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Plus de vingt ans après les découvertes qui firent basculer la biologie dans le monde industriel, et quinze ans après la création de la première société de biotechnologies à but commercial, la biologie moderne a donné naissance à une nouvelle maîtrise du vivant. En permettant une action directe sur le génome, les biotechnologies végétales sont à la fois porteuses d'espoirs et sujets d'inquiétudes. Depuis le milieu des années 80, les biotechnologies végétales ont connu un développement fulgurant avec près de 1 000 expérimentations de plantes transgéniques en plein champ (tabac, colza, pomme de terre, tomate, betterave, maïs...) essentiellement en Europe et en Amérique du Nord, et les premières commercialisations sont en cours. L'objectif étant d'obtenir de meilleurs résultats en terme de quantité et de qualité, la plupart des applications développées actuellement concernent la résistance aux herbicides, la protection des cultures contre les maladies et les ravageurs, l'amélioration des critères technologiques et la production de molécules à haute valeur ajoutée (industrie, médecine). Ces applications devraient permettre d'optimiser le rendement des cultures, de répondre aux exigences de la filière agro- alimentaire et d'offrir aux producteurs et aux industriels de nouveaux débouchés. Attirés par un marché en pleine expansion, estimé à 60 millions de dollars à l'horizon de l'an 2000, semenciers, agro-chimistes et agro- pharmaciens se sont considérablement investis dans ce secteur prometteur directement et/ou via des collaborations de plus en plus fréquentes avec la recherche publique. Les développements prometteurs du génie génétique engendrent pourtant des interrogations nouvelles : la pertinence de certaines applications (continuité de la logique productiviste dans le contexte agricole européen actuel par exemple), les risques pour l'environnement, mais aussi l'information qui est donnée au public et le rôle que la société est autorisée à jouer dans le choix des orientations scientifiques et technologiques d'avenir. Les articles qui suivent sont extraits d'un travail plus complet sur les risques de la dissémination des plantes transgéniques pour l'environnement, qui aborde de nombreux autres thèmes - relation entre les scientifiques et les écologistes, information du public, particularités (actions, options, représentation...) des mouvements écologistes français par rapport aux associations des pays européens voisins, etc. - intimement liés au développement des biotechnologies végétales. Mémoire de fin d'études effectué dans le cadre de la maîtrise d'information et communication scientifique et technique (ICST) de l'université Denis- Diderot-Paris-VII, destiné au premier chef aux enseignants et étudiants du cursus, ce travail avait pour objectif de faire un panorama actuel du développement des biotechnologies végétales en termes d'enjeux, d'objectifs et de risques pour l'environnement, à travers les divergences d'opinions et sous l'angle de l'information et du dialogue. Basé sur des recherches documentaires approfondies et des entretiens semi- directifs avec des interlocuteurs impliqués à différents niveaux - scientifiques, industriels, écologistes, membres des commissions, des ministères... - il a été traité de manière journalistique, en offrant notamment une large place aux propos des acteurs concernés. Ce premier survol de la situation - qui appelle un travail plus approfondi sur chacun des thèmes abordés et qui ne prétend pas être exhaustif - et les quelques pistes de réflexion dégagées ont ainsi tenté de mettre en lumière certains aspects et enjeux, encore trop peu évoqués, et de susciter un questionnement objectif pour ce champ scientifique d'avenir qui ravive un débat plus large qu'est le rapport entre la science et la société. Que tous les interlocuteurs qui ont offert de leur temps, orienté et enrichi ce travail et qui, depuis, ont été nombreux à transmettre leurs réflexions et leur appréciation du résultat, soient ici remerciés, et particulièrement Patrick Legrand (*) qui a efficacement encadré ce mémoire pendant plusieurs mois. Courrier de l'Environnement de l'INRA n°27, avril 1996 45 Les risques de la dissémination des plantes transgéniques pour l'environnement par Catherine Goupillon Institut Curie, service de Presse, 26, rue d'Ulm, 75231 Paris cedex 05 (*) Secrétaire général de la délégation parmanente à l'Environnement de l'INRA.

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Plus de vingt ans après lesdécouvertes qui firent basculer labiologie dans le monde industriel, etquinze ans après la création de lapremière société de biotechnologies àbut commercial, la biologie moderne adonné naissance à une nouvellemaîtrise du vivant. En permettant uneaction directe sur le génome, lesbiotechnologies végétales sont à lafois porteuses d'espoirs et sujetsd'inquiétudes.Depuis le milieu des années 80, lesbiotechnologies végétales ont connuun développement fulgurant avec prèsde 1 000 expérimentations de plantestransgéniques en plein champ (tabac,colza, pomme de terre, tomate,betterave, maïs...) essentiellement enEurope et en Amérique du Nord, et lespremières commercialisations sont encours.L'objectif étant d'obtenir de meilleursrésultats en terme de quantité et dequalité, la plupart des applicationsdéveloppées actuellement concernentla résistance aux herbicides, laprotection des cultures contre lesmaladies et les ravageurs,l'amélioration des critèrestechnologiques et la production demolécules à haute valeur ajoutée(industrie, médecine). Ces applicationsdevraient permettre d'optimiser lerendement des cultures, de répondreaux exigences de la filière agro-alimentaire et d'offrir aux producteurset aux industriels de nouveauxdébouchés. Attirés par un marché enpleine expansion, estimé à 60 millions

de dollars à l'horizon de l'an 2000,semenciers, agro-chimistes et agro-pharmaciens se sontconsidérablement investis dans cesecteur prometteur directement et/ouvia des collaborations de plus en plusfréquentes avec la recherche publique.Les développements prometteurs dugénie génétique engendrent pourtantdes interrogations nouvelles : lapertinence de certaines applications(continuité de la logique productivistedans le contexte agricole européenactuel par exemple), les risques pourl'environnement, mais aussil'information qui est donnée au publicet le rôle que la société est autorisée àjouer dans le choix des orientationsscientifiques et technologiquesd'avenir.Les articles qui suivent sont extraitsd'un travail plus complet sur lesrisques de la dissémination desplantes transgéniques pourl'environnement, qui aborde denombreux autres thèmes - relationentre les scientifiques et lesécologistes, information du public,particularités (actions, options,représentation...) des mouvementsécologistes français par rapport auxassociations des pays européensvoisins, etc. - intimement liés audéveloppement des biotechnologiesvégétales.Mémoire de fin d'études effectué dansle cadre de la maîtrise d'information etcommunication scientifique ettechnique (ICST) de l'université Denis-Diderot-Paris-VII, destiné au premier

chef aux enseignants et étudiants ducursus, ce travail avait pour objectif defaire un panorama actuel dudéveloppement des biotechnologiesvégétales en termes d'enjeux,d'objectifs et de risques pourl'environnement, à travers lesdivergences d'opinions et sous l'anglede l'information et du dialogue. Basésur des recherches documentairesapprofondies et des entretiens semi-directifs avec des interlocuteursimpliqués à différents niveaux- scientifiques, industriels, écologistes,membres des commissions, desministères... - il a été traité de manièrejournalistique, en offrant notammentune large place aux propos desacteurs concernés.Ce premier survol de la situation - quiappelle un travail plus approfondi surchacun des thèmes abordés et qui neprétend pas être exhaustif - et lesquelques pistes de réflexion dégagéesont ainsi tenté de mettre en lumièrecertains aspects et enjeux, encore troppeu évoqués, et de susciter unquestionnement objectif pour cechamp scientifique d'avenir qui raviveun débat plus large qu'est le rapportentre la science et la société.Que tous les interlocuteurs qui ontoffert de leur temps, orienté et enrichice travail et qui, depuis, ont éténombreux à transmettre leursréflexions et leur appréciation durésultat, soient ici remerciés, etparticulièrement Patrick Legrand (*)qui a efficacement encadré cemémoire pendant plusieurs mois.

Courrier de l'Environnement de l'INRA n°27, avril 1996 45

Les risques de la disséminationdes plantes transgéniques

pour l'environnement

par Catherine GoupillonInstitut Curie, service de Presse, 26, rue d'Ulm, 75231 Paris cedex 05

(*) Secrétaire général de la délégation parmanente à l'Environnement de l'INRA.

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La recherche publique privatisée ?La valeur commerciale de la science ne cesse d'augmenter. L'industrie s'engage donc chaque jour da-vantage dans la recherche et les instituts publics orientent de plus en plus leurs activités de rechercheet d'enseignement en fonction des besoins de l'industrie. Dans de nombreux pays de l'OCDE, onconstate que l'industrie augmente à la fois ses dépenses de R&D et son financement aux instituts pu-blics, pour qu'ils entreprennent des travaux à finalité industrielle. Parallèlement, les industriels formentdes consortiums pour mettre en commun leurs ressources de recherche.Cette tendance, déjà ancienne mais qui ne cesse de se renforcer, pose un certain nombre de questions.Jusqu'où les instituts publics doivent pousser leur coopération avec l'industrie et lancer leurs propresopérations commerciales ? Une concentration excessive sur des activités commerciales à court termepourrait en effet sérieusement compromettre leur rôle à plus long terme, à savoir l'enseignement et larecherche fondamentale.Par ailleurs, les nouvelles connaissances scientifiques sont de plus en plus considérées comme des in-formations confidentielles à cause de leur valeur commerciale croissante, ce qui soulève des questionsdélicates.Du statut de « bien public », financé par les pouvoirs publics et accessible à tous, les avancées scienti-fiques font aujourd'hui partie du secret industriel, financé par tous et accessible à personne. A l'instarde l'INRA, qui « ne peut, au risque de briser le secret industriel, divulguer certaines informationsscientifiques concernant ses partenariats de recherche avec l'industrie »l(*).Dans le cadre du développement régional, même scénario : on voit naître des parcs scientifiques et desliens très étroits entre les universités et les industries. Et on assiste à une dépendance de plus en plusforte des établissements vis-à-vis des travaux essentiellement appliqués, correspondant aux besoinsétroits et immédiats du tissu local.Ce phénomène est-il particulièrement net dans le domaine des biotechnologies ?Initialement, la mise au point des techniques de recombinaison génétique in vitro était une « affaire »exclusivement scientifique. Il s'agissait d'outils créés par les scientifiques pour faire avancer lesconnaissances fondamentales. Mais très vite, industriels, investisseurs, banquiers et scientifiques eux-mêmes ont réalisé l'immense profit qu'ils pourraient tirer de la mise en application de ces techniques.Dès lors, on a assisté à un rapprochement sans précédent entre la communauté scientifique des biolo-gistes et le monde industriel.A l'inverse des pays européens, la collaboration entre scientifiques et industriels a toujours existé auxEtats-Unis. Cependant, avec l'arrivée des techniques de recombinaison génétique, cette collaboration apris une tournure et une ampleur nouvelles. Des sociétés commerciales nanties d énormes capitaux sesont associées aux chercheurs pour mettre directement en application le résultat de leurs travaux. Etles biologistes eux-mêmes, séduits par l'aventure industrielle, n'ont pas hésité à se tourner vers ces en-treprises pour trouver les financements nécessaires à la valorisation de leurs recherches. Quels sontaujourd'hui les liens entre la recherche publique et les entreprises de biotechnologies ? Aux Etats-Unis,les accords de recherche entre les groupes industriels et les organismes publics sont chaque année plusimportants et prennent différentes formes. « Les universités sont un enfer de corruption » dénonceLéonard Minsky, directeur de la Coalition nationale universitaire dans l'intérêt public aux Etats-Unis2.L'université de Washington a reçu ces dix dernières années presque 100 millions de dollars deMonsanto pour des droits d'exploitation de recherche. Celle de Boston a investi 68 millions dans la so-ciété, tandis qu'en Caroline du Nord, l'université d'Etat reçoit l'aide financière de plus de quaranteentreprises.Il est difficile de croire, dans ces conditions, à l'indépendance des chercheurs dans le choix etl'orientation des recherches.« Est-il juste que les industriels exploitent les découvertes produites avec les fonds publics ? »s'interroge Thomas Meyer de l'université de Caroline du Nord3. Les avis sont très partagés. Les

(*) Les notes sont reportées à la fin de chaque article.

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chercheurs impliqués évoquent l'obligation morale d'exploiter très rapidement une découverte pour enfaire un produit utilisable par la société. C'est en tout cas aux Etats-Unis, où les alliances entre indus-trie et recherche sont les plus nombreuses, que les premiers produits transgénétiques ont été com-mercialisés.En France, les informations sur le sujet sont difficiles à obtenir. On sait que Rhône-Poulenc a lancé en1990 « BioAvenir », un programme de recherche et développement à finalité bio-industrielle pour unmontant d'un milliard de francs. Le programme est soutenu par l'Etat qui a mis 610 millions de francsdans la corbeille et a apporté le concours d'une centaine d'équipes de grands organismes de la re-cherche publique française (CNRS, INSERM, INRA, CEA, institut Pasteur). Si le groupe français estclairement responsable des orientations stratégiques de BioAvenir, « le suivi du travail scientifique estassuré par des comités mixtes » déclare-t-on à Rhône-Poulenc. Pourtant, certaines directions ne sem-blent être impliquées que de manière indirecte dans BioAvenir et les chercheurs eux-mêmes n'auraientété consultés qu'à titre individuel.A l'INRA, le contexte de diffusion est large et toutes les formes de partenariat se rencontrent dans ledomaine des OGM (brevets, licences, contrats, prestations de service...). « L'analyse sectorielle montreque l'investissement est particulièrement fort dans les productions végétales » précise Yves Demarne.De nombreux observateurs s'inquiètent de la domination de l'industrie sur les biotechnologies fran-çaises. Se dirige-t-on vers un système à l'américaine, vers la privatisation de la biologie ? Si la re-cherche doit répondre à une demande sociale, peut-elle être en même temps au service des in-dustriels ?Il n'y aurait rien à redire si d'autres finalités que la logique marchande influaient avec autant de forcesur les orientations de la recherche. Et si les nouvelles règles du secret commercial n'en perturbaient lefonctionnement traditionnel fondé sur la libre circulation et discussion des résultats4.« Le monde moderne et singulièrement les autorités publiques ont joué les apprentis-sorciers en met-tant en place des systèmes de recherche libérés des appels venant des besoins et livrés à une doubledynamique, celle de la découverte et celle du marché. Tout se passe comme si on avait créé des sys-tèmes de recherche pour répondre aux besoins de l'humanité, alors que se sont en fait dégagées, tout àla fois une tendance à mettre la recherche au service d'une économie dominée par l'offre et non par lademande, et la création, à l'intérieur du système de recherche, d'une dynamique autonome, qui n'obéitqu'à la loi de la recherche et non pas à la loi de la société » Edgard Pisani5.

Notes1. Yves Demarne, directeur de la Valorisation et des Relations 4. Georges Femé : Le dernier fusible, Science pouvoir et argent.

industrielles à l'INRA. Sciences en société n°7, Autrement, janvier 1993,2. Big time biology. Scientific American, novembre 1994. p. 15.3 jfrd 5. Agriculture et environnement : quelle recherche pour quelle

société ? Natures-Sciences-Société, 1993, 1(4).

Les risques, objets d'études scientifiques :état des lieuxConnus ou inconnus, potentiels ou fantasmagoriques, les risques sont au coeur du débat entre lesscientifiques, les industriels et les écologistes. Que nous révèlent les études scientifiques ? Commentles chercheurs tentent d'identifier les risques et d'en évaluer les conséquences pour l'environnement ?Depuis 1983, des plantes transgénétiques naissent les unes après les autres dans les laboratoires de re-cherche où elles attendent de faire l'objet de ce que les scientifiques nomment « une disséminationvolontaire ». En termes plus imagés, de prendre la clé des champs.Parce qu'elles transgressent, sans aucune limite, les barrières d'espèce, les biotechnologies modernesmises en cause constituent sans aucun doute une étape nouvelle dans la connaissance et dans la maî-trise des phénomènes biologiques. Qui dit nouveau domaine dit domaine insuffisamment exploré et àpropos duquel les informations sont encore limitées quant au risque potentiel.

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Mais, pour la première fois dans l'histoire des sciences et des technologies, les risques font l'objetd'études scientifiques, avant même qu'un accident ne se soit produit. Les scientifiques de différentspays se sont d'ailleurs interrogés sur les risques inhérents au génie génétique dès 1974 et ont mêmedécrété dans la foulée un moratoire sur certaines recherches. Or, « le risque en tant qu'objet d'étude estune idée difficile à faire passer auprès des scientifiques », explique Patrick Legrand.S'il s'agissait, par exemple, de faire produire une toxine dangereuse par du blé, le risque associé à ceprojet serait très simple à définir car la notion de risque toxicologique n'est pas nouvelle. En revanchel'appréciation des risques liés à l'introduction dans l'environnement d'un gène étranger pose des pro-blèmes nouveaux. Particulièrement avec les plantes qui ont une grande souplesse de reproduction.

Se poser les bonnes questions...« Historiquement, du point de vue des risques pour l'environnement, le brassage des espèces opérévolontairement par l'homme, par la sélection classique, a été la cause de profonds déséquilibres écolo-giques », expliquait en 1991 Alain Deshayes1, alors directeur de recherche à l'INRA et chargé de mis-sion à la direction générale des stratégies industrielles du ministère de l'Industrie. Selon lui, il fautdonc se demander s'il existe réellement des risques supplémentaires et de nature différente liés àl'introduction dans l'environnement de plantes génétiquement modifiées.« II peut être, selon le cas, licite ou illicite d'assumer un risque identifié. S'il s'agit de développer denouveaux médicaments destinés à enrayer la progression de maladies graves et insuffisamment maîtri-sées par les moyens actuels, un risque réel mais évalué comme étant bien inférieur à celui de l'absencede progrès dans les moyens thérapeutiques, est parfaitement admissible », déclarait en 1991 AxelKahn2. « En revanche, dans le domaine agro-alimentaire où il n'existe aucune demande spécifique dupublic et où les justifications sont en général uniquement économiques, il ne semble pas légitimed'autoriser des entreprises comportant un risque dûment identifié. Pour que les biotechnologiess'élèvent de manière incontestée au rang de progrès pour l'humanité, il faut qu'elles démontrentqu'elles peuvent non seulement faire plus et mieux, mais aussi avec une plus grande sécurité, que lesméthodes classiques », estimait-il.Etant donné la complexité des interactions au sein des écosystèmes, les risques pour l'environnementdoivent être appréciés à plusieurs niveaux : modifications possibles des écosystèmes, envahissementde l'écosystème par les plantes modifiées et transmission horizontale du transgène à d'autres plantes.Que donneront ces nouveaux végétaux consommés par les insectes ? Vers quelle destinée les nou-veaux gènes se promèneront dans les écosystèmes ? Perturbation des relations inter-espèces, transfertsou recombinaisons génétiques, prolifération, voire invasion des écosystèmes sont à envisager.Par ailleurs, dans un rapport du Collège de la prévention des risques technologiques de mars 1991, A.Deshayes mentionnait quelques risques indirects pour l'environnement induits par les modificationspossibles du paysage agricole : intensification des cultures dans le contexte européen de déprise desterres agricoles, normalisation accrue des espèces, déséquilibres possibles pouvant résulter de l'emploiinconsidéré de plants résistants aux insectes et aux désherbants (disparition d'insectes, emplois massifsde désherbants associés, etc.).

Relations plantes-insectes et toxicité...Une des questions-clés est de déterminer de quelle manière un transgène peut modifier l'équilibre del'écosystème dans lequel il est introduit et quelles seraient les conséquences d'une telle modification.Tout d'abord, la relation entre insectes pollinisateurs et plantes, si importante, peut-elle être perturbée ?Telle est la question envisagée par l'équipe de Minh-Hà Pham-Delègue, dans le laboratoire de Neuro-biologie comparée des invertébrés à l'INRA de Bures-sur-Yvette. Grâce au soutien scientifique et f i -nancier des sociétés Sanofi-Elf Biorecherche (Elf-Aquitaine), ce laboratoire étudie, depuis 1989, latoxicité pour l'abeille des nouvelles protéines synthétisées par des colzas trangénétiques. Il s'agit dansce cas précis d'enzymes capables de détruire la paroi de champignons pathogènes (chitinase, gluca-nase), et de molécules qui inhibent les enzymes digestives (type trypsine) des insectes ravageurs.Premier résultat : la chitinase, qui pouvait a priori être considérée comme toxique, a été pour le mo-ment mise hors de cause de façon directe dans une étude de 1992.

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D'autre part, la même équipe s'interroge sur la capacité du caractère transgénétique d'une plante à mo-difier le comportement de butinage de l'abeille. Les résultats actuels montrent que le temps de visited'une abeille sur une fleur est un peu plus court sur un colza transgénétique produisant une chitinase(peut-être parce que le nectar est plus riche en sucre dans la fleur transgénétique). Par ailleurs,lorsqu'une glucanase est ajoutée à une solution alimentaire proposée aux abeilles sur des fleurs artifi-cielles, le nombre de visites ne représente qu'un cinquième du nombre de visites reçues par les« fleurs » sans glucanase. Ces enzymes semblent donc avoir un effet démotivant à l'échelle de la colo-nie. Enfin, des résultats, qui restent à confirmer, montrent que la présence de glucanase et surtout d'uninhibiteur d'une enzyme digestive diminuerait la capacité d'apprentissage des abeilles.Ces conséquences sont-elles pour autant réellement préjudiciables ? Des recherches complémentairessont actuellement en cours à l'INRA avec l'aide de la fondation Limagrain, qui finance pendant deuxans un poste de chercheur et le fonctionnement matériel du programme3. Car, même si M.-H. Pham-Delègue estime pour l'instant que globalement les colzas transgénétiques évalués en conditions confi-nées « n'ont pas eu d'effet préjudiciable sur le comportement de butinage des abeilles », elle précisecependant qu'il « reste à déterminer si la culture de colzas trangénétiques en plein champ risqued'affecter les populations d'insectes pollinisateurs de manière significative »4.

Concernant la santé humaine et animale, on ne sait pas non plus quelle peut être la toxicité de ces or-ganismes : « II n'y a pas eu d'analyse sérieuse de ces risques », regrettent Ecoropa et Greenpeace. Ce-pendant, comme le rappellent Isabelle Meister et Cathy Fogel de Greenpeace International5, « en Au-triche, en Allemagne et en Suisse, l'introduction d'une nouvelle variété de colza oléagineux sélectionnéconventionnellement (00) pour en diminuer l'amertume a entraîné la mort de chevreuils et de lièvres.Car cette amertume d'origine prévenait les animaux de ne pas en abuser sous peine d'être empoison-nés ». Si selon elles, les plantes transgénétiques peuvent causer des problèmes similaires, bon nombrede scientifiques rejettent ce risque « non spécifique aux plantes transgénétiques ». Pour autant, est-ceune raison pour ne pas en tenir compte et ne pas l'évaluer dans ce contexte ?

Antoine Messean (CETIOM) estime, quant à lui, « qu'il faut engager des études et des essais nutri-tionnels ». Or dans le cas de la résistance aux herbicides, les études de toxicologie et d'écotoxicologiene seront faites que dans le cadre de la procédure d'homologation de l'herbicide. Au CETIOM, on estainsi « tenté de faire l'impasse sur les plantes résistantes aux herbicides », car l'intérêt global n'est pascertain, même si le désherbage est un problème important pour les agriculteurs.Pour le moment, au vu des résultats obtenus et du peu d'études entreprises, il est donc difficile de pré-voir quels seront les effets des substances synthétisées par le transgène lorsque les plantes seront lar-gement utilisées en agriculture.

Prolifération et invasion des écosystèmes...Autre motif d'inquiétude : la plante risque-t-elle de proliférer et d'envahir d'autres écosystèmes quecelui dans lequel elle a été introduite, et ce au détriment d'autres espèces ? Tout dépend, semble-t-il, dela fonction du transgène. Dans l'absolu, elle pourrait par exemple engendrer le même danger que les« pestes végétales ». « Quand on regarde l'histoire, souligne Michel Chauvet6, on voit que les plantesont pu être toxiques pour l'homme bien avant d'être génétiquement modifiées ». Une plante inoffensivedans son pays d'origine a pu, importée dans un nouveau pays, y devenir un véritable fléau, à l'instardes agaves (Agave americana) et des cactus raquettes (Opuntia) américains qui envahissent les mi-lieux méditerranéens et tropicaux du monde entier.

Pour répondre à cette interrogation cruciale, l'équipe de M.J. Crawley, du département de Biologie del'Impérial Collège (Berks, Angleterre) a mené, sur le terrain, pendant trois ans, une étude sur la dif-férence de capacité à envahir le milieu naturel entre un colza transgénétique, résistant à un antibiotiqueou à un herbicide, et une variété non modifiée. Il s'avère, selon leurs résultats, que le taux de survie desgraines et la quantité de fruits obtenus ne sont pas affectés par le transgène. Les colzas transgénétiquesétudiés ne sont donc pas plus envahissants que les variétés non transformées.Par contre, que se passerait-il si le transgène déterminait l'apparition d'un caractère sélectif dansl'environnement naturel comme une résistance à un agent pathogène ou à un ravageur ? HenriDarmency, de l'INRA de Dijon, souligne combien l'étude des plantes sauvages mutantes qui apparais-

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sent autour des cultures est riche d'enseignements. Son équipe a ainsi montré en 1994 que la dissémi-nation d'une renouée7 résistante à un herbicide pouvait être très rapide. On pourrait donc s'attendre àun résultat semblable pour une plante transgénétique.Alain Deshayes, pour qui il n'y a « aucune raison de penser que les plantes génétiquement modifiéesaient une tendance "naturelle" à envahir l'espace non cultivé proche », confirme par contre que lerisque d'envahissement dû à une pression de sélection pourrait être préoccupant si le gène introduitconférait un avantage sélectif8.

Evasion...Enfin, le transgène peut-il « s'échapper » de la plante et s'introduire accidentellement au sein du patri-moine génétique d'une autre variété ou d'une autre espèce ? Question essentielle, car un gène de résis-tance à un parasite pourrait procurer à une plante sauvage accidentellement modifiée un avantage sé-lectif par rapport aux individus restés sensibles et ainsi poser les problèmes d'invasion évoqués plushaut. Quant à la dissémination d'un gène de résistance à un herbicide, elle pourrait rendre l'herbicidetotalement inefficace et plonger les agriculteurs dans une spirale infernale.Mais cette dissémination est-elle possible ? Pour cela, il faut d'abord qu'il y ait « évasion » de la plantecultivée transgénétique vers une population sauvage et qu'ensuite le transgène intègre cette dernière.Le risque, dans ce cas, est contingent de la probabilité « d'évasion », du devenir de « l'évadé » dans lanouvelle population, et de l'effet d'une éventuelle invasion sur l'écosystème. Il faut donc faire uneévaluation à chacun des niveaux.Plusieurs vecteurs d'évasion sont possibles : les bactéries, les champignons ou les virus en contactavec la plante, mais surtout le pollen, considéré par les scientifiques comme le vecteur potentiel prin-cipal du transfert, car il renferme l'information génétique de la plante et est facilement transporté par levent ou par les insectes.La possibilité de transfert d'un gène par le pollen est étudiée, depuis 1989, sur le colza et la betteravepar plusieurs laboratoires européens dans le cadre des programmes BAP et BRIDGE. Alors qu'uneétude britannique, menée en 1991 au John Innés Center de Cambridge, estimait que le pollen n'étaitpas efficacement transporté au-delà de 50 m environ, l'INRA de Rennes et celui de Dijon ont obtenudes résultats très différents. L'équipe de Michel Renard et Henri Darmency a en effet observé « untransfert occasionnel de pollen transgénétique à 800 m de distance, sans doute effectué par les insectespollinisateurs ». Le risque de dissémination sur de grandes distances par le pollen est donc bien réel.En revanche, la dissémination pollinique peut-elle franchir la barrière des espèces, et s'introduire dansles espèces sauvages voisines du colza par exemple ? Pour réellement parler de flux de gènes entre uneplante cultivée transgénétique et une population sauvage apparentée, il faut que la dispersion pol-linique aboutisse à la formation d'hybrides inter-spécifiques fertiles et pérennes. D'où la nécessitéd'avoir des résultats sur plusieurs générations.L'équipe de l'INRA étudie donc au champ la possibilité de transfert vers des espèces sauvages commeles choux, la moutarde, la roquette bâtarde, la ravenelle et la moutarde des champs. Elle a ainsi montréque des fécondations inter-spécifiques se produisent, rarement, mais qu'elles peuvent malgré toutaboutir à la production de graines hybrides.Pour Antoine Messean, s'il y a un risque d'évasion de gènes et de création de nouvelles adventices9,« nous connaissons le phénomène et nous n'avons pas de crainte particulière en ce qui concerne lesdisséminations ». En revanche, il pense, comme beaucoup d'autres, que la résistance aux herbicidespose des problèmes particuliers : « Un suivi sérieux sera nécessaire car la gestion sera fortementcomplexifiée si l'herbicide devient inutilisable. »Par contre, « le gène de résistance à un herbicide ne confère un avantage à la plante qu'en milieu traitéavec cette substance, ce qui limite les risques aux agro-systèmes (champs et bordures) », expliquePierre-Henri Gouyon (CNRS, Orsay). Dans ce cas, il pourrait y avoir transfert du gène de résistance dela plante cultivée vers ses mauvaises herbes apparentées et donc apparition de mauvaises herbesrésistantes à la génération suivante. Mais les hybrides n'ayant a priori aucun avantage sélectif dans les

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zones non traitées, ils ne pourront probablement pas envahir les écosystèmes au voisinage des zonescultivées. Cela est valable pour tous les gènes de résistance aux herbicides.En revanche, des gènes de résistance à des insectes ou à des maladies présentent un danger écologiqueplus probable, dans la mesure où ils confèrent aux plantes qui les possèdent un avantage sélectif surles autres plantes, et ce quel que soit le milieu considéré. On peut s'attendre dès lors à voir apparaîtredes insectes, des bactéries ou des virus capables de surmonter la résistance. « Quoiqu'il arrive on nepourra rien faire, souligne Yves Chuppeau (INRA, Versailles), contrairement au cas des herbicides oùon peut arrêter d'utiliser le produit. Cette alternative aux insecticides risque de développer, succes-sivement, des résistances à chaque toxine concernée, et la fréquence de mutation étant proportionnelleaux surfaces concernées, cela risque d'arriver rapidement ».

Gérard Devauchelle, spécialiste des baculovirus10 à l'INRA de Saint-Christol-lès-Alès, met, quant àlui, en garde les « apprentis sorciers, car, si un baculovirus sauvage est très adapté à l'espèce qu'il pa-rasite, il a évolué avec elle ; en revanche, un virus modifié génétiquement risque d'être instable, de serecombiner avec d'autres virus, et d'attaquer une espèce voisine hors de la cible » n . Par conséquent,des recherches sont actuellement en cours pour tenter de faire produire la toxine uniquement lorsque laplante sera infectée (promoteur inductif), ce qui, selon les chercheurs, limiterait sensiblementl'apparition de résistance.Enfin, concernant le risque de transfert d'un gène de la plante vers des micro-organismes du sol, A.Deshayes estime que cette question reste très théorique et qu'il est parfaitement possible par des expé-rimentations appropriées de lever la plupart des incertitudes.Dans tous les cas, les expériences à long terme, permettant de prévoir le devenir du transgène dans unepopulation sauvage où il aurait atterri par accident, ne peuvent être, pour des raisons de sécurité, réali-sées en plein champ.Les prévisions à long terme sont donc très difficiles à effectuer, et c'est là qu'apparaît l'intérêt des mo-dèles de génétique des populations, intégrant de nombreux paramètres biologiques et environ-nementaux (distance de dispersion pollinique, mode de reproduction, compétitivité, technique cultu-rale, etc.).« Toutes les conséquences de la dissémination des OGM n'ayant pas encore été appréhendées, ilconvient donc de poursuivre les recherches dans ce domaine », concluait Daniel Chevallier, dans sonrapport de 1991, ajoutant qu'« une des tâches prioritaires est de cerner aussi exactement que possibleles éventuelles conséquences de cette dissémination sur l'écosystème global ». Il souhaitait donc que laconstruction d'un modèle de l'écosystème permette d'analyser des cas de situations accidentelles et d'yremédier. Mais, depuis 1991, trop peu de questions ont été élucidées, et de nombreuses études restentà faire dans un domaine de recherche où craintes et espoirs s'entremêlent trop intimement pour at-tendre les résultats des observations a posteriori.

Notes

1. Les applications des biotechnologies à l'agriculture et àl'industrie agro-alimentaire. Rapport de l'Officeparlementaire d'évaluation des choix scientifiqueset techniques, Economica, Paris, 1991.

2. Encadrer sans entraver. Biofutur, avril 1991, pp. 54-55.3. Evaluation de l'impact de colzas transgénétiques exprimant des

inhibiteurs de protéases sur des insectes ravageurset des insectes pollinisateurs. CNRS Info, 15 avril1994.

4. Pierrette Habert : Le génie génétique testé dans les champs. LaRecherche, n" 270, vol. 25, novembre 1994, pp.1126-1132.

5. Les biotechnologies et la convention sur la biodiversité.Greenpeace International, 1994.

6. Michel Chauvet et Louis Olivier : La biodiversité, un enjeuplanétaire. Sang de la terre, Paris, 1993.

7. Les renouées sont des plantes dicotylédones, herbacées, à tigenoueuse, de la famille des Polygonacées. Parmielles, le sarrasin ou blé noir, Fagopyrumesculentum, est cultivé comme céréale.

8. Les applications des biotechnologies à l'agriculture et àl'industrie agro-alimentaire. Rapport de l'Officed'évaluation des choix scientifiques et techniques,Economica, Paris, 1991.

9. Se dit d'une plante qui colonise par accident un territoire qui luiest étranger sans y avoir été volontairementsemée ; espèce végétale indésirable présente dansla culture d'une autre espèce ; mauvaises herbes.

10. Baculovirus : groupe de virus pathogènes pour les insectes.L'un de leurs gènes peut être introduit dans desplantes pour leur conférer une protection« naturelle ».

11. Résistance des plantes aux insectes. Libération, 29 janvier1992.

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Mobilisation tiède des écologistes françaisQui se préoccupe des biotechnologies ? D'abord les scientifiques qui semblent être, en France, ceuxqui se posent le plus de questions. Parallèlement, rien ne semble beaucoup bouger du côté des écolo-gistes français. Peu d'associations, et aucun mouvement politisé, consacrent leurs efforts à ce thèmeimportant mais complexe. Quel rôle jouent les écologistes et quelles sont leurs actions ?En qualité d'organismes tiers et indépendants depuis de nombreuses années, les écologistes formentune passerelle entre la recherche scientifique et le grand public, en développant une information plu-raliste et accessible et en jouant les porte-parole auprès des pouvoirs publics et de l'industrie.D'ailleurs, l'apparition d'effets nocifs pour l'homme et la nature, liés au développement technologique,nous rappelle que les idées défendues par ces organisations, perçues au début comme provocatrices,n'étaient ni irréalistes ni utopiques. Aujourd'hui, leurs positions contestataires obtiennent un bon échoauprès du public. Par une recherche indépendante des informations, une vision globale à long terme etune analyse critique, ces organisations ont donné une base essentielle au développement de la commu-nication vers le public : la crédibilité1. En témoigne la confiance des citoyens européens mise en évi-dence par le dernier Eurobaromètre2.

Les écologistes interviennent souvent dans le processus de décision au niveau local et dansl'élaboration et la mise en place de directives globales sur de nombreux sujets sensibles (déchets in-dustriels, pollution de l'eau, nucléaire...)- Ils exercent ainsi une pression sociale croissante pour laprotection de l'environnement et participent activement à la démocratie.Etant donné l'ampleur des développements, des enjeux et des conséquences possibles pourl'environnement, on pourrait s'attendre à ce que les associations s'engagent ardemment dans le débatsur les plantes transgénétiques. Car elles y ont un rôle important à jouer. En tant que relaisd'information bien sûr, dans la mise en place de moyens de contrôle et de garde-fous, dans le proces-sus législatif et, en bout de course, dans l'acceptation ou le refus des biotechnologies par le public.Pourtant, la mobilisation reste timide. Honnis la fédération France Nature Environnement (et quelquesassociations affiliées), Greenpeace et Ecoropa, dans le sillon de leurs homologues étrangers, les asso-ciations sont soit totalement absentes des discussions, soit très frileuses sur le sujet.« En France, malheureusement, peu d'associations se sont intéressées aux enjeux des manipulationsgénétiques jusqu'à présent, laissant les décisions aux mains de l'industrie et des scientifiques biotech-nologiques. Les grands enjeux de société sont restés complètement ignorés du public », constateArnaud Apoteker de Greenpeace. Alors que « la démocratie politique la plus complète exige que lescitoyens et leurs représentants participent réellement aux choix technologiques qui concernent notrevie de chaque jour », estime Daniel Chevallier3.« II y a surtout des individus qui se mobilisent, constate Sofia Ben Tahar (Limagrain), mais pas vrai-ment d'associations, même France Nature Environnement, une des plus actives apparemment enFrance, ne parle pas souvent des biotechnologies végétales dans sa revue, que je lis pourtant réguliè-rement ». En revanche, chez Monsanto, on considère que les associations se préoccupent des OGMmais « pas au-delà de la limite raisonnable ». « A de rares exceptions près, nous pensons quel'environnement est bien servi par ces associations », déclarait récemment Yves Fichet, directeur tech-nique de la firme en France. « L'engagement des Français est moins visible car le traitement du sujetpar les médias donne l'impression que le niveau d'engagement est plus élevé dans d'autres pays commel'Allemagne », souligne-t-il.

Informer et sensibiliser l'opinionToutes les associations déclarent vouloir participer à une meilleure information du public. Pour jouerleur rôle de relais et renforcer leurs positions, elles ont largement développé leurs supports de com-munication : de nombreuses revues sont éditées et font office d'organes de liaison entre les structureséclatées ou de moyen d'information pour les lecteurs. A l'instar de la Lettre du hérisson de France

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Nature Environnement, qui a été une des premières associations à publier un dossier complet sur lesproblèmes liés aux biotechnologies4.« A Poitou-Charentes Nature5, la question des OGM est malheureusement secondaire, il y a des essaisdans la région mais personne n'est au courant, c'est plus chaud en Bourgogne et en Alsace », précisePierre Guy, selon qui les militants français ne sont pas très au courant car le problème est peu abordé.« II n'y a pas beaucoup de discussions sur le sujet. Or nous sommes pourtant là pour poser les bonnesquestions, les questions de fond sur l'environnement. Car s'il y a toujours quelqu'un pour défendre lasanté de l'homme, l'environnement est souvent très secondaire. Nous devons obliger les pouvoirs pu-blics à sensibiliser les écologistes et les citoyens ».

Chez les Amis de la Terre, on souhaite « sensibiliser sans prendre de position radicale » en proposantaux adhérents une revue de presse « objective » sans commentaires. « Comme nous n'avons pasd'opposition a priori au génie génétique, précise Robert Boucher6, c'est un sujet important dont on sepréoccupe mais sur lequel on ne communique que lorsqu'il y a un problème particulier. Nous nous in-téressons surtout à la brevetabilité du vivant. Notre objectif est de provoquer le questionnement maispas de prendre position arbitraire. Nous jouons donc notre rôle de groupe de pression, tout en mesurantaussi les points positifs (nourriture pour la planète, dépollution...) ». De la nuance peut-être. Mais de lanuance à l'indifférence, il n'y a qu'un pas.Pour Ecoropa7, qui considère que la plupart des interlocuteurs ne se préoccupent que des bénéficeséconomiques, il est important d'informer les agriculteurs, les consommateurs et les politiques. Pourcela, elle publie, irrégulièrement, des textes - assez radicaux - sur le sujet.Chez Greenpeace France, on publie quelques articles dans la revue nationale et dans la lettre del'Alliance paysans-écologistes-consommateurs. Souvent, on y reprend les propos de Greenpeace Inter-national ou des associations étrangères. Arnaud Apoteker suit le sujet avec intérêt, même s'il ne peutpas s'y consacrer entièrement.Alsace Nature8, qui entretient des contacts avec l'INRA de Colmar pour tenter d'obtenir des informa-tions sur les essais en cours, regrette de ne rien recevoir. Lors de l'enquête publique pour la construc-tion du centre de biotechnologies de Ciba-Geigy en 1993, l'association alsacienne est régulièrementintervenue au niveau local, auprès du ministre de l'Environnement et auprès de la préfecture pour fairepartie de la commission de contrôle du centre. « Nous avons vainement demandé une réunion pu-blique, raconte Gustave Stahl. Le commissaire-enquêteur a estimé qu'elle était inutile, le sujet troptechnique n'intéressait pas le public ! Pourquoi informer puisque s'il y a eu autorisation, c'est qu'il n'y apas de risques ! ».

Selon les écologistes, l'Etat pourrait de bien des façons inciter à une plus grande consultation des ci-toyens mais ne le veut pas : « C'est bien plus commode de ne pas avoir de contestation en restant dansla confidentialité ». Pour Alsace Nature, si les moyens étaient concédés par les pouvoirs publics auxmouvements associatifs, ceux-ci pourraient jouer un rôle nettement plus utile.

Participer aux débats réglementairesA l'occasion des discussions sur son amendement à la loi de 1992, Daniel Chevallier rappelle qu'il aété très peu soutenu, hormis par le ministère de l'Environnement (« et ce fût vraiment un soutien dubout des lèvres ») dont Ségolène Royal avait la charge. « L'attitude des associations écologistes m'adéçu, explique Daniel Chevallier : elles ne m'ont pas assez soutenu dans ma démarche, même siFrance Nature Environnement s'est un peu manifesté. En revanche, les opposants se sont fait en-tendre ! J'ai vu défiler dans mon bureau tous les directeurs d'organismes de recherche, publics commeprivés. Le ministère de la Recherche a lui aussi été très critique sur l'opportunité d'un tel amendement.Les pressions se sont poursuivies par voie de presse, dans de nombreuses lettres ouvertes. Tous me re-prochaient les lenteurs que la procédure d'information entraînerait, l'absence de prise en compte de laconcurrence internationale et de ses exigences. » On avança même, selon lui, l'argument quel'amendement provoquerait la délocalisation des laboratoires de recherche vers l'étranger.« Raisonnablement, je ne pense pas que le CNRS ou l'INRA se seraient installés dans des pays commela Hollande ou le Canada parce que la législation y est plus souple ! En fait, aucun scientifique ne sepréoccupait de l'évaluation des risques liés aux OGM ou des dangers d'un possible accident »9.

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France Nature Environnement est donc une des rares associations à être intervenue en amont pourtenter de faire modifier le projet de loi, dans le sens notamment d'une meilleure information du publicet d'une plus forte représentation des écologistes au sein des commissions de contrôle. « Nous avonsenvoyé des amendements rédigés par notre cellule juridique et publié un dossier spécial dans la Lettredu hérisson. Nous nous sommes même ouvertement opposés à Axel Kahn dans le cadre de la polé-mique contre l'Appel de Heidelberg10. Car notre rôle est avant tout de critiquer, face à la ferme volontédes firmes de nous éloigner de tout contrôle », explique Germaine Ricou (responsable du réseau Agri-culture) qui ajoute : « Si le soutien de FNE a été un peu tardif, probablement à cause du changementde président en mai 1992, les réactions de l'organisation ont toutefois été vives, notamment à la sortiedu papier d'Axel Kahn dans Le Monde »11. « Avec Pierre Delacroix, administrateur en charge du dos-sier biotechnologies à FNE, nous avons aussitôt réagi car nous avions le sentiment que la loi risquaitd'être une loi d'exception, rappelle Patrick Legrand, nouveau président élu de l'époque. D'abord par uncommuniqué de presse, puis par une tentative de recomposition des résistances avec le soutien del'INRA. Bernard Chevassus, directeur général à l'INRA, en accord avec le président, Guy Paillotin, aainsi, à l'époque déclaré "ne pas pouvoir accepter une tentative médiatique pour faire passer une loid'exception qui anéantirait les espoirs de transparence soutenus par Daniel Chevallier et GuyPaillotin" », précise Patrick Legrand.

Du côté de l'INRA, la tâche n'était pas simple. Guy Paillotin, renommé fin 1991, était, selon toutevraisemblance, un peu seul face à l'appareil scientifique favorable à une loi d'exception, et BernardChevassus, quant à lui, venait tout juste d'être nommé directeur général.Sur le plan médiatique, ce fut un échec puisque ni le droit de réponse de Daniel Chevallier, ni le com-muniqué de France Nature Environnement n'ont été publiés par le Monde !Après avoir manifesté leur soutien à Daniel Chevallier et élaboré une position commune, le présidentde FNE et les dirigeants de l'INRA, ont semble-t-il mené une action en direction du cabinet deSégolène Royal, ministre de l'Environnement, qui « a senti la possibilité de résister ». Elle et G.Paillotin auraient alors organisé une réunion avec le sénateur Laffite pour essayer de diminuer sa ré-sistance. Partisan des biotechnologies sans précautions particulières, il était en effet très opposé àl'amendement de Daniel Chevallier. Le fait que l'INRA soutienne le projet du député aurait sensible-ment ébranlé le sénateur dans ses convictions. Mais suite au tollé des industriels et d'une partie desscientifiques, qui lancèrent une pétition, l'Appel de Heidelberg signé par quatre Prix Nobel, pour pro-tester contre ce « boulet réglementaire », l'amendement fut profondément remanié. Au final, la loiadoptée ne prévoyait plus que la mise à disposition d'un « dossier d'information » qui ne devait pascontenir « d'information confidentielle » ! Daniel Chevallier a néanmoins réussi à imposer aux deuxcommissions, Commission du génie génétique (CGG) et Commission du génie biomoléculaire (CGB),l'obligation de faire un rapport annuel devant le Parlement. Autre point important : « Dans chacune descommissions, il y a désormais un membre nommé par l'Office parlementaire d'évaluation des choixscientifiques et techniques », précise-t-il. « L'Office est une institution, créée en 1983, qui est repré-sentative des différentes couleurs politiques de l'Assemblée, et je pense sincèrement que son indépen-dance n'est plus à prouver. De plus, il est composé, pour presque moitié, d'élus ayant une formationscientifique, leur permettant de gérer en connaissance de cause les problèmes qui leur sont posés »12.

Sans être sur le modèle prévu par D. Chevallier mais rédigée sous une forme intermédiaire, la loi amalgré tout inclus la représentation des associations à la CGB et l'information des élus. Une victoiremitigée pour les associations. « Le Sénat a largement donné priorité au "secret industriel" et à la"compétitivité" des entreprises, en réduisant à presque rien le droit légitime des populations à être in-formées », souligne le service juridique de France Nature Environnement13.Il y a quand même eu du progrès puisque les laboratoires de recherche sont maintenant soumis à ladémarche administrative d'information pour de nombreuses expérimentations. « Mais d'un autre côté,la CGB "reste le nez sur le guidon" et ne prend pas assez en compte l'environnement, les chaînes deconséquences longues et les répercussions socio-économiques », constate Patrick Legrand. Commebeaucoup d'autres, il suggère que la commission ait plus d'indépendance, d'interdisciplinarité et depouvoir, tout en restant consultative puisque c'est dans la nature des commissions administratives.

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Mobilisation internationalePour contrer les difficultés, certaines associations s'appliquent à jouer un rôle actif sur la scène inter-nationale, où leurs alliances sont plus efficaces et leur influence plus probante.Présente aux réunions internationales sur la biodiversité, l'association Greenpeace obtient des soutienspolitiques en Suisse, en Allemagne, aux Pays-Bas et dans les pays en voie de développement. « LesOGM ne respecteront pas les frontières nationales, affirment Isabelle Meister et Cathy Fogel deGreenpeace international14. Ils sont capables de se multiplier, de se disperser à travers les frontièresnationales et de nuire aux écosystèmes d'autres nations. Les pays ne peuvent protéger correctementleur environnement que si des outils internationaux leur permettent de prévenir la disséminationd'OGM nuisibles près de leurs frontières. La capacité de pouvoir mener une action préventive coor-donnée au niveau international ou régional est essentielle ».Dans le même esprit, Ecoropa « tisse des liens informels » avec de nombreuses associations et effectueun rapprochement avec des chercheurs, journalistes et activistes étrangers. Nous échangeons des in-formations et des réflexions qui aboutissent à des initiatives et des campagnes communes », expliqueEtienne Vernet. France Nature Environnement, comme Greenpeace, fait partie de l'Alliance paysans-écologistes-consommateurs qui mène des campagnes auprès du public et des pouvoirs publics. Au ni-veau européen, la fédération s'est par ailleurs associée à la Coordination paysanne européenne (CPE)et participe au travail du Bureau européen de l'environnement (BEE) à Bruxelles, qui représente lesfédérations.

Manque de moyens, de soutiens ?Ouvrir ou raviver le débat national reste une des priorités des mouvements écologistes concernés.Mais différents problèmes les empêchent d'agir plus efficacement sur ces questions. Même s'il existeen France des opposants susceptibles de se manifester, le sujet est encore neuf, souvent complexe, et lacharge émotionnelle qu'il véhicule ne leur facilite pas la tâche et ne leur permet certes pas toujoursd'adopter des positions strictes. Si elles déclarent toutes vouloir traiter davantage ces questions, ellesévoquent pour certaines la difficulté à rendre compte des nuances. La sensibilisation est donc difficileet la motivation des citoyens plutôt faible, constatent la plupart des organisations. L'opposition resteassez frileuse.Manque de transparence dû au secret industriel, accès difficile aux sources scientifiques, questionssans réponses, informations non vérifiées, manque de moyens humains et financiers au niveau régionalet national, déficit d'experts qualifiés et indépendants, capables d'appréhender la complexité des pro-blèmes, d'analyser et d'expliquer les risques, et bien sûr de proposer des solutions pertinentes etconcrètes... Autant de freins à une meilleure intervention des associations. Certes, les mouvementsécologistes français ne se mobilisent peut-être pas assez. Mais, au lieu de leur jeter la pierre, ne vau-drait-il pas mieux leur faciliter la tâche en leur offrant une meilleure représentation dans les commis-sions et de vrais lieux de dialogue avec les acteurs des biotechnologies, voire en les aidant à parfaireleurs connaissances ?

Notes1. Annick de Chenay : Les associations en mouvement. Biofutur,

juillet-août 1992.2. Biotechnology and genetic engineering : what Europeans think

about it in 1993 ? CEE, DG X I I , INRA, octobre1993.

3. Le point de vue des parlementaires. Biofutur, avril 1991, pp. 54-55. Voir plus loin : Le public sous-informé et peumotivé.

4. Alerte sur les biotechnologies. Dossier du hérisson, dirigé parPierre Delacroix, mai 92, n°137.

5. Membre de France Nature Environnement.6. Responsable de l'information au Comité national.7. Ecoropa a participé en 1991 à la création de l'Alliance

consommateurs-paysans-écologistes.8. Membre de France Nature Environnement.9. Vincent Gaullier : L'information auprès du public est

primordiale. Publication collective ICST,université Paris-7, 1995.

10. Pétition de scientifiques pour protester contre uneréglementation trop rigide des biotechnologies.

11. Le 27 mai 1992, Axel Kahn, président de la CGB, publiait dansLe Monde une lettre qui dénonçait l'amendementprévu par D. Chevallier, basé, selon lui , « sur unesuspicion a priori des biotechnologies, leurprêtant une dangerosité que rien ne peut venirjustifier ». « Certaines des procédures envisagéesdans les amendements semblent assimiler laconstruction d'un laboratoire de recherche à celled'une centrale nucléaire ! » s'indignait-il enparticulier.

12. Vincent Gaullier, loc. cit.13. Marie-Laure Lambert : Législation sur mesure : les

biotechnologies à l'abri des regards. Dans Alertesur les biotechnologies, loc. cit.

14. Les biotechnologies et la convention sur la biodiversité.Greenpeace International, 1994.