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Les Québécoises et le barreau L’histoire d’une difficile conquête 1914-1941 Gilles Gallichan SEPTENTRION Extrait de la publication

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Les Québécoiseset le barreauL’histoire d’une difficile conquête1914-1941

Gilles Gallichan

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LES QUÉBÉCOISES ET LE BARREAU

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Gilles Gallichan

LES QUÉBÉCOISESET LE BARREAU

L’histoire d’une difficile conquête1914-1941

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Illustration de la couverture : Me Marguerite Choquette plaidant sa première cause devant lejuge L. Roy à Québec en 1953 (Archives privées). Née en 1924, Marguerite Choquette estissue d’une grande famille de juristes. Elle a étudié le droit à l’Université Laval, au LondonSchool of Economics and Political Science et à l’Institut de criminologie de l’Université deParis où elle a obtenu un doctorat en 1952. Première avocate élue au Conseil de directiondu jeune barreau de Québec et première femme à plaider devant les tribunaux de la capitale,elle a aussi enseigné à la Faculté de droit de l’Université Laval. Elle a siégé commerégisseure de la Régie des alcools du Québec de 1961 à 1965 et fut la première femmenommée juge à Québec en 1965. Elle a siégé à la Cour du bien-être social, au Tribunal dela jeunesse et à la Cour du Québec. Elle a pris sa retraite en 1991.

Révision : Solange Deschênes

Mise en pages et maquette de la couverture : Folio infographie

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Dépôt légal – 4e trimestre 1999Bibliothèque nationale du Québec

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Les éditions du Septentrion remercient le Conseil des Arts du Canada et la Société dedéveloppement des entreprises culturelles du (SODEC) pour le soutien accordé àleur programme d’édition, de même que le gouvernement du pour l’aide financièrereçue par l’entremise du Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition(PADIÉ).

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Préface

Le xxe siècle s’apprête à tirer sa révérence. Il nous lègue,comme un précieux héritage, l’assise d’un grand mouvement

d’émancipation des femmes. Le droit de vote en 1940, l’admissionaux professions juridiques (le barreau en 1941, le notariat en 1958)et l’annulation de leur incapacité juridique en 1964 sont au nombredes acquis certes, mais le plus souvent à la faveur de luttes épiquesque l’écoulement du temps a eu tôt fait de cacher dans les replis denotre mémoire collective.

Les célébrations du 150e anniversaire du barreau seraientincomplètes sans le rappel des hauts faits historiques qui ont menéles femmes à la pratique du droit. Il a fallu quelque vingt-cinqannées de revendications et d’efforts soutenus de la part de pion-nières mais, aussi, d’éminents juristes et hommes politiques pourpermettre aux femmes l’accès au prétoire. Les arguments des oppo-sants d’alors ne manquent pas. Certains font aujourd’hui sourire…« Comment une femme pourrait-elle assumer les responsabilitéséventuelles du bâtonnat ou de la magistrature ? » Ou encore, lesfemmes veulent joindre le barreau pour « ajouter à leur garde-robela toge noire de l’avocat ».

D’une lecture captivante, écrit de main de maître dans une trèsbelle langue, cet ouvrage sur la difficile conquête par les femmes deleur admission au barreau, que nous livre l’historien et biblio-thécaire Gilles Gallichan, mérite d’être placé au rang des indispen-sables dans nos rayons de littérature juridique québécoise. Sadémonstration fondée en bonne partie sur la reconstitution des

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débats parlementaires que l’Assemblée nationale parraine depuisplusieurs années, et dont il faut encourager la poursuite, a la grandequalité, entre autres, de nous rappeler que l’évolution des menta-lités est rarement un fruit spontané mais presque toujours un com-bat acharné pour le changement. Les leçons du passé demeurentéternelles, qu’il suffise de s’en souvenir.

Au nom de tous les membres du barreau de Québec, ainsi qu’enmon nom personnel, j’offre à Monsieur Gallichan mes plus sincèresremerciements.

Kim LegaultBâtonnière de Québec 1999-2000

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Avant-propos

La justice est symbolisée depuistrès longtemps par une femme

coiffée d’un mortier de juriste et tenantcomme attributs le glaive et la ba-lance1. Pourtant, la place des femmesdevant la justice fut conquise lente-ment et difficilement par les filles deThémis. Après avoir perdu le droit deplaider au début de l’ère chrétienne, lesfemmes ont attendu pendant des siè-cles, au seuil des palais de justice, lareconnaissance de leur capacité à maî-triser la science juridique et le droitd’être admises au sein de l’Ordre desavocats.

Le grand tournant s’est produit enEurope et en Amérique entre 1875 et1925. Quelques femmes ont alors défiéles préjugés largement répandus à pro-pos des femmes savantes et se sont inscrites dans les collèges et lesuniversités. Puis, on a vu les premières femmes candidates aubarreau de leur pays, la chose se faisant parfois sans heurt etsoulevant ailleurs de vives réactions. La réalité du changement s’estglissée petit à petit entre la curiosité et les protestations indignées.Puis, avec le temps, la vue d’une femme vêtue de la toge devint demoins en moins choquante pour les traditionalistes. On en vint à

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reconnaître l’injustice des règles séculaires interdisant aux femmes ledroit d’exercer une profession qu’elles pouvaient manifestementremplir avec compétence et dignité.

Sur la scène québécoise toutefois, le statut traditionnel de lafemme ne pouvait évoluer sans un long et difficile débat. Dans leQuébec de cette époque, les milieux juridique et politique étaientpétris par les idéologies conservatrices et cléricales et l’élite asso-ciait à la position de la femme et de la mère le dangereux épithètede « sacré ». On comprend pourquoi, dans ce contexte, il fallut25 ans d’efforts et de revendications avant d’obtenir, en 1941, l’ad-mission des femmes à la pratique du droit.

L’année 1999 marquant la célébration du 150e anniversaire dubarreau québécois, l’occasion était belle de rappeler cet importantmoment de son histoire. L’accession des femmes au barreau a cer-tainement constitué une étape marquante dans l’évolution de laprofession juridique au Québec, car non seulement elle a permisl’éclosion de plusieurs carrières de juristes et de magistrats, maiselle a aussi modifié lentement mais profondément les cadres mêmesde la société québécoise.

L’histoire de l’admission des femmes au barreau illustre bienque les structures paraissant immuables aux yeux d’une génération,les certitudes les mieux enracinées dans l’épaisseur des siècles, lesvaleurs que l’on prétend à la base de l’ordre moral et social,peuvent soudain basculer en peu de temps. Le changement peutêtre si rapide que la génération suivante a peine à croire que sespères ont pu résister si longtemps aux vents du changement quisoufflaient déjà si fort sur la pérennité des traditions. Le regard del’histoire permet de mieux comprendre la force d’inertie des men-talités et des structures, appuyée d’un discours longtemps répété etassimilé par la majorité de la population, y compris, en l’occur-rence, par les femmes elles-mêmes. L’analyse classique des sourcessur une trame chronologique comme celle que nous proposons iciau lecteur ne vaut que par ce qu’elle révèle de la complexité et dela profondeur d’une société humaine.

On peut affirmer que l’entrée des femmes au barreau québécoiss’inscrit dans la mouvance des progrès du féminisme au lendemainde la Première Guerre mondiale, mais la société québécoise n’a

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laissé que bien lentement les femmes occuper ce secteur profes-sionnel. Entre les opinions communes et ardemment défendues audébut du xxe siècle pour exalter les vertus ancillaires de la femme etla réalité actuelle, le changement peut paraître prodigieux. Il estcertain que, depuis 60 ans, de grands progrès ont été accomplis.Qui aurait osé imaginer avant 1941 qu’une Québécoise siégerait àla Cour suprême du Canada, ou au sein d’un prestigieux tribunalinternational ou qu’une autre occuperait le fauteuil du ministre dela Justice et procureur général du Québec avant la fin du siècle ? Etpourtant, malgré le chemin parcouru, il est également vrai que lesfemmes attendent encore, dans les cercles du droit et de la magis-trature, toutes les promotions légitimes auxquelles elles auraientdroit.

Le présent ouvrage, en soulignant une étape marquante del’histoire séculaire du barreau, n’a d’ambition que de fournir unpremier outil à ceux et celles qui devront poursuivre l’enquête surce passionnant chapitre de l’histoire des femmes. On constatera eneffet que la matière de ce livre s’appuie essentiellement sur dessources publiées dans la presse, dans des publications officielles oudans les débats reconstitués de l’Assemblée législative2. L’auteur apu également profiter des travaux de Mme Sylvie Bélanger qui aconsacré un mémoire de maîtrise à l’apprentissage des Québécoisesà la profession juridique, appuyé sur un imposant dépouillementd’archives des mouvements féministes. Néanmoins, il reste encoreà faire un patient exercice de dépouillement des archives privées etpubliques pour retrouver les témoignages plus intimes, l’expressiondes résistances et des ambitions, comprendre les jeux de coulisses,analyser les souvenirs ou les aveux de ceux et celles qui ont joué unrôle dans cette aventure sans être toujours conscients de l’ampleurde sa portée.

L’itinéraire que nous proposons débute avec l’évocation despremières victoires féminines sur le traditionalisme des prétoires etpar les efforts d’Annie Macdonald Langstaff pour être admise aubarreau en 1914 et il s’arrête avec l’adoption de la loi de 1941 quiouvrit la pratique juridique aux femmes du Québec. Ce débats’échelonnant ici sur un quart de siècle se greffe en fait à un mou-vement plus vaste et fondamental de notre société contemporaine.

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Le féminisme, d’abord perçu comme une mode passagère ou unprogramme agressif de revendications, a pris depuis cent ans lesdimensions d’une véritable révolution sociale et ses victoires se sontfondées, ici comme ailleurs, sur la volonté obstinée de femmes etd’hommes qui ont su défendre, à des moments précis de l’histoire,une justice oubliée ou un droit répudié.

Remerciements

L’auteur tient à remercier Me Anne Demers, directrice du barreaude Québec, le personnel de la Bibliothèque de l’Assemblée natio-nale et de la Bibliothèque du barreau de Québec pour leur colla-boration. La production des textes des débats parlementaires a étérendue possible grâce au service de la Reconstitution des débats del’Assemblée nationale. L’auteur remercie également M. GastonDeschênes, des éditions Septentrion, pour ses conseils et encou-ragements, Me Sylvio Normand, de la Faculté de droit de l’Uni-versité Laval et M. Michel Rhéaume, de l’Assemblée nationale, quiont accepté de relire le texte et d’y apporter les corrections néces-saires. Merci également aux personnes suivantes qui ont contribuéà la recherche iconographique de l’ouvrage : Mme Renée Beaumieret M. Jean-René Lassonde, de la Bibliothèque nationale duQuébec, Mme Francine Leblanc, de la Maison du barreau duQuébec, Mme Marguerite Choquette, Mme Louise Mignault,M. François Drouin, Mme Joan Deraîche, de l’Assemblée nationale.

GG.

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chapitre i

La Lex Afrania

La civilisation chrétienne occidentale a établi des frontièresbien précises pour définir le rôle social de la femme. Les

traités, admonitions et prescriptions morales adressés aux femmespourraient remplir une imposante bibliothèque. En droit, le« Propter fragilitatem sexus » définissait la notion de « sexe faible1 »et la sagesse des anciens s’est longtemps perpétuée dans un sévèreencadrement de la formation et de l’éducation des jeunes filles2.« La femme ne doit pas usurper les fonctions de l’homme », écrivaiten 1925 un bon père capucin inquiet d’entendre quelques fillesd’Ève réclamer une place devant les tribunaux. Et il ajoutait :

Des circonstances extraordinaires ont sans doute mis quelquefois [lafemme] dans la lumière d’un ministère éclatant : Alors Judith s’armedu glaive libérateur ; Esther lève le sceptre d’or ; Jeanne d’Arc arborel’étendard des batailles. L’histoire célèbre ces héroïnes miraculeu-sement opportunes ; mais ce sont-là de prodigieuses exceptions, et lafaiblesse de l’instrument révèle au monde la toute-puissance de Dieu3.

Mais il n’y a pas que dans la Bible ou devant les murs d’Orléansque la femme des temps jadis a manifesté « la toute puissance deDieu ». Dans la cité antique, la femme exerçait certaines fonctionsqui seront refusées à leurs descendantes. Plusieurs civilisationsaccueillaient les femmes dans des fonctions sacerdotales, médicalesou leur accordaient le droit de se faire entendre devant une cour ouun magistrat. Les femmes avaient alors leur place devant la justiceet, en diverses circonstances, elles pouvaient plaider. Dans l’Égypte

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ancienne, dit-on, la chose était fréquente. On a retrouvé desmémoires rédigés par des femmes et destinés à des juges dans lecontexte de procédures judiciaires. La femme égyptienne était con-sidérée à l’égal de l’homme dans plusieurs aspects de la vie socialeet elle pouvait même accéder au trône.

En Grèce, cependant, la tradition primitive limitait la femme àses fonctions familiales et la confinait au gynécée. Son statut était àpeine supérieur à celui d’esclave. Mais la pensée philosophique aatténué dans les faits le poids des traditions. Platon fut de ceux quicroyaient que la femme devait jouer un rôle plus actif dans la cité.Et quelques femmes grecques réussirent à secouer l’assujettisse-ment général et ont laissé leur marque. Par exemple, les discourspublics d’Aspasie de Millet, amie de Socrate et seconde épouse dePériclès, sont demeurés célèbres4.

Des femmes dans les prétoires

À Rome comme à Athènes, c’est la détermination de quelquesfemmes plus que l’autorisation des textes de loi qui les conduisit àse présenter devant les juges. Même si la fonction d’avocat étaitreconnue comme « virile », il n’était pas rare de voir des femmesromaines défendre leur propre cause devant un juge et souvent avecsuccès. La Rome antique a ainsi connu des plaideuses illustrescomme Amésis Sentia (IIe siècle av. J.-C.) et Hortensia (50 av.J.-C.). Cette dernière assura sa popularité en faisant modifier unedécision fiscale des triumvirs romains par une harangue citée parmiles chefs-d’œuvre de l’éloquence latine. Quintilien a salué les qua-lités oratoires de cette plaidoirie qui épargna aux dames romaines ledevoir de contribuer aux lourdes charges de la guerre menée contreBrutus et Cassius.

Cependant, deux contemporaines d’Hortensia, Calpurnia etAfrania, sont à l’origine de l’exclusion des femmes dans les pré-toires. La véhémence de leurs propos et la fureur de leurs acteschoquaient les juges et le public, selon les chroniques de l’époque.Une truculente légende a circulé pendant des siècles à propos deCalpurnia ; elle a même trouvé un écho au Québec lorsque l’idéevint aux dames qu’elles pourraient avoir la capacité de plaider

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devant un juge. Un journaliste de l’hebdomadaire montréalais LeFranc-Parleur rappela à ses lecteurs, en décembre 1916, pourquoion refusait aux femmes la permission de pratiquer le droit :

Si on était venu me consulter, j’aurais conseillé tout bonnement auxprotagonistes et aux antagonistes de l’idée de ne pas se fatiguer lesméninges ; je les aurais avertis que leur cause était perdue d’avance,l’histoire étant là pour prouver l’inutilité de cette réforme sociale.Comme on ne l’a pas fait, il me sera bien permis d’en dire le véritablepourquoi aux lecteurs du Franc-Parleur. C’est tiré des Bagatelles del’histoire d’hier et d’aujourd’hui, et voici ce qu’on y dit : Dans l’antiquitéles femmes étaient admises au prétoire et cela dura jusqu’au jour oùCalpurnie provoqua un scandale. Calpurnie était la femme de Pline leJeune, qui nous en a laissé un portrait des plus capiteux ; elle aimaittellement son mari qu’elle apprenait par cœur ses ouvrages et,lorsqu’il parlait en public, elle se cachait pour l’entendre plus à l’aise.Elle plaidait devant les tribunaux romains et, un jour, ayant perdu sonprocès, très irritée, elle releva sa toge et, en signe de mépris, montrace que l’on cache d’ordinaire5 ! ! ?...

L’anecdote a bien peu de chance d’être authentique, mais lepassage de Calpurnia et d’Afrania devant la justice romainedemeure, semble-t-il, à l’origine de la disgrâce dans laquelle sonttombées les femmes juristes6. Une pratique connue sous la dési-gnation de Lex Afrania fut appliquée à partir de cette époque pourinterdire désormais aux femmes de paraître devant les tribunauxpour y plaider une cause7 ; la femme n’était digne du prétoire qu’àtitre de témoin ou d’accusée. Mais on aurait tort de croire que cetteexclusion des femmes du monde juridique ne repose que sur unelégende apocryphe. Plus que les frasques attribuées à quelquesmatrones excentriques, l’évolution des mentalités et des structuressociales à Rome au début de l’ère chrétienne a contribué à unedivision des rôles écartant les femmes d’actions publiques et pro-fessionnelles.

Pendant tout le Bas-Empire, la législation et l’organisationsociale ont peu à peu écarté la femme. Le droit impérial, qui seracodifié sous l’empereur Justinien, et le droit canon de l’Église ontlimité le rôle de la femme à une fonction domestique et familiale,repoussant pour des siècles à venir toute velléité de revendications

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professionnelles des femmes. Les commentateurs du droit coutu-mier et les jurisconsultes du Moyen Âge et de l’époque moderneutilisèrent alors le souvenir des impétueuses Calpurnia et Afraniacomme du « péché originel » dont les conséquences devaient tra-verser les générations et justifier un ordre patriarcal sans appel8.

La tradition attribue à Shakespeare le premier réveil modernede l’archétype de la femme juriste avec son personnage de Portiadans Le Marchand de Venise. Avec une audace certaine, Portia,empruntant la livrée d’un avocat, plaide brillamment et remporte sacause contre l’infâme Shylock. Il fallut cependant attendre encorelongtemps après le xvie siècle pour que, du théâtre à la réalité, lesfemmes accèdent enfin au prétoire9. Ce n’est qu’au xixe siècle quecertaines professions dont celle d’avocat se sont lentement ouvertesà l’élément féminin en Europe et en Amérique.

Portia plaidant sa cause (The Dramatic Works of William Shakespeare,London, Nelson and Sons, 1860).

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Les premières avocates

C’est l’ouverture graduelle des institutions d’enseignement auxjeunes femmes qui a pavé la voie à leur entrée dans les activitésprofessionnelles. Quelques femmes s’inscrivant aux facultés dedroit dans les universités se trouvèrent théoriquement admissiblesau statut d’avocat. Si certaines n’étudiaient qu’en dilettantes, d’au-tres remplirent avec succès toutes les exigences professionnelles etobtinrent leur droit de pratique.

Aux États-Unis, l’admission d’Arabelle B. Mansfield au barreaude l’Iowa en 1869 ne semble pas avoir posé de problèmes parti-culiers10. Dans certains États cependant, des candidates durentforcer la porte des collèges et des universités et arracher aux tribu-naux le droit d’exercer leur profession. Une fois passée la curiositédu phénomène, le public américain s’est lentement habitué à voirdes femmes dans les cours et, en 1920, les États-Unis comptaientdéjà 1738 avocates11 dans presque tous les États de l’Union12. EnFrance, le combat de Jeanne Chauvin devant les tribunaux pourobtenir le droit d’exercer sa profession s’est terminé en 1900par une loi autorisant l’admission des femmes au barreau13. EnBelgique, Mme Popelin a entrepris une lutte semblable en 1888,mais sa cause n’est parvenue au Parlement de Bruxelles qu’en 1922.La même année, l’Allemagne de la république de Weimar ouvreaux femmes l’exercice de la profession juridique. En Grande-Bretagne, c’est en 1919 que cette autorisation est donnée etMme Ivy Williams devient la première avocate anglaise en 1922.Frances Kyle et A. K. Deverell l’ont précédée de quelques mois aubarreau irlandais. La Grèce, l’Espagne, l’Italie, et les anciens paysde l’Empire autrichien suivent le mouvement vers la même époque.Malgré des résistances plus ou moins fortes selon les culturesnationales, la plupart des barreaux européens accueillent lesfemmes dans les années qui suivent la guerre de 1914-1918.

Un Québec traditionaliste

Au Canada, le barreau ontarien fait figure de pionnier en admettantMme Clara Brett Martin dès 1897, en s’inspirant davantage en ce

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domaine d’une culture continentale américaine que du modèlebritannique encore réfractaire aux femmes à cette époque. De soncôté, le Québec a longtemps résisté à cette réforme qui supposaitaux yeux de plusieurs une remise en question fondamentale dupartage des rôles sociaux sur la base des sexes. Dans le Québecd’Alexandre Taschereau, de Camilien Houde et du cardinal Ville-neuve, la question de l’admission des femmes à la pratique juridiques’articulait autour de la même logique que celle du droit de vote etde l’égalité du statut juridique entre hommes et femmes. Les droitspolitiques comme les droits professionnels des femmes ont étémaintes fois refusés par un Parlement guidé par de vieilles men-talités et trop respectueux de la vision socio-familiale de l’Église etdu droit traditionnel. On peut dire que le Québec a longtempsmaintenu et respecté dans ses institutions la Lex Afrania de jadis.

À la veille du premier conflit mondial, le sentiment général estque le plus beau rôle qu’une femme puisse jouer dans le déve-loppement d’une profession est de soutenir celle son époux et lemeilleur moyen d’y parvenir est de veiller à l’éducation catholiquede ses enfants, de bien tenir sa maison et de s’initier aux travauxd’action sociale. C’est l’opinion exprimée par le jeune notaire OscarHamel dans une conférence qu’il donne au congrès de l’A.C.J.C. en1914. Et le danger qui guette la tradition n’est pas encore l’am-bition professionnelle des femmes mais les divertissements de la vieurbaine auxquels elles sont naturellement sensibles. La nouvelleÈve « entraîne son mari ; c’est le théâtre, le bridge, le thé, les récep-tions dans les hôtels chics, quand ce n’est pas la vie égoïsteabsolument anti-familiale, anti-sociale du club avec ses cartes, sescocktails et tout ce qui s’ensuit14 ». On n’entrevoit pas encore laprofessionnelle à l’œuvre, seulement la vertueuse ou la mondaineflottant dans le sillage de la carrière de son époux. Quelques bour-geoises peuvent bien s’amuser à suivre les campagnes des suffra-gettes anglaises, elle ne rencontrent dans la province que méprishostile ou indifférence.

Néanmoins, avec l’urbanisation croissante du Québec, quelquesassociations féminines voient le jour et deviennent de plus en plusdynamiques en discutant d’éducation, de droits civils et politiques15.Et le féminisme naissant trouve quelques appuis dans la société de

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l’époque. L’hebdomadaire Le Pays, par exemple, dès les années deguerre, associe la lutte du suffrage féminin au prolongement natu-rel de la conquête du suffrage universel masculin. Selon le journaldes libéraux les plus progressistes de l’époque, les classes privilé-giées craignent terriblement l’entrée des femmes sur la scène publi-que, car ces dernières pourraient bien remettre en question le fonc-tionnement et les valeurs du système. Telle est donc la raison deleurs échecs répétés :

Le suffrage féminin n’est pas pour rassurer les classes privilégiées, caril est à présumer que la femme, ayant son mot à dire sur les questionsd’intérêt public, ouvrira les yeux et ne consentira plus à servird’instrument docile à ceux qui profitaient de sa faiblesse pour laterroriser par la menace de châtiments imaginaires ou de la naïveté deson esprit pour l’éblouir par la promesse de félicités futures, con-solation des cœurs blessés traversant la vie sans la comprendre. Ellegrossira le nombre de ceux qui auront conquis le droit de réclamerplus de justice et plus de liberté16.

Les secousses de la guerre amèneront inévitablement une redé-finition de la place des femmes. Le journaliste Jérôme Paturot écriten octobre 1916 que le mécontentement revendicateur des femmesest un « extraordinaire déploiement d’énergie » qui, pour certaines,confine même au fanatisme. Mais le temps est proche où unenouvelle donne s’imposera au chapitre des relations entre hommeset femmes. « Il ne se [peut] pas, écrit-il, qu’à la faveur des idées deliberté et d’égalité le monde féminin ne réclame pas une péréqua-tion des droits et des privilèges sociaux entre hommes et femmes,au lieu du régime qui donnait presque tout au sexe réputé fort etbien peu de chose à l’autre17 ». Aux yeux de quelques intellectuels etpublicistes, le xxe siècle aura assurément « l’indiscutable honneur »d’avoir encouragé et accompli le grand mouvement d’émancipationde la femme.

Mais la bataille du suffrage féminin qui s’amorce pendant laPremière Guerre mondiale sera longue et difficile dans la provincede Québec18. En 1922, une pétition signée par des milliers defemmes demandera au lieutenant-gouverneur et au Parlement dene pas prendre en considération le projet de suffrage féminin. Cetteinitiative soutenue par le clergé n’arrêtera pas l’action des fémi-

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nistes, mais permettra pendant longtemps aux traditionalistes derepousser la réforme électorale en déclarant que les femmes elles-mêmes ne souhaitaient pas exercer ce droit de vote. On se serviraaussi du même argument pour la réforme de la loi du barreau :« Les femmes n’en veulent pas ! » Dans la société de l’époque, lerôle des femmes est d’abord et avant tout d’occuper l’espace fami-lial et domestique et à l’homme reviennent l’espace public et lesdestinées collectives. Et c’est essentiellement pour permettre plei-nement aux femmes de remplir leur mission sociale que leshommes au pouvoir leur refusent des droits politiques, économi-ques ou professionnels.

Une autre objection d’ordre moral s’impose lorsqu’on imagineles femmes occupant des fonctions professionnelles, en particuliercelles de l’avocate. Par définition, la justice fait comparaître dans lesprétoires toute la lie du vice et du crime, ce triste spectacle et les

les femmes avocates

[...] Tel, qui ne craindrait pas de souiller une fillette de son ignobleconvoitise, criera comme un paon à l’idée qu’une femme pourraitplaider une cause scabreuse, un régal pour les hommes mais uneavocate, disent-ils, n’a pas grâce d’état pour l’entendre sans danger !Dans les hôpitaux pourtant, est-ce qu’une femme se détourne deshorreurs physiques pour ne pas abîmer sa candeur ? Son âme n’a-t-elle pas des ailes qui se replient sur sa pureté pour la garder de toutedéfaillance ? Il faut la voir sur le champ de bataille sous les obus et lesballes pour comprendre que les jeux de mots, les regards égrillards,glissent sur sa sérénité comme l’eau sur le dos d’un canard. Les causesgrivoises, ce sont les avocats qui les font telles, avec leurs questionsenlacées ainsi que les mailles d’un filet d’oiseleur, leurs insinuationsmalsaines, leurs sous-entendus perfides, leurs quiproquos libidineux.Est-ce qu’une femme se délecterait ainsi dans la fange pour y trouverquelque sale limace ? Boiraient-elles à petites doses, en se faisantclaquer la langue avec volupté, l’absinthe amer de la honte que l’in-quisiteur extrait comme un taon cruel de l’aveu des fautes ?

Le Pays, Montréal, 20 février, 1915, p. 2.

Extrait de la publication

Page 21: Les Québécoises et le barreau… · 1925. Quelques femmes ont alors défié les préjugés largement répandus à pro-pos des femmes savantes et se sont inscrites dans les collèges
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composé en janson corps 11selon une maquette réalisée par josée lalancette

et achevé d’imprimer en novembre 1999sur les presses de agmv-marquis

à cap-saint-ignace, québecpour le compte de gaston deschêneséditeur à l’enseigne du septentrion

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