n'oserait pas lui conseiller

pour lui-même était en effet une témérité qui devait

amener et qui explique clairement sa réponse. Appar-

tient-il à des Français de blâmer des paroles si hautes,

pour lesquelles l'antiquité n'eût jamais eu assez d'élo-

ges et d'admiration ? Une interprétation moins héroïque

convient mieux peut-être à la basse littérature dont la

tâche est de défigurer l'histoire mais elle imprime un

cachet de niaiserie à l'écrivain partial et crédule qui y

cherche sérieusement le témoignage d'un stupide

orgueil.

« On, n'en jugeait pas ainsi de son temps parmi

les courtisans honorés de sa confiance, c'était à qui

s'inspirerait de sa fierté toute royale. « On voit bien

que vous n'êtes pas accoutumés à vaincre, » répon-

dait l'abbé de Polignac aux négociateurs autrichiens

enflés du gain de deux batailles. « Nous traiterons do

vous, chez vous, et sans vous, » disait l'ambassa-

deur de France, repoussant les insolentes prétentions

Page 217: les ruines de la monarchie française 1

SIÈCLEDE LOUISXIV

de la Hollande, aux conférences do Gertrudonberg.'

Le roi dont les représentants affectaient tant de

hauteur était en effet vaincu et menacé par une ligue

de plus en plus formidable. Il ne discontinua pour cela

ni de lever de nouvelles troupes, ni de relever le cou-

rage de ses généraux, ni de se montrer magnifique et

assuré. « Il a fallu que j'ordonnasse ci Pomponne de se

retirer, parce que tout ce qui passait par lui perdait do

la grandeur et de la force qu'on doit avoir, quand on

parle au nom d'un roi de France » Voilà comme

Louis XIV soutenait la mauvaise fortune, plus grand et

plus inflexible après un revers qu'après une victoire.

iN'y a-t-il pas dans ce superbe langage autant de patrio-

tisme que de dignité personnelle?

Comment descendre de cette magnanimité, à la

censure des somptuosités de la cour de Versailles? Le

roi considérait le luxe de sa maison, la pompe de ses

fêtes et les libéralités de sa royale munificence comme

une condition de sa grandeur il répondait aux sollici-

tations de Mmo de Maintenon en faveur de quelques

indigents « Un roi fait l'aumône en dépensant beau-

coup. » Ce mot peut n'être pas du goût des économis-

tes humanitaires mais il prouve du moins la foi du

monarque dans les devoirs de la souveraineté. Le prince

ne donne en effet aux pauvres que ce que le fisc impose

aux contribuables. Père de tous ses sujets, il est juste

pour tous lorsqu'il leur donne assez de travail et de sé-

curité pour s'aider les uns les autres.

On dissertera éternellement sur la meilleure forme

1. Mémoires, tome II, page 469. Réflexions sur le métier de roi.

2. M. J.-B. Say ne trouve pas, dans son écritoire, d'encre assez ftere

pour rendre son indignation d'un si odieux propos.

Page 218: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

du gouvernement et la dose de liberté compatible avec

la sécurité nécessaire au bien-être des sociétés. Si, à la

fin du xvhi6 siècle, la question eût été posée de bonne

foi, il est probable que celui-là n'eût pas été jugé le plus

mauvais gouvernement qui avait pu, sans en être ébranlé,

essuyer de grands revers et les réparer, et donner en

définitive à tous les autres, par la seule influence de son

exemple, ses lois,. ses usages, sa langue, sa littérature

et ses mœurs. La considération acquise au nom français`

dans le monde entier est un puissant argument en fa-

veur de la monarchie de Louis XIV. Car c'est à lui que

la nation doit l'ordonnance civile qui fonde l'égalité de

tous devant la loi et c'est encore à lui que remonte le

plus haut progrès de la civilisation moderne sa cour

fut le rendez-vous de toutes les célébrités de l'Europe,

toute la diplomatie se plia aux formes qu'il lui plut

d'imposer, et la langue française devint la langue uni-

verselle.

Nous sied-il bien de juger sévèrement le règne de

Louis XIV, dupes que nous sommes de tant de folles

utopies dont tous les résultats se traduisent par l'oppres-

sion ou l'anarchie, l'accroissement des impôts et la

ruine des finances, l'abaissement du pays et l'invasion

de tous les emplois par une foule de tyrans subalternes

et de dilapidateurs impunis d'une ignorance égale à

leur présomption? Les mots sonores de liberté, d'ordre

légal et de droits civiques ont perdu leur prestige, et

une expérience de soixante années a dû faire compren-

dre aux intelligences les plus bornées que la foi puni-

que, la force aveugle et les passions égoïstes se rient

des combinaisons constitutionnelles, de la pondération

des. pouvoirs et du règne des capacités.

Page 219: les ruines de la monarchie française 1

SIÈCLEDE LOUISXIV

Qu'un professeur, gourmé sous la toge académique,

trouve petit le monarque salué par son siècle du nom

de Grand, et croie le dépasser de toute sa tête, cette

prétention est ridicule et rien de plus il n'en restera

pas moins constant que la France, sous son sceptre,

devint la première nation du monde, bien avant de se

'nommer elle-même la grande nation, et nul désaveu

n'est venu se mêler à ce témoignage universel. Génie

de la guerre et du commerce, immortels monuments

des arts, sciences "exactes et philosophiques, chefs-

d'œuvre d'éloquence et de poésie, prodiges de la chaire

et de la scène, modèles éternels d'urbanité, d'atticisme

et de goût, quel caprice inexplicable du hasard vous

aurait rassemblés autour d'un prince médiocre, et dé

lui seul, entre tous les rois ses prédécesseurs, ses con-

temporains et ses rivaux?

Qu'importe à la vérité d'avoir été altérée ou exagérée

par la flatterie En est-elle moins la vérité? Peut-on

isoler de ce mouvement civilisateur celui qui en fut le

centre, principium et fons ? Si la plus heureuse faculté

des souverains est de savoir distinguer le mérite et le

mettre en lumière, qui jamais posséda comme Louis XIV

cette intuition pour le deviner, l'attirer et le faire éclore?

Il le chercha dans tous les rangs, de l'artisan jusqu'au

poëte, du soldat jusqu'au général. C'est une noblesse

dont il voulut lui-même sceller les titres. Catinat- et

Fabert furent les successeurs de Turenne; Colbert et

Vauban, Phelippeaux et Le Tellier justifièrent sa réso-

lution de gouverner lui-même sans l'intervention d'un

Richelieu. Il combla de ses dons, quelle que fût leur,

patrie, les savants et les artistes dont la renommée par-

vint jusqu'à lui, et en tira plusieurs do l'obscurité. Il

Page 220: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINESDE LA MONARCHIEFRANÇAISE

admit dans sa familiarité Boileau, Racine et Molière, et'

fit la fortune du peintre Le Brun, de l'architecte Man-

sard et du musicien Lulli.

Si l'on ne veut voir que de l'ostentation dans ces libé-

ralités pourtant si intelligentes, on ne peut attribuer du

moins à aucune préoccupation de vanité personnelle le

choix de ceux à qui il éonfiait ses intérêts les plus chers

et les plus intimes. N'est-ce pas aux ducs de Montau-

sier et de Beauvilliers, à Bossuet et à Fénelon, c'est-à-

dire aux hommes réputés les plus habiles et les plus

austères, qu'échut la charge d'enseigner aux fils de

France l'art de régner et de faire régner la justice?Quel mauvais roi aurait assez aimé et respecté le cou-

rage et la vérité pour abandonner à la noble franchise

de ces preux chevaliers et de ces vertueux prélats le

soin de former ses successeurs? Les rois médiocres ou

égoïstes ont-ilsdonné

de tels exemples de prévoyance

et d'abnégation?`

S'il n'eût été qu'un prince belliqueux, on pourrait

attribuer aux généraux qui l'ont servi tout le mérite de

ses campagnes, et charger des torts de son ambition l'ir-

réflexion de sa jeunesse. Mais on ne peut lui contester

l'honneur d'avoir discuté lui-même les plans straté-

giques, suivi de sa personne toutes les opérations et

pris une part directe aux plus difficiles et aux plus

compliquées. « Je me mets du côté de la Flandre,

mande-t-il au marquis de Louvois, parce que vous

savez quû je-ne puis être que- seul à commander

l'armée » On « J'ai marché droit à Lille, avec cet

heureux génie qui ne m'a jamais manqué 2. » On peut

1. Lettre du 27 décembre 1672.

2. Mémoires, toaic 11. Conversations devant Lille.

Page 221: les ruines de la monarchie française 1

i SIÈCLE DE LOUIS XIV

bien taxer de présomptueuse confiance cette participa-

lion dé sa personne à l'exécution des'manœuvres prémé-

ditées; maisle plus cynique des parodistes de notre

histoire n'a pas encore osé accoler l'épitlièlo de fanfaron

à la majestueuse figure de Louis XIV. y

S'il n'eût été qje le rival de ses généraux et dominé

par J'esprit de conquête, on pourrait accuser son am-

bition d'orgueil et d'imprudence; il céda peut-être au

désir d'étendre sa puissance; mais ce faible fut celui de

tous les héros vantés dans l'histoire, mais cotte pas-

sion fut modérée en lui par une raison supérieure et

la conscience de son droit. Il a pu lui échapper encore

de dire que la guerre est la plus digne occupation d'un

roi; mais.il se hâte d'ajouter « Je me félicite de ce.

que la justice m'ouvre les portes de la gloire et m'offre

l'occasion de prouver qu'il y a encore un roi au

monde 1. » Il se tint donc en garde contre les séductions

du génie qui enivre la plupart des princes belliqueux;

il s'arrêta même au milieu de ses succès; il n'insista

point sur la cession définitive des territoires en litige,

sans s'être convaincu d'abord que les provinces con-

quises et incorporées à son royaume ne pourraient plus

en être détachées. Le résultat a justifié sa prescience,

et les redoutes érigées par lui, comme des pierres d'at-

tente, entre les deux Flandres, sont encore des monu-

monts de sa modération, non moins que de sa sollici-

tude de l'avenir. w

I. Mémoires. Lettre au marquis de Villars, du 9 janvier I68S,

Page 222: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

§ III. DE LA PERSONNALITÉ DE LOUIS XIV

Il y a véritablement deux personnages daus

Louis XIV, comme dans tous ceux qui remplissent

un rôle sur la scène du monde l'acteur et le héros;

l'homme semblable à tous les autres, avec ses faiblesses,

ses variations, ses infirmités et ses vertus privées, tri-

butaire de la commune nature, et l'homme public, qui

appartient à un ordre nécessairement exceptionnel. La

physiologie en fait souvent la confusion c'est une

source de méprises et de faux jugements car celui-là

ne sera jamais au-dessus des autres, qui ne sera pas

maître de lui-même.

Quel que fut, dans Louis XIV, l'organisme indivi-

duel, le roi fut toujours grand par la hauteur de son

caractère, la dignité de son langage et la constance

dans ses desseins. Que ce rôle fût étudié, factice ou

théâtral, qu'importe, s'il est soutenu sans jamais se

démentir. Pour vouloir être roi sans faiblesse et ne

jamais s'oublier, il faut être doué d'une volonté qui

tient'de bien près a la vertu. Aussi ce prince, visant en

tout à la perfection et à l'héroïsme, se considère-t-il

comme le ministre de la Providence et le représentant

de Dieu même sur la terre. « Dans la place qui vous

attend après moi, dit-il à son fils, vous ne pouvez être,

sans honte, conduit par d'autres lumières que les vôtres.

Exerçant ici-bas une fonction toute divine, nous de-

vons tâcher de nous mettre au-dessus des agitations qui

pourraient lu ravaler. Il est des cas où tenant, pour r

ainsi dire, la place de Dieu, nous scmhlons être parti-

Page 223: les ruines de la monarchie française 1

SIÈCLE DE LOUIS XIV

cipants de sa connaissance aussi bien que de son auto-

rité l. »

Qui jamais se forma de ses devoirs de roi une idée

plus sublime et plus pure? Qui ne dut être heureux et

fier d'associer son dévouement à cette pensée d'inspira-

tion providentielle, et de servir un prince qui ne com-

prenait la royauté que comme un reflet de l'éternelle

justice? Cette autre réflexion si profonde que « ce ne

sont pas les bons conseils et les bons conseillers qui

donnent de la prudence, aux princes mais la prudence

du prince qui forme les bons ministres et produit les

bons conseils 2, » ne révèle-t-elle pas .toute la grandeur

d'âme de cette sagesse couronnée?

On peut bien opposer de piquantes antithèses à de si

hautes leçons, et dire que « la représentation lui tint

lieu de grandeur » qu'il fut gouverné par la peur de le

paraître; «qu'il consentait bien à l'admiration des

peuples, mais qu'il s'offensait de leur affection comme

d'une trop grande familiarité 3 » On ne peut mécon-

connaître cependant que toute sa conduite n'ait été d'ac-

cord avec ses paroles; et cette constance est assez rare

pour justifier l'admiration de son»siècle.

Que l'on se représente Louis lo Grand comme un

despote asiatique, gâté par les adorations de ses courti-

sans, jaloux des plus minutieuses règles de l'étiquette

et toujours environné des pompes orientales, on aura

ce qu'en langage d'atelier les peintres appellent une

charge. Avec un trait qui prédomine dans le visage, on

peut varier ou exagérer son expression, sans altérer

1. Instructions pour le dauphin, art. 33.

2. Fbid,, tome II des Mémoires de Louis XtV, p. 35, etc.3. Lemontey, Lacretelle, Capeligue, etc.

Page 224: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE-

sensiblement la ressemblance. Mais, malheureusement

pour les caricaturistes de l'histoire, Louis XIV s'est

révélé lui-même dans des Mémoires confidentiels, dont

le caractère de sincérité est incontestable, car ils sont

l'exposé pur et simple des principes qui ont dirigé son

règne et des motifs qui ont déterminé ses actes le plus

sérieusement jugés. De l'aveu même de ses détracteurs,

il était trop fier pour s'abaisser à feindre. Il n'appartient

donc à personne de décliner l'autorité de ce document

authentique; et l'écrivain qui désormais voudrait lui

substituer les faits controuvés, accrédités par des libel-

les apocryphes ou suspects, manquerait de respect à ses

lecteurs, plus encore qu'à la mémoire glorieuse de ce

grand prince.Si les plaintes des vaincus et des opprimés, les co-

lères des mécontents et des bannis devaient seules sur-

nager aux annales du genre humain, il n'y aurait plus

ni vérité historique ni héros dignes de mémoire. La

magnanimité d'Alexandre serait de la démence, la clé-

mence de César de l'hypocrisie, et la vie d'Henri IV,

écrite d'après les Mémoires de Ma° de Montpensier, les

sermons du curé de Saint-Étienne et les notes secrètes

du Saint-Office, serait celle d'un monstre. Le nom de

Louis le Grand est plus importun aux petits hommes

de la Révolution que jne le fut celui du Béarnais à la

Ligue et à la Réforme. En réhabilitant le parti pr otes-

tant, ils ont. pris sous leur responsabilité toutes les

calomnies publiées en Hollande contre ce roi persé-

cuteur, et il est devenu de mode, dans la basse lit-

térature et dans quelques chaires, d'en faire la pâturo

des romans et la base do l'enseignement de la jeu-nesse.

Page 225: les ruines de la monarchie française 1

SIÈCLEDE LOUISXIV

Montrez-leur cette lettre au maréchal de Villars

« Dites à la princesse des Ursins que je décide de

toutes choses par moi-même et que personne n'oserait

m'imputer des faits contraires à la vérité » ou celle

adressée au roi d'Espagne lui-même, pour l'engager à

mépriser les libelles « Il est impossible d'empêcher le

public de parler il s'est donné cette liberté dans tous

les temps, et en France plus qu'ailleurs 2 » ils n'y

verront que la prétention puérile de ne vouloir paraître

ni conseillé ni influencé par personne, et le dédain

affecté des médisances qu'il ne peut réprimer ou qui

s'adressent à d'autres que lui.

Et cependant qui pourrait imposer silence à la ca-

lomnie et dissiper d'injustes défiances, par un procédé

plus ferme et plus généreux que de leur opposer la

garantie de son caractère et de sa parole? Quelle leçonde tolérance et de bon sens donnée par ce despote aux

susceptibilités de nos ministres doctrinaires! Ce que les

petits esprits redoutent et haïssent le plus, ce n'est pas

la licence de la critique, mais l'expression trop incisive

de la vérité et du mépris c'est ce que leurs lois insi-

dieuses qualifient de diffamation et de sédition mais

des esprits de la trempe de celui de Louis XIV planent

assez haut pour que l'outrage ne monte pas jusqu'auxrégions qu'ils habitent, et savent se mettre à portée

d'entendre la vérité sans la craindre.

Une des singularités de ce règne si religieux et

illustré par tant de prélats qui font la gloire de l'épi-

scopat français, c'est l'exclusion absolue du clergé des

1." Lettre du 8 janvier 1688, tome II des Mémoires.

2, Lettre du 5 septembre 1705, ibid.

Page 226: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES J)E LA MONARCHIE FRANÇAISE

fondions civiles et ministérielles. Que Louis XIV ait

pris cette résolution en souvenir de Mazarin, ou qu'il

craignît de mêler des scrupules de conscience aux

questions d'État, il ne s'en départit jamais. Elle est

d'autant plus caractéristique qu'avant et après lui des

rois d'une piété beaucoup plus suspecte ont été gouver-

nés par des prêtres. Lorsqu'il eut à négocier avec le

Saint-Siège sur les quatre propositions rédigées par

Bossuet à l'assemblée de 1682, il envoya à Rome les

cardinaux d'Estrées, de Polignac et de Janson et lors-

qu'il témoigna à ce dernier sa satisfaction de l'habileté

qu'il avait déployée dans ces conférences délicates, il

ajouta qu'il l'aurait appelé au conseil s'il n'avait pas

été cardinal.

Le résultat de cette négociation aurait mis fin à la

question des libertés de l'Église gallicane, si la nouvelle

secte du jansénisme n'avait pas eu d'intérêt à l'enveni-

mer. La foi sincère de Louis XIV déconcerta les espé-

rances fondées par le schisme sur sa fierté blessée, et'

ceux mêmes qui avaient cru l'entraîner dans cette voie

virent se tourner contre eux sa défiance et son ressen-

timent. De là son antipathie contre Port-Royal et ses

rigueurs à l'égard des réformés, qu'il trouvait derrière

toutes les combinaisons tendant à le tromper, comme à

la tête de tous les complots ourdis contre son pouvoir

ou contre sa personne.

Cette persistance à exclure le clergé de ses conseils

après la malheureuse épreuve des quatre propositions

ne s'explique que par le motif qui aurait donné lieu à

la convocation de l'assemblée de 1682. Il résulte des

révélations consignées dans plusieurs Mémoires du

temps et plus explicitement recueillies dans un des plus

Page 227: les ruines de la monarchie française 1

TSIÈCLE DE LOUIS XIV

célèbres écrits de Leibnitz que tous les esprits sérieux

et les princes chrétiens eux-mêmes se préoccupaient

alors des moyens de rallier à l'Église universelle les

sectes diverses qui s'en étaient séparées et les schismes

qui en troublaient l'unité. Sous cette inspiration

auraient été conçues les fameuses propositions, non

comme profession de foi dogmatique, mais comme

essai de conciliation et sous toute réserve d'orthodoxie.

Cette pensée avait fait partie des grandes conceptions du-

vainqueur de la Ligue; et naguère encore elle agitait

l'âme expansive et magnanime du chef de la Sainte-

Alliance elle ne pouvait seproduire^ sous un patro-

nage plus favorable que celui du grand roi. On savait

que l'empereur Léopold avait commencé plusieurs

négociations pour la réaliser,, et le livre remarquable

de Leibnitz révèle une doctrine toute conforme à celle

de Bossuet, et toute sympathique à celle de l'Église

romaine.

Respect est dû aux désaveux qui ont donné à ces

propositions trop célèbres une interprétation inadmis-

sible pour l'Église. Mais la sage abstention du Souverain

Pontife et l'autorité de l'illustre prélat qui les rédigea

balanceront toujours ce qu'elles auraient de repréhen-

sible dans les termes, et suffisent pour absoudre l'inten-

tion qui les a dictées. Il n*ôn est pas moins regrettable

qu'un projet si apostolique n'ait obtenu aucun succès.

Mais, c'est avéré, pas un seul consistoire de la

Réforme ne répondit à ce charitable appel; et Louis XIV

dut en être d'autant plus blessé, lorsqu'on l'avertit qu'il

1. Le systema theologicum, qui n'a été traduit et publié en français

qu'après la Restauration, parut en 1690.

Page 228: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

avait concédé au delà de ce que la foi, dont il voulait

être le défenseur, pouvait autoriser. Il en conçut donc

un profond ressentiment qui se changea naturellement

en méfiance, lorsque la fortune abandonna ses armes.

Des conspirations réelles ne tardèrent pas à justifier,ses soupçons, et à provoquer ses rigueurs contre des

sujets séparés de sa communion, que la conformité de

croyance avec ses ennemis rendait plus dangereux,

lorsque la guerre multipliait les complots et soudoyait

les trahisons,

Si nous nous sommes arrêté longtemps à l'étude du

règne de Louis XIV, c'est qu'il semble résumer en lui

toute la pensée de sa dynastie et toute la fécondité du

principe monarchique, tel qu'il a étécompris

et appliqué

en France. Peut-être avons-nous été porté à l'analyser

avec une plus curieuse prédilection, en raison des pré-

ventions aveugles que son nom et sa mémoire ne man-

quent jamais de soulever parmi les écrivains de la

Révolution. Leur injustice a quelque chose de si vul-

gaire qu'elle choquerait le lecteur le plus crédule, s'il

n'y trouvait, à chaque page, l'empreinte des calomnies

accréditées par les protestants, et amplifiées par les

libelles publiés en Hollande. On peut reprocher des

erreurs et des faiblesses au prince; mais jamais le roi

n'a pris conseil que de sa conscience, et jamais les pas-

sions de l'homme n'ont dominé les devoirs du souve-

rain. Il n'a donc rien entrepris sans en avoir délibéré

mûrement; néanmoins, une fois arrêtées dans sa

conscience, ses évolutions furent immuables non qu'il

se crût infaillible, mais semblable à ces acteurs parfaits,

dont la foule applaudit d'autant plus les inspirations

que leur rôle est plus invariablement noté, il croyait

Page 229: les ruines de la monarchie française 1

SIÈCLE DE LOUIS XIV

que la constance dans ses desseins était le premier

gage de leur succès. 1

C'est cette fermeté de caractère, unie à la droiture

d'une intention toujours pure, qui a fait de lui, nous ne

disons pas l'homme ni même le prince, mais le monar-

que le plus accompli qui ait jamais régné.

Nous sommes encore plongés dans les ténèbres de

cette idolâtrie étroite et bourgeoise, ameutée depuis

1789 contretout ce qui est entaché de noblesse, soit

par les souvenirs de l'histoire, soit par la fierté d'un

caractère* véritablement indépendant. Notre encens

ne fume qu'aux pieds des idoles que nous avons forgées

de-nos mains. Leurs effigies remplacent, au foyer do-

mestique, les images du Dieu des chrétiens et du roi de

France, jadis si chères au peuple. Notre admiration

s'arrête aux gloires du «drapeau tricolore, et il ne nous

reste ni assez de sang-froid ni assez de jugement pour

être non pas impartiaux, mais seulement tolérants. Le

Français de la Révolution n'a que du mépris pour la

douceur d'un gouvernement paternel et la monotonie

d'une vie sans orage il a besoin de commotions pour

croire qu'il vit encore. Tout lui paraît mesquin s'il n'est

gigantesque, et il adjure la tempête et l'épouvante

comme les seuls représentants du bouleversement dra-

matique dont il a joui. H' proclamerait encore empereur

celui qui viendrait demain décimer ses enfants et le

broyer lui-même sous son char de triomphe.

Qu'était-ce donc, cependant, que ce règne brutale-

ment héroïque, sorti de la Révolution, inculte et san-

glant comme elle, comparé au siècle de Louis XIV, si

policé, si majestueux, si éclairé, ceint d'une si brillante

auréole d'institutions charitables, de fondations monu-

Page 230: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

mentales, d'exploits chevaleresques et de gloires litté-

raires ? L'emblème qu'avait adopté le grand roi, par sa

chaleur bienfaisante autant quepar l'éclat de ses rayons,

surpassera toujours l'étoile lumineuse dont le reflet

n'éclaire que la nuit et ne féconde aucun germe.

Page 231: les ruines de la monarchie française 1

CHAPITRE VI a

v' tax Jic

DÉCADENCE DE LA MONARCHIE-y -r

Quoique le mouvement ascensionnel de la monar-

chie s'arrête au déclin du règne de Louis le Grand, on ne

peut faire remonter jusqu'à lui la marche rétrograde que

lui imprima le gouvernement de la régence car, s'il

essuya des revers, il les subit ou les répara glorieuse-

ment, et laissa après lui des institutions, des exemples

et des enseignements propres à maintenir la France à

la tète de la civilisation.

Mais toute sa prévoyance était impuissante à con-

jurer la mort prématurée de deux générations de princes

destinés à lui succéder. Il n'est donné à personne de

prévenir les éventualités d'une longue minorité, et de

préserver un enfant des séductions de la grandeur ex-

ploitées par une tutelle dépravée et des courtisans inté-

ressés à le corrompre. Devant les fléaux suscités pour

la perte ou l'abaissement des États, la prudence humaine

est insuffisante et la raison s'humilie.`

S I". – VIEILLESSE ET TESTAMENT DE LOUIS XIV.

Bien que les calamités qui ontassombriles dernières

années de ce beau règne n'aient pas eu les conséquences

politiques que l'esprit de parti se plait à leur attribuer,

Page 232: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

on conçoit qu'elles aient contribué à faciliter les mau-

vais desseins d'une administration intéressée à s'en

prévaloir. Nous n'essayerons donc de justifier ni les

amours adultères de Louis XIV ni les surprises faites

à sa prédilection paternelle. Si la décrépitude livre les

caractères les plus calmes aux captations des intimités

les plus vulgaires, comment la vieillesse des rois, obsé-

dée de tant de flatteries intéressées et de piéges habile-

ment combinés, échapperait-elle aux suggestions secrètes s

et incessantes des partis? Ils sont hommes, et comme

tels assujettis aux défaillances de leur infime nature.

L'histoire est pleine de noms qui, après avoir été l'ef-

froi ou l'admiration du monde, en sont devenus la risée.

Pouvoir beaucoup sans abuser jamais n'est pas un

attribut de l'humanité; c'est pour parer à ses imperfec-

tions que des institutions organiques sont d'une utilité

incontestable, Soutiens des règnes inintelligents, elles

servent encore de fanal aux plus sages, car elles auraient

préservé Louis XIV d'une erreur.

Toutefois les inconséquences d'une nature fragile ne

doivent pas être confondues avec les vertus qui la relè-

vent, ni la virilité d'un grand hommeavec

l'affaiblisse-

ment instantané de sa raison. On peut blâmer quelques

actes en désaccord avec le caractère toujours royal de

Louis XIV; mais on doit reconnaitre qu'ils n'ont jamaisété d'une gravité à porter atteinte à la reconnaissance

que la France lui doit. A quoi se réduisent, en effet,. les

griefs qu'on lui a si durement reprochés? A la légitima-

tion de ses enfants adultérins et à la rigueur des me-

sures prises contre les protestants et les jansénistes.Le premier trouve son excuse dans les portes suc-

cessives qui venaient d'accabler sa maison et menaçaient

Page 233: les ruines de la monarchie française 1

DÉCADENCE DE LA MONARCHIE

son avenir. Le second prend sa source dans des scru-

pules de conscience peut-être exagérés, mais justifiéspar une haute raison politique. Aucun des deux, en

définitive, n'a aggravé la situation du pays ni diminué

sa confiance dans le principe monarchique.

Le moins justifiable des actes de Louis XIV n'est pas

celui qui lui attira le plus de reproches; car la révoca-

tion de l'édit de Nantes est loin d'offrir le même carac-

tère d'imprévoyance et d'arbitraire que la déclaration

du 25 mai 1714. L'invasion des enfants illégitimes dans

la succession royale n'était pas seulement un attentat

aux lois tutélaires de la famille, elle, pouvait encore

donner ouverture à des compétitions subversives du

principal fondement de la constitution monarchique, la

primogéniture. Cet oubli des convenances et du droit,

dans un prince dont l'âme avait toujours été si haute

et l'esprit si lucide, causa plus de surprise que d'indi-

gnation et passa pour un acte de faiblesse arraché par

obsession à la tendresse alarmée d'un mourant. Mais

cette réprobation générale facilita singulièrement au duc

d'Orléans l'accès et la plénitude de la régence. L'impo-

pularité qui avait jusqu'alors discrédité sa personne et

accusé son ambition se reporta tout à coup sur les con-

fesseurs et les conseillers intimes du roi. Le parlement,

le public et même la cour se tournèrent vers lui en

haine des bâtards et ce prince, décrié pour ses moeurs,

soupçonné d'empoisonnement et mésestimé de ses ser-

viteurs mêmes et de ses amis, n'éprouva aucune diffi-

culté à faire annuler le dernier* acte de la volonté du

monarque qui avait toujours été le mieux obéi. Les per-

sonnages les plus éminents du parlement, tels que

d'Aguesseau et Joly de Fleury, s'empressèrent de lui

Page 234: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

conférer un pouvoir illimité en se faisant, trop légère-

ment sans doute, garants de sa sagesse et de sa modé-

ration.

k Étonné plus que touché de ce retour inespéré de

l'opinion, Philippe en usa pour faire annuler les dispo-sitions testamentaires qui auraient limité son pouvoir.

Mais il se contenta de la réalité de ce pouvoir et affecta

de respecter la clause qui avait pour objet l'éducation et

la sûreté du roi mineur.

On l'a beaucoup trop loué de cette discrétion, et les

historiens qui ont essayé de réhabiliter ce règne déplo-

rable ont confondu, à dessein, l'édit de 1714 avec les

précautions prescrites par l'aïeul prévoyant pour la

conservation de son légitime héritier. Quel que soit le

motif qui l'ait inspirée, cette réserve fait honneur au

régent. Le monarque avait voulu avoir avec lui un long

entretien, la veille de sa mort; et, soit que cette entre-

vue solennelle ait touché le cœur du prince ou l'ait

éclairé sur ses vrais intérêts, soit que déjà sa tiède

affection pour le fils destiné à lui succéder lui fît envi-

sager avec indifférence un événement qui aurait troublé

ce qu'il prisait avant tout, les délices d'une vie insou-

ciante et voluptueuse, il est certain qu'il confirma et

respecta les dispositions dictées par le feu roi pour sau-

vegarder le dernier rejeton de son sang des dangers

d'une tutelle suspecte'.

Mais si le rôle de Richard III avait, en effet, tenté

1. M. Leuiouley n'a voulu voir, dans ce codicille, que « l'anxiélr

d'une âme intègre et souffrante, l'erreur d'un esprit faussé par l'habi-

tude du pouvoir, une sagesse de vieillard peu propre à calculer le jeudes passions qui sont déjà loin de lui. » Tout révèle cependant, dans

cette sollicitude instinctive de vieillard, autant de sagacité que de prn-

dence.

Page 235: les ruines de la monarchie française 1

DÉCADENCE DE LA MONARCHIE

l'ambition du régent, il n'avait aucun intérêt à se

presser, car sa précipitation en eût évidemment com-

promis le succès. Investi, pour de longues années, de

l'autorité suprême, il y avait plus de chances à attendre

de la fortune ou de l'occasion, qu'à brusquer une solu-

tion par un attentat encore plus hasardeux qu'odieux,

en ce qu'il eût ravivé tous les droits de Philippe V,

devant lesquels se seraient prosternés les amis mêmes

du régent 1. Il eût suffi, en effet, à cet héritier présomp-

tif de Louis XIV d'abdiquer la couronne d'Espagne

pour recouvrer sa qualité de prince français, réservée

par lettres patentes du 3 février 1701 car le traité

d'Utrecht avait pour but de garantir la séparation des

deux royaumes, et non de consacrer l'incapacité per-

sonnelle du- prince à recueillir une autre succession,

pour laquelle on ne pouvait le priver du droit d'opter.

Voilà le véritable préservatif des jours de Louis XV.

La dépravation qu'affichait le duc d'Orléans et la dé-

fiance générale dont il était l'objet lui auraient donc

prescrit plus de circonspection qu'à un autre, s'il avait

conçu une coupable pensée. Le prince mineur le garan-

tissait lui-même contre un compétiteur plus redoutable,

dont le droit primait le sien, et qui eût immédiatement

saisi le pouvoir aux acclamations de la France. Celto

menace protégeait beaucoup mieux la tête de son pupille

que sa prétendue insouciance pour l'autorité. Son am-

bition n'était pas si négative, qu'il n'ait assez ouverte-

ment convoité le trône d'Espagne et conspiré pour en

exclure le petit-fils de Louis XIV.

Ses amis n'avaient donc pas besoin, comme le sup-

i. Les ducs de Bourbon et de Saint-Simon le lui avaient formelle-

ment déclaré.

Page 236: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

pose officieusement le duc de Saint-Simon, de lui faire

envisager le testament de Louis XIV comme un affroiit,

pour le déterminer à lui opposer les droits de sa nais-

sance. S'il n'avait pas eu l'ambition de régner, il se fût

moins pressé d'inspirer à son royal pupille le dégoût

des'affaires et le goût des plaisirs faciles. Il eût encore

moins songé à susciter au roi d'Espagne des tracasse-

ries et des embarras qui détournassent son attention

des affaires de France. C'est à cette préoccupation qu'il

sacrifia l'intérêt et l'honneur même du pays, en cimen-

tant son alliance avec l'Angleterre par l'abandon de la

cause des Stuarts, et l'abaissement, au profit de ses

alliés, de la puissance maritime de la péninsule.

Il se montra si jaloux de son autorité, qu'au pre-

mier signe de résistance du parlement il ne craignit

pas d'exiler ses membres les plus recommandables et

ceux mêmes qui, comme d'Aguesseau, s'étaient montrés

les plus favorables à son avènement. Il faut qu'il ait eu

un grand dédain des moeurs frivoles de son temps et

une grande confiance dans le pouvoir de la corruption,

pour avoir osé braver la magistrature au moment même

où la cause des princes légitimés venait de soulever

les questions brûlantes des devoirs de la souveraineté

et de la défense des intérêts des peuples.

Ce sera toujours une énigme inexplicable que le

silence et la docilité de ce parlement, autrefois si fron-

deur et si indiscipliné, en face d'un pouvoir inauguré

par lui et décrié par le scandale de ses dilapidations et

de ses débauches. Sans l'irrésolution pusillanime du

duc du Maine, une lutte violente se serait nécessai-

rement élevée entre les compétiteurs; et le parlement,

arbitre suprême des deux partis, eût été naturello-

Page 237: les ruines de la monarchie française 1

DÉCADENCE DE LA MONARCHIE

ment saisi de la cause de la royauté. Il conservait dans

ses archives la déclaration du 24 octobre 1648, libre-

ment acceptée par la mère de Louis XIV au nom de son

fils, en présence des quatre cours souveraines; et ce

pacte solennel s'adaptait merveilleusement à toutes les

difficultés qui devaient surgir de ce conflit. Jamais

occasion plus opportune ne s'était présentée d'interro-

ger les lois constitutives de la monarchie, et de sauve-

garder le royaume contre les périls d'une régence dont

l'autorité transitoire manquait à la fois de direction et

de garantie.

Il existait- encore assez d'éléments aristocratiques

pour ériger un pouvoir modérateur entre les abus d'au-

torité et lestentatives toujours populaires de l'esprit de

faction. Peut-être cette réforme ne se fût-elle pas opérée

sans effort et sans trouble. Mais elle se présentait dans

toutes les conditions d'opportunité et de prudence qui

pouvaient la rendre salutaire. Il est donc regrettable

qu'on ne l'ait pas tentée, puisqu'elle aurait prévenu les

honteux traités de la Régence, les dilapidations du

règne de Louis XV et la Révolution de d789. Les résis-

tances ne pouvaient être dangereuses, car le duc

d'Orléans lui-même avait 'un intérêt évident à corro-

horer son droit du concours et de l'assentiment natio-

nal, et cette concession, toute favorable à son autorité,

faisait disparaître ce que sa situation avait d'équivoque

et sa vie passée de condamnable et de suspect.

Loin de nous la pensée d'applaudir a ces parades

parlementaires dont l'engouement a égaré les meilleurs

esprits et rendu l'administration publique impossible.

Les luttes de la tribune ne seront jamais que le triom-

phe do la loquacité avocassière, le marché des plus

Page 238: les ruines de la monarchie française 1

LES RUNES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

cyniques corruptions et l'exclusion des capacités pra-

tiques. Mais il y a d'autres freins et un contrôle plus

sincère des actes du pouvoir que cette critique théâ-

trale et les formes adoptées dans les jours les plus

glorieux de la monarchie auraient été moins suspectes

et plus efficaces.

Les traditions sont plus aisément invoquées et plus

généralement comprises que les lois écrites. Nos dix

constitutions, si savamment discutées et formulées,

prouvent qu'il n'y a rien de moins respecté par les gou-

vernements et par les peuples. Mais il ne s'ensuit pas

que l'art de régner n'ait pas besoin de règles et que des

guides ou des phares ne lui soient pas utiles pour se

diriger au milieu des écueils. Des esprits exceptionnels,tels que Louis XIV et Napoléon, peuvent bien impri-

mer impunément à leur volonté personnelle l'autorité

de la loi, car ils inspirent aux nations plus de confiance

que des aphorismes d'une infaillibilité douteuse, et

l'instinct des masses se prend d'une foi plus vive dans

la rectitude de leur jugement, que dans le sens littéral

d'une loi diversement interprétée ou dans la garantie

d'institutions toujours mobiles.

Mais il n'en est pas ainsi sous les rois faibles on

enfants et comme le droit d'être gouvernés avec discer-

nement ne se prescrit pas pour les peuples, il réagit

avec d'autant plus de force qu'il a été plus comprimé on

s'est plus longtemps contenu. Le sommeil du souverain

ne tient donc pas lieu de sanction aux actes qui se pro-

duisent en son nom, cl ses propres résolutions ne sont

pas réputées infaillibles tant qu'elles -n'ont pas été

adoptées par la conscience et pesées à la balance du

droit et du devoir.

Page 239: les ruines de la monarchie française 1

DÉCADENCE DE LA' MONARCHIE

Ce contrôle s'exerçait par les parlements, dans

l'absence d'une institution spéciale et régulière il faut

toujours, en effet, qu'il existe quelque part; et jamais le

despotisme lui-même, si absolu qu'on le suppose, ne

décline ostensiblement la juridiction de la morale et de

la raison. Il importe donc à la' royauté, autant qu'au

pays, de bien constituer ce rouage indispensable de

tout gouvernement, de sorte qu'il fonctionne de lui-

même, supplée à l'inexpérience des minorités, avertisse

le pouvoir qui se fourvoie et sauvegarde l'incapacité

mentale d'un Charles VI. Si les parlements ont abusé

Ju droit de contrôle, c'est qu'ils se l'étaient arrogé sans

en régler l'usage. Ils sont tombés dans la même erreur

que le pouvoir lui-même, quand il s'exerce aveuglément

et s'isole de tout contrôle.

C'est précisément à cette lacune de notre constitu-

tion monarchique que la régence était appelée à pour-

voir, autant par l'enchaînement des circonstances qui

dénaturaient l'autorité que dans son propre intérêt. La

brusque transition du règne le plus viril et le plus

fécond à une longue et chancelante minorité, le règne

précaire d'une tutelle suspecte et les dangers d'une suc-

cession litigieuse, tout autorisait et sollicitait une inter-

vention conciliante mais décisive. La ferme adminis-

tration de Louis XIV gavait pourvu à tous les besoins

de la justice et de la politique. La civilisation, en était à

ce point précis, mais transitoire, où le bon sens public

ne sépare pas ses vœux d'amélioration des idées d'ordre

et de subordination. Par une circonstance rare et peut-

être sans exemple, le parlement se trouvait appelé, sans

s'y être attendu, à prononcer arbitralement entre le duc

d'Orléans revendiquant les prérogatives de sa charge

T. 1. 13:i

Page 240: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

et le duc du Maine, fort du testament du feu roi. Enfin,

comme pour imprimer à la situation un caractère déter-

miné et à l'autorité parlementaire un poids irrésistible,

la déclaration du 24 octobre 1648, dont elle ne s'était

jamais dessaisie, allait au-devant de toutes les diffi-

cultés.

Il n'y avait pas, en effet, de-voie plus clairement

indiquée pour sortir honorablement des embarras qui

surgissaient à la fois du testament complexe du monar-

que, de l'avènement d'un prince précédé de la plus

déplorable renommée, de l'épuisement du Trésor et du'

choc imminent des partis religieux et politique. De

quoi s'agissait-il, en somme? De s'enquérir des moyens

de sauvegarder le trône et la nation contre les éven-

tualités d'une situation anormale et les conséquences

d'un avènement insolite, litigieux et suspect. Ce droit

de contrôle n'avait jamais été contesté. Il faisait partie

des franchises importées dans les Gaules, comme ail-

leurs, par tous les législateurs primitifs. C'était de plus

un devoir pour le parlement, dépositaire des titres ina-

liénables de la monarchie de Louis XIV. Le règne de

ce prince avait bien pu y suppléer, mais, loin de les

laisser prescrire, il en avait rehaussé la valeur.

La révision enfin et le rajeunissement des institu-

tions fondamentales sont une conséquence inévitable de

la marche des générations et de la transformation des

idées. Quand la réforme ne s'opère pas dans l'intérêt

du principe d'autorité et dans la mesure de la raison

elle se fait d'elle-même, mais à la ruine du pouvoir, à

la honte de la raison et contre l'intérêt des peuples.

'A cette époque si manifestement signalée à la pré-

voyance des hommes d'État, la France se fût prêtée

Page 241: les ruines de la monarchie française 1

DÉCADENCE DE LA MONARCHIE

sans effort à une organisation sage, dans laquelle la

royauté eût conservé son initiative et la prépondérance

qui lui a été attribuée pour la sécurité, l'égalité et la

liberté de tous. L'esprit peut-être trop exclusif de la

magistrature eût été tempéré par la constitution défi-

nitive d'une pairie dont l'élément subsistait encore

dans les ordres de la noblesse et du clergé et la ré-

gularisation des dépenses ainsi que l'assiette de l'impôt

se seraient bien trouvées de la judicieuse appréciation

des contribuables eux-mêmes et du sévère examen de

leurs délégué*, contenus dans les limites de leur mis-

sion. Toutes ces précautions et toutes ces garanties,

dont la Révolution a fait tant de bruit, étaient conte-

nues dans l'acte de 1648, qui faisait partie de notre

droit publie. Il est donc probable que si la charte du

royaume avait été octroyée au commencement du siècle,

elle aurait été plus complète, mieux comprise et moins

controversée.

Le régent lui-même, bien loin d'en concevoir de

l'ombrage, s'y serait réfugié comme dans une position

qui consolidait son droit et simplifiait sa situation. Il

avait tout à gagner dans cette transaction, puisque,

identifié à la cause nationale, il n'avait plus à'' s'in-

quiéter des restrictions du testament de Louis XIV, ni

à s'inféoder à l'Angleterre pour s'assurer contre l'Es-

pagne. Le besoin que le prince et le parlement avaient t

l'un de l'autre aurait contenu celui-ci dans les limites

d'une sage modération et donné à celui-là plus de sécu-

rité et d'indépendance. Peut-être n'eût-il pas songé h

prostituer son pouvoir au savoir-faire d'un abbé Dubois,

ni à compromettre sou nom' dans les filouteries du

système.

Page 242: les ruines de la monarchie française 1

LES BMNES DE LA. MONARCHIE FRANCISE

Mais la conséquence la plus heureuse de la réforme

eût été de suppléer à l'intervention des États généraux,

et de rendre la Révolution de 1789 impossible et sans

prétexte. Ce que le pouvoir abandonne spontanément

et sans réticence le consolide ou le fortifie, s'il reste

libre dans la sphère d'activité qu'il se réserve celui,

au contraire, qui procède par concessions, abdique et

se fait mépriser. Jamais les représentations d'un corps

dont les attributions ont été bien définies ne franchi-

ront la limite qui fait sa force et sa sûreté. L'autorité

pourra donc las dédaigner lorsqu'elles ne seront pas

pour elle un avertissement ou un appui. L'art de gou-

verner consiste à ne jamais céder que par conviction,

et à rester, dans tous les cas, l'arbitre librement choisi i

de toutes les dissidences et le protecteur de tous les

intérêts. Il est moins dangereux de faire douter de sa

bonté que de sa justice. Toute extension abusive qu'on

voudrait donner aux franchises volontairement concé-

dées doit donc être réprimée d'une manière exemplaire.

Lorsqu'elles sont instituées avec opportunité et bien com-

prises, elles ne sont ni dépassées ni enfreintes. Mais il

est rare qu'elles arrivent à propos, et c'est ce qui les

exagère et'les dénature.

Nous l'avons dit, la plus grande faute reprochée à

Louis XIV fut la légitimation de ses enfants adultérins;

et cependant, loin d'avoir amené les conséquences

qu'elle autorisait à signaler, elle aurait pu en avoir de

plussalutaires à la France que les actes les plus glo-

rieux de son règne, car elle a fait naître l'occasion de

compléter ses institutions et d'assurer l'avenir de son

peuple. Ce n'est pas non plus ce qui -a provoqué les cen-

sures amères de ses détracteurs. Le tort le plus irré-

Page 243: les ruines de la monarchie française 1

DÉCADENCE DE LA MONARCHIE

missible, au jugement des historiens du xixe siècle,

celui qui a laissé dans les âmes ulcérées d'une partie de

ses sujets un ressentiment implacable, c'est son intolé-

rance religieuse, c'est la révocation de l'édit de Nantes.

Ce grief efface, aux yeux des partisans de la réforme,

les bienfaits et les merveilles de civilisation dont il fut

le prodigue dispensateur, et le souvenir de ses rigueurs

verse encore des torrents de fiel sur sa mémoire.

Cette diffamation passionnée, injuste et partiale

dans son objet, est encore plus suspecte dans son exa-

gération et dans sa persévérance depuis qu'elle s'impose

comme un enseignement. L'intolérance dogmatique

est devenue la pratique habituelle de ceux-là mêmes

qui, à la faveur de la doctrine du libre examen, se sont

faits les juges inexorables du -passé et les oracles infail-

libles des générations présentes. Mais il est peu philo-

sophiqué d'imposer silence à ses adversaires, et l'école

protestante abuse un peu de la liberté qui lui a été

donnée par la Révolution, lorsqu'elle aspire à la domi-

nation.°

Louis XIV partage donc avec le Souverain Pontife

la haine aveugle des dévoyés de l'Église universelle;

et,'avec une inconséquence commune à tous les sec-

taires, ils font un mérite à leurs apôtres de tout ce qui

était un sujet d'accusation contre le clergé romain. Si

les richesses dont les fidèles avaient doté celui-ci ont

donné lieu à quelques abus, ceux qui l'en ont dépouillé

en ont-ils fait un saint usage? et les mœurs de Luther

font-elles plus d'honneur à ses doctrines que l'insatia-

ble avarice d'Henri VIII? Si la foi catholique, exclusive

dans son principe, compte quelques princes intolérants

et persécuteurs, le culte anglican, le fanatisme ana-

Page 244: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE*

baptiste, le calvinisme germanique elle schisme russe,

qui tous attestent la liberté de conscience, ont-ils eu

plus de modération et de pitié ?N'ont-ils pas, au con-

traire, outragé plus ouvertement l'humanité et la jus-lice? `?

Les diffamateurs* du grand roi, illogiques jusquedans leurs anathèmes, ont beaucoup plus d'indulgence

pour les amours adultères de sa jeunesse que pour le

pieux retour de sa vieillesse désenchantée et cette pré-

vention n'a pas plus épargné la compagne de son choix

que lui-même. Cependant,. si co n'est pas sans une

secrète pensée d'ambition qu'elle supplanta Mm0 de

Montespan, on doit au moins le reconnaître elle

n'acheta pas, comme cette dernière, le titre de favorite

au prix de ses devoirs d'épouse et de sa dignité de

femme. Il est beau .d'avoir captivé un prince tel que

Louis le Grand par les séductions de l'esprit et l'ascen-

dant de la raison. Si le titre de Majesté manqua à sa

fortune, peu de monarques, même parmi les plus grands,

ont mérité celui que son royal époux lui avait octroyé

Tous deux cherchèrent dans la dévotion une diver-

sion au vide des grandeurs terrestres et aux soucis de

l'âge elle, avec la ferveur et les faiblesses de son sexe,

lui, avec la loyauté, mais avec la hauteur de son carac-

tère. Dans un cœur comme le sien, la conviction ne

comportait ni les hésitations du doute ni l'indulgence

d'un esprit timide. Il se fit dévot parce qu'il était sin-

cère, et il ne pouvait, excuser dans autrui ce qu'il eût

condamné en lui-même. Roi, il se croyait plus étroite-

ment obligé à faire observer les préceptes de la religion;

l. Votre Solidité,

Page 245: les ruines de la monarchie française 1

DÉCADENCE DE LA MONARCHIE

et ce sentiment suffit à expliquer son antipathie contre

Port-Royal, dont le puritanisme n'était qu'une censure

indirecte des pratiques de l'Église et un protestantisme

mitigé. 11 n'est donc pas invraisemblable qu'après avoir

plié sa conscience alarmée aux austérités de la péni-

tence, on lui ait fait envisager l'extirpation de l'hérésie

comme une expiation.

Ce zèle pour la cause de Dieu peut n'avoir pas été

exempt d'orgueil et d'erreur, mais il fut pur d'intention

et inspiré par le sentiment du devoir. Les rois sont

entourés d'imitateurs serviles, toujours prêts à exagé-

rer leurs vertus comme à flatter leurs vices.- Ils se

plurent à aigrir l'humeur du nouveau converti contre

des résistances qu'ils provoquaient d'ailleurs par des

exigences tracassières. De là une persécution sourde et

un prosélytisme hargneux. Louis XIV, blasé sur les

pompes royales et les hommages de sa cour, s'était pris

d'un goût plus vif pour la parole fervente des prédica-

teurs et les graves solennités du sanctuaire on vit

bientôt tous les courtisans, jeunes et vieux, se presser

à la porte des églises, observer les jours d'abstinence

et associer les austérités du cloître à toutes les frivo-

lités mondaines. Ce fut à qui affecterait le plus de pieuses

aspirations et de pratiques ascétiques. Les plus licen-

cieux mêlaient des formules dévotes aux raffinements

de la débauche, et les femmes couraient, parées des

mêmes atours, du sermon à l'Opéra. On commença par

rire de cette profanation affichant la frivolité d'une

mode fugitive. Mais le contraste de la vie réelle avec

la vie extérieure finit par révolter la conscience pu-

blique.

Ce fut assurément un scandale immense que cette

Page 246: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

affectation d'hypocrisie railleuse, enveloppant de son

voile diaphane les splendides turpitudes de Versailles;

l'on est porté à croire qu'elle favorisa les saturnales

moins déguisées du Palais-Royal, et grâce à elle on

put les faire envisager comme une immoralité moins

impie, puis bientôt comme une réaction inoffensive.

y

Il fut également facile d'envenimer les ressenti-

ments qu'avaient soulevés les rigueurs exercées contre

le jansénisme et la Réforme. Le -petit-fils d'Henri IV

n'aurait pas dû oublier, disait-on, que l'édit de Nantes

avait signalé son tardif avènement et scellé, en quel-

que sorte, l'acte solennel de son abjuration. Il n'était

pas généreux de retirer à tous les dissidents, en expia-

tion des torts de quelques-uns, des franchises consa-

crées par la prescription. Si Louis XIV eût été imbu

des maximes de tolérance universelle qui commen-

çaient à se répandre, il aurait compris qu'on ne manie

pas les consciences comme on assouplit les courtisans

que partout où deux cultes et deux communions ont

été amenés à transiger, il n'y a pas plus d'exclusion

que de fusion possible, et qu'à tort ou à raison le règne

des inquisitions est bien fini.

Où les anathèmes de l'Église avaient été impuis-

sants, que pouvait, en effet, le bras séculier? On a tou-

jours tort de tenter l'impossible, et l'on aurait proscrit

tous les réformés qu'on n'aurait pas anéanti la Réforme.

On ne fit donc que susciter, par cette persécution im-

politique, une recrudescence de haine contre le catho-

licisme, au moment mémo où l'esprit de secte com-

mençait à so calmer et où les rapports diplomatiques

et commerciaux ne faisaient plus aucune distinction du

rit grec ou romain, des confessions d'Augsbourg ou

Page 247: les ruines de la monarchie française 1

DÉCADENCE DE LA MONARCHIE

de Genève, du puritanisme écossais ou du presbytéria-

nisme anglican.

Mais ces concessions faites à l'esprit qui a prévalu

au xvme siècle et aux opinions que le fait a justifiées,

plus peut-être que la raison politique, il reste encore à

apprécier les mobiles de la politique de Louis XIV et à

rendre justice aux convictions d'un autre âge.

On ne peut oublier avec quelle opiniâtreté les protes-

tants ont conspiré contre la maison de France, avant et

après Henri IV, auquel ils n'ont jamais pardonné la sin-

cérité, de sa conversion. L'impitoyable répression que

leur infligea le cardinal de Richelieu n'empêcha pas les

conjurations, ourdies de longue main, contre le fils de

Louis XIII; et ils n'usèrent de la tolérance assurée par

l'édit de Nantes que pour transformer leurs prêches en

assemblées séditieuses, véritables clubs où se professaient

ouvertement la révolte et la trahison. L'admission des

coreligionnaires étrangers dans ces conciliabules occul-

tes en fit autant de foyers d'intrigues et d'insurrection.

Leur complicité faillit même livrer la Bretagne et la

Normandie aux flottes combinées de l'Angleterre et de

la Hollande, dont un prince de Rohan avait préparé la

descente

Déjà le jeune monarque avait été forcé de restreindre

les dispositions trop généreuses de l'édit de Nantes,

parce que des correspondances suspectes avec les so-

ciétés secrètes de l'Allemagne avaient été interceptées,

qui, sous le voile de la propagande religieuse, cachaient

des menées hostiles au trône héréditaire. Ces relations

devinrent plus fréquentes et plus dangereuses lorsque

1. Ce seigneur, longtemps en faveur à la cour, expia son crime surl'êcliafimd.

Page 248: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

le malheur de nos armes ouvrit des voies plus larges aux

communications des gouvernements luthériens ligués

contre la France; et les vœux que les calvinistes ne

prenaient plus la peine de dissimuler pour la cause des

alliés autorisaient toutes les mesures nécessaires à la

sureté de l'État. Celle d'exiger de tous les dissidents une

profession de foi explicite pouvait être vexatoire dans

la forme, mais elle était licite dans le fond et certaine-

ment modérée dans son objet; car si elle confondait, à

tort, les actions criminelles avec la liberté de conscience,

elle accordait, par sa généralité, une sorte d'amnistie

aux vrais coupables, et manquait évidemment de pru-

dence en les induisant au parjure. Mais alors on croyait

encore à la sainteté des serments, et la loyauté du roi

comptait sur la parole de ses sujets infidèles.

Quant aux violences qui ont suivi la révocation de

l'édit, aux dragonnades et aux confiscations, elles sont

bien moins les conséquences de l'ordonnance royale

que l'effet inévitable de l'intervention parlementaire

dans les questions politiques, une sorte de sacrifice aux

préventions populaires, un souvenir de l'inexorable

administration de Richelieu et un dernier écho de la

Ligue. Les regrets exprimés par le monarque à ses der-

niérs moments, et ses reproches aux cardinaux de

Rohan et de Bissy atténuent, s'ils ne rachètent pas des

rigueurs dont tant de rois et de chefs de secte se sont

fait un mérite dans des situations analogues. Certes,

personne n'oserait comparer la cruauté de Louis XIV

à celle d'Henri VIII et de sa fille Élisabeth,-ni la guerre

des Cévennes au massacre des Irlandais, et moins encore

aux égorgements plus récents pratiqués au nom de la

raison, de la philosophie et de l'humanité.

Page 249: les ruines de la monarchie française 1

DÉCADENCE DE LA MONARCHIE

On a bientôt fait de condamner une répression com-

mandée peut-être par les convictions et les mœurs d'une

autre époque, par la sûreté du trône et la saine poli-

tiquele progrès de la Réforme l'a d'ailleurs rendue

inefficace, et le triomphe d'une opposition intéressée

l'accuse aujourd'hui sans contradiction. Mais ce n'est

pas avec cette légèreté que l'histoire impartiale devrait

admettre les jugements passionnés d'un parti évidem-

ment rebelle sur un tel prince car enfin toutes ses

actions sont empreintes d'un caractère de grandeur et

de justice, et il ne s'en départit jamais, ni dans la

vigueur de son jeune gouvernement ni dans les austé-

rités de sa vieillesse. Une considération devrait l'ab-

soudre, aux yeux de tout homme d'État sans préjugés,

de ce que sa sévérité envers les protestants a de con-

traire à l'indifférence de notre siècle en matière de reli-

gion, c'est qu'en dehors des précautions prescrites par la

prudence contreles entreprises d'une secte ennemie des

lois et des croyances du pays, c'était pour lui un cas de

conscience de mettre un terme aux divisions qui faisaient

de ses sujets deux peuples ennemis. En roi conserva-

teur-né des institutions fondamentales de la monarchie,

il a dû voir dans l'hérésie de Luther un dissolvant de la

nationalité, comme elle l'avait été de la société chré-

tienne. C'est pourquoi il a imprimé à l'accomplisse-

ment de cette tâche laborieuse une inflexibilité insé-

parable du sentiment du devoir.

Avant que le nombre, le temps et les traités .aient

placé les sectateurs de la Réforme sous la protection du

droit des gens, ils étaient, en effet, des dévoyés de

l'Église, rien de plus, et par suite, au sein d'une nation

catholique, des étrangers, sinon des déserteurs et des

Page 250: les ruines de la monarchie française 1

1ES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

révoltés. Or le prince préposé au gouvernement de cette

nation, jugeant qu'une dissidence fondée sur des subti-

lités était un sujet perpétuel de division dans les familles

et de trouble dans l'État, a pu croire, dans la candeur

de sa foi, que l'unique moyen d'en prévenir le, danger

était de protéger de son sceptre la conscience des fidèles

au culte national.

Ce n'était ni une innovation ni une pensée indigne

d'un grand cœur de ne vouloir souffrir dans ses Etats

qu'un seul culte public, une seule communion légale-

ment avouée. Déclarer dominante la religion identifiée

à la nationalité, qui à formé les mœurs des générations,

fondé ou consacré tous les monuments et partagé toutes

les vicissitudes du pays, ce n'est en aucune façon tyran-

niser les consciences; c'est reconnaître un fait et con-

stater un droit acquis.

Les empereurs romains étaient tous souverains pon-

tifes, et les califes ont toujours été investis du double

titre de sultan et de chefs des croyants. Le czar est

encore l'autocrate spirituel de toutes les Russies, et les

successeurs d'Henri VIII continuent, sans acception

d'âge et de sexe, d'être les oracles infaillibles de l'Église

anglicane. Ni cette usurpation du droit divin et de la

liberté de conscience, ni cette honteuse inconséquence

du gouvernement modèle qui se prétend libéral par

excellence, n'ont soulevé l'indignation du genre humain

ou suscité ses censures. D'où vient donc cette clameur

contre l'acte beaucoup moins significatif d'un roi catho-

lique ?

Certes, Louis XIV était loin de prétendre à cet excès

de pouvoir; il n'aspirait pas au sacerdoce il voulait être

le conservateur de la discipline, non le juge du dogme;

Page 251: les ruines de la monarchie française 1

DÉCADENCE DÉ LA MONARCHIE

le garant, non l'arbitre de l'unité catholique. S'il n'a

pas prévu toutes les difficultés de son protectorat et n'a

pas tenu assez compte de la naturalisation du calvi-

nisme~ légitimé par un édit et anmistié par sa diffusion,

on ne peut lui contester du moins le mérite d'avoir

deviné ses ennemis occultes et les plus dangereux, ni

le courage de les avoir attaqués avec franchise. Les

apôtres de la tolérance ont perdu le droit de lui faire un

crime de sa défiance, depuis qu'elle a servi de formule

d'évocation à tous les sectaires désorganisateurs qu'on

a vus fondre, de Genève et de Londres, sur l'héritage

d'Henri IV..

Ce grand mot de tolérance répété par tous les échos

des écoles du dernier siècle n'était donc qu'un mot

d'ordre, un mensonge hypocrite, une vérité incomplète,

sinon une idée fausse. La confusion n'est pas la liberté,

et la neutralité de la loi n'implique pas la méconnais-

sance des droits préétablis, sans quoi elle ne serait

qu'un perpétuel déni de justice. La liberté des cultes

n'est pas violée parce qu'il en est un dont la priorité

constituerait le droit d'aînesse, à défaut même de tout

autre titre. Le reconnaître n'est pas l'imposer, et la

faculté d'en professer un autre n'est pas déniée parce

que le premier préexiste au gouvernement et que

celui-cilui doit

sa protection. L'obligation des divers

pouvoirs dans les sociétés organisées, c'est d'honorer

et de maintenir les institutions qui ont précédé leur avé-

noment, de maintenir surtout l'institution venue d'en

haut avant toutes celles que les hommes ne doivent qu'à

eux-mêmes. Les autres cultes sont suffisamment garan-

tis par les saintes lois de l'hospitalité. Autrement il

faudrait admettre que tout étranger est citoyen par le

Page 252: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

fait seul de sa résidence et sans avoir partagé les char-

ges des contribuables, ni justifié de sa naturalisation,

ce qui réduirait la signification du mot patrie à la socia-

bilité des auberges, des voitures publiques et des hôpi-

taux

Supposé que le souverain ne fût d'aucun culte,

encore serait-il bienséant qu'il payât ses dettes. En

s'emparant brutalement des biens de l'Eglise, l'État

avait contracta avec ostentation l'obligation d'entrete-

nir ses ministres et de défrayer ses autels. Il n'existait

envers les communions dissidentes aucun engage-

ment de cette nature, et leur dotation fut une pure

libéralité, à laquelle le clergé catholique aurait du par-

ticiper car une indemnitè n'est pas une largesse, et ses

besoins sont tout autrement sacrés que ceux du pasteur

protestant, qui vit en famille, possède, gère, spécule

et transmet son héritage.

Conclure du droit de tous à une égale protection, au

partage de ce qui appartenait à autrui, c'est mettre dans

la loi la logique révolutionnaire, qui adjugeait le gain

des récoltes à celui qui n'avait pas semé. La loi athée

n'est donc pas une loi neutre elle est hostile au droit.

Quand les protestants ont réclamé contre les restric-

tions que l'édit de Nantes apportait à l'exercice de leurs

droits civils, ils ont attaqué en réalité la juridiction de

l'Église dominante et les plus anciens priviléges de la

religion du pays. Si l'on se reporte, sans prévention,

aux conséquences immédiates de l'édit d'émancipation

1. On conçoit cette facilité d'adoption dans les pays dépeuplés ou,

comme les États-Unis d'Amérique, en travail d'une nationalité qui

n'existe pas encore. Mais, pour une nation comme la France, c'est une

abjuration de la patrie eUe-memc.

Page 253: les ruines de la monarchie française 1

DÉCADENCE DE LA MONARCHIE

obtenu de la philanthropie de Louis XVI, on se con-

vaincra qu'une si grande perturbation dans.l'État ten-

dait à renverser toute l'économie de sa législation,

fondée sur le concoursdes pouvoirs civil et religieux,

ce qui supposait des limites à une tolérance légale.

Comment concilier, en effet, cette faculté accordée

à une communion dissidente d'exercer tous ses droits

civils, avec le contrôle dont le clergé avait la possession

exclusive ? N'était-ce pas s'engager implicitement à lui

retirer le privilége immémorial de légaliser, en les bé-

nissant, les naissances, les mariages et les inhumations?

Mais cette innovation n'entraînait elle pas ses consé-

quences nécessaires? N'était-ce pas sacrifier le droit

commun à l'exception et subordonner la communauté

à l'intérêt individuel?

Lorsque M. de Malesherbes introduisit cette ques-

tion délicate au conseil des ministres, nul ne songea à

sauvegarder l'intervention sacrée du prêtre dans la con-

sécration de la vie civile, quoiqu'il eût été facile de la

faire concorder avec la liberté de chaque rit; cepen-

dant on eut quelque pressentiment des inconvénients

qui pouvaient en résulter, et M. de Breteuil chargea

M. de Rulhière de rédiger un mémoire pour éclairer

le gouvernement sur les mesures les plus propres à

prévenir les confusions qui pouvaient sortir de cette

importante concession

Ce document, conçu dans l'esprit de la proposition,

et favorable à la cause protestante, ne va pas cepen-

dant jusqu'à dissimuler les puissantes rayons qui avaient

déterminé la résolution de Louis XIV, raisons telle-

Ce mémoire a. été publie sous ce titre Iteclterclte,ç causes

(~ )'ëMoea~oH ~e ~< de No~<M ef <'c<a~ f~o~~o~~ eH F)'<!Mce.

Page 254: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

ment plausibles, fait observer l'auteur, qu'en y cédant, le

monarque, encouragé par une co?M~c~eMMM?<?~e//e, ne

fit que répondre au vœu de'tous ses sujets. Ce travail,

fait de bonne foi, contint la polémique dans une cer-

taine modération,, mais il n'eut' pas le pouvoir de

modifier lc projet des, ministres. La tolérance, ou

plutôt l'indifférence religieuse, était déjà l'opinion do-

minante, et ni le roi ni son conseil ne songèrent à lui

résister.

Cependant pour arriver à la réhabilitation du pro-

testantisme, il fallait annuler trois ordonnances royales,

cent soixante-seize arrêts du' conseil, quatre édits et

dix jugements motivés sur des menées criminelles et

une conjuration permanente, que la justice était im-

puissante à reprimer et la clémence du roi à désarmer.

On était encore parfaitement convaincu de cette hosti-

lité opiniâtre après la mort de Louis XIV. Pénétrée des

inspirations qui avaient armé la prévoyance du grand

roi, la régence crut devoir opposer une barrière insur-

montable aux envahissements de la réforme par la dé-

claration de ~724.

On ne manqua pas d'opposer cet acte souverain à

l'édit de Louis XVI, et les remontrances ne faillirent

point pour empêcher de l'enregistrer. Le parlement

lui-même, tout imbu des doctrines sceptiques et jansé-nistes, hésita à porter cette atteinte aux lois et à la foi

du pays. Une protestation y fut accueillie sous le titre

de Mémoire ci lire aM Conseil; elle faisait ressortir la

portée et les conséquences inévitables de cette mesure

plus généreuse que prudente et réûéchio '.La critique

1. Parmi les pièces justificatives de ce volume de 300 pages se trrm

veut i" un plan de république française 20 uue lettre de Feveque

Page 255: les ruines de la monarchie française 1

DECADENCE DE LA MONARCHIE,

T.l.

même se crut obligée d'y reconnaître un patriotisme'

~!C~'C,.M~e argumentation puissante et un ~~y~? ~~OM-

~M~ On y énumëre, avec une sorte d'effroi, les griefs

de cette secte'de marchands et de banquiers cosmopo-

lites, devenus étrangers à la patrie et livrés exclusive-

ment à l'usure, comme les juifs. On y démontre qu'en-

nemie implacable du monarque et de la monarchie,°~

cette secte n'a cessé de désoler la France par ses com-

plots au dedans et ses intrigues au dehors. « Ce qu'elle

avait fait avant l'édit de Nantes, elle n'a pas discontinué

de le faire après, et elle le fera plus impunément en-

core après l'abolition'de celui de 1724. Lui tendre une

main amie, c'est l'enhardir à la trahison, et l'admettre

sur un pied d'égalité avec le culte national, c'est prélu-

der à la subversion de l'État. »

En prenant sa revanche de l'édit de Louis XIV, le

parti protestant n'a pas respecté, en effet, cette égalité

devant la loi qu'il avait obtenue avant que la Révolu-

tion lui eûtlivré

le pouvoir et le budget. Après avoir

évoqué toutes les autres sectes ennemies de l'Église, il

a trouvé bon d'en partager la dépouille avec elles, de

prendre sa part des confiscations et de se faire doter au

même titre que le clergé exproprié; ainsi Je disciple

de Calvin, qui n'a ni charge d'âmes ni aumônes à ré-

pandre sur son rare et opulent troupeau, est plus libé-

ralement traité que l'humble desservant, plus pauvre

lui-mêmeque,

le paria consolé par lui, mais dont il ne

peut soulager la misère.

d'Agen (r,'habaniies) au contrôleur général sur le bouleversement dont

les huguenots menacent le pays; 3" un mémoire sur les entreprises des

protestants, présenté au roi en 1780, par l'Assemblée du cierge, 4" un

autre du dauphin pour Louis XV~etc.1. ~Mot~es secrets, 26 novembre t787, volume XXXVI.

Page 256: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

Louis XIY n'avait donc pas tant de tort de se défier

de ce parti dernier soutien de la féodalité expirante,

il avait fait la guerre à six rois -ses prédécesseurs, et,

avant de se mettre au service de la démocratie, il avait

partagé la félonie de cette poignée de gentilshommes

déserteurs de la foi de leurs aïeux et du drapeau de

leur prince, lesquels ont passé de la révolte à la révo-

tion, et de la république à tous lesusurpateurs qui dai-

gnaient les accepter pour complices. Quand a prévalu

le règne du despotisme, ils se sont faits ses courtisans

et ses satellites, et quand ils ont vu poindre celui de la

vénalité et de l'agiotage, ils se sont tous métamQrpho-

sés en pharisiens, en professeurs ou en philosophes,

affectant pour la religion du peuple une superbe pitié,

et daignant jeter à ses ministres les miettes de leur

table splendide.

§ Il. DE LA RÉGENCE.

Le duc de Saint-Simon, qui a médit de tout le monde,

s'est fait, envers et contre tous, le défenseur du régent.

Le témoignage de ce seigneur caustique tient lieu de

réhabilitation à la mémoire équivoque de ce prince, et

plus d'un historien s'est cru autorisé, sur la foi de cette

amitié partiale, à rendre témoignage de son esprit, de

sa bénignité et de sa bravoure'.

Nous avons compulsé les nombreux écrits composés

à sa louange tous s'accordent à lui attribuer des qua-

1. Les apologies du gouvernement du régent out survécu à !a. faveur

que lui ont acquise, à son début, la colère du public contre la légitima-

tion des Mta.rds~ et la réaction contre les influences dévotes de la cour

de Louis XIV e~ de M"" de M&intenon l'esprit révolutionnaire a

continue de travailler à la réhabilitation de la mémoire de ce prince.

Page 257: les ruines de la monarchie française 1

DÉCADENCE DE LA MONARCHIE r.

Utés aimables et une facilité de mœurs qui, s'alliant

avec tous les vices, ne se ferait aucun scrupule de pro-

fiter d'un crime Tien de plus. Il est possible qu'ilait

M

été sensible au point d'honneur et capable de sang-froid

en face du danger, mais il est beaucoup plus avéré qu'il

manquait de constance dans ses desseins et de pudeur

dans sa politique. Ses fautes sont tout ce qu'on connaît

de lui; quant à ses vertus prétendues, elles sont toutes

hypothétiques ou négatives. Ses intrigues en Espagne

et ses complaisances pour l'Angleterre n'ont rien d'ho-

norable ni de patriotique. On s'est trop hâté d'exalter

saclémence envers les

complicesde la conspiration de

Cellamare. Les mystères de sa vie et'le danger de ré-

veiller des soupçons qui n'ont jamais été suffisamment

eclaircis lui commandaient certains ménagements.

Mais s'il jugea prudent de ne pas donner à la capitale

le spectacle toujours odieux des supplices pour cause

politique, il fut moins débonnaire envers les gentils-

hommes bretons compromis dans cette affaire vingt

des plus considérés montèrent sur l'échafaud et deux

cents furent bannis.

Cette vengeance cruelle permet de douter un peu

de cette bonté de cœur tant vantée l'exemple lointain

et tardif qui lui servirait d'excuse aurait été plus effi-

cace et moins odieux, appliqué aux véritables chefs du

complot. On est donc autorisé à croire qu'il eût été

impitoyable.s'il avait cru pouvoir l'être impunément,

car il punissait, sur les têtes les moins coupables, un

MM. Lacretelle et Lemontey ont renchéri sur le duc de Saint-Simon, el.I,

M. de Carné, dans la Ret~e, <&? E'c:MC-JtfoM~ du !< juin 1853, trouvait

encore des louanges à donner & la politique de Dubois, des admirations

pour le traité de 1717 et des justifications aux intrigues contre le roi

d'Espagne.

Page 258: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

délit qui trouvait son excuse dans le mépris du testa-

ment de Louis XIV, et une patriotique répulsion pour

l'intronisation d'un prince aussi décrié que le duc d'Or-

léans il avait suscité lui-même assez' de troubles et

d'attentats dans le royaume de son cousin à peine

avait-il le droit de s'offenser d'une représaille justifiée,en quelque sorte, par la sollicitude du feu roi et les

titres de Philippe V à la conservation et à l'honneur de

la couronne.

Le gouvernement de Philippe d'Orléans ne tarda

guère à donner raison à tous ceux qui s'en étaient in-

dignés ou effrayés. Chacun de ses actes fut un démenti

aux éloges anticipés de ses partisans il n'eut rien de

plus pressé que de se replonger dans les habitudes de

débauches, de prodigalités cupides et de basses corrup-

tions qui avaient déshonoré sa jeunesse. Il n'eut pas

même le mérite facile de justifier la popularité de son

avènement par quelque acte d'abnégation, de modéra-

tion ou de clémence. La clause testamentaire qui le

blessait personnellement aurait pu être réformée dans

un intérêt législatif ou dynastique il se contenta de

pourvoir à la priorité de son droit, ce qui n'était ni

suffisant, ni généreux, ni habile.`

De la succession litigieuse qu'il venait de recueillir,

il répudia donc et répudia uniquement ce qui aurait pu

limiter son autorité, ou plutôt gêner la licence de sa

vie. On ne l'a pas vu compatir aux souffrances du peu-

ple, dont on ne s'occupa, que pour en faire un grief au

règne précédent; et même s'est-il mis en peine d'adou-

cir le sort des bannis? Jamais. Ce prince, si peu scru-

puleux dans sa politique, si hardi contempteur de la

morale, si fanfaron de scandale et d'incrédulité, resta

Page 259: les ruines de la monarchie française 1

DÉCADENCE DE LA MONARCHIE

sourd aux sollicitations des protestants il aima'mieux

se montrer fmpie que tolérant.

11 admit dans son conseil, il est vrai, quelques pré-

lats dont l'ambition n'avait pas reculé devant les orgies

du Palais-Royal, et quelques religieux attentifs à pré-

venir la réaction qu'aurait pu 'amener la disgrâce du

père Le Tellier. Mais il s'est servi d'eux, sans déférer à

leurs conseils. Il se jouait du clergé comme de la ma-

gistrature et au moment même où il avait le plus

besoin de l'assistance du parlement, il faisait entendre

à la noblesse et aux courtisans qu'il les délivrerait bien"

tôt de toutes ces capacités roturières, de robe ou de

plume, auxquelles levieux monarque avait prodigué'

les emplois

Ces confidences n'avaient pas plus de sincérité que

de dignité. Le régent était peu soucieux de remettre en

présence les grands et les gens de loi, que le sceptre

de Louis XIV avait conciliés en les désarmant. Il vou-

lait seulement diminuer le nombre de ses adversaires,

en flattant les uns aux dépens des autres. Mais cette

tactique vulgaire n'en est pas moins significative elle

répond à ceux qui ont pris ce prince pour un homme

sans ambition, préférant une vie obscure et licencieuse

aux soucis de la souveraineté.

C'est,, au contraire, cette ambition cauteleuse et

aveugle qui explique toutes les turpitudes et toutes les

inconséquences de ce règne honteux. Tant que la vie

du dauphin et du duc de Bourgogne avait préservé la

couronne de toute convoitise collatérale, le duc d'Or-

téans s'était contenté de jeter un oeil d'envie sur la suc-

t. Mo/M~'c/tM de toMt~ JXVF, par Lenmntcy.

Page 260: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

cession d'Espagne. On sait avec quel 'dépit il la vit

passer aux mains de Philippe V, avec quelle amertume

il osa s'en plaindre, et tout ce qu'il suscita d'intrigues

et de complots pour en dégoûter ce jeune prince ou

pour la lui ar acher. Peu s'en fallut qu'il n'y réussit.

Mais quand il se vit en position de porter ses vues

plus haut, n'étant plus séparé du trône de France que

par la vie d'un enfant, il changea de batteries et mit tous

ses soins à détourner de la France l'attention du roi

d'Espagne et à l'occuper assez pour que sa pensée d'ab-

diquer ne pût se développer. Le confident de ses plus

secrètes passions, le complaisant de ses plaisirs était

aussi le seul homme qu'il pût associer à ses alarmes,

et le seul dont il pût attendre une assistance efficace, car

il connaissait son esprit inépuisable en ruses diploma-

tiques, et son âme inaccessible au scrupule.

Si l'abbé 'Dubois avait fait ses preuves d'une rare

dextérité, il était doué aussi d'une méfiance égale à son

effronterie. Il promit un dévouement sans bornes, mais

il voulut être payé d'avance de ses services il fit en-

tendre que, quels que fussent son savoir-faire et son

audace, il importait à leur succès de les abriter sous la

dignité d'un titre éminent; surtout aux yeux des Espa-

gnols il le fallait assez imposant pour tenir lieu d'illus-

tration et de considération personnelle. Ainsi donc il

osa s'asseoir sur le siége que venait de sanctifier Féne-

lon et il na craignit pas de revêtir la pourpre romaine.

Telle est la cause secrète de toutes les machinations

du régent contre l'Espagne, et de l'énigmatique élévation

de son étrange précepteur. Dubois se montra double-

ment habile à servir la politique de son élève, et à user

du crédit qu'il y puisait pour sa propre fortune devenu

Page 261: les ruines de la monarchie française 1

DÉCADENCE DE LA MONARCHIE

le conûdent de ses sollicitudes ambitieuses, au même

titre qu'il l'avait été de ses débauches occultes, il entra de

plain-pied dans tous les secrets d'État, s'empara de la

direction de toutes les affaires et domina la volonté du

régentau point d'eh obtenir l'exil du maréchal do Vil-

leroi, du duc de Noailles et du chancelier d'Aguesseau;

de se faire nommer premier ministre, membre du con-

seil de régence et président de l'Assemblée du clergé

de disposer enfin des finances pour assouvir sa' cupi-

dité, des faveurs du prince pour les prostituer, et de

toutes les ressources de la France pour la trahir.

Le monument le plus regrettable du ministère de ce

cardinal fut le traité infâme par lequel il vendit à

l'Angleterre les intérêts de l'Espagne et l'honneur de la

France. Ni l'usurpation de Cromwell ni la révolution

de i688 n'avaient encore inspiré au cabinet de Saint-

James assez de témérité pour braver le pouvoir qui

s'était hautement- déclaré pour la cause de ses rois et

donnait une généreuse hospitalité à son dernier repré-

sentant. Mais les concessions déjà obtenues de la pusil-

lanimité de Mazarin lui avaient ouvert une voie à la

réduction et quand il devina les raisons de la mésintel-

ligence des cours de Franco et d'Espagne, il put se flal-

ter d'en faire son profit. La vénalité cynique de Dubois

servit le ministère anglais bien au delà de ses espéran-

ces. Il excita, il seconda toutes les hostilités qu'il con-

vint à l'Angleterre de diriger contre la puissance mari-

time qui, alliée de la France, portait, après elle, le plus

d'ombrage à l'Anglais.

Il ne fallut pas beaucoup d'efforts à l'esprit à la fois

subtil et positif de Dubois pour montrer au régent dans

ce nouvel allié même la chance la plus propre à ncutra-

Page 262: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

liser la dangereuse concurrence de Philippe V. Ce

point convenu, il induisit le prince aux négociations les

plus compromettantes, l'engagea dans les combinaisons

les plus opposées à la politique de la France, lui fit

répudier la cause des Stuarts et abandonner toute parti-

cipation .à l'empire de la mer. L'habileté du cardinal

Albéroni fut vaincue par le savoir-faire du cardinal Du-

bois, et ses vastes projets pour l'anranchissement des

rois du continent échouèrent devant une misérable in-

trigue qui n'avait pas même pour objet de les traver-

ser

Mais l'Angleterre avait la main dans les affaires de

France et le pied sur celles d'Espagne. Le ministre et

la maîtresse du régent affichaient effrontément leur dé-

loyal concours et se glorinaient, sans pudeur, de l'ar-

gent dont on avait payé leur félonie. Cette issue, osten-

siblement ouverte à la vénalité, ne tarda pas à s'élargir,

au point do livrer tout le conseil aux corruptions britan-

niques. Ji y eut concurrence à qui trafiquerait des se-

crets et des intérêts de l'État. Ni l'autorité ni la justicene s'en préoccupaient, et peut-être l'avarice trouvait-

elle quelque avantage pour la cassette du prince aux ga-

ges perçus de l'étranger par ses serviteurs. Aussi vit-on,

sans indignation, la pension payée au cardinal Dubois

se transmettre, à sa mort, à M" de Prie, comme s'il

se fût agi d'une réversibilité légale.

1. Les jugements historiques sur Albéroni ont tous le caractère t)e

légèreté et d'injustice des écrits de cette époque. Les plans de ce véri-

table homme d'État, quoi qu'on ait dit de sa personne et de ses intrigues,

méritaient un examen plus sérieux, car ils auraient consolidé les trônes.

ébranlés, assuré le précieux et paciSque arbitrage du~ Saint-Siège et

affranchi l'Europe du complot permanent du cabinet anglais contre son

repos. Service le plus grand dont l'humanité entière eût été redevable

à la politique.

Page 263: les ruines de la monarchie française 1

DÉCADENCE DE LA MONARCHIE

Telle fut l'origine de l'influence, quelquefois secrète

et souvent patente, que l'Angleterre n'a plus cessé

d'exercer en France. L'or britannique s'est ouvert tous

les cabinets; et la corruption n'eut bientôt d'autre diffi-

culté que le choix de ses agents. Sa puissance s'est

étendue, sous le règne de Louis XV, en recrutant ses

affidés dans tous les rangs, et, sûre d'être avertie de

toutes les entreprises proposées pour la prospérité du

commerce français, elle se tint partout en mesure de

les faire échouer. Cette immixtion dans les secrets de la

diplomatie, comme dans les délibérations des conseils,

ne discontinua pas même lorsque les deux nations se

firent ouvertement la guerre. Elle seule peut donner

la solution du traité humiliant de i762, et de celui plus

incompréhensible encore de 1783, en vertu duquel

toutes les victoires navales qui l'avaient précédé sont

restées stériles pour la France.

On sait quelle part la Grande-Bretagne a prise à

la Révolution de 1789 et dans quelles vues elle s'est

unie à ceux qui la combattaient, lorsqu'elle en eut

perdu la direction. En tendant une main secourable

aux procrits de tous les partis, elle s'est toujours pro-

posé de ressaisir, par eux, le droit de se mêler de

nos affaires et de les subordonner à l'intérêt anglais.

Sous Napoléon même, il s'est trouvé un ministre assez

opiniâtre ou assez intéressé à cette alliance pour ob-

séder l'empereur de ses sollicitations. Et quant aux

années fugitives de la Restauration, il faudrait fermer

les yeux à l'évidence pour ne pas voir que le cabi-

net anglais s'est appliqué à lui susciter des embar-

ras dès le jour de son avènement, a contrarier tous

ses efforts pour s'affranchir de, son funeste patro-

Page 264: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

nage et prêter le secours de ses sympathies et de

ses applaudissements à ceux qui l'ont renversée.

C'est donc au gouvernement de la régence qu'on est

eri droit d'attribuer la déconsidération du nom français

et le premier pas de la monarchie vers sa décadence.

Les succès de nos flottes dans l'Inde et en Amérique

et les conquêtes de la Révolution n'ont fait que l'accé..

lérer car les vertus de Louis XVI sont devenues, parla propagande dont l'Angleterre fut le point de départ,

les premiers instruments de sa perte; et le cabinet de

Londres ne s'est avisé de s'allier à la cause défendue

par les armées européennes, qu'après que la France

les eût humiliées et dispersées.

Le témoignage de tous les historiens, même les plus

indulgents, s'accorde pour flétrir, sinon la personne et

les intentions du régent, du moins les dépravations

de tout genre qui signalèrent son règne. Si d'une

part la conduite des affaires sérieuses était abandon-

née à l'insouciance des plus incapables ou à la véna-

lité des plus cupides, d'autre part on faisait partout

assaut de frivolité cynique ou de débauche enrénce.

Outrager les mœurs et la religion était le passe-temps

de la jeunesse à la mode. On ne reculait devant au-

cun excès ni devant aucune bassesse; on ne s'offen-

sait d'aucune injure, et l'on riait même des satires les

plus sanglantes, pourvu qu'elles fussent obscènes. Les

festins n'avaient pas de joie sans ivresse, le libertinage

pas d'attrait sans scandale. Toute pudeur était tenue

pour hypocrisie et toute bonne foi pour duperie; une

chose ennn ajoute un trait inattendu à cette énuméra-

i. Le choix de FUc d'Etbe, la nomination de Fouché, l'opposition aux

expéditions d'Espagne et d'Alger, etc. ·

Page 265: les ruines de la monarchie française 1

DÉCADENCE DE LA MONARCHIE

tion d'extravagantes immoralités, c'est de lire à la suite

de ce tableau, que l'on devrait croire inspiré par une

indignation sincère, un éloge à peine restrictif de la

régence et du régent'.

Dubois était digne do figurer en tête de ce pandé-

monium. Prêtre athée, mari faussaire, concussionnaire

effronté, ministre vendu aux ennemis de la France, son

intimité avec l'élève qu'il avait imbu de ses principes

autorisait contre ce dernier tous les soupçons et toutes

les imputations odieuses, qu'il dédaignait d'ailleurs de

repousser comme des calomnies. L'opinion publique

avait déjà jugé le précepteur avant qu'il entrât dans le

maniement des affaires publiques. Il était signalé comme

l'âme des orgies du Palais-Royal et le pourvoyeur

des harems du prince. Que n'était-on pas en droit de

penser de celui-ci, lorqu'on le voyait narguer le mépris

dont ce vil complaisant était poursuivi, en l'avouant

pour son favori et son plus intime conseiller? en le char-

geant simultanément des négociations les plus graves et

des fonctions les plus viles? et, comme s'il eût trouvé

quelque jouissance à profaner ce qui était l'objet

du respect universel, en l'improvisant archevêque et

cardinal, lorsqu'on lui contestait la qualité de prêtre et

la foi du chrétien? Comment qualifier le patron d'un

tel intrus, lorsque lui-même se laissait accuser sans

émotion d'inceste et d'empoisonnement; se plaisait à

mettre le sacrilége à la mode et la prostitution en hon-

neur, et croyait réhabiliter l'ignominie elle-même, en

donnant le nom de yoK~s à ses compagnons de débau-

ches ?

i. M. Lacretelle jeune va beaucoup plus loin, dans cette critique et

cette apologie, que MM. Lemontey, Capefigue et Saint-Simon.

Page 266: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

Certes, les amis du nouveau cardinal lui ont fait

trop d'honneur en le comparant à Mazarin. Si celui-ci

fut cupide et rusé, il ne fut du moins ni le stipendié de

l'étranger ni le corrupteur de son auguste élevé. Si la

confusion des esprits et le désordre des finances servi-

rent l'ambition de. tous les deux, ils ne furent l'ouvrage

et la spéculation que du dernier, dont la détestable ré-

putation attirait vers lui toutes les natures corrompues

et tous les germes impurs. Il ne vit dans le système de

Law qu'une ehance de gain pour le régent, et pour lui

des millions plein un chapeau de cardinal; mais il ne

fit que rire de ce qui fut une cause de ruine pour les

citoyens simples et crédules. Le déplacement de tous

les patrimoines, le triomphe de l'agiotage sur l'épargne

et la libération des dettes de l'État par une banqueroute

paraîtront toujours de l'habileté aux fripons de tous les

rangs et de toute les époques.

L'invention du banquier écossais était faite d'ail-

leurs pour séduire l'imagination du régent il lui fallait

de l'or, et les souffrances du royaume, obéré par les der-

nières guerres, ne lui permettaient d'en trouver que

par une sage économie et une patience incompatibles

avec ses goùt:s de dissipation. Il répugnait aux lenteurs

d'une administration régulière et aux formes inflexibles

que Louis XIV avait introduites dans la comptabilité;

car si ce sont les seuls moyens certains de réparation,

ils profitent à ceux-là seuls qui peuvent attendre. Or le

duc d'Orléans était pressé de jouir. Que lui importait

l'avenir, en effet? il lui fallait des ressources actuelles,

et tous ses calculs n'aboutissaient qu'à le convaincre des

impossibilités du présent. Augmenter les impôts? il n'y

fallait pas songer. Le pays épuisé sùfnsait à peine à ses

Page 267: les ruines de la monarchie française 1

DÉCADENCE DE LA MONARCHIE

charges, et il n'eut pas été sans danger d'en exiger da-

vantage. Altérer les monnaies? c'était une mesure usée,

mesquine et décriée. Aliéner des domaines royaux?

c'eût été les déprécier. Rétablir les chambres ardentes?

ce n'eût été qu'un marché de plus ouvert à la corrup-

tion. Pour courir ces aventures avec fruit, il faut l'in-

flexibilité, mais aussi la probité d'un juge en turban. Il

n'y avait donc d'immédiat que le hasard du jeu, et de

séduisant que l'appât de ses chances.

La difficulté consistait à trouver une combinaison

toute favorable à l'inventeur et des joueurs assez con-

fiants pour être dupes. Law y pourvut avec un bonheur

inouï, par la création de billets de banque hypothéqués

sur un territoire immense, inépuisable, idéal, mais

d'autant plus réel aux yeux fascinés de la foule cupide

que le gouvernement, se faisant'le croupier de la lote-

rie, semblait répondre de la valeur des lots. Il y avait

donc quelque fondement à la confiance des spéculateurs

et quelque excuse à leurs illusions. Les calculs de Law

n'étaient d'ailleurs pas chimériques, dans une certaine

limite, et, dans tous les cas, ils avaient le mérite de

l'invention et le prestige de l'inconnu. Ils n'étaient pas,

comme les assignats, fondés sur le produit odieux des

connscations; enfin ses billets n'avaient pas de cours

forcé, et si on se les disputait, c'était volontairement.

Cependant la déception fut prompte et la déconfiture

générale la postérité aurait donc dû se tenir pour

avertie, si l'histoire n'était pas un livre fermé pour tous

ceux qu'attire la soif du gain. Si, en 1790, la nation a

été inondée d'un papier-monnaie au moyen duquel la

Révolution absorba tout le numéraire et mit en circula-

tion tout le territoire de la .France, elle avait aussi un

Page 268: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

gage matériel dans les biens du clergé et de lanoblesse;

mais on eut beau élargir ce gage par de nouvelles pro-

scriptions, le tripler, le décupler même, il ne fut jamaisen proportion avec les émissions d'assignats. On les

multiplia au point que l'Europe entière n'eût pas suffi à

les solder, s'il avait fallu en venir à l'escompte. Ils ser-

virent à beaucoup de liquidations frauduleuses, d'ac-

quêts dont le prix n'était que nominal et de spéculations

honteuses néanmoins ils finirent par s'annihiler aux

mains de leurs derniers détenteurs, et la fortune publi-

que n'en fut pas affectée.

Les billets de Law n'étaient pas imposés comme

ceux de la Révolution; mais ils eurent plus de prestige.

L'agiotage, àson début, trouva des sectateurs fanatiques.

On's'arrachait les carrés de papier qui simulaient, en

chiffres, des sommes fabuleuses, avec le délire de l'avare

qui palpe des rouleaux d'or la contagion déborda sur

toutes les classes. On monnaya les forêts et les châteaux

pour profiter de la hausse d'eifets mystérieux qui, du

soir au matin, quintuplaient, centuplaient de valeur.

La crédulité fut exploitée avec une telle audace qu'il

fut défendu, par un édit royal, de conserver chez soi

de l'argenterie, dés bijoux ou des métaux, sans que

l'opinion publique s'émût d'une si od'.euse vexation ou

cherchât à l'éluder. Puis, quand les trésors fantastiques

du Mississipi se furent évanouis et qu'il n'y eut plus rien

dans les coffres de l'État, rien dans la hpurse des con-

tribuables, lo gouvernement se trouva, comme par en-

chantement, débarrassé de ses créanciers et libéré de

ses charges. La France n'en éprouva aucun soulage-

ment, mais de grandes fortunes s'étaient improvisées

durant l'orgie d'autres, en plus grand nombre, s'étaient

Page 269: les ruines de la monarchie française 1

DÉCADENCE DE LA MONARCHIE

écroulées. Quelques joueurs réalisèrent à propos leur

enjeu, mais les autres furent dupes des compères qui,

comme ceux de nos jours, voyaient le dessous des car-

tes ou négociaient pour le compte d'autrui.

Les survivants de ce désastre public le célébrèrent

comme une victoire. Ils redoublèrent de débordements

et d'impudence; on leur vendit les donjons, les blasons

et jusqu'aux noms des familles déchues; et, comme de

nos jours encore, les noms les plus obscurs ou les plus

diffamés se parèrent de titres féodaux et de particules

retentissantes. Plus d'un honorable gentilhomme se

crut habile de prendre pour gendre le laquais devenu

propriétaire de son château, ou de briguer l'honneur de

devenir le sien. Les filles des parvenus les plus pro-

blématiques et des voleurs publics les plus affichés n'ont

jamais manqué de fils de ministres et de hauts et puis-

sants seigneurs empressés de les faire marquises ou

duchesses.

Dans cette saturnale, essai précurseur de la Ré-

volution, dont elle n'est séparée que par un seul règne,

la licence passa les bornes de la pudeur. Le culte des

ancêtres fut profané et l'antique honneur français con-

spué. La grossièreté remplaça la politesse du vieux

langage; le cynisme insulta la modestie et le mauvais

ton triompha de la prude urbanité. Les écrivains eux-

mêmes reçurent leurs inspirations de cette génération

malapprise, et peu s'en faUutqu'eIlen'étouNat, dans son

germe, le génie du xvm" siècle; car on ne lisait que

des libelles obscènes, et l'on n'applaudissait que des

drames de mauvais goût, dans les palais transformés en

marchés publics et dans les salons érigés en théâtres do

mauvaises mœurs.

Page 270: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

Voilà sous quels auspices croissait l'enfant appelé à

faire revivre le nom de Louis, et tel fut tout le règne

de celui auquel le parlement déféra la tutelle du prince

et la régence du royaume. Libre au duc de Saint-Simon

de prêter à son héros les intentions les plus droites et

le cœur le plus généreux; mais il est difficile de sé-

parer le nom du duc d'Orléans de celui de l'abbé Dubois,

et d'admettre qu'il soit pur de la honte de sa politique,

des jongleries du système et de l'immoralité de son ad-

ministration de croire, enfin, que ce fut innocemment

qu'il prit tant de peine pour inspirer à son royal pupille

le dégoût des affaires et l'habitude des voluptés tran-

quilles.

«Les orgies de cet Interrègne, dit un historien plus

disposé que nous à rendre témoignage aux grandes

qualités du régent, ont débordé sur l'Europe et peut-

être détrôné plus de rois que les idées philosophiques »

Ce qu'il y a de trop authentique, c'est qu'elles portè-

rent le duc d'Orléans aux actes les plus contraires à la

politique de Louis XIV et à sa propre gloire. Sa con-

fiance dans un indigne favori ne fut pas seulement un

acte de faiblesse, mais un crime prémédité, une cala-

mité pour la France et une honte pour son rëgne; car

s'il avait besoin d'un ami de plaisir et d'un pourvoyeur

de ses débauches, il n'avait aucune raison de le mettre

à la tête du gouvernement. Le choix même d'un tel

négociateuf est une révélation de sa pensée coupable,

et toute accusation doit porter sur lui seul, puisque seul

il pouvait avoir intérêt à troubler l'Espagne. S'il fut as-

sez jaloux de son autorité pour appeler l'Angleterre à

i. CapeNgne

Page 271: les ruines de la monarchie française 1

DÉCADENCE DE LA MONARCHIE

son aide contre le compétiteur qu'il redoutait; on doit

en induire qu'il méditait de la perpétuer. Mais y eût-il

été porté uniquement par sa légèreté naturelle et le va-

gue pressentiment des chances imprévues qui pouvaient

lui ouvrir un accès légitime au trône, il n'en serait pas

plus excusable d'avoir dégradé ce trône par ses traités,

ses dissolutions et sa banqueroute.

Il avait assez de pénétration pour s'effrayer de ce

que deviendrait, dans ses mains, une royauté dont il

avait énervé tous les ressorts, en relâchant tous les

liens de la fidélité, de la religion et de l'honneur. Cela

seul explique le découragement et le dégoût de la vie

auxquels il s'abandonna, après en avoir tant abusé.

Mais qu'on exalte tant qu'on voudra ses qualités per-

sonnelles, il ne restera jamais que trois souvenirs carac-

téristiques de la Régence les débauches du prince, les

déceptions du système et la vénalité du cardinal.

§ III. RÈGNE DE LOUIS XV.

Il est juste defaire peser la responsabilité de ce

règne, qui a préparé la chute de la monarchie et fomenté

tous les principes corrupteurs que la Révolution a dé-

veloppés, sur celui qui l'a pervertie dans son germe.

Le monarque, dont la longue et inutile vie rappelle la

molle oisiveté des sultans orientaux et la nullité des

rois fainéants, était né avec d'heureuses qualités et une

intélligence qui les aurait appliquées au bien public, si

le ciel eût permis qu'il fût élevé sous les yeux de son

père, formé à la vertu par son exemple et au gouverne-

ment par ses leçons. Mais le fils du duc de Bourgogne,

orphelin avant de se connaître, héritier d'une couronno

Page 272: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

avant d'avoir la force de la porter, se trouva, à cinq ans,

livré à toutes les séductions de son rang et de son âge,

n'ayant pour guides qu'un précepteur plus enclin à s'en

faire aimer qu'à lui enseigner les devoirs de la royauté;

un gouverneur empressé de lui montrer, du balcon

de son palais, les flots dupeuple

ému à sa vue, comme

un troupeau faisant partie de son domaine et un ré-

gent dépositaire de son sceptre, dont tous les efforts

avaient pour objet de dépraver sa jeunesse ou de lui

rendre le travail fastidieux et l'exercice du pouvoir

sans attrait. °

Cependant la France avait foi dans l'enfant issu de

Louis le Grand, et lui prodiguait les témoignages de

l'enthousiame populaire. Ses grâces et son urbanité lui

attiraient tous les cœurs, et l'on ne voulut voir, dans son

penchant précoce pour les femmes, que le présage des

grandes qualités qui le firent excuser dans ses illustres

aïeux; si l'on pouvait soupçonner en lui un souvenir

de l'indolence de Charles VII, on se plaisait à lui attri-

buer des sentiments chevaleresques et à retrouver une

Agnès Sorel dans M"° de Chàteauroux.

Il ne fallait, en effet, que lui montrer le chemin de

la gloire pour qu'il y marchât avec courage. Il porta à

la guerre un calme et une résolution qui ne démen-

taient pas le sang dont il sortait, et dans les conseils un

tact et un discernement qui lui tenaient lieu d'applica-

tion. Il fut récompensé de ces indices favorables par

l'alarme universelle qui répondit à la nouvelle de sa

première maladie et qui le Ht s'écrier avec émotion

« Qu'ai-je donc fait pour être tant aimé? Il en était

digne, celui qui, se sentant défaillir, ordonnait à son

ministre d'écrire au maréchal de Noailles « qu'il se

Page 273: les ruines de la monarchie française 1

DÉCADENCE DE LA MONARCHIE

souvînt que le prince de Condé avait gagné la bataille

de Rocroi cinq jours après la mort de Louis XIÏI » 1

Il était naturel, d'ailleurs, de reporter vers lui le

sentiment de bien-être et de liberté dont on jouissaitavec effusion sous une administration indulgente et

paternelle,dont la sage modération savait allier aux

nécessités de la guerre le calme 'et l'activité de la paix,

et dont les prodigalités étaient bénies comme des bien-

faits. On se faisait donc aisément illusion sur des désor-

dres que dérobait aux yeux des plus clairvoyants une

prospérité toujours croissante. Jamais nation peut-être

n'atteignit au degré de liberté, d'aisance et d'influence

morale que la France avait atteint au milieu du

xvm" siècle.

La sage économie du cardinal de Fleury avait ramené

quelque ordre dans les finances, et les esprits n'étaient

plus agités par f émission des édits bursaux laborieuse-

ment imposés à l'enregistrement; une guerre conduite

avec nonchalance, mais illustrée par un général digne

de succéder aux Berwick et aux Villars, avait relevé la

gloire du drapeau et rétabli l'opinion du pouvoir de la

France et de la modération de son gouvernement; une

émulation nouvelle imprimée à toutes les classes don-

nait un essor inconnu aux arts, au commerce et à la

civilisation les spéculations lointaines, protégées sans

charlatanisme et presque toutes lucratives parce qu'elles

étaient sagement conduites, s'essayaient à donner au

luxe et à ses jouissances un développement qui attei-

gnait aux derniers rangs les progrès de la navigation

et les produits coloniaux rendaient la richesse accessible

au courage des plus vulgaires intelligences on en était

à ce point précis et unique, marqué pour le triomphe

Page 274: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

pratique de toute science expérimentale, où les capitaux

multipliés par le négoce ne se compromettent pas encore

par l'abus du crédit, et ne servent qu'à des opérations

lucides et raisonnées les Antilles répandaient sur la

métropole les flots de leur fécondité inappréciable, et

les familles nobles, jalouses de cette concurrence, mobi-

lisaient leurs patrimoines pour la soutenir. Elles don-

naient l'exemple des dissipations, et bientôt toute la

bourgeoisie, entraînée par cette émulation de luxe et

de plaisir, s'y livra avec une insouciance pleine de foi

dans le présent et de confiance dans l'avenir.

Il le faut confesser, quel que soit le danger de cette

imprévoyance, nulle époque et nul peuple n'a vu réunis

tant d'éléments de bonheur et tant de gages de sécurité.

Nùl soin de la chose publique mais une indépendance

universelle dans la vie sociale et un esprit d'égalité sans

morgue et sans aigreur, que les mœurs, les talents et

l'amour du plaisir établissent bien plus efficacement que

les lois pédantesques'de la démocratie. Un dédain sans

excuse do toute prudence et de toute dignité mais une

frivolité si ingénieuse et une valeur si pleine de grâce

et de générosité, que les plus austères ne savaient pas

résister à leurs séductions.

Les échecs d'une campagne mal conçue et mal diri-

gée ne produisaient d'autre sensation que d'inspirer

quelques vaudevilles sur les maréchaux de Broglie, de

Belle-Isle et de Soubise. Au milieu des controverses

théologiquos qui naguère encore bouleversaient toutes

les têtes, on riait du sérieux des combattants, et l'on

applaudissait à celui qui apportait dans la lutte plus

d'adresse que de raison. Chacun réservait toute son

estime pour le prodigue le plus dissolu, et toute sa

Page 275: les ruines de la monarchie française 1

DÉCADENCE DE LA MONARCHIE

préoccupation pour les plaisirs qu'on ne po.uvait attein-

dre. C'était un spectacle enivrant et une contagion

pleine d'attrait, que ce mélange de tous les rangs, unis

parle même lien de galanteries vaniteuses, de préten-

tions inoffensives et de voluptueux loisirs. Toute une

générationà la fois moqueuse, aventureuse et ennuyée,

semblait s'affaisser sous la lassitude d'un bien-être dû

aux travaux et à la gloire d'un autre âge. Pareille au

jeune héritier, prématurément blasé parce qu'il n'a pas

eu le temps de désirer, et que sollicite un feu secret

sans cesse comprimé par des jouissances anticipées,

elle ne sait que faire d'une énergie sans aiguillon, et,

s'épuisant en aspirations sans ôbjet, use sa vie et sa

richesse en vagues projets toujours avortés.

C'est cette inquiétude sans but et ce besoin alter-

natif d'oisiveté et d'agitation qui ont confondu les rangs

et amené, bienavant 1789, la promiscuité dès classes

les plus distinctes par leurs habitudes, leurs mceurs et

leurs besoins. Les uns aspirant à s'élever et autorisés

par l'exemple des grands hommes sortis de l'obscurité

sous le règne de Louis XIV, les autres cherchant le

plaisir aussi bas qu'il fallùt descendre, il n'y eut bientôt,

entre les conditions, pas plus de distance que d'un sexe

à l'autre. On eût dit les espèces les plus disparates ras-

semblées dans l'arche avant le déluge et se préparant,

par des accouplements passagers, à régénérer les réglons

inconnues qu'elles allaient repeupler.

C'est au moment qui précède les grandes tempêtes

que les éléments semblent se recueillir, comme pour

se préparer à la mort. Le vent retient son haleine, l'air

est tiède et pur, la vague transparente et morne. Le

passager, qui ne s'était pas embarqué sans quelque

Page 276: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

trouble, frappe d'un pied dédaigneux le pont qui le

sépare de l'abîme et rit le premier de ses terreurs

secrètes.

Il était excusable peut-être de s'abandonner molle-

ment au souffle du zéphyr lorsque le navire de l'État

voguait à pleines voiles sur une mer tranquille et sans

écueils. Tous les présages étaient favorables, et si quel-

que nuage, surgissait à l'horizon, les flots n'en étaient

pas émus. Le pilote, assis en face du bassin de Neptune,

avait plus de pouvoir que le dieu lui-même pour con-

jurer les tempêtes. A l'exemple du prince, tous ses

sujets, naviguant entre des rives fleuries, sous un ciel

riant et serein, écoutaient sans effroi le bruit harmo-

nieux d'un tonnerre lointain se mêlant, sans les trou-

bler aux concerts des nymphes de Versailles. Ces

commotions légères étaient pourtant les avant-coureurs

d'un bouleversement prochain et d'un naufrage épou-

vantable.

Tout le règne de Louis XV se passa à s'étourdir sur

l'imminence du danger; non qu'on se fit illusion sur sa

réalité, mais parce qu'il eût fallu, pour le prévenir,

renoncer aux profusions et aux voluptés dont chacun

prenait sa part ou tirait son profit. Deux ministères se

partagèrent ce long règne, les autres n'étant qu'épiso-

diques. Ce sont ceux du cardinal de Fleury et du duc

de Choiseul. Les femmes en ont rempli les-entr'actes,

et le second fut même celui de M"" de Pompadour

autant que celui du comte de Stainville. C'est aussi

M* Dubarry qui lui succéda; d'Aiguillon et Mau-

peon ne changèrent rien dans l'ordre de succession

des maîtresses prises alternativement dans les plus

nobles familles et dans les plus basses conditions.

Page 277: les ruines de la monarchie française 1

DÉCADENCE DE LA MONARCHIE

A la majorité du roi, le duc d'Orléans changea son

titre de régent pour celui de premier ministre, ne

croyant pas déroger en succédant à l'abbé Dubois. Le

plan qu'on s'était tracé, de rendre le travail et les

affaires fastidieux au jeune monarque, afin d'en garder

la direction exclusive, fut suivi avec persévérance, et

lorsque la mort prématurée du neveu de Louis XIV fit

passer le ministère aux mains du duc de Bourbon, on

s'y conforma fidèlement.

Le premier soin du nouveau tuteur de Louis XV

fut la rupture de son mariage projeté avec l'infante

d'Espagne. Le régent avait eu deux raisons puissantes

pour s'y prêter la première, de se réconcilier avec

Philippe V, dont le vœu pour cette union de famille lui

éLait connu; la seconde, de gagner du temps et de pré-

venir toute combinaison qui pût lui devenir hostile, en

choisissant une fiancée de six ans qu'il ferait élever

sous ses yeux. Mais M"" de Prie ne voulait pas d'un

entourage alarmant pour son crédit; elle en décida

autrement. Il fut aisé de persuader au roi comme au

duc de Bourbon qu'une si jeune princesse ne convenait

pas à la juste impatience qu'on lui supposait d'avoir une

épouse assez formée pour répondre au vœu de la France

en donnant, sans retard, des héritiers à la couronne. La

parente fut donc outrageusement renvoyée à son père,

pour faire place à la. Elle d'un roi électif banni de son

royaume, dont on ferait la fortune et qui se laisserait

diriger, faute d'appui autant que par reconnaissance.

Encouragé par ce succès, on songea à se débarrasser

de l'évêque de Fréjus, dont la présence auprès du roi

faisait obstacle aux projets de ceux qui aspiraient à sa

confiance exclusive. Mais c'est où l'intrigue échoua. Le

Page 278: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

règne des courtisanes avait encore besoin de quelque

prudence. On n'avait calculé ni sur la sagacité du prélat

nr sur l'aifection de son élève, et le résultat de cette

étourderie fut une disgrâce immédiate.

Ce coup d'État, habilement préparé etfrappé avec vi-

gueur, commença le ministère réparateur du cardinal de

Fleury. Lejeuneroi s'arrangea d'une fiancée nubile/mais

ceux qui avaient spéculé sur cette combinaison furent

disgraciés. On a trop loué la sobre administration de ce

vieillard, en la comparant à celle de Sully ou de Colbert.

L'ordre qu'il sut rétablir dans les finances fut souvent

le produit d'économies obtenues aux dépens des amé-

liorations les plus essentielles et de la dignité natio-

nale. Il y a des dépenses plus productives que l'épargne

et des intérêts tellement impérieux, qu'un homme d'Ë-

tat n'hésite pas à s'obérer pour les sauvegarder. Le car-

dinal, entrainé à la guerre malgré lui, la fit sans éner-

gie, et la finit sans profit et sans gloire. Il maintint par

timidité la politique du cardinal Dubois, et quoiqu'il

n'eût aucun des vices de ce ministre déloyal, il subit et

confirma tous les empiétements de l'Angleterre. Au lieu

d'éclairer de son expérience etd'exciter, au besoin, l'am-

bition naturelle d'un jeune prince, il contribua, par

égoïsme de vieillard, à l'entretenir dans son indolence,

attenta ce qu'il ne lui parvînt du dehors aucune alarme,

ni du dedans aucun murmure et lorsque ses précautions

ne suffisaient pas, une prompte répression étouffait les

plaintes indiscrètes.

Toutefois sa modération et son désintéressement le-

séparent honorablement de ses devanciers et de ses suc-

cesseurs. S'il n'eut pas le génie de Richelieu, au moins

n'eut-il de la dextérité de Mazarin que ce qui peut se

Page 279: les ruines de la monarchie française 1

DÉCADENCE DE LA MONARCHIE

concilier avec une exacte probité. Il y eut de l'opportu-

nité dans toute sa conduite. Les saturnales delà Régence

avaient prédisposé les esprits au mépris de toute ré-

forme trop austère ou de toute politique trop élevée; et

le caractère du jeune roi, dont le plus odieux calcul avait

fait un enfant gâté, eût peut-ètre été d'autant plus re-

belle aux sages conseils, qu'il était plus accessible à tou-

tes sortes de séductions.

Échappé de ses mains caduques, le sceptre tomba en

quenouille, pour ne plus s'en relever. Encore toutes ces

filles galantes, formées à l'école des mœurs de Versailles,

ne doivent-elles pas être confondues avec l'impure pro-

stituée qui les remplaça pendant vingt années elle a

versé sur la France tous les fléaux qu'une ignorance

grossière, unie à la dépravation la plus effrontée, puisse

enfanter pour la honte d'un règne assez corrompu pour

les tolérer. Des sœurs de la maison de Nesle, l'une, plu-

tôt séduite qu'ambitieuse, expia avec la touchante rési-

gnation de La Vallière son amour pour un ingrat; et

l'autre eut le noble courage, que n'eut aucun des con-

seillers de Louis XV, de réveiller dans son cœur l'a-

mour de la gloire et de lui rappeler ses devoirs de roi.

M"" de Pompadour est le mauvais génie de ce

long règne. C'est elle qui décida la guerre de Sept Ans,

entreprise contre les alliés les plus naturels de la France

et au mépris de ses plus chers intérêts où le seul gé-

néral qui se distingua était un étranger où le nom

i. Maurice de Saxe fait exception. H avait du sang français dans les

veines. Mais~leplus souvent, quand on voitlesétrangers envahir les com-

mimdements et les hautes fonctions dans un État, c'est que sa nationa-

lité s'efface et qu'il n'y a plus de patrie. Les sophistes des révolutions

ont cela de commun avec les courtisanes, que leurs affections sont tou-

jours en dehors de la règle naturelle. Les concitoyens de MM. Guizot

Page 280: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

de Soubise est resté affiché aux champs de Rosbach,

comme ceux de Clermont et de Contades rappellent la

journée de Creveit, et celui do Richelieu les exactions

du Hanovre. Ces tristes campagnes pourraient s'effacer

de nos annales sans y laisser de vide, car elles n'avaient

pas même un but qui puisse en honorer les revers. Le

grand homme que la France allait détrôner au profit de

leur commun ennemi trouva parmi les alliés de celui-

ci des adversaires mieux avisés que nous grâce à laper-

sévérance et à l'inspiration du génie, plutôt qu'avec

l'aide des Anglais, il nous épargna le regret d'avoir con-

couru à sa perte pour servir la rancune d'une courtisane.

Singulière rivale, en effet, de Frédéric le Grand 1

Ce politique consommé, qui avait commenté Ma-

chiavel dans sa jeunesse garda aussi peu de rancune

aux cours d'Autriche et de Russie qu'à celle de France,

et l'on apprit bientôt quel était le gage de ce rapproche-

ment. La Prusse eut sa part du démembrement de la

Pologne. Le gouvernement français, lui, resta l'arme au

bras devant cette confiscation d'un peuple qui avait

choisi naguère son roi dans la maison de France, et qui

en sollicitait un autre dans le temps même où l'on

menaçait sa nationalité; les ministres de Louis XV

achevèrent de se déconsidérer; et, source plus féconde

encore de tristes résultats, la couronne abdiqua sa qua-

lité avouée d'arbitre entre les princes de l'Europe et de

protectrice du droit des gens.

Mais que pouvait-on attendre d'une administration

et de Broglie ne sont pas en France, mais dans les sociétés secrètes, où

les Libri et les Rossi ont 6tR leur domicile.

1. Z~KK-Afae/it'aM)~. La Haye, 1741.

3. Le prince de Conti.

Page 281: les ruines de la monarchie française 1

DÉCADENCE DE LA MONARCHIE

à quil'on avait osé demander

l'expulsiondu dernier des

Stuarts, celui-là même dont l'héroïsme venait de tenir

en échec, à l'aide de quelques Écossais encouragés par

la France, toutes les forces de l'Angleterre? Des minis-

tres oublieux à ce point de la politique de Louis XIV

et de la dignité de la couronne n'étaient en effet que

les successeurs de l'abbé Dubois.

Parmi eux, cependant, trois obtinrent les honneurs

d'une disgrâce, pour avoir osé conserver quelque senti-

ment patriotique Machault et d'Argenson résistèrent

aux dilapidations qui menaçaient d'engloutir la fortune

publique Bernis rendit sonportefeuille pour n'avoir pas

approuvé le traité de 1756, négocié par l'ambassadeur

à Vienne

Il fut remplacé par celui même qui avait signé ce

traité. Le comte de Stainville prit, en entrant au conseil,

le titre de duc de Choiseul, et c'est sous ce nom, qui eut

un moment de célébrité. que la politique du cabinet de

Versailles a mis le comble à son abaissement. Jamais

réputation de capacité ne fut plus mal justifiée. Parle

traité de 1717, lepacte de famille avait été brisé et l'Espa-

gne sacrifiée à l'Angleterre, par la France même, dont

l'intérêt et l'honneur lui garantissaient l'alliance. Le

traité de 1756 fut plus gratuit et moins justifiable, si-

non aussi honteux. Par lui, les plus anciens et les plus

sûrs amis de la France furent laissés à la merci de

1. Justice est due à ce cardinal dont la carrière passe pour avoir été

frivole et le caractère trop flexible. Il s'opposa énergiquetuent aux défé-rences de M" de Pompadour pour les desseins de Marie-Thérèse, dont

les séductions avaient ilatté l'orgueil de la favorite. En général, ce

diplomate porta aux affaires une grande rectitude d'appréciation, et

s'il en dévia, ce fut toujours contre son avis et par soumission à l'au-

torité dont il s'était fait l'agent eti'instrumfnt trop souple.

Page 282: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE`

l'empereur d'Allemagne et le système d'alliances et de

patronages, si laborieusement fondé par le génie

~e Henri !V, de Richelieu et de Louis XIV, fut aban-

donné sans retour.

Toutes les puissances secondaires attachées à la

France par un échange d'idées et de bons offices, que

l'identité de mœurs et la culture des belles-lettres

rendaient tous les jours plus intimes, s'alarmèrent, a

bon droit, de la déviation d'une politique consacrée par

deux siècles de succès. Elles ne virent pas sans effroi

le cabinet de Vienne, qui depuis longtemps pesait sur

les principautés germaniques, s'assurer de la neutralité

du seul monarque intéressé au maintien de leur in-

dépendance, et de qui l'arbitrage pouvait, au besoin,

la garantir. Les souverains du Nord s'en plaignirent;

lorsque le traité de 1738 vint confirmer, en l'aggra-

vant, 'celui de 1756, la Suède fit parvenir à Louis XV

des remontrances qui ne firent aucune impression sur

le conseil.

On doit classer cet événement parmi les causes qui

ont le plus discrédité la diplomatie et la cour de Versail-

les. Tant que le gouvernement conservait au dehors sa

dignité et sa prépondérance, on pouvait croire qu'il se

relèverait des infirmités de son administration inté-

rieure mais quand on cessa de compter'avec lui et de

compter sur lui, chacun chercha ailleurs un appui plus

solide. Ceux qui l'avaient imploré dans leur faiblesse se

désintéressèrent de son alliance trompeuse; ceux au

contraire qui avaient réussi à le détourner de son

droit chemin s'enhardirent à l'attaquer dans son délais-

sement. Aussi vit-on, en 1792, l'Autriche prendre pos-

session de nos places fortes, au mépris de son union

Page 283: les ruines de la monarchie française 1

DÉCADENCE DE LA MONARCHIE

de famille avec Louis XVI et de ses engagements en-

vers les autres puissances coalisées.

Ainsi la couronne de France abdiqua spontanément

sa plus noble prérogative, celle de garantir la liberté des

autres nations. Beaucoup de ces États secondaires ont

disparu dans la grande lutte de l'Europe contre la Ré-

volution. Ils étaient autant d'asiles tutélaires pour les

talents, pour les industries, pour les ambitions modérées.

Ils contribuaient à maintenir les grandes puissances

dans la sécurité, car, trop faibles pour leur résister iso-

lément, ils étaient assez forts pour faire pencher la ba-

lance vers celle qui les aurait eus pour auxiliaires. Au-

jourd'hui tout se voit entraîné dans le conflit des grands

potentats qui se disputent l'empire du monde plus de

corps intermédiaires pour amortir la violence des coups

qu'ils se portent; plus de petits théâtres ouverts aux ca-

pacités inquiètes Il n'y a plus de chances de fortune

que dans les bouleversements et les révolutions.

Au duc de Choiseul seul on doit imputer la destruc-

tion de ces gouvernements, si florissants par leur parti-

cipation aux avantages des grands États, sans en avoir

les charges; jouissant d'une si complète sécurité, en

raison même de leur faiblesse si riches de l'affection

de leurs sujets et de l'affluence des étrangers, et qui for-

maient à la France une ceinture moins provocante, mais

plus sûre que ses forteresses. C'est lui qui les a détachés

du centre vers lequel ils gravitaient natur ellement il

les a livrés aux convoitises de leurs voisins. C'est à

son système d'égoïsme et d'isolement que la France

a dû les désaffections qui, au jour de ses dangers, ont

éloigné d'elle jusqu'aux Bourbons d'Espagne et de

Naples.

Page 284: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

Le ministre qui a porté un si grand dommage à son

pays, l'a fait aux applaudissements de ses contempo-

rains, car il a laissé la réputation d'un homme d'État,

et sa disgrâce tardive a été déplorée comme une cala-

mité. Il passa pour habile parce qu'il traitait les affaires

avec légèreté, et pour hardi parce qu'il était l'ami de

tous les novateurs. Flatteur des écrivains et des philo-

sophes, c'est à eux qu'il dut le renom d'un grand

ministre et d'un esprit fort. Mais quels sont ses titres à

la reconnaissance du pays et à l'admiration de la posté-

rité ? La compensation des sacrifices en argent et en

soldats que son inféodation à l'Autriche imposa à la

France, eût été de tirer parti de la lutte engagée contre

l'Angleterre mais ne sont-ce pas les traités de 1761 et

1763 qui lui ont livré le Canada, la Louisiane, Terre-

Neuve, le cap Breton, Louisbourg et tous les établis-

sements français dans l'Inde? °

Il ne favorisa d'ailleurs que des entreprises mesqui-

nes et mal conçues, comme la fondation d'une seconde

Genève, la colonisation de la Guyane, l'invasion du

comtat d'Avignon ou l'annexion de la Corse. Il ne

trouva que des expédients pour dissimuler, mais non

pour diminuer les embarras du Trésor; et les contrô-

leurs généraux de son choix n'ont laissé d'autres traces

de leur passage que les~OM~-MCM/$ qui ont consacré

.leurs noms Il ne tenta rien contre les sangsues pu-

bliques qui engloutissaient le plus clair des revenus de

l'État, ni contre l'avidité des courtisanes qui puisaient

à pleines mains dans les coffres du roi; il s'associa, au

contraire, lui et tous les siens, aux dilapidations et aux

1. Ce sont MM. de Séchelles et de Laverdy. Plus heureux, MM. de

Moras et de Boulogne passèrent inaperçus.

Page 285: les ruines de la monarchie française 1

DÉCADENCE DE LA MONARCHIEr

moeurs dissolues de son temps, et son ministère est

inséparable du règne de M~° de Pompadour, qui com-

mence et nnit avec le sien.

Et cependant les poëtes à la mode et les philosophes,

les frondeurs des vieux abus et les professeurs 'de

morale se sont constitués les courtisans de ces deux

dispensateurs des largesses faites au nom du roi. Tout

ce que les encyclopédistes, et Voltaire lui-même, eurent°

le courage de distraire de leurs ûàtteries habituelles

aux rois étrangers, était réservé pour la marquise de

Pompadour et le ministre de son choix. Cette compli-

cité des écrivains ajouta aux dépravations que le blâme

public eût contenues dans certaines limites, un cynisme

inouï jusqu'alors. On pourrait citer des États i orissants

ruinés par les folles prodigalités d'un insensé, et de

grands princes amollis et déshonorés par leurs maî-

tresses mais à quelle autre époque trouve-t-onune

dynastie de prostituées se passant l'amant et le pouvoir

royal comme un héritage? Sous quel règne puisa-t-on

avec autant d'impunité, pour les fantaisies les plus

futiles, à toutes les sources du revenu public? Ventes

d'emplois, fermes d'impôts, trafic des moindres faveurs,

collusion dans toutes les affaires Cette cohue d'intri-

gues que personne ne dirigeait; ces ambitions de cou-

lisses que les femmes servaient sans les comprendre;

cette émulation de calculs misérables et de scandales

bruyants ces assauts de profusions sans plaisir et de

subornations sans amour, qui se livraient, tous les jours,des antichambres du palais au seuil des petites maisons,

et desvestibules

du théâtre au parloir des couvents,

avaient rapetissé la nation française et presque annihilé

sa diplomatie ce n'était plus ni au roi ni à ses ambassa-

Page 286: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

deurs que s'adressait l'impératrice pour régler les inté-

rêts de l'Autriche avec la France.°

Louis XV, natté de voir l'auguste matrone descen-

dre aux expressions les plus amicales dans ses lettres à

sa concubine, laissait tout faire sans s'informer de ce

qui inquiétait les autres cabinets de l'Europe, il avouait,

en souriant, que de tous les membres de son conseil la

voix la moins prépondérante était la sienne. Mais le duc

de Choiseul était le serviteur de la favorite, quand elle

n'était pas son instrument, et tout réussissait, qui pas-

sait par elle pour arriver jusqu'à lui. Si la révélation

des mystères diplomatiques était sincère, on serait peu

surpris d'y trouver la preuve que si Marie-Thérèse s'est

avisée d'écrire à M" de Pompadour, c'est sur l'insi-

nuation même du ministre, discrètement recueillie et

commentée par l'envoyé de Vienne.

N'est-il pas,singulier que les amis du duc de Choi-

seul lui aient fait un mérited'avoir été étranger aux

intrigues qui ont signalé le règne de M" Dubarry;

lui, la créature d'une autre odalisque dont il avait fait

la plus intime amie de sa sœur? Comme si la dernière

maîtresse de Louis XV, venant de plus bas, n'était pas

plus excusable que' toutes les femmes adultères qui

profanaient les plus beaux noms Bien loin de regretter

l'administration corruptrice du duc de Choiseul, il y

aurait lieu de féliciter le monarque d'avoir eu le cou-

rage de s'en délivrer, si ce changement avait été l'effet

d'une pensée politique et le signal d'une régénération

morale. Il autorisait du moins l'espérance de quelques

améliorations dans la gestion des affaires et d'un peu

plus de dignité dans l'exercice du pouvoir.

La gloire d'avoir pensionné les philosophes,lutté

Page 287: les ruines de la monarchie française 1

DÉCADENCE DE LA MONARCHIE

T.I. i88

contre les évoques et banni les jésuites a tenu lieu au

duc de Choiseul de tout autre mérite, aux yeux des his-

toriens d& l'école voltairienne..Les dissensions reli-

gieuses redoublèrent deviolence sous son ministère,

et, en s'y mêlant, il chercha beaucoup plus la popula-

rité que conciliation. Secondant l'intervention des

parlements dans ces controverses, il raviva leurs pré-

tentions à la tutelle des rois, éteintes par l'ascendant

qu'avait su prendre Louis XtV, et les prépara, par ses

encouragements, aux résistances séditieuses qui ont été

le prélude de la Révolution. a

Il y avait au fond des discussions sur la bulle Unige-

M!/M~quelque chose de menaçant pour le culte national.

La dissidence n'était pas tant entre les jésuites et les

jansénistes, qu'entre le clergé catholique, qui croyait

pouvoir compter sur la docilité des fidèles, et ses ad-

versaires de toute nuance, se récriant contre l'exigence

des billets de confession et tout autre gage d'ortho-

doxie. Le protestantisme n'avait obtenu de tolérance

ni du régent ni des ministres de Louis XV; il s'était

rapproché des encyclopédistes, amis et protecteurs de

tout ce qui était hostile à la religion dominante. Rapa-

trié, en quelque sorte, par cette alliance avec la philo-

sophie, qui avait conservé le droit de cité et professait

ouvertement l'incrédulité, il affecta la neutralité; mais

son alliance même en était le démenti, elle était pleine

de promesses sympathiques aux doctrines sceptiques et

aux mœurs licencieuses. L'Église romaine fut donc atta-

quée à la fois par les impies, qui n'admettaient aucune

croyance, par les réformés de toutes sectes, qui protes-

taient contre le pape, et par les gallicans, qui limitaient

son autorité.

Page 288: les ruines de la monarchie française 1

LES RU1KES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

La lutte violente qui occupa si inopportunément de

questions théologiques la moitié de ce règne frivole et mo.

queur sema la division dans toute la France. Les arrêts,

les coups d'État et les excommunications se croisaient

avec une légèreté et une profusion dont le seul résul-

tat, en définitive, fut d'abaisser le parlement, les minis-

trës et le clergé. Plusieursprocès intentés mal à pro-

pos, ou provoqués à dessein, amenèrent des révélations

honteuses et des mesures iniques, affligeantes pour

l'humanité et blessantes pour la conscience publique.

La sentence de LaIly-Tollendal, succédant à celles de

Calas et du chevalier de La Barre, semblait justifiertoutes les déclamations dont ces deux premières con-

damnations alimentaient l'esprit do parti; et quand ar-

riva la cause de La Chalotais, une clameur universelle

s'éleva contre la magistrature autant que contre la

Compagnie de Jésus.

L'antique respect pour l'autorité et la confiance dans

la justice, premier lien des sociétés humaines, en furent

sensiblement altérés, et de la diSsmation des juges an

mépris des lois la transition est glissante.

Jamais changement de ministère ne fut plus oppor-

tun que celui du duc de Choiseul. L'autorité avait be-

soin de se retremper et les consciences d'être éclairées

ou rassurées par une direction plus morale. Mais cette

grande révolution n'était qu~une intrigue de boudoir;

on s'en aperçut bientôt; les familiers de M"~ Dubarry

étaient seulement substitués à ceux do M"~ de Pompa-

dour le duc d'Aiguillon, nétr! par une procédure arbi-

trairement interrompue, était le champion chargé de

soutenir l'honneur du pouvoir, et Maupeou de rendre

à la justice sa pureté primitive le public alors perdit

Page 289: les ruines de la monarchie française 1

DÉCADENCE. DE LA MONARCHIE

toute illusion et toute retenue. La déconsidération des

ministres frappait d'impuissance les plus sages combi-

naisons du ministère. La foi dans la royauté en fut

profondément atteinte, et malgré la solennité de son

dernier lit de justice, la résistance du parlement, à

peine comprimée par l'exil, redoubla d'audace et passa

plus compacte et plus menaçante dans la nation entière.

Cette déception tint lieu de piédestal au ministre

disgracié; du fond de sa retraite de Chanteloup, où

toute l'opposition affecta de venir lui rendre hommage,

il osa fronder la cour et braver le roi.

Dès lors s'engagea entre la magistrature et l'admi-~r

nistration ce duel à mort dans lequel elles ont succombé

toutes deux. Le nouveau parlement fut si décrié, que

des princes, des pairs et des courtisans mêmes refusè-

rent d'y siéger; et le peuple, persuadé que d'un pou-

voir aussi avili ne pouvaient émaner que des actes et

des agents d'iniquité, se plut à protester contre toutes

ses décisions et à repousser tous ses représentants. Il

ne vit plus que des dilapidations dans les dépenses,des

exactions dans les Impots et des prévarications dans les

Jugements.

Page 290: les ruines de la monarchie française 1

CHAPITRE VII

PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN AUX ERREURS

DU XVIU" SIÈCLE

La philosophie moderne encourra l'éternelle répro-

bation de la postérité, pour avoir voulu déshériter le

monde des plus saintes et des plus populaires institu-

tions qui aient jamais été données aux hommes. La

religion chrétienne avait laissé bien loin derrière elle

toutes les traditions de la philanthropie païenne et tous

les enseignements de la sagesse antique. Seule, elle a

pu faire accepter sans murmure les conditions. doulou-

reuses de la vie et les misères inséparables de notre

nature; seule, elle a su se faire comprendre des âmes

simples, définir les droits de la créature devant Dieu et

lui faire aimer ses devoirs, contenir l'effervescence des

passions et réprimer les révoltes de l'orgueil, compatir

aux douleurs que tous endurent ici-bas, les adoucir par

l'espérance, les ennoblir par la résignation, suppléer

enfin à la lettre morte de la loi et simplifier l'adminis-

tration en parlant aux consciences.

Que nous a donné le siècle réformateur, à la place

de cette éducation facile, abondante et paternelle que

prodiguaient, à pou de frais, les institutions religieuses

des deux sexes, les congrégations savantes et les collé-

Page 291: les ruines de la monarchie française 1

PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN

es conventuels répandus sur toute la surface du sol,

défriché, peuplé, enrichi par leurs fondateurs? Qui nous

rendra cette abnégation des maîtres sanctifiant le savoir

par la modestie, aimant l'étude pour elle-même, s'in-

struisant par devoir, enseignant avec affection? L'Uni-

versité paraît bien mesquine et bien stérile devant ce

zèle ardent et désintéressé qui se contentait de bien

faire et qu'aurait humilié la promesse d'un salaire. Elle

est bien peu communicative la science du professeur qui

ne s'épanche qu'à l'appât d'un avancement.

_Jlyavaituno foule de fondations pieuses elles ne lais-

saient pasune misère sans soulagement, pas une infir-

mité sans remède, pas un orphelin sans asile, pas un pauvre

sans secours. Où sont-elles? que sont devenus leurs restes

sous la main d'une administration mobile, avare et tyran-

nique ? Prodige de la prévoyance sociale, qui consacre

toutes ses épargnes aux êtres souffrants, prête sa force

aux faibles et tient en réserve des trésors inépuisables do

consolations pour ceux qui pleurent! Quelle loi humaine

ose prétendre à eette.puissance mystérieuse qui règle et

féconde les aspirations de l'âme, élève et purifie les

émotions des sens, s'empare des élans mêmes de la

sensibilité irréfléchie et des calculs do l'intérêt person-

nel pour épurer l'amour de soi, rapprocher les hommes

que l'égoïsme isole, réconcilier les coeurs aigris par

l'infortune, légitimer le superflu par l'aumône, et tout

unir par cette fraternité de partage qui conserve juste-ment à celui qui donne le privilège du bienfait?- Que.

substituera l'école du progrès à cette œuvre incessante

de la charité chrétienne déjà si compromise par la con-

fiscation des biens del'Église et la capitalisation de ceux

des hôpitaux; par les formes administratives si sèches

Page 292: les ruines de la monarchie française 1

LES RUt~ES DE LA MONARCHIE FRAKCAISE

et si ruineuses, par les nécessités enfin de tous les bud-

gets d'État et de localité? 1

Croirait-on avoir remplacé par de! maires de cam-

pagne, des juges de paix tirés de la poussière des greffes

et des instituteurs primaires jetés au moule des écoles

normales, cette magistrature des curés si simple et si

efficace, si abordable et pourtant si respectée, qui pour-

voyait à tout sans vaines formules, suffisait à tous les

besoins, donnait le sceau divin à tous les actes de l'état

civil, prévenait ou conciliait tous les différends et no

coûtait rien aux contribuables? Autorité à jamais regret-

table sans comparaison et sans modèle, toute pacifique

et toute-puissante, dont l'influence se fondait sur une

supériorité de lumières incontestée, sur des services de

tous les instants et sur le caractère sacré de son déposi-

taire. Institution inimitable, parce qu'elle n'est point

une création de la sagesse humaine, mais une médaille

d'une empreinte toute divine, qu'on a changée aveuglé-

ment pour la monnaie de trois ou quatre demi-capacités

toujours gourmées, souvent cupides et généralement

dédaignées.

Ajoutons, au risque de provoquer le sourire de l'i-

diotisme progressif, que la société a fait un pas rétro-

gr&J~ en civilisation par la suppression des monastères,

asiles si chers aux coeurs désenchantés de la vie, aux

sincères amants de l'étude et de la méditation et aux

âmes froissées par le malheur ou fatiguées par les pas-

sions. Cette destruction, irréparable comme tant d'au-

tres, est amèrement regrettable, car les sociétés mo-

dernes sont plus que jamais fécondes en déceptions;

elles n'ont plus aucune des conditions qui ont amené le

développement des ordres monastiques; la plupart

Page 293: les ruines de la monarchie française 1

PARTICIPATION DU CLERGÉ GALUCAN

n'ayant plus de raison d'être, il en est peu qui puissent

reprendre racine. Un esprit de réforme moins aveugle

se serait arrêté devant la foule de solitaires arrachés de

leurs couvents pour rentrer au sein d'un monde devenu

étranger pour eux et plus dangereux que l'exil. Il aurait

fait quelque distinction de l'abusif et de l'utile, et, en

émondant le ~uperuu, conservé les éléments d'une ré-

paration éventuelle.

C'est ce que projetait Louis XIV, lorsqu'il sollici-

tait le concours du souverain pontife pour la suppres-

sion des couvents dépeuplés, la fusion ou la réforme do

ceux dont la règle n'était plus en vigueur, et l'applica-

tion de l'excédant de leurs revenus au soulagement do

l'État et de l'Église. Mais tels no sont pas les procédés

de la Révolution. Ses chefs sont encore plus impatients

qu'imprévoyants; pour eux, renverser ne suffit pas

ils veulent anéantir. C'est la logique do l'assassin,

qui croit effacer la trace de son premier crime par un

second. Seulement les patriotes de 1789 confisquaient

le vrai patrimoine du peuple, et il y avait un emploi

plus judicieux à en faire que de le vendre pour des as-

signats ils n'y ont pas songé.

En attendant qu'un impôt spécial supplée à l'absence

des moines et régularise, comme en Angleterre, le fléau

de la mendicité, nous avons la bourse et le suicide pour

compensation des couvents, et le beau idéal de l'unifor-

mité empreint sur les fronts déprimés d'une génération

sans caractère et sans physionomie.

Les confiscations ont multiplié les mauvais riches,

sans diminuer le nombre des pauvres, et les popula-

tions, dispersées sur un sol divisé entre des mains ava-

res, veut achc\cr de se dégrader dans les ateliers. Les

Page 294: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

familles se réduisent à mesure que le nombre des indi-

vidus augmente, et la misère, le rachitisme et le bagne

sont tout ce qu'aura su procurer aux populations ag-

glomérées le génie de l'égalité.

Bien avant que l'économiste Malthus eût Imaginé de

remédier à l'accroissement des générations superposées

dans les contrées dont les produits no suffisent pas à

les nourrir, l'Eglise catholique y avait pourvu sans vio-

lence et sans tromperie en honorant le célibat, en le

prescrivant aux serviteurs des autels, en ouvrant de

pieux asiles à la virginité et en sanctifiant le sacrifice

par la consécration. C'est pour se dévouer au soulage-

ment de toutes les misères, aux travaux de l'enseigne-

ment et à tous les exercices de la charité chrétienne, que

tant de jeunes néophytes renoncent aux joies et aux

soucis de la famille, que tant de congrégations des deux

sexes font vœu de continence et d'abnégation. C'est

pour se livrer sans partage à la pratique des vertus les

plus sociales, au soin des malades et des indigents et n

l'édification de tous, que ces âmes, consumées dû

l'amour divin, brisent tous les liens des affections mon-

daines afin d'en appliquer, sans distraction, l'inépuisa-

ble expansion à toutes les souffrances physiques et mo-

rales de l'humauité.

Le vœu prononcé librement par ces faibles femmes

et ces austères cénobites avait plus d'efucacité que

toutes les rêveries humanitaires et tous les calculs phi-

lanthropiques d'où vient cela? Est-ce que l'orgueil de la

raison humaine serait moins habile que la foi à triom-

pher des illusions de la jeunesse et de la séduction des

sens? Et, pour se renfermer dans la question posée par

les économistes, est-ce que la chasteté si fécpndc de ces

Page 295: les ruines de la monarchie française 1

PARTICIPATION DU CLEMË GALLICAN

vierges vouées à panser toutes les plaies de la société et

à lui donner l'exemple de tous les sacrifices serait

moins méritoire que la fastueuse et stérile institution des

vestales? La France, enfin, a-t-elle beaucoup gagné à

l'émancipation des couvents, et l'industrie qui s'en est

emparée, pour y installer ses mécaniques et ses popula-

tions souffreteuses, y a-t-elle apporté plus de vertus,

plus de bonheur et de liberté qu'au temps où l'excédant t

des générations trouvait un refuge dans les cloîtres, du

pain au seuil des monastères et du travail sur les terres

défrichées par les moines?

Il répugne à prouver que le dernier progrès ré-

servé par la philosophie moderne à la civilisation,

aboutit fatalement aux lois de la Chine, encourageant

ou tolérant l'infanticide, ou à l'insatiable égoïsme de

l'industriel anglais, se gorgcant systématiquement de la

sueur des enfants moissonnés avant l'âge adulte, et de

la substance des peuples abâtardis que son gouverne-

ment lui donne à exploiter. Mieux eût valu peut-être leur

laisser leur ignorance et leurs superstitions car les

croyances seules ont le pouvoir de civiliser les hommes,

et ce ne sont pas les philosophes qui ont délivré et orga-

nisé les nations modernes. Loin de là, leur lutte

obstinée contre la religion n'a prouvé que leur impuis-

sance à rien créer sans elle, et c'est elle seule encore qui

soutient les États ébranlés par eux.

Mais après avoir rendu hommage à cette sublime

organisation de la société chrétienne, dont le principe

vivifiant conserve les rouages les plus fragiles sans les

user, ne serons-nous pas soupçonné d'inconséquence

ou de témérité en venant reprocher à ses ministres leur

intervention souvent imprudente dans les affaires tom-

Page 296: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

porelles et la promiscuité des erreurs du siècle avec less

doctrines dont ils devaient être les incorruptibles gar-

diens ??j

Nous écarterons le bandeau qui déroba encore une

parties de cesplaies; ce ne sera pas sans douleur et sans

hésitation; mais comment les guérir sans les panser? A

qui la vérité pourrait-elle s'adresser avec confiance, si elle

n'avait pas le droit de s'inspirer au sanctuaire même où

son enseignement est le premier devoir de ceux qui l'ha-

bitent ? Nous voudrions pouvoir rendre au clergé l'auto-

rité légitime dont il a été dépouillé et n'avoir qu'à nous

y soumettre mais il est entouré d'ennemis encombrant

toutes les issues; mais a il eu dans ce pays à déplorer de

nombreuses surprises il n'est donc pas inutile à sa

sûreté d'écouter quelquefois un guide expérimenté et

capable de lui indiquer un passage où l'attend une em-

buscade, un gué ou un défilé qu'il ignore. Il n'est pas

hors de danger, parco que le ciel est calme et .la mer

tranquille. Puisse notre humble balise, balancée sur

l'écueil, contribuer à le lui faire éviter 1

Nous ne remonterons pas, pour signaler les écarts

de sa domination, à la déposition de Louis le Débon-

naire, ou à l'excommunication des empereurs Henri et

Frédéric, et moins encore aux premiers schismes qui ont

divisé la Gaule. La confusion des administrations ci-

viles et ecclésiastiques, le mélange des guerres politi-

ques et religieuses et les mœurs encore barbares de

l'Europe répandent une grande obscurité sur la distinc-

tion des pouvoirs. Les luttes acharnées des évoque?

allemands, français et bretons sont d'autant moins

appréciables, que la plupart d'entre eux unissaient à

leur autorité pontificale tous les attributs do la souve-

Page 297: les ruines de la monarchie française 1

PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN

raineté. La suprême et pacifique intervention du papo

dans toutes ces querelles de princes chrétiens, de pas-

teurs et de peuples révoltés, eût été sans doute une

institution salutaire. Cet arbitrage donnerait à la jus-tice et à la civilisation des garanties qu'on demandera

toujours vainement au glaive. Mais en attendant que

la compétence de ce tribunal soit nettement définie et

acceptée, on en est réduit, compulser les pièces de

tant de procès sans solution, et exposé à donner gain de

cause à l'erreur.

Toutefois comme c'est au clergé contemporain qu'on

peut attribuer une fatale solidarité dans des malheurs

qui sont les nôtres comme les siens, nous ne pouvons

demander qu'à son passé la cause et peut-être l'expli-

cation et l'excuse de ses torts récents. Si la vérité est

immuable et la doctrine infaillible, les hommes n'en ont

pas toujours reflété le pur esprit; bien que pour justi-fier la foi de la catholicité dans l'Église romaine il

suffise que celle-ci ait triomphé de tous les obstacles

opposés à son établissement, bien qu'elle ait survécu

à toutes les hérésies qui se sont succédé ou se sont

liguées pour l'étouffer, encore ne peut-on pas nier

l'évidence des faits, ni refuser à ses adversaires la con-

solation de les invoquer à l'appui de leurs protestations

contre elle.

Avouons-le donc sans détour l'Église n'a pas fondé

son empire sans combats et sans contradictions. Les

orages ont longtemps ballotté la barque de saint Pierre,

et elle a flotté durant plusieurs siècles au milieu des

écueils et des tempêtes. Dès le premier, douze conciles

furent convoqués pour formuler des doctrines encore

incertaines; et dans les suivants, ces assemblées se

Page 298: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

multiplièrent sur tous les points de la chrétienté, tantôt

pour concilier des communions dissidentes, tantôt pour

juger des opinions téméraires. Plusieurs se sont divi-

sées ou réciproquement condamnées. Indépendamment

du conflit suscité par le patriarche de Constantinopic,

on a vu s'élever dogme contre dogme, pape contre pape,

et depuis l'antipape Novatien, en 232, on trouve jus-qu'au xvO siècle cinquante pontifes déposés ou élus con-

curremment. La translation du Saint-Siège à Avignon

donna lieu à une série decompétitions

aussi compro-

mettantes pour'la foi que pour l'union des fidèles, et

celle que l'histoire qualifie de grand schisme d'Occident

dura près de cent ans (de 1339 à 1425).

Que gagnerait la vérit.é.à contester à la réforme lo

droit de se prévaloir de ces faits contre l'Église romaine,

souvent mère tendre et chérie, mais quelquefois aussi,

sous l'éclipsé d'une intrusion passagère, marâtre de la

Gaule chrétienne? Tous les témoignages de l'histoire

seraient contre elle les procès-verbaux des conciles et

les chartes d'abolition contiennent une longue suite de

griefs moins récusables et plus accablants 'que tous les

récits de Pétrarque et de Boccace. Les plus saints per-

sonnages, Clément VM et saint Bernard, ont parlé avec

indignation de la'persistance et de l'impunité des abus

introduits par la perversité des clercs l'élection des

cardinaux laïques, la sécularisation des abbés, le luxe

effréné des prélats et la dissipation mondaine des béné-

fices fondés pour le sanctuaire, avaient depuis long-

temps relâché les mœurs et la discipline, puisque, au

x~ siècle, Gerbert, depuis pape sous le nom de Sil-

vestre Il, appelle Rome le scandale dit ~MOM~e.

Son élection prouve au moins qu'il y avait encore

Page 299: les ruines de la monarchie française 1

PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN

une conscience publique, car Gerbert était homme de

science et de vertu; mais elle atteste aussi la réalité

des désordres qu'il tenta de réprimer, et ils reprirent

leur cours dès que le réformateur fut descendu dans la

tombe.> `

La corruption des doctrines suivit la dépravation

des mœurs, et bien avant Luther, des docteurs et des

prélats bravèrent les censures du Vatican et méprisè-

rent la discipline ou nièrent le dogme. D'autres abu-

sèrent de leur ministère sacré pour se mêler aux fac-

tions favoriser les révoltes et servir les passions

politiques. Ce sont des cardinaux qui mirent le poignard

régicide aux mains des fanatiques de la Ligue. Les

juges de Jeanne d'Arc aQrontèrent l'indignation publi-

que autant que le cri de leur conscience dans l'instruc-

tion d'un procès dont tous les détails trahissent la

mauvaise foi la plus insigne. Un évêque de Liège a cru

honorer ses fonctions pastorales en acceptant le surnom

de Jeansans Pitié; et les paroles dulégatMilon, qui assis-

tait Jean de Montfort au siège de Béziers, ne sont pas

précisément d'un prêtre et d'un chrétien

Il reste des monuments historiques de nos guerres

civiles et religieuses d'après eux on ne trouve pas une

seule maxime révolutionnaire qui n'ait été accréditée

ou justifiée par un' prêtre et c'est dans le clergé de

Paris qu'apparut le premier apôtre du régicide. Un pré-

dicateur du nom de Jean Petit ne craignit pas d'absou-

dre en face des autels du Dieu de paix l'assassinat du

duc d'Orléans et un autre appelé Jean le G~ïa?, apos"

trophant Charles VI en personne, s'écriait qu'un roi

1. Tuez tout, Dieu }'pcoM?M~)'a les ~e?M/ L'historien d'Innocent Ht

attribue ces paroles à l'abbé de Citcnux.

Page 300: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINESDE LA MONARCHIEFRANÇAISE

n'était vêtu que du sang et des larmes du peuple. Plus

fougueux encore, Guillaume Pépin disait que la royauté

était l'ouvre du diable, et que le meurtre commis pour

la gloire de Dieu était un acte méritoire. Un'peu plus

tard, les docteurs de la Ligue enseignaient qu'il estlicite de tuer un roi, et les sophistes de la Révolution

qui ontmis

cette morale en pratique n'étaient que des

plagiaires.

T. Tant de violences et d'iniquités ont dû provoquer

plus d'une erreur, plus d'une dissidence, plus d'une

révolte; si l'Église, sortie victorieuse de ces épreuves,

est restée inébranlable dans sa doctrine, invariable dans

ses décisions dogmatiques et Irréprochable dans son

ministère, il serait dangereux d'en conclure qu'un voile

discret doive les dérober à la censure du monde lors-

que leur notoriété les livre au jugement de tous et

son plus grand triomphe n'est pas tant d'avoir vaincu

ses adversaires, que d'être au-dessus de toute solidarité

dans les faiblesses de ses défenseurs. En proposant aux

hommes la perfection augélique, la loi chrétienne re-

connaît l'imperfection de son instrument quel est-il, en

effet? c'est l'homme faible et faillible, et elle le convie à

des efforts surnaturels. Quel mérite y aurait-il à taire

les résistances de l'orgueil et de l'égoïsme, lorsque ce

sont précisément les ennemis qu'il s'agit de combattre?

Il faut bien les étudier pour les connaître, et les regar-

der en face pour les dompter.

Proclamons-le donc bien haut il y eut des temps

d'ignorance, de barbarie et de corruption les clercs

alors étaient un peu plus avancés en civilisation que le

commun des laïques, et comment cela? parce que leurs

richesses et leurs loisirs y trouvaient une source plus

Page 301: les ruines de la monarchie française 1

PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN

féconde et un stimulant plus actif de convoitise et de

licence. Avouons-le encore tous les organes de l'Église

n'ont pas été irréprochables l'intempérance a pénétré

dans les couvents; l'incrédulité, l'injustice 'et l'hérésie

ont été plus souvent suscitées par la soif de la vengance

ou l'emportement de la passion, que par les subtilités du

rationalisme et les railleries des satiriques et des chro-

niqueurs n'ont été que les échos retentissants de scan-

dales trop réels.'

Que peut-on en conclure contre la doctrine qui les

condamne, le sentiment moral qui les a vaincus et la foi

qui leur survit? La communion catholique en sera-t-elle

moins la réalisation manifeste de la perfection sociale,

de cette fraternité universelle dont la charité, l'abnéga-

tion et l'esprit de famille sont les conditions fondamen-

taies? Il y. aura toujours des sectes des hérésies, car

il y aura toujours des esprits faux, des cœurs dépravés

et des révoltes involontaires parmi les faibles créatures

en lutte perpétuelle avec leurdouble nature et les mys-

tères impénétrables qui obsèdent leur courte vie et leur

intelligence captive. Mais s'il existe quelque part une

croyance religieuse en harmonie avec tous les instincts

moraux, capable de consoler toutes les misères, et de-

calmer, sinon de satisfaire, tous les doutes, comment

n'a-t-elle pas les sympathies de ceux mêmes qui ne sont

pas nés dans son sein? Y eut-il jamais constitution plus

sociale et qui enseignât plus sincèrement aux hommes

à s'aimer, à se comprendre et à s'entr'aider?

Une association de citoyens également dévoués et

résignés, animés de l'esprit de charité, toujours prêts à

sacrifier leur intérêt privé à la justice et leur vie au

devoir, est une utopie que les plus habites poliliques

Page 302: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

ont tenue pour idéale. Les législateurs de Sparte et de

Rome n'ont pas fait renaître l'âge d'or rêvé par les

poëtes, et leurs patries n'ont été, pour l'humanité, que

des fléaux de mauvais exemples et des instruments de

tyrannie ou de corruption. Si les nations chrétiennes

n'ont pas toujours été plus heureuses ou plus sages, ce

n'est pas du moins la vérité qui leur manque leur loi

fondamentale les rappelle sans cesse à de meilleures

destinées. C'est la voix de la conscience, la soumission

sans servilité, la liberté sans licence, l'accord des ver-

tus publiques et privées. Ce type de perfection, gravé

dans les âmes par l'enseignement religieux, a souvent

déconcerté l'ambition et confondu l'erreur triomphante.

Le rationalisme et la Révolution elle-même ont recule

devant ces retours du bonheur populaire, qui sont la

voix de Dieu; car personne no méconnaît combien

l'unité de langage et de communion ajoute de force et

d'efficacité aux lois.

Or, comme cette tendance unanime vers le bien est

la plus évidente conséquence de la foi chrétienne, on

ne voit pas pourquoi l'orgueil humain s'obstine à la

chercher ailleurs, sous prétexte qu'elle exige de lui une

croyance aveugle en des dogmes pleins de mystères. Il

s'irrite des pratiques superstitieuses que la dévotion y

ajoute, comme si les exagérations, les altérations et les

puériles interprétations n'étaient le fait de l'infirmité

humaine, aussi bien que le doute et la négation. Jusqu'au

jour où les réformateurs, à qui nous devons tant do

malheureuses expériences, auront trouvé mieux, il nous

sera permis de nous défier de leur infaillibilité et d'affir-

mer avec eux que le don des miracles ne se reconnaît

pasdans leurs œuvres.

Page 303: les ruines de la monarchie française 1

iVPARTICIPATION DU

CLERGÉGALLICAN

ta

Il ne nous appartient en aucune façon de discuter

les questions de dogme tranchées par lerationalisme

à'

l'aide d'un singulier argument, celui de leur obscurité.

Nous sommes heureux d'avouer notre incompétence.

Mais comme on ne peut nous contester le droit d'appré-

cier un principe par ses effets; nous continuerons de

juger celui du christianisme par les bienfaits qu'il ré-

pand sur le monde. 4*"

Il y a des vérités fondamentales tellement instinc-

tives et inhérentes à notre nature, elles sont si univer-

selles, quoique défigurées par l'ignorance, que jamaisles arguties du doute, et les subtilités de la philosophie

ne parviendront à les déraciner de là conscience hu-

maine, ni même des esprits droits et réfléchis, à

savoir “

1° Le monde est l'œuvre d'une suprême intelligence

dont le souffle le vivifie et dont la providence le con-S

serve

2° Le bien et le mal, quelque origine qu'on leur

suppose, ont une valeur morale, au moins relative à

l'être qui les subit ou les pratique.

Or, ces deux points admis, qu'on nous dise

1° S'il existe un système quelconque, cosmogonique,

mythologiqueou philosophique, donnant au problème

de la vie, de son principe et de sa fin, une solution plus

simple et plus nette que la Genèse; une explication fai-

sant mieux comprendre la nécessité de l'expiation, con-

séquence logique d'une tache originelle; une raison

plus plausible des contradictions de notre nature, de la

brièveté de la vie, des tendances même de nos facultés

intellectuelles, inapplicables aux besoins de cette desti-

née mortelle dont la plupart des hommes, absorbés par

Page 304: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

le soin de leurs besoins matériels, sont dispensés de faire

usage, mais qui sont le tourment de tous les esprits

méditatifs, inquiets ou surpris des épreuves qu'ils

subissent

2° Si jamais aucun culte, avant celui de Jésus-Christ,

commanda l'abnégation, l'humilité, l'oubli des injures

et le sacrifice comme autant de devoirs dont la pratique

sanctifie l'homme et le rapproche de Dieu si quelque

autre religion que le catholicisme eut la vertu d'inspirer

ces innombrables légions d'âmes pures, libres de tout

calcul d'intérêt terrestre, qui se consacrent au soulage-

ment de toutes les misères, à la rédemption de tous les

crimes, à la pratique obscure de toutes les vertus; et si

Ton inventa jamais un code de lois, ou plutôt de pré-

ceptes plus à ia portée des âmes simples, plus faciles

pour tous; une institution sociale, enfin, plus égalitaire

et plus complète, qui soit plus propre à rapprocher les

hommes désunis par l'intérêt ou les passions, et qui

tende plus ouvertement à confondre les peuples les plus

divers dans un sentiment de bienveillance universelle.

On peut trouver ses maximes austères, ses dogmes

étranges, ses pratiques puériles; mais, si leur but est

atteint, n'est-ce pas une démonstration suffisante de sa

vérité? Les esprits superbes ont beau verser le mépris

sur ces précoptes familiers. Est-ce pour eux qu'ils ont

été posés ? Ils ne s'adressent qu'aux simples d'esprit,

disent les saintes Écritures et si les effets purement

humains du christianisme sur l'organisation sociale

l'emportent sur toutes les combinaisons de l'impuis-

sante théorie, qu'est-ce donc que prétendent y substi-

tuer nos maîtres en scepticisme? '1

L'esprit chrétien avait civilisé le monde moderne,

Page 305: les ruines de la monarchie française 1

PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN

adouci les mœurs barbares et rapproché tous les rangs;

il amendait le riche comme le pauvre, et protégeait le

pouvoircontre lui-même comme le peuple contre ses

aspirationsdésordonnées. L'unité de l'Église avait, en

quelque sorte, consacré cette union évangélique, en lui

constituant, pour gardien immuable, un pontife modé-

rateur investi d'une souveraineté inviolable et inof-

fensive.

Quel droit avait-on de déshériter les générations à

naître de ces précieuses garanties? quel intérêt, d'en

contester l'efficacité? Les sectes et les sociétés occultes

sont-elles bien en droit d'opposer à la sévérité de la

discipline toute comminatoire de l'Église catholique

leurs capricieuses réglementations, leurs initiations sus-

pectes et leurs séides stipendiés ou stupides ? Appar-

tient-il à cette cohue de novateurs sans aveu do repro-

cher au ministre des autels l'excès de ses scrupules, de

son zèle et de ses exigences? S'il trouble les consciences,

est-ce pour les endurcir? S'il est austère, n'est-ce pas

d'abord envers lui-même? S'il condamne et blesse

l'orgueil, est-ce pour avilir la créature que lui seul élève

jusqu'à Dieu?

Le scepticisme, à bout de moyens, en est arrivé à

reprocher à la dévotion des fidèles sa tendance au céno-

bitisme,'son détachement des biens terrestres et son

mysticisme il en induit l'incompatibilité du culte

catholique avec l'organisation des sociétés toutes fon-

dées sur la combinaison des intérêts matériels. Cette

supposition n'a rien de sérieux pour une philosophie

sincère; car toutes les doctrines ont leurs inductions

forcées summum jus, summa injuria, et l'ascétisme

n'est pas contagieux.

Page 306: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

Mais il n'en est pas moins utile que des types de per-

fection idéale soient conservés à l'ombre du sanctuaire;

ainsi les lois et les mœurs seront incessamment solli-

citées de s'y conformer quand elles se manifestent, ou y

seront rappelées quand elles s'en écartent. La contem-

plation perpétuelle de cette vérité suprême n'est qu'as-

soupie dans les cœurs les plus rebelles elle sera l'éter-

nelpréservatif de la race humaine, mais elle n'empêchera

jamais le débordement de ses passions, car la foi catho-

lique, sympathique à toutes les vérités et source elle-

même de toutes les perfections, n'a pas eu la puissance

d'arrêter le progrès des vices qui ravagent le monde,

ni même celle de préserver ses propres doctrines des

attaques furieuses de l'impiété et des profanations de

l'erreur.

La religion et la philosophie n'ont rien en elles qui

doive les diviser, pas même le dogme, en face du doute:

elles sont faites pour sympathiser; la philosophie moderne

est fière eneore et fanfaronne des victoires qu'on lui

impute; mais ces victoires l'assimilent à l'ignorance et

la rendent complice des confiscateurs, démolisseurs,

incendiaires et égorgeurs, que certes elle désavoue, et

elle sera bien étonnée d'une découverte pleine de pro-

messes pour le progrès de l'humanité, s'il n'est pas

entravé, à savoir que l'intelligence ne sera complète

et perfectionnée qu'à condition de comprendre que son

développement et sa force tiennent surtout à l'alliance

de la philosophie avec la religion. Ce n'est pas en l'iso-

lant de la lumière qu'elle éclairera l'humanité, laquelle,

bien qu'unie temporairement à la matière, ne tend pas

moins à s'en dégager par toutes.les aspirations de l'àrae

et de l'intelligence.

Page 307: les ruines de la monarchie française 1

PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN

Jl est oiseux et du moins sans résultat de discuter le

dogme avec ceux qui le nient, et nous sommes heureux

de confesser notre incompétence sur les questions abs-

traites où la négation multiforme s'escrimeratoujours.

sans se croire vaincue par l'immutabilité de l'affirma-

tion. Mais le doute est absolument improductif et perd

tous les avantages de l'offensive quand il en est réduit à

s'affirmer lui-même. fl n'y a pas de vérité dans l'ordre

spirituel, quelque irréfragable qu'elle soit aux yeux de

la raison, qui n'ait été obscurcie ou altérée par les inter-

prétationset les abus qu'en fait l'ignorance; c'est à ce

mélange du vrai et du faux que s'en prend, avec un stu-

pide orgueil, l'incrédulité vulgaire. Ce qui l'irrite contre

le culte objet de ses outrages, ce n'est pas son principe

religieux, ce sont ses pratiques plus ou moins mystiques

ou puériles. Bien qu'elles ne s'imposent à personne, on

les attaque avec d'autant plus de courage que les âmes

exaltées, faibles ou timides, qui s'y livrent avec un tou-

chant abandon, sont plus inoffensives; ce sont les mys-

tères et les miracles, bien que chaque moment de notre

existence soit un prodige incompréhensible, et qu'au

dedans comme au dehors de nous tout soit mystère

impénétrable.

Est-il un homme de sens, savant ou philosophe,

assez présomptueux ou assez téméraire pour croire qu'il

se connaît lui-même, assez illogique pour nier parce

qu'il ignore? Si la croyance en un Dieu incarné, mé-

connu, immolé, confond sa raison et dément l'imago

qu'elle s'est faite de la majesté et de l'immensité de l'Être

incréé, convenons du moins que cet abaissement suppose

un amour pour sa créature et une pitié surhumaine

plus incommensurable encore. Portons l'hypothèse à sa

Page 308: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

dernière limite, et, rapetissant le mystère à la mesure

de notre raison, supposons que la conservation du

monde ait été confiée à des intelligences intermédiaires;

l'Éternel, dont elles représentent l'amour et la justice,en est-il moins lô Dieu révélé, l'auteur de toute chose,

l'esprit qui illumine les consciences ? Le Verbe qui le

manifeste en est-il moins une émanation de sa divinité?

Un rêveur allemand eut un jour la fantaisie sacri-

lège d'écrire la vie de Jésus-Christ comme celle d'un

homme sage et vertueux, dont la morale, la science et

l'immense amour de l'humanité auraient régénéré lo

monde; mais, à son insu et sous l'aveugle impulsion de

sa conscience, il doue son héros mortel de tant de per-

fections divines, d'une prescience et d'une simplicité

tellement en dehors du génie des législateurs et des

prophètes, que cette personnification des plus adorables

qualités est plus invraisemblable et plus miraculeuse

que leur déification. Comment admettre, en effet, l'in-

spiré sans l'inspiration? C'est invoquer l'absurde pour

ne pas subir le joug de la foi, et cette méprise de l'or-

gueil humain n'est pas d'une saine philosophie. Elle

prouve une seule chose, l'impuissance et le néant des

esprits superbes qui ne croient qu'en eux-mêmes.

Comment l'atome perdu dans l'espace, esclave do

la matière qui enchaîne sa substance éthérée, sujet h

toutes les illusiotis des sens comme à toutes les infir-

mités de sa nature, pourrait-il embrasser, de sa vue

bornée, non-seulement l'univers créé, mais le monde

invisible et accessible à peine à la pensée dégagée de

ses liens? Qui peut dire où se cachent et le secret ratta-

chant l'ordre matériel à la sphère des esprits, et la fibre

subtile frémissant sous la main de Dieu lorsqu'il se

Page 309: les ruines de la monarchie française 1

PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN

communique à l'homme? Croit-il, en interrogeant les

astres, apprendre ce qui se passe eu lui-même? espère-

t-il connaître le mystère de la conception parce qu'il a

respiré dans le sein de sa mère? Il ne lui a été donné ni

de mesurer l'infini, ni de définir l'inconnu, ni de sonder

les causes finales, ni de comprendre la solidarité des

êtres et leur dépendance de Celui qui les a créés. S'il y

a des motifs de douter, y en a-t-il de nier? et n'y en a-t-

il aucun de Bénir et de se taire? Si la foi du pays n'est

pas au niveau de certaines intelligences, n'a-t-elle pas

droit au respect de toutes, et tant qu'on n'aura pas sub-

stitué le plein jour de la vérité auxcroyances dont les

lueurs éclairent les ténèbres de notre esprit, ne doit-on

pas vénérer celle qui a moralisé le monde en y natura-

lisant l'amour du devoir et la confiance en Dieu?

A tant de têtes faibles gonflées d'incrédulité, nous

demanderions volontiers ce qu'elles vont chercher dans

le vide, sans régulateur et sans gouvernail. Le lest

confié à la nacelle d'un ballon lui sert au moins à des-

cendre humblement, maisjsùrement, lorsque,- emporté

dans l'éther, le léger tissu qui contient l'air menace de

se rompre. C'est le salut et aussi le modeste aveu de

l'impuissance de l'aéronaute qui cherche le point d'appui

ou le ressort qu'il n'a pas encore, pour diriger ou seule-

ment maîtriser sa machine.

Le renégat de religion est à la fois plus téméraire

et plus ignorant, car, tout fier de planer dans l'inconnu,

il insulte l'élément qui s'offre à l'accueillir dans sa

chute. Le culte de la Divinité qui régit le monde est le

sein maternel de la terre hospitalière, vers laquelle aspire

le navigateur le plus aventureux. Le nier est une

absurdité et si la croyance du pays est la base de tout

Page 310: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

sentiment moral raisonné ou convenu, la source de la

justice, de l'ordre qui maintient la société, de la charité

qui la sanctifie, de l'intelligence qui l'honore, n'est-ce

pas un crime et n'est-il pas insensé de s'insurger con-

tre cette croyance, sous le vain prétexte qu'on ne la

comprend pas et qu'on la veut plus .épurée, plus vague

et plus élastique? Cette aspiration à se mettre à, la place

de Dieu et à rectifier ses lois est d'une 'audace qui

serait superbe'si elle ne mettait dans toi*t son jour l'ab-

jection de l'insecte qui s'en glorifie et son impuissance

à la réaliser. Ce qu'on appelle un esprit fort est au-

dessous du talapoin qui veut s'aider de la queue d'une

vache pour passer d'une vie dans l'autre, car il a le

pressentiment que cette autre vie est la conséquence

logique des facultés dont il a été doué, l'explication du

mystère de sa conscience et le complément de son être.

L'idolâtre n'est qu'un ignorant, le superstitieux qu'un

esprit faible; mais l'impie est un insensé, sinon un mal-

faiteur. S'attaquer au christianisme qui a moralisé et

civilisé le monde moderne, ce n'est pas rivaliser avec

les Titans, qui ont escaladé le ciel, mais s'assimiler au

glorieux Érostrate, qui n'imagina rien de mieux que de

brûler le temple de Delphes. Incendier et détruire, est-

ce donc une puissance dont la raison humaine ait à se

féliciter? Le doute a son excuse dans son abstention,

mais la négation est une hostilité gratuite contre la

sécurité publique, dont tout homme qui se respecte

s'abstiendra, à moins qu'il n'ait une certitude inattaqua-

ble à lui substituer. Il frappe traîtreusement le passant

qui circule sur la foi publique son arme est déloyale

comme le stylet du condottiere, et il n'a pas même l'ex-

cuse du voleur convoitant un trésor à son usage il

Page 311: les ruines de la monarchie française 1

PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN

tue pour le seul plaisir de tuer, comme les étrangleurs

de l'Inde immolent à l'idole qu'ils adorent tous ceux

qui ont une autre croyance. Le culte de son propre

orgueil est une superstition non moins abjecte et mal-

faisante et quiconque prétend l'imposer aux autres est

unennemi public que toute société rationnelle n'a pas

le droit de tolérer. C'est un aliéné qui prend plaisir à se

dégrader; car c'est une nécessité pour tout esprit fort

d'abdiquersa dignité humaine, puisque, en niant 'ses

rapports divins, il se résigne à n'être plus qu'un rouage

matériel et aveugle du grand et intellectuel organisme

de la création.

Ceci posé et l'autorité de l'Église sauvegardée, nous

ne dissimulerons ni les erreurs de doctrine, ni les scan-

dales, ni les menées ambitieuses qui ont associé tant de

prélats imprévoyants et de prêtres égarés aux complots

et aux intrigues combinées du protestantisme, de l'irréli-

gion et de la démocratie. De là devait sortir non-seule-

ment le renversement de l'ordre monarchique, mais

une révolution sociale, c'est-à-dire la transformation de

la France et la perte inévitable de sa nationalité.

Le clergé n'est pas solidaire des causes qui ont

amené cette grande catastrophe; mais il avait mission

de la prévenir, et peut-être assez de pouvoir pour l'em-

pêcher. Il lui eût suffi d'être moins avide des faveurs de

la cour et plus fidèle à l'unité romaine. Les soins de la

politique et la soif des ministères lui ont fait négliger

son autorité pastorale et son influence populaire. Son

ordre, plus compacte et moins envié que celui de la

noblesse, eût été plus inexpugnable si déjà le jansé-

nisme et le luxe de ses prébendaires ne l'avaient di-

visé, et si son aveugle abstention dans les débats du

Page 312: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

déficit n'avait ouvert ses rangs aux batteries de l'ennemi.

Ses trop nombreuses défections, à ce moment de

suprême danger, étaient préparées de longue main par

la part qu'il s'était faite dans toutes les séditions; et si

au temps de Charles VI et d'Henri III il préluda à toutes

les déclamations hostiles à la monarchie qui ont signalé

la violence des clubs de la Révolution, il n'eut pas,

comme la saine partie du clergé de i793, la gloire de se

réhabiliter par le refus du serment et d'être purifié par

le martyre et la persécution. A l'époque même de la

ligue formée pour la défense de la religion menacée

par la fatale invasion du luthéranisme, il s'oublia jusqu'àservir les vues ambitieuses del'étranger, dontlapolitique

ne visait à rien moins que l'anéantissement de la natio-

nalité française. Les Guises s'étaient notoirement in-

féodés à l'Espagne, comme les d'Orléans se sont, de nos

jours, inféodés à l'Angleterre.

Le clergé, sans aucun respect de son ministère, re-

chercha l'honneur des prédications les plus incendiaires,

et, comme les séditieux eux-mêmes, il s'occupait beau-

coup moins du triomphe de la catholicité que du ren-

versement de la dynastie régnante. Il ne pardonnait

pas plus au Valois le mal qu'il avait voulu lui faire

que les patriotes de 89 n'ont tenu compte à Louis XVI

de ses sacrifices et des acclamations avec lesquelles ils

accueillirent chacune de ses concessions.

« Quand Henri III, dit l'Étoile, se déclara chef de

la Ligue, tous les marmitons de la Sorbonne recommen-

cèrent à déclamer contre lui, et lui reprochèrent son ad-

hésion comme un acte d'hypocrisie diabolique'. » Les

1 «Il ne s'agit plus de prôcher l'Évangile, disait le curé Bouclier. iMorl

Page 313: les ruines de la monarchie française 1

PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN

Caris Aubry et les Maurice Poncet l'insultaient tous les

soirs du haut de leurs chaires, et Saint-Merry renchéris-

sait encore sur Saint-Pierre-des-Arcis 1. Saint-Eustache

avait sa tribune comme Saint-Étienne, et tout sanctuaire

était un forum où tout tribun, en rochet ou en froc, était

libre d'aboyer contre les rois. Pelletier, Hamilton, Por-

thaise, Launay, Guincestres, Prévost, etc., acquirent une

certaine popularité en rivalisant à qui serait le plus

violent et le plus injurieux. Quelques-uns même s'y

sont fait un nom 2.

Le Béarnais n'obtint pas plus de sa conversion que

son prédécesseur dé sa déférence. MUo de Montpensier

se vantait, à bon droit, de lui avoir fait plus de mal avec

ses prédications que Mayenne avec ses armes 3. « Il

boirait toute l'eau bénite de Notre-Dame, criait le curé

Garin à son auditoire, que je ne me fierais pas à lui! »

La Satire Ménippée a attaché à son pilori les noms de

tous ces orateurs de clubs, précurseurs de ceux qu'on

ajustement affublés des noms de Cordeliers et de Jaco-

bins.

L'auteur de la Démocratie des prédicateurs de la Li-

gue n'oublie aucune des particularités qui ont donné à

au Valois C'est uu Turc, une harpie, un magicien, un Hérode* un ante-

christ »

1. Le premier proposait de conduire lui-même processionnellement,

croix et bannière en tête, les égorgeurs au Louvre. Le second, moins

impitoyable, voulait seulement détacher la discipline pendante h sa

ceinture, pour lui en étriller les épaules.

2. On trouve encore dans les bibliothèques le livre de Boucher De

;u$ta Henrici abdicatione.

3. « Henri de Bourbon est un Caligula, un Néron, pillard, avare,

trompeur de nonnains, lion à Paris, renard a Rome. Qui le soutient,

que des docteurs escrocs et des évêques buveurs?. Toutes les mau-

vaises humeurs affluent à cet apostèinc! (Extrait des Neuf Ser-

mom de Boucher.)

Page 314: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

cette guerre sainte quelque ressemblance avec la Révo-

lution de 1789 loi des suspects, confiscations, exécu-

tions populaires, délations, visites domiciliaires, etc.

La théorie des saignées à la Saint-Barthélémy, attribuée

au cardinal Rosa, soutient en effet le parallèle avec les

coupes réglées de Marat.

Mais ce livre, d'une portée philosophique contesta-

ble, n'a pour but que de rendre l'Église' solidaire des

excès commis en son nom. La religion n'a pas plus que

la philosophie le pouvoir d'empêcher les crimes qui se

parent de ses couleurs. Il suffit qu'elle les condamne,

et il est ridicule de mettre les orgies révolutionnaires

sous la garantie de la démocratie sacerdotale. C'est

pour faire mieux sentir ce que cette hypocrisie a d'illo-

gique que nous avons dénoncé nous-même la compli-

cité sacrilége du prêtre aux fureurs des partis. Envoyé

pour bénir et non pour maudire, sa mission est d'éclairer

son troupeau et non de le suivre dans ses égarements.

La sainteté de l'étole n'a pas plus que l'ignominie du

bonnet rouge la propriété d'autoriser les déviations du

sens moral.

Quand un ordre des Seize enjoignit d'inscrire au mar-

tyrologe le régicide Clément et le cordelier Chassé, pendu

à Vendôme, il n'eut pas la vertu d'honorer le crime, et

parce que le plan de la Ligue fut discuté à Rome et

trouva quelques encouragements dans le sacré collège,

il ne s'ensuit pas que la révolte ait jamais été sanctifiée.

L'Église l'a si peu considérée comme le plus saint

des devoirs, que, tandis qu'elle trouvait en France ses

1. Cet ouvrage, publié dans les dernières années du règne de Louis-

Philippe, a été vanté et commenté par les revues et les journaux uni-

versitaires.

Page 315: les ruines de la monarchie française 1

PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN

apologistesdans le sanctuaire, Pie V faisait condamner,

à Rome, vingt prédicateurs pour avoir tenté de la con-

vertir en dogme. Savonarole et Connecti payèrent même

cette témérité de leur tête.f

Mais, tout en reconnaissant que le clergé gallican se

laissa emporter au delà des bornes de la justice et de la

vérité, on ne doit pas perdre de vue qu'il y fut provoqué.

Le parti protestant, le parti agresseur, l'insulteur du

culte préétabli, fut encore moins modéré dans l'attaque

que le parti catholique dans la défense. A ses docteurs

appartient l'initiative de toutes les atteintes aux autori-

tés légitimeset de toutes les maximes subversives de

l'ordre social. Hunert Languet Hotman 3, Jean Poyet 3,

Buchanan et beaucoup d'autres en sont arrivés à

nier l'utilité des lois et de la société. Il n'est pas une

erreur, pas une perversité, pas une sottise que le libre

examen n'ait adoptée, propagée et préconisée.

Cependant ni l'exemple ni la provocation ne justi-fient le pasteur qui se mêle aux intrigues politiques,

lorsqu'il n'y est pas contraint pour la défense de sa foi

ou le salut de son troupeau. Il y a, dans les questions

1. Auteur du Vindicte contra tyruntios, sous le pseudonyme de Ju-

nius Bruius.

2. Dans son livre de Franco- il attaque la légitimité des rois;

mais dans celui De jure successionis il soutient la thèse contraire.

3. Cet Anglais réfugié, dans un pamphlet plus ascétique que politi-

que, érige le tyrannicide en œuvre méritoirp aux yeux de Dieu.

4. De jure reg?ù, où la théorie du régicide est subtilement déve-

loppée.

5. Bodin, l'apologiste de la monarchie pure, absout le régicide dans

certains cas. La Servitude volontaire de La Boétie n'est qu'une thèse

contre la légitimité du pouvoir. La Franee Turquie, publiée en 1575,

établit le droit de refuser l'impôt, de juger le roi, etc. Aucun de ces

écrivains n'a réfléchi qu'ériger k force matérielle, c'est-à-dire la volonté

du peuple, en principe social, c'est rendre la société impossible.

Page 316: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

philosophiques et dans la marche progressive des géné-

rations, des choses et des époques dans lesquelles il ne

peut intervenir sans abdiquer. C'est peut-être à cette

invasion passionnée du clergé dans le conflit des inté-

rêts purement humains que doit être attribuée sa

déconsidération, beaucoup plus qu'aux divisions et aux

désordres qui ont attiré sur lui, ayant le xvm° siècle, les

censures des laïques et les satires dés poëtes. C'est en

effet dans ces luttes profanes qu'il a été conduit à mé-

connaître l'autorité pontificale, qui est la souveraine

garantie de sa propre unité, aussi bien que de celle du

dogme. L'austérité du janséniste et la liberté du galli-

can, tout en affectant de se séparer des hérésies, n'en

étaient pas moins infectées du même esprit de révolte

et d'orgueil.

Tant que le clergé fut un ordre dans l'État, ayant

des droits à exercer, des priviléges à conserver et des

garanties à revendiquer, il entrait nécessairement dans

le maniement des affaires; mais, lors même que la supé-

riorité de ses lumières l'appelait presque exclusivement

dans les conseils des rois, il ne jugeait pas qu'il fût de

sa dignité de descendre aux détails de l'administra-

tion et au partage des fonctions salariées. Précisément

parce qu'il avait des prérogatives spéciales à soutenir,

il portait plus de sobriété dans les discussions qui

l'auraient trop écarté de sa mission spirituelle, qu'il ne

pouvait pas perdre de vue sans oublier son premier

devoir. Cette incompatibilité s'est manifestée plus clai-

rement à mesure que l'instruction s'est disséminée et que

la gestion des choses temporelles s'est régularisée; le

prètre n'a pas été consacré pour servir des intérêts pro-

fanes, et à mesure qu'il devenait plus facile aux princes

Page 317: les ruines de la monarchie française 1

PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN

de trouver des capacités pratiques le clergé voyait né-

cessairement restreindre sa mission. La stabilité des

emplois secondaires et leur classification étant le pre-

mier gage de bon ordre dans l'État et d'économie dans

la dépense, leur sécularisation en était la conséquence

naturelle. Seulement il serait injuste autant qu'absurde

d'exagérer ce conseil de la prudence, en l'appliquant

sans exception et sans réserve à toutes sortes de situa-

tions, à toutes sortes d'États, comme on a voulu l'im-

poser à celui de Rome, essentiellement et nécessai-

rement ecclésiastique dans sa forme, dans ses agents et

dans ses sommités.

Le prêtre; par ses études supérieures, ses principes

austères et sa pratique des choses du domaine de la

conscience, est tout au moins l'équivalent du laïque

dans la connaissance et la pratique des affaires hu-

maines.

Ainsi, lorsque le clergé était seul assez éclairé pour

être consulté, son utilité lui tenait lieu de dispense. Il

serait encore et sera toujours justifié par une noble am-

bition, d'éminents services et un génie exceptionnel.

Cependant parmi ceux de ses membres qui ont assisté

les rois de France, lorsque son concours était à peu

près exclusif, combien y en a-t-il dont la gloire soit

pure? Ilfaut

remonter à l'abbé Suger pour pouvoir

louer, sans restriction, le ministre et le cénobite. Riche-

lieu a laissé de grandes leçons aux princes et de beaux

souvenirs aux héritiers de son nom; mais quelles œu-

vres apostoliques recommandent la mémoire du cardi-

nal ? On sait les troubles, les profusions et les intrigues

qui ont signalé l'administration de Mazarin, dont le pre-

mier titre do gloire est d'avoir ouvert le siècle de

Page 318: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

Louis XIV. Ce grand roi n'accorda jamais l'entrée de

son conseil à aucun prélat et cela autant par respect

pour la dignité de l'Eglise que par prudence politique.

Mais à peine le sceptre échappé de ses puissantes mains

tomba-t-il dans celles de son irréligieux neveu, que

l'abbé Dubois s'en saisit comme d'une prébende rele-

vant de son ordre. vII.'

C'est de cette époque honteuse, qui semble avoir

été pressentie par la sage abstention du monarque,

que date la malencontreuse immixtion du clergé dans

toutes les intrigues diplomatiques et dans toutes les

turpitudes des brigues de la cour- Il semblerait que'cet

impur ministre du régent a quelque titre à l'indulgence

de son ordre, parce qu'il n'est pas entré dans ses calculs

de favoriser le jansénisme. Mais son habileté à tromper

la confiance du Saint-Siège et à bouleverser la catholique

Espagne pour servir les vagues inquiétudes de son

maître n'a été ni profitable à la France ni honorable

pour l'épiscopat. La pourpre romaine, déjà trafiquée

par Mazarin, devint, sous Dubois, le masque transpa-

rent d'un Tigellin et d'un vil proxénète. Les cardi-

naux de La Trémouille et de Rohan, on s'avouant pour

ses amis, les cardinaux de Tencin et de Bissy, en se

faisant ses agents, les évêques de Besançon et de- Sis-

teron, en s'attachant à sa fortune, avilirent la pourpre

et la mitre, encore respectées pour elles-mêmes, et

préparèrent les peuples à profaner ces insignes du pon-

tificat, en faisant mépriser ceux qui ne s'en revêtaient

que pour les prostituer.

Élu président de l'Assemblée du clergé en 1723,

Dubois y pesa, avec une gravité burlesque, les inté-

rêts de l'Église gallicane et donna un retentissement

Page 319: les ruines de la monarchie française 1

PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN

déplorable à la querelle des jésuites et des jansénistes.

Le jansénisme fut la fatalité de l'Église de France au

xviu0 siècle; en employant les jésuites dans ses négo-

ciations à Madrid et à Rome, le ministre du régent leur

(.suscita d'implacables ennemis parmi les catholiques,

accrut leur impopularité auprès des cabinets étrangers

et fournit les premiers prétextes de leur chute pro-

chaine. N'est-il pas étrange que lorsque des papes se

refusaient à toute mesure violente et résistaient, comme

“ Benoît XIII ou Clément XIII, aux exigences d'un zèle

inconsidéré, la modération du Saint-Siège fût obsédée

par le rigorisme de quelques prélats gallicans d'une

régularité suspecte et d'une orthodoxie douteuse?

On avait droit sans doute de juger Quesnel et Jansé-

nius, et l'on eut raison de condamner les propositions

hétérodoxes découvertes dans leurs livres mais on en

fit beaucoup trop d'éclat, et cette controverse manqua

d'à-propos, sinon d'arguments. L'époque était mal

choisie pour recourir, aux rigueurs d'une discipline

austère, lorsque le relâchement dos mœurs et l'irréli-

gion avaient envahi le sanctuaire qu'on pouvait so

prévaloir de l'exemple du prince lui-même, et que

l'Eglise en était réduite à avouer pour ses champions

des hommes qu'elle avait revêtus de la pourpre, au

scandale des fidèles et comme en dérision de son infail-

libilité.

Il ne faut pas perdre de vue que dans tout le cours

de ces querelles mystiques, attisées par les railleries

des témoins et l'irritation des dissidents, le clergé tenait

à la fois les rênes du gouvernement et la clef des con-

sciences. Il laissait flotter les unes au milieu des corrup-

tions les plus licencieuses, tandis qu'il rappelait les

T. i. 20f

Page 320: les ruines de la monarchie française 1

LES ItL'INES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

autres à l'étroite observance des pratiques les plus

minutieuses. C'est une triste et fatale coïncidence qu'à

travers le débordement de prostitutions, de sophismes,

de dilapidations qui, durant près d'un siècle, ont tant

contribué à pervertir les esprits, on trouve toujours un

cardinal à la tête du cabinet, des prélats et des abbés s

dans le conseil Lorsque toute l'énergie dù patriotisme

et du génie aurait à peine suffi à contenir la société sou-

levée contre elle-même, on ne voit au gouvernail qu'un

cardinal Dubois ou un cardinal de Tencin, un cardinal de

Fleury ou un cardinal de Rohan, un cardinal de Bissy

ou un cardinal de Bernis, un cardinal de Brienne ou un

abbé Terray les uns débiles ou caducs, les autres

incapables ou corrompus; ceux-là commensaux de

M"10 do Prie, ceux-ci créatures de Mmo de Pompadour,

tous portant aux affaires, non l'application d'un cardinal

de Richelieu ou seulementla dextérité d'un cardinal de

Mazarin, mais leur inexpérience ou leur égoïsme, leur

dépravation ou leur nullité.

Que cette triste comédie se soit mêlée aux saturna-

les de la Régence et se soit continuée jusqu'au cardinal

de Fleury, partisan d'abord du P. Quesnel, qu'il aban-

donna dano le seul but de ne pas indisposer le parti dis-

pensateur des dignités ecclésiastiques, il n'y avait à cela

d'autre danger que de donner en spectacle à l'Europe

les inconséquences de quelques prélats décriés et les

infirmités d'une partie du clergé gallican. Il restait

encore assez d'évêques vénérés, de graves docteurs et

de pasteurs charitables pour arrêter la dispersion du

troupeau et la contagion de l'exemple.

Mais lorsque, après le traité d'Aix-la-Chapelle, les

loisirs de la paix et la mollesse de l'autorité laissèrent

Page 321: les ruines de la monarchie française 1

PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN

le champ libre à la controverse, les luttes entre les

jésuites et les jansénistes, entre le parlement et l'épi-

scopat,devinrent si fréquentes et si acharnées qu'elles ne

pouvaient plus avoir do terme que dans l'extermination

du parti le plus faible. La cour, qui jusqu'alors avait

gardé la neutralité, se partagea entre les combattants.

Machault et d'Àrg-enson, selon les Mémoires du temps,

se firent la guerre à coups de parlement et de clergé.

Les gens de lettres, impatients d'y prendre part, furent'

enrôlés dans les deux camps à titre d'auxiliaires, et la

mêlée devint générale d'un bout de la France à l'autre.

C'est à cette lutte prolongée, dans laquelle les par-

tis, tour à tour vainqueurs et vaincus, portèrent plus

de passion que de sincérité, qu'il faut attribuer l'affai-

blissement du sentiment religieux dans le peuple, déjà

prévenu contre le sacerdoce et entretenu dans ses

répulsions parle contraste, journellement exposé sous

ses yeux, du luxe et des mœurs des bénéficiaires avec

leurs doctrines austères et impérieuses. La ligue philo-

sophique qui, depuis longtemps, méditait la ruine du

catholicisme, saisit, avec une certaine tactique, l'occa-

sion qui lui était offerte de profiter de ses dissensions

et de diriger. les hostilités commencées par ses propres

troupes, afin de triompher plus aisément de celles que

la fatigue lui livrait affaiblies et dispersées. Elle adopta

le plan de campagne ouvert, près de trois siècles aupa-

ravant, par le protestantisme, commençant par des criti-

ques plus ou moins réservées, plus ou moins fondées,

mais qui devinrent plus véhémentes à mesure que la con-

troverse autorisait plus de hardiesse dans la réplique.

Quand elle vit le fer engagé entre les jésuites et les

jansénistes, elle affecta une neutralité perfide, se bor-

Page 322: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

nant à souffler le feu de la discorde par ses railleries, et

à s'emparer des arguments échangés de part et d'autre,

pour les amplifier, les parodier et les livrer à la déri-

sion du public.

L'audace des défis et l'évidence des conclusions ne

tardèrent pas à révéler une conjuration formidable,

d'abord contre le clergé, mais en définitive contre le

christianisme. La confédération des déistes et des athées,

formée sous )a Régence, se borna longtemps à braver

les censures ecclésiastiques, en affichant la licence et

l'incrédulité. Mais en s'alliant aux protestants, sous le

règne suivant, elle devint agressive et dogmatique.

Elle n'avait pas, comme les écoles philosophiques de

l'antiquité, de système à formuler; son but unique étant

de détruire, elle prit pour mot de passe Tolérance! et

pour celui de ralliement Écraser V infâme Aussi ouvrit-

elle ses rangs à toutes les opinions, à toutes les super-

stitions même qui voulurent guerroyer contre la foi du

pays. On admit tout et l'on se fit des armes de tout. Le

fanatisme des puritains et le vandalisme des anabaptis-

tes, l'intolérance de Calvin et le sensualisme d'Épicurc,

les extases duderviche

et les jongleries du marabout,

le panthéisme de Spinoza et le matérialisme de Ilobbcs

tout fut invoqué, enrôlé dans cette croisade contre la

croix. On chercha l'origine de nos rites dans les mon-

tagnes du Thibet et nos modèles de législation dans

les traditions informes des hordes sauvages. Les plus

monstrueux écarts des peuplades les plus ignorées et

des chroniqueurs les plus bizarres parurent assez bons

à servir de pâture aux croyances ébranlées. L'ignorance

1. Voir Boulanger et Dupiu, sur les mythologies de l'Inde.

Page 323: les ruines de la monarchie française 1

PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN

et la sottise trouvèrent des prôneurs en se dévouant, et

les Académies eurent de l'encens pour des mérites pro-

blématiques et des couronnes pour des talents incon-

nus. L'Alcoran, le fétichisme et les sacrifices à Brahma

firent des prosélytes parmi nos esprits forts, et la reli-

gion chrétienne seule fut conspuée, proscrite et déclarée

incompatible avec la philosophie.

Cette polémique sans exemple, tantôt sentencieuse

ou déclamatoire, tantôt sentimentale ou familière, tan-

tôt ironique ou burlesque, mais continue, infatigable et

affectant toutes les formes, descendit insensiblement des

livres dans la conversation et des salons à la taverne. Il

devint facile de rendre le clergé suspect, -lorsqu'on put

dénoncer sans calomnie et commenter les imprudences

et les torts réels de quelques-uns de ses membres. Pour

la capitale et pour les villes de province qui reflétaient

toutes ses impressions, la renommée des cardinaux qui

siégeaient au conseil, le luxe des'évêques qui dissipaient

à Paris les revenus de leurs sièges, la vie frivole des

abbés de cour, étaient un sujet inépuisable de satires et

quelquefois de scandale. Étonné de ces disparates entre

l'austérité du ministère et la vie licencieuse du ministre,

le public fut, sans peine, induit à rendre l'ordre entier

solidaire de la conduite de ses membres les plus émi-

nents.

Qu'on juge de l'effet que dut produire sur des

esprits ainsi prévenus la renaissance suhito des que-

relles théologiques et la recrudescence d'un zèle d'or-

thodoxie en contradiction manifeste avec les mœurs de

ces inflexibles casuistes! On ne vit que de l'hypocrisie

dans leur langage et de la subtilité dans leurs doctrines.

Dès lors les reproches adressés au jansénisme perd iren

Page 324: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

toute leur gravité les pratiques dévotes, introduites

par quelques jésuites dans les exercices de piété, devin-

rent un sujet de raillerie, et les rigueurs de la discipline

passèrent pour des actes d'intolérance ou de tyrannie.

On fit grand bruit de quelques refus de sépulture et de

quelques demandes indiscrètes de billets de confession;

mais plus d'un docteur se méprit en attribuant aux

erreurs signalées par la bulle Unigenitus une impor-

tance que l'indifférence générale s'obstinait à leur refu-

ser. Il y avait donc peu de prudence à exiger des pro-

fessions de foi de quelques chrétiens en qui toute foi

était tiède, sinon éteinte. Plus d'un homme du monde

que l'indifférence seule afâît^réservésiusqu'alors d'une

abjuration, plus d'un bourg-e^pisobjfcur qui n'avait

jamais ouvert un livre de piété, fut sommé à sa grande

surprise, pour ne pas se voir interdire les sacrements,

de déclarer son horreur profonde contre l'être fabuleux

qu'on appelait Jansénius, et d'adhérer sans réserve à

une bulle dont il n'avait nul souci.

L'archevêque de Paris, prélat de vertu et de foi plus

que de sagacité, se livra, avec toute l'ardeur de ses con-

victions, à la poursuite d'une hérésie dont il avait à cœur

de préserver son troupeau. Mais il l'accrédita par l'in-

discrétion de son zèle et lui procura l'espèce de succès

dont elle avait besoin pour se propager. Il se trouva en

face d'une opposition non moins passionnée, mais

retranchée dans le parlement, lequel, épiant les moin-

ares actes du pontife, crut le surprendre en abus de

pouvoir dans l'enlèvement d'uno religieuse rebelle à la

juridiction épiscopale, et fit saisir les revenus de révêché.

En vain cette témérité souleva la cour et le clergé le

parlement ne voulut pas se départir do sa résolution,

Page 325: les ruines de la monarchie française 1

PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN

d'une légalité douteuse; il 'adressa au roi des remon-

trances qui furent jugées séditieuses, et, pour le réduire

au silence, on l'exila. {

Cependant le ministère n'était ni assez ferme ni

assez unanime pour persister dans cet acte d'autorité,

et il crut satisfaire à un vœu public en se relâchant de

sa sévérité. Il ne cédait, en réalité, qu'à l'exigence d'un

parti qui le dominait lui-même, et sa condescendance

ne fit que ranimer le feu de la discorde. Le curé de

Saint-Etienne s'étant signalé, entre tous, par sa fou-

gueuse intolérance, le parlement le condamna. Mais le

conseil cassa l'arrêt, et le pasteur,, enhardi par son

triomphe, menaça le duc d'Orléans mourant, qui s'était t

réfugié à Sainte-Geneviève, de l'excommunier s'il ne

rompait pas avec les jansénistes, dont il s'était fait le

protecteur. Il osa même interdire l'aumônier de l'ab-

besse de Chelles, sœur de ce prince.

Survint un nouvel arrêt du parlement; il portait

que la bulle Unigeniius n'étant pas article de foi, nul

n'était tenu de s'y soumettre. Cette déclaration échauffa

les disputes au lieu de les refroidir, et les prédicateurs

tonnèrent à la fois contre le jansénisme et contre le par-

lement. L'épiscopat descendit dans la lice, armé de son

autorité apostolique et se mêla témérairement aux

athlètes qui la parcouraient avec plus ou moins de suc-

cès. L'archevêque d'Aix s'y précipita avec la véhémence

d'un casuiste indigné de l'usurpation des autorités

laïques. L'évêque do Mirepoix excita le zèle des fidèles

jusqu'à la sédition, et celui do Troyes fit tant de bruit

qu'on le confina dans un couvent. Des prêtres furent

bannis, d'autres emprisonnés, et le tumulte fut tel que

l'autorité ne sut bientôt plus distinguer la résistance de

Page 326: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

la'provocation. Les chansons satiriques succédaient aux

ponts-neufs, et les invectives aux arguments. Le peuple

se battait, ici pour entendre des refrains impies, là pour

envahir les églises malgré l'interdiction et participer

aux sacrements par surprise.

On signalait, suivant l'ùsage, les jésuites comme

la cause première de ces désordres, et leurs antagonistes

ne se faisaient aucun scrupule de les accuser d'en être

les instigateurs. Mais leurs partisans, peu soucieux de

les justifier, se firent un point d'honneur de les compro-

mettre. Christophe de Beaumont ne se contenta pas de

les défendre, il les loua de leur concours et les exhorta

à seconder ses efforts de toute la puissance de leur pro-

pagande. On bannit ce prélat de Paris; mais de Conflans,

de Troyes et de Lagny, lieux de son exil, il ne cessa

de fulminer des mandements pleins de colère. C'était un

pugilat, sans repos, de sentences canoniques et de

récriminations parlementaires. Les juges n'y pouvaient

suffire, et la justice fut suspendue. Les écrivains protes-

tants et les philosophes sceptiques intervenaient pour

accroître la confusion, et les excommuniés, pour qui

leur public prenait hautement parti se faisaient un

mérite d'affronter de nouveaux anathèmes. Les jésuiteset les jansénistes les plus engagés dans la mêlée usaient

eux-mêmes de tous les projectiles à leur portée, et ceux-

ci excellaient dans les caricatures, tandis que leurs ad-

versaires les travestissaient dans des comédies profanes.

Les délations et les malédictions se croisaient dans

l'arène et le sarcasme répondait à la menace. Il y eut

donc des torts réciproques. Mais l'autorité ayant pris

parti pour les ennemis des jésuites, ceux-ci durent né-

cessairement succomber; et leur suppression fut en effet

Page 327: les ruines de la monarchie française 1

PARTICIPATION DU CLERfiÉ GALLICAN

le dénouement du drame compliqué qui préluda à la

dispersiondu clergé.

`

Cet événement fut le plus considérable et le plus

significatifdu règne de Louis XV, et peut-être le coup

ie plus funeste que le xvni" siècle ait porté à l'Église

romaine. Si l'on réfléchit à quels ennemis la Compagnie

de Jésus a été immolée et dans quelles circonstances on

a arraché au Saint-Siège l'acte de licenciement de sa

plus fidèle milice, on reconnaîtra que c'est la catholicité

qu'on voulait désarmer afin de l'attaquer ensuite avec

pliis'd'avantages.C'était une satisfaction donnée à la

Réforme et une prime offerte à l'incrédulité, dont cet

ordre avait été l'ennemi le plus infatigable. Il dirigeait

l'éducation en France depuis plusieurs générations. La

pureté de ses enseignements, l'orthodoxie de ses doc-

trines et le succès de ses méthodes avaient triomphé do

toutes les épreuves; sa disparition était donc une néga-

tion du passé et une révolution sociale, puisqu'un nou-

veau système d'éducation allait séparer les générations

à naître de celles que les jésuites avaient élevées.

Il est évident d'ailleurs que la cause de l'Église et

celle de tout le clergé catholique était engagée dans le

procès intenté aux jésuites, et que l'antagonisme parle-

mentaire ne se fit aucun scrupule d'accepter contre eux

l'alliance des protestants et dos encyclopédistes. La

Compagnie devint le point de mire de toutes les injures

et le bouc émissaire de toutes les iniquités dont les

apôtres de la tolérance avaient coutume d'accuser aupa-

ravant tous les prêtres. On n'allégua la banqueroute du

père Lavalette que pour avoir un prétexte d'intervention

et s'arroger le droit de scruter et d'interpréter les sta-

tuts de l'ordre. On se livra aux investigations les plus4

Page 328: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

arbitraires, sans qu'on ait jamais daigné en publier les

résultats. On y aurait nécessairement trouvé des docu-

ments qui, s'ils n'avaient pas atténué les charges, au-

raient du moins donné des explications loyales.

Si un déluge de calomnies anonymes, de libelles

diffamatoires et de révélations scandaleuses fournit une

ample moisson au réquisitoire, il faut convenir qu'il ne

porte avec lui ni la limpidité d'une appréciation impar-

tiale, ni le cachet de la vérité. Quelques procès d'une

irrégularité patente, dirigés contre deux ou trois moines

obscurs soupçonnés d'immoralité et de séduction quel-

ques autres où les rigueurs d'unzèle peu éclairé avaient

eu, comme à Thorn, le caractère de l'intolérance et de

la persécution, furent exhumés pour être attribués aux

jésuites dont la solidarité ne pouvait.pas même être sup-

posée, puisqu'on ne put pas établir que les prévenus

leur fussent affiliés. Des particularités sans gravité, mais

commentées avec aigreur, envenimées par la passion,

exagérées et propagées avec une animosité aveugle,

dominèrent l'impassibilité de la magistrature, dont l'im-

partialité s'était déjà fortement 'compromise dans sa

lutte avec l'épiscopat. La défense ne fut pas libre, parce

que la rumeur publique étouffa sa voix, que la diffama-

tion passa par la bouche même des organes de la justiceet que la précipitation de leur jugement ne laissa le

tempsni aux accusés de se reconnaître, ni aux prévention s

de se calmer, ni à la. vérité de se faire jour. La Compa-

gnie eut beau décliner sa solidarité des torts imputés à

quelques-uns de ses membres désavoués, par elle, et

faire ressortir la contradiction palpable de l'accusation

qui les taxait à la fois de relâchement et de rigorisme,

de servilisme et de rébellion on ferma l'oreille aux ar-

Page 329: les ruines de la monarchie française 1

PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN

guments, pour n'accueillir que lesgriefs les plus pro-

blématiques, les fables les plus puériles et les supposi-

tions les plus gratuites. '1

On ne peut demander la révision de ce singulier

procès,ni nier absolument des imputations vagues, ap-

puyées de nombreux témoignages et revêtues de formes

légales. Mais pour en alléger le poids il suffit de peser

à la balance de la vérité l'un des plus graves reproches

qu'on fasse encore à la Compagnie de Jésus, celui d'avoir

été l'instigatrice de la Ligue. Certes, il appartenait à ses

juges moins qu'àpersonne de lui en faire un crime, car

ce qu'il y a de plus avéré, c'est quetl'université et le

parlement en furent les premiers fauteurs, les plus fou-

gueux et les plus obstinés. Si des moines de tous les

ordres ont suivi le torrent populaire, c'est qu'ils subis-

saient la contagion qui envahissait jusqu'aux corpora-

tions tenues de donner l'exemple de la prudence et de

la modération. La foule, toujours dupe et stupide, livrait

alors, au nom de la religion, l'assaut qui emporta plus

tard le trône de ses rois, au nom de la République. Dans

cette dernière orgie seulement il n'y avait pas de jésuites,mais les parlements y ont rempli le plus triste rôle et

perdu leur dernier enjeu.

Au surplus, les parlements n'ont eu ni la puissance

ni l'honneur de renverser, à eux seuls, la Compagnie

de Jésus il y fallait une ligue de tous les rois catholi-

ques celui d'Espagne avait gardé rancune des négo-

ciations auxquelles le cardinal Dubois avait employé

des jésuites, et leur influence dans le nouveau monde

lui était devenue dès lors importune, sinon suspecte.

Le cabinet de Lisbonne, soit que ces impressions lui

vinssent du dehors, soit qu'elles servissent de prétexte

Page 330: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

à la haine personnelle du marquis de Pombal, parut

aussi impatient de coopérer à leur destruction que son

ministre s'était montré altéré de leur sang et avide de

leurs dépouilles. Quant à la France, elle n'avait aucun

intérêt à leur ruine, aucun motif de se priver de leurs

services et de fermer leurs colléges; mais le duc do

Choiseul ne leur-pardonnait pas la confiance que leur

avait témoignée le dauphin, dont il s'était déclaré l'en-

nemi et, tout en affectant dans la lutte de la Compagnie

avec le parlement une stricte neutralité, il prit toutes

ses mesures pour qu'ils y succombassent.

Il recourut dtmc à toutes les menées occultes qui se

pratiquent dans les cours, pour y disposer l'esprit du

roi, sans laisser soupçonner ses sentiments personnels':

suggérant à la favorite la folle pensée de se réha-

biliter aux yeux du monde en obtenant l'absolution

d'un confesseur jésuite, il en fit l'ennemie irréconci-

liable de la Compagnie, puisqu'elle n'y put pas trouver

un seul homme qui voulût ravaler son ministère à celle

complaisance.

Ce mécompte d'une femme frivole dans ses scru-

pules de conscience autant que dans ses influences po-

litiques n'aurait peut-être pas suffi à surprendre la con-

fiance de Louis XV; mais, quandles partis et les cabinets

s'entendirent pour proscrire l'ordre fondé par saint

Ignace, cette considération eut le pouvoir de le rendre

indifférent à ce résultat. La chute des jésuites no fut

donc pas en France, comme celle des'Templiers, l'objet

d'un calcul politique ou fisca1, mais la conséquence

d'une obscure intrigue de boudoir et d'une précau-

tion éventuelle contre la légèreté ou les indécisions

du roi.

Page 331: les ruines de la monarchie française 1

PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN

Le rôle honteux qu'accepta le duc de Choiseul dans

cette affaire fut ce qui contribua le plus à la faire réus-

sir car, sans l'adhésion du roi très-chrétien, ni le cabi-

net de Lisbonne ni même celui de Madrid n'auraient

eu assez de crédit à Rome pour imposer au pape un si

grand sacrifice. On ne peut nier d'ailleurs que cette

négociationfut conduite avec autant de dextérité que

de passion. Plus il faisait mouvoir de ressorts pour

entraîner le 'consentement du chef de la maison de

Bourbon, plus le ministre affectait d'indifférence et d'im-

partialité. Il rassurait encore de sa bouche les amis des

jésuites, à Paris, au moment même où son ambassadeur

à Rome lui annonçait que leur suppression venait d'être

irrévocablement décidée au Vatican.

On peut douter que la suppression d'un ordre reli-

gieux, quelque regrettable qu'elle soit pour lui-même,

ait eu .pour conséquence l'abaissement de tout le clergé,

et finalement la ruine de l'Église française. Mais si l'on

considère par quelles mains et dans quel esprit cette

destruction a été opérée on s'aperçoit tout d'abord que

ce n'est pas tant à la Compagnie de Jésus qu'on en veut

qu'à l'autorité même dont elle était la garde avancée.

Les coups qui renversent le rempart n'ont pour but que

d'ouvrir une brèche assez large pour pénétrer dans

la cité. On le nierait difficilement, le jansénisme fut

un pont jeté sur l'abîme qui séparait la catholicité

de toutes les sectes protestantes et philosophiques,

et par lui toutes les questions hostiles à l'Église ro-

maine ont été ravivées. On conçoit tout ce que cette

polémique entretenue en Italie par la diplomatie

et soutenue en France par la duplicité du cabinet,

a du enfanter d'excursions dans les déserts du scepti-

Page 332: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

cisme, d'insultes au culte dominant, de déclamations

contre le clergé et de divisions dans son propre sein.

Seule la Révolution de 1789 a pu donner la mesure

des ravages qu'elle avait exercés dans les esprits, jus-qu'alors soumis à la discipline. s

On avait vu, avant cette époque, des prélats, des

abbés et des moines affecter une philosophie épicu-

rienne et frondeuse peu compatible avec la gravité de

leur profession; mais ce n'est qu'après, et comme en

prévision de la révolution prochaine, qu'on a osé pro-

clamer, dans le sanctuaire, l'abjuration de ses vœux

librement prononcés et le mépris du sacerdoce dont on

était revêtu. Tandis que les évêques d'Autun et d'Or-

léans affichaient la licence des mœurs et de la pensée,

les abbés de Mably, Raynal, Millot, Morellet, etc.,

signaient, de leur titre distinctif, des écrits dans lesquels

ils en violaient le caractère à chaque page et profes-

saient ouvertement la désobéissance et l'incrédulité,

sans que cette profanation ait attiré sur eux le blâme

public ou les censures ecclésiastiques, ni même qu'on

leur déniât le droit de se targuer do leur qualification

dérisoire.

Si tant de savants cénobites et des ordres religieux

entiers ont salué les premières réformes comme une

délivrance, c'est qu'ils avaient été initiés, à leur insu, à

la propagande révolutionnaire par l'impunité de ces

hardis enseignements et le silence des autorités compé-

tentes. Si tant de bénéficiera sécularisés, de réguliers

relaps et d'abbesses ont accepté le décret libérateur de

la première Assemblée, c'est qu'ils étaient entrés dans

les ordres sans vocation sincère, à l'appât d'une riche

prébende ou d'une éternelle sinécure.

Page 333: les ruines de la monarchie française 1

PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN

C'est à l'instigation des mêmes instincts ou pour sa-

tisfaire aux mêmes besoins'qu'en désertant leurs cou-

vents ils ont inondé l'administration, l'armée et les

clubs. Beaucoup d'entre eux n'y apportaient ni mauvais

vouloir ni scrupule. On en a vu qui, animés d'une piété

shicère, remerciaient Dieu de les avoir retirés d'un état

qu'ils avaient subi sans le connaître. D'autres ont observé,

toute leur vie, le vœu surpris à leur jeune inexpérience.

On en trouvait dans tous les bureaux régénérés; ceux

des finances en comptaient plus de deux cents la police

et l'intérieur en employaient plus de mille. Mais tous ne

se bornaient pas à uu rôle inoffensif. La plupart des

clubs et des comités révolutionnaires en ont eu pour

présidents ou pour secrétaires. Il s'est trouvé des intrus

pour tous les sièges vacants. On en a vu cinq à la fois

aux sommités du gouvernement Talleyrand, Louis,

Fouclié, Sieyès et Grégoire et pour arriver à la con-

fiance intime d'un certain membre du Directoire, c'était

un titre que d'avoir été moine défroqué ou prêtre marié 1.

Cette irruption d'une notable partie du clergé dans

les carrières jusqu'alors réservées aux laïques n'est pas

sans doute la conséquence immédiate des dissensions

qui ont agité le règne de Louis XV mais elle s'y rat-

tache comme la Révolution elle-même; et si avant la

1. Un gënovéfain nommé Valée était le secrétaire intime, l'ex-béné-

dictin Bernard le régisseur, un autre moine du nom de Maillochau le

gendre de ce patriarche de la théophilanthropie. Ce conventionnel était

un homme intègre, ami de la justice, ce qui fait d'autant plus ressortir

lesravages de cette propagande antichrétienne. qui a pu pousser un

honnête bourgeois, d'un cœur droit et de mœurs pures jusqu'au régicide,

jusqu'à la journée de Fructidor, jusqu'à se croire appelé à détrôner

Jésus-Christ 1 de pauvre thaumaturge a fait partie de l'Institut. Sou seul

titre académique était la- reproduction du livre oublié de Théodore

Agrippa Les Trois Imposteurs.

Page 334: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

guerre des jésuites et des jansénistes il y eut des moines

dissolus et des prêtres apostats, jamais les doctrines

elles-mêmes ne furent plus généralement relâchées

qu'après ce procès, et le sacerdoce plus conspué. L'avé-

nement du jansénisme fut donc un triomphe pour la Ré-

forme et une calamité pour l'Église catholique. Son

règne fut court, à la vérité; mais il a réussi à rendre

impopulaire le nom de ses antagonistes, et, par suite, à

affaiblir l'autorité du clergé qui les avait défendus. Non

content de les diffamer comme des inquisiteurs impla-

cables et des hypocrites ennemis de tout progrès, il a

voulu rendre leur réhabilitation impossible, en identi-

fiant à leur nom patronymique ceux que Pascal a ridicu-

lisés dans les Provinciales. Tactique toujours habile,

car les préventions les plus injustes et les plus déraison-

nables sont aussi les plus tenaces. « Calomniez hardi-

ment, dit Beaumarchais, et fùt-ce jusqu'à l'absurdc;

calomniez encore, il en reste toujours quelque chose. »

Mais quelle gloire et quel avantage ont retiré pour

eux-mêmes, de leur victoire sur les jésuites, les succes-

seurs des Arnauld et des Nicole ? Ce n'étaient plus ces

solitaires moroses, commentateurs acerbes du texte des

Écritures, mais défenseurs peut-être sincères de la mo-

rale évangélique, dont les vertus privées ont atténué

les erreurs; mais des novateurs mystiques, plus près du

fanatisme des puritains que do la simplicité des apôtres.

La comédie burlesque des convulsionnaires, les mira-

cles de saint Médard et la légende du diacre Paris

avaient déjà un peu compromis la gravité de cette école

stoïcienne et émoussé ses railleries sur les extases de

saint Ignace et les visions mystiques de Marie Alacoque.

Mais lorsque la curiosité publique, éveillée au bruit de

Page 335: les ruines de la monarchie française 1

PARTICIPATION DU CLEKGIÎ GALLICAN

sa propre ovation, la contempla dans son impuissance

et dans son isolement, elle se prit d'un incommensura-

ble dédain pour elle; et le ridicule lui fut plus mortel

que la bulle Unigenitus.

Les jésuites, sur le bûcher desquels le jansénismedressait ses tentes, avaient en effet laissé des monu-

ments et des souvenirs qu'il était difficile de surpasser.

Leur apostolat militant contre l'hérésie et leurs mis-

sions dans les deux Indes étaient des faits qu'on ne

pouvait effacer de l'histoire. La civilisation du Paraguay

avait réalisé les récits les plus fabuleux sur l'innocence

des races primitives et sur l'action puissante de la reli-

gion pour le bonheur des hommes et le règne de la

justice. Leurs savants écrits, leurs découvertes utiles,

leurs succès historiques et littéraires, leurs fondations

de charité et leurs méthodes d'enseignement et d'édu-

cation sont des services incomparables, et nulle autre

association n'a autant mérité de la civilisation et do

l'humanité.

En quoi les jansénistes leur seraient-ils assimilés?

Le seul moyen de légitimer leur triomphe eût été de

rivaliser de charité et d'abnégation avec les vaincus; do

leur emprunter la règle qui avait fait leur force, le zèle

ardent et infatigable qui avait sanctifié leurs efforts. Ils

n'ont pas même su profiter de leurs dépouilles, ni main-

tenir aucun des établissements qu'ils avaient fondés

par leur travail et illustrés par leur savoir. Nul n'a

songé, non plus, à leur disputer les palmes du martyre.

Les jansénistes n'ont eu, en effet, ni croyance com-

mune, ni esprit de corps, ni but déterminé et leur

perpétuité est un phénomène dont l'explication contient

un triste, mais vulgaire enseignement. Cette secte dont

T. i. 21t

Page 336: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINESDR LA MONARCHIEFRANÇAISE

le rigorisme n'était que le masque d'une envie ambi-

tieuse n'est au fond ni catholique ni chrétienne. Ses

croyances sont toutes de haine et d'exclusion, ce qui

explique naturellement l'esprit de hautaine intolérance

et d'ardente ambition qui anime tous ses adeptes.

Voilà pourquoi elle s'est trouvée, au début de la Révo-r

lution, de plain pied avec les réformateurs, athées ou

déistes, qui, comme elle, n'ont que des antipathies et

point de convictions et s'associent volontiers à tous ceux

qui concourent a l'œuvre de destruction, dernière con-

clusion de leur logique négative.

Les jansénistes, précurseurs ou plutôt aïeux des

doctrinaires qu'on a vus surgir sous la Restauration, ont

donc tendu la main à tous les factieux qui, encore

Incertains de leurcourage,

cherchaient undrapeau au-

quel se "rallier. Cette affluence inquiéta d'abord les

initiés; mais, résolus de se plier à[;toutcs les exigences

de parti qui pouvaient servir leurs vieilles haines, ils

renoncèrent à la discipline, sans laquelle il n'y a pas

d'agrégation compacte, et se bornèrent à suivre les ré-

volutionnaires d'action et les hommes passionnés, tenant,

tout prêts; une adhésion pour chaque succès, une justifi-cation pour chaque crime, un principe pour chaque er-

reur. Leur secret pour se maintenir fut de se faire mo-

dérateurs au milieu des excès, et conservateurs dogma-

tiques des faits accomplis de protester pour la liberté

en-agissant en despotes; de ne se livrer qu'avec gravité

aux entraînements populaires, afin de conserver assez

de sang-froid pour choisir leur place dans le tumulte, et

de se ménager une prudente retraite en cas de déroute,

ou la meilleure part du butin en cas de victoire.

Existe-t-il encore des jansénistes? Si l'on daigne

Page 337: les ruines de la monarchie française 1

PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN

tenir compte de leurs alliances et de leurs maximes, on

ne doutera pas plus de leur survivance que de celle des

jésuites et l'on comprendra que la secte des doctri-

naires n'est que l'appropriation de leur tactique à lu

succession des événements, sinon leur transmigration

réelle. Toutes les fois que les questions tant rebattues

du droit des peuples et du devoir des rois se renouvelle-

ront, les mêmes dissentiments ramèneront les mêmes

champions, sous une armure et avec un langage diffé-

rents, suivant qu'ils auront à attaquer le pouvoir qui les

dédaigne, ou à servir celui qu'ils partagent 2.

Il doit paraître étrange au lecteur crédule, à qui la

Révolution ne s'est révélée que de'son point de vue

dramatique, d'apprendre combien d'illusions ont con-

couru à le tromper, et de voir ranger sous la dénomi-

nation de jansénistes, des hommes d'opinions, de carac-

tère et de culte en apparence incompatibles. Mais

n'est-il pas, dans les perturbations sociales, un empire

inaperçu exercé par une doctrine élastique et flexible?

Pareille au roseau courbé sous le flot qu'il soulève à

peine, cette doctrine hâte et favorise les débordements

qu'on y réfléchisse, et l'on sentira combien une austérité

complaisante peut avoir d'autorité sur des esprits dé-

voyés qui, tout en cédant au plus fatal entraînement,

ont besoin de croire qu'ils n'ont entendu renoncer ni à

leur propre estime ni à l'exercice de leur raison. Ils

1. Les sympathies et les alliances des deux descendants en droite

iigne cle Port-Royal qui ont pris part aux affaires parlementaires prou-

vent notre assertion M. Duvergier de Iluurannc à la tribune, M. de

Sacy au Journal des Débats.

2. Comparez les allocutions de M. Guizot, professeur, de M. Guizot,

hùnktre, et de M. Guizot, ne sachant plus à qui s'offrir, devenu fusîon-

nisie.

Page 338: les ruines de la monarchie française 1

LES RULVfcS DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

y

savent gré au sophiste qui rassure leur conscience et

sont disposés à le prendre pour arbitre ou pour guide.

Il y avait des jansénistes en robe courte, tout autant

qu'on l'a dit des jésuites. On signalait comme tels Lan-

juinais, Camus et plusieurs autres membres des États

généraux, dont les votes ont toujours été plus significa-

tifs que les paroles. A côté des prêtres qui se faisaient

gloire de leur apostasie, tels que Sieyès et Talleyrand,

Chabot et Godet, Charpentier 1 et Joseph Lebon, on en

citait qui, dogmatistes inconséquents, tout en usurpant

la mitre et chassant les évêques de leurs sièges, se

piquaient d'une certaine sévérité de principes et d'une

orthodoxie inflexible, tels que Fauchet et Grégoire.

Mais les fanfarons d'impiété et de démagogie n'étaient

pas les plus malfaisants. Les conventionnels les plus

sombres et les plus implacables étaient presque tous jan-sénistes. Un des membres les plus sanguinaires du Co-

mité de salut public assistait, dit-on, clandestinement

aux messes nocturnes que des prêtres proscrits célé-

braient dans des asiles qu'il protégeait 2.

JI y a plus à craindre de l'hypocrite que de l'impie,

et la perversité qui dogmatise est plus redoutable encore,

car elle justifie le crime par ses sophismes et le commet

sans remords. C'est ce faux semblant d'austérité qui

attire à elle les natures lâches et les consciences élasti-

ques, domine les convictions ébranlées et achève toutes

les ébauches de corruption. Cet appel aux capitulations

de conscience, si familier à la philosophie révolution-

1. Ce nom, moins célèbre que les autres, était celui d'un curé d'Aui-

billon devenu gènéial, et qui, en sortant d'une orgie, se donna le plaisir

de inetLre le feu à sa paroisse, se comparant, par cet exploit, au vain-

queur des Perses. (Histoire (le III Vendée.)

2. Son nom était Voulant!.

Page 339: les ruines de la monarchie française 1

PARTICIPATIONDU CLERGÉGALLICAN

naire, on a eu la précaution d'en faire le premier grief

de tous ceux que les Lettres provinciales reprochent aux

jésuites,et cette cruelle raillerie .a pris de si grandes

proportions que le mot de jésuitisme est entré dans

l'idiome de toute la génération. Aussi, dès que le sen-

timent religieux se réveille aux accents de "quelque

association pieuse, il suffit de la signaler comme jésui-

tique pour en faire un épouvantail et lui ôter tout

crédit.

Quelle que soit l'injustice de ce préjugé, ce n'est

point en l'affrontant qu'on en pourra triompher; et l'au-

torité ecclésiastique a dû. se convaincre qu'à chaque évo-

cation de ce fant<4<iïie, c'est le jansénisme qui renaît do

sa cendre et crie Aux armes

La Congrégation, qui prétendit venir en aide au gou-

vernement de la Restauration, commit cette imprudence

d'appeler à elle la Compagnie de Jésus et, au lieu de se

fortifier par cette agrégation, elle s'affaiblit de tout ce

qui avait fait son succès lorsqu'elle agissait isolément.r

Il suffit de la supposer soumise à cette inspiration pour

pouvoir la décrier impunément. Elle eut beau ouvrir ses

rangs aux affinités les moins compatibles, elle n'amena

aucune conversion politique en croyant confondre toutes

les nuances d'opinion dans une teinte uniforme de

mysticité elle ne fit que stimuler des ambitions dévoyées

et offrir des primes à la trahison. Lorsqu'on sut qu'elle

se contentait d'une formule banale et d'un léger tribut,

il y eut concurrence à l'initiation et beaucoup s'y affiliè-

rent avec le dessein préconçu de la tromper.

C'est pour s'être complu dans l'affluence de ces con-

fréries mélangées, et dans les signes extérieurs d'une

piété peu sincère, que le clergé s'est fourvoyé de nou-

Page 340: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

veau, parce qu'il a pris la renaissance du sentiment

religieux en France pour une restauration de so propre

puissance. Encore sous l'impression des souvenirs de

l'ancien régime dont il avait largement partagé les abus,

et de l'Empire dont il avait subi le joug sans murmure,

il n'était ni assez populaire ni assez pur pour sortir

vainqueur d'une si périlleuse épreuve. Le clergé qui

avait triomphé de la Révolution était celui dont' la pa-

tience etlesvertus avaient lassé la persécution. Le clergé

qui avait survécu à tant de glorieux souvenirs n'avait ni

l'abnégation de l'apostolat ni la consécration du mar-

tyre, et il apparut aux yeux du pays comme l'héritier

jaloux de celui que les décrets des Assembléesavaient

dépouillé, plus impatient de ressaisir son autorité que

de faire bénir son retour. Associé à toutes les innova-

tions, comme il l'avait été à toutes les vanités du siècle.

comment aurait-il reconquis tout à coup la coniiance

qui ne s'accorde qu'au respect, et le respect qui ne se

rend qu'à la dignité dégagée de tout intérêt? La dignité

du sacerdoce n'est plus, pour les peuples,' que dans la

solitude du sanctuaire et dans l'exemple des vertus pra-

tiques en se mêlant aux mouvements du monde, il

subit les lois que le monde impose, et lorsque sonne

l'heure de la lutte il se trouve désarmé avant d'avoir

combattu.

C'est ce qui est arrivé de la Congrégation, ainsi qu'il

sera démontré lorsque nous aurons à apprécier l'inop-

portunité de son concours au gouvernement de la

Restauration.1. Comment a-t-on pu croire que la voix

du clergé, en se mêlant à celles des passions et des inté-

rêts mis en conflit par tant do révolutions et de cala-

1. Livre Vf, chapitre xiv.

Page 341: les ruines de la monarchie française 1

PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN

mités encore saignantes, dominerait une génération

qui affectait de le laisser à l'écart? Son invasion avait

plutôt l'apparence d'un défi que d'une intervention con-

ciliatrice. C'est pour s'être défendu avec trop de vivacité

et pour avoir pris trop souvent l'offensive qu'il avait

été abattu, dépouillé et finalement retranché de la so-

ciété politique dont il était la sommité. Maintenant

qu'il n'est plus un ordre dans l'État, il a d'autant plus

de ménagements à prendre, s'il ne veut pas se heurter à

des obstacles plus forts que lui. Nous n'ignorons pas

que l'exaltation de certains esprits ne veut voir dans la

circonspection qu'une lâcheté ou même une apostasie;

mais la prudence est une des vertus agréables à Dieu,

et les moyens humains sont aussi conformes aux vues

de la Providence que les prodiges qui en suspendent les

lois. Au milieu d'une population où la foi religieuse a

été altérée tour à tour par l'abus qu'en ont fait ses pro-

pres ministres, par les pollutions de la police réglemen-

taire et par l'antagonisme philosophique, tout ensei-

gnementmal dirigé peut être l'équivalent d'une erreur,

et toute indiscrétion de zèle un danger; le clergé doit, et

le salut de la société l'exige, recouvrer la direction des

consciences. Mais la patience et la discrétion la lui ren-

dront plutôt que le commandement. Qu'il fasse surtout

respecter son indépendance, car s'il se subordonne à

une autorité ou s'incorpore à une compagnie quelcon-

que, il abdique. Quelque puissante et 1égitime que soit

la première, quelque habile et vénérée qu'on suppose

la seconde, elles l'effacent en l'absorbant. La voie est

devenue plus étroite que jamais entre les pouvoirs que

le prêtre doit vénérer et servir et ceux auxquels il n'est

tenu que d'obéir.

Page 342: les ruines de la monarchie française 1

LES KL'LN'ES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

Est-ce à dire qu'il doit s'effacer devant l'autorité

laïque, se courber à toutes les exigences du pouvoir et

renoncer à la direction des consciences? Tout au con-

traire sa force et son énergie s'accroîtront du dégage-

ment de tout intérêt matériel et de toute personnalité.

Qu'il proteste hautement contre tout attentat àlajustice,

contre toute atteinte à l'unité catholique, et Dieu sera

avec lui; qu'il affronte, comme il l'a déjà fait en 1793,

la persécution et le martyre, et la foi sera sauvée, et les

peuples lui reviendront.

Le clergé français, dont les vertus et la science

avaient fait la première institution du pays, que tant de

grands hommes avaient illustré, que tant de services et

de bienfaits avaient rendu cher à la nation, se serait

indubitablement conservé et la monarchie avec lui, s'il

avait été mieux inspiré en prenant l'initiative des sa-

crifices. Sa considération avait survécu aux attaques

licencieuses du moyen âge, aux fureurs de la Ligue,

aux invasions répétées de la Réforme, au contact même

de l'Inquisition. Elle se perdit dans les minutieuses sub-

tilités d'une théologie tracassière, dans la tacite acces-

sion des confesseurs des rois à leurs fantaisies illégi-

times, et dans les pratiques puériles d'une dévotion

ombrageuse. Tout en exagérant ses scrupules sur des

futilités, il tolérait ou défendait même, comme son droit,

les abus beaucoup plus graves qui s'étaient glissés dans

ses rangs, laissant ainsi à ses ennemis tout l'avantage

de la récrimination et du contraste manifeste entre l'au-

stérité de ses paroles et le relâchement de ses mœurs.

Il est injuste assurément de rendre solidaire des dis-

sipations mondaines ou de l'immoralité de quelques

prélats incrédules et de quelques abbés débauchés tout

Page 343: les ruines de la monarchie française 1

PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN

un corps dont l'immense majorité, fidèle aux devoirs du

sacerdoce, resta étrangère aux fautes qui ont servi de

prétexteà sa proscription. Cette admirable multitude

de prêtres, connus du monde seulement par leur mar-

tyre, qui ont expié avec une patience héroïque les

erreurs qu'ils n'avaient pas partagées et se sont résignés

sans murmure aux souffrances qu'ils n'avaient pas

méritées, n'ont-ils pas racheté les iniquités de quel-

ques-unset montré le clergé français plus grand dans

la persécution et plus riche dans sa pauvreté qu'il ne

l'était au temps des Dubois, des Tencin et desBrienne?

Mais il faut le dire pour le public incapable de voir

ceux qui ne sollicitent pas son attention, pour les écri-

vains qui fondent leursuccès sur le parti dont ils par-

tagent les passions, le clergé est tout entier dans ceux

qui le représentent et dans les sommités qui attirent les

regards. Les ambitieux qui se donnaient pour ses orga-

nes, les chefs mêmes dont il acceptait la direction, ne

tenaient pas assez de compte du mouvement intellec-

tuel qui se développait depuis le siècle de Louis XIV,

et de la tendance de la bourgeoisie émancipée à s'é-

lever par l'étude et la spéculation. Les perturbations

causées par le système de Law et les richesses accumu-

lées par le commerce colonial avaient égalisé les for-

tunes et abaissé, pour cette partie de la nation, tous

les obstacles que le rang et la prépondérance territo-

riale opposaient auparavant à ses convoitises. Le bour-

geois s'étonnait qu'il en existât encore et s'indignait

même des simples rivalités dont il ne pouvait contester

le droit. Aussi portait-il un œil inquiet et jaloux sur

les institutions et les corps qui faisaient autour de lui

un rempart importun.

Page 344: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINESDE LA MONARCHIEFRANÇAISE

Le clergé était partout, et partout fatiguait de sa

présence et de ses censures l'avidité insatiable du pra-

ticien et la vigilance cupide du marchand. Depuis long-

temps l'opulence oisive des cloîtres était en hutte aux

critiques des économistes, aux satires des poëtes et aux

déclamations des philosophes. Le luxe des prélats exci-

tait plus d'envie qu'il ne soulageait de misères, et les

profusions d'un riche commandataire étaient plus en

vue que les charités discrètes du modeste pasteur; le

bien-être gratuit dont jouissaient les chanoines, les

abbés et une foule de bénéficiaires obscurs, blessait

leurs égaux et leurs parents, à qui un travail opiniâtre

était loin de procurer la même aisance. Le vœu d'abné-

gation paraissait dérisoire avec tant de priviléges, et

celui du célibat avec tant de jeunesse et de loisir.

On en vint à regarder l'existence du clergé comme

un abus, et le partage de ces biens comme un droit.

Cette conclusion était illogique autant qu'injuste, mais

elle contenait un salutaire avertissement sur la répar-

tition et l'emploi de ces richesses. Le premier ordre do

l'État ne pouvait paraître ignorer l'embarras de ses

finances, ni méconnaître l'opportunité de lui venir en

aide. Son intérêt le lui conseillait autant que son devoir,

car des exemples de confiscations récentes, consacrées

par la prescription et les traités, constituaient un péril

imminent en rendant la tentation plus forte et l'imita-

tion moins difficile.

C'est la convoitise des biens de l'Église qui a livré

l'Allemagne à la Réforme et rendu l'Angleterre com-

plice des turpitudes du règne de Henri VIII. Le vol de

ces biens fut une calamité pour les peuples autant qu'une

profanation. La plus grande partie avait été défrichée,

Page 345: les ruines de la monarchie française 1

PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN

créée ou améliorée par ses possesseurs. Jamais pro-

priéténe fut plus légitimement acquise, plus

libérale-

ment gérée, plus légalement transmise. Elle était le pa-

trimoine des déshérités, la dotation du mérite indigent et

l'hypothèquede l'aumône. Les épargnes des couvents

ont servi à la construction des plus beaux monuments

que possède la France, à toutes les fondations de bien-

faisance et d'utilité publique que la Révolution a dé-

truites ou dénaturées, aux progrès mêmes les moins

problématiquesde l'agriculture, qui ne se perfectionne

qu'à l'aide d'essais sans parcimonie, faits en grand sur

de vastes surfaces et sans l'étroite nécessité de les su-

bordonner aux calculs d'un gain douteux.

Certes, ce fut un immense désastre pour le peuple,

que le décret qui livra cette richesse au fisc. Il n'a plus

retrouvé ailleurs la même sécurité pour sa vie de tra-

vail, la même modération dans le prix des fermages,

le même abri pour sa vieillesse et pour sa famille dans

le besoin.

Une partie de ces biens se composait de donations à

titre onéreux et de legs pieux dont nul n'avait droit de

changer la destination. Si quelques-uns 'avaient été le

fruit de l'obsession, il était facile de mettre un terme

à cet abus le clergé lui-même y avait songé, et une

ordonnance de Louis XV lui interdisait toute acquisition

nouvelle. Cette mesure extra-légale était un avertisse-

ment autant qu'une menace, car il signalait comme un

danger la faculté indéfinie d'accroitre la possession

mainmortable. Ce monopole, en concentrant tout, ton-

dait à tout compromettre.

C'est en ceci que le clergé manqua de perspicacité et

de prudence. Lorsque l'État réclama son assistance, il

Page 346: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINESDE LA MONARCHIEFRANÇAISE

se retrancha dans ses priviléges et se ligua avec la

noblesse pour repousser la taxe du cinquantième. Sa

haine contre le contrôleur général Machault fut si

aveugle que la promesse de lui retirer le ministère des

finances suffit pour déterminer l'adhésion des évêques

à l'expulsion dos jésuites, qu'ils avaient blâmée unani-

mement' La passion qui les porta à cet acte de déloyauté

ne leur laissa pas voir l'abîme qu'il ouvrait sous leurs

pas.On eût dit que l'épiscopat, frappé de vertige, avait

hâte de se déconsidérer. On le vit, plus exclusif que

jamais, dans la dernière Assemblée duclerg-é, faire deux

classes des députés appelés à délibérer en commun et

se réserver, à lui seul, le vote suprême, ne laissant aux

abbés qu'un rôle consultatif. C'était renoncer aux cou-

tumes consacrées par plusieurs conciles, et à l'esprit

d'égalité que la science et l'Évangile recommandaient.

Cette prétention fut d'autant plus remarquée que le

haut clergé était appelé à redresser lui-même les torts

qui lui étaient reprochés, et qu'il se constituait jugedans sa propre cause. Le moment était mal choisi pour

se diviser. Aussi les hostilités ne tardèrent-elles pas à

éclater.

Tandis que les dignitaires de l'ordre défendaient

avec hauteur les abus dont ils profitaient, la-plus nom-

breuse portion du clergé, la plus active et la plus popu-

laire, réclamait une réforme radicale. Cette opposition

ne se composait pas seulement de prêtres d'une voca-

tion douteuse, ambitieux ou turbulents, que le dégoût

du devoir poussait à l'indépendance et que bientôt la

Révolution allait recevoir dans ses rangs, mais de beau-

i. Une seule voix, celle de l'évoque de Sisteron, opina contre les

jésuites.

Page 347: les ruines de la monarchie française 1

PARTICIPATION DU CLERGÉ GALLICAN •

coup d'esprits rigides et scrupuleux que scandalisaient

la profanation du sanctuaire et le mauvais emploi de ses

richesses. Cette partie des mécontents, dont les avis

furent dédaignés et le concours hautement désavoué,

prêtaaux ennemis du clergé l'autorité de son al-

liance momentanée et le secours de ses armes loyales.

Comme toute assemblée parlementaire, celledu clergé

eut donc son tiers-parti composé originairement

d'hommes de courage et de conviction, mais que le débat

passionna et que l'isolement blessant infligé à ses plus

sincères organes par l'épiscopat jeta, à leur insu, dans

les bras des novateurs.

Le clergé refusant de redresser des griefs dénoncés

par le clergé lui-même, l'intervention laïque devint iné-

vitable et l'autorité séculière se substitua bientôt à la

sienne. A quelques réformes faciles dont le pays se fût

contenté succédèrent cette guerre aux abus et cette fièvre

de changements indéfinis qui, sous le nom spécieux de

perfectionnements, recèlentle bouleversement et la ruine.

Les logiciens de la Révolution, une fois maîtres du

terrain, procédèrent avec une argumentation irrésis-

tible. Le clergé n'étant qu'usufruitier, on en conclut

que la nu-propriété appartenait à l'État; puis, distin-

guant le clergé régulier du clergé séculier, on commença

par induire de l'abolition des vœux l'inhabilité des

moines à succéder. On pourrait, sans trop d'effort,

étendre les conséquences de ce syllogisme jusqu'auxhéritages privés, car toute jouissance est viagère. Mais

on n'en était pas encore arrivé à la négation de la famille,

et l'on se contenta de dénier à la communauté le droit

de se personnifier et de se survivre.

De la sécularisation des ordres à la suppression des

Page 348: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

couvents, la conséquence était rigoureuse, et le fisc,

héritier légal de toute succession vacante, put sans trop

de subtilité confisquer le fonds au même titre que le

revenu. La force rendit cet argument irrésistible.

Le clergé séculier eut son tour. On se récria d'abord

contre l'énorme disproportion do la modeste prébende

du pasteur à charge d'âmes avec la riche dotation du

prélat ou de l'oisif bénéficiaire. Sous prétexte d'une

répartition plus équitable, il devint plausible de balan-

cer les ressources avec les charges. Mais avant de ré-

partir il fallait retrancher aussi commença-t-on par

réduire puis, comme tout emploi trop rétribué parut

abusif, on jugea plus expédient de le supprimer; et

comme le salaire fut, pour les autres, substitué aux béné-

fices, on passa par-dessus l'abus pour atteindrel'institu-

tion. Le clergé cessa donc de posséder et de former un

ordre dans l'État; les prêtres furent à la solde du gou-

vernement, comme les autres fonctionnaires.

On procéda avec la même dextérité contre les droits

de la conscience. On arriva par l'exigence du serment à

l'élection du pasteur, et par la liberté des cultes à

l'athéisme delà loi. C'est ainsi qu'au nom de la logique

et de la légalité le vol et l'usurpation s'accomplirent,

qu'au nom de la philosophie et de la liberté l'injustice

et l'oppression triomphèrent. Ce bouleversement s'opéra

sans relâche et sans résistance. Le clergé déconsidéré

par son immixtion dans tous les désordres et dans toutes

les intrigues des derniers règnes, divisé dans son per-

sonnel et dans ses doctrines, ne trouva ni auxiliaires

pour prendre sa défense, ni ressources dans sa propre

énergie pour lutter contre ses adversaires. Il ne lui

restait plus pour se régénérer que l'épreuve de la por-

Page 349: les ruines de la monarchie française 1

PARTICIPATION' DU CLERGÉ GALLICAN

sécution et du martyre. Heureusement qu'il n'y a pas

failli.

Le clergé n'eut donc ni assez de prescience ni assez

d'abnégation pour conjurer l'orage qui dès longtemps

s'amassait au-dessus de sa tête. Lorsqu'on lui signala

l'inutilité de quelque prébende abusive ou de quelque

monastère dégénéré, il les défendit comme choses sa-

crées, croyant qu'il y allait de son honneur à ne se

laisser entamer sur aucun point. Quand il se sentit

atteint par l'édit de 1769, il s'appliqua à élargir le cer-

cle des exceptions concédées par le parlement, accep-

tant la solidarité des slappositions les, plus suspectes.

Pour échapper enfin aux propositions opiniâtres d'un

ministre trop zélé pour les intérêts du Trésor, il réussit

à effrayer le roi d'une menace d'excommunication et

lorsqu'aux approches de la Révolution il désespéra de

dominer l'Assemblée des notables, il fut le plus pressé

de réclamer la convocation des États généraux.

Il fallait sans doute que la société chrétienne fût en

délire, pour fouler aux pieds les premières lois de son

existence. Mais que le clergé ait subi cette grande ini-

quité sans l'avoir favorisée par ses imprudences, sinon

provoquée par ses désordres, c'est ce qu'il est impos-

sible de soutenir. Le vertige qui entraînait toutes les

institutions conservatrices de la monarchie hors de leur

orbite a fini par être irrésistible, et le doigta de Dieu

laissait son empreinte mystérieuse sur la trace brûlante

de tous les événements qui se succédaient sans s'en-

chaîner, comme si le moitde allait rentrer dans le chaos.

Toutefois, si cet éblouissement fatal excuse, en partie,

les égarements de la multitude, il ne rachète point les

torts du sacerdoce, gardien des doctrines sociales et

Page 350: les ruines de la monarchie française 1

LES HULXr.S DE LA MOXAUCHIKFRANÇAISE

{'

plus spécialement préposé à l'instruction et à l'édifica-

tion des peuples. Qu'il accepte donc sa large part do

responsabilité dans une dégénération qu'il a aggravée

par sa complicité. Si les déceptions de la philosophie

ramènent les nations à la religion qui a civilisé le

monde, le clergé n'a malheureusement pris part à ce

mouvement réparateur que pour l'entraver, et nous

verrons que lui aussi a contribué, sous la Restauration,

à raviver par ses exigences intempestives l'esprit révo-

lutionnaire.

Page 351: les ruines de la monarchie française 1

T.I. 22

Comment est tombée cette monarchie modèle, dont

Montesquieu jugeait les fondements inébranlables?

monarchie justement appelée tempérée, où l'honneur

était la première loi; où la plus grande somme de liberté

qu'il soit donné à l'homme de supporter mettait au

même rang le mérite et la naissance, le talent et la

richesse où la vie était douce et facile, l'autorité acces-

sible et sans aspérité, la police tolérante et l'opinion

souveraine! gouvernement sans exemple dans le passé,

qu'aucun publiciste n'a su qualifier, qu'aucune combi-

naison artificielle ne paut reproduire! où, à côté d'une

administration fortement empreinte de la pensée orga-

nisatrice de Louis XIV, brillait une magistrature plus

éclairée, plus indépendante et plus incorruptible que

n'en posséda jamais aucun autre peuple civilisé; où il

existait une aristocratie sans priviléges, accessible à

toutes les notabilités et n'ayant plus d'autre ambition que

de se ruiner au service du roi où la généralité du clergé

eût été respectée pour ses vertus, quand bien même il

n'eût pas été éminent par ses lumières dont les biens

étaient le patrimoine du pauvre, les demeures les asiles

de la douleur, et le ministère la consolation de tous 1

CHAPITRE VJII

RËSNE DELOtUS XYt

Page 352: les ruines de la monarchie française 1

LES RUIKES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

Dans cette nation, unique entre les nations, l'égalité

se trouvait dans les mœurs plus profondément gravée

que dans les lois, la justice était la même pour tous,

car elle avait été régénérée par une ordonnance civile

qui ne laissait rien à désirer aux rédacteurs de nos

codes. Avant et mieux qu'eux, cette ordonnance, con-

forme à l'esprit de famille et pleine de respect pour les

droits consacrés par le temps, avait su concilier les

incompatibilités des vieilles coutumes, les sages inspi-

rations du droit. romain et celles non moins pré-

cieuses du droit canon. Sur cette nation enfin régnait une

dynastie sortie de son sein, assise sur une succession

de dix siècles, chère au peuple à qui son joug fut léger,

féconde en grands hommes et plus florissante que jamaissous un prince qui joignait, aux vertus des Trajanet des

Marc-Aurële, des éléments de puissance et de richesses

tellement inépuisables qu'ils ont pu satisfaire aux besoins

sans cesse renaissants d'une révolution dévorante et

aux guerres ruineuses d'un conquérant insatiable.

Quelsombre vertige s'est emparé tout à coup

d'une nation insouciante et frivole, qui s'était façonnée

à tous les régimes, habituée à toutes les variations, bla-

sée sur toutes les théories? Qui a pu substituer à son

humeur enjouée et railleuse une bile noire et soudaine,

plus meurtrière que le venin de l'aspic? Quelle cause

enfin-l'a précipitée dans le gouffre des révolutions et ne

l'en a retirée par moments que pour la tenir toujours

suspendue sur l'abîme? Sont-ce les mœurs dissolues

de la cour de Louis XV? Mais le règne des courtisanes

n'a affaibli ni le génie de la Grèce ni le pouvoir des

Romains. Serait-ce la. corruption de la philosophie

moderne? Mais le ,sophisme et le fanatisme ont agité

Page 353: les ruines de la monarchie française 1

RÊ&NE DE LOUIS XVI

plus d'un empire sans l'ébranler. Est-ce la conjuration

d'Orléans? Mais les Bourguignons et les Guises et

d'autres d'Orléans plus habiles ont échoué dans leurs

complots. Est-ce la perfidie de l'étranger? Mais les

Anglais et les Espagnols ont déjà fait irruption dans les

conseils du roi de France, sans parvenir à les diriger.

et se sont emparés même du trône sans pouvoir s'y

asseoir. Ce mal n'a donc' aucun diagnostic dans le

passé.~

A la Révolution, nulle analogie ne peut être assi-

gnée, en effet, et nul exemple ne peut être opposé.

Mais, faute d'une cause immédiate et,,d'une assimilation

saisissable, tous les symptômes d'un malaise universel

et d'une dissolution prochaine se sont manifestés à la

fois, et leur complication en a rendu l'analyse impossi-

ble. Un mélange d'événements contradictoires et de

mécontentements mal définis n'en fut que le prétexte.

La lassitude du bien-être, ressemblant au dégoût d'un

convive repu pour les mets les plus délicats, et qui

s'était emparée d'une génération entière, saturée de la

philosophie de Jean-Jacques Rousseau et de Voltaire,

n'en fut que l'occasion. Tous ces germes morbides, de

leur nature improductifs, se seraient évaporés s'ils

n'avaient été recueillis et élaborés par une intelligence

perverse et persévérante.Le récipient où se préparait cette explosion n'était

pas dans le lieu qu'il devait couvrir de ruines; il n'était

pas même connu des partis irréligieux et démagogues

qui lui préparaient les voies et nous espérons démon-

trer que la Révolution est Fœuvre de l'étranger, qu'une

société secrète née en Allemagne, favorisée par l'An-

gleterre, dont un prince français fut l'adepte avoué et

Page 354: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

l'aveugle instrument, eut seule la puissance de s'ap-

proprier ces éléments de dissolution et de les convertir

méthodiquement en une contagion irrésistible La

France en fut la victime plus que la complice et ce qu'il

y a de moins contestable, c'est que plusieurs fois elle

recula devant les conséquences de ses propres actes,

cherchant une volonté plus forte que la sienne qui la

retint au bord du précipice. r

Louis XIV avait tellement enraciné l'arbre monar-

chique, que les destructeurs du temps de la Régence

ne l'avaient pas même ébranlé. Si les turpitudes du règne

vicié par elle avaient flétri son feuillage, le tronc n;en

était ni énervé ni atteint dans sa sève, et l'avénement

de Louis XVI fut salué comme l'aurore d'une régénéra-

tion complète. On dut croire, aux acclamations unani-

mes do la France, que les intentions déjà connues du

nouveau roi ne trouveraient que des cœurs empresses

à les seconder. Les espérances répondirent peut-être

trop vivement aax désirs de cette âme généreuse et ten-

dre, impatiente elle-même de se manifester par des

bienfaits. Elle ignorait que la haine est plus active que

la reconnaissance, et que le nom seul de la justice est

un épouvantail pour les méchants.

On ne saurait assez déplorer les tristes fruits de la

vertu la plus pure qui ait jamais fait battre un cœur de

roi. Austère et studieux au milieu d'une cour frivole et

corrompue, donnant l'exemple des sentiments les plus

élevés à des serviteurs avilis, tout à ses devoirs de roi

dans un âge où la légèreté est si naturelle, la volupté si

douce, la flatterie si insinuante, Louis XVI n'eut qu'une

1. V. tome M, Uv. Il, ch. u Des /~MM<~ !<MM ~M~' /<! Révolution.

Page 355: les ruines de la monarchie française 1

RÈGNEDE LOUISXYI'1

pensée,celle de rendre son peuple heureux. H eut

recours, pour en trouver le moyen, au procédé le plus

simple et ordinairement le plus efficace que l'inspiration

et l'expérience puissent suggérer aux princes qui veu-

lent sincèrement échapper aux séductions du pouvoir

il appela dans son conseil, non les hommes qui bri-

guaient sa faveur ou que la cour désignait à sa confiance,

mais ceux-là seuls que la voix publique signalait comme

les plus intègres et les plus capables. On dut à ce pre-

mier élan d'une conscience toute désintéressée le choix

de Turgot et de Malesherbes, de Saint-Germain et de

tous les membres de son ministère.

Si le roi se trompa sur le mérite de quelques-uns, qui

oserait lui en faire un reproche? On ne peut nier que

l'esprit superficiel de M. de Maurepas, la légèreté de

son caractère et l'indolence naturelle à son âge le ren-

daient peu propre à seconder l'ardente activité d'un

jeune prince avide d'améliorations et do bons conseils

mais n'est-ce pas par un sentiment de convenance autant

que par modestie qu'il s'est fié a l'expérience d'un vieil-

lard dont il devait présumer la sagesse, par cela seul

qu'il, avait été éloigné des affaires pour avoir refusé

son concours à ceux qui les avaient gâtées? Les événe-

ments ont prouvé que le choix de ses autres ministres

ne fut pas plus heureux, puisqu'ils ont tous, avec plus

d'imprévoyance que de mauvais vouloir, préparé les

voies à la Révolution.

Louis XVI avait trop de droiture et de pudeur

pour accepter le triumvirat, repoussé par la voix publi-

que, des Maupeou, des Terray et'des d'Aiguillon

mais il était trop bon fils et trop bon Français pour

revenir à l'ennemi de son përe et à la créature de l'Au-

Page 356: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

triche'. On ne peut trop admirer sa prudence et sa

fermeté dans cette circonstance solennelle qui allait

décider de tout son règne. Il résista aux sollicitations

de la reine qu'il adorait et que ses grandes qualités

rendaient si digne de son amour, parce qu'il se tenait

en garde contre le cabinet de Vienne, dont il connais-

sait la politique et redoutait l'influence. Il avait étudié

d'avance et deviné la diplomatie tortueuse des cours

qui entretenaient dans la sienne des intelligences sus-

pectes. Il tenait note de toutes les particularités propres

à trahir leurs sentiments hostiles contre la France et

les trames qui s'ourdissaient dans les ténèbres contre sa

prépondérance en Europe. Ses lettres à M. de Vergen-

nes témoignent de ces préoccupations de sa jeunesse,et nous en avons une sous les yeux, écrite à dix-neuf

ans (le li avril 1775), qui contient sur les ministres des

principales puissances, sur M. de Thugut en particulier,

sur la navigation de la mer Noire et les véritables inté-

rêts de la France en Orient, des réflexions et des vues

que n'eût pas désavouées le négociateur le plus con-

sommé.

Tant de sagacité dans un âge si tendre, un jugementsi précoce, un patriotisme si élevé sont de vivants

témoignages de ce qu'eut été ce règne si Louis XVI

avait rencontré des ministres capables de le com-

prendre et dignes de le servir. Ce fut une fatalité et

peut-être une faute que de n'avoir pas persisté dans le

1. La haine du duc de Choiseul pour le dauphin se manifestait avec

la plus indiscrète violence, et la mort prématurée de ce prince le fit

soupçonner d'empoisonnement. II avait osé lui dire en face Je puis

être condamné à devenir votre sujet, mais je ne serai jamais votre ser-

viteur H»

Page 357: les ruines de la monarchie française 1

RË6NE DK LOUIS XVI

choix qu'il avait fait d'abord d'un ami de son père

Machault n'avait ni l'audace du réformateur ni l'austé-

rité du philosophe, mais il avait un esprit positif et

s'était révélé, dans les dernières crises durègne

de

Louis XV, homme d'expérience et de ressource. En

dehors des factions qui divisaient la cour, il n'était

incompatible ni avec les amis de Choiseul ni avec ceux

de Maurepas mais il n'avait rien du génie aventureux

de Turgot, et'aurait su tirer parti de l'habileté incon-

testable de Terray 2.

Le rappel du parlement fut la faute irréparable, du

commencement de ce règne. Les vœux qu'on exprimait

au nom de son peuple et les bénédictions qui saluèrent

son avènement faisaient tant d'impression surLouisXVI,

qu'il eût fallu toute l'autorité d'une vieille expérience

pour le mettre en garde contre lui-même. Mais, au lieu

de lui faire envisager le danger de cette concession dontil devait recueillir tant d'ingratitude et de souci, Mau-

repas n'y vit qu'une occasion de satisfaire ses propres

rancunes et d'humilier ses anciens antagonistes. Il de-

vint donc l'instigateur de cette mesure imprudente, et

se fit un jeu d'applaudir inconsidérément à tous les

sacrifices que le roi était disposé à faire à l'opinion

publique, incapable qu'il était d'apercevoir la difficulté

i. Le parti Choiseul faisait passer le dauphin pour un dévot mené

par les jésuites; mais ce qui répond victorieusement à ces insinuations,

c'est son amitié pour Machautt, l'antagoniste du clergé, et sa prédilec-

tion pour les œuvres de Montesquieu, qu'il faisait lire à ses enfants.

« Les livres, diaait-M, donnent aux enfants des leçons qu'on n'ose pas

faire aux princes. »T

2. Voir la lettre de l'abbé Terray à M. de Maurepas sur l'imprudence

du rappel du parlement et ses conséquences prochaines la Révolu-

tion (Jf~/MOM'M de Soulavie.)

Page 358: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

de reculer dans la voie de popularité où l'on s'est témé-

rairement engagé.

Quoique la bonté de Louis XVI ait été la source de

tous ses malheurs, on n'a pas le droit de l'attribuer à la

faiblesse de son caractère, car il ne fut faible ni contre

les abus ni contre ceux qui les soutenaient. Son pre-

mier soin fut de mettre un terme à toutes les dilapi-

dations que son aïeul avait tolérées et de s'astreindre

lui-même à la plus stricte économie. La preuve de cette

austérité est écrite à chaque page du trop fameux Livre

rouge produit à l'Assemblée nationale, dans la secrète

espérance d'en faire un chef d'accusation contre la

royauté. Ses plus implacables ennemis furent émus à

la lecture des apostilles dont la main du roi avait stig-

matisé chacune de ces prodigalités gratuites, dont la

nation faisait les frais, sans que le trône y puisât plus

de lustre et de respect. Ceux qui comptaient sur le

scandale de ces révélations se turent, tout confus, à ces

paroles du rapport du Comité des finances « Tous les

Français y verront que le roi ne voulait rien pour lui-

même et s'abstenait des plaisirs les plus chers à son

cœur, de pour que sa bienfaisance'n'aggravât les char-

ges imposées à son peuple et dont sa pensée persévé-

rante était de l'exonérer. »

Par une pudeur discrète dont il fallait encore tenir

compte à sa délicatesse, il avait revêtu de son sceau les

grâces accordées par son prédécesseur, ne voulant livrer

à la censure publique que ses propres actes. Mais, en

fermant le registre conndentde tant de prodigalités,il

annonçait la résolution déjà prise d'y mettre un terme.

Sa première ordonnance eut en effet pour objet non-

seulement de les réformer, mais de les rendre impossi-

Page 359: les ruines de la monarchie française 1

RËGKE DE LOUIS XVI

bles à l'avenir, en s'interdisant à lui-même le droit de

les maintenir et de les renouveler.

a Trois circonstances indépendantes l'une de l.autre,

mais caractéristiques, ont dominé fatalement ce règne

mémorable, auquel il n'a manqué que d'arriver plus tôt

ou d'être dirigé par un monarque moins débonnaire,

pour être un des plus glorieux de la monarchie.

La première est cette impatience de réformes pré-

maturées, qu'entreprirent témérairement Turgot et

Saint-Germain, soutenus par Malesherbes.

La seconde est la guerre de 1779, époque de notre

plus grande gloire maritime, mais qui, en fondant au

sein du nouveau monde une république destinée à dé-

placer la civilisation européenne, implanta sur le sol de

la France l'arbre malsain de la démocratie.

La troisième est le triple ministère de Necker, ce

banquier génevois préposé à la désorganisation de nos

finances et poursuivant, au travers de tous les rêves

contemporains, la chimère d'une monarchie constitu-

tionnelle réalisée par les comités révolutionnaires et

l'échafaud de Louis XVI.

§ I". MINtSTËRE DE TURGOT

Parmi les projets de réformes dont Turgot prit sur

lui la responsabilité, plusieurs répondaient au vœu una-

nime du pays. L'affranchissement des derniers serfs

attachés à la glèbe, la suppression des corvées, l'aboli-

tion de la question, l'interdiction des lettres de cachet

et le contrôle des dépenses occultes qui épuisaient le

Trésor sans aucune utilité pour les services publics,

étaient. autant de progrès sanctionnés d'avance par la

Page 360: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

raison publique, et de fruits de civilisation arrivés à

maturité. Mais il y en avait de périlleux et d'irréfléchis,

tels que l'introduction du système électoral dans l'ad.

ministration, et d'autres prématurés et intempestifs,

sinon injustes, tels que la révocation immédiate de tous

les offices dont les titulaires avaient légalement acquis

la propriété. Le vice commun de ces réformes était de

se présenter toutes à la fois, et de menacer la société

entière d'un renouvellement systématique, partant bru-

tal et vexatoire.

Il en résulta que tous les intérêts alarmés se liguè-

rent pour résister, et que des obstacles imprévus surgi-

rent à la réalisation des conceptions les plus simples et

des améliorations les moins contestées. Les esprits cir-

conspects ne virent pas sans effroi la témérité de tant

.d'innovations simultanées; et la défiance des change-

ments inopportuns s'étendit encore à ceux qu'on avait

universellement désirés. Le roi s'étonna des réactions

de l'opinion populaire qu'il avait cru satisfaire, et s'af-

fligea de ne recueillir, pour tant de sacrifices généreux

dont il donnait l'exemple, que des doléances, des mur-

mures et des malédictions. Sa candeur se refusait à

croire tant de récriminations sans fondement. Il se dé-

couragea, se condamna lui-même, et sa sensibilité et sa

droiture le firent renoncer à des essais plus ou moins

utiles qu'il regrettait d'avoir autorisés, depuis qu'ils

faisaient pousser tant de gémissements.

Ce pas rétrograde fut une faute; car on eut beau

dire que les réformes nécessaires n'étaient qu'ajournées,

celles-là mêmes étaient éventées, et l'opposition de ceux

qui avaient intérêt à les empêcher était la plus passion-

née et la plus redoutable. Elle'profita de l'armistice qui

Page 361: les ruines de la monarchie française 1

RÈGNE DE LOUIS XVI

lui était accordé pour se fortifier et s'organiser elle alla

jusqu'à se faire une arme contre l'autorité des espérances

qu'elle avaitdonnées à la nation, et lui reprocha de

n'avoir pas eu le courage de redresser les abus qu'elle

connaissait, puisqu'elle-même les avait signalés. ïl

en est un surtout qui a le privilége d'exciter, sans qu'il

soit' besoin de preuve, l'indignation populaire, parce

que l'envie, beaucoup plus inexorable que la justice, le

suppose partout où elle le croit possible. C'est la dila-

pidationdes deniers publics. Tout fonctionnaire vénal

est un dépositaire infidèle, dont le caractère aggrave le'

délit. Mais si la mobilité et l'instabilité des emplois a

rendu, de nos jours, cette corruption plus facile,

elle était beaucoup plus rare lorsque l'administration

avait une double garantie de la probité de ses agents

dans sa propre stabilité et dans leur intérêt à ne pas

compromettre leur position acquise. Elle est encore

beaucoup moins fréquente qu'on ne le suppose dans les

services publics, où l'honneur de l'administration fran-

çaise est bien mieux défendu par la dignité et la probité

naturelle de la plupart de ses délégués que par les for-

malités puériles et fallacieuses d'une comptabilité et

d'un contrôle dérisoires.

Mais, en dehors des fonctions utiles, il y a des faveurs

stériles et des libéralités gratuites. Or tout parasite qui

vit aux dépens du Trésor public est un concussionnaire

ou un voleur aux yeux des contribuables. Les prodiga-

lités dont les courtisans profitent sont l'objet d'une indi-

gnation plus universelle, parce qu'elles ne font qu'ac-

croître le luxe des familles les plus opulentes et déjà en

butte aux malédictions de l'envie. Cet abus est de tous les

temps; mais c'est celui qu'on a reproché avec le plus

Page 362: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

d'obstination à l'ancien régime, bien qu'il soit notoire

que Louis XVI s'était montré impatient, peut-être

avec excès, de le faire disparaître.

On ne conçoit donc pas par quelle mystérieuse in-

fluence les profusions du règne de Louis XV furent

non-seulement continuées, mais aggravées sous celui

de son petit-fils, malgré les privations que le roi s'impo-

sait lui-même, les économies que Turgot avait signalées

et les pompeuses promesses de Necker. Des documents

authentiques établissent que les Talleyrand ne rece-

vaient pas moins de sept cent mille francs par an l'en-

tretien delà Famille Polignac coûtait à l'État une somme

équivalente après eux venaient les Noailles puis les

Lameth, qui recevaient de toutes mains dotations,

grades, pensions, gratifications et jusqu'aux frais d'édu-

cation'. On n'avait pas seulement comblé les parents

et les amis des concubines royales c'est à qui, des

femmes du plus haut rang, suivrait l'exemple des du-

chesses de Grammont et de Mirepoix, pour qui l'amitié

de M'~ de Pompadour et de M" Dubarry avait été une

source inépuisable de faveurs et de profits.

Les successeurs de Turgot se gardèrent bien de ravi-

ver ses rêves, et sous le ministère de Calonne le déficit

aurait été couvert si l'on avait eu le courage de con-

damner à la diète cinquante à soixante sangsues

publiques, gorgées de la substance des sujets du roi.

Si le premier conseiller malencontreux de Louis XVI

avait lui-même sondé cette plaie de la finance, il n'au-

rait pas été amené à chercher des économies dans la

1. On trouve dans les piquants MJMOM'M publiés sous le nom de

M* de Créqui une note cnneuse de ces prodigalités, dont les coryphées

du parti tibéral avaient une bonne part.

Page 363: les ruines de la monarchie française 1

RÈGNE DE LOUIS XVI

perturbationdes intérêts légalement acquis. Ces chan-

gementsà vue dans le personnel de l'administration, de

la magistrature et de l'armée ne pouvaient manquer de

révolter les familles qu'ils précipitaient de l'aisance

dans la détresse. Les charges vendues àtort ou à raison,

les salaires exagérés et les pensions concédées par or-

donnance reposaient sur des titres plus réels que les

dépenses arbitraires et occultes que le prince avait le

courage de condamner. Ces titres pouvaient d'ailleurs

déchoir aux mains des possesseurs et s'éteindre succes-

sivement.

Le monarque avait pressenti le danger de tant de

réformes et d'innovations simultanées, lorsqu'il résistait

aux essais irréfléchis que lui proposait son ministre, et

gémissait avec lui sur l'impuissance des lois à redresser

les difformités invétérées. Il craignait avec raison qu'un

ordre de choses tolérable, bien qu'imparfait, ne fùt

aggravé par des modifications dont la portée était in-

connue, et croyait que les institutions fortes de la sanction

du temps tiennent à des intérêts légitimes et dont le

législateur ne doit redresser les abus qu'avec ménage-

ment, par humanité autant que par prudence; car les amé-

liorations spéculatives recèlent toujours quelque injus-

tice inaperçue. « Je ne sais, écrivait-il avec cette noble

simplicité qui n'appartient qu à lui, si la France conduite

par les élus du peuple sera plus prospère (lue par les choix

du roi et les droits de la naissance je trouve dans les

administrateurs, les magistrats ctles capitaines nommés

par mes ancêtres, des hommes de tête et de cœur qui

auraient illustré toutes les nations connues »

t. Note de la main du roi, sur un rapport de Turgot.

Page 364: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

Cette perspicacité ne l'abandonna jamais dans les

moments les plus critiques de son règne; mais un sen.

timent de modestié et d'abnégation presque céleste le

tenait toujours en défiance de lui-même et en dehors de

sa personnalité. Quand il s'agissait de son autorité, il

ne se préoccupait que des sacrifices a. faire au bien pu-

blic et ne croyait jamais accorder assez. Il est découra-

geant pour la vertu d'attribuer à celle de Louis XVI

tous ses malheurs; mais toutes ses actions portent si

visiblement l'empreinte de cette fatalité, qu'il est impos-

sible d'échapper à cette conclusion désespérante, et qu'il

ne reste à la conscience révoltée de refuge que dans

l'humble foi au mystère des grandes expiations, par les-

quelles les crimes de toute une génération sont rachetés

au prix du sang de la victime la plus pure'.

Éloigné du conseil tant que vécut Louis XV et privé

des avis du dauphin avant qu~il fût en état d'en profiter,

jamais prince n'apprit moins que Louis XVI a connaître

les hommes. Dans une cour dont il détestait les désor-

dres, il se voyait seul, et ceux qui lui inspiraient et par-

tageaient ses sentiments furent les premiers à le tromper:

ils luiépargnèrent

tout contact avec cette corruption qui

aurait pu l'éclairer en l'indignant, et lui persuadèrent qu'il

suffirait d'un signe de sa volonté pour la vaincre. Aussi

l'attaqua-t-il sans précaution et dans tous ses asiles à la

fois. Pouvait-il prévoir, à dix-neuf ans, que son ardent

amour pour le bien le ferait haïr et craindre de tous ceux

à qui profite la perversité ? Devenu timide par les ob-

stacles que son zële lui suscita, il eut besoin de consul-

ter pour croire en lui-même et ses conseillers ne furent

1. M. de Maistre, CoHHtMra~tMM «H* la F~'aMce.

Page 365: les ruines de la monarchie française 1

RËME DE LOUIS XVI

pas tous prudents et désintéressés. Plusieurs man-

quaientde lumières, et les autres ne s'en servirent que

pour le séduire, en exaltant ses bonnes intentions, et

l'égarer après l'avoir ébloui.

§ IL EMANCIPATION DE L'AMERIQUE

Au nombre des événements qui se jouent de la pré-

voyance des hommes et dépassent tous les calculs de

l'expérience, la fondation de la République américaine

prendra dans l'histoire moderne la place la plus émi-

nente et la plus contraire aux intérêts mêmes qui ont

paru triompher. Quelques colons révoltés contre leur

métropole, justifiés par les exactions de la cupide An-

gleterre, mais soutenus par les armes et le crédit de la

France, auront eu le funeste avantage de révolutionner

les deux hémisphères, de changer la face du monde et

de déplacer l'axe de la civilisation, sans acquérir pour

eux-mêmes une véritable nationalité. Cette transforma-

tion, visiblement ébauchée, fait déjà présumer la déca-

dence du monopole britannique et l'abaissement de

l'Europe épuisée, en lutte inégale avec un sol plus fer-

tile, une industrie plus entreprenante et des populations

qui la renientaprësl'avoir désertée. Mais elle n'a ouvert

pour les générations implantées sur un sol encore mo-

bile qu'une ère indéfinie do désordre et de confusion

dignes des siècles les plus barbares.

Louis XVT fut le seul, dans son conseil, qui répu-

gnât à la clandestinité des secours donnés aux insur-

gents, et on lit encore au bas d'une ordonnance contre-

signée Sartine ces mots tracés d'une royale main

Page 366: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

« Faut-il que la raison d'État et une grande entreprise

commencée m'obligent à signer des ordres contraires

à mon cœur et. à mes opinions »Scrupule d'une

conscience trop naïve et d'un roi trop honnête homme,

né pour des temps meilleurs et une politique moins

déliée.

Certes, les perfidies de l'Angleterre, depuis i717,et

surtout depuis le traité de i763, avaient fourni assez de

prétextes de représailles à la France pour justifier ses

hostilités ouvertes ou détournées. Son despotisme com-

mercial ne s'est refusé ni insultes ni provocations. Cap-

ture de bâtiments en pleine paix, surprises de flottes

désarmées, incendies de villes alliées, envahissement

de territoires neutres, mépris du droit des gens, viola-

tion des engagements les plus solennels, elle n'a reculé

devant aucun outrage à la justice et a l'humanité. Le

monde lui doit toutes les convulsions qui l'agitent depuis

deux siècles. Protectrice de toutes les révoltes et de

toutes les usurpations, elle travaille sans relâche à im-

planter la démagogie au sein des gouvernements

réguliers, et le despotisme dans les républiques. Toute

sa politique, fondée sur l'égoïsme le plus cynique, est

cimentée du sang de vingt peuples dépouillés ou trahis,

depuis le Portugal jusqu'au fond de l'Inde.

On avait donc assez de griefs à alléguer, pour légi-

timer toute entreprise contre elle et en excuser l'irrégu-

larité. C'était bien déjà cette Carthage sans pudeur et

sans foi, qui ne signait de traités que pour les fouler

aux pieds, ne conservait d'alliés qu'autant qu'ils avaient

du sang à verser pour elle; barbare envers les prison-

niers de guerre et sans pitié pour ses propres enfants

toujours prête à bouleverser les États pour y établir ses

Page 367: les ruines de la monarchie française 1

RÈGNE DE LOUIS XVI

T.I. 23

comptoirs, et à exterminer des populations entières pour

vendre leurs dépouilles. Toutes ses ostentations de res-

pect pour la liberté ne sont qu'un prétexte à son colpor-

tage d'armes et de poisons, de constitutions et de mar-

chandises. La .Révolution française ne fut pour elle

qu'une spéculation, et la ruine de la Péninsule un dé-

bouché pour ses fabriques.

Lorsque les, succèsde

la République et la terreur

du nom de Bonaparte la portèrent à s'unir aux puis-

sances continentales et à se poser en libératrice de

l'Europe, elle n'eut d'autre but que de recruter des

soldais qui s'immolassent pour elle; afin d'échapper

encore intacte au commun désastre et de se retrouver

plus tard en mesure de faire la loi à ces mêmes puis-

sances qui se sont compromises pour sa cause. Elle n'a

vu, dans la suppression de la traite des noirs, qu'une

occasion de s'arroger la police des mers et de confisquer

à son usage les nègres qu'il lui fallait acheter avec

concurrence. Les colonies émancipées de l'Amérique

espagnole, les nations exterminées ou asservies et

exploitées dans les deux Indes, le Portugal et l'Espagne

protégés contre Napoléon, le Danemark et la Hollande

traîtreusement dépouillés, l'Égypte et la France trahies

ou livrées pour de sordides intérêts, savent ce que va-

lent son intervention, sa protection ou son alliance.

L'anéantissement des uns, la servitude des autres, le

déchirement et la ruine de tous ont établi le taux

invariable de ses bienfaits.

Ce n'est pas que la nation anglaise soit perverse de

sa nature, mais elle est plus exclusivement commer-

çante que les autres, et, livrée comme elle l'est tout

entière à cette passion égoïste et insatiable du gain,

Page 368: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

elle est cruelle et sans foi son gouvernement ne se sou-

tient qu'à force de mensonges et de perfidies, enfin

elle est devenue l'ennemie du monde civilisé. Si l'Eu-

rope n'est pas condamnée sans retour à la barbarie,

'lorsqu'elle comprendra le secret de la politique britan-

nique, elle verra que contre cette foi punique et cet

égoïsme insolent les armes loyales ne sont qu'une

duperie. La déloyauté sera d'être dans son alliance.

Tout ce qui ne sera pas abject ou servile, complice

ou stipendié, s'armera contre ce gouvernement odieux,

mis au ban des nations, et le droit des gens sera de

courir sus à ces oppresseurs universels.

Mais le vengeur de l'ancien monde grandit au delà

de l'Atlantique il est sorti tout armé des flancs de cette

reine des mers et renchérit, à peine né, sur les vices

de sa mère il est évidemment appelé à lui arracher le

sceptre dont elle abuse depuis trop longtemps. L'hu-

manité aura-t-clle à s'en glorifier? Il serait d'autant

plus téméraire d'y compter que ce nouveau défenseur

de ses droits n'est lui-même qu'un peuple de trafi-

quants et de colporteurs, travestis, de plus, en rcpur

blicains c'est-à-dire joignant à toute l'astuce et à tou-

tes les corruptions des nations dégénérées l'ignorance

hautaine, la grossièreté sauvage et l'impitoyable orgueil

qui caractérisent la démocratie dans ses plus grotesques

suppôts.1

`Quoi qu'il en soit, l'émancipation de l'Amérique est

un fait manifestement providentiel; et si la part qu'y

a prise la France n'est pas assez justifiée par la saine

politique et la prescience des choses futures, elle l'est

bien du moins par le droit de la guerre et celui d'une

légitime défense contre le système, suivi sans relâche

Page 369: les ruines de la monarchie française 1

REG~E DE LOUIS XVI

parle cabinet britannique, de lui nuire en tout et par-

tout, de lui arracher une à une toutes ses colonies et

de la trahir sourdement quand il ne pouvait pas la

combattre au grand jour.

La France n'a été plus spécialement et plus constam-

ment en butte aux hostilités de l'Angleterre que parce

qu'elle a été longtemps la seule puissance assez redou-

table pour lui disputer l'empire de la mer. Elle ne se

contentait pas d'oser arborer son pavillon sur les plages

que ses voisins prétendaient dominer seuls, mais encore

elle osait protéger contre eux les navigateurs des autres

nations, et proclamer la liberté des peuples au delà de

leurs rivages, l'Océan étant un terrain neutre et sans

maître. Cette rivalité ne nous a jamais été pardonnée.

Chassés tour à tour de tous nos établissements dans

l'Inde, dépouillés par des intrigues diplomatiques de nos

plus riches possessions en Amérique, et sans cesse trou-

blés dans nos colonies les plus inoffensives, nous étions

intéresses à l'affranchissement des États-Unis, par cela

seul que leur dépendance de l'Angleterre compromettait

le commerce des Antilles et enlevait toute libre concur-

rence aux autres comptoirs européens, privés de sécurité

et de garantie.

Tout déplorable qu'ait été l'exemple de cette répu-

blique fédérale, on ne peut donc en rendre responsa-

ble le cabinet que d'aussi grands intérêts ont contraint

à la soutenir contre sa métropole. Si jamais antipathie

nationale fut justinée par des griefs intolérables, c'est

celle de la France et de l'Angleterre l'histoire do leur

rivalité est celle de leur vie entière Quand elles n&

i. C'est sous ce titre qu'a été écrite l'histoire de M. Gaillard.

Page 370: les ruines de la monarchie française 1

LES RCINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

se sont pas fait une guerre ouverte, elles se sont ren-

contrées sous d'autres drapeaux pour se contrarier ou

se nuire. On les a vues se chercher au fond de l'Asie,

dans les déserts de l'Afrique et parmi les forêts vierges

du Nouveau-Monde, pour traverser leurs' alliances, se

susciter des ennemis et entraver leur commerce.

Mais si leur animosité fut réciproque, les torts sont

loin de se balancer. Les rois de France, connus par les

écarts de leur générosité chevaleresque, ont négligé

trop souvent d'user de leurs avantages, tandis que la

persistance froide et calculée de l'aristocratie britanni-

que, en paix comme en guerre, souterrainement comme

à ciel ouvert, n'a jamais perdu de vue le but qu'elle

s'est proposé, celui d'abaisser le gouvernement français

et de renverser sa dynastie. Elle n'a pourtant rien à

reprocher à ses adversaires de comparable à son usurpa-

tion de la couronne de Charles VI et à sa complicité de

la Révolution de 1789.

Tous les ministres, excepté M. de Sartine, s'oppo-

sèrent d'abord à la déclaration de guerre M. Turgot,

parce qu'il y voyait un obstacle à ses plans de réformes;

M. Necker, parce qu'il ne mettait d'importance qu'à ses

calculs de finance; M. de Vergénnes, le plus fidèle et le

plus sensé des conseillers de Louis XVI, n'y adhéra

qu'à regret. On désavoua le départ clandestin de La

Fayette on essaya d'intervenir par des négociations, et

l'on commença par proposer un simple traité de com-

merce, en interdisant la vente des prises anglaises daus

les ports de France. Mais après la capitulation de Sara-

toga il ne fut plus possible de conserver aucune appa-

rence de neutralité. Le général Gates proposait de se

réunir aux Anglais contre la France, et l'accueil fait à

Page 371: les ruines de la monarchie française 1

RË6NE DE LOUIS XVI

cette ouverture fit sentir au cabinet de Versailles que

s'il ne prenait pas un parti décisif il compromettait la

cause des insurgents et perdait pour l'avenir toute

influence en Amérique.

Alors seulement la France et la Hollande ouvrirent

un crédit, l'une de six, l'autre de dix millions à la répu-

blique naissante. Deux escadres à la fois sortirent de

nos ports. On reprit Saint-Ëustache, que les Anglais

avaient surpris, et bientôt les exploits du maréchal

d'Estrées, du comte d'Orvilliers et du bailli de Suffren

apprirent au monde que la France était rentrée dans la

voie de sa politique nationale et avait brisé les entraves

que la corruption lui avait inBigées les flottes britan-

niques furent vaincues dans l'Inde et battues sur toutes

les mers; la Hollande recouvra ses colonies; l'élan que-

prit notre marine réprima l'insolence de l'Acte de navi-

gation, et les tyrans du commerce tremblèrent derrière

les dunes qui protégeaient leurs propres rivages.

Cette guerre prit le caractère du monarque humain

et magnanime qui l'avait entreprise on savait qu'il

inspirait ses ministres et ses généraux. La marine était

l'objet de ses études les plus assidues; il se plaisait à

converser avec les marins-les plus renommés et traça

plus d'une fois pour les navigateurs en mission des

lignes d'évolution, et le point où devait se rallier une

escadre Avec la même simplicité qu'il mettait à expli-

quer ses intentions aux amiraux commandant ses flot-

tes, il donnait à ses ambassadeurs des instructions qui

avaient pour but de recti&er tous les faux errements

d'une diplomatie surannée; et tous les cabinets incli-

i. Personne n'ignore que c'est lui qui rédigea tes instructions duvoyage de La Pérouse.

Page 372: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

noient déjà à suivre l'impulsion du prince dont la devise

politiqueétait Honnêteté et 7~?~M<<?

c

Si le succès justifie les entreprises lesplus hasardées

aux yeux des hommes, celle de Louis XVI eut de plus

pour elle le droit de représailles dans son principe et la

modération dans,son triomphe. Tout fut légitime dans

cette suite de victoires navales qui signala le pavillon

français comme le libérateur du monde, le vengeur

de l'Espagne, de la Baltique et des Indes, le protec-

teur enfin de tous les peuples que l'Angleterre préten-

dait asservir à son péage jusqu'aux dernières limites

de l'Océan.

Cette délivrance fut comprise et acceptée même des

nations qui etraient dans les forêts profondes du non-

veau continent. La défaite de lord CornwaUis ayant

décidé du sort de l'Amérique anglaise, les naturels

longtemps traqués dans leurs savanes nous tendirent

une main amie, étonnés d'apprendre qu'il existât en

Europe'une antre nationque l'Espagne et la puissante

Angleterre. Ils se prirent à chérir et à révérer le nom

de la France. Jamais en effet les institutions maritimes

de l'immortel génie de Louis XIV n'avaient jeté un éclat

aussi pur et aussi resplendissant. L'univers entrait on

partage de chacun des succès de son petit-fils. On

applaudissait, dans les deux hémisphères, au roi par

qui l'orgueil d'Albion était humilié et la liberté du

commerce rendue à tous les peuples. Il semblait que

l'humanité respirât plus à l'aise sous la garantie d'un

monarque généreux, et son nom, redouté seulement

d'une nation de pirates, était béni dans toutes les autres.

.1. Ces mots sont ajoutés, de sa main, à une circulaire de M. de Ver-

gennes.

Page 373: les ruines de la monarchie française 1

RÈGNE DE LOUIS XVI

Témoin des acclamations qui saluaient son passage

lorsqu'il traversait triomphalement la Normandie pour

aller jeter dans la rade de Cherbourg le premier môle

d'une digue destinée à fonder un port rival et voisin de

Plymouth, quel ministre anglais, fût-ce Chatam ou son

fils, eût osé rappeler le temps où un commissaire ,de

Londres présidait aux démolitions des fortifications de

Dunkerque ?

Il est pénible de penser que c'est à cette glorieuse

manifestation des forces de la France et de la pré-

voyance de son roi, qu'il faut rattacher la guerre

souterraine et les complots sanguinaires qui devaient

aboutir à la mort de Louis XVI. S'il n'avait été qu'un

roi fainéant, comme les derniers des deux premières

races, il lui eût été permis de régner obscurément sous

l'empire des courtisanes présentées et des ministres pen-

sionnés par l'étranger. Les cupidités satisfaites se

seraient assoupies sur leur proie, complétement étran-

gères aux factions jalouses d'un pouvoir qui se laisse

exploiter. Tout au plus la vanité parlementaire, choyée

par le ministre Choiseul et stimulée par les flatteries

des encyclopédistes, aurait-elle cherché à se populariser

aux dépens de l'autorité royale par quelque refus d'enre-

gistrement. Mais elle se serait bien gardée de compro-

mettre sa prépondérance, laborieusement acquise, en

appelant celle des Ëtats généraux. L'Angleterre même,

sûre de diriger ou d'endormir à son gré le cabinet de

Versailles, n'aurait pas songé à troubler sa quiétude par

une révolution.

Mais un jeune prince possédé d'un ardent amour de

la patrie, dont la vertu était inaccessible à toute autre

réduction, à qui il ne manquait, pour s'affranchir

Page 374: les ruines de la monarchie française 1

-LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

entièrement des corruptions de la cour et des influences

de l'étranger, qu'un peu plus d'expérience et de résolu-

tion, s'avisait de changer à l'improviste tout son conseil,

de rompre toutes les combinaisons méditées depuis

longtemps peur empêcher la vérité de pénétrer jusqu'àlui, et de concilier ses alliances avec les intérêts du

pays Conduit par les déductions de ses principes à se

séparer de l'Angleterre et à soutenir la cause d'une

colonie qu'elle opprime, il bat et disperse ses escadres,

déchire son pavillon et la force de reconnaître, au cen-

tre de l'Amérique, une république fédérative comme

puissance souveraine indépendante! Un tel prince est

un ennemi qu'il faut poursuivre à outrance, et son règne

un fléau qu'il faut conjurer. On peut le tromper, si l'on

désespère de le vaincre, et le trahir, si rien ne peut

l'intimider. Il aura beau unir la modération à la force

et la justice au patriotisme, s'il est à craindre pour

l'Angleterre, il faut qu'il périsse 1

Les marchands de Londres, convaincus par leurs

défaites qu'une guerre loyale n'avait plus de chances

pour eux, se montrèrent tout à coup impatients de la

paix; et leur gouvernement, sachant que l'amour de ses

sujets et les droits de l'humanité étaient tout-puissants

sur l'âme de Louis XVI, résolut de l'attaquer par cet

endroit vulnérable.

Il fut aisé de l'alarmer sur les sacrifices que la

prolongation de la guerre allait infliger à son peuple,

sur l'embarras qui en résulterait pour ses finances, déjà

obérées par des dilapidations qu'il avait à cœur de ré-

primer, et enfin sur le retard et les obstacles qu'une

plus longue perturbation opposait à la prospérité de son

règne et à la réforme des abus dont il se montrait im-

Page 375: les ruines de la monarchie française 1

RÈGNE DE LOUIS XVI

patient. En l'assiégeant par tous ces points à la fois, on

espéra surprendre sa candeur et tourner contre lui-

même tout le bien qu'il méditait. On s'empressa donc

de reconnaître l'indépendance des États-Unis et d'exploi-

ter contre la France l'admiration qu'on y voyait éclater

pour les idées républicaines.

Sur cette donnée libérale et philanthropique s'orga-

nisa une propagande d'un nouveau genre, pour laquelle

furent évoquées toutes les rêveries humanitaires qui

agitent les esprits malades, les sentiments de révolte

qui, sous le nom de liberté et d'égalité, couvent dan&

les bas-fonds de toutes les sociétés, et l'égoisme envieux

qui tâche de se dédommager de son impuissance par

la perturbation de tous les intérêts légitimes. On cher-

cha et l'on trouva un foyer de conspirations dans les

sociétés secrètes 1; on découvrit un ambitieux assez

corrompu, un prince assez riche et assez puissant pour

se mettre à la suite de toutes les séditions et soudoyer

tous les séditieux. L'exemple du prince d'Orange fut

proposé comme un encouragement et accepté comme

un présage comme si, parmi les peuples civilisés, un

changement de dynastie n'était qu'une révolution de

sérail, et un changement de constitution autre chose

enfin qu'un signe de décrépitude et de décomposition!

Que le cabinet anglais ait cru travailler a sa propre

sûreté en attentant à celle de son ennemi, qu'il ait

cherché à porter l'incendie dans ses domaines unique-

ment pour se donner le temps de respirer, pendant

qu'il s'occuperait à l'éteindre, à la rigueur, c'est possi-

ble mais, représailles ou trahison, la complicité de

i. Le chapitre n du second livre (t. Il) renferme le récit sommaire

de la participation des sociétés secrètes.

Page 376: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

l'Angleterre avec la Révolution française est un fait

placé désormais au plus haut degré de l'évidence. Dans

les années qui Font précédée, on la trouve derrière tous

les complots, qu'elle favorise, quand eHe ne les organise

pas. La paix de 1783 eut pour objet probable et indu-

bitablement pour résultat l'importation des principes

démocratiques, fécondée par leur fusion avec les réfor.-

mes de Turgot.

Cette paix, par laquelle le commerce britannique se

ménageait tous les avantages du monopole de fait sous

les termes d'une réciprocité de droit purement nominale,

fut accueillie, avec les acclamations les plus maladroites,

comme une conquête péniblement arrachée à la géné-

rosité des vaincus. A peine proclamée, elle fut suivie

d'un déluge d'écrits accusateurs contre l'exagération

des impôts, le désordre et le despotisme de l'adminis-

tration française. Les mots de liberté et de patrie, que

personne ne songeait à définir, sortaient de toutes les

bouches, et la république fédérale fut vantée, par toute

la génération formée à l'école deJ.-J. Rousseau, comme

le dernier terme du perfectionnement social.

L'idiome révolutionnaire n'était pas encore formulé,

et les vœux populaires étaient incompris de ceux mêmes

qui cherchaient à s'en prévaloir. Mais des clubs furent

ouverts, d "s lesquels on agita les questions les plus

épineuses du principe de la souveraineté et des droits

de l'homme. L'interprétation de ces questions insolu-

bles s'appuya de l'autorité des démocrates de Londres

et de Boston. Leur nouveauté exalta toutes les têtes, et

les Parlemenls intronisés dans ces deux villes furent

réputés les modèles du gouvernement vers lequel aspire

toute nation civilisée.

Page 377: les ruines de la monarchie française 1

RÈGNE DE LOUIS XYI

Pendant dix ans, les idées, les coutumes et les mo-

des anglaises régnèrent exclusivement sur l'élite de la

société parisienne et c'est par les /N!oM~/6.s de

Londres que les institutions républicaines furent pro-

pagées,avec le luxe des chevaux de course et la manie

des paris ruineux. Les plus riches patrimoines y furent <

engloutis, et l'épisode de l'ambassade de Franklin ne fit

pas d'autre, diversion à ces frivolités que de signaler

au culte des bourgeois la fortune de ce philosophe

illustre, sorti de la plus humble condition, comme un

exemple des miracles de la démocratie, un encoura-

gement à tous les mérites incompris et à toutes les

ambitions impatientes. La jeune noblesse acceptait ce

mythe sur parole mais, avide de plaisir plus que de

renommée, c'est avec les lords de l'opulente Angleterre

qu'elle prétendait lutter de magnificence, et l'imitation

des formes et des habitudes républicaines ne fut pour

elle qu'une chose de mode, un défi jeté à ces habiles

insulaires devenus ses maîtres et ses modèles.

La France était donc conquise par la séduction, en

même temps que trompée par la diplomatie et empoi-

sonnée par le virus révolutionnaire. On l'eût dite inféo-

dée à son ancienne vassale, tant elle montrait de doci-

cilité à se conformer à ses usages et à s'abreuver de

l'opium préparé par ses mains, importé par toutes les

voies ouvertes à sa propagande. Les courtiers les plus

actifs et les plus ardents employés à ce trafic étaient

pris au sein même du pays qu'on voulait bouleverser et

près du trône qu'on allait abattre. Tous les écrivains,

tous les courtisans prenaient à tâche d'insulter ses

croyances, de mépriser ses lois et de bafouer son gou-

vernement. Le roi était révéré pour ses vertus, la reine

Page 378: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

se popularisait par sa bienfaisance, par la grâce de ses

manières, par son dévouement à ses devoirs de mère

mais un misérable, que tant de qualités irritaient au

contraste de sa vie honteuse et dissolue, entreprit de

les rabaisser par ses railleries, et de les décrier par

d'infâmes libelles, tl tourna contre eux les vertus mêmes

qui les rapprochaient de leurs sujets. D'absurdes pré-

ventions concoururent avec la calomnie à jeter, dans

l'affaire du collier, les plus perfides insinuations Le

cardinal de Rohan, dupe d'une escroquerie grossière et

d'une niaise vanité, y accepta un rôle ridicule, et la

princesse, que sa présomption avait offensée, était trop

au-dessus du soupçon pour descendre à s'en justifier.Mais les fables les plus ineptes et les plus basses intri-

gues trouvèrent desesprits

erédules pour y applaudir et

des plumes vénales pour les répandre et les amplifier.

Le duc d'Orléans, que les mépris sans déguisement

de Marie-Antoinette avaient fait son plus cruel ennemi,

soudoyait contre elle toute une légion de vils pamphlé-

taires. Ce méprisable imitateur du régent se livrait,

dans l'intimité, aux plus cyniques emportements de

haine contre la famille royale. Un si lâche dépit, dans

cette âme dépravée, devait avilir et corrompre l'ambition

elle-même; et c'est ce qui le livra à l'Angleterre. Celle-ci

n'aurait peut-être pas triomphé du bon sens national,

s'il ne s'était trouvé un prince assez pervers, assez dé-

gradé pour vendre son pays et sa famille au plus impla-

cable ennemi de sa race. C'est à Londres qu'il alla se

faire initier aux mystères de la secte qui conspirait contre e

les rois et contre l'Église. Il en rapporta le brevet de

vénérable du Grand-Orient de France et la promesse

de la couronne qui couvrait encore le front do Louis XVI.

Page 379: les ruines de la monarchie française 1

RËGNKCEMUISXVI

Il accepta, dans son impatience, toutes les conditions

imposées par le cabinet dont il attendait la protection;

mais il accumula tant de lâchetés et de crimes que le

gouvernement anglais lui-même rougit de son alliance

et finit par le désavouer.

g III. DES TROIS MINISTÈRES DE NECKER.

Il se trouva un homme plus fatal encore au roi et à

la France que le duc d'Orléans, c'est le Génevois

Necker. Né bourgeois d'une petite ville se croyant une

république, parce qu'elle étaitrégie par quelques nota-

bilités amovibles que ne redressait aucun contrôle intel-

ligent, il l'avait quittée de bonne heure, à l'exemple de

la plupart de ses concitoyens, pour s'employer dans le

commerce ou dans la banque il passait pour exceller

dans cette industrie autant que pas un Juif. Sa rapide

fortune dans cette profession fut-elle exempte de dol

et d'usure, chose à peine supposable 1, il ne pouvait

avoir acquis dans cet exercice de ses facultés cupides

et parcimonieuses un sentiment bien vif de la raison

d'État et de cette probité politique qui s'élève au-dessus

de tout calcul personnel.

Mais il avait une puissante recommandation aux

yeux du monde, sur lequel régnait exclusivement alors

l'école voltairienne. Philosophe et financier, bel-esprit

et protestant, sa qualité d'étranger relevait encore ses

1. Si l'on en croit M. de Meulan sur les Ca«.!M de la Révolution, sa

fortune serait le fruit d'un abus de confiance. N'étant encore que com-

mis, il fut chargé d'acheter des billets du Canada dont le cours s'élevait

rapidement. Jugeant qu'il pouvait réaliser un bénéfice de trois millons,il les vendit pour son compte, se bornant a décliner la commission.

(We'MO!)'&! ~ttr /e~'oco&M:MM!e, tome I", page 300.)

Page 380: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

titres à l'adoption du parti encyclopédiste. Il eut des

preneurs dès qu'il fut assez riche pour avoir des con-

vives. Toutefois, inconnu à la cour, il n'aurait jamaissongé à prendre part aux affaires publiques s'il n'y avait

été encouragé par le marquis de Pezay, que M. de Mau-

repas employait à. médire, dans les salons, des projets

de réforme de Turgot. MM. de Sartine et de Miro-

ménil, également opposés aux systèmes du ministre

novateur, ne demandaient pas mieux que d'en débar-

rasser le conseil en lui trouvant un successeur dont le

nom fût populaire et ne pût cependant leur porter om-

brage.

M. Necker leur parut remplir toutes les conditions.

Déjà affilié à plusieurs cercles économistes et littéraires,

initié recommandé des sociétés secrètes d'Allemagne 1,

il fut bientôt signalé comme un génie ignoré que la for-

tune de la France tenait en réserve pour le rétablisse-

ment de ses finances. Aux premières ouvertures des

desseins qu'on avait sur lui, il ferma son comptoir, offrit

son crédit au Trésor, et, a6n d'attirer l'attention du

public, concourut à l'Académie pour l'éloge de Colbert.

Le prix lui était assuré d'avance, et, grâce aux éloges

de ses amis, que l'on eut soin de faire parvenir jusqu'auroi si désireux d'attacher au conseil tout mérite émi-

nent dont il pût attendre de nouvelles lumières, on

réussit à le faire nommer, en 1776, directeur du Tré-

sor, sous Taboureau, qu'il remplaça en t777.

Il y a des habitudes et des préjugés inhérents aux

conditions inférieures, tout à fait inconnus dans une

sphère élevée, et qu'un roi ne peut pas même soupçon-

1. JtfeMOtt'M sur /cyf<eo&tHMH:p, tome tV, page 299.

Page 381: les ruines de la monarchie française 1

RËGNE DE LOUIS XVI

er. Un prince aussi indulgent que Louis XVI les tolère

et les excuse, maisil n'en est pas moins froissé.

M. Necker porta au conseil toutes les petitesses de son

caractère et les impressions mesquines de sa vie privée.

Créature des coteries frondeuses qui aspiraient à réfor-

mer le monde, il n'avait jusqu'alors envisagé qu'avec

humeur les hautes régions du pouvoir et les splendeurs

de la cour. Il gâta donc, par sa morgue pédantesque

et ses dénances roturières, ce qu'il pouvait y avoir de

raison dans ses vues. Beaucoup plus avide de popula-

rité que de réformes, ils'occupa

de faire parler de lui

avant de songer aux moyens d'arrêter le désordre qu'il

avait signalé lui-même dans les finances de l'État; aussi

le bon roi, surpris de cette stérilité emphatique et blessé

de ce que son ministre cherchât à se faire louer à ses

dépens, eut beaucoup de peine à s'accoutumer à lui.

Tous les Mémoires du temps font mention de sa lourde

importance et de la stérilité de ses conceptions, vantées

outre mesure avant d'être appliquées. « Cet homme à

courte vue, dit le comte de Montgaillard, crut qu'on

pouvait gouverner la France comme Genève, et que

l'agiotage y tiendrait lieu d'agriculture, de commerce,

de magistrature et d'administration 1. »

Cette impression fut générale, et l'engouement dont

le parvenu était l'objet dans les cercles littéraires ne

fut partagé ni par les Français rénéchis ni par les étran-

gers. L'envoyé de la république d'Amérique parle de

ce ministre trop vanté avec fort peu d'estime dans sa

correspondance diplomatique « On reconnaît sa tour-

nure de comptoir sous son habit brodé, et sur sa face

1. Afc~MOn'CS/t!S~H'!</MCS ~M)' ~H ~{OfO/M~OM.

Page 382: les ruines de la monarchie française 1

LES RUIKES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

de pédant une solennité qui a l'air de dire Voyez jesuis un grand homme Doucereux quand il veut être

poli, gourmé quand il veut être digne, il professe la

politique, mais il ne la sait pas. C'est pis encore quand

il veut faire l'orateur, avec une diction lourde et mono-

tone, prétentieux, diffus, le geste emphatique et l'accent

provincial >a e

On sait quel mépris professait pour lui Mirabeau,

qui l'appelait le 7~cre de la /~Mce, un ballon plein de

vent, une majestueuse nullité. Et cette impression fut à

peu près générale, car on la retrouve dans les Mémoi-

re's prétendus de Louis XVHI, qui sont un simple

résumé des conversations et des jugements contempo-

rains « Toujours en contemplation de lui-même,

rogue, gourmé, plein de son propre mérite, sans nais-

sance et sans manières, sans alliance et sans affabilité,

il paraissait ridicule à la cour, ennuyait et fatiguait le

roi. Sa vanité revêche, sa dignité de banquier, son

orgueil de philosophe, sa bouffissure de pédant -en

avaient fait un personnage de théâtre et un ministre

brutal. »

Les trois ministères de Necker ont eu trop de part

au succès de la Révolution pour qu'on n'ait pas à lui

demander compte des fautes qui tiennent à son impéri-

tie, autant que de celles qui sont imputables à ses

mauvais instincts. Pendant cinq ans qu'il siégea au

1. Lettre de M. Morris & Jefferson. L'auteur était aussi peu toucM du

mérite de M'"e et de M"" Necker que du chef de cette famille solen-

nelle « Cette fille exubérante de vanité, frottée d'esprit encyclopédique,

fière des défauts de son père, si bavarde, si exagérée dans ses pro-

pos, se posant dans un salon comme une Corinne sur ses tréteaux

ou une sibylle sur son trépied, visant toujours à l'effet et dépas-

sant le but. »

Page 383: les ruines de la monarchie française 1

HË6XE DR LOUIS XVI

T. I. 21r

conseil après sa première entrée en scène, il se montra

moins homme d'Etat que de coterie, moins financier

que banquier; il ne pourvut pas à la pénurie du Trésor

par des économies ou des recettes, mais par des em-

prunts.Il avait beaucoup déclamé contre les abus, mais

ne sut en corriger aucun. Turgot avait osé les attaquer'

audacieusement Necker n'eut pas même le courage de

les dénoncer. L'un avait foi dans ses principes l'autre

n'avait point de principes et n'avait foi qu'en lui-même.

Le premier ne ménagea pas assez les Intérêts indivi-

duels, tandis que le second provoqua tous les empiéte-

ments de la démocratie. Il imposa ses idées avec inso-

lence et ne fit aucune réserve en faveur de l'autorité

dont il était le ministre. Le système des concessions est

le plus facile de tous; ille pratiqua en vrai courtisan po-

pulaire, comme s'il eût eu à briguer la faveur d'un autre

pouvoir que celui dont il faisait les affaires, et ne laissait t

pas même à la royauté le mérite de ses sacrifices.

Louis XVI eut bientôt percé à jour l'inanité des

plans de finances et la capacité vulgaire de ce rhéteur

de comptoir. Il déconcerta souvent, par le sens exquis

et la droiture de son jugement, les faux-fuyants et les

subterfuges de ce grand homme, auquel il faisait obser-

ver qu'un accroissement de la dette n'en était pas la

libération, et qu'autre chose était d'opposer au mal des

phrases retentissantes, ou de le soulager par une admi*

nistration efficace. Il se plaignait à M. de Vergennes

que cette habileté si authentique n'avait que des expé-

dients à proposer, et que, dans le dépit de son impuis-

~~ce ~r une compensation qui frisait la trahison, il

reje. sur les autres membres du conseil !a stérilité de

ses bonnes.intentions, insinuant que les résistances de

Page 384: les ruines de la monarchie française 1

LES MIKES DE LA MONARCHIEFRANÇAISE

la cour lui liaient les mains et paralysaient tous ses

efforts. Quand il avait eu recours à quelque noirceur de

cette nature, il se faisait plus cauteleux et plus obsé-

quieux qu'à l'ordinaire à ce signe caractéristique, le

roi s'apercevait de sa perfidie. « Il ne manque jamaisdans ce cas, écrivait ce bon prince, de venir faire le câlin

avec moi 1. »

Tout offense qu'il fût de cette hypocrisie, Louis XVI

hésitait cependant encore à se débarrasser de cet

homme auquel il croyait de la probité, et dont la popu-

larité pouvait servir à faire passer quelque réforme

utile, car il ne renonçai t pas aux grandes économies qui

lui avaient été proposées dans le double intérêt de la

moralité publique et du soulagement du peuple. Mais il

finit par s'apercevoir que Necker n'avait aucun crédit

sur le parlement et que, dans son orgueil contemplatif,

il ne s'était ménagé aucun moyen d'aplanir la voie aux

améliorations que le roi méditait depuis longtemps.

Cependant, au milieu des embarras financiers contre

lesquels il dissimulait son impuissance, il se faisait illu-

sion à lui-même. Une seule pensée absorbait son atten-

tion, celle de complaire au parti qui l'avait porté aux

honneurs. Soit qu'il prisât au-dessus même des gran-

deurs, dont il s'enivrait pourtant avec complaisance,

la gloire littéraire et l'encens philosophique, le faible

du xvm° siècle; soit qu'il s'abandonnât aux préjugés

démocratiques qu'il avait sucés avec le lait, il favorisait

ouvertement les innovations les plus imprudentes et les

plus inattendues. Il "concourut par ses écrits, autant

que par son administration, à la démolition de l'édifice

L Lettre à M. de Vergennes.

Page 385: les ruines de la monarchie française 1

RËSNE DE LOUIS XVI

monarchique. Son ouvrage sur la législation des grains

est une atteinte au droit de propriété, et son compte

rendu une délation contre le gouvernement royal lui-

même. Cette Indiscrétion, fut elle fondée sur la vérité,

était une forfaiture dans un membre du conseil, à qui

l'honneur faisait un devoir de ne pas trahir la confiance

avec laquelle lui avaient été livrés des secrets d'État

qui ne lui appartenaient pas.C

Mais ce n'est pas le gouvernement qu'il prétendait<redresser. Il aspirait seulement à se venger d'une dis-

grâce méritée, et ses réquisitoires n'avaient pour objet

que d'aggraver la tâche de ses successeurs et de se

poser en victime de son zèle et de sa' clairvoyance. Il

n'avait pas laissé passer une occasion de manifester ses

sentiments d'ambition et d'envie. Il éprouvait une joiemal dissimulée toutes les fois qu'il voyait la noblesse

humiliée ou le clergé compromis. S'il ne fut pas tou-

jours le complice des trames qui s'ourdissaient dès

lors contre le trône, il les encouragea par la tendance

de ses opinions ou la faiblesse de sa résistance. Il fut

donc un des précurseurs notoires de la Révolution et

la personnification de tous les ferments qui concouraient

à dissoudre la monarchie.°

La médiocrité de son esprit et la sincérité même de

ses convictions n'excuseraient ni sa suffisance ni ses

erreurs. Homme d'État, il les eût réparées par plus

d'habileté homme de coeur, il les eùt humblement

abjurées; homme d'esprit seulement, il les eût avouées

avec franchise; tandis~ qu'il s'obstina, du fond de sa

retraite, à régenter les gouvernements révolutionnairoa

dont il avait été le complice, le serviteur et le marche-

pied, et qu'il s'oublia au point, tant sa présomption était

Page 386: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

obtuse, des'offrir pour ministre à Bonaparte après le

18 Brumaire 1,

II avait, à la vérité, publié en 1797 une sorte de pa-

linodie, dans laquelle il cherchait à atténuer des fautes

dont l'explication n'est qu'un aveu implicite L'âme

de Louis XVI était si expansive, son esprit si judicieux,

soncœur

si pur, qu'il avait ému cette nature sèche et

désenné ce glorieux On trouve, dans ses derniers

écrits, un ton de compassion sincère, sinon de remords,

et s'il eût été en son pouvoir de sauver le monarque du

naufrage de la monarchie, il est à croire qu'il s'y serait

porté de bonne foi. Mais la conséquence de sestrop

longues illusions rendait ses regrets impuissants, et sté-

rile sa tardive expérience. Les cris inarticulés de cette

conscience affaissée pouvaient-ils d'ailleurs émouvoir

les hommes de sang que des témoignages plus pathé-

tiques et des considérations puisées dans leur propre in-

térêt n'avaient pas détournés du régicide?

Lorsque M. de Yergennes, effrayé des principes dé-:

sorganisateurs que Necker avait fait prévaloir dans le

conseil, obtint du roi son éloignement, il était déjà trop

tard. Sa disgrâce ne servit qu'à le grandir et à le rendre

plus dangereux. Elle le délivra de l'obligation de tenir

1. Mémoires de Sainte-Hélène.

2. De la MuoMtOM /)'aMpaMe, tome II. Il avait adressé à ta Conven-

tion, pendant le procès de Louis XVI, un Mémoire dans lequel est

une seule chose reinarquabte, c'est l'hommage qu'il se complaît à rendre

aux desseins libéraux, à l'application consciencieuse et à toutes les

vertus du prince infortuné. <

3. A ceux qui trouveraient nos jugements impitoyables, nous répon-

dons que rien ne révolte la conscience comme les réputations usurpées.

Parmi les ministres de Louis-Philippe, il en est un qui a de singulières

afSnités avec Necker et jouit comme lui d'une estime qui tend de.

goûter de la droiture et corrompre jusqu'au bon sens.

Page 387: les ruines de la monarchie française 1

RÈGNE DE LOUIS XVI

ses promesses et de trouver desressources réelles en

dehors des théories hasardeuses et des phrases sonores

qui lui avaient tenu lieu de science pratique.

Comme ses preneurs avaient afnrmé, sans autre

garant que lui-même, qu'il était le premier financier du

royaume,on crut le voir écarté du ministère uniquement

parce qu'il était un obstacle aux dilapidations, et l'on se

persuada que seul il avait le secret de l'équilibre entre

la dépense et la recette. Il s'appliqua à fortifier ces pré-

ventions favorables par de nouveaux écrits dogmati-

ques, moins compréhensibles qu'une simple mesure de

sage administration, mais doués d'un bien plus grand

mérite aux yeux du public porté à beaucoup admirer

une fiction qui dépasse son intelligence, mais nulle-

ment une vérité triviale comme celle de l'illusion des

emprunts; car, en réalité, ils ne sont pas une abolition,

ils sont un atermoiement, une aggravation de la dette.

En s'adressant au peuple, Necker devint un oracle pour

ce peuple peu difficile dans le choix de ses amis et

ne se méfiant jamais de ceux qui le flattent autant que

de ceux qui le servent. Necker devint donc, pour un

moment, l'idole du public, et à l'engouement dont il

fut l'objet, aux louanges dont on l'enivra, il put se croire

le premier génie de son siècle. Sa vanité était assez can-

dide pour que sa conviction fût sincère mais un sim-

ple fait montré combien il était indigne de ces ovations,

c'est qu'il n'en usa ni avec générosité ni avec prudence,

et detia ses successeurs de remplir le déficit qu'il n'avait

pu combler.

Qui eût osé, en effet, continuer sans rougir un char-

latanisme banal comme celui de Necker? S'obérer pour-

gagner du temps nier son impuissance à porter un far-

Page 388: les ruines de la monarchie française 1

LES RUIKE8 DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

deau, et le déposer pour le reprendre aggravé d'un

double poids tels furent ses expédients. Un ministre

sincère ne se fait pas de ces illusions; mais en dédai-

gnant le prestige de l'agiotage Joly de Floury fut conduit

a reconnaître la nécessité de nouveaux impôts, et son ad-

ministration ne put se soutenir pendant deux ans. L'aus-

térité de d'Ormesson éprouva plus d'obstacles encore,

car il se fit scrupule de rien dissimuler sur le néant des

ressources factices, et il résigna son portefeuille au bout

de six mois. Tous les systèmes fondés sur la vérité et

tous les successeurs de Necker furent donc convaincus

d'insuffisance.

Il serait en effet resté maître du champ de bataille,

si, plus clairvoyant ou plus bardi que les autres, Calonne

n'eut entrepris de le combattre avec ses propres armes.

Il commença par recourir, comme lui, à des opérations

prestigieuses qui eurent aussi pour résultat d'éblouir

la crédulité publique. Mais il savait qu'il faudrait tôt ou

tard présenter son bilan, et il se ménagea un refuge et

un appui dans la formation d'une assemblée qui l'affran-

chirait des chicanes du parlement et prendrait sur elle

la responsabilité du remède qu'il avait résolu de pro-

poser. Cette assemblée fut celle des notables, et ce re-

mède n'était autre que celui auquel avaient dès long-

temps songé Machault et Turgot.

Toute la difficulté se réduisait à réaliser les écono-

mies praticables parmi les réformes entreprises par ce

dernier, et à régulariser l'extension, proposée par le

premier, de la contribution foncière aux domaines de

mainmorte. En supprimant d'une part les dépenses

abusives, et de l'autre en accroissant les recettes, il ne

restait plus pour les balancer qu'à faire disparaîtrele

Page 389: les ruines de la monarchie française 1

RË6NE DE LOUIS XVi

déncit en empruntant au clergé soit son crédit, soit une

avance pour le liquider. Il était sous-entendu qu'un

ordre désormais invariable préviendrait les excédants

sur les prévisions, dûment calculées, de tous les services

publicscar aux désordres de l'administration, non plus

qu'auxexcès des révolutions, nulle digue n'est suffisante

contre les infiltrations ou la violence de l'inondation.

Ce plan était si simple et fondé sur des calculs ni

clairs qLM l'opinion flotta entre la bonne foi de Calonne

et l'infaillibilité de Necker. Ce dernier put craindre

qu'onse résignât à se passer de lui aussi usa-t-il de

tout ce qui lui restait d'influence pour diffamer ce rival

audacieux, contrecarrer ses moindres opérations et lu

susciter l'animadversion des corps que l'assemblée des

notables allait réduire à la nullité. Il ne lui fut pas dif-

ficile de sympathiser avec la jalousie déjà éveillée du

parlement et les inquiétudes mêmes du clergé lui

vinrent en aide. Il n'aut donc pas de peine à trouver

des auxiliaires au sein de l'assemblée des notables; il

put, sans exciter l'indignation, se prévaloir contre son

adversaire des expédients financiers dont il avait usé

lui-même sans discrétion.

Le nouveau ministre était peu populaire; il avait été

l'un des provocateurs du pr ocès intenté à M. de La Ch a-

lotais, après les troubles de Bretagne On put donc le

donner impunément pour la créature du parti Maupeou,

un ennemi du peuple, un partisan du pouvoir absolu.

Necker, dans un lourd traité sur les finances, qui était

un cadre à son apothéose et rien de plus, eut l'en'rontcrie

de présenter son antagoniste comme un charlatan, sinon

1. C'est lui qui avait cru recoun.ntru 1 ecritmc de ce magistt'ut dans

les lettres anonymes parvenues au roi.

Page 390: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHtE FRANÇAISE

comme un concussionnaire; il oubliait que lui-même

établissait, avec la jactance d'un empirique, un insolent

parallèle entre ses compétiteurs et lui. JaïDiis l'amour

de soi ne s'était livré avec autant d'intempérance au

culte de sa personnalité et n avait atteint à ce degré de

ridicule emphase; mais la nation-la plus railleuse de

l'univers en est aussi la plus aisée à duper et la plus

opiniâtre dans ses engouements. Quand elle se passionne

pour un histrion, pour une mode, pour une chanson, il

y va de l'anathème, de la vie mémo pour le téméraire qui

ose protester contreses aveugles

admirations. Les san-

glantes querelles des jaunes et des bleus ne sont que des

jeux d'enfant auprès des hécatombes que peut opposer

aux factions du cirque celle des trois couleurs.

On ne saurait dénier à M. de Galonné le mérite d'une

sincérité plus complète et d'un aveu plus franc qu'aucun

de ses prédécesseurs sur la question du déficit. Il y avait

du courage à déclarer qu'il fallait trouver, pour le com-

bler, sept cent millions en dehors des recettes annuel-

les. Il y avait du génie à démontrer que ce sacrifice

n'aSocterait en rien la richesse du pays, si l'on voulait

capitaliser ou seulement engager une petite partie des

domaines de mainmorte et rétablir la balance des re-

cettes ave~ ~es dépenses par l'égalisation de l'impôt et

la réforme de quelques abus. Soumettre ce travail à Ja

sanction d'une Assemblée légalement convoquée était ce

que la prudence et la bonne foi conseillaient à l'habile

ministre. On évitait ainsi toute responsabilité person-

nelle, toute chicane importune de la part du parlement

et tout recours auxÉtats généraux, dont la magistrature

ne se souciait pas plus alors que la cour.

Cette Assemblée fut composée des notables les plus

Page 391: les ruines de la monarchie française 1

RÈ&KE DE LOUIS XV!

éminents de la pairie, du clergé, de la robe et de la bour-

geoisie.Elle devait délibérer sans distinction d'ordres,

et il ne tenait qu'à elle de s'attribuer l'autorité législative

quilui était conférée par le roi. Auranchie de la for-

malité surabondante de l'enregistrement, puisque la

Cour des pairs et l'élite de la magistrature coopéraient

avec elle, il lui sufnsnit de s'interposer entre le ministère

et la nation pour faire nechir toutes les volontés. Peut-

être recula-t-elle devant une si grande responsabilité;

peut-être,en se soumettant plus humblement à ses dé-

cisions, le ministre eût-il obtenu d'elle ce que les sus-

ceptibilités de l'amour-propre refusèrent à son exigence.

Ce qu'il y a de malheureusement avéré, c'est qu'elle ne

comprit pas sa haute mission; chose d'autant plus re-

grettable que son adhésion aux propositions royales

aurait eu tous les caractères do l'assentiment national.

Mais la tactique parlementaire, familière aujourd'hui

aux ministres les plus médiocres, était encore à naître.

Le cardinal de Retz et Mazarin lui-même y avaient

échoué; et Calonne se trouva dans des conditions encore

plus défavorables, entre les courtisans ennemis de toute

réforme, le parti puissant de Necker qui s'en promet-

tait d'illimitées, et les ambitieux qui, du sein de l'Assem-

blée, convoitaient la dépouille du ministre impopulaire.

Celui-ci succomba précisément pour avoir voulu mettre

un terme aux ressources usuraires et factices propres

uniquement à creuser l'abîme où venait s'engloutir la

fortune publique, et auxquelles lui-même avait eu re-

cours à son début.

L'art de rejeter sur la postérité les embarras finan-

ciers du présent est beaucoup plus capable de séduire

les esprits vulgaires que le judicieux mais obscur emploi

Page 392: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

des revenus effectifs. La mobilisation et l'anticipationdu capital éblouissent tous les dissipateurs, assez pour

accélérer leur ruine; mais ils nedaignent pas s'aperce-

voir que la pente sur laquelle ils glissent devient de

plus en plus rapide. Or l'abus du crédit public est tout

aussi décevant et beaucoup plus coupable, car le pro-

digue ne trompe que lui-même. Toute la dextérité d'un

contrôleur général des finances ne va pas jusqu'à pour-

voir aux dépenses sans produits, et à trouver des pré-

teurs sans garantie. Les financiers de nos jours ont beau

se leurrer de réduction et d'amortissement, masquer

l'hypothèque sous l'appât chimérique de l'intérêt com-

posé, et doubler ou tripler la valeur nominale de leur

signe monétaire c'esf encore l'impôt, et l'impôt seul,

qui fait la basede leurs

calculs et leur sert, en définitive,

à payer l'armée, la marine et tous les salaires, depuis la

liste civile jusqu'à la journée d'hôpital, jusqu'à l'intérèt

même de la dette publique; celle-ci, bien loin de con-

tribuer à la richesse de l'État, prélève ainsi sur le plus

net de son avoir ce qui aurait ajouté à son aisance, à sa

force réelle et à sa splendeur.

Les valeurs idéales, dont l'agiotage soutient l'illu-

sion, sont doublement onéreuses au Trésor, qui les ra-

chète au-dessus du prix perçu par lui, après les avoir fait

monter, moyennant sa fidélité à payer l'usure. Toute

cette théorie du crédit se réduit en effet à tirer sur soi-

même des lettres de change; les prêteurs les escomptent

à bas prix et ils les font ensuite payer intégralement,

grossies de tous les intérêts prélevés par les endosseurs.

Mais ce qui assure pour longtemps encore le règne do la

Bourse, c'est qu'elle supplée aux concussions tant re-

prochées aux anciens surintendants. Les fonds secrets

Page 393: les ruines de la monarchie française 1

RÈGNE DE LOUIS XVI

ne sont qu'un léger appendice aux mines abondantes

où vont puiser tous ces ministres, sortis pauvres de

leur obscurité pour y rentrer les mains pleines; et-le

cours est la seule étude qui ait marqué leur passage aux

affaires.

Avant la Révolution de 1789, la France n'avait à

subir ni autant d'impôts ni autant de salaires improduc-

tifs. Le clergé donnait au lieu de recevoir; les jugespayaient leurs charges et n'en tiraient aucun profit; la

noblesse supportait la plus grande partie des dépenses

de l'armée; l'éducation était" libre et ne coûtait rien à

l'État l'agiotage eût été mal venu de prétendre à l'exem-

ption de toute taxe et les ministres du roi absolu n'au-

raient pas osé présenter un budget dont les voies et

moyens n'eussent pas eu pour base des valeurs effectives.

L'emploi du crédit ne pouvait donc avoir alors qu'une

utilité passagère et limitée. Necker eut le premier la

gloire de l'ériger en système. Mais s'il eût été obligé de

lui donner une solution, on aurait vu qu'il ne lui res-

tait, pour dernier mot, que la banqueroute ou la confis-

cation. Tel fut en effet le dénouement que la Révolution

donna à cette combinaison sans issue.

Quant au Genevois, engagé dans les détours du

labyrinthe, il embrouilla à dessein les fils qui auraient

pu guider les pas de ses successeurs et leur laissa la

responsabilité de ses fautes. Sorti triomphant d'une

position compromise par sa présomption, il s'en pré-

valut contre eux étales défia d'y échapper. C'était abuser

odieusement de ses avantages la fausseté de ses calculs

était démontrée par l'exactitude de ceux de Galonné

ces derniers méritaient au moins d'être étudiés, puis-

qu'ils découvraient les plaies de l'État et appelaient à

Page 394: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

les sonder leconcours

des notables et le grand jour

de la discussion.

Mais, par un vertige que le délire de l'esprit d'oppo-

sition peut à peine expliquer, l'Assemblée repoussa, en

haine du ministre, des propositions dont elle reconnais-

sait l'urgence' et dont elle proclamait la nécessité.

C'était une déclaration d'incompatibilité personnelle qui

pèsera sur la mémoire de .cette première Assemblée

délibérante, laquelle abjurait sa mission et se vouait à

l'impuissance. Le parti qui la dirigeait, grossi de toutes

les ambitions rivales, égaré par les assertions menson-

gères de Necker et les insinuations intéressées de

Brienne, reprochait à Calonne d'avoir dissipé les réser-

ves que son prédécesseur avait laissées dans les caisses.

Il eut beau prouver le néant de ces économies et dé-

montrer que les emprunts, en garnissant momentané-

ment les caisses, augmentaient en fin de compte le défi-

cit on s'en prit à lui seul du mal qu'il n'avait pas causé,

mais qu'il avait le courage d'avouer. La cour avait es-

péré d'abord le trouver facile sur ses prodigalités elle

l'abandonna dès qu'elle le vit entrer dans la voie des

réformes. Le parlement, qu'il avait inquiété sur sa

compétence en créant, à côté de lui, un pouvoir annu-

lant le sien, se ligua avec ses ennemis; enfin on sus-

cita contre lui un orage de nature à lui rendre désormais

l'administration impossible.

Cependant Louis XVI, autant par la répugnance qu'il

éprouvait à reprendre Necker que par sa connaissance

personnelle de l'état critique de ses finances, se refusait

à sacrifier Calonne. La mort lui enleva précisément à

cette époque le seul serviteur fidèle qu'il eût dans le

conseil. M. de Vergennes, que le portefeuille des

Page 395: les ruines de la monarchie française 1

affaires étrangères avait mis à même de découvrir les

dispositions malveillantes de la plupart des cabinets de

l'Europe pour la France, avait entrevu les fils de la vaste

conspiration qui menaçait le trône, et déjoué les me-

nées encore timides de la faction d'Orléans. Il avait con-

seillé la convocation des notables comme un moyen

de déconcerter tous les complots, et applaudi au

plan de Calonne comme à l'unique et extrême remède

au désordre des finances. Mais quand il vit l'Assemblée

abdiquer sa mission il désespéra de l'avenir. Il est avéré

que l'inquiétude et le chagrin conduisirent cet honnête

citoyen au tombeau, et que son maître, déjà marqué

du sceau de la fatalité, découragé de tant d'efforts sté-

riles, de bienfaits méconnus et de changements sans

résultat, exprima à haute voix. près du cercueil de son

ami, le regret de lui survivre.

Calonne, privé du plus ferme appui qu'il eût dans

le conseil, se trouva donc désarmé en face du parti qui

s'était formé dans l'Assemblée même des notables pour

s'emparer de la direction des affaires. Ce parti se com-

posait des archevêques de~ Narbonne, d'Aix et de Bor-

deaux, et était soutenu par le garde des sceaux Hue de

Miroménil. On y intéressa le confesseur de la reine,

qui elle-même crut contribuer à la tranquillité du roi

en appuyant les prétentions de Loménie de Brienne &

la succession de Calonne.. 1

C'était l'époque des plus odieuses diffamations contre

cette malheureuse princesse. La France étant intervenue

dansun différend qui s'était élevé entre la Hollande

et Joseph II, on saisit cette occasion pour accuser la

1. Au sujet de navigation de t'Escaot.

RÈGNE DE LOUIS XVIpf

Page 396: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

soeur de l'empereur de lui prodiguer les trésors de la

France. Cette calomnie. se propagea avec les libelles

infâmes qu'un&main inconnue faisait circuler clandes-

tinement. Necker, de son côté, tout en publiant tant de

pamphlets séditieux, semblait, par son silence, autori-

ser des imputations nées sous son ministère. Il savait

mieux que personne combien elles étaient fausses, et

l'honneur, à, défaut du devoir, lui commandait de jus-tifier sa souveraine, en raison de l'autorité de son

témoignage dans le parti qui la poursuivait avec tant

d'acharnement. Mais il ne voulut pas compromettre

sa popularité, et peut-être crut-il voir dans cet abais-

sement de ce qu'il y avaitde plus élevé un moyen d'ac-

croître son importance, de se rendre nécessaire ou de se

venger.

Le roi, profondément indigné des injustices dont

l'auguste et vertueuse compagne de ses tribulations était

sans cesse poursuivie, se montrait d'autant plus em-

pressé de lui complaire, et l'archevêque n'eût pas eu

d'autre recommandation, qu'il aurait pris plaisir à lui

donner ce témoignage public de sa déférence. Toutefois

Loménie de Brienne était porté par un parti puissant

à la cour; il s'était successivement attaché à Turgot, à

Necker et à Calonne lui-même; tout promettait donc,

dans sa longue collaboration, assez d'expérience prati-

que et d'autorité morale pour surmonter les difficultés

opposées jusqu'alors aux intentions du souverain et aux

propositions de ses ministres. Louis XVI eut donc

quelque raison d'espérer qu'il aurait doublement à se

féliciter de son choix et de l'occasion d'échapper aux

obsessions des partisans de Necker.

Cependant le nouveau ministre ne pouvait, pas plus

Page 397: les ruines de la monarchie française 1

RÈGNE DE LOUIS XVI

qu'un autre, pourvoir aux dépenses sans recettes, ni

emprunter sans donner des gages, ni..liquider sans

payer. Les notables eurent beau l'assister de leur con-

cours et proclamer que leur opposition aux plans de son

prédécesseur avait été purement personnelle, ce bon

vouloir ne tenait lieu ni de ressources réelles ni de

talents pour y suppléer. Il ne servit qu'à mettre en

lumière l'insuffisance du ministre. Le prélat avait mon-

tré plus de présomption que d'aptitude et plus d'am-

bition que de génie. Il n'avait ni assez d'habileté ni

assez de courage pour dominer des difficultés sous les-

quelles des hommes plus capables avaient succombé.

Sa vie frivole et licencieuse était incompatible avec

un travail sérieux et suivi. Plus remuant qu'actif et

plus tranchant qu'expérimenté, il passait de la vio-

lence à la faiblesse, se heurtant à tous les obstacles

et trébuchant à chaque pas. Il voulut être cardinal,

comme l'avaient été Richelieu, Mazarin, Dubois et

Fleury; mais il n'eut ni la fermeté du premier ni l'a-

dresse ou la prudence des autres. Il ne sut ni vivre ni

mourir ministre comme eux.

Après avoir usé de tous les expédients pour reculer

la crise inévitable d'un déficit dans les recettes, il fal-

lut en revenir aux aveux de Calonne, demander assis-

tance aux domaines de mainmorte et à l'impôt, et

retomber dans les menaces de réformes qui avaient

soulevé tant d'opposition. Mais, dans l'intervalle, l'As-

semblée des notables avait été dissoute, et, privé de ce

puissant auxiliaire, le ministre se trouva isolé et vaincu

avant de combattre, entre le clergé qui n'entendait

céder aucun de ses priviléges et le parlement auquel

il fallait soumettre les avis du conseil.

Page 398: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

Cette compagnie, alors dessaisie de son importance,

se vengea par son refus d'enregistrement des alarmes

que lui avait causées l'interposition d'une Assemblée

souveraine dont les décisions auraient accoutumé le

roi à se passer des siennes, et suggéré peut-être la pen-

sée de réduire sa compétence aux fonctions judiciaires.Ce

corpsavait toujours abusé de ses attributions poli-L

tiques pour entraver l'action nécessaire du pouvoir, et

il jugea l'occasion favorable pour faire consacrer son

droit de véto. Mais c'est en l'exerçant avec innexibilité

qu'il l'a compromis et rendu incompatible avec la rai-

son d'État. Dans cette dernière lutte, il dédaigna toute

explication qui aurait, pu modifier son refus, amener

une transaction et venir en aide à la détresse du gou-

vernement par des concessions préparées à l'amiahle.

Le ministre, poussé à bout, prit le parti désespéré

de renouveler le coup d'État du chancelier Maupeou.

Or les lits de justice avaient perdu de leur prestige

depuis le rappel des magistrats auxquels le dernier,

tenu par Louis XV, avait ménagé un retour triom-

phal celui que le cardinal de Brienne conseilla à

Louis XVI fut accueilli par d'insolentes protestations.

Le ministre essaya de la corruption et de la menace,

de la dissolution et du bannissement; mais il n'avait

ni la ténacité de Maupeou ni le savoir-faire de Mazarin.

Tous ses coups d'Etat avortèrent, et la cour plénière

qu'il voulut opposer au parlement, bafouée et tuée de

ridicule avant d'être organisée, ne valut à son inven-

teur que des approbations honteuses et des refus hu-

miliants.

On affecta de méconnaître les embarras réels du

gouvernement et de ne lui tenir aucun compte de sa dé-

Page 399: les ruines de la monarchie française 1

RÈGNE DE LOUIS XVI

T.L 23

férence envers le corps de la magistrature dont il solli-

citait les conseils et le concours. On oublia que le roi

lui-même s'était vu dans la nécessité de 'faire violence

au parlement pour soulager son peuple, et qu'il n'avait

fallu rien moins que la solennité d'un lit de' justice

pour lui faire enregistrer l'édit du 12 mars 1776, qui

supprimait les corvées. L'opposition ne pouvait moti-

ver son ajournement par des raisons puisées dans les

considérations mêmes qui exigeaient une solution Im"

médiate; elle se retrancha sous le prétexte d'incompé-

tence du pouvoir souverain à s'arroger le droit exorbi-

tant de se mettre au-dessus des lois -.et des coutumes

consacrées par la tradition.

De telles remontrances étaient évidemment subtiles

et offensantes; mais plutôt que de s'en départir et de

se prêter à une transaction que l'intérêt public comman-

dait, la faction qui avait jeté ce défi à l'autorité sou-

veraine fit appel aux États généraux plutôt que de re-

culer.

Ce signal retentit dans tout le royaume, et tous les

ordres y répondirent avec une telle unanimité que le

refus du monarque eût paru un déni de justice et

un acte de despotisme intolérable. Le cardinal do

Brienne avait laissé transpirer la résolution de porter

la main, en désespoir de cause, sur les biens du clergé;

cela suffit pour le lui aliéner et l'engager à se joindre

au parlement. Non-seulement l'Assemblée générale du

clergé adhéra au vœu émis par ce dernier, mais elle

fit parvenir au roi des représentations qui, bien que

respectueuses dans la forme, n'en étaient pas moins

impératives. On y remarqua cette phrase révolution-

naire dont les faits ont déterminé le sens « Votre

Page 400: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

gloire, sire, n'est pas d'être roi de France, mais ro

des Français M

Cette déclaration inattendue fut ce qui décida

Louis XVI, dont laperplexité

était extrême. Aban-

donné de ses défenseurs naturels et ne trouvant dans

les magistrats, dans la noblesse et dans sa cour

même qu'une coalition et presque une révolte con-

tre son autorit-é, il crut qu'un pareil vœu, si hautement

appuyé par le sacerdoce, engageait sa conscience et,

malgré sa répugnance instinctive, il s'y résigna.

Ainsi le clergé fut des premiers à donner le signal

de sa ruine et de celle de la monarchie. Ce n'est pas

qu'il eût à craindre du gouvernement ni violation

de ses droits ni confiscation de ses biens; il avait

la qualité et l'autorité légales nécessaires pour défen-

dre ses propre intérêts et peser, dans sa sagesse,

ceux de l'État. Il eût donc été juge de la mesure des

sacrifices qu'il pouvait s'imposer. Il était assez riche

pour n'être pas appauvri par la sécularisation de quel-

ques couvents déserts, le retranchement de quelques

grosses prébendes sans'charge d'âmes et la réduction

de quelques evêchés dont l'opulence était une simonie.

Mais il ne s'aperçut pas qu'en s'isolant du trône il se

livrait sans défense aux attaques de la cupidité. Il ne

comprit pas qu'en disputant la moindre parcelle de ses

biens il excitait à les prendre tous et qu'ils étaient déjà

ouvertement convoités.

Cette dernière défection révéla l'imprévoyance du

ministère. La résistance était partout, dans la province

comme à Paris, dans le peuple comme dans les deux

premiers ordres. Des troubles sérieux éclatèrent en

même temps en Béarn, en Dauphiné et en Bretagne.

Page 401: les ruines de la monarchie française 1

RÈGNE DE LOUIS XVI

A Vlzille, plus de cinq cents gentilshommes, à la tête

desquels figurait l'archevêque de Vienne, signèrent une

protestationcontre les ministres. A Rennes, les de

Guat, les Cicé, les La Fruglaie, les Montluc; à Paris,

les Rohan, les Luxembourg, les Clermont-Tonnerre,

les La Rochefoucauld, les de Luynes, les Fitz-James,"3

se jetèrent dans le mouvement. Le barreau, le com-

merce et les gens de lettres s'y précipitèrent après eux i

de sorte que le roi se trouva seul, un moment, au

milieu de quelques ministres sans énergie, abattus sous

la réprobation universelle.

Leur renvoi était inévitable; mais Necker l'était1

aussi, et tout concourut à l'imposer au roi. Il avait

grandi dans le tumulte, qu'il n!avait cessé d'exciter par

ses écrits. Il se proclamait naïvement le sauveur de la

France, et le peuple l'appelait à grands cris. Sa popula-

rité était telle que tout le conseil, et Loménie le pre-

mier, engagea le roi à le reprendre. Le comte de Mercy,

envoyé de Vienne, et le comte de Dorcet, envoyé de

Londres, firent tant, par leurs conseils et leurs instances,

que les serviteurs les plus dévoués de Louis XVI et la

reine elle-même combattirent sa répugnance. Il se rési-

gna plus qu'il ne consentit. « On me force à le rappe-

ler, s'écria-t-il avec amertume; mais on s'en repentira.

Je suivrai ses conseils Dieu sait ce qui en résultera »

Du jour où Louis XVI accepta Necker, il abdiqua.

Cet insolent ministre était si sûr de son empire qu'il re-

fusa de faire partie du conseil comme chargé spéciale-

ment du portefeuille des finances.. Le premier acte de

Sa dictature fut d'en exclure ceux qui l'y avaient ap-

1. Histoire du règne de Lotds XVI pendant qu'on pouvait diriger la

liéoohttion, par Joseph Droz.

Page 402: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

pelé, et le second de supprimer les grands bailliages et

de rappeler le parlement. Cette ovation s'exécuta au

milieu des acclamations de la populace ameutée, brûlant

en effigie l'archevêque de Sens vêtu de ses habits pon-

tificaux, et le garde des sceaux en simarre '1

Mais le fait qui domina le second ministère de

Necker fut la convocation des États généraux. Les pre-

mières questions qui s'offrirent aux méditations du con-

seil trahirent la profonde ignorance du ministre sur les

institutions de la monarchie. On rappela les notables for-

mant la précédente assemblée, pour les consulter sur

quelques points délicats; mais leur avis sur le vote par

ordre ne fut pas respecté,et celui du parlement qui,

en enregistrant l'édit de convocation pour le 7 mai 1789,

fit réserve des formes consacrées par les États de 1614,

n'eut pas plus d'autorité. Le premier acte de l'Assem-

blée fut de contester ces formes conservatrices de la

prérogative royale, et le second d'introduire le vote par

tête, c'est-à-dire de commencer par supprimer les or-

dres de la noblesse et du clergé. Quand MM. de Mont-

morin, Mounier, Malouet et Bergasse demandèrent

qu'on formulât un plan de réformes dont le roi conser-

verait l'initiative, Necker, incapable de concevoir un pro-

gramme, s'y refusa sans daigner en donner la raison;

et lorsque Mirabeau se joignit à eux pour proposer la

division de l'Assemblée en deux Chambres, ce grand

ministre leur répondit avec fatuité « qu'il lui fallait

avant tout de l'argent et du crédit ».

1. Les sarcasmes et les quolibets ne tarissaient pas sur ces deux mi-

nistres. On donna le nom de Brienne à une épidémie courante; el le

nom du roi lui-même fut, pour la première fois, livré aux railleries de

la place publique.

Page 403: les ruines de la monarchie française 1

BÈGNE DE LOUIS XVI

Cependant cet homme si dédaigneux et si suffisant t

ne se trouva pas une seule fibre d'énergie ni une seule

pensée politique pour contenir, éclairer, éluder ou diri-

ger les empiétements de cette Assemblée sans retenue

et sans expérience. Il la fatiguait de longs discours à sa

propre louange et courait au-devant de toutes les conces-

sions. Il ne prévoyait rien et ne s'opposait à rien. Quand

le roi lui confiait ses secrètes anxiétés, il lui répondait

avec cette placide confiance d'un pédant qui se croit

infaillible « Encore un peu de temps, sire, et tout ira

bien! » Mirabeau fit une démarche auprès de lui pour

essayer de lui faire comprendre la gravité de la situa-

tion et lui offrit peut-être son concours alors tout-

puissant mais, stupéfait de son inintelligence, il ne put

retenir, en sortant de son cabinet, cette saillie de son

ambition désappointée qu'il jeta au groupe de fami-

liers réunis dans son antichambre « Votre homme est

un sot1!» »

Convaincu de son impuissance parlementaire, Necker

ne put conserver la direction du conseil, et le porte-

feuille échappa pour la seconde fois à ses mains débi-

les. Cette mesure tardive pouvait encore être salutaire

à la monarchie, s'il était resté auprès du roi quelque

influence assez fortement trempée et assez hardie pour

choisir au sein de l'Assemblée, et parmi ses organes les

plus populaires, un ministère qui ne pouvait plus so

recruter en dehors sans exposer à la défiance des partis,

des hommes indécis, des courtisans blasés ou des capa-

cités suspectes. Mais Vergennes n'existait plus, et le

1. Cette boutade attribuée à Mirabeau par l'auteur est confirmée

par Malouet dans ses Mémoires; elle se produisit dans les circonstancesles plus intéressantes. Tome I, page 316. Note de l'éditeur.

Page 404: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DR LA MONARCHIE FRANÇAISE

monarque découragé demandait successivement à toutes

les factions qui dominaient cette Assemblée quelque

homme de bien et d'intelligence avec qui il pût se con-

certer dans une pensée commune de conciliation et de

salut public. Cette mutabilité, signe avant-coureur de

toute désorganisation, était encore aggravée par les in-

compatibilités les plus prononcées. Les créatures de

Necker furent maintenues dans les emplois secondaires,

et les ministres désignés pour lui succéder, La Porte,

Foulon, de Breteuil, etc., ne furent que des victimes

signalées à la fureur du peuple.

Aucun homme supérieur ne surgit donc de ces re-

maniements incomplets, ni aucun génie prévoyant du

sein de ces novateurs téméraires qui soumettaient la

France à la périlleuse épreuve d'un rajeunissement

impossible. Nul, si ce n'est Mirabeau peut-être, ne me.

sura la portée du mouvement imprimé à la société.

L'infortuné Louis XVI avait, à son avènement, ébau-

ché tant de réformes radicales et prématurées; il s'était

résigné, malgré ses répugnances, à subir la médiocrité

orgueilleuse de ce banquier génevois qu'il estimait si

peu et jugeait si sainement par quelle circonspection

tardive n'eut-il donc pas la pensée d'échapper tout à

coup aux coteries qui l'obsédaient, aux entraves qui

comprimaient ses généreux desseins, pour se confier

résolûment à quelque jeune conseiller possédé, comme

lui, de la passion du bien, à quelque âme ardente,

altérée comme la sienne du désir d'être aimée et béuie

du peuple, à quelque intelligence sympathique enfin,

capable de réaliser les rêves de son imaginationet

d'étancher sa soif de popularité ? Il n'est pas d'ambi-

tieux, de factieux même, qu'unemission si haute,

Page 405: les ruines de la monarchie française 1

RÈGNE DE LOUIS XVI

une confiance si honorable et un but si glorieux n'eussent

animé d'une noble audace et d'un dévouement héroïque

Dès qu'il fut démontré que la Révolution ne pouvait

plus rétrograder, il ne restait d'autre parti à prendre

que de se mettre à sa tête et d'en prendre la direction,

fût-ce en précipitant sa marche. Cotte chance était si

généralement comprise que la voix publique finit par

désigner au désespoir de la cour le plus hardi promo-

teur de la Révolution, celui qui en avait créé la langue

et qui seul avait la force de la dompter, si elle était en-

core disciplinable. L'Assemblée, devenue factieuse,

avait fait à Mirabeau l'honneur de le craindre assez pour

adopter un décret préparé en vue dè lui seul, celui qui

excluait tout député aux États généraux des conseils du

roi. Pour un gouvernement clairvoyant et encore assez

fort pour oser se défendre, cette exclusion était un trait

de lumière. Le choix seul de cet homme était un coup

d'État, et son audace la dernière planche de salut.

Il y avait déjà beaucoup de temps perdu et la situa-

tion s'était fort aggravée, lorsque le comte de La Mark,

secondé par quelques amis dévoués de la reine, décida

Louis XVI à se mettre en rapport avec Mirabeau

Cette démarche était décisive et n'admettait ni réserve

ni hésitation. Dès que lui-même acceptait l'attitude pro-

voquante qu'elle lui conférait, c'est qu'il en avait calculé

la portée. Il n'y avait donc à lui mesurer ni le temps,"

ni la confiance, ni le pouvoir. Les résolutions rapides

qui devaient révéler son entrée au ministère auraient

déconcerté les oppositions, et il est à croire que les res-

seurces seraient sorties de la crise elle-même. Mirabeau

1. Le comte de Mercy, l'archevêque de Toulouse, etc. (Mémoires du

eomte de La Mark, 2 vol. in-8.)

Page 406: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

était-il moins populaire et moins habile que Bailly, que

Lafayette, que Robespierre, dont le règne absolu se

substitua sans résistance à l'autorité royale ?-Le peuple

de 1791 était-il moins crédule, moins dupe, moins mo-

bile que celui de t793, de 1800 et de 1830? Il est pro-

bable, au contraire, que l'étonnement et la sympathie

des masses pour ce qui est inattendu et audacieux au-

raient précipité le mouvement et facilité l'effort suprême

de la royauté pour l'honneur et le salut de la couronne.

On pouvait s'en reposer sur Mirabeau de l'art qui

consiste à manier les esprits et à dominer les opinions.

Cotte réaction eût été, comme tant d'autres, le complé-

ment, la réalisation, le couronnement de la Révolution.

On ne peut méconnaître la supériorité de cette intelli-

gence d'élite, si malheureusement dévoyée. Mirabeau

avait l'amour de la gloire, cette probité des ambitieux.

Ce n'est pas avec de l'argent, c'est avec de la confiance

qu'on pouvait lui donner tout son essor S'il a fait

tant de mal à son pays, c'est moins pour avoir pro-

clamé les principes de liberté et de constitution dont

une longue oppression avait pénétré son âme énergique

et passionnée, que pour s'être mépris sur la vulgarité

des esprits médiocres et bassement cupides qu'il avait

acceptés pour auxiliaires. Ses discours sur la nécessité

du véto royal, sur la tyrannie des Assemblées 2, sur

la participation des ministres aux délibérations parle-

mentaires, prouvent combien l'institution monarchique

dominait sa pensée. La fougue du tribun a pu dépasser

1. Chaque note remise au roi témoigne de son impatience ou de son

découragement devant tant d'hésitations et d'occasions perdues.

2. « J'aimerais mieux vivre à Constantinople qu'en France, si rien

n'y arrêtait le pouvoir d'une Assemblée unique »

Page 407: les ruines de la monarchie française 1

RÈGNE DE LOUIS XVI

le but, lorsqu'il avait à vaincre des résistances mais

jamais l'homme d'État n'a négligé les points d'appui

sur lesquels il se proposait d'asseoir son futur ministère

« Vous verrez, écrivait-il à M. Mauvillon, que ce qui

n'a dû vous paraître que les aperçus électriques d'une

tète ardente était la combinaison d'une volonté pré-

voyante 1. »

Il est impossible de préciser, après les événements

accomplis, ce qu'un tel caractère, armé d'une autorité

illimitée, eût fait de l'Assemblée et de la Monarchie

mais si les détails de son entretien avec Monsieur, depuis

roi, sont exacts, et rien n'en peut faire suspecter la

sincérité 2, – il dut inspirer assez de confiance pour faire

accepter l'épreuve de son énergie; en lui mesurant cette

confiance par des hésitations inopportunes et des lar-

gesses inintelligentes, on énervait son génie et l'on

perdait l'unique et dernière chance de salut que la Ré-

volution elle-même eût ménagée à la royauté, dans le

concours de son tribun le plus populaire et le plus au-

dacieux.

Quoi qu'il en soit, on vit après lui la Révolution se

ruer sans direction sur ce qui restait des débris de

l'ancien édifice social, dévorer les uns après les autres

ses partisans dévoyés puis, livrée à l'énergie sauvage

des plébéiens les plus ignorants, tomber des mains

de quelques pédants pusillanimes dans celles des fréné-

tiques les plus stupides. Seuls, en effet, de tels mons-

tres pouvaient manier sans frémir cet instrument de

1. Mémoires sur Mirabeau, son père, son oncle, etc., par M. Lucas de

Montigny.

2. 2 vol. in-8. Les collecteurs de ces documents historiques n'en

garantissent pas l'authenticité, mais ne les inventent pas.

Page 408: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DR LA MONARCHIE FRANÇAISE

mort et le tourner contre eux-mêmes, après l'avoir

émoussé sur les cadavres de leurs dernières vic-

times.

Mais, on peut le conjecturer sans témérité, Mirabeau

n'eût pas saisi le pouvoir pour n'en rien faire, se gor-

ger, comme la plupart des ministres, dans le festin

plantureux de leur importance relative, des jouissancesdu patronage et des hommages de leur clientèle. Il

n'eût pas, comme Necker, affaibli l'autorité par de

lâches concessions et trahi'la royauté par des flatteries

perfides et des révélations criminelles. Si le trône se fût

écroulé dans ses mains, c'eût été du moins sans les

douleurs prolongées de l'opprobre et de l'agonie; il

n'eût pas insulté la monarchie expirante, et toujours il

aurait su la défendre.

Voilà cependant- sur quelles ignominies s'est élevée

l'éblouissante réputation du ministre génevois. Sa pre-

mière sortie du conseil fut signalée par des attaques di-

rectes et continues contre le gouvernement qui répudiait

ses services. Ce système de diffamation, pour être resté

impuni, n'en est pas plus justifiable; et si celui qui

prétendit s'en prévaloir dans l'intérêt même de l'admi-

nistration, avait seul, en effet, le secret de la tirer de

l'abîme, il eût été plus concluant de le publier. Mais ni

son premier ministère, qui a duré cinq ans, ni le second,

qu'il avait emporté d'assaut, ne lui ont inspiré la pen-

sée d'une si noble vengeance. C'est qu'en effet il n'avait

en lui ni le talent de l'administrateur, ni le coup d'œil

du financier, ni le génie de l'homme d'État;- forcé de

remettre une seconde fois le portefeuille qu'il avait re-

conquis par les armes, s'il ne protesta point par des

récriminations, il le fit par une ovation populaire et une

Page 409: les ruines de la monarchie française 1

RÈGNE DE LOUIS XVI

I

véritable insurrection. Son buste et celui du duc d'Or-

léans furent portés triomphalement dans les rues de

Paris, et les faubourgs soulevés trouvèrent des mains

officieuses pour les soudoyer et des chefs improvisés

pourles conduire. r

Bientôt cette populace se rua sur les boutiques des

armuriers et sur le garde-meuble. Munie de fusils

et gorgée de pillage, elle se dirigea sur la Bastille,

gardée par quelques vétérans inoffensifs; et, comme`

trophées d'une victoire sans combat, des têtes coupées

furent promenées au bout des piques, cortége digne des

deux effigies qui étalaient en avant des colonnes d'as-

sassins parcourant la ville épouvantée les noms d'un

prince du sang et d'un ministre félons`

Tandis que l'on traquait dans leurs domiciles les aris-

tocrates destinés aux hécatombes commencées aux gibets

de Foulon, de Flesselle et de Berthier, la magnanimité

nationale ouvrait les geôles aux prisonniers d'État et

les recommandait avec ostentation à la sensibilité du

hon peuple qui la représentait. C'étaient les marquis de

Sade et de Beauvais avec quelques autres, victimes du

pouvoir arbitraire qui les avait protégés, par des lettres

de cachet, contre la flétrissure d'une condamnation

méritée •

L'exemple de la capitale fut.suivi dans les provinces,

et la fédération y fut célébrée par l'incendie des châteaux

et la proscription ou la mort des châtelains. Des déla-

tions et une terreur combinées poussèrent la noblesse,

t. La Bastille avait déjà été prise, sous la Fronde, par le grand peu-

ple de Paris. « Elle fat défendue par vingt-deux soldats qui ne tuèrent

personne et forcée par six canons qui ne tirèrent pas. » (Note des

Mémoires déjà cités.)

Page 410: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

sur quelques points, à une résistance impossible; sur

tous les autres, à la fuite ou à l'émigration.

Pressé par le duc de-Liancourt de se rendre au sein

de l'Assemblée, en témoignage de sa confiance en elle,

Louis XVI eut la douleur et l'humiliation de s'y voir

imposer une troisième fois Necker pour ministre. Ce

triomphe du Génevois devait être le dernier, mais il le

savoura avec une ivresse d'orgueil qui débordait sur

toute sa personne. « On le voyait se pavaner, avec sa

femme et sa fille, dans un carrosse qui semblait traîner

celui du roi à la remorque, et le public, tout prévenu

qu'il fût en sa faveur, en parut justement blessé 1. »

Mais il ne fit rien pour soutenir ce rôle important

dont la Révolution et sa propre vanité l'avaient affublé.

Chaque jour plus décontenancé, il ne savait à quel parti

se vouer. S'il intervenait dans un procès politique, tel

que celui de Bezenval, c'était pour y perdre un reste de

popularité. S'il paraissait dans les comités, c'était pour

y être bafoué. Il balbutiait des apologies maladroites,

tantôt pour, tantôt contre le véto, et ne montait à la

tribune que pour fatiguer son auditoire de ce qu'il avait

fait, de ce qu'on lui devait et de ce qu'il lui fallait faire

encore pour achever sa tâche.

Il tomba enfin sous les sarcasmes impitoyables de

Mirabeau. Cazalès, dans une de ses plus véhémentes

improvisations, lui reprocha, aux applaudissements de

la Révolution elle-même, de fuir honteusement devant

les périls qu'il avait amassés sur la tête du monarque.

Ce n'est pas le roi qui le congédia, mais le mépris pu-

1. Mme Necker Écrivait à M. Germani, le 8 octobre « Nous avons

été obligés de nous servir de la canaille. (Mémoires sur le jacobinisme,

tome IV.)

Page 411: les ruines de la monarchie française 1

RÈGNE DE LOUIS XVI

blic qui le força de se retirer. Le dégoût avait remplacé

l'admiration, et il n'emporta de sa réputation colossale,

au fond de sa retraite de Coppet, que la notoriété de

son insuffisance.

Quant à Louis XVI, il ne régnait déjà plus. Ce prince,

couronné avant l'âge de l'expérience, salué, à son avé-

nement, des noms de Père du peuple, de Louis le Bien-

faisant, de Restaurateur de la liberté française, devint

bientôt Louis Capet, M. Véto, Louis le traître et

Louis le dernier. A ce souverain débonnaire, qui n'eut

que des vertus, il fut prodigué plus d'outrages et in-

fligé plus de souffrances qu'aux plus cruels tyrans et

l'histoire peut lui appliquer plus justement qu'au roi Agis

lui-même ces tristes paroles d'Agésistrate « Oh mon

fils, c'est l'excès de ta piété, de ta douceur, de ton

humanité, qui t'a perdu et nous a perdus avec toi »

Page 412: les ruines de la monarchie française 1
Page 413: les ruines de la monarchie française 1

GÉNIE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

CRIMES ET DÉCEPTIONS DE SES SECTAIRES

r

La société française avait atteint, avant la Révolu-

tion, les dernières limites d'égalité civile et de liberté

queues utopistes de la démocratie aient jamais rêvées

dans leurs jours de bon sens, de lucidité et de franchise

nul n'était gêné par la loi dans le plein exercice de ses

droits privés. Quiconque n'attentait pas à la sécurité

publique ou n'empiétait pas sur les droits d'autrui ne

pouvait être inquiété, ni seulement menacé dans les

siens, sans que la vigilance du magistrat ne fût en me-

sure de répondre à son appel. Aucune distinction de

rang ou de classe n'eût été de nature à restreindre cette

indépendance individuelle, et la licence des mœurs et't

des discours n'était comprimée par aucune loi préven-

LIVRE II

`

Monstrum horrendum, informe, ingens, cui

lumen ademptum.l

CHAPITRE PREMIER

DE LA FRANCE AVANT 1789

(Virgile, Enéide, liv. III.)

Page 414: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

tive. On pouvait même, sans grand péril, médire à tort

et à travers de l'autorité publique, censurer ses actes et

chansonner ses ministres. On a souvent dépassé impu-

nément, dans ces satires, les bornes de la modération

et de la pudeur; et si quelques écrits séditieux ou im-

pies ont été réprimés, c'est avec beaucoup plus de man-

suétude et moins de sévérité que n'en ont mis les gou-

vernements prétendus populaires ou démocratiques à

repousser les. attaques les moins offensives et souvent

les plus fondées. La Révolution a donné, sur ce point

et dans toutes les occasions, la mesure de sa tolérance.

La peine de mort a été la seule réponse qu'elle ait dai-

gné faire aux plaintes les plus timides et aux reproches

les plus mérités, comme aux arguments les plus irréfu-

tables. >,

Que cette aménité de mœurs sous l'ancien régime fût

la conséquence de la diffusion des richesses plus que des

institutions, de l'influence des lettres plus que des doc-

trines égalitaires, elle en était arrivée à l'état de fait

généralement accepté. Dans les salons, dans les cités, à

la cour même, toutes les démarcations de classe étaient

effacées par l'usage autant que par la courtoisie; l'édu-

cation, la fortune acquise ou les fonctions obtenues de

la confiance du prince, le goût des arts et la considéra-

tion personnelle tenaient lieu de distinctions et rap-

prochaient tous les rangs. Ce triomphe des idées sur

les conditions hiérarchiques, encore légalement recon-

nues, descendait insensiblement de la capitale dans la

province, des plus grands aux plus petits, et les plus

haut placés étaient les plus empressés à descendre, à se

distinguer par les qualités de l'esprit qui s'étaient insen-

siblement substituées à toutes les supériorités.

Page 415: les ruines de la monarchie française 1

DE LA FRANCE AVANT 1789

T. I. 26

Il ne restait qu'à régler cette égalité tacite et de bon

goût, lorsque la Révolution est venue la compromettre

en l'exagérant et manquer le but en le dépassant.

Il est devenu ridicule de faire, de l'inégalité des

conditions, un des griefs reprochables à l'ancien régime,

depuis que les notables du nouveau, sortis de bas lieu

pour la plupart, ont fait curée de titres et de décora-

tions qui ne s'accolent pas sans effort à <ies noms et à

des formes d'origine trop accusée car^ si la noblesse

révolutionnaire n'a ni l'élégance ni l'urbanité du gen-

tilhomme né et du chevalier courtois, son luxe, sa

morgue et son ignorance rivalisent fièrement avec les

mœurs farouches du tyran féodal le plus dramatique.

Cette race de patriciens a-t-eUe sur la France un

droit de conquête qui assure à sa postérité les bénéfi-

ces de la prescription? C'est une question qu'il ne nous-

est pas donné de résoudre, car l'avenir n'appartient

qu'à Dieu. Mais elle ne se fonde, en attendant, que

sur une inconséquence qui tient du parjure et serait

odieuse si elle n'était burlesque. On sait trop bien d'où

elle sort pour qu'elle fasse illusion, même à ceux qui en

héritent. La démocratie de la veille déteint sur l'aristo-

cratie du lendemain et imprime à son attitude et à tous

ses actes on ne sait quoi de gauche et de compassé qui

trahit sa grossièreté native. C'est ce qui explique les

inconséquences de tant de dignitaires improvisés qui,

en dépit de leur gravité sénatoriale, conservent leurs

habitudes de parcimonie bourgeoise et leurs rancunes

roturières. Ils se sont affublés de tous les titres qu'ils

avaient proscrits avec indignation quand ces titres frois-

saient leur fierté égalitaire. Ils se gourment sous leurs

plaques et leurs cordons, étalés comme des dépouilles

Page 416: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

opimes. Mais cette ostentation de mauvais goût aigrit

et laisse deviner le chagrin que les ronge. Ils vou-

draient avoir des vassaux et n'ont que des clients. Leur

orgueilféodal en est réduit à s'incliner devant la suze-

raineté d'un électeur ou d'un commis, et chaque fin de

mois les retrouve agenouillés devant un salaire. Ils n'ont

jamais assez de pourpre et d'or pour cacher les stigmates

de leur servilité première et croient que ceux mêmes qui

briguent leur patronage se souviennent de leur nudité.

Les anciens dominateurs de la Gaule ont pu être

impérieux et parfois oppresseurs, mais ce sont des jon-gleurs et des affranchis qui les remplacent, et leur inso-

lence n'est pas toujours couronnée de lauriers. La force

participe de la vertu elle est naturellement protectrice

et tolérante, parce qu'elle a foi en elle-même, tandis

que le jong de la ruse n'est jamais assez lourd pour

rassurer sa pusillanimité. Celui des parvenus est le moins

supportable, parce qu'ils ont la conscience de leur lias-

sesse et sont toujours en appréhension du mépris ou du

ressentiment qu'ils n'ignorent pas avoir encouru. Ce

qu'ils savent le moins s'approprier de la noblesse, c'est

la noblesse elle-même, c'est-à-dire la hauteur du senti-

ment de son droit et i'estimo de soi-même. Ils voudraient

abaisser tontes les sommités qui les dominent, parce

qu'ils sentent instinctivement qu'il y a des supériorités

que leur niveau ne comporte pas, et ils voudraient rayer.

du registre civil jusqu'au nom de leur père, révélateur

indiscret de l'obscurité du leur.

Le divorce entre l'ancienne et la nouvelle France

fut si subit et si radical, en 1789, qu'il ne resta plus rien

de commun entre elles, ni mœurs, ni institutions, ni

langage. Jamais deux nations n'ont été plus étrangères

Page 417: les ruines de la monarchie française 1

DE LA FRANCE AVANT 1789

et l'on peut ajouter plus hostiles l'une à l'autre, et

comme c'est celle de la Révolution qui est restée maî-

tresse du champ de bataille, elle n'a rien négligé pour

diffamer, pour anéantir et pour faire oublier l'autre,

jusqu'à faire douter qu'elle en descendît en droite ligne

et que tout ce qu'elle possédait provînt de son héritage.

Prodigieux effet de la calomnie, de la crédulité, de

l'impudence et des préjugés révolutionnaires elle a

réussi à se le persuader à elle-même

Mais dans cette monarchie tempérée sous laquelle

la patrie a vécu et grandi pendant dix siècles, et qu'on

s'imagine avoir mise hors de cause en lui infligeant le

nom Kantien régime, n'y eut-il, en effet, que honte et

ruine, ignominie et servitude, tandis que la horde lâche

et cupide des pédants, des brocanteurs et des avocats

qui, depuis soixante-dix ans, trafique du pouvoir,

aurait le monopole de la justice, du désintéressement et

de l'intelligence? Nous croyons que notre vieille consti-

tution était plus lucide et plus libérale, plus féconde et

plus progressive qu'aucune des constitutions mort-nées

dont la Révolution a prétendu doter le pays. La rai-

son en est bien simple elle émanait d'une source plus

naturelle, plus pure et plus vraie, l'autorité du père de

famille. C'est là qu'il faut chercher en effet le principe

moral de toute autorité, le but et l'esprit de tout gou-

vernement humain, le modèle et l'origine de la sou-

veraineté.

C'est d'après ce type élémentaire et sous cette tutelle

protectrice que tout gouvernement rationnel a du se

constituer, car les populations agglomérées peuvent

encore moins s'y soustraire que les enfants d'un même

père attendu que les individualités s'amoindrissent en

Page 418: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

se multipliant et que la minorité des peuples ne se

prescrit jamais. Sans la protection de l'autorité qui

règle et protège leurs intérêts, il n'y aurait ni sécurité

ni longévité possibles.

Toute déviation de cette loi primitive est une source

de périls et de déceptions, parce que la démocratie

n'est qu'une dissolution de la société, dont le despo-

tisme est le seul, et tôt ou tard l'inévitable remède; la

monarchie est d'ailleurs la seule forme de gouverne-

ment compatible avec des lois stables et une adminis-

tration régulière. Hors de ces conditions d'ordre, la

société n'est qu'une arène, l'égalité qu'un mensonge et

la liberté qu'un pugilat.

Depuis que le trône antique a été renversé et que le

pays a été livré aux expériences des réformateurs, la

nationalité a-t-elle été mieux comprise et le nom fran-

çais plus respecté? La liberté individuelle a-t-elle été

mieux garantie et l'égalité plus réelle? Nous deman-

dons la solution de ces doutes non aux théories prônées

par la Révolution, mais aux faits. Le problème vaut

bien la peine d'être étudié, car si la perturbation des

principes sociaux et l'aggravation progressive des

charges publiques sont le seul résultat de tant de

réformes destinées à délivrer la France de tous les abus

de son ancien gouvernement et proposées comme un

modèle à l'admiration du monde, il n'est pas impossi-

ble que l'esprit dans lequel elles ont été conçues soit

un esprit de vertige et d'erreur.

Si nous n'étions pas convaincu que le gouvernement

monarchique est le seul qui ait le pouvoir de concilier

l'ordre et la liberté, et que celui dont jouissait la France

avant 1789 avait atteint et peut-être dépassé le dernier

Page 419: les ruines de la monarchie française 1

DE LA FRANCE AYANT 1789

terme de sa noble tâche, il nous suffirait, pour démon-

trer qu'à son usage du moins aucune autre forme

n'est réalisable, d'exposerles épreuves par lesquelles

elle a passé et les déceptions sans nombre qu'elle a

subies depuis qu'on s'est obstiné à lui en substituer une

autre. Il est plus aisé d'énumérer tout ce qu'elle y a

perdude puissance matérielle et d'influence morale,

d'indépendance et de prospérité, que de comprendre ce

qu'elle y a gagné. Si, dans sa décadence, il y a eu des

temps d'arrêt, c'est uniquement au principe d'autorité

violemment rétabli qu'on en est redevable, et chacune

de ces haltes a mis en évidence le néant des principes

démocratiques, la honte et la lâcheté de ses sectateurs

toujours les premiers à se prosterner aux pieds d'un

nouveau maître, toujours les plus empressés à le servir.

C'est donc au prix de sa liberté et de sa dignité que la

France, dont ces misérables s'étaient faits les guides et

les apôtres, aurait retrouvé quelques jours de calme,

pâle reflet des siècles de gloire et de sécurité dus aux

règnes protecteurs de son antique dynastie.

Il existe, en Europe, une nation infatuée du dogme

de l'égalité, qui salue humblement une noblesse de com-

mis, d'usuriers et d'avocats; elle proteste de son res-

pect pour les lois, et les change tous les ans on lui

permet d'avoir un roi, pourvu qu'il ne gouverne pas

on la dit composée de citoyens, et l'on n'y trouve que

des contribuables elle professe l'agriculture, mais n'en-

courage et ne prise que l'agiotage elle ne sait ce qu'elle

veut, mais tout ce qu'on lui fait vouloir, elle le fait.

Cette nation passait autrefois pour clic frivole et rail-

leuse, mais de graves docteurs en toque noire et en

bonnet rouge lui ont représenté qu'elle avait tort de se

Page 420: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

croire heureuse et libre, et que tant qu'elle ne se gou-

vernerait pas elle-même elle croupirait dans la servitude

et dans la superstition.

Il ne s'agit pas de savoir si elle a cru ces sinistres

libérateurs, il suffit qu'elle les ait écoutés pour qu'ils

se prévalussent de son adhésion tacite et travaillassent,

en son nom, à la régénérer et à la rajeunir. Ont-ils

réussi? Le fait est que d'indocile et légère qu'elle était,

ils l'ont rendue servile et piteuse; de prodigue, cupide,

et de spirituelle, inepte. On lui dit de voter comme un

seul homme, et elle vote d'aller se battre aux anti-

podes, et elle y va; de crier Vive la République! et

elle crie; de crier A bas la République et elle crie

encore plus fort.

Le secret de Sa métamorphose est encore tenu pour

inexpliqué, car au lieu du rajeunissement qui lui était

promis, c'est la caducité qui lui a été infligée; mais ce

qui n'en reste pas moins inconcevable, c'est l'inertie

du pouvoir chargé de l'éclairer, de la diriger et de la

défendre il s'est laissé désarmer, dépouiller, puis

immoler sans résistance. Un peu plus de volonté l'eùt

préservé, un peu de tyrannie eût sauvé le peuple et le

roi. Cependant lit Révolution elle-même élevait et forti-

fiait le bras par lequel le trône devait être relevé et les

Bourbons ramenés de l'exil par le génie et les fautes de

Napoléon comme par la main d'un ami. Que de mys-

tères dans la complication et la marche des événements

qui ont préparé ce résultat imprévu! Une restauration

que les intéressés avaient cessé d'espérer, et que Na-

poléon seul avait rendue possible

Une énigme plus incompréhensible encore défie la

pénétration des Œdipes de nos jours. Les prestiges de

Page 421: les ruines de la monarchie française 1

DE LA FRANCE AVANT 1789

la Révolution s'étant évanouis sous le sceptre impérial

et humiliés devant l'Europe armée, qui l'a fait survivre

à la honte dont ce double élément l'avait impitoyable-

ment flétrie? Le vaisseau de l'État, privé du seul pilote

qui l'avait sauvé du naufrage révolutionnaire, emporté

parla tempête dans des mers inexplorées, fatigué d'évo-

lutions inutiles, engagé parmi des écueils sans issue,

aperçoittout à coup, au-dessus de l'abîme prêt à l'en-

gloutir,le fantôme de l'antique monarchie qui lui tend

une main secourable et le conduit miraculeusement au

port. Cette apparition n'était-elle qu'une illusion ou le

souffle providentiel visiblement intervenupour ouvrir

l'unique voie de salut laissée à ce vaisseau désemparé?

N'était-elle qu'un dernier avertissement à la conscience

des générations dévoyées?

Ce qu'il y a d'avéré, c'est que la mission réparatrice

échue aux frères de Louis XVI n'a pas été remplie, et

que l'avénement de 1814 n'a été que la continuation de

1789, ère néfaste consacrée par la Révolution. C'est

elle et non la royauté que la Restauration a ravivée

avec toutes les illusions et toutes les utopies renouve-

lées de 89. Nul ne conteste à l'auteur de la Charte

d'avoir rendu à la France la liberté dont Bonaparte n'a-

vait pas cru prudent de la laisser jouir. Mais ce qu'il

oublia de restaurer, c'est le principe d'autorité, sans

lequel la liberté dégénère en licence et en tyrannie.

Page 422: les ruines de la monarchie française 1

CHAPITRE II

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

La plus irréparable conséquence de la Révolution,

nous l'avons dit déjà, n'est pas d'avoir répandu des

torrents de sang et renversé des institutions que huit

siècles de progrès et de prospérité avaient consacrées,

mais d'avoir faussé l'esprit et dénaturé le caractère na-

tional. Son résultat le plus manifeste est d'avoir rendu

la liberté impossible, son triomphe d'avoir transporté le

pouvoir aux plus indignes et aux plus incapables de le

comprendre ou de l'exercer, et son opprobre éternel

d'avoir été l'oeuvre de l'étranger.

Parmi les hommes qui ont concouru à détruire la

monarchie, il y eut des fanatiques et des dupes mais

les utopies de Turgot, la philanthropie de Rousseau, les

maximes d'une égalité abstraite, les promesses trom-

peuses d'une philosophie superbe et les mystiques élu-

cubrations d'un amour factice pour l'humanité ne sont

pas la Révolution.

Les députés aux États généraux qui ont ouvert cette

vaste carrière de forfaits et de calamités ne sont pas

non plus absolument responsables d'une perturbation

dont ils ne furent que les aveugles instruments. On

leur avait dit que les abus de l'administration et le désor-

Page 423: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

dre des finances appelaient une réforme radicale, et

que seul un patriotisme énergique pouvait contenir

le despotisme entretenus depuis trente ans, par les

économistes et les philosophes, dans l'espérance d'une

liberté et d'une perfectibilité chimériques, ils durent

naturellement être conduits à les chercher dans l'in-

connu.

Lorsqu'ils eurent tout démoli, sans prévoyance de

l'avenir, sans souci des existences brisées, et sans pou-

voir se reconnattre eux-mêmes au milieu des décom-

bres qu'ils avaient accumulés, ils durent pressentir

qu'une main invisible les poussait à l'abîme, et qu'une

puissance occulte dont ils étaient le jouet insultait à

lenr impuissance après avoir abusé de leur crédulité.

L'explication de ce mystère n'est ni dans le progrès

fort problématique de la civilisation, ni dans le déve-

loppement plus contestable encore de la raison philoso-

phique elle n'est pas même dans la surexcitation des

convoitises du pauvre contre le riche et de la bour-

geoisie contre quelques priviléges surannés dont elle

pouvait s'affranchir ou acheter les insignes à vil prix

toutes les aspirations de l'orgueil et de J'envie, toutes

les recherches d'une perfectibilité imaginaire, toutes

les témérités même de la révolte et. de l'impiété se

seraient exhalées en déclamations stériles s'il ne s'était

trouvé une force douée d'assez d'intelligence pour les

diriger, une volonté puissante, exceptionnelle, appliquée

à les concentrer dans un foyer brûlant, à les féconder

avec une patience infatigable et à les exploiter avec une

perversité systématique.

Page 424: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

1

g icr. DES SOCIÉTÉS SECRÈTES ET DE LA'SECTE

DES ILLUMINES.

Cette agence centrale et persévérante a existé bien

avant la Révolution; elle'en a recueilli à l'avance tous

les éléments, sans prévoir encore ce qu'elle en pourrait

faire, ni sur quelle contrée l'expérience serait praticable.-

Mais après quelques essais plus ou moins concluants et

lorsqu'elle eut mis toutes ces matières en fusion, elle les

versa sur la France, prédisposée, par la cécité de son

gouvernement, les passions que les idées nouvelles fai-

saient fermenter dans toutes les classes et les ambitions

incandescentes qui s'agitaient dans le vide, à toutes les

épreuves qu'un génie infernal entreprendrait de lui

faire subir. L'exposé succinct des machinations téné-

breuses qui ont préparé et organisé cette vaste héca-

tombe, autrement inexplicable et sans but, convaincra

les plus sceptiques que la Révolution est sortie tout

armée du sein des sociétés secrètes, ou plutôt d'une loge

unique dont le fondateur était doué d'assez d'habileté

pour attirer à lui toutes les autres, d'assez de souplesse

pour s'identifier leurs doctrines diverses et d'assez de

hardiesse pour réaliser leurs rêves incohérents, en im-

primant.une direction unique à leurs tendances les plus

divergentes.

Mais avant de dire comment les quarante mille co-

mités révolutionnaires, qui ont subitement couvert la

France entière et le club central des Jacobins qui les

animait de son souffle n'étaient que les instruments

visibles et la création avouée de la secte des illuminés,

il est indispensable de rappeler les faits matériels qui ont

Page 425: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA' RÉVOLUTION FRANÇAISE

devancé et facilité l'invasion de cette secte redoutable.

Ce qu'il y eut de moins contesté dans les premiers-

actes qui ont imprimé à la Révolution son caractère

d'inconséquence et d'atrocité, c'est la coopération de

l'Angleterre et la complicité du duc d'Orléans. Ce prince

était allé solliciter à Londres son initiation à l'illumi-

nisme il en avait rapporté l'investiture du grade de

grand-maître du Grand-Orient de France sa félonie

fut le pivot sur lequel roula d'abord tout le mécanisme

des combinaisons révolutionnaires. Mais, afin de ne lais-

ser aucune voie de retraite à ses ressentiments contre la

cour et à sa cauteleuse ambition, on commença par lui

imposer des engagements qu'il lui fût impossible de

rompre sans livrer à la fois son honneur et sa vie. Les

gages qu'on exigea de lui le liaient plus étroitement

que ses serments c'était l'aveu des crimes dont il était

déjà soupçonné 2.

Parmi les délégués des provinces que la convocation

des États généraux lança soudainement dans l'arène,

un certain nombre était déjà, à divers degrés, dans le

secret de la conjuration. Mais on vit incontinent s'y ral-

lier ceux qui, imbus des doctrines économistes, appor-

taient à Versailles des velléités démocratiques. La plu-

part tombèrent dans le piège que le Palais-Royal tendit

à l'ambition des plus avancés, à la vanité des autres et-

à la cupidité de tous. Les conseillers du prince, impa-

1. On sait que la Maçonnerie, dont les rites pnérils sont en eux-

mêmes inoffensifs, servait de chaperon à des initiations plus criminelles

qui se dérobaient ainsi aux investigations et même aux soupçons de la

police.

2. Voir les Mémoires secrets, tome XI, ainsi que V Histoire de la conju-

ration d'Orléans, par Montjoie. Nous aurons plusieurs fois l'occasion de

citer cet ouvrage qui a eu beaucoup d'éditions, malgré tous les efforts

de la faction pour le décrier.

Page 426: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

tients de lier la partie, l'engagèrent souvent sans son

aveu et se montrèrent prodigues de ses promesses et de

ses libéralités; et plus d'un provincial candide aurait pu

faire de curieuses révélations sur les engagements que

lui extorqua le trop célèbre Choderlos de Laclos, et sur

les arrhes qu'il accepta quelquefois en hésitant.

Le ministre Montmorin a eu le tarif de ces conscien-

ces républicaines il en est peu qui, dans un temps

donné, ne se soient vendues à la faction d'Orléans, et

l'incorruptible Robespierre lui-même ne dédaigna pas

de s'enrôler sous le drapeau que le fougueux Mirabeau

avait salué à son début. Après Montmorin, et lorsque

tous les factieux alors obscurs eurent acquis plus d'im-

portance, de Lessart entra en marché avec ceux qu'il

croyait les plus influents Gensonné, Péthion; Tallien,

Brissot, Gorsas s'estimaient à trois; quatre, cinq et six

mille francs par mois, et il cite Marat, Hébert et Danton

comme les agents les plus actifs et les plus redoutables

de ce parti 1.

Le supplice du prince et de la plupart de ses affidés

a pu faire douter de la réalité du complot, et l'on se

persuade difficilement, en effet, qu'un ambitieux pré-

lude à l'usurpation d'un trône par le renversement des

lois qui le soutiennent. Parmi tous les conspirateurs

armés contre l'ordre établi, on n'en cite aucun, sinon

Catilina, qui se proposât, pour unique but, la destruc-

tion. Encore l'arrêt qui le flétrit lui suppose-t-il des

intentions que le succès eût modifiées. Mais le pius

habile n'a pas toujours' le choix des moyens, et le duc

d'Orléans, entre l'Angleterre exigeant de lui plus qu'il

1. Histoire de la conjuration d'Orléans.

Page 427: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

ne pouvait donner, et les sociétés secrètes le pous-

sant plus loin qu'il ne voulait aller, n'a jamais disposé

de ses instruments, pins qu'il n'a dominé ses redouta-

bles auxiliaires. S'il a péri, abandonné des uns et

renié par les autres, c'est qu'il leur fit défaut dans toutes

les crises décisives. Dénoncé par Robespierre dès 1790,

il n'avait rien trouvé de mieux que d'acheter le silence

de ce sombre tribun. Mais celui-ci ne s'était laissé initier

à ses projets que sous la condition de leur succès et

de même que Mirabeau rompit ouvertement avec lui

après lui avoir montré le chemin dans lequel il craignit

de s'engager, Robespierre se hâta de l'envoyer à l'écha-

faud dès qu'il n'eut plus rien à en espérer. Peut-être

est-ce en se mesurant à ce lâche compétiteur qu'il osa

songer à s'emparer lui-même du pouvoir.

J

Cependant ni l'existence de cette odieuse conspira-

tion, ni les attentats qui l'ont révélée n'ont été un

mystère pour ses contemporains; la ténébreuse apologie

de Chabroud, dans la discussion relative aux journéesdes 5 et 6 octobre, est d'une transparence qui ne pouvait

tromper que les auditeurs atteints de cécité volontaire

et déjà complices à divers degrés. A ceux qui conser-

veraient quelque doute, il suffit de rappeler la singulière

séance du 4 juin 1792, dans laquelle le capucin Chabot,

à la suite d'un rapport lourd et prolixe sur le Comité

autrichien 2, appuyé de pièces équivoques au nombre

1. Une lettre curieuse adressée par lui, en 1790, à son confident et

instigateur, révèle les terreurs dont cette âme était bourrelée et les

horribles desseins de sa perversité. Cette pièce authentique, livrée par les

héritiers du complice célèbre dont le génie dominait les passions hon-

teuses du prince, est déposée aux archives de l'archevêché de Lyon. Elle«^

a été textuellement publiée dans l'Univers religieux du 5 septembre1859. Jfr

2. On qualifiait ainsi un conseil privé dont faisaient partie MM. de

Montmorin, Malouet et Bertrand de Molleville.

Page 428: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

de 192, proposa, pour la première fois, la déchéance du

roi. La conjuration d'Orléans s'y montre sans voile et y

joue enfin résolument sa dernière partie. Il est évident,

pour tout lecteur de sens et de foi, que cette scène était

préparée pour l'intronisation immédiate du régent, et

que l'Assemblée législative, dans l'attente de ce grand

événement, et déjà à moitié gagnée, n'attendait plus

qu'un dernier signal.

Mais voilà qu'il s'élance des bancs de la gauche un dé-

puté, candide encore dans l'exaltation de son zèle patrio-

tique et qu'on avait négligé d'initier. Raymond Ribbes,

indigné, interrompt Chabot et s'écrie « Le véritable

comité autrichien qui veut renverser le trône, détruire la

Constitution, assassiner Louis XVI et sa famille, n'est au-

tre que la faction d'Orléans. C'est elle qui vend la France

à l'Angleterre et livrera la couronne au duc d'York, si

elle ne peut pas la placer sur la tête de Philippe 1. »

Une sortie si violente et si inattendue, dans la bou-

che d'un enthousiaste dont nul n'eût osé contester la

sincérité, déconcerta la tactique de ce parti toujours

cauteleux, et personne ne songea à répondre à Raymond

Ribbes, ni à relever l'étrange assertion par laquelle un

prince anglais était substitué à la branche des Bour-

bons. Cette séance précédait de bien près les attentats

du 20 juin et la journée du 10 août; les crises révolu-

tionnaires étaient donc imminentes, et les factions qui

les avaient préparées ne pouvaient plus ni s'effacer ni

ajourner leurs desseins. Aussi Raymond Ribbes les

1. Montjoie, dans son Histoire de la conjuration, explique très-nette-

ment cette particularité. En raison du mépris daus lequel la personne

de Philippe était tombée, il avait été proposé de faire épouser au duc

d'York la princesse Adélaïde, qui aurait ainsi repris le rôle de la fille

d'Isabeau de Bavière.

Page 429: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

força-t-il à se démasquer en signalant avec franchise

« les misérables qui contraignaient le roi à se barrica-

der », et en ajoutant énergiquement « que la Révolution

serait finie si l'on avait le courage de mettre en accusa-

tion d'Orléans et Marat, Bonne-Carrère et Dumouriez,

Hébert et Carra »

Il y a tout lieu de croire que cet échec porta une

atteinte mortelle aux machinations du duc d'Orléans et

que c'est à dater de cette époque que les plus influents

d'entre les conjurés se séparèrent de lui et commencè-

rent à entrevoir un autre but à leur ambition. Dans cette

confusion, l'Angleterre elle-mème perdit le fil de ses

intrigues et vit la plupart de ses affidés ajégarer dans de

vagues agrégations. Les révolutions, en précipitant

leur marche, se jouent des plus habiles calculs; on peut

les fomenter, mais les discipliner ou les contenir,

jamais. Le cabinet de Saint-James en vint à redouter

la contagion du fléau qu'il avait inoculé à la nation

française et à se rallier à toute l'Europe pour en conju-

rer l'expansion. Mais il ne renonça pour cela à aucun de

ses desseins hostiles contre la France, et la Restaura-

tion n'eut pas d'allié plus perfide. Nous le retrouverons,

toujours et partout, fidèle à sa misssion de perturbation

et de destruction universelle.

Parmi les preuves flagrantes de sa participation

directe aux premiers attentats de la Révolution, il suf-

fit de nommer son ambassadeur lord Dorset, dont la

mission s'est trahie sans précaution et sans pudeur.

Sans parler de ses relations intimes avec les conjurés

les plus affichés et de son insistance personnelle auprès

1. On ne trouve pas un mot de cette conspiration et des actes qui

l'ont compromise dans toute l'Histoire de M. Thiers.

Page 430: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

de la reine pour décider le dernier rappel deNecker,

on peut trouver peu honorable, même pour un espion

diplomatique, l'attitude qu'il affecta dans l'accusation

intentée à quelques gentilshommes bretons qui lui

auraient proposé de livrer le port de Brest aux Anglais.

Cette imputation eût-elle été aussi réelle qu'absurde, il

était de son honneur d'y opposer un désaveu formel,

puisque, en admettant la proposition comme possible,

elle compromettait la loyauté de sa diplomatie et la

dignité de son caractère. Comment donc qualifier son

silence étudié et ses insinuations déguisées, si ce n'est

,qu'il entrait dans ses combinaisons d'accroître l'indi-

gnation de la noblesse calomniée et d'animer la haine

populaire qui commençait à s'acharner contre elle? A

'la vérité, cette odieuse intrigue, perdue au milieu de

tant d'autres, passa presque inaperçue, parce que la

théorie des conspirations découvertes et des jurys révo-

lutionnaires n'était pas encore inventée. Mais l'ambas-

sadeur en assuma toute la responsabilité.

Pour se dédommager d'un si honteux succès, il

conçut un projet plus positif et en tous cas plus profi-

table, ce fut de se concerter avec le duc d'Orléans pour

accaparer tous les blés destinés à l'approvisionnement

do Paris, les exporter clandestinement et les tenir en

réserve, dans le double but d'incriminer l'imprévoyance

de l'administration et de se populariser à ses dépens.

Lord Dorset fut de moitié dans cette spéculation crimi-

nelle, qui devait à la fois susciter des émeutes et fournir

des fonds pour les soudoyer. Les ports de la Grande-

Bretagne, les îles de Jersey et de Guernesey furent

encombrés de ces blés achetés sur une grande échelle à

l'aide des subsides de la Banque de Londres. La preuve

A

Page 431: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

t. i. n

de la connivence honteuse du gouvernement lui-même

dans cette affaire résulte des débats qui s'élevèrent à ce

sujet dans le parlement. Louis XVI, touché des souf-

frances dont la disettemenaçait

son peuple, fit deman-

der, au nom de l'humanité et du bon voisinage, vingt

mille sacs seulement de ces grains extraits de ses pro-

pres greniers. Sa demande fut impitoyablement repous-

sée, et l'opposition s'étant enquise des motifs de cette

dureté, Pitt refusa de s'expliquer; Putney, Walson,

Wilberforce opinèrent pour qu'on déférât au désir du

roi de France. Mais le ministre, voulant éviter toute

discussion, fit renvoyer l'affaire à un comité tout à sa

dévotion

Cependant le duc d'Orléans, après les journées de

Versailles, et lorsqu'il se croyait sûr de la régence, dis-

posa à son gré de ces blés dont il retira d'énormes

bénéfices, tout en se faisant bénir de la multitude qui

crut lui devoir l'abondance dont elle allait jouir. Telles

sont les préventions de la populace aveugle, toujours

prête à saluer l'imposteur qui l'exploite et à maudire

le sage qui l'avertit.

Cette circonstance n'est pas la seule qui ait révélé

ses rapports suspects avec le gouvernement anglais 2.

Les démarches ostensibles de ses agents accrédités, ses

voyages personnels à Londres et les communications

fréquentes des loges insulaires avec celles qui recon-

naissaient la juridiction du Grand-Orient de France,

1. Tous les détails de cette délibération ont été recueillis par Mont-

joie, tome tl, et dans le tome l" des Souvenirs de Louis XVlll.

2. Soalavie cite un marquis de V. lieutenant-général de la promo-

tion de 1785, mort ea exil au cMteaa des Ormes, comme l'agent prin-

cipal et le confident de toutes ces négociations.

Page 432: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

dont le duc d'Orléans était le grand-maître inamovible,

avaient établi sur la conjuration ourdie pour le porter

au trône une flagrante notoriété; et, tant qu'il vécut,

ni lui ni aucun de sespartisans n'essaya de la nier.

Mais s'il pouvait rester le moindre doute sur la com-

plicité ou plutôt sur l'identité de la conspiration d'Or-

léans et de la Révolution, il suffirait de considérer la

part qu'ont èue dans cette grande désorganisation sociale

les sectes maçonniques dont ce prince était devenu

l'adepte et le servile instrument. Cette dépendance est

la seule excuse de ses crimes; elle en est aussi l'ex-

plication la plus irrécusable, car les sociétés secrètes

qui ont bouleversé la France auraient reculé devant

l'énormité de leur entreprise, s'il ne s'était rencontré au

sein du pays même un ambitieux assez puissant et assez

corrompu pour se dévouer aveuglément à ceux qui lui

promettaient leur assistance. Il fallait encore qu'il se

trouvât, parmi les puissances de l'Europe, un cabinet

assez égoïste, assez contempteur des lois de là justiceet de l'humanité, pour accepter sans scrupule l'aliiarice

des factieux et des malfaiteurs de toutes les contrées,

et pour protéger de son or et do son concours une asso-

ciation manifestement consacrée à la destruction des in-

stitutions monarchiques et chrétiennes.

L'examen que nous allons faire de l'action directe de

la secte des illuminés, à toutes les phases de la Révolu-

tion, déchirera le voile derrière lequel la faction d'Or-

léans cherche encoreà

cacher sa complicité. Son chef

fut irrévocablement inféodé à cette secte, du jour où il

s'y fit initier. Dominé par elle et par l'Angleterre, il ne

lui fut plus permis d'opter entre les résolutions souvent

contradictoires qui lui étaient imposées, ni de reculer,

Page 433: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUlt LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

ni même de s'arrêter sur la voie dans laquelle il s'était

engagé. La politique d'un gouvernement régulier, toute

perverseet impitoyable qu'on la suppose, ne pouvait pas

non plus être toujours d'accord avec les vues diverses et

souvent confuses d'une multitude de sociétés secrètes,

toutes plus ou moins excentriques et indisciplinables

cela suffit à rendre raison de beaucoup d'inconséquen-

ces et de péripéties dont les causes médiates se perdent

dans l'imprévu.

En s'unissant par un pacte trop odieux pour être for*

mulé, aucune des parties contractantes n'a entendu

renoncer à ses vues propres, ni faire abnégation de sa

pensée secrète. Nous verrons que la secte des illumi-

nés elle-même, en s'affiliant toutes les autres loges

maçonniques, évita avec soin la fusion de leurs doctri-

nes diverses, dont le conflit aurait embarrassé la marche

vers un but commun. Quel que fut l'intérèt des conjurés

à n'ouvrir leursrangs qu'à

dos caractèreséprouvés,

ils

ont dît subir tous les séides envoyés par les loges secrè-

tes auxquelles le duc d'Orléans lui-même était subor-

donné. Il s'agissait uniquement de les faire concourir

toutes à l'attaque méditée; et pour que chacune conser-

vât son poids et sa valeur spécifiques il ne fallait pas

commencer par les annuler individualités. Les adeptes,

d'origine et d'appellation différentes, que la maçonneriecouvrait officieusement de son manteau bariolé, igno-

raient eux-mêmes qu'un pacte mystérieux les eut

momentanément reliés en un seul faisceau par un nœud

sympathique, nécessairement fragile. Ainsi, chacun sui-

vant l'impulsion de la loge qui avait reçu ses serments,

les plus exaltés devaient être les plus indociles; et

comme le secret de l'initiation n'était connuque

d'un

Page 434: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

petitnombre, ceux dont les convictions se crurent frois-

sées durent résister, réagir, quelquefois même se révol-

ter ce qui sert à faire comprendre les mécomptes, les

indiscrétions et les violences qui ont fini par dissoudre

l'association 1.

Mais, pour dissiper toutes les incertitudes sur l'exi-

stence de la puissance occulte qui a dominé pendant

plusieurs années ces nombreuses dissidences et a su les

faire concourir à l'accomplissement de ses desseins, il

importe de remonter à l'origine de la secte qui a pré-

paré et dirigé la Révolution française, et de la distinguer

de toutes celles qui l'ont précédée ou suivie, mais dont

elle s'est servie avec une astucieuse habileté et une

supériorité incontestable.

Ce fait, pour être mis en évidence, exige quelques-

développements avec lesquels la Révolution n'a pas de

corrélation directe. Mais à ceux qui seraient tentés de

nier qu'elle ait été préméditée, il importe de faire voir

qu'elle n'est due à aucune inspiration généreuse et spon-

tanée. La source impure dont elle émane avait en elle

tous les miasmes putrides et délétères qu'elle a déve-

loppés. Onn'a pas accusé à te la franc-maçonnerie

d'avoir été l'officine où elle s'est élaborée. Cependant,

ce n'est pas elle qui l'a conçue ni dirigée. On s'est servi

d'elle à son insu. On lui a emprunté ses statuts, ses

épreuves, ses mots de passe, et l'on a pu reconnaître

son langage mystique et ses puérilités cérémonieuses

dans le formulaire de nos assemblées et jusque dans

1. On trouve un exemple de ces personnalités excentrique dan?

l'admiration que conçut, pour li moderne Judith Adam Lux, délégué des*

loges allemandes auprès du club des Jacobins. Il vit dans l'acte de Char-

lotte Corday l'idéal de ses rêves humanitaires, etcrutpartager l'héroïsme

de son sacrifice en la suivant à l'écbàfaud.

Page 435: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

l'installation des nouveaux pouvoirs; mais la conjura-

tion ne l'a jamais faite dépositaire de ses secrets. La

franc-maçonnerie ne fut qu'un chaperon destiné à don-

ner le change sur les manœuvres qu'on poursuivait sous

son ombre, et l'un des instruments appelés, sans le sa-

voir, à concourir à des projets dont aucun affilié ne

connut la portée, fût-il prince ou pontife. Tout ce que

la crédulité populaire et le faible'des esprits superbes

pour le merveilleux y a vu de plus n'est que fable et

superstition.

Dans tous les siècles il a existé des associations

occultes, armées contre l'ordre légal et protestant

contre l'autorité reconnue. Les républiques n'en ont pas

été plus exemptes que les monarchies. Dans tous les

temps, des sectes fanatiques ont entrepris de régénérer

le monde, des bandes organisées de pirates et de voleurs

se sont constituées en guerre permanente avec la société.

Les enfants de Manès ne sont pas les premiers qui se

soient voués au principe du mal; les Étrangleurs do-

l'Inde croient honorer leur idole, et les tribunaux

véhmiques prétendaient se substituer à la corruption

des juges et à l'insuffisance des lois. Les partis eux-

mêmes, quand ils sont vaincus, réagissent dans les

ténèbres et symbolisent leurs desseins et leurs espé-

rances sous des sous-entendus, des propagandes et des

maximes plus ou moins ambiguës.

Quant à l'origine des sociétés secrètes si multipliées

de nos jours, il ne faut la demander ni à la secte des

manichéens 1 ni aux collèges des druides, ni aux mys-

tères d'Isis ou d'Éleusis; il ne faut pas y chercher da-

l.On sait combien cette secte, répandue en Orient, a été souvent

persécutée et peut-être calomniée.

Page 436: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE /BANÇAISE

vantage l'explication d'un fait qui s'est passé sous nos

yeux. Les templiers, les carbonari, les albigeois, les

cathares, et beaucoup d'autres sectaires, ont leurs tra-

ditions et leurs archives. Une note saisie dans les pa-

piers de Caglîostro rattache à Jacques Molay toutes les

loges d'une certaine catégorie qui, au xvm° siècle,

continuaient de poursuivre sa vengeance contre les

papes et les rois, et l'on a publié, en 1838, la liste de

tous les grands-maîtres de l'ordre, depuis 1314 jusqu'àBernard Fabre de Palaprat, lequel aurait conféré à

l'abbé Châtel son titre de primat des Gaules

Mais ces ressentiments collectifs ne survivent guère

aux événements qui les ont suscités; ils ne se trans-

mettent qu'à la condition de se fondre avec d'autres

haines analogues, plus récentes et plus actives. Les tem-

pliers de nos jours ont encore moins d'initiés que les

francs-maçons proprement dits, dont il ne serait plus

question si des conspirateurs plus modernes et plus

vivaces n'avaient eu quelque intérêt à exhumer leurs

signes cabalistiques pour s'en servir.

Les rancunes les plus tenaces ont été celles que la

Réforme a entretenues contre l'Église catholique qu'elle

n'a pu vaincre, et contre les puissances qui lui sont res-

tées fidèles. Les protestants de France sont les premiers

qui se soient donné la mission de renverser le trône

dont ils n'avaient pu se faire un appui, et qui s'y soient

appliqués avec persévérance. On sait qu'il fut saisi dans

le portefeuille do Biron un plan complet do république

fédérative, divisant tout le territoire en neuf cercles,

subdivisés en autant de districts. Ce double morcelle-

1. Elle est reproduite dans le n° du 2 mai du Journal des villes et

des campagnes.

Page 437: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

ment de la France en quatre-vingt-une circonscrip-

tions administratives offre une singulière analogie avec

le nombre de départements subdivisés en districts créés

en 1789, et il est évident qu'il a servi de canevas aux

niveleurs de la Révolution. Mais ce système, ou plu-

tôt ce complot de quelques gentilshommes révoltés,

que le regret de leurs prérogatives féodales et la haine

d'une religion devant laquelle tous les hommes sont

égaux avaient armés contre,la royauté, prit, après le

règne d'Henri IV, des proportions formidables, et il fal-

lut toute la sévérité et tout le génie de Richelieu pour

l'étouffer.

Quand la ligue protestante eut été dispersée, ses pro-

jets furent recueillis religieusement, comme le testament

des martyrs de la liberté, et leurs doctrines se propagè-

rent à l'aide des prédications sympathiques qui, en Alle-

magne et en Italie, entretenaient l'ardeur des commu-

nions dissidentes et des rivalités politiques. On était

pourtant loin encore des théories démocratiques, et les

mécontents qui voulaient confisquer le pouvoir et non

l'anéantir' espéraient se faire une part aristocratique

dans le pacte fédéral, qui aurait ménagé les priviléges

partiels et les libertés locales. Cette combinaison est la

seule, en effet, qui ne livre pas à la merci d'une cité sou-

veraine ou d'une coterie oligarchique les droits et les

intérêts de tous.

Avant d'arriver à l'état de secte, cette propagande se

recruta de tous les aventuriers égarés sur les chemins

de la fortune, des ambitieux contrariés dans leurs des-

seins et des princes même avides do conquêtes, c!es

esprits forts, athées ou déistes, qui commençaient

à s'emparer des sympathies de la jeunesse et de tous

Page 438: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

ceux que les déceptions de la vie irritent contre la

société. Vers la fin du règne de Louis XV, elle prit tout

à coup une marche plus méthodique et une attitude plus

menaçante, Les associations de frondeurs se multi-

plièrent et fraternisèrent entre elles; la maçonnerie,

dont le mysticisme décrié tombait en désuétude, fut

ravivée pour servir de voile à des rassemblements

moins candides, qu'on aurait pu suspecter. Bientôt une

confédération générale se révéla entre toutes les loges,

isolées jusqu'alors auxquelles ces rapprochements,

d'une. apparence fortuite, inspirèrent plus de hardiesse

en leur donnant la conscience de leur force.

En 1780, un congrès général de toutes les loges

maçonniques des deux hémisphères fut convoqué a

Wilhelmsbad. Cette assemblée, au nombre de plus de

trois cents associés choisis parmi les premiers dignitaires

de tous les ordres, siégea pendant plusieurs mois près

de la ville de Hanau, sans que le gouvernement parût

concevoir aucun soupçon sur l'objet d'une si étrange

réunion: L'autorité était-elle complice, la police gagnée

ou les cabinets aveuglés et trahis par des ministres ini-

tiés aux mystères de cette vaste conjuration?

Des révélations encore récentes confirment celte

dernière conjecture. Quoi qu'il en soit, il était évident

qu'une intelligence supérieure présidait à tous ces mou-

vements dont la cause était ignorée; elle s'était imposé

la tâche, sinon de concilier, du moins de dominer pour

un temps et de diriger vers un résultat positif, et si-

gnalé d'avance comme le but commun de toutes les

tendances, chacune de ces sectes divergentes, animées

de passions et de convoitises inavouées, liées par des

statuts souvent contradictoires, professant des doc-

Page 439: les ruines de la monarchie française 1

1DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

trines, des systèmes et des sentiments incompatibles.

Une ère nouvelle venait de s'ouvrir, en effet, pour

les sociétés secrètes. L'une d'elles, soit par'surprise,

soit par persuasion, exerçait l'autorité suprême et obéis-

sait elle-même à l'impulsion d'une volonté unique et

vigoureuse. Cette société était celle des illuminés. Son

empire était déjà universellement reconnu, que la main

quien tenait les rênes était encore inaperçue. Les épreu-^

ves qu'elle faisait subir étaient terribles et ses vengean-

ces inexorables. Plus impassible, plus impénétrable et

plus hardie que les autres, elle parvint à les entraîner

toutes. Son fondateur, toujours obscur et longtemps

inconnu, exerça pendant vingt ans un pouvoir absolu

sur ses disciples, et, par eux, sur les loges affiliées. Invi-

sible, comme l'esprit de ténèbres, il en eut la persis-

tance et le sombre génie. En multipliant les grades et

les symboles, il parvint à s'assimiler les sectes et les'

rangs les plus dissemblables. En même temps qu'il se

servait des philosophes et des encyclopédistes pour

miner les croyances et diffamer l'autorité, il trouvait le

moyen de mettre sur le compte des jésuites 1 les doctri-

nes qu'il propageait contre le nrincipe du pouvoir; et

tandis qu'il soulevait les prolétaires contre les riches

il comptait parmi ses membres des princes et des rois,

un Frédéric de Prusse 2, un Auguste de Saxe, un d'Al-

1. Les émissaires des sociétés secrètes ont eu la mission de ne rien

négliger pour empêcher la circulation des Mémoires pour servir à l'his-

toire du jacobinisme, publiés en 4 vol. in-12 par l'abbé Barruel, Co-

blentz, 1793, et réimprimés à Lyon en 1818. ils ont réussi à discréditer

l'auteur dans le monde littéraire, en se moquant de sa crédulité et de la

diffusion de son style.

2. On sait que le roi de Presse avait été affilié. Mais l'expérience

avait appris à ce grand homme la part qui revient, dans l'art de régner,ux novateurs et aux beaux-esprits.

Page 440: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

berg\ un Brunswick 2, un prince de Hesse, un prince

de Neuwied,et, dans toutes les cours, quelque ministre

aftidé ou inspiré par un adepte éprouvé que ses rela-

tions ou son obscurité mettait à l'abri du soupçon.

Le siège central de cette société redoutable, en con-

spiration permanente contre le sacerdoce et la royauté,

était encore, en 1785, la ville d'Ingolstadt, en Bavière.

Elle avait pour grand-maître, sous le pseudonyme de

Spartacus, un professeur en droit nommé Weishaupt,

dont le plus actif coopérateur était un baron de Kniggo,

Hanovrien au service de Brême. C'est ce dernier qui,

en 1780, était parvenu à réunir et à organiser le congrès

général convoqué à Wilhelmsbad, dans lequel la loge

suprême des illuminés contracta un pacte d'alliance

offensive avec, les représentants de trois millions d'af-

filiés, et s'attribua la mission de travailler, au nom de

tous, à la régénération du monde.

De cette époque seule, en effet, date sa puissante

influence sur les événements qui ont renversé l'équi-

libre européen et sur l'esprit même des monarques, qui

en ont préparé le bouleversement, soit en courant au-

devant des réformes ..mal conçues, empruntées aux

économistes, soit en travaillant au démembrement de

la catholique Pologne.

Le règne souverain de la secte des illuminés n'a

sans doute duré que quelques années, et il y a peu d'ap-

parence qu'un égal concours de circonstances inves-

tisse jamais une autre association d'une autorité aussi

1. Celui qui, en 1793, prétendit justifier la philosophie des erreurs

de la Révolution.

2. Le même qu'en l'an VII Sieyés voulait appeler au trône de

France.

Page 441: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

redoutable et d'une direction aussi fatale. Mais si elle

n'a pas complété son œuvre de destruction, elle a

tellement ébranlé les bases de la civilisation et confondu

les notions de droit et d'autorité, que l'œuvre se dé-

veloppe d'elle-même et rencontre à chacun de ses pas

moins de résistance dans l'ordre légal apparent des

sociétés qui se. décomposent.

Les recherches que nous avons dû faire pour consta-

ter l'action directe et souveraine de la ligue présidée

par Weishaupt dans la Révolution française nous ont

mis sur la trace des nombreuses loges maçonniques; à

chaque renouvellement de nos dissensions politiques et

sous des appellations diverses, ces loges ont révélé la

persistance de l'esprit perturbateur et antichrétien qui

menace encore d'une dissolution prochaine toutes les

nations organisées. Nous en livrons les traces éparses et

incomplètes encore, quoique nombreuses et profondes,

aux méditations de la génération savante, qui a plus de

temps et d'ardeur qu'il ne nous en est laissé, pour

achever cette tâche laborieuse. Que sont les utiles inves-

tigations de l'École des chartes, auprès de cette œuvre

de courage et de salut qui, en burinant l'histoire des

sociétés secrètes, éventerait leur marche et les frappe-

rait d'impuissance?

Lorsqu'elle convoqua le congrès général des loges

maçonniques, la loge d'Ingolstadt avait déjà une organi-

sation puissante et une prépondérance acquise sur les

sociétés occultes qui couvraient l'Allemagne, une partie

de l'Autriche et le nord de l'Italie. Douze affidés seu-

lement communiquaient, sous le nom d'aréopagistes,

avec le grand-maître, doublement protégé, dans son asile

ignoré, par la création d'un autre centre d'action ap-

Page 442: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

parent, placé à Francfort sous la direction deKnigge

et destiné à faire diversion aux soupçons de la police.

On n'a pas connu le mystère de cette organisation

avant 1785, époque où quelques initiés, épouvantés des

serments qu'on exigeait d'eux, avertirent le gouverne-

ment bavarois du complot qui se tramait à son insu, au

sein même de ses États. On fit comparaître devant un

tribunal le conseiller aulique Utzscheider, un sieur

Grûnberger, de l'Académie des sciences, les abbés

Renner et Cosanduy, professeurs à Munich, tous quatre

passant pour faire partie de la société des illuminés.

Ils avouèrent le fait de leur affiliation et ne nièrent pas

les principes désorganisateurs qu'on y avait proclamés;

mais, soit qu'ils craignissent d'en trop dire, soit qu'ils

voulussent observer leur serment, ils refusèrent de ré-

pondre aux imputations que d'autres avaient formulées.

De telles explications étaient en effet impossibles, et le

mécanisme compliqué qui réglaitles rapports des francs-

maçons entre eux les eût arrêtés à chaque pas. Nul autre

que Weishàupt ne pouvait embrasser une série de faits

suffisante pour constituer une preuve légale. Chacun

des douze aréopagistes qui correspondaient avec lui était

le pivot d'autant de subdivisions dont les présidents,

inconnus les uns aux autres, étaient seuls en rapport

avec le président de la loge supérieure. Ce cadre qui

avait la vertu de s'élargir indéfiniment, sans s'isoler

de son centre, mettait donc la loge centrale à l'abri des

indiscrétions partielles.

Cependant, vers la fin de 1786, le hasard d'un in-

cendie fit tomber aux mains des magistrats une partie

de la correspondance et des registres de la société, qui

avaient été déposés chez Xavier Zwack, conseiller auli-

Page 443: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

que résidant à Lanshut. Cette découverte mit sur la

voie d'un second dépôt existant au château de Sander-

doff, appartenant au baron de Bassus. Ces deux pro-

pagateurs, désignés dans les Annales de, l'ordre sous

les noms de Caton et d'Annibal, furent soumis aux

rigueurs d'une enquête et d'un interrogatoire. Mais ils

soutinrent leurrôle avec intrépidité et défièrent les

investigations de' la, justice. Le gouvernement, plus

épouvanté peut-être de l'obscurité qui enveloppait ce

complot que de sa réalité, crut y remédier en publiant

lui-même les pièces originales du procès et en invitant

tous les souverains à les faire vérifier aux archives de

Munich

Les raisons d'une indulgence si peu prévoyante de

la part d'une autorité plus intéressée que les autres à

pénétrer ce mystère sont inexplicables aujourd'hui.

Y avait-il dans les tribunaux quelques affiliés secrets

de la société, amis et protecteurs des deux accusés?

S'imagina-t-on, par lalonganimité et le silence, parvenir

plus sûrement à la vérité? ou plutôt n'aurait-on pas

reculé devant, le nombre, la puissance et la qualité

des conjurés? Les quarante-sept loges principales qui

enlaçaient l'Allemagne, divisée, pour cet objet, en huit

provinces, avaient toutes en effet pour fondateurs ou

pour patrons des sommités littéraires ou politiques,

des ministres, des princes et même des souverains.

La liste de ces augustes complices a été saisie avec les

autres pièces à conviction, mais on n'a pas osé la

1. C'est ce recueil en deux volumes qui a été montré au prince Jules

de Polignac et qu'il cite dans ses Mémoires, ignorant que, cinquante ans

auparavant, ces volumes avaient été dénoncés au monde avec des dé-

veloppements plus clairs et des documents plus curieux.

Page 444: les ruines de la monarchie française 1

LES RC1NES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

publier avec elles; on s'est borné à signaler Amélius

Bode comme successeur ou intérimaire deWeishaupt,

lequel avait été banni, fit le baron de Busche fut dési-

gné pour négocier avec le comte de Mirabeau la fusion

de la franc-maçonnerie française avec l'illuminisme.

Cette négociation a-t-elle eu lieu? l'alliance s'est-

elle formulée? Rien n'autorise à l'affirmer, puistlue au-

cun document ne le constate. Mais, à quelque date que

l'on veuille attribuer l'indroduction de la secte do Weis-

haupt en France, on ne peut méconnaître qu'elle en

avait pris possession avant l'Assemblée constituante.

Peut-être jusque-là s'était-elle bornée à endoctriner, à

multiplier et à discipliner seg prosélytes, à déléguer

dans les cours des émissaires affidés, et à faire pénétrer

dans les conseils des rois ses disciples les plus éminents.

Mais les résultats ont prouvé que ces missions partielles

et ces mesures préparatoires se rattachaient toutes, par

des fils solides, quoique imperceptibles, au plan princi-

pal et définitif, qui a été conçu contre la France; et si

les Thugut à Vienne, les Haugwitz et les Lucchesini

à Berlin, n'ont pas été les agents directs de la propa-

gande, ils ont été assez circonvenus et dominés par elle

pour que la Révolution et Napoléon après elle aient étô

puissamment secondés par les fausses mesures qui leur

ont été opposées, par les trahisons et les lâchetés de la

-diplomatie, et par le mauvais choix ou la mésintelli-

gence des généraux envoyés pour les combattre.

Les Mémoires de Custine constatent' que c'est à ces

menées des sociétés secrètes, secondant la France après

en avoir fait leur conquête, que l'on dut d'avoir pu sur-

1. Tome lt des Mémoires du général Custine,

Page 445: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

prendre Worms, et que van der Noot ouvrit à notre pre-

mière armée les chemins de la Belgique

Les mêmes intelligences, pratiquées en Italie, y

avaient préparé les voies à l'occupation en y exaltant la

Révolution française, et le carbonarisme ne fut ni étran-

ger ni indifférent à la chute de Venise, de Rome, de

Naples et de Milan.

Cependant on avait tenté, bien avant 1789, d'im-

planter l'illuminisme dans la capitale même de la

France, en y convoquant un second congrès général des

loges maçonniques. Mais, à la veille de la grande entre-

prise méditée contre la monarchie la plus solide et la

plus invulnérable en apparence, celte fut ju-gée indiscrète et prématurée. On crut donc prudent de

s'en rapporter aux conseils de la loge centrale et' de la

politique anglaise. Toutefois les délégués au congrès se

réunirent, le 15 février 1785, sous la présidence du duc

d'Orléans; mais aucune résolution n'y fut formulée.

Les principaux adeptes ne s'y rendirent qu'afin de s'y

reconnaître, de se distribuer les rôles dans l'éventua-

lité des révolutions déjà ébauchées, et de renouveler les

engagements contractés en 1780, au premier congres

tenu à Wilhelmsbad, lequel avait conféré à la loge des

illuminés d'Ingolstadt la direction suprême du complot.

Ce n'était, en effet, qu'au fond de la Germanie, et

sous la garantie du flegme allemand, que pouvait s'éla-

horer impunément le fantastique projet de faire concou-

rir toutes les loges du monde à l'exécution d'un plan

mystérieux, et de réunir sous la fascination d'une même

pensée les représentants discrets de dix ou douze mille – –

i. Tome IV des Mémoires sur le jacobinisme, p. 358.

Page 446: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

sociétés occultes, parlant toutes les langues, vivant sous

dos gouvernements, des mœurs et des cultes divers. Il

existait, en Allemagne même, plusieurs centres d'action

plus accrédités et plus anciens que la loge d'Ingolstadt,

connue seulement depuis 1776 à Leipsick, sous la pré-

sidence de Schœffert; à Hambourg, à Altenbourg, à

Breslau, à Stettin, sous celle du comte de Smettau, du

marquis de Lerney, des barons de Hund et de Prinzou;

en Suède, dirigée par Ecklof, etc. Comment aucune de

ces loges ne songea-t-elle à disputer la suprématie?

Toutes n'étaient pas sans doute dans le dernier cer-

cle de l'initiation, et plusieurs ont pu se faire illusion

sur les vues perverses de l'illuminisme; mais il n'en est

aucune qui n'en ait été, à différents degrés, instrument

ou complice. Quand ces sociétés, factieuses par leur

institution même, n'ont pas obéi à une volonté supé-

rieure, elles n'en ont pas moins été des foyers de trou-

ble et de perturbation.

On voit, parle soulèvement des paysans de Bohème

en i773, généralement attribué aux sociétés secrètes,

que leur audace ne s'élevait pas encore jusqu'à attenter

à la sécurité des États compactes et fortement consti-

tués. Cet essai fut tenté sur une population toujours

agitée, sous des lois incohérentes qui ne la protégeaient

pas contre les vexations d'uue féodalité encore barbare;

il échoua cependant, malgré l'appel, ordinairement si

efficace, sur les masses soulevées contre les riches et

contre l'autorité publique c'est que les seigneurs, par

prévoyance autant que par humanité, avaient prévenu

les dangers de la disette en multipliant les greniers de

réserve, et ils les ouvrirent libéralement à leurs vassaux.

Mais après le congrès do 1780, et lorsque la théorie

Page 447: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

T. I. 288

des insurrections eut été perfectionnée et les maximes

égalitaires mises en circulation, il devint plus difficile

de calmer les multitudes systématiquement endoc-

trinées. La petite République de Genève faillit être

anéantie, en 1782, par une épreuve de ce genre. Mais

cette fois la licence et le cynisme des menaces contre le

pouvoir et la propriété se produisirent avec un luxe que

ne semblait pas pouvoir autoriser l'étroite limite de

l'avant-scène où se donnait la première représenta-

tion du drame qui devait se jouer quelques années

après sur un plus vaste théâtre. Les invocations à la

liberté et les imprécations contre le despotisme avaient

quelque chose de grotesque et de faux, de la part de

cette peuplade de bourgeois turbulents qui avait déjà

plusieurs fois lancé par-dessus ses murs des jets de lave

qu'on aurait pu croire sortis d'un cratère. plus large que

son enceinte. On pouvait donc présumer que ce cra-

tère était une simple fissure du volcan qui allait faire

irruption sur un autre territoire; et ce que Voltaire avait

appelé une tempête dans tin verre demi n'était en effet

que l'oscillation imprimée par l'ébranlement de la civi-

lisation tout entière on en eut bientôt la preuve.

On ne sait pas tout ce que cet obscur complot de

1782 répandit sur l'Europe d'aventuriers sans aveu et

de perturbateurs systématiques. Genève était le rendez-

vous de toutes les propagandes qui, depuis deux siècles,

s'attaquaient aux puissances politiques et religieuses.

Toutes les sociétés secrètes y avaient des délégués ou

des correspondants. C'était le creuset où tous les élé-

ments sociaux étaient mis en fusion et éprouvés, pour

être convertis en monnaie révolutionnaire. On y préco-

nisaittouslessophismes démocratiques après y avoir pro-

Page 448: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

fessé toutesleshérésies bibliques et, sous le nom de libre

examen, la révolte, la proscription et le pillage s'y tra-

duisaient en droit de la raison et en justice du peuple.

De cet entrepôt de l'illuminisme; la contagion s'exportait

en Suisse, en Italie et surtout en Frauce; à l'inverse

des germes pestilentiels dont le venin s'altère en se pro-

pageant, cette épidémie morale devenait plus meurtrière

par l'inoculation.

C'est de cette explosion de 1782, étouffée par la

généreuse intervention de la France, et dans laquelle

l'initié Servan, avocat général du parlement de Greno-

ble, prit une part active, que date le plan de campagne

dressé contre la monarchie dont la puissance était un

obstacle aux progrès des envahisseurs. Jusque-là, on

avait bien ouvert quelques négociations par les com-

munications établies entre les députés du congres

maçonnique et les loges françaises, mais si l'on avait

sondé le terrain et préparé les voies on n'avait encore

conçu que de vagues espérances.

La guerre de l'Indépendance américaine avait ralenti

ces préparatifs sans les interrompre mais son résultat

leur donna plus d'activité en leur ouvrant de nouvelles

chances. La disposition des esprits avides d'innova-

tions, le triomphe inattendu des idées démocratiques

importées du Nouveau-Monde et la lassitude d'une

génération harcelée par le souvenir des dilapidations

et des scandales de la Régence et du règne de Louis XV

vinrent en ai do aux tendances factieuses de la littérature

et du barreau. La lutte prolongée du parlement et du

clergé et les réformes avortées de Turgot ouvraient

autant do brèches praticables à la foule dos assaillants,

qui grossissait à mesure que la résistance devenait plus

Page 449: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

faible. La défaillance du pouvoir se trahissait par l'in-

stabilité de ses ministres et les hésitatioas de savolonté.

Tout devenait donc encouragement pour les promo-

teurs de révolutions, et, dans la confiance de pouvoir

impunément proclamer leurs principes démagogiques,

quelques initiés firent feu avant l'ordre ils choisirent

pour théâtre de leur. expérience une cité qui n'avait

aucun droit à la protection des gouvernements monar-

chiques il est à croire que dans cette cité même avait

été fondée une loge rivale d'Ingolstadt, à laquelle devait

échoir la suprématie après la mort ou le bannissement

de Weishaupt.

Cependant Louis XVI ne pouvait pas souffrir à ses

portes un foyer d'anarchie, et par prudence autant

que par humanité il dut intervenir pour maintenir

l'autorité légale. Mais, toujours indulgent et généreux,il s'abstint de prononcer entre les partis, et, plutôt pro-

tecteur qu'arbitre, il se rendit garant de la paix en

accordant un asile dans ses États aux factieux dé-

sarmés.

Ceux-ci ne lui pardonnèrent pas plus sa bienveil-

lance que son Intervention tous, sans exception, ils

payèrent son hospitalité par leur empréssement à s'en-

rôler sous le drapeau do la Révolution. Les noms do

Calvière et de Gasc, de Bonno-Carrère et de Marat, de

Grénus et de Dissonaz et de tous .les Génevois qui

avaient concouru à la petite révolution de 1782 sont les

premiers qui retentissent en 1789 parmi les plus ardents

révolutionnaires. Ces créatures dos sociétés secrètes

étaient autant d'ennemis introduits dans la place, et

1. La con'csiKiniluuee de ces deux derniers a étépubliée

en 179 i.

Genève, 3 vol. ia-8°. – Dissouaz fut secrétaire de Mirabeau.

Page 450: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

elles y travaillèrent avec d'autant plus de succès que leur

bannissement 1« avait signalées d'avance à la confiance

de tous les factieux comme des complices éprouvés.

La France a toujours été la vraie patrie des Géne-

vois. Ils viennent y chercher la fortune et la renommée

et y trouvent, au besoin, des dupes dans toutes les classes

et des protecteurs parmi les grands; c'est peut-être du

cabinet du ministre de leur sang qu'étaient partis les

subsides et les instructions destinés à faire de Genève

une république modèle. Toute connivence et toute né-

gociation de ce genre sont présûmables de la part de

l'ex-banquier devenu ministre, qui avait l'habitude

officieuse d'escompter les billets de ses compatriotes.

Chacun peut apprécier encore, de nos jours, le patrio-

tisme désintéressé de cette génération de Génevois spé-

culateurs, agioteurs ou députés, pairs et préfets, mais

toujours usuriers, qui disputent aux.Juifs l'exploitation

de nos finances, se posent en amis du peuple, tout en

votant les impôts dont leurs capitaux sont exempts, et

ne conçoivent la politique qu'au point de vue de leur

comptoir.x

Toutefois la France ne fut pas la seule patrie adoptive

des réfugiés de Genève l'Angleterre prit sous sa pro-

tectionjes plus considérables et peut-être les plus dan-

gereux. Elle en naturalisa quelques-uns, et les portes

du parlement s'ouvrirent même pour M. d'Yvernais, qui

a publié, en 1795, une histoire des révolutions de France

et de Genève. Il est juste d'ajouter que les ouvrages de

ce réfugié, imprimés à Londres, témoignent d'un retour

sincère à des sentiments de justice et de raison'. Mais

1. il publia en1808 un écrit sur tes finances, sous ce titre Des causes

qvi ont amené l'murpalion de Botta parte et qtd préparent m perte.

Page 451: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

alors il s'était opéré dans l'opinion publique et dans la

marche des cabinets un changement irrésistible. La

République était tombée, aux applaudissements de la

France elle-même ses excès l'avaient rendue odieuse a

ses plus chauds partisans, lesquels montrèrent le plus

d'empressement à se réfugier dans les bras d'un nou-

veau monarque. Si quelque inquiétude préoccupait la

politique anglaise, elle se portait uniquement sur l'usage

qu'allait faire un homme du caractère de Bonaparte du

pouvoir encore indéterminé dont il venait d'être investi.

Il n'en était pas ainsi de 1783 à 1789, lorsque le

mouvement révolutionnaire était secondé par le minis-

tère britannique, lequel se flattait de le diriger à son

gré. Toutes les conspirations contre la France étaient

assurées de trouver à Londres des sympathies et des

subsides. Les factieux de Genève y partagèrent l'assis-

tance que ce gouvernement donnait déjà aux sociétés

secrètes qui couvraient le continent et à tous les pertur-

bateurs qui entretenaient l'agitation de l'Europe, objet

de la continuelle sollicitude du peuple marchand, car il

y trouvait de nouvelles chances à ses spéculations et de

nouvelles garanties à sa domination maritime.

Beaucoup d'écrivains se sont laissé persuader que

les clubs datent en France de la convocation des Ëiats

généraux. Mais, sous le nom de loges maçonniques et

de cercles politiques, ils s'y étaient multipliés long-

temps avant 1788. Dès 1786, Sieyès et Condorcet avaient

fondé la loge de la rue Coq-Héron, laquelle correspon-

dait avec les loges suisses, italiennes et allemandes,

dont Weishaupt et Knigge avaient été les promoteurs.

Il en existait une plus ancienne et plus cachée, rue de

la Sourdière, qu'avaient fréquentée Cagliostro et le

Page 452: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

thaumaturge Saint-Germain'. Celle des Neuf-Soeurs

dont MM. de La Rochefoucauld- et Pastoret étaient

membres, et à laquelle avait été dévolu l'honneur d'affi-

lier Voltaire, était depuis longtemps livrée aux tendan-

ces politiques qui commençaient à se mêler partout

aux études, aux plaisirs et aux affaires.. C'était une

pierre d'attente sur laquelle les adeptes avaient provi-

soirement placé leur observatoire, et les frères s'y

livraient quelquefois à des intempérances de langue que

tous les clubs populaires auraient qualifiées de ~o~s

patriotiques. 1Le Grand~Orient couvrait tous ces conciliabules de

son apparente suprématie. Mais le mot d'ordre et l'im-

pulsion partaient de la loge des Amis-Réunis, que diri-

geaient Bayard Busche et Amélius Bode, deux des plus

fougueux apôtres de l'illuminisme. ·

En attendant que la secte pût concentrer l'action de

toutes ses forces sur Paris, elle formait partout des

ouvriers pour. ce grand œuvre. Ce prosélytisme cosmo

polite avait le double avantage de dérouter les polices

trop vigilantes et de se ménager partout des auxiliaires.

En Allemagne, la jeunesse des universités était ameu-

tée à l'idée d'une unité germanique impossible. On

attaquait toutes les principautés comme autant de

démembrements de la patrie. Iéna, Dresde, Gotha, Wei-

mar, Leyde avaient leurs comités insurrecteurs. Des

émissaires partaient de la Suisse pour la Hollande, la

Suède et la Russie. Ils pénétraient en Espagne, en Por-

1. Il existe un livre curieux, antérieur à celui de Barruel c'est le

ro!7e ~ë, OM /a CM!<M<!OK, par unabbé Leblanc, dont le manuscrit

contenant la confession d'un adepte lui aurait été confié par le cure de

Fié, diocèse du Mans, nommé de La Haye. Cet écrit, plein de ~impHcih''

et de candeur, a tous tes caractères de la mérité.

Page 453: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRA~.USE

tugal, à Malte même et à Constantinople et Zimmer-

maun, le plus intime disciple de Weishaupt, osait,

dans Rome même, ériger une loge dont la mission

spécialeétait de renverser l'Eglise catholique.

Cette universalité ne détournait pas l'attention des

adeptes du point où devaient se porter les plus grands

coups, et quand le Grand-Orient de France, devenu le

second aréopage des illuminés, publia en 1789 son pre-

mier manifeste sur la Révolution/il y fut répondu de

toutes parts comme au signal convenu d'un concours

simultané, par Paulus en Hollande, Payne en Angle-

terre, Campe en Allemagne, Knigge en Prusse, Gasani

en Italie, etc. Les initiés, avertis par là publicité de ces

écrits, s'empressèrent d'accourir en France pour y pren-

dre part à la curée qui leur était promise; et lorsque

les jours d'action se levèrent, on fut tout surpris de voir

figurer parmi les citoyens de Paris le Suisse Pache,

l'Anglais Paynë, le Prussien Ctootz, l'Espagnol Guz-

mann, le Neuchâtelois Marat, l'Autrichien Frey, les

Belges Proly et Dubuisson, un prince de Hesse, des

Polonais, des Italiens, des Batave~ des Américains et

des transfuges de tous les pays, dont la Révolution

accepta les services et fit lafortune.

Tout était donc préparé pour la Révolution avant

qu'elle éclatât, avant même que les sociétés secrètes

qui y coopéraient eussent réuni toutes leurs trames.

Les preuves abondent de leur concours tout-puissant;

lorsque les délibérations des cabinets étaient traversées

ou dominées par des inuucnces insaisissables, tous les

secrets de leur politique étaient livrés au comité do

Paris, et les monarques les plus redoutés par les conspi-

rateurs, désignés au poignard des séides de la loge cen-

Page 454: les ruines de la monarchie française 1

LKS RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

traie. Ankarstrœm était illuminé, etles sociétés secrètes

ne sont pas plus étrangères à la mort de Léopold qu'à

celle de Gustave ÏÏI'.

Les loges (ou clubs) qui s'organisèrent en 4788 et

1789 ne furent donc que les auxiliaires decelles qui

existaient auparavant. Celle de la Candeur, fondée par

les affidés du duc d'Orléans, Chauderlos etSillery; celle

du Contrat social, où trôna Chamfort; celle dite des

Vingt-Deux, siégeant au Palais-Royal, n'étaient que des

colonies des Amis-Réunis, émanation directe de la loge

centrale.

Dès le premier essai des réformes proposées par

Turgot, une société s'était formée pour en amortir ou en

exagérer les conséquences. Elle était présidée par un

sieur Le Roi, lieutenant des chasses de Louis XV. Dami-

laville et Grimm, Helvétius, Thiriot et, d'Holbach en

faisaient partie. La correspondance de toutes ces loges

avec le comité directeur était très-active; on y désignait

comme des afnliés dignes de confiance ou des instru-

ments dociles un Broglie et un Montesquiou, La Fayette

et surtout cet abb6 Sieyès qu'on retrouve partout, à

cette époque, soit comme émissaire, soit comme fonda-

teur de quetque société suspecte ou de quelque. club

provocateur.

A l'imitation des amis de Voltaire qui, n'osant

avouer tout haut leur antipathie pour la religion, finis-

saient leurs lettres par trois initiales mystérieuses qui

signifiaient Écrasons ou J~c~ase~ /M/<~e/ toutes les

1. Ce n'est pas Je 1848 que datent les complots des sociétés secrètes

contre l'Autriche. En i79S, la révolution ne fut prévenue que par le

supplice <? Hehenstreit, pendu à Vienne, et de Michatovitcb, décapi~

à Presbourg, avec sept gentilshommes hongrois.

Page 455: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

loges coalisées avaient adopté une formule cabalistique

dont le sens convenu était Écrasez les /M Ce mot de

passe, que l'on aretrouvé dans des lettres datées de i783,

serait à lui seul une preuve indubitable de la prémédi-

tation du complot qui a pris, après le succès, le nom

plus ambitieux de Révolution.

Longtemps le langage des conjurés s'est enveloppé

d'une philanthropie cosmopolite et d'une raillerie fron-

deuse mais ces formules n'étaient que l'appât des

provocations plus directes et des maximes plus sédi-

tieuses que l'on prétendait accréditer par insinuation

et tandis que des empiriques d'une audace inexplicable

exploitaient la crédulité des courtisans, l'orgueil de la

bourgeoisie était surexcité par les jalouses inspirations

d'une ambition hargneuse.

Luther avait envenimé la maxime évangéliquo

Tous les hommes sont Cagliostro l'amplifia en

disant 7bM.s~~o~$oM~roM/ Les initiations savaient

s'approprier aux esprits les plus infimes etse modifiaient

à tous les degrés de l'intelligence; de sorte que les

doctrines s'infiltraient à la mesure des capacités et des

convoitises de chacun, par la séduction, par la surprise

et quelquefois par la terreur. Elles ne se manifestaient

pas soudainement comme les arrêts redoutables de la

wehme, quoique les têtes les plus augustes fussent

aussi sous la menace incessante d'un poignard mais

elles se dissimulaient sous des emblèmes philosophi-

ques et des aphorisme~ pédantesques.

Ainsi on y érigeait en maxime fondamentale

i" Que toute religion prétendue révélée est un atten-

tat à la raison

1. L. P. D., Lilia Pe~&Mo O~rKc.

Page 456: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

2" <Quo nul n'a droit de commander aux autres et

que toute souveraineté est une usurpation

3" Qu'en conséquence il est juste, il est sage, héroï-

que même, de délivrer la société des prêtres qui l'abru-

tissent et des tyrans qui l'oppriment'.

On a mis cont ans à faire pénétrer ces vérités dans

les esprits. Parmi les propagateurs qui s'en sont glori-

fies, il, a pu se trouver quelques orgueilleux convaincus

et d'autres fascinés qui ne croyaient pas nier les lois

divineset les devoirs sociaux en les reléguant parmi les

abstractions. Mais en tête de cette armée fanatique mar-

chaient les ambitieux désespérés et les blasphémateurs

implacables qui ne pardonnaient ni aux hommes la nul-

lité à laquelle ils se sentaient condamnés, ni à Dieu les

difformités de leur nature. Ces esprits infernaux, consu-

més par l'envie et ne voyant dans l'ordre qui règne

autour d'eux qu'insulte ou déception, se consolent en le

troublant et cherchent dans la volupté de détruire une

distraction à leur noir chagrin ou une vengeance qu'ils

croient légitime.

Quand la secte, enfin maîtresse du terrain, fonda à

Paris son club modèle des Jacobins, celui-ci commença

par se débarrasser du club Breton, qu'un reste de

pudeur-aurait pu retarder dans sa marche, et, chan-

geant subitement d'attitude et de langage, il poussa le

peuple à btiser tous les freins qui auraient pu modérer

sa colère. Il ne s'agissait plus de compatir aux souffran-

1. Le livre de Robinsmi, publié Londres, sur les sociétés secrètes et

spécialement sur les illuminés, est d'autant plus digne de foi qu'il est

d'un observateur froid, indifférent, hostile même aux gouvernements

menacés.

Celui de Jean Witt, Sociétés Mcre/M de F<'<M:ce et d'Italie, n'est pas

moins utile à consulter.

Page 457: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

ces du pauvre, mais de l'armer contre le riche et d'en

faire un servile instrument de confiscation et de mort.

AuHeu~de l'élover par le travail, on l'avilit par la con-

voilise et on lui persuada que l'office de bourreau était

le plus digne attribut de sa force. Après avoir enivré les

vainqueurs de la Bastille du premier sang versé, il

fallut les allécher par de nouvelles proies, et le club'se

transforma en atelier de délations. Il domina les partis

les plus extrêmes, en les étonnant par ses exagérations

et en les épouvantant par son cynisme. On. professait

dans ce ~M~e~oMM~M l'immoralité la plus sauvage et

la cruauté la plus hrutale. Ce qu'on osait y proposer, ce

qu'on y applaudissait avec frénésie défie les imagina-

tions les plus délirantes, et le ridicule est le seul tem-

pérament de l'horreur qui remplissait chaque-séance.

L'enfer de Milton n'est qu'une ébauche de cet antre

dont le crime avait fait son temple, et le poëte eût

reculé devant les dégoûtantes orgies de ces scélérats

parlant toutes les langues et joignant tous les raffine-

ments d'une civilisation dépravée à tous les instincts

de la brute*.

Ce club n'en fut pas moins le souverain absolu de

la France pendant trois ans. Centre et moteur de tous

les actes publiés sous le nom de l'autorité nominale, il

faisait révoquer ceux qu'il n'avait pas dictés et aggra-

vait ceux qui ne répondaient pas à sa voracité il mena-

çait de mort les afnlies qui hésitaient à le servir, il

immolait sans pitié celui qui reculait devant un crime,

i. I) reste aujourd'hui encore moins de témoins que d'orateurs de

ces séances dont le théâtre même est depuis longtemps détruit. L'auteur

est du petit nombre de ceux qui ont vu et entendu ces enormités,

qu'aucun récit ne pent qualifier.

Page 458: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

de sorte qae la terreur et la lâcheté ont versé plus de

sang que la tyrannie, réduite à ses propres forces, n'en

eût pu répandre. 1

Dès qu'aux Jacobins ou se vit maître dos élections, on

les dicta par la violence, on les souilla par la corruption

et par l'inauguration des plus infâmes candidats. Il faut

être étranger à ce qui se passait en France, pour admet-

tre qu'il pat y avoir en 1792 la moindre sincérité dans

le vote et quelque pudeur dans les choix. Tout ce qu'il

y avait d'électeurs honnêtes fuyait la place publique ou

en était chassé brutalement. Le pays n'y fut donc ni

consulté ni représenté. Les factieux, les saltimbanques

et les membres des clubs y dominèrent exclusivement.

Les suffrages cherchèrent de préférence les célébrités ré-

volutionnaires, les aventuriers sortis des sociétés secrètes

et les noms les plus Sétris. Ainsi se composa la Conven-

tion, laquelle prétendit être l'organe et la représentation

du peuple franeais.

Le club qui présidait à cette orgie acceptait tout

sans y regarder, assuré qu'il était de discipliner cette

meute en la menant à la curée ou en la décimant lors-

qu'elle voudrait briser son frein. jCo calcul ne fut pas

déçu. Les membres les plus éminents de la Convention

étaient les afndés des Jacobins, et l'assemblée entière

ne fut bientôt que la succursale servile de ce club domi-

nateur. C'est lui qui dressait les listes de ses bureaux,

de ses comités et de ses proconsuls. C'est lui aussi qui

bientôt après y désigna ses victimes.

Le despotisme qui caractérisa son règne de trois

années se délégua à tons ses afSliés, et chaque village

comme chaque cité eut son club, devant lequel se pro-

sternaient toutes les autorités légales. Le comité révolu-

Page 459: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

tionnaire, créé à son image et animé de son esprit,

attendait chaque matin le rapport de ses délateurs atti-

trés, pour désigner dans chaque commune les biens à

confisquer, les maisons à démolir, les boutiques à piller,

les suspects à incarcérer et les holocaustes à réserver

pour les auto-da-fé de Paris. Parmi ses adeptes figuraient

les geôlierset le bourreau de chaque ressort. Le repré-

sentant du peuple en tournée en faisait son escorte et

donnait au fCM~M~' <~Mpeuple la place d'honneur à sa

table'.

Arrivée à ne plus rencontrer de résistance, ni dans

la Convention ni dans le pays, la société des Jacobins

'liait par s'irriter des embarras qu'elle se créait elle-

même. Elle s'épura, se divisa et proscrivit ses plus fer-

mes soutiens. Camille Desmoulins, Danton, Hébert et

Chabot, protégés par leur longue complicité, ne purent

trouver grâce devantelle; elle'sacrifia ses propres fon-

daicurs, renia son origine, oublia Genève et Londres et

trahit jusqu'au duc d'Orléans, celui que le Grand-

Orient avait placé à la tête de toutes les loges de France.

Libre ensuite dans son essor, cette incarnation de l'illu-

minisme se livra à toutes ses fantaisies, fit des lois de

ses caprices, imita la frénésie de Néron et de Caligula,

eut des séances de turpitude et de barbarie, régna par

la débauche et par les supplices, élut l'ignoble Henriot

pour chef de son prétoire, la Commune de Paris pour

son cénacle, et se retrancha derrière les échafauds. Elle

s'y défendit jusqu'à ce qu'une convulsion de rage l'étouf-

fàt dans les angoisses du 9 thermidor.

Voilà donc à quoi se réduit la sublimité de cette Révo-

1. C'est le titre que la Révolution donna au bourreau.

Page 460: les ruines de la monarchie française 1

LES RUIKES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

lution prestigieuse, devant laquelle se sont prosternés

les rois et les peuples et qui est encore l'objet de l'admi-

ration des générations nouvelles. C'est l'œuvre d'une

horde de brigands sans patrie et sans pudeur, les uns

envoyés d'une secte étrangère, les autres soudoyés par

1"Angleterre, tous solidaires du prince odieux dont ils

secondent les trahisons, non qu'ils lui reconnaissent du

courage et du génie, mais parce que sa richesse les

attire et que son crédit les défend des poursuites de la

justice.Telle est la Révolution, considérée sous son vérita-

ble aspect, le seul qui ne lui substitue pas l'illusion des

utopies les plus chimériques et d'une régénération que

dément avec énergie l'abaissement du pays. A ceux qui

douteraient encore de sa dégradation intellectuelle et

morale, nous ne demandons que l'impartialité de lire

d'autres livres que ceux de MM. Thiers, Michelet et de

Lamartine'. Les principes sur lesquels elle se hausseont été proclamés avant elle, et nul gouvernement.

avant le sien, ne les avait aussi insolemment foulés aux

pieds. Elle a violé tous les droits, outragé l'humanité

autant que la raison, et prostitué le nom de liberté aux

plus intolérables tyrannies.

L'immensité du cataclysme n'impose qu'aux esprits

irréSéchis ou infirmes. Ses résultats n'ont rien de plus

héroïque que ses débuts; et la torche qui propage l'in-

cendie n'est pas plus intelligente que Fétincolle qui

l'allume. Dès que les États généraux eurent fait table

1. Lisez Bdri<c, Montjoie, MoutgaiHard, Bertrand de MoHevit)e. la

correspondance du Comité de sfthtt public, le rapport, de Courtois sur

Robespierre, les Fastes f/e la ~<'i.'o/«<<oH, etc.; le ./oM~f'/ de PriKf/Mmwc

même, écrit sans parti'pris, est plus vrai, plus sincère et surtout plus

attachant; <cs~MwwM«'e.(/cO!), imprimé chez LeNonmmd.

Page 461: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES" SUR LA RÉVOLUTION FRÂNÇAtSE

rase en vue d'une reconstruction imaginaire, il ne leur

resta plus d'abri contre le fléau évoqué par eux-mêmes,

et leur abdication ne fut qu'un sauve-qui-peut déses-

péré,triste aveu d'impuissance et de découragement.

La conjuration victorieuse n'eut aucun effort à faire

pour dominer et dissoudre l'Assemblée législative. Elle

n'avait pas encore déployé son étendard sanglant sur

tous les édifices, qu'un des membres les plus libéraux

de l'Assemblée constituante écrivait en se frappant la'

poitrineces paroles mémorables « Jamais despote,

quelque long que fût son règne, ne ravagea le pays s

soumis à ses caprices, .comme la France, en moins de

trois ans, ~été ravagée par l'Assemblée de 1789 »

Elle essaya d'abord de travestir ses adeptes en Grecs

et en Romains, espérant en imposer par cette burlesque

parodie à la jeunesse encore imbue de ses études clas-

siques. Les Athéniens, qui emprisonneront Miltiade et

proscrivirent Alcibiadeet Cimon, qui exilèrent Aristide

et Tbémistocle, mirent à mort Socrate et Phocion et

assassinèrent les généraux qui venaient de gagner des

batailles, étaient en effet des citoyens à la façon des

nôtres; et si notre Sénat, sans avoir droit de s'en offen-

ser, se laissa comparer aux trente tyrans, ses proconsuls

purent, au même titre, se croire des Romains, puisqu'ils

renouvelèrent les proscriptions de Marina et d'Antoine.

Lorsque le peuple-roi applaudissait stupidement aux

crimes de Claudius, demandait les tètes de ses plus

dignes magistrats et recevait sans murmure ses maîtres

d'une soldatesque eurénéc, il donnait un exemple que

le peuple français.imita fidèlement. La civilisation mo-

1. Le président. Mouuier, OM'.w~M </M<f/M/)C'c/«'~ /~F;'f~«M~'c7)'e

libres. Tome !< p. 41.

Page 462: les ruines de la monarchie française 1

LES RCINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

dénie a même un avantage sur l'ancienne, c'est d'avoir

érigé sa dépr&vatiou en système et créé des apologistes

jurés et des professeurs pour l'enseigner.

Que la Révolution soit devenue le culte des pervers

et des sots, le point de mire des ambitions ignobles et des

médiocrités cupides, rien de plus conséquent et de plus

conforme à l'expérience des temps de décadence et de

dissolution. L'ignorance et la dépravation viennent en

aide au sophisme pour expliquer le dogme de l'égalité

le mérite et la vertu blessent les âmes abjectes autant

que la noblesse irrite le bourgeois enrichi. Mais qu'on

ne dise pas que l'expérience et la réflexion ont éclairé

le peuple sur ses grossières et innombrables méprises.

Le mensonge et la sottise ont un brevet de popularité

irrévocable. Ce qui a droit d'étonner, c'est qu'il y ait

encore des gouvernements assez imprudents pour s'as-

seoir sur des bases aussi fragiles, et permettre d'accou-

tumer lesgénérations

naissantes au respect de la Révo-

lution. En persistant à nous présenter comme des

bienfaiteurs del'nùmanitéleshommesquil'ont enfantée,

on tend évidemment à lui créer une nouvelle armée

d'avocats sans vergogne et de pédants sans portée.

Qu'on ne s'y trompe pas; les raffinements et les subtili-

tés de l'école n'ont pas changé le fond de la doctrine, et

les Érostrates du xtx° siècle ne varient que de formule

avec ceux du xvm" c'est toujours l'incendie, sous pré-

texte de lumière, et les doctrinaires de nos jours no

diffèrent des terroristes que par la forme et en atten-

dant

Avant d'étudier la Révolution sous ses autres aspects,

il n'est peut-être pas sans intérêt, pour le lecteur de

bonne foi qui conserverait encore quelque doute sur

Page 463: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LÀ REVOLUTION FRANÇAISE

l'initiative prise par les sociétés secrètes dans les com-

plots qui ont préparé et consommé la ruine de la monar-

chie française, de connaître les preuves officielles et les

témoignages authentiques de leur action directe etpersé-

vérantodans tousles événements quiontboulevcrsél'Eu-

rope et qui la menacent encore de nouvelles calamités.

On conçoit que cette ténébreuse organisation, s'ap-

propriant toutes les convoitises qui torturent le cœur

humain, offrant un appât à toutes les ambitions déçues,

un aliment à tous les mécontentements inassouvis, un

vaste horizon aux aspirations de l'envie, procédant par la

séduction, par le prestige des initiations mystérieuses,

par la trahison et l'épouvante, parlant au nom de toutes

les sociétés occultes qui, depuis plusieurs siècles, con-

spirent impunément contre tous les gouvernements,

attestant leurs maximes, se mettant tour à tour à leur

tête ou à leur suite et les désavouant au besoin, échappe

aux investigatidus de l'histoire comme à la surveillance

de l'autorité et à la justice des lois. Cependant ni sa

marche tortueuse ni ses nombreuses métamorphoses

:i'ont pu la dérober entièrement aux regards attentifs

des observateurs sérieux, et plus d'une révélation, sug-

gérée par le dépit et le remords, est venue justifier les

soupçons de la police, fortifier la conscience découra-

gée des tribunaux, signaler les noms des conjurés et

trahir le secret de leur puissance.

Parmi ces documents, le plus significatif fut d'abord

le manifeste publié, au commencement de la Révolu-~

tion, par le duc de Brunswick, pour la réforme des

loges dont il était le grand-maître. « Le temps de

t. 77M<OH'e et DocMHCH~ M<r la /)YMc-Mf<pMMC)':f, pni' le docteur

Eckert.

Page 464: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

l'accomplissement approche, y est-il dit; mais, sachez-le,

cet accomplissement est une destruction! Les ténèbres

disparaissent, mais une lumière plus redoutable que les

ténèbres frappe mes yeux Nous assistons à une dévas-

tation que nos mains ne peuvent plus remettre en or-

dre. Ce ton solennel d'un adepte désappointé ne

pouvait ébranler les résolutions arrêtées par la loge

suprême. La maison de Brunswick avait donné trop de

gages pour qu'on pût craindre que celui de ses membres

à qui le trône de France avait été promis rompît jamaisavec la secte à laquelle il s~était incorporé. N'était-ce

pas au général qui commandait l'armée prussienne que

l'intimation avait été faite de se retirer des plaines de

Champagne, parce que le principal but de cette cam-

pagne, celui de décider la déposition de Louis XVI,

étant atteint, le succès du complot pouvait être compro-

mis par la prolongation des hostilités? N'est-ce pas

aussi par l'indiscrétion de quelques sectaires qu'il se

répandit que le Temple avait été assigné pour la prison

du roi de France, en expiation du meurtre du grand-

maître des Templiers, condamné par un de ses prédé-

cesseurs ? Comme si la froide dérision cachée sous ce

langage parabolique pouvait être autre chose qu'un

odieux raffinement de cruauté 11

Mais une confession beaucoup plus positive, plus

claire et plus instructive est celle du ministre prussien

i. Nt~oH'e et Doc«mcM~ sur la /e-M!~poMMp!'t< par le docteur Ec-

kert. Ces documents recueillis par M. Eckert ont été insérés dans

les journaux français, et notahiment dans t't/M:'ccrs du 6 juillet 1852. Cet

écrivain, bien informé des menées de l'illuminisme, se méprend quel-

quefois sur ses rapports avec les loges maçonniques, ses instruments,

mais jamais ses guides. La loge allemande, dont il donne le curieux

programme, était une succursale, mais non la sœur de celle d'tngol-

stadt, dont le nouveau siège est encore ignoré.

Page 465: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOI~TION FRANÇAISE

Haugwitz au congres de Vérone. « A la fin de ma

carrière, dit-il, je ne puis m'empêcher de jeter un coup

d'œilsurles sociétés secrètes, ce~oMO~ y~~a~~ qui,

maintenant plus que jamais, menace l'humanité entière.

Leur histoire se lie si intimement à la mienne qu'on

me pardonnera quelques détails personnels' »

Le repentir tardif de cet homme d'État ne justifieni sa conduite passée ni l'assentiment donné par le

gouvernement prussien à ses initiations suspectes. II

n'appartenait pas à la maison de Brandebourg de par-

tager avec celle de Cobourg 2 la protection des sociétés

occultes armées contre toutes les autorités souveraines,

et Napoléon fut préposé par la justice de Dieu à la

punition de cette royale félonie. Si les loges alleman-

des ont contribué à la délivrance de la Prusse, elle l'a

due bien plus à la ligue européenne et à l'affection de

l'empereur de Russie. Le concours des sectes maçon-

niques ne fut que la conséquence d'événements plus

forts qu'elles et qui poussèrent vers un même but les

populations entières avec leurs éléments les plus hété-

rogènes. Les princes qui se fient à cette dangereuse

alliance payent cher, tôt ou tard, une si honteuse poli-

tique, sans laquelle Charles-Albert régnerait encore.

Son fils, qu'une aveugle ambition livre aux mêmes sug-

gestions, en sera peut-être à son tour la victime et le

jouet, après en avoir été le servile instrument.

ï.oM'ee~DocMMcM~yM'/a /)'<Me-~MpoKMe)'M, par le docteur Ec'

kert. -Le mémoire textuel, remis aux monarques réunis en congrès, est

reproduit en entier par M. Eckert.

2. La ville de Cohourg a reçu Weishaupt dans sou exil. Tous ses

princes ont été afniiés aux sociétés secrètes et patronnés par elles. La

loge de l'Espérance de Berne, dontLéopotd faisait partie, avait demande

nu troue ~Kc/coM~KC pour lui, longtemps avant que ceux de Grèce et do

Belgique lui fussent proposés.

Page 466: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

C'est ce que les aveux de M. Haugwitz ont suffisam-

ment démontre. La loge qui lui conféra, jeune encore,

les plus hauts grades, se partageait en deux directions

divergentes, l'une centralisant ses travaux de propa-

gande sous la présidence du docteur Zinndorf, de

Berlin, l'autre ayant pour chef exotérique Frédéric de

Brunswick, .mais toutes deux professant la même aver-

sion pour l'Église romaine et d'accord dans le dessein

de renverser tous les trônes, en commençant par les

plus catholiques.

« Il est superflu, poursuit le diplomate, de révéler

les moyens que j'ai employés pour pénétrer ces mystè-

res et devenir maître de ces deux sectes; la vérité est

que tous leurs secrets m'ont été dévoilés. Cette décou-

verte me révolta; mais il fallait quitter avec éclat ou me

frayer un chemin à moi.. Je choisis ce dernier parti.

C'est en 1777 que je me chargeai de la direction des

loges de Prusse, de Pologne et de Russie. J'y ai acquis

la ferme conviction que tout ce qui est arrivé en France

depuis i788, la Révolution française enfin, y compris

r<Ms<MMM<~<&<roi avec ~o!<~ ses AwveM~, non-seulement

avait été détidé dans ce temps, mais que tout avait été

préparé par des réunions, des instructions, des serments

et des signaux qui ne laissent aucun doute sur l'intelli-

gence qui atout médité et tout conduit. »

Le rôle politique attribué à ce ministre aux époques

les plus critiques de la Révolution peut servir à appré-

cier le degré de sincérité de l'aftilié sur l'usage qu'il a

pu faire des horribles secrets dont il était dépositaire.

Mais la réalité do ces secrets en est d'autant plus irrécu-

sable, car il n'avait aucun intérêt à avouer qu'il en a

gardé sa part de responsabilité en restant sous le poids

Page 467: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRAUÇAtSE

qui oppressait sa conscience sans oser rompre la chaino

qui le liait aux artisans de tant de trames criminelles.

On peut se faire une idée de l'effet produit par cette

étrange confidence sur son auguste auditoire. Les deux

empereurs en ressentirent une profonde émotion; mais

le roi de Prusse, fidèle à la politique de sa famille, n'en

parut ui surpris ni indigné. Il croyait les sociétés se-

crètes utiles à ses projets sur l'Allemagne et se sentait

disposé à excuser Jours torts passés, sinon à les. croire

calomnieux ou tout au moins exagérés. Il altégua en leur

faveur la puissante assistance qu'elles avaient apportée

aux alliés qui marchaient contre la France, et persuada

à ses illustres frères d'armes qu'il était de leur magna-nimité de ne pas sévir précipitamment contre elles.

Il est bien vrai que les sociétés secrètes s'étaient

sinon dissoutes, au moins divisées sous l'Empire. En

Italie, les carbonari acceptèrent Bonaparte comme le

Messie promis par Machiavel, tandis que les loges

allemandes le signalaient comme la personnification du

despotisme. On lui eût pardonné peut-être s'il n'eût été,

selon l'expression attribuée à M"" de Staël~ que la

Révolution faite homme. Mais il avait réhabilité le règne

de l'ordre et le principe d'autorité, rendu au culte ses

ministres et ses autels. Ce retour à la justice et aux

conditions de toute société durable était un crime ir-

rémissible aux yeux de ceux qui avaient spéculé sur

l'anarchie. Les attentats du conquérant aggravèrent et

justiuërent à quelques égards la haine vouée au législa-

teur. Toutefois il arriva que cet appel au juste mécon-

1. Le Prince, de Machiavel, n'était, aux yeux des initiés, que te pré-

curseur de runite itaheuue;de M leur sympathie pour César Borgia et

leurs avances à Napoléon.

Page 468: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

tentoment du pays éveilla le patriotisme de la jeunesse,et les sociétés secrètes furent assaillies par une foule de

néophytes sans arrière-pensée qui ne voyaient dans

l'association qu'une ligue du bien public. Ce généreux

élan porta à se faire initier beaucoup de citoyens sincè-

res dont l'indignation cherchait partout des appuis et

des confédérés. Leur présence dans les loges épura, en

leur montrant la patrie humiliée, l'exaltation des jeunes

adeptes, de sorte que l'esprit primitif des sociétés occul-

tes en fut momentanément comprimé.

Cette invasion altéra même, sur certains points, les

doctrines inexorables que l'illuminisme s'était en'orcé

de faire prévaloir, et plus d'une succursale se détacha de

son alliance. C'est ce schisme qui suscita l'insurrection

du Tyrol, la défection des Saxons, l'armement des corps

francs du colonel Schill, le soulèvement de l'armée

prussienne et enfin la délivrance de l'Allemagne.

Cette transformation des sociétés maçonniques en

Allemagne en fit naitre quelques-unes en France, inspi-

rées par le même sentiment celle dés Philadelphes fit

de rapides progrès dans les provinces du Midi et dans

tous les rangs de l'armée. Elle aurait fini par devenir

redoutable pour l'empereur, si la plupart des chefs,

signalés ou dénoncés par les loges dissidentes restées

fidèles à la pensée exclusive de l'illuminisme, n'avaient

été moissonnés par le fer ou par le feu dans les mis-

sions honorables et périlleuses que Napoléon réservait

ou inventait pour eux. Si l'on en croit le- spirituel

1. Selon tWt~oM'e des sociétés Mc/M (/c fa~dc, publiée en 1815,

à la librairie stéréotype, rue de Seine, 12, plus de cinq mille de leurs

membres auraient péri dans ces expéditions proposées comme un défi

à leur courage et souvent dans des pièges cachés sous leurs pas.

Page 469: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

biographe du colonel Oudet\ il se serait formé une

alliance intime entre le T~eMo~~ d'outre-Rhin et les

Philadelphes français, laquelle, bien loin d'être hostile

à la royauté, avait également en vue la délivrance des

peuples et des rois.

Malheureusement, l'intérêt pressant qui avait réuni

et modifié peut-être les tendances de la maçonnerie

une fois satisfait, l'esprit réparateur se retira des loges,

laissées sous l'influence de leurs premiers inspirateurs;

etl'illuminisme reprit naturellement son œuvre révo-

lutionnaire, à peine interrompue. Le centre d'action

de cette secte opiniâtre, qui change de nom et de

refuge selon les convenances de sa politique, est

relégué de nos jours dans quelque cité ignorée, moins

observée que Genève, Ingolstadt ou Francfort. Mais

son existence se révèle à l'apparition de chaque usur-

pation nouvelle, soit contre les pouvoirs légaux qui

maintiennent l'ordre et la justice, soit contre les doc-

trines qui règlent les consciences. On la reconnaît aux

maximes subversives proclamées par ses adeptes et à

l'insolence de leur intervention dans tous les trou-

bles pour les aggraver, dans toutes les plaintes pour

les aigrir. Tout leur convient, qui blesse les convic-

tions, la raison même et les instincts naturels de

l'homme, pourvu qu'il soit attentatoire aux institutions

sociales et religieuses les folles imaginations de

Fourier comme les grossières aspirations du commu-

nisme, les courtes et fausses idées de Louis Blanc sur

1. Charles Nodier assure que !f9 héroïques conspirateurs de 1814,

Malet et Lahory, étaient affiliés de cette société qu'elle correspoudait

avec les comités royalistes, et que Pichegru allait y être reçu lorsqu 'il

fut arrête en t80t.

Page 470: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

le droit au travail comme le culte négatif do Chàtel et

de Rouget

Mais aussi, avec la même indifférence que la logo

inconnue accepte tous les concours et s'associe n touLcs

les iniquités, elle délaisse ou brise avec dédain les

instruments qui ne lui servent plus. Ce sont presque

toujours les plus obscurs agents des sociétés secrètes

qui en sont l'âme. Chargés de la correspondance et de

la direction active, ils tiennent dans leurs mains le fil

de toutes les intrigues, avertissent les principaux ini-

tiés, désignent les séides et les victimes, surveillent les

transfuges ot les tièdes et donnent du fond de leur labo-

ratoire le signal au soldat qui s'égare ou s'oublie, en

même temps qu'à celui qui se dévouer

Lors même que cette ténébreuse et puissante orga-

nisation de l'illuminisme se fut absorbée tout entière

dans les quarante mille comités révolutionnaires, crées

par son club modèle des Jacobins et tous recrutés

parmi ses adeptes les plus éprouvés 'et les plus com-

promis, on s'est souvent mépris sur la nature des mis~

1. Les récentes révolutions de la Hongrie, de l'Italie et de toute

l'Allemagne accusent, suivant nous, l'organisation toujours vivace de

la secte de Weishaupt. Ce sont les mêmes doctrines dogmatiquement

subversives, les mêmes agents inconnus lancés à l'improviste sur ta

société, les um fanatiques, les autres ambitieux, tous médiocres et

dépravés. L'hislorien du SMH<&«M~ met à nu les turpitudes du club

de l'Ours et celles du Prolétariat voleur. Il démasque toutes les associa-

tions qui concourent à l'oeuvre de destruction et d'impiété. Mais il ne

nous fait pas pénétrer jusqu'à l'officine cachée où tous les poisons s'e)a-

borent, jusqu'à l'antre obscur d'où s'échappent tous les fléaux qui font

irruption sur les États, jusqu'au sanctuaire infect, enfin, où se dérobe

la main mystérieuse quifait mouvoir tous ces aveugles instruments d'une

perversité incomprise et qui pourtant se rend palpable à tous.

2. L'/fM<oM'e de dix ans en cite un exemple frappant dans ce comité

dirigeant de la société Aide-toi, je t'aiderai t composé de quelques com-

mis inconnus, repoussant avec defiance La Fayette et Manuel.

Page 471: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

sions transitoires et indéterminées confiées aux régula-

teurs apparents des proscriptions. On avait calculé sur

les mauvaises passions qui couvaient dans leur sein, et

l'on s'en reposait sur leur perversité naturelle, à laquelle

on se gardait d'imposer aucun frein. Aussi les voyait-

on, sans émotion, s'égorger les uns et les autres, poussés

quelquefois par un bras invisible et lors même que la

Révolution a paru étouffée dans le dernier paroxysme

de fureur des divers partis qui la tenaient enlacée, elle

n'était qu'abattue. Échappée aux étreintes fratricides

de ses enfants, elle s'est abreuvée de leur sang et s'est

retrouvée plus vivace et plus menaçante que jamais en

face de la Restauration

Les adeptes avoués comptaient cent mille électeurs

maçons sous Charles X. Tl en siégeait au conseil, même

sous le ministère Villèle et tandis que par la bouche du

maréchal Maison ils pressaient le roi de quitter le sol

de la France, ils négociaient avec les catholiques de

Belgique pour en chasser la maison d'Orange, et avec

l'Angleterre pour imposer aux mêmes catholiques un

roi protestant, lié par l'initiation à toutes les combinai-

sons de la secte. Cette comédie sacrilège terminée par

les protocoles de Londres et le simulacre non moins

grotesque mais plus sanglant du siège d'Anvers, scella

l'entente cordiale du cabinet anglais et de Louis-Phi-

lippe, sous la garantie d'un Cobourg.

Les sociétés secrètes fussent-elles indestructibles,

est-ce une raison suffisante pour les tolérer? On ne

peut pas devancer les jugements de Dieu sur l'avenir

de l'Europe, que ronge cette lèpre invétérée; mais, à

1. Le réquisitoire de M. de Marchangy a retrouvé tous les fils de

cette trame reprise avec une persistance effrayante.

Page 472: les ruines de la monarchie française 1

)jES MJM8 DE LA MONARCIHEFRANÇAISE

voir l'incurie et la stupeur des gouvernements, il y a

lieu de désespérer de la civilisation, car le progrès de

ln barbarie n'a plus de digues. Tant qu'on ne la combat-

tra pas à armes égales, c'est-à-dire par la terreur et par

le glaive, on ne fera que l'encourager et la fortifier.

Toute société occulte, au sein de la société légale, est en

hostilité contre elle faire en même temps partie de cette

société générale traditionnelle et d'une autre qui mé-

connaît ses lois est chose impossible. Le ûagt'ant délit

est dans l'initiation, et l'unique moyen de défense dans

îcs représailles. Que l'autorité publique ait donc le cou-

rage de retrancher de la société vivante et réelle ceux

qui s'en retranchent eux-mêmes si elle n'abolit pas le

mal, elle -en arrêtera du moins la contagion.

Après les stériles résultats des révolutions enfantées

par ces sociétés coupables, des sectaires obstinés dans

leurs illusions ont cru les justifier en leur attribuant

une doc~'ine humanitaire toute mystique, dont l'igno-

rance aurait perverti le sens en comprimant son expan-

sion. Mais cette sagesse impie qui aspire à redresser les

voies de la nature et à rectifier l'œuvre de Dieu n'est

pas seulement un rêve de l'orgueil, c'est un mensonge

hypocrite. Pour être impuissant à transformer le monde,

celui qui le trouble et le corrompt n'en est pas moins

coupable. Qu'on passe en revue ces néophytes de la

liberté et ces réformateurs austères que nous avons vus

à l'œuvre tous, sans exception, sont devenus des

tyrans, des dilapida?.eurs ou des Sardanapales. Tous

ces prophètes de la régénération humaine ne reprodui-

ront jamais que les types d'un Marat, d'un Carrier ou

d'un Néron, dès qu'ils auront vêtu leur nudité d'un

manteau de pourpre.

Page 473: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

On peut sans témérité défier l'avenir de fournir, sur

ce point, d'autres enseignements que le passé et si

l'Europe est destinée à en renouveler l'expérience,

c'est qu'elle est fatalement condamnée à ne plus se

relever de sa décadence. Quels titres ont donc ces idoles

de la multitude à la confiance des générations futures?

On conçoit que la perversité leur crée des complices,

mais non que la crédulité les puisse légitimer. S'ils

réforment la Suisse, c'est qu'une démocratie sincère

leur est aussi antipathique qu'une autoritérégulière.

S'ils poussent la Pologne à l'insurrection, c'est qu'ils

l'aiment mieux désespérée que libre. Ilsregrettent

non

pas la nationalité d'un peuple chrétien, mais des auxi-

liaires qu'ils demandent à la réaction provoquée par

l'oppression. La misère et la ruine sont les soutiens de

leur puissance; mais elles en sont aussi l'écueil; car

si elles sont fécondes en ressentiments, elles le sont plus

encore en déRances et en défections.

C'est une dangereuse erreur d'imaginer qu'on puisse

se servir avec utilité d'un instrument aussi vicieux on

ne saurait ni le pnrifier ni le dominer longtemps. Après

la mort du duc de Brunswick, la loge écossaise de

Berlin parut transformée parce qu'cite n'avait pas

repoussé ouvertement les réformes qu'il avait lui-même

proposées et lorsqu'en 1798 les puissances alliées,

effrayées de la propagande des loges allemandes, vou-

lurent y mettre un terme, le roi de Prusse excepta de

l'interdiction, par son édit du 30 octobre, la grande logo

réformée, celle des Trois-Globes, celle de l'Amitié, Royal-

York et quelques autres.

L'empereur Joseph It avait aussi essayé d'introduire

dans la maçonnerie, qu'il avait autorisée à l'exemple du

Page 474: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

roi de Prusse, des règlements et des affidés qui lui répon-

dissent de sa ndélité et lui promissent de la faire con-

courir à sos projets de réforme dans l'Église, Il s'y afii-

lia lui-même et prescrivit au grand-maître, le prince de

Dietrichstein, de n'y admettre que des récipiendaires

d'une conduite irréprochable.

Mais ni ces précautions ni la tolérance du gouver-

nement prussien n'ont pu comprimer l'essor de l'esprit

perturbateur qui donna naissance à toutes les sociétés

occultes, et les plus inoffensives furent entraînées, per-

verties ou intimidées par la prédominance des loges qui

s'étaient réservé la haute direction du système et le

secret de l'organisation. Celles qui, telles que le Tu-

gendbund', avaient eu pour objet la libération du terri-

toire ou quelque institution de bienfaisance ou de patrio-

tisme, n'échappaient point à l'inévitable influence delà

loge centrale qui en suivait les phases, en secondait les

écarts, en modifiait les tendances et finissait par les

soumettre à l'inévitable logique des initiations et des

épreuves. Toutes les investigations des cabinets les plus

intéressés à découvrir la vérité, toutes les révélations

même des adeptes les plus compétents n'ont abouti qu a

démontrer l'existence de ces rapports insaisissables 2.

La Russie elle aussi s'est prêtée à ces machina-

tions occulter parce qu'elles lui ont fait espérer le

triomphe du schisme grec sur l'Église romaine, et

Dans son rapport nfBcie! sur l'ordre a)!emaud dont il était membre,

Maunsdorn* dit que leTugendbund y a pris tout ce qu'il y avait de

bon, et les Jacobins de France tout ce qu'il y avait de mauvais. La vé-

rité est que cette société fut fondée pour coopérer au. renversement de

Napoléon, et pour cela que le cabinet prussien l'autorisa.

2. Histoire secrète dit système f/M y<Mo6!Hs en ~!<cAe, rapport ré-

digé en n.95 sous les yeux d'une commission d'enquête.

Page 475: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

le pontificat autocratique de la chrétienté, comme si

la loi évangélique était compatible avec cette supré-

matie des souverainetés laïques qui la restreignent et la

dénaturent en la subordonnant à leurs intérêts tempo-

rels et politiques. On a dit que Nicolas s'était fait le pro-

tecteur et l'adepte d'une loge fondée sous le règne de

son frère, qui ne l'avait autorisée qu'avec répugnance;

son fils Constantin partageait ces tendances que ne su

bissait pas l'empereur Alexandre If. Cette influence des

sociétés secrètes expliquerait les déviations récentes

de la politique russe et son illogique esprit de propa-

gande. La liberté de conscience ne saurait exister où

l'autorité dogmatique est identifiée 'au souverain d'un

État limité, et la fraternité évangélique ne se conçoit

qu'à l'aide d'une autorité spirituelle indépendante du Y

pouvoir civil. Celle du pape est jusqu'à ce jour la seule

garantie compétente de l'unité.

Ce besoin de nuire, symbolisé par l'esprit du mal,

fut dans tous les temps l'innrmité des âmes déchues et

tant que la nature humaine n'aura pas été puritiée de ses

souillures elle devra en subir l'expiation. Toutefois

cette perversité, originairement individuelle, ne se tra-

duisait pas en système; tout au plus faisait-elle les meur-

triers et les tyrans. C'est le privilége des civilisations

dépravées de s'assimiler tous les éléments de perver-

sité, et celui des sophistes de nos jours, de travestir

cette dégradation en progrès.

Au surplus, la conspiration des sectes ennemies de

la famille et de la société est déj~ ancienne, même en

France. Elle a été dénoncée, dès 1729, parle chevalier

i. Voir l'.i~pe~ OMJCc(/MM~!)<c«M, 0!< ~< DcMoe'Yt~'e « la A'o/</e </e

/'('<!?: publié chez Dentu en 183~, et l't/Htt'o'sdu 28 uoùt t8S9.

Page 476: les ruines de la monarchie française 1

LES RUJXRS DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

Folard, avec autant de conviction qu'en a mis depuis

l'abbé Barruel à démontrer l'affinité des illuminés et

des jacobins.Mais ce n'est que vers 1758 que ces sectes

ont adopté la hiérarchie, le formulaire et le langage

ampoulé des loges maçonniques et ce n'est que sous !c

règne de Louis XVI qu'elles dressèrent leurs batteries

contre la France et résolurent d'y faire triompher la

faction d'Orléans, ou de se servir d'elle pour leur pro-

pre triomphe. 1

Ce complot, il faut le reconnaître, a été conduit avec

une profondeur et une activité qui tiennent du prodige;

il n'a rien été négligé pour en préparer le succès. Au

moment de la convocation des États généraux, une liste

des députés élus fut distribuée par la loge centrale avec

annotation des membres affiliés dont on était fondé à

espérer le concours. Quatre cents noms y sont marqués

d'un ou deux astérisques. Les plus engagés sont, en

outre, signalés par une croix. La Fayette et d'Aiguillon,

Necker et Saint-Fargeau, Crillon et Montesquiou y

figurent à côLé de Sieyès, Robespierre et d'Orléans.

D'autres noms s'y trouvent qui, pour être restés plus

obscurs, n'en ont pris peut-être qu'une part plus active

aux opérations secrètes de la loge suprême.>

Mais -longtemps ayant que la France fût livrée aux

expériences de cette propagande et devîntle principal

foyer de l'incendie qui devait embraser l'Europe,

l'Allemagne et l'Angleterre en avaient préparé l'explo-

sion et favorisé les progrès. L'initiation de plusieurs

princes est un indice suffisant de leur connivence, sinon

de leur complicité et, bien que leur participation ait

pu modifier les tendances de quelques loges, leur cir-

conspection N'en a pas beaucoup retardé l'irruption.

Page 477: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SCK LA HÉYOLUTtOX FRAKCAtSH

L'espril de révolte ayant, préside à leur origine com-

mune, la haine despouvoirs légaux et.

leprincipe

démocratique sont la pensée fondamentale qui s'altie

et survit à toutes les variations. Aussi fit-on de vains

efforts pour arrêter le torrent qu'on avait négligé de

contenir dans un lit renfermé entre des rives plus

ou moins exhaussées. Les couronnesducales ou royales

promisesaux altesses enrôlées, dont on exploitait

les

trésors et le crédit, n'étaient qu'un leurre dont la vic-

toire eût donné la mesure en payant le concours de

ces augustes dupes du même prix qu'en avait recueilli

Philippe d'Orléans.

Napoléon lui-même, parvenu a~so faire des auxi-

liaires de toutes les lo.ges d'Italie, les vit toutes se tour-

ner contre lui dès que sa haute fortune l'abandonna.

Les princes afnliés au T"gcndhund durent donc voir

sans surprise que, lié par des engagements antérieurs,

il ne s'appartenait plus et désertait leur cause pour celle

des révolutions. Telle est en effet l'unique tendance sai-

sissable de toutes les sociétés secrètes dont les statuts

ont été révélés et dont les actes ont trahi les espérances.

Leur diffusion parmi des nations et sous des invocations

diverses a pu faire illusion sur leur entente commune

1. Au moment de l'arrcst.aHon de MM. de ScmonviHe et M.u'e! depuis

<!uc de Bassano, il fut fait une enquête minutieuse des instruclions don-

nées à ces deux diplomates, dont la missiou secrète était d'inoculer u

toute l'Italie le levain de la dévolution commencée à Paris. Ou y acquit

la preuve du concours dos toges allemandes, lesquelles ne faisaient que

développer et généraliser leur p'an. en usant de l'appui et desressources

de la France, devenue leur première conquête. L'auteur de cet écrit a

eu eutre les mains des documents trouvés dan~ les portefeuilles de ces

deux personnages, qui confirment pleinement les rapports de MM. Au-

reUesetMannsdorif sur les diverses nuances des to~es maçonniques.

Les deux prisonniers, deUvrfs par Bonaparte, n'ont d'aiticurs jamais nie

leur affiliation, ni décline la responssbititc de leurs actes.

Page 478: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRAK~AtSE

et en réduire plusieurs à l'impuissance ou à la dissi-

mulation. Mais dès que les comités directeurs leur ont

donné le signal, toutes y ont répondu docilement et

sont sorties de leur torpeur pour concourir, dans la

mesure de leur organisation, au grand jOeuvre de la

régénération sociale, c'est-à-dire au renversement de

toutes les institutions monarchiques et religieuses.

De tous les gouvernements qui ont assisté les so-

ciétés secrètes, celui d'Angleterre leur fut le plus sympa-

thique, car il les employa à la propagation des consti-

tutions parlementaires, le dissolvant le plus actif do

l'autorité et l'élément démocratique le plus irrésistible.

Cette joute théâtrale sur les intérêts les plus problé-

matiques et les' questions les plus graves do la légis'

lation, n'est qu'une arène ouverte aux sophistes et aux

avocats, c'est-à-dire aux factieux les plus obscurs et

aux ambitieux du plus bas étage. Il n'y a pas de vé-

rité fondamentale et de raison, quelque virile qu'on h

suppose, en état de soutenir cet assaut perpétuel des

esprits faux, obtus ou vulgaires. L'intelligence ne peut

communiquer, même par la lutte, qu'avec les intelli-

gences, et la tribune publique ne s'adresse qu'aux pas-

sions. Qu'est-ce donc, lorsqu'elle ne parle pas seule-

ment à l'assemblée qui délibère, mais à la multitude

conviée à ses séances? Évidemment alors la question

est ce dont l'orateur se préoccupe le moins, car ce qui

lui importe, c'est de se faire entendre du public qui

l'écoute aux fenêtres. L'acteur ne vit que des applau-

dissements du parterre.

La gravité britannique, son isolement insulaire oL

jusqu'à un certain point la nature mixte d'un gouverne-

ment qui n'est ni monarchique de fait ni sincercmcut

Page 479: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

T.I. 30

populaire, ont pu lui permettre d'exporter la contagion

et de la tenir en entrepôt, sans craindre que son propre

sol en fût infecté. Ce qui explique naturellement pour-

quoi les premières loges connues y ont pris naissance

et commentle ministère anglais en a fait un instrument

de sa politique contre le continent, sans se laisser enva-

hir par elles.

La première mention de l'existence de la maçonnerie

en Angleterre remonte à 1470, tandis que la plus an-

cienne loge de France n'aurait été créée qu'en 1535, à

Lyon. Dans l'ordre des rose-croix fondé en Écosse par

les templiers, en i644, les catholiques étaient en ma-

jorité, et c'est pour neutraliser leur influence aristocra-

tique que Bacon leur opposa une loge toute protestante

et démocrate. On a attribué à l'intervention des tem-

pliers la réconciliation des factions d'York et de Lan-

castre mais sous Cromwell ils se montrèrent moins

pacifiques et passèrent pour puritains. Cependant, objet

des défiances d'Elisabeth, ils furent rangés parmi les

partisans des Stuarts, et Monk et Charles II lui-même

parmi leurs adeptes. Mais quand ils fraternisèrent avec

les loges du continent l'esprit de leur institution reprit

le dessus.r

Lorsque le prince Édouard importa en France une

nouvelle colonie de la loge suprême de Londres, elle se

prétendit fondée sur le principe chrétien; cet esprit

manifestement contraire à celui qui a prévalu dans

toute la maçonnerie du continent n'était sans doute

qu'un moyen de propagande plus facile et une précau-

tion politique qui, d'ailleurs, devait céder à l'impulsion

partie des loges supérieures auxquelles l'affiliation la

subordonnait. Ce qui prouve, au surplus, combien ce

Page 480: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

lien était faible, c'est que les premières relations des

loges nouvellement accréditées furent avec les centres

protestants de Suède, de Danemark et des villes ha.u-

séatiques. La première de ces loges s'installa à Dnnker-

que en 1722, sous le titre de l'Amitié et de la Fraternité,

et seulement en 172S s'ouvrir celle de Paris, sous les

auspices du prince Édouard. Elle eut pour premier

grand maître lord Dervent Water, auquel succéda, en

1738, lord d'Harnouester, et en 1743 le comte de Cler-

mont'. ',i.c<

Il n'est pas sans intérft peut-être de faire remarquer

cette singulière fusion des loges françaises et des loges

anglaises, au moment où la maçonnerie se ravivait dans

toute l'Europe et fondait en Allemagne ses plus chers

établissements et le centre de ses coH'espondances. Elle

ne se fil connaître à Paris que sous le nom de Grande

Loge anglaise. Trente et un ans après, en 17S6, elle prit

celui de Grande Loge de France, et en 1772 seulement

elle se révéla sous le titre de Grand-Orient. Une partie

des affiliés protesta contre cette transformation et con-

tinua de se réunir sous son premier nom. Ce schisme

subsistait encore en 1789, lorsque l'illuminisme parvint

à maîtriser toutes les dissidences en dirigeant leurs

préoccupations vers un seul but qu'il eut l'art de faire

i. Doeh'iMM t!~ soct~M MO'c~M, par Henri de L'Age. Cet adepte fut

traduit devant le Grand-Orient, le 7 mai 1852, pour ses indiscrétions sur

le grade de rose-croix, comme l'auteur de ce livre le fut lui-même sous

le Directoire, pour avoir signalé a la loge dite de la Trinité, à laquelle

il s'était imprudemment laissé initier par ses amis, les insinuations qui

lui avaient été raites et des tendances qu'il repoussait avec horreur. Les

registres du « chapitre symbolique » ont d& conserver les traces de ce

procès, tourné tn dérision par l'accusé et suivi d'une abdication formeHc

de ses fonctions et de ses engagements prétendus par des épreuves

mystérieuscs,d'une nullité radicale en raison même deleurs sous-entendus.

Page 481: les ruines de la monarchie française 1

])KS FAUSSES IDÉES SUR LA REVOLUTION FRANÇAISE

envisager à chacune d'elles comme l'accomplissement de'

ses plus ardents désirs.

Le Grand-Orient, par le rôle politique qui signalait

son grand-maitre à toutes les loges affiliées, par l'éten-

due de sa juridiction et l'ascendant des doctrines démo-

cratiques qu'il venait de proclamer, devint alors le

principal foyer des confidences révolutionnaires et le

correspondant assidu de la grande loge allemande, à

laquelle aboutissaient tous les complots. Il ne faut pas

perdre de vue que de ce comité central, siégeant horsde France et protégé par le profond mystère dont il

s'enveloppe, sont partis et partent peut-êtreencore tous

les signaux destinés à annoncer ou à hâter le triomphe

des révolutions Les congrès maçonniques rassemblés à

Wilhelmsbad en 1780, et à Paris en 1785, viennent de se

renouveler à Strasbourg en 1847 et en Suisse en 1848. Les

statuts de l'association des Justes et de celle de la Per-

1. La preuve que cette impulsion est toujours la même ressort

des contradictions et des réactions de l'émancipation licite. On n'u. pu

se passer du 'concours du parti catholique mais on fait tout ce qu'on

peut pour l'opprimer et pour l'exclure. On n'a pu faire sa révolution

locale en 18~8, mais on espère que lt Belgique sera le quartier-géné-

ral de toutes les révolutions qui vont envahir le monde. La loge la Per-

sévérance, d'Anvers, dans un manifeste adressé à toutes les loges affi-

liées, avoue sesvues et ses espérances sur la France, l'Italie, l'Allemagne,

la Prusse et même l'Angleterre. C'est cette loge qui propage le droit au

travail, !e socialisme et les livres de M. Sue; qui a député vers Louis

Blaue et vers Mazzini,età à qui M. Créuueux a repondu « La maçonne-

rie est dans la révolution, et la révolution est dans la maçonnerie!)' ·~

Dans le banquet du i3 juin 1845, jour de la fête de l'ordre, les plan-

ches (on nomme ainsi toute allocution maçonnique) du F. Emile Gri-

zard ~t~)! ~le L.Dereuxetdu secrétaire Jules van Scherpeozcci

nous ..ent la disparition prochaine de toutes les royautés, en y

préludant par la destruction du catholicisme. Le </e/cM</« C~)'<yo y est

prononcé a.u nom de l'ordre allemand, dont la loge belge se reconnaît

l'humble succursale. (NM<<M~ce< DfCMMc~M' /)'<:H<M!f;c<MiMe)'<e,.pa.r

le docteur Eckert.)

Page 482: les ruines de la monarchie française 1

LK8 RUINES DE LA MONARCHIE FRAK~AISE

sévérance tÉmoignent de la persistance et de la perver-

sité de leur pouvoir occulte'. <

La multiplicité des sectes nées on Allemagne, à

l'ombre de la Réforme et de la maçonnerie; la souplesse

et la subtilité des doctrines humanitaires qui s'y perpé-

tuent le nombre, l'exaltation et le cosmopolitisme des

adeptes, et surtout la ténacité tudesque inspirée par

Weishaupt à ses disciples, lui conféraient~ur toutes les

loges plus ou moins éphémères des autres parties du

continent une suprématie incontestable. Aussi toutes

celles fondées dans le nouveau~monde comme dans

l'ancien n'ont-elles jamais cessé d'y puiser leurs in-

spirations et de lui prêter leur filial concours. °

On ne doit donc attacher qu'une médiocre impor-

tance aux hommes et aux associations subalternes,

telles qu'en a donné une liste encore incomplète le livre

de La Hode. La loge des Amis de la patrie, celles des

'Amis du peuple, des Francs régénérés, des Droits de

l'homme, des Saisons, des Mutualistes, des Familles, et

tant d'autres plus restreintes ou caractérisées par des

appellationsplus sonores; celles qui-avaient pour mis-

sion spéciale de concourir au renversement de la Res-

tauration, telles que les Amis de la vérité ou Aide-toi,

je t'aiderai! n'ont été que les organes plus ou moins in-

telligents d'une volonté occulte qui ne se communiquait

qu'à demi. Les Odilon Barrot et lesMérilhou, les Barthe

et les Dupin, les Louis Blanc et les Ledru-Rollin, les

Guizot même et les Thiers, disons plus, les Louis-

Philippe et les Charles-Albert, dont on se servit, mais

L'unification italienne révèle la persistance'de ces machinations

destructives de tout principe d'autorité ou de conscience. (Ni'~oM'e et

DocMMCH~ .K<t' la /WMc-ma~OMHer!c, par le docteur Eckert.)

Page 483: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES ~DÉES SUR LA RËVOLUTtON FRANÇAISE

dont on exploita l'ambition, n'étaient que les jouets de la

loge souveraine qui les brisait sans regret, après les

avoir prônés par calcul. N'a-t-elle pas sacrifié, avec la

même indifférence, les philosophes dont elle avait en-

censé les doctrines, les Danton et les Robespierre

qu'elle avait maternellement bercés dans ses bras?

Ceux qui osent agir d'après leurs propres inspirations,

comme Rossi, et peut-être comme Mazzini, se croient-

ils donc à l'abri d'un dédaigneux abandon ou d'un dé-

saveu plus poignant que l'insulte même? Non; dans les

pactes honteux consentis par l'esprit du mal, il n'y a

pas même de garantie dans le succès, et le triomphe

en est souvent la plus dure punition.

§ Il. DES PRÉJUGÉS ACCRÉMTËS PAR LA RÉVOLUTtON

On trouve encore quelques esprits crédules qui se

prosternent devant le génie de l'abbé Sieyès et regar-

dent le pamphlet qu'il publia en 1789 comme la révéla-

tion soudaine d'une vérité longtemps attendue et la

manifestation d'un fait inutilement cherché jusqu'alors.M. Thiers, dont le défaut n'est pas précisément de

rien croire sur parole, n'élevé aucun doute sur cette

infaillibilité et s'extasie sur le mérite de ce sage mé-

connu. M. Guizot ne se contente pas de lui rendre

hommage; il s'approprie sa thèse redoutable, sans autre

précaution que d'en rajeunir les termes en la vieillis-

sant de quelques siècles. Ses Gaulois et ses Francs ne

sont qu'une variante du tiers état et de la féodalité,

dont le fantôme, vêtu en bourgeois, avait perdit le

secret de faire peur aux enfants du xvm" siècle. Il est à

regretter que ces deux publicistes, orateurs et hommes

Page 484: les ruines de la monarchie française 1

LES RL'INKS DE LA MONARCHIE FRANÇAtSE

d'État, n'aient pas été plus sobres d'admiration pour le

pamphlétaire fameux qui ne fut, en réalité, que le cour-

tier des sociétés secrètes et la mouche du coche révolu-

tionnaire.

Un mot ironique de Mirabeau n'aurait pas dû être

pris à la lettre par l'historien de la Révolution La vie

de ce personnage est heaucoup moins obscure que ses

doctrines. Il n'a pas eu le courage de prendre un rôle

actif dans le drame dont il s'était fait le souffleur; mais

il a versé sa part du sang du juste, et son vote a fait.

frissonner les assassins mêmes qui cherchaient une

excuse2. Subtil coopérateur de deux constitutions mort-

nées, Sieyès a voulu vendre sa république encore en

germe à l'un des tyrans du Nord, illuminé comme lui.

Sa négociation ayant échoué par le retour inopiné de

Bonaparte, il renoua le marché de Berlin avec ce der-

nier, qui le paya avec de l'argent Une apostasie, un

régicide, une trahison voilà tous les exploits de cet

homme illustre. Une opulence acquise en livrant ses

complices voilà son habileté. Quant à s:' gloire litté-

raire, examinons,

J A peine serons-nous compris do quelques lecteurs

sans préjugé bourgeois, en qui tout stigmate de roture

à disparu, lorsque nous oserons'dire que cette question

superbe Qu'est-ce ~M<? le tiers état? n'est au fond

qu'une proposition impertinente et un non-sens, que la

1. « Son silence est une calamité puMique. x « Ne voyez-vous

pas, répondait Mirabeau à ceux qui lui reprochaient cette saiHie,qucjcm'amuse à en f.)!re un grand homme, parce que je me sers de lui pour

certaines propositions que ni vous ni moi ne pourrions avouer? a

2. a La mort sans phrase n

3. Bonaparte l'employa aussi, mais sans lui laisser d'initiative et pom'

la forme, a. l'élaboration des constitutions de l'Empire.

Page 485: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAtSE

foi robuste de l'esprit de parti pouvait seule supporter

sans nausée.

Si tout ce qui compose le tiers état est ce qu'on ap-

pelle exclusivement la nation, il s'ensuit que tout ce qui

s'élève ou diverge n'en fait pas partie; et tel est en effet

le sens forcé de cette appellation exclusive de la noblesse

et du clergé. Mais, pour être complète et logique, ce

n'est pas à ces deux ordres que l'exclusion doit s'arrêter,

car la magistrature et les offices, les professions libérales

et les distinctions acquises soit par la scieneé, soit par

les services, soit par l'industrie, sont des notabilités

incompatibles avec cette surface plane que Sieyès ap-

pelle la nation. Le tiers état lui-même est une-sorte de

tri, d'inégalité relative. et d'aristocratie en dehors du

prolétariat et des mercenaires à la journée.Silesclasses élevées qui possédaient etfonctionnaient

avant 1789, si les sommités préexistantes à la Révolu-

tion étaient étrangères à la nation, par quelles issues

et de quel droit surgira-t-il d'autres sommités et des

notabilités nouvelles qui ne soient pas des usurpations?

Quel présompteux sera assez inconséquent au principe

qu'il professe, pour croire qu'il peut s'arroger la direc-

tion des affaires ou sortir seulement de son obscurité

sans abjurer sa nationalité? Une nation ne pouvant être

réputée telle qu'abstraction faite de ce qui la classe, la

distingue et l'honore, il s'ensuit qu'à mesure qu'il surgit

de la foule des hommes éminents ou des corporations,

il faudra les bannir comme des parasites ou les retran-

cher comme des superiluités. C'est comme si l'on tenait

la France territoriale pour une surface sans relief, dont

les montagnes et les fleuves, les monuments et les villes

ne feraient pas partie.

Page 486: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

Si telle n'est pas la rigueur des conséquences que

le métaphysicien Sieyès a tirées de son argumentation,

on peut le défier de déterminer le point auquel elles

s'arrêteroïlt. S'il réprouve les inégalités établies~ on sera

doublement fondé à repousser celles qui tendent à s'éta-

blir et comme il y aura toujours certaines supériorités

en évidence ou en expectative, il en résulte que la loi

aura toujours pour objet de les réprimer, et que la

nation, pour être dans son état normal, devra se con-

damner à une éternelle inaction, c'est-à-dire à la nullité

et à l'abrutissement.

En vérité, il faut s'être singulièrement fourvoyé

dans les.déserts de l'intelligence, ou compter impudem-

ment sur la crédulité de son public, pour jeter à sa tête

des flatteries aussi illogiques et lui donner de tels sophis-

mes comme des axiomes.

Ce fut cependant sur cette fausse donnée que se

fonda la théorie du vote par'tête et de la fusion des

trois ordres. Personne ne se souvint que le concours

du tiers état aux délibérations n'avait pas pour objet

un intérêt abstrait de nationalité, mais la défense de

priviléges spéciaux. Necker ne comprit pas plus que

Sieyès que le tiers état était un troisième ordre dans

la nation, et non la nation elle-même, et qu'investi

exclusivement, par sa fusion naturelle avec la bourgeoi-

sie, des offices d'administration et de finances et des

magistratures locales, il n'avait aucune qualité pour

aller défendre ce qui n'était pas en litige. C'est pour-

quoi il y avait un certain nombre de bonnes villes et

de bailliages qui ne nommaient pas do députés des trois

ordres. En 1614, le bailliage d'Amboise ne députa ni

pour le clergé ni pour la noblesse, et celui de Châtean-

Page 487: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUTES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

neuf ni pour le tiers état ni pour le clergé. D'autres ne

délivraient qu'un mandat spécial, exclusif même de toute

participationaux débats sur les autres matières.

Il y

avait de plus certains impôts dont l'assiette n'était pas

de la compétence du tiers état et qui affectaient uni-

quement l'un des deux premiers ordres.

En résumé, les gens du tiers état Savaient rien

envier au clergé ou à la noblesse, dont les prérogatives

stériles leur laissaient tous les profits du pacte social. Le

tiers, en effet, transformé en abbé ou en moine, prenait

la plus grosse part des revenus de l'Église; -le tiers,

bailli, procureur ou notaire, rédigeait les contrats des

nobles, et pourvoyait à l'exécution des lois; le tiers,

exclusivement collecteur, administrateur et commis,

dirigeait toutes les opérations et touchait la plus grande

partie des salaires. A la guerre, tous les obstacles s'apla-

nissaient devant le 'courage et le mérite; et, depuis

Louis XtV, les ministres et les maréchaux étaient sou-

vent pris dans ses rangs, de sorte que cet ordre faisait

tout ou participait à tout et était en réalité le plus favo-

risé des trois. Tous les rouages du pouvoir fonctionnant

par lui ou pour lui, il n'avait rien à gagner en chan-

geant de position; et en abaissant jusqu'à lui les deux

premiers ordres il ne faisait que se créer une concur-

rence importune'.

Si certaine hiérarchie purement nominale et les sen-

tiers peu fréquentés de la diplomatie lui rendaient les

1. En passant à Rochefort, en 1826, nous comptâmes, dans une visite

de corps, dix-sept pauvres gentilshommes pourvus d'emplois subal-

ternes qu'ils décoraient de leurs titres de comte ou de vicomte. Ce fut un

des nouveaux griefs de la bourgeoisie contre la Restauration. Elle

n'admettait pas que les fils de ceux qu'elle avait ruinés s'arrogeassent

ledroit au

travail dont elle s'attribuait le monopole.

Page 488: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

alliances d'un ordre élevé et les ambassades d'un difficile

accès, était-ce donc une injustice dont les prétentions du

bourgeois parvenu eussent à souffrir? JN'ave~t-il pas,

autant que le plus fier gentilhomme, le sentiment des

convenances, et n'était-il pas le premier à se railler des

mésalliances du marquis vendant son écusson pour

payer ses dettes? Et quant aux emplois qui avaient

pour objet de soutenir au dehors la dignité du souve-

rain, la plus vulgaire politique n'y appelait-elle pas de

préférence ceux dont l'illustration et la noble existence

donnaient d'avance plus d'éclat et de faveur à la négo-

ciation ?

Les hommes d'élite se font jour partout; mais leur

supériorité ne consiste pas à franchir les obstacles que

leur opposent l'usage ou l'expérience, et il n'appartient

qu'à la prudence du prince de les choisir, comme à sa

pénétration de les apprécier. La* démocratie leur est

plus incompatible que le despotisme le plus aveugle,

car le gouvernement est impossible avec le concours

des ambitieux sans garantie qui l'assiégent, et il y va

du salut des nations à ce que le pouvoir donne sa con-

fiance à ceux-là seuls qui l'honorent par leur considéra-

tion personnelle ou la justifient par leur mérite éminent.

Partout où prêtre la foule, il y a confusion au profit de

l'intrigue et à l'exclusion des notabilités réelles.

On conçoit que, déjà maître de tous les postes, il

devenait facile au tiers état de surprendre celui qui

restait encore au pouvoir, lorsqu'il ne s'agissait plus

que d'additionner des voix individuelles, toutes d'un

poids spécifique égal. Le jour donc où le vote par tête

lui fut concédé après le don de la majorité numérique,

il ne pouvait plus y avoir ni lutte ni délibération

Page 489: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA R)ËYOLUT!ON FRANÇAISE

sérieuse. tl usa de sa force comme les enfants exer-

cent la leur à briser leurs jouets en vain quelques-uns

de ses députés, plus prévoyants que les autres, et Mira-

beau à leur tête, lui conseillèrent-ils de se partager en

deux Chambres et de ne pas anéantir le pouvoir modé-

rateur de la royauté en lui retirant le véto les avocats

et le sophisme avec eu s étaient déjà maîtres de la place;

l'Assemblée démolissait avec une ardente assurance;

aussi la nation aveuglée crut que les discours de ses

orateurs lui'tiendraient lieu de tout ce qui jusqu'alorsavait été l'objet de sa confiance et de son respect.

La raison et la prévoyance furent bannies du territoire

comme des augures sinistres, et bientôt il n'y eut plus

de liberté ni de sécurité pour personne. Mais la Révo-

lution n'en marchait pas avec moins d'audace et de ra-

pidité. Si elle éprouvait quelque résistance, la foule,

toujours fascinée, s'en prenait uniquement à ceux qui

ne partageaient pas son ivresse et leur attribuait toutes

les violences dont ils étaient victimes.

On' trouve encore des gens assez naïvement cré-

dules pour répéter que les excès de la Révolution ont

été provoqués, quelquefois même suscités par ses

adversaires; que les prêtres, en refusant d'apostasier,

et les émigrés, en fuyant de leurs manoirs incendiés,

avaient irrité le vainqueur et justifié ses vengeances.

Ceux dont la raison n'était pas égarée par ce spectacle

révoltant furent comprimés par la Terreur, et dans

toute la France il finit par n'y avoir pas une voix pour

protester contre la tyrannie, pas une oreille ouverte à

la vérité, pas un bras pour protéger l'innocence. Jamais

peuple ne tomba dans un si profond abîme de servitude

et de dégradation.

Page 490: les ruines de la monarchie française 1

LES RCINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

Il n'est pas surprenant que le triomphe toujours

trop durable de l'injustice et du mensonge ait laissé,

dans une partie de la population, des impressions faus-

ses et des préjugés regrettables; mais si la multitude

est facile à tromper il n'en est pas ainsi des observa-

teurs désintéressés, et conséquemment impartiaux. Deux

étrangers éminents, doués d'un génie élevé et d'une

rare prescience, ont été des .appréciateurs plus vrais de

cette époque de régénération sociale à laquelle l'Igno-

rance croit encore.

L'un des plus illustres publicistes de l'Angleterre, et

l'un des fondateurs de l'indépendance américaine, qui

représentait son gouvernement en France au moment

même où la Révolution naissante y avait encore tout

son prestige, sont ceux qui l'ont jugée avec le plus de

sévérité et en ont prédit avec une justesse de coup d'œil

pleine d'épouvaute les fureurs et les déceptions. La

publication des Œuvres d'Edmond Burke et de la Cor-

respondance de M. Morris est un témoignage désormais

indélébile rendu à la raison publique et à la vérité de

l'histoire, tant insultées de nos jours.« Quand j'ai jeté les yeux, dit le premier, sur la liste

des députés aux Ëtats généraux, dans laquelle figu-

raient plus de deux cents avocats ou praticiens, bon

nombre de ces processifs municipaux, fomentateurs

des querelles qui désolent les petites villes, et beaucoup

de moines et de curés mondains, renforcés de quelques

anoblis nécessiteux, plus bourgeois par leurs habitudes

que nobles par le sang, je prévis la ruine de la France »

Cette prévision fut prompte à se réaliser, et l'an-

t. PreM!~fe /e~'<* ~!t)' la Rct'o/K~MM /)'aH~MC.

Page 491: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

née 1790 n'était pas écoulée que Burke s'écriait « II

me semble que j'assiste à un bouleversement moral

qui ne menace pas seulement la France, mais l'Europe

C~<?M~-f~ plus <~<C/'jE~'O~P' H

Non moins alarmé, le délégué des États-Unis écri-

vait, le 31 juillet 1789, au docteur Jones « Ce mal-

heureux pays, égaré à la suite de je ne sais quelles

fantaisies métaphysiques, offre une ruine morale qu'on

ne peut voir sans douleur. C'est un magnifique édiiice

détruit. L'Assemblée, despote esclave, jouet de ses

théories et do son inexpérience pratique, exerce le pou-

voir avec la violence et l'imprudence d'un parvenu »

Eu 1791, ses réflexionsdeviennent plus sombres et

plus prophétiques « La. dépense d'argent et de sang

qui se fait ici est immense. Tout s'abime! La Fayette

ne voit rien, ne fait rien, ne prévoit rien, ne comprend

rien Le roi ferait pitié au dernier mendiant; il

périra victime de ses bonnes intentions! Personne

ici ne paraît s'étonner que le plus débonnaire des rois

soit traité comme le plus abominable des tyrans~

Nous n'avions pas heureusement en Amérique cette

populace scélérate des grandes cités, la frénésie systé-

matique des ambitieux, l'immoralité d'une nation légère

et avide de nouveautés Mon opinion constante est

que le despotisme militaire est le seul dénouement pos-

sible de cette sanglante tragédie »

Nous pourrions multiplier les citations sans jamais

1. ~J/THMM SKt' la ~Ct)0<!<<!OM.

2. Tome t' du Recueil des M~'e.f de M. Morris.3. Lettre à Washington.

4. Lettre au colonel Uamitton.

5. Lettre ~JeS'erson.

6. Lettre au même.

Page 492: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

rencontrer une seule expression d'estime pour cette

révolution qui affectait une sorte de sympathie avec la

république modèle des États-Unis. Pas une phrase, atté-

nuante de l'horreur et du mépris qu'il sent pour elle,

ne tache une seule page des deux volumes qui nous ont

conservé les précieuses impressions d'un témoin dont

l'indignation n'est que le cri de la conscience et de la

raison outragées. Ses jugements seraient peut-être aussi

peu appréciés aujourd'hui en Amérique qu'en France.

L'âge des John Adam et des Washington est déjà loin

d'elle. L'émancipation de ces fertiles contrées s'effectua

sans troubles intérieurs, parce que son territoire encore

inhabité ouvrait une plus vaste carrière à l'industrie

privée qu'aux-ambitions politiques. Les rivalités pou-

vaient s'y exercer longtemps sans se heurter. Mais le

principe des gouvernements populaires est si vicieux

de sa nature, qu'à mesure que sa population s'accroît

sa constitution s'altère et son esprit se corrompt. Il

devient envahisseur et turbulent, tandis que les lois y

sont sans force et les magistrat3 sans considération. Du

moins, dans ses luttes prochaines, ce peuple sans passé

n'aura-t-il pas à regretter les années de gloire et de

prospérité que nos ancêtres nous avaient léguées, ni à

se disputer les ruines que nous nous sommes faites. Il

peut resserrer ou relâcher les liens fédéraux, sans avoir

à blesser les usages et les croyances du pays, ou à

déchirer ses titres de nationalité.

Telle est la condition à laquelle la Révolution nous

a réduits, que la nation, divisée d'intérêts, de voeux et de

convictions, n'a plus d'homogénéité ni do patriotisme

possibles. Le gouvernement ne règne que sur la popu-

lation qui l'exploite. La moitié au moins refuse obéis

Page 493: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

sauce à l'autorité qui s'exerce au nom de l'autre moitié,

et le plus souvent cette moitié se tient à l'écart et

proteste par son isolement. Elle forme la fraction la

plus considérable, la plus éclairée et la plus honorée du

pays, et se fait gloire de n'y être comptée pour rien.

Quiconque s'en détache pour se rallier au pouvoir

encourt le mépris de ceux mêmes dont il adopte le

drapeau; car ce drapeau, quel qu'il soit, n'est cher

qu'aceux qui le portent. Si la légitimité elle-même

n'a pu faire accepter le sien par tous les Français, elle

qui était antérieure et supérieure à tous les partis,

quel parti pourra jamais prétendre à l'assentiment una-

nime de tous les autres? Ceux qui se sont élevés par la

force ou par la ruse sont naturellement plus dénants et

plus suspects que ceux qui ont la conscience de leur

droit.

L'aristocratie des parvenus est aussi plus exigeante

et plus exclusive que la vieille féodalité, protectrice

obligée de ses vassaux, plus que l'ancienne noblesse,

accessible à toutes les notabilités légalement acquises.

Elle forme ainsi, par exclusion, deux peuples toujours

en hostilité, dont l'incompatibilité s'accroît de jour en

jour, et que les froissements de la vie sociale, fertile en

déplacements, irritent et dépravent jusqu'à ce que leurs

représailles alternatives aient épuisé les trésors de haine

qu'ils amassent dans le silence de l'oppression. Le

caractère indélébile de la Révolution est profondément

empreint dans ces dissidences, désormais héréditaires,

qu'elle creuse encore davantage chaque fois qu'elle

essaye de les assouplir.

Quand bien même, pour preuve de l'impuissance des

révolutions a régénérer le monde, on aurait uniquement

Page 494: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FHÂKÇAISE

le démenti qu'elles sedonnent pour fonder leur pouvoir,

il faudrait bien reconnaître qu'elles se durent qu'en

abdiquant leurs doctrines; car l'autorité suppose l'ordre~ 7

et l'ordre est incompatible avec les révolutions. Toutes

'les illusions dont elles se nourrissent sont donc de

véritables négations d'elles-mêmes. 4

,0n comprend, jusqu'à~ un certain point, qu'une

nation surprise au milieu des aberrations d'une civilisa-

tion rafnnée jusqu'au dégoût de tout ce qui n'est que

naturel et vrai, nourrie de subtilités et plus vaniteuse

encore que frivole, ait été dupe des premiers charlatans'

qui lui ont parlé de liberté. Le besoin d'émotions qu'é-

prouvent toutes les âmes blasées suffit à expliquer leur

entraînement vers les erreurs les plus grossières et les

nouveautés quilestirent de leur torpeur habituelle. Mais

qu'elle ait été pénétrée d'une conviction réelle, qu'elle

n'ait même attaché aucun sens déterminé à toutes ces

abstractions philosophiques dont on cherchait à l'étour-

dir, c'est ce qu'il est impossible de supposer, sans répu-

dier l'évidence pour tomber dans l'absurde. C'est bien

assez qu'elle se soit faite superstitieuse avec le diacre

Pâris, impie avec Voltaire, philanthrope avec J.-J. Rous-

seau, niaise avec La Fayette; sacrilège avec Talleyrand,

stupide avec Marat, sanguinaire avec Robespierre, ser

vile avec Napoléon, sans qu'on puisse l'accuser de

préférence pour aucun de ces déguisements. Elle a tout

supporté, tout laissé faire, tout applaudi. Mais cette

mobilité passive la justifie du moins de toute prédilec-

tion. En cédant aux impressions du moment, elle n'a

jamais entendu s'engager pour le lendemain, et si cette

prédisposition à subir toutes les séductions et à céder

à toutes ses fantaisies n'est pas c6 qui l'honore le plus,

Page 495: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

T.L .31

elle sera, devant le jury de l'histoire, la circonstance

atténuante de ses torts et de ses travers. <

La Constitution de i 791, dont la nation était si fière,

n'a vu le jour que pour être violée. Elle ne fut jamais

qu'une lettre morte, et quand les Girondins la détrui-

sirent, en 1792, ils ne frappèrent qu'un cadavre. La

république du 10 août disparut elle-même devant celle

du 31 mai, et le despotisme inquiet du Comité de salut

public succomba sous les tendances réactionnaires qui

about.irent au 9 Thermidor. La Convention n'a gardé le

pouvoir qu'en le transférant sans cesse d'une faction à

l'autre, et en l'arrosant chaque fois de tout le sang de

la faction vaincue. Le gouvernement directorial se res-

sentit de cette impure origine son intrusion fut la

sanction du régicide~. Mais, infidèle même à cette sorte

de légitimité, il fut deux fois usurpateur, au 13 vendé-

miaire et au 18 fructidor; et comme il eut besoin du

secours des baïonnettes pour renverser sa propre con-

stitution 2, il prépara de ses mains le d8 Brumaire pour

le général qui, après l'avoir soutenu et servi, l'anéantit

d'un souffle.

On ne peut donc pas admettre, sans dérision, que

le régime républicain ait jamais pris racine en France,

car jamais aucune constitution républicaine n'y a été

sincèrement essayée tous les gouvernements que la

Révolution y a introduits ont été exclusifs, intolérants

et persécuteurs. Tous, en effet, ont été usurpateurs,

1. Les cinq directeurs du premier choix avaient tous voté la mort;

l'un d'eux n'en fut pas moins proscrit, avec beaucoup d'autres régicides

comme lui.

2. Un des directeurs répondait à son collègue qui lui présentait un

exemplaire de la Constitution « Il y a juste dans ce volume de quoi

bourrer un canon »

Page 496: les ruines de la monarchie française 1

LES RUIXESDE LA MONARCHIEFHANÇAJSE

précaires et défiants, autant que les tyrans les plus

incertains du lendemain, et, ne connaissait d'autre

garantie d'obéissance que les geôles et les supplices.

Leur despotisme a dépassé celui'des sultans les plus

absolus, et ce qu'il y eut de plus incompatible avec eux,

ce fut "la liberté.°

II vint enfin un moment où il n'y eut plus de len-

demain pour personne, et où toutes les factionsdémas-

quées comprirent qu'il n'y avait de chances de salut

que dans l'extermination. Robespierre eut le premier

la pensée d'appeler à lui le parti des opprimés; et qui

était ce parti? la nation elle-même, etelle

n'attendait

pour secouer le joug qu'un signal de réaction. Cette

réaction eût été plus complète et plus prompte par la

voie de ce'dictateur que par toute autre, car c'est lui

qui, pour la préparer, avait résolu de se défaire de ses

plus indomptables complices. Il'existe d'étranges révé-

lations sur les projets de cet homme trop incomplet

pour son ambttion, qui n'a succombé que pour n'avoir

pas osé attaquer ses ennemis de front et les abattre tous

du même coup qui avait frappé Danton 2.

Entre Robespierre, Saint-Just et Couthon, assistés

du club des Jacobins et de la Commune de Paris, d'une

part, et Barère, BilIaud-Varennes et Collot-d'Herbois,

escortés des égorgem's de septembre, d'autre part, la

1. Le fond de la difficulté, dit Fievée, était de sortir de la Terreur

avec le moins de danger et le plus de profit possible. Entre temps, les

tribunaux de sang continuaient. »

2. Un homme de foi, que. les vicissitudes des temps avaient jetédans les bureaux du Comité de salut public, a entendu cette réponse

Je Robespierre à un émissaire qui venait lui demander l'ordre d'ou-

vrir les prisons « H n'est pas encore temps » C'est notre ami Petitot,

auteur de plusieurs ouvrages estimés, mort directeur de l'instruction

publique.

Page 497: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

France, si on l'avait consultée, eût certainement hésité

à se prononcer. Les vainqueurs du 9 Thermidor ont

fait tous leurs efforts pour maintenir le règne de la

Terreur et continuer d'alimenter les échafaùds du plus

pur sang de la population. Robespierre eût-il laissé,

comme eux, les exécutions révolutionnaires suivre leur

cours, il aurait du moins délivré le pays de la plus

grande partie de ceux qui ont continué de l'opprimer

et s'il avait osé résister, comme eux, à la réaction que

cet événement avait rendue irrésistible, il eût été

emporté, comme eux, par le torrent de l'opinion.`

L'esprit tyrannique de la Convention n'avait pas

été modifié par son triomphe en effet, il survécut

même au triumvirat de Col.lot, de Barère et de Billaud,

dont la défection l'avait sauvée de l'implacable vén-

geance de la faction vaincue en les expulsant de son

sein, elle y conserva les Thuriot, les Dubois de Crancé,

les Fouché, les Tallien, les Merlin et tous les autres

suppôts de la Terreur, du régicide et des massacres de

Lyon, de Nantes et des prisons de Paris. Cette assem-

blée fut plus effrayée d'une dissolution qui allait la faire

rentrer dans lès rangs des simples citoyens, où l'hor-

reur et le mépris attendaient chacun de ses membres,

que d'une révolte à main armée contre la nation entière

qui déjà prononçait son arrêt. Elle entreprit donc de

proroger ses pouvoirs, au mépris du mandat spécial et

limité qui lui avait été conféré par l'élection de 1792.

Elle résolut, dans cette vue, de restreindre les droits

de ses commettants elle ne leur permit de procéder à

son renouvellement que par tiers elle espérait ainsi

maintenir provisoirement sa majorité, etpouvoir~dans

la suite dominer les élections et se perpétuer indé-

Page 498: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

finiment. Mais le cri d'indignation universelle qui ac-

cueillit ses décrets des 5 et 13 fructidor lui fit com-

prendre le néant de ses illusions elle s'irrita de son

impuissance, et, par désespoir d'une lutte légale dans

laquelle elle eût infailliblement succombé, ellebrava

l'opinion publique, pritenrontément l'offensive, hérissa

son enceinte de canons et appela à son secours les

phalanges d'égorgeurs et de bandits qui avaient iiguré

dans les émeutes des faubourgs et dans les boucheries

de septembre.

On sait que cette légion suspecte, soutenue de

quelques soldats commandés par Bonaparte, porta sou

défi à la garde nationale parisienne, qu'elle mitrailla

sans pitié sur les marches de Saint-Roch. Cette insur-

rection légale, mal combinée et mal conduite, fut dis-

persée au premier choc, et la vraie rébellion resta

maîtresse du champ de bataille elle profita de sa

victoire pour mettre en accusation les chefs de section

les plus énergiques et proclamer que la Convention

avait sauvé la patrie~. On fit en secret le dépouille-

ment du scrutin il fut constaté par procès-verbal que

la voix de la France avait sanctionné les décrets de

l'Assemblée~. Celle-ci parvint ainsi à comprimer mo-

mentanément l'indignation publique et osa convoquer

les colléges électoraux, se confiant dans l'oubli naturel

aux masses et, au besoin, dans des violations nouvelles

de la constitution jurée.

On ne perdit pas un moment pour installer le pou-

1. Parmi les condamnés, on distingue les noms du jeune Lafond,

dont le crime était d'avoir développe dans sa section une éloquence

entraînante, de Michaud, le piquant rédacteur de la Quotidienne, et de

quelques autres notabilités.

2. Fiévée, délégué par sa section pour assister au dépouillement du

Page 499: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA REVOLUTION FRAKCAISE

voir exécutif chargé de représenter la royauté constitu-

tionnelle de i79d, et la Convention se partagea en

deux conseils, l'un de cinq cents membres figurant la

Chambre des communes, et l'autre de deux cent cin-

quante destiné à tempérer la chaleur des débats, sous

le nom de Conseil des anciens. Aucune illustration

parlementaire ne signala cet avénement, et l'esprit na-

turel de la démocratie se révéla, dès sondébut, par

son aversion de tout mérite éminent et de toute vertu

indépendante. Carnot fut la seule notabilité que son

assiduité au comité de la guerre eût fait remarquer';

mais tous ses actes politiques ont un cachet de médio-

crité et de pusillanimité que sa connivence même avec

les crimes du Comité de salut public n'a pas démenti.

Son règne d'une année n'a pas tiré Letourneur de son

obscurité. Des trois autres, le plus connu n'est célèbre

que par le cynisme de ses mœurs le plus habile, que

par une avidité commune à beaucoup de parvenus et

le plus probe, que par le ridicule de la théophilan-

thropie.. aCette pentarchie débile, sortie du cerveau de quel-

que écolier qui crut avoir résolu le problème de la

pondération des pouvoirs en faisant trois parts d'une

assemblée composée des mêmes éléments, ne sut rien

trouver de plus habile que de continuer la politique de

la Convention, en faisant de la France deux nations,

dont l'une était dénoncée à l'autre comme une enne-

mie. Née d'une conspiration contre le vœu populaire

qu'elle prétendait représenter et contre les lois qu'elle-

même avait jurées, elle- commença ce long règne de

scrutin, affirme que, malgré cette violation dea votes, la majorité contre

la Convention était encore immense.

Page 500: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

désordre et de corruption qui devait finir par le mépris

et la confusion de l'administration publique. Pâle copie'

du Comité de salut public, elle s'alimenta comme lui

de délations et de coups d'État, tantôt contre son ancien

complice Babeuf, tantôt contre les députés qui ne

votaient pas avec elle.

Craignant avec raison que les premières élections

sincères et libres de la France n'amenassent à là Cham-

bre des censeurs sévères, elle prévit avec encore plus

d'effroi que le second renouvellement allait leur donner

la majorité; et, pour prévenir ce malheur, elle ne trouva

pas de combinaison plus savante que d'ajouter à l'at-

tentat du i3 vendémiaire an IH celui du 18 fructidor

an V. Cependant, n'osant pas livrer à Féchafaud lM

plus notables représentants du pays, par le double

danger d'accroître l'horreur du sang encore fumant

sur les places publiques et de mettre en lumière, par

l'appareil d'un jugement, le néant de l'accusation, ou

trouva plus sûr et plus expéditif de les faire enlever

sans forme de procès et de les embarquer pour les

marais infects de la Guyane. On n'allégua, pour justi-fier cette énormité, d'autre grief contre les proscrits

que leur tendance contre-révolutionnaire.

Cette tendance suffisait sans doute pour alarmer le

Directoire, mais non pour autoriser sa tyrannie, ni

justifier la loi des otages, le renouvellement de celles

des suspects, des proscriptions et des confiscations. Si,

en effet, les élections devaient amener successivement

des royalistes aux Chambres, et arriver enfin à ré-

tablir le trSne, de quel droit cinq misérables aven-

turiers, assistés de quelques centaines de complices,

opposeraient-ils leur mesquine personnalité au vœn

Page 501: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

présumé de la majorité du pays? Obéissance et respect

n'étaient-ils pas dus à la souveraineté nationale par

ceux qui prétendaient tenir d'elle leur pouvoir? Qu'est-ce

donc, si cette imputation elle-même n'est qu'une sup-

position calomnieuse, même à l'égard de ceux qui,

comme Carnot, avaient donné des gages à la Républi-

que ? Ce qui inquiétait la Révolution et ses suppôts,

ce n'était pas le fantôme évanoui de l'ancien régime à

jamais détruit, mais bien le dégoût et le mépris inspi-

rés par les hommes qui opprimaient la France, le désir

de l'en délivrer et le besoin universellement compris

de mettre enfin la direction des affaires publiques aux

mains des honnêtes gens, les seuls qui aiment la jus-tice et sachent respecter la liberté des citoyens.

Ces violations sans pudeur et ces avortements suc-

cessifs de tant de constitutions laborieusement conçues

auraient dû éclairer les utopistes sur ce qu'elles ont de

factice et d'impossible. On n'invente pas, on ne vote

pas une constitution. Chaque peuple a la sienne, comme

chaque individu. Elle se compose de ses habitudes, de

ses croyances et des conditions dans lesquelles il a

vécu et grandi. Elle est aussi indépendante de la

volonté d'un peuple que son tempérament, et la preuve,

c'est qu'en dépit des chartes et des codes les vieilles

mœurs leur survivent, réagissent et les minent en peu

de temps. Lorsque Napoléon s'est vu, à son avènement,

dans la nécessité de constituer son pouvoir, il a laissé

au dogmatiste Sieyès le soin de formuler un système

mais son ingénieuse invention des Constitutions de

l'Empire a déconcerté toute les théories et élargi le

cadre dans lequel on aurait voulu enfermer son génie.

Il n'entendait rompre ni avec le passé ni avec l'avenir

Page 502: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

aussi sut-il appuyer sur les lois démocratiques qui lui

avaient aplani l'accès du trône un despotisme qui eut

été impossible sous les anciennes lois de la monarchie.

Il n'est resté du Directoire exécutif, qui a duré

cinq ans, d'autre souvenir que son impuissance, ses

dilapidations et ses décrets révolutionnaires. Plus

pusillanime que le Comité de salut public, il fut aussi

inquisiteur et non moins cupide. Il a été plus fatal à la

République, en la faisant mépriser, que la Convention

en la faisant haïr. Mais, en appelant l'armée à son aide,

il abdiqua et lui livra la France. Aussi tomba-t-il,

avant sa chute, dans une. si profonde abjection qu'on

put l'accuser, sans trop d'invraisemblance, d'avoir fait

assassiner le général Hoche, dont la popularité l'in-

quiétait, et ses propres plénipotentiaires au congrès de

Rastadt, parce qu'il avait besoin d'un prétexte pour

obtenir des levées et des contributions nouvelles, et

qu'en attribuant à l'Autriche cet attentat au droit des

gens il y trouverait la matière d'un belliqueux mani-

feste 1.

Dans l'impossibilité de maintenir plus longtemps

ce gouvernement avili, tous les hommes compromis

par la Révolution s'occupaient des moyens de lui en

substituer un autre qui les préservât à la fois de la

République et de l'ancien régime et Sieyès, envoyé en

ambassade à Berlin, y fut chargé de négocier avec le

duc de Brunswick, ancien candidat des sociétés secrètes

à la couronne de France car un prince étranger était

beaucoup plus sympathique à la Révolution qu'un prince

français. Mais il fallait, pour nouer cette intrigue et la

4. On n'a jamais eu que des détails incomplets sur cet attentat, auquel

échappa seul l'un des trois plénipotentiaires, Jean Debry.

Page 503: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

faire agréer sans trop de répugnance, le prestige d'une

grande victoire et l'appui d'une grande renommée.

Bonaparte inspirait plus d'inquiétude que de sympa-

thie Pichegru était l'ennemi prononcé de la Révolu-

tion, et Moreau un républicain trop naïf pour que l'on

put s'ouvrir à lui. On jeta les yeux sur le général

Joubert, gendre de Sémonville, auquel on conféra le

commandement de l'armée d'Italie. Mais il fut tué à la

bataille de Novi, et les conjurés déconcertés ne savaient

plus à qui se vouer lorsqu'on apprit que Napoléon

venait de toucher aux côtes de France.

Quelque miraculeux que l'on suppose son retour

d'Egypte, il est vraisemblable qu'il fut averti des dis-

positions de la France et de l'urgence de son appari-

tion. L'état de son armée réclamait impérieusement sa

présence sur les bords du Nil; il venait d'être vaincu à

Saint-Jean d'Acre, et c'est en fugitif, presque en déser-

teur, qu'il s'achemina à travers les flottes ennemies

qui sillonnaient la Méditerranée.

Toutefois, fort de l'irrésolution de tous les partis,

du dédain général qu'inspirait le gouvernement et du

prestige de son nom, il se présenta avec assurance et

fut salué partout comme un libérateur. Le peuple le

plus oublieux de la terre courut au-devant de celui qui

l'avait foudroyé en vendémiaire et insulté en fructidor;

il applaudit au conquérant qui venait l'atteler lui-même

à son char de triomphe et consacra, par une troisième

date, l'ère de son glorieux asservissement. Il suffit que

le 18 Brumaire le délivrât de la Révolution pour qu'il

célébrât avec enthousiasme cet anniversaire de sa

propre déchéance; et le peuple souverain rentra, sans

regret, dans sa dignité plus naturelle de sujet.

Page 504: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

Cependant cette dixième péripétie, d'une révolution

faite au nom de la liberté et ne donnant que la servi-

tude ne devait pas être la. dernière-; et l'abus que fit

Napoléon du sang et des richesses de la France la livra

désarmée et haletante à la merci de l'Europe ulcérée.

Vingt ans de gloire et de forfanteries révolutionnaires

aboutirent à l'occupation du pays par les ennemis qu'il

avait tous vaincus un à un, mais qui s'étaient ligués

pour l'accabler et c'est le héros jusqu'alors invincible

que la patrie avait pris pour guide et pour maître qui

le premier, depuis l'origine de la monarchie, attira

l'étranger victorieux dans les murs de Paris.

C'en était fait du royaume de Louis XIV, et la

Révolution n'avait pas plus d'énergie pour en prévenir

le partage qu'elle n'avait eu de force pour en empê-

cher la conquête. Mais cette grande ombre protégeait

encore le peuple ingrat qui avait répudié son héritage,et ses descendants intervinrent pour la revendiquer.

Par eux, la nationalité menacée fut conservée intacte

et le territoire délivré.

Ce démenti solennel donné à la Révolution sem-

blaitdevoir

être la solution définitive de tous les pro-

blèmes sociaux, si témérairement introduits par les

sophistes. Mais leur école incorrigible ne s'éclaire pas

plus par l'expérience qu'elle n'est humiliée de ses

défaites. La Restauration ne ferma pas assez l'oreille à

ses flatteries en lui signalant comme un crime de

l'usurpation le silence de la tribune, elle lui persuada

qu'il serait politique de la rouvrir. A peine l'Assemblée

qui délibérait mûrement à huis clos sous l'Empire fut-

elle métamorphosée en forum, qu'elle se vit envahie par

les avocats et'que la presse retentit, comme en 1789,

Page 505: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

de leur intempérante faconde. La digue élevée par

Napoléon contre les brigues électorales fut bientôt ren-

versée, et la loi du 25 septembre 1816 signala le pro-

chain avénement d'une nouvelle révolution.

Où les mêmes symptômes de perturbation se mani-

festent, l'observateur le moins soupçonneux s'attend

aux mêmes résultats. Il suffit à Burke de lire la liste

des brouillons députés aux États généraux pour pré-

dire la ruine de la monarchie il était tout aussi logique

de conclure la chute de la Restauration de la loi élec-

torale qui fit surgir de l'urne l'opposition factieuse que

l'on vit grandir sous le ministère Decazes. Les choix

les plus scandaleux furent ceux qu'on se plut à imposer

aux populations les plus fidèles et les plus chrétiennes

et l'on vit se renouveler en 1817 et en 1818 les corrup-

tions et les mensonges de 1792, où la représentation

prétendue de la? France se composait d'étrangers,

d'agents inconnus des sociétés secrètes, de praticiens et

de pédagogues obscurs, et de quelques flibustiers

dignes de succéder aux hommes de proie de 1793..

Il manquait heureusement à cette seconde repré-

sentation de la tragédie révolutionnaire ce qui fait le

nerf de la guerre, l'argent et le crédit, c'est-à-dire la

ressource des confiscations. On pouvait bien abuser de

la facilité des emprunts, dont. le succès avait allégé les

charges de l'invasion, et l'on avait, en attendant, les

encouragements d'un second duc d'Orléans plus riche

et tout aussi factieux que le premier mais le grand-

1. La Vendée nommait l'avocat Manuel, dont la patrie n'était

comme d'aucun de ses électeurs. Les cotitribtiables à 300 fr. rendaient

facile l'intrusion des faux électeurs et des faux éligiblcs. Les ministres

et les clubs avaient fini par y disposer do toutes les voix.

Page 506: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

livre était surchargé, la libéralité du prince probléma-

tique, et, en mettant la main sur la propriété, on

s'exposait à voir s'annihiler toutes ces valeurs factices

dont vivent les banquiers, les agioteurs et les révolu-

tions. Il n'y avait: plus de biens du clergé ni de

domaines seigneuriaux à jeter comme amorce aux.

envieux du bien d.autrui et à servir d'hypothèque aux

prêteurs, non de leur or, mais de leur crédit.

Un capital fondé sur des ruines peut bien imposer

une fois à la crédulité publique, mais il n'a pas la vertu

de se reproduire, et le gage merveilleux des assignats a

disparu pour jamais. On a pu abuser une fois des res-

sources morales qu'une administration régulière, géné-

ralement sobre et probe sous la royauté, pouvait encore

prêter au gouvernement de i789. Mais ce prestige de

la confiance s'est évanoui, sinon dans la corruption

notoire, au moins dans la mobilité et la confusion de

l'administration actuelle.

Les confiscations ont été improductives pour le fisc;

mais en servant d'hypothèque fictive au papier-monnaie

elles sont devenues une mine inépuisable. En les mo-

bilisant; on décuplait leur valeur on put, sans bourse

délier et sans recourir à l'impôt, pourvoir pendant

trois ans à tous les services et exagérer toutes les dé-

penses.

L'anathème porté par les économistes contre les

biens de main-morte a beaucoup contribué à l'illusion

et favorisé une spéculation qui n'embrassait d'abord

que les domaines provenant des couvents abolis, ce

qui n'était pas une limite inappréciable. Toutefois leur

aliénation fut prompte la confiance aurait disparu

avec le gage, si lôn ne s'était pressé d'en élargir le!

Page 507: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

hases par l'expropriation successive du clergé séculier,

des familles d'émigrés et de condamnés, des établisse-

ments de bienfaisance et des communes. On mit en cir-

culation, sur ces séquestres d'une appréciation indé-

terminée, des valeurs nominales auxquelles on donna

cours forcé, sous peine de mort. Leur émission quoti-

dienne tint lieu de numéraire et de contributions. Le

procédé paraissant commode et la perception facile, on

crut le perfectionner encore en ajoutant chaque matin

quelques noms nouveaux à la liste des proscrits, et

Barère put dire sans métaphore, à la tribune de la

Convention, « que l'on battait monnaie sur la place de

la Révolution ».

La Terreur ne permit pas de réflexions sur l'abus

qu'on pouvait faire de ces émissions sans garantie, et

sur l'avilissement inévitable d'un signe monétaire qu'on

multipliait sans discrétion. Les assignats finirent donc

par atteindre un chiffre fabuleux et plus la défiance

générale les dépréciait, plus on en fabriqua. Mais bien-

tôt tout équilibre fut rompu entre cette valeur fictive

et celle des objets de première nécessité alors seule-

ment on eut le courage de les refuser; alors les choses

usuelles centuplèrent de prix; alors les réquisitions

pourvurent à la subsistance des armées et des villes,

et la loi du maximun vida les magasins et les bou-

tiques.

Voilà ce qui fait l'admiration des historiens de la

Convention Cette dilapidation sauvage, ils l'appellent

de l'énergie! cette légalité du vol, ils la prennent pour

une habile administration Si Montesquieu avait eu

à caractériser le despotisme de la République française,

il n'aurait trouvé de terme de comparaison que dans ces

Page 508: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

nuées de sauterelles qui n'épargnent pas un hrin

d'herbe sur leur passage, ou dans ces inondations tor-

rentielles qui entrainent le 'sol avec les maisons, ou

dans ces vastes incendies qui nelaissent après eux que

des cendres.

Telle est, en effet, la providence vivifiante de la

démocratie. La Révolution ne fut pas, comme l'affir-

ment les professeurs qui font son histoire, l'élan géné-

reux, quoique aveugle, d'une génération entière vers

une perfection idéale ce fut le calcul d'une perversité

réfléchie et l'œuvre d'une secte ennemie des lois. Son

succès n'a rien non plus d'héroïque ni rien de prodi-

gieux, car, le gouvernement dissous, – et il s'aban-

donna lui-même, l'autorité appartint, non à l'intel-

ligence, mais à la force matérielle, et cette force ne se

1 trouvait qu'aux mains de l'ignoble parti qui avait pour

lui la brutalité du nombre, l'audace effrénée. Le secret

de sa puissance n'est pas dans une combinaison habile

jeter au pauvre la dépouille du riche et entretenir,

sous lé nom de peuple, une horde de sicaires toujours

alléchée par l'appât du pillage, toujours enivrée par

l'odeur du sang, il n'y a pas là plus d'effort de genio

que de généreuse inspiration. La confiscation pour

impôt et la hache du bourreau pour argument, cela

simplifie beaucoup la science du gouvernement et donne

la mesure de sa durée par la quantité de richesses à

épuiser et de têtes à trancher. Dès que le pays se rési-

gnait à subir cette honte, ce n'était plus qu'une ques-

tion de temps, que le plus ou moins de consommation

journalière pouvait avancer on retarder.

C'est ce qui arriva des finances de la République.

Lorsqu'elle en fut réduite à établir son bilan, il ne se

Page 509: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

trouva plus ni revenus ni contribuables, mais toutes les

fortunes avaient changé de mains et les miracles du

systèmede Law s'étaient renouvelés en faveur de tous

les fripons qui avaient enchéri sans argent aux encans

des biens nationaux. On les admit à se libérer avec des

chiffons démonétisés, et quand tous les légitimes pro-

priétairesse voyaient réduits à la misère, leurs persé-

cuteurs étalèrent avec effronterie leur opulence mal

acquise. La Révolution, environnée des siens, se crut

alors assez forte pour régler ses comptes, et une ban-

queroute déguisée en loi en finit avec ses créanciers et

ceux des émigrés digne couronnement d'une révolu-

tion fondée sur le vol et l'assassinat.

Mais pour continuer ce régime nécessaire à son

existence il aurait fallu réagir sur ses complices, et le

levier aurait manqué de point d'appui. Aussi la Repu-'

blique n'a-t-elle fait que languir lorsqu'elle a essayé de

rester dans l'ordre et dans la légalité et la puissance

même à l'abri de laquelle elle a pu se survivre quelques

jours l'adésavouée et répudiée avec mépris.

Cet aspect nouveau de la Révolution conquérante a

besoin d'être étudié séparément, afin que l'on ne puisse

confondre la nature de deux faits aussi distincts avec

leur simultanéité.

§ III. DE LA PART PRÉTENDUE PAR LA RÉVOLUTION

AUX SUCCÈS DES ARMÉES FRANÇAISES.

Do ce que la gloire militaire a protégé et couvert

de son auréole les crimes de la Dévolution, on a très

illogiquement conclu qu'ils étaient solidaires. La

figure fantastique d'un membre du Comité de salut

Page 510: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

public dirigeant, du fond de, son bureau, toutes les

opérations stratégiques de quatorze armées, abeaucoup

contribué à égarer sur ce point l'imagination populaire.

Cette fiction serait en effet merveilleuse si elle n'était

burlesque, et le 'travestissement de l'ingénieur Carnot

en divinité de Y Iliade, surveillant du haut de. l'Olympe

la marche de chaque régiment et la pensée de chaque

général, est beaucoup trop gigantesque pour sa per-

sonne'et trop large pour sa taille. Cette invention, plus

fausse encore que théâtrale, prend une teinte de ridicule

assez prononcée si l'on réfléchit que la première guerre

de la Révolution fut imprévue, brusquée et commencée

sans aucun plan préconçu, avec une armée disloquée,

dont tous les régiments se trouvaient sans officiers et

recrutés de soldats-bourgeois, aussi peu aguerris que

mal disciplinés. Tous les mouvements de l'ennemi étant

inconnus, ceux de la défense ou de l'attaque étaient

nécessairement improvisés, et il eût été insensé d'atten-

dre les ordre d'un comité de Paris pour occuper une

position, repousser une surprise ou profiter d'un avan-

tage.

C'est la vieille expérience et le génie organisateur

de Dumouriez qui surent tirer parti de ces éléments

hérérogènes et créer cette armée destinée à sauver de

ses extravagances la république des avocats. Après lui,

elle resta plusieurs mois de suite inerte et sans direc-

tion, et ce sont encore les 'officiers formés par lui et

inspirés par son exemple qui la tirèrent de sa léthar-

gie. Le commandement passait tour à tour des mains

d'un capitaine éprouvé dans celles d'un soldat auda-

cieux, et le ministère de la guerre nommait sans les

connaître la plupart de ces chefs aventureux qu'une-

Page 511: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

action d'éclat désignait à la confiance du soldat et au

choix du gouvernement, Il faudrait être doué d'une

crédulité robuste pour attribuer les exploits de Mar-

ceau, de Klébeiyde Pichegru et de Moreau aux inspi-r

rations de cette agglomération confuse de tyrans

obscurs et de légistes ignorants qui composait la Con-

vention.

Il n'est pas possible, il est donc faux que l'impul-

sion donnée à l'esprit essentiellement belliqueux de la

nation française soit l'oeuvre d'aucune assemblée de

rhéteurs. L'enthousiasme exalté et présomptueux de la

génération qu'on venait d'enivrer des vapeurs dé la

liberté suffit à expliquer ses témérités" et ses succès.

Son impatience aurait énergiquement protesté contre

la prudence du général qui eût attendu pour agir l'avis

d'un comité siégeant à plus de cent lieues de distance.

S'il donna quelques instructions implicites et pour la

forme, Carnot lui-même n'eût pas été assez téméraire

pour imposer ses idées, non pas à des hommes tels

que Dumouriez et Pichegru, mais au vieux Luckner

même ou au bénin et vaniteux La Fayette. Nos pre-

mières victoires ont été remportées sans lui, et quel-

quefois peut-être malgré lui. Tout au plus a-t-il pu

recueillir, pour les commenter et les approuver après

coup, les mille projets qui lui arrivaient des quàrtiers-

généraux, où le soleil des champs de bataille fécondait

tant do'cerveaux.

Les premières armées de la République sont celles

qu'on peut le moins accuser d'avoir contribué aux actes

révolutionnaires. Formées de l'élite des populations

que le premier élan d'-un patriotisme plus ou moins

aveugle, mais réel, porta à s'enrôler volontairement,

T. 1. 32

Page 512: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA. MONARCHIE FRANÇAISE

elles n'avaient qu'une foi naïve dans les rêves d'amé-~-<¡

lioration et de progrès que partageaient alors toutes t

les familles; et cela est si vrai qu'elles se prirent tout

d'abord d'une sincère confiance dans le général La

Fayette elles s'indignèrent de sa disgrâce il resta

pour elles le type du royaliste constitutionnel, du

patriote modéré et du vrai citoyen. Toutecette jeu-

nesse,encore imbue de ses études classiques interrom-

pues par la trompette guerrière et fraîche des souve-

nirs de Rome et d'Athènes, débutait dans la carrière

des combats en se familiarisant avec les noms si chers

de gloire et de patrie qui exaltaient son courage et la

précipitaient au-devant du péril. ti

Le, premier, cri de guerre fut poussé avant que la

Convention eût été convoquée, et toutes les frontières

étaient couvertes de bataillons de volontaires1 long-

temps avant que l'on songeât à des levées forcées, ou

que l'on cherchât dans les camps un asile contre les

délations et la captivité. Là ceux que le vertige de la,

Révolution avait égarés et ceux qu'elle avait froissés

se serrèrent la main et devinrent frères d'armes. Les

officiers improvisés s'initiaient aux secrets militaires,

dont un grand capitaine, ancien serviteur de la mo-

narchie, leur avait donné les premières leçons. Cette

armée novice formée par lui débuta par une,rapide et

brillante conquête le'soldat, fier de ses hauts faits,

prenait insensiblement confiance dans ses officiers et

se façonnait comme par surprise à la discipline il

1. Chaque département leva trois, quatre et jusqu'à sept de ces ba-

taillons, qui agirent d'abord sous les ordres directs des généraux et four-

nirent les états-majors d'excellents officiers, puis finirent par être amal-

gamés en demi-brigades avec les débris des anciens régiments.

Page 513: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

perdit bientôt de vue le foyer domestique, et s'il jetaitun regard en arrière il le détournait par un sentiment

de dégoût ou de pitié, en accusant d'exagération le

récit des souffrances de la patrie.

Nous opposons au préjugé qui associe les armées

de la France à sa révolution la première qui entra en

campagne et envahit la Belgique, car c'est celle qui

fonda et caractérisa l'esprit militaire de la nation pré-

tendue régénérée c'est celle aussi que nous avons

pratiquée et observée de plus près. Elle n'était donc,

nous en sommes convaincu, pas plus révolutionnaire

que ses chefs.Témoin de ses répulsions pour les agents

du Comité de salut public, nous avons partagé ses

dédains des applaudissements d'un certain parti de

patriotes belges qui était accouru au-devant d'elle1.

Dumouriez connaissait les sentiments de ses lé-

gions aussi conçut-il la noble pensée de les faire ser-

vir à sauver la monarchie par une victoire contre la

Convention, et son propre honneur par une expiation.

S'il avait gagné la bataille de Nerwinde, il n'eût vrai-

semblablement pas eu de peine à entraîner son armée

victorieuse mais cet échec le força de s'ouvrir aux

généraux ennemis pour en obtenir une suspension

d'armes, et quoique sa confidence ait été accueillie

avec des témoignages unanimes de sympathie, cette

négociation trahit et compromit ses desseins. L'armée

vaincue s'était refroidie, et chaque revers qu'elle avait

éprouvé avait rompu une des combinaisons qui de-

vaient concourir au succès de l'entreprise. Dumouriez

1. Nous n'oublierons jamais avec quelle moquerie nos bataillons

répondirent aux félicitations qui saluèrent hotre entrée à Bruxelles et

au théâtre.

Page 514: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

suivit donc La Fayette sur, la terre étrangère et ses

défaites contribuèrent plus que ses triomphes à l'affer-

missement de la République.' «>'

"“, ?

Dès que la Convention prétendit diriger elle-même

les opérations militaires, la victoire abandonna son

drapeau. La Belgique, lePalatinat

et la Savoie furent

évacués aussi vite qu'envahis, les Alpes et le Rhin

repassés et le territoire français violé au midi par

l'invasion du Roussillon, à l'est par celle d'une partie

de l'Alsace et au nord par l'entréeen Champagne.

Cette infériorité dura quatorze mois sans qu'aucune'

conception savante en ait fait pressentir la fin; sans

qu'aucun général se, soit révélé qui n'ait été aussitôt

désavoué ou proscrit. L'octogénaire Luckner, malgré

ses loyaux services, Biron, malgré sa complicité avec

le duc d'Orléans, Custine, malgré sasoumission aux

instructions de" Carnot, furent traînés devant le tribu-

nal révolutionnaire. La Révolution n'épargna pas

mème ses séides; il suffisait qu'ils se trahissent par

des exploits ou des talents, pour inquiéter la Conven-

tion. Beysser, Houchard et Westermann périrent par

la main du bourreau Beysser, envoyé par les giron-

dins dans la Vendée; Houchard, vainqueur des Prus-

siens devant Spire et des Anglais à Hondschool, dénon-

ciateur de Custine, dénoncé à son tour par Hoche

Westermann enfin, que sa bravoure sauvage et une

fraternité sanglante avec les égorgeurs de Paris et de

la Yendée auraientdû

rendre sacré à ses complices

Combien d'autres se firent tuer pour échapper à

l'échafaud, comme Dampierre et Beaurepaire, ou furent

immolés pour s'être montrés humains et modérés,

comme Quétineau et Cou tard. Mais à mesure que la

Page 515: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

hache ou le boulet moissonnaient les généraux, il

s'en présentait d'autres sortant des rangs des soldats,

comme s'il ne se fût agi que de remplir les vides faits

dans les régiments par la mitraille. Moreau remporta

sa première victoire le jour même où la tête de son

père tombait à Rennes sur la place publique.

Les mesui 3S que prenait le Comité de salut public

pour réparer ses pertes, ravitailler et recruter' ses ar-

mées, n'étaient ni moins acerbes ni plus efficaces que

l'espritde son gouvernement toutes trahissaient les

plus lâches terreurs et la plus honteuse ignorance.

Trop violentes pour être calculées, trop irrégulières

pour être fécondes, elles épuisaient les forces en les

exagérant et substituaient partout la confusion à l'ordre,

la menace au courage et l'abus des ressources réelles

à leur sage répartition. On dérangeait ainsi l'équilibre

que, la plus vulgaire prévoyance sait mettre dans

l'usage des choses qui ont besoin de s'économiser pour

se reproduire et de se succéder pour suffire à toutes les

éventualités. Quel symptôme plus évident de dissolu-

tion et de ruine que cette prodigalité d'ordres contra-

dictoires et cette exagération d'actes incohérents, accu-

sant le trouble de la pensée qui dirige autant que

l'inhabileté de la main qui exécute?1

C'est là pourtant ce que les admirateurs de la Ré-

volution appellent sa grandeur et son énergie comme

s'il pouvait résulter de cette instabilité sans relâche qui

détruit chaque matin l'œuvre de la veille autre chose

qu'une catastrophe La première de nos Assemblées

vota, en deux ans, deux mille cinq cent cinquante-sept

lois sur des matières déjà réglées ou consacrées par

l'usage. La seconde, en moins d'un an, en a ajouté

Page 516: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

mille sept cent douze, et la troisième ne s'est arrêtée

qu'au chiffre de onze mille deux cent dix Combien dé

ces lois ont été transmises sans altération? Est-il une

institution qui ait été épargnée, une réforme qui n'ait

eu en vue un peuple idéal, une perfection chimérique,

un pays inconnu qui n'aurait eu ni conditions d'exis-

tence ni intérêts antérieurs à ménager?

Quand le législateur a" été si dépourvu de sagesse

dans ses théories fondamentales, comment aurait-il été

lucide et positif sur une question aussi délicate que

celle de la guerre? Quelle délibération sérieuse pou-

vait trouver place dans une Assemblée où toutes les

passions s'agitaient en délire, et surtout dans les séan-

ces de cette Convention où le glaive était suspendu

sur. toutes les têtes, et où chaque membre siégeait sur

le banc ensanglanté du collègue immolé la veille, à côté

du délateur qui pouvait le livrer lui-même le lende-

main ?

C'est un des mystères de la Révolution que le mé-

lange de pusillanimité et d'audace, d'héroïsme et do

servilité, d'astuce et de sauvage éloquence qui a signalé

plusieurs des personnages qu'elle a rendus fameux.

Toutefois, du démagogue précipité dans le crime par

la dépravation plus que par le fanatisme, il faut dis-

tinguer le soldat ambitieux, livré jeune encore au pres-

tige d'une profession qui, l'enlaçant tout entier de son

réseau disciplinaire, ne lui laissait d'autre issue pour

sortir de l'obscurité qu'un dévouement aveugle aux

ordres de ses supérieurs.

Les malfaiteurs affiliés aux comités révolutionnaires,

les lâches qui, par envie ou par convoitise, ont prêté

les mains à l'iniquité, les caractères faibles mêmes qui,

Page 517: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

comme Camille Desmoulins, priaient Robespierre de

leur pardonner un remords, n'ont aucun droit à l'in-

dulgence de la postérité mais le guerrier inséparable

de son drapeau, le brave qui verse son sang pour le

défendre, ont une excuse même dans leurs plus cou-

pables égarements. On ne peut conclure, en effet, de

l'obéissance passive de l'armée, qu'elle fut complice de

la Révolution et animée de son esprit. Les sentiments

humains y étaient comprimés comme ailleurs* et y

avaient beaucoup moins d'occasions de se manifester.

Elle y répondit pourtant à toute voix généreuse qui osa

l'interroger, et jamais homme de cœur n'y fit entendre

un cri d'honneur ou de pitié, sans y trouver, dans tous

les rangs de la hiérarchie, de nombreux et fidèles

échos.

Avec une touchante et énergique unanimité, elle

applaudit au courage de Pichegru sauvant à Ypres les

émigrés que Vandamme y eût fait égorger 1. Cet acte

d'humanité inaccoutumée eut un retentissement qui ne

trouva pas une bouche muette, ni un cœur insensible

il fut, durant toute la campagne, l'entretien des cham-

brées et des bivouacs, et pour quiconque a été témoin,

comme nous, de cette expansion sympathique des son-

timents d'indignation et de générosité que la Terreur

avait refoulés dans le fond des cœurs, la répulsion et

le dégoût qu'elle inspirait au soldat sont la démonstra-

tion irrécusable de l'incompatibilité radicale de l'armée

avec la Révolution. Dans plus d'une occasion, elle

témoigna hautement son mépris pour ces représentants

1. A la première occupation de cette place, il se trouva, parmi les pri-

sonniers de guerre des émigrés qui furent fusillés au mépris de la capi-

tulation.

Page 518: les ruines de la monarchie française 1

LES ni'IXES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

en mission qui, se croyant la science infuse parce

qu'ils donnaient des ordres aux généraux, ne rougis-

saient pas de soumettre à leur inexpérience l'avis des

hommes du métier. Combien n'avons-nous pas vu

d'attroupements improvisés poursuivre de leurs huées

intelligentes quelqu'un de ces harangueurs de caserne

qui croyaient avoir subjugué leur auditoire par leur

éloquence de tréteaux

On a vu des corps entiers se refuser aux exécutions

révolutionnaires; au dire du général Lemoine, qui

commandait à Quiberon, il n'a trouvé qu'un bataillon

belge pour fusiller les prisonniers dont toute l'armée

admirait le courage et respectait le malheur Chacun

sait que nos braves légions de volontaires ont refusé

de fraterniser avec les recrues des sections de Paris

qu'on leur envoyait pour réchauffer leur patriotisme

attiédi les garnisons de Mayence et de Valenciennes,

employées contrela Vendée, y montrèrent plus d'es-

time pour le drapeau de Ccthelineau que pour celui de

Carrier, et il n'eût pas été impossible de les y rallier

pour concourir à la délivrance de la commune patrie.

On ne saurait donc établir la moindre solidarité

entre les forfaits qui ont souillé la Révolution et les

exploits qui ont glorifié l'armée celle-ci, bien loin

d'être complice, lui a toujours été suspecte et vérita-

blement hostile, car c'est elle, en définitive, qui en a

délivré la France. Si dans le principe elle se résigna à

servir l'ignorance et la férocité des chefs indignes qur

lui donnait la Convention, c'est qu'elle ne les connais-

sait pas si elle parut voir avec indifférence les pro-

1. Histoire de la Vendée militaire. Tome III.

Page 519: les ruines de la monarchie française 1

DESFAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

consuls promener dans ses rangs le glaive du bourreau

et frapper jusque sous la tente des têtes ceintes encore

des lauriers moissonnés la veille, c'est qu'elle ne se

connaissait pas encore elle-même. Mais dès qu'elle put

comparer les braves qui lui donnèrent l'exemple d'un

dévouement intrépide et l'initièrent les premiers aux

honneurs enivrants de la victoire, il n'est pas un sol-

dat qui ne relevât la tête et ne se sentît métamorphosé

il se prit d'un mépris souverain pour les Santerre, les

Léchelle et les Rossignol, dont il avait subi le comman-

dement, et s'indigna de n'être qu'un instrument aux

mains d'un traître ou d'un Thersite. Le titre mérité de

défenseur de la patrie le pénétra de son importance et

il ne tarda pas à soupçonner, en forçant glorieusement

les lignes ennemies, qu'il en était bien le véritable

appui. Le jour où il comprit que la force lui apparte-

nait, c'en était fait de la Révolution pour s'en rendre

maîtres, il ne manquait p]us à ceux qui la soutenaient

que la direction d'un chef intelligent.

Ce chef, l'armée le cherchait elle-même et le dési-

gnait en quelque sorte par ses acclamations. Tout gé-

néral gagnant des batailles et l'associant à ses triomphes

lui inspira une confiance aveugle et un dévouement

dont il lui eût été facile de se prévaloir. Dumouriez et

Pichegru n'y ont échoué que pour avoir laissé l'occa-

sion leur échapper. Mais lorsque Bonaparte, plus heu-

reux ou prenant mieux son temps, signifia leur

déchéance aux directeurs de la République, pas un

général n'eut la fantaisie de les défendre, et ceux

mêmesqui passaient pour ses rivaux prêtèrent l'auto-

rité de leur nom et de leur concours ait libérateur. La

réunion de Moreau, représentant les armées du Nord

Page 520: les ruines de la monarchie française 1

LKS RUINES DB LAMONARCHIE FRANÇAISE

et du Rhin, au vainqueur de l'Italie et de l'Égypte, au

18 Brumaire, était la protestation solennelle de toute la

France contre la Révolution.

Ce n'est, en réalité, ni au génie révolutionnaire des

factieux qui l'opprimaient, ni tout à fait à l'esprit bel-

liqueux de ses enfants, que la France dut son salut et

ses premiers succès, mais à la mésintelligence des

cabinets qui lui ont fait la guerre, aux intérêts égoïstes

qui partageaient l'Europe, à la mollesse de l'attaque et

surtout aux menées souterraines des sociétés secrètes

de Londres à Vienne et de Berlin à Milan, leurs adep-

tes traversaient tous les' projets de la politique, agi-

taient l'opinion incertaine de toutes les cours et favo-

risaient partout la propagande des doctrines qui avaient

enfanté la Révolution française.

Pour justifier leur indifférence et leur hésitation,

les souverains menacés ne manquaient ni de prétextes

plausibles ni de raisons puissantes. L'Autriche s'était

créé en Belgique de graves embarras par ses essais de

réforme religieuse, et en Allemagne par son alliance

avec la Prusse et la Russie pour le partage de la Po-

logne. La Russie concentrait tous ses efforts entre les

provinces envahies, mais non soumises, et ses convoi-

tises non moins ardentes contre l'empire ottoman. La

bonne volonté du roi Georges, subordonnée aux for-

mes parlementaires, était neutralisée par la politique

de ses ministres ouvertement hostile à la monarchie

française et engagée d'ailleurs avec la faction d'Or-

léans, c'est-à-dire complice de la Révolution. Ces trois

puissances voyaient avec une secrète satisfaction le roi

de France hors d'état d'intervenir dans leurs affaires,

en raison des dangers qui menaçaient son trône. L'Ita-

Page 521: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

lie était plus disposée à imiter la France qu'à la com-

battre et personne encore ne comprenait l'intensité de

l'incendie, borné jusqu'alors au foyer dans lequel on

pouvait croire qu'il finirait par s'éteindre.

Le spectacle de l'émancipation américaine contribua

à entretenir cette illusion. Cette république avait tout

improvisé, son droit public, ses Ibis, sa police et ses

armées. Triomphante et modérée, démocrate et paci-

fique, elle offrait au monde un phénomène inouï jus-

qu'alors, en supportant sans trouble plus de liberté

que n'en eurent jamais Athènes et Rome, les cantons

suisses et les Provinces-Unies de la vieille Europe. On

avait donc quelque raison de croire que la République

française pourrait subsister sans compromettre la sécu-

rité et l'indépendance des peuples voisins l'on se con-

tenta d'opposer à ses bravades quelques démonstra-

tions sinon inoffensives, au moins sans vigueur et sans

ensemble.

Un autre exemple, plus près et plus récent, corro-

borait encore cette confiance aveugle mêlée d'un peu

d'envie contre la suprématie du trône des Bourbons.

Lorsqu'en 1791 la Diète polonaise, travaillée par la

même propagande qui bouleversait la France, proclama

sa constitution républicaine, les progrès de l'anarchie,

produit inévitable du principe démocratique, furent si

rapides et devinrent si intolérables, que les rois ligués

pour partager cette proie purent se donner, sans trop

d'invraisemblance, pour des libérateurs. Ainsi c'est

l'esprit révolutionnaire qui a rendu la défense de la

Pologne impuissante; c'est le même esprit révolution-

naire qui, absorbant toute l'énergie de la France, l'a

empêchée de secourir un allié dont la nationalité tenait

Page 522: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

à la sienne par des liens et des intérêts que des traités

solennels auraient dû rendre indissolubles.

Lorsque la Révolution commença à donner de

sérieuses alarmes, elle ne trouva donc qu'indifférence

ou mauvais vouloir parmi les anciens alliés de la

royauté mourante l'Angleterre, qui avait conservé les

relations les plus suivies avec les gouvernements con-

stitutionnels, était du parti d'Orléans, et par suite plus

incompatible avec la légitimité que la Révolution elle-

même. L'Autriche se complaisait à voir la France dé-

chirée de ses propres mains pour la Russie, elle avait

trop à faire chez elle pour songer à intervenir sitôt dans

les querelles de l'Europe. On n'avait pas même à

compter avec les liens de famille, et l'on savait que la

cour de Madrid était gouvernée par un. favori sans por-

tée. Restait donc la Suède et la Prusse, qu'aucune

considération de ce genre n'eût gênées dans la résolu-

tion de porter secours au monarque dont l'antique et

fidèle alliance avait été pour elles un garant d'indépen-

dance et d'accroissement de prospérité. Mais l'assassi-

nat de Gustave III rejeta le fardeau tout entier sur

Frédéric-Guillaume qui, lui-même, dominé par les

sociétés secrètes, avait mis un de leurs membres les

plus dangereux à la tête de son conseil.

On sait avec quelle timidité se lia la première coa-

lition. Elle fut rompue par l'égoïsme plus que suspect

du cabinet de Vienne, autant que par la personnalité

équivoque dugénéralissime

de l'armée qui pénétra en

Champagne. Le duc de Brunswick, on né l'ignorait pas,

était un des initiés les plus intimes de la secte des illu-

minés, et il lui avait été réservé un rôle important dans

le remaniement de l'Europe les documents fournis

Page 523: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RËVOLUT10K FRAKÇA1SE

par la diplomatie sur les causes réelles de sa retraite

précipitée ne sont donc pas sans vraisemblance peut-

être elle a été déterminée par les injonctions de la loge

suprême, peut-être la maladie qui moissonnait ses

troupes n'en a été que le prétexte. Une preuve à l'appui

de cette conjecture, c'est que pour justifier sa défection

on feignit de croire aux décrets et aux proclamations

publiés au nom du monarque captif puis on désavoua

les émigrés, et ceux qui servaient sous le drapeau

furent licenciés.

D'un autre côté, les princes exilés eurent beau

protester contre l'occupation de la place de Condé au

nom du Saint-Empire, l'Espagne, la Prusse et la Russie

demander des explications, Dumouriez attester les

conditions auxquelles on lui avait promis une suspen-

sion d'armes pendant tout le temps qu'il opérerait con-

tre Paris. à Londres, comme à Vienne, on éluda

toute déclaration franche, et, sans en donner de raison,

on évita de reconnaitre le droit du comte de Provence

à la régence éventuelle du trône vacant.

Il est d'ailleurs aujourd'hui démontré, par l'auto-

rité des faits accomplis et des négociations ultérieures,

qu'avant que l'horreur du supplice de Louis XVI eût

dessillé les yeux de l'Europe et fait reculer l'Angle-

terre effrayée des conséquences de sa complicité, les

universités allemandes et les sectes maçonniques pro-

pageaient librement et soutenaient avec audace chacun

des actes et des dogmes subversifs de la Révolution

française. Tous les efforts des serviteurs de la monar-

chie étaient traversés au dehors, et ses intérêts trahis

au sein même des cabinets. L'indigne connivence do

celui de Londres et les allures suspectes du conseil

Page 524: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

aulique mettent au grand jour la manière dont le roi

de France était abandonné de ses alliés, et la Révolu-

tion servie, même à. son insu, par les siens. •

Les personnages que le triomphe de cette révolu-

tion a grandis, et que ses historiens nous donnent pour

des têtes fortes et des âmes romaines, ne comprenaient

même pas les avantages que leur donnaitcette propa-

gande sur la politique des cabinets armés contre elle.

Tous ces aventuriers, ministres, directeurs ou délégués

de la République, faisaient parvenir mystérieusement,

en se cachant les uns des autres, des propositions, dans

leur intérêt personnel, aux hommes d'État qui passaient

pour diriger la diplomatie en Europe et le colossal

Dânton et le président Barras osaient offrir leurs ser-

vices à une restauration éventuelle, convaincus qu'ils

étaient de la fragilité d'une démocratie alors à son apo-

gée. Les menées souterraines de ces fiers Spartiates

et leur vénale pusillanimité offrent un curieux contraste

avec leur jactance de matamores et leur patriotisme de

théâtre

Mais cet esprit de ver tige et de terreur qui tortu-

rait les conventionnels les plus imperturbables en appa-

rence avait pénétré dans les conseils des rois; tandis

qu'on y accueillait avec dédain les avances de quelques

factieux encore obscurs, ces factieux grandissaient et

se rassuraient au moyen des secours inespérés et des

encouragements qu'ils recevaient, sinon des pouvoirs

officiels, au moins des traîtres qui les tenaient assiégés

et souvent même de leurs agents accrédités.

Il n'existerait aucun monument de ces trahisons

1. Mémoires du prince lie Hanlenberg, tome II, p. 29 et suivantes.

Page 525: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

et de ces lâchetés, que leur authenticité résulterait de

leurs conséquences. Mais parmi les documents destinés

àéclairer le monde il en est un qui a tout le carac-

tère de la certitude et toute l'autorité de la raison.

Lorsqu'il parut, en 1834, il excita une anxiété univeiv

selle dans les régions élevées où se meuvent les agents

immédiats du gouvernement, et quelque atteinte qu'il

porte à l'honneur de leur politique, nul n'a encore osé

s'inscrire en faux contre les turpitudes qu'il révèle.

Cependant jamais démentis plus formels n'ont été don-

nés aux forfanteries révolutionnaires, et jamais solution

plus lumineuse n'a été opposée aux problèmes histo-

riques que l'orgueil intéressé avait enveloppés, à des-

sein, de mensonge et d'obscurité l.

C'est un service rendu à l'humanité, autant qu'un

témoignage courageux en faveur de la vérité, que cette

laborieuse persistance d'un ministre intègre et dévoué,

à recueillir tout ce qui peut contribuer à diriger le juge-

ment et la conduite de son maître au milieu de révo-

lutions menaçantes pour sa sûreté, de négociations

dérisoires, de bouleversements successifs et d'une

confusion sans exemple dans l'histoire. Il ne peut ni

farder ni altérer les documents qu'il sé procure; il a

trop d'intérêt à les étudier dans leur signification

rigoureuse. Toute réticence, tout correctif serait un

piège tendu à sa propre intelligence, une tromperie

faite contre soi-même. On ne peut donc avoir sur la

sincérité de ces Mémoires de garantie plus complète

qu'eux-mêmes et le but pour lequel ils ont été conçus.

1. L'édition de 1834, qui est la première, porte pour titre Mémoires

lires des papiers d'un homme d'État, publiés après la mort du prince de

Hardenberg. Berlin, 1834.

Page 526: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

On doit d'autant plus y ajouter foi, que toutes les

craintes, toutes les prévisions et toutes les espérances

de leur auteur se sont réalisées en leur temps c`

Les phalanges aguerries des vieilles monarchies oui

été vaincues par des conscrits, c'est indubitable les

grands capitaines de Frédéric et de Marie-Thérèse ont

été surpassés par des écoliers sans autres maîtres que

leur instinct belliqueux et les inspirations du champ de

bataille mais, sans les lenteurs et les divisions qui ont

désorganisé l'armée alliée, sans les intrigues secrètes

qui y ont semé la défiance et les défections qui l'ont

découragée, la France n'aurait eu ni le temps ni peut-

être la volonté de résister car les excès de la Révolu-

tion avaient ébranlé les convictions, et les fausses ou

violentes mesures prises par le Comité de salut public

auraient lassé les plus patients et révolté les plus bra-

ves. Avec la direction prolongée des Assemblées, le

découragement et le dégoût, la ruine et la défaite

étaient inévitables.

Au lieu de profiter de'la démoralisation de l'armée

française qui, depuis la défection de Dumouriez, était

sans confiance dans ses chefs et n'osait reprendre l'of-

fensive au lieu de suivre le conseil de Wurmser, qui

comprit d'abord1 l'opportunité d'une invasion combinée

de toutes les forces disponibles,. on laissa à la Révolu-

tion abattue le temps de se relever, et aux différents

corps d'armée dispersés celui de se rallier et de se con-

certer à loisir. On n'opposa qu'une sorte de cordon

i. La correspondance des comtes del/i Marck et de Mercy avec Mira-

beau, publiée postérieurement, n'affaiblit pas une seule des assertions

des Mémoires et s'accorde avec eux sur tous les points qui leur sont

commuus.

Page 527: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

T. I.

Y

33

sanitaire à la contagion. L'inertie du prince de Cobourg

devait avoir le même résultat; et peut-être avait-elle la

même cause que les temporisations du duc de Bruns-

wick. On usait le temps devant Mayence les nouvelles

recrues en profitèrent pour s'exercer, et le pouvoir

ébranlé de la Convention pour se consolider.

Tandisque

les officiers, impatients de leur inaction

et indignés de la proscription des généraux qui leur

avaient ouvert le chemin de la gloire, cherchaient

parmi leurs nouveaux chefs à qui vouer leur confiance

et leur ardeur, des intelligences suspectes s'établis-

saient entre les camps opposés; les sociétés secrètes,

n'ayant plus rien à faire du côté de la France, s'appli-

quaient à. nouer quelques relations compromettantes

entre les adeptes qu'elles avaient parmi les alliés et le

gouvernement révolutionnaire. Les cabinets n'y étaient

que trop disposés, et celui de Vienne surtout se tint

constamment au-dessous de la politique digne et désin-

téressée que lui commandait l'imminence du péril. Il se

renferma dans les formes insidieuses d'une diplomatie

surannée, toléra les rapports de ses agents avec le club

des Jacobins, auquel même plusieurs s'affilièrent; et

pendant qu'il retenait en prison les proconsuls que

Dumouriez lui avait livrés, La Fayette qui s'était livré

lui-même, Sémonville et Maret pris en flagrant délit

d'embauchage, ce cabinet négociait à Paris l'échange

de tous ces captifs contre la reine, et se promettait

do l'opposer aux princes émigrés qui prétendaient à la

régence éventuelle du royaume.

Les pourparlers étaient sans cesse interrompus,

repris et dénoncés par les aventuriers qui se succé-

daient au pouvoir, sans que l'on pût s'appuyer le soir

Page 528: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

sur des conventions signées le matin continués sur ce

pied, ils mettaient la diplomatie européenne au niveau

des clubs il n'y a rien d'étonnant à ce qu'elle enflât

l'orgueil des négociateurs révolutionnaires, dont l'igno-

rance brutale surmontait, sans discussion et sans savoir

comment, toutes les difficultés contre lesquelles elle se

heurtait à chaque pas. Dès que l'ascendant de Robes-

pierre 6t entrevoir une ombre d'autorité à peine saisis-

sable, on sonda sans pudeur ses dispositions présu-

mées et lorsque la réaction qui suivit sa chute rendit

la Convention plus abordable, on fit toutes les avances

à son nouveau Comité de salut public. Ainsi les cours

étrangères prenaient soin de déblayer elles-mêmes le

terrain devant la Révolution de sorte que le Directoire

se trouva, à son inauguration, de plain-pied avec toutes

les puissances.

N'est-il pas naturel que les misérables qui avaient

envahi le pouvoir sans le comprendre se soient enivrés

d'une fortune qu'ils ne savaient à quel dieu attribuer?

Tout surpris de survivre aux massacres dans lesquels

chacun avait tremblé de se voir envelopper par quel-

qu'un de ses complices, ils se crurent formidables parce

qu'ils étaient impunis, et devinrent insolents dès qu'ils

furent persuadés qu'on les ménageait. Gâtés par la

déférence inattendue des cours qu'ils avaient bravées

et que les triomphes de nos armes avaient humiliées,

ils se montrèrent plus exigeants à mesure qu'ils se

sentirent plus rassurés. La modération et la générosité

supposent des qualités propres au commandement, et

comme ils avaient été cruels par peur et violents par

faiblesse, ils devinrent intraitables par forfanterie. Le

traité de Bâle fut la première, mais la plus humble

Page 529: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

révélation du côté faible de la coalition; et les conven-

tionnels, voyant qu'on traitait avec eux de puissance à

puissance, en éprouvèrent assez de présomption pour

en conclure qu'ils avaient gagné les batailles dont ils

profitaient.

Mais ce paroxysme d'orgueil ne produisit qu'une

recrudescence de l'esprit révolutionnaire, et il rendit

impossible un rapprochement véritable. La guerre avait

pris un caractère d'atrocité qui faisait reculer l'Angle-

terre elle-même. On ne pouvait sans honte s'avouer

l'allié d'une nation qui insultait au droit des gens et se

mettait cyniquement au ban de l'humanité en décré-

tant la mort des prisonniers. Fox, tout en soutenant les

principes démocratiques sur lesquels pivotait l'opposi-

tion des whigs, exprimait son horreur d'un régicide

plus exécrable que celui de Charles Stuart; et Pitt

profitait de l'indignation universelle qu'il voyait éclater

contre la France pour ranimer là vieille haine du peu-

ple anglais et se mettre à la tête de la croisade euro-

péenne contre la Révolution, en grande partie son

ouvrage.

Il est vrai que sans les pressantes sollicitations de

ce même Pitt, qui avait pressenti l'invasion de la Hol-

lande en devinant le but des premières manœuvres de

Pichegru, la'seconde coalition ne se serait pas réalisée.

Mais jamais ce ministre, habile plus que moral, n'a

voulu éteindre complètement l'incendie qu'il avait

allumé en feignant de vouloir le concentrer en France

pour l'y étouffer, il n'avait d'autre but que de surprendre

la confiance des alliés et de l'exploiter en les liant par

des subsides qui les inféodassent à sa politique, et sans

lesquels ils ne pourraient plus continuer la guerre*

Page 530: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

Aussi l'Angleterre est-elle la seule puissance à laquelle

les luttes du continent aient été profitables. Tandis

qu'elle soldait de la Baltique au Bosphore tout ce qu'illui était possible de susciter d'ennemis à la France,

elle s'en autorisait pour prendre et garder tout ce quiétait à sa convenance. Elle prétextait de la dépendance

où se trouvait la Hollande des armées françaises,

pour lui voler ses flottes et ses colonies, et elle pous-

sait le roi de Naples à sa perte, afin de le tenir sous sa

tutelle et de disposer, sous son nom, des côtes de la

Sicile.

C'étaient des nantissements qu'elle exigeait pour la

sûreté de ses avances, comme le fait un usurier envers le

dissipateur qui a recours à lui dans sa détresse. Il en

abuse, sachant qu'on est d'avance résigné à toutes les

conditions qu'il lui plaira d'imposer. Les conquêtes de

la République et de l'Empire servaient en cela la poli-

tique britannique mieux que leurs défaites mêmes, car

l'effroi qu'elles entretenaient dans l'Europè rendait l'in-

tervention anglaise plus indispensable et empêchait les

cabinets de marchander sur le prix qu'elle mettait à ses

perfides secours.

Ces conquêtes finirent, à la vérité, par l'épouvanter

elle-même en effet, il surgit à la tête de nos armées

deux hommes dont elle ne put pénétrer ni traverser les

desseins, et lorsqu'elle voulut les opposer l'un à l'au-

tre elle ne réussit qu'à perdre celui .que la Révolution

avait déjà répudié comme un ennemi socret. Entre Pi-

chegru et Bonaparte, la lutte fut longue mais iné-

gale, et le premier, déjà proscrit par la révolution du

18 fructidor, devait inévitablement tomber dans les piè-

ges que lui lendit, avec plus de persévérance que de gé-

Page 531: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

nérosité, son ancien élève devenu maître de l'Europe

Le génie opiniâtre et prévoyant du jeune Corse, le

plus grand homme de guerre et le plus profond politique

des temps modernes, n'était pas entré dans les prévi-

sions du cabinet do Londres, et toute l'habileté de Pitt

aboutit à rendre plus éclatant le triomphe de Napoléon,

en le forçant à. développer toutes les ressources de la

sienne et à donner plus d'élan à son audace. Cependant

les marchands de Londres s'obstinèrent à ne pas le re-

connaître comme souverain, ce qui l'honore plus que

ne l'aurait fait une alliance avec eux le dédaigner,

c'était avouer la crainte qu'il leur inspirait et rendre

hommage au premier homme qu'ils désespérassent de

tromper ou de corrompre. Aussi se vantent-ils à tort do

l'avoir renversé. Il n'a pas trouvé d'ennemi plus fort que

sa fortune, sinon lui-même.

Nous le répétons, entre la nation révolutionnaire et

l'armée, il n'y avait et ne pouvait y avoir ni entente ni

solidarité, cela est de toute évidence. L'Angleterre et

les sociétés secrètes avaient concouru au renversement

de la monarchie l'une en encourageant, en soudoyant

tous les factieux, les intrigants et les utopistes qui four-

millaient à la cour de Louis XVI les autres en disci-

plinant tous ces révolutionnaires ot en les retenant dans

la voie du crime par l'affiliation. La création des clubs

et l'asservissement de la Convention elle-même à celui

des Jacobins sont l'œuvre à part des sociétés occultes,

l'organisation ou, si l'on veut, le complément de la Ré-

volution. Mais, à compter de la formation des comités

révolutionnaires, il n'y eut plus ni autorité dirigeante ni

i.Pichegru, officier d'artillerie comme Bonaparte, avait donné des

leçons à l'École militaire de Urienne.

Page 532: les ruines de la monarchie française 1

LES BriN'ES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

unité de plan, même pour le mal la nation ne fut plus

autre chose qu'un troupeau de bétail, conduit à l'aven-

ture par des bêles féroces qui disputaient aux bouchers

le droit de l'égorger.

L'influence anglaise disparaît, dans cette confusion

de tous les éléments sociaux qu'elle n'avait ni prévue ni

sans doute désirée; mais on la trouve au. même instant

ralliée aux puissances armées contre la France, mar-

chant à leur tête contre la Révolution, tandis que les

agents dessociétés

secrètes se glissent avec elle dans le

camp des conservateurs, mais pour y porter le décou-

ragement et la trahison.

L'armée, impassible entre les séductions de cette

propagande et les menaces de l'Europe en armes., ne

songeait pas qu'elle pût avoir d'autre mission que celle

de combattre. Elle profitait des perturbations que d'au-

tres fomentaient dans les rangs ennemis, et des fautes

que ceux-ci pouvaient commettre, sans être responsable

des unes ni des autres; et comme ces perturbations et

ces fautes furent nombreuses, la moisson fut abondante

pour l'honneur de nos armes. Le gouvernement révo-

lutionnaire était étranger à cette lutte, dont il recueil-

lait le profit, mais dont son intervention a toujours

compromis le succès n diminué les avantages.

Il faut donc renoncer à cette fantasmagorie des

quatorze cent millehommes

décrétés par la Convention;

ils n'eussent été que de la chair pour les corbeaux qui

planent sur les champs de bataille1, en admettant qu'on

pùt les organiser, les nourrir et les.faire manoeuvrer

On peut aussi douter, sans être téméraire, des prodiges

1. M. de Chateaubriand appelait, dans son langage pittoresque, les

conscrits du dernier ban de l'Empire, de la chairLà canon.

Page 533: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR la RÉVOLUTION française

attribués à la présence de ces délégués du peuple qui

parcouraientles camps et les villes, suivis de quelque

général Santerre, de quelque stentor en bonnet rouge

et parfois aussi du bourreau en personne; les uns

stupides, les autres barbares tous aussi embarras-

sants 'au conseil que dans l'action, et dont deux seule"

ment ont montré quelque intrépidité et quelque aptitude

au commandement1.

Grâce aux prestiges de l'optique et à l'illusion des

distances, les chroniqueurs de la Révolution ont donné

des proportions gigantesques à tous ces nains de la

chevalerie patriotique, à tous ces squelettes de Démo-

sthène, à tous ces tribuns de tavernes qui ont eu des

admirateurs et des émules. Mais, pour juger sainement

de leur valeur réelle, ne suffirait-il pas de regarder

autour de'nous? Qui oserait répondre que, dans cin-

quante ans, les héros de 1830, comme ceux de la Bastille

et tous les champions des émeutes mémorables 2 qui,

vus de près, nous ont paru si petits, n'auront pas aux

yeux de leurs biographes la taille des Marat, des Danton

et des Robespierre? Qui serait assez hardi, s'ils avaient

eu le temps de renfermer tous leurs censeurs dans les

cachots de la Force et de la Conciergerie, pour ne pas

voir en eux d'illustres négociateurs, des législateurs

plus sages que Solon ou Salomon, et autant de foudres

de guerre ? Les uns ont fait peur, et les autres ont été

sifflés voilà toute la différence.

Le succès est toujours assuré des admirations du

1. Ce sont les citoyens Jean Bon-Sain l-.Vndré et Merlin de Thion-

ville.

2. Les Marrast, les Ledru-Rollin, les Crémieux, les Bastide, etc., ne

sont ni les seuls ni les aînés.

Page 534: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

vulgaire, mais pour que ce culte servile prenne racine

dans l'opinion il ne faut pas qu'il laisse deviner ses

mystères. La Révolution a revêtu bien des masques

avant de se déguiser en Bellone, pour se prostituer à

un soldat. Sa première prétention fut de fonder la liberté

du monde sur le désarmement de toutes les troupes

levées par les despotes; la seconde, d'appeler tous les

citoyens à la défense de la République; puis quand elle

vit tous ces citoyens, fiers de leur uniforme et de leurs

baïonnettes, se tourner contre elle, elle les fit mitrailler

par les bandes qu'elle avait licenciées 1.

La fusion ne s'opéra donc pas naturellement et sans

réserve de part et d'autre. La Convention comprit bien

que, la guerre étant déclarée, elle ne pouvaitse soutenir

sans soldats. Mais en se retranchant derrière ceux qui

avaient déserté le drapeau royal elle n'avait qu'une

attitude craintive et soupçonneuse. Son malaise ne cessa

pas même lorsque la victoire eut consacré la fidélité de

ces déserteurs à leurs nouvelles couleurs toutes ses

inquiétudes se portèrent alors sur les capitaines qui les

commandaient. Elle se mit à dénoncer, à destituer, à

égorger ceux qui gagnaient des batailles puis, quand

elle s'aperçut qu'aucun d'eux n'avait assez d'autorité

pour que l'armée s'émut de leur disparition, elle s'ap-

pliqua à diffamer tout général qui lui faisait peur, tout

héros naissant qui attirait l'attention des hommes et

pouvait prendre quelque empire sur eux. En les

tuant, elle avait soin de s'approprier leur dépouille et

de s'attribuer le mérite de leurs succès; elle mêlait

à leurs arrêts de mort le chant de la Marseillaise ou de

1. Au 13 vendémiaire an III.

Page 535: les ruines de la monarchie française 1

DES FAUSSES IDÉES SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

nouveaux hymnes de triomphe composés par Chénier.

Voilà tout ce qu'il y eut de commun entre la Révolu-

tion etl'armée. Lorsque celle-là comprit qu'elle pouvait se

livrer impunément à la férocité de ses instincts, la soif

de destruction que ressentit tout à coup cette troupe

de procureurs et d'avocats travestis en législateurs et

en victorieux est une monstruosité morale dont aucun

fanatisme ne peut donner l'idée. Elle ne s'explique pas

par le délire d'une délivrance inespérée. C'est un

appétit de sang et de vengeance que le carnage ne peut

assouvir, une fièvre de tyrannie qu'aucune soumission

ne peut apaiser. C'est une orgie de cannibales s'éver-

tuant à tort:,rer les captifs tombés dans leurs mains

c'est quelque chose de plus sombre et de plus mystérieux

que ne serait l'hydrophobie s'emparant de toute une

meute subitement déchaînée.

Le sac d'une cité livrée aux fureurs d'une soldatesque

ivre de sang et de vin est une des calamités que le

fléau de la guerre inflige quelquefois à l'humanité; mais

les Barbares mêmes font des prisonniers; les nations

civilisées avaient depuis longtemps flétri ces abus de la

victoire et subordonné le droit de la guerre au droit

des gens. La Révolution seule a donné le signal de co

retour vers la barbarie; mais elle n'a jamais pu y fa-

çonner l'armée, et dans la Vendée même, elle a été

désobéie. Elle n'y a été représentée dignement que par

Carrier.

Si la générosité naturelle aux braves, si la douceur

des vieilles mœurs, devenue proverbiale, n'ont pas tou-

j ours honoré les armes françaises, laRévolutionseuleapu

altérer le caractère national, et elle seule est responsable

des violences qui l'ont dénaturé. Les hontes et les mal-

Page 536: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

heurs qu'elle a attirés sur le pays sont exclusivement son

ouvrage. C'est elle qui, en énervant la nation par la

terreur, en la divisant par ses doctrines, lui a rendu

nécessaire le cruel remède de l'usurpation militaire.

C'est elle qui, en soulevant l'indignation des peuples

par ses provocations, et la conscience humaine par ses

excès, a préparé tous les bouleversements qui agitent

le monde, toutes les révolutions qui troublent encore

l'Europe et l'Amérique et qui ont compromis la nationa-

lité même de la France.

La conquête subie en 1815, bien que longtemps sus-

pendue par les chances alternatives de vingt ans de

guerre, n'en est pas moins la conséquence logique et le

dénouement inévitable de la Révolution de 1789. Les

résultats de tant de campagnes mémorables prouvent

trop bien que la science des généraux les plus illustres

et les exploits les plus héroïques de leurs bataillons ont

été stériles pour le pays. Il suffit d'ouvrir les yeux pour

se convaincre qu'il est moins puissant, moins libre et

moins prospère que sous le sceptre de ses rois. Un fait

néanmoins n'est pas aussi généralement admis, c'est

que la Convention, sauvée de ses propres fureurs par la

constance et l'intrépidité de ses défenseurs, eut pour

eux plus d'aversion, plus de répulsion instinctive que

pour la coalition même au sein de laquelle elle pres-

sentait qu'elle avait des protecteurs et des complices.

La Révolution, enfin, comprit que l'armée était, dès le

premier jour de son entrée en campagne, sa plus redou-

table ennemie, et que là était, latente, la force desti-

née à la dompter.l

Page 537: les ruines de la monarchie française 1

`CHAPITRE III

DU CONSULAT ET DE l'eMPIRB

La soumission aveugle des nations à l'avénement

des hommes providentiels destinés à dompter ou à re-

nouveler leur siècle est la manifestation visible d'une

force immuable et prépondérante dont la fonction mys-

térieuse est de réagir contre les déviations des sociétés

humaines, qu'une commotion entraîne au delà de leur

orbite ou qu'une erreur fait sortir des lois de leur na-

ture. La fatuité philosophique peut sourire avec dédain

à l'évocation des causes surnaturelles, mais elle est im-

puissante à donner la raison de tout .événement qui

sort des voies ordinaires et de l'enchaînement logique

des faits. Cependant, ce qu'il y a de plus perceptible à

l'intelligence, c'est que le monde moral est soumis à des

règles analogues à celles du monde physique. Or les

mathématiques ont la solution de l'équilibre de l'uni-

vers et de la plupart des problèmes que soulève le phé-

nomène de sa pondération.

Ces envoyés de Dieu, il est vrai, ne remplissent pas

toujours leur mission instruments libres et faillibles

d'une œuvre surhumaine, ils y apportent naturellement

les imperfections de l'humanité. Mais leur mandat n'en

Page 538: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

est pas moins empreint du sceau de l'éternel Organisa-

teur, et l'on doit s'en prendre à eux seuls de l'obstacle

qui les détourne de leur but ou les arrête en chemin.

Bonaparte s'était voué au service de la Révolution,

et les premiers actes de sa vie témoignent qu'il la lui

consacra avec toute l'ardeur de son âge et sans arrière-

pensée. C'est elle qui l'a inspiré, adopté, grandi et glo-

rifié et ce bras, armé par elle et pour sa cause, était

destiné à triompher d'elle. Pendant douze ans, il l'a tenue

courbée sous son sceptre, assouplie à toutes ses fantai-

sies, flétrie par ses honneurs, flagellée de ses mépris.

Elle s'est redressée dans son humiliatiôn à l'heure seu-

lement où celui qui l'avait enchaînée à son char eut

cessé d'en tenir les rênes, et peut-être ne lui a-t-elle

survécu que parce qu'il a employé, dans l'intérêt d'une

ambition égoïste, la force qui lui avait été donnée pour

l'étouffer.

Dût cette conviction faire sourire les esprits forts,

affligés d'une invincible crédulité dans l'infaillibilité

des doctrines révolutionnaires, rien ne nous paraît plus

propre à en démontrer le néant, et à constater la vio-

lence1 faite aux mœurs et aux affections de la France,

que la facilité avec laquelle le premier général qui se sai-

sit du pouvoir plia toutes ces volontés républicaines et

fit des courtisans ou des mendiants des plus fiers athlètes

de la tribune et des plus incorruptibles philosophes qui

aient jamais travaillé à la régénération de l'espèce hu-

maine.

Napoléon les trouva souples et empressés à le servir:

il dut croire leurs principes aussi peu à craindre qu'eux;

il put compter que cette même flexibilité les façonne-

rait à son usage; comme si l'erreur n'était pas toujours

Page 539: les ruines de la monarchie française 1

DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE

au service des passions comme si la haine comprimée

de l'esclave n'était pas plus vivace que celle qui se

dilate en toute liberté Placé entre la république dont il

s'était fait un marchepied, et la monarchie héréditaire

dont il évoquait l'ombre encore menaçante, le grand

homme ne put prendre une attitude assez droite et assez

haute pour ne pas chercher à s'appuyer sur son point

de départ et à dégager son élan de toute inquiétude et

de toute comparaison.

La grandeur de ses vues se trouva donc souvent en

désaccord avec les exigences de sa personnalité. Il cher-

chait, il attirait à lui par l'impulsion naturelle de son

jugement supérieur les gens de bien et de mérite; mais

ses habitudes, ses engagements antérieurs et peut-être

ses inclinations le ramenaient à son insu vers les hom-

mes de la Révolution. Il y avait un perpétuel combat

entre sa raison et ses souvenirs, sa politique et ses affec-

tions. S'il ne remplit sa sainte mission qu'à demi, c'est

qu'il crut pouvoir séparer les choses des personnes et

suffire à l'avenir comme au présent.

§ 1er. GLOIRE ET GÉNIE DE BONAPARTE

Au paroxysme révolutionnaire aurait indubitable-

ment succédé une atonie funeste à l'indépendance du

pays, sans l'esprit militaire entretenu par les succès des

armées de Hollande et d'Allemagne et porté jusqu'àl'enthousiasme par ceux de l'armée d'Italie. Bonaparte

en avait obtenu le commandement pour prix du service

qu'il venait de rendre à la Convention. Pour se faire

applaudir des Parisiens, encore meurtris de la mitraille

de vendémiaire, ce n'était pas assez de vaincre ilcom-

Page 540: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

prit qu'il fallait encore éblouir l'opinion publique, éton-

ner les masses et dramatiser les champs de bataille. S'il

n'avaitété qu'un habile général, rivalheureux de Dumou-

riez,' de Pichegru et de Moreau, il n'aurait pas subjugué

l'imagination des Français, plus portés vers le romanes-

que et le théâtral que sensibles à la véritable grandeur.

Mais il servit à souhait le goût de ces modernes Athé-

niens ses bulletins poétisèrent tous les mouvements de

son armée; un parfum d'héroïsme antique réjouissait la

mémoire des vainqueurs de Marathon et de Pharsale,

et, les faits répondant à l'ampleur trop pompeuse peut-

être du langage, la nation la plus railleuse mais la plus

impressionnable du monde moderne se prit d'une admi-

ration naïve pour le style aussi bien que pour les hauts

faits du grand homme qui s'annonçait comme une appa-

rition des anciens jours.Nos contemporains peuvent comme nous se le rap-

peler les esprits étaient prédisposés à subir cette mys-

térieuse influence avant même que le nouveau général

de l'armée d'Italie eût franchi les barrières de Paris.

On en était encore à disputer sur la portion d'autorité

qui lui serait dévolue, et déjà des récits pleins d'enflure

proclamaient son habileté sans égale et pronostiquaient

les merveilles qui allaient se révéler. Les divers partis

qui divisaient les républiques d'Italie avaient tous en

France des délégués; ceux-ci s'empressèrent autour

du nouveau général ils lui offrirent le secours de leurs

conseils et de leurs bras ils se portèrent garants de ses

victoires. Il semblait leur avoir été désigné par quel-

que puissance occulte, et les initiés paraissaient le re-

connaître en l'abordant. Il y eut dans sa renommée

quelque chose de prématuré et de fantastique, comme

Page 541: les ruines de la monarchie française 1

DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE

dans ses batailles et dans son élévation quelque chose

de prestigieux et d'inattendu. “

Ce n'est pas du moins un mérite vulgaire que d'avoir

surpassé l'attente d'un public déjà blasé sur les vicissi-

tudes de la Révolution et las de la tyrannie sans gloire

du Directoire exécutif. Nul, avant Bonaparte, n.' avait eu

cet art de préoccuper l'opinion pour la dominer, et

d'exalter l'ardeur du soldat pour s'en faire obéir. Lors-

qu'il prit le commandement de cette armée humiliée de

ses derniers revers, découragée et dénuée de tout, il

releva son audace en lui montrant l'abondance dont

jouissait l'ennemi et en flattant son honorable misère

par tout ce que l'orgueil démocratique inspire déplus

aveuglément audacieux « Vous manquez de pain,

de vêtements' et de munitions l'ennemi en regorge

allons les lui prendre » Et, sans laisser à ses soldats

le temps de réfléchir sur leur détresse, il les précipita

sur quelques détachements isolés qui se reposaient dans

la supériorité de leurs armes. Il les aguerrit par des

surprises habilement ménagées, les vêtit et les sustenta

par des réquisitions sagement réparties et après avoir

fatigué et dispersé les corps de l'armée autrichienne par

la rapidité et la hardiesse calculée de ses mouvements

il tomba sur chacun d'eux avec toutes ses forces et les

défit tous les uns après les autres. Il acheva, par l'idée

qu'il inspira de son génie entreprenant, d'attirer à lui

toutes les populations italiennes, dès longtemps hostiles

à l'Autriche, et de confondre, avec leur assistance, tous

1. Il fit revêtir d'uniformes neufs deux soldats qui étaient venus se

plaindre du mauvais état de leurs habits; puis, à leur sortie, les Ht

railler et traiter de conscrits par leurs camarades, fiers de leurs bail-

lons.

Page 542: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

les plans que lui opposa la tactique surannée des géné-

raux allemands.

En reportant, avec une fierté modeste, l'honneur de

ses triomphes à la République qui lui avait confié sa

défense, et à l'armée dont il était le premier soldat, il

s'attacha, tous les braves qui avaient combattu sous ses

ordres et fit taire toutes les rivalités. Quand on lui pro-

posa de reconnaître le gouvernement avec lequel au-

cune grande puissance n'avait encore contracté d'al-

liance, il répondit avec hauteur que la République

française était semblable au soleil et n'avait pas besoin

du consentement des rois pour éclairer le monde.

Cette brillante campagne fut couronnée par une paix

plus glorieuse encore, et, après les traités de Campo-

Formio et de Léoben, le jeune Corse, le front ceint de

la triple auréole de négociateur habile, de profond po-

litique et dè victorieux, se trouva, comme un demi-

dieu des temps héroïques, en dehors de toutes lesre-

nommées contemporaines.

Des intrigues ténébreuses et l'active coopération

des sociétés secrètes jettent bien quelques nuages sur

cette gloire rayonnante. Plus d'une exaction, plus d'une

cruauté, plus d'une trahison en ont terni la pureté.

Mais l'éblouissement a rendu ces taches imperceptibles

aux yeux du monde; et lorsqu'on vit le vainqueur,

grandi par ses traités, se montrer encore supérieur à

lui-même dans l'administration des provinces conquises,

il n'y eut plus de bornes à l'admiration. Il sut en

effet s'approprier les immenses ressources de ces pro-

vinces sans les fouler, et y gagner l'estime et l'affection

du peuple en lui octroyant le bienfait inappréciable

de l'ordre et de la justice sous la garantie d'une auto-

Page 543: les ruines de la monarchie française 1

DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE

y v y a

T. I. 3ir

rité vigilante. Il fut donc, pour l'Italie, un roi plus

qu'un conquérant, ce qui ne lui fit oublier ni les droits

de la guerre ni ceux de la France. Il s'attacha le soldat

par ses libéralités et acheta son indépendance en se

passant des subsides de la métropole, qu'il enrichit de

ses trophées.

Il eût pu dès lors prétendre, sans témérité, à pren-

dre part au gouvernement de la République française;

mais soit que ce partage du pouvoir ne satisfît pas sa

juste ambition, soit qu'il ne jugeât ni les circonstances

assez décisives ni son expérience assez mûre, il affecta

une modération et un désintéressement dignes de lui;

et, pour ne pas donner trop d'ombrage au Directoire,

il se montra impatient d'affronter de nouveaux hasards.

Les dépositaires mal assurés du pouvoir, inquiétés

par sa présence, s'empressèrent d'accéder à tous ses

projets, et, en le chargeant lui-même des préparatifs

de l'expédition d'Égypte, mirent à sa disposition toutes

les ressources de la marine et des finances.

Il ne quitta donc le premier théâtre de sa gloire que

pour en chercher un autre, plus solennel encore, aux

rivages du Nil. Les profondes impressions que la rapi-

dité de ses conquêtes en Italie avait laissées derrière

lui furent entretenues avec soin par les récits chaleu-

reux de ses expéditions lointaines sur cette terre clas-

sique et lorsque l'ineptie des directeurs de la Républi-

que eut compromis l'honneur et le salut de la France,

tous les regards se tournèrent vers le vainqueur des

Pyramides. Son oeil observateur était toujours fixé sur

Paris, et ses correspondants le tenaient exactement

informé de la marche des faits et des tendances de l'o-

pinion. Lorsqu'il apprit que les intrigues diplomatiques

Page 544: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

do Sieyès et la mort du général Joubert étaient le pré-

lude d'une crise inévitable et prochaine, il venait de le-

verle siège de Saint-Jean d'Acre; unearmée formidable

de musulmans, soutenue et dirigée par l'Angleterre, se

disposant à profiter de cet échec, il ne pouvait s'éloi-

gner de ses soldats sans les exposer au découragement

et au danger d'une défaite imminente.

Mais, pour saisir une occasion qui mettait à sa merci

les conspirateurs désappointés par la déception de tous

leurs calculs, il n'y avait pas un instant à perdre il le

sentit et se hâta de déférer le commandement au général

le plus digne de lui succéder, pour revenir en France.

Le vaisseau auquel il confia sa fortune, non moins pro-

tégé par les dieux que-celui qui porta César, traversa

des mers sillonnées par les flottes ennemies, sans être

aperçu. Embarqué clandestinement, il toucha la côte en

homme déjà assuré du succès, et violant, aux acclama-

tions do la foule, les règlements sanitaires, il arriva à

Paris presque aussitôt que la nouvelle de son débarque-

ment.

Personne no se méprit sur les vues ultérieures du

jeune ambitieux, et loin de s'en offenser l'opinion pu-

blique l'y encouragea par ses applaudissements autant

que par ses vœux. Le pays tout entier aspirait à se voir

délivrer des mesquines ambitions qui le fatiguaient de-

puis dix ans son élévation fut à peine contestée par

quelques députés, dont l'expulsion fut un sujet de risée

pour le peuple, indifférent à la chute burlesque d'une

constitution déjà vingt fois violée par ceux qui l'avaient

faite et par ceux qu'on avait préposés à sa garde.

Le 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799) commence

une ère nouvelle dans l'histoire de la Révolution. Bo-

Page 545: les ruines de la monarchie française 1

DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE

naparte y domine seul il impose silence à tous les

partis et peut en exiger impunément tous les sacrifices.

Il n'éprouve pas plus de résistance de la part des démo-

crates désabusés que des royalistes, dont il ravive les

regrets et recule les espérances. Il se place entre tous,

au-dessus de tous, profite de toutes les fautes, fixe tou-

tes les incertitudes, rassure tous les intérêts et prend

dès le premier jour, sur ses égaux, sur ses supérieurs de

la veille et sur la multitude, un ascendant que per-

sonne ne songe à lui disputer. Doué au suprême degré

de l'esprit d'autorité et de l'instinct du pouvoir, il em-

brasse d'un coup d'oeil tous les détails de l'administra-

tion et réorganise comme par enchantement l'armée, la

marine et les finances. Le discrédit du papier, l'avi-

lissement de la propriété et la suppression des contri-

butions indirectes avaient réduit à moins de deux cents

millions les perceptions régulières des finances épui-

sées par l'impéritie et les concussions mais, sans dai-

gner consulter les économistes, il rétablit tout le méca-

nisme des impôts, et dès la première année de son

consulat il porta à six cents millions les revenus de

l'État, il tripla les ressources du Trésor et assura tous les

services.

Il chercha avec sollicitude les notabilités propres

aux emplois éminents, et renvoya au travail les prolé-

taires salariés pour l'émeute. Prudent et même insi-

dieux dans ses actes, mais inébranlable dans ses résolu-

tions, il puisa dans la constance de son âme une force

et une volonté qui ont paru fléchir quelquefois dans la

crise de l'exécution, mais qui n'ont jamais failli dans les

méditations du cabinet. Ainsi, à sa voix impérieuse,

tout rentra dans l'ordre, comme si l'on n'eût attendu

Page 546: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

qu'un signal pour abjurer les erreurs de la liberté, qu'un

chef pour marcher contre la République abandonnée de

ses plus ardents zélateurs. Tout se recomposa sur les

données du passé et chacun prit confiance dans ce dé-

menti de ses professions de foi, naguère encore si fer-

ventes.

Mais l'expérience avait désabusé bien des dupes, et

les plus fanatiques sectaires désespéraient d'en faire de

nouvelles. Jamais, en effet, ou n'avait mieux senti le

néant des institutions spéculatives que sous le Direc-

toire. Parmi ceux que la Révolution avait fascinés ou

séduits, les vieillards, fatigués de tant d'efforts impuis-

sants contre la nature des choses, se rejetaient avec dé-

lices dans les habitudes qu'ils avaient contractées en en-

trant dans la via. Les hommes faits, dont l'ambition

s'était égarée, se précipitèrent avec ardeur dans la

voie large qu'ouvrait à leurs espérances tout un gou-

vernement à renouveler; et les jeunes gens, plus étour-

dis qu'enivrés des mœurs républicaines, répondirent

avec empressement aux avances que leur faisait le dis-

pensateur des honneurs et de la gloire. Il n'y eut pas

j usqu'aux femmes qui ne se sentissent plus de goùt pour

la valeur chevaleresque, qu'on n'avait pu leur en inspi-

rer pour la rusticité spartiate ou romaine. La nation en--

fin se façonna au joug, non pas avec résignation, mais

avec joie, tant elle rougissait de sa dégradation et se

montrait impatiente d'abjurer hautement les doctrines

et les lois qu'on avait prétendu lui imposer en dépit de

ses mœurs.

Pour compléter cette contre-révolution miraculeuse,

une victoire mémorable vint laver la honte des dernières

campagnes et révéler à l'Europe qu'il ne manquait aux

Page 547: les ruines de la monarchie française 1

DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE

légions françaises qu'un chef inspiré de Dieu pour ac-

complir leur mission providentielle, faire passer sous le

joug tous les rois du continent et promener le fléau

révolutionnaire parmi toutes les nations qui l'avaient

assisté de leur concours ou appelé de leurs vœux.

Tant de splendeur après les turpitudes du règne du

Directoire, tant de sécurité après de si longues alarmes,

tant de subordination après tant d'anarchie, eurent

bientôt effacé les derniers vestiges de la République.

C'était à qui, des démocrates les plus austères en appa-

rence, briguerait avec le plus d'obséquiosité les faveurs

du premier consul. Abjurant leurs vertus factices et

leur patriotisme sauvage, ils se ruèrent tous dans la ser-

vitude, comme ils s'étaient rués dans la licence, appe-

lant à haute voix le despotisme du sabre, l'invoquant

comme le garant de leur impunité, s'y réfugiant comme

dans leur unique port de salut. Ils s'en firent les instru-

ments les plus maniables, les courtisans les plus sou-

ples, les agents les plus actifs, et s'imposèrent avec la

même obsession, la même ténacité et la même intolé-

rance qu'ils avaient montrées pour imposer leurs consti-

tutions éphémères et le joug de leur propre tyrannie.

Le monarque se révéla dès l'abord sous le nom de

premier consul, assignant à ses deux acolytes un rôle su-

balterne et même nul; encore commença-t-il par se dé-

barrasser du seul compétiteur qui eût pu, à l'occasion,

se prévaloir de son importance, en le flétrissant par une

récompense vénale qu'il lui infligea de sa propre auto-

rité. Sieyès reçut une dotation nationale, pour prix de ses

services et de l'intronisation du premier consul. Il subit

ce don de joyeux avènement sans en xougir, et en a joui

jusqu'à sa mort, résigné aux fonctions obscures de sé-

Page 548: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

nateur avec un supplément de salaire1, tandis que Bo-

naparte affectait de ne prendre pour collègues que des

subordonnés dont l'ambition se bornât à l'honneur de

le servir et de tendre la main à ses largesses. n en fut

prodigue envers eux; mais il exigea une obéissance

passive; et c'est une justice à rendre à l'archichancelier

et à l'architrésorier de l'Empire, qu'ils n'ont jamais

porté leur ambition au delà du rôle de comparses que

leur avait d'abord assigné leur titre de second et de

troisième consul. Les caricatures du temps ont énergi-

quement exprimé la fonction de chacun des membres

de ce triumvirat, dont un seul jouissait des prérogatives

de la virilité.

Il n'hésita pas à faire jouir la France de l'expérience

qu'il avait acquise dans l'organisation des pays conquis;

c'est-à-dire qu'il la gouverna militairement et sans la

consulter. Il lui laissa l'utile garantie du contrôle parle-

mentaire, dont il eut la prudence d'écarter les avocats

en fermant la tribune, et laprépara, par un régime sé-

vère mais réparateur, à reprendre le cours de ses triom-

phes. Couronné par la victoire, il comprit qu'il ne pou-

vait régner que par la guerre, et il n'eut aucune peine

à y façonner la génération nouvelle, ni à y-assortir ses

institutions. Mais ce qui fit paraître légers les sacrifices

imposés au pays, c'est que l'ordre intérieur, inconnu

tant qu'avait duré la Révolution, ne fut plus troublé sous

son sceptre, et que la France, glorieuse au dehors, resta

toujours calme et soumise au dedans.

Jamais Bonaparte, 'dans les rêves les plus fantasti-

ques de cette ambition instinctive qui l'agita, dit-on,

1. Aux 36,000 francs de traitement du sénateur, s'ajoutait, pour

quelques-uns, le revenu d'une sénatorerie. ·

Page 549: les ruines de la monarchie française 1

DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE

dès l'enfance, n'avait pu se promettre tant de facilité

dans l'accomplissement de ses souhaits, ni une soumis-

sion si empressée, ni surtout tant de bassesse dans un

parti qu'il avait connu si arrogant, si exclusif et si im-

placable envers lui-même, lui, l'ami de Robespierre

et de Marat' lui le serviteur de cette oligarchie révolu-

tionnaire qui l'avait réduit à se présenter en suppliant

devant elle pour obtenir l'honneur de la servir encore,

et qui ne lui avait rendu son épée qu'en l'humiliant par

sa clémence et dans l'espoir d'en faire un instrument

docile de ses cruautés 2 lui, l'humble pensionnaire des

rois de France, et, si l'on en croit le confident de son

jeune âge, l'ennemi intime de cette France dont le jougpesait sur la Corse qui l'avait vu naître 3 quelle dut être

sa surprise de se voir devenu l'idole de cette nation,

le protecteur de cesjacobins qui avaient dédaigneusement

amnistié sa noblesse, le souverain de cette patrie qui avait

absorbé la sienne, et l'arbitre absolu entre l'ancienne

et la nouvelle France, entre la France et l'Europe

Si l'enivrement d'un juste orgueil n'altéra pas la

liberté de son jugement, combien dut-il prendre en pitié

toute cette race frivole prosternée à ses pieds De quel

mépris surtout dut-il être pénétré pour ces réformateurs

1. Les rapports du lieutenant d'artillerie avec Robespierre jeune, re-

présentant aux armées et l'arbitre de son avancement, ou avec Marat

qui l'accueillit dans sa disgrâce et le recommanda à Fréron, n'ont rien

de compromettant.

2. Destitué comme noble, il a été réduit il une extrême détresse. Il

n'a jamais payé son loyer de l'hôtel des Victoires, qu'à la vérité son

hôte, Grégoire, n'a pas osé réclamer à l'empereur. Sa mémoire a été

moins ingrate envers Talma. Il a circulé une lettre signée Bruttts Bo-

naparte, dans laquelle il se serait vanté d'avoir commandé les mitrail-

lades de Toulon; mais son historien P.-F.-H. démontre que cette lettre

est supposée.

3. Mémoires de Bourie)ine.

Page 550: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

idéologues qui n'avaient ni le courage d'avouer leurs

erreurs, ni le remords de leurs crimes, ni le mérite de

la persévérance

Ce fut une grande et salutaire leçon que de mettre

à nu l'impuissance et l'hypocrisie de tous ces fauteurs

de révolutions, apôtres de la liberté et de la raison

humaines, toujours prêts à faire abjuration pour de

l'argent. N'eût-il fait que révéler au monde le néant

des théories philosophiques et le danger d'un régime

parlementaire, Bonaparte auraitbien mérité de laFrance

et de l'humanité. Il n'eut besoin que de souffler sur les

constitutions élaborées à grand effort de génie par trois

assemblées de rhéteurs, pour les anéantir. Les siennes,

moins abstraites, admettent du moins que la Gaule n'est

pas un pays nouvellement découvert; qu'elle avait des

intérêts, des croyances et des usages avec lesquels on

pouvait essayer de transiger, mais qu'on ne détruirait

que par l'extermination des races entières qui y étaient

identifiées; quB l'idée de parquer un peuple comme

une ménagerie, ou de le manipuler comme de l'argile,

sous prétexte de le perfectionner, est une inspiration

d'insensé, lorsque ce peuple est une nation, qu'il a

connu des lois, un gouvernement régulier, et vécu dans

des rapports de sociabilité avec lui-même et avec les

autres; que la question enfin n'est pas d'inventer une

méthode plus ou moins savante de le constituer, mais

de bien savoir sous quelle forme extérieure le pouvoir

régulateur se manifestera pour que les lois de la justicene soient pas enfreintes impunément. C'est ce qu'igno-

rent les esprits vulgaires, trop souvent préposés à la

direction des États, mais ce que la volonté inflexible

d'un soldat leur apprit en se jouant de leurs illusions et

Page 551: les ruines de la monarchie française 1

DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE

de ses devoirs de simple citoyen. Tel est, selon nous,

le premier titre deBonaparte

à l'estime de la postérité.

Il est plus réel et moins périssable que la gloire des

armes. L'histoire devrait placer au rang des demi-dieux

les princes qui ont délivré les nations du fléau de la dé-

mocratie. Que sont les douze travaux d'Hercule auprès

d'un si grand service? Sans l'autorité qui féconde le génie

humain et protège la liberté du faible, les peuples, plus

rebelles aux lois de l'esprit que les animaux à celles de

l'instinct, ne seraient jamais sortis de la barbarie.

§ H. CONCOURS FATAL DE LA RÉVOLUTION A L'AVENEMENT

DE L'EMPIRE. PREMIÈRE CAUSE DE SA RUINE.

Deux écueils également redoutables faisaient ob-

stacle, dès te principe, à l'accomplissement de la haute

haute mission que le courage de Bonaparte s'était

attribuée ses engagements antérieurs avec la Révo-

lution, dont la servilité même était une amorce à son

ambition et un piège tendu sous chacun de ses pas et

les séductions du champ de bataille, source de sa gloire

et de sa puissance. Pouvait-il les éviter, lorsqu'ils s'of-

fraient à lui comme deux auxiliaires de ses desseins et

des véhicules toujours prêts à faciliter son élévation?

S'il exista jamais une intelligence humaine assez clair-

voyante pour tout pressentir et assez vigoureuse pour

se jouer des plus grandes diHIcultés, ce fut assurément

celle de Napoléon Bonaparte.

Mais si les qualités et les défauts de cet homme ex-

traordinaire dominèrent pendant plusieurs années tous

les partis qui divisaient la France, la politique de tous

les cabinets de l'Europe et l'opinion du monde entier,

Page 552: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

il faut bien reconnaitre qu'il eut lui-même à subir des

circonstances qu'il ne sut ni prévoir ni maîtriser.

L'adresse avec laquelle il s'était dirigé entre les factions

qui tour à tour se défiaient ou se prévalaient de son

appui la patience qu'il avait mise à épier, à saisir le

moment opportun pour se faire investir du pouvoir, le

proroger, l'affermir et se l'identifier enfin lorsqu'il

ceignit son front du diadème le talent prodigieux qu'il

déploya dans son organisation intérieure, en établissant

une hiérarchie irrésistible, et dans ses entreprises com-

binées au dehors avec autant de hardiessè que de

rapidité tout ce prodigieux tissu de trames adroites et

d'audacieuses conceptions, de calculs savants et d'in-

trigues obscures, de complications dénouées par la vic-

toire et de fils déliés ou mêlés par la diplomatie fut

brisé de ses propres mains, ou plutôt se rompit de lui-

même sous la pression d'un pouvoir qui n'eut plus de

point d'appui quand il ne trouva plus de résistance.

IL fallait sans doute une tête puissante et une rare

perspicacité pour mener de front tant de négociations

et de guerres, une volonté énergique et un calme inal-

térable pour marcher sans s'égarer à travers ce labyrin-

the de ruses diplomatiques, de factions irritables et de

cupidités toujours altérées. Mais cet excès même de cal-

culs et de précautions suppose de graves embarras ou

des périls imminents. C'est plutôt le signe d'une politi-

que fourvoyée que d'une puissance solidement assise

sur sa base. Était-ce dans Bonaparte l'œuvre d'un esprit

lucide et réfléchi, ou, comme on le suppose légèrement,

le fruit des méditations d'une jeunesse ambitieuse? Ces

jeux de prince, que Machiavel conseille à ses disciples,

n'ont droit d'af&iger et d'étonner l'observateur dési.ité-

Page 553: les ruines de la monarchie française 1

DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE

ressé que parce qu'ils ont gâté un règne exceptionnel,

dont les commencements portaient l'empreinte d'une

.ardeur juvénile pour l'idéal de la civilisation.

Les deux premières années du Consulat furent rem-

plies, en effet, comme un long règne, par les bienfaits

d'une administration réparatrice et féconde, par la

réconciliation ou l'assujettissement des partis les, plus

indisciplinables, par les émanations d'une justice sans

faiblesse et par une sécurité dont dix années de trouble

et de désespoir faisaient d'autant plus apprécier et ché-

rir le retour.

Aussi les mécontents qu'avait multipliés la Révolu-

tion, les royalistes et les honnêtes gens, les émigrés

cachés ou fugitifs, les châtelains et les propriétaires

traqués ou proscrits, respirèrent-ils plus librement. Jus-

qu'alors isolés ou suspects, ils rentrèrent dans la vie

sociale, tout surpris de retrouver encore des parents et

des amis. Rassurés par une tolérance inusitée, attirés

par des promesses, des témoignages de bienveillance

et une sorte de courtoisie inespérée, ils s'apprivoisèrent

avec le général de la République et ne tardèrent pas à

s'attacher à sa fortune, en acceptant ses faveurs.

Le clergé fut le premier à leur en donner l'exemple.

Bonaparte satisfit spontanément aux vœux longtemps

comprimés de la population catholique, rouvrit et dota

les églises et sollicita du pape un concordat qui fit cesser

le schisme créé par la Constitution civile du clergé. Il

professait tout haut son admiration pour la Vendée, et

l'on assure que cette constance, cette abnégation des

paysans du Bocage et des Manges combattant pour leur

religion et mourant pour la glorifier, sont ce qui le

décida au rétablissement du culte, pensant, avec raison,

Page 554: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

que ceux-là seuls sont redoutables qui ont des convic-

tions sincères, et que les dévots de la. Révolution, qui

s'étaient voués à tant de faux dieux, seraient toujours

prêts à néchir les genoux devant les autels profanés par

eux -mêmes, pour peu qu'il leur en revînt quelque profit.

Cette réparation solennelle des sacriléges de la Con-

vention alarma cependant les parvenus de la Révolution

qui s'en étaient ostensiblement rendus complices; les

notables de laRépublique, frottés de philosophie voltai-

rienne, crurent leur dignité compromise en se voyant

démentir par un homme qu'ils croyaient un de leurs

disciples, et les esprits forts de l'Institut s'en tinrent

pour offensés comme d'un défi jeté à leur incrédulité.

Une députation de ces nouveaux patriciens, savants et

sénateurs, dont le général. Bonaparte avait reconnu la

compétence, fut chargée de lui porter les humbles

remontrances de ses collègues et du premier corps de

l'État. Il répondit naturellement qu'il n'avait fait que

déférer au vceu de la majorité des Français. « Mais,

répliqua l'orateur chargé de porter la parole, si la majo*

rité vous demandait le rétablissement des Bourbons?. »

La colère soudaine du maître, révolté de cette inju-

rieuse supposition, ne permit pas au malencontreux

courtisan d'achever sa phrase. Volney se confondit en

excuses et perdit connaissance La leçon le corrigea

pour jamais, lui et ses amis, de toute velléité de blâme

et d'opposition.

L'émotion de Bonaparte irrité leur fit, il est vrai,

1. Nous avons vu ie sénateur Volney sortant de cette entrevue, à la

suite de laquelle il fut porté, éperdu, dans sa voiture, par les gens du

château. Il ne se <:onso!a jamais d'avoir encouru la disgrâce de Bona-

parte qui, cependant, ne garda pas rancune à l'auteur du Voyage es

~yp<e.

Page 555: les ruines de la monarchie française 1

DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE

pressentir le fond de sa pensée; ils y entrevirent une

sorte d'assurance mutuelle contre les légitimités héré-

ditaires. Il fut convenu dès lors que la restauration reli-

gieuse n'étant qu'un acte politique, on s'en rapporterait

aveuglément sur tout le reste au génie supérieur qui

prenait sur lui de faire absoudre par le pape les délits

révolutionnaires. Les philosophes, devançant les cham-

bellans et les préfets du palais, envoyèrent leurs gens

à la messe, et les gentilshommes accueillis aux Tuile-

ries furent traités par les républicains, sinon comme des

frères, au moins comme des égaux. Ce qui dérogeait,

comme ce qui s'élevait, passait sous le même niveau.

Dans cette scène presque burlesque se révèle, en

effet, le fort et le faible de la politique du grand homme.

Il ne lui échappait rien de ce qui pouvait affermir ou

sanctifier son autorité. Seulement, lorsque sa person-

nalité y était impliquée, il oubliait les lois de la logique.

Ce désaccord entre ses vastes conceptions et l'intérêt

plus étroit mais plus impérieux de sa situation person-

nelle a souvent été l'écueil de sa noble ambition. Cette

contradiction le porta plus d'une fois à persécuter des

hommes qu'il estimait assez pour désespérer de les

séduire, et à entreprendre des guerres impolitiques ou

ruineuses, injustes ou sans utilité

La plus malheureuse inspiration de Bonaparte ne

fut pas de vouloir perpétuer un pouvoir dont seul il

1. La guerre d'Espagne est le commencement d'une décadence qui

n'a pas eu de point d'arrêt. Hommes et revenus, tout y était à sa merci.

Mais après le guet-àpens de Bayonne, tout a'arma contre lui, et. il y

engloutit quatre armées.

La guerre de Prusse a pour cause le refus de se prêter à une trahi-

son. Les Prussiens ont été de toute la coalition les ennemis les plus inso-

lents envers la France.

Page 556: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

avait l'entente et le secret, au milieu des inextricables

perturbations que la Révolution française avait suscitées

à l'Europe <:efut d'avoir appelé cette Révolution même

à son aide, pour consacrer ou plutôt pour polluer son

intronisation. Qu'il se fit consul à vie, dictateur, auto-

crate, le nom ne fait rien à la chose, et avec un peu

de patience et d'à-propos, qualités dont il était émi-

nemment doué, il ne lui était pas plus difficile de mon-

ter sur le trônequ'il

ne le lui avait été de se nommer

premier consul et de se faire proroger pour dix ans.

Pourquoi donc eut-il la mauvaise pensée de s'appuyer

sur l'abdication de la dynastie absente? En quoi cette

lâcheté eût-elle changé sa situation et légitimé son avé-

nement ? et comment un esprit aussi élevé a-t-il pu se

laisser persuader que la fange révolutionnaire lui tien-

drait lieu de l'huile sainte qui figurait au sacre de nos

rois ?

Soit par impatience de revêtir les insignes de sa sou-

veraineté réelle, soit par dépit de .la déception qu'il

avait volontairement affrontée, il se tourna vers un

allié plus souple, auquel il promit du sang pour prix de

son concours. La Révolution se ranima donc encore

une fois, non pour exhumer sa république ensevelie,

mais pour construire un trône au guerrier qui consen-

tait à le tenir d'elle. L'occasion était belle de faire rati-

fier, du fond de son abjection, les doctrines de 1789,

les confiscations et les usurpations qu'elle n'avait pu

faire accepterà laconscience publique aux jours de son

triomphe.

1. La noble réponse des princes &la proposition qui leur fut insinuée

et le dépit que Napoléon en éprouva précipitèrent ses résolutions et

l'égarërent en l'irritant.

Page 557: les ruines de la monarchie française 1

DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE

Une prétention si exorbitante, annoncée sans détour,

dut réveitler toutes les défiances à peines assoupies.

Avant de changer aussi radicalement le principe démo-

cratique dans lequel la Révolution avait circonscrit le

pouvoir dirigeant, toutes les opinions se crurent le

droit d'être consultées, et chacune, avec plus ou moins

de modération, de force ou de sincérité, exposa sa cause

et produisit ses titres. Mais aux partis vaincus toute

liberté de discussion est à tout jamais interdite soit par

les gouvernements despotiques, soit par la souverai-

neté populaire; à plus forte raison par un pouvoir mili-

taire sourd par devoir à tout ce qui n'a pas été noté dans

sa consigne.

Il y avait encore quelques vétérans de 1793; ils pro-

testèrent énergiquement au nom des droits de l'homme,

et le poignard à la main la déportation et les supplices

leur imposèrent silence.

Les royalistes, avertis d'un projet qui ruinait leurs

espérances et qui pouvait amener une commotion vio-

lente, se mirent en mesure d'intervenir, dans l'éven-

tualité d'une chance favorable. Mais ce parti, le plus

inoral, le plus national et peut-être le plus nombreux,

était aussi le moins compacte, le plus faible et le plus

impopulaire. Composé d'éléments incompatibles, il n'a

jamais eu le bonheur d'avoir à sa tête ni un homme d'in-

telligence supérieure ni un prince d'un sens droit et

d'un caractère ferme, deux qualités indispensables pour

dominer les événements et les esprits et qui s'aident et

se rectifient l'une par l'autre.

Aux yeux des révolutionnaires, ce parti ne repré-

sente que quelques seigneurs ruinés et quelques cour-

tisans surannés, encore entichés de leurs priviléges et

Page 558: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

incapables de transiger sur leurs prérogatives féodales.

Ce type est une pure fiction; nous l'avons vainement

cherché dans les rangs de cette noblesse d'élite que le

sentiment du devoir et de l'honneur attache au drapeau

sans intérêt et sans illusion. Si des yeux prévenus ont

prétendu en reconnaître l'empreinte fort effacée et plus

ou moins problématique, ce n'a jamais été que dans

quelques esprits étroits, aveuglés par l'ignorance et la

fatuité, tels qu'il s'en rencontre beaucoup plus parmi

les nouveaux nobles que parmi les anciens. Mais tout

chimérique qu'il soit, ce type n'en est pas moins gravé

profondément dans toutes les cervelles bourgeoises, et

elles le reproduisent à l'envi pour servir d'épouvantail

aux bonnes gens qui seraient tentés de déserter les

principes de 1789.`

Le parti royaliste ou légitimiste ne s'est jamaisrévélé que par deux sortes de gens, étrangers les uns

et les autres aux intérêts et aux abus de l'ancien ré-

gime les hommes d'action et les agents nombreux qui,

plus ou moins accrédités, prennent sur eux de propa-

ger leur principe ou s'entremettent pour diriger, pour

servir ou conseiller les princes. La première catégorie se

compose des gens de cœur et de dévouement noblesse

et peuple au même titre qui ont versé leur sang dans

la Vendée, à Lyon, sous le drapeau de Condé ou sur

les échafauds. Les généraux qui ont, comme Pichegru,

sacrifié leur fortune militaire pour une cause qui avait

leur conviction et leur sympathie, ont droit d'y Sgurer

au premier rang, et l'on doit y comprendre tous ceux

qui, dans les troubles civils ou dans les Assemblées, iso-

lément ou collectivement, ont payé de leur personne et

confessé leur croyance avec courage.

Page 559: les ruines de la monarchie française 1

Dt;COXSUI.rËTDEL'RMPIRE

T. I. 35

Quant aux comités dirigeants et aux officieux qu'un

zèle souvent indiscret et quelquefois intéressé a signa-

lés dans toutes les conspirations et dans toutes les

intrigues, ils n'ont jamais été que des auxiliaires com-

promettants, quand ils n'ont pas été des obstacles

Leur activité n'a pas avancé d'un jour la restauration

du trône et si elle ne l'a pas retardée, elle lui a créé

des embarras et des entraves qui sans aucun doute ont

contribué à sa perte. Le comte de Provence~ ne fut

heureusement inspiré ni dans la .conception de ces

missions 'dispendieuses qui colportaient dans tout le

royaume des avis inopportuns et defausses espérances,

ni dans le choix de ses confidents, depuis, Fauche-

Borel jusqu'à Royer-Collard.

Toutes ces agitations qui bourdonnaient et se croi-

saient en 1804 autour du gouvernement auraient rendu

impossible une combinaison sérieuse et une entente

efficace entre les adversaires du premier consul. L'at-

tentat dirigé contre sa personne dans la rue Saint-

Nicaise, et qui fut d'abord attribué aux révolutionnaires,

avait été le crime isolé de quelques fanatiques désa-

voués par leur parti. Bonaparte rendait cette

justice aux royalistes de les croire Incapables de pro-

céder par l'assassinat, et il repoussa les premières as-

sertions de son ministre de la police, par la seule raison

que des armes aussi déloyales n'étaient pas à l'usage

de ce parti.

Cependant la confusion qu'il savait régner dans ses

1. L'histoire de la Vendée contient de curieux doonnpnts sur l'in-

convénient; de ces comités et de ces interventions officieuses et officieUcs

souvent nuisibles ou suspectes, et toujours inutiles.

2. C'est le titre que portait Loms XViM avant sa rentrée en France.

Page 560: les ruines de la monarchie française 1

LES RUNES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

rangs et peut-être aussi le ressentiment de ce qui

venait d'être tenté contre sa vie lui suggérèrent la pen-

sée de faire servir les légitimistes au succès de son

propre dessein, en les accusant de conspirer eux-mêmes

contre le peuple et contre lui. Il pouvait compter, dans

ce cas, sur l'active coopération des révolutionnaires,

pourvu qu'il leur donnât-un gage de l'indissolubilité de

son alliance avec eux. Ce scrupule n'était pas de nature e

à l'arrêter il n'hésita pas un moment il comprit que

mêler le nom d'un prince émigré à la découverte d'un

vaste complot, c'était donner beaucoup plus de force

aux accusations qui seraient formulées contre les autres

défenseurs de la dynastie. Cette considération décida

de la destinée du duc d'Enghien, et la violation d'un

territoire neutre ne fit pas obstacle à un crime

encore aggravé d'un attentat contre le droit des gens.

La présence à Paris de plusieurs Vendéens accourus

de Londres à la nouvelle assez répandue d'un change-

ment prochain de gouvernement touchait fort peu Napo-

léon. Une autre inquiétude le préoccupait, c'était l'oppo-

sition ouverte de deux généraux, Moreau et Pichegru;

ces illustres adversaires conservaient encore beaucoup

de partisans dans l'armée, et il les regardait comme le

plus grand obstacle à la réalisation de ses desseins, en

raison de la considération qui s'attachait à leur nom

et du rôle important qui pouvait leur échoir dans une

révolte sérieuse, soit sur le Rhin, soit dans les départe-

ments de l'Ouest. Les, faveurs prodiguées aux vain-

queurs de l'Italie avaient excité la jalousie des armées

du Nord, dont les dispositions pouvaient aisément de-

venir hostiles au premier consul. Il avait donc besoin

d'un prétexte plausible pour s'attribuer un pouvoir dis-

Page 561: les ruines de la monarchie française 1

DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE

créHonnaire et se défaire, du mémo coup, de ses deux

antagonistes les plus redoutables. Son génie plein de

ressource et d'audace ne recula pas devant cette entre-

prise hasardeuse.

Il y a toujours eu des velléités de conspiration parmi

les partis vaincus et les opprimés de l'intérieur n'ont

jamais cessé d'entretenir des intelligences avec les

proscrits, que leur bannissement ou leurs anciens ser-

vices dans la Vendée signalaient comme des libérateurs.

Ces dispositions notoires et les rapports occultes de

tant de mécontents rendaient facile à la police consu-

laire la saisiede quelques correspondances suspectes, et

l'invention ou même la suggestion de quelque tenta-

tive qu'elle se réservait de surveiller et de révéler au

besoin, après lui avoir donné une certaine apparence de

réalité. Le complot imputé à Pichegru, à Georges Ca-

doudal et à Moreau n'a jamais été prouvé. Mais les

rapports de ces généraux entre eux et les agitations

suscitées par le bruit universel du prochain avénement

de l'Empire aidèrent à les compromettre en les pous-

saut à se rapprocher dans l'intérêt éventuel d'une cause

commune. Afin de donner plus de gravité à ces pré-

somptions, on résolut d'attirer sur le continent ou

quelque prince émigré ou quelque familier connu de la

cour d'Hartwoll. On détermina donc MM. de Polignac

et de Rivière à passer le détroit à la suite de Pichegru

et de Georges CadoudaP. On les avait suivis pas à pas

et toutes leurs démarches étaient épiées. Cesdeuxnoms,

connus pour appartenir à la cour du prétendant, don-

naient donc à tout complot réel ou prétendu, dans

1. JtfjM:OH'e~ de MéMe de Latouche, Fun de ces agents.

Page 562: les ruines de la monarchie française 1

LES RDIKES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

lequel ils seraient impliqués, une signification que per-

sonne ne pourrait contester. On les tenait en réserve

pour cette éventualité.

D'un autre côté, le premier consul n'était pas demeuré

étranger au rapprochement qui venait de se faire entre

Moreau et Pichegru. Il avait interrogé lui-même le capi-

taine de navire qui avait amené ce dernier, avait voulu

connaître les détails et le but de cette réconciliation, et

laissé entrevoir qu'il l'approuvait et ne serait pas éloigné

lui-même de se concerter avec eux pour donner enfin un

gouvernement définitif à la France. La mort du général

et celle du capitaine Wright ont prévenu d'étranges ré-

vélations. Elles auraient donné un tout autre caractère

au procès.

A la vérité, la fermentation de tous les partis alar-

més et la réunion instantanée de tous les hommes de ré-

solution sur lesquels chacun fondait des espérances con-

stituaient un danger réel pour l'autorité. Quelle que fùt

sa vigilance et son activité, la crise inévitable d'un chan-

gement politique attendu pouvait amener des chances

imprévues. Toutefois il y avait loin, des tentatives par-

tielles qui pouvaient éclater sur plusieurs points à la fois,

à l'attaque combinée que Bonaparte lui-même avait di-

rigée, le 18 brumaire, contre le Directoire. Mais vint

un moment où les manœuvres qu'il avait fallu préparer

pour impliquer dans une même conspiration tous ceux

dont on avait lieu de se défier ne pouvaient plus s'a-

journer sans compromettre le succès d'une intrigue si

compliquée. Le premier consul, instruit par sa propre

expérience, jugeEt qu'il ne fallait pas laisser à l'opinion

publique le temps de se reconnaître, et, cédant lui-même

aux inspirations toujours cruelles de la peur, il eut re-

Page 563: les ruines de la monarchie française 1

DUCOKSULATHTML'EMrtRE

cours à des précautions extrêmes, appela à son aide tous

les sanglants souvenirs de la révolution, augmenta

l'effervescence des esprits et sut adroitement profiter de

la stupeur générale pour se réfugier sur le trône, comme

dans le seul asile capable de le mettre à couvert contre

les poignards qui menaçaient sa vie.

Toute cette affaire fut conduite avec une rare habileté

et couronnée d'un plein succès. Mais elle portait avec

elle son châtiment, et le premier consul se trouva lié

plus qu'il ne l'aurait voulu par le pacte qu'il venait de

contracter avec la Révolution. Elle monta avec lui sur le

trône impérial, souillé du sang d'un prince généreux.

Quelque effort qu'il fît dans la suite pour rompre cette

alliance impure, il ne retrouva plus sous l'Empire les

nobles inspirations du Consulat. Il ne songea même pas

à consacrer son avénement par un grand acte de clé-

mence, que la fortune semblait lui avoir ménagé pour

dernière faveur. Entre le complot présumé de ceux qui

voulaient renverser l'ceuvre de la Révolution et l'atten-

tat consommé de celui qui renversait la.République, il

était difficile de faire une subtile distinction et d'incri-

miner dans les uns ce qui eût été un droit pour l'autre;

car les premiers n'avaient pas reçu de mandat qui les

obligeât à respecter la Constitution consulaire, et l'accu-

sation ne pouvait pas même leur reprocher un com-

mencement d'exécution, puisque tout s'était passé en

conciliabules entre des hommes que l'on supposait ani-

més des mêmes sentiments; tandis que le délit du second

était flagrant et avoué, en dérision de ses propres enga-

gements.

On ne pouvait donc se prévaloir que du droit du

plus fort; mais il n'est pas dans les mœurs des siècles

Page 564: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

civilisés d'accorder au vainqueur le droit d'exterminer

les prisonniers de guerre; et l'on n'avait pas même,

dans l'espèce, l'excuse de la nécessite, puisque les

vaincus étaient sous la main de la justice du pays et

qu'on était allé saisir sur un territoire neutre un ennemi

inoffensif pour l'immoler, sans se donner seulement la

peine de le confronter avec ses prétendus complices.

Rien ne pouvait donc entraver ni aveugler, nous ne

disons pas la justice de Bonaparte, mais sa froide poli-

tique. Or il est évident que le parti le plus humain était

aussi le plus habile. Le même Bonaparte mieux que per-

sonne était fait pour comprendre qu'il pouvait se don-

ner le mérite clé la générosité, en triomphant de ses ad-

versaires plus sûrement et plus complètement que par

une odieuse vengeance. On aurait en général cru à la

réalité de l'offense si elle eût été remise par le pardon,

et cette magnanimité avait le double avantage de donner

de la vraisemblance au complot et d'enchaîner à jamaisla volonté de ceux envers lesquels il aurait usé pour la

première fois du droit de faire grâce. S'il s'en est abstenu,

c'est pour céder de préférence aux inspirations d'un

ressentiment personnel, ou aux exigences de ses nou-

veaux afndés. Aucun d'eux, en effet, ne s'intéressait assez

à l'honneur de son maître pour lui faire entendre ce que

sa renommée et son autorité même auraient gagné à le

montrer aussi grand que le premier des Césars, auquel

il pouvait, à plus d'un titre, se comparer avec un ~usto

orgueil. Mais la Révolution voulait du sang et elle ne

s'engageait qu'à ce prix. Les Talleyrand et les Fouché

aspiraient à so rendre nécessaires et se promettaient de

trafiquer du bandeau impérial comme ils avaient fait du

bonnet rouge. Ils savaient que tout leurcrédit tenait

à

Page 565: les ruines de la monarchie française 1

DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE

ce que le gouvernement continuât de s'appuyer sur la

Révolution.

Le premier consul crut au contraire plus utile à ses

intérêts de la ménager et de s'en servir comme d'un

épouvantail contre les légitimistes, aveclesquels il venait

de rompre et dont il persistait à se dé&er, quoiqu'il les

eût frappés dans leurs chefs et dans leurs plus chères

espérances. Il se contenta de changer les formes, d'effacer

les traces trop visibles et de supprimer le calendrier ré-

volutionnaire il ne voulut pas voir qu'en employant les

hommes qui l'avaient servie il en maintenait par là

même toutes les traditions.

Napoléon ne se livra cependant qu'à demi à ces

pérnicieuses influences. Il sentait, au fond de l'âme, que

l'essor de son génie aspirait à une sphère plus pure et

plus haute, et que, s'il avait fallu pour lui inspirer la

pensée de s'élever jusqu'au trône une série d'événe-

ments en dehors de la prévoyance humaine, il n'y avait

pourtant pas été porté par la Révolution, mais contre

elle, par le pays. Elle lui en avait bien aplani le chemin

en lui confiant ses armées mais elle l'eût sacrifié comme

tant d'autres généraux si elle eût soupçonné son ambi-

tion, plutôt que d'y prêter les mains. Il ne pouvait se

faire illusion sur les titres qui lui avaient mérité sa

confiance. Si la Convention l'avait choisi pour la dé-

fendre contre les sections de Paris, c'est qu'il lui avait

été signalé par les proconsuls envoyés par elle à Lyon et

à Toulon, où ses conseils avaient dissipé la profonde

ignorance de tous ces représentants du peuple entourés

d'officiers sans expérience et à peine dégrossis pour ar-

river des derniers rangs de l'armée au commandement.

Sa jeunesse écartait toute idée de défiance ou d'envie,

Page 566: les ruines de la monarchie française 1

LES nmKS DE LA MOXARCHUj FRANÇAISE

et la fortune l'avait conduit par la main du grade de

lieutenant à celui de général, à travers des médiocrités

qui lui faisaient moins concurrence que contraste, et

des circonstances qui semblaient combinées pour mettre

ses talents en relief. Aj juger des débuts de cette brillante

carrière, d'après la portée incontestable de son esprit, il

dut avoir peu d'estime pour ceux qui ont signé ses pre-

miers états de services, peu de jalousie de ses compé-

titeurs, mais beaucoup de mépris pour ses semblables.

Quant à la convoitise du pouvoir suprême, il dut

l'éprouver dès que sa conquête de l'Italie l'eut mis à

même d'éprouver ses forces et de mesurer la distance

qui lui restait à franchir. Mais, n'y eût-il pas été invin-

cihlement poussé par son génie, il y aurait été encou-

ragé par l'impélitie ou l'indignité de ceux qui exerçaient

le pouvoir, et déterminé par l'opportunité de circon-

stances depuis longtemps prévues. L'usurpation mili-

taire, en effet, avait été prédite dès 1790 parBurke, par

Morris, par MaHet-Dupan, par de Maistre et par tous

les hommes d'Etat ou de génie qui observaient la mar-

che de la Révolution. Elle était attendue depuis dix ans

par le pressentiment des masses qui, à chaque bataille,

s'enquéraient d'i nom et des projets du général victo-

rieux. Elle avait été tentée par La Fayette, par Dumou-

riez et par Pichegru provoquée en secret par Danton

et Barras; invoquée par toute la France au 13 vendé-

miaire et au 18 fructidor. Tout le monde était donc pré-

paré a la transition de tant de gouvernements éphémè-

res à un pouvoir~ictatorial.

Il pouvait tomber en des mains moins fermes et

moins dignes, et certes il y a lieu d'hésiter à qualiner

d'usurpateur celui qui eut le courage de rétablir le prin-

Page 567: les ruines de la monarchie française 1

DU CO~SCLAT ET DE L'hMPIRR

cipe d'autorité dans un moment où nul autre n'aurait

eu la force d'arracher la France à l'anarchie, pas même,

et moins qu'un autre peut-être, un prince légitime.

L'histoire ne contestera pas à Napoléon ce mérite insi-

gne d'avoir sauvé la société d'une ruine imminente et

fait rentrer le monde dans les voies déblayées de la civi-

lisation. Mais elle lui tiendrait plus de compte d'avoir

enchaîné la Révolution, si la Révolution ne lui avait pas

survécu. Lui-même a duréplun que sa toute-puissance;

tous les monuments de sa gloire l'ont devancé dans la

tombe; pas une de ses conquêtes n'a~pronté àla France,

pas une de ses créations n'est arrivée à la maturité.

Les causes qui avaient rendu l'existence de la Révo-

lution impossible n'ont pas été étrangères à la chute de

l'Empire ni l'excès ni l'abus de la puissance n'ont ja-mais rien fondé. Mais si l'empereur s'est livré avec tant

d'emportement à sa passion pour la guerre, c'est qu'il

avait rendu le règne de la paix incompatible avec l'es-

prit révolutionnaire, auquel il s'était imprudemment

identifié à son avénement. C'est ce souvenir qui l'obsé-

dait, sinon comme un remords, au moins comme une

humiliation il a précipité ce grand homme, appelé à

de si hautes destinées, dans les entreprises gigantesques

qui l'ont perdu contre la Prusse, sans tenir compte des

vrais intérêts de la France; contre l'Espagne, au mépris

du droit des gens; contre le pape qui l'avait sacré, in-

conséquence inexplicable dans un homme doué d'un

esprit si logique et si pénétrant; contre la Russie enfin,

en dépit des traités

1. Comment qualifieront ceux qui regardent aujourd'hui le czar

comme l'oppresseur de l'Europe, la proposition que lui fit Napoléon de

se la partager par moitié?

Page 568: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

On conçoit ainsi pourquoi, en opérant la contre-ré-

volution la plus complète que pût souhaiter le plus grand

ennemi de ]a République, Bonaparte ne perdit rien de

sa popularité. La propagande continuait sous ses aus-

pices les vieux trônes s'écroulaient, et l'Église romaine

n'avait plus de pape à Rome. On espérait bien, d'ail-

leurs, qu'une vie si remplie serait courte et que la Ré-

volution hériterait de toutes les ruines dont elle jon-

chait sa route. Si les révolutionnaires avaient eu à subir

la loi de Dumouriez ou de Pichegru, ils n'auraient pas

eu la même résignation, parce qu'ils n'en auraient pas

obtenu les mêmes gages d'impunité et de fortune. Leur

abnégation n'était donc pas un calcul sans justesse et

sans profondeur. La Révolution, après l'Empire, a re-

pris sa tâche, comme s'il ne s'était rien passé dans l'in-

tervalle qui dût la mettre hors de cause. Elle s'est

remise à faire des chartes et à lutter contre les lois,

contre la propriété, contre tous les vrais principes sur

lesquels repose l'édifice social.

Ainsi tant de batailles gagnées, de trônes renversés

et de couronnes conquises n'auront servi qu'à dissémi-

ner les éléments de révolte, à remplacer partout les in-

stitutions religieuses et morales par le droit de la force,

à avilir enfin tous les pouvoirs tutélaires en ne les ap-

puyant que sur des notabilités suspectes. En s'incarnant

à Napoléon qui l'a réchauffée sous son manteau impé-

rial, la Révolution, comme le serpent de la fable, lui

aura inoculé le venin dont il devait mourir. Si sa re-

nommée sonore mais stérile a passé comme une trombe,

emportant dans son tourbillon toute la splendeur et

toute la fécondité du sol de la patrie, c'est que ce sol

avait été déaud~ et infecté par la Révolution. De cet

Page 569: les ruines de la monarchie française 1

DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE

infatigable conquérant, de cet habile législateur, de ce

profond politique, il ne devait rien rester, parce que la

Révolution marchait dans son ombre.

Ainsi cet autre Alexandre n'aura pas laissé une pro-

vince à partager à ses lieutenants; cet autre César n'aura

fait que dévoiler ce que les républiques renferment

d'abjection, sans donner de lendemain à sa dynastie; il

fut pourtant doué comme eux de génie et d'audace, de

prévoyance et de libéralité. Moins héroïque que le pre-

mier, moins généreux que le second, il les surpassa tous

les deux en un point, c'est que non-seulement il parvint

de plus loin à l'empire, mais qu'il tira l'autorité elle-

même du néant et sut la relever avec les débris et les

éléments disparates d'une noblesse proscrite, d'une sol-

datesque inculte, d'une aristocratie sans aïeuxet d'une

cour cupide, vulgaire et décriée.

g lit. – L'ESPRIT DE CONQUÊTE – SECONDE CAUSEDE SA MJ!NE.

On ne peut contester à Napoléon le mérite d'avoir

rendu à la France des institutions salutaires et de l'avoir

gouvernée avec gloire. Mais la sagesse de son adminis-

tration avait principalement pour but de multiplier ses

ressources pour la guerre et d'exalter l'esprit aventureux

et querelleur de la race gauloise. Jamais, dans un laps

de temps aussi court, il n'a été livré autant de combats

et immolé autant d'hommes. On ne peut considérer

que comme une trêve la paix précaire dont on fit l'essai

sous le Consulat. Les conférences d'Amiens furent une

L Il C'est toujours le peuple conquérant qni est le premier asservi.

(MOKTESQUMU.)

Page 570: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCIIIE FRANÇAISE

simple joute diplomatique dans laquelle les cabinets fai-

saient parade de modération, sans espoir de se tromper

mutuellement. Depuis la bataille de Marengo, l'équilibre

européen était détruit, et personne ne voulait sincère-

ment du statu ~MO.

La guerre fut toujours envisagée par l'empereur

comme la solution des difficultés de son règne. Soit

qu'il fut possédé de la passion des conquêtes, soit qu'à

ses yeux, après une perturbation générale comme celle

dont la Révolution avait affligé l'Europe, il fallût

donner aux esprits inquiets une direction violente et

aux ambitions surexcitées un stimulant qui les détour-

nât de sa route ou les attachât à sa fortune, il est cer-

tain qu'il subordonna toutes ses conceptions à cette

pensée prédominante, source de sa grandeur et de sa

chute. Il s'y était rendu si redoutable qu'il dut natu-

rellement la regarder comme le gage de la soumission

de la France et l'appât nécessaire des braves qu'illus-

,iraitson drapeau.

Les mêmes dissentiments entre les puissances de

l'Europe qui firent les succès inespérés du Comité de

salut public favorisèrent aussi ceux de Bonaparte, mais

avec cette différence qu'il les suscita lui-mème, entre-

tint secrètement les défiances entre les cabinets, et

trouva au sein de chacun d'eux quelque membre des

sociétés secrètes dont il paya les trahisons.

Ses conquête~ furent rapides, ses victoires brillantes

et ses traités productifs. Les tributs des nations servi-

rent à lever de nouvelles légions qui leur en imposèrent

de plus lourds chaque année. ïl dota libéralement ses

lieutenants, ses ministres et sa famille, Plus prodigue

que le fils de Philippe, il eut des trônes pour ses frères,

Page 571: les ruines de la monarchie française 1

DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE

pour ses sœurs, pour ses amis et pour ses alliés. Il créa

tant et de telles existences militaires que, les dépouilles

du continent n'y pouvant plus sufnre, il traita la France

même en pays conquis et distribua à ses favoris des

dotations sur le territoire national, soit en domaines

provenant de connseations, soit en actions sur les

canaux, soit en rentes sur l'État.

C'est ainsi qu'excitant toutes les cupidités, rassasiant

toutes les ambitions, il put pendant dix ans, aux accla-

mations des Français, promener dans toutes les capi-

tales du continent son étendard glorieux et sanglant,

ses armées sans cesse décimées et renouvelées, mais

rendues invincibles par le sentiment de leur force et

leur confiance sans borne dans le génie de leur général.

Mais c~est aussi ce qui rendait impossible la durée

de sa gigantesque puissance. S'il n'a pu'y suffire lors-

qu'il était encore dans toute la virilité de sa vaste intel-

ligence, que fût-elle devenue lorsque l'appui de son

bras lui aurait manqué? Ce sont les lieutenants

d'Alexandre que Dieu chargea de liquider sa succes-

Sion.

Pour résister aux séductions d'une fortune si prodi-

gue, il faudrait être plus qu'un homme, et les plus puis-

santes organisations sont aussi les plus impressionna-

bles. L'ambition est, après tout, une faiblessse humaine,

rien de plus, et ce qu'il y a de durable en ce monde est

ce que la mort surprend encore debout, car les passions

anticipent sur elle et font la moitié de sa tâche.

Napoléon n'était pas plus grand que sa gloire. A

mesure que les succès enivraient son orgueil, sa con-

fiance dans son étoile reculait les bornes de sa prudence.

La prospérité l'aveugla et les difficultés l'irritèrent,

Page 572: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

comme un autre mortel. Il s'oublia au point de manquer

à sa dignité personnelle et d'abuser de son rang pour

insulter impunément à ses ennemis. Au mépris des

convenances les plus usuelles, il prit à partie tous les

individus qui recevaient des puissances armées contre

lui mission de traverser ses projets ou de démasquer sa

politique. fl attaqua, dans ses gazettes, les ministres

d'Autriche et de Prusse avec une auimosité de mauvais

goût, et s'emporta puérilement contre les agents de

l'Angleterre qui intriguaient contre lui sur le continent.

Il dut rougir de ses procédés injurieux envers la reine

de Prusse, lorsqu'une guerre impolitique, mais con-

duite avec un art et une vigueur sans exemple, eut

livré à sa merci le sort de cette héroïne et de la maison

de Brandebourg.

Sa colère ne s'en tint pas toujours à cette petite

guerre de plume et de propos provoquants, si étrange do

la part d'un monarque tout-puissant. Lorsque le mani-

feste rédigé par M. Gentz fut réimprimé à Nuremberg,

il fit saisir et fusiller, contre le droit des gens, le libraire

Palmer, dont tout le crime était d'avoir publié cette

énergique protestation à la suite d'un autre écrit du

même auteur où les mensonges et les forfanteries de la

diplomatie impériale étaient dénoncés avec trop de

véb/ -ence pour être pardonnés. Mais le libraire do

Nuremberg n'en était pas l'auteur'.

Cette cruauté était sans excuse, et la colère de

Napoléon révéla en lui une susceptibilité dont on se

promit de tirer parti pour l'irriter encore et le porter

à quelque violence qui le rendît odieux aux populations

1. Cet écrit de M. Gentz, intitulé De l'esprit ~M ~M~, contenait des

personnalités et des anecdotes diffamatoires.

Page 573: les ruines de la monarchie française 1

DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE

déjà foulées, mais fascinées par lui. La presse anglaise

ne manqua pas de rappeler à cette occasion tous les

meurtres imputés à son ambition impitoyable le géné-

ral Pichegru et le capitaine Wright égorgés dans leur

prison; le duc d'Enghien, dont l'enlèvement seul sur un

sol ami était un crime; Frotté tué par l'escorte qu'il*

suivait sur la foi d'un traité et tant d'autres immola-

tions accomplies dans l'ombre ou revêtues d'une léga-

lité dérisoire. Mais ces attentats pouvaient être rejetés

sur le danger d'une criseimminente

ou la crainte d'une

puissante rivalité, tandis que la mort de Palmer, qui ne

relevait pas des lois françaises, était une vengeance gra-

tuite et qui n'avait pas même le prétexte de l'utilité.

Cette affaire obscure, mais exploitée avec habileté, eut

le même retentissement qu'aurait pu avoir une victoire

sur la F''ance et contribua, autant que la guerre d'Es-

pagne, à faire de l'empereur, aux yeux de la multitude,

un tyran incapable de modération, g'âté par la fortune,

esclave de ses caprices,insatiable et sans foi dans son

ambition

Ces diffamations pouvaient opérer à l'extérieur une

réaction dans les esprits et y préparer peut-être des élé-

ments de résistance. Mais elles ne pénétraient pas en

France ou n'y faisaient aucune sensation. L'empereur

n'y trouvait que de l'admiration pour ses victoires et du

respect pour son autorité. Toutefois cette préoccupation

exclusive du métier de la guerre altérait sensiblement

les mœurs du pays et exaltait d'une manière inquiétante

i. On assure que c'est aux fils de Palmer qu'il faudrait attribuer la

chute de Berthier, prince de Neuchâtei, précipité de lit fenêtre d'une mai-

son en construction, d'o~ il regardait dcnter leur régiment, en 181S il

tomba en effet, poussé par une main demeurée inconnue.

Page 574: les ruines de la monarchie française 1

LES RU~ES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

l'ambition des dernières classes de la société. Un go)i-

vernement militaire a bien le double avantage de se

faire obéir sans hésitation et de plaire'en outre à une

nation naturellement belliqueuse; mais il n'est pas civi-

lisateur, à moins qu'il ne descende sur un peuple bar-bare pour le dégrossir et le polir sur son propre modèle.

Lorsqu'il part d'un État légal pour arriver à le dominer,

il commence nécessairement par l'asservir et le cor-

rompre car les libertés civiles ne peuvent se concilier

avec la discipline, et comme il faut que l'une de ces

deux incompatibilités cède à l'autre, ce sont les libertés

qui s'assouplissent. L'autorité militaire est jalouse et

exclusive; elle attire bientôt à elle toutes les. préroga-

tives et, par suite, toutes les ambitions. Mais cette con-

currence, à son tour, devient mortelle à l'esprit d'abné-

gation et de dévouement, la première vertu du soldat.

Quand la richesse et la considération ne se mois-

sonnent que dan~ les camps, tout le monde y court, et

la loterie des champs de bataille est le point de mire de

toutes les cupidités. Nous avons vu souvent, sous l'Em-

pire, le mérite s'abdiquer en face de l'avancement, et

la bravoure calculer rigoureusement les intérêts de sa

mise. Veut-on savoir pourquoi, au milieu de tant d'ex-

ploits collectifs qui honorent les numéros de nos régi-

ments, il y a si peu de ces dévouements oublieux d'eux-

mêmes et de ces habitudes chevaleresques qui répandent

tant d'intérêt dans les récits de l'antiquité et de nos

vieilles chroniques? C'est que leur émulation du grade

passe avant celle du devoir. C'étaitsurtout

dans les

campagnes malheureuses qu'on reconnaissait les enfants

de la France ils prenaient grand soin de glorifier leur

défaite en s'enveloppant de leur drapeau pour mourir,

Page 575: les ruines de la monarchie française 1

DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE

ou, en recevant une balle dans la poitrine, pour indi-

quer à ceux qui les suivaient la direction des batteries

ennemies.

Les volontaires de 1792 pris, en grande partie, dans

la bourgeoisie des villes, animés d'une certaine exalta-

tion philosophique et la mémoire ornée des poésies de

Voltaire, conservaient encore quelque trace du caractère

français. Ils n'avaient pas la sérénité du chevalier croi-

sant sur son sein le signe de sa foi et l'écharpe de sa

fiancée, lorsqu'ils affrontaient la mort; mais ils mon-

traient le même entrain et le même mépris du danger.

Nés la plupart sous le même ciel et nourris du même

lait, ils portèrent sous les armes un sentiment d'abnéga-

tion et de fraternité digne des temps héroïques. Cette

dernière empreinte s'effaça bientôt dans les fatigues

d'une guerre sans relâche, et sous des chefs ignorants

choisis dans les chambrées. Il n'en resta plus de vestige

dans les prétoriens de la vieille ou de la jeune garde.

L'obéissance passive et la soif de l'avancement y étei-

gnirent l'esprit de famille et jusqu'à l'esprit de corps.

On changeait avec la même indiNérence d'uniforme et

de régiment. Toute la jeunesse, mise en coupe réglée,

se prit d'une sorte de fanatisme guerrier qui ne ressem-

blait en rien à l'exaltation du patriotisme. L'art de par-

venir se réduisait pour elle à sa plus simple expression.

Plus il tombait de rivaux dans une campagne, plus il

y avait de successions ouvertes; un champ de bataille

n'était qu'un champ de moisson, et l'on aurait volon-

tiers rendu grâce à la foudre qui éclaircissait les rangs.

L'égoïsme, pour la première fois, ressembla à de l'en-

thousiasme.

Il faut avoir vécu dans les camps pour se faire une

Page 576: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

idée des intrigues et des sollicitations qui obsédaient

le quartier général après une affaire, et combien de

servilité s'alliait à tant de vaillance. Une police sans

vergogne corrompait les meilleurs régiments. On s'y

observait et l'on s'y détestait, comme des moines forcés

de vivre dans un même couvent. L'espionnage et la

délation avaient leur récompense comme les faits

d'armes. Les murmures perçaient bien quelquefois l'en-

ceinte derrière laquelle l'état-major rédigeait ses bulle-

tins, mais le canon redressait du même coup la plainte

et l'injustice. Cette solution était si prompte qu'on

n'avait pas toujours le temps d'articuler ses griefs. Le

concurrent déçu ne tardait que peu de jours à recueillir

la succession de son heureux rival ou à le débarrasser

d'un compétiteur incommode. Nous avons vu accorder

à un seul régiment plus de grades et de cordons que le

glaive n'y avait laissé d'individus aptes à les recevoir.

Dans cette loterie, plus d'un lot est échu à qui n'avait

pas encore réalisé son enjeu.

Ces chances inattendues tournaient les meilleures

têtes, et chacun avait en perspective le bâton de maré-

chal d'empire, l'administration d'une province ou tout

au moins le commandement d'un régiment. Tant de

fortunes improvisées autorisaient ces' espérances

qu'elles descendaient dans les chaumières les plus

humbles. Toutes les mères rêvaient des décorations,

des arcs de triomphe et des ttunes pour le fils qu'elles

ne devaient jam&is~ revoir et dont elles ne pourraient

pas même avoir l'extrait mortuaire. Le grand dispensa-

teur de ces illusions avait remplacé la Providence dans

l'esprit du peuple.

Sans cet enivrement, les distinctions arbitraires, les

Page 577: les ruines de la monarchie française 1

DU CONSULAT ET M L'EMPIRE

bulletins mensongers et les nombreuses irrégularités,

autrefois tributaires de la malignité publique si atten-

tive à enregistrer les moindres distractions du pouvoir,

seraient-ils passés inaperçus? Les actes capricieux et

tyranniques dont le despotisme impérial était prodigue

bravaient la censure publique, qui semblait avoir abdi-

qué. Quand Napoléon, emporté par un sentiment de

dépit inqualifiable, jeta dans les bagnes les nobles

débris de la bande de Schill qui avait osé disputer le

passage à la grande armée, et cette héroïque garnison de

Figuières qui avait repris ses forts livrés par trahison, pas

une voix ne s'éleva en faveur de ces braves si indigne-

ment traités. Le sentiment de l'antique honneur et la

pitié même étaient éteints dans l'âme de ces soldats

dévoués, comme tout esprit de liberté dans cette nation

dégénérée qui s'était révoltée contre quelques abus des

lettres de cachet et qui voyait, sans s'émouvoir, les

prisons d'État regorger de victimes retenues sans juge-ment, sous les yeux d'une commission sénatoriale de la

liberté individuelle.

Lorsque d'irréparables désastres eurent ouvert les

yéux de cette nation aveuglée, eut-elle le couruge d'en

désavouer la cause? Non. Toutes les ambitions turbu-

lentes rendues à la monotonie de la vie civile s'en

prirent au pouvoir débonnaire qui venait rompre le

charme sous lequel elles avaient trop longtemps vécu.

Que faire, en effet, d'une existence inerte, après cette

vie d'émotions convulsives devenues une seconde

nature, si ce n'est de dépenser en séditions et en com-

1. On ne désignait pas autrementle corps de partisans levé par le co-

lonel SchiM. Celui-ci fut pris et tué à Stockholm; ceux de ses soldats qu'on

fit prisonniers furent envoyés aux bagues de Lorient et de Bochefbrt.

Page 578: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

plots cette surabondance d'énergie comprimée? Les arts

de la paix et la culture de l'esprit ont peu de prise sur

ces âmes bronzées aux rudes exercices de la guerre ou

blasées par l'habitude du commandement. La liberté

civile avec ses conditions de réciprocité, la justice avec

son importune balance et le mérite avec ses titres à la

prééminence étaient des entraves intolérables pour ces

vétérans façonnés au régime impératif de la discipline

et accoutumés tout subordonner à l'intelligence de la

consigne.

Voilà ce que Napoléon avait fait de cette génération

de Français dont les pères passaient pour légers et fri-

voles et s'étaient, en effet, étourdiment précipités dans

tous les excès de la liberté. Des pensées de révolte

durent donc traverser l'esprit de ces serfs de l'Empire

dès que l'autorité se déchargea du soin de penser pour

eux. Ils prirent en mépris, puis en dégoût, puis en

haine, un pouvoir qui leur parlait d'une voix douce,

presque timide, et qui descendait à raisonner avec eux.

Cette réaction naturelle d'une génération pétrie et

pétrifiée au service d'un glorieux despotisme, aurait dû

être pressentie par les premiers ministres de la Restau-

ration, s'il s'en était trouvé de capables de prévoir

quelque chose. C'était prendre une peine inutile que de

chercher à la consoler ou à l'éclairer. On ne redresse

point le pli contracté par une pression incessante, dans

ces natures abruptes et sèches que la volonté du maître

n'a pas seulement assouplies, mais brisées et aplaties.

Ceux-là seuls les contiennent qui dédaignent de les mé-

nager ou s'identifient intimement avec leurs préjugés.

On a vu avec quelle facilité la Révolution, si bruta-

lement traitée par l'armée, est parvenue à se réconcilier

Page 579: les ruines de la monarchie française 1

DU CONSULATET DH L'EMPIRE

avec elle. L'alliance entre les démocrates de 1793 et les

prétoriens de 1813 était déjà à l'œuvre, qu'on n'en soup-

çonnait pas même la possibilité. Les uns se prirent à

trouver dans l'empereur la Révolution incarnée, et les

autres s'accoutumèrent à tirer le sabré pour la liberté,

ce qui leur coûta d'autant moins qu'elle s'est toujours

produite en France avec le caractère du plus insolent

despotisme.

Ainsi la civilisation avait rétrogradé sous le joug de

ce puissant génie; pour transformer en soldats les

hommes que la Révolution avait déjà asservis, il les a

tous jetés dans un moule d'où ils sont sortis abrutis et

déformés, -sans autre instinct que celui de ces fanati-

ques de l'Inde qu'on voit se précipiter sous les roues

du char portant leur idole, et montrer avec orgueil à

la foule ébahie leurs membres mutilés dans ce pieux

exercice.

Nous verrons sous son règne les lettres station-

naires et les beaux-arts sans originalité, bien que le

souverain fût doué d'une imagination poétique et d'un

jugement solide,. On ne saurait dire que la pensée ait

été captive à une époque qui a pu rendre impunément

hommage aux écrits des Bonald et des Chateaubriand;

mais les quelques voix qui s'exprimaient avec la liberté

du génie n'arrivaient pas encore aux oreilles de la foule

absorbée dans le culte des banalités académiques, et

ceux que les couronnes poétiques de cette époque empê-

chaient de dormir auraient pu leur opposer une plus

coureuse concurrence que l'exagération des formes,

l'affectation et la bizarrerie, sortes de banalités aussi

fades que la monotome classique, et plus méprisables.

Ainsi, dans l'ordre intellectuel comme dans l'ordre

Page 580: les ruines de la monarchie française 1

LES BUIKES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

matériel et dans l'ordre moral, la Révolution, favorisée

par les mœurs militaires, avait poursuivi son œuvre

d'abaissement et de décadence.

Mais la conséquence la plus irréparable des glo-

rieuses campagnes de l'Empire sera d'avoir livré le

monde entier au monopole commercial de l'Angle-

terre et aux influences malfaisantes de sa politique.

Celle-ci n'aurait jamais osé perpétuer l'esprit révolu-

tionnaire dans le midi de l'Europe, ni pu exercer impu-

nément son despotisme maritime, si le mépris de Napo-

léon pour le droit des gens ne lui en avait donné le

prétexte et l'excuse. En chassant le roi de Portugal de

ses Etats, c'est à l'Angleterre qu'il acheva de les inféo-

der, car il y attira ses armées libératrices. En s'empa-

ra!) de la Hollande, il autorisa les Anglais à s'empa-

rer de ses flottas et de ses colonies. Mais surtout en

confisquant le trône d'Espagne il déchaîna pour plu-

sieurs siècles le fléau de la guerre dans tout le Nou-

veau-Monde, l)risa pour jamais le lien salutaire qui

attachait les colonies aux lois de leurs métropoles et

anticipa fatalement sur les droits du temps, auquel

seul Dieu confia l'élaboration des sociétés humaines et

le développement des nationalités appelées à se suffire.

De tant de nations donc il a compromis l'indépen-

dance ou suscité la rébellion, il no reste que des épa-

ves, débris de leur commun naufrage, et que se par-

tagent, de Mexico à Buenos-Ayres, le despotisme et

l'anarchie.

De tant de royaumes que les armes du moderne

César avaient soumis ou que ses décrets avaient orga-

nisés, pas un n'est resté sous le sceptre des rois qu'il

leur avait imposés; aucun même n'a conservé les limites

Page 581: les ruines de la monarchie française 1

DU COr'.SLLAT ET DL: L'bMI'im-:

qu'il lui avait assignées. Il a vu détacher do la France,

non-seulement les provinces qu'il y avait incorporées

contre nature, mais encore celles que des généraux

mieux inspirés avaient acquises, que des traités avaient

dénnitivement concédées, et que leurs besoins, leurs

mœurs et leur position topographique avaient desti-

nées, de tout temps, à devenir françaises.

§ IV. NAPOLÉON SEUL RESPONSABLE DE SA CHUTE.

Nous n'avons pas pris la biographie de Napoléon

comme objet principal de ces études, mais bien les

résultats de sa politique pour la France; sous cerap- t

port, la contemplation de ses irréparables défaites offre

d'aussi graves enseignements que celle de ses triomphes.

Les plus grands hommes pèsent peu dans la main de

Dieu; leur passage n'est qu'épisodique dans l'histoire;

elle les oublie en marchant; et, quelle que soit leur

place dans la mémoire de leurs contemporains, ils sont

jugés par la postérité d'après les seuls monuments qui

ont survécu à leur fugitive grandeur.

L'empereur des Français a attiré sur eux d'immenses

calamités. Mais il leur avait rendu de grands services

et ils ont d'autant moins le droit de les -oublier qu'ils

ont partagé l'ivresse de ses prospérités, contribué à ses

injustices en y applaudissant, et profité autant qu'ils

l'ont pu des abus de la victoire ce n'est pas pour les

avoir délivrés du néau de la Révolution qu'ils lui ont

voué un culte superstitieux, mais pour les avoir appelés

la grande Nation et les avoir menés, pendant dix ans,

à la chasse des hommes, comme une meute qui,n'aurait

pas d'autre instinct. L'expiation qu'ils ont subie, ils

Page 582: les ruines de la monarchie française 1

LES RUIXES DE LA MONARCHIE FRAXÇAISE

l'ont deux fois voulue, en le suivant encore à son retour

de l'lle d'Elbe.

On a beaucoup répété que si Napoléon avait été plus

modéré dans ses désirs et plus prudent dans, ses entre-

prises sa puissance eût été inébranlable et sa dynastie

fondée pour une longue durée. Cette hypothèse pourrait

s'appliquer à toutes les péripéties de l'histoire et la

recomposer sur des données arbitraires. Pour s'arrêter

dans l'essor d'une ambition sans limite, il lui aurait fallu

changer de nature. Ce n'est, apparemment, ni avec la

circonspection de l'esprit ni avec la faiblesse du cœur

qu'on s'élance d'une condition obscure au faîte de la

puissance.Le dominateur de l'Europe pouvait-il se

déner de la fortune, lorsqu'elle n'avait eu que des

faveurs pour le lieutenant d'artillerie? Quand il dépas-

sait, de toute la hauteur à laquelle il s'était élevé, les

obstacles qui surgissaient encore devant lui, qui aurait

osé lui dire, qui aurait pu soupçonner que la plus for-

midable armée qu'il eût encore commandée et la plus

savante campagne qu'il eût jamais méditée le condui-

saient à sa perte, lui qui, longtemps contrarié dans ses

desseins par des difficultés inattendues, souvent subor-

donné à des instructions inintelligentes et à bout de

ressources, avait toujours vaincu?

En admettant que son caractère aventureux eût

éprouvé cette soudaine métamorphose, et que sa

volonté ordinairement si inflexible chancelât à l'ap-

proche de dangers depuis longtemps appréciés et pré-

vus, pouvait'il, en changeant de résolution, changer

avec lui les hommes et les choses qu'il avait appropriés

à ses desseins, tenir dans l'inaction la génération qu'il

avait formée pour la guerre, et renvoyer à leur charrue

Page 583: les ruines de la monarchie française 1

DU COXSULAT ET DE L'EMPIRE

ou à la boutique de leur père tous ces parvenus des

champs de bataille dont il avait démesurément élargi

l'existence et exalté l'ambition; maintenir enfin sans

effort, entre les souvenirs ravivés de l'antique monar-

chie et les ferments toujours bouillonnants de la jeune

République, un trône construit de leurs débris?

Laissons à la naïve superstition des peuples primitifs

le besoin d'attacher à des amulettes la destinée des

grands hommes, et de demander à l'astrologie l'explica-

tion de ce qu'ils ne comprennent pas. Ce n'est pas pour

avoir répudié sa femme qu'il a perdu le talisman de sa

fortune. Elle n'avait compté dans son existence que

par les sentiments qu'elle sut lui inspirer avant son élé-

vation et ses rapports avec elle et les enfants d'un pre-

mier lit ont toujours eu le caractère d'une haute conve-

nance et d'une généreuse affection. Mais il n'y avait pas

d'inconséquence à un fondateur de dynastie de vouloir

un héritier de son nom et de son empire. Ce n'était pas

déroger que de s'allier au sang impérial de Habsbourg,

et la main d'une archiduchesse était, à tout prendre, un

parti sortable pour le fils d'un huissier d'Ajaccio, quel-

que grand que l'eussent fait son génie et ses victoires.

Il n'avait pas fait un faux calcul, car non-seulement cette

alliance a consacré sa souveraineté, affermi ses con-

quêtes et fait revivre le droit de préséance de la monar-

chie française, mais elle a, en définitive, sauvé deux fois

sa tète découronnée.

Tel fut le prestige de ses victoires que la plupart

de ceux qui en ont été les instruments et les témoins

ne peuvent se persuader qu'un si grand général eût

jamais été vaincu s'il n'avait pas été trahi. Ses panégy-

ristes ne se sont pas encore résignés à voir dans la

Page 584: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

chute de Napoléon un événement naturel, et dans ses

fautes lacause

de ses défaites. A les en croire, il fallait

tout au moins la conjuration des éléments, suivie de la

défection de tous ses lieutenants, pour détrôner cet invin-

cible.

Mais, il na faut qu'un peu d'attention et de sincérité

pour le reconnaître, nul autre que lui n'a préparé sa

chute, et lui seul pouvait la rendre aussi profonde et aussi

irréparable. C'est méconnaître volontairement le cœur

humain que de supposer qu'il puisse désirer moins, à

mesure qu'il peut oser davantage. Cette modération ne

fut la vertu d'aucun ambitieux elle serait la négation

des qualités qui ont fait la gloire de celui qui nous

occupe. Il est si naturel de demander encore quelque

chose à la fortune, quand elle semble n'avoir plus rien

à refuser! L'une des impressions les plus générales qui

soient restées du caractère de Napoléon, c'est qu'il n'a

jamais considéré une position acquise que comme un

point de départ pour en acquérir une nouvelle. Son

ambition aspirait à l'infini est-il étonnant qu'elle s'y

soit égarée? Il a voulu rester fidèle aux inspirations qui

ont affermi ses premiers pas c'était vouloir se perdre.

La Russie lui disputait Ip. souveraineté du continent, il

s'est obstiné à lui imposer des conditions qu'elle a refusé

de.subir, et cette opiniâtreté, si souvent garante de ses

victoires,-l'a empêché de prévoir les trahisons du climat

et l'impossibilité de la retraite.

Les historiens de cette campagne n'ont trouvé d'ex-

plication aux fautes ou à l'imprévoyance du chef de ia

grande armée que dans la supposition d'un mal inconnu

qui aurait momentanément affecté ses facultés intellec-

tuelles mais les faits répondent plus clairement que

Page 585: les ruines de la monarchie française 1

RU CONSULAT ET DE L'EMPIRE

toutes les subtilités par la réalité des résultats'. Le sou-

lèvement des nations fatiguées de servir de marchepied

au despotisme d'un seul homme, l'aveuglement de cet

homme sur cette réaction des esprits, sur les périls incon-

nus d'un climat inexploré'et sur l'éventualité du pre-

mier revers qui servirait de signal à la défection géné-

rale voilà la trahison qui a détrôné l'empereur.

L'unique trahison bien avérée sous l'Empire, c'est

celle de Bayonne. Elle a été la première éclipse de

l'étoile de Napoléon, le commencement des résistances

populaires, le signe d'une révolution prochaine dans sa

fortune et dans la politique des cabinets.

Cet attentat ne s'explique pas plus par les calculs

d'une cupidité intéressée que par les nécessités d'une

politique prévoyante. L'empereur disposait souveraine-

ment de l'Espagne, dont les armées marchaient sous le

drapeau de la France, dont les finances ajoutaient aux

revenus directs qu'il tirait de son propre territoire. Il

pouvait à son choix renverser ou s'attacher le prince de la

Paix, avoir dans Ferdinand VU, qui sollicitait la main

d'une fille de sa maison, un vassal plus docile que son

frère Louis, moins suspect aux Espagnols que son frère

Joseph. Il le comprenait sans doute; mais, attèint

de ce vertige avant-coureur dé la chute des rois, il

subordonna toutes ses pensées a celle-là seule qui ahéra

et pervertit toutes les autres. Le meurtrier du duc d'En-

ghien ne voulait pas qu'un Bourbon régnât à Madrid,

lorsque déjà il n'y en avait plus à Naples. Sa conduite

dans ce triste drame de Bayonne, où le père et le fils

1. M. do Sëgur donne à entendre l'existence de ce mal inconnu. Mais

ni M. de La Baume ni aucun autre témoin ne confirment cette insinua-

tion.

Page 586: les ruines de la monarchie française 1

LES RUIXES DE LA MOXAliCniE FHAXÇAtSE

divisés entre eux se mettaient à sa merci, n'a de solution

plausible en effet que dans le parti pris de faire dispa-

raître les derniers représentants de la race qu'il méditait

de remplacer. Il y eut dans cette négociation odieuse

quelque chose de si ténébreux et de si hautain à la fois,

qu'on ne peut s'empêcher d'y reconnaître le ton d'un

accusé qui, ne pouvant ni se justifier ni avouer son

crime, prend le parti de braver ses juges. C'est un aveu,

peut-être un remords, mais c'est surtout un défi. Aumo-

ment même ou il venait de ployer l'Europe à ses vo-

lontés, il prétendit la convaincre qu'il n'entendait

soumettre son libre arbitre ni aux usages de la diploma-

tie ni à la teneur des traités.

Jusqu'alors l'éclat et la rapidité des conquêtes de

Napoléon en avaient fait pour les peuples'un objet de

terreur superstitieuse autant que d'admiration. S'il

avait commis des fautes, il les avait réparées avec tant

de calme, de bonheur et d'habileté, que ses revers

mêmes semblaient avoir fait partie de ses prévisions.

Friedland reflétait sur Eylau, et Wagram sur Essiing.

Ainsi, jusqu'aux yeux de ceux qui voyaient en lui un

fléau de Dieu, cette opinion doublait sa force et décou-

rageait les plus braves. Mais l'héroïque résistance du

peup?* espagnol qui, abandonné de ses princes et envahi

par plusieurs armées, puisa dans son indignation une

sauvage et indomptable énergie, affaiblit le prestige et

ranima les courages abattus.

Les vieilles légions mutilées faisaient place à de

jeunes recrues moins aguerries et' moins disciplinées,

mais qui, dans le désir de s'égaler à leurs aînées et d'ho-

norer leur uniforme, se montraient impérieuses et exi-

geantes envers leurs hôtes, généralement officieux et

Page 587: les ruines de la monarchie française 1

DU CO~UL.tT KT DE L'HMI'IRE

patients, surtout dans les provinces allemandes. Du

mépris du danger, ils croyaient de bonne guerre de

passer au dédain du vaincu. Bonaparte a plusieurs fois

été dans le cas d'intervenir pour réprimer et punir ces

petites vexations, souvent plus irritantes que l'abus de

la forcer Mais elles avaient pour résultat de familia-

riser davantage les populations avec leurs vainqueurs,

de mœurs faciles au fond et plutôt naïfs qu'imposants.

Elles s'aperçurent bientôt que les gouverneurs et les

intendants envoyés pour les pressurer avaient plus de

ferveur que de savoir, plus de dureté que de désintéres-

sement. Ils ne répondaient pas tous comme M. Daru

aux doléances des magistrats de Berlin « Si l'empereur

m'ordonnait de vous monnayer, il faudrait bien vous y

résigner. » On s'exerça donc à les tromper et à les cor-

rompre et plus on vit de près les états-majors et la

cour impériale, plus on perdit du respect mêlé de crainte

qu'inspirait tout ce qui commandait en son nom.

Parmi les familiers de l'empereur, il ne se trouvait

guère que des esprits médiocres, des serviteurs empres-

sés et des courtisans vulgaires. Ceux mêmes d'entre

ses amis les plus sincères qu'il poussa à la tête de ses

armées n'y brillèrent qu'au second rang, à l'exception

de Marmont, toujours malheureux, quoique habile, et

de Davout dont le commandement dur et insolent était

plus vanté dans les bulletins que dans les bivouacs et

n'en'aça jamais entièrement les souvenirs de Fleurus~.

1. On s'est beaucoup entretenu à Vienne, pendant l'occupation, d'une

scène de ce genre, dont la princesse de Lichtenstein avait cru devoir

porter plainte à l'empereur. Elle intervint aussi pour obtenir la grâce des

coupables, ou plutôt des étourdis qui avaient abusé de son hospitalité.

2. Il fut sévèrement réprimandé en présence de tout i'état-mnjor. H

n'était alors que chef de bataillon,

Page 588: les ruines de la monarchie française 1

LES RU1XES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

Il ne fit de Savary qu'un ministre de la police, et quoi-

qu'il lui ait confié plusieurs commandements supérieurs

il ne crut pas devoir l'élever à la dignité de maréchal.

Bessières et Duroc se sont acquis plus d'estime que de

renommée; et quant à Masséna, Macdonald, Soult, Vic-

tor, Oudinot, Lannes et tous les braves que les guerres

de la République avaient légués à l'Empire, ils ne

durent leur élévation qu'à eux-mêmes et n'eurent part t

aux faveurs du souverain que parce qu'ils formaient

la tête de l'armée. Quelques-uns même furent tenus

pour suspects pendant une grande partie du règne de

Napoléon

Si la composition de ses derniers états-majors et de

sa cour était une nécessité de sa position, elle devint

aussi une cause de ses erreurs. Le fer avait moissonné

ceux de ses anciens frères d'armes qui, par affection

autant que par honneur, osaient lui parler avec fran-

chise quelques-uns s'étaient éloignés de lui, et il finit

par n'avoir à ses c~tés que des admirateurs trop respec-

tueux pour avoir un avis qui ne fût pas le sien, ou des

conseillers trop complaisants pour risquer de lui

déplaire. C'était non pas de l'adulation, mais de la fasci-

nation qu'exerçait naturellement celui qui avait accom-

pli tant de grandes choses sur tous ceux qui l'appro-

chaient et surtout sur les jeunes gens, qui le servaient

avec une sorte de fanatisme. Il se bornait à exiger de

ses <M<o~pM~ une obéissance muette et une foi aveugle.

Il ne vint à la pensée de personne que celui qui octroyait

des couronnes à ses lieutenants, traitait directement

1. Macdonald et Lecourbe furent longtemps laissés sans emploi.

D'autres ne furent admi~ à servir qu'auprès des frères de l'empereur.

Pour les uns c'était une épreuve, et pour d'autres ua exil.

Page 589: les ruines de la monarchie française 1

DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE

avec les souverains et entrait dans. tous les détails de

l'administration, pût se tromper ou courir le moindre

danger de voir diminuer sa puissance. Aussi sa forte

organisation ne fut-elle pas à l'abri des séductions du

pouvoir. La vérité cessa peu à peu d'arriver à son

oreille et il but à la coupe empoisonnée que ses plus

fidèles serviteurs se seraient fait scrupule de détourner

de ses lèvres, car ils en étaient venus à ne le croire

ni faillible ni vulnérable.

Ainsi en arriva-t-il à donner ses volontés pour des

lois, ne supportant pas qu'on pût leur résister, ou seu-

lement leur opposer les subtilités ordinaires de la diplo-

matie. Parce qu'il avait toujours vaincu, il n'admit pas

qu'il pût cesser de vaincre; et parce qu'il lui avait suffi

d'un décret pour ôter ou donner des couronnes, il crut

pouvoir heurter impunément les nations elles-mêmes

et blesser les peuples dans leur honneur et dans la

conscience de leur nationalité. L'Espagne lui avait déjà

répondu; et bientôt la Prusse, tout asservie qu'elle fût,

la Germanie, dont il s'était proclamé le protecteur, et

la Russie, dont le souverain l'avait salué du titre d'ami,

allaient lui donner une preuve solennelle de son illu-

sion.

Il eut toutefois le pressentiment des immenses dif-

ficultés qu'il allait affronter, et il apporta dans les pré-

paratifs de sa périlleuse entreprise toute la prévoyance,

toute la sollicitude propres à en assurer le succès si le

succès eût été possible. Les plus minutieuses précau-

tions furent prises pour défendre le soldat contre les

rigueurs de la température un matériel formidable ne

laissait rien à désirer de ce qui pouvait soutenir le

moral d'une armée de cinq cent mille hommes elle

Page 590: les ruines de la monarchie française 1

LES RUtNES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

était admirablement organisée et dévouée jusqu'aufanatisme; son habitude de vaincre doublait sa con-

fiance; elle aurait suffi à la conquête de l'Asie si elle

n'avait eu que des hommes à combattre.

La campagne s'ouvrit sous de sinistres augures.

Tandis que Napoléon traînait à sa suite, sous le nom

d'alliés, les soldats des rois qu'il avait vaincus, des

corps francs protestant contre cette humiliation de

leurs gouvernements, et s'honorant d'en être désavoués,

harcelaient sa marche, inquiétaient ses convois et lui

firent éprouver plus d'un échec Cette témérité eut

été moins confiante et peut-être moins heureuse, si elle

n'avait pas été fondée sur les intelligences qu'on lui

avait ménagées dans les rangs d'une armée que gros-

sissaient malgré eux les frères, les amis et les conci-

toyens de ces réfractaires et cette réflexion aurait dû

éclairer l'empereur sur la fidélité douteuse de ses dan-

gereux auxiliaires, car cette agglomération de troupes

enrôlées sous le drapeau qu'elles avaient combattu

devait se dissoudre au premier revers. Leur défection

était Inévitable ce fut peut-être la faute la plus irré-

parable de la campagne de n'avoir pris aucune pré-

caution contre cette éventualité.

Napoléon avait trop de sagacité pour s'aveugler

sur les résultats possibles de ces circonstances aggra-

vantes s'il persista dans sa résolution, ce n'est pas par

imprévoyance, mais il croyait sa persévérance plus

forte que celle de ses adversaires; persuadé que ce qui

1. Des caissons renfermant tes masques destinés à protéger contre

la rigueur du froid le visage du soldat furent interceptés, les bagages

et la propre voiture de l'empereur enlevés avec tous les documents qu'ilscontenaient.

Page 591: les ruines de la monarchie française 1

DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE

T.I. 37

lui avait toujours réussi ne pouvait lui faillir, il espé-

rait qu'au pis-aller la supériorité de ses armes, la bra-

voure de ses soldats et les ressources inépuisables de

son génie sauraiént forcer la fortune à lui rester ndèle.

Ce ne fut pas non plus sans en avoir froidement

délibéré qu'il marcha sur Moscou après la sanglante

bataille de la Moskowa. Il eût été inconséquent avec

lui-même s'il avait négligé ce moyen de constater sa

victoire, et d'en remporter une seconde sur l'imagina-

tion des peuples par l'occupation de la ville sainte, d'où

il se proposait d'entrer immédiatement en négocia-

tions. Accoutumé à surprendre l'ennemi par la rapidité

de ses évolutions, il savait aussi qu'une heureuse

témérité est souvent plus habile que les conseils timi-

des de la prudence et comme il avait toujours affecté

une grande ostentation de générosité lorsqu'il avait le

plus donné lieu de craindre qu'il voulut abuser de ses

avantages, il devait croire que le czar serait touché de

sa modération et répoudrait à ses avances.

Il s'est trompé, les résultats l'ont prouvé. Mais s'il

avait réussi la renommée n'aurait pas eu assez de ses

cent voix pour exalter sa magnanimité. Toutes les fautes

de cette campagne tiennent à la même direction d'idées.

Il aurait mieux fait peut-être de se replier sur la

Pologné et d'y préparer ses légions à recommencer la

gnerre au printemps, après avoir retrempé leur cou-

rage au milieu d'une population 'amie. Mais qui ose-

rait affirmer que cette temporisation n'avait pas aussi

ses dangers, que des, quartiers d'hiver pour une si

grande multitude d'hommes et de chevaux étaient

faciles à répartir dans des contrées déjà épuisées par les

réquisitions des deux puissances belligérantes, entre

Page 592: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

des nations impatientes du frein et toujours prêtes à

renier leur drapeau ou à le trahir, sinon à se révolter

contre lui? De tristes pressentiments assiégeaient déjà

les courages les plus éprouvés l'incendie de Moscou

les confirma dans leur anxiété, et l'on ne présageait de

toutes parts que malheurs et catastrophes. y

Enprolongeant

son séjour au Kremlin, Napoléon

avait espéré lasser la patience du czar et se préparer

par de larges concessions une trêve honorable et une

retraite facile. Jl aurait dû se méfier du silence obstiné <.

d'Alexandre et des réponses évasives de ses généraux.

Tout annonçait qu'on avait résolu d'éviter le combat et

d'éluder les ouvertures de, paix, parce qu'on attendait

d'en haut unsecours que la saison avancée faisait

pressentir. La pénétration accoutumée de l'empereur

a-t-oHe été en défaut, ou la main de Dieu s'est-elle

appesantie sur lui en troublant un instant la lucidité

de son esprit? Il n'est pas nécessaire de recourir à ces

conjectures pour expliquer un retard, évidemment mé-

dité, dans un but qu'on n'a pas atteint. La haine que

l'invasion inattendue desFrançais avait inspirée au

peuple russe aurait retenu le czar, dans le cas où il eût

été disposé à écouter les propositions de son insidieux

ennemi ce fut le tour de celui-ci de se prendre au

piège qu'il avait tant de fois tendu, avec succès, à ses

adversaires.

Il fallait une calamité extraordinaire pour rompre

le charme que la propagande révolutionnaire, soutenue

et presque ennoblie par les triomphes de Napoléon,

avait jeté sur le monde. Celle qui attendait les Fran-

çais dans leur retraite a dépassé les vœux de leurs plus

implacables ennemis. L'armée de Cambyse, ensevelie

Page 593: les ruines de la monarchie française 1

DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE

dans les sables du désert, n'offre qu'une image impar-

faite du désastre effroyable qui a semé les os de nos

soldats dans les steppes glacées de la Russie. Le décou-

ragement d'une fatigue sans relâche, au milieu des

neiges qui dérobaient la vue du ciel, tandis que le sol

manquait sous les pas du soldat, a fini par faire une

seule hécatombe d'une armée de trois cent mille hom-

mes tombant un à un, pêle-mêle avec leurs chevaux et

leurs bagages, sans que la pitié vint soulager leur dou-

leur ou le glaive abréger leur agonie. Tout disparut

sous l'excessive rigueur d'un hiver sans abri, ou suc-

comba aux atteintes de la misère et de la faim et ce

qui échappa au fer des Cosaques devint la proie du

typhus. A. peine quelques détachements isolés, destinés

à la captivité, après avoir erré dans ces déserts sans

ordre et sans guide, exténués de besoin et roidis par le

froid, plus impatients d'en finir avec la vie que de se

défendre, ont-ils rapporté l'ombre de cette grande

armée dont le dernier souffle s'était exhalé en triom-

phes stériles.

Aux souffrances irrémédiables d'une retraite plus

meurtrière que vingt batailles, Napoléon ne put appor-

ter aucun soulagement et il n'y opposa qu'une impas-

sibilité stoïque. Il chemina quelque temps au milieu

des plus robustes grenadiers de sa garde mais dès que

les murmures et les imprécations le désignèrent comme

le seul responsable de tant de maux, il se déroba au

spectacle de leur misère~ et laissa à ses lieutenants

l'honneur de s'y associer.

Il arriva à Paris en même temps que ce mémorable

i. C'est à la faveur des aaui~-conduita avec ieaquets M. de Caulain-

conrt et sn suite pouvaient circuler Ubremcnt /}ue Napoléon, dcgnisC

Page 594: les ruines de la monarchie française 1

LES RUJNE8 DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

bulletin, le vingt-neuvième de la campagne, dans

lequel il étalait/avec une sincéritésans ménagement et

sans détour, l'énormité de ses pertes. Il y trouva la

population encore émue de l'audacieuse conjuration de

,quelques prisonniers d'État, sans argent et sans com-

plices, mais doués d'une rare sagacité et dont l'audace

avait failli lui fermer les portes de son palais'. A peine

donna-t-il quelque attention à cet étrange complot,

devant lequel tout l'édifice de sa puissance pouvait

s'écrouler en un moment, et il se montra plus mécon-

tent qu'effrayé de ce que la vigilance de sa police eût

été mise en défaut. Il ne parla de ses propres revers

que pour en promettre d'un ton péremptoire la pro-

chaine et complète réparation..

La lucidité de cet esprit, qu'on avait prétendu sous

l'influence d'une éclipse totale pendant la campagne,

avait recouvré tout son éclat en touchant le sol français.

Il y ressaisit, en même temps que la plénitude de sa

raison, toute son énergie et aussi toute son efncacité.

Il semblait que, l'empereur étant sauvé, la France n'avait

rien perdu. Jamais, en effet, ne se manifesta avec plus

de cordiale entente 'la volonté du souverain et le

dévouement des sujets. La franchise des aveux du

grand homme, vaincu et fugitif, ajoutait encore à son

empire,sur tous les esprits, comme s'il eût élevé' les

plus serviles jusqu'à lui en leur demandant leur con-

cours. Devant celui qu'une telle adversité n'a pas

et sans autre véhicule qu'un caisson, a pu, dit-on, franchir les postes

avancés.

a 't

1. Il est probable que si l'arrivée du 29~bulletin avait concouru avec

la tentative du gênent Malet, personne n'aurait osémettre en doute la

réalit.é de sa mission, puisqu'il avait déjà entraîné ta force armée, per-suadé l'administration municipale, arrêté le préfet de police, etc.

Page 595: les ruines de la monarchie française 1

DU CONSULAT ET DU L'EMPIRE

:abattu, l'obéissance devient du 'courage et l'adulation

du patriotisme. L'obséquiosité du Sénat, la complai-

sancede la Chambre élective/la soumission du peuple

ne reculèrent devant aucun sacrifice. Une nouveUe ar-

mée avec son immense matériel s'organise en quelques

mois. Les recrues anticipent sur les dates de la con-

scription pour aller remplir les cadres des régiments

mutilés; et à l'ouverture de la campagne de 18i3

l'empereur se retrouve à la tête d'une armée aussi nom-°

breusè et aussi ardente, sinon aussi éprouvée que celle

qu'il venait de sacrifier.

Les ressources et l'enthousiasme d'une nation si

docile et si crédule lui parurent sans doute inépuisables,

puisque au lieu de les ménager il se hâta de reprendre

l'offensive avant que ses nouvelles troupes fussent exer-

cées, et ses jeunes conscrits préparés par quelques mois

de repos à des fatigues au-dessus des forces de' leur

âge. Il ne changea rien à ses vastes projets, s'obstina

à maintenir ses lignes avancées dans le cercle immense

qu'il avait embrassé lorsque ses communications n'é-

prouvaient aucun obstacle, du fond de la Hollande aux

dernières limites do l'Italie. Il se proposa donc de suf-

fire à toutes ses opérations actives avec ses nouvelles

levées, soutenues des troupes auxiliaires qu'il ne crai-

gnit pas de conserveret de multiplier même autour de

son drapeau..

Mais la désaffection de ces alliés, servant malgré

eux et dégoûtés par la dernière campagne, ne se dissi-

mulait plus, depuis que le grand homme avait cessé de

paraître infaillible et. le conquérant d'être un demi-

dieu. La défection, dont La Romana avait donné

l'exemple avant la guerre de Russie, était dans toutes

Page 596: les ruines de la monarchie française 1

LES KUtNES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

les pensées elle allait bientôt passer dans les faits. Les

désertions s'étaient multipliées pendant la retraite de

Moscou, et depuis qu'il était question d'unenouvelle

campagne, elles s'accroissaient tellement dans les corps

bavarois, belges et wurtembergeois, qu'on pouvait

soupçonner qu'ils saisiraient la première occasion de

déserter en masse.

Les retenir par contrainte, c'était provoquer leur

résistance, sinon leur trahison; et tel fut en effet le

dénouement de cette alliance contre nature. Les succès

trop chèrement achetés de Lutzen et de Bautzen ne le

retardèrent pas longtemps. A la bataille de Dresde, les

princes les plus fidèles à la foi promise ne purent rete-

nir l'impatience de leurs peuples. Les Saxons et les

Bavarois, en présence même de leurs souverains, se

tournèrent contre les Français et, après la catastro-

phè du pont de Leipsick, les Prussiens suivirent leur

exemple. L'armée autrichienne ne mit des scrupules

que dans la forme et se contenta de montrer moins de

cynisme et d'emportement. Mais ses chefs n'y appor-

tèrent pas plus de franchise. La Suède enfin, la plus

ancienne et la plus fidèle alliée de la France, marcha

la première contre Napoléon, qui en avait fait bannir le

roi héréditaire appartenant à cette race de héros qui

commence à Wasa. 1~r

Le général français que le duc de SudermKnie, ce

second Philippe d'Orléans, avait adopté à l'exclusion de

son neveu, devint pour l'empereur un ennemi plus

acharné et plus dangereux que n'eût été Gustave juste

punition d'une politique haineuse, qui, pour satisfaire

une passion toute pcroonneUe, avait adhère à l'usurpa-

tion de la Finlande.

Page 597: les ruines de la monarchie française 1

DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE

L'empereur,.rentra donc, pour la seconde fois,`

vaincu et sans armée. Les corps qu'il avait maintenus`

loin du théâtre de la guerre, en Espagne, en Piémont,

à Dantzick et à Hambourg, étaient restés témoins inertes

de sa défaite et déjà les troupes alliées tenaient les

nôtres ou bloquées ou dans l'impuissance d'agir. Ces

V

mêmes alliés passèrent le Rhin sans obstacle, et pas un

régiment ne se présenta pour leur disputer le territoire

si 'longtemps inviolable de la France, menacée à son

tour d'une invasion.

A la nouvelle de cet étrange retour de fortune, la

stupeur fut générale. L'idée d'une défaite qui pût ren-

dre un tel événement possible n'était pas encore entrée

dans les esprits. Le pays, épuisé d'hommes et d'argent,

comprit pour la première fois son abaissement; le plus

morne découragement accueillit les nouvelles demandes

de Napoléon. Le spectacle-d'une si grande puissance

évanouie glaça les plus enthousiastes, et la voix du

peuple, toujours interprète fidèle de ses impressions,

commença à maudire le nom ~le son héros, sans que ses

partisans osassent le défendre.

Lui seul n'en parut pas accablé. Son cœur froid et

son incompréhensible stoïcisme le montrèrent plus que

jamais dédaigneux des inconstances de la fortune, su-

périeur aux agitations des âmes vulgaires et en dehors

de ses propres désastres. Alora la crédulité publique

aurait été excusable de voir dans cet homme, impassi-

ble comme le destin, quelque chose de fatal et de mys-

térieux. Mais le peuple était trop absorbé dans la con-

templation de su propre misère pour réfléchir sur ce

phénomène psychologique. M eu subit l'influence sans

le comprendre, mais aussi sans songer à lui résister.

Page 598: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES Dp LA MO~ARCHU: FRAKÇAÏSE

Napoléon exposadans leur immensité ses dernières

défaites et ses nouveaux besoins. Il exigea, II obtint

tout ce qu'il fut possible de lui donner, 'comme si l'au-

teur de tant de calamités avait seul le secret de les

réparer. Quel que soit le but des écrivains qui ne veu-

lent pas reconnaître cette abnégation passive et absolue

dont l'empereur put abuser autant qu'il le voulut et aussi

souvent qu'il y recourut, il n'est pas possible de déro-

ber la vérité aux lecteurs qui là cherchent de bonne

foi. Jamais monarque n'usa plus largement et avec

moins de discrétion des biens, du sang et de la patience

de ses sujets.. `_

Quelques murmures s'élevèrent pourtant, pour la

première fois, du sein de la Chambre élective, mais si

timides et si discrètement exprimés qu'ils seraient pas-

sés inapérçus s'ils n'avaient été réprimés avec sévérité

par le maître lui-même encore tout-puissant. Les

représentations pouvaient être en effet tardives ou

intempestives, mais elles étaient légitimes.

Au surplus, celui qui repoussait avec tant d'amer-

tume des reproches mérités se faisait moins d'illusion

que personne sur sa position désespérée. Mais il se

roidissait contre eUe et se montrait ferme pour ne pas

décourager ceux dont l'assistance lui était utile. Il se

-flattait encore, en gagnant du temps, de retrouver une

de ces chances inattendues qui l'avaient autrefois visité,

dans les jours de détresse. Il n'ignorait pas que les

princes coalisés contre lui, tout surpris de leur supé-

riorité inaccoutumée, ne savaient pas encore ce qu'ils

feraient deleurs succès, et craignaient, en les poussant

trop loin/de mettre la division dans leurs rangs. Tout

en entamant des négociations avec eux, il ne se dissi-

Page 599: les ruines de la monarchie française 1

DU COK~ULAT ET DE L'EMPIRE

mulait aucunement le désavantage de saposition

nou-

velle, apprenant par sa propre expérience qu'accepter

la proetction du vainqueur, c'est lui livrer ses arme~ à

titre de vassal. Il ne voulait donc pas se laisser enchaî-

ner par,des préliminaires qu'on ne respecterait pas, les

opérations stratégiques, beaucoup plus rapides que la

discussion, changeant d'heure en heure la situation

relative des parties belligérantes.

Il préféra guerroyer encore, malgré l'état d'infériorité

.manifeste auquel il était réduit, non dans. l'espoir de

vaincre, mais dans la confiance que cette lutte prolongée

amènerait, sans recourir aux subtilités de la diplomatie,

une solution dénnitive, nette, franche et complète. Il

connaissait bien la topographie des lieux c'étaient ceux

qu'il avait pratiqués dans sen enfance, et peut-être ne

fut-il pas insensible au désir de les rendre témoins de

sa science dans les jeux de la guerre, les seuls peut-

être dans lesquels il n'eût pas de rival parmi ses condis-

ciples~. y

Les alliés ne s'aventuraient au milieu de la France

qu'avec dénance et timidité. Il avait donc sur eux

l'avantage de connaître mieux le terrain, de com-

battre dans son propre pays et avec des soldats dont t

sa présence ferait autant de héros. Telle fut l'origine

de cette dernière et mémorable campagne de France

qui jeta sur le nom de Napoléon un dernier rayon de

gloire.

Ses calculs étaient d'une admirable précision, et

s'ils n'ont pas été justiués par les résultats, c'est qu'en

effet la marche rapide des alliés déjouait les plus sages

1. Brienne fut le centre des principales manœuvres de sa petite

armée.

Page 600: les ruines de la monarchie française 1

LKS RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

prévisions. La Suisse avait livré passage à l'armée au-

trichienne et déjà Lyon lui avait ouvert ses portes;

~Wellington se dirigeait sur Bordeaux; les Prussiens,

sous le commandement de BIûeher, et les troupes de la

Confédération germanique sous celui du prince généra-

lissime Schwartzenberg, étaient au cœur de la France;

les empereurs de Russie et d'Autriche eux-mêmes s'a-

vançaient vers Paris, protégés par les corps d'élite qui

ouvraient cette marche triomphale, en évitant de s'en-

gager avec les restes de l'armée française, que deux

cent mille hommes contenaient dans les plaines de la

Champagne. On entendait parler à Paris des victoires de

Champaubert,, de Brienne, deVauxchamps et de Mon-

tereau mais le cercle allait toujours se rétrécissant, et

l'empereur, aGn de n'être pas cerné, se vit forcé d'aban-

donner sa ligne d'opérations pour se porter sur les der-

rières de l'armée prussienne.

Cette manœuvre passa d'abord pour une combinaison

méditée, et l'on fut pendant deux jours dans l'attente de

quelque prodige; mais elle n'était que le dernier effort

de son infatigable activité pour conserver la liberté de

ses mouvements. Séparé, par cette évolution, des corps

de Macdonald, de Marmont et d'Oudinot, privé de toute

communication directe avec Paris, il dut juger que le

sort de sa capitale, et par conséquent de son empire,

allait se décider sans lui. Il n'était plus temps de se ré-

signer aux conditions des conférences de Chaumont, et

tout le fruit d'une temporisation si savamment calculée

devait être perdu.

Si Napoléon avait été le nuutre de se mouvoir

son gré dans la tuttc acharnée qu'il soutenait depuis trois

mois avec des forces inégales, on pourrait lui reprocher

Page 601: les ruines de la monarchie française 1

DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE

cette évolution comme une faute. Mais dans l'extrémité

à laquelle il était réduit il n'avait à choisir qu'entre les

dangers plus ou moins pressants d'une situation déses-

pérée. Tout l'art de la guerre et le courage héroïque

d'une poignée de soldats étaient impuissants contre des

forces décuples, lorsque, après avoir combattu tout le

jour et éprouvé des pertes qu'on ne pouvait réparer,

on se retrouvait le lendemain en face de troupes fraîches

et toujours supérieures en nombre.

On s'est plu à exagérer les forces qui restaient en-

core à l'empereur réfugié à Fontainebleau; mais on ne

saurait sérieusement considérer comme une armée réelle

les débris de trente à quarante régiments errant dans un

cercle de quelques lieues, bloqués et traversés sur plu-

siéurs points par des colonnes ennemies. En bataillant

tous les jours, il perdait tous les jours du terrain; le

sol finissait par manquer sous ses pas, et le sang versé

ne se renouvelait plus. On peut admirer sa constance

et celle d'une garde qui se dévouait sans espoir et

sans murmure; mais on ne peut se faire illusion sur l'i-

nutilité de la lutte. Celui qui la dirigeait en était con-

vaincu plus que personne, et lorsqu'il vint faire une

dernière reconnaissance sur les hauteurs de Villejuif, il

cherchait évidemment à rentrer dans Paris, d'où il aurait

pu correspondre plus aisément avec le quartier général

ennemi, et obtenir une suspension d'armes pour renouer

les négociations. Cette conjecture est la seule admissible,

car elle est conforme à la raison, et le poste eût été meil-

leur que celui de Fontainebleau pour entrer régulière-

ment en conférence avec les monarques allies. Son sang-

froid imperturbable et sa dextérité éprouvée pouvaient

encore retrouver quelque séduction sur les esprits les

Page 602: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE "FRANÇAISE

plus prévenus et parvenir à faire modifier lés conditions

d'un traité.

Mais il était trop tard Paris'avait capitulé la veille;

et déjà d'autres intérêts politiques étaient entrés en lutte

avec ceux de Napoléon. Lorsque les troupes, ennemies

se déployèrent dans les plaines qui environnent la grande

cité; elle se ,trouvait dépourvue de 'tout moyen de dé-fense. Les débris d'un corps de trente mille hommes,

surpris et défait sous les murs de Laon où son artille-

rie avait été perdue, s'étaient, il est vrai, répliés sur la

capitale, dans la ferme confiance qu'ils y trouveraient

des forces auxquelles ils pourraient se rallier. Mais on

ne pouvait considérer comme telles quelques élèves de

l'Écolè polytechnique groupés autour d'une vingtaine

de pièces de canon hissées sur Montmartre, et quelques

gardes nationaux qui, sans ordre et par inexpérience du

danger, avaient témérairement affronté le feu d'un poste

avancé. Tout le reste était sur la route de Blois avec la

régente et les autorités fugitives qui avaient déserté à

la vue de l'ennemi.

Le frère de l'empereur venait d'être nommé gouver-

netir; il avait été le premier à reconnaître la nécessité

à'urie prompte capitulation. C'était ce même roi Joseph

qui, surpris à Vittoria, dans sa retraite de Madrid', con-

naissait par expérience les inconvénients d'une évacua-

tion tardive. Si défection simplifiait singulièrement la

question.' Elle laissait sans police et sans direction une

ville ouverte et populeuse, qu'une multitude turbulente

menaçait à chaque instant de mettre à sac. Il ne lui res-

tait donc d'autre ressource que de se rendre. Subir la

1. Ses bagages et ses trésors furent pillés par les guérillas.

Page 603: les ruines de la monarchie française 1

DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE

loi du'vainqueur, c'était .se mettre sous sa protection.

Tous les. notables- de 'l'administration et du com-

merce, entre lesquels le banquier Laffitte se montrait des

plus impatients, demandaient à capituler. Il n'y avait

donc plus. à balancer. Les troupes régulières auraient

pu intervenir' mais elles n'étaient pas assez nombreuse s

pour contenir les citoyens armés; ceux-ci s'étaient mis

d'eux-mêmes en rapport direct avec le quartier, général

des alliés1 il était donc impossible de faire face en

même temps aux ennemis, qui bloquaient toutes les

issues par lesquelles on aurait pu faire une sortie. Ainsi

le maréchal commandant fut obligé, pour sauver l'ar-

mée, d'évacuer la ville qu'il ne pouvait plus protéger.

On a gratuitement attribué à Napoléon des plans

imaginaires que l'envahissement stratégique du pays ne

lui laissait ni le loisir de méditer ni la possibilité de

mettre à exécution. Sa résistance stérile pouvait bien

donner lieu à quelques rectifications dans les manœu-

vres préméditées, mais les coups de main qu'il quali-

fiait de batailles n'élaient qu'un temps d'arrêt dans la

marche imperturbable de l'ennemi. On était générale-

ment persuadé que la chute du trône impérial serait

signalée par une de ces catastrophes mémorables qui

associent toute une nation à la destinée d'un grand

homme. S'il en a conçu la pensée, il îtti a fallu un an

de patience et d'observation pour la mûrir. Mais en 1814

il n'y avait ni assez de résignation ni assez d'énergie

pour prendre ou souffrir une résolution désespérée.

L'incendie de Paris n'eût pas exalté le ressentiment na-

tional comme celui de la sainte Moscou, et l'empereur

1. Un officier de la garde bourgeoise, nommé Peyïe, prit sur lui de

se présenter comme parlementaire devant l'empereur de Russie.

Page 604: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

fût demeuré seul responsable de cette inutile revanche.

Ses lieutenants savaient comme lui que la dernière res-

source du pays était épuisée. Il n'y avait plus de direc-

tion centrale pour coordonner les évolutions, d'ailleurs

très-restreintes, de chaque corps isolé, souvent sans chef

et sans drapeau. Aucun ordre, aucune indication n'aver-

tissaient les généraux poursuivis par l'ennemi que l'em-

pereur était encore à leur tête.

On a ridiculement accusé le duc de Raguse d'avoir

trahi la cause impériale, pour avoir sauvé, sans ordres,

les restes de son corps d'armée, comme si des officiers

généraux abandonnés à eux-mêmes avaient à prendre

d'autre conseil que de leur prudence et de leur courage.

Dans l'impossibilité de combattre avec une chance de

succès, le premier devoir du général n'est-il pas de

conserver son armée? Dans la crise qui menaçait Paris,

c'était beaucoup de pouvoir évacuer son matériel et se

retirer sans être attaqué. Or les entrevues du maréchal

Marmont avec le prince de Schwartzenberg, à Essonnes,

n'avaient pas d'autre objet.`

Ce traité, où le lieutenant de Napoléon stipule, au-

tant qu'il est en lui, pour la sûreté personnelle de-celui

qu'il doit croire sans ressource et qu'il ne peut secou-

rir, n'engage en rien l'avenir et se horne au fait spécial*

de l'évacuation de Paris. Il avait pour résultat de con-

server à l'empereur ce qui restait d'un corps d'armée

que quelques jours de repos permettraient de réorga-

niser. Enfin il y était doublement autorisé par le roi

Joseph, qui avait renoncé à défendre la place, par le gou-

vernement provisoire qui venait d'être inauguré, et plus

encore par son isolement, lequel lui conférait, avec le

droit denégocier,

le devoir de sauvegarder l'honneur et

Page 605: les ruines de la monarchie française 1

DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE

la vie de ses soldats. Voilà ce qu'on a appelé la trahison

du duc de Raguse, fausseté que les historiens de la

Révolution et même ceux de l'Empire ont couverte de

leur autorité1.

La position de ce général était délicate, et peut-être

un homme plus délié s'en serait-il tiré plus subtilement.

Mais il semble incontestable qu'en évitant une collision

inutile il a fait au'moins acte de patriotisme et de pro-

bité. On était si loin de l'accuser d'avoir outre-passé ses

pouvoirs et déserté la cause de Napoléon, que lorsque

le duc de Vicence et les maréchaux Macdonald et Ney

furent envoyés de Fontainebleau à Paris pour y porter

ses dernières volontés, ils s'adjoignirent Marmont lui-

même, qui prit partà'toutes leurs démarches et à toutes

leurs conférences.

Il faut donc reléguer tous ces reproches de trahison

parmi les intempérances de l'esprit de parti et les conso-

lations de l'orgueil humilié. Du jour où l'empereur a été

réduit à la défensive, il était perdu, et il n'a été trahi que

par lui-même.

Les souverains alliés ne s'étaient pas encore pro-

noncés sur le sort réservé au vaincu, et la manifestation

publique faite le jour même de leur entrée à Paris,

pour le rappel de la dynastie proscrite par la Révolution,

avait été comprimée. Nul encouragement, nulle révéla-

tion n'étaient venus au secours de l'opinion royaliste,

qu'aucune démonstration conlraire n'avait cependant

osé désavouer. Surpris et humilié de sa double décep-

1. Le spécimen de tous ces récits mensongers est dans un article du

Journal du commerce, du 19 août 1837. C'est nu réquisitoire accompagné

de pièces à l'appui. Mais s'il donne tous les détails de la prétendue tra-

hison, ce qu'il omet d'abord, c'est de la caractériser et de la prouver.

Page 606: les ruines de la monarchie française 1

LES Rl'IXES'DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

tion, le parti révolutionnaire ne pouvait rien par lui-

même il comprit combien il pourrait lui être dange-

reux de s'élever contre cette raison publique, manifestée

par l'instinct populaire qui, daus les grandes calamités,

domine les esprits abattus, triomphe de toutes lés répu-

gnances et signale, par intuition, la voie encore ou-

verte ausalut.

Les sentiments secrets du czar inclinaient à rétablir

la famille royale, on en était généralement persuadé

toutefois on croyait aussi qu'il ne prendrait pas sur

lui d'exclure du trône le petit-fils de son fidèle allié. Les

conseillers de la régence proclamaient, à Blois, Napo-

léon Il; et peut-être leurs efforts auraient-ils prévalu, si

la mëre du roi de Rome s'était prêtée aux vœux de ses

beaux-frères. Mais cette princesse avait pris en dégoût

la cour au milieu de laquelle sa mésalliance l'avait

transplantée. Elle ne pouvait se faire illusion sur la

cause politique à laquelle elle' avait été sacrifiée; si

son père avait cru désarmer par ce sacrifice son terrible

ennemi, il était difficile de dissimuler à sa fille ce que sa

situation personnelle avait d'équivoque elle se trouvait

en face d'une rivale plus légitimement investie qu'elle-

même du titre d'épouse elle était déplacée au milieu

des créatures d'une révolution qui avait répandu le sang

d'une autre archiduchesse, sa parente et l'honneur de

sa maison. L'indifférence et l'ennui lui rendaient peu

regrettable le titre d'impératrice elle se vit donc avec

plaisir délivrée de ce splendide esclavage, et se crut plus

dignement protégée avec son fils, par l'empereur dont

elle était la fille, que par quelques princes bannis que

Napoléon avait à peine tirés de l'obscurité en les élevant

sur des trônes.

Page 607: les ruines de la monarchie française 1

DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE

T. I. 38

Cette résolution de Marie-Louise contribua, plus que

toutes les considérations politiques, à fixer les incerti-

tudes de François Il, et par conséquent à la solution

de toutes les difficultés. La pensée dominante des mo-

narques coalisés était de rendre la paix à l'Europe, après

tant d'orages et de déchirements qui avaient ébranlé les

trônes les plus solides et fatigué les peuples autant que

les rois. Telle était surtout la préoccupation exclusive du

czar; et ce généreux entraînement domina la politique

moins désintéressée des cabinets de Londres et de

Vienne. Si ce dernier eût désiré plus de garanties

contre le retour de l'esprit révolutionnaire, le premier

était surtout pressé de faire ratifier par un traité les nom-

breuses usurpations que la guerre universelle lui avait

rendues faciles. Encore épouvantés des atteintes portées

à leur souveraineté par la démocratie et par la conquête,

la plupart des princes n'auraient accepté qu'avec inquié-

tude le maintien do l'Empire français, sous la minorité

d'un fils de Napoléon; toutes les controverses aboutis-

saient donc naturellement au rétablissement de la mai-

son de France, comme au meilleur gage de sécurité

qui pût répondre de l'avenir.

Tandis que cette grande question s'agitait encore

dans le conseil des rois, elle était tranchée par l'opinion

publique. La nation était aussi désenchantée de la gloire

militaire qu'elle l'avait été, quelques années auparavant,

des orgies de la liberté il arriva un moment où toute

autre proposition que celle de restaurer la monarchie

eût été repoussée. Les irrésolutions des alliés et l'obsti-

nation même de l'armée avaient concouru au triomphe

du principe de la légitimité; et le Sénat impérial, en*

traîné malgré lui au delà de ses droits constitutifs, fut

Page 608: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIEFRANÇAISE-, a

le premier à demander la déchéance de l'empereur.

Une acclamation universelle répondit à ce signal.

Les députés présents à Paris s'assemblèrent spontané-

ment, et, le 2 avril 1814, confirmèrent par un vote una-

nime le sénatus-consulte qui déposait Napoléon. Le con-

seil général du département, consulté sans aucun retard,

émit le vœu plus explicite du rappel de la maison de

Bourbon et de l'exclusion de la famille Bonaparte. Les

adhésions arrivèrent de toutes parts les tribunaux, les

administrations et toutes les corporations sepronon-

cèrent dans le même sens. Les autorités instituées par

l'empereur lui-même furent les plus pressées d'abjurer

leurs serments; et partout des fonctionnaires isolés et

de simples individus se prétendaient les organes et les

interprètes de l'opinion publique. Il n'existait alors ni

pouvoir ni police qui pût se donner, la mission d'impri-

mer un tel élan à la nation; et, quel qu'en soit l'instiga-

teur secret, ce mouvement n'a pu se produire que parce

qu'il était la révélation d'une pensée commune.

Ainsi celui que la France avait encensé comme un

dieu, qui naguère dictait des lois à l'Europe et se quali-

fiait encore d'empereur et roi, se trouva tout à coup

sans sujets, sans soldats et sans asile, réduit, pour ne

pas tomber à la merci du vainqueur, à prendre conseil

de ses généraux qui, la veille encore, ne pensaient et

n'agissaient que sur un signe de sa volonté. Il essaya

Vainement de déposer sur la tête de son fils la couronne

tombée de la sienne, il lui fallut se résigner à abdiquer

sans condition, <

Son, stoïcisme ne se démentit pas dans cette extré-

mité sans récriminer contre l'oppression qu'il subissait

à son tour, il mit à profit le peu de temps qui lui était

Page 609: les ruines de la monarchie française 1

DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE

laissé pour mettre ordre à ses affaires personnelles. Il

demanda, pour prix de son abdication, que le titre qu'il

s'était acquis par vingt ans de combats et de gloire lui

fût conservé, et qu'une dotation suffisante pour soutenir

ce haut rang devînt un article formel du traité à conclure

entre les alliés et la France. Tout lui fut généreusement

accordé. Quant aux intérêts de la France elle-même, il

n'en fut fait aucune mention. Celui qui venait d'attirer

au sein de ses provinces les innombrables légions des

puissances liguées contre lui n'exprima pas même un

vœu pour que son indépendance et sa nationalité fus-

sent respectées. Il eût cependant été honorable de son-

ger à d'autres intérêts que les siens et non moins com-

promis, uniquement par sa faute.

En supposant que les richesses accumulées dans les

mains de ses frères ne pussent suffire pour défrayer la

maison de l'empereur à l'île d'Elbe, il avait, dans les

majorats et les principautés fondés par lui en Italie, en

Pologne et en Allemagne, une large hypothèque à des

indemnités que la magnanimité de ses ennemis ne lui

aurait pas marchandées. Il y avait plus de prévoyance

que de fierté à faire payer par la France le prix de sa

rançon. Traitée avec moins de libéralité que lui, la

France dut comprendre que satisfaction suffisante ne lui

était pas donnée, à elle dont l'assentiment tacite et l'i-

naction avaient rendu la victoire si facile! Le dernier

roi de Suède refusant la pension que lui avaient votée

les États, et les Bourbons n'emportant dans l'exil que les

regrets de leurs amis, avaient donné d'autres exemples

de dignité et de désintéressement.

La chute de Napoléon est un événement non moins

mystérieux et non moins providentiel que son éléva-

Page 610: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

tion; tout observateur sérieux sera frappé de la même

pensée; il lui suffira d'en approfondir les causes média-

tes où immédiates, d'étudier sincèrement les incidents

et les péripéties qui ont préparé et rendu aussi inévi-

table qu'inattendu ce dénouement d'un drame inouï

dans l'histoire humaine. Le génie qui avait conçu l'Em-

pire avec audace, l'avait tissu de prodiges et l'avait fait

triompher des plus grands obstacles, devait et pouvait

seul précipiter sa ruine, à la stupéfaction de ceux-là

mêmes qui avaient vaincu sans avoir rien prévu pour

cette éventuàlité.

Les faits signalent de grandes fautes, de faux cal-

culs et de fatales circonstances leur résultat les con-

state, mais ne les explique pas. Si nous disons qu'une

préoccupation inavouable, permanente, inexorable, fut

la source de ses erreurs, inspira ses combinaisons les

moins justifiables et les lacunes de sa haute intelli-

gence, les esprits vulgaires, accoutumés à ne voir que

la surface des choses, ne manqueront pas de traiter de

paradoxe ou de préjugé superstitieux une assertion

aussi téméraire. L'autorité d'un homme de foi n'est

d'aucun poids aux yeux de ceux qui n'en ont pas et la

plume même de Joseph de Maistre ne parviendrait pas à

leur rendre palpable l'évidence d'une vérité importune.

Cependant il y'a des faits devant lesquels s'inclinent

les préventions les plus obstinées, et s'il en est qui

révèlent l'inquiétude dont l'imagination du puissant

empereur était obsédée, s'il fut induit par elle aux actes

qui ont interrompu le cours de ses prospérités et fermé

ses yeux sur leurs conséquences plus ou moins éloi-

gnées, il faudra bien reconnaître en lui seul l'artisan

do ses revers et le premier auteur de sa perte.

Page 611: les ruines de la monarchie française 1

DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE

Ce ne sont pas certainement les deux rois ses suc-

cesseurs qu'on peut soupçonner de l'avoir renversé. Ils

n'ont su ni saisir ni conserver le sceptre que des évé-

nements supérieurs à la sagesse des hommes leur

avaient rendu.Mais le souvenir de la légitimité ne l'en

a pas moins fait tomber des mains de celui qui l'avait

si glorieusement repris à la Révolution vaincue; Pour

le reconquérir sur elle, les deux princes exilés n'avaient

aucune des conditions que réunissait en lui le vain-

queur de l'Italie et du Directoire, ni surtout l'énergie

et la perspicacité requises pour rétablir dans sa pléni-

tude le principe d'autorité. Fils de la Révolution, il

tenait d'elle une popularité qui lui rendait facile ce que

les défiances des factions en possession du pouvoir

eussent rendu impossible à tout autre. L'habitude du

commandement lui avait d'ailleurs donné l'expérience

des hommes qu'il 'avait à combattre et le tarif des con-

sciences démocratiques.

Il est naturel qu'aspirant àla souveraineté nominale,

dont il avait toute la réalité, il ait conçu la pensée et

l'espoir d'écarter de son chemin là seule rivalité capa-

ble de lui faire ombrage. La cause des frères de

Louis XVI était désespérée il put se flatter de les

désintéresser en leur offrant des compensations assez

dignes d'eux pour les venger de l'abandon de l'Europe.

Le rôle de réparateur des torts de la Révolution et de

protecteur de la maison royale était à la mesure de son

orgueil.

Mais le noble refus du prétendant détruisit pour

jamais cette illusion. La déclaration du descendant de

Louis XIV, signée de tous les princes qui l'avaient

salué, quoique banni, comme l'héritier incommutable

Page 612: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

d'un trône consacré par tant de siècles, restera le fait le

plus mémorable du règne de Louis XVIII, mais aussi

le mécompte le plus irritant qu'ait subi Napoléon dans

tout le cours de sa brillante carrière. Il s'efforça en

vain de désavouer sa démarche et d'en couvrir l'incon-

venance par- des dédains affectés ses insultes n'ont

révélé que la profondeur de sa blessure et la violence

de son dépit. Il s'y livra avec toute l'imprévoyance de

la passion et comme si, entraîné par la fatalité, il dut

être le propre instrument de sa perte, en s'acharnant

à la poursuite de cefantôme de légitimité, partout où

il croyait en saisir les derniers vestiges.

Soit que le sang du duc d'Enghien ait été, comme

on n'a pas rougi de l'imprimer, un gage donné à la

Révolution pour la rassurer sur son intronisation soit,

ce qui est plus admissible, que'la cause de ce crime ait'

été celle que lui attribuent les Mémoires du prince de

Hardenberg, il n'en restera pas moins une odieuse

violation du droit des gens, et non-seulement la plus

honteuse action du règne de Napoléon, mais la fatalité

de sa gloire et de sa puissance.

La protection qu'il avait eu la présomption d'offrir

aux petits-neveux de Philippe-Auguste et de saint

Louis dégénéra en une haine aveugle, et cette haine

modifia sa politique elle l'induisit à des actes de vio-

lence et de perfidie que le prestige de ses victoires ne

put jamais faire oublier.

Les Bourbons, chassés de Naples par lui, trouvèrent

un refuge sous le pavillon britannique, vainqueur à

Trafalgar. Leur séjour en Sicile fut une manœuvre

dont le machiavélisme anglais sut se faire un moyen

puissant de tenir en échec le conquérant encore inviti-

Page 613: les ruines de la monarchie française 1

DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE

cible, de veiller sur l'Espagne et de donner à l'Europe

le signal et l'exemple d'une résistance énergique. La

reine de Naples, fatiguée et irritée du joug' insolent do

ses protecteurs, fit sonder Napoléon sur ses dispositions

dans le cas où elle se verrait réduite à lui demander un

asile mais, tout au désir implacable d'anéantir sa race,

il refusa cette occasion unique de se montrer plus grand

et plus généreux que l'Anglais, et peut-être de le

chasser honteusement de la Sicile.

Il régnait sur le trône de Naples et pensait en avoir

exclu pour jamais ses anciens rois, en mettant à leur

place un de ses lieutenants dont la bravoure, appuyée

d'une armée française redoutable, semblait lui garantir

la possession.

Cependant une autre branche de Bourbons subsis-

tait encore en Espagne. Elle était sous la domination

d'unfavori sans portée; soumise au bon plaisir de

l'empereur des Français, elle le voyait disposer de ses

soldats et de ses finances comme si le royaume eût été

une de ses provinces Napoléon n'avait donc ni intérêt

ni prétexte plausible à dépouiller cet allié fidèle de sa

souveraineté nominale.

Mais le crédit exclusif du favori et l'insolent abus

de ses richesses toujours croissantes excitaient à la

cour et dans le public un sourd mécontentement qui

finit par éclater. L'aveugle confiance du roi dans le

prince de la Paix le rendait sourd à toutes les repré-

sentations. L'héritier du trône fut proclamé; une révo-

lution de palais, comme nous l'avons dit déjà, mit en

opposition le père et le fils. L'empereur fut choisi pour

arbitre. C'est à Bayonne qu'il leur donna rendez-vous.

Après avoir écouté leurs griefs, il les déclara l'un et

Page 614: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

l'autre déchus do la couronne, et il la transféra, de sa

propre autorité, à son frère Joseph. Cet étrange procédé

ne fut appuyé d'aucune considération politique autre

que la volonté impériale, et les conférences de Bayonno

demeurèrent comme un monument unique d'arguties

dérisoires et de cynique oppression.

La terreur qu'inspirait le vainqueur de l'Europe

contint la juste indignation des rois, menacés par la

confiscation imprévue d'un trône qui avait été, sous

Charles-Quint> le premier de la chrétienté. Mais le peu-

ple espagnol ressentit vivement l'insulte faite à sa

nationalité. Il sut braver avec audace la gigantesque

puissance qui prétendait l'asservir, et inaugurer spon-

tanément la plus formidable des conspirations, celle

d'une haine sourde, profonde, universelle, consacrée

par la conscience et l'honneur national, sanctifiant

toutes les ruses comme les instruments nécessaires

d'une juste vengeance tactique familière aux plus fai-

bles et qui compense tous les abus de la force. Des

Pyrénées aux bords de la Méditerranée, les embûches,

les assassinats, les surprises nocturnes attendirent par-

tout les soldats isolés, les détachements égarés et les

convois mal escortés. Les assaillants, toujours invisi-

bles, se rassemblaient et se dispersaient à des signaux

inconnus, pour se mêler à la population, leur complice.

Trois cent mille Français et les plus illustres généraux

furent dévorés, en moins de quatre ans, par cette terre

inhospitalière, patrie de la patience implacable.

Le prestige était détruit, et l'exemple de cette résis-

tance héroïque émut les générations de vaincus appe-

lées à venger leurs pères. Vienne le conquérant,- fier

de ses légions renouvelées, se levant plus menaçant

Page 615: les ruines de la monarchie française 1

DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE

que jamais, ce n'est plus aux rois, mais aux pouples

qu'il s'attaquera. Ses conscrits, pâles débris do sa

vieille garde moissonnée, succomberont à la fatigue

des marches incessantes qui ont illustré sa propre stra-

tégie. Ses alliés, humiliés de servir sous le drapeau

qui les avait forcés de le suivre, l'abandonneront au

premier revers. Les corps francs harcèleront et trou-

bleront tous ses mouvements. La jeune Allemagne et

les autres sociétés secrètes éventeront tous ses secrets

et séduiront ses courtisans. Dans les capitales mêmes

qu'il aura envahies, il cherchera on vain avec qui trai-

ter, à qui faire des concessions, envers qui se montrer

magnanime.

Ce grand général a fait de grandes fautes qu'auraient

évitées de simples praticiens du métier de la guerre.

Plusieurs de ses campagnes furent elles-mêmes des

fautes qu'une saine politique et de plus'sages combi-

sons auraient empêchées ou interrompues. C'est dans

les revers que sa prescience s'est signalée c'est dans les

hasards que son génie s'est élevé aux plus subites inspi-

rations. Rien de surprenant qu'il ait eu foi dans sa for-

tune et qu'il ait lutté contre l'impossible il est trop avéré

qu'il n'a pas prévu les suites déplorables et infaillibles do

son obstination. Son retour de l'île d'Elbe prouve sura-

bondamment que son esprit aventureux le rendait sourd

aux conseils de la prudence mais il n'en est pas moins

acquis à l'histoire que la décadence de son génie et de

sa fortune date de la guerre d'Espagne qu'il se l'est

attirée par une mauvaise action, et qu'il a été porté à

cet acte inqualifiahle par une pensée plus mauvaise

encore, car ses révélations embarrassées do Sainte-

Hélène ne prouvent qu'une chose, le dépit ou le ro-

Page 616: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

mords. Qu'avait-il besoin de repousser les obsessions

de l'ombre du duc d'Enghien?

Les dernières campagnes de Napoléon et son second

règne éphémère de cent jours ont légué à la France des

calamités incommensurables et une décadence dont il

est douteuxqu'elle

se relève. Mais l'éclat de'son règne

et le prestige de ses victoires ont tellement halluciné

les générations contemporaines qu'on oublie le mal

qu'il a fait au pays, pour ne se souvenir que de ses con-

quêtes, dontaucune

ne lui survit, et du spectacle encore

vivant, dans les esprits peu sérieux, de tous les rois de

l'Europe humiliant devant lui leurs dynasties séculaires

et briguant son alliance. Cependant il a essayé en vain

d'élever sa maison au-dessus d'elles; il n'a pas même

été donné à ce roi des rois de faire souche de ses frères

et de ses lieutenants, il n'en est pas un seul qui n'ait

été réduit à cacher sa tête découronnée sous la protec-

tion de quelque prince héréditaire ayant survécu au

maître de ses États, son suzerain d'un jour.C'est que les dynasties ne se fondent pas, comme le

pouvoir, par la force et la volonté il leur faut encore la

durée et le respect de plusieurs générations. Rarement

les conquérants oùt assez de loisir pour préparer la place

de leur héritier, et la postérité de Gengis-Khan est plus

légendaire qu'historique. Alexandre eut des successeurs

qui ne tenaient pas beaucoup au droit dynastique que

lui-même avait reçu de Philippe de Macédoine. Le droit

d'aînesse, rayé du code Napoléon, se concilie difficile-

ment avec la fiction dérisoire de la transmission des

titres de noblesse, dont l'uuique signification consiste en

une particule ajoutée au nom propre;

On peut avoir foi dans l'avènement d'une famille

Page 617: les ruines de la monarchie française 1

DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE

princière dont le fondateur sera doué d'une puissance

morale assez haute pour ne répudier ni l'expérience du

passé ni la nature des choses. Qu'il honore les débris

des dynasties déchues, les défende, les maintienne ou

les relève, sans les envier ni les craindre, et il sera bien

près d'être adopté par elles. Car là où la véritable gran-

deur se révèle, là est la force que lui apporte la con-

science humaine. jC'est en poursuivant des ombres que

les intelligences s'égarent. En respectant l'Espagne,

Napoléon honorait et fortifiait son Empire. Il n'avait

rien à redouter de la lignée de ses rois, tant qu'elle

végétait sur le trône. Par quelle vertu secrète, inerte et

désarmée, a-t-elle eu la force de le renverser?

Il demeure donc à jamais prouvé que la haine et la

peur de ses victimes a troublé son esprit et poussé sa

fortune à des actes et à des excès qui l'ont conduit à sa

perte. Il a évoqué lui-même des ombres royales, si peu

redoutables pour lui qu'aucune n'a pu se maintenir sur

les trônes relevés par ses mains.

§ V. DES DÉCHIREMENTS QUI AURAIENT ASSAILLI LA FRANCE

SANS LE RETOUR DES BOURBONS.

On n'avait pas encore sondé toute la profondeur des

plaies faites à la France par la Révolution; ses ennemis

heureusement ignoraient le parti qu'ils auraient pu

tirer de la centralisation de toutes les forces vitales du

pays dans une ville souveraine; dans ce foyer de cor-

ruption et d'égoïsme, le patriotisme est en effet une

simple et banale formule; on n'y attache aucun sens;

tout sentiment généreux est tourné en dérision et toute

conscience mise à l'encan vaste caravansérail où les

Page 618: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

étrangers sont mieux accueillis que les provinciaux, et

où tout ce qu'il y a de plus rare, c'est un vrai citoyen.

Depuis qu'on a découpé la surface du pays en petites

fractions à peu près égales, pour appliquer à chacune

le même fçein administratif sorti d'un moule uniforme,

les dernières traces de nationalité ont disparu.' On a

cru faire merveille en effaçant les nuances de l'esprit de

localité, et il se trouve que le foyer où s'allume l'amour

de la patrie s'est éteint. 11 n'y a plus de Bretons, de

Flamands, de Provençaux, de Gascons, de Bourgui-

gnons ou de Normands; mais il n'y a plus de Français.

Des colons vivant dans chaque espace géométriquement

circonscrit sont les administrés du gérant qu'on leur

donne sous le nom de préfet, et les serfs attachés à la

glèbe de la Loire ou de la Seine, de la Vilaine ou de

l'Ain. Mais les maîtres résident à Paris; les départe-

ments n'en sont que les tributaires. Aucun ne vit d'une

vie qui lui soit propre. Il leur est même interdit de se

secourir mutuellement, s'ils n'y sont autorisés. C'est de

Paris qu'ils attendent des ordres pour agir, des pachas

pour les diriger, des secours dans leurs besoins, un

ingénieur pour s'ouvrir un chemin, fonder une école

ou construire une fontaine.

Jamais interdiction légale ne fut plus absolue, né-

gation plus complète, servitude plus humiliante. Les

franchises municipales se réduisent à la vassalité des

maires, choisis par le préfet en dehors des notabilités

dont on redouterait l'indépendance. Cette tutelle abjecte

et cette misère font pitié c'est pourtant ce qui fait l'or-

gueil de la Révolution. Il y a égalité d'impuissance, con-

formité de bassesse; aucune sommité, aucune digue

n'arrête le torrent dévastateur qui, sous les noms de

Page 619: les ruines de la monarchie française 1

DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE

budget, de centimes additionnels, de recrutement, d'é-

cole primaire et de toutes les inventions fiscales ou

vexatoires destinées à dépouiller ou à garrotter les fa-

milles, envahit toutes les richesses et toutes les libertés,

étouffe tout sentiment d'honneur et de charité.

Que serait devenue la France de Charles VII, si le

peuple et le roi de Paris avaient été le peuple et le roi

du pays? Où Henri IV aurait-il trouvé des asiles contre

les sbires de la police centrale, et les Guises eux-mêmes

un refuge contre les envahissements de Philippe II, si

la France, fractionnée en quatre-vingt-six départements,

avait attendu pour se prononcer que les Seize lui en eus-

sent donné le signal ?

Ceux qui l'ont réduite à celte nullité ont sans doute

quelque raison de s'en féliciter, puisqu'ils ont pu lui

imposer impunément le joug d'une bureaucratie tracas-

sière, tirer tout le sang de ses veines et escompter cha-

que goutte de ses sueurs. Mais vienne un conquérant

qui leur coupe les vivres, à quoi lui serviront leurs bas-

tilles impuissantes? Vienne un usurpateur de bas étage,

une coterie de pédants, une troupe de saltimbanques ou

tout autre ramas d'aventuriers, de charlatans ou de mal-

faiteurs qu'une émeute, un coup de main, moins que

cela, un vote surpris aux Chambres, investissent du

pouvoir, et la France, disséminée en quatre-vingt-six

fragments privés de séve et de liberté, n'aura pas un

organe pour exprimer son indignation, pas un soldat

pour la défendre; et la France baissera la tête en rou-

gissant, si même elle rougit et n'applaudit pas 1.

1. Cela était écrit longtemps avant la république improvisée en 1848.

L'escamotage des pauvres hères qui se sont travestis en gouvernement

provisoire est un finit naturel de nos institutions et qui peut se renou-

veler tous les ans, comme les autres produits de la nature.

Page 620: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

C'est ce que la Révolution et l'invasion ont deux fois

démontré jusqu'à l'évidence; c'est ce qu'en matière de

calcul on appelle une contre-preuve. Pas un sacrifice

généreux, pas même un murmure n'est venu protester

contre les conséquences de l'occupation de Paris. Il a

suffi que cette ville fût prise pour que toute la Franco

se tînt pour conquise, sans capitulation et sans appel.

Inutile de dire qu'il a fallu pour la vaincre la ligue

''de tous les rois; inutile d'ajouter qu'ils ont encore pro-

fité de son épuisement et de la réaction des esprits con-

tre le régime militaire. Ce ne sont pas les armées seu-

lement, mais les plus ignobles factions qui disposent

de la nation comme de leur propriété, pourvu qu'elles

datent leurs ordres de Paris. Ses maîtres ont été le club

des Jacobins et la Commune de 1794, le septembriseur

Danton et l'incorruptible Robespierre les janissaires

d'Augereau et les gamins des barricades. Si ce n'est

pas là une dégradation profonde et un esclavage ca-

ractérisé, à quels signes reconnaître les nations dégé-

nérées? 2

Les formes parlementaires, bien loin d'être une ga-

rantie contre de si honteuses usurpations, les enfantent l

le plus souvent et les favorisent toujours. On achète,

on épouvante ou l'on décime les majorités. Une mino-

rité factieuse, délibérant en leur absence, les représente

fictivement et les disperse. Le prestige du vote, fût-il

convaincu de faux, accrédite et consacre les absurdités

et les attentats les plus palpables. On l'a vu sous le rè-

gne des Constitutions lès plus en garde contre les sur-

prises. Ce sont ceux qui les invoquent avec le plus de

ferveur qui les violent avec le plus d'impudence. Il

est résulté de la souveraineté du scrutin que la voix

Page 621: les ruines de la monarchie française 1

DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE

d'un ignorant suffit pour convertir en loi le plus gros-

sier outrage au bon sens. L'injustice devenue loi af-

fecte les allures du droit et oblige comme lui. La lé-

galité et la légitimité expriment deux parallèles qui ne

se touchent jamais et n'ont plus de rapport entre elles.

Avec de tels antécédents, et en réparation des griefs

reprochés à la France républicaine et impériale, les

puissances coalisées pouvaient donc impunément la

ruiner et l'opprimer, y entretenir le feu des dissensions

qui l'épùisaient depuis vingt ans, et en finir avec elle

comme avec la Pologne. Ni les prétextes ni .les auxi-

liaires n'auraient manqué à cette combinaison plus

odieuse que chimérique. Lessophistes

de la Révolution

n'auraient pas été les derniers à la justifier et à la

servir; et plusieurs d'entre eux auraient préféré ce dé-

nouement à celui d'une restauration de la royauté, qui

les humiliait et mettait en évidence l'ignominie de leur

patriotisme prétendu.

Du côté des alliés, il y avait plus d'un ressentiment

et plus d'une ambition inclinant à cette politique vin-

dicative. Chaque jour de retard dans la solution d'une

situation aussi tendue était donc un danger pour le

pays et un aliment de plus aux intrigues diplomati-

ques.

Les princes dépossédés par Napoléon espéraient tous

être indemnisés sur les provinces de l'Est, et, par une

rancune traditionnelle, le conseil aulique avait ,en quel-

que sorte autorisé leurs prétentions, en laissant percer

l'intention de n'évacuer ni la Lorraine, ni l'Alsace, ni

la Franche-Comté. On parlait même assez ouvertement t

de rétablir l'ancien duché de Bourgogne, dont la fusion

avec la Belgique aurait eu des chances de durée que

Page 622: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

l'amalgame de celle-ci avec la Hollande ne pouvait faire

espérer, en raison do la différence de moeurs, de croyance

et d'idiome.1

Ce n'est pas tout d'autres questions aussi graves

furent agitées dans les conciliabules tenus à Paris, avant

que les empereurs eussent publié leur décision.

Une éventualité particulièrement redoutée des enne-

mis invétérés de la France, c'est qu'elle rentrât intacte

et réconciliée sous l'autorité de ses anciens xois, car elle

ne tarderait pas longtemps à recouvrer sa vigueur un

moment énervée et il deviendrait dangereux de l'of-

fenser. Le même cabinet qui avait allumé l'incendie

de 1789, au risque d'en être consumé, et s'était quel-.

ques années plus tard efforcé de ranimer la guerre ci-

vile de l'Ouest en coopérant au rétablissement du

royaume des Bourbons, ne dissimulait pas son intention

de l'affaiblir et do le dominer. Les profonds dissenti-

ments qui a\aient armé les habitants de la Vendée et

des provinces du Midi étaient un germe puissant de

trouble qui s'offrait tout d'abord à la pensée. En effet,

partout où les populations, fidèles à leurs croyances, ont

été opprimées par la Révolution et se sont révoltées

contre elle, il existe une minorité dévouée à tous les

pouvoirs persécuteurs, qui ne peut supporter le mépris

dont elle se sent poursuivie, et se croit toujours menacée

de représailles. Ce sont deux peuples ennemis, respi-

rant le même air et se heurtant à chaque pas. Si l'auto-

rité supérieure est impartiale et modérée, la majorité

reprend ses droits, n'en abuse point, parce qu'elle sent

sa force, mais tient ses adversaires dans une sorte d'in-

terdit, moins comme dissidents politiques que comme

gens do probité suspecte. Si c'est la Révolution qui pré-

Page 623: les ruines de la monarchie française 1

DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE

T. 1. 39

vaut dans les conseils, ses partisans célèbrent son triom-

phe par des délations, des insultes et des destitutions;

ce qui rend les réactions toujours imminentes et les

cœurs toujours implacables.

Donner à cette minorité perturbatrice un moyen de

se perpétuer, et à ce système de bascule un moteur in-

fatigable, au sein d'un gouvernement représentatif, était

une combinaison perfide, mais infaillible. Ou le cœur de

l'homme aurait changé, ou les populations, objet de

défiances etide vexations continuelles, doivent finir par

exiger ce que l'Irlande demande inutilement à J'Angle-terre, ce que la Suisse, la Hollande, l'Union américaine,

et plus récemment la Belgique, ont obtenu par la force

une nationalité distincte et justice de leurs persécuteurs.

Qu'un secours intelligent soit offert à propos aux pro-

vinces opprimées, et elles sont aisément entraînées à

secouer le joug de la centralisation.

Effet inévitable des révolutions en faisant d'un

peuple deux nations incompatibles, elles arrivent tôt

ou tard à la division du territoire lui-même. Les majo-

rités qui abusent de leur supériorité enseignent aux mi-

norités à se coaliser; et, à plus forte raison, la majorité

qu'une minorité opprime à l'aide d'une administration

partiale est-elle disposée à saisir la première occasion

de s'affranchir. Les gouvernements qui s'appuient sur

un parti, quelque nombreux qu'on le suppose, n'ont pas

de lendemain.

Si ces prévisions n'ont pas été l'objet des délibéra-

tions diplomatiques, elles ressortènt des négociations

ouvertes sur des questions identiques, et des ménage-

ments qu'on a toujours affectés envers les hommes et

les principes de la Révolution. Elles ont d'ailleurs été

Page 624: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA. MONARCHIE FRANÇAISE

formulées dans des Mémoires où, sans s'attribuer au-

cune part de la conquête, on faisait une telle répartition

de ses provinces qu'il n'y aurait plus de royaume de

France, pas même de comté de Paris, mais autant de

principautés que de prétendants une pour l'héritier

légitime, une pour la branche d'Orléans, une pour le

roi de Rome, et la part de la Révolution, enfin, sous le

nom de ville libre et de cité des arts'.

Tandis que ces rêveries faisaient diversion à la mar-

che rapide des faits, un peu moins flexible^ue celle des

idées, des intrigues plus positives cherchaient à se

mêler aux événements, sinon pour en dominer les con-

séquences, au moins pour tâcher de les modifier et sur-

tout pour en profiter. Des rapports ne tardèrent pas à

s'établir entre les agents diplomatiques étrangers et les

chefs connus des partis qui divisaient la France. Tous

étaient disposés à donner les mains à une transaction

qui simplifierait la situation en forçant Napoléon de

déposer les armes. Le mauvais génie de la Restauration

fit tomber la plus active de ces négociations sous l'in-

fluence de l'homme le plus hostile au droit et le plus

incapable de dévouement, mais aussi le plus propre,

par la versatilité de sa conduite publique et la. flexibilité

de ses principes, à rallier à la cause qu'il embrasserait

toutes les répugnances illogiques et toutes les con-

sciences douteuses. Les services que M. de Talleyrand

passe pour avoir rendus à la royauté sont d'une nature

fort équivoque; mais on ne peut lui refuser le mérite de

lui avoir épargné des embarras et aplani le chemin;

inutile d'ajouter que le prudent diplomate ne s'avança

1. Notre ami, M. Bergasse, a vu cet étrange Mémoire aux mains du

czar Alexandre.

Page 625: les ruines de la monarchie française 1

DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE

pas sans s'être bien convaincu que la Restauration était

inévitable.

Tant que durèrent les conférences de Châtillon, il se

tint prudemment à l'écart. Les droits de Napoléon

n'étaient pas contestés, et quelque dures que fussent les

conditions acceptées par M. de Caulaincourt il ne

tenait qu'à lui d'y souscrire. Mais l'ancien ministre de

l'empereur des Français ayant été accueilli avec bien-

veillance par celui de toutes les Russies, il n'eut pas

de peine à* deviner ses voeux secrets, et il s'attacha à

gagner sa confiance en les secondant avec discrétion.

Les parvenus de l'Empire ne comprenaient pas que

leur chef nesefûtpas contenté du royaume de Louis XIV,

et ce.luxe de modération, étalé par la peur et l'égoïsme,

fut un des moyens les plus efficaces invoqués par Tal-

leyrand pour détacher d'une cause perdue les sénateurs,

les principaux fonctionnaires et jusqu'aux serviteurs de

Napoléon. A mesure que le bruit d'une restauration

prochaine de la royauté des Bourbons prenait plus de

consistance, on comprenait mieux les avantages qui

devaient en résulter pour la France et pour tous les

intérêts compromis. Le royaume des Bourbons pouvait

en effet décliner toute solidarité des torts de l'Empire

envers l'Europe. Il rendait à tous les partis, amis ou

ennemis, leur nationalité menacée et la liberté, sinon

de lutter encore, au moins d'exposer leurs griefs devant

une autorité intéressée à les concilier et disposée à ou-

blier ce qu'elle n'avait pas le droit de pardonner.

Si les monarques, désarmés par cette pacifique in-

tervention, s'inclinaient sans rancune devant un vieux

roi sans soldats, qui avait supporté dignement le mal-

heur et l'exil, c'est que son retour, étant un gage de

Page 626: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

salut et de paix_pour le pays, en était un de concilia-

tion pour eux-mêmes. Cela était évident les plus déses-

pérés y prirent confiance; ils abjurèrent, au moins pour

quelques jours, leur haine pour un régime qui, à tout

prendre, leur inspirait encore moins de dégoût et

d'épouvante que le joug imposé par la conquête.

Mais sans la terreur qu'inspirait encore le lion

vaincu, sans la nécessité de recourir au seul moyen

qui se présentât de trancher toutes les difficultés à la

fois et d'ôter tout prétexte aux désirs à peine contenus

chez une partie des alliés d'invoquer le droit de la

guerre pour s'indemniser aux dépens de la France, il

est douteux qu'on eût proclamé de prime abord le droit

des frères de Louis XVI car en le reconnaissant on

renonçait implicitement à celui des représailles. Néan-

moins une circonstance trop peu remarquée contribua

à refroidir l'ardeur de ceux des princes coalisés qui

convoitaient les dépouilles du vaincu et comptaient sur

le démembrement des provinces à leur convenance.

Bien que la Révolution eût négligé d'entretenir les

places fortes qui l'avaient cependant protégée contre

une première invasion, bien que les bataillons du con-

quérant regardassent avec dédain les bastions de Vau-

ban en défilant sous leurs murailles démantelées pour

aller chercher l'ennemi à quelques cent lieues au delà,

on ne tarda guère à rendre hommage à la prévoyance

de celui qui les avait élevées lorsque les flots de Tar-

tares poussés de Moscousur Paris inondèrent le terri-

toire jusqu'alors immaculé de la patrie, on revit avec

autant de bonheur que de surprise poindre au-dessus

du sol envahi ces colonnes inébranlables qui soute-

naient encore l'édifice chancelant et opposaient leurs

Page 627: les ruines de la monarchie française 1

DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE

triples portes crénelées aux efforts impuissants du vain-

queur. Ces portes ne s'ouvrirent qu'aux vaincus deman-

dant un abri à leurs retranchements hospitaliers. Ils y

trouvèrent sûreté et protection. Leurs munitions et leur

matériel de guerre y furent recueillis'et renouvelés.

Bientôt ces remparts longtemps silencieux résonnè-

rent du bruit des armes et demeurèrent sourds à toutes

les sommations. Ils ne répondirent qu'à la voix d'un

gouvernement national et ne se rendirent qu'aux fils

du grand roi qui avait préparé des asiles à ses armées

infidèles.

L'Europe, qui avait rassemblé toutes ses forces pour

écraser Napoléon et qui avait réussi, s'arrêta devant

cette grande ombre. La jeune France voudrait en vain

s'affranchir de la reconnaissance qu'elle doit aux Bour-

bons. Eux seuls pouvaient désarmer la colère de ses

ennemis et faire révoquer les dures conditions imposées

à l'empereur. Si la magnanimité du czar Alexandre le

portait à ne pas abuser de la victoire, il n'en était pas

ainsi des princes que Napoléon avait humiliés ils ne

voulaient pas manquer l'occasion d'en tirer vengeance.

Mais ils furent étonnés d'une résistance si énergique et

si inattendue, et plus d'un céda à la crainte de rencon-

trer, derrière les créneaux qu'il fallait assiéger, un second

Denain et le drapeau de Yillars.

Cette observation peut servir à faire apprécier la

distance qui sépare les exploits fugitifs du plus grand

conquérant des fondations durables d'un souverain hé-

réditaire. En résultat, on a laissé la France de Louis XIV,

encadrée dans les frontières inexpugnables tracées par

lui, entre les montagnes qui la protègent, les niers et

les fleuves qui l'enrichissent. Pourquoi ce respect? C'est

Page 628: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

que ce monarque avait plus de jugement encore que

d'ambition en posant des bornes à son territoire, il

songea d'abord à le faire plus compacte, afin de le

rendre moins vulnérable. Ses traités se sont basés sur

des considérations d'une bien haute politique et des

raisonnements irréfragables, on peut l'affirmer, car

l'Autriche a dressé ses tentes au sein même des provinces

qu'elle avait dû céder, et elle n'a pas osé invoquer ses

anciens droits pour justifier sa tentation évidente d'user

de sa victoire pour les reprendre. La cause de sa retenue

n'a rien de mystérieux, elle est même honorable pour

cette puissance dont la longanimité et la prudence tra-

ditionnélle ont toujours pesé les conséquences des

événements auxquels elle s'est trouvée mêlée, puissance

qui a su résister et survivre à toutes les révolutions et

jusqu'au remaniement de son territoire, sans y perdre

rien de sa force réelle ni dé sa considération politique.

Il y eut quelque chose de cette prévoyance et de

cette sagesse dans les campagnes de Louis XIV. La

constitution de tous les peuples renferme une vertu

d'expansion involontaire, déterminée par la nature du

climat, la position géographique ou l'activité des esprits;

ce qui explique la tendance des nations hyperborées à

envahir les contrées méridionales, et celle de lAngleterre

à demandera la mer ce que lui refuse l'exiguïté du

territoire resserré par ses rivages. Toute la science

consiste à s'arrêter à point pour s'affermir, et à ne pas

abuser des faveurs de lafortune

en dépassant le but

qu'on s'est proposé. La France aussi avait besoin de

s'asseoir, et pour cela de retrouver les points d'appui

que les guerres des siècles précédents lui avaient

enlevés. Louis XIV eut le bon esprit do s'en contenter,

Page 629: les ruines de la monarchie française 1

DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE

et ses voisins comprirent que la sécurité de l'avenir

tenait au respect de ces bornes naturelles, désormais

signalées par la solennité des traités.

En hérissant de forteresses sa frontière belge, ce

grand roi voulut que ses ennemis, s'il s'en présentait

de nouveaux, fussent bien avertis que le côté faible de

ses États en était aussi le mieux gardé il entendit qu'on

ne lui disputerait pas impunément la suzeraineté d'un

pays que ses campagnes sans défense, ses produits

sans débouchés et ses villes ouvertes mettaient à sa

merci, par les nécessités de la paix autant et plus que par

les lois de la guerre. Il a tort, en effet, celui qui s'obs-

tine à lutter contre la nature des choses la Belgique

est française tant que de nouveaux bouleversements

ne viendront pas déranger l'équilibre européen, elle

n'aura qu'une existence précaire et tendra, malgré elle,

à se réunir à la France. Le Rhin est la limite nécessaire

de l'État le plus manifestement circonscrit par la nature

l'intérêt des populations qui l'en séparent est plus im-

périeux que le sien, puisqu'elles ne peuvent vivre et

prospérer que par lui. Il faut donc que la fusion s'opère

tôt ou tard, fût-ce par la conquête de la France elle-

même.

Mais si la franche et noble adhésion de l'empereur

d'Autriche au rétablissement- des descendants de

Louis XIV avait imposé silence à tous les ressentiments

et mis un terme à toutes les intrigues diplomatiques, il

n'avait été pris, par les puissances coalisées, aucune

mesure nette et décisive contre l'esprit révolutionnaire

et pourtant cet esprit ne menaçait pas la France seule.

On n'avait pas pris non plus de sûretés suffisantes con-

tre Napoléon, et celui-ci n'avait pas même engagé sa

Page 630: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINESDE LA MONARCHIEFRANÇAISE

parole en échange de la souveraineté indépendante qui

lui avait été concédée. La généreuse confiance du czar,

trompée par la crédulité un peu naïve du duc de Riche-

lieu autant que par la duplicité du prince de Bénévent,

en avait fait le protecteur des constitutions parlemen-

taires. Le roi de Prusse, touché de la part que les

sociétés secrètes avaient prise dans l'œuvre de sa déli-

vrance, se refusait à toute répression préventive de l'abus

qu'elles pouvaient faire de don imprudente tolérance.

L'Angleterre, enfin, ne s'était nullement occupée do

rassurer ses alliés sur les réserves suspectes de sa poli-

tique. Ni déclaration publique, ni accession formulée,

ni explicationamiable,

ne garantissaient son concours

pour l'avenir..

Il est vrai que le destin de la France, contre laquelle

l'alliance avait été contractée, ayant été remis aux

mains de son souverain, sa mission était accomplie, et

elle pouvait se considérer comme dissoute. C'était à

Louis XVIII de se tenir en garde contre la réaction des

passions et des intérêts froissés par son avènement.

Il était responsable, envers les alliés, de toutes les

éventualités qui pouvaieL: compromettre le repos de

l'Europe.

Cependant il n'avait pas été consulté sur les conces-

sions faites à Napoléon et dont la France devait subir

les charges. La résidence de l'empereur déchu était trop

voisine de ses anciens États pour n'être pas un sujet

sérieux de troubles et d'alarmes. La solennité étudiée

de ses adieux à l'armée, après son abdication, n'était

pas faite pour rassurer l'opinion sur ses vues ulté-

rieures. Il se présenta à elle en victime s'immolant,

comme Décius, pour le salut de la patrie, mais sous la

Page 631: les ruines de la monarchie française 1

DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE

condition de laisser à son fils une couronne qu'il met

« sous la garde de ses fidèles soldats > L'appareil dra-

matique avec lequel- il se fait apporter ses aigles si long-

temps victorieuses, les embrasse en répandant des lar-

mes et proteste par son émotion muette contre la vio-

lence qu'il souffre, n'était rien de moins qu'une menace

et une déclaration de guerre. N'avoir pas paru com-

prendre le sens de ce défi, c'était l'accepter.

Les suites déplorables de la rentrée en France do

l'exilé de l'ile d'Elbe sont donc imputables à l'impré-

voyance des cabinets de l'Europe, et peut-être à la tra-

hison de quelques-uns, autant qu'à l'incurie et à l'aveu-

glement de celui de France. Ce dernier pourrait même

justifier sa noble confiance dans la foi des traités, si lo

20 mars 1815 n'avait pas été suivi de la loi du 5 septem-

bre 1816 et de tous les actes inintelligents ou révolu-

tionnaires qui ont été couronnés par les journées de

Juillet 1830. Ce n'était guère la peine, en effet, de bri-

ser le joug impérial pour retomber sous celui de la

Révolution, plus lourd et plus avilissant que le plus

dur despotisme.

Napoléon lui-même, malgré la supériorité incon-

testable de son intelligence, était redevenu le vassal de

cette Révolution dont l'alliance impie le condamnait à

ne commettre que des fautes quand il voudrait marcher

en dehors du sentier fangeux et sanglant creusé par

elle. Il avait, dans l'essor de sa jeunesse héroïque,secoué le joug de ses premiers engagements et plané

glorieux au-dessus des abimes. Mais, replacé volontai-

rement sous leur tutelle à l'âge ou l'empire de l'habi-

tude n'a plus de contre-poids dans l'énergie de l'àme,

il ne devait plus s'en relever.

Page 632: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

Les preuves de son aveuglement aux jours de sa

décadence sont aussi éclatantes que celles de son inspi-

ration dans sa marche ascensionnelle vers l'Empire.

Après l'invasion déloyale de, l'Espagne, il pouvait

encore entreprendre de grandes choses sa puissance

était sans rivale; mais il ne sut ni les faire sanctionner

par l'admiration des peuples, ni les conduire à bonne

fin. En partant pour la Russie, il laissait une notable

partie de ses plus habiles officiers et de ses troupes les

plus aguerries se consumer dans la péninsule et y élargir

la plaie que déjà plus d'une défaite avait envenimée;

puis il emmenait avec lui, pour les remplacer, des étran-

gers qu'il s'était aliénés par leur défaite et des géné-

raux qu'il avait humiliés par ses victoires. Il n'avait

pris aucune précaution contre leur défection éventuelle.

Cette confiance est au moins étrange, car lui-même ne

se piquait pas d'une fidélité scrupuleuse aux termes de

ses traités, et tout récemment un général espagnol,

confiné à l'embouchure de l'Escaut, avait donné l'exem-

ple de la désertion en trouvant moyen de s'embarquer

avec -tout le corps qu'il commandait, sous les yeux

mêmes de l'armée française dont il faisait partie.

Cependant, après sa fatale retraite de Russie, Napo-

léon no changea rien à ses premières dispositions, ral-

liant sous son drapeau les mêmes auxiliaires rebutés ou

suspects, et maintenant au delà des Alpes et des Pyré-

nées, dans les murs de Hambourg et de Dantzick, la

plus disponible et la plus grande partie de ses troupes,

les régiments encore intacts et les plus éprouvés.

Après les désastres de Moscou, ceux de Leipzick

ont encore de quoi surprendre, puisque après avoir

rassemblé, en quelques mois, une seconde armée non

Page 633: les ruines de la monarchie française 1

DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE

moins dévouée et munie d'un matériel formidable,

l'empereur ne la ramena sur les champs de bataille que

pour l'y laisser ensevelie.

Il n'en persiste pas moins, après la défection de tous

ses auxiliaires passés à l'ennemi, à maintenir aux extré-

mités de l'Europe, comme s'il eût voulu l'étreindre

plus étroitement à mesure qu'il la sentait s'échapper de

ses mains, l'élite des troupes qui lui restaient il se pré-

parait d'ailleurs, avec les débris de quelques régiments

déjà vaincus, à faire tête à toute la coalition maîtresse

de ses communications et d'une partie de ses provinces.

N'est-il pas permis de voir dans cette obstination

inexplicable, dans, cette imprévoyance inaccoutumée

et dans cette accumulation de fautes que couronne

l'abandon de la capitale par toutes les autorités chargées

de la protéger, le signe d'une intelligence plus haute et

d'une justice plus logique que celles de la divinité

nommée Fatum par les anciens ?

Quant aux exploits sans résultat possible qui ont pu

retarder de quelques semaines la prise de Paris, n'est-

il pas absurde d'admettre que Napoléon ait jamais eu

la prétention d'entreprendre avec quelques restes de

régiments ce qu'il n'avait pu faire avec six cent mille

hommes pleins d'ardeur et de confiance? Il y a plus

que de la crédulité à supposer chez ses ennemis assez

de maladresse pour se laisser surprendre, les uns après

les autres, dans des embuscades, ou s'engager étourdi-

ment dans le labyrinthe d'une ville populeuse. Une poi-

gnée d'hommes peut renouveler contre d'innombrables

bataillons le sacrifice des Thermopyles, mais non sur-

vivre à une lutte aussi inégale.

Les succès, la grandeur et la gloire de Napoléon,

Page 634: les ruines de la monarchie française 1

LES RUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

nous les attribuons exclusivement à la mission qu'il

avait noblement acceptée et qu'il a, en grande partie,

remplie, d'enchaîner la Révolution, de flétrir ses doc-

trines et de démasquer les fourbes qui l'avaient servie,

puisqu'il a fait do.ces apôtres de la liberté et de l'égalité

les recrues de sa noblesse et de sa livrée.

Toutes les fautes qui l'ont conduit à sa perte, toutes

les injustices par lui commises envers les États qu'il a

troublés ou envahis et les hommes qu'il a persécutés ou

immolés; tous les malheurs qu'il a amassés sur la

France, et notamment par les deux invasions qu'il faut

attribuer à lui seul, viennent du pacte qu'il a renouvelé

avec cette même Révolution au moment de son avène-

ment à l'Empire.

Dans la scène des adieux à ses soldats, qui a pré-

cédé son départ de Fontainebleau pour l'île d'Elbe, il

laisse assez clairement percer le désir et l'espérance de

les revoir, n'ignorant pas que la Révolution, moins

vaincue et moins captive que lui, est déjà en mesure de

combattre la royauté dont il présageait les impru-

dentes concessions. Il compte sur elle pour préparer

son retour, et c'est elle, en effet, qui présidera à toutes

les intrigues dont le dénouement éclate au 20 mars.

Aussi vit-on l'empereur, le visage serein et souriant

aux commissaires chargés de le conduire à sa destina-

tion, se prêter complaisamment à leur surveillance et

les rassurer sur la responsabilité de leur mission. Ils

s'occupèrentdonc beaucoup plus de pourvoir à sa

sûreté que de prévenir son évasion et tel fut effective-

ment le seul objet de leur sollicitude. Ils durent croire,

aux démonstrations des départements qu'ils curent à

traverser, que la France répudiait à jamais celui qu'elle

Page 635: les ruines de la monarchie française 1

DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE

avait porté sur le pavois, car les malédictions et les

menaces l'attendaient sur toute la route, et malgré la

protection de son escorte son voyage ne fut pas sans

quelque danger.

Cependant il devait, dans quelques mois, parcourir

ces mêmes départements en triomphateur et les traver-

ser aux acclamations du même peuple qui le poursui-

vait de ses imprécations. Mais alors nul ne se faisait

illusion sur les causes de sa chute. Le pays tout entier

y applaudissait comme au signal de sa délivrance. Sa

famille, impatiente de quitter la France, se dirigeait

sur l'Italie, l'Allemagne et les États-Unis elle ne son-

geait ni à revendiquer la succession impériale ni même

à se prévaloir de sa qualité de Française. Joseph acquit,

du prix de ses couronnes d'Espagne et de Naples, de

vastes domaines dans le nouveau monde. Lucien et

Louis jouirent à Rome, asile de tant de grandeurs

déchues, d'une vie somptueuse et tranquille, et Jérôme

trouva un honorable accueil à la cour qui lui avait

accordé la main d'une princesse plus fidèle à ses devoirs

d'épouse qu'il ne l'avait été lui-même à ses premiers

nœuds.

Napoléon avait tant abusé de la France qu'on a dû

croire que, dans sa pensée, elle ne devait pas lui sur-

vivre. Il se préoccupa d'elle, dans ses traités et ses

allocutions, uniquement pour formuler avec ostenta-

tion le sacrifice qu'il faisait à son repos d'une puissance

qui n'était déjà plus. Mais son évasion de l'ile d'Elbe et

les calamités que son interrègne de cent jours a attirées

sur le pays donnent la mesure de sa sincérité. Le guer-

rier qui montra tant d'impassibilité dans toutes les

crises de sa vie, qui sut se tirer de tous les périls avec

Page 636: les ruines de la monarchie française 1

LES BUINES DE LA MONARCHIE FRANÇAISE

tant de bonheur et de prudence, qui marchanda avec

tant de présence d'esprit son abdication, pouvait bien

vouloir que les peuples se sacrifiassent pour lui, mais

non se sacrifier avec eux.

Il aurait dû pourtant s'accuser seul de l'extrémité à

laquelle était réduite la fortune de la France et la sienne.

Il avait étendu son empire au delà de toute limite natu-

relle et de toute cohésion possible, dompté les nations

civilisées du xvme siècle, comme les premiers conqué-

rants avaient fait des peuples barbares ou amollis de

l'ancien monde. Mais il avait oublié de prévenir, comme

eux, par l'extermination et la servitude leurs réac-

tions et leurs représailles. Napoléon n'avait pas l'am-

bition brutale des Gengis-Khan et des Tamerlan. S'il

avait soif de pouvoir, il était plus insatiable encore de

renommée, et si l'admiration pouvait s'imposer, c'eût

été le premier tribut qu'il aurait exigé des vaincus. Son

génie fut incomplet sans doute, mais c'est par la qua-

lité qui l'honore le plus toujours porté vers l'idéal, il

visait au but avant d'avoir mesuré les obstacles et jugéles distances.

A force de surexciter la France, il l'a énervée, et

au jour du jugement il l'a trouvée inerte et défaillante.

Il avait imaginé de changer ses mœurs, d'anéantir ses

souvenirs, de lui imposer des notabilités factices, sans

s'inquiéter des vanités froissées, des convictions révol-

tées et des intérêts sacrifiés. Toutes ses conceptions

faisaient violence à la nature des choses et, ce qui est

plus téméraire encore, aux préjugés et aux habitudes;

sa volonté devait donc finir par se briser en se heur-

tant à de telles impossibilités. La puissance de l'homme

ne prévaudra jamais contre le principe conservateur du

Page 637: les ruines de la monarchie française 1

DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE

monde moral et les conditions des sociétés humaines.

On peut les dominer, les troubler ou les anéantir, mais

non les.refondre. Les lois de la création ont prescrit à

l'intelligence des bornes qu'elle s'efforce en vain de

franchir. Le résultat de son audace ne sera jamais que

la démonstration de sa faiblesse.

FIN DU TOME PREMIER

Page 638: les ruines de la monarchie française 1
Page 639: les ruines de la monarchie française 1

TABLE DES MATIÈRES

DU TOME PREMIER

I~'TnODCCTfOf. [

LIVRE PREMIER

Grandeur de la monarchie française causes de sa longue durée

et de sa mort subtte.

Laudandis pretiosior ruinis.

(SIDOINE APOLMNAmE, Ch. XXXU.)

CHAPtTKË l. De la France ancienne. 53

CHAPITRE Il. Origine et grandeur de la monarchie française. 69

CHAPITRE III. De la providence des dynasties inamovibles. 91

CHAPITRE IV. Du principe civilisateur de la monarchie française. 106

g l'r. De la propriété. <. 109

il. Du droit divin. 161

CHAPITRE V. Siècle de Louis XIV. 184

§ ler. La civilisation n'est fécondée que par l'autorité. 186

il. Administration de Louis X!V. 195

111. De la personnatité de Louis XIV. 208

CHAP1TRE VI. Décadence de la monarchie. 217

§ ler. Vieillesse et testament de Louis XIV. 217

§ It. De la régence. 242

§ III. Rè~nedeLouisXV. 257

CHAPtTRE Vil. Participation du clergé gallican aux erreurs du dix-

huïtiéme siécle. 276

CnAprrnE VIII. Règne de Louis XVt. 337

§1~. Ministère Turgot. 345

§ IL Émancipation de l'Amérique. 351

g 111, Des trois ministères de Necker. 365

T. 1.· 40

Page 640: les ruines de la monarchie française 1

TABLE DES MATIÈRES

I

Génie de la révolution française; crimes et déceptions de

t ? ses sectaires.

Ch \pitbe 1. De la France avant 1789. 390

Ciupitre Il. Des fausses idées sur la Révolution française. 408

§ Ier. Des sociétés secrètes et de la secte des illuminé?.. 410

g If. Des préjugés accrédité" par la Révolution 1G9

§ III. De la part prétendue par la Révolution aux succès

des armées françaises 493

Chvpitre III. Du Consulat et de l'Empire 523

§ I»". Gloire et génie de Bonaparte 52fj

§ II. Concours fatal de la Révolution à l'avéncmcnt do

l'Empire, première cause de sa ruine. 537

§ III. L'esprit de conquête, seconde cause de sa ruine. 535

§ IV. Napoléon seul responsable de sa chute. 567

§ V. Des déchirements, qui auraient assailli la France sans

le retour desBourbons. >w^ 603

UVRE DEUXIÈME

Monslrum horrendum, informe, ingens, oui lumen

ndeiïiptura. (Virbile, Enéide, Liv.'Ill.)

FIS DE LA TABLE DU TOME PKEMIER.

· Sceaux. – Typ. Cli.iraire et Kila.