Les preuves naturelles de l'existence des substances séparées · Ce que dit saint Thomas de la...
Transcript of Les preuves naturelles de l'existence des substances séparées · Ce que dit saint Thomas de la...
3^9él i'7
9i),i
UL\milZ//f
UNIVERSITE IAVAL
FACULTE DE PHILOSOPHIE
LES PREUVES NATURELLES
DE L «EXISTENCE
DES SUBSTANCES SEPAREES
Thèse
présentée
pour 1« obtenti on
par
l'abbé Louis-Albert Vachon
Québec
19 4 7
ii
TABLE DES MATIERES
AVANT-PROPOS
BIBLIOGRAPHIE
PROLEGOMENES
page
iv
vii
1
A- Possibilité réelle et possibilité logique .
B- Puissance ordonnée et puissance absolue .«.
C- Nécessité absolue et nécessité hypothétique
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
DE LA BONTE DIVINE, fin ultime de la création ....
DE L’ASSIMILATION A LA BONTE DIVINE, fin prochaine
de la création ...........................*.......
DE LA MULTIPLICITE ET DE L’INEGALITE DES CREATURES
DE L’ORDRE dans l’univers ........................
DE LA PERFECTION DE L’ORDRE de l’univers....... .
DE L’EXISTENCE DES SUBSTANCES SEPAREES pour la per
faction de l’ordre de l’univers ............ .
Première preuve
Deuxième preuve
Troisième preuve
Quatrième preuve
3
19
39
52
63
74
88
100
150
151
170
176
182
Cinquième preuve .................... 191
Sixième preuve .................................. 195
Septième preuve ....................... 198
Huitième preuve ................ 202
Neuvième preuve.... ...... 206
CONCLUSION....................................................... 210
iii
iv
AVAU PROPOS
Les substances séparées sont-elles essentielles à la constitution
d’un univers ? En d’autres termes, dans l’hypothèse d’une manifestation
de sa bonté par la production des créatures, Dieu était-il tenu de créer
des êtres purement spirituels ? Et nous mêmes, de l'existence des degrés
inférieurs de perfection (naturelle) dans l’univers, pouvons-nous conclu
re avec certitude à l'existence du degré le plus élevé que constituent les
substances séparées ? Bref, les preuves naturelles de l’existence des subs
tances séparées sont-elles démonstratives ? Voilà, au juste, la question
à laquelle nous voulons essayer de répondre.
De prime abord, on serait tenté de considérer une telle initiati
ve comme tout à fait vaine et téméraire. Il semble impossible, en effet,
de résoudre d'une façon définitive un problème comportant d’aussi nom
breuses et inextricables difficultés. Par ailleurs, les plus graves et
les plus illustres commentateurs de saint Thomas divergent nettement d'o
pinion sur le sujet que nous allons traiter. En quoi donc peut-il être
opportun de reprendre l’étude d’un problème vraisemblablement insoluble ?
Ce que dit saint Thomas de la production des premières créatures
ne peut-il pas s’appliquer d'une certaine manière à la création des subs
tances séparées ?
..Circa productionem primarum creaturarum intellectus noster rationem investigare non potest, eo
V
quod non potest comprehendere artem illam quae sola est ratio quod creaturae praedictae hunc modum habeant. .(l).
A vrai dire, l’unique motif pour lequel nous nous engageons dans
l’étude de cette question, c'est l’espoir d’en arriver à mettre un peu
plus en relief les principaux aspects d’un problème qui concerne la struc
ture et les fondements mêmes de notre univers. Plus précisément, c’est
le désir de mieux saisir et de mieux dégager les données maîtresses de ce
problème et de suggérer certains éléments de solution. Même s’il est im
possible, au terme de cette étude, de proposer une conclusion certaine et
définitive, le profit tiré d’une telle investigation aura été considérable.
Ajoutons que, de l’avis même de saint Thomas, un désir trop inten
se de certitudes absolues en toutes matières est ordinairement l’indice
d’un esprit superficiel (2) et qu’en réalité, certaines connaissances pu
rement dialectiques comptent parmi les plus précieuses connaissances de
1 ’ homme.
n...In I De Part. Animal., dicit (Philosophus) quod ,amabile est magis parvum aliquid cognoscere de rebusnobilioribus quam multa cognoscere de rebus ignobi-lioribus’* (3").
Saint Thomas ne craint pas d’affirmer qu’une connaissance même
(1) De Pot., q. 3, a. 14, ad 6um.
(2) II Metaph., c. 3, 1. 5.
(3) I-IIae, q. 66, a. 5, ad 3um.
infime des réalités les plus nobles et les plus élevées (tels que 1* ordre
universel et les substances séparées) est plus estimable qu’une connais
sance très certaine des réalités inférieures.
".. .Minimum quod potest haberi de cognitione rerum al-
.tissimarum, desiderabilius est quam certissima cognitio quae habetur de minimis rebus, ut dicitur in IX De Animal" (l).
Dans son commentaire du "De Anima" d'Aristote, saint Thomas va
plus loin. Il remarque et précise que cette connaissance infime des réa
lités les plus hautes et les plus belles, même si elle est atteinte selon
le mode imparfait de la dialectique, est naturellement plus recherchée que
la connaissance des réalités inférieures. C’est l’objet lui-même qui fait
la perfection de la première et lui assure une dignité inégalée qui ni
l’extension ni la qualité de l’autre ne sauraient lui faire atteindre.
"...Magis concupiscimus scire modicum de rebus honorabilioribus et altissimis, etiam si topice et probabiliter illud sciamus quam scire multum et per certitudinem de rebus minus nobilibus. Hoc enim habet nobilitatem ex se et ex sua substantia, illud vero ex modo et ex qualitate" (2).
Tel est le motif pour lequel nous voulons tenter de manifester,
dans une certaine mesure, 1’incomparable valeur des arguments que saint
Thomas propose en vue de prouver l’existence des substances séparées.
(1) IP., q. 1, a. 5, ad 5um.
(2) De Anima, L. 1, 1.1.
BIBLIOGRAPHIE
vii
Auteurs
Sancti Dionysii Areopagitae, De Coelesti Hierarehia, (ligne Parisiis,1857) P.G., T. III.
Sanoti Alberti Magni, Opera Omnia, Summa Theologica, Pars Secunda,(Vivez, Parisiis, 1895) Vol. 52.
Sancti Thomae Aquinatis :
Scriptum super Libros Sententiarum Magistri Petri Lombardi (Lethielleux, Parisiis, 1929, 1933), T. I, II, III; Opera Omnia (Vivez, Parisiis, 1873) L. IV, Vol. 10,
Summa Contra Gentiles (Apud Sedem Commissionis Leoninae, Romae, 1934).
Quaestiones Disputataei De Veritate, De Potentia, De Malo,De Spiritualibus Creaturis (Marietti, Romae, 1942). Quaestiones Quodlibitales (Marietti, Romae, 1942).
Opuscula Omnia : In Dionysium De Divinis Hominibus, Compendium Theologiae, De Substantiis Separatis,De Causis, (Lethielleux, Parisiis, 1927),
Summa Theologiae (Studium Generale 0. Pr., Ottawa, 1941).
In Metaphysicam Aristotelis Commentaria (Marietti, Taurini, 1935).
In Octos Libros Physicorum Aristotelis, Editio Leonina (Ex typographie polyglotte S.C. De Propaganda Fide, 1884)
T. II.
In Libros Aristotelis De Caelo et Mundo, Ed. Leonina, T. III.
In Libros Perihermeneias Expositio, Ed. Leonina, T. I.
In omnes S.Pauli Apost.Epistolas (Marietti, Taurini, 1929)
Vol. I.
Soot, J.D., 0. Fr.Min., Summa Theologica (ex typ. Sallustiana, Romae, 1901)
T. III.
Capreolus, J., O.P., Defensiones Theologiae (Dattier, Turonibus, 1902)
T. III.
Cajetanus, Th. de Tio, O.P., Commentarium in operibus Divi Thomae, Ed.Leonina, (ex typ, Sacrae Cong. de Propaganda Fide, Romae, 1891).
In II Perih., T. I.
In Summa Theologiae, T. IV et seq.
Suarez, F., S.J. Opera Omnia, Disputationes Metaphysicae (Vivez, Parisiis, 1861) T. XXI, XXV, XXVI.
Joannes a Sto Thoma, Cursus Theologicus (Vivez, Parisiis, 1885) T. IV,. VIII, (Solemnes, Parisiis, 1931) T. I, II, III.
Cursus Philosophicus, (Reiser, Taurini, 1930) T. I, II, III.
Fr. De Sylvestris Ferrariensis, Commentaria in Summa C. Gentiles, Ed, Leonina, T. XIII, XIV.
Toletus, F., S.J., in Summam Theologiae S. Thomae Aquinatis Enarratio, (Marietti, Taurini, 1869) T, I.
Collegii S aimanticensis Carmelitarum, Cursus Theologicus (Palmé, Parisiis, 1895) T. I, IV.
Billuart, F.C.R., Summa Sancti Thomae (Marietti, Romae, 1876) T. II.
Gonet, J.B. Clypeus Theologiae Thomistieae (Vivez, Parisiis, 1876) Vol. III.
Pègues, T., O.P. Commentaire de la Somme Théologique (Privat, Toulouse, 1908), T. III.
Scheeben, M.J., La Dogmatique (Grosset et Tremblay, Genève, 1881) T. III.
Mazella, C., De Deo Creante Preaelectiones Seolastioo-Dogmaticae (ex off. typ. Forzani & Socii, Romae, 1892).
Jungmann, B., Institutiones Theologiae Dogmaticae Specialis,De Deo Creatore (Pustet, Ratisbonae, 1875).
De Koninck, C., Le Problème de 11Indéterminésme, extrait des rapports de la Sixième Session de l’Académie Canadienne Saint-Thomas d’Aquin (Québec, 1937).
ix
Geiger, L.B., O.P., La Participation dans la philosophie de saint Thomas d’Aquin, (Librairie philosophique, J.Vrin, Paris, 1942).
Legrand, J., S.J., L’univers et l’homme dans la philosophie de saint Thomas (L’édition universelle, Bruxelles, Deselêe de Brouwer, Paris, 1946).
PROLEGOMENES
Le Lut de la présente étude est de déterminer, dans la mesure du
possible, quelle est la valeur d’argumentation des preuves naturelles par
lesquelles saint Thomas établit l’existence de substances séparées à l’in
térieur de l’univers créé. Pour atteindre à cette fin, il sera nécessaire
de recourir à plusieurs reprises à des notions qui sont très communes et
très élémentaires, mais dont une connaissance tout à fait précise est à
la fois difficile et indispensable. Telles sont les notions de possibi
lité logique et de possibilité réelle de puissance absolue et de puissan
ce ordonnée, de nécessité absolue et de nécessité hypothétique. Il con
vient donc d’en analyser attentivement le contenu en vue d’éliminer toute
confusion ou équivoque à leur sujet.
Les preuves naturelles de l’existence des substances séparées sou
lèvent des difficultés quasi inextricables à qui veut pénétrer le sens
de ces preuves et en mesurer le degré d’efficacité. Cette première dé
marche facilitera dans une large mesure, semble-t-il, la mise à jour de
la solution la plus adéquate possible à oet épineux problème.
Après avoir analysé les notions de possibilité logique et réelle
et en avoir assigné les principales divisions, puis après avoir montré
en quoi consistent et comment se distinguent la puissance absolue de Dieu
*■ 2 w
et sa puissance ordonnée, nous serons amenés à traiter des notions de né
cessité absolue et de nécessité hypothétique ou conditionnelle.
3 *
I- POSSIBILETE LOGIQUE & POSSIBILITE REELLE
La possibilité et 11 actualité sont des états qui se distinguent
et s’opposent au même titre que la puissance et l’acte qui en sont le fon
dement (l). Le possible comme tel se prend de la puissance, il se con
çoit en rapport avec une puissance.
"Possibile enim a potentia dicitur" (2).
Or ce que l’on désigne du nom de puissance peut être ainsi dénom
mé, soit en un sens strict et réel, soit en un sens large et métaphori
que (5). Une puissance réaile peut être soit principe d’activité, soit
principe de passivité ou réceptivité (4), elle peut aussi se rapporter
soit à l’être, soit à 1’opération (5). L'être lui-même peut se dire, soit
de l'essence, soit de l'existence qui est l’acte de l'essence, soit de la
composition logique d'un prédicat avec son sujet (6). 1 2 3 4 5 6
(1) J.s. Thomas G. Theol., I. II, d. 18, a. 1.
(2) II Perih., 1. 12.
(3) De Pot., q. 3, a. 14, c.
(4) II C.O., c. 25.
(5) I-IIae, q. 55, a. 2, c.
(6) IP., q. 3, a. 4, ad 2um; I Sent., D. 33, q. 1, a. 1, ad lumj D.6,
q. 2, a. 2, c.; Quodl., 9, a. 3, c. Quodl. 12, a. 1, ad lum.
4
Les termes ’puissance' et 1 être’ sont donc des termes à signifi
cations extrêmement variées (l). Aussi cette variété entraine-t-elle
une diversité très marquée dans les acceptions du terme ’possible'.
Essayons de bien discerner chacune des principales acceptions de
ce terme.
A- LE POSSIBLE LOGIQUE
Le possible se conçoit premièrement par rapport à la puissance
réelle, et ses différents modes correspondent à ceux de la puissance.
Au L. V des Métaphysiques, Aristote et saint Thomas distinguent quatre
modes de puissance réelle. La puissance réelle peut être
soit : "principium motus et mutationis in.alio in quantum est .aliud”,
soit : "principium motus vel mutationis ad altero in quantum est aliud",
soit : "principium faciendi aliquid non quocumque modo, sed .bene",
soit i "formae vel dispositiones quibus aliqua dicuntur vel red
duntur omnino impassibilia vel immobilia, aut non de facili mobilia in pejus" (3). 1 2 3
(1) Arist., Metaph., L. IV, c. 1$ D. Th., I-I Perih., 1. 13.
(2) II Perih., 1. 13.
(3) Metaph., L. V, 1. 14.
5
Le possible réel peut donc être conçu de quatre façons diffé
rentes selon qu’il dit rapport à chacun de ces modes de la puissance
réelle.
Il est, cependant, une autre puissance qui n’est pas réelle,
mais seulement 'de raison' et qui n'est dénommée puissance que par une
sorte de fiction (1). Elle est principe d'un possible qui est dit lo
gique et absolu.
On l'appelle encore : possible "secundum se", "in communi",
"ut genus", "altum". Ce possible est commun et il l'est absolument.
Il se dit, en effet, non seulement de toute créature en puissance ou en
acte, mais encore de Dieu lui-même. En raison de son caractère très gé
néral et de sa signification très commune, ce possible logique et absolu
doit être étudié en premier lieu (2)
En quoi le possible logique se distingue-t-i1 donc du possible
réel ou contingent physique ?. Il s'en distingue en ce que son principe
n'est pas, à proprement parler, une puissance.
"Cum. ..posse dicatur in ordine ad esse, sicut ens
_ dicitur non solum quod est rerum natura, sed secundum compositionem propositionis, prout est in ea verum vel falsum; ita possibile et impossibile dicitur 1 2
(1) Metaph., L.V, 1. 14.
(2) Les textes cités seront très nombreux en vue de manifester d'une façon très spéciale la conformité des considérations qui vont suivre avec la pensée de saint Thomas.
6
non solum propter potentiam vel impotentiam rei : sed propter raritatem et falsitatem compositionis vel cii-
visionis in propositionibus» Unde impossibile diciturcujus contrarium est verum de necessitate...possibile ...est cujus contrarium non est de necessitate falsum”:(l).
C’est la raison pour laquelle ce possible est dit s "secundum
seipsum” (2).
Si on l’appelle possible absolu et possible logique, c'est parce
qu’il se définit par la non-répugnance des termes d'une proposition (3),
et par conséquent, dans la ligne de la vérité (4). C'est un possible qui
est commun à 1'Etre Incréé et aux êtres créés, aux êtres nécessaires et
aux êtres contingents.
"Possibile dupliciter dicitur...Alio vero modo possibile .dicitur secundum, quod est commune ad ea quae sunt necessaria et ad ea quae contingunt esse et non esse,prout possibile contra impossibile dividitur** (5). 1 2 3 4 5
(1) S. Th., Metaph., L.V, 1. 14.
(2) "Alio modo....(dicitur possibile) secundum seipsum sicut dicimus .possibile, quod non est impossibile esse..." De Pot., q. 1, a. 3, c.
(3) "Dicitur...aliquid possibile vel impossibile absolute ex habitudinem
.terminorum ; possibile quidem quia praedicatum non repugnat subjecto, ut Socratem sedere ; impossibile absolute, quia praedicatum repugnat subjecto, ut hominem esse asinum". IP., q. 25, a. 3 ad 4um; Of.: q. 46, a. 1, ad lum; I Sent., D.42, q. 2, a. 3, sol.; IC.G., c. 82.
(4) "Magna differentia est inter necessarium et possibile ut sunt dif
ferentiae entis realis et...veri. In quantum enim differentiae entis veri, sumuntur logice, et consistunt in sola habitudine terminorum, ut patet” I P, q. 9, a. 2, Caj., n. 6.
(5) IX, Metaph., 1. 3.
- 7
Il n' inclut donc, dans son concept, ni la détermination du né
cessaire ni la puissance au non-être du contingent.
"Oportet reminisci habitudinis quae est inter possibile et necessarium, quod scilicet possibile est superius ad necessarium, et attendere quod superius potestate continet suum inferius et ejus oppositum ita quod neutrum eorum actualiter sibi vindicat, sed utrumque potest sibi contingere; sicut animali potest accidere homo et non homo...." (l)
Faisant abstraction de la nécessité et de la contingence comme
telles, ce possible suit aussi bien du nécessaire que du contingent.
"Possibile...quoddam est quod ad necessarium sequitur.Kara quod necesse est esse, possibile est esse; quod enim non possibile est esse, impossibile est esse; et quod impossibile est esse, necesse est non esse; igitur quod necesse est esse necesse est non esse. Hoo autem est impossibile. Ergo impossibile est quod aliquid necesse sit esse, et tamen non sit possibile illud esse. Ergo possibile esse sequitur ad necesse esse" (2).
C'est en raison de son indifférence par rapport au nécessaire et
au contingent que le possible absolu peut être attribué également à l'un
et à 1'autre. Cependant, il n'est pas défini, en soi et formellement,
par cette aptitude à être prédiquê du nécessaire et du contingent. Il
n'est pas davantage défini par la puissance à être et à ne pas être. 1 2
(1) II Perih., 1. 10, connu. Caj., n. 15.
(2) III, C.G., c. 86.
8
Comment donc est-il conçu et défini ? Il est conçu et défini face à
l’être et par opposition à l’impossible.
"♦..Possibile in communi neutram contradictionis partem sibi determinat, et consequenter utramque sibi advenire compatitur, licet non asserat potentiam ad utramque partem quaemadmodum possibile ad utrumque1' [Ï]
La puissance qui est fondement du possible logique n’est dénommée
puissance que par métaphore. Elle n’est qu’une similitude de la puissan
ce au sens strict. Il en est ainsi, par conséquent, du possible logique
par rapport au possible réel. Ce n’est pas d’une manière univoque que le
possible logique et le possible réel (quel qu’il soit) sont dénommés pos
sibles.
"in quibusdam...dicitur potentia non propter aliquod principium, habitum, sed propter similitudinem quamdam, sicut in geometricis..."
"Similiter in logicis dicimus aliqua esse possibilia
et impossibilia, non propter aliquam potentiam, sed eo quod aliquo modo sunt aut non sunt"
(1) II Perih., 1, 14.
" (2) Metaph., L. IX, c. 1, lect. 1
- 9 -
•'In geometria dicitur potentia secundum metaphoram.. ♦" (1).
Jusqu'ici nous avons déterminé du possible logique par opposition
à l'impossible et nous l'avons dit commun au nécessaire et au contingent.
Nous pourrions de plus le considérer formellement comme genre, par compa
raison à ses inférieurs, face au nécessaire et au contingent. Il revêti
rait alors des conditions très particulières, les conditions qui sont pro
pres au genre considéré comme tout potentiel.
Voici en quels termes saint Albert développe cette pensée :
"Contingens dicitur secundum genus commune aut secundum acceptionem specialem. Sj dicitur secundum genus commune; tunc est contingens quod convertitur cum possibili, et hoc vocatur contingens commune; et quidam dicunt ipsum altum, eo quod non descendit ad modum specialem : et multa accidunt sive conveniunt ei ratione communitatis talis quae non conveniunt specialibus modis contingentis : et ratione talium (quae sibi conveniunt singulariter) ponitur hic cum aliis modis contingentis :
quamvis enim sit commune in singulis inventum, tamen (l)
(l) Metaph., L.V, c. 12, léct. 14, Cette pensée de saint Thomas est reprise et explicitée davantage par Cajétan dans les lignes suivantes: "Advertendum est quod in V et IX Métaph., Arist. dividit potentiam in potentias quae ratione dicuntur eadem, et in potentias quae non
eadem ratione qua praedicta potentiae nomen habent, sed alia. Et has appellat aequivooe potentias. Sub primo membro comprehenduntur omnes potentiae activae et passivae... Sub secundo membro autem comprehenduntur potentiae mathematicales et logicales...Haec vero merito aequivooe a primis potentiae dicuntur eo quod istae nullam virtutem activam vel passivam praedicant : et quod possibile istis modis dicitur non eadem ratione possibile appellatur. Une cum potentiae se habentes ad opposita sint activae vel passivae, istae quae aequivooe dicuntur ad opposita non se habent". II PerTh.,""1, l£, n. 2.
10
ratione eorum quae sibi propter talem comraunicatem conveniunt, facit modum specialem diversum ab aliis modis contingentis” (1).
Tout ce qui n'implique aucune contradiction dans ses termes,
tout ce qui peut avoir raison d’être est dit possible "secundum se",
"absolute”, “logice".
"Unde quidquid potest habere rationem entis continetur .sub possibilibus absolutis..." (2).
Ainsi en est-il de toute créature et de Dieu même (3). 1 2 3
(1) D. Albertus, .1 Priorum Anal., tract. 1, cap. 12.
(2) I P., q. 25, a. 3, o.
(3) "...Possibile, secundum quod necessario opponitur, sequitur poten
tiam passivam, quae non est in divinis. Unde neque in divinis est aliquid possibile per modum istum, sed solum secundum quod possibile continetur sub necessario. Sic autem dici potest quod, sicut Deum esse est possibile, sic Filium generari est possibile". IP., q. 41, a. 4, ad 2um.
11
B- LE POSSIBLE REEL
a) LE POSSIBLE REEL "per potentiam in altero".
Pour procéder par voie de comparaison, et par conséquent, selon
un mode parfaitement conforme à la nature de notre intelligence, il con
vient qu'au cours des considérations portant sur le possible réel, nous
ayons toujours présents à l'esprit les principaux traits caractéristiques
du possible logique. Ce dernier est dénommé : possible, parce qu’il est
conçu en rapport avec un principe quIon peut appeler : puissance, quoi
qu’on un sens large et figuré. Il est dit : logique parce qu'il peut se
définir par des termes logiques, sujet et prédicat. Il est dit : absolu,
parce qu’il ne comporte pas de rapport à une puissance véritable. Enfin
il est dit : commun, parce qu’il peut être appliqué aussi bien à Dieu
qu’aux créatures. Si Dieu n'était pas possible, nécessairement, il ne
serait pas.
A la différence du possible logique et absolu, il est un autre pos
sible qui n'est pas commun purement et simplement à tout être, mais à tout
être créé. C'est le possible "per potentiam in altero". Il n'est pas dé
fini en rapport avec une puissance dénommée telle uniquement par métaphore
et ordonnée à l'être considéré seulement dans sa fonction copulative, mais
il est défini en rapport avec une puissance réelle.
L'un des modes de la puissance est d'être :
12
"principium motus et mutationis in alio in quantum .aliud" (l).
Entre tous les modes de la puissance, ce dernier est le principal
et c’est à lui que tous les autres peuvent être réduits (2). C'est le
mode de la puissance active. Saint Thomas affirme explicitement que tout
ce qui est dit possible comporte un certain rapport à cette puissance ac
tive (3).
Précisément, c'est par rapport à une puissance réelle et active,
celle de Dieu, que se définit le possible "per potentiam in altero".
C'est un possible réel commun à tout ce qui, en dehors de Dieu, ne compor-
te aucune répugnance à l'être.
"Probatur ergo primo quod omnis creatura est mutabilis
per potentiam in altero, sic. Omnis creatura est mutabilis de nihilo in aliquid, et rursus de aliquo in nihil"---(4). 1 2 3 4
(1) cité page 4.
(2) "Possibilia quae dicuntur secundum potentiam omnia dicuntur per
.respectum ad unam potentiam primam, quae est prima potentia activa, de qua...dictum est quod est principium mutationis in alio in quantum est aliud". V Metaph., loc. cit.
(3) "Omnia alia possibilia dicuntur per respectum ad istam potentiam".
.Metaph., loc. cit.
(4) "Ponit...s. Thomas, hic (l, 9, 2) et in C.G-. II, e. 30 & 55 et in
-Q. De Pot.,.Q. V, a. 3 et ubique, angelos et corpora coelestia entia necessaria realia, possibilia, tamen logice et per potentiam in alio; et solum Deum omnimodo necessarium". I P., q. 9, a. 2, coram. Caj., n. III.
- 13
Donc même les substances créées incorruptibles sont contingentes
"per potentiam, in altero" (l).
Tout être créé en tant que créé est fini, donc tout être créé est
'ab alio' et essentiellement dépendant de Dieu. En raison de cette dépen
dance, toute créature comporte une certaine mobilité. Toute créature peut
être et ne pas être, au moins de la puissance de Dieu qui peut la mainte
nir ou non dans l’être. Cette raison de dépendance et de mobilité est de
la définition même de ce qui est possible "per potentiam in altero". Elle
est incompatible avec la pure actualité de Dieu, laquelle est principe
d'absolue immuabilité. Voici une explication de saint Albert à ce sujet:
"Ens possibile dividit ens cum eo quod est ens necesse.
..Et cum ens necesse sit quod nullo modo est in potentia, erit ens necesse quod nullam habet causam : quia ens quod habet causam quocumque modo est in potentia comparatum ad causam illam secundum id quod est in ea.
Et per oppositum, ens possibile est quod habet causam et possibile est secundum quod comparatur ad causam illam et secundum quod per esse dependet ab illa : et sic omnia causata possibilia sunt" (2).
Ce possible n'est pas logique, mais réel. Cependant, il n'est pas
un possible réel intrinsèque, mais un possible réel extrinsèque. Ainsi
l'explique Cajetan ; 1 2
(1) IP., q. 9, a., 2, Caj., n. VIII.
(2) II Perih., tract. 2, cap. 6.
14
“Quoniam supponimus quod quidquid non implicat contradictionem est possibile non solum logice, sed potentia realis omnipotentis Dei, ideo possibile logicum vocari potest etiam possibile reale, extrinsece t^men, quia per potentiam in alio" (l).
Ce commentaire soulève une difficulté. C'est une difficulté d'au
tant plus redoutable que le commentaire rapporte très fidèlement, semble-
t-il, la pensée de saint Thomas. Le possible logique est identifié, d’une
certaine manière, avec le possible réel extrinsèque. "Possibile logicum
vocari potest etiam possibile reale, extrinsece tamen..." dit Gajetan. La
même idée avait d'ailleurs été exprimée, en substance, par saint Thomas(2).
Tout ce qui est possible "secundum se" et absolument est-il vrai
ment possible "per potentiam in altero" ? Dieu est possible "absolute"
et "secundum seipsum" car s'il n'en était pas ainsi Dieu n’existerait pas
de fait. Le possible absolu logique est par définition opposé à l'impos
sible. S'il est, vrai que tout ce qui est possible absolument et "secundum
seipsum" peut être appelé possible "per potentiam in altero", Dieu lui-
même ne doit-il pas être compté au nombre des êtres qui sont dénommés pos
sibles ou contingents de façon extrinsèque ? Voici la solution qu'apporte
Gajetan à cette difficulté :
"Cum sermo praesens sit de omnipotentia factiva, cum
.dicimus omne possibile, omne ens, omne non implicans 1 2
(1) I P., q. 9, a. 2, coram, n. VI.
(2) I P., q. 25, a. 3, c.
15
contradictionem, semper subintelligitur causabile effective” (l).
La valeur de l’affirmation : "Ideo possibile logicum vocari potest
...etc” n'est pas absolue. L’affirmation elle-même n’est universelle qu’
1'intérieur d’un genre déterminé : "cum sit sermo de omnipotentia factiva
..." Voilà qui sert à manifester encore davantage en lumière la profonde
distinction du possible logique et du possible réel comme tels.
Qu’est-ce donc qui est contenu sous la raison de possible "per
potentiam in altero" ? C'est tout ce qui peut avoir raison d'être créé.
"Universaliter omnes creaturae communiter sunt mutabiles
secundum potentiam creantis, in cujus potestate est esse et non esse earum" IP., q. 9, a. 2, c. (2).
Même le nécessaire créé est contingent "extrinsece", car il ne
tient pas de lui-même sa nécessité (5). 1 2 3
(1) I P., q. 25, a. 3, comm. n. V.
(2) I P., q. 9, a. 2, c. C’est ainsi, comme saint Thomas l'explique à
plusieurs reprises, qu'avant d’être, le monde était possible non de la puissance de la matière, mais de la puissance de Dieu. IP., q. 46, a. 1, ad lum; II Sent., D. I, q. 1, a. 2, ad lum; a. 5, ad 4um; II, C.G., c. 36; De Pot., q. 3, a. 1, ad 2um; q. 5, a. 5, c.
(3) "Cum nulla res creata sit necessaria secundum se considerata, sed -in se possibilis et necessaria per aliud". De Ver., q. 23, a. 1,ad 2um.
S»'
16
b) Le POSSIBLE BEEL "per potentiam in se passivam”.
A la différence du possible logique qui ne se définit pas par un
rapport à une puissance véritable, mais comme un absolu, à la différence
du possible "per potentiam in altero" qui se définit (en tant que com
mun à toutes créatures) par rapport à la puissance réelle active de Dieu
extrinsèque à toute créature, le possible 'per potentiam in se passivam1
se définit par rapport à une puissance réelle intrinsèque et passive. Ce
possible n'est pas commun à tous les êtres créés. Il s’oppose au nécessai
re créé, à ce qui ne comporte en soi aucun principe de mutabilité.
Le possible par puissance intrinsèque passive est communément dé
nommé contingent physique. On le dénomme physique, pour le distinguer
du possible logique (l). Son principe est réel. C'est un principe de
corruptibilité.
"Possibile sumitur dupliciter. Uno modo secundum quod _dividitur contra necesse; sicut dicimus illa possibilia quae contingunt esse et non esse" (2).
Alors que le possible logique est opposé à l’impossible (absolu) 1 2
(1) Notons avec saint Albert que le possible et le contingent sont convertibles i "Cum contingens sit convertibile cum possibili..."Div. Alb., I Priorum, tract. I, cap. XII. "...Possibile respicit actum, contingens autem secundum vim nominis respicit defectum causae, qui ad potentiam pertinet: defectus enim potentiam sequitur..." Caj. II, Perih.,1.' Ï2, n. 9.
(2) "Ut,..sunt differentiae entis per se, quod significat substantiam,quantitatem, etc...sic (necessarium et possibile) sunt conditiones
substantiales rerum intrinsecae ipsis rebus; X Metaph., dicitur de corruptibili et incorruptibili...Illo...modo attenditur secundum intrinseca rerum". IP., q.9, a. 2, comm. Caj. n. VI. Cf.: IP., q.41, a. 4, ad 2um.
17 -
et ouvert à l’être, le possible physique est opposé au nécessaire et ou
vert au non-être ainsi qu’à l’être. Il se définit formellement par la
puissance à l’être et au non-être.
"Alio modo sumitur possibile pro una parte possibilis in communi, id est pro possibili seu contingenti sc. ad utrumque, sc. quod potest esse et non esse” (l)
Le possible physique ne peut donc pas, comme le possible logique,
être prédiqué du nécessaire. En effet, il s'oppose contradictoirement au
nécessaire, car ce dernier est uniquement déterminé à l'être.
"Hoc ergo possibile sc. physicum quod est in solis mobi- .libus non est verum dicere et praedicare de necessario simpïiciter; quia quod simpliciter necessarium est non
potest aliter esse...Alterum autem possibile logicum, quod in rebus immobilibus invenitur, verum est de illo enunciare quoniam nihil necessitatis adimit" (2).
Est-ce bien la puissance physique de la matière qui est le fonde
ment tout à fait premier et radical de la contingence physique ? La ré
ponse est contenue très explicitement dans le texte de s. Albert que voi
ci. Ce texte est capital.
"Dicitur adhuc possibile secundum potentiam materialem ad esse quae, inquam, potentia est cum privatione7 sTout possibile fieri vel generari vel possibile esse: et hoc, (quia cum privatione est) est ad esse et non esse : et
sequitur quod possibile est esse et possibile est non 1 2
(1) Perih., II, 1. 10, Gaj., n. 12.
(2) Perih., II, 1. 12.
18
esse: et hoc possibile secundum modum opponitur ei quod est ne cesse esse'* %l).
La racine de la contingence physique, c'est donc la matière en
tant que privée. Materia ratione privationis annexae.
Il est vrai que le possible physique peut n'être pas "ad utrumque
oppositorum", mais c'est à condition qu'on le suppose déterminément en
acte.
"...Quod enim tali rationi possibile dicitur, jam determi- _natum est ex eo quod actu esse suppositum est. Non ergo possibile omne ad utrumque possibile est, sive loquamur de possibili physico, sive logice" (2).
c) Le CONTINGENT PHYSIQUE "natum" ou "ad utrumlibet"
et
le CONTINGENT PHYSIQUE "infinitum"
"...dicitur contingens specialiter quod non est necessa- _rium et non impossibile : non necessarium quidem ad esse,
et non impossibile ad non esse. Et hoc tertio modo dictum contingens dividitur in duo sc. in contingens natum quod plus se habet ad esse quam ad non esse, tamen ad esse non habet necessitatem, sed potest non esse.
Et dicitur contingens infinitum
ad esse et ad non esse se habens aequaliter. Propter quod vocatur contingens ad utrumlibet. 1 2
(1) D. Alb., II Perih., tract. 2, cap. 6.
(2) Ibid.
19
Et utrumque istorum contingentium est contingens non necessarium" (l).
II- PUISSANCE ABSOLUE, ORDONNEE et ORDINAIRE.
Dans le chapitre précédent, consacré à l’étude de la possibilité
logique ou absolue et de la possibilité réelle ou physique, nous avons vu
qu’un possible est dénommé logique ou physique selon qu’il est conçu en
soi et absolument, ou en rapport avec une puissance réelle, active ou pas
sive, extrinsèque ou intrinsèque. A ce propos, le texte suivant de Jean
de saint Thomas rend parfaitement la pensée d’Aristote exprimée dans le
L. V des Métaphysiques et rapportée par saint Thomas, IP., q. 25, a. 5.
"...Possibile potest sumi vel relative seu comparative
..ad aliquam potentiam, vel absolute et in se. Relate ad potentiam dicitur aliquid possibile, ex eo quod alicui potentiae subjicitur; et sic supponit ipsam potentiam, et ab ea accipit denominationem extrinsecam, ad eamque habet relationem subjectionis; et ab aliis vocatur haec possibilitas physica. Absolute dicitur aliquid possibile ex eo quod in se, et ex habitudine terminorum, non habet repugnantiam ut sit; et dicitur ab aliis possibilitas logica: quia non consideratur ista possibilitas secundum subjectionem ad potentiam et influxum ejus physicum, sed secundum habitudinem terminorum per modum non repugnantiae, quae est quid rationis" (2).
Etant défini par la non-répugnance des termes, le possible absolu
- 20 -
au nécessaire qu’au contingent, aussi bien à l’Incréé qu’au créé. En
tendu en un sens restreint, c’est-à-dire entendu de tout ce qui n’impli
que pas contradiction Dieu excepté, il s’identifie d’une certaine manière
avec l’objet de la Toute-Puissance divine. En effet, c'est en raison de
cette possibilité logique ou absolue que quelque chose est dit objet de la
Toute-Puissance de Dieu. C'est pour cette raison que le possible absolu,
bien qu'il soit logique, peut être dénommé possible réel, d'une réalité
extrinsèque, i.e. de la réalité de la (l) puissance de Dieu qui en est le
principe. C'est ainsi que nous l'entendrons désormais au cours de ce cha
pitre .
Quant à la puissance divine, elle peut être envisagée sous deux
aspects bien différents, c'est-à-dire soit dans son fondement, soit en
elle-même et formellement. Dans son fondement, la puissance divine s'i
dentifie purement et simplement avec l'essence divine dans sa participa-
bilité ad extra. En elle-même, elle est principe, d'exécution et attribut
divin distinct des autres attributs. La possibilité absolue et logique,
en vertu de laquelle tout ce qui n'implique point contradiction est cons
tituée objet de la puissance divine, suit avec nécessité de l'essence di
vine en tant qu'elle est imitable par les créatures. Cependant, cette pos
sibilité logique ne suit pas de la puissance divine considérée formelle
ment comme attribut de Dieu, elle lui est nécessairement présupposée (2). 1 2
(1) I P., q. 9, a. 2, comm. Caj., n. VI.
(2) Voir à ce sujet : J. s. Thoma, c. Theol., loc. oit.
21
Ce qui suit de 11 attribut divin qu’est la puissance, c’est seulement une
dénomination extrinsèque qui présuppose elle-même le possible logique ob
jet de la puissance divine. Toutes les considérations qui vont suivre,
concernant la division de la puissance divine en puissance absolue et puis
sance ordonnée, se rapporteront à la puissance en tant qu’attribut de l’es
sence divine.
Cet attribut qui est, en Dieu, puissance d’action et d’exécution,
diffère-t-il de l'intelligence et de la volonté divine selon une distinc
tion réelle ou une distinction de raison ? Il en diffère selon une dis
tinction de raison.
”...Potentia non ponitur in Deo ut aliquid differens a .scientia et voluntate secundum rem, sed scium secundum rationem; in quantum scilicet potentia importat rationem principii exequentis id quod voluntas imperat, et ad quod scientia dirigit : quae tria Deo secundum idem conveniunt” (l).
De quelle sorte de distinction de raison s’agit-il en 1'occur
rence ? D'une distinction de raison inadéquate. C'est ce qui ressort
manifestement d'un texte de saint Thomas qui fait suite a celui qui vient
d'être cité :
"Vel dicendum quod ipsa scientia vel voluntas divina,
.secundum quod est principium effectivum habet ratio
(l) IP., q. 25, a. 1, ad 4um
- 22
nem potentiae" (l).
C’est la substance même de cette pensée que Jean de saint Thomas
développe dans les termes que voici :
"Potentia executiva in Deo...distinguitur ratione . tanquam attributum inadaequatum intra potentiam intellectivam, quatenus dicit eonnotationem diversi effectus et formalitatem diversi principii, scilicet intellectus ut intelligens, vel ut practice et imperative exsequens et producens dicendo; non tamen potentia ex- secutiva est formaliter ipse actus liber voluhtatis licet illum praesupponat et requirat" (2).
La puissance de Dieu ne diffère donc de son intelligence et de sa
volonté que selon notre manière de concevoir. Et, même selon notre maniè
re de concevoir, la puissance de Dieu ne diffère qu'.imparfaitement et in
adéquatement de son intelligence. A vrai dire, elle s'identifie avec l'in
telligence considérée non pas comme principe de connaissance, mais comme
principe de la production des créatures. Son acte de production des créa
tures présuppose l'acte libre de la volonté divine, mais il procède immé
diatement et formellement de l'intelligence pratique. C’est cette puissan
ce de Dieu, inadéquatement distincte de son intelligence, qui se divise,
selon notre manière de concevoir, en puissance absolue, puissance ordonnée
et puissance ordinaire.
En premier lieu, qu’entend-on au juste par puissance ordonnée et 1 2
(1) I P., q. 25, a. 1, ad 4um,
(2) Curs. Theol., disp. 51, a. 2.
23
puissance absolue de Dieu ? Par puissance ordonnée de Dieu, on entend la
puissance de Dieu en tant qu’elle opère selon les dispositions de son in
finie sagesse. Par puissance absolue; on entend la puissance de Dieu con
sidérée en elle-même, dans ce qui la constitue proprement et la distingue
formellement des autres attributs divins. La puissance absolue de Dieu,
c’est sa puissance abstraite de tout rapport à une régulation ou disposi
tion dérivant de. sa sagesse.
”.. .Cum in agentibus ex libertate voluntatis, executio potentiae sequetur voluntatis imperium et ordinem rationis, considerandum est, quando potentiae divinae aliquid adscribitur, utrum attribuatur potestiae secundum se consideratae - tunc enim dicitur posse illud de potentia absoluta; - vel attribuatur sibi in ordine ad sapientiam et praescientiam et voluntatem ejus - tunc enim dicitur posse illud de potentia ordinata” (l).
Dans le L. Ill des Sentences, saint Thomas propose des explica
tions très précises sur cette question délicate de la puissance ordonnée
et de la puissance absolue (2). Il dit, en substance, ce qui suit : en
Dieu la puissance, l'essence, la volonté, 1’intelligence, la sagesse et la
justice, ne font qu'un. Par conséquent, il n’est rien qui puisse être
dans la puissance de Dieu sans pouvoir être dans sa volonté et dans son
intelligence. Toutefois, parce que la volonté de Dieu n'est pas détermi
née nécessairement à tel ou tel objet si ce n'est de façon purement hypo
thétique, et parce que la sagesse et la justice de Dieu ne sont pas déter- 1 2
(1) III Sent., D. 1, q. 2, a. 3.
(2) IP., q. 25, a. 5, ad lum.
24
minées de leur nature à l’ordre actuel des choses, rien ne s’oppose à
ce qu’il y ait dans la puissance de Dieu quelque chose que Dieu ne veut
pas présentement et qui n’est pas contenu dans l’ordre de l’univers tel
qu’actuellement constitué. Puisque la puissance est conçue comme princi
pe qui exécute, la volonté comme principe qui commande et l’intelligence
comme principe qui dirige, ce qui est attribué à la puissance considérée
en elle-même est dit possible de puissance absolue. Par contre, ce qui
est attribué à la puissance de Dieu en tant qu’elle exécute le commande
ment de la volonté est dit possible de puissance ordonnée.
En conséquence, on doit affirmer que Dieu peut, de puissance ab
solue, faire autre chose que ce qu’il a déterminé de faire. Cependant,
il ne se peut pas que Dieu fasse quelque chose qu’il n’a pas déterminé de
faire. Il en est ainsi parce que son opération est soumise à sa préscien
ce, tandis que sa puissance ne l’est pas. Sa puissance est, en effet, na
turelle. Ainsi donc Dieu fait quelque chose parce qu’il le veut, mais ce
n'est pas parce qu'il le veut qu'il le peut.
Cette division de la puissance de Dieu en puissance ordonnée et
puissance absolue entraine une division correspondante du possible qui
est dit tel de la puissance extrinsèque de Dieu. Elle entraîne aussi une
division de l’impossible qui s'oppose à ce possible extrinsèque. Autre
est le possible de puissance absolue et autre est le possible de puissan
ce ordonnée. Autre encore est l'impossible opposé au possible de puissan
ce ordonnée et autre est l'impossible opposé au possible de puissance ab
25
solue. Quelque chose est possible de puissance absolue qui ne l'est pas
de puissance ordonnée. Quelque chose est impossible de puissance ordonnée
qui est possible de puissance absolue, mais aussi quelque chose est impos
sible de puissance ordonnée qui également impossible de puissance absolue.
Enfin quelque chose qui est impossible de puissance ordonnée et de puis
sance absolue est dit possible d'une possibilité hypothétique (1). Sur ce
sujet, saint Thomas nous a fourni les précieuses déterminations que voici:
"...Sunt quaedam quae habent in se aliquid divinae sa-
.pientiae et bonitati repugnans inseparabiliter conjunctum, ut peccare...Et ista etiam dicimus Deum non
posse.
Quaedam vero sunt quae non habent de se inconvenientiam ad divinam sapientiam, sed solum ex ordine aliquo suae praescientiae quem Deus in rebus statuit vel praevidit secundum suam voluntatem, ut quod caput hominis sit inferius...Et hujusmodi Deus potest facere, quia potest statuere alium ordinem in rebus secundum quem sit conveniens quod nunc secundum istum ordinem qui rebus inest inconveniens videtur.
Sic ergo in his quae divinae potentiae attribui possunt, est, quadruplex distinctio sive ordo.Quaedam enim nec ipsi potentiae absolutae attribuuntur. Unde simpliciter dicendum est Deum ea non posse, sicut pati et contradictoria esse simul.Quaedam vero ex se sapientiae et bonitati repugnant. Et ista non dicimus Deum posse nisi sub conditione, scilicet si vellet. Hon enim inconveniens est ut in conditional! vera antecedens sit impossibile.Quaedam vero de se repugnantiam non habent, sed solum ab exteriori. Et talia absolute concedendum est Deum posse 1
(1) Comme il existe une division du nécessaire en nécessaire absolu et nécessaire hypothétique, ainsi il existe une division du possible en possible absolu et possible hypothétique et une division de l'impossible en impossible absolu et impossible hypothétique.Cf. III P., q. 46, a. 2, c.
— 26
de potentia absoluta; sec sunt neganda nisi sub conditione, sc. ut dicatur : Non potest, si voluntati ejus repugnat.Quaedam vero sunt quae attribuuntur potentiae, ita quod et voluntati et sapientiae ejus congruunt"! B-fc haec sim
pliciter dicendum est Deum posse et nullo modo ea non"■ ■ • ■ rr \ *'■ 1posse" (1).
De fait, la Toute-Puissance divine opère seulement comme puissan
ce ordonnée. Elle ne produit rien qui ne soit déterminé selon les dispo
sitions de la Sagesse. L’intelligence peut considérer la puissance de
Dieu en elle-même, comme puissance, d’une vertu illimitée et sans aucun
rapport à la sagesse, mais cette considération n’est possible qu’en vertu
d’une abstraction faite par 1’intelligence. Voilà ce que saint Thomas af
firme d’une façon explicite.
".. .Absolutum et regulatum non attribuuntur divinae po-
_tentiae nisi ex nostra consideratione : quae potentiae Dei in se consideratae., quae absoluta dicitur, aliquid attribuit quod non attribuit ei secundum quod ad sapientiam comparatur, prout dicitur ordinata" (2).
II reste à déterminer de la puissance ordinaire. Cette puissance
opère selon une régulation ou disposition de la sagesse divine, mais comme
telle, elle n’est pas opposée à la puissance dite absolue. Elle est une
puissance ordonnée, mais opposée à la puissance qui opère selon un mode
spécial ou extraordinaire. 1 2
(1) III, Sent., D. 1, q. 2, a. 3, resp.
(2) De Pot., q. 1, a. 5, ad 5um.
27
Au juste, la puissance ordinaire de Dieu est celle qui opère se
lon les lois communes et le cours habituel des choses. Si la toute-puis
sance divine opère en dehors des lois qui régissent communément l'univers,
c'est toujours et nécessairement selon une disposition parfaitement droite
et souverainement sage. Dans ce cas, elle opère donc de puissance ordonnée.
"Si...ordo rerum consideretur prout dependet a prima causa, sic contra rerum ordinem Deus facere non potest; sio enim si faceret, faceret contra suam praescientiam.Si vero consideretur rerum ordo prout dependet a qualibet secundarum, causarum, sio Deus potest facere praeter ordinem rerum. Quia ordini secundarum causarum ipse non est subjectus, sed talis ordo ei subjiciuntur, quasi ab eo procedens non per necessitatem naturae, sed per arbitrium voluntatis; potuisset enim et alium ordinem rerum instituere” (l).
En résumé il ne se peut pas que Dieu fasse ce qui est opposé à sa
puissance ordonnée, mais il se peut que Dieu fasse ce qui est opposé à sa
puissance ordinaire, car, ce faisant, il opère encore de puissance ordon
née. Ce qui est effectué par Dieu de puissance extraordinaire, v.g. un
miracle, l’est nécessairement de puissance ordonnée, Jean de saint Thomas
l’explique dans les lignes suivantes :
"Si...(potentia divina) facit aliquid extra has leges
.communes, ut miraculum, licet faciat ordinate et secundum dispositionem rationis rectam, tamen non facit modo ordinario et secundum potentiam ordinariam, sed specialem; et sic absolvitur a modo ordinario. Recedit tamen in alium ordinem sapientiae divinae, a quo 1
(1) I P., q. 105, a. 6, c.
28 -
dicitur ordinata illa potentia : licet non ordinaria, id est modo communi et ordinario operans" (lj.
Tout ce qui est de puissance ordinaire est de puissance ordonnée,
mais tout ce qui est de puissance ordonnée n'est pas de puissance ordinai
re. Puissance ordonnée est comme un genre par rapport à puissance ordinai
re et puissance spéciale ou extraordinaire.
Cette nouvelle division de la puissance de Dieu en puissance or
dinaire et non ordinaire entraine encore une division correspondante du
possible "per potentiam in altero". Tout ce qui est possible de puissan
ce ordonnée n'est pas possible de puissance ordinaire et tout ce qui est
impossible de puissance ordinaire n'est pas impossible de puissance or
donnée .
Notons, en terminant, que si les Anciens savaient bien distinguer
puissance de Dieu ordonnée et ordinaire, ils ne faisaient guère mention
d'une telle distinction dans leurs écrits. Par l'expression 'puissance
ordonnée', ils signifiaient aussi bien ce que nous entendons par puissan
ce ordinaire que ce que nous entendons par puissance ordonnée pure et sim
ple (2). 1 2
(1) Ours. Theol., T. III, disp. 31 , a. 3.
(2) III G.G-., o. 98, comm. Sylv. Ferr., n. 3.
•* 29
III
NECESSITE
REELLE & LOGIQUE
ABS OLÜE & HYPOIHBTIQBE.
Après avoir considéré les notions de possibilité réelle et logique,
de puissance absolue et ordonnée, nous sommes logiquement amenés à traiter
de nécessité réelle et logique, absolue et hypothétique. En effet parce
que le possible se prend de la puissance, parce que la, puissance dit rap
port à l’être et que l’être peut s'entendre soit du réel qu’est l’essence
ou l’existence, soit de la composition logique d’un prédicat avec son sujet,
nous avons dû définir et distinguer une double possibilité, l’une réelle,
l’autre logique. Dans la suite, nous avons étudié les notions de puissan
ce absolue et ordonnée pour en arriver à distinguer de nouveaux modes de
possibilité qui divisent le possible ou contingent "per potentiam in altero".
C’est également en nous plaçant au point de vue de l’être que nous
sommes conduits à traiter de nécessité après avoir traité antérieurement
de contingence ou possibilité. En effet, la nécessité et la contingence
divisent par soi et radicalement l’être.
"Ens...dividitur per contingens et necessarium, et est _per se divisio entis" (l).
Elles suivent de l’être en tant que tel. 1
(1) III, C.G., c. 72. cf. Metaph., L. VI, 1. 3
- 30
'*Et considerandum est quod necessarium et contingens proprie consequuntur ens in quantum hujusmodi^ (!)♦
D'ailleurs, loin de s'exclure, la possibilité et la nécessité sont,
en quelque sorte, inséparables. En effet, nous avons vue que le nécessai
re “a se" et le nécessaire "ab alio" sont possibles (absolument), autre
ment ils seraient contradictoires, et par conséquent, ils ne seraient pas
nécessaires. De plus, le nécessaire "ab alio" est possible de puissance
extrinsèque "per potentiam in altero". Nous verrons plus loin que le con
tingent n'est pas incompatible avec une certaine nécessité dite condition
nelle . A vrai dire, il n'est aucun contingent qui ne soit nécessaire sous
quelque rapport.
"Hihil...est adeo contingens, quin in se aliquid necessarium habeat" (2).
Parce que le nécessaire et le contingent divisent 1'être comme
tel, certaine division de l’être entraine une semblable division du néces
saire et du contingent. Qu'est-ce que l'être signifie principalement ?
c'est 1'actualité d'une forme. Et par voie de conséquence ? c'est la com
position de la forme avec son sujet (3). 1 2 3
(1) IP., q. 23, a. 4 ad 3um.
(2) IP., q. 86, a. 3, c. cf. "Omnis motus supponit aliquid immobile ;
cum enim transmutatio fit secundum qualitatem, remanet substantia immobilis; et cum transmutatur forma substantialis, remanet materia immobilis. Rerum etiam immobilium sunt immobiles hkbitudines; sicut Socrates etsi non semper sedeat, tamen immobiliter est verum quod quando sedet, in uno loco manet". IP., q. 84, a. 1, ad 3um.
(3) I Perih., 1. 5.
31
L’être signifie donc le vrai. Et puisque l’être est significatif
et du vrai et du réel, le nécessaire et le contingent, qui suivent de
l’être comme tel, divisent non seulement le réel, mais aussi le vrai.
"Objectum intellectus est verum cujus differentiae .sunt necessarium et contingens" (l).
De meme qu’en traitant de la nature de la contingence, il a été
nécessaire de distinguer la possibilité absolue et logique de la possibi
lité réelle et physique, ainsi faut-il, en déterminant de la nature de la
nécessité, montrer en quoi différent la nécessité logique et la nécessité
réelle.
A- NECESSITE LOGIQUE
Le possible logique se définit, avons-nous vu, dans la ligne de la
vérité et par opposition à l’impossible, c’est-à-dire par la non-répugnan
ce des termes. Ce possible est dit absolu et "secundum seipsum" (2). L’im
possible qui s'oppose à ce possible logique est dénommé également absolu.
Il a ceci en commun avec le possible logique qu’il se définit par un rap
port de termes.
"Dicitur autem aliqujd possibile vel impossibile absolute,
.ex habitudine terminorum; possibile quidem quia praedica * 2
ti) III Sent., D. 17, a. 1, sol. 3.
(2) De Pot,, q. 1, a. 3, c.
32
tum non repugnat subjecto, ut Socratem sedere; impossibile vero absolute, quis praedicatum repugnat subjecto, sicut hominem esse asinum" (l).
Avec le possible logique et l’impossible qui s’oppose au possible
logique, il est un nécessaire qui se définit pareillement "ex sola habitu
dine terminorum". C’est un nécessaire qui est dit t logique «
"...Magna differentia est inter necessarium et possibile, ut sunt differentiae entis realis, et ut sunt differentiae entis veri.In quantum enim sunt differentiae entis veri, sumuntur
logice, et consistunt in sola habitudine terminorum, ut patet autem sunt differentiae entis per se, quod significat substantiam, quantitatem, etc...sio sunt conditiones substantiales rerum intrinsecae ipsis rebus ; ut X Metaph., textu ultimo dicitur de corruptibili et incorruptibili. Aliud est ergo loqui de necessario et possibili ut sunt differentiae realesj et aliud ut sunt differentiae habitudinis terminorum" (2).
De même que le possible logique est dçnommé absolu, ainsi il est
un nécessaire logique (défini également dans la ligne de la vérité et par un
rapport de termes) qui peut être dénommé absolu.
"Necessarium dicitur aliquid dupliciter:sc. absolute et .suppositione. Necessarium absolute judicatur aliquid ex habitudine terminorum : utpote quia praedicatum est in definitione subjecti, sicut necessarium est hominem esse anima; vel quia subjectum est de ratione praedicati, sicut hoc est necessarium numerum esse imparem vel parem. Sic autem non est necessarium Socratem sedere. Unde non est necessarium absolute, sed potest dici ne- 1 2
(1) I P., q. 25, a. 3, c.
(2) I P., q. 9, a. 2, comm. Gaj., n. VI.
33
cessariuin ex suppositione: suppositio enim quod sedeat, necesse est eum sedere dum sedet” (l).
Plus loin, il sera traité d’une façon très spéciale de la néces
sité hypothétique en tant que distincte de la nécessité absolue. Il suf
fit pour le moment d’avoir montré en quoi consiste le nécessaire logique
en tant que logique, c’est-à-dire en tant qu’il constitue une différence
de l’être comme vrai, en tant qu’il se définit "ex habitudine terminorum"
et se distingue du nécessaire réel.
B- NECESSITE REELLE
Parce que le nécessaire et le contingent suivent (consequuntur)
de l’être, et que l’être peut se dire de la composition logique des ter
mes d’une proposition (sujet et prédicat), composition qui est signe de
vérité, il est un nécessaire qui consiste en un mode spécial de composi
tion des termes. C’est le nécessaire logique.
A ce nécessaire logique s’oppose ("magna differentia est") le
nécessaire réel. L’être, dont le nécessaire est un mode, se dit vprimo"
et ’principaliter’ de ce qui est "in rerum natura". Il n’est significa
tif de composition logique et de vérité que secondairement et par voie
de conséquence. Le nécessaire se conçoit donc principalement comme un (l)
(l) IP., q. 19, a. 3, c. cf. De Veritate, q. 23, a. 4, ad lum.
34
mode d’être réel. De même que certaine relation logique est dite néces
saire parce que ne pouvant pas ne pas être, v.g. la relation de ’homme’
à ’animal raisonnable’, ainsi certaine réalité est dite nécessaire parce
que ne pouvant pas ne pas être, telle la créature incorruptible.
"Corruptibile autem et incorruptibile dividunt per se ens: quia corruptibile est quod potest non esse, incorruptibile autem quod non potest non esse" (l).
A l’encontre de la possibilité logique et de la nécessité logi
que qui sont des modes affectant le rapport des termes d’une proposition,
la nécessité réelle et la contingence physique sont des conditions ou
modes d’être qui affectent intrinsèquement le réel.
Voici à ce sujet l’explication de Sylvestre de Perrare :
"...Sicut aliquid dicitur possibile aut ratione alicujus
.potentiae existentis in re, aut propter non-repugnantiam terminorum; ita necessarium potest dici aut ratione necessitatis cujusdam existentis in re (necessitas enim est conditio rei), aut ratione necessariae habitudinis terminorum" (2).
Le nécessaire réel doit donc se définir comme suit : ce qui dans
sa nature même est déterminé uniquement à être. 1 2
(1) Metaph., L.X, 1. 12.
(2) C.G., I, c. 83, coram. S. Ferr. n. I.
35
"Necessarium...dicitur, quod in sui natura habet quod non possit non esse" (l).
Gomme le nécessaire logique, le nécessaire réel peut être dénom
mé absolu.
"Illas...res simpliciter et absolute necesse est esse in _quibus non est possibilitas ad non esse" (2).
"Differt autem necessarium absolute ab aliis necessariis: quia necessitas absoluta competit rei secundum id quod est ei intimum et proximum, sive sit forma, sive materia, sive ipsa rei essentia" (3).
Ce nécessaire réel et absolu est de deux sortes : l'un dont la
nécessité est causée, l'autre dont la nécessité n'est pas causée.
"Hoc autem absolute necessarium est duplex. Quoddam enim .est quod habet necessitatem et esse ab alio, sicut in omnibus quae causam habent: quoddam autem est cujus necessitas non dependet ab alio, sed ipsum est causa necessitatis in omnibus necessariis, sicut Deus" (4). 1 2 3 4
(1) II Phys., 1.8, n. 4. cf. ...Dicatur illud necessarium quod in sua
natura determinatum est solum ad esse; impossibile autem quod est determinatum solum ad non esse; possibile autem quod ad neutrum est omnino determinatum, sive se habeat magis ad unum quam ad alterum, sive se habeat aequaliter ad utrumque, quod dicitur contingens ad utrumlibet". I Perih., 1. 14, n. 8.
(2) II C.G., c. 30.
(3) V Metaph., 1. 6, cf. II C. 0., c. 28; De Pot., q. 5, a. 3, ad 12um;
II Phys., 1. 15.
(4) I Sent., D. VI, q. 1, a. 1. cf. "...Aliqua sunt necessaria dupliciter.
Quaedam enim quorum altera sit causa necessitatis; quaedam vero quorum nulla sit causa necessitatis; et talia sunt necessaria propter seipsa". V. Metaph., 1. 6.
- 36
Autre est la nécessité absolue de Dieu, autre est la nécessité ab
solue des substances créées incorruptibles. Ces substances créées incor
ruptibles sont dites absolument nécessaires, parce qu'il n’y a pas en elles
de puissance au non être (l). Cependant, elles dépendent nécessairement de
Dieu qui les maintient librement dans l’être.
“Dicuntur...res creatae eo modo in nihilem tendere quo
..sunt ex nihilo. Quod quidem non est nisi secundum potentiam agentis. Sic igitur et rebus creatis non in- est potentia ad non esse: sed Creatori inest potentia ut eis det esse vel eis desinet esse influere" (2"Jl
La contingence extrinsèque (per potentiam in altero) n’est nulle
ment incompatible avec la nécessité absolue de la créature spirituelle.
Cette nécessité absolue est même inséparable de la contingence "per poten
tiam in altero".
Les créatures incorruptibles sont donc nécessaires "absolute et
simpliciter" (3). Les scotistes le nient, mais comme l’explique Cajetan,
leur opposition aux thomistes, sous ce rapport, est une opposition seule
ment dans la manière de s'exprimer ("in vocabulis"). A la vérité, ce sont
les thomistes qui s'expriment de la manière la plus formelle.
"Sanctus Thomas...peripateticis sermonibus assuetus...
.necessarium simpliciter vocat id quod non potest non 1 2 3
(1) Le nécessaire absolu réel est nécessaire simpliciter, mais il est possible ou contingent ex suppositione, "sub eo uditis ne si sibi relinquatur". I, S., D. 8, q. 3, a. 2, c.
(2) II C.G., c. 30.
(3) II, C. G., c. 30.
37
esse per potentiam in se» Et propterea concedit et probat raulta entia necessaria simpliciter. Et revera, quia judicium de rebus debet dari et dici secundum propria ipsarum rerum, et non secundum extranea, rationabilior est nominatio Auctoris : quoniam multa sunt entia, quae in se nullam habent potentiam ad non esse" (l).
Si telle substance créée est dite nécessaire de nécessité absolue,
c’est en raison de son incorruptibilité, et si elle est incorruptible,
c’est parce qu’elle est une forme subsistante et que l’existence convient
par soi à la forme. Quel est ce mode de persêitê selon lequel l’existen
ce convient à la forme ? C’est le troisième des quatre modes de persêitê
énumérés par saint Thomas dans son comm. des Anal. Post., L. I, 1. 10.
Voici, à ce sujet, l’explication de Jean de Saint Thomas :
"...Formae per se convenit esse non per se in primo aut „ secundo modo, cum non habeat connexionem essentialem vel intrinsecam ipsum esse cum forma creata, sed convenit per se in tertio modo, idest per se singulariter seu subsistenter, quia formae subsistenti convenit esse immediate, et non mediante alia forma, et sic per se subsistenter seu immediate habet esse" (2).
Ce mode de persêtiê, c'est encore, selon l’explication de Cajet&n, 1 2
(1) I P., q. 44, a. 2, Caj., n. 11.
(2) J. s. Th., C.P., T. III, P. Nat., P., q. 9, a. 1.
38
un mode de persêitê physique (l).
Ce long développement était nécessaire pour rendre plus manifes
te la différence très profonde qui existe entre le nécessaire absolu logi
que et le nécessaire absolu réel. Un être créé peut être nécessaire de né
cessité absolue réelle sans être nécessaire de nécessité absolue logique.
"Aliquid est possibile logicum quod tamen est necessa- rium reale. Possibile quidem logice, quia neutra pars contradictionis de secundo adjacente implicat contradictionem; puta nec ista, coelum est, nec iste, coelum, non est. Necessarium vero reale: quia in eo non est potentia ad aliud esse, ac per hoc nec ad privationem esse quod habet. Et quoniam supponimus quod quidquid non implicat contradictionem est possibile..(2).
L’expression ’nécessaire absolu’
tendre de deux façons très différentes.
nécessaire, selon tous les sens du mot.
est donc équivoque. On peut l’en-
Aucun être créé, comme tel, n’est
Il reste que non seulement Dieu
(l) "Vocatur...perseitas simpliciter, quae fundatur super habitudine
..terminorum, absolute sumptorum: perseitas vero physica, quae fundatur super habitudine terminorum in esse naturali positorum... conveniunt...in hoc quod quaemadmodum quod convenit alicui per se simpliciter necessario et inseparabiliter adhaeret illi absolute sumpto; ita proportionaliter quod convenit alicui per se physice, necessario et inseparabiliter comitatur illud in esse naturali positum. Differunt vero quia praedicate per se simpliciter nihil non necessarium supponunt, quoniam respiciunt subjecta sumpta; praedicata vero per se physice supponunt aliquid non necessarium, sc. subjecta producta fuisse in rerum natura...Ex hoc' autem differunt secundo quia perseitas prima adeo est necessaria ut oppositum mnpli- cet contradictionem: perseitas vero secunda non est necessaria nisi necessitate naturalis cursus; et ideo oppositum non implicat contradictionem" . I P., q.50, a. 5, comm. Gaj., in IV.
(2) I P., q. 9, a. 2, comm. Gaj., n. 6
■ 59 •
mais toute créature incorruptible est absolument nécessaire. Cependant
Dieu seul est un nécessaire absolu "per seipsum" (1), et par conséquent
"omnimodo necessarium".
".. .Nullam rea esse est simpliciter necessarium nisi Deum" (2).
C- NECESSITE HYPOTHETIQUE OU CONDITIONELIE
Après avoir défini la nécessité logique et la nécessité réelle,
et avoir montré en quoi elles diffèrent et comment elles peuvent être
dites toutes deux absolues, il convient d'étudier d’une façon spéciale
la notion de nécessité conditionnelle ou hypothétique.
Cette nécessité est-elle formellement logique ou réelle ?
Il est à remarquer que saint Thomas définit la nécessité hypothé
tique en l'opposant aussi bien à la nécessité absolue logique qu’à la né
cessité absolue réelle. Ainsi après avoir défini le nécessaire absolu lo
gique, saint Thomas ajoute : 1 2
(1) I C.G., o. 15.
(2) I P., q. 19, a. 4, caram. Caj., n. 6. of. "Ponit enim s. Thomas hic (1, 9, 2) et in II C.G., cap. XXX et IAT et in Qu. De Potentia, q. 5, a. 5, et.ubique, angelos i et corpora coelestia entia realia necessaria, possibilia tamen logice et per potentiam in alio; et solum Deum omnimodo necessarium". I P„, q. 9, a. 2, comm. Caj., n. 6.
40
"Sic autem non est necessariam Socratem sedere. Une non est necessarium absolute, sed potest dici necessarium ex suppositione;1 supposito enim quod sedeat, necesse est eum sedere dum sedet" (l).
"Necessarium vero ex suppositione est quod non est necessarium ex se, sed "solummodo posito alio; sicut Socratem cucurrisset..." (B)i
Ailleurs, après avoir défini le nécessaire absolu réel comme étant
ce qui dans sa nature même est déterminé uniquement à être, saint Thomas
dit en quoi consiste le nécessaire hypothétique ou conditionnel.
"Necesse est enim quod non potest non esse. Quod quidem convenit alicui, uno modo ex principio intrinseco...Et haec est necessitas naturalis et absoluta.
Alio modo...ex principio extrinseoo, vel fine vel agente. Fine quidem .T«lt haec est necessitas finis...Ex agente...Et haec est necessitas coactionis* (3j.
Ces deux nécessités : nécessité de la fin et nécessité de coaction,
sont qualifiées de conditionnelles $
"...Necessarium dicitur multipliciter. Est enim necessarium absolute et necessarium ex conditione i et hoo est duplex i sc. ex conditione finis' val ez conditione agentis. Necessarium ex conditione agentis, est necessarium per violentiam : non enim qui violenter currit, necesse est currere, nisi sub hac conditione, si aliquis eum cogit. 1 2 3
(1) I P., q. 19, a. 3, c.
(2) De Ver., q. 23, a. 4, ad lum
(3) I P., q. 82, a. 1, c.
41
Necessarium ex conditione finis est illud sine quo non potest consequi aliquis finis vel non ita faciliter” (l).
Dans les Livres II du G.G. et II du comm, des Physiques, saint
Thomas identifie la nécessité hypothétique avec la nécessité qui se prend
de la fin, et de la fin précisément en tant qu’elle est "posterius in esse”.
"Quod autem habet necessitatem ab eo quod est posterius in esse, est necessarium ex conditione vel suppositione; ut puta si dicatur, necesse est hoc esse si hoc debeat fieri $ et hujusmodi necessitas est ex fine, et ex forma in quantum est finis generationis" (2),
Enfin, dans le L. Y des Métaphysiques, cette nécessité hypothé
tique est qualifiée de nécessité "secundum, quid”.
"Necessarium secundum quid et non absolute est, cujus necessitas dependet ex causa extrinseca" (S).
Dans le De Veritate, cette même nécessité est dite : nécessité de
conséquence.
"Ex praescientia Dei non potest concludi quod actus nostri sint necessarii necessitate absoluta, quae dicitur necessitas consequentis? sed necessitate condi- tionata, quae dicitur neoessTtas consequentiae"...(4). 1 2 * 4
(1) I Sent., D. VI, q. 1, a. 1.
(2) II Phys., 1. 15, n. 2. cf. "Necessitas...quae est a posteriori in psse licet sit prius natura, non est absoluta necessitas, sed conditi onalis : ut, si hoc debeat fieri, necesse est hoc prius esse". II Ü.G., c. 29.
(5) Metaph., L. V. 1. 6, n. 834.
(4) De Ver., q. 24, a. 1, ad 13um.
43
C'est en nous servant de tous les éléments contenus dans les pas
sages cités ci-dessus que nous pourrons déterminer quelle est, au juste,
la nature du nécessaire hypothétique ou conditionnel.
Le nécessaire hypothétique est exprimé communément dans l'énoncé
d'une proposition composée conditionnelle. Chaque fois que saint Thomas
définit la nécessité hypothétique, il apporte des exemples analogues à
ceux que voici : "...necesse fore ut serra sit si debet habere serrae
opus" (1). - "Si Deus hoc vult, necesse est hoc esse" (2).
Pour une détermination parfaite de la notion de nécessité hypo
thétique, certaines précisions sont prérequises concernant la nature et
les propriétés de la proposition conditionnelle.
A parler strictement, toute proposition hypothétique n'est pas
conditionnelle. La proposition hypothétique ou composée est celle qui a
pour parties principales deux propositions simples ou catégoriques, con
jointes par une particule telle que : 'et', 'ou', 'si*. Cette particule
remplit, dans la proposition composée, un rôle analogue à celui du verbe
dans la-proposition catégorique. Dans la proposition conditionnelle pro
prement dite, la copule hypothétique est la particule : si. Exemple :
si Paul court, il se meut. La proposition conditionnelle n'est donc qu'une
espèce de proposition hypothétique. Sa vérité, comme celle de toute autre 1 2
(1) II C.G., o. 30.
(2) IP., q. 19, a. 8, ad lum.
- 43 -
espèce de proposition hypothétique, est distincte de la vérité des propo
sitions catégoriques dont elle dépend* Tout en étant essentiellement dis
tincte de la proposition simple, la proposition conditionnelle se tient
néanmoins dans la ligne de la deuxième opération de l'esprit, car elle est
signe de vérité.
Qu’est-ce donc que la vérité d'une proposition conditionnelle ?
C'est une vérité qui se définit purement et simplement par la conséquence.
Si la conséquence signifiée par une proposition hypothétique ou condition
nelle est bonne, la proposition est vraie$ si la conséquence est mauvaise,
la proposition est fausse. Bien de plus n'est requis pour assurer la vé
rité ou la fausseté d'une proposition conditionnelle. Dans ce cas, véri
té et conséquence sont inséparables.
Puisque la bonté de la conséquence suffit, à elle seule, à assurer
la vérité de la conditionne lie, il est donc manifeste que cette vérité de
la proposition conditionnelle est une vérité de soi nécessaire. Toute con
ditionnelle vraie est nécessaire, et toute conditionnelle fausse est impos
sible. En effet, une bonne conséquence est toujours et nécessairement vraie.
Vérité, conséquence et même nécessité sont donc inséparables dans la pro
position conditionnelle.
Puisque la proposition conditionnelle se définit par la conséquen
ce et que le jugement, dans ce cas, porte exclusivement sur la conjonction
des catégoriques qui la composent, sa vérité est donc tout à fait indépen-
- 44 -
dante de la vérité et de la fausseté, de la possibilité et de l’impossibi
lité des catégoriques. Une conditionnelie peut être vraie même si les ca
tégoriques sont fausses, et elle peut être fausse même si les catégoriques
sont vraies.
"Haec conditionalis est veras Deus potest prava agere si vult: nil enim prohibet conditionalem esse veram, licet antecedens et consequens sint impossibilia, ut patet in hac : si homo volat, habet alas" (1).
Dans la conditionnelle, la vérité est donc purement une vérité
de conséquence. La nécessité est aussi une nécessité de conséquence. C’est
le tout, comme tel, de la proposition conditionnelle qui est nécessaire,
non pas les parties. Il y a lieu de distinguer ici le sens composé du sens
divisé. La nécessité n’affecte que la composition des termes (2).
Tout ce qui précède doit être entendu de la proposition condition
nelle en son sens le plus strict. Qu’entend-on par proposition condition
nelle strictement dite ? Une proposition dans laquelle la copule hypothé
tique "si" est véritablement significative de conséquence. Cette consé
quence, toutefois, ne peut être plus qu’une conséquence virtuelle, car la 1 2
(1) De Pot., q. 1, a. 6, ad 3um« cf»: I, q. 25, a. 3, ad 2um, I Sent®,D» 42, q. 2, a, 1.
(2) "...Hoc autem non necessarium est absolute, vel, ut a quibusdam .dicitur, necessitate consequentis: sed conditione, vel necessitateconsequentiae. Haec enim conditionalis est necessaria * si videtur sedere, sedet, Unde et, si conditional!s in eategoricam transferatur, ut dicatur, quod videtur sedere, necesse est sedere, patet eam de dicto intellectam et compositam esse veram; de re vero intellectam et divisam, esse falsam". I C,G., c. 67.
“ 45 ~
conséquence relève formellement de la troisième opération de l’esprit.
Pour bien saisir 1’importance de cette remarque, il faut savoir
qu’il existe trois sortes de propositions conditionnelles. L’une est pro
prement conditionnelle, les deux autres ne le sont pas.
Jean de saint Thomas a défini et distingué parfaitement bien ces
trois sortes de propositions conditionnelles. Voici comment il caracté
rise la première $
"Primo modo conditional!s non respicit veritatem extre- _ morum, sed illationem, et eam denotat particula ’si’ ut cum dico: Si sol lucet, dies est, ly ’si’ subrogatur loco particulae ’ergo’, perinde ac si dicas : sol lucet, ergo dies est, quasi ex praesuppositione, non ex assertione antecedentis procedens; et sic illatio non ex affirmatione seu determinationis antecedentis procedens, per oonditlonalem illativam explicatur..." J. s. Th., C.
T.I, ti. 20, a. t. ~
C’est en cela que consiste la proposition conditionnée au sens
formel et strict. Fait étrange : elle est signe de vérité et elle impli
que conséquence.
La deuxième espèce de conditionnelle n’est pas une conditionnelle
proprement dite. Elle n’est pas significative d’inférence, mais de la
pure coexistence de deux catégoriques. Ex.: si Paul marche, Pierre rit.
Cette conditionnelle équivaut à une copulative. Elle n’est vraie que si
les deux catégoriques qui la composent sont vraies (l). (l)
(l) "Secundo modo dicitur conditlonalis secundum puram concern!tantiam., .qualia sunt conditionata disparata, id est, quando inter conditionem et effectum consecutum nulla datur causalitas et connexio, sed solum significatur quod utrumque simul verifioabitur et coneomitenter existet..." J. s. Th., loc. cit.
— 46 —
Enfin, il est une autre espèce de conditionnelle, qui n’est dite
conditionnelle qu’en un sens large et impropre, c’est celle qui exprime
l’exercice d’une certaine causalité de la condition (l’antécédent) sur
l’effet (le conséquent). Elle est dite impropre, parce qu’elle ne se dé
finit pas formellement par la vérité et la nécessité de la conséquence vir
tuelle impliquée dans la première espèce (l).
Ce n’est donc que dans la première espèce de conditionnelle qu’il
y a vérité de conséquence proprement dite et nécessité purement hypothéti
que. L’objet de cette conditionnelle est connu de Dieu, par sa science
de simple intelligence. Pour quelle raison ?
"Quia quidquid pertinet ad quidditates et naturas rerum est connexionis necessarie et abstrahit de se abomni" existentia;.("2").
Puisqu’elle est l’objet de propositions conditionnelles dont la
vérité est exclusivement une vérité de conséquence constituée par une con
nexion de termes, la nécessité hypothétique est donc manifestement une né
cessité formellement logique. De même qu’il est un nécessaire logique qui 1 2
(1) "Tertio modo conditional!s significat aliquam oausalitatem seu ocaa- . duoentiam inter conditionem et effectum secutum : non explicandosolum bonitatem illationis et consequentiae, sed connexionem antecedentis et consequentis, quatenus antecedens quod ponitur per modum conditionis aliquam inclinationem vel conducentiam aut causationem importat ad id quod ponitur per modum consequentis.....particula ’si’ non ponitur ad explicandam solam bonitatem illationis et consequentiae, et quasi vim seu formam prioristicem argumentationis virtual!ter in conditional! implicitam, sed ad explicandam ipsarum veritatum connexionem, quae est materia posteriorities..«J. s. Thomas, loc. cit.
(2) J. s. Thomas, loo. cit.
- 47 -
est dit absolu, et qui se définit "ex habitudine terminorum”, ainsi il
est un nécessaire logique qui est dit hypothétique et qui se définit éga
lement “ex habitudine terminorum” et qui, de soi, fait abstraction de
toute existence (1).
Le nécessaire hypothétique est logique, et c’est comme tel qu’il
doit être défini, i.e. comme une connexion nécessaire de termes ”sub aliqua
conditione". Notons bien que ce qui est nécessaire "a posteriori in esse”
est hypothétiquement nécessaire, mais tout ce qui est hypothétiquement né
cessaire n’est pas nécessaire a posteriori.
Voici quelques cas de nécessité hypothétique très différents
(materialiter) les uns des autres.
On peut dire que Dieu veut nécessairement tel effet qu’il produit
librement, mais il le veut de nécessité hypothétique et non pas de néces
sité absolue.
"In quolibet immutabili, si semel est aliquid, non potest postanodum non esse. Si igitur divina voluntas est immutabilis, posito quod aliquid vult, neces- se est ex suppositione eum hoc velle” (2). 1 2
(1) ”...Tunc dicitur simpliciter necessarium et absolute quando praedicatum habet necessariam habitudinem ad subjectum sectandum suam naturam consideratum: quod est terminos habere necessariam habitudinem ex suis formalibus significatis. Necessarium autem ex suppositione dicitur quando praedicatum ad subjectum sectandum sui naturam consideratum, necessariam habitudinem non habet, licet illam habeat ut sub aliqui conditione consideratur”. I C.G., c. 83, S. Ferr., n.l.
(2) I C.G., c. 83.
- 48
a
L* immutabilité de la bonté divine est le fondement de cette sorte
de nécessité hypothétique. La remarque que fait saint Sylvestre de Ferra-
re à ce sujet est fort à propos :
"...Immutabilitas non requiritur ad omne necessarium ex suppositione :...Sed bene ad omne immutabile sequitur necessarium ex suppositione : quia necessitas immutabilitatis tantum est etiam necessitas ex suppositione..."(1).
Faroe que 1'immutabilité de la volonté divine est au principe de
oette nécessité conditionnelle, les théologiens ont une manière spéciale
de la désigner.
"Unde hujusmodi necessitas apud theologos vocatur necessitas immutabilitatis" (2).
On peut dire encore : "Dum Sortes sedet necesse est (necessitate
hypothetica) necesse est ipsum sedere" (3). Ce n'est là qu'une application
particulière du principe $ Omne quod est necesse est esse quando est.
Cette nécessité du contingent présent est immédiatement fondée sur
le premier principe. En la niant, on nierait le premier principe. Il est
nécessaire que Socrate soit assis quand il est assis, car il est impossible
qu'il ne soit pas assis quand il est assis (4). En effet, il est impossible 1 2 3 4
(1) I C.G., o. 83, comm* S.F., n. 1.
(2) De Ter., q. 23, a. 4, ad lum. of. Ill Sent., D. 20, a. 1.
(3) I Perih., 1. 15.
(4) De Pot., q. 1, a. 5, o.
- 49 -
qu'une chose soit et ne soit pas en même temps et sous le même rapport.
Comme dit Cajetan :
"...Res quantumcumque contingens, ex statu praesentiae contrahit quemdam necessitatis modum, ex suppositione status ad ipsam sub tali statu pertingentem.. ." (l).
Voici un autre exemple de nécessité hypothétique : "Si Deus pro
vidit hoc futurum, hoc erit" (2). A ce sujet, s. Thomas, dit : "patet
quod haec conditional!s est vera". Et Jean de saint Thomas observe à pro
pos de cette conditionnelle :
"Relinquit extrema contingentia, licet in vi consequentiae sit infallibile, et pertinet ad simplicem intelligentiem in quantum explicatur sola vis consequentiae inter decretum pro conditione" (3).
C'est l'efficacité du secours divin qui, cette fois, est au prin
cipe de cette nécessité conditionnelie ou hypothétique. Dans le cas pré
cédent, c'était la détermination de l'état de présence du contingent (4). 1 2 3 4
(1) I P., q. 14, a. 13.
(2) "Praeparatio hominis ad gratiam...potest considerari secundum quodest a Deo movente. Et tunc habet necessitatem ad id ad quod ordinatur a Deo, non quidem coactionis sed infallibilitatis, quia intentio Dei deficere non potest..." I-II, q. 112, a. 3, c. cf. C.G., c. 94.
(3) J. s. Th., C. Theol., T. II, D. 20, a. 5.
(4) "Sed hoc non tollit contingentiam futurorum eventuum neque propter .certitudinem divinae cognitionis neque propter efficaciam divinaevoluntatis"-! De Malo,' q. 16, a. 7, ad 15um.
• 50 ■
Un dernier exemple de nécessité hypothétique est contenu dans le
passage suivant :
"Alio modo est ex fine necessitas secundum quod est posterius in esse non absoluta, sed conditionata $ sicut dicimus necesse fore ut serra sit ferrea si debet habere opus serrae" (1).
A cet exemple de nécessité hypothétique s'applique précisément le
passage suivant, tiré de "Problème de 1 ' indéterminisme" de M.C. De Koninck:
"La nécessité hypothétique dont parle Aristote va du conséquent à 1* anté
cédent, et non vice versa* Si le conséquent est donné, il est maintenant
nécessaire que l'antécédent ait été et qu'il ait causé. Le fondement de
cette nécessité qui relie l'antécédent au conséquent ne part pas de 1'anté
cédent; il est extrinsèque à lui; la nécessité remonte du conséquent à l'an
técédent. Quod habet necessitatem ab eo quod est posterius in esse, est
necessarium ex conditione. S'il y avait conversion des termes, si la cau
se prochaine était nécessaire, il y aurait rapport réciproque absolument
nécessaire. Necessitas quae dependet ex causis prioribus est necessitas
absoluta. Quae habet necessitatem ex causa formali, vel ex causa effici
ente, est necessarium absolute".
La nécessité hypothétique est une nécessité "authentique" et elle
est une nécessité logique. Ajoutons même qu'à l'intérieur de l'hypothèse,
il y a toujours nécessité absolue. Si Dieu veut, il est absolument néoes» 1
(1) II C.G., o. 50.
- 51
saire qu’il veuille et qu’il ait voulu. Si Socrate est assis, il est ab
solument impossible qu’il ne soit pas assis. Si Dieu donne sa grâce à
Paul, il se convertira infailliblement (l). Pour que la scie coupe, il
est absolument nécessaire qu’elle soit dure. 1
(1) De Ter., q. 25, a. 4, ad 15um
» 62 ■
Chapitre premier
DE LA BONTE DIVIDE, fin ultime de la oréation
Toute perfection est essentiellement communicative de soi.
"Batura cujuslibet actus est quod seipsum communicet quantum possibile est" (l).
C’est donc la perfection qui est au principe de toute causalité,
dans la ligne de l’efficience comme dans la ligne de la finalité.
"Agens...in quantum hujusmodi est perfectum" (2).
"Manifestum est...quod unumquodque est appetibile secundum quod est perfectum, nam omnia appetunt suam perfectionem. In tantum est autem perfectum unumquodque in quantum est in actu..." (3).
Dans 1'exercice de la causalité efficiente, la perfection de l’ac
te est principe de la production de l’effet; dans l’exercice de la causali
té finale, la perfection de l’acte est principe de l’inclination d’un être
vers son bien.
Parce qu’elles ont un fondement commun, à savoir : l’essentielle
communicabilité de l’acte, la causalité efficiente et la causalité finale 1 2 3
(1) De Pot., q. 2, a. 1, o.
(2) I, q* 4, a* 2, c«
(3) I P», q. 5, a. 1, c.
— 53
se définissent toutes deux par la diffusion d’une perfection.
"Diffundere, licet secundum proprietatem vocabuli videatur „importare operationem causae efficientis, tamen largo mo- do potest importare habitudinem cujuscumque causae, sicut Influere, et facere et alia hujusmodi0 (l).
En ce qui concerne particulièrement l’exercice de la causalité fi
nale, la diffusion n’est rien d’autre que l'attraction par laquelle la fin
meut l’agent en se le connatur&lisant et en l'inclinant vers son propre
bien.
"Bonum dicitur diffusivum sui esse eo modo quo dicitur .finis movere" (2).
Or cette attraction exercée sur l'agent par la fin n'est dénommée
motion que par métaphore (3). C'est donc également par métaphore et en
un sens large que l’on peut, dans ce cas, parler de diffusion, puisque
toute diffusion proprement dite ne peut s'entendre que dé l’exercice d’une
cause efficiente. Cette motion ou diffusion en un sens large et métapho
rique n’en constitue pas moins l'exercice d’une causalité réelle et véri
table.
L^âmission" (4) ou "effusion de soi” (5), en quoi consiste l'exer- 1 2 3 4 5
(1) De Ver., q. 21, a. 1, ad 4um.
(2) IP., q. 5, a. 4, ad 2um; cf. i I Sent., D. 34, q. 2, a. 1, ad 4um.
(3) J. s. Thomas, C. Phil., I P., q. 13, a. 2.
(4) I-IIae, q. 51, a. 2, c.
(5) De Ver., q. 21, a. 1, ad 4um.
54
cioe de toute causalité efficiente ou finale, exclue donc en son fonde
ment la potentialité et la privation comme telles. Son unique principe,
c’est la perfection en tant que perfection,
"Diffundere enim perfectionem habitam in alia, hoc est de ratione perfecti in quantum perfectum" (1).
"Agere nihil aliud est quam communicare illud per quod .agens est in actu secundum quod est possibile" (2).
En conséquence, la possibilité de diffusion ou donation de soi es
sentielle à toute cause, dans la ligne de l’efficience comme dans celle de
la finalité, est directement proportionnelle à son degré d’actualité et de
perfection.
Ainsi donc la seule considération de la perfection de l’acte et de
son essentielle diffusibilité rend parfaitement évidente la vérité de ce
principe-ci : tout agent agit en tant qu’il est en acte.
"Hihil agit nisi secundum quod est actu: unde quo aliquid est actu eo agit" (5).
Il est un autre principe non moins incontestable que le précédent,
c’est que tout agent agit pour une fin. L’induction la plus commune et
la plus vulgaire manifeste à l’évidence que tous les agents soit naturels, 1 2
(1) I P., q. 62, a. 9, ad 2um.
(2) De Pot., q. 2, a. 1, o.
(5) I P., q. 76, a. 1, c.
55
soit libres, tendent, dans leurs opérations, vers un bien et par consé
quent vers une fin. L’agent est toujours mû en quelque manière par la
vertu attirante de la fin. Sans doute, dans l’exercice de la causalité
divine, cette motion ne subordonne point à une fin l’action divine elle-
même, mais elle subordonne seulement le terme de cette action, à savoir $
la créature (1). Cependant, Dieu agit vraiment pour une fin bien que, ni
en lui-même ni dans son opération, il ne soit mû par cette fin. Tout agent
agit pour une fin est donc un principe qui se vérifie de la façon la plus
universelle et la plus absolue.
"...Omnia agentia necesse est agere propter finem" (2).
Enfin, il est un troisième principe dont la connaissance dérive
en quelque manière de la connaissance des deux premiers, et qui peut s’é
noncer comme suit ; La fin de tout agent en tant qu’agent est l’agent lui-
même. Comme nous l’avons vu précédemment, c’est parce que la perfection
de l’acte ou de la forme est au fondement de toute causalité efficiente
que tout agent n’agit qu’en tant qu’il est en acte, et que son opération
se définit par la communication ou la diffusion d’une perfection. Par con
séquent, l’agent, considéré précisément en tant qu1agent, ne présuppose,
dans ce qui constitue le fondement et le principe de son action, aucune
puissance à une perfection qui serait autre que lui-même et qui aurait pour 1 2
(1) IP., q. 19, a. 5, c.; De Ver., q. 23, a. 1, ad 3um; I Sent., D.45, q. 1, a. 2, ad 2um; J. s. Thomas, C. Theol., T.7, D.l, a. 2, nn. 50- 34; C. Phil., T. II, I F., q. 13, a. 3.
(2) I—Hae, q. 1, a. 2, c.
56 —
lui raison de fin. Il faut bien qu'il en soit ainsi puisque l'agent comme
tel est en acte.
"Agens in quantum agens non recipit aliquid" (l).
Dans l'effusion de sa propre perfection par l'exercice de sa cau
salité, l'agent en tant que tel ne peut donc pas agir pour une fin en de
hors de lui-même.
"Finis ultimus cujuslibet facientis, in quantum est .faciens, est ipsemet" (2).
"Unumquodque agens creatum invenitur per suam actionem .alio quodammodo ad seipsum attrahere" (3).
La nécessité pour l'agent comme tel de n'agir qu'en tant qu’il est
en acte, et la nécessité pour l'agent comme tel d'être lui-même la fin de
son action ont toutes deux un fondement commun et unique $ la perfection
de l'agent. Le principe selon lequel tout agent est lui-même sa propre fin
dans l'exercice de son activité est un principe qui s'applique à tout agent
créé, mais seulement en tant qu'il est agent. En d'autres termes, le prin
cipe en question ne s'applique à un agent créé que selon la mesure de sa
perfection propre, et par conséquent d'une façon limitée, restreinte.
A Dieu, au contraire, le meme principe s'applique sans aucune res- 1 2 3
(1) I-IIae, q. 51, a. 2, ad lum.
(2) III, G.G., c. 17.
(3) De Male, q. 3, a. 1, c.
- 57 -
triction ou limitation, en raison de l’actualité pure de l’essence divine.
L’infinie perfection de l’essence divine est donc simultanément la raison
d’être de l’infinie communicabilité de Dieu ad extra et la raison d’être
de sa primauté absolue comme cause finale à l’égard de toute créature réelle
ou possible. Lorsque nous aurons considéré attentivement en quoi la cause
seconde comme telle et la Cause Première comme telle diffèrent dans l’exer
cice de leurs causalités respectives, la souveraine communicabilité de la
bonté divine et l’infinie libéralité de toute communication de cette même
bonté nous seront encore plus manifestes.
L'imperfection est de la raison même de la cause seconde en tant
qu’elle est seconde, c’est-à-dire en tant qu’elle se distingue de la Cause
Première et d’une certaine manière s’y oppose. Par définition, la cause
seconde est imparfaite parce qu’elle est essentiellement dépendante de la
Cause Première. Par contre, toute imperfection par mode de dépendance ou
de subordination est contradictoirement opposée à la raison de Cause Pre
mière. La mise en exercice de la cause seconde est impossible sans qu’une
motion émanant de la Cause Première la fasse passer de puissance à acte.
Cette dépendance, cette potentialité et ce mouvement manifestent assez le
caractère déficient de toute cause seconde.
C'est en effet un même acte qui est à la fois principe d'être et,
radicalement, principe d'opération. En toute créature, cet acte est essen
tiellement limité. Il est une perfection, mais imparfaitement possédée,
c’est-à-dire possédée en partie et non dans sa totalité. Aucune créature
— 58 ■
ne possède par elle-même et essentiellement sa propre perfection. S’il
en était autrement, toute créature serait contradictoire, donc impossible.
Ce n’est pas un même principe qui peut constituer la raison d’être d’une
perfection et la raison d’être de la limitation de cette même perfection.
Puisque la cause seconde (toute cause créée) ne possède pas en plénitude
la perfection, qui est à la fois principe de son existence et de son opé
ration, elle ne tient pas d’elle-même cette perfection, elle doit la rece
voir par une communication que la Cause Première lui fait de sa propre per
fection. .
“Si enim aliquid invenitur in aliquo per participa- _ tionem, neoesse est quod causatur in ipso ab eo oui essentialiter convenit, sicut ferrum fit ignitum ab igne” (1).
Toute cause seconde efficiente ou finale, en acte premier et en
acte second, c’est-à-dire considérée dans ce qui la constitue formellement
comme principe d’opération et dans oe qui la constitue en exercice même de
cette opération, est donc en dépendance intrinsèque de la causalité premiè
re et universelle de Dieu.
"Causa secunda habet hoc ipsum quod agit per actionem _Causae Primae in cujus virtute agit” (2)
L’agent second (tout agent orêé) n’est qu’imparfaitement agent. 1 2
(1) I P., q. 44, a. 1, o.
(2) De Pot., q. 5, a. 8, c.
» 59 «*
Il est à la fois agent et patient. Il ne peut agir qu’en étant préalable
ment agi lui-même. Il a raison de patient par rapport à l’Agent Premier. '
Or c’est une même fin que celle de l'agent et du patient en tant
que tels, quoique sous des rapports divers (l). Par conséquent la cause
seconde, en tant qu’elle a raison de patient et qu’elle est mue par la
Cause Première à passer de puissance à acte, tend dans l'exercice de son
imparfaite activité vers une fin qui n'est autre que la Cause Première
elle-même.
"Sunt autem quaedam quae simul agunt et patiuntur, quae sunt agentia imperfecta; et his convenit quod etiam in agendo intendant aliquid acquirere“ (2).
Au travers des opérations par lesquelles ils diffusent à des êtres
inférieurs la perfection qui leur est propre, les agents seconds, en tant
que seconds et imparfaits, tendent à entrer en participation d’une perfec
tion supérieure qui appartient en propre a la Cause Première.
w...Unumquodque quod est in potentia et in actu, fit „actu per hoc quod participat actum superiorem. Per hoc autem aliquid maxime fit in actu quod participat per similitudinem primum et purum actum” (3).
Comme on le voit, dans 1'exercice de toute causalité seconde ou 1 2 3
(1) I, 44, 4, a.; III Phys., S. 4; III, De An., 1. 2
(2) I, q* 44, a. 4, c.
(3) Quodl» 12, a. 5, o.
• 60 —
créée, deux tendances se manifestent : la tendance de l'agent second en
tant qu*agent à donner sa perfection en participation à des êtres infé
rieurs, et la tendance de l'agent second en tant que second à acquérir une
perfection d'un ordre supérieur en vue de l'exercice de sa propre causalité.
Ajoutons que la tendance de l’agent second à entrer en participa
tion du bien d'un ordre supérieur précède la tendance de ce meme agent a
communiquer sa propre perfection à des êtres d'un ordre inférieur. Cette
seconde tendance est subordonnée à la première. Elle est donc également
moins profonde et moins intense que la première. Sans doute, l'agent se
cond en tant qu'agent est lui-même la fin de la communication qu’il fait
de sa propre bonté, mais cette communication demeure essentiellement su
bordonnée au bien commun qui est le bien propre de la Cause Première.
En d'autres termes, pour se communiquer, l'agent second doit rece
voir, et il doit recevoir plus qu'il donne. Pour agir, il doit être mû,
et il n'agit que dans la mesure où il est mû. Il n'est pas purement et
simplement agent, mais il est à la fois agent et patient. On dit que
l'agent second en tant qu*agent est lui-même la fin de la communication de
sa bonté, mais c'est là une considération inadéquate à la raison de cause
seconde. A parler absolument, c'est la Cause Première qui est la fin ulti
me de toute opération de l'agent second (1). 1
(1) I P., q. 44, a. 4, c. ; ad lum; II Sent., D. 1, q. 2, a. 1, c.j D. 37, q. 3, a. 2, o.
- 61
Dieu seul est enclin à se communiquer, d'une inclination qui ne
connaît, du côté de Dieu, aucune limite parce qu'elle a son principe dans
1* actualité pure de l'essence divine. Dieu seul est fin ultime de ce qui
est produit par son opération. Sa bonté divine est infiniment communicable
et toute communication de cette bonté est infiniment libérale. Toute com
munication d'un bien effectuée par un agent second manifeste d'une certaine
manière son indigence foncière de créature. Toute action d'une cause se
conde est essentiellement utilitaire.
"Agere propter indigentiam non est nisi agentis imperfecti , quod natum est agere et pati" (1).
Seules les communications divines sont purement libérales.
"Solius actio Dei est pure liberalis" (2).
Saint Thomas va même jusqu'à considérer la libéralité comme appartenant
quasi en propre à Dieu.
"Libéralités est quasi proprium ipsius" (3).
Dieu, en effet, ne possède en Lui-même et par Lui-même toute per
fection. Il ne peut rien recevoir. Il peut tout donner. S’il agit sur
ses créatures, c'est seulement "ut ab ipso ipsummet suo modo conse- 1 2 3
(1) I q. 44, a. 4, ad lum.
(2) De Ver., q. 23, a. 4, c, of.: IP., q. 44, a. 4, c.j II Sent., D.l, q. 2, a. 1, c.; III G.G., c. 2; Comp. Theol., c. 99, 100, 101.
(3) I Sent., $ D. 45, q. 1, a. 2, sol.
“ 62 —
quantur” (1). Son inclination à diffuser sa perfection, à répandre sa
bonté, ne connaît point de limite. Il est aussi souverainement libéral.
Le seul à l’être l
”...Ipse singulariter dicitur liberalis, quia in omnibus aliis dantibus intenditur aliqua utilitas in dante...Unde nulla datio est pure liberalis, ut dicit Avicenna, tr. V Metaph., o, 4, nisi Dei et operatio ipsius” (2). 1 2
(1) III, C.G., c. 18.
(2) I Sent., D. 18, q. 1, a. 3, c.
63
Chapitre deuxième
DE L'ASSIMILATION A LA BONTE DIVINE, fin prochaine de la création (l).
De ce que l'acte tend de sa nature à se communiquer autant que pos
sible (2) et qu'il est au principe de toute causalité efficiente (et fina
le) (3), il s'ensuit, avons-nous vu, que tout agent tend à se communiquer
aussi parfaitement que possible (4).
Dans la diffusion de sa propre perfection, l'agent ne peut avoir,
en tant qu'agent, d'autre fin que lui-même, car il n'agit pas en tant qu'en
puissance à une perfection et en tant que finalisé par elle, mais en tant
qu'il est en acte.
Ces données, qui se vérifient parfaitement de l'agent considéré
comme tel et dans sa raison la plus commune, s’appliquent de façon bien dif- 1 2 3 4
(1) L'assimilation à la bonté de Dieu peut être dite également: fin ultime intrinsèque de la création, I P., q. 65, a. 2,j q. 103, a. 2, c.;Ill C.G., c. 19.
(2) De Pot., q. 2, a. 1, c.
(3) I P., q. 4, a. 2, c.
(4) Cum enim canne agens intendat suam similitudinem in effectum inducere secundum quod effeo us capere potest, tanto hoc agit perfectius quanto agens perfectius est: petet enim quod quanto aliquid est calidius, tanto facit magis calidum}...” II C.G., c. 45.
64
férente aux causes secondes et à Dieu, Cause Première (1).
En effet, l’agent créé est, comme tel, un agent imparfait (2).
Pour agir, il doit passer de la puissance à l’acte, et par consé
quent, recevoir une certaine actuation ou motion qui n’est rien d’autre
qu’une participation à la perfection et à l’efficience de la Cause Première.
Toute diffusion de sa propre perfection à des inférieurs effectués par un
agent second est nécessairement limitée et foncièrement utilitaire. C’est
la participation à la perfection plus grande de la Cause Première qui est
désirée principalement. La fin ultime de tout agent second est en dehors
de lui, parce que tout agent second est un agent imparfait. Dieu est le
seul agent qui soit lui-même la fin ultime de toute communication de sa
propre perfection (3).
Puisque l’acte tend de sa nature à se diffuser et à se répandre
et que Dieu est en acte "maxime et purissime" (4), Dieu est donc souve
rainement enclin à communiquer au dehors sa propre perfection, d’une com- 1 2 3 4
(1) Tous les meilleurs textes de saint Thomas sur ce sujet ont été colligés par J. Legrand, s.j. dans "L’univers et l’homme dans la philosophie de saint Thomas" et par L.B. Geiger, O.P., dans "La participation dans la philosophie de s. Thomas d’Aquin".
(2) I, q. 44, a. 4, c.
(3) De Malo, q» 1, a. 1, 0*5 II—II, q. 27, a. 3, c. II Sent*, D.l, q. 1, a. 1, c.; IV Sent., D. 8, q. 1, a. 1, q. la, ad lum; III C.G., o. 17.
(4) De Pot., q. 2, a. 1, c.
65
munic&tion qui est purement libérale, puisque la communication de Lui-
même ne peut avoir d'autre fin que Lui-même.
En somme, nous avons indiqué précédemment quelle est la fin ultime
de tout agent en tant que tel, pour en arriver à mieux établir que la fin
ultime de toute communication effectuée par l'agent premier, c'est Dieu
Lui-même. Essayons de montrer maintenant quelle est, en toute diffusion
ou communication d'une perfection, la fin prochaine de l'agent comme tel
et de l'agent premier qu'est Dieu.
Quelle est la fin prochaine de tout agent en tant que tel ? C'est
la communication de sa propre perfection par voie de similitude.
"Finis autem proximus uniuscujusque agentis est ut similitudinem suae formae in alterum inducat; sicut finis ignis calefacientis est ut inducat similitudinem sui caleris in patiente, et finis aedificatoris est ut inducat similitudinem suae artis in materia" (1).
L'action se définit, comme nous l’avons vu antérieurement, par la
communication aussi parfaite que possible de la perfection dont l'agent
est en acte (2). Or l'agent est en acte par sa forme. Puisque l'action
et son effet son des participations à la perfection de l'agent, ils sont
donc des participations à la perfection de sa forme. 1 2
(1) II-IIae, q. 123, a. 7, o.
(2) De Pot., q. 2, a. 1, c.
« 66 —
"Propria forma uniuscujusque faciens ipsum in actu, est principium propriae operationis ipsius” (l).
L’agent qui communique la perfection de sa forme dans l’exercice
de sa causalité et le patient qui reçoit cette communication conviennent
donc, d’une certaine manière, en une seule et même forme. Or la similitu
de comme telle se définit par la convenance dans la forme.
"...Cum omnis similitudo attendatur secundum aliquam .convenientiam aiieujus foriaaae..." (2).
La perfection de l'effet est donc une perfection semblable à la
perfection de la cause. D'où l'adage philosophique : “erane agens agit
sibi simile" (3). L'effet est essentiellement une assimilation à sa cau
se efficiente.
"Uniuscujusque enim effectus perfectio in hoc consistit quod suae causae assimiletur" (4). 1 2 3 4
(1) II-IIae, q. 179, a. 1, ad lum.
(2) De Ver., q. 2, a. 14, c.
(3) "Agere...quod nihil est aliud quam facere aliquid actu, est per se .proprium actus in quantum est actus, unde et omne agens agit sibi simile". I, q. 115, a. 1, c.
"Agens.,.agit sibi simile secundum formam:..." II C.G., c. 40. "Omnis effectus per se habet aliqualiter similitudinem suae causae _vel secundum eamdem rationem, sicut in agentibus univocis, vel secundum deficientem rationem, sicut in agentibus aequivocisj..." De Malo, q. 1, a. 3, o.
(4) De Subs. Sep., c. 12, 3°.
- 67
L’inférieur (le patient) sur lequel s’exerce la causalité de
l'agent, n'est qu'en puissance par rapport à cette perfection qu'est la
similitude de l'agent. Cette participation à la perfection de l'agent,
voilà un bien qui a pour lui raison de fin. Bien plus, non seulement l'as
similation à l'agent, mais, a fortiori, l'agent lui-même a raison de fin.
"Ipsum agens est appetibile et habet rationem boni : hoc enim est quod de ipso appetitur, ut ejus similitudo participetur" (l).
Cette conversion de l'effet à son principe ou tendance de l’ef
fet à ressembler à l'agent est conséquente à la tendance de tout agent
à s'assimiler son effet. Cette dernière a sa raison d'être dans l'essen
tielle communicabilité de l'acte qui est au principe de toute causalité
efficiente.
"Ejusdem rationis est quod effectus tendat in simili- .tudinem agentis, et quod agens assimilet sibi effectum" (2).
Sylvestre de Perrare ajoute en commentaire i
"Quod agens intendat assimilare sibi effectum sua ae- .tione est causa quod effectus tendat in similitudinem agentis, et mutuo se inferunt". 1 2
(1) IP., q. 6, a. 1. Cf.: "Agens dicitur esse finis effectus in quantum effectus tendit in similitudinem agentis". ÏÏI C.G., c. 19, 2°.
(2) III C.G., c. 21, 4°.
“ 68
Quelle est donc la mesure de cette inclination réciproque de la
cause et de l'effet l'un vers l'autre ? C'est le drgré de la perfection
de l'agent.
.Omne agens (intendit) sueua similitudinem in effectum inducere secundum quod effectus capere potest, tanto hoc agit perfectius quanto agens perfectius est:..." (1).
La conversion à son principe, l'assimilation à sa cause, voilà
ce qui constitue le "bien, donc la fin, de tout être en tant que dépendant
d'un être supérieur. Or tout être créé est dans un rapport de dépendan
ce essentielle à l'égard de Dieu. Par conséquent, en aspirant à être as
similé à son principe quel qu'il soit, tout être créé aspire par un mouve
ment bien plus intérieur et plus profond à être assimilé au Principe de
toutes choses, au Principe de tout principe. Cette aspiration la plus
foncière et la plus radicale à toute créature est la conséquence et l'ef
fet de cette propension infiniment plus profonde et plus intense de l'Acte
Par à se communiquer en répandant sur les créatures les trésors de son in
finie perfection.
En toute cause efficiente créée, la perfection en laquelle consis
te le principe d'activité, et la perfection en laquelle consiste l'exerci
ce même de cette activité sont limitées, donc imparfaites, donc participées,
donc essentiellement dépendantes d'un être auquel cette perfection convient
(1) II C.6., c. 45, init.
• 69 •
par soi et en plénitude. En d’autres termes, dans son principe comme
dans l’exercice de son activité, la cause seconde présuppose la Cause Pre
mière et lui est étroitement subordonnée.
"Causa secunda habet hoc ipsum quod agit per actionem causae primae in cujus virtute agit" (l).
Ajoutons encore que 1’action et 1*effet de toute cause seconde dé
pendent plus entièrement de la Cause Première parce que la cause seconde
n’est principe d’activité que par participation au Principe de toute acti
vité : Dieu (2).
De plus, l’effet de la cause seconde est atteint plus immédiate
ment et plus efficacement par la Cause Première.
"...Impressio causae primae primo advenit et ultimo recedit..." (3).
"Virtus causae superioris erit immediatior effectui... "Quanto...aliqua causa est altior, tanto est communior .et efficacior, et quanto est effioacior tanto profundius ingreditur in effectum..." (4). 1 2 3 4
(1) De Pot., q. 5, a. 8, c. I-II, q. 19, 4, e.; De Pot., q.3, a. 4, c.; Quodl. 6, a* 3, c*.
(2) "Eminentius contingit aliquid causaquam causato. Sed operatio qua - causa sectanda causât effectum causatur a causa prima. Eam causaprima adjuvat causam secundam faciens eam operari. Ergo hujus operationis secundum quam effectus producitur a causa secunda, magis est causa prima quam causa secunda". De Causis, 1.1. Cf.: I, q.104, a. 2, c.} I-II, q. 19, 4, o.; 85, c.; II Sent., D.l, q. 1, a.4, c.? V, 9, lOumj XXIV, 1, 4.
(3) De Causis, 1. 1.
(4) De Pot», q. 3, a. 7, Cf.: II Sent., D.l,qel,a»4,c«jCs Ver., q. 5,a.9, lOumj IV Sent.,D.12,q« 1, a.l, q.l, o.$ II C.C., o 89«
70 -
Puisque l’effet est essentiellement une diffusion par voie d’as
similation à la perfection de la cause, l’effet qui procède d’une cause
seconde est donc plus efficacement et plus universellement assimilé à la
Cause Première qu’à toute autre cause, car la communication de la Cause
Première est plus intérieure et plus immédiate (1). La Cause Première pé
nètre davantage au-dedans de l’effet ("vehementius ingreditur" - "vehemen
tius imprimit in effectu") jusqu’au point d’être plus intérieure à toutes
créatures que les créatures ne le sont à elles-mêmes.
Comme le dit saint Thomas, tout effet est contenu, d’une certaine
manière, dans sa cause (2) et toute cause pénètre, en un sens, au dedans
de l’effet (3). Ce sont là de fortes expressions dont saint Thomas se
sert pour mieux exprimer à la fois la dépendance de l’effet à l’égard de
sa cause ainsi que son assimilation à cette même cause.
Or c’est dans la cause première et suprême que toutes choses sont
entièrement contenues et c'est par la cause première que toutes choses sont
de toutes parts pénétrées. Puisque toute assimilation à une cause est com
munication et manifestation de la perfection de cette cause, la perfection
de toute assimilation, c'est-à-dire son intensité et sa profondeur, est 1 2 3
(1) II Sent., q.l,a.4,c.? De Pot., q.7,a.l,:c. "ipsum enim esse est communissimus effectus primus et intimior omnibus aliis effectibus: et ideo soli Deo competit sec. virtutem propriam talis effectus...
(2) De Div. Horn., c. 9, 1. 3.
(3) De Pot., q. 7, a. 3, c.
- 71 -
proportionne lie à 1* élévation et à la transcendance de la cause. Par con
séquent, toutes les créatures sont essentiellement et principalement des
similitudes manife stative s de la perfection divine.
On a vu antérieurement que la fin prochaine de tout agent consis
te dans la communication de sa perfection propre par mode de similitude et
de représentation. Cette perfection communiquée est une similitude de la
cause prochaine et immédiate, mais c'est en plus et bien davantage une si
militude de toutes les causes supérieures auxquelles cette cause prochaine
est essentiellement subordonnée. Plus on remonte dans la hiérarchie des
causes, plus l'assimilation est parfaite, car la perfection communiquée est
plus grande et par conséquent la communication est plus intime.
Cependant, il n'est aucun agent créé, si excellent et si élevé
soit-il, qui puisse s'assimiler entièrement l'être inférieur sur lequel
s’exerce son activité. Ce qu'il y a de plus riche au fond de toute créa
ture échappe à la causalité des agents créés dont cette créature dépend.
Dieu seul, par l’exercice de sa causalité absolument première et parfaite
ment universelle, s’assimile le tout de chaque créature.
Toute communication de soi effectuée par un agent créée n’est ja
mais entièrement désintéressé ni parfaitement assimilatrice des inférieurs
auxquels elle est faite. Dieu est le seul agent à qui il appartient de
pouvoir s'assimiler parfaitement chaque créature "perfectissime, quantum
naturae creatae convenit" (l). Il est aussi le seul agent dont les corn-
(1) Il C.G., c. 45.
• 72 "
mmications sont purement libérales, car il est le seul à ne point agir
en vue de l'acquisition d'un bien mais uniquement pour la diffusion et la
représentation de sa perfection. Bref, Dieu est le seul agent dont la cau
salité est absolument universelle et transcendante.
Les longs développements contenus dans les deux premiers chapitres
étaient nécessaires, semble-t-il, pour manifester avec le plus d'éclat pos
sible la transcendance absolue de la causalité divine, transcendance qui
a son principe dans l'infinie expansibility de l'acte pur. Ils étaient
nécessaires plus précisément pour manifester, au cours des chapitres qui
vont suivre, l’incomparable et souveraine convenance sinon la nécessité
pour Dieu de créer un univers parfait "simpliciter et absolute", à suppo
ser qu'il veuille manifester sa bonté dans la production d'une oeuvre telle
que l'univers.
Jusqu'ici, nous avons montré qu'il revient à Dieu de s'assimiler
chacune des créatures de la façon la plus radicale, et la plus universelle.
Cette assimilation, est, à proprement parler, la plus parfaite possible si
on la considère du point de vue de chaque créature en particulier. C'est
là, néanmoins, une considération incomplète et insuffisante. L'assimila
tion la plus parfaite possible de chaque créature en particulier est en
core la moins parfaite possible si on la considère du point de vue de
l'univers dans son ensemble. Alors que l'agent créé est impuissant à se
(1) II C.G., c. 45.
communiquer selon ce qu’ il y a de plus profond et de meilleur en lui-même
(l'être) et qu’il est impuissant par conséquent à se former et s’assimiler
parfaitement l’effet qu’il produit, Dieu peut exprimer sa propre excellence
en une similitude qui soit “absolute et simpliciter" la plus parfaite pos
sible. L’objet des prochains chapitres sera d’établir en quoi consiste
cette communication la plus parfaite possible de la bonté de Dieu.
- 74 -
Chapitre troisième
DE LA MULTIPLICITE ET DE L'INEGALITE DBS CREATURES.
Puisque la perfection de l'acte est essentiellement diffusive de
soi, puisque l'agent en tant que tel est en acte et qu'il est en acte par
sa forme (1), tout agent aspire donc à répandre la plus abondamment pos
sible, dans l'exercice de son activité, la perfection de la forme d'où
jaillit cette activité (2). Cette diffusion de sa perfection est effec
tuée en autant qu'un inférieur entre, d'une manière ou d'une autre, en (3)
participation de sa forme propre. La forme de l'effet comme tel procède
de la forme de l'agent comme de son principe et elle est en quelque façon
précontenue en elle (4). Cette procession est donc essentiellement assi
milatrice de l'effet à la forme. L'effet est par définition une similitu
de de l'agent (5). Il en est par conséquent la représentation.
"Repraesentare aliquid est similitudinem ejus continere" (6). 1 2 3 4 5 6
(1) Il-IIæ, q. 179, a. 1, ad lum? Ill C.G., c. 88, 2°.
(2) "Omne agens intendit ad bonum, et melius secundum quod potest". III, _C.G., o* 94»
(3) I, q* 4, a. 3, c»
(4) De Ver., q« 3, a. 1, o.
(5) I, q» 110, a» 2, c»? I Sent., D. 36, q« 2, a. 3, c»? II G.G., c « 20? Ill C.G., o. 69? De Pot», q. 2, a. 2, c.? De Malo, q. 1, a. 3, c.
(6) I P., q. 45, a. 7, c.
75 -
Il appartient ainsi à tout effet en tant que tel d’être manifes
tat if de la cause dont il émane.
"Omnis effectus aliqualiter repraesentat suam causam sed diversimode11 (l) '
L’action est indivi sib lament assimilatrice de l’effet à la cause
et manifestative de la cause dans l’effet. C’est» en effet, par un même
mouvement que l’agent tend à se communiquer par voie d’assimilation et à
se manifester au-dehors. Et comme l’inclination de l’agent à se diffuser
et à se manifester le plus parfaitement possible a son principe dans la
communicabilité de la forme, plus l’agent est parfait, plus cette incli
nation est vive et profonde et plus la représentation ou manifestation de
l’agent dans l'effet est parfaite "secundum quod effectus capere potest". /
Puisque Dieu est Acte Pur, Cause Première et Agent Parfait, sou
verainement enclin à la diffusion de son infinie perfection, n’opérant
toujours que pour la seule communication et représentation de sa bonté
dans les créatures, il importe donc que cette manifestation de la bonté
divine dans les créatures soit la plus parfaite possible. Une telle ma
nifestation, étant incompatible avec la limitation qui est essentielle à
toute créature, nécessite la production de créatures multiples et inégales.
En d'autres termes, une représentation parfaite de la perfection de Dieu
n'est réalisable que dans la perfection du tout qu'est l'univers. Quel
ques considérations sur la nature de la cause efficiente et de son effet 1
(1) De Ver., q. 7, a. 6, ad 2um.
76 -
vont nous permettre de mieux comprendre, dans la suite, pourquoi chaque
créature ne constitue en elle-même qu'une représentation inadéquate de
la bonté de Dieu.
Nous avons vu antérieurement que l’effet est comme tel une ’par
ticipation* à la perfection de l’agent dont il procède. Or toute ’parti
cipation’ implique nécessairement imperfection.
"Participare nihil aliud est quam ab alio partialiter .accipere" (l).
Tout être qui participe à une perfection se compare donc à la per
fection à laquelle il participe comme la puissance à l’acte (2). Tout ef
fet comporte donc perfection dans la mesure où il est une communication de
la perfection de l’agent, mais il comporte aussi imperfection dans la me
sure où cette perfection n’est communiquée que de façon limitée. Il n’est
pas une similitude pure et simple, mais une similitude peu* imitation (3),
et une similitude qui est imparfaite. Tout effet est donc formellement
représentatif de sa cause efficiente, mais de façon déficiente. Il impor
te donc que l’effet soit multiple pour compenser cette déficience propre à
tout effet en tant que représentatif et manifestatif de l’agent. 1 2 3
(1) II De Coelo, 1.18, n. 6. Cf.: I Metaph,, 1. 10, init.j In Boet. de Hebd., 1. 2.
(2) Quodl. 3, q. 8, a. 20, c.
(3) "Quaecumque igitur, formaliter sumpta, sunt causa et causatum, suntdiversorum ordinum fundamenta similitudinis...et consequenter est inter ea similitudo imitationis et non purae similitudinis : et propterea’ non est mutus". I P., q. 4, a. 3, comm. Caj., n. VI.
- 77 -
"Cum. e.agens agat sibi simile» et effectus deficiant a repraesentatione suae causae, oportet quod illud quôd est in causa unitumjineffeotibus multiplicetur; sicut in virtute solis suht quasi unum omnes formae generabilium corporum, et tamen in effectibus distinguuntur. Et exinde contingit quod per unam suam virtutem res aliqua potest inducere diversos effectus..." (l).
Ce qui vient d'être dit doit s'entendre de l'effet en rapport à la
cause dont il dépend essentiellement et par soi, non de la cause avec la
quelle il est en rapport univoque.
"Ubi enim est univooatio, ibi non est causa et causatumNormaliter et per se, sed materialiter et per accidens:quoniam forma effectus Normaliter non dependei: a formacausae. Eon enim humanitas quae est in Socrate, forma- liter sumpta, dependet in esse aut in fieri ab humani- iate Platonis pattis, sed humanitas Socratis, quia est haec, ideo dependet a patre" (2).
Si la cause univoque ne transcende point la perfection de son ef
fet, si l'effet de la cause univoque n'est pas une représentation réduite
et déficiente de sa cause, c'est parce que, à parler formellement, l'effet
n'est pas en dépendance de cette cause. Il n'est pas formellement l’effet
de cette cause (3). Il n'est en dépendance de lui que dans sa production
ou sa génération, non pas dans son être meme (4).
L'effet qui est dénommé tel, non par accident, mais formellement 1 2 3 4
(1) Le Lot., q. T, a.l, o• Cf * s Le Pot., q» 3, a. 6, ad 22um»
(2) I P., q. 4, a. 3, coram. Caj.» n. VI.
(3) II-II, q. 148, a. 3, ad 2um.
(4) I, q. 104, a, 1, c.j Le Pot., q. 5, a. 1, o.
78 -
et par soi, est en dépendance essentielle de sa cause. Il est d'un autre
ordre (1). Il est une similitude de sa cause, mais sa cause n'est pas une
similitude de lui (2). Il n'est pas une cause par soi et essentielle qui
soit une similitude proprement dite de son effet. L'effet de la cause équi
voque est dans sa cause selon un mode plus parfait qu'il n'est en lui-mê
me (3), il n’est qu'imparfaitement expressif de la perfection de la cause.
Par conséquent, ce qui est dans la cause "simpliciter et eodem modo" doit
être dans l'effet "divisim et multipliciter" (4). Tout agent équivoque,
par soi et essentiel, étant naturellement enclin selon le degré de perfec
tion de sa forme à se communiquer le plus parfaitement possible, tend donc
à se diffuser et à se communiquer en une multiplicité de déterminations dont
l'ensemble est éminemment expressif de sa propre perfection. Tel est le
comportement de tout agent créé équivoque. Avant de passer à l'application
de ces données générales à Dieu, le premier des agents équivoques, ajoutons
quelques précisions concernant la fin dernière de la création.
La fin de la création peut être soit extérieure, soit intérieure
à la création. 1 2 3 4
(1) I, q. 4, a. 3, ad 4um, comm. Gaj. n. V. "Est siquidem non falsum, sed verissimum et necessarium, quod causa et.causatum universaliter et formaliter sunt diversorum ordinum"; II Sent., D. 18, q. 2, a. 1, c.
(2) I Sent., D. 19, q. 1, a. 2, c.j D. 48, a. 1, ad 4umj De Ver., q. 2, a. 11, ad lum.
(3) De Causis, 1. 12.
(4) I, q® 13, a. 5, c »
— 79 —
"Bonum.. .secundum quod est finis ali cujus est duplex..Est enim finis extrinsecus ab eo quod est ad finem, siout si dicimus locum esse finem ejus quod movetur ad locum. Est etiam finis intra, siout forma finis generationis et alteration!s, et forma jam adepta est quoddam bonum intrinsecum ejus cujus est forma" (l).
La fin absolument dernière de la création, c’est Dieu Lui-même.
C’est ce qui a été établi, en substance, dans le premier chapitre. Il
est impossible que Dieu, Acte Pur, agisse en vue d’un bien qui aurait pour
Lui raison de fin en tant qu'il transcenderait l’ordre divin. Dieu lui-
même est la fin dernière de toute oeuvre divine.
"Oportet autem ultimum finem rerum divinam bonitatem .esse. Rerum enim factarum ab aliquod agente per voluntatem ultimus finis est quod est primo et per se velitum. ab agente, et propter hoc agit agens omne quod agit. Primum autem velitum divinae voluntatis est ejus bonitas.. .Neoesse est igitur omnium rerum factarum a Deo ultimum finem divinem bonitatem esse" (2).
Quant a la fin dernière intérieure à la création (3), elle est ex
primée par saint Thomas de multiples façons : c'est la communication de
la bonté de Dieu.
”Sed primo agenti qui est agens tantum, non convenit _agere propter acquisitionem alicujus finis; sed inten- 1 2 3
(1) Metaph., L. 12, 1. 12.
(2) Comp. Theol., e. 101, Cf.: I, q. 103, a. 2, a.; I-IIae, q. 1, a. 8, c. q. 3, a. 8, ad 2um; II Sent., D. 38, q. 1, a. 1, c,; I C.G., c. 74; c. 75, III, c. 17, c. 45, c. 47, c. 64, c. 97, c. 102,; De Ver., q. 5, a. 6, ad 4um.
(3) On peut la dire: fin prochaine, comparativement à la fin ultime qu'est la bonté divine.
— 80 ™
dit solum communicare suam perfectionem, quae est ejus bonitas” (l).
C’est encore l'assimilation a la bonté de Dieu.
“ld...quod praecipue in rebus creatis Deus intendit, est bonum quod consistit in as similatione ad Deum” (2).
C’est aussi l’imitation et la représentation de la bonté de Dieu.
"...Totum universum cum suis partibus ordinatur in .Dew siout in finem, in quantum in els per quamdam imitationem divina bonitas repraesentatur ad gloriam Dei” (3).
C’est encore la manifestation de la bonté divine.
"Finis...divinae voluntatis in rerum productione est ejus bonitas in quantum per causata manifestatur" (4).
Quelle doit être la mesure de cette représentation par assimila
tion et imitation de la bonté divine ? En un sens, elle doit être sans
mesure, c'est-à-dire qu'elle doit être la plus parfaite possible. 1 2 * 4
(1) I P., q. 45, a. 1, c.
(2) I P», q. 50, a. 1, ©•
(S) I P*, q* 65, a. 2, o. Cf. » De Pot*, q* 5, a. 18, o*
(4) II, C.C.> c. 58, 6°. Cf.: I, q. 44, a. 4, ad 3um; I-IIae, q. 1, a* 8, C»î q. 2. a. 5, ad 3um; II.Sent., D. 5, q» 1, a. 2, ad 4um; IT Sent.,D. 49, q* 1, a* 2, q* 2, c«; III C.G., o. 19; c. 20, c. 24, o * 25, c.34, c. 99; De Pot., q. 5, a. 5, o. ; ad 6um; De Ver., q. 23, al, ad 3w.
81
"Natura cujus libet actus est quod seipsum communicet quantum possibile est» Unde unumquodque agens agit secundum quod est in actu. Agere vero nihil aliud est quam communicare illud per quod agens est actu, secundum quod est possibile. Natura autem divina maxime et purissime actus est. Unde et ipsa se ipsam communicat quantum possibile est" (1).
C'est maintenant qu'il convient d'appliquer au Créateur, cause
première et universelle, les données antérieures relatives à la nature
de la cause équivoque et de ses effets.
Dieu est cause équivoque. Cela ne veut pas dire qu'il est cause
purement équivoque. En effet, la causalité se définit par rapport à l'as
similation. Et 1'assimilation serait impossible dans l'hypothèse d'une
causalité essentielle purement équivoque.
"Ubi est pura aequivocatio,nulla similitudo in rebus attenditur, sed solum unitas nominis" (2).
Dieu est cause équivoque, c'est-à-dire analogue (3) ou non univo
que. Plus précisément, il est la première des causes non univoques. Or
l'effet de toute cause équivoque est précontenu en son principe selon un
degré de perfection plus élevé. Il est évident que la perfection de toute
cause équivoque ou essentielle est supérieure à la perfection de l'effet,
puisque la perfection de l'effet n’est qu’une perfection participée (4). 1 2 3 4
(1) I,q.l9,a.2,c.;II C.G.,o*SO; III C.G.,o.71,0.97.; De Div.Nom.,c.4,1.9.
(2) I C.G., c. 33.
(3) I, q. 6, a.2,c.,ccram.Caj., I Sent., D.8, q. 1, a. 2, sol.(4) I, q.4,a.2,c.;q.l3,a.5,c.;q. 105,a.1, ad Ium;q.ll0,a.2,c.;q.ll5,a.3,
ad 3um;III,q.62,a.3,c.$II Sent.,D.15,q.l,a.2,ad 4um; IV, Sent.,D.5, q.2,a.2,q.2,e. IC.G*,c.29,c*32| De Malo,q.l,a.3,c.$q.4,a.l, ad lûumj De Pot., q.5,a»l,c.;a.5,c.
“ 82 —
Toute créature est donc préoontenue en Dieu, le premier des agents équivo
ques, non seulement selon un mode plus parfait, mais selon le mode le plus
parfait possible : "excellentissimo modo" (l).
Si toute créature est inadéquatement représentative de la perfecti
on des causes auxquelles elle est essentiellement subordonnée, à bien plus
forte raison toute créature est radicalement déficiente dans la représen
tation ad extra de la perfection divine dont elle est par soi une simili
tude.
1...Videmus in rebus quae sunt extra animam quod quaelibet res imitatur aliquo modo Deum sed imper» fecte..(2).
En un sens, 1*assimilation de la créature à Dieu est l'assimila
tion la plus parfaite de toutes car elle est une participation au plus
grand de tous les biens, le bien divin, mais en un autre sens, elle est
la moins parfaite en raison de l'infinie distance qui sépare Dieu de la
créature. A vrai dire, de la créature à Dieu, il y a beaucoup moins de
similitude que de dissimilitude (3). Il est donc juste d'affirmer que les * 1
(1) I, q. 6, a. 2, c. sub fine.
(2) De Ver., q. 2, a. 1, c. Cf » % I, q» 12, a. 2, c.$ q. 42, a* 5, ad lum>q. 56, a. 3, ad 2umj II-IIae, q. 175, a. 4, c.; II Sent., D. 17, q. 1, a. 1, ad 6um; III G.G., c, 99.A plusieurs reprises, saint Thomas doit répondre à des objections tendant à prouver qu’il ne peut même pas exister de similitude véritable de la création à Dieu.Cf.îl, q. 8, a.l, ad Sum; IV Sent., D.17,q.l, a.2, c.? Quodl. 11, a.1, ad Sum.j De Ver., q. 2, a.11, ad lum. De Ver., q. 23, a. 7, ad9um$ ad Ilum; I Sent., D. 48, q. 1, a. 1, ad 4umj D. 35, q. 1, a. 4,ad 6umj D. 3, q. 1, a. 3, sol.j I, q. 42, a. 1, ad 2um? I, q. 25, a.2, ad 2um; q. 33, a. 2, ad 4um.
(5)
■ 83 »
créatures sont plus distantes de Dieu que de toute autre cause subordonnée
à Dieu.
Sous un autre rapport» cependant» Dieu est infiniment plus à pro
ximité des créatures et présent en elles que toute autre cause n’est pré
sente en son effet, car il agit immédiatement en chacune d’elles.
Nous avons montré, dans la première partie de ce chapitre, que
tout agent universel et équivoque est enclin à se communiquer et à se ma
nifester au-dehors en une multiplicité d’effets ou similitudes dont l’en
semble exprime davantage la perfection plus une et plus intense de sa for
me.
Il importe donc infiniment plus que le Premier Agent universel
et équivoque, Dieu, souverainement enclin à la plus grande diffusion pos
sible de sa surabondante perfection, manifeste sa propre excellence par
la multiplicité et la variété des créatures.
“Distinctio rerum et multitudo est ex intentione primi agentis quod est Deus. Produxit enim res in esse propter suam bonitatem communicandem creaturis et per eas repraesentandam. Et quia per unam creaturum sufficienter repraesentari non potest, produxit multas creaturas et diversas ut quod deest uni a<i repraesentandam divinambonitatem suppleatur ex alia; nam bonitas quae est inDeo simpliciter et uniformiter, in creaturis est multipliciter et divisim. Unde perfectius participat divinam bonitatem et repraesentat eam totum universum quam, alia quaecumque creatura. Et quia ex divina sapientia est causa distinctionis rerum..(1) 1
(1) I, q. 47» a. 1, c.
- 84 -
De meme que la distinction des créatures a son principe dans la
divine sagesse, en tant qu’elle contribue à une plus entière et parfaite
manifestation de la bonté de Dieu, ainsi en est-il de leur inégalité.
"Principaliter est distinctio formalis quam materialis..Distinctio autem, formalis semper requirit inaequalitatem. ..Sicut ergo divina sapientia causa est distinctionis rerum propter perfectionem universi, ita et inaequalitatis. Non enim esset perfectum universum si tantum unus gradus Vonitails inveniretur 'in rebus'" (1).
Pour que l'univers soit parfait, il est nécessaire que les êtres
qui le composent se distinguent non pas seulement au point de vue acci
dentel et numérique, mais encore au point de vue essentiel et spécifique.
La distinction spécifique contribue à une plus parfaite manifestation de
la bonté divine parce qu’elle est plus profonde (2). L’inégalité qu’elle
implique permet aux êtres supérieurs d’exercer leur activité sur les in
férieurs et d’imiter Dieu dans l’exercice de sa causalité sur les créatu
res. Il est entendu que la cause et l’effet considérés "formaliter per
se" (3) doivent être de perfection inégale car tout effet est formelle- 1 2 3
(1) I P., q. 47, a. 2, c.
(2) I q. 30, a. 3, c.; I q. 47, a. 1, o.; a. 2, o.j II C.S., o. 39, 2° III C.6., o. 92; De.Ver., q. 12, a. 13, ad 2um.
(3) I q. 4, a. 3, comm. Caj., n. VI.
“ 85 «
ment et intrinsèquement dépendant de sa cause (1).
A ce point précis de notre exposé, nous sommes en mesure d'iden
tifier la fin dernière 'ad intra’ et ’secundum quid’ de la création non
seulement avec la communication, l’assimilation, l’imitation et la manifes
tation de la bonté de Dieu (voir textes cités page 80) avec la multiplici
té et la diversité des créatures. C’est, en effet, dans la diversité des
créatures qu’est réalisée la représentation la plus parfaite possible de
la perfection divine.
"Deus.. .universitatem creaturarum vult propter seipsam, .licet propter seipsum eam vult esse; haec enim duo non repugnant.' Vult enim Deus ut creaturae sint propter ejus bonitatem, ut eam suo modo Imitentur et repraesentent; quod quidem faciunt in quantum ab ea esse habent et Tn suis naturis subsistunt. Unde idem est dictu quod Deus omnia propter seipsum feoit...et quod creaturas fecerit propter earum esse..." (2).
Faroe que les créatures représentent la bonté de Dieu selon leur
être, il revient au même de dire que Dieu veut les créatures pour la re- 1 2
(1) "Quia...divinam bonitatem perfecte repraesentari impossibile fuit .propter distantiam uniuscujusque creaturae a Deo, necessarium fuit ut repraesentaretur per multa, ut quod deest ex uno suppleretur ex alio. Nam et in conclusionibus syllogisticis quando per unum medium non sufficienter demonstraretur conclusion, oportet media multiplicari ad conclusionis manifestationem, ut in syllogismis dialecticis accidit..." Est...multitudo rerum et distinctio ab intellectu divino excogitata et instituta in rebus, ad hoc quod diversimode divina bonitas a rebus creatis repraesentetur, et eam secundum diversos gradus diversa participarent, ut sic ex ipso diversarum rerum ordine quaedam pulchritudo resultet in rebus, quae divinam sapientiam commendaret". Comp. Theol., o. 102.
(2) De pot., q. 5, a. 4, o.
* 86 «
présentation de sa bonté et pour leur être meme.
Or, plus précisément encore, c’est dans la diversité de l’être
que consiste cette représentation la plus parfaite de Dieu. On peut donc
dire aussi bien que Dieu veut les créatures pour la représentation de sa
bonté et qu’il les veut pour la multiplicité et la diversité de leur être.
Saint Thomas affirme explicitement ce que nous venons de déduire de don
nées antérieures :
"In...ordine secundum quem ratio divinae providentiae .attenditur, primum esse diximus divinam bonitatem quasi ultimum finem, qui est primum principium in agendis; dehinc vero rerum numerositatem;... Sicut ergo prima ratio divinae providentiae simpliciter est divina bonitas, ita prima ratio in creaturis est earum numerositas..." (ij.
Cette "numerositas" qui est "prima ratio in creaturis" c'est la
diversité des formes. Or, comme l'explique saint Thomas (2), la forme est
le principe selon lequel toute créature participe à l’être. Mais selon
qu'une chose est, elle ressemble à Dieu. Il est donc nécessaire que toute
forme consiste en une similitude de la bonté de Dieu participée dans les
choses. La forme est quelque chose de divin, & écrit Aristote. Or toute
similitude à ce qui est simple (Dieu) ne peut être diversifiée que par une
plus ou moins grande proximité de oe dont elle est similitude. Puisque 1 2
(1) III C.G., c. 97.
(2) III C.G., o. 97.
87 -
toute similitude est d'autant plus parfaite qu'elle est à une plus grande
proximité de Dieu Lui-même, toute diversité de formes implique donc diver
sité de perfection, supériorité et infériorité, priorité et postériorité,
donc ordre.
Cette fois, nous en sommes à identifier la "finis ultimus" ou
"prima ratio iu creaturis" avec l'ordre. Au juste, qu'est-ce donc que
l'ordre ?
88 •
Chapitre quatrième
DE L' ORDRE DANS L’ UNIVERS
Saint Augustin nous a laissé la définition suivante de l’ordre :
"Ordo est parium dispariumque sua cuique loca tribuens dispositio" (l).
Cette définition est très connue et elle est la plus courante, mais elle
exprime inadéquatement la nature de l’ordre comme tel. Elle ne se véri
fie que d’une espèce très particulière d’ordre, l’ordre selon le lieu.
Elle ne nous dit pas explicitement en quoi consiste l’ordre considéré
dans sa raison la plus universelle.
A la différence de saint Augustin, saint Thomas n’a pas formulé
une définition proprement dite de l’ordre, mais il en a énuméré tous les
éléments et il nous a fourni les précision nécessaires à une déterminati
on parfaite de cette définition.
"...Ordo in ratione sua includit tria, scilicet, rationem prioris et posterioris: unde secundum omnes illos modos potest dici esse ordo aliquorum secundum quos aliquis altero prius dicitur et secundum locum et secundum tempus et secundum omnia hujusmodo. Includit etiam distinctionem, quia non est ordo aliquorum nisi distinctorum. Sed Koc magis praesupponit nomen ordinis quam significat. Includit etiam tertio rationem originis ex qua etiam ordo in speciem contrahitur“ (2). 1 2
(1) XIX De civ. Dei, cap. 13.
(2) I Sent., D. 20, q. 1, a. 3, q. 2, Cf.i De Pot., q. 7, a. 11, c
« 89
A la lecture de ce texte, 11 semblerait que la "ratio prioris et
posterioris" soit 1* élément le plus caractéristique de l’ordre considéré
dans ce qui le constitue formellement. En effet, comme le dit saint Tho
mas, la distinction, quoiqu’incluse dans la notion d’ordre, est plutôt pré
supposée que signifiée par le terme ordre, et la "ratio originis" est une
différence qui contracte la raison commune d'ordre. Cependant, en réalité,
et comme il ressort d’une étude attentive de tous les textes de saint Tho
mas qui se rapportent à la notion d'ordre, la "ratio prioris et posterio
ris" n'est pas essentielle à l'ordre considéré dans sa raison la plus uni
verselle . C'est plutôt la "ratio originis" qui est essentielle à l'ordre
comme tel. Voici donc les distinctions qui s'imposent à ce sujet.
Premièrement, il est une 'ratio originis' qui constitue la dif
férence spécifique de 1'espèce d'ordre qui est dénommée "ordo originis"
(l'ordre de la Trinité) et qui exclut toute priorité et postériorité, soit
selon le lieu, soit selon le temps, etc. Cette 'ratio originis * n'est
pas essentielle a l'ordre comme tel, mais à telle espèce d'ordre. Deuxiè
mement, il en est une autre qui est commune a toute espèce d'ordre parce
qu'elle est essentielle à l'ordre comme tel.
En effet, l'ordre se conçoit toujours par rapport à un principe.
"Ordo semper dicitur per comparationem ad aliquod .principium" (1). (l)
(l) I P., q.42,a.3, c. Cf.: I P., q. 21, a. 3, c.j Quodl. 5, a. 19, c.
- 90 -
Et comme la notion de principe est une notion analogique, ainsi
en est-il de la notion d’ordre. Or, tout principe en exercice implique
origine. Principe et origine sont donc toujours de la raison d’un ordre
donné, que cet ordre soit logique ou réel, divin ou créé, selon le lieu
ou selon le temps.
Par contre, la priorité et la postériorité ne peuvent être de l’es
sence d'un ordre donné qu'en autant que cet ordre est créé. La raison de
principe (et par conséquent, celle d’origine) est intrinsèque à toute prio
rité et postériorité.
“Prius et posterius dicitur secundum relationem ad aliquod principium" (l).
Cependant la raison de priorité et de postériorité n’est pas es
sentielle à toute exercice d'un principe. L’ordre est inséparable de tout
principe en acte, mais il n'inclut pas universellement priorité et posté
riorité. Cajetan nous explique comment saint Thomas, dans son commentaire
du premier Livre des Sentences, pouvait affirmer apparemment le contraire
à savoir que la "ratio prioris et posterioris" est commune a tout ordre.
Il s’agissait seulement de tout ordre créé.
"Ordo ratione generis includit prius et posterius et .non ratione proprii differentialis conceptus. Et quia ad divina omnia transferuntur sublatis imperfectionibus, ideo ordo in divinis est sine priori (l)
(l) II-IIae, q. 26, a. 1
■ 91 —
et posteriori: sicut etiam est ibi principium absque principiato. Loquimur enim modo utendo terminis prout communiter in philosophia utimur et creaturis communes sunt" (l).
Conclusions : puisque l’élément distinction est plutôt "présupposé"
au signifié formel du mot "ordre", et puisque l’élément priorité et pos
tériorité ne peut être essentiel qu’à tel ordre donné, l’ordre créé, il
est donc évident que ce qui définit le plus formellement l’ordre comme tel,
c’est la relation à un principe et l’unité qui en résulte. Quant à l’ordre
créé, on pourrait formuler sa définition dans les termes suivants : ordo
est relatio plurium distinctorum ad aliquod principium per modum prioris
et posterioris.
On distingue autant d’ordres différents qu’on distingue de princi
pes différents.
"...Secundum omnes modos illos potest dici ordo aliquorum secundum quod aliquis altero prius dicitur, et secundum locum et secundum tempus, et secundum omnia hujusmodi" (2).
La division principale est la division en ordre réel et ordre lo
gique (3). L’ordre est dit réel ou de raison selon que la distinction des
éléments ordonnés est réelle ou de raison. L’ordre réel se divise à son
tour en ordre "per se" et ordre "per accidens". L’ordre "per se", c’est 1 2 3
(1) II-IIae, q. 26, a. 1.
(2) I P., q. 42, a. 3, o.
(3) Ethic., 1. I, Sent., 1; De Pot., q. 10, a. 5, c.; q. 5, a. 12.
92
1*ordre des espèces. L’ordre "per accidens", c’est l'ordre des individus
dans une espèce. Cet ordre est dénommé "per accidens" parce que les
individus d'une même espèce ne diffèrent point par leur nature, mais par
leurs notes, individualités, lesquelles sont accidentelles à la nature de
l'espèce (l). Les espèces, au contraire, diffèrent par leur nature. C'est
pourquoi elle® sont dites ordonnées "per se". La perfection d'un ordre
étant proportionnelle à la perfection de la distinction des éléments ordon
nés, il s'ensuit que l'ordre "per se" est plus parfait que l’ordre "per
accidens" (2).
"Quod... est per se potius est eo quod est per accidens"(3).
Puisque l'ordre est défini par l'unité d'une pluralité, il nous
est impossible d'en traiter sans être amené à considérer le rapport du
tout à son principe et le rapport du tout aux parties qui le constituent.
L'unité d'ordre d’un tout est fondé sur une certaine similitude commune
à toutes les parties qui intègrent le tout. Parce qu'elle est commune
à plusieurs, cette similitude est participée d'un être supérieur qui
est principe du tout.
"...In quibuscumque diversis invenitur aliquid unum ,commune, oportet ea reducere in unam causam quantum ad illud commune"(4). 1 * 3 4
(1) De Spir. Creat., q. 1, a. 8, c.
(2:) De Subs. Sep., c.13*
(3) De Causis, 1. 1.
(4) De Fot., q. 6, a. 6, c.
- 93
Or nous avons établi précédemment (l) que l’agent lui-même
et la similitude participée de la perfection de l’agent ont tous deux
raison de bien et de fin pour les inférieurs sur lesquels s'exerce
1 'activité de l'agent (2). L'ordre des parties d'un tout ainsi que le
principe d'où dérive cet ordre ont donc raison de bien et de fin pour
les parties. La cause dont procède l'ordre des parties est "finis ex
trinsecus" . L'ordre même des parties est "finis intra, sicut forma
finis..."
"Forma.. .alicujus totius quod est unum per ordinationem partium est ordo ipsius t unde relinquitur quod sit bonum ejus" (3)*
Dans un tout, l’ordre a donc raison de forme, les parties ont
raison de matière. Proportionnellement, l'ordre est aux parties d'un
tout ce que la forme est à la matière dans un composé substantiel ou
dans un composé, accidentel. La forme est "quid divinum et appetibile",
elle est détermination, perfection, principe et raison d'être de la
matière. La matière est puissance et appétit de la forme, elle est essen
tiellement dépendante de la forme et transcendant&lement ordonnée à
celle-ci. De même l'ordre est perfection et raison d'être des parties.
La partie, selon tout ce qu'elle est comme partie, dit rapport et or
dre au tout. Elle participe à la perfection propre du tout dont elle
tient sa propre perfection de partie. Et le principe formel de la per- 1 2
(1) Page 68
(2) I, q. 6, a. 1; De Male, q. 3, a. 1, c.
(S.) Met&ph., L. 12.
- 94 -
feetion du tout, c'est son ordre*
"Quaelibet pars id quod est est totius" (l).
"Pars...id quod est totius est; unde et quodlibet bonum partis ordinabile est in bonum totius" (2).
Comme le tout est une participation, et par conséquent une
similitude imparfaite de la perfection de sa cause, ainsi la partie
est une participation et par conséquent une imitation imparfaite de
la perfection du tout. Le tout est ordonné à son principe et les par
ties sont ordonnées au tout comme l’imparfait au parfait, comme la
matière à la forme, comme la puissance à l'acte (3).
Cet ordre qui est "finis intra" et "forma finis" du tout se
dédouble en l’ordre des parties â leur fin et l'ordre des parties entre
elles.
"In exectitu invenimus duplicem ordinem: unum quo exercitus partes ordinantur ad invicem, alium quo ordinantur ad bonum exterius, sciïioet ad bonum ducis; et ille ordo quo ordinantur partes exercitus ad invicem est propter illum ordinem que exercitus totus ordinatur ad ducem; unde si non esset ordo ad ducem, non esset ordo partium exercitus ad invicem” (4).
(1) II-IIae, q>. 64, a. 5, o.
(2) II-IIae, q. 58, a. 5, c. I-IIae, q. 90, a. 4, c«;
Cf. * X, q. 65,a. 2z, o. ; q. 70, a. 2i, o * ; III C. G., o. 64; c. 112.
(5) II-IIae, q. 64, a. 2,c»; I C. G., c » 86.
(4) De Ver., q. 7, a. 3, e.
— 95 —
L"ordo ad finem" est fin, il est cause.
"Qrdo...ad finem est fini proprinquior quam ordo partium ad invicem et quodammodo causa ejus" (l).
L"ordo ad invicem" est donc essentiellement de l"ordo ad finem. ".
"Quantumcumque.. .multitudinem invenimus ordinatam ad invicem, oportet eam ordinari ad exterius principium" (2)
L'ordre mutuel des parties est donc un bien supérieur à chacune
des parties considérée en elle-même; l'ordre des parties à leur fin est
un bien supérieur à l'ordre des parties entre elles; la fin qui est prin
cipe de 1' "ordo finem" est un bien supérieur à l'ordre comme tel. Tout
ordre est 'forme*, mais c'est 1' "ordo ad finem" qui est forme ultime.
Toutes ces notions relatives à la partie et au tout sont d'une ap
plication facile à l'univers. Ce dernier, en effet, est formellement un
ordre. Il consiste en la multiplicité ("numerositas") des créatures
unifiées par leur rapport à leur fin ultime, Dieu.
"Quaecumque♦..sunt a Deo ordinem habent ad invicem .et ad ipsum Deum" (5). 1 2 3
(1) De Ver., q. 5, a. 1, ad 9um.
(2) De Ver., q. 5, a. S, c.
(3) I P., q. 47, a. 3, c.
» 96 ■
Cet ordre qu'est l'univers est donc double» et l'ordre mutuel de
ses parties est en dépendance de l'ordre des parties à Dieu (1), et il est
pour (2) oet ordre qui est le meilleur (3). Dans les deux cas» l'ordre le
meilleur, c'est l'ordre "per se" des parties de l’univers.
"Si sunt res in universo dispositae sicut optimum est eas esse eo quod omnia ex summa bonitate dependent; melius est autem aliqua esse ordinata per se quam per accidens ordinentur : est"'igitur totius universi ordo" non per accidens, sed per se" (4).
Au cours des précédents chapitres, nous avons identifié la fin der
nière intrinsèque de l’univers avec 1’assimilation des créatures à Dieu et
la représentation en elles de la bonté de Dieu (5).
Nous avons aussi identifié cette meme fin avec la multiplicité et
l’inégalité des créaturest
"Sicut...prima ratio divinae providentiae simpliciter (finis ultimus absolute) est divina bonitas, ita prima ratio (finis ultimus intra) in creaturis est earum numerositas" (6).
Nous pouvons dono également identifier cette fin intrinsèque de
(1) De Pot., q. 7» a. 9, c.
(2) Il Sent*, D. 1, q. 1, a. 3, c.
(3) I Ethic., 1. 1.
(4) De Subs. Sep., c. 13.
(5) "Id quod praecipue in rebus consistit in assimilatione
creatis Deus intendit, est bonum quod ad Deum" IP., q. 50, a. 1, c.
(6) III C.G., c. 97.
- 97 -
l1 2 3 4 5 6 7 8 9univers avec l’ordre.
"Id quod est bonum et optimum in effectu est finis productionis ipsius. Sed bonum et optimum universi consistit 'in ordine partium ad invicem (ejus) qui sine distinctione esse non potest" (l).
"Hoc (finis a causae primae)...est distinctio et or- do partium universi qui est quasi ultima forma" T%).
"Finis quidem universi est aliquod bonum in ipso existons, so. ordo ipsius universi: hoc autem bonum non est ultimus finis (bonitas divina), sed ordinatur ad bonum extrinsecum ut ad ultimum finem" (3).
L’ordre universel est un bien créé (4), donc limité, mais de tous
les biens créées il est le plus rapproché de la bonté divine le plus par
faitement expressif et manifeetatif de cette même bonté (5). Il consti
tue la perfection ultime de l’oeuvre de Dieu (6), dépassant tout autre
bien de la créature (7). Il est voulu pour lui-même (8) et principale
ment (9), car il est le bien le meilleur de la création, le plus univer
(1) II C.G., c. 39.
(2) II C.G., c. 42.
(3) IP., q. 103, a. 2, ad 3um.
(4) I, q. 22, a. 1, o»
(5) III C.G., c. 64.
(6) II C.G., c. 45.
(7) II Sent., D. 29, q. 1, a. 3, ad 4um; De Pot., q, 3, a. 18, c.
(8) Comm, in Epist. ad Rom., o. 8, 1. 6.
(9) ï, q. 49, a. 2, c.
• 98
sel (l), le plus diffusible, le plus commun, et par conséquent le plus
divin. Dans l’ordre naturel, il est la plus grande perfection participa-
ble de la bonté de Dieu, manifestant cette bonté dans son éminence même (2).
Aussi est-il l’objet principal du vouloir et de l’intention de Dieu (3),
est-il aussi le bien dont Dieu prend le plus grand soin, puisqu’il est son
effet propre (4). Cet ordre, en effet, procède de la Sagesse infinie de
Dieu et il en est la manifestation la plus éclatante (5). C'est lui qui
répond le plus efficacement à la souveraine inclination de la bonté divine
à se donner en participation et par voie de similitude à des créatures :
"ex propria Dei intentione perfectionem creaturae dare volentis qualem pos
sibile erat eam habere” (6).
Il conviendrait d’exalter encore davantage l'excellence du plus
grand des biens créées naturels l'ordre de l’univers. De nos jours, n'ose-
t-on pas nier la subordination de la personne au bien commun de l'ordre
universel sous le spécieux prétexte de mieux sauvegarder la dignité de la
personne ?
La créature intelligente est la créature la plus parfaite, et en 1 2 3 4 5 6
(1) II, C.G., c. 42.
(2) III, C.G., c. 97.
(3) III, C.G., c. 64.
(4) II, C.G., c. 42.
(5) II, C.G., c. 45; III, c. 64.
(6) II, C.G., c. 45.
— 99 —
tant que partie de l'univers, elle est la créature qui participe le plus
à la perfection de l'ordre universel. En refusant de reconnaître son es
sentielle subordination à l'ordre de l’univers, on ne saurait guère nier
plus radicalement la perfection de cet ordre.
L'attitude des Modernes est bien différente de l'attitude des An
ciens. Ces derniers avaient pour l’ordre une estime et une préoccupation
ignorée de nos contemporains. Regardant l'univers des choses matérielles
qui les entouraient, ils en contemplaient avant tout la forme qui est l'or
dre. La forme n’est-elle pas principe de perfection, d’intelligibilité,
de beauté ?
Voilà pourquoi l'intelligence des Anciens embrassait toutes cho
ses dans la perfection de leur ordre. Aissi les Grecs, pour désigner l’en
semble des créatures, n’ont-ils pu inventer de vocable plus adéquat que
celui de Cosmos qui signifie littéralement t ordre. Et mundus, mot latin
d'où vient le mot français monde, était significatif de beauté, beauté qui
est resplendissement de l’ordre. Le terme univers n’exprime-t-il pas aus
si l’unité (unus-versus) qui est principe d’ordre et de beauté ?
• 100 “
Chapitre cinquième
DE LA PERFECTION DE L'ORDRE DE L'UNIVERS
Est-il nécessaire que l'univers soit le plus parfait possible :
I- “potentia ordinata” ?II- "potentia logica et Dei" (l);
A- quant aux modes d'être ?B- quant aux degrés d'etre ?
Pour en arriver à déterminer de façon aussi judicieuse que possi
ble la valeur d'argumentation des preuves naturelles de l’existence des
substances séparées, il convenait de traiter longuement de la cause finale
de la création, puisque c'est elle qui joue le role de tout premier prin
cipe dans l'élaboration des preuves en question (2).
C'est pour ce motif que tous les chapitres précédents ont été con
sacrés à bien établir que Dieu est la fin extrinsèque et tout à fait der
nière de la création (finis operantis), et que la représentation de sa bon
té dans les créatures en est la fin intrinsèque et ultime "secundum quid"
(1) "Ratio eorum quae sunt ad finem sumitur ex fine". Metaph., L. 12,1. 12.
(2) Ce sont là deux expressions fréquemment employées par Cajetan lorsqu'il traite cette question. Cf.: I P., q. 19, a. 2j q. 50, a. 1. Elles mettent les deux principaux aspects du problème à étudier ici.
101 -
(finis operationis) (l).
A propos de la fin ultime intérieure à l’oeuvre de la création,
une question se pose, qui a déjà été formulée antérieurement et à laquelle .
il importe de répondre présentement d’une façon plus détaillée et plus pré
cise. Cette question est la suivante ; quelle doit être la mesure de cette
assimilation imitative et manife stative de la bonté de Dieu dans les créa
tures ? Cette assimilation doit être, comme nous l’avons vu, la plus par
faite possible. C’est ce qui ressort, en effet, de l’infinie et essentiel
le communicabilité de l’Acte Pur (2) et de la souveraine inclination du
premier agent à s’assimiler toutes choses selon ce qui convient à leur na
ture. 1 2
(1) "Duplex est finis : scilicet operationis et operantis. Finis operationis (idest, propter quem est operatio) est optimum quod per operationem producitur. Et tale est intrinsecum effectui, ve luti ejus forma. Et sic productionis universi finis est totalitas ejus, quae in ordine et distinctione partium consistit. Finis autem operantis est aliquid quod operans ex effectu producto intendit: sicut domi- factor, producendo domum intendit habitationem. Et talis finis non est optimum quod sit in effectu producto, sed est aliquid extrin- secum ab effectu. Hoc modo ordo partium non est finis in productione universi, sed bonitas divina, ex cujus amore Deus creaturam produxit, ut ipsa bonitas manifestetur" II C.G., c. 59, comm. S. Ferr. n. IT.
(2) "Proprium...est Dei qui est ipsa essentia bonitatis, ut se aliis com- .manicet. Videmus enim quod unumquodque, inquantum est perfectumet actu ens, similitudinem suam aliis communicat. Unde id quod est essentialiter actus et bonitas, scilicet Deus, et essentialiter et primordialiter communicat suam bonitatem rebus" De Causis, e. 23.
102 -
Or cette assimilation la plus parfaite possible des créatures à
Dieu consiste principalement dans l'ordre essentiel des parties ordonnées
"per se" à la constitution de l'univers. L'ordre est, en effet, le meil
leur bien de l'univers (1). Puisque cet ordre ne doit pas s'entendre ex
clusivement de la relation qui unifie les diverses parties de l'univers,
mais des parties elles-mêmes en tant qu’ordonnées entre elles et à leur
fin (2), l'univers est donc dans les parties qui le constituent, le plus
parfait possible. Il est même nécessaire qu'il en soit ainsi.
A cette conclusion, on obtiendrait facilement l'adhésion unanime
de philosophes et de théologiens dont les vues, sur ce point, seraient
pourtant nettement divergentes. Il en serait ainsi en raison du caractère
ambigu, voire tout à fait équivoque, de ses termes. On pourrait, en effet,
y donner son assentiment pour des motifs très divers.
Quand on parle de la nécessité d'une assimilation la plus parfaite
possible à Dieu ou de la nécessité de la perfection de l’univers, s'agit-
il de nécessité absolue ou de nécessité hypothétique ? De perfection par
rapport à la fin ultime ou par rapport à la fin prochaine ? par rapport
aux modes d'être ou aux degrés d'être ? par rapport à l'ordre mutuel des
parties ou à l'ordre des parties à leur fin ? 8'agit-il encore de possibi- 1 2
(1) Cf.: II O.G., c. 39, comm. S. Ferr., cité plus haut.
(2) "Cum dicitur bonum ordinis diversorum esse melius quolibet ordinatorum, quod intelligitur non de ipso respectu secundum se, relatio enim est minimae entitatis, et per consequens minimae bonitatis est: sed de ipsis extremis ordinis ut ordinata sunt". II C.G., c. 45, comia. Sylv. Ferr., n. ( 17.
- 103 -
lité logique ou de possibilité réelle ? de puissance absolue ou de puissan
ce ordonnée ?
Voilà autant de questions bien révélatrices de 1‘obscurité et de
1* indétermination de la proposition qui en est l’objet. C’est seulement
à condition de dissiper la confusion et l’équivocité de tous les termes
de cette proposition qu’il sera ensuite possible de déterminer, dans une
certaine mesure, la signification et l’efficacité des preuves naturelles
de l’existence des substances séparées. Notons bien que l’univers dont on
cherche ici à connaître le degré de perfection est celui qui est constitué
uniquement par l’ensemble des communications divines de l’ordre naturel.
Tout d’abord, de nombreux motifs nous inclinent à penser qu’aucun
univers ne pourrait (soit de puissance ordonnée, soit de puissance absolue)
être meilleur que l’univers actuel.
a) En effet, comme le dit saint Augustin, Enohir, c. 10, chacune
des choses que Dieu a faites, prise à part, est bonne, mais toutes choses
prises ensemble sont excellemment bonnes, car o’est d’elles toutes que ré
sulte l’admirable beauté de l’univers. Puisque rien ne pourrait être meil
leur que ce qui est déjà constitué dans un degré extrême de bonté, l’uni
vers actuel est tel qu’il ne pourrait, semble-til, en exister un plus par
fait (1). * 2
(l) S. Theol., I P., q. 25, a. 6, ad 3umj I Sent., D. 44, q. 1, a. 1; a.2, ad 3umj De Pot., q. 1, a. 5, ad 15um; q. 3, a. 16, ad 17um; q. 5, a. 2, ad 14um.
- 104 -
b) Il semble, de plus, qu’aucun univers ne pourrait être meil
leur que celui qui contient "tout ce qui est bon" (1), et dans lequel tout,
même le mal, est ordonné. Or tel est bien l’univers actuel (2). De fait,
l’ordre de l’univers est si parfait que, selon les termes mêmes de saint
Thomas, il revêt comme une sorte d'infinité..."recipit quamdam infinita
tem" (3).
c) Enfin, tout agent, agissant en vue d'une fin, produit son ef
fet aussi rapproché que possible de sa fin. Or un effet qui est le plus
parfait possible et qui est aussi rapproché que possible de sa fin ne peut
être réalisé que d'une seule manière..."superlativum uno modo est" (4).
Dieu, agent souverainement parfait, a donc produit, semble-t-il l'univers
le plus parfait qu’il pouvait produire et il était nécessaire qu’il en
fût ainsi.
Pour toutes ces raisons et pour d'autres semblables, des philoso
phes ont prétendu qu’aucun univers ne pouvait être orêé meilleur que l’u
nivers actuel. Leur intention était de mieux affirmer par là l'excellence
de la perfection de Dieu. En réalité, cependant, ils se trouvaient à nier
la toute-puissance de Dieu d'une façon implicite mais très formelle. Si
l'univers actuel était le meilleur absolument et si la perfection limitée 1 2 3 4
(1) I Sent., D. 44, q. 1, a. 2, 2a diff.
(2) I Sent., D. 44, q. 1, a. 2, 4a diff.
(3) I Sent., D. 44, q. 1, a. 3, sol.
(4) De Pot., q. 5, a. 15.
105
de cet univers épuisait en quelque sorte la puissance divine, Dieu serait-
il vraiment le Tout-Puissant ?
Il importe de préciser ici le sens d’une expression d'usage très
fréquent dans les oeuvres de saint Thomas. Ce dernier parle souvent de
communication de la bonté divine, par voie de similitude, “secundum quod
possibile est" ou “in quantum possibile est”♦ Cette expression est am
bigue. Voici quelques uns des nombreux passages dans lesquels on la re
trouve i
"Deus per suam, providentiam omnia ordinat in divinam .bonitatem sicut in finem...ut similitudo suae bonitatis, quantum possibile est, imprimatur in rebus” (l).
“Supposito autem quod Deus creaturis suam bonitatem .communicare, secundum quod est possibile', velit persimilitudinis modum : ex hoc rationem accipit quodsint creaturae diversae” (2).
“.. .Ad divinam perfectionem pertinet quod rebus crea- tis suam similitudinem indiderit, nisi quantum ad 11- la quae repugnant ei quod est esse creatum : agentis enim perfecti est producere sibi simile quantum possibile est...“ (5).
II suffit de remarquer à ce sujet, que l’expression "secundum quod
possibile est", ou “in quantum possibile est" se rapporte tantôt au mode
selon lequel est effectuée la communication de la bonté de Dieu (l'assimi
lation), et tantôt, au degré de perfection de cette communication. Sylves- 1 2
(1) III C.G., o. 97, init.
(2) Eod. loco.
(5) II C.G., c. 30, Cf.: I P, q. 19, a. 2, c.j III C.G., c. 71
— 106 —
tre de Ferrare fait appel à cette distinction dans son commentaire de la
Somme contre les Gentils, L.III, c. 97 :
“Loquitur de bonitate divina ut manifestanda secundum . determinationem divinae sapientiae.. .De ista ergo 'si- militudine...sic per ejus sapientiam, determinata loquendo, Deus per suam providentiam determinavit ut quantum possibile est imprimatur rebus: idest ut re- bus imprimatur perfectiori modo quo imprimi potest... Sed quia s. Thomas inferius videtur accipere tanquam prius in divina voluntate hoc quod est velle communicare divinam bonitatem quantum possibile est quam hoc quod est velle eam communiëâre secundum istos determinatos gradus perfectionis ideo secundo possumus inter- pretari quod ly quantum...explicat et specificat rationem impressionis et communicationis..«per quamdam similitudinis diffusionem..'.1'
Que le mode selon lequel est effectuée la communication de la bon
té de Dieu soit celui de 1’assimilation, voilà qui a été suffisamment éta
bli au cours des chapitres précédents. Il reste à déterminer du degré de
perfection de l’assimilation de l’univers à Dieu.
I
L’univers est-il nécessairement le plus parfait possible “potentia ordinata” ?
En premier lieu, il faut reconnaître que l’univers actuel est le
plus parfait possible de puissance ordonnée (ordinaire ou non ordinaire).
L’univers ne pouvait être plus puissamment ni plus sagement ordonné par
Dieu (l). Par rapport à sa fin prochaine, c’est-à-dire par rapport au dé
fi) I P., q. 26, a. 6, ad lum.
107
gré et au mode de communication selon lequel Dieu a déterminé de diffuser
sa perfection dans les créatures, 1'ordre de l'univers est si parfait qu'il
est impossible d'en concevoir un meilleur.
"Universum, suppositis istis rebus, non potest esse melius, propter decentissimum ordinem his rebus attributum a Deo, in quo bonum universi consistit" (l).
Aucune creature ne peut s'écarter des dispositions de la Providence divine
à son endroit.
"in hoo est immobilis et certus divinae providentiae ordo, quod ea quae ab ipso providentur cunota eve-
" ’ * >e providet, sive necessario si-
Par rapport à sa fin ultime, l'univers est encore le mieux ordon
né possible, en ce sens qu'il ne pourrait être ordonné â une fin plus par
faite et plus noble (3). L'univers est donc le plus parfait possible de
puissance ordonnée, et il est absolument nécessaire qu'il en soit ainsi,
sans quoi la sagesse de Dieu serait en défaut. Cependant, il n'était pas
absolument nécessaire que Dieu produisit l'univers, et dans l’hypothèse de
la création d'un univers, il n'était pas absolument nécessaire que Dieu
le produisit tel que présentement ordonné dans tout l'ensemble de ses 1 2
(1) I P., q. 25, a. 6, ad 3um.
(2) I P., q. 23, a. 4, ad 2um.
(5) I Sent., D. 44, q. 1, a. 2, sol.; a. 3, sol
— 108 —
parties (l). L'univers actuel n'était nécessaire qjue de nécessité
hypothétique. En d’autres termes, à supposer que Dieu ait déterminé,
par un acte de son infaillible providence, de créer cet univers plutôt
qu'un autre, il était absolument impossible que cet univers ne fût pas. j
On pourrait dire encore que l'univers tel que présentement
ordonné est nécessaire de nécessité conditionnelle ou hypothétique dans
le sens que voici: à supposer que de fait l'univers soit tel que présen
tement ordonné, il est absolument impossible qu'il n'en soit pas ainsi (2,)«
La raison la plus fondamentale serait la même que dans le cas précédent:
"quia ipse non potest facere quod contradictoria sint simul vera".
-II-
L'univers est-il nécessairement le plus parfait possible "potentia logica et Dei"?
En second lieu, il importe de répondre aux questions suivan
tes: l'univers est-il le plus parfait possible de puissance logique et 1 2
(1) "Pinis.. «naturalis divinae voluntatis est ejus bonitas, quam nonvelle non potest. Sed fini huic non commensurantur creaturae, itsu quod sine his divina bonitas manifestari non possit; quod Deus intendit ex creaturis. Sicut enim manifestatur divina bonitas per has res quae nunc et per hunc rerum ordinem; ita potest manifestari per alias creaturas et alio modo ordinatas: et ideo divina voluntas; absque "prejudicxo 'bonitatisV jusiitiae 'et sapientiae, potest se extendere in alias quam quae facit...De Pot., q. 1, a. 6, e.
(2) Cf.t Prolégomènes, Nécessité hypothétique, page 45«
- 109 -
de la toute-puissance de Dieu? Si non, comment Dieu pourrait-il, de
puissance absolue, rendre l’univers plus parfait? Si oui, était-il
nécessaire que l’univers fut ainsi créé le meilleur possible?? En d'au
tres termea, Dieu pouvait-il, de puissance absolue, créer un univers
qui ne fût pas le plus parfait possible? C'est seulement dans la mesu
re oA nous aurons répondu à ces questions que nous pourrons déterminer
la valeur des preuves naturelles de l'existence des substances séparées.
S’il est nécessaire que l'univers soit le plus parfait possible "abso
ute loquendo", les preuves de l'existence des; substances séparées sont
rigoureuses et démonstratives. S'il n’est pas nécessaire, mais de simple
convenance que l'univers soit ainsi le plus parfait possible, les preu
ves de l’existence des substances séparées ne sont que dialectiques.
Tout d'abord, il est nécessaire de préciser le sens de la
question suivante: Dieu pouvait-il, de puissance absolue, créer un
univers qui ne fut pas le plus parfait possible?. Ainsi formulée, cette
question peut sembler tout à fait vaine, voire contradictoire dans ses
termes memes. En effet, un univers, quel qu'il soit, est par définition
même un ordre» Le formel de tout univers, c'est l'ordre. Or l’ordre
comme tel est enraciné dans la sagesse. C'est le propre de la sagesse
d'être principe d'ordre. Un univers, quel qu'en soit le degré de per
fection, n'est possible que de puissance ordonnée, c'est-à-dire de
puissance réglée et disposée selon les déterminations de la sagesse
divine. La question telle que formulée n'est-elle pas néanmoins lêgi-
- 110 -
time?
On peut admettre, semble-t-il, la légitimité de la question
à condition de préciser et de restreindre la signification de l'un de
ses. termes. L’expression 'puissance absolue' peut être prise tantôt en
un sens strict tantôt en un sens large. C'est la conclusion qui se dé
gage des lignes suivantes:
"...Recte distinguitur potentia ut ordinata et ordinaria secundum diversos respcetus. Absolute vero potest dici vel secundum quod absolvitur a"b uno respectu, vel ab alio, vel ab omni, si secundum se consideretur....
Absoluta potentia est ipsa vis exsecutiva considerata secundum se, absque his respectibus, vel legis communis, vel ordinationis et dispositionis specialis; et potest praescindere ab uno vel ab alio respectu, ab isto vel illo ordine legis et determinationis sapientiae, vel considerari sine ullo ex his respectibus, sed nude secundum se tantum (1).
La notion de puissance absolue n'est donc pas une notion aussi
rigide qu'on le pourrait penser. En effet, la puissance de Dieu peut
être dite absolue, soit parce qu'elle est conçue sans relation aux dis
positions ordinaires de la Providence, soit parce qu'elle est conçue
sans relation à certaines dispositions extraordinaire s de la Provi
dence , soit enfin parce qu'elle est conçue sans relation à aucune dis
position de la Providence (soit ordinaire, soit extraordinaire).
Remarquons que la puissance divine peut être dite absolue si on la con- 1
(1) Joannes a Sto Thoma, C. Theol., T. III, Disp., 31, a. 3.
Ill -
çoit en faisant abstraction uniquement des dispositions ordinaires de
la Providence et tout en la considérant comme ordonnée selon certaines
dispositions extraordinaire a.
De plus, il est à noter que de fait, la toute-puissance divine
n’opère jamais si ce n’est selon les dispositions de la sagesse.
"...Potentia Dei numquam est in re sine sapientia: sed a nobis consideratur sine ratione sapientiae” (l).
Voilà tous les éléments nécessaires pour manifester la légi
timité de la question formulée plus haut.
xLa puissance divine est dite absolue lorsqu’elle est considé
rée "nude secundum se tantum". Elle peut encore être dite absolue "se
cundum quod absolvitur ab uno respecta...ordinationis et dispositionis
specialis". On pourrait encore la dire absolue, si on la concevait
sans aucun rapport aux dispositions actuelles (ordinaires ou extraor
dinaires) de la Providence, tout en la considérant en rapport avec d’au»
très dispositions (hypothétiques) de la sagesse divine.
Il est d’autant plus facile de concevoir ainsi la puissance divine
qpe, de fait, la puissance divine n’opère jamais indépendamment des diap
positions de la Sagesse. Dans ce dernier cas, la puissance divine se
rait considérée comme absolue (absoluta ab), c’est-à-dire abstraite de
l’ordre actuel, ordinaire ou extraordinaire, mais en relation à un autre (l)
(l) De Pot., q. 1, a. 5, ad 6um*
- 112
ordre dont la Sagesse divine serait également (par hypothèse) le prin
cipe. La puissance serait alors conçue à la fois, quoique sous des rap
ports différents, comme absolue et comme ordonnée. C'est par rapport à
la puissance divine ainsi conçue qu’on peut se demander si tel autre uni
vers serait possible de puissance absolue. Ainsi en est-il chaque fois
qu'il est question de puissance absolue en rapport avec une entité qui
implique en elle-même la raison d'ordre. j
La réponse aux questions posées antérieurement comportera deux
parties principales, parce que la perfection de l'univers peut être en
visagée, soit au point de vue des modes d'être, soit au point de vue des
degrés d'être. Le commentaire suivant exprime clairement la pensée de
saint Thomas à ce sujet.
"...Sciendum est quod aliud est comparare universum ad
fradus rerum; et aliud ad modos speciales habendi gra- us illos.
Gradus siquidem rerum finiti sunt actu et potentia (nisi forte in thesauris esse per essentiam lateat aliquis)î et supremum inter eos, simillismusque Deo apud Aug., 14 de Irin., o. 3-4, est intellectualis.Modi autem essendi, quamvis et actu simpliciter sint finiti de potentia tamen logica "et Dei loquendo, sunt infiniti: quia non datur suprema creatura factibilis a Deo" (1).
Ici 1'opposition entre les modes et les degrés est équivalente à
l'opposition entre les modes particuliers ou spécifiques et les modes gé- 1
(1) I P.,q.50, a. 1, comm. Caj., n. VI
- us
néraux ou universels de l’être. Les explications proposées à ce sujet par
Sylvestre de Ferrare ne pourraient être plus explicites $
“Adverte quod duplices sunt modi possibilem creaturarum: quidam scilicet generales, puta modus essendi insensibilium, modus sensibilium et modus intellectualium; et quidam particulares et specifici, puta hominies, equi, lapidis et hujusmodi" (l).
Telle espèce angélique en tant que distincte des autres espèces
constitue un mode d’être particulier. Le nécessaire et le contingent (2),
le mode d'être des créatures sensibles et le mode d'être des créatures in
tellectuelles constituent des degrés, c’est-à-dire des modes d'être géné
raux et universels. Le mode d’être des substances séparées constitue un
degré ou mode général et universel d’être qui est le plus parfait. Ajou
tons encore qu’un seul degré ou mode universel peut contenir une plurali
té de modes particuliers ou spécifiques, et que la diversité des degrés ou
modes universels est plus profonde que celle des modes particuliers. C'est I * III
(1) II C.Gr., c. 46, comm. S. Ferr. n. IV. En certains passages des oeuvres de saint Thomas, le mot "gradus” a une signification très déterminée et il s’oppose manifestement"a."modus” : IP., q. 22, a. 4, c.;I Sent., D. 44, q. 1, a. 2, ad 6um; D. 46, a. 1, a. 3, ad 6um. Ainsien est-il dans le texte de Cajet, cité précédemment. Il en est de même dans les passages suivants de Sylv. Ferr. II C.G., o. 30; o. 46;III o. 71. Ailleurs saint Thomas désigne par le mot "gradus” ce que l'on entend communément par "modus”: I Sent., D. 44, q. 1, a. 3, ad 4um.
(2) Voici un exemple particulier de ce que l'on peut entendre par degré ou mode universel d'être : "Ad divinam providentiam pertinet omnes gradus entium producere. Et ideo quibusdam effectibus praeparavit causas contingentes, ut evenirent contingenter secundum conditionem proximarum conditionum" IP., q. 23, a. 4, o.
114
cette diversité des degrés qui constitue l'ordre le plus formel et le plus
intrinsèque à l'univers. Il sera désormais indispensable d'avoir constam
ment présentes à l'esprit ces deux notions très différentes de degré d'être
et de mode d'être, de mode universel et de mode particulier.
A- Les modes d'être
La première partie de notre réponse consistera à montrer que l'uni
vers, au point de vue des modes d'être, n'est pas et ne peut même pas être
le plus parfait possible. Voilà ce qui nous est expliqué de façon très
élaborée, par saint Thomas à la question 44 du L. I des Sentences. Voici
la substance de l'article 2.
Le bien de l'univers, c'est son ordre. Cet ordre est double :
l'ordre des parties "ad invicem” et l'ordre des parties "ad finem"..»
"et hic ordo est praecipuus". Considérons d'abord l'ordre mutuel des par
ties. Cet ordre peut être envisagé, soit dans les parties qui sont ordon
nées, soit en lui-même.
a) Considéré dans les parties qui le constituent, l'univers n'est
pas le plus parfait possible. Sous ce rapport, l'univers pourrait être
plus parfait de deux façons. Premièrement, il pourrait être plus parfait
par 1'accroissement du nombre de ses parties. Sa bonté serait ainsi aug
mentée, comme dit saint Thomas : par mode de quantité discrète. Puisque
- 115
la distance entre Dieu et la créature est infinie, plusieurs autres espè
ces auraient pu être créées pour constituer d'autres modes possibles de
perfection. De cette façon, Dieu aurait pu et il pourrait encore produi
re un univers plus parfait, mais cet autre univers serait à l’univers ac
tuel selon le rapport du tout à la partie, n’étant ni entièrement identi
que à ce dernier, ni entièrement différent.
Deuxièmement, l’univers pourrait être rendu plus parfait par le
changement de toutes ses parties en des parties plus parfaites. Sa bonté
serait alors augmentée non plus par mode de quantité discrète, mais au
point de vue de l’intensité. On dit : ’toutes ses parties’, car si quel
ques parties seulement à l’exception des autres étaient rendues plus par
faites, le bien de l’ordre dans l’univers serait diminué. Considérons,
par exemple, le cas d’une cithare: si toutes ses cordes sont échangées
pour de meilleures, son harmonie est rendue plus douce, mais si quelques
cordes seulement sont échangées pour de meilleures, l’harmonie est rompue.
A oe point de vue de l’intensité, toutes les parties de l’univers
pourraient être rendues plus parfaites d’une perfection accidentelle, les
parties de l’univers et l’univers lui-même demeurant identiques. Elles
pourraient être encore rendues plus parfaites d’une perfection essentielle,
car Dieu a la puissance de créer une infinité d’autres espèces, mais dans
ce cas, les parties ne seraient plus les mêmes et par conséquent l’univers
serait différent.
b) Considéré dans l’ordre de ses parties, l’univers n’est pas sous
- 116
tout rapport le plus parfait possible. En effet, l’ordre des parties de
l’univers ne pourrait être rendu plus parfait par mode de quantité discrète
si oe n’est par l’accroissement des parties de l’univers, car il n’est rien
qui ne soit ordonné dans l’univers (1). Cependant, au point de vue de l’in
tensité, il pourrait être rendu plus parfait d’une perfection accidentelle,
les parties demeurant essentiellement les mêmes. Plus un être est parfait,
plus son ordre est parfait. Quant à l’ordre qui suit de la bonté essentiel
le des parties, il ne pourrait être rendu plus parfait que par la produc
tion d’autres parties, et conséquemment, par la production d’un autre uni
vers.
IX- Considérons maintenant l’ordre de l’univers à sa fin.
a) Envisagé au point de vue de la fin elle-même, l’ordre de l’uni
vers ne pourrait pas être meilleur qu’il est. En d’autres termes, l’uni
vers ne pourrait être ordonné à une fin plus parfaite de même que rien ne
peut être plus parfait que Dieu.
b) Envisagé en lui-même, l’ordre de l’univers à sa fin pourrait
être rendu plus parfait dans la mesure où croîtraient la bonté des parties
de l’univers et l’ordre mutuel de oes parties. Plus cette bonté des par
ties et leur ordre mutuel seraient proches de leur fin, plus ils seraient 1
(1) Incidemment, saint Thomas affirme que 1 ’ univers est le plus parfait possible de puissance ordonnée. On trouve une affirmation semblable dans I Sent., D. 44, q. 1, a. ad 4um$ l’ordre de l’univers ne peut pas être plus parfait, à moins que l’univers soit ordonné à une fin prochaine plus parfaite.
117 -
assimilées à la bonté divine qui est la fin de toutes choses.
En tenant compte de ces déterminations relatives à la perfection
de l'univers# on peut déjà répondre en parties aux quelques difficultés po
sées à la page 104. (a) Ainsi 1* univers actuel a été constitué par Dieu
dans un degré extrême de bonté en ce sens qu’il est le plus parfait possi
ble, au moins de puissance ordonnée (l). (b) Il est encore dit excellent,
parce qu’il contient tout ce que Dieu a produit de bon# mais non parce
qu’il contient tout ce que Dieu peut produire de bon. Dieu pourrait en
effet produire une infinité d’autres créatures supérieures aux créatures
les plus parfaites de l’univers actuel (2).
De plus, il n’est pas douteux que Dieu ait produit l’univers avec
une souveraine sagesse et une souveraine puissance. Cependant il aurait
pu et il pourrait encore faire mieux qu’il a fait. Comme l’explique saint
Thomas (3), quand on dit que Dieu peut faire mieux qu’il fait, si "mieux"
est pris comme nom, la proposition est vraie. Quelle que soit la chose
que Dieu a faite, Il peut encore en faire une meilleure. Et s’il s’agit
d’une même chose, Dieu peut la faire meilleure au point de vue accidentel,
mais non au point de vue essentiel. Si "mieux" est pris comme adverbe et
signifie le mode d’action de celui qui agit, dans ce cas, Dieu ne peut pas 1 2 3
(1) Il est encore un autre sens selon lequel l’univers peut être dit : le plus parfait possible. C’est ce qui sera établi dans la dernière partie de ce chapitre.
(2) I Sent., D. 44, q. 1, a. 2, ad 2um.
(3) I P., q. 25, a. 6, ad lum.
118
faire mieux qu'il fait parce qu'il ne peut pas agir avec une plus grande
sagesse ni avec une plus grande bonté. Enfin si "mieux” est pris comme
adverbe et signifie le mode d'être de la chose qui est faite, dans ce cas,
Dieu peut faire mieux, parce qu'il peut donner aux choses faites par Lui
un mode d'être plus parfait au point de vue accidentel. Il ne peut cepen
dant pas donner aux choses faites par Lui un mode d’être plus parfait au
point de vue essentiel. Si l'univers est le plus parfait possible de puis
sance ordonnée, il n'est donc pas le plus parfait possible de puissance ab
solue, du moins quant aux modes d'être, aux espèces, aux créatures.
(c) Ajoutons encore que Dieu, agent souverainement parfait,
n'était pas tenu de produire un univers qui fut, sous tout rapport, le
plus parfait et le plus rapproché possible de sa fin ultime. A cette dif
ficulté posée antérieurement, saint Thomas répond :
"Ratio illa tenet quando id quod est ad finem potest .totaliter et perfecte consequi finem per modum adaequat Ionis; quod ia proposito non contingit" (l).
Quand on dit que l'univers est le plus parfait possible parce
qu'il ne pourrait être ordonné à une fin meilleure et qu'il revêt en cela
une sorte d'infinité (2), il est à remarquer que ce jugement atteint la
chose exclusivement dans son rapport à sa fin.
"...Quaedam...comparationem est secundam respectum .tantum sicut universi ad finem.. .et ideo ex digni- 1 2
(1) De Pot., q. S, a. 16, ad 18um.
(2) Page
119
tate comparationis non potest sumi judicium de re absolute... sed secundum quid, ut dicatur quod non potest esse...ad majus bonum ordinatum universum" (l).
A la question : l’univers peut-il et doit-il être le plus parfait
possible, nous avons répondu jusqu’ici : au point de vue des modes d’être,
l’univers actuel n’est pas le plus parfait possible. En effet, un mode
d’être supérieur au plus parfait est toujours possible de la puissance ab
solue de Dieu. Disons même que l’univers le plus parfait possible est im
possible. Le mode le plus parfait possible ne peut jamais être donné de
fait. Un autre plus parfait est toujours possible, indéfiniment. D’ail
leurs certains modes possibles sont incompossibles (2).
B- Les degrés d’etre
Désormais, c’est en nous plaçant au point de vue des degrés ou
modes d’être généraux et universels que nous allons tenter de répondre à
la question est-il possible et même nécessaire que l’univers soit le plus
parfait possible de puissance logique et de la toute puissance de Dieu ?
Parce que les modes d’être sont infinis en puissance, un univers qui serait,
sous ce rapport, le plus parfait possible est impossible, mais parce que
les degrés d’être sont finis en acte et même en puissance, un univers qui 1 2
(1) I Sent., D. 44, a. 1, a. 3, sol.
(2) I Sent., D. 44, a. 1, a. 2, ad 3um.
120
serait, sous cet autre rapport, le plus parfait possible est vraiment pos
sible. Voilà une conclusion qui parait bien conforme à la pensée de saint
Thomas :
"Forte omnes gradus communicati sunt" (l).
Cajetan, en commentant 1*article premier de la question 50 (Somme
théologique, Première partie), exprime la meme idée dans les termes sui
vants t
"Universum igitur esse perfecte simile Deo in genere ,faetibilium dupliciter intelligi potest, scilicet graduum aut creaturarum: primo modo est verum; secundo modo, non".
Rotons que sur ce point précis, Suarez fait sienne la pensée de
saint Thomas et de Cajet&n :
"Consideratur ergo, ut recte Cajetenus notavit, per- „ fectio universi quae consurgit ex gradibus rerum in quibus non sit progressus in infinitum, sed pervenitur ad summum qui in naturalibus est intellectualis gradus.. .Quod autem intellectualis gradus sit in supremo ordine naturalium rerum, est communis consensus et videtur per se manifestum quia Deus ipse intellectualis est nec perfectior actus seu operatio in eo intelligi potest..." (2).
Aussi la violente attaque de Valentia contre Cajet&n parait-elle 1 2
(1) I Sent., D. 44, a. 1, a. 2, ad Sum..
(2) Disp, toetaph., D. 35, sect. 1.
- 121
tout-à-fait vaine 1 Voici comment s’exprime Valentia.
"Quod autem Cajetanus hic art. 1...existinat esse jam in universo omnes rerum gradus possibiles, qui nimirum sint illi quatuor, falsum est vel certe nullo nititur fundamento; sicut enim sub quovis alio genere possunt esse infinite plures species quam jam sunt, ita etiam sub genere summo substantiae, quo illi quatuor gradus entium continentur, possibiles sunt in infinitum alii plures et plures substantiarum gradus seu substantiarum genera subalterna; tametsi nos quidem agere possimus, excogitare quales illi gradus esse possint" (l).
Il est donc possible (logice et absolute) qu’il existe un univers
qui soit le plus parfait possible "potentia logica et Dei". En effet, la
possibilité des degrés d’être n’est pas inépuisable. A ce point de vue,
un univers le plus parfait possible n’est donc ni inconcevable ni irréa
lisable. Serait-il même nécessaire que l’univers soit le plus parfait
possible quant aux degrés ou modes universels et généraux de l’être ? (2).
Voilà la question capitale. C’est aussi la plus difficile.
Quelle que soit la réponse à apporter à cette question, il est un
point de doctrine qu’il faut considérer comme indiscutable et qui ne sau
rait jamais être mis en doute, c’est celui de la liberté parfaite de Dieu
et de son absolue indépendance à l’égard de toutes et de chacune des créa
tures. 1 2
(1) I. I, d. 4, a. 1, cité par Mazella.
(2) Une question semblable ne pouvait pas se poser quant aux modes d'être puisque, sous ce rapport, un univers le plus parfait possible"est- impossible .
— 122 »
“Si...ipsam divinam bonitatem absolute consideremus, nullum debitum in creatione rerum invenimus” (l).
En effet, il n’est nullement nécessaire à Dieu de se communiquer
au dehors en faisant entrer certains être en participation de sa propre
perfection. Le seul objet auquel la volonté divine dit un rapport néces
saire, c’est la bonté de Dieu.
Toutefois, le vouloir divin qui a pour objet la créature peut être
dit nécessaire de nécessité conditionnelle.
“Si.. .divinam dispositionem consideremus qua Deus dis- .posuit suo intellectu et voluntate res in esse producere, sio rerum productio ex necessitate divinae productionis procedit : non enim potest esse quod Deus aliquid se facturum disposuerit quod postmodum ipse non faciat; alias ejus dispositio vel esset mutabilis vel infirma” (2).
”Si rerum creatarum universitas consideretur prout sunt .a primo principio, inveniuntur dependere ex voluntate, non ex necessitate principii, nisi necessitate suppositionis. .." (3).
Puisque la nécessité conditionnelle n’est qu’une nécessité logique
de conséquence, elle est donc parfaitement compatible avec la parfaite li
berté du vouloir divin tout comme elle est compatible avec 1’indétermina
tion du contingent ad utrumlibet (4). 1 2 3 4
(1) II G.G., c. 28; Cf.: I G.G., c. 81; II G.G., c. 23.
(2) II C.G., o. 28; Cf.: I C.G., c. 83.
(3) II C.G., c. 30.
(4) ”Etiam contingentia ad utrumlibet redduntur ex suppositione necessaria .sicut Sortem moveri, si currit, est necessarium” I C.G., c. 85.
- 123
Elle est compatible avec une (1) contingence réelle et intrinsèque aux
créatures comme la liberté du vouloir divin est compatible avec une néces
sité absolue réelle et intrinsèque aux créatures (2). Dans le cas précé
dent, c’est l’immuabilité ou encore l’efficacité du vouloir divin qui est
fondement de nécessité conditionnelle.
La notion de nécessité conditionnelle peut se vérifier encore de
beaucoup d’autres façons dans la libre production des créatures par Dieu.
En voici une, clairement indiquée, dans le texte suivant de saint Thomas $
’'Necessitas.. .quae est a posteriori in esse licet sit prius natura, non est absoluta necessitas, sed condi- tionalis: ut si hoc debeat fieri, necesse est hoc prius esse. Secundum igitur hanc necessitatem in creaturarum productione debitum invenitur tripliciter.Primo ut sumatur conditionatum debitum a tota rerum universitate ad quamlibet ejus partem quae ad perfectionem requiritur universi. Si enim tale universum fieri Deus voluit, debitum fuit ut solem et lunem faceret, et hujusmodo sine quibus universum esse non potest. Seeundo...etc" (3).
C’est précisément à un autre cas de nécessité hypothétique ou con- 1 2 3
(1) I C.G., o. 85.
(2) II C.G., o. 30.
(3) II C.G., c. 29; I C.G., c. 83: ’’Quicumque vult aliquid necessario vult ea quae necessario requiruntur ad illud, nisi sit ex parte ejus defectus, vel propter ignorantiam, vel quia a recta electione ejus quod est ad finem intentum abducatur per aliquam passionem. Quae de Deo dioi non possunt. Si igitur Deus, volendo se, vult aliquid aliud a se, necessarium est eum velle omne illud quod ad velitum ab eo ex necessitate requiritur: sicut necessarium est Deum velle animam rationalem esse, supposito quod velit hominem esse”.
— 124 -
ditiormelle que se rapporte la question à laquelle nous devons répondre.
Cette question est la suivante $ dans 1*hypothèse d’une manifestation ad
extra de la bonté de Dieu par la création d’un univers, est-il nécessaire
que cet univers soit le plus parfait possible ? En d’autres termes, dans
une telle hypothèse, est-il nécessaire que l’univers contienne tous les
degrés de perfection dont la production est possible à la toute-puissance
de Dieu ? Si oui, nous pouvons donc, de l'existence des substances maté
rielles et contingentes, conclure avec certitude à l’existence des subs
tances séparées, nous pouvons démontrer l'existence des substances séparées.
— 1 -
Les raisons d'affirmer la nécessité de l'existence de tous les degrés ou modes généraux de l'être dans l’univers.
D'une part, il semble plus conforme à la réalité et à l’enseigne
ment de saint Thomas d'affirmer que, dans 1'hypothèse d'une manifestation
de la bonté de Dieu dans les créatures, il est nécessaire que l'univers
contienne tous les degrés ou modes universels d'être qui sont absolument
et logiquement possibles.
a) Considérons d'abord quelques textes de saint Thomas se rappor
tant à ce sujet :
"Ad providentiam.. .pertinet ordinare res in finem.-Post bonitatem autem divinam, quae est finis a rebus separatus, principale bonum in ipsis rebus existons est perfectio universi; quae quidem non esset, si non omnes^gradus essendi invenirentur in rebus.
125
Unde ad divinam providentiam, pertinet omnes gradus entium producere" (l).
Le même pensée est exprimée dans le Contra Gentiles, L. III, cha
pitre 72 :
"Ad divinam providentiam pertinet ut gradus entium .qui possibiles sunt, adimpleantur..."
Cependant, c’est dans la Somme Théologique, première partie, ques
tion 50, article 7, que la nécessité d’un univers le plus parfait possible
(quant aux degrés ou modes universels d’être) parait être affirmée de la
façon la plus manifeste. Selon les termes mêmes de saint Thomas, la con
clusion prouvée dans cet article est la suivante : "Hecesse est ponere
aliquas creaturas incorporeas". Or le principe dont saint Thomas procède
pour établir la preuve de cette conclusion, c'est la perfection de l’uni
vers. Saint Thomas présuppose donc comme antécédent cette proposition-ci$
"Necesse est universum esse perfectum”. Or la perfection de l’univers
consiste dans la communication de la perfection de Dieu la plus parfaite
possible, par voie d’assimilation. Saint Thomas présuppose donc également
qu’il est nécessaire que l’univers soit assimilé le plus parfaitement pos
sible à Dieu.
S’agit-il dans ce cas de 1’assimilation ou de la communication la
plus parfaite possible de puissance ordonnée ? Non, car à supposer qu’un 1
(1) I P., q. 22, a. 4, c.
126
univers sans substance séparée ne soit pas contradictoire, 1*univers pour
rait être assimilé à Dieu le plus parfaitement possible de puissance ordon
née, sans qu’il existe de substance séparée.
De la nécessité de l’assimilation la plus parfaite possible de puis
sance ordonnée, saint Thomas ne pourrait pas conclure à la nécessité de
l’existence des substances séparées. De même, lorsqu’on dit que la créatu
re la plus parfaite possible n’existe pas, il n’est pas question de la créa
ture la plus parfaite possible de puissance ordonnée, car cette dernière
existe de fait. Il s’agit donc dans le cas présent de la perfection d’un
univers assimilé à Dieu le plus parfaitement possible de puissance logique
et de la toute puissance de Dieu.
Telle est bien la pensée de Cajetan exprimée dans le commentaire
de ce même article. Le grand commentateur affirme qu’il est nécessaire
que l’univers soit le plus parfait possible en étant constitué par tous
les degrés de perfection possibles "potentia logica et Dei". En rapport
avec la proposition : "Necesse est universum esse perfectum", il écrit :
"Antecedens patet". Puis il développe sa pensée dans les termes suivants :
"Perfectio universi exigit quidem continentiam omnium graduum creabilium, sed non omnes creaturas creabiles ...Universum igitur esse perfecte simile Deo in genere faotibilium, dupliciter Intelligi potest, scilicet graduum aut creaturarum: primo modo est verum; secundo modo, non. Ët quia ut ex ’dictis patet, universum perfecte simile secundo modo non est dabile, nec perfectio universi exigit talem similitudinem; consequens est quod simpliciter et absolute loquendo recte dicitur universum perfecte
- 127
similo Deoj oum secundum omnes essendi gradus ei est simile (l).
Ce commentaire de Cajetan parait bien être en stricte conformité
avec la pensée de saint Thomas implicitement ou explicitement exprimée
dans les passages cités plus haut.
Il serait donc impossible qu’en produisant un univers, Dieu ne le
crée point constitué de tous les degrés de perfection dont la communication
lui est possible.
b) Il est incontestable, en effet que, tout ce qui est contraire
à l’un des attributs de Dieu, soit à sa sagesse, soit à sa bonté, etc, est
impossible à Dieu. Sans doute, cela pourrait être dit possible à Dieu,
mais simplement de possibilité hypothétique, et nous savons que toute pro
position hypothétique strictement dite fait abstraction de la vérité et
de la fausseté, de la possibilité et de l’impossibilité de ses parties.
On peut dire t si Dieu le voulait, il pourrait faire le mal (2), mais, en
réalité, le péché, comme tout ce qui est contraire à l’un des attributs
divins, demeure absolument impossible à Dieu.
Or la création d’un univers qui ne serait pas le plus parfait pos
sible, quant aux degrés de perfection, serait, semble-t-il, contraire à la 1 2
(1) I P., q. 50, a. 1, coram. Oaj., n. VI.
(2) IP., q.25, a.5, ad 2um; I Sent.,D.42, q. 2, a. 1, ad 2um; III Sent., D.l, q. 2, q. 3, c.; D. 12, q.2, a. 1, c.j I G.G., c. 95; De Pot.,q. I, a. 6, ad Sum; De Halo, q. 3, a. 1, ad 12um.
- 128
sagesse infinie de Dieu. Quelle est, en effet, la fin de la création de
l'univers ? C’est la représentation de la bonté divine.
"Deus dicitur omnia propter suam bonitatem fecisse „ut in rebus divina bonitas repraesentetur” (l).
"Produxit...res in esse propter suam bonitatem communicandam creaturis et per eas repraesentandam" (2).
Cette représentation a son principe dans l’infinie sagesse de Dieu,
car toutes les oeuvres de la création ont été produites par Dieu selon les
dispositions de sa sagesse (3). Or, dans l’ordre pratique, c'est le pro
pre du sage d’ordonner et de proportionner le mieux possible ses effets à
la fin qu'il leur assigne.
"Sapientis...artificis est facere unumquodque, quantumcumque potest, fini competentius" (4).
Il appartient donc à Dieu, artisan souverainement sage et infini
ment puissant, de produire l'univers qui soit approprié le mieux possible
à sa fin qui est la représentation de la bonté divine.
"...Cum Deus creaturas ad manifestationem sui produxerit, convenientius fuit et melius ut sic producerentur sicut convenientius et expressius eum poterant manifestare" (5). 1 2 3 4 5
(1) I F., q. 23, a. 5, c.
(2) I ?., q. 47, a. 1, c.
(3) II C.G., c. 24.
(4) I O.G., c. 24. Cf.t II Sent., D. 23, q. 1, a. 2, la diff.
(5) De Pot., q. 3, a. 18, ad 8um.
129
Or la bonté de Dieu, en tant qu’elle est de Dieu, est la bonté
par essence. Elle est donc souveraine et infinie. Le bien auquel toutes
choses sont ordonnées n’a pour elles raison de fin qu’en tant qu’il est
infini et qu’il est le bien de Dieu. Et c’est à la représentation de cette
bonté, de cette perfection, que toutes choses sont ordonnées comme à leur
fin. Dieu a produit les créatures ’’propter suam bonitatem communicandam" (l),
’’in quantum in eis per quamdam imitationem divina bonitas repraesentetur” (2).
Puisque l’infini est de l'essence même de la bonté de Dieu, cet infini a
proprement raison de fin pour l'univers, et c'est à la manifestation et à
l'expression de cet infini de la bonté de Dieu que l'univers est ordonné.
Dieu est le plus parfait possible, absolument. Il est parfait
simpliciter. Le seul univers qui soit convenablement ordonné et adapté
à sa manifestation, c'est bien, semble-t-il, l'univers le plus parfait pos
sible quant aux degrés ou modes universels d’être, c'est l'univers qui est
parlait "simpliciter et absolute loquendo" (3)
Un univers qui ne contiendrait pas tous les degrés de perfection
serait incomplet, imparfait, insuffisant, et par conséquent il serait vrai
semblablement contraire â la Sagesse de Dieu. 1 2 3
(1) I P., q. 47, a. 1, o.
(2) X P., q. 65, a. 2, c*
(3) Voir citation (l) page 127.
130
"...Perfectio universi requirit inaequalitatem esse in rebus, ut omnes bonitatis gradus impleantur" (l).
"Factor...omnium, Deus, non faceret totum universum in suo genere optimum, si faceret omnes partes aequales : quia multi gradus bonitatis in universo deessent, et sic esset imperfectum" (2).
"Perfecta bonitas in rebus creatis non inveniretur nisi esset ordo bonitatis in eis, ut scilicet quaedam sint aliis meliora: non enim implerentur omnes gradus possibiles bonitatis;...tolleretur multitudo a rebus, inaequalitate bonitatis sublata...Et sic, si aequalitas omnimoda esset in rebus, non esset nisi unum bonum creatum: quod manifeste perfectioni derogat creaturae" (3).
Puisque tout ce qui est contraire à la sagesse de Dieu est absolu
ment impossible à Dieu (4), il faut conclure, semble-t-il, à la nécessité
de la plus grande perfection possible de l’univers. Encore une fois, c’est
cette conclusion qui parait exprimer avec le plus de fidélité la pensée de
saint Thomas, et c’est Cajetan qui en aurait le mieux saisi la légitimité
de cette conclusion. De fait, c’est lui qui l’a formulée dans les termes
les plus explicites.
c) Voici encore comment on pourrait montrer que le commentaire de
Cajetan est l'expression la plus parfaite de la pensée de saint Thomas.
Considérant la fin de la création qui est la manifestation de la bonté di- 1 2 3 4
(1) I P., q. 48, a. 2, c.
(2) II C.G., c. 44.
(3) III C.G., o. 71.
(4) "Non enim potest facere aliquid Deus quod non sit conveniens sapien- „tiae et bonitati ipsius..." IP., q. 21, a. 4, c.
131
vine au dehors, saint Thomas conclue à la nécessité de 1*inégalité et de
1* ordre. En effet, à défaut de diversité et d’ordre, l’univers serait
imparfait (1). Saint Thomas affirme donc catégoriquement et sans restric
tion la nécessité de l’inégalité, et par conséquent, de l’ordre dans la
création :
wNecesse igitur fuit diversitatem esse in rebus a Deo ,productis ut divinam perfectionem rerum diversitas secundum suum modum imitaretur" (2)
Quelle est la raison d’être de la nécessité de la diversité et
de l’ordre ? C’est 1’insuffisance de toute créature dans la représenta
tion de la bonté divine.
"Quia per unam creaturam sufficienter repraesentari non potest..(3).
Mais si me seule créature ou un seul degré de perfection ne suf
fisait pas à la manifestation de la perfection divine, me multiplicité
incomplète de degrés de perfection pouvait-elle suffire à cette manifesta
tion ? Bon. Ayant conclu dans le premier cas à la nécessité de l’ordre,
saint Thomas devait, semble-t-il, logiquement conclure dans le second cas
à la nécessité d’un univers contenant tous les degrés possibles de perfec-
tion. 1 2 3
(1) I P., q. 47, a. 2, o.
(2) Comp. Theol., o. 72.
(3) I P., 47, a. 1, c.
132
‘'Necasse fuit ad creaturarum perfectionem quod aliquae creaturae essent intelligentes" (l).
Pour apprécier à leur pleine valeur les arguments qui précèdent,
il faut se rendre nettement compte que c'est l'ordre par soi et essentiel
des degrés ou modes universels d'etre, bien plus que l'ensemble des modes
spécifiques ou particuliers de l'être, qui constitue la structure la plus
fondamentale et la plus grande richesse intérieure de l'univers. Parce
que la distinction des éléments de cet ordre universel est plus profonde,
parce que 1'opposition de ses parties est plus immédiate et plus univer
selle, l'unité qui en résulte est plus intense et plus expressément mani-
festâtive de l'éminente perfection de Dieu. C'est cet ordre essentiel des
degrés ou modes généraux et universels qui est avant tout, au-dedans de
l'univers, la raison d'être de sa création. C'est dans cet ordre que sont
réalisées avec le plus de magnificence les communications purement gra
cieuses de l'Acte Pur.
En somme, à quoi les chapitres antérieurs ont-ils été consacrés ?
A montrer 1°/ que Dieu est le seul être qui soit aussi profondément et
vivement enclin à se communiquer au dehors par la diffusion de sa bonté
dans les créatures, 2°/ que Dieu est le seul agent qui opère pour la seu- 1
(1) Quel est le fondement de cette nécessité ? Saint Albert l'a assigné dans les termes suivants :
"Si...Deus per ornnem gradum entium debuit se praebere -participabilem, ne esset insufficiens in operibus creaturarum..." D.lb., in II P. D. Theol.,Tr.II, q.V.
133
le effusion et représentation de sa perfection, 3°/ que la distinction,
la diversité et l’ordre sont requis pour la perfection d’une oeuvre divi
ne plus que pour toute oeuvre procédant d’un agent créé. Et quel était
l’un des principaux objectifs des longs développements contenus dans ces
chapitres ? C’était de manifester avec la plus grande évidence possible
combien l’ordre essentiel et par soi des degrés de l’être est primordiale-
ment destiné à la représentation de la perfection de Dieu. Rien, dans
l’oeuvre de la création n’est aussi intensément voulu de Dieu. Le déploie
ment et la hiérarchisation de la totalité des degrés d’être répond donc
plus que tout à l’unique intention du Créateur, à savoir la seule manifes
tation ou expression de sa bonté. A vrai dire, c’est seulement dans tout
1’ensemble des modes universels ou degrés de l’être que serait réellement
manifestée la perfection de Dieu. H’est-il pas nécessaire que l’univers
soit, dans les degrés qui le constituent, le plus parfait possible ?
On pourrait objecter que 1’affirmation de cette nécessité de la
plus grande perfection possible de l’univers est fondée exclusivement sur
le témoignage des saintes Ecritures, et que par conséquent, cette nécessi
té de la perfection de l’univers n’est pas connue par la lumière naturelle
de la raison. Plus précisément, la nécessité de la perfection absolue de
l’univers ne serait pas simplement et logiquement déduite de la nature de
la fin pour laquelle l’univers a été créé. A cette objection, on devrait
répondre que la fin de l’univers consiste dans 1’assimilation à Dieu et la
134
représentation de sa bonté, et qu'elle nous est connue naturellement. Pour
s’en convaincre, on n’aurait qu’à relire les dernières leçons du commentai
re de saint Thomas sur le L. XII des Métaphysiques. L’objection formulée
dans le paragraphe précédent ne parait donc pas suffisamment fondée. L’uni
que texte qui pourrait servir de fondement à cette difficulté serait le sui
vant : "Vidit Deus cunota qua© fecerat et erant valde bona" Gen. 1. On ne
peut certainement pas voir implicitement ou explicitement affirmée dans ce
texte la nécessité de la plus grande perfection possible (absolute et lo
gi oe loquendo) de l’univers.
Ainsi donc, en conformité avec la pensée et la lettre même de saint
Thomas, en conformité aussi avec la pensée de son commentateur, Cajetan, il
semble que l’on puisse affirmer avec certitude que l’univers est nécessai
rement parfait "simpliciter et absolute" (1). Dans l’hypothèse d’une ma
nifestation de la bonté de Dieu ad extra par la création d’un univers, il
serait absolument nécessaire que l’univers créé contienne tous les degrés
dont la création n’implique aucune répugnance.
2 •»
Les raisons d’affirmer la simple convenance de l’existence de tous les degrés ou modes généraux de l’être dans 1’univers.
La conclusion énoncée au terme du paragraphe précédent n’est que
vraisemblable. Les arguments développés au cours des pages suivantes sont 1
(1) IP., q. 50, a. 1, comm. Caj. n. VI.
135 -
destinée à le montrer, en manifestant la probabilité du contraire. En
premier lieu, il importe de préciser le sens de la proposition que voici;
"pertinet ad voluntatem divinam, ut bonum suum aliis per similitudinem
communicet, secundum quod possibile est” (l)* Cette proposition est de
saint Thomas. Le principe qu’elle énonce serait le fondement de la néces
sité (dans l’hypothèse d’une manifestation de Dieu ad extra) d’un univers
le plus parfait possible "simpliciter absolute”. A vrai dire, cependant,
tel n’est pas le cas.
Dans l’article d’où est tirée cette proposition, saint Thomas mon
tre que Dieu ne se veut pas seulement lui-même, mais qu’il veut encore des
êtres autres que lui. Voici, en substance, la comparaison qu’il propose.
Les choses de la nature, dit-il, n'ont pas seulement une inclination na
turelle à leur bien propre qui les porte à le rechercher quand elles ne
l’ont pas et à s’y reposer quand elles l’ont, mais elles ont aussi une in
clination naturelle qui les porte à communiquer à d’autres, selon qu’il est
possible, leur bien propre. C'est pourquoi tout agent naturel, dans la me
sure où il est en acte et parfait, produit un effet semblable à lui. Il
est donc de la nature de la volonté "pertinet ad rationem voluntatis" - de
communiquer aux autres son bien propre selon qu'il est possible. Par con
séquent, poursuit saint Thomas, si les choses de la nature, en tant qu'elles
sont parfaites, communiquent leur bonté à d’autres, à bien plus forte rai- 1
(1) I P., q. 19, a. 2, o
- 136
son, il appartient à la volonté divine de communiquer à d’autres, selon
qu’il est possible, son propre bien pertinet ad voluntatem divinam, ut
bonum suum aliis per similitudinem communicet, secundum quod possibile est”.
Cajetan, en commentant le texte de cet article, fait remarquer que
11 inclination de l'agent naturel et l'inclination de la volonté divine à
la diffusion de leur propre bien ne sont que proportionnellement une même
inclination. En Dieu, en effet, cette inclination est volontaire, libre
et indépendante, conformément à la nature de la volonté de Dieu, Etre su
prême.
Toute volonté autre que la volonté divine est réellement distincte
de son bien, lequel bien revêt pour elle la nature d'une cause finale. Son
bien suprême est un bien commun : Dieu, dont elle dépend essentiellement.
De plus, pour diffuser le bien à des êtres inférieurs, la volonté créée
doit passer de puissance à acte et recevoir, par conséquent, la motion de
la Cause Première. Par la communication de cette motion, la Cause Première
fait entrer la volonté créée en participation de son propre bien. C’est
dire que la volonté créée, dans la diffusion du bien aux inférieurs, reçoit
plus qu'elle communique.
En Dieu, au contraire, il n'est aucune ordination de sa volonté
à un bien qui serait plus commun et supérieur. Il n'existe également au
cune raison de dépendance, aucune nécessité de se diffuser en dehors de
Lui-même. Et si cette diffusion est voulue et réalisée, Dieu n'en reçoit
- 137
aucun accroissement de perfection.
Quoique Dieu soit enclin, au supreme degré, à la diffusion de sa
propre bonté, cette diffusion n'en demeure pas moins tout à fait libre,
indépendante, gracieuse. Ce qui est à la fois fondement de la souveraine
inclination de Dieu à communiquer sa propre perfection et fondement de la
souveraine liberté de Dieu par rapport à une telle communication, c'est
l'infinie perfection de Dieu. En raison de cette absolue indépendance et
de cette entière liberté de Dieu à l'égard de tout le créé, Cajetan conclue:
"...Non potest nisi post factum, aut ex revelatione, cognosci quod Deus vult alia; et consequenter quod vult haec vel illa" (l).
Que signifie donc exactement la proposition : "multo magis per
tinet ad voluntatem divinam, ut bonum suum aliis per similitudinem commu
nicet, secundum quod possibile est". Cette proposition signifie, selon
Cajetan, qu'il appartient et convient à Dieu de communiquer sa bonté selon
qu'il est possible de puissance ordonnée, c’est-à-dire, selon les modes
(particuliers) et les degrés (modes universels) dont il a, dans sa sagesse,
déterminé la communication. 1 2
(1) I P., q. 19, a. 2, comm. n. IV.
(2) Loo. oit., n. IV.
138
C'est seulement dans un commentaire postérieur à celui qui vient
d’être cité que Cajetan affirme la nécessité d'un univers qui soit le plus
parfait possible (quant aux degrés ou modes généraux et universels d'être)
“potentia logica et Dei loquendo” (1). De plus» après avoir affirmé qu'il
revient à Dieu de se communiquer selon qu'il est possible "sumendo possibi
le a potentia ordinata”, Cajetan a soin d'ajouter :
"Kara hoc tantumdem est ac si diceretur, secundum quod 'ipsa divina voluntas vult” (2).
Ne faudrait-il pas conclure que, même selon l’intention de Cajetan»
la nécessité d'un univers le plus parfait possible "potentia logica et
Dei” n'est qu'une nécessité conditionnelle ou hypothétique ? L'univers
créé ne contiendrait tous les degrés de perfection possibles "potentia lo
gica et Dei” que si Dieu en a déterminé ainsi dans sa sagesse, c'est-à-dire
selon les termes de Jean de saint Thomas : ”ex suppositione quod Dei per
fecta sunt opera et maxime integrum est opus totius universi” (3). Dans
l’hypothèse de la création d'un univers (multiplicité de créatures inéga
les), cet univers ne contiendrait pas nécessairement tous les degrés de per
feotion possibles, mais il les contiendrait tous seulement dans une autre
hypothèse, à savoir : si Dieu a déterminé de créer cet univers t “maxime 1 2 3
(1) I P., q. 50, a. 1.
(2) J. St-ïhomas, C. Theol., T. IV, Disp. 19, a. 1.
(3) I P., q. 19, a. 2, n. IV.
139
integrum". Tel serait le sens précis de cette nécessité hypothétique d'un
univers le plus parfait possible.
(b) On pourrait cependant s'objecter à cette interprétation et
tenter de concilier d'une autre façon les deux commentaires de Cajetan qui
paraissent être opposés l’un à l’autre. (Dans le commentaire de l’article
2 de la question 19, Cajetan affirme qu’il appartient à Dieu de se commu
niquer le plus parfaitement possible "potentia ordinata"; dans le commen
taire de l’article 1 de la question 50, il affirme qu’il est nécessaire
que l’univers contienne tous les degrés de perfection possibles "potentia
logica").
On pourrait dire que le texte de l’article 2 de la question 19
s’applique à la création comme telle ainsi qu’aux créatures et aux modes
particuliers ou spécifiques de l’être, mais non pas aux degrés ou modes
universels et généraux. Dans l’hypothèse de la création d’un univers,
Dieu se communiquerait selon tous les modes d’être possibles "potentia or
dinata", mais il serait nécessaire qu’il se communique selon tous les
degrés d’être possibles "potentia logica et Dei". Dans l’hypothèse de la
création d’un univers il serait absolument nécessaire que l’univers soit
le plus parfait possible quant aux degrés ou modes généraux et universels
de l’être. Tout en étant très plausible, cette autre interprétation du com
mentaire de Cajetan ne nécessite pas notre adhésion. Voici pourquoi.
Il a été établi antérieurement que la fin de la création de l’uni
140
vers, c’est la représentation de la bonté de Dieu. Dieu étant parfait
"simpliciter”, il semblait que le seul univers qui pût être sagement or
donné à la représentation de la bonté de Dieu fût un univers parfait win
genere faotibilium", c'est-à-dire quant aux modes universels de l'être.
On concluait à la nécessité d'un univers le plus parfait possible "poten
tia logica et Dei loquendo", pour la manifestation de la bonté divine.
Notons bien, cependant, que cette représentation de la bonté de
Dieu est pour toute oeuvre divine une fin "valde universalis et remotus"(1).
En effet, les motifs déterminant l’exécution d’une oeuvre peuvent être
très divers. Ainsi l'explique Jean de saint Thomas $
"Omnia...motiva ad aliquid eligendum vel habent rationem finis causae, vel rationem finis effectus. Vocatur finis causa ille cujus gratia aliquid sit, sive finis proximus, sive ultimus, finis effectus ille qui consequitur et ad quem utilis est positio talis rei..."(2).
Dans toute communication de la bonté divine, la manifestation de
la gloire de Dieu est la fin unique et ultime. Cependant, la fin prochai
ne varie selon que la communication est effectuée soit dans 1 ' ordre natu
rel, soit dans l'ordre surnaturel.
"Et similiter Deus habet motiva faciendi hoc opus. .Primo quidem motivum primarium et finem cujus gra- 1 2
(1) J. s. Thomas, C. Theol., T. VIII, D. 3, a. 1.
(2) J. s. Thomas, loc. cit»
141
tia scilicet seipsum seu ostensionem gloriae suae.Sed quia hie finis est valde universalis et remotus, potestque variis viis intendi, determinat Deus os- tendre talibus rebus suam bonitatem v.g. in ordine rerum naturalium et supematuralium et ordinis hypostatici secundum connexionem seu subordinationem quam unus ordo habet respectu alterius".
Est-il nécessaire que dans l’ordre naturel et dans l’ordre de la
grâce, la communication de la bonté divine soit effectuée selon tous les
degrés possibles et propres respectivement à chacun de ces deux ordres (1)?
Dans l’ordre de la grâce, ce n'est pas nécessaire. Selon saint Thomas, il
est plus probale que Dieu ne se serait pas incarné si Adam n’avait pas pé
ché. En d'autres termes, si Adam n'avait pas péché, il est plus probable
que Dieu ne serait pas communiqué selon ce suprême degré de perfection qui
consiste en 1’incarnation de son Fils.
"...Convenientius dicitur incarnationis opus ordinatum esse a beo in remedium contra peccatum, ita quod peccato non existante, incarnatio non fuisset" (2).
Dans 1'ordre naturel également, il ne semble pas nécessaire que
la bonté de Dieu se manifeste selon tous les degrés de perfection possi
bles. Un univers ne contenant pas tous les degrés possibles de perfection
réaliserait encore la fin de la création, à savoir la représentation de la 1 2
(1) Il ne saurait être question de traiter ici de l'ordre de la grâce en lui-même. Il est permis, toutefois, de rappeler quel est l'enseignement de saint Thomas à ce sujet.
(2) III P., q. 1, a. 3, c.
142
perfection de Dieu. En effet, la production de la plus parfaite créature
manifeste déjà à elle seule l’infini de la puissance, de la sagesse et de
la bonté divines. Saint Thomas 1’affirme catégoriquement :
"...In productione minimae creaturae manifestatur potentia infinita et sapientia et bonitas Dei : quia quaelibet creatura ducit in cognitionem ali- cujus primi et summi, quod infinitum est in omni perfectione” (l.
"Bonitas...infinita Dei manifestatur etiam in productione creaturae, quia infinitae virtutis est ex nihilo producere. Non enim oportet, si infinita bonitate se communicat, quod aliquid infinitum a Deo procedat, sed secundum modum suum recipiat divinam bonitatem” (2).
Le cas de la production des substances séparées (le plus haut
degré de perfection) dans l’ordre naturel n’est pas, dira-t-on, assimila
ble à celui de l’Incarnation (le plus haut degré de communication divine)
dans l’ordre surnaturel♦ En effet, les (3) substances séparées consti
tuent, dans l’ordre naturel, le degré le plus haut de perfection de l’uni
vers, tandis que 1’Incarnation est "finis omnino extrinsecus ipsi universo 1 2 3
(1) III Sent., q. 1, a. 1, ad 3um.
(2) I P., q. 32, a. 1, ad 2um. Cf.s I P., q. 45, a. 5, ad 3um.
(3) "Aliunde vero inter productionem Angelorum et futur itionem Incarnationis summa est distantias ut merito quid potuerit illam probare, secus istam. Nam angeli sunt substantiae naturalem pertinentes ad hujus universi perfectionem, ad hujus universi perfectionem... Uno ex ipso universo producto ducimur naturaliter in cognitionem productionis angelorum:.. .Caeterum mysterium Incarnationis supra omnem exigentiam naturae et cunctam universi dispositionem evehitur,nui- larnque cum illo aut producto, aut producendo habet connexionem". Salmant,, De Inoarn., Disp. II, dub.I.
143 -
et creaturae rationali atque omnino indebitus" (l). Les degrés inférieurs
de l’univers étant présupposés, on pourrait donc prouver l’existence du de
gré le plus parfait (les substances séparées) sans pouvoir prouver quoi que
ce soit se rapportant formellement à l’ordre surnaturel de la grâce.
Toutes vraies qu’elles sont, ces dernières considérations ne di
minuent guère la valeur des arguments antérieurs. Si une manifestation
selon tous les degrés possibles est essentielle à toute oeuvre divine,
1’existence du plus haut degré possible de perfection est nécessaire dans
l’ordre de la grâce comme dans 1’ordre naturel, fîr saint Thomas enseigne
que, dans l'ordre de la grâce, la communication de la bonté de Dieu selon
le degré le plus élevé (l’Incarnation) n'est pas nécessaire. Il semble
donc que, dans 1'ordre naturel, la communication de la bonté de Dieu selon
le plus haut degré possible (les substances séparées) ne soit pas nécessai
re. Dans l'hypothèse de la création d’un univers, il ne serait donc pas
nécessaire que cet univers soit le plus parfait possible.
Il est à remarquer, cependant, que les communications de la per
fection de Dieu dans l’ordre surnaturel de la grâce sont ordonnées à la
manifestation de Dieu selon un mode qui diffère radicalement du mode selon
lequel les communications de l’ordre naturel sont ordonnées à cette même
fin. La grâce est, en effet, une participation physique, formelle et uni
voque "in esse objective" de la nature divine. (l)
(l) J. s. Thomas, loc. cit.
144 -
"Entitates supernatural®s aunt univocae et formales participationes esse divini" (l).
La grâce nous ordonne donc à Dieu tel qu'il est en lui-même. Dans
l'ordre naturel, au contraire, les communications de la bonté divine sont
ordonnées à la manifestation de Dieu, non pas tel qu'il est en lui-même,
mais de façon médiate, en tant qu'il est représenté dans la perfection de
la créature, surtout dans l’ordre de l'univers. La nécessité d'une parti
cipation à la bonté de Dieu selon tous les degrés de perfection possibles
parait donc s'imposer bien plus dans l'ordre naturel que dans l'ordre de
la grâce. C'est seulement dans un univers constitué de tous les degrés
de perfection possibles, et parfait "in genere creaturarum", qui serait
exprimée, comme il convient, la bonté de l'être parfait "simpliciter".
Dans l'ordre surnaturel, il en serait autrement puisque toute communication
particulière de la grâce suffit déjà à nous faire atteindre en lui-même
l'être souverainement parfait qu'est Dieu.
Il reste néanmoins que même dans l'ordre surnaturel, les communi
cations de la perfection divine ne sont que des "participations". Elles
sont donc essentiellement limitées. Une pluralité d'inégales communica
tions de la perfection de Dieu convient encore davantage, dans ce même or
dre, à la manifestation de Dieu.
Dans l'ordre naturel, l'oeuvre divine qu'est l'univers serait-elle 1
(1) J. Sto Thoma., C. Theol., I. IX, D. 25, a. 2.
- 145
parfaite si Dieu ne s * était pas communiqué selon tous les degrés de per
fection possibles ? Il semble que oui. En effet, saint Thomas affirme
que la perfection qui est de la nature de toute oeuvre divine est réalisée
du seul fait que cette oeuvre est ordonnée à Dieu.
"Ad perfectionem etiam universi sufficit quod naturali modo creatura ordinatur in Deum sicut in finem" (l).
Un univers ne contenant pas tous les degrés de perfection serait
donc encore 'suffisamment* parfait, pourvu qu'il soit ’ordonné à Dieu*.
c) Enfin, une dernière difficulté pourrait être formulée comme
suit : Dieu, agent souverainement bon, sage et puissant, veut et réalise
toujours ce qui est le plus convenable ("convenientius") et le meilleur.
Or un univers contenant tous les degrés de perfection est plus convenable
et plus apte à la manifestation de la perfection de Dieu. Donc Dieu a
certainement produit un tel univers.
Remarquons que la plus grande convenance dont il est question ici
se tient "ex parte objecti" (2). Or même ce qui est ainsi plus convenable
et meilleur "secundum se" n'est pas toujours ce qui, en réalité est voulu 1 2
(1) III P., q. 1, a. 5, ad 2um.
(2) Il en est une autre qui se tient a parte ejus quod dicitur. Lorsque saint Thomas écrit: "convenientius dicitur incarnationis opus ordinatum esse a Deo in remedium peccati ita quod peccato non existeate incarnatio non fuisset", il n'entend pas signifier que la non incarnation eut été en elle-même plus convenable que l'incarnation. Comme l'explique Cajétant "ly convenientius comparationem exercet respectu alterius opinionis contrariae, ita quod ex revelatis in Sacra Scriptura de divina voluntate, convenientius dicitur pars negativa quam affirmativa" III P., q. 1, a. 3, com. n. 1.
- 146
par Dieu, Voici l’explication de Cajetan:
”...Aliud est aliquid esse magis volibile: et aliud est illud esse magis volitura. Salus enim omnium hominum est magis volibile secundum se quam salus aliquorum tantum, ut patet...Non tamen est magis volita a Deo...Non potest ergo ex hoc quod aliquid ex parte objecti secundum se est majus bonum, ac per hoc magis volibile inferri: ergo est volitum a Deo” (1).
Il serait excessivement difficile d'assigner des convenances tel
les, qu’en vertu de ces convenances mêmes, on pourrait conclure qu’en tel
le occurrence Dieu devait agir et a agi en fait de telle ou telle façon.
Par exemple, saint Thomas propose de multiples raisons de convenance pour
prouver la non éternité du monde. Ce sont des raisons qui se tiennent
"ex parte objecti secundum se". Cependant elles ne nous permettent pas
par elles-mêmes de conclure avec certitude que le monde n’a pas été créé
par Dieu de toute éternité. Ces raisons sont pourtant de suprême conve
nance. "Hoc igitur convenientissimum fuit..." dit saint Thomas (2).
De même la conservation des créatures par Dieu convient certaine
ment à la manifestation de la bonté divine. Il s’agit également dans ce
cas d’une convenance "ex parte objecti". Cependant une telle raison de
convenance ne nous permet pas, par elle-même, de conclure avec certitude
que Dieu n’anéantira jamais l’univers. C’est seulement par la Révélation
que nous le connaissons de façon certaine. L’annihilation pourrait encore 1 2
(1) III P., q. 1, a. S, connu. Caj.,
(2) II C.G., c. 38.
n. IX.
147
convenir à 1'infinie bonté de Dieu.
"...Posset in ipsa annihilations rerum finis aliquis inveniriî ut sicut in productione rerum, finis est manifestatio copiae divinae bonitatis, ita in rerum annihilations finis esse potest sufficientia suaebonitatis, quae in tantum est sibi sufficiens, utnullo exteriori indigeat" (1).
C'est ainsi qu'un univers contenant tous les degrés ou modes uni
versels et généraux de l’être possibles convient davantage "secundum se"
à la manifestation de l'infinie bonté de Dieu. Cependant, cette convenan
ce ne nous autorise pas à conclure avec certitude que Dieu devait, dans
l'hypothèse de la création, produire un univers constitué de tous les de
grés possibles de perfection. D'un ordre naturel ne comprenant pas tous
les degrés de perfection ou de communication de la bonté divine comme
d'un ordre surnaturel non hypostatique, on pourrait dire, semble-t-il t
"...posset esse Deo conveniens in ordine ad alios fines altisaimos et no-
bis occultos, quos ipsius sapientia posset excogitare" (2). 1 2
(1) De Pot., q, 5, a. 3, ad 4um.
(2) Saimant., de Inc&rnt., Disp. II, Dub. II
148 -
CONCLUSION
Il est donc des raisons très sérieuses qui nous inclinent à
penser que l’existence de tous les degrés de perfection dans l’univers
n’est pas de nécessité, mais seulement de convenance. Les arguments qui
ont été développés en ce sens ont une valeur telle qu’il serait tout à
fait téméraire de les négliger. C’est pourquoi nous n’osons pas consi
dérer comme plus que probable le jugement contraire porté par Cajetan.
Cependant il est indéniable que, de tous les commentaires, celui de
Cajetan parait être le plus conforme à la pensée de saint Thomas. On
pourrait en exposer le contenu dans les termes suivants : dans l’hypo
thèse d'une manifestation de la bonté de Dieu par les créatures, il est
nécessaire que l’univers créé soit parfait, c’est-à-dire, il est néces
saire que l’univers créé contienne tous les degrés de perfection (modes
généraux et universels) qui n’impliquent en eux-mêmes aucune répugnan
ce et qui sont possibles selon la puissance de Dieu.
Si l’existence de tous les degrés de perfection n’est que de con
venance, on peut encore dire qu’elle est nécessaire de nécessité hypothé
tique, mais en raison cette fois d’une deuxième hypothèse. La première
hypothèse était belle de la création. La deuxième hypothèse est celle
que Jean de saint Thomas exprime dans les termes suivants : ..Ex sup
positione quod Dei perfecta sunt opera et maximi integrum est opus totius
149
univorsi” (1). Puisque par la lumière naturelle de la raison, nous ne pou
vons pas connaître avec certitude si cette deuxième hypothèse est réalisée
ou non, nous ne pouvons pas davantage, de l’existence des degrés inférieurs
de perfection dans l’univers, conclure avec certitude à l'existence du de
gré le plus élevé. Seule une révélation des dispositions de la Sagesse di
vine peut nous procurer la certitude de l'existence de facto de tous les
degrés de perfection possibles. 1
(1) J. a. S. Thoœa, loc. cit
150 -
Chapitre sixième
DE L’EXISTENCE DES SUBSTANCES SEPAREES POUR LA PERFECTION DE L’ORDRE DE L’UNIVERS.
L’univers doit être parfait» c'est-à-dire qu'il doit avoir la per
fection qui est de la nature même de l’oeuvre du Suprême artiste. Il doit»
par conséquent, être assimilé à Dieu selon tous les degrés ou modes géné
raux et universels d’être qui sont possibles "potentia logica et Dei”. Voi
là le principe dont procèdent, explicitement ou implicitement, la plupart
des arguments par lesquels saint Thomas prouve l'existence des substances
séparées dans l'univers.
Cette perfection de 1 ’univers par une assimilation à Dieu selon
tous les degrés de perfections possibles est-elle nécessaire ou seulement
de convenance ? Cajetan affirme qu'elle est nécessaire, et nous avons mon
tré que ce jugement est vraisemblablement le plus conforme à 1’enseignement
de saint Thomas. Cependant, pour toutes les raisons exposées dans la der
nière partie du chapitre précédent, nous n'osons pas affirmer comme évi
dente et certaine cette nécessité de la plus grande perfection possible
de l'univers.
En manifestant, dans la mesure du possible, la signification et la
valeur du principe énoncé plus haut, nous avons déterminé par voie de con
séquence la valeur d’argumentation de chacune des preuves de l'existence
des substances séparées en tant qu'elles procèdent de ce principe.
151
Le problème le plus fondamental et le plus central de cette étude
a été ainsi partiellement résolu. Il ne reste plus qu'à considérer briè
vement chaque preuve en particulier et à mettre en relief son caractère
propre.
PREMIERE PREUVE
Au début de 1'article 1 de la question 50, (Somme Théologique,
Première Partie), saint Thomas pose la question suivante : "Utrum angelus
sit omnino incorporeus" ? L'ange est-il tout à fait incorporel ? Il y a
lieu de remarquer que le titre inscrit en tête de cet article diffère quel
que peu de celui qui se trouve dans le sommaire de la question. Ce dernier
est formulé comme suit : "Utrum sit aliqua creatura omnino spiritualis et
penitus incorporea" ?
A ce sujet, deux constatations s'imposent, (a) En tête de 1'arti
cle, c'est le terme "angelus" qui est employé pour désigner la substance
spirituelle dont il est traité. Ce terme n'apparaît pas dans le sommaire
de la question, (b) Le problème de l’existence d'une substance entière
ment spirituelle est nettement posé dans le sommaire de la question, mais,
en tête de l’article il n’en est pas ainsi. — Il est incontestable, cepen
dant, que le problème étudié par saint Thomas dans cet article est celui de
l'existence de la substance entièrement spirituelle et tout à fait incorpo
relle, substance à laquelle le langage scripturaire réserve le nom d'ange.
152
Tous les commentateurs de saint Thomas l'affirment, entre autres Cajetan (l),
Jean de saint Thomas (2), Sylvius (5), les Carmes de Salamanque (4).
Voici quelle est dans le corps de l'article, 1'argumentation du
Docteur Angélique :
"Ifeoesse est ponere aliquas creaturas incorporeas. Id enim quod praecipue in rebus creatis Deus intendit est bonum quod consistit in assimilations ad Deum. Perfecta autem assimilatio effectus ad causam attenditur quando effectus imitatur causam secundum illud per quod causa producit effectum, sicut calidum fecit calidum. Deus autem creaturam proàucit per intellectum et voluntatem, ut supra ostensum est. Unde ad perfectionem universi requiritur quod sint aliquae creaturae intellectuales.
Intelligere autem non potest esse actus corporis nec alicujus virtutis corporeae, quia omne corpus determinatur ad hic et nunc. Uno neoesse est ponere ad hoc quod universum sit perfectum, quod sit aliqua incorporea creatura.Antiqui autem ignorantes vim intelligendi et non distinguentes inter sensum et intellectum, nihil esse existimaverunt in mundo nisi quod sensu et imaginatione apprehendi potest. Et quia sub imaginatione non cadit nisi corpus, existimaverunt quod nullum ens esset nisi 1 2 3 4
(1) Comm, in I P., q. 50, a. 1, n. I.
(2) G. Theol., T. IV, De Angelis, Disp. 19, a. 1.
(3) Comm. I P., q. 50, a. 1.: "Caeterum quamvis iste sit articuli titulus: Utrum angelus sit omnino incorporeus; certum est tamen mentem D. Th. esse quaerere: Utrum sit vel detur angelus, ita ut sensus articuli hic reddi possit: utrum sit aliqua substantia spiritualis et omnino incorporea0 ?
(4) C.Theol.,T.IV,De Angelis,Disp.l,dub.l:MSecundus terminus in titulo positus est verbum sit, quod quidem potest sumu, vel quatenus solam essentiam, vel prout solam existentiam, vel tandum ut essentiam et exis- tentiam simul importat. In praesenti ergo sumitur hoc posteriori modo, siout et Angelicus Doctor in eodem sensu in titulo primi articuli hujus quaestionis illud accepit, ita ut sit sensus: Utrum Angelus, cui oon- veniat esse omnino incorporeum, existât in rerum natura'1 ?
- 153 -
corpus, ut Philos, dicit in IV Physic. Et ex his processit Sadducaeorum error dicentium non esse spiritum. Sed hoc ipsum quod intellectus est altior sensu, rationabiliter ostendit esse aliquas res incorporeas a solo intellectu comprehensibiles11 (l).
Get argument comporte les trois conséquences que voici : il est
nécessaire que l'univers soit parfait; donc il est nécessaire que l'uni
vers soit parfaitement assimilé à Dieu, donc il est nécessaire que l'uni
vers soit assimilé à Dieu selon la nature intellective; donc il est né
cessaire d'affirmer l'existence (ponere) de créatures incorporelles (2).
Nous allons considérer tour à tour ces conséquences pour en montrer la lé
gitimité, pour en préciser le sens et résoudre les principales difficultés
qui s'y rapportent.
Première conséquence s il est nécessaire que l'univers soit par
fait; donc il est nécessaire que 1'univers soit parfaitement assimilé à
Dieu. En effet, toute oeuvre divine est nécessairement parfaite en rai
son de l'infinie perfection de l'agent dont elle procède. Chaque créature
est donc parfaite par rapport au tout de l’univers, et l'univers est par
fait par rapport à la fin à laquelle il est ordonnée. Quelle est cette fin
à laquelle l’univers est ordonné ? C'est la représentation de la bonté de
Dieu par la voie de 1' assimilation la plus parfaite possible à cette même
bonté. Par conséquent, il est nécessaire que l'univers soit assimilé à 1 2
(1) IP., q. 50, a. 1.
(2) Voir le commentaire de Cajetan à ce sujet.
154 -
Dieu le plus parfaitement possible. Une imperfection quelconque dans l’oeu
vre de Dieu ne serait possible, semble-t-il, qu’en raison d'une imperfecti
on dans la sagesse, la puissance ou quelqu'autre attribut divin. Puisque
toute imperfection est contradictoirement opposée à l'essentielle et infi
nie perfection de Dieu, un univers imparfaitement assimilé à Dieu semble
donc absolument impossible.
Tout le chapitre précédent a été employé à déterminer en quoi con
siste cette nécessité de la plus grande perfection possible de l'univers
par voie d’assimilation. Il serait donc tout à fait superflu de revenir
sur ce sujet. Il suffit de se rappeler la distinction faite entre la plus
grande perfection possible "potentia ordinata" et la plus grande perfection
possible "potentia logica et Dei", puis la distinction faite entre la plus
grande perfection possible quant aux modes d'être particuliers et spécifi
ques et la plus grande perfection possible quant aux degrés ou modes d'être
universels et généraux. Notons une fois de plus, que s'il s'agissait, dans
l'article présentement étudiéi de l'assimilation à Dieu la plus parfaite
possible de puissance ordonnée, l’argument de saint Thomas serait privé,
semble-t-il, de toute valeur. En effet, à supposer qu'un univers dépourvu
de substances séparées ne soit pas impossible et qu'un tel univers soit
créé de fait, oet univers serait nécessairement le plus parfait possible de
puissance ordonnée, sans être le plus parfait possible "potentia logica et
Dei".
Dans ce cas, de la nécessité de la plus grande perfection possible
155
de 1*univers, on ne pourrait pas conclure à l'existence du plus haut de
gré de perfection logiquement possible. Or, saint Thomas conclue de fait,
au terme de son argument, à l'existence des substances tout à fait incor
porelles, lesquelles constituent le plus haut degré de perfection logique
ment possible. Il ne s'agit donc pas dans la première des trois conséquen
ces de l'argument, d'une assimilation la plus parfaite possible de puissan
ce ordonnée (l).
Pour que 1'argument de saint Thomas ait du sens, il faut, semble-
t-il, que 1'assimilation à Dieu dont il est question dans la première con
séquence soit la plus parfaite possible logiquement et quant aux degrés ou
modes universels d'être. Cependant, la nécessité d'une telle assimilation
ne nous est pas évidente. Si elle était évidente, son opposé nous apparaî
trait comme manifestement impossible. Or tel, n'est pas le cas. Nous avons
des motifs de penser que peut être, de puissance absolue, Dieu pourrait
créer un univers contenant seulement les degrés (modes universels) infé
rieurs de l’être. Nous n’osons pas considérer comme plus que probable que
l’univers doive nécessairement être assimilé à Dieu selon tous les degrés
de perfection absolument possibles. Parce que nous n’adhérons pas avec
certitude à la proposition qui est principe de cet argument, nous ne pour
rons pas davantage adhérer avec certitude aux conclusions qui en découlent. 1
(1) Après Cajetan, Suarez l'affirme: Disp. Metaph., D. 25, sect. 1.
156
Deuxième conséquence : il est nécessaire que l’univers soit par
faitement assimilé à Dieu, donc il est nécessaire qu’il soit assimilé à
Dieu selon la nature intellective. Le conséquent équivaut donc à ce qui
suit : il est nécessaire qu’il existe des créatures intellectuelles dans
l'univers. La légitimité de cette deuxième conséquence est assurée parce
que, d’une part, l'assimilation d’un effet à sa cause est parfaite lorsque
l'effet imite la cause précisément en ce par quoi la cause produit son ef
fet, et d'autre part, parce que Dieu produit la créature par un acte de
son intelligence et de sa volonté.
A ce propos, Cajetan fait la difficulté que voici t
"Non.. .videtur valere. Quia secundum ipsum (D. Tho- _mam) et cornes communiter, ad perfectam similitudinem inter effectum et causam requiritur et sufficit, quod effectus sit similis non naturae aut potentiae agentis, sed rationi agendi, non ut res, sed ut ratio agendi; ut patet de arte et artificiato. Intellectus autem et; voluntas et natura intellectualis, sive in Deo sive in quocumque alio agente per artem, non se habent ut ratio agendi, ut ex se patet. Igitur male illatum est: ergo oportuit esse naturas intellectuales" (l).
Dans sa réponse à cette difficulté, Cajetan fait d'abord remarquer que
c'est d'une façon bien différente que l'on doit comparer un effet parti
culier à sa cause et que l’on doit comparer l’univers à sa cause. En ef
fet, pour être parfaitement assimilé à sa cause, l'univers doit contenir
tous les degrés de perfection possibles, ce qui n'est pas requis pour l'as- (l)
(l) IP., q. 50, a. 1, coma. CXXXX, n. 17.
157
similation parfaite d’un effet particulier. Ensuite, Cajetan affirme que,
dans cet argument, saint Thomas entend par intelligence et volonté : la
forme intelligible (1*idea) qui est principe de la production de l’univers
par l’intelligence et la volonté de Dieu. Puis il distingue dans cette
forme intelligible la forme elle-même, et son mode d'être. L'effet, dit-
il qui est assimilé quant à la forme seulement est moins parfaitement as
similé que celui qui l'est et quant à la forme et quant au mode d'être de
la forme. Par conséquent, puisque la forme par laquelle Dieu agit est une
forme intelligible et puisque l'univers doit être assimilé à son principe
selon que tous les degrés possibles (modes d'être universels), il est néces
saire que l'univers contienne des créatures intellectuelles.
Dernière conséquence : il est nécessaire que l'univers soit assi
milé à Dieu selon la nature intellective, donc il est nécessaire d'affir
mer l'existence de créatures incorporelles. La preuve en est que l’intel
ligence ne peut être l’acte ni d'un corps ni d'une vertu corporelle, puis
qu'elle fait abstraction, dans son objet, des conditions du lieu et du
temps.
Le procédé suivi par saint Thomas dans cet article est-il rigou
reusement démonstratif ? La conclusion à laquelle il aboutit est-elle
certaine ? En d'autres termes, pouvons-nous, par la raison seule, démon
trer l'existence des créatures incorporelles ? En affirmant sans aucune
restriction que l'univers contient nécessairement tous les degrés de per
fection qui sont absolument et logiquement possibles, et en concluant sans
158
plus de restriction à la nécessité de 1* existence des substances incorpo
relles, Cajetan semble bien considérer 11 argumentation de cet article comme
étant rigoureusement démonstrative. Le théologien, J.B. Gonet reconnaît
également en cette preuve une démonstration proprement dite de l'existence
des substances séparées (l). Il affirme de façon explicite que saint Tho
mas "démontre" l'existence de ces substances. On regrette, cependant qu'il
n'ait pas mis davantage en relief la rigueur et l'efficacité qu'il recon
naît à cet argument. Pègues attribue aussi à cette preuve un caractère vé
ritablement démonstratif (2).
Cependant, la plupart des autres commentateurs de saint Thomas
tiennent pour probable ou dialectique 1'argument que nous étudions présen
tement, ainsi que toutes les autres preuves naturelles de l'existence des
substances séparées.
Voici comment Jean de saint Thomas exprime sa pensée à ce sujet :
"Haec autem ratio non probat efficaciter Deum, de facto produxisse angelos, sed solum probat id connatural!ter exigi ad perfectionem universi et ad perfectionem lineae intellectualis. Unde solum procedit ex suppositione quod Dei perfecta sunt opera et maxime integrum e st opus totius universiw (3 j♦ 1 2 3
(1) Clypeus Theologiae Thomisticae, Vol. Ill, Tract.VII, Disp. Proem.,a.1.
(2) Comm, in I P., q. 50, a. 1.
(3) C. Theol.,T.IV, Disp. 19, a.l. Voir aussi: Suarez, Disp. Metaph., Disp. 35, sect.l.; Sylvius, comm, in I F., q. 50, a. 1, conc.l: "Cae- terum possitne naturali aliqua ratione probari quod in rerum natura sint aliquae substantiae incorporeae quas dicimus angelos non usque adeo liquet. Dicendum vero est posse probabiliter ostendi per aliquam rationem naturalem, non posse tamen per eam demonstrative probari. T."
159
Les théologiens modernes ne voient également que des arguments
de convenance dans toutes les preuves naturelles proposées pour établir
l’existence des substances séparées. Voici comment s’exprime l’un d’en
tre eux, M.J. Scheeben dans "La Dogmatique", Vol. Ill (trad, de l’abbé
Bélet).
"En dehors de la révélation, l’existence des anges ne peut être démontrée par la raison seule avec une parfaite certitude. On n’en saurait donner a priori que des raisons de convenance, en montrant que l’existence d’êtres purement spirituels correspond aux fins de la création, laquelle a pour objet 1’imitation et la manifestation parfaite de Dieu dans le monde, et contribue à établir dans les êtres un enchaînement qui parcourt tous les degrés essentiels... Cependant, l'existence des anges, n'est pas une vérité supra rationnelle et surnaturelle, parce qu’elle n’est pas plus au-dessus de la portée de toute raison créée que les anges eux-mêmes ne sont exclus de 1’ensemble de la nature créée; cette vérité n’est au-dessus de la raison, elle n’est surnaturelle que relativement, c’est-à-dire pour la raison et la nature humaine....La notion véritable du monde et de ses rapports avec Dieu est tellement favorable à l’existence des anges que la révélation de leur existence ne fait guère que répondre à une légitime attente. Voyez pour les raisons de convenance saint Thomas, I P., q. 50, a. 1; C.G., L. II, c. 46. La raison seule ne saurait prouver rigoureusement que les anges sont des êtres purement spirituels. Mais elle peut démontrer qu’un.pur esprit est chose concevable, et que si les anges occupent dans l’échelle des êtres le plus haut degré qu’on puisse imaginer, ils doivent être de purs esprits" . Il
Il reste difficile de concilier la pensée de ces théologiens avec
celle de saint Thomas. L’argument de l’article 1er de la question 50 (I P.)
ne serait, dit-on, qu’une preuve de convenance î Cependant, saint Thomas
dit catégoriquement qu’il est nécessaire d'affirmer (ponere) l'existence
160
des substances incorporelles que sont les anges. N’est-il pas téméraire
de substituer un "conveniens est" au "necesse est" de saint Thomas ?
Ce dernier parlerait d’une nécessité qui ne serait pas nécessité t
Il reste une difficulté considérable à élucider, se rapportant à
la troisième conséquence ainsi formulée : il est nécessaire que l’univers
soit assimilé à Dieu selon la nature intellective, donc il est nécessaire
d’affirmer l’existence de la créature incorporelle. De la nécessité de
l’existence d’une substance intellectuelle dans l’univers, est-il légitime
de conclure à la nécessité d’une substance tout à fait incorporelle telle
que l’ange ? Dans cette inférence, le contenu du conséquent ne déborde-t-
il pas celui de 1’antécédent ? L’âme humaine est une substance intellec
tuelle, mais elle n'est pas une substance séparée par soi et entièrement
spirituelle. De la nécessité de l'existence d'une substance intellectuelle,
on peut inférer la nécessité de l'existence d'une substance incorporelle
qui soit ou bien l'âme humaine ou bien la substance angélique, mais on ne
peut pas inférer, dêterminément, semble-t-il, la nécessité de l’existence
d’une substance incorporelle telle que l’ange. La troisième conséquence de
1'argument de saint Thomas serait donc mauvaise.
Cette difficulté semble d’autant plus fondée qu’à l’article 1 de
la question SI, saint Thomas prouve l’existence d’une substance intellectu
elle non unie à un corps (séparée), comme si seule l’existence de la subs
tance intellectuelle en tant que telle (séparée ou non) avait été prouvée
dans l’art. 1 de la question 50. Loin d’être rigoureusement démonstratif,
161
1’ argument de 1 * article 1 de la question 50 ne serait même pas un argument
de convenance apte à prouver l'existence des substances séparées.
La difficulté augmente encore, si l'on compare les arguments de la
Somme Théologique et l'ordre des questions qui y sont traitées avec les ar
guments de la Somme Contre les Gentils ainsi que l'ordre des questions trai
tées dans ce meme ouvrage. Au Livre II de la Somme contre les Gentils, cha
pitre 46, les arguments proposés sont semblables à 1'argument de l’article 1
de la question 50 de la Somme Théologique. Or dans le chapitre 46, seule
l'existence de la substance intellectuelle est prouvée, et non celle de la
substance séparée. C'est pourquoi, au chapitre 56 du même Livre, saint Tho
mas traite de la possibilité pour cette substance intellectuelle d'être unie
à un corps, puis au chapitre 91, il prouve l'existence de la substance sépa
rée par des arguments qui ne sont que le développement de 1'argument de l'ar
ticle 1 de la question 51 de la Somme Théologique.
Ce n'est que dans un chapitre postérieur au chapitre 91 que saint
Thomas traite de la distinction spécifique des substances angéliques. Il
ne considérait donc pas que l'existence des substances séparées avait été
prouvée au chapitre 46. Et pourtant, 1'argumentation du chapitre 46 pa
raît bien être identique à 1'argumentation de l'article 1 de la question 50
(Somme Théologique, Première Partie). Par conséquent, il ne semble pas que
1'argument contenu dans cet article prouve l'existence de la substance sé
parée comme telle.
D'autre part, antérieurement à la question 51 (Somme Théologique)
- 162
au début de laquelle saint Thomas établit la preuve de 1*existence de subs
tances intellectuelles non unies à un corps (à l’article 4) de la question
50), il est traité de la distinction spécifique des créatures angéliques.
Saint Thomas considérait donc que l’existence des substances séparées avait
été prouvée auparavant, autrement 1’article 4 de la question 50 serait in
intelligible. L’existence des substances séparées aurait donc été prouvée,
semble-t-il, dans 1'article 1 de la question 50. Cependant, s’il en est
ainsi, une nouvelle difficulté surgit t 1’article 1 de la question 51 n’est-
il pas superflu s’il est destiné à prouver ce qui a déjà été établi dans
l’article 1 de la question 50 ?
L’enchevêtrement de ces nombreuses difficultés révèle juste assez
1’extrême complexité du problème à résoudre. Sans doute, il n’est nulle
ment téméraire de présumer que l’ordre selon lequel saint Thomas procède
en cette matière est d’une extrême rigueur, et que cet ordre est celui-là
même que requiert la nature des objets considérés (1).
Il reste toutefois difficile d’indiquer la raison de l’ordre suivi
par saint Thomas.
La solution de ces difficultés présuppose certaines considérations
relevant et de la Théologie et de la Logique. 1
(1) "Inter omnes Ecclesiae Dei Doctores in ordinanda sacrae sapientiae .doctrina Divum Thomam excelluisse, atque ob hoc jure sibi Sapientis nomen vindicasse, cum juxta Philosophum (i Metaph.) proprium sapientis munus sit ordinare i...." J. Sto Thoma, Isagoge ad D.T. Theol., init.
163
a) D'une part, arant de procéder à 1'élaboration des preuves na
turelles de l’existence des substances angéliques, le théologien sait avec
certitude de foi surnaturelle que les anges existent et qu'ils sont doués
d'intelligence et de volonté.
Il n'est pas certain que la parfaite inoorporéité des anges soit
une vérité de foi surnaturelle, mais c'est une vérité si facilement et im
médiatement déduite des textes scripturaires qu'il serait téméraire et voi
sin de l’hérésie de la nier.
D'autre part, nous savons que la connaissance du "quid nominis"
est présupposée dans toute argumentation destinée à prouver le "quia est"
ou l’existence d'un être.
"...Antequam sciatur de aliquo an sit, non potest sciri proprie de eo quid est: nonentium enim non sunt definitiones ...Sed non potest ostendi de aliquo an sit, nisi prius intelligatur quid significetur per nomen.Propter quod etiam Philosophus in IV Metaph., in disputatione contra negantes principia docet incipere a significatione nominum" (1).
b) Ges deux remarques étant présupposées, voyons, lorsque saint
Thomas demande : "Utrum sit vel detur angelus", quel est le "quid nomi
nis" de ce dont il veut établir l'existence.
Qu'est-ce que saint Thomas désigne précisément par le terme "an- 1
(1) Post. Anal., L. I, 1. 2, n. 5.
164
gelus" ? Cajetan nous le dit :
"...Angeli nomine intelligimus omnes substantias in specie completas..." (l).
Par le terme "angelus", saint Thomas entend signifier une subs
tance spirituelle complète non seulement en raison de la subsistence, mais
aussi en raison de l'espèce. Il n’entend pas signifier une substance qui
soit ordonnée comme l’âme humaine à entrer, à titre de partie, dans la
constitution d’une espèce. Les Carmes de Salamanque expriment la même pen
sée en ces termes :
"Verum, quamvis nomen hoc ex sua primaeva institutione .habeat vim ad significandum omnem nuncium; usu tamen Scripturae, Ecclesiae et sanctorum Patrum appropriation est ad significandos spiritus Angelicos, seu substantias separatas, pure spirituales, per se subsistentes, et completas... Unde merito hoc nomen div. Thomas in titulo hujus quaestionis in ista significatione accepit" (2).
c) Notons encore que ce n’est pas de la même façon que doit se
poser le problème de l'existence d'une substance incorporelle dans un trai
té adressé à des fidèles, comme la Somme Théologique, et dans un traité
adressé à des païens, comme la Somme contre les Gentils.
Dans la Somme contre les Gentils, saint Thomas traite tout d’abord 1
(1) I P., q. 50, a. 2, n. VI.
(2) Ours. Theol., De Angelis, Disp. 1, dub. 1.
165
de la substance intellectuelle comme telle. Il considère des notions com
munes à l’âme raisonnable et à l’ange. Dans la suite, il traite de l’union
de l’âme au corps. Il prépare ainsi progressivement l’intelligence du Gen
til à la considération d’un problème plus ardu : celui de l’existence des
substances séparées. Sans être certainement une vérité de foi, la parfai
te spiritualité des anges n’en est pas moins une vérité théologique très
certaine.
Il convient donc d’amener le Gentil à donner son assentiment à cet
te vérité. Après avoir considéré l’existence de la substance intellectuel
le comme telle et celle de la substance intellectuelle unie au corps, il
sera plus facile de faire admettre par le Gentil l’existence des substances
séparées.
Dans la Somme Théologique, saint Thomas présuppose connues les vé
rités de foi chez ceux à qui 1’oeuvre s’adresse. D’autre part, il est plus
convenable d’y traiter de la substance intellectuelle séparée avant de trai
ter de l’homme qui est substance spirituelle unie à un corps.
"Et licet homo sit dignior quam creatura pure corporea, agit tamen prius de illa quam de homine: tum quia post angelos, vel cum illis, facta est immediate natura pure corporalis, dicente Scriptura: In principio creavit Deus coelum, et terram, deinde vero sexta die factus est homo: Theologus autem maxime observat explicare ordinem creaturarum eo modo quo processerunt a Deo; - tum etiam quia mixtum, seu compositum ex aliquibus extremis, melius cognoscitur habita cognitione extremorum: et sic cum HOMO componatur ex spiritu et corpore, recte de illo
166 -
agitur post tractatum de natura spirituali et corporali*’ OT------------ ----------
Il existe donc de multiples raisons de procéder cette fois selon un
ordre tout à fait différent de 1 * ordre suivi dans la Somme contre les Gen
tils.
d) Avant de répondre à la difficulté posée antérieurement, notons
enfin les trois sens selon lesquels on peut entendre 1* incorporeité de 1*an
ge . Celle-ci peut se concevoir par exclusion de toute extension quantita
tive, par négation de toute matière, enfin par négation de la composition
de matière et de forme. D»après les Carmes de Salamanque, 1’incorporéité
de l’ange selon le premier sens serait prouvée dans 1’article 1 de la ques
tion 50, et selon les deux autres sens, dans 1’article 2 de la question 50
et dans 11 article 1 de la question 51 (2). 1 2
(1) J. Sto ïhoma, Isag.
(2) ”...Supponendum est, incorporeum importare negationem corporis : et .ideo sicut corpus potest tripliciter accipit primo pro tertia specie quantitatis continuae, scilicet pro corpore importante...trinam dimensionem: secundo pro altera parte compositi substantialis, nempe pro materia prima, quae est radix totius quantitatis : tertio pro toto composito ex tali materia et forma substantiali coalescente : sic incorporeum, aliis tribus modis valet sumi : primo pro eo quod nullo modo habet praedictam extensionem quantitativam: secundo prout dicit negationem materiae: et tertio, prout importat negationem compositionis ex praedicta materia et forma”.Cajetan ne signale que deux de ces trois. acceptions : ’’Corporeum dicitur quantum, seu extensum, sive per se, ut quantitas, sive per accidens, ut albedo. Incorporeum ergo dicitur quod neutro modo est extensum. Omnino dupliciter intelligi potest. Primo, ad differentiam animae nostrae, quae licet in se sit inextensa, est tamen forma corporis.. .Secundo, ad differentiam animarum animalium perfectorum, quae licet sint incorporeae, idest inextensae...non tamen sunt omnino incorporas, quia nullam habent operationem nisi corporalem" I P., q. 50, a. 1.
167
Voici comment on peut répondre à cette difficulté.
1- Le principe dont procède l’argument de l’article 1 de la ques
tion 50 (la nécessité d’une parfaite assimilation de l’univers à Dieu) est
assez fécond pour qu’on en puisse déduire l’existence d’une substance in
corporelle selon tous les sens indiqués plus haut. A partir de ce princi
pe, on peut donc non seulement prouver l’existence d’une substance intel
lectuelle (séparée ou non) comme au chapitre 46 du Livre II de la Somme
contre les Gentils, mais on peut encore prouver l’existence d’une subs
tance spirituelle séparée de toute matière.
”...Licet ex ratione perfectionis universi, ac pro- „ex gradu purae intellectualitatis, qui in eo debet reperiri, posset optime probari dari incorporeum omnibus modis:.. " (1).
2- Pour que saint Thomas puisse logiquement traiter de la dis
tinction spécifique des substances angéliques antérieurement à la question
51 (à la page 50) il est nécessaire qu’il ait prouvé auparavant, l’exis
tence des substances spirituelles qui ne sont pas ordonnées à l’union au
corps.
".. .Repugnantia multiplicationis eorum (angelorum) non .oritur ex natura intellectuali quia immaterialis et incorporea est, sed quia omnino separata et irrecepti- bilis ita quod neque materiam includat, nec ordinem dicat ad materiam, quae ratio currit in quacumque forma etiam si intellectualis non sit, ut si albedo esset separata ex natura sua” (2). 1 2
(1) Salmant., loc. cit.
(2) J. Sto Thoma, T. IV, De Angelis, DiSp. 19, a. 3.
168
Aussi, dans la "Summa litterae" de la question 50, Jean de saint
Thomas affirme-t-il que l'existence des substances séparées est prouvée
dès l'article 1 de la question.
"Igitur in articulo primo ostendit dari substantias .omnino incorporeas, idest quae neque corporeae sint, neque corpori unibiles sicut anima nostra".
Cajetan, après avoir nié qu’on prouve dans l’article 1 de la question 50
l’existence de la substance incorporelle qui n’est pas forme d’un corps,
formule l’objection suivante :
"Quia ex hoc quod ponitur aliqua creatura intellectualis, non sequitur, ergo omnino incorporea. Dicet enim quispiam quod illa est anima intellectiva..."
Sa réponse est celle-ci :
"...Dicitur tripliciter. Primo, quod instantia non ..est ad propositum quod sermo noster est de creaturis; anima autem, quae est pars eujusque substantiae, constat non esse creaturam, proprie loquendo, sed creaturae partem essentialem".
En prouvant l’existence d’une "créature" incorporelle, n’a-t-on
pas, de l’avis même de Gajetan, prouvé implicitement l’existence d’une
substance spirituelle qui, à la différence de l’âme humaine n’est pas
forme d’un corps ?
3- L’article 1 de la question 51 est-il superflu ? Non, car la
considération de la substance angélique "comparative ad corpora" exige
un nouvel argument (celui de l’art. 1, q. 51) prouvant explicitement ce qui
- 169
l’était déjà au moins implicitement dans l’art. 1 de la question 50. Com
me dit encore Jean de saint Thomas s
"In primo articulo ostendit Angelos non habere corpora naturaliter sibi unita in quo perfectam Angelorum naturam explicat ut distinguitur ab anima rationali quae corpori naturaliter unitur ut forma:” (l).
Voilà la solution qui semble la plus satisfaisante. Le commentai
re suivant d’un auteur moderne : L. Janssens, ne manque pas d’intérêt.
C'est un commentaire de l'article 1er de la question 51.
"Nonne hic articulus otius est dicendus ? Primo intuitu talis utique apparet. At res penitus inspecta aliter se manifestat. Etenim a) s. Thomas agens de habitudine Angelorum ad corpora, ob apparitiones in Scripturis denarratas, logice hoc primum excludere debebat. insuper b) occasionem inde assumit ut philosophice illustret, quomodo angelus possit esse sine corpore quum tamen anima nostra corpori alligetur, c) Demum, licet omne ens cujus forma est unita corpori viventi sit compositum ex materia et forma; posset fingi spiritus quidem materiae admixtus quin tamen corpus vitaliter informaret.
Intimus autem nexus qui existit inter hunc articulum TlTW et articulum secundum praecedentis quaestionis explicat quomodo ex Angelici commentatoribus alii uti Billuart et Joannes a Sancto Thoma utrumque articulum simul absolvant; alii uti Card Satolli, priori articulo; alii uti Sylvius, huic alteri magis insistant" (2).
En définitive, on ne pourrait reconnaître la légitimité et la ri
gueur de l’ordre selon lequel saint Thomas procède en cette matière qu’en
se plaçant au point de vue de la théologie et de ses principes.
(1) Summa litterae, q. 51.
(2)
170
DEUXIEME PREUVE
"Ostensum est enim supra c. 79 corporibus corruptis, intellectus substantiam, quasi perpetuam, remanere.Et si quidem substantia intellectus quae remanet sit una omnium sicut quidam dicunt c. 80 init., de necessitate consequitur eam esse secundum suum esse a corpore separatam.Et sic habetur propositum quod substantia intellectualis aliqua sine corpore subsistat.Si autem plures animae intellectivae remaneant, corporibus destructis, conveniet aliquibus substantiis intellectualibus absque corpore subsistere: praesertim cum ostensum sit c. 83, fin quod animae non transeant de corpore ad corpus.Convenit autem animabus esse a corporibus separatas per accidens: cum naturaliter sint formae corporum.Eo autem quod est per accidens oportet prius esse id quod est per se. Phys. VIII, c. 7, 1. 9.Sunt igitur aliquae substantiae intèllectuales, animabus secundum naturam priores, quibus per se inest sine corporibus subsistere" (l).
Dans cet argument, saint Thomas rappelle en premier lieu ce qu'il
a établi antérieurement touchant l'incorruptibilité de la substance in
tellectuelle qu'est l'âme humaine. En effet, l'âme humaine est une subs
tance qui est essentiellement simple et spirituelle et qui existe par
elle-même. Il est donc impossible qu'elle se corrompe, à la façon d'un
composé, par la séparation des parties et il est également impossible
qu'elle perde son existence par la corruption du composé qu'elle consti
tue à titre de principe formel. Par conséquent, que la forme humaine
soit une ou multiple, nous devons conclure qu'il lui convient de subsis
ti) II C.G., c. 91
- 171
ter à l’état de séparation, car l’information successive de plusieurs
corps par une seule et même forme est reconnue comme impossible.
En dernier lieu, saint Thomas traite, dans cet argument du carac
tère accidentel de l’état de séparation de l’âme humaine. C’est par acci
dent, dit-il, qu'il convient aux formes humaines d’être séparées des corps,
car elles sont de leur nature formes d’un corps. Comme nous le savons, en
effet, bien que l’âme raisonnable subsiste par elle-même et non pas par le
composé dont elle est une partie constitutive, elle n'est pas parfaitement
déterminée au point de vue spécifique.
"Anima humana est hoc aliquid, ut per se potens subsistere; non quasi habens in se completam speciem, sed quasi perficiens speciem humanam ut forma corporis..." (1).
Il convient donc de soi et naturellement à l'âme humaine d'infor
mer un corps, et c’est cette information qui lui confère son ultime déter
mination quant à l'espèce (2). Ainsi que l’affirme saint Thomas, la forme
humaine est aux confins de l'univers des substances corporelles et de l'u
nivers des substances spêarées (3). Elle subsiste par elle-même, comme les
substances séparées, mais elle est en même temps forme d’un corps. Elle
est partie d'un tout, et à l'intérieur de ce tout, elle est d'une certaine 1
(1) Q. Disp. De Anima, q. 1, a. 1, c.
(2) "Complementum suae speciei esse non potest absque corporis unione".Q. Disp. De Anima, loo. cit.
(3) II C.G., c. 68.
- 172
manière dépendante du corps. ’’Etiam anima aliquam dependentiam habet ad
corpus” (1). Toutefois cette dépendance n’implique pas, comme celle des
formes matérielles, une immersion totale dans la matière. ”Non est forma
a materia totaliter comprehensa” (2). Si l'âme raisonnable peut exister
en dehors du composé humain, elle n'en demeure pas moins naturellement et
transcendentalement ordonnée à l’information d'un corps. Voilà pourquoi,
en tant que substance incomplète, elle n’est définissable qu’en rapport
avec son sujet.
Parce que, d’une part, l’âme humaine est par définition forme d’un
corps, et parce que, d’autre part, elle est essentiellement spirituelle et
subsiste par elle-même, l’état d’union au corps et l’état de séparation
lui sont donc tous deux connaturels quoique sous des rapports divers (3).
Cependant, l’état d’union lui est plus connaturel que l’état de séparation.
Si ce dernier n’est pas, à proprement parler, violent, il est néanmoins
opposé à l’âme considérée dans sa relation transcendentale au corps.
’’Constat enim quod anima naturaliter unitur corpori, separatur autem ab eo contra suam naturam et per accidens . XJnde anima exuta a corpore, quamdiu est sine corpore, est imperfecta” (4)
L’état de séparation de l’âme humaine est donc un état proprement 1
(1) Q. Disp. De Anima, q. 1, a. 1, ad 12um.
(2) Ibid., ad Sum.
(3) J. Sto Thoma, C. Phil., P.N., IV P, q. 9, a. 2.
(4) Comm., in I ad Cor., c. 15, 1. 2.
173
accidentel.
11 Anima naturaliter est forma corporis, ergo connatura- lis actus ejus est informare et communicari per modum formae, ergo connatural! modo non petit separationem, sed statum conjunctionis". Ille status (separationis) non oritur per se et connatural!ter ex ipsa aniam, vel ex modo quod creatur a Deo, sed tanquam accidens extraneum supposita actione corruptiva corporis ei convenit"" (l).
Après avoir affirmé le caractère accidentel de l’état de séparation
de l’âme humaine, affirmation qui est "bien fondée comme nous venons de le
voir, saint Thomas énonce le principe dont 1’application est caractéristi
que de cette deuxième preuve : "Eo quod est per accidens oportet prius
esse id quod est per se". C’est en vertu de 1’application de ce principe
qu’il conclue à 1’existence des substances séparées dans l’univers.
Selon l’expression même de Jean de saint Thomas, ce principe est
"valde commune" (2). Les termes sont équivoques et par conséquent, ses
applications sont variées à l’extrême.
"Ille terminus per se est aequivocus. Aliquando enim _ significat per se ïcTest non per aliud, aliquando per se idest non contingenter, sed per necessariam connexionem.
"Per accidens dupliciter sumitur: uno modo...per aliud ! .alio modo.. .quod convenit non simpliciter et per se" (3). ----- K----- 1
(1) J. a Sto Thoma, loc. cit.
(2) J. a Sto Thoma, G.P., q. 10, a. 5.
(3) P.N., I P., q. 25, a. 4.
174
Rappelons nous que, selon l’expression de Jean de saint Thomas
rapportée dans un texte cité précédemment, l’état de séparation est pour
l’âme humaine "tanquam accidens extraneum”« Dans l’argument que nous
étudions il semble bien que "per accidens" soit pris pour "per aliud".
L’âme humaine serait dite séparée par accident, c’est-à-dire "per aliud
tanquam accidens extraneum”. C’est là une interprétation qui n’implique
nullement la négation du caractère contingent de l’état de séparation pour
l’âme humaine. En effet, "per aliud" peut s’entendre soit de 1’accident
contingent, soit de l’accident nécessaire : "sive illud aliud necessario
requiratur sive non". Dans le cas présent, le principe pourrait être for
mulé comme suit : "eo quod est per accidens" i.e. "per aliud semper ac
cidens extraneum oportet prius esse id quod est per se seu per suam essen-v'"i
tiam." Plus précisément encore, il signifierait ce qui suit : eo quod est \
separatum per accidens i.e. secundum accidens extraneum oportet prius esse
id quod est separatum per se i.e. secundum suam essentiam. C@ qui est, dej
sa nature, forme d’un corps ne peut être séparé de ce corps que "per aliud",
c’est-à-dire selon un état ou mode d’être accidentel et extrinsèque. Cet
état accidentel n’est possible, toutefois, qu’en raison de la spiritualité
de la forme humaine. Par contre, une substance spirituelle qui n’est pas,
par définition, ordonnée à informer un corps, est séparée "per se" de la
matière, c’est-à-dire selon sa nature et non selon un état accidentel et
extrinsque.
Concluons en développant ce qui est implicitement contenu dans l’ar-
gimient : l’état de séparation par soi et essentielle est possible et il
est plus parfait que l’état de séparation accidentelle. Il y a toujours,
en effet, priorité de nature de l’essentiel sur l’accidentel. Cet état
de séparation par soi constitue un mode universel ou degré d’être distinct
de tous les autres. Puisque tous les degrés d’être doivent exister pour
la perfection de l’univers, on doit conclure : "Sunt igitur...etc".
En raison du caractère très commun du principe dont procède dans
cet argument, en raison aussi de l’inévidence des preuves qui établissent
la nécessité de tous les degrés ou modes généraux de l’être dans l’univers,
la conclusion de cet argument ne saurait être considérée comme certaine et
évidente.
- 176
TROISIEME PREUVE
"Omne quod est de ratione generis, oportet esse de ratione speciei :Sunt autem quaedam quae sunt de ratione speciei, non autem de ratione generis; sicut rationale est de ratione hominis, non autem de ratione animalis. Quid- quid autem est de ratione speciei, non autem de ratione generis, non est necesse omnibus speciebus generis esse: multae enim species sunt irrationabilium animalium.Substantiae autem intellectuali secundum suum genus convenit quod sit per se subsistens, cum habeat per se operationem. De ratione autem rei subsistentis per se non est quod alteri uniatur.Mon est igitur de ratione substantiae intellectualis secundum suum genus quod sit corpori unita : etsi hoc sit de ratione alicujus intellectualis substantiae, quae est anima. Sunt igitur aliquae substantiae intellectuales corporibus non unitae" (l). II
II suffit de rappeler quelques notions élémentaires de Logique
concernant les notions de genre, d'espèce et de différence, pour rendre
tout à fait manifeste la vérité des propositions contenues dans la premiè
re partie de cet argument. Qu’entend-on par genre, espèce et différence ?
Le genre est un universel qui peut s'affirmer de plusieurs sujets spéci-
fiquements distincts, par mode de prédicat substantif et essentiel, expri
mant leur nature d’une manière incomplète. L’espèce est un universel qui
peut s’affirmer de plusieurs sujets numériquement distincts, par mode de
prédicat substantif et essentiel, exprimant leur nature d’une manière com
plète. Enfin, la différence est un universel qui peut s’affirmer de plu-
(1) C.G., c. 91
177
sieurs inférieurs par mode de prédicat essentiel et qualificatif.
Le genre et l’espèce sont donc en commun d’être des prédicats subs
tantifs et essentiels, mais ils diffèrent en ce que le genre exprime l’es
sence d’un sujet d’une manière incomplète et comme déterminable par la dif
férence, tandis que l’espèce exprime toute la nature du sujet. Le genre
et la différence ont en commun qu’ils n’expriment qu’une partie de l'essen
ce d'un sujet, mais ils diffèrent en ce que le genre exprime une partie po
tentielle et déterminable, tandis que la différence exprime une partie ac
tuelle qui détermine la partie potentielle et générique, be genre est donc
à la différence ce que la matière est à la forme. Voici comment Jean de
saint Thomas développe le sens de cette analogie :
"Sicut in naturalibus forma seu actus et comparatur ad materiam tanquam ad potential!tatem ex qua educitur, et ad totum quod ex materia et forma constat, sic etiam primo differentia respicit genus tanquam potentials quod actu&t et de cujus potestate educitur, non eductions physica sicut forma a materia, sed eductions metaphysics, sicut ratio determinata et actuans ab indeterminata et confusa et actuabili” (l).
Comparant la différence au genre et a l'espèce, Porphyre dit
qu'elle est "id quo species excedit genus" (2). La différence est donc
extrinsèque au genre. Elle n'est pas de la raison du genre. Elle lui est
accidentelle. Il n'en demeure pas moins vrai qu’elle est un prédicat es- 1
(1) J. a 8to Thoma, C.p., Phil. Log., II P., q. 10, a. 3.
(2) Introd. ad Praedicamenta Aristotelis, c. 2.
178 -
sentiel de 1'inférieur dont elle est 'prédiquée', mais elle n'est pas es
sentiel au genre et ce dernier ne lui est pas nécessairement rattaché. Il
n'existe pas de lien nécessaire entre le genre et la différence comme il en
existe un entre une nature et ses propriétés. C’est pourquoi il n’est pas
nécessaire que telle ou telle différence se retrouve dans toutes les espè
ces contenues sous un genre "Quidquid autem...etc.”.
Saint Thomas poursuit son argumentation en appliquant à la subs
tance intellectuelle comme telle, à l'âme humaine et aux substances sépa
rées, les notions que nous venons de rappeler concernant le genre, l’espè
ce et la différence. Il convient, dit-il, à la substance intellectuelle
"secundum suum genus", c'est-à-dire à la substance intellectuelle comme tel
le, et non en tant que déterminée à telle espèce, (v.g. l'âme humaine) de
subsister par soi, la preuve en est que la substance intellectuelle a par
soi une opération. En effet, 1'opération intellectuelle ne convient pas
à la substance intellectuelle en tant qu'unie au corps, car elle est en
elle-même spirituelle et indépendante des conditions de la matière. Par
cette opération, en effet, la substance intellectuelle peut atteindre tou
tes les réalités corporelles et elle peut les atteindre par mode d'abstrac
tion, d'universalisation, de comparaison, ce qui manifeste bien que cette
opération est dégagée en elle-même des conditions du lieu et du temps. Cet
te opération appartient donc par soi à la substance intellectuelle et non
en raison de son union à la matière. Puisque le mode de l’opération suit
celui de l’être, il est donc évident que la substance intellectuelle sub-
179 -
siste par elle-même.
Or, comme 1*affirme saint Thomas, l’union au corps n’est pas de la
raison d’un être qui subsiste par soi. "De ratione...rei per se subsisten
tis non est quod alteri uniatur". Ce qui existe par soi n’existe pas "per
aliud” C’est-à-dire, par inhérence à un autre ou dépendance d’un autre.
"Haec proprietas existendi per se intelligitur vel se- . eundum considerationem absolutam, et in ordine ad se, et sic dicitur subsistens, quasi non indigens alio ut sustentetur, sed in se sistens...(1). "
La subsistence ou existence par soi exclue toute inhérence, dépen
dance ou communication qui soit antérieure à la réception de l’existence
et en vue d'elle. Sans doute, il est une substance intellectuelle, l'âme
humaine, qui est à la fois complète en raison de la subsistence et commu
nicable à un sujet, mais cette communication à un corps n’est pas antéri
eure à la réception de l’existence et pour elle. C'est toujours par soi
et indépendemment du corps qu'une telle substance existe (2). Si l'union
à un corps convient à la substance intellectuelle, c'est par accident,
bien qu’elle convienne essentiellement à telle espèce de substance intel
lectuelle.
Sylvestre de Ferrare l'explique dans les termes suivants : 1
(1) J. a Sto Thoma, C.P., loc. oit., a. q. 15, a. 1.
(2) G.P., T. III, q. 9, a. 2.
180
"...Esse formam, corporis per se convenit huic substantiae intellectuali quae est anima intellectiva : sed ad substantiam intellectualem absolute et in communi consideratam, per accidens se habet : non enim est de ratione substantiae intellectualis, neque ad ejus rationem consequitur quod sit forma corporis, cum intel- ligere per organum corporeum non exerceatur” (l).
Puisque l’union au corps est accidentelle à la substance intellec
tuelle comme telle, il n’est pas nécessaire que toute substance intellec
tuelle soit unie au corps. Ce qui est manifesté dans ce deuxième argument,
ce n’est apparemment que la possibilité de l’existence d’une substance in
tellectuelle dont le mode d’être serait différent de celui de l'âme humai
ne. Pourtant, saint Thomas conclue non seulement à la possibilité mais à
l’existence "de facto" de substances séparées. Dans son commentaire de oet
argument, S. Ferr. fait la remarque suivante :
"Ista probatio...licet videatur deducere ad hoc tantum quod non est necesse substantiam intellectualem esse unitam corpori; et consequenter quod possibile est esse aliquam non unitam corpori: tamen ex ipsa etiam concluditur esse talem substantiam corpori non unitam".
En effet, saint Thomas conclut : "sunt igitur...etc. Pour quelle
raison ?
"Quia sicut differentia speciei non necessario omnibus .speciebus generis inest, ita de facto genus invenitur in aliqua specie absque tali differentia: quia cum genus oppositis differentiis dividatur, sicut invenitur cum una differentia in ferum natura, ita oportet rei natura considerate, ut cum alia inveniatur" (2).
(1) II C.G., c. 91, comm. S. Ferr.,
(2)
n. IX.
181
De l’existence d’une différence (l’âme humaine) nous concluons
à l’existence de l’autre (la substance séparée) parce que, le contraire
étant supposé, tous les modes d’êtres possibles n’existeraient pas dans
1’unirers. Or il semble nécessaire que l’univers soit constitué de tous
les degrés possibles de perfection. Il y a donc lieu de conclure à 1’ex
istence "de facto" des substances séparées : "Sunt igitur aliquae subs
tantiae intellectuales corporibus non unitae". Si, pour les raisons énu
mérées dans le chapitre précédent, nous ne croyons pas pourvoir affirmer
comme certaine et évidente la nécessité de tous les degrés possibles de
perfection dans l’univers, nous ne pouvons pas davantage considérer comme
certain et évident la nécessité de l’existence des substances séparées.
- 188
QUATRIEME PREUVE
"Natura superior in suo infimo contingit naturam inferiorem in ejus supremo.Natura autem intellectualis est superior corporali. Attingit autem eam secundum aliquam partem sui, quae est anima intellectiva.Oportet igitur quod, sicut corpus perfectum per animam intellectivam est supremum in genere corporum, ita etiam anima intellectiva quae unitur corpori sit infima in genere substantiarum intellectualium.Sunt igitur aliquae substantiae intellectuales non unitae corporibus superiores secundum ordinem naturae anima" (l)
Dans 1* élaboration de cette autre preuve de l'existence des subs
tances séparées, saint Thomas s'appuie une fois de plus sur la considéra
tion de l'ordre de l'univers. Il 1'affirme lui-même, de façon explicite,
dans un argument semblable qu'il propose à l'article 5 de la question 1
du "De Spiritualibus Creaturis". Dans 1'argument de la Somme contre les
Gentils, comme dans celui de la question disputée "De Spir. Creaturis,
c'est précisément la perfection de l'ordre actuellement établi dans l'uni
vers qui est le point d'appui de son discours.
La forme la plus commune et la plus primitive du principe dont pro
cède cet argument est la suivante : "Divina Sapientia est semper finis
primorum conjungens principiis secundorum". Ce principe est ainsi formulé
dans le traité des Noms Divins du Pseudo-Denys. La proposition qui cons- 1
(1) II C.G., c. 91.
183
titue la majeure de 11 argument que nous étudions présentement n'est
qu'une autre formule de ce même principe, à savoir : "natura superior in
suo infimo contingit naturam inferiorem in suo supremo". On pourrait di
re encore : "natura inferior in suo supremo attingit ad naturam superio
rem in ejus infimo". Voilà ce que saint Thomas affirme dans l'article 1
de la question 15 du "De Veritate" :
"Divina sapientia est semper fines primorum conjungens principiis secundarum, hoc est dictu quod inferior natura in suo summo attingit ad aliquid infimum superioris naturae".
On dit donc que l'inférieur d'une nature supérieure touche ce qui
est supérieur dans une nature inférieure et que ce qui est supérieur dans
une nature inférieure atteint 1'inférieur d'une nature supérieure. Ce
contact signifie l'union de deux natures par la 'participation' de l'in
férieur à la perfection du supérieur. Et puisque toute participation im
plique à la fois communication d'une perfection et réduction de la perfec
tion participée, 1'inférieur qui est uni au supérieur communique avec ce
dernier dans la perfection qui lui est propre, mais selon un mode impar
fait .
"Naturae ordinatae ad invicem sic se habent sicut corpora contiguata, quorum inferius in sui supremo tangit superius in sui infimo? unde et inferior natura attingit in sui supremo ad aliquid quod est proprium superioris naturae, imperfecte illud participans" (T) « (l)
(l) De Ver., q. 16, a. 1, c.
184
"Illud quod est superioris naturae non potest esse in inferiori natura perfecte, sed per quamdam, tenuem participationem. . .Id autem quod sic participatur non habetur ut possessio, idest sicut aliquid perfecte subjacens potentiae habentis illud...” (l).
Cependant, plus l'être d'un ordre inférieur est parfait dans son
ordre, plus il est intimement uni à l'ordre supérieur et plus il partici
pe à sa perfection.
"Quanto aliquid quod est inferioris ordinis est superius, tanto majorem conjunctionem habet cum superiori ordine" (2).
Dans son commentaire du traité des Homs Divins du Pseudo-Denys,
saint Thomas nous éclaire vivement sur la signification précise du prin
cipe : "Divina Sapientia est semper..." etc. Il vaut la peine de citer
ici textuellement les paroles de saint Thomas.
"Ipsa divina sapientia est omnium causa effectiva, in .quantum res producit in esse et non solum rebus dat esse, sed etiam esse cum ordine in rebus, in quantum res invicem adunant in ordinem ad finem ultimum, et ulterius est causa indissolubi1itatis hujus concordiae et hujus ordinis quae semper manent, qualiter cumque rebus immutatis.Modum autem hujus ordinis subjungit quia semper fines primotum "idest infima supremorum conjungit" princi
piis secundorum idest supremis inferiorum, ad modum quo supremum corporalis creaturae, corpus humanam, infimo intellectui vel naturae, scilicet animae rationali unit, et simile est videre in aliis et sio operatur pulchritudinem universi per unam omnium conspiratio- 1 2
(1) De Ver., q. 15, a. 1, c.
(2) De Malo, q. 16, a. 1, ad 4um.
185
nem, idest concordiam ‘et harmoniam’, idest debitum ordinem et proportionem’1 (1).
Dans ces lignes, saint Thomas nous montre quelle est l’oeuvre ac
complie par la sagesse divine dans l’univers. En premier lieu, il affir
me que la sagesse divine est principe de toutes choses, considérées non
seulement dans leur être, mais aussi dans leur ordre mutuel comme dans
leur ordre à la fin ultime. Il affirme de plus que la sagesse divine est
encore la cause de la continuité indissoluble de l’harmonie et de l’ordre
qui demeurent indéfectiblement, malgré les fluctuations auxquelles les
créatures sont exposées. En second lieu, saint Thomas explique que le
principe : "Divina sapientia est semper finis primorum conjungens prin
cipiis secundorum" exprime déterminéanent la modalité proprement caracté
ristique de l’ordre actuellement établi dans 1’univers. Cet ordre est
d’une telle perfection que les extrêmes des natures ou degrés de perfec
tion sont toujours associées ou conjoints comme, par exemple, le corps hu
main, le plus parfait des corps, est uni à l’âme humaine, la moins parfai
te des créatures intellectuelles. C’est ainsi, conclut saint Thomas, que
Dieu opère la beauté de l’univers : tout est harmonie, ordre et proportion.
Cette beauté est, nous le savons, le resplendissement de la Sagesse Incréé:
la perfection de l’univers reflète la perfection de Dieu.
Nous avons établi antérieurement que les créatures sont, par ce
(l) De Div. Nom., c. 7, 1. 4.
- 186
qu'il y a en elles de plus radical, des similitudes représentatives de
l'infinie perfection de Dieu, et que l’ordre de l’univers fait de la mul
tiplicité et de la diversité des créatures constitue la plus parfaite ma
nifestation de la bonté de Dieu. Nous avons montré également que l'ordre
le plus essentiel à l'univers, c’est l'ordre "per se" des degrés ou mo
des universels d'être. S’il n'est pas évident que tout univers doit être
ainsi constitué, il est certain, cependant, qu'on ne saurait rien conce
voir de plus convenable dans l'ordre naturel. C'est cette convenance que
Saint Thomas affirme dans les lignes suivantes $
"Talis...videtur esse perfectio universi, ut non desit ei aliqua natura quam possibile sit esse" (1).
Eh bien, cette parfaite intégrité de l'univers (intégrité que l’on
peut dire absolue) demeure le caractéristique tout à fait propre de l'uni
vers dont nous faisons partie. En raison de cette conjonction des extré
mités de toutes les natures, tous les degrés possibles de perfection se
trouvent à exister "de facto". L’univers est plein. Aucun intermédiai
re ne manque.
"Ita procedit ordo rerum ut similia se invicem subse
quantur: ea vero quae sunt penitus dissimilia non subsequantur se invicem in gradibus rerum, nisi per aliquod medium" (2). 1 2
(1) De Spir. Creat., q. 1, a. 5, c.
(2) De Causis, 1. 30.
- 187
L’unité de l’univers ne saurait être plus intense parce que la
diversité des parties ne saurait être ni plus profonde (celle des degrés)
ni plus étendue (celle de tous les degrés). Cette plénitude de l’univers
ne nous est pas connue avec évidence par la seule lumière naturelle de la
raison. En effet, nous avons montré dans le chapitre précédent qu’il ne
nous est pas possible d’affirmer comme évidente et certaine la nécessité
de l’existence de tous les degrés possibles dans l’univers. Toutefois,
cette plénitude de l’univers nous est connue dans la hiérarchisation des
degrés d’être comme celui des créatures insensibles, des créatures sensi
bles, des créatures intellectuelles. Elle nous est connue dans la mer
veilleuse variété des créatures et des modes d’être particuliers intérieurs
à chacun des degrés de perfection. Elle nous est par conséquent connue
comme souverainement convenable à la Sagesse de Dieu qui dispose tout
"avec poids, nombre et mesure".
Si, pour la perfection de l’univers, Dieu a ainsi disposé les par
ties inférieures et les moins parfaites, celles-là mêmes que nous pouvons
contempler naturellement, à combien plus forte raison, pour cette même
fin, la divine sagesse a-t-elle dû-joindre et conjuguer les natures de tel
le sorte qu’existât l’extrême le plus parfait, celui des substances sépa
rées.
Voilà, les réflexions que présuppose nécessairement la compréhen
sion de 1’argument que nous étudions présentement, et voioiles conclusions
qui s’imposent spontanément. La nature intellectuelle est supérieure à la
188
nature corporelle et dans la hiérarchie des degrés, elle atteint celle-ci
par l'âme humaine qui est forme d'un corps. De même que le corps le plus
parfait est celui qui est uni à l'âme intellective, ainsi l'âme intellec
tive unie au corps est la moins parfaite dans le genre des substances in
tellectuelles. Puisque, enfin, toute nature supérieure n'atteint l’infé
rieur que par ce qu'il y a de moins parfait en elle, on doit conclure à
l'existence, dans l'ordre des substances intellectuelles, de substances
plus parfaites; ce sont les substances séparées. Autrement, l'univers se
rait une oeuvre inachevée, il lui manquerait son ultime perfection. Vrai
ment, quoi de plus digne de contemplation que l'univers i On ne saurait
concevoir une unité plus riche dans une variété plus profonde, variété
d'autant plus profonde que les degrés sont plus parfaits et par conséquent
plus distincts. On voit par là que c'est l’existence du plus haut degré
de perfection, celui des substances séparées, qui contribue le plus à l'uni
té de l'univers parce qu'elle assure la totalité des parties et la plus
radicale distinction.
Dans un tout, on le sait, c'est l'unité qui est perfection. La
distinction et la diversité sont pour l'unité. C'est ainsi que pour assu
rer une unité d'ordre plus intense par me proportion plus harmonieuse des
parties, il doit exister, dans l'ordre des natures et des degrés essentiel
lement ordonnés, me sorte de contiguïté et de continuité des parties. Il
s’introduit ainsi dans l'univers me mité d'ordre formelle des natures
dans leurs dissemblances mêmes. Voilà la manière - divine - pour 1'infinie
189
sagesse de surmonter le plus heureusement et le plus efficacement l'exté
riorité des parties et leur plus grande diversité. Les parties sont liées
intimement l'une à l'autre, elles se compénètrent. L'unité la plus par
faite possible est ainsi constituée : une unité d'ordre essentiel de de
grés doublée d'une unité de continuité de ces mêmes degrés. En même temps,
la plus parfaite adhésion est assurée par 1'étalement des parties les unes
sur les autres. C’est saint Thomas lui-même qui affirme cette continuité
des parties de l'univers.
"Hujusmodi... ordines, cum ab uno primo procedant, continuitatem quamdam habent ad invicem" (1).
Cette continuité relie non seulement les créatures inférieures
aux supérieures, mais encore les supérieures à Dieu, permettant à l’uni
vers de rejoindre son principe par un retour parfait. Saint Thomas ose
même affirmer que l'univers atteint de la sorte Dieu lui-même.
"... ita quod ordo corporum attingit ordinem animarum, et ordo animarum attingit ordinem intellectuum qui attingit ordinem divinum" (2)
De même que l'âme intellective est dite "quasi quidam horizon et
confinium corporoerum et incorporeorum" (3), ainsi les substances séparées 1
(1) De Causis, 1. 19.
(2) De Causis, loo. cit.
(3) C.G., c. 68.
190
sont dites "quasi in vestibulis dietatis" (l). Voit-on jusqu’à quel
point serait déficient un univers dépourvu de substances séparées ? Sans
elles, l’union ne serait pas entièrement ’converti’ à sa cause. La non-
application de l’axiome : natura superior...etc. à cette partie supérieure
de l’univers serait d’autant plus imprévue et inexplicable que cet axiome
est parfaitement appliqué aux parties inférieures et pour la perfection
de l’univers. Il existe donc des substances séparées — conclut saint
Thomas — et c’est la merveille des merveilles.
"Ordo animarum attingit ordinem intellectuum qui attingit ordinem divinum". 1
(1) De Causis, 1. 19
191
CINQUIEME PREUVE
"Si est aliquid imperfectum, in aliquo genere, invenitur ante illud secundum naturae ordinem aliquid in genere illo perfectum: perfectum enim natura prius est imperfecto. Formae autem quae sunt in materiis sunt actus imperfecti: quia non hâtent esse completum.Sunt igitur aliquae formae quae sunt actus completi per se subsistentes et speciem completam habentes.Ctanis autem forma per se subsistens absque materia est substantia intellectualis : immunitas enim materias confert esse intelligibile.Sunt ergo aliquae substantiae intellectuales corporibus non unitae: omne enim corpus materiam habet" (l).
Le principe énoncé dans la majeure de cet argument est très com
mun et d'application fréquente dans les oeuvres de saint Thomas. On le
retrouve toujours formulé à peu près de la même façon. Voici quelques
exemples :
"In quocumque...genere invenitur aliquid imperfectum
^ oportet praeexistere aliquid perfectum in genere illo" (2).
"Oportet...quod ante esse imperfectum in aliquo genere
inveniatur id quod est perfectum in genere illo; quia perfectum est naturaliter prius imperfecto, sicut actus potentia" (3).
"Perfectum...naturaliter praecedit imperfectum, secun- ,dum Philosophum..." (4). 1
(1) II C.G., c. 91.
(2) I P., q. 51, a. 1, c.
(3) De Spir. Creat., q. 1, a. 5, c.
(4) De Pot., q.3, a.lO,c. Cf.: I q. 105,a.5 ad lum; q.85, a.3, ad lum;III,
q.l,a.5,ad Sum; II Sent.,D.l, q.l,a.l,o.j Ill Sent., D.l, q.l, a. 4, ad Sum; De Malo q.4,a.3,c. Quodl. 5, a. 19,e.
192
Une connaissance parfaite du sens et de la valeur de cet argu
ment présuppose tout ce qui a été dit dans le chapitre précédent concer
nant la nécessité de tous les degrés ou modes universels d’être possibles
("potentia logica et Dei") pour la perfection de l’univers.
Quel est, en effet, le principe qui fonde la vérité de la proposi
tion constituant la majeure de cet argument ? Cajetan répond que ce prin
cipe est le suivant : "differentiarum ejusdem generis oportet unam se ha
bere ut habitum et perfectionem, alterum vero ut privationem et perfectio
nem". Sylvestre de Perrare s’oppose, sur ce point, à Cajetan. Il assigne
plutôt comme le fondement de la majeure le principe suivant, tel qu’énoncé
par saint Thomas : "perfectum enim natura prius est imperfecto".
L’opposition du commentaire de Sylvestre de Perrare à celui de Ca
jetan ne orée pour nous aucun embarras. Il suffit de remarquer que Caje
tan, en assignant comme fondement de la majeure le principe que nous ve
nons d’indiquer, assigne également, quoique de façon implicite, celui qui
est désigné par Sylvestre de Perrare. C’est ce qui ressort manifestement
des explications proposées par Cajetan dans son commentaire.
Au reste, il est opportun, semble-t-il, de reproduire ici et de
comparer les explications de Cajetan, et celles de Sylvestre de Ferrure
se rapportant à la proposition : "si est aliquid imperfectum...etc.". Ce
parallèle aura 1’avantage de manifester le mieux possible le principe qui
est fondement de la vérité de cette proposition. Il permettra en plus de
rendre très évidente l’opposition de Cajetan à Sylvestre de Perrare, en
193 -
ce qui concerne la nécessité de 1’ existence de tous les degrés de perfec
tion possibles dans l’univers.
CAJETAN
"Vis rationis assumptae (in quocum-
,que genere invenitur aliquid imperfectum, oportet praeexistere)
ad probandam antecedens, consistit in hoc quod quandocumque datur a- liqua natura distinguibilis per plures modos aut differentias essentiales, neoesse est quod, si invenitur secundum imperfectiorem modum aut differentiam, quod inveniatur etiam secundum perfectiorem. Et hujus ratio est multiplex. Tum quia, cum utrumque sit possibile, natura non est magis sollicita circa imperfecta quam circa perfecta.Tum quia imperfectiora sunt propter magis perfecta.Tum quia divisiva naturae pluri- ficabilis aut sunt simul natura, ut patet de differentibus eondi- videntibus genus...aut alterum se habet ut prius, et alterum ut posterius, ut contingit in divisione analogi; et sic etiam posterius infert prius" (l).
SYLVESTRE de PERRARE
"Advertundum est quod veritas hujus propositionis (in quocumque genere...ect.) non fundatur super hoo
quod actus sit prior potentia; neque super hoc quod differentiarum unius generis una habeat rationem perfecti, alia rationem imperfecti; sed super hoc quod perfectum est natura prius imperfecto, ut hic tangitur. Nam si est in natura id quod posterius est in aliquo ordine conveniens est ut sit id quod est prius natura xn illo ordine : cum imper
fectum sit propter perfectum, et prius intendatur perfectum quam imperfectum. Alio quin ille ordo,et illud genus, non haberet complementum suae perfectionis in natura: exigit autem perfectio universi ut unusquisque ordo habeat complementum suae perfectionis" (2).
Selon Cajetan, toutes les fois qu’une nature, pouvant exister se
lon plusieurs modes essentiellement différents, existe de fait selon le mo
de le moins parfait, il est nécessaire qu’elle existe selon le mode le plus
parfait. Dans ce cas, Sylvestre de Ferrare conclut seulement qu’il est con- 1
(1) I P., q. 51, a. 1, comm. n. V.
(2) II C.G., c. 91.
194
Tenable qu’une nature existe selon le mode le plus parfait. L’opposition
des deux commentateurs s’explique par ceci : Cajetan considère qu’il est
absolument nécessaire que l’univers contienne tous les modes (universels)
d’être, tandis que Sylvestre de Ferrare considère que ce n’est que de con
venance. On sait déjà que, selon Jean de saint Thomas, cette nécessité
n’est pas absolue, mais conditionnelle t "ex suppositione quod Dei per
fecta sunt opera et maxime integrum est opus totius universi" (l).
Appliquant le principe énoncé dans la majeure, saint Thomas conclut,
de l’existence des formes unies à la matière et imparfaites, à l'existence
de formes qui subsistent par elles-mêmes et qui sont complètes en raison
de l’espèce, telles les substances séparées.
195 -
SIXIEME PREUVE
"Substantia potest esse sine quantitate, licet quantitas sine substantia esse non possit: substantia enim aliorum generum prima est tempore, ratione et cognitione! Possunt igitur esse quaedam in genere subs
tantiae omnino absque corpore.Omnes autem naturae possibiles in rerum natura inveniuntur: aliter enim esset universum imperfectum.In sempiternis enim non differt esse et posse.Sunt igitur aliquae substantiae absque corporibus subsistentes, post primam substantiam quae Deus est, qui non est in genere, et supra animam quae est corpori unita”.
Dans 1*article 5 de la question 1 du "De Spiritualibus Creaturis",
saint Thomas présente un argument semblable à cette sixième preuve ainsi
qu'à la troisième. L'argument en question est dit procéder : ex perfectio
ne universi (1). Voici le principe très général sur lequel sont appuyés
l'un et l'autre argument : "Si aliqua duo sunt, quorum unum ex altero non
dependet secundum suam rationem, possibile est illud sine alio inveniri".
De la priorité (selon le temps, la nature et la connaissance), de
la substance à tous les autres genres suprêmes de l'être, saint Thomas in- (l)
(l) "Primo igitur apparet esse aliquas substantias omnino a corpore abso
lutas ex perfectione universi. Talis enim videtur esse perfectio universi, ut non desit ei aliqua natura quam possibile est esse; propter quod Gen.I, singula dicuntur bona, omnia autem simul valde bona.Manifestum est autem quod si aliqua duo sunt, quorum unum ex altero non dependet secundum suam rationem, possibile est illud sine alio
inveniri; sicut animal secundum suam rationem non dependet a ratio- nali; unde possibile est inveniri animalia non rationalia". De Spir. Creat., q. 1, a. 5, c.
- 196
fere la possibilité de l’existence d’une substance séparée de toute quan
tité ou corporéité, et par conséquent la possibilité de l’existence d’une
substance entièrement spirituelle. Bien plus, parce que toutes les natu
res (modes d’être universels ou degrés) existent pour la perfection de
l’univers, saint Thomas conclut à l’existence “de facto" des substances
séparées.
Toutefois, dans ce cinquième argument, un nouveau principe inter
vient i "In sempiternis etiam non differt esse et posse". Comment donc
cette proposition doit-elle s’entendre ? Saint Thomas 1’explique dans
plusieurs de ses oeuvres (l) et ses explications se trouvent résumées dans
ce passage du De Potentia :
"...In sempiternis non differt esse et posse, intelli- gendum est secundum potentiam passivam, non autem secundum. activam. Potentia ènim passiva actui non con
juncta corruptionis principium est, et ideo sempiternitati repugnat;..." (2).
Voici une explication proposée par Sylvestre de Ferrare :
"Unde sensus est quod in perpetuis, sive in incorruptibilibus non est potentia passiva separata ab actu substantiali, aut etiam ab alio actu habente rationem formae permanentis cum fuerit in subjecto, et alteram formam praeexistentem expellentis. Ex quo sequitur quod sicut perpetuum non potest non esse per corruptione, ita non potest incipere per generationem. Quia qua ratione non est in ipso potentia quae alium actum respi- 1
(1) De Coelo,I,1.20,n.8;1.26,n.5;1.29,n.8; De Pot.,q.l,a.l, ad 6um.
(2) De Pot., q. 3, a. 14, ad 5um.
197
oiat, eadem ratione non praecedit ipsum aliqua potentia quae, existons sub alia forma, possit istius formam recipere, ex qua potentia dicatur hoc esse factum; quia talis potentia cum forma quam habet, privationem alterius formae compateretur, et per consequens esset principium corruptionis" (l).
Ce qui est établi de plus que dans les arguments précédents, c’est
que les substances séparées existent non en puissance, mais en acte. En
d’autres termes, elles n’existent pas dans la puissance passive de la ma
tière, puisque dans les choses incorruptibles il n’est pas de matière prin
cipe de génération. In corruptibilibus sic differunt esse et posse. Les
substances séparées sont en acte ou elles ne sont pas. Elles ne sont pas
en puissance, il est possible qu’elles existent, il semble même nécessaire
qu’elles existent pour la perfection de l’univers, donc elles existent (
’in actu’.
Selon S. Ferr., "possibile" dans le cas présent serait synonyme
de "nécessaire". S’adressant à des adversaires qui identifient le possible
et le nécessaire, saint Thomas identifierait provisoirement ces deux ter
mes. Et c’est pour cette raison qu’il prouverait ’ad hominem’ non seule
ment la convenance, mais même la nécessité de l’existence des substances
séparées. Cette interprétation de la pensée de saint Thomas ne parait pas
acceptable. 1
(1) II C.Or., c. 91.
198 -
SEPTIEME PREUVE
"Si ex aliquibus duobus invenitur aliquid compositum,
et alterum eorum invenitur per se quod est minus perfectum: et alterum quod est magis perfectum et minus reliquo indigens per se invenitur.Invenitur autem aliqua substantia composita ex substantia intellectuali et corpore.Corpus autem invenitur per se: sicut patet in omnibus corporibus inanimatis.Multo igitur fortius inveniuntur substantiae intellectuales corporibus non unitae" (l).
Le principe qui constitue la majeure de cet argument est tiré du
commentaire de saint Thomas sur le L.VIII des Physiques. Voici de quelle
manière il est énoncé à cet endroit :
"Probabile est quod si aliqua duo conjunguntur per ao~_ cidens, et unum invenitur sine alio, quod etiam aliud inveniatur sine illo, sed quod possit inveniri sine
illo, hoc est necessarium; quia quae per accidens conjunguntur, contingit non cunjungi: sicut si album et dulce per accidens conjunguntur insuccaro, et album invenitur sine dulci, ut in nive, probabile est quod et dulce inveniatur in aliqua re sine albo, ut in cassia" (2).
En cet endroit des Physiques, l'argument qui est appuyé sur ce
principe est qualifié par saint Thomas de probable. Le meme principe est
invoqué de nouveau par saint Thomas : L. 1, c. 13 et ce dernier a soin
d'ajouter : 1
(1) II C.Cr., c. 91.
(2) L. VIII, 1. 11. Cf. :: L. VIII, 1. 9.
199 -
"Heo contra hoc potest fieri instantia de duobus quorum unum ab altero dependet: quia haec non conjunguntur per se, sed per accidens".
Pour que le principe puisse être appliqué, il est tout à fait né
cessaire que l’union des deux éléments soit parfaitement accidentelle.
Saint Thomas l’affirme. Et c'est fort à propos que Sylvestre de Ferrare
insiste sur ce point en plusieurs passages de son commentaire de la Somme
contre les Gentils.
"Habet veritatem de iis quae conjunguntur omnino per accidens. Ham illa quae per se logica perseitate sunt conjuncta, inseparabilia sunt." (1).
Dans son commentaire des Physiques d’Aristote, Averroès avait dé
jà signalé que le principe en question se vérifie seulement "in iis quo
rum utrumque existit per se, idest quorum neutrum necessarium est ad esse
alterius” (2).
En ajoutant au commentaire d'Averroès, Sylvestre de Ferrare dit encore :
"In illis igitur solum contingit quod alterum per se
reperiatur si alterum sine altero sit, quae omnino per accidens conjunguntur, quorum videlicet neutrum altero ad suum esse indiget" (3).
Ce principe ne peut donc pas s'appliquer à des formalités dont 1 2 3
(1) II C.G., c. 91, comm. n. IX.
(2) Cité par S. Ferr., comm. I C.G., c. 13.
(3) I C.G., o. 13, comm. n. XI.
200
la connexion n'est pas entièrement contingente. Cette contingence dans
la connexion s’oppose à la nécessité de l'union de la propriété avec la
nature et de l'union de 1'accident inséparable avec l'individu (l). Sans
doute l'union de 1'accident propre avec l'espèce et l'union de 1'accident
inséparable avec 11individu ont leur raison d'être en des principes irré
ductiblement distincts, mais elles sont en commun de n’être pas parfaite
ment contingentes. Il n'y a donc pas lieu de leur appliquer le principes
"probabile est quod...etc.
En tant qu'inférée en vertu de l’application de ce principe, la
conclusion de 1’argument présentement étudié ne peut être que dialectique.
Cependant, pour en bien apprécier le degré de probabilité, il faut remar
quer que, dans la majeure de l'argument, le principe n'est pas formulé de
la même façon que dans les Physiques.
PHYSIQUES"Probabile...est quod si aliqua duo .conjunguntur per accidens
et unum invenitur sine alio
quod etiam aliud inveniatur sine illo..."
CONTRA. CENT ILES"Si ex aliquibus duobus invenitur
aliquid compositum
et alterum eorum invenitur per se quod est minus perfectum:
et alterum quod est magis perfectum et minus reliquo indigens per se invenitur".
(l) Au sujet des trois genres d'accidents: propre, inséparable et séparable, voir: De Anima, q. 2, a. 12, ad 7um.
201
Si c’est le moins parfait qui existe "sine alio", il faut con
clure, a fortiori, à l’existence du plus parfait en tant qu’il est "minus
reliquo indigens".
202 -
HUITIEME PREUVE
"Substantiam rei oportet esse proportionates» suae operationi: quia operatio est actus et bonum substantiae operantis. Sed intelligere est operatio substantiae intellectualis. Oportet igitur substantiam intellectualem talem esse quae competat praedictae operationi. Intelligere autem cum sit operatio per organum corporeum non exercita, non indiget corpore nisi in quantum intelligibilia sumuntur a sensibilibus.Hic autem est imperfectus modus intelligendi: perfectus enim modus intelligendi est ut intelligatur ea quae sunt secundum suam naturam intelligibilia; quod autem non intelligantur nisi ea quae non sunt secundum se intelligibilia sed fiunt intelligibilia per intellectum, est imperfectus modus intelligendi. Si igitur ante omnem imperfectum oportet esse perfectum aliquid in genere illo, oportet quod ante animas humanas quae Intel11- gunt accipiendo a phantasmatibus, sint aliquae intellectuales substantiae intelligentes ea quae sunt secundum se intelligibilia, non accipientes cognitionem a sensibilibus, ac per hoc omnino a corporibus secundum suam naturam separatae" (l).
Ce huitième argument est appuyé sur un meme principe que le cin
quième, à savoir : "si est aliquid imperfectum in aliquo genere, inveni
tur ante illud secundum naturae ordinem, aliquid in genere illo perfectum".
Il en diffère seulement en ce que le "genus" auquel le principe est appli
qué n'est pas le même.
En effet, dans le cinquième argument, le principe est appliqué
aux formes considérées au point de vue de l'esse, c'est-à-dire selon qu'el
les sont, comme le dit saint Thomas, "in materiis" ou "absque materia". 1
(1) II C.G., c. 91.
203
De ce qu'il existe certaines formes imparfaites soit en raison de la subs
tance, soit en raison de l'espèce, saint Thomas conclut à l’existence de
substances parfaites et quant à la subsistance et quant à l'espèce, et par
conséquent à 1'existence de substances intellectuelles séparées.
Par contre, dans ce huitième argument, le principe est appliqué
aux opérations qui sont propres aux substances intellectuelles. L'intel
lection n’est pas une opération qui, de soi, est exercée en dépendance
d'un organe corporel. Elle ne requiert le concours d’un organe corporel
qu’en autant que son objet est extrait des choses matérielles. Dans ce
cas, elle est imparfaite, car elle porte sur des objets qui ne sont pas,
de soi, intelligibles en acte, mais qui sont rendus tels par l’intelligence
elle-même. De ce qu'il existe des substances intellectuelles dont l’objet
n’est intelligible qu’en puissance et qui n’intelligent qu’en dépendance
des sens, saint Thomas conclut à l’existence de substances intellectuelles
dont l’objet propre est intelligible en acte et qui ne possèdent pas leur
connaissance en dépendance des sens. Puisque toute substance doit être
proportionnée à son opération, saint Thomas conclut donc, également, à l'ex
istence de substances séparées. Il convient de remarquer la forte simili
tude des cinquième et huitième preuves.
En ce qui concerne l’efficacité ou la valeur de cette huitième
preuve, on doit s’en rapporter à ce qui a été dit concernant la cinquième
preuve. Quoique nous n’ayons pas à étudier séparément 1’argument de la
Somme Théologique, il convient de le citer dans une étude consacrée, comme
- 204
celle-ci, à la considération de toutes preuves naturelles proposées par
saint Thomas dans les différentes oeuvres. Rotons en passant qu’aucune
preuve n’est étudiée ici, qui ait été tirée de l’opuscule "De Substantiis
Separatis". La raison en est que dans cet opuscule, saint Thomas ne pro
pose aucune preuve qui soit naturelle. Voici 1’argument de la Somme Théolo
gique .
"Angeli non habent corpora sibi naturaliter unita.Quod enim accidit alicui naturae non invenitur universaliter in natura illa: sicut habere alas quia non est de ratione animalis non convenit omni animali. Cum autem intelligere non sit actus corporis nec alicujus virtutis corporeae...habere corpus unitum non est de ratione substantiae intellectualis in quantum hujusmodi, sed accidit alicui substantiae intellectuali propter aliquid aliud; sicut humanae animae competit uniri corpori, quia est imperfecta et in potentia existens in genere intellectualium substantiarum, non habens in sua natura plenitudinem scientiae, sed acquirens eam per sensus corporeos a sensibilibus rebus...In quocumque autem genere invenitur aliquid imperfectum oportet praeexistere aliquid per
fectum in genere illo. Sunt igitur aliquae substantiae perfecte intellectuales in natura intellectuali, non
indigentes acquirere scientiam a sensibilibus rebus. Ron igitur omnes substantiae intellectuales sunt unitae corporibus, sed aliquae sunt a corporibus separatae. Et has dicimus angelos".
Get argument est appuyé sur les deux principes qui servent de fon
dement à plusieurs des arguments de la Somme contre les Gentils. Sa va
leur est donc très grande. En quelque sorte, c’est toujours ce même ar
gument de la Somme Théologique que nous retrouvons comme étalé et déployé
dans les multiples arguments de la Somme contre les Gentils.
On trouve dans l'article 5 de la question 1 du "De Spiritualibus
205
Creaturis, un argument à peu près identique à cet argument de la Somme
Théologique.
Au sujet de la proposition "quod...accidit alicui naturae non in
venitur universaliter in natura illa", Cajetan fait remarquer qu'en certains
cas, ce qui est accidentel à une nature est également accidentel aux infé
rieurs de cette meme nature, et qu'en d’autres cas ce qui est accidentel à
une nature est un constitutif essentiel ou une propriété des inférieurs.
Ainsi la rationalité est accidentelle à l’animal comme tel, mais elle est
essentielle à l’homme. Dans ces derniers cas, dit Cajetan, la proposition
est vraie et elle est en matière nécessaire. Il conclut que saint Thomas
procède dans cet argument "non solum ex viris sed ex necessariis". No
tons la parfaite continuité de la pensée de Cajetan. Dans l’article 1 de
la question 50, il affirme, semble-t-il, la nécessité absolue de l'existen
ce de tous les degrés de perfection de l’univers, et dans l’article 1 de
la question 51 il affirme que saint Thomas procède "ex necessariis”.
Selon Cajetan, les substances séparées seraient donc absolument
nécessaires de la nécessité absolue et réelle des êtres incorruptibles.
Ils seraient aussi absolument nécessaires à la constitution de l’univers,
de telle sorte qu’un univers dépourvu de substances séparées serait abso
lument et logiquement impossible.
— 206 —
NEUVIEME PREUVE
"Aristoteles argumentatur sic in ZI Metaphysicorum. Motum, continuum, regularem et quantum in se est indeficientem oportet esse a motore qui non movetur neque per se neque per accidens.Plures etiam motus oportet esse a pluribus motoribus. Motus autem coeli est continuus, regularis et quantum in se est indeficiens: et praeter primum motum, sunt multi tales motus in coelo, sicut per considerationem astrologorum probatur.Oportet igitur esse plures motores qui non moveantur neque per se neque per accidens.Nullum autem corpus movet nisi motum.Motor autem incorporeus unitus corpori movetur per accidens ad motum corporis: sicut patet de anima. Oportet igitur esse plures motores qui neque sint corpora neque sint corporibus uniti.Motus autem coelestes sunt ab aliquo intellectu.Sunt igitur multae substantiae intellectuales corporibus non unitae" (1).
Cette fois, saint Thomas ne fait en somme que nous référer à l’ar
gument proposé par Aristote à la fin de son traité des Métaphysiques. Il
n’est pas douteux que la valeur d’argumentation de cette preuve proprement
aristotélicienne soit beaucoup inférieure à la valeur de chacune des preu
ves qui ont été considérées jusqu’ici. Cependant, 1’autorité du Philosophe
exigeait que cet argument fût rapporté dans une Somme contre les Gentils,
et surtout dans un chapitre (2) que saint Thomas consacrait tout entier à
1’élaboration des preuves de l'existence des substances séparées.
(1) II G.G., c. 91.
(2)
207
A vrai dire* c’est le fondement même de l'argument d’Aristote qui
est rejeté par saint Thomas. En effet, ce qui sert d'appui à l'argument
d'Aristote, c’est l'affirmation de la perpétuité du mouvement des corps
célestes.
Parce que saint Thomas, éclairé par les lumières de la Révélation,
doit rejeter purement et simplement la théorie aristotélicienne de l'éter
nité du mouvement, il ne saurait reconnaître à ce dernier argument une va
leur semblable à celle qu'il attribue aux preuves qui procèdent "ex perfec
tio universi".
Voici comment saint Thomas décrit, dans la Question Disputée "De
Spiritualibus Creaturis, le processus suivi par Aristote pour prouver
l'existence de la substance séparée.
"Oportet coelestis motus aliquem finem ponere. Si autem finis alicujus motus non semper eodem modo se habent, sed moveatur vel per se vel per accidens, nece sse est illum motum non semper uniformiter se habe
re...Videmus autem in motibus coelestium corporum semper uni formitatem servari i ex quo existimavit hujus uniformis motus perpetuitatem.Oportet igitur ut poneret finem hujus motus non moveri nec per se per accidens. Omne autem corpus vel quod est in corpore, mobile est per se vel per accidens. Sic ergo necessarium fuit quod poneret aliquam substantiam omnino a corpore separatam quae esset finis motus coelestis..." (l)
Par un processus semblable Aristote établissait non seulement l’exis- 1
(1) De Spir. Creat., q. 5, a. 1, c
- 208
tence d'une substance séparée unique et ineréée, mais encore l’existence
de plusieurs substances séparées créées. Il en arrivait à cette conclu
sion en raison de la multiplicité des mouvements célestes apparemment uni
formes et perpétuels. Ne fallait-il pas qu’un fin particulière ait été
assignée en propre à chacun des mouvements célestes ? Chacune de ces fins
particulières était constituée, selon Aristote, par une substance entière
ment spirituelle et tout à fait séparée de la matière.
"Cm...in coelo appareant multi motus, quorum quamlibet
ponebat esse uniformem et perpetuum, cujuslibet autem motus oportet esse aliquem finem proprium; ex quo finis
talis motus debet esse substantia incorporea, consequens fuit ut poneret multas substantias incorporeas ad invicem ordinatas secundum naturam et ordinem coelestium motuum..." (l)
Après avoir exposé ainsi la pensée d’Aristote, saint Thomas ajoute
ce qui suit en rapport avec 1’argumentation du Philosophe et avec celle
d’Anaxagore et de Platon i
"Sed istae viae non sunt nobis multum accommodae; quia
neque ponimus mixtionem sensibilium cum Anaxagora, neque abstractionem universalium cum Platone, neque perpetuitatem motus cum Aristotele. Unde oportet nos ali- ls viis procedere ad manifestationem propositi” (2). 1
(1) De Spir. Creat., q., 1, a. 5, c.
(2) Auparavant, saint Thomas avait indiqué dans les termes suivants quelles étaient les voies par lesquelles Anaxagore et Platon procédaient pour prouver l’existence des substances séparées "Anaxagoras primus, quia ponebat a principio omnia corporalia invicem esse immixta, coactus fuit ponere supra corporalia aliquod incorporeum non mixtum, quod corporalia distingueret et moveret. Et hoc vocabat intellectum... Existimavit (Plato)...quod ante omne esse participans, neoesse est pone
re aliquid abstractum participent ea quae de ipsi praedicantur...posuit hujusmodo naturas abstractas a sensibilibus per se subsistentes, quas substantias separates nominebat". De Spir. Creat., loc. cit.
209
Notons cependant que, si on rejette la théorie aristotélicienne
de 1’éternité du mouvement, on peut encore prouver d’une façon rigoureuse
l’existence de la substance séparée et incréée qui est Dieu. En effet, la
démonstration de l'existence de Dieu peut être effectuée à partir de quel
que mouvement que ce soit, éternel ou non éternel, uniforme ou non unifor
me. Quant à la preuve de l'existence de substances séparées créées et in
térieures à l’univers, il est assurément impossible de l'établir en pro
cédant "ex motu", si nous rejetons comme fausses ou périmées les théories
de l'éternité et de l’uniformité parfaite du mouvement des corps célestes.
Si, parce que n’acceptant pas la théorie aristotélicienne de l’éter
nité du mouvement, saint Thomas jugeait légitime de conclure : unde (portet
nos aliis viis procedere..., à combien plus forte raison, puisque nous
n’admettons ni l’éternité, ni l’uniformité du mouvement, devons-nous con
clure : unde oportet nos aliis procedere......
210
CONCLUSION
Si nous ne pouvons pas porter un jugement définitif sur la valeur
des preuves naturelles de l’existence des substances séparées, c'est préci
sément en raison de l'excellence des voies par lesquelles saint Thomas pro
cède dans 1'élaboration de ces preuves. A la différence des premiers phi
losophes, Aristote était parvenu, comme on le sait, à s'élever au-dessus de
l'univers des substances corporelles et à reconnaître 1'existence des subs
tances dites séparées. Son argumentation avait 11 avantage d'être en par
faite conformité avec le procédé le plus propre à la raison humaine. En
effet, Aristote établissait l'existence des substances incorporélies à par
tir de la considération du monde sensible. Cette considération, cependant,
portait exclusivement sur les rapports particuliers qui rattachent l'univers
des corps à celui des purs esprits.
Saint Thomas, pour sa part, envisage le problème de l'existence des
substances séparées, non pas dans la perspective de certains rapports par
ticuliers intérieurs à l'univers, mais dans une perspective incomparable
ment plus large, celle de l’action créatrice de Dieu. C'est en nous plaçant
nous-même dans cette même perspective, la plus parfaite de toutes, que nous
avons tenté d'explorer les voies par lesquelles saint Thomas manifeste 1'ex
istence des substances séparées. S'il ne nous est pas possible de détermi
ner avec exactitude la valeur d'argumentation des preuves thomistes de l’ex
istence des substances séparées, cependant la foi et la théologie nous ras
surent parfaitement quant à l'existence même de ces substances. Nous avons
211
la certitude qu’en dehors et au-dessus du cosmos dont nous faisons partie,
il existe de purs esprits dont la multiplicité et la diversité contribuent
plus que tout à la perfection de l’univers. Ces êtres purement spirituels
constituent le degré de perfection le plus élevé de l’univers, celui qui
est principalement voulu de Dieu. Les autres créatures constituent des de
grés de perfection inférieurs, lesquels sont voulus de Dieu en raison du
degré le plus parfait.
Sans doute, tous les degrés de perfection essentiels à l’univers
sont voulus “propter se", mais dans la mesure où l’imparfait est pour le
parfait, les degrés inférieurs sont pour le degré le plus parfait, ils sont
voulus "propter aliud", c’est-à-dire, pour le degré de perfection des subs
tances séparées. De même que l’ordre de l’univers a raison de forme par
rapport aux parties, ainsi le degré de perfection des substances séparées,
a en quelque sorte, raison de forme par rapport aux autres degrés. Comme
la matière est pour la forme, et comme l’imparfait est pour le parfait,
ainsi les degrés inférieurs de l’univers sont pour le degré suprême que
constituent les substances angéliques. Ces dernières sont autant d’espèces
distinctes et leur multitude est incomparablement plus grande que celle des
espèces contenues dans les degrés inférieurs de l’univers. Bref, l’univers
est avant tout un univers de créatures spirituelles, et l’ensemble des êtres
matériels qui nous entourent n’en est qu’une minuscule partie (1). 1
(1) De Spir. Creat., q. 1, a. 5, c.