Les romancières françaises

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RENTRÉE LITTÉRAIRE LE CAHIER CRITIQUE DE 30 PAGES www.magazine-litteraire.com - Septembre 2010 LES ROMANCIÈRES FRANÇAISES Mme de Lafayette, George Sand, Françoise Sagan, Annie Ernaux, Marie NDiaye… Des femmes puissantes ENQUÊTE LES ÉCRIVAINS ÉTRANGERS JUGENT NOTRE LITTÉRATURE T 02049 - 500 - F: 6,50 E AVANT-PREMIÈRE Une nouvelle inédite de Raymond Carver GRAND ENTRETIEN L’apocalypse selon Antoine Volodine numéro 5OO

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D’abord cantonnées à une réductrice « science du coeur », elles témoignent au XXe siècle d’une grande diversité, rétive à l’effet d’école.

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RENTRÉE LITTÉRAIRE LE CAHIER CRITIQUE DE 30 PAGES

www.magazine-litteraire.com - Septembre 2010

LES ROMANCIÈRES FRANÇAISESMme de Lafayette, George Sand, Françoise Sagan, Annie Ernaux, Marie NDiaye… Des femmes puissantes

ENQUÊTE LES ÉCRIVAINS ÉTRANGERS JUGENT NOTRE LITTÉRATURE

T 02049 - 500 - F: 6,50 E

AVANT-PREMIÈRE Une nouvelle inédite de Raymond Carver

GRAND ENTRETIEN L’apocalypse selon Antoine Volodine

numéro5OO

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Septembre 2010 Le Magazine Littéraire

3 Éditorial

Édité par Sophia Publications74, avenue du Maine, 75014 Paris.Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94Courriel : [email protected] : www.magazine-litteraire.comService abonnements Le Magazine Littéraire, Service abonnements 22, rue René-Boulanger, 75472 Paris Cedex 10Tél. - France : 01 55 56 71 25Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25Courriel : [email protected] France 2010 : 1 an, 11 numéros, 58 €.Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter.Pour joindre directement par téléphone votre correspondant, composez le 01 44 10, suivi des quatre chiffres placés après son nom.

RédactionDirecteur de la rédactionJoseph Macé-Scaron (13 85)[email protected]édacteur en chef François Aubel (10 70) [email protected]édactrice en chef adjointe Minh Tran Huy (13 86) [email protected]édacteur en chef adjoint Hervé Aubron (13 87) [email protected] couverture A noirConception maquette Blandine PerroisDirectrice artistique Blandine Perrois (13 89) [email protected] photo Michel Bénichou (13 90) [email protected]/éditrice web Enrica Sartori (13 95) [email protected] Valérie Cabridens (13 88)[email protected] Christophe Perrusson (13 78)Directrice administrative et financièreDounia Ammor (13 73)Directrice commerciale et marketing Virginie Marliac (54 49)Marketing directGestion : Isabelle Parez (13 60) [email protected] : Anne Alloueteau (54 50)Vente et promotionDirectrice : Évelyne Miont (13 80) [email protected] messageries VIP Diffusion Presse Contact : Frédéric Vinot (N° Vert : 08 00 51 49 74)Diffusion librairies Difpop : 01 40 24 21 31PublicitéDirectrice commerciale Publicité et Développement Caroline Nourry (13 96)Directeur commercial adjoint Jacques Balducci (12 12) [email protected]é littéraire Marie Amiel - responsable de clientèle (12 11) [email protected]é commerciale Françoise Hullot - responsable de clientèle (12 13) [email protected] comptabilité Nathalie Puech-Robert (12 89) [email protected] Imprimerie G. Canale, via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie.Commission paritairen° 0410 K 79505. ISSN- : 0024-9807

Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus.Copyright © Magazine LittéraireLe Magazine Littéraire est publié par Sophia Publications, Société anonyme au capital de 115 500 euros.Président-directeur général

et directeur de la publicationPhilippe ClergetDépôt légal : à parution

Par Joseph Macé-Scaron

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A u moment où paraît ce 500e numéro du Magazine Littéraire, la presse, qui, chaque année, réduit encore davantage l’espace consacré à la littérature, aura ouvert en grand dans ses colonnes les

vannes à cette marée de papier qu’est la rentrée litté-raire. Pourquoi pas. Nous n’avons jamais ici encensé ni dénigré ce (bref) état de grâce éditorial. Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise rentrée, principe stupide s’il en est un. Il y a des romans, des récits, des ou-vrages qui méritent d’être remarqués parce qu’ils enrichissent la littérature, parce qu’ils apportent un nouvel éclai-rage sur notre époque ou, parfois, parce que, plus simplement, ils révèlent un ta-lent naissant ou confirment la construc-tion d’une œuvre. Encore faut-il remettre en perspective cette actualité littéraire. C’est notre parti pris, et que nous hono-rons cette fois-ci en présentant un dossier sur les romancières françaises.Cette rentrée littéraire est marquée par la parution d’un nouveau roman de Michel Houellebecq, La Carte et le Territoire . L’écrivain nous conte d’une manière apparemment classique l’existence d’un véritable artiste, Jed Martin, qui devient un « artiste contemporain » en commençant par réifier les cartes Michelin (en leur donnant un aspect de territoire) et qui recevra, plus tard, sexe, gloire, et surtout argent, après avoir sollicité l’appui, pour écrire le catalogue de son exposition et pour servir de modèle, d’un cer-tain Houellebecq Michel, tiré de son exil irlandais.

L’ auteur fait dire à un de ses personnages qu’une des rares qualités est l’obsession. Les lecteurs trouveront donc des considé-

rations très houellebecquiennes sur le sexe, la mort, l’effroi et la vacuité de nos vies contemporaines. Ils découvriront, en outre, avec plaisir, une vue en tranche, à la manière de Damien Hirst, de ces vaches sacrées que sont le monde de l’art et celui des af-faires. Cette mise en coupe réglée risque d’entraîner un contresens. Sans doute, les critiques vont-ils déceler dans ces pages le souci d’amuser ou, pis, de

faire rire. Or le romancier a au moins un point com-mun avec le philosophe mécontem porain Alain Fin-kielkraut : une franche dé-testation du rire, qu’il assi-mile à une grimace de notre époque. Les marques ou les célébrités – ce qui revient souvent au même – qui grouillent dans ces pages développent non pas un co-mique mais un tragique de situation. Houellebecq em-prunte dans ce roman da-vantage à Lichtenberg ou à Blake qu’à Woody Allen.

J e ne suis pas sûr que les livres de Houelle-becq soient faits pour

être aimés. Quelle drôle d’idée, d’ailleurs, que de vouloir « aimer » un écri-vain. Peut-on vraiment « aimer » la peinture d’un Schiele ou d’un Munch ? Sans doute pas. Mais nous pouvons tout du moins essayer de les comprendre. Houellebecq est un écrivain qui ne triche pas – et ce, depuis au moins la biographie qu’il consacra autrefois à Lovecraft. L’auteur d’Extension du domaine de la lutte ne se regarde pas écrire. Il nous dit quelque chose sur le monde, sur « son » monde, sa façon de voir le monde. Sa démarche est suffisam-ment riche pour donner lieu à un livre d’Aurélien Bellanger, Houellebecq écrivain romantique , qui l’inscrit dans toute une tradition littéraire. Nous reviendrons sur La Carte et le Territoire ainsi que sur cet essai. Attendons juste que les bateleurs de foire, qui situent la littérature quelque part entre la course en sac et la dégustation de l’andouillette, aient rangé leurs tréteaux.

La Carte et le Territoire, Michel Houellebecq, éd. Flammarion, 428 p., 22 . (En librairie le 8 septembre.)

Houellebecq écrivain romantique, Aurélien Bellanger, éd. Léo Scheer, 250 p., 18 .

Houellebecq, encore une fois

Je ne suis pas sûr que les livres de Houellebecq soient faits pour être aimés. Quelle drôle d’idée, d’ailleurs, que de vouloir « aimer » un écrivain.

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Cercle critique

Inédit

Je vais faire un tour.

Dossier : en savoir plus

Portrait d’éditeur

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Sommaire n° 500 septembre 2010

La France est-elle toujours une puissance littéraire ? Le point de vue des écrivains étrangers. Jean Echenoz est l’un des auteurs hexagonaux les plus appréciés hors de nos frontières.

Photos de couverture : MP/Leemage – Georges Dudognon/Adoc Photos – Olivier Roller/Fedephoto. © ADAGP-Paris-2010 pour les œuvres de ses membres reproduites à l'intérieur de ce numéro.

Dossier : les romancières françaises. Critique : spécial rentrée littéraire. Grand entretien avec Antoine Volodine.

Actualité

L’éditorial de Joseph Macé-Scaron Contributeurs Courrier Enquête La France est-elle toujours

une puissance littéraire ? La vie des lettres Édition, festivals,

spectacles... Les rendez-vous du mois

Le cahier critique

Arnaud, Qu’as-tu fait de tes frères ? Mathias Énard, Parle-leur de batailles,

de rois et d’éléphants Philippe Forest, Le Siècle des nuages Chantal Thomas, Le Testament d’Olympe Antoine Sénanque, L’Homme mouillé François Taillandier, Time to Turn Michaël Ferrier, Sympathie pour le fantôme Yves Ravey, Enlèvement avec rançon Jérôme Ferrari, Où j’ai laissé mon âme Agnès Desarthe, Dans la nuit brune Marie Nimier, Photo-Photo Virginie Despentes, Apocalypse bébé Patrick Lapeyre, La vie est brève

et le désir sans fin Mathieu Riboulet, Avec Bastien J. M. Coetzee, L’Été de la vie Sarah Waters, L’Indésirable David Trueba, Savoir perdre Will Self, Le Livre de Dave Sofi Oksanen, Purge Jim Harrison, Les Jeux de la nuit Ali Smith, Girl Meets Boy Bret Easton Ellis, Suite(s) impériale(s)

Le dossier

Les romancières françaises, dossier coordonné par Cécile Guilbert

Mme de Lafayette, par Belinda Cannone Femmes de lettres au xviiie siècle,

par Benedetta Craveri George Sand, par Diane de Margerie Colette, par Elisabeth Ladenson Violette Leduc, par Carlo Jansiti Françoise Sagan, par M.-D. Lelièvre Nathalie Sarraute, par Claude Arnaud Hélène Bessette, par Céline Minard Marguerite Duras, par Michèle Manceaux Lol V. Stein, par Laurent Nunez Marguerite Yourcenar, par Josyane Savigneau Littérature et mouvements féministes,

par Delphine Naudier Virginie Despentes, par Alexis Brocas Louise de Vilmorin, par Patrick Mauriès Dominique Aury, par Angie David

Dominique Rolin, par P. Boyer de Latour Catherine Clément, Hélène Cixous

et Julia Kristeva, par Aliocha Wald Lasowski Annie Ernaux, Christine Angot, Catherine

Millet... L’écriture de soi, par Nelly Kaprièlian Les expérimentales, par Caroline Hoctan Marie Darrieussecq, par Chloé Brendlé Marie NDiaye, par Chloé Brendlé

Le magazine des écrivains Grand entretien avec Antoine Volodine Archétype Manon Lescaut,

par Chantal Thomas Admiration Raymond Carver,

par Jay McInerney Inédit Une nouvelle de Raymond Carver :

« Où sont-ils passés, tous ? » Le dernier mot, par Alain Rey

Ce numéro comporte 5 encarts : 1 encart abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart Edigroup sur exemplaires kiosque en Suisse et Belgique, 1 encart Faton, 1 encart Studio Ciné Live, 1 encart Atlas sur une sélection d’abonnés.

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Prochain numéro en vente le 23 septembre 2010

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Le Magazine Littéraire Septembre 2010

Événement

J’ usqu’à une date très récente, l’auto-dénigrement passait pour une spécialité franco-française. La rumination morose d’une présumée décadence était même devenue un filon édi-

torial florissant. Mais cette figure imposée d’autof lagellation ne rejaillissait que dans un domaine : le jugement porté sur le rayonne-ment économique de la France. C’était sans compter avec des leaders d’opinion anglo-saxons prompts à donner à ce « franco-déclinisme » une force de percussion inattendue, sinon cruelle. Alors que Michel Houellebecq, l’une

des personnalités les plus remarquées de la littéra-ture française sur la scène internationale, s’apprête à publier un ro man qui suscitera l’attention et la polé-

mique bien au-delà des cercles de la critique fran-

çaise, Le Magazine Littéraire a interrogé une quinzaine d’écri-

vains étrangers sur leur perception de la créativité littéraire

hexagonale.La thèse d’une France

désormais subsidiaire sur la scène culturelle internationale a été défendue et exposée par l’his torien bri-t a n n ique Per r y Anderson , avant

d’être condensée en direction du grand

public international par l’éditorialiste américain Donald Morrison. En décembre 2007, son article retentissant publié dans le magazine Time – qui consacra pour l’occasion sa une à « la mort de la

culture française » (« The Death of French Culture » – fixa les ter-mes du débat. Le verdict à l’en-contre de la « culture qui tombe » s’y révélait sans appel : à l’étran-ger, martelait l’éditorial iste vedette, les produits culturels français n’ont plus la cote ; ils sont pénalisés par une touche horripi-

lante de sophisti cation. Du point de vue anglo-saxon, la littérature, foyer multiséculaire du rayonnement français, ne serait pas victime d’une simple dégringo-lade : rapportée à l’éclat des générations précédentes – « de Molière, Hugo, Balzac et Flaubert à Proust, à Sartre, Camus et Malraux » –, sa Berezina est sans précédent. Et Donald Morrison de recenser avec cruauté le nombre très réduit de traductions de romans français et francophones aux États-Unis, quand chaque rentrée littéraire parisienne est l’occa-sion de célébrer toutes les gloires vivantes du novel américain, de Thomas Pynchon à Philip Roth en pas-sant par Marisha Pessl.Fermez le ban ? Depuis maintenant près de trois ans, les Français, sonnés par ce verdict, oscillent entre l’abattement et l’ironie dénégatrice. La confusion des ressentis et des ressentiments est maximale quand, malgré l’intuition répandue de la partialité de cet « audit » américain, il reste difficile de démêler le vrai du faux. Ainsi que le résume en revanche la roman-cière portugaise Lídia Jorge, « de temps en temps, il faut nous regarder dans le miroir des autres ». Le détour par de grands témoins internationaux, qui confessent leurs dilections et leurs aversions pour certains auteurs comme leurs doutes sur la place du patrimoine littéraire national dans la course

La France est-elle toujours une puissance littéraire ?497 romans français paraissent en cette rentrée. Une production record, mais pour quel rayonnement hors de nos frontières ? Le point de vue des auteurs étrangers.Par Alexis Lacroix et Lauren Malka

La Pensée tiède, Perry Anderson, suivie d’une réponse de Pierre Nora, éd. du Seuil, 2005.

Voir, notamment, Que reste-t-il de la culture française ?, Donald Morrison, suivi du Souci de la grandeur, par Antoine Compagnon, éd. Denoël, 2008.

Anna Gavalda, l’une des signatures françaises se vendant le mieux à l’étranger.

« La littérature française a, hélas ! délaissé toute forme de propos sur la réalité du monde, au profit de l’auscultation de soi. »

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L’hypothèse d’une autarcie régressive de la fiction ne convainc pas tous les écrivains étrangers. Seul l’Israé-lien Avraham B. Yehoshua émet de nettes réserves contre cette écriture de soi qui, de Marguerite Duras à Christine Angot, a formé une lame de fond dans la littérature française contemporaine : « Peu à peu, sous l’influence de Proust, la littérature française s’est, hélas ! écartée des problèmes moraux qui lui don-naient une part de sa densité et de sa force, pour délaisser toute forme de propos sur la réalité du monde, au profit de l’auscultation de soi. » L’Argento-Canadien Alberto Manguel ne perçoit pas les choses ainsi : la grille interprétative de Donald Morrison lui semble erronée, et il n’hésite pas à citer en

planétaire à la traduction, permet d’appréhender sous un jour peu habituel, et certainement salvateur, la « situation » de la littérature française.

Une diffusion parcellaireBien sûr, certains écrivains rejoignent, pour partie, dans un premier temps, le pessimisme crépusculaire de Donald Morrison. Un des axes de la charge de l’édi-torialiste américain consiste à affirmer que, en France, de nombreuses œuvres littéraires, à l’exception de quelques best-sellers, sont difficiles d’accès, ne pou-vant qu’exercer un effet dissuasif sur un large public international et donc freiner les initiatives de traduc-tion. En Pologne, pays très longtemps féru de culture française et soumis, depuis quelques années, à un tro-pisme américain, un écrivain comme Marek Bienczyk semble partiellement adhérer au diagnostic du Time : « Les auteurs français qui sont traduits chez nous sont les classiques ou les grands succès. Parmi les écrivains contemporains, ne sont traduits que les livres qui se vendent bien, mais qui n’ont pas de bonnes critiques dans la presse intellectuelle. » Et l’auteur de Tworki de citer, tour à tour, des romanciers aussi différents qu’Andreï Makine, Éric-Emmanuel Schmitt, Anna Gavalda, Amélie Nothomb ou Frédéric Beig beder. Hormis ces « fabricants » de best-sellers, ajoute-t-il, seul Michel Houellebecq sortirait du lot, en raison des « nombreuses polémiques qu’il a suscitées ». En Po-logne, ajoute-t-il, même les philosophes s’emparent de ses romans « pour en discuter les thèses ». Il en va de même en Allemagne, où Les Particules élémentaires et Plateforme se sont vendus respectivement à 140 000 et 200 000 exemplaires. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Houellebecq a conservé la propriété des droits allemands pour La Possibilité d’une île.Pour persuader ses lecteurs que la littérature française est « difficile d’accès », l’éditorialiste de Time évoquait l’assèchement d’une partie de la fiction contemporaine dans les paludes nombrilistes de l’autofiction.

Michel Houellebecq publie en cette rentrée La Carte et le Territoire. L’une des rares nouveautés très attendues au-delà de nos frontières.

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Un net reflux outre-AtlantiqueQui connaît J. M. G. Le Clézio et Georges Perec aux États-Unis ? Une étroite élite, et encore... En cause, le déséquilibre criant du flux des traductions d’une langue vers l’autre et le désintérêt amé-ricain pour les voix venues de l’étranger. Alors que 40 000 œuvres littéraires écrites en anglais ont été traduites à Pa-ris de 1990 à 2003, seules 640 œuvres françaises l’ont été aux États-Unis dans le même temps.C’est ce qui ressort d’une enquête por-tant sur les échanges éditoriaux entre les deux pays, menée par Gisèle Sapiro, directrice du Centre européen de socio-logie et de science politique. Cette syn-thèse multiplie les données chiffrées éloquentes. De 1980 à 2000, les traduc-tions ont augmenté dans le monde de 50 %. Un chiffre, toutefois, qui n’est pas

synonyme de diversification, « car l’an-glais a renforcé sa position hypercen-trale, de 43 % à 59 % des livres tra-duits ». Loin derrière, « le français s’est maintenu à 10 % ». Une asymétrie quan-titative qui est aussi qualitative : les tra-ductions de romans populaires français aux États-Unis sont quasi inexistantes. En revanche, une écrasante majorité de traductions de l’anglais figurent parmi les best-sellers et les polars, thrillers ou romans sentimentaux en France. Seule note optimiste : Gisèle Sapiro pré-tend déchiffrer « une prise de conscience dans la nouvelle génération et un re-nouveau avec de petits éditeurs qui in-vestissent dans la traduction du fran-çais, comme Arcade fondé par Richard Seaver à New York, ou David Godine à Boston ». A. L. et L. M.

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16 La vie des lettres

I l a lu beaucoup de philosophie, connaît bien la musique élec-tronique, aime les bandes dessinées et les vêtements sportswear : Guillaume Ollendorff, 39 ans, pourrait être le symbole d’une géné-

ration. Celle qui a appris les langues comme on apprend à marcher, a fait de l’Europe son terrain de jeu, s’est épanouie dans le multimédia et commence à prendre en main les moyens de la production cultu-relle. Il est le contraire de l’éditeur qui vit dans le monde des livres : on le soupçonne capable de parler de tout. Après des études de droit, il a travaillé pour Yahoo! à la fin des années 1990, le moment idéal pour observer la bulle Internet gonfler et éclater. « C’est gagner au loto sans y jouer ! » En plus de le mettre en fonds, Internet lui offre l’occasion de rencontrer Grégoire Desseins, avec lequel il s’associe en 2007 pour créer la maison d’édition qui porte leurs deux noms. Par là, Guillaume renoue avec une tradition familiale. En effet, le nom d’Ollendorff, à la fin du XIXe siècle, était celui d’un éditeur qui a publié Maupassant, Jean Lorrain, a refusé Proust – « comme tout le monde » –, avant d’être racheté par Grasset. On imagine la figure de l’arrière-grand-oncle trô-nant au cœur de la mythologie familiale. Le père de Guillaume a aussi travaillé dans l’édition, au Seuil, avant de conseiller les libraires.

Le chant des villes en streamingMais, plus que le dépositaire d’un héritage, Guillaume Ollendorff est fils de son époque. Son obsession : mettre en lien les savoirs, les personnes, les modes d’expression. Ses deux collections orientent donc l’objet livre hors du terrain textuel – l’une vers l’image, l’autre vers le son. La première, « Le Sens figuré », s’inspire de la collection « For Beginners » de l’éditeur américain Writers & Readers, qui pré-sente les grands auteurs sous forme de BD. Elle a donné à Guillaume l’idée de produire des ouvrages illustrés d’introduction à la philo-sophie : « J’avais envie de faire des livres plus beaux, plus osés gra-phiquement. Et surtout, tout Nietzsche en deux heures, je n’y crois pas. » Pas de synthèse, donc : un point d’entrée ludique détermine un parcours visuel et conceptuel. Spinoza aime les exemples ani-maliers – voici Spinoza par les bêtes ; Nietzsche a noté un jour qu’il était le Bouddha de l’Europe – voici Nietzsche l’éveillé. C’est origi-nal, intelligent et... beau. À chaque fois, la plastique et la théorie constituent un ensemble dont les parties s’emboîtent. L’autre collection, « Sampler », livre des portraits d’une ville par sa mu sique. Commencée avec Berlin, elle devrait se poursui-vre par Detroit ou Manchester. Ici, le coup de génie d’Ollen-dorff & Desseins est d’avoir associé au livre un site Internet qui per-met d’écouter en streaming les morceaux qui, de Schönberg aux mu siques techno, font l’identité sonore de Berlin. On peut donc lire l’ouvrage en écoutant la centaine d’œuvres commentées une à une. Ce n’est pas seulement confortable, c’est généreux : on n’est pas censé avoir de la culture avant d’ouvrir le livre. À l’image d’un édi-teur qui semble s’être cultivé par hasard et cite les références les plus pointues comme s’il les avait lues sur le comptoir, en feuilletant un journal gratuit. Maxime Rovere

portraitGuillaume OllendorffAssocié à Grégoire Desseins, le jeune éditeur lie les villes à leurs musiques et la pensée aux images dans deux collections audacieuses.

« J’avais envie de faire des livres plus osés graphiquement. Et puis, tout Nietzsche en deux heures, je n’y crois pas. »

Guillaume Ollendorff, cofondateur des éditions Ollendorff & Desseins.

Cervantès retourne en prisonPour poursuivre l’exploration de Don Quichotte débutée peut-être avec la lecture de notre premier hors-série consacré cet été aux grands héros de la littérature, les éditions Flammarion annoncent la sortie, en janvier 2011, du prochain roman d’Olivier Weber. Un livre centré sur les cinq années que Cervantès passa en captivité, à Alger, au service du renégat grec Dali Mami. L’auteur tentera notamment d’y montrer comment cette incarcération influa sur la rédaction de son chef-d’œuvre.

Un record pour ÉnardLe livre de Mathias Énard, Zone, dont la traduction anglaise doit sortir en décembre, suscite une certaine excitation aux États-Unis, où sa composition – une longue et unique phrase, si l’on omet les passages en flash-back – intrigue. Ainsi le Chicago Tribune s’est amusé à établir un palmarès de la plus longue phrase de la littérature : Énard en sort vainqueur avec sa phrase de 150 000 mots, loin devant Les Portes du paradis, du Polonais Jerzy Andrzejewski, et Cours de danse pour adultes et élèves avancés, du Tchèque Bohumil Hrabal, autres romans d’une seule phrase, mais de 40 000 et 30 000 mots seulement. Voilà Joyce et ses phrases de 13 000 mots dépassé par les chiffres, sinon par les lettres.

Don Quichotte, illustré par Gustave Doré, 1863.

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Septembre 2010 Le Magazine Littéraire

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Andrew Wylie : son « Odyssey » court-circuite les éditeurs.

Michel Houellebecq en 1998, par Ulf Andersen.

Jean Genet, bientôt 100 ansLe centenaire de la naissance de Jean Genet, le 19 décembre 1910, approche et donnera lieu à plusieurs publications et rééditions de circonstance aux éditions Gallimard. Parmi celles-ci, Jean Genet, menteur sublime, récit que Tahar Ben Jelloun a tiré de sa rencontre avec le dramaturge. Notons aussi la reparution des introuvables (sinon en œuvres complètes) Le Funambule (coll. « L’Arbalète »), L’Ennemi déclaré et Splendid’s (éd. Folio). Ceux-ci s’assortissent d’un volume rassemblant des correspondances jusqu’alors ignorées : Les Lettres inédites à Ibis. De nombreux événements sont également prévus : du 19 au 25 septembre, le Théâtre Mouffetard jouera Le Balcon, le Théâtre de l’Europe prépare une semaine Genet (du 22 au 28 novembre). Plusieurs colloques étudieront la figure et l’œuvre de « saint Genet », ainsi que l’appelle Sartre dans son ouvrage (également republié), Saint Genet comédien et martyr.

Clichés littérairesVoilà quarante ans, le célèbre photographe norvégien Ulf Andersen tirait son premier portrait d’écrivain, en immortalisant Michel Butor. Les éditions Anabet publient le 29 octobre un volume reprenant plus de cent de ses photographies d’écrivains, parmi lesquels Rushdie, Camus, Sagan, Beckett ou Houellebecq. Les textes seront signés Pierre Jourde. « Un critique qui s’expose en tant qu’auteur, qui travaille sur l’effet produit par les livres, et connaissant bien cette période, qui coïncide avec son parcours d’écrivain », explique David D’Équainville, cofondateur des éditions Anabet. À l’occasion de la sortie de cet ouvrage, celles-ci organisent un concours de questions portant sur ces quatre décennies littéraires. Pour s’inscrire, il suffit d’écrire à cette adresse : [email protected].

La fiction, espace de penséeEspace d’évasion, la fiction est aussi ce lieu immatériel où se déploie la pensée. Pour le redécouvrir, les éditions Hermann ont lancé une nouvelle collection critique. Intitulée « Fictions pensantes », elle est dirigée par Franck Salaün, professeur de littérature française à l’université de Montpellier. Ses trois premières parutions proposent des analyses de Diderot, des Petits poèmes en prose de Baudelaire, ou encore du naturalisme poétique. Le dernier-né de la collection, signé de Franck Salaün lui-même, s’intitule Besoin de fictions. Sur l’expérience littéraire de la pensée et le concept de « fiction pensante ». De quoi se convaincre de l’opportunité de cette nouvelle collection (80 p., 14 €).

Ellory revient priméLe Magazine Littéraire a été parmi les premiers à vous parler du Britannique R. J. Ellory et de ses « thrillers au ralenti » à l’écriture très travaillée (Seul le silence, Vendetta). Les éditions Sonatine s’apprêtent à publier (le 7 octobre) Les Anonymes, titre qui vient de remporter, en Grande-Bretagne, le prix du meilleur livre policier de l’année. Rappelons que le parcours d’Ellory ressemble à une leçon de courage pour apprenti romancier, puisque, avant d’être internationalement célébré, le romancier a écrit et envoyé pas moins de vingt-deux manuscrits, tous refusés !

numériqueSédition dans l’édition

E st-ce une préfiguration de ce qui attend l’édition française ou une évolution propre à son homologue américaine ? Aux États-Unis, où le marché du livre numérique compte

trois ans d’avance, le célèbre agent d’écrivains Andrew Wylie vient de donner corps à ce qui n’était jusqu’alors qu’un cauchemar pour professionnels du livre : l’édition sans éditeurs. Il a en effet lancé, en partenariat avec Amazon, une collection de livres intitulée « Odyssey ». Celle-ci proposera des textes publiés par ses protégés – il est l’agent entre autres de Salman Rushdie, de Philip Roth ou de Martin Amis. Il s’agira de versions numériques de textes parus en librairie en un temps où il n’était pas encore question de droits numériques dans les contrats. Ces textes ne seront disponibles que sur le site Amazon. Court-circuitées, les maisons d’édition ont condamné cette initiative. Deux des plus importantes, Random House et Macmillan, ont même rompu toutes les négociations en cours portant sur les auteurs représentés par l’agent et étudient les suites judiciaires à donner à cette affaire. Sans illusion : en 2001, Random House avait attaqué en justice l’éditeur numérique Rosetta, qui avait publié plusieurs de ses auteurs sans autorisation. Or le tri-bunal avait donné raison à Rosetta.La réaction la plus intéressante est venue des auteurs. « Les éditeurs sont largement responsables de ce qui leur arrive », a affirmé la Guilde des écrivains. Celle-ci estime que les droits d’auteur pratiqués par Odyssey représentent « 60 % à 63 % du prix de vente ». Un chiffre supérieur aux 25 % devenus la règle dans les contrats d’édition numérique américains. En France, les droits d’auteur, en matière d’édition numérique, se négocient autour de 20 %, à quelques no-tables exceptions près. Est-ce à dire qu’un acteur du livre français suivra bientôt la piste d’Andrew Wylie ? Selon Antoine Gallimard, in-terrogé par Livres Hebdo, c’est une « possibilité sérieuse ». Une loi sur le prix unique du livre numérique doit être présentée devant l’Assemblée ce mois-ci. Elle devrait empêcher les ventes à bas tarifs telles qu’elles sont pratiquées aux États-Unis par Amazon, mais ne concernerait que les livres numériques homothétiques (semblables aux exemplaires imprimés). Il suffirait d’inclure des liens vers de la musique ou des images pour la contourner. Alexis Brocas

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Critique

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Qu’as-tu fait de tes frères ? Claude Arnaud, Grasset, 370 p., 19 €.

Après 1968, les années initiatiquesPar Benoît Duteurtre

Claude Arnaud, entre euphorie et gueule de bois.

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L e « 35 » est une barre d’immeubles de la porte de Saint-Cloud. Au début des années 1960, cette modeste portion du 16e arrondissement était peuplée d’agents administratifs comme on en

voyait dans la France des Trente Glorieuses. Les enfants y ressentaient l’ennui d’un pays tourné vers l’ordre et vers le travail. Troisième de la famille, après deux aînés brillants et spirituels, le petit Claude Arnaud voit soudain cette machine se dérégler à la faveur des grèves de Mai 68. Les cheveux bouclés, âgé de seulement 12 ans, il part à pied vers le centre de Paris où des jeunes gens et des adultes débattent dans la confusion. Des images étranges (les étu-diants à l’Odéon, affublés des costumes du théâtre) ; un homme qui le suit avec insistance ; mais surtout, au bout du compte, le formidable désir d’échapper à une vie programmée d’avance.

Le paradis du libre échangismeMai 68 et ses suites révolutionnaires ont nourri une littérature générationnelle souvent autosatisfaite. L’une des forces du récit de Claude Arnaud est de raconter cette époque à travers les yeux d’un enfant, puis d’un adolescent qui n’a rien à justifier comme acteur des événements, mais qui se laisse emporter, émerveiller, instrumentaliser, abu-ser. Dans une succession de cha-pitres bien rythmés, le jeune « Arnulf » devient d’abord militant gauchiste ; puis il rejoint l’entou-rage de Félix Guattari, chantre de la libération sexuelle, et vit à 16 ans toutes les folies d’une époque éprise de politique, d’expériences radicales et d’utopie. Il observe aussi ses aînés, prota gonistes de cette révolution des mœurs : ceux qui élargissent d’abord son ho rizon mais qui lui laisseront, à 20 ans, l’impression d’entrer dans la vie avec la gueule de bois.Claude Arnaud, que l’on connaît pour sa biographie de Cocteau et pour son remarquable Qui dit je en nous ? (prix Femina de l’essai), revient à la question qui hantait

ses précédents livres : celle de notre identité, si fra-gile. Il le fait ici sur un mode plus intime, en mêlant le tableau d’une époque à l’histoire de ses propres transfigurations. Il montre aussi comment l’air du temps accélère la décomposition de sa famille, après la mort prématurée de sa mère : parce que ses frères abandonnent leurs études sous la pression politique ; parce que leur père fait soudain figure de coupable social et générationnel, sous le jugement implacable de ses jeunes gardes rouges. Les jolis souvenirs de vacances en Corse, au début du livre, renforcent, par

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Une grève reconductible est votée par les classes de seconde et de première ; je suis parmi les quelques élèves de quatrième qui envahissent avec eux le boule-vard Murat, en direction du lycée La Fontaine. Je m’entends exiger la démission des ministres de l’Éducation et de l’Intérieur dont je connaissais à peine le nom la veille – ils s’appellent Peyrefitte et Fouchet, je les hais, ils ont l’air vieux et suffisants. »

Qu’as-tu fait de tes frères ? Claude Arnaud

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Septembre 2010 Le Magazine Littéraire

contraste, le sentiment d’une destruction aveugle mêlée aux ivresses adolescentes. Au centre du livre, Claude Arnaud rejoint les maos de la Gauche proléta-rienne et leur gourou, Pierre Victor. « Aussi brillant à l’oral que lourd à l’écrit », le futur Benny Lévy mani-pule sa cour de jeunes militants. Quelques-uns croient la partie gagnée parce que « Radio Tirana nous soutient ». Arnulf, lui, glisse rapidement d’un cercle à l’autre pour fréquenter des psychanalystes,

c o u c h e r a v e c d e s hommes et avec des fem-mes, devenir l’amant d’un travesti, dans une société où chacun doit prendre son plaisir sans appropr iat ion bour-geoise de son conjoint !La drogue est omni-présente ; et là encore Claude Arnaud restitue tout à la fois le sentiment de plaisir, de découverte, conjugué à celui de l’er-rance et du gaspillage. Comme s’il voulait rap-peler que toute expé-rience nous construit, et que cette France des an-nées 1970, dans son ur-gence à tout balayer – et même avec ses idées idiotes –, reste un mo-ment ex ceptionnel : « Le paradis du libre-échan-gisme. Toutes sortes de faunes s’y croi sent, l’apartheid social et le tourisme mondialisé ne l’ont pas encore vidé ou stérilisé. »Les fameuses années 1980 verront s’effondrer les illusions lyriques ; elles en sont aussi le pro-longement : on le sent à la fin du roman, quand le narrateur découvre la r ue Sa inte-A nne où règne Fabrice Emaer, patron du Sept et du Palace. Le goût festif des

nouvelles nuits parisiennes reste teinté de bohème hippie, de bouffées de drogues et d’ambiguïté sexuelle. C’est à ce moment, toutefois, qu’Arnulf redevient Claude Arnaud et décide de se mettre au travail : « Je n’avais peut-être pas d’essence mais j’al-lais tenter de m’assurer une existence... » Ainsi, le troisième de la famille, le moins fixé sur lui-même, s’en sort-il mieux que ses frères, largués en chemin, et dont la présence obsédante nourrit un livre per-sonnel qu’on ne lâche pas jusqu’à la fin, tant il a le goût romanesque de la vérité.

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Énard ottomanParle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, Mathias Énard, éd. Actes Sud, 154 p., 17 €.

Par Sébastien Lapaque

A près Zone, un roman de 500 pages qui fut l’un des événe-ments de l’automne 2008, Mathias Énard poursuit sa route d’écrivain avec un livre de 150 pages : il étonnera ceux qui

imaginaient qu’il allait continuer à explorer les carences, les vio lences et les amertumes de notre monde en miettes en appuyant généreu-sement sur le pédalier des grandes orgues. Un livre dense et serré après un livre ample et complexe, c’est une cadence déroutante. Elle fut naguère celle de Jacques Laurent, qui publia Le Petit Canard (150 p.) dans la foulée des Corps tranquilles (900 p.). Le propre de l’artiste est d’aller là où son cœur le porte – et surtout d’être là où on ne l’attend pas. Sur les pas de Michel-Ange, invité par le sultan Bajazet à édifier un pont sur la Corne d’Or au printemps 1506, c’est vers l’Orient que Mathias Énard laisse s’envoler son imagination dans Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants. Ce qui ne fait pas de son livre un roman historique. L’écrivain ne donne pas dans la reconstitution en costumes dont on connaît les périls depuis Salammbô. Dans ce roman déroutant, il ne raconte pas, il rêve. Ce qui ne manquera pas de troubler certains lecteurs. Abandonnant à d’autres les considérations scientifiques ou archéo-logiques, l’écrivain porte un regard ironique et distant sur le monde qu’il restitue. Voyez cette scène inaugurale, au moment où Michel-Ange pose le pied sur un quai du port de Constantinople. « Évidem-ment, Istanbul était bien différente alors ; on l’appelait surtout Constantinople ; Sainte-Sophie trônait seule sans la Mosquée bleue, la rive orientale du Bosphore était désolée, le grand bazar n’était pas encore cette immense toile d’araignée où se perdent les touristes du monde entier pour qu’on les y dévore. L’Empire n’était plus romain et pas encore l’Empire, la ville balançait entre Ottomans, Grecs, Juifs et Latins. » Il n’y a pas que le style qui soit envoûtant dans le livre de Mathias Énard, ni cet art qu’il a de varier ses métaphores et de faire alterner les points de vue. Il y a aussi cette façon de brouiller la fron-tière entre le rêve et la réalité. Ce livre est parsemé de personnages réels et de personnages imaginés, de faits vrais et de faits inventés, de choses vues et de choses voulues. On peut dire que le romancier a plutôt l’imagination fertile. En 1506, Michelangelo Buonarroti s’est réellement brouillé avec Giu-liano della Rovere, pape sous le nom Jules II, à la demande duquel il avait commencé à travailler au tombeau en marbre visible à Rome dans la basilique Saint-Pierre-aux-Liens. Vexé d’être traité comme un domestique et d’avoir été publiquement humilié, le sculpteur a fui vers Florence et a conçu le projet de trouver refuge du côté de la Sublime Porte. À la suite de Léonard de Vinci, il avait été invité à jeter un pont sur la Corne d’Or par le Grand Turc. Mais l’artiste italien a-t-il fait le voyage d’Orient rapporté dans Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants ? Il aimait les garçons, c’est une histoire certaine. Mais a-t-il un jour succombé aux charmes d’un dénommé Mesihi ? A-t-il connu, à Constantinople, l’imbroglio amoureux et criminel que Mathias Énard met en scène de manière ensorcelante ? Le livre refermé, ces questions ne se posent plus. Qu’il porte son regard sur son temps ou sur une époque lointaine, l’écrivain n’est pas celui qui restitue le réel. C’est celui qui le crée.

À lire aussi Zone, Mathias Énard,

rééd. Actes Sud, « Babel », 528 p., 10,50 €.

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Dossier 56

Le Magazine Littéraire Septembre 2010

SSi la romancière anglaise a fini par constituer un archétype, rien de tel en ce qui concerne sa consœur française dont l’« histoire » se révèle beaucoup plus ancienne et complexe. En effet, débute dès le XVIIe siècle une phase paradoxale où les femmes, pleinement asso-ciées à la vie de l’esprit dans la civilité mon-daine de l’Ancien Régime, oscillent entre autonomie littéraire et réserve. Or, si une Mlle de Scudéry et une Mme de Lafayette inaugurent bel et bien la grande saga du roman français au féminin, rappelons qu’il n’est pas alors le plus prestigieux des genres littéraires et qu’il se bornera longtemps, sous la forme de l’autobiographie déguisée et du roman épistolaire, à ne témoigner que de la « science du cœur » tradi-tionnellement attribuée aux femmes – fussent-elles « de lettres ». Bénéfi-ciant de l’émancipation prônée par la philosophie des Lumières, les plus pri-vilégiées d’entre elles par-viennent toutefois à deve-nir célèbres en leur temps, même si « la gloire » devient, selon le mot de Mme de Staël, « le deuil éclatant du bonheur ». Encore rares dans la seconde moitié du XIXe siècle (Aurore Dupin est obligée de prendre le pseudonyme masculin de George Sand pour s’imposer), les femmes se voulant romancières bénéfi-cieront néanmoins de la voie ouverte par quelques individualités exceptionnelles de la Belle Époque (comme Rachilde et Colette), dont les existences transgressives se confondent avec travestissement masculin ou saphisme – d’où scandales. La suite ? Éclec-tique et multiforme, à l’image des innom-brables déclinaisons d’un genre littéraire fourre-tout occupant de plus en plus exclusi-vement le trône de la littérature et à l’intérieur duquel les deux sexes s’imposent à égalité.

Ce qui frappe néanmoins, c’est que, rebelles aux courants littéraires et aux mouvements théoriques, la plupart des grandes roman-cières françaises du XXe siècle ont tracé (fémi-nisme aidant) leur sillon à l’écart, n’ont pas fait école et sont demeurées très hétérogènes les unes aux autres. Quoi de commun entre Mar-guerite Yourcenar et Françoise Sagan ? Louise de Vilmorin et Nathalie Sarraute ? Marguerite Duras et Dominique Rolin ? Annie Ernaux et Céline Minard ? Si la psychanalyse, le structu-ralisme ou la « déconstruction » derridienne ont déteint parfois sur les romans des plus « philosophes » d’entre elles (comme Hélène Cixous ou Julia Kristeva), si le travail sur la langue se dissémine en une multitude de « fic-

tions expérimentales », c’est encore « l’écriture de soi », sur les brisées auda-cieuses d’une Violette Leduc, qui alimente la majorité des romans contemporains féminins se déclinant en récits déguisés, autobiographies

ou autofictions. Du coup, impossible de dres-ser un tableau exhaustif des romancières fran-çaises à l’œuvre aujourd’hui (beaucoup ont été laissées de côté, y compris les « franco-phones »). Et qu’on nous pardonne d’avoir négligé les catégories spécifiques du roman historique ou policier.Guidés par des noms propres plus que par l’exigence taxinomique, pariant sur leurs affi-nités, leur connaissance intime du « métier » d’écrire, nous avons fait le choix de confier majoritairement à des femmes écrivains (et pour moitié romancières) la responsabilité de rendre hommage à leurs aînées. En résulte (auteurs masculins compris !) un dossier mar-qué du sceau de ces différentes subjectivités, aux tonalités contrastées. À l’image de tous ces singuliers destins enfin revisités. C. G.

De Mme de Lafayette

Les romanciè

Les mains de Nathalie Sarraute (1983).

D’abord cantonnées à une réductrice « science du cœur », elles témoignent au XXe siècle d’une grande diversité, rétive à l’effet d’école.

Dossier coordonné par Cécile Guilbert

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Septembre 2010 Le Magazine Littéraire

à Marie NDiaye

res françaises

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