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UNIVERSITE IAVAL

FACULTE DE PHILOSOPHIE

LES PREUVES NATURELLES

DE L «EXISTENCE

DES SUBSTANCES SEPAREES

Thèse

présentée

pour 1« obtenti on

par

l'abbé Louis-Albert Vachon

Québec

19 4 7

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ii

TABLE DES MATIERES

AVANT-PROPOS

BIBLIOGRAPHIE

PROLEGOMENES

page

iv

vii

1

A- Possibilité réelle et possibilité logique .

B- Puissance ordonnée et puissance absolue .«.

C- Nécessité absolue et nécessité hypothétique

Chapitre I

Chapitre II

Chapitre III

Chapitre IV

Chapitre V

Chapitre VI

DE LA BONTE DIVINE, fin ultime de la création ....

DE L’ASSIMILATION A LA BONTE DIVINE, fin prochaine

de la création ...........................*.......

DE LA MULTIPLICITE ET DE L’INEGALITE DES CREATURES

DE L’ORDRE dans l’univers ........................

DE LA PERFECTION DE L’ORDRE de l’univers....... .

DE L’EXISTENCE DES SUBSTANCES SEPAREES pour la per

faction de l’ordre de l’univers ............ .

Première preuve

Deuxième preuve

Troisième preuve

Quatrième preuve

3

19

39

52

63

74

88

100

150

151

170

176

182

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Cinquième preuve .................... 191

Sixième preuve .................................. 195

Septième preuve ....................... 198

Huitième preuve ................ 202

Neuvième preuve.... ...... 206

CONCLUSION....................................................... 210

iii

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iv

AVAU PROPOS

Les substances séparées sont-elles essentielles à la constitution

d’un univers ? En d’autres termes, dans l’hypothèse d’une manifestation

de sa bonté par la production des créatures, Dieu était-il tenu de créer

des êtres purement spirituels ? Et nous mêmes, de l'existence des degrés

inférieurs de perfection (naturelle) dans l’univers, pouvons-nous conclu­

re avec certitude à l'existence du degré le plus élevé que constituent les

substances séparées ? Bref, les preuves naturelles de l’existence des subs

tances séparées sont-elles démonstratives ? Voilà, au juste, la question

à laquelle nous voulons essayer de répondre.

De prime abord, on serait tenté de considérer une telle initiati­

ve comme tout à fait vaine et téméraire. Il semble impossible, en effet,

de résoudre d'une façon définitive un problème comportant d’aussi nom­

breuses et inextricables difficultés. Par ailleurs, les plus graves et

les plus illustres commentateurs de saint Thomas divergent nettement d'o­

pinion sur le sujet que nous allons traiter. En quoi donc peut-il être

opportun de reprendre l’étude d’un problème vraisemblablement insoluble ?

Ce que dit saint Thomas de la production des premières créatures

ne peut-il pas s’appliquer d'une certaine manière à la création des subs­

tances séparées ?

..Circa productionem primarum creaturarum intel­lectus noster rationem investigare non potest, eo

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V

quod non potest comprehendere artem illam quae sola est ratio quod creaturae praedictae hunc modum ha­beant. .(l).

A vrai dire, l’unique motif pour lequel nous nous engageons dans

l’étude de cette question, c'est l’espoir d’en arriver à mettre un peu

plus en relief les principaux aspects d’un problème qui concerne la struc­

ture et les fondements mêmes de notre univers. Plus précisément, c’est

le désir de mieux saisir et de mieux dégager les données maîtresses de ce

problème et de suggérer certains éléments de solution. Même s’il est im­

possible, au terme de cette étude, de proposer une conclusion certaine et

définitive, le profit tiré d’une telle investigation aura été considérable.

Ajoutons que, de l’avis même de saint Thomas, un désir trop inten­

se de certitudes absolues en toutes matières est ordinairement l’indice

d’un esprit superficiel (2) et qu’en réalité, certaines connaissances pu­

rement dialectiques comptent parmi les plus précieuses connaissances de

1 ’ homme.

n...In I De Part. Animal., dicit (Philosophus) quod ,amabile est magis parvum aliquid cognoscere de rebusnobilioribus quam multa cognoscere de rebus ignobi-lioribus’* (3").

Saint Thomas ne craint pas d’affirmer qu’une connaissance même

(1) De Pot., q. 3, a. 14, ad 6um.

(2) II Metaph., c. 3, 1. 5.

(3) I-IIae, q. 66, a. 5, ad 3um.

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infime des réalités les plus nobles et les plus élevées (tels que 1* ordre

universel et les substances séparées) est plus estimable qu’une connais­

sance très certaine des réalités inférieures.

".. .Minimum quod potest haberi de cognitione rerum al-

.tissimarum, desiderabilius est quam certissima cogni­tio quae habetur de minimis rebus, ut dicitur in IX De Animal" (l).

Dans son commentaire du "De Anima" d'Aristote, saint Thomas va

plus loin. Il remarque et précise que cette connaissance infime des réa­

lités les plus hautes et les plus belles, même si elle est atteinte selon

le mode imparfait de la dialectique, est naturellement plus recherchée que

la connaissance des réalités inférieures. C’est l’objet lui-même qui fait

la perfection de la première et lui assure une dignité inégalée qui ni

l’extension ni la qualité de l’autre ne sauraient lui faire atteindre.

"...Magis concupiscimus scire modicum de rebus honora­bilioribus et altissimis, etiam si topice et probabi­liter illud sciamus quam scire multum et per certitu­dinem de rebus minus nobilibus. Hoc enim habet nobili­tatem ex se et ex sua substantia, illud vero ex modo et ex qualitate" (2).

Tel est le motif pour lequel nous voulons tenter de manifester,

dans une certaine mesure, 1’incomparable valeur des arguments que saint

Thomas propose en vue de prouver l’existence des substances séparées.

(1) IP., q. 1, a. 5, ad 5um.

(2) De Anima, L. 1, 1.1.

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BIBLIOGRAPHIE

vii

Auteurs

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Summa Contra Gentiles (Apud Sedem Commissionis Leoninae, Romae, 1934).

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Summa Theologiae (Studium Generale 0. Pr., Ottawa, 1941).

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In Octos Libros Physicorum Aristotelis, Editio Leonina (Ex typographie polyglotte S.C. De Propaganda Fide, 1884)

T. II.

In Libros Aristotelis De Caelo et Mundo, Ed. Leonina, T. III.

In Libros Perihermeneias Expositio, Ed. Leonina, T. I.

In omnes S.Pauli Apost.Epistolas (Marietti, Taurini, 1929)

Vol. I.

Soot, J.D., 0. Fr.Min., Summa Theologica (ex typ. Sallustiana, Romae, 1901)

T. III.

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Capreolus, J., O.P., Defensiones Theologiae (Dattier, Turonibus, 1902)

T. III.

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In II Perih., T. I.

In Summa Theologiae, T. IV et seq.

Suarez, F., S.J. Opera Omnia, Disputationes Metaphysicae (Vivez, Pari­siis, 1861) T. XXI, XXV, XXVI.

Joannes a Sto Thoma, Cursus Theologicus (Vivez, Parisiis, 1885) T. IV,. VIII, (Solemnes, Parisiis, 1931) T. I, II, III.

Cursus Philosophicus, (Reiser, Taurini, 1930) T. I, II, III.

Fr. De Sylvestris Ferrariensis, Commentaria in Summa C. Gentiles, Ed, Leonina, T. XIII, XIV.

Toletus, F., S.J., in Summam Theologiae S. Thomae Aquinatis Enarratio, (Marietti, Taurini, 1869) T, I.

Collegii S aimanticensis Carmelitarum, Cursus Theologicus (Palmé, Parisiis, 1895) T. I, IV.

Billuart, F.C.R., Summa Sancti Thomae (Marietti, Romae, 1876) T. II.

Gonet, J.B. Clypeus Theologiae Thomistieae (Vivez, Parisiis, 1876) Vol. III.

Pègues, T., O.P. Commentaire de la Somme Théologique (Privat, Toulouse, 1908), T. III.

Scheeben, M.J., La Dogmatique (Grosset et Tremblay, Genève, 1881) T. III.

Mazella, C., De Deo Creante Preaelectiones Seolastioo-Dogmaticae (ex off. typ. Forzani & Socii, Romae, 1892).

Jungmann, B., Institutiones Theologiae Dogmaticae Specialis,De Deo Creatore (Pustet, Ratisbonae, 1875).

De Koninck, C., Le Problème de 11Indéterminésme, extrait des rapports de la Sixième Session de l’Académie Canadienne Saint-Thomas d’Aquin (Québec, 1937).

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Geiger, L.B., O.P., La Participation dans la philosophie de saint Thomas d’Aquin, (Librairie philosophique, J.Vrin, Paris, 1942).

Legrand, J., S.J., L’univers et l’homme dans la philosophie de saint Thomas (L’édition universelle, Bruxelles, Deselêe de Brouwer, Pa­ris, 1946).

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PROLEGOMENES

Le Lut de la présente étude est de déterminer, dans la mesure du

possible, quelle est la valeur d’argumentation des preuves naturelles par

lesquelles saint Thomas établit l’existence de substances séparées à l’in­

térieur de l’univers créé. Pour atteindre à cette fin, il sera nécessaire

de recourir à plusieurs reprises à des notions qui sont très communes et

très élémentaires, mais dont une connaissance tout à fait précise est à

la fois difficile et indispensable. Telles sont les notions de possibi­

lité logique et de possibilité réelle de puissance absolue et de puissan­

ce ordonnée, de nécessité absolue et de nécessité hypothétique. Il con­

vient donc d’en analyser attentivement le contenu en vue d’éliminer toute

confusion ou équivoque à leur sujet.

Les preuves naturelles de l’existence des substances séparées sou­

lèvent des difficultés quasi inextricables à qui veut pénétrer le sens

de ces preuves et en mesurer le degré d’efficacité. Cette première dé­

marche facilitera dans une large mesure, semble-t-il, la mise à jour de

la solution la plus adéquate possible à oet épineux problème.

Après avoir analysé les notions de possibilité logique et réelle

et en avoir assigné les principales divisions, puis après avoir montré

en quoi consistent et comment se distinguent la puissance absolue de Dieu

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*■ 2 w

et sa puissance ordonnée, nous serons amenés à traiter des notions de né­

cessité absolue et de nécessité hypothétique ou conditionnelle.

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3 *

I- POSSIBILETE LOGIQUE & POSSIBILITE REELLE

La possibilité et 11 actualité sont des états qui se distinguent

et s’opposent au même titre que la puissance et l’acte qui en sont le fon­

dement (l). Le possible comme tel se prend de la puissance, il se con­

çoit en rapport avec une puissance.

"Possibile enim a potentia dicitur" (2).

Or ce que l’on désigne du nom de puissance peut être ainsi dénom­

mé, soit en un sens strict et réel, soit en un sens large et métaphori­

que (5). Une puissance réaile peut être soit principe d’activité, soit

principe de passivité ou réceptivité (4), elle peut aussi se rapporter

soit à l’être, soit à 1’opération (5). L'être lui-même peut se dire, soit

de l'essence, soit de l'existence qui est l’acte de l'essence, soit de la

composition logique d'un prédicat avec son sujet (6). 1 2 3 4 5 6

(1) J.s. Thomas G. Theol., I. II, d. 18, a. 1.

(2) II Perih., 1. 12.

(3) De Pot., q. 3, a. 14, c.

(4) II C.O., c. 25.

(5) I-IIae, q. 55, a. 2, c.

(6) IP., q. 3, a. 4, ad 2um; I Sent., D. 33, q. 1, a. 1, ad lumj D.6,

q. 2, a. 2, c.; Quodl., 9, a. 3, c. Quodl. 12, a. 1, ad lum.

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Les termes ’puissance' et 1 être’ sont donc des termes à signifi­

cations extrêmement variées (l). Aussi cette variété entraine-t-elle

une diversité très marquée dans les acceptions du terme ’possible'.

Essayons de bien discerner chacune des principales acceptions de

ce terme.

A- LE POSSIBLE LOGIQUE

Le possible se conçoit premièrement par rapport à la puissance

réelle, et ses différents modes correspondent à ceux de la puissance.

Au L. V des Métaphysiques, Aristote et saint Thomas distinguent quatre

modes de puissance réelle. La puissance réelle peut être

soit : "principium motus et mutationis in.alio in quantum est .aliud”,

soit : "principium motus vel mutationis ad altero in quantum est aliud",

soit : "principium faciendi aliquid non quocumque modo, sed .bene",

soit i "formae vel dispositiones quibus aliqua dicuntur vel red­

duntur omnino impassibilia vel immobilia, aut non de facili mobilia in pejus" (3). 1 2 3

(1) Arist., Metaph., L. IV, c. 1$ D. Th., I-I Perih., 1. 13.

(2) II Perih., 1. 13.

(3) Metaph., L. V, 1. 14.

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5

Le possible réel peut donc être conçu de quatre façons diffé­

rentes selon qu’il dit rapport à chacun de ces modes de la puissance

réelle.

Il est, cependant, une autre puissance qui n’est pas réelle,

mais seulement 'de raison' et qui n'est dénommée puissance que par une

sorte de fiction (1). Elle est principe d'un possible qui est dit lo­

gique et absolu.

On l'appelle encore : possible "secundum se", "in communi",

"ut genus", "altum". Ce possible est commun et il l'est absolument.

Il se dit, en effet, non seulement de toute créature en puissance ou en

acte, mais encore de Dieu lui-même. En raison de son caractère très gé­

néral et de sa signification très commune, ce possible logique et absolu

doit être étudié en premier lieu (2)

En quoi le possible logique se distingue-t-i1 donc du possible

réel ou contingent physique ?. Il s'en distingue en ce que son principe

n'est pas, à proprement parler, une puissance.

"Cum. ..posse dicatur in ordine ad esse, sicut ens

_ dicitur non solum quod est rerum natura, sed secun­dum compositionem propositionis, prout est in ea ve­rum vel falsum; ita possibile et impossibile dicitur 1 2

(1) Metaph., L.V, 1. 14.

(2) Les textes cités seront très nombreux en vue de manifester d'une façon très spéciale la conformité des considérations qui vont sui­vre avec la pensée de saint Thomas.

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6

non solum propter potentiam vel impotentiam rei : sed propter raritatem et falsitatem compositionis vel cii-

visionis in propositionibus» Unde impossibile diciturcujus contrarium est verum de necessitate...possibile ...est cujus contrarium non est de necessitate falsum”:(l).

C’est la raison pour laquelle ce possible est dit s "secundum

seipsum” (2).

Si on l’appelle possible absolu et possible logique, c'est parce

qu’il se définit par la non-répugnance des termes d'une proposition (3),

et par conséquent, dans la ligne de la vérité (4). C'est un possible qui

est commun à 1'Etre Incréé et aux êtres créés, aux êtres nécessaires et

aux êtres contingents.

"Possibile dupliciter dicitur...Alio vero modo possibile .dicitur secundum, quod est commune ad ea quae sunt ne­cessaria et ad ea quae contingunt esse et non esse,prout possibile contra impossibile dividitur** (5). 1 2 3 4 5

(1) S. Th., Metaph., L.V, 1. 14.

(2) "Alio modo....(dicitur possibile) secundum seipsum sicut dicimus .possibile, quod non est impossibile esse..." De Pot., q. 1, a. 3, c.

(3) "Dicitur...aliquid possibile vel impossibile absolute ex habitudinem

.terminorum ; possibile quidem quia praedicatum non repugnat subjec­to, ut Socratem sedere ; impossibile absolute, quia praedicatum repu­gnat subjecto, ut hominem esse asinum". IP., q. 25, a. 3 ad 4um; Of.: q. 46, a. 1, ad lum; I Sent., D.42, q. 2, a. 3, sol.; IC.G., c. 82.

(4) "Magna differentia est inter necessarium et possibile ut sunt dif­

ferentiae entis realis et...veri. In quantum enim differentiae entis veri, sumuntur logice, et consistunt in sola habitudine ter­minorum, ut patet” I P, q. 9, a. 2, Caj., n. 6.

(5) IX, Metaph., 1. 3.

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- 7

Il n' inclut donc, dans son concept, ni la détermination du né­

cessaire ni la puissance au non-être du contingent.

"Oportet reminisci habitudinis quae est inter possibile et necessarium, quod scilicet possibile est superius ad necessarium, et attendere quod superius potestate continet suum inferius et ejus oppositum ita quod neu­trum eorum actualiter sibi vindicat, sed utrumque potest sibi contingere; sicut animali potest accidere homo et non homo...." (l)

Faisant abstraction de la nécessité et de la contingence comme

telles, ce possible suit aussi bien du nécessaire que du contingent.

"Possibile...quoddam est quod ad necessarium sequitur.Kara quod necesse est esse, possibile est esse; quod enim non possibile est esse, impossibile est esse; et quod impossibile est esse, necesse est non esse; igitur quod necesse est esse necesse est non esse. Hoo autem est impossibile. Ergo impossibile est quod aliquid necesse sit esse, et tamen non sit possibile illud esse. Ergo possibile esse sequitur ad necesse esse" (2).

C'est en raison de son indifférence par rapport au nécessaire et

au contingent que le possible absolu peut être attribué également à l'un

et à 1'autre. Cependant, il n'est pas défini, en soi et formellement,

par cette aptitude à être prédiquê du nécessaire et du contingent. Il

n'est pas davantage défini par la puissance à être et à ne pas être. 1 2

(1) II Perih., 1. 10, connu. Caj., n. 15.

(2) III, C.G., c. 86.

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8

Comment donc est-il conçu et défini ? Il est conçu et défini face à

l’être et par opposition à l’impossible.

"♦..Possibile in communi neutram contradictionis partem sibi determinat, et consequenter utramque sibi advenire compatitur, licet non asserat potentiam ad utramque partem quaemadmodum possibile ad utrumque1' [Ï]

La puissance qui est fondement du possible logique n’est dénommée

puissance que par métaphore. Elle n’est qu’une similitude de la puissan­

ce au sens strict. Il en est ainsi, par conséquent, du possible logique

par rapport au possible réel. Ce n’est pas d’une manière univoque que le

possible logique et le possible réel (quel qu’il soit) sont dénommés pos­

sibles.

"in quibusdam...dicitur potentia non propter aliquod principium, habitum, sed propter similitudinem quamdam, sicut in geometricis..."

"Similiter in logicis dicimus aliqua esse possibilia

et impossibilia, non propter aliquam potentiam, sed eo quod aliquo modo sunt aut non sunt"

(1) II Perih., 1, 14.

" (2) Metaph., L. IX, c. 1, lect. 1

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- 9 -

•'In geometria dicitur potentia secundum metaphoram.. ♦" (1).

Jusqu'ici nous avons déterminé du possible logique par opposition

à l'impossible et nous l'avons dit commun au nécessaire et au contingent.

Nous pourrions de plus le considérer formellement comme genre, par compa­

raison à ses inférieurs, face au nécessaire et au contingent. Il revêti­

rait alors des conditions très particulières, les conditions qui sont pro

pres au genre considéré comme tout potentiel.

Voici en quels termes saint Albert développe cette pensée :

"Contingens dicitur secundum genus commune aut secundum acceptionem specialem. Sj dicitur secundum genus com­mune; tunc est contingens quod convertitur cum possibi­li, et hoc vocatur contingens commune; et quidam dicunt ipsum altum, eo quod non descendit ad modum specialem : et multa accidunt sive conveniunt ei ratione communita­tis talis quae non conveniunt specialibus modis contin­gentis : et ratione talium (quae sibi conveniunt singu­lariter) ponitur hic cum aliis modis contingentis :

quamvis enim sit commune in singulis inventum, tamen (l)

(l) Metaph., L.V, c. 12, léct. 14, Cette pensée de saint Thomas est re­prise et explicitée davantage par Cajétan dans les lignes suivantes: "Advertendum est quod in V et IX Métaph., Arist. dividit potentiam in potentias quae ratione dicuntur eadem, et in potentias quae non

eadem ratione qua praedicta potentiae nomen habent, sed alia. Et has appellat aequivooe potentias. Sub primo membro comprehenduntur omnes potentiae activae et passivae... Sub secundo membro autem com­prehenduntur potentiae mathematicales et logicales...Haec vero me­rito aequivooe a primis potentiae dicuntur eo quod istae nullam vir­tutem activam vel passivam praedicant : et quod possibile istis modis dicitur non eadem ratione possibile appellatur. Une cum po­tentiae se habentes ad opposita sint activae vel passivae, istae quae aequivooe dicuntur ad opposita non se habent". II PerTh.,""1, l£, n. 2.

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ratione eorum quae sibi propter talem comraunicatem con­veniunt, facit modum specialem diversum ab aliis modis contingentis” (1).

Tout ce qui n'implique aucune contradiction dans ses termes,

tout ce qui peut avoir raison d’être est dit possible "secundum se",

"absolute”, “logice".

"Unde quidquid potest habere rationem entis continetur .sub possibilibus absolutis..." (2).

Ainsi en est-il de toute créature et de Dieu même (3). 1 2 3

(1) D. Albertus, .1 Priorum Anal., tract. 1, cap. 12.

(2) I P., q. 25, a. 3, o.

(3) "...Possibile, secundum quod necessario opponitur, sequitur poten­

tiam passivam, quae non est in divinis. Unde neque in divinis est aliquid possibile per modum istum, sed solum secundum quod possibi­le continetur sub necessario. Sic autem dici potest quod, sicut Deum esse est possibile, sic Filium generari est possibile". IP., q. 41, a. 4, ad 2um.

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B- LE POSSIBLE REEL

a) LE POSSIBLE REEL "per potentiam in altero".

Pour procéder par voie de comparaison, et par conséquent, selon

un mode parfaitement conforme à la nature de notre intelligence, il con­

vient qu'au cours des considérations portant sur le possible réel, nous

ayons toujours présents à l'esprit les principaux traits caractéristiques

du possible logique. Ce dernier est dénommé : possible, parce qu’il est

conçu en rapport avec un principe quIon peut appeler : puissance, quoi­

qu’on un sens large et figuré. Il est dit : logique parce qu'il peut se

définir par des termes logiques, sujet et prédicat. Il est dit : absolu,

parce qu’il ne comporte pas de rapport à une puissance véritable. Enfin

il est dit : commun, parce qu’il peut être appliqué aussi bien à Dieu

qu’aux créatures. Si Dieu n'était pas possible, nécessairement, il ne

serait pas.

A la différence du possible logique et absolu, il est un autre pos

sible qui n'est pas commun purement et simplement à tout être, mais à tout

être créé. C'est le possible "per potentiam in altero". Il n'est pas dé­

fini en rapport avec une puissance dénommée telle uniquement par métaphore

et ordonnée à l'être considéré seulement dans sa fonction copulative, mais

il est défini en rapport avec une puissance réelle.

L'un des modes de la puissance est d'être :

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12

"principium motus et mutationis in alio in quantum .aliud" (l).

Entre tous les modes de la puissance, ce dernier est le principal

et c’est à lui que tous les autres peuvent être réduits (2). C'est le

mode de la puissance active. Saint Thomas affirme explicitement que tout

ce qui est dit possible comporte un certain rapport à cette puissance ac­

tive (3).

Précisément, c'est par rapport à une puissance réelle et active,

celle de Dieu, que se définit le possible "per potentiam in altero".

C'est un possible réel commun à tout ce qui, en dehors de Dieu, ne compor-

te aucune répugnance à l'être.

"Probatur ergo primo quod omnis creatura est mutabilis

per potentiam in altero, sic. Omnis creatura est mu­tabilis de nihilo in aliquid, et rursus de aliquo in nihil"---(4). 1 2 3 4

(1) cité page 4.

(2) "Possibilia quae dicuntur secundum potentiam omnia dicuntur per

.respectum ad unam potentiam primam, quae est prima potentia ac­tiva, de qua...dictum est quod est principium mutationis in alio in quantum est aliud". V Metaph., loc. cit.

(3) "Omnia alia possibilia dicuntur per respectum ad istam potentiam".

.Metaph., loc. cit.

(4) "Ponit...s. Thomas, hic (l, 9, 2) et in C.G-. II, e. 30 & 55 et in

-Q. De Pot.,.Q. V, a. 3 et ubique, angelos et corpora coelestia entia necessaria realia, possibilia, tamen logice et per potentiam in alio; et solum Deum omnimodo necessarium". I P., q. 9, a. 2, coram. Caj., n. III.

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- 13

Donc même les substances créées incorruptibles sont contingentes

"per potentiam, in altero" (l).

Tout être créé en tant que créé est fini, donc tout être créé est

'ab alio' et essentiellement dépendant de Dieu. En raison de cette dépen­

dance, toute créature comporte une certaine mobilité. Toute créature peut

être et ne pas être, au moins de la puissance de Dieu qui peut la mainte­

nir ou non dans l’être. Cette raison de dépendance et de mobilité est de

la définition même de ce qui est possible "per potentiam in altero". Elle

est incompatible avec la pure actualité de Dieu, laquelle est principe

d'absolue immuabilité. Voici une explication de saint Albert à ce sujet:

"Ens possibile dividit ens cum eo quod est ens necesse.

..Et cum ens necesse sit quod nullo modo est in potentia, erit ens necesse quod nullam habet causam : quia ens quod habet causam quocumque modo est in potentia com­paratum ad causam illam secundum id quod est in ea.

Et per oppositum, ens possibile est quod habet causam et possibile est secundum quod comparatur ad causam il­lam et secundum quod per esse dependet ab illa : et sic omnia causata possibilia sunt" (2).

Ce possible n'est pas logique, mais réel. Cependant, il n'est pas

un possible réel intrinsèque, mais un possible réel extrinsèque. Ainsi

l'explique Cajetan ; 1 2

(1) IP., q. 9, a., 2, Caj., n. VIII.

(2) II Perih., tract. 2, cap. 6.

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“Quoniam supponimus quod quidquid non implicat contra­dictionem est possibile non solum logice, sed potentia realis omnipotentis Dei, ideo possibile logicum vocari potest etiam possibile reale, extrinsece t^men, quia per potentiam in alio" (l).

Ce commentaire soulève une difficulté. C'est une difficulté d'au­

tant plus redoutable que le commentaire rapporte très fidèlement, semble-

t-il, la pensée de saint Thomas. Le possible logique est identifié, d’une

certaine manière, avec le possible réel extrinsèque. "Possibile logicum

vocari potest etiam possibile reale, extrinsece tamen..." dit Gajetan. La

même idée avait d'ailleurs été exprimée, en substance, par saint Thomas(2).

Tout ce qui est possible "secundum se" et absolument est-il vrai­

ment possible "per potentiam in altero" ? Dieu est possible "absolute"

et "secundum seipsum" car s'il n'en était pas ainsi Dieu n’existerait pas

de fait. Le possible absolu logique est par définition opposé à l'impos­

sible. S'il est, vrai que tout ce qui est possible absolument et "secundum

seipsum" peut être appelé possible "per potentiam in altero", Dieu lui-

même ne doit-il pas être compté au nombre des êtres qui sont dénommés pos­

sibles ou contingents de façon extrinsèque ? Voici la solution qu'apporte

Gajetan à cette difficulté :

"Cum sermo praesens sit de omnipotentia factiva, cum

.dicimus omne possibile, omne ens, omne non implicans 1 2

(1) I P., q. 9, a. 2, coram, n. VI.

(2) I P., q. 25, a. 3, c.

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contradictionem, semper subintelligitur causabile effective” (l).

La valeur de l’affirmation : "Ideo possibile logicum vocari potest

...etc” n'est pas absolue. L’affirmation elle-même n’est universelle qu’

1'intérieur d’un genre déterminé : "cum sit sermo de omnipotentia factiva

..." Voilà qui sert à manifester encore davantage en lumière la profonde

distinction du possible logique et du possible réel comme tels.

Qu’est-ce donc qui est contenu sous la raison de possible "per

potentiam in altero" ? C'est tout ce qui peut avoir raison d'être créé.

"Universaliter omnes creaturae communiter sunt mutabiles

secundum potentiam creantis, in cujus potestate est esse et non esse earum" IP., q. 9, a. 2, c. (2).

Même le nécessaire créé est contingent "extrinsece", car il ne

tient pas de lui-même sa nécessité (5). 1 2 3

(1) I P., q. 25, a. 3, comm. n. V.

(2) I P., q. 9, a. 2, c. C’est ainsi, comme saint Thomas l'explique à

plusieurs reprises, qu'avant d’être, le monde était possible non de la puissance de la matière, mais de la puissance de Dieu. IP., q. 46, a. 1, ad lum; II Sent., D. I, q. 1, a. 2, ad lum; a. 5, ad 4um; II, C.G., c. 36; De Pot., q. 3, a. 1, ad 2um; q. 5, a. 5, c.

(3) "Cum nulla res creata sit necessaria secundum se considerata, sed -in se possibilis et necessaria per aliud". De Ver., q. 23, a. 1,ad 2um.

S»'

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b) Le POSSIBLE BEEL "per potentiam in se passivam”.

A la différence du possible logique qui ne se définit pas par un

rapport à une puissance véritable, mais comme un absolu, à la différence

du possible "per potentiam in altero" qui se définit (en tant que com­

mun à toutes créatures) par rapport à la puissance réelle active de Dieu

extrinsèque à toute créature, le possible 'per potentiam in se passivam1

se définit par rapport à une puissance réelle intrinsèque et passive. Ce

possible n'est pas commun à tous les êtres créés. Il s’oppose au nécessai­

re créé, à ce qui ne comporte en soi aucun principe de mutabilité.

Le possible par puissance intrinsèque passive est communément dé­

nommé contingent physique. On le dénomme physique, pour le distinguer

du possible logique (l). Son principe est réel. C'est un principe de

corruptibilité.

"Possibile sumitur dupliciter. Uno modo secundum quod _dividitur contra necesse; sicut dicimus illa possibi­lia quae contingunt esse et non esse" (2).

Alors que le possible logique est opposé à l’impossible (absolu) 1 2

(1) Notons avec saint Albert que le possible et le contingent sont con­vertibles i "Cum contingens sit convertibile cum possibili..."Div. Alb., I Priorum, tract. I, cap. XII. "...Possibile respicit actum, contingens autem secundum vim nominis respicit defectum causae, qui ad potentiam pertinet: defectus enim potentiam sequitur..." Caj. II, Perih.,1.' Ï2, n. 9.

(2) "Ut,..sunt differentiae entis per se, quod significat substantiam,quantitatem, etc...sic (necessarium et possibile) sunt conditiones

substantiales rerum intrinsecae ipsis rebus; X Metaph., dicitur de corruptibili et incorruptibili...Illo...modo attenditur secundum in­trinseca rerum". IP., q.9, a. 2, comm. Caj. n. VI. Cf.: IP., q.41, a. 4, ad 2um.

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17 -

et ouvert à l’être, le possible physique est opposé au nécessaire et ou­

vert au non-être ainsi qu’à l’être. Il se définit formellement par la

puissance à l’être et au non-être.

"Alio modo sumitur possibile pro una parte possibilis in communi, id est pro possibili seu contingenti sc. ad utrumque, sc. quod potest esse et non esse” (l)

Le possible physique ne peut donc pas, comme le possible logique,

être prédiqué du nécessaire. En effet, il s'oppose contradictoirement au

nécessaire, car ce dernier est uniquement déterminé à l'être.

"Hoc ergo possibile sc. physicum quod est in solis mobi- .libus non est verum dicere et praedicare de necessario simpïiciter; quia quod simpliciter necessarium est non

potest aliter esse...Alterum autem possibile logicum, quod in rebus immobilibus invenitur, verum est de illo enunciare quoniam nihil necessitatis adimit" (2).

Est-ce bien la puissance physique de la matière qui est le fonde­

ment tout à fait premier et radical de la contingence physique ? La ré­

ponse est contenue très explicitement dans le texte de s. Albert que voi­

ci. Ce texte est capital.

"Dicitur adhuc possibile secundum potentiam materialem ad esse quae, inquam, potentia est cum privatione7 sTout possibile fieri vel generari vel possibile esse: et hoc, (quia cum privatione est) est ad esse et non esse : et

sequitur quod possibile est esse et possibile est non 1 2

(1) Perih., II, 1. 10, Gaj., n. 12.

(2) Perih., II, 1. 12.

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esse: et hoc possibile secundum modum opponitur ei quod est ne cesse esse'* %l).

La racine de la contingence physique, c'est donc la matière en

tant que privée. Materia ratione privationis annexae.

Il est vrai que le possible physique peut n'être pas "ad utrumque

oppositorum", mais c'est à condition qu'on le suppose déterminément en

acte.

"...Quod enim tali rationi possibile dicitur, jam determi- _natum est ex eo quod actu esse suppositum est. Non ergo possibile omne ad utrumque possibile est, sive loquamur de possibili physico, sive logice" (2).

c) Le CONTINGENT PHYSIQUE "natum" ou "ad utrumlibet"

et

le CONTINGENT PHYSIQUE "infinitum"

"...dicitur contingens specialiter quod non est necessa- _rium et non impossibile : non necessarium quidem ad esse,

et non impossibile ad non esse. Et hoc tertio modo dic­tum contingens dividitur in duo sc. in contingens natum quod plus se habet ad esse quam ad non esse, tamen ad esse non habet necessitatem, sed potest non esse.

Et dicitur contingens infinitum

ad esse et ad non esse se habens aequa­liter. Propter quod vocatur contingens ad utrumlibet. 1 2

(1) D. Alb., II Perih., tract. 2, cap. 6.

(2) Ibid.

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Et utrumque istorum contingentium est contingens non necessarium" (l).

II- PUISSANCE ABSOLUE, ORDONNEE et ORDINAIRE.

Dans le chapitre précédent, consacré à l’étude de la possibilité

logique ou absolue et de la possibilité réelle ou physique, nous avons vu

qu’un possible est dénommé logique ou physique selon qu’il est conçu en

soi et absolument, ou en rapport avec une puissance réelle, active ou pas­

sive, extrinsèque ou intrinsèque. A ce propos, le texte suivant de Jean

de saint Thomas rend parfaitement la pensée d’Aristote exprimée dans le

L. V des Métaphysiques et rapportée par saint Thomas, IP., q. 25, a. 5.

"...Possibile potest sumi vel relative seu comparative

..ad aliquam potentiam, vel absolute et in se. Relate ad potentiam dicitur aliquid possibile, ex eo quod alicui potentiae subjicitur; et sic supponit ipsam potentiam, et ab ea accipit denominationem extrinsecam, ad eamque habet relationem subjectionis; et ab aliis vocatur haec possibilitas physica. Absolute dicitur aliquid possibi­le ex eo quod in se, et ex habitudine terminorum, non habet repugnantiam ut sit; et dicitur ab aliis possibi­litas logica: quia non consideratur ista possibilitas secundum subjectionem ad potentiam et influxum ejus physicum, sed secundum habitudinem terminorum per modum non repugnantiae, quae est quid rationis" (2).

Etant défini par la non-répugnance des termes, le possible absolu

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- 20 -

au nécessaire qu’au contingent, aussi bien à l’Incréé qu’au créé. En­

tendu en un sens restreint, c’est-à-dire entendu de tout ce qui n’impli­

que pas contradiction Dieu excepté, il s’identifie d’une certaine manière

avec l’objet de la Toute-Puissance divine. En effet, c'est en raison de

cette possibilité logique ou absolue que quelque chose est dit objet de la

Toute-Puissance de Dieu. C'est pour cette raison que le possible absolu,

bien qu'il soit logique, peut être dénommé possible réel, d'une réalité

extrinsèque, i.e. de la réalité de la (l) puissance de Dieu qui en est le

principe. C'est ainsi que nous l'entendrons désormais au cours de ce cha­

pitre .

Quant à la puissance divine, elle peut être envisagée sous deux

aspects bien différents, c'est-à-dire soit dans son fondement, soit en

elle-même et formellement. Dans son fondement, la puissance divine s'i­

dentifie purement et simplement avec l'essence divine dans sa participa-

bilité ad extra. En elle-même, elle est principe, d'exécution et attribut

divin distinct des autres attributs. La possibilité absolue et logique,

en vertu de laquelle tout ce qui n'implique point contradiction est cons­

tituée objet de la puissance divine, suit avec nécessité de l'essence di­

vine en tant qu'elle est imitable par les créatures. Cependant, cette pos­

sibilité logique ne suit pas de la puissance divine considérée formelle­

ment comme attribut de Dieu, elle lui est nécessairement présupposée (2). 1 2

(1) I P., q. 9, a. 2, comm. Caj., n. VI.

(2) Voir à ce sujet : J. s. Thoma, c. Theol., loc. oit.

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Ce qui suit de 11 attribut divin qu’est la puissance, c’est seulement une

dénomination extrinsèque qui présuppose elle-même le possible logique ob­

jet de la puissance divine. Toutes les considérations qui vont suivre,

concernant la division de la puissance divine en puissance absolue et puis

sance ordonnée, se rapporteront à la puissance en tant qu’attribut de l’es

sence divine.

Cet attribut qui est, en Dieu, puissance d’action et d’exécution,

diffère-t-il de l'intelligence et de la volonté divine selon une distinc­

tion réelle ou une distinction de raison ? Il en diffère selon une dis­

tinction de raison.

”...Potentia non ponitur in Deo ut aliquid differens a .scientia et voluntate secundum rem, sed scium secundum rationem; in quantum scilicet potentia importat ratio­nem principii exequentis id quod voluntas imperat, et ad quod scientia dirigit : quae tria Deo secundum idem conveniunt” (l).

De quelle sorte de distinction de raison s’agit-il en 1'occur­

rence ? D'une distinction de raison inadéquate. C'est ce qui ressort

manifestement d'un texte de saint Thomas qui fait suite a celui qui vient

d'être cité :

"Vel dicendum quod ipsa scientia vel voluntas divina,

.secundum quod est principium effectivum habet ratio­

(l) IP., q. 25, a. 1, ad 4um

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- 22

nem potentiae" (l).

C’est la substance même de cette pensée que Jean de saint Thomas

développe dans les termes que voici :

"Potentia executiva in Deo...distinguitur ratione . tanquam attributum inadaequatum intra potentiam in­tellectivam, quatenus dicit eonnotationem diversi effec­tus et formalitatem diversi principii, scilicet intel­lectus ut intelligens, vel ut practice et imperative exsequens et producens dicendo; non tamen potentia ex- secutiva est formaliter ipse actus liber voluhtatis licet illum praesupponat et requirat" (2).

La puissance de Dieu ne diffère donc de son intelligence et de sa

volonté que selon notre manière de concevoir. Et, même selon notre maniè­

re de concevoir, la puissance de Dieu ne diffère qu'.imparfaitement et in­

adéquatement de son intelligence. A vrai dire, elle s'identifie avec l'in­

telligence considérée non pas comme principe de connaissance, mais comme

principe de la production des créatures. Son acte de production des créa­

tures présuppose l'acte libre de la volonté divine, mais il procède immé­

diatement et formellement de l'intelligence pratique. C’est cette puissan­

ce de Dieu, inadéquatement distincte de son intelligence, qui se divise,

selon notre manière de concevoir, en puissance absolue, puissance ordonnée

et puissance ordinaire.

En premier lieu, qu’entend-on au juste par puissance ordonnée et 1 2

(1) I P., q. 25, a. 1, ad 4um,

(2) Curs. Theol., disp. 51, a. 2.

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puissance absolue de Dieu ? Par puissance ordonnée de Dieu, on entend la

puissance de Dieu en tant qu’elle opère selon les dispositions de son in­

finie sagesse. Par puissance absolue; on entend la puissance de Dieu con­

sidérée en elle-même, dans ce qui la constitue proprement et la distingue

formellement des autres attributs divins. La puissance absolue de Dieu,

c’est sa puissance abstraite de tout rapport à une régulation ou disposi­

tion dérivant de. sa sagesse.

”.. .Cum in agentibus ex libertate voluntatis, executio potentiae sequetur voluntatis imperium et ordinem ra­tionis, considerandum est, quando potentiae divinae aliquid adscribitur, utrum attribuatur potestiae secun­dum se consideratae - tunc enim dicitur posse illud de potentia absoluta; - vel attribuatur sibi in ordine ad sapientiam et praescientiam et voluntatem ejus - tunc enim dicitur posse illud de potentia ordinata” (l).

Dans le L. Ill des Sentences, saint Thomas propose des explica­

tions très précises sur cette question délicate de la puissance ordonnée

et de la puissance absolue (2). Il dit, en substance, ce qui suit : en

Dieu la puissance, l'essence, la volonté, 1’intelligence, la sagesse et la

justice, ne font qu'un. Par conséquent, il n’est rien qui puisse être

dans la puissance de Dieu sans pouvoir être dans sa volonté et dans son

intelligence. Toutefois, parce que la volonté de Dieu n'est pas détermi­

née nécessairement à tel ou tel objet si ce n'est de façon purement hypo­

thétique, et parce que la sagesse et la justice de Dieu ne sont pas déter- 1 2

(1) III Sent., D. 1, q. 2, a. 3.

(2) IP., q. 25, a. 5, ad lum.

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minées de leur nature à l’ordre actuel des choses, rien ne s’oppose à

ce qu’il y ait dans la puissance de Dieu quelque chose que Dieu ne veut

pas présentement et qui n’est pas contenu dans l’ordre de l’univers tel

qu’actuellement constitué. Puisque la puissance est conçue comme princi­

pe qui exécute, la volonté comme principe qui commande et l’intelligence

comme principe qui dirige, ce qui est attribué à la puissance considérée

en elle-même est dit possible de puissance absolue. Par contre, ce qui

est attribué à la puissance de Dieu en tant qu’elle exécute le commande­

ment de la volonté est dit possible de puissance ordonnée.

En conséquence, on doit affirmer que Dieu peut, de puissance ab­

solue, faire autre chose que ce qu’il a déterminé de faire. Cependant,

il ne se peut pas que Dieu fasse quelque chose qu’il n’a pas déterminé de

faire. Il en est ainsi parce que son opération est soumise à sa préscien­

ce, tandis que sa puissance ne l’est pas. Sa puissance est, en effet, na­

turelle. Ainsi donc Dieu fait quelque chose parce qu’il le veut, mais ce

n'est pas parce qu'il le veut qu'il le peut.

Cette division de la puissance de Dieu en puissance ordonnée et

puissance absolue entraine une division correspondante du possible qui

est dit tel de la puissance extrinsèque de Dieu. Elle entraîne aussi une

division de l’impossible qui s'oppose à ce possible extrinsèque. Autre

est le possible de puissance absolue et autre est le possible de puissan­

ce ordonnée. Autre encore est l'impossible opposé au possible de puissan­

ce ordonnée et autre est l'impossible opposé au possible de puissance ab­

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solue. Quelque chose est possible de puissance absolue qui ne l'est pas

de puissance ordonnée. Quelque chose est impossible de puissance ordonnée

qui est possible de puissance absolue, mais aussi quelque chose est impos­

sible de puissance ordonnée qui également impossible de puissance absolue.

Enfin quelque chose qui est impossible de puissance ordonnée et de puis­

sance absolue est dit possible d'une possibilité hypothétique (1). Sur ce

sujet, saint Thomas nous a fourni les précieuses déterminations que voici:

"...Sunt quaedam quae habent in se aliquid divinae sa-

.pientiae et bonitati repugnans inseparabiliter con­junctum, ut peccare...Et ista etiam dicimus Deum non

posse.

Quaedam vero sunt quae non habent de se inconvenien­tiam ad divinam sapientiam, sed solum ex ordine aliquo suae praescientiae quem Deus in rebus statuit vel prae­vidit secundum suam voluntatem, ut quod caput hominis sit inferius...Et hujusmodi Deus potest facere, quia potest statuere alium ordinem in rebus secundum quem sit conveniens quod nunc secundum istum ordinem qui re­bus inest inconveniens videtur.

Sic ergo in his quae divinae potentiae attribui possunt, est, quadruplex distinctio sive ordo.Quaedam enim nec ipsi potentiae absolutae attribuuntur. Unde simpliciter dicendum est Deum ea non posse, sicut pati et contradictoria esse simul.Quaedam vero ex se sapientiae et bonitati repugnant. Et ista non dicimus Deum posse nisi sub conditione, scilicet si vellet. Hon enim inconveniens est ut in conditional! vera antecedens sit impossibile.Quaedam vero de se repugnantiam non habent, sed solum ab exteriori. Et talia absolute concedendum est Deum posse 1

(1) Comme il existe une division du nécessaire en nécessaire absolu et nécessaire hypothétique, ainsi il existe une division du possible en possible absolu et possible hypothétique et une division de l'impossible en impossible absolu et impossible hypothétique.Cf. III P., q. 46, a. 2, c.

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de potentia absoluta; sec sunt neganda nisi sub condi­tione, sc. ut dicatur : Non potest, si voluntati ejus repugnat.Quaedam vero sunt quae attribuuntur potentiae, ita quod et voluntati et sapientiae ejus congruunt"! B-fc haec sim­

pliciter dicendum est Deum posse et nullo modo ea non"■ ■ • ■ rr \ *'■ 1posse" (1).

De fait, la Toute-Puissance divine opère seulement comme puissan­

ce ordonnée. Elle ne produit rien qui ne soit déterminé selon les dispo­

sitions de la Sagesse. L’intelligence peut considérer la puissance de

Dieu en elle-même, comme puissance, d’une vertu illimitée et sans aucun

rapport à la sagesse, mais cette considération n’est possible qu’en vertu

d’une abstraction faite par 1’intelligence. Voilà ce que saint Thomas af­

firme d’une façon explicite.

".. .Absolutum et regulatum non attribuuntur divinae po-

_tentiae nisi ex nostra consideratione : quae potentiae Dei in se consideratae., quae absoluta dicitur, aliquid attribuit quod non attribuit ei secundum quod ad sapien­tiam comparatur, prout dicitur ordinata" (2).

II reste à déterminer de la puissance ordinaire. Cette puissance

opère selon une régulation ou disposition de la sagesse divine, mais comme

telle, elle n’est pas opposée à la puissance dite absolue. Elle est une

puissance ordonnée, mais opposée à la puissance qui opère selon un mode

spécial ou extraordinaire. 1 2

(1) III, Sent., D. 1, q. 2, a. 3, resp.

(2) De Pot., q. 1, a. 5, ad 5um.

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Au juste, la puissance ordinaire de Dieu est celle qui opère se­

lon les lois communes et le cours habituel des choses. Si la toute-puis­

sance divine opère en dehors des lois qui régissent communément l'univers,

c'est toujours et nécessairement selon une disposition parfaitement droite

et souverainement sage. Dans ce cas, elle opère donc de puissance ordonnée.

"Si...ordo rerum consideretur prout dependet a prima cau­sa, sic contra rerum ordinem Deus facere non potest; sio enim si faceret, faceret contra suam praescientiam.Si vero consideretur rerum ordo prout dependet a qualibet secundarum, causarum, sio Deus potest facere praeter or­dinem rerum. Quia ordini secundarum causarum ipse non est subjectus, sed talis ordo ei subjiciuntur, quasi ab eo procedens non per necessitatem naturae, sed per arbi­trium voluntatis; potuisset enim et alium ordinem rerum instituere” (l).

En résumé il ne se peut pas que Dieu fasse ce qui est opposé à sa

puissance ordonnée, mais il se peut que Dieu fasse ce qui est opposé à sa

puissance ordinaire, car, ce faisant, il opère encore de puissance ordon­

née. Ce qui est effectué par Dieu de puissance extraordinaire, v.g. un

miracle, l’est nécessairement de puissance ordonnée, Jean de saint Thomas

l’explique dans les lignes suivantes :

"Si...(potentia divina) facit aliquid extra has leges

.communes, ut miraculum, licet faciat ordinate et se­cundum dispositionem rationis rectam, tamen non facit modo ordinario et secundum potentiam ordinariam, sed specialem; et sic absolvitur a modo ordinario. Rece­dit tamen in alium ordinem sapientiae divinae, a quo 1

(1) I P., q. 105, a. 6, c.

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28 -

dicitur ordinata illa potentia : licet non ordinaria, id est modo communi et ordinario operans" (lj.

Tout ce qui est de puissance ordinaire est de puissance ordonnée,

mais tout ce qui est de puissance ordonnée n'est pas de puissance ordinai­

re. Puissance ordonnée est comme un genre par rapport à puissance ordinai­

re et puissance spéciale ou extraordinaire.

Cette nouvelle division de la puissance de Dieu en puissance or­

dinaire et non ordinaire entraine encore une division correspondante du

possible "per potentiam in altero". Tout ce qui est possible de puissan­

ce ordonnée n'est pas possible de puissance ordinaire et tout ce qui est

impossible de puissance ordinaire n'est pas impossible de puissance or­

donnée .

Notons, en terminant, que si les Anciens savaient bien distinguer

puissance de Dieu ordonnée et ordinaire, ils ne faisaient guère mention

d'une telle distinction dans leurs écrits. Par l'expression 'puissance

ordonnée', ils signifiaient aussi bien ce que nous entendons par puissan­

ce ordinaire que ce que nous entendons par puissance ordonnée pure et sim­

ple (2). 1 2

(1) Ours. Theol., T. III, disp. 31 , a. 3.

(2) III G.G-., o. 98, comm. Sylv. Ferr., n. 3.

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•* 29

III

NECESSITE

REELLE & LOGIQUE

ABS OLÜE & HYPOIHBTIQBE.

Après avoir considéré les notions de possibilité réelle et logique,

de puissance absolue et ordonnée, nous sommes logiquement amenés à traiter

de nécessité réelle et logique, absolue et hypothétique. En effet parce

que le possible se prend de la puissance, parce que la, puissance dit rap­

port à l’être et que l’être peut s'entendre soit du réel qu’est l’essence

ou l’existence, soit de la composition logique d’un prédicat avec son sujet,

nous avons dû définir et distinguer une double possibilité, l’une réelle,

l’autre logique. Dans la suite, nous avons étudié les notions de puissan­

ce absolue et ordonnée pour en arriver à distinguer de nouveaux modes de

possibilité qui divisent le possible ou contingent "per potentiam in altero".

C’est également en nous plaçant au point de vue de l’être que nous

sommes conduits à traiter de nécessité après avoir traité antérieurement

de contingence ou possibilité. En effet, la nécessité et la contingence

divisent par soi et radicalement l’être.

"Ens...dividitur per contingens et necessarium, et est _per se divisio entis" (l).

Elles suivent de l’être en tant que tel. 1

(1) III, C.G., c. 72. cf. Metaph., L. VI, 1. 3

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'*Et considerandum est quod necessarium et contingens proprie consequuntur ens in quantum hujusmodi^ (!)♦

D'ailleurs, loin de s'exclure, la possibilité et la nécessité sont,

en quelque sorte, inséparables. En effet, nous avons vue que le nécessai­

re “a se" et le nécessaire "ab alio" sont possibles (absolument), autre­

ment ils seraient contradictoires, et par conséquent, ils ne seraient pas

nécessaires. De plus, le nécessaire "ab alio" est possible de puissance

extrinsèque "per potentiam in altero". Nous verrons plus loin que le con­

tingent n'est pas incompatible avec une certaine nécessité dite condition­

nelle . A vrai dire, il n'est aucun contingent qui ne soit nécessaire sous

quelque rapport.

"Hihil...est adeo contingens, quin in se aliquid neces­sarium habeat" (2).

Parce que le nécessaire et le contingent divisent 1'être comme

tel, certaine division de l’être entraine une semblable division du néces­

saire et du contingent. Qu'est-ce que l'être signifie principalement ?

c'est 1'actualité d'une forme. Et par voie de conséquence ? c'est la com­

position de la forme avec son sujet (3). 1 2 3

(1) IP., q. 23, a. 4 ad 3um.

(2) IP., q. 86, a. 3, c. cf. "Omnis motus supponit aliquid immobile ;

cum enim transmutatio fit secundum qualitatem, remanet substantia im­mobilis; et cum transmutatur forma substantialis, remanet materia im­mobilis. Rerum etiam immobilium sunt immobiles hkbitudines; sicut So­crates etsi non semper sedeat, tamen immobiliter est verum quod quan­do sedet, in uno loco manet". IP., q. 84, a. 1, ad 3um.

(3) I Perih., 1. 5.

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31

L’être signifie donc le vrai. Et puisque l’être est significatif

et du vrai et du réel, le nécessaire et le contingent, qui suivent de

l’être comme tel, divisent non seulement le réel, mais aussi le vrai.

"Objectum intellectus est verum cujus differentiae .sunt necessarium et contingens" (l).

De meme qu’en traitant de la nature de la contingence, il a été

nécessaire de distinguer la possibilité absolue et logique de la possibi­

lité réelle et physique, ainsi faut-il, en déterminant de la nature de la

nécessité, montrer en quoi différent la nécessité logique et la nécessité

réelle.

A- NECESSITE LOGIQUE

Le possible logique se définit, avons-nous vu, dans la ligne de la

vérité et par opposition à l’impossible, c’est-à-dire par la non-répugnan­

ce des termes. Ce possible est dit absolu et "secundum seipsum" (2). L’im­

possible qui s'oppose à ce possible logique est dénommé également absolu.

Il a ceci en commun avec le possible logique qu’il se définit par un rap­

port de termes.

"Dicitur autem aliqujd possibile vel impossibile absolute,

.ex habitudine terminorum; possibile quidem quia praedica­ * 2

ti) III Sent., D. 17, a. 1, sol. 3.

(2) De Pot,, q. 1, a. 3, c.

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tum non repugnat subjecto, ut Socratem sedere; impos­sibile vero absolute, quis praedicatum repugnat subjec­to, sicut hominem esse asinum" (l).

Avec le possible logique et l’impossible qui s’oppose au possible

logique, il est un nécessaire qui se définit pareillement "ex sola habitu­

dine terminorum". C’est un nécessaire qui est dit t logique «

"...Magna differentia est inter necessarium et possi­bile, ut sunt differentiae entis realis, et ut sunt differentiae entis veri.In quantum enim sunt differentiae entis veri, sumuntur

logice, et consistunt in sola habitudine terminorum, ut patet autem sunt differentiae entis per se, quod signi­ficat substantiam, quantitatem, etc...sio sunt conditio­nes substantiales rerum intrinsecae ipsis rebus ; ut X Metaph., textu ultimo dicitur de corruptibili et incorrup­tibili. Aliud est ergo loqui de necessario et possibili ut sunt differentiae realesj et aliud ut sunt differen­tiae habitudinis terminorum" (2).

De même que le possible logique est dçnommé absolu, ainsi il est

un nécessaire logique (défini également dans la ligne de la vérité et par un

rapport de termes) qui peut être dénommé absolu.

"Necessarium dicitur aliquid dupliciter:sc. absolute et .suppositione. Necessarium absolute judicatur aliquid ex habitudine terminorum : utpote quia praedicatum est in definitione subjecti, sicut necessarium est hominem esse anima; vel quia subjectum est de ratione praedica­ti, sicut hoc est necessarium numerum esse imparem vel parem. Sic autem non est necessarium Socratem sedere. Unde non est necessarium absolute, sed potest dici ne- 1 2

(1) I P., q. 25, a. 3, c.

(2) I P., q. 9, a. 2, comm. Gaj., n. VI.

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cessariuin ex suppositione: suppositio enim quod sedeat, necesse est eum sedere dum sedet” (l).

Plus loin, il sera traité d’une façon très spéciale de la néces­

sité hypothétique en tant que distincte de la nécessité absolue. Il suf­

fit pour le moment d’avoir montré en quoi consiste le nécessaire logique

en tant que logique, c’est-à-dire en tant qu’il constitue une différence

de l’être comme vrai, en tant qu’il se définit "ex habitudine terminorum"

et se distingue du nécessaire réel.

B- NECESSITE REELLE

Parce que le nécessaire et le contingent suivent (consequuntur)

de l’être, et que l’être peut se dire de la composition logique des ter­

mes d’une proposition (sujet et prédicat), composition qui est signe de

vérité, il est un nécessaire qui consiste en un mode spécial de composi­

tion des termes. C’est le nécessaire logique.

A ce nécessaire logique s’oppose ("magna differentia est") le

nécessaire réel. L’être, dont le nécessaire est un mode, se dit vprimo"

et ’principaliter’ de ce qui est "in rerum natura". Il n’est significa­

tif de composition logique et de vérité que secondairement et par voie

de conséquence. Le nécessaire se conçoit donc principalement comme un (l)

(l) IP., q. 19, a. 3, c. cf. De Veritate, q. 23, a. 4, ad lum.

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mode d’être réel. De même que certaine relation logique est dite néces­

saire parce que ne pouvant pas ne pas être, v.g. la relation de ’homme’

à ’animal raisonnable’, ainsi certaine réalité est dite nécessaire parce

que ne pouvant pas ne pas être, telle la créature incorruptible.

"Corruptibile autem et incorruptibile dividunt per se ens: quia corruptibile est quod potest non esse, incor­ruptibile autem quod non potest non esse" (l).

A l’encontre de la possibilité logique et de la nécessité logi­

que qui sont des modes affectant le rapport des termes d’une proposition,

la nécessité réelle et la contingence physique sont des conditions ou

modes d’être qui affectent intrinsèquement le réel.

Voici à ce sujet l’explication de Sylvestre de Perrare :

"...Sicut aliquid dicitur possibile aut ratione alicujus

.potentiae existentis in re, aut propter non-repugnantiam terminorum; ita necessarium potest dici aut ratione ne­cessitatis cujusdam existentis in re (necessitas enim est conditio rei), aut ratione necessariae habitudinis ter­minorum" (2).

Le nécessaire réel doit donc se définir comme suit : ce qui dans

sa nature même est déterminé uniquement à être. 1 2

(1) Metaph., L.X, 1. 12.

(2) C.G., I, c. 83, coram. S. Ferr. n. I.

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"Necessarium...dicitur, quod in sui natura habet quod non possit non esse" (l).

Gomme le nécessaire logique, le nécessaire réel peut être dénom­

mé absolu.

"Illas...res simpliciter et absolute necesse est esse in _quibus non est possibilitas ad non esse" (2).

"Differt autem necessarium absolute ab aliis necessariis: quia necessitas absoluta competit rei secundum id quod est ei intimum et proximum, sive sit forma, sive materia, sive ipsa rei essentia" (3).

Ce nécessaire réel et absolu est de deux sortes : l'un dont la

nécessité est causée, l'autre dont la nécessité n'est pas causée.

"Hoc autem absolute necessarium est duplex. Quoddam enim .est quod habet necessitatem et esse ab alio, sicut in om­nibus quae causam habent: quoddam autem est cujus neces­sitas non dependet ab alio, sed ipsum est causa necessi­tatis in omnibus necessariis, sicut Deus" (4). 1 2 3 4

(1) II Phys., 1.8, n. 4. cf. ...Dicatur illud necessarium quod in sua

natura determinatum est solum ad esse; impossibile autem quod est determinatum solum ad non esse; possibile autem quod ad neutrum est omnino determinatum, sive se habeat magis ad unum quam ad al­terum, sive se habeat aequaliter ad utrumque, quod dicitur contin­gens ad utrumlibet". I Perih., 1. 14, n. 8.

(2) II C.G., c. 30.

(3) V Metaph., 1. 6, cf. II C. 0., c. 28; De Pot., q. 5, a. 3, ad 12um;

II Phys., 1. 15.

(4) I Sent., D. VI, q. 1, a. 1. cf. "...Aliqua sunt necessaria dupliciter.

Quaedam enim quorum altera sit causa necessitatis; quaedam vero quo­rum nulla sit causa necessitatis; et talia sunt necessaria propter seipsa". V. Metaph., 1. 6.

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Autre est la nécessité absolue de Dieu, autre est la nécessité ab­

solue des substances créées incorruptibles. Ces substances créées incor­

ruptibles sont dites absolument nécessaires, parce qu'il n’y a pas en elles

de puissance au non être (l). Cependant, elles dépendent nécessairement de

Dieu qui les maintient librement dans l’être.

“Dicuntur...res creatae eo modo in nihilem tendere quo

..sunt ex nihilo. Quod quidem non est nisi secundum po­tentiam agentis. Sic igitur et rebus creatis non in- est potentia ad non esse: sed Creatori inest potentia ut eis det esse vel eis desinet esse influere" (2"Jl

La contingence extrinsèque (per potentiam in altero) n’est nulle­

ment incompatible avec la nécessité absolue de la créature spirituelle.

Cette nécessité absolue est même inséparable de la contingence "per poten­

tiam in altero".

Les créatures incorruptibles sont donc nécessaires "absolute et

simpliciter" (3). Les scotistes le nient, mais comme l’explique Cajetan,

leur opposition aux thomistes, sous ce rapport, est une opposition seule­

ment dans la manière de s'exprimer ("in vocabulis"). A la vérité, ce sont

les thomistes qui s'expriment de la manière la plus formelle.

"Sanctus Thomas...peripateticis sermonibus assuetus...

.necessarium simpliciter vocat id quod non potest non 1 2 3

(1) Le nécessaire absolu réel est nécessaire simpliciter, mais il est possible ou contingent ex suppositione, "sub eo uditis ne si sibi relinquatur". I, S., D. 8, q. 3, a. 2, c.

(2) II C.G., c. 30.

(3) II, C. G., c. 30.

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esse per potentiam in se» Et propterea concedit et pro­bat raulta entia necessaria simpliciter. Et revera, quia judicium de rebus debet dari et dici secundum propria ip­sarum rerum, et non secundum extranea, rationabilior est nominatio Auctoris : quoniam multa sunt entia, quae in se nullam habent potentiam ad non esse" (l).

Si telle substance créée est dite nécessaire de nécessité absolue,

c’est en raison de son incorruptibilité, et si elle est incorruptible,

c’est parce qu’elle est une forme subsistante et que l’existence convient

par soi à la forme. Quel est ce mode de persêitê selon lequel l’existen­

ce convient à la forme ? C’est le troisième des quatre modes de persêitê

énumérés par saint Thomas dans son comm. des Anal. Post., L. I, 1. 10.

Voici, à ce sujet, l’explication de Jean de Saint Thomas :

"...Formae per se convenit esse non per se in primo aut „ secundo modo, cum non habeat connexionem essentialem vel intrinsecam ipsum esse cum forma creata, sed conve­nit per se in tertio modo, idest per se singulariter seu subsistenter, quia formae subsistenti convenit esse immediate, et non mediante alia forma, et sic per se subsistenter seu immediate habet esse" (2).

Ce mode de persêtiê, c'est encore, selon l’explication de Cajet&n, 1 2

(1) I P., q. 44, a. 2, Caj., n. 11.

(2) J. s. Th., C.P., T. III, P. Nat., P., q. 9, a. 1.

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un mode de persêitê physique (l).

Ce long développement était nécessaire pour rendre plus manifes­

te la différence très profonde qui existe entre le nécessaire absolu logi­

que et le nécessaire absolu réel. Un être créé peut être nécessaire de né­

cessité absolue réelle sans être nécessaire de nécessité absolue logique.

"Aliquid est possibile logicum quod tamen est necessa- rium reale. Possibile quidem logice, quia neutra pars contradictionis de secundo adjacente implicat contra­dictionem; puta nec ista, coelum est, nec iste, coelum, non est. Necessarium vero reale: quia in eo non est po­tentia ad aliud esse, ac per hoc nec ad privationem esse quod habet. Et quoniam supponimus quod quidquid non im­plicat contradictionem est possibile..(2).

L’expression ’nécessaire absolu’

tendre de deux façons très différentes.

nécessaire, selon tous les sens du mot.

est donc équivoque. On peut l’en-

Aucun être créé, comme tel, n’est

Il reste que non seulement Dieu

(l) "Vocatur...perseitas simpliciter, quae fundatur super habitudine

..terminorum, absolute sumptorum: perseitas vero physica, quae fun­datur super habitudine terminorum in esse naturali positorum... conveniunt...in hoc quod quaemadmodum quod convenit alicui per se simpliciter necessario et inseparabiliter adhaeret illi absolute sumpto; ita proportionaliter quod convenit alicui per se physice, necessario et inseparabiliter comitatur illud in esse naturali po­situm. Differunt vero quia praedicate per se simpliciter nihil non necessarium supponunt, quoniam respiciunt subjecta sumpta; praedi­cata vero per se physice supponunt aliquid non necessarium, sc. sub­jecta producta fuisse in rerum natura...Ex hoc' autem differunt se­cundo quia perseitas prima adeo est necessaria ut oppositum mnpli- cet contradictionem: perseitas vero secunda non est necessaria nisi necessitate naturalis cursus; et ideo oppositum non implicat con­tradictionem" . I P., q.50, a. 5, comm. Gaj., in IV.

(2) I P., q. 9, a. 2, comm. Gaj., n. 6

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■ 59 •

mais toute créature incorruptible est absolument nécessaire. Cependant

Dieu seul est un nécessaire absolu "per seipsum" (1), et par conséquent

"omnimodo necessarium".

".. .Nullam rea esse est simpliciter necessarium nisi Deum" (2).

C- NECESSITE HYPOTHETIQUE OU CONDITIONELIE

Après avoir défini la nécessité logique et la nécessité réelle,

et avoir montré en quoi elles diffèrent et comment elles peuvent être

dites toutes deux absolues, il convient d'étudier d’une façon spéciale

la notion de nécessité conditionnelle ou hypothétique.

Cette nécessité est-elle formellement logique ou réelle ?

Il est à remarquer que saint Thomas définit la nécessité hypothé­

tique en l'opposant aussi bien à la nécessité absolue logique qu’à la né­

cessité absolue réelle. Ainsi après avoir défini le nécessaire absolu lo­

gique, saint Thomas ajoute : 1 2

(1) I C.G., o. 15.

(2) I P., q. 19, a. 4, caram. Caj., n. 6. of. "Ponit enim s. Thomas hic (1, 9, 2) et in II C.G., cap. XXX et IAT et in Qu. De Potentia, q. 5, a. 5, et.ubique, angelos i et corpora coelestia entia realia neces­saria, possibilia tamen logice et per potentiam in alio; et solum Deum omnimodo necessarium". I P„, q. 9, a. 2, comm. Caj., n. 6.

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"Sic autem non est necessariam Socratem sedere. Une non est necessarium absolute, sed potest dici necessarium ex suppositione;1 supposito enim quod sedeat, necesse est eum sedere dum sedet" (l).

"Necessarium vero ex suppositione est quod non est neces­sarium ex se, sed "solummodo posito alio; sicut Socratem cucurrisset..." (B)i

Ailleurs, après avoir défini le nécessaire absolu réel comme étant

ce qui dans sa nature même est déterminé uniquement à être, saint Thomas

dit en quoi consiste le nécessaire hypothétique ou conditionnel.

"Necesse est enim quod non potest non esse. Quod quidem convenit alicui, uno modo ex principio intrinseco...Et haec est necessitas naturalis et absoluta.

Alio modo...ex principio extrinseoo, vel fine vel agente. Fine quidem .T«lt haec est necessitas finis...Ex agente...Et haec est necessitas coactionis* (3j.

Ces deux nécessités : nécessité de la fin et nécessité de coaction,

sont qualifiées de conditionnelles $

"...Necessarium dicitur multipliciter. Est enim necessa­rium absolute et necessarium ex conditione i et hoo est duplex i sc. ex conditione finis' val ez conditione agen­tis. Necessarium ex conditione agentis, est necessarium per violentiam : non enim qui violenter currit, necesse est currere, nisi sub hac conditione, si aliquis eum cogit. 1 2 3

(1) I P., q. 19, a. 3, c.

(2) De Ver., q. 23, a. 4, ad lum

(3) I P., q. 82, a. 1, c.

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Necessarium ex conditione finis est illud sine quo non potest consequi aliquis finis vel non ita faciliter” (l).

Dans les Livres II du G.G. et II du comm, des Physiques, saint

Thomas identifie la nécessité hypothétique avec la nécessité qui se prend

de la fin, et de la fin précisément en tant qu’elle est "posterius in esse”.

"Quod autem habet necessitatem ab eo quod est posterius in esse, est necessarium ex conditione vel suppositione; ut puta si dicatur, necesse est hoc esse si hoc debeat fieri $ et hujusmodi necessitas est ex fine, et ex forma in quantum est finis generationis" (2),

Enfin, dans le L. Y des Métaphysiques, cette nécessité hypothé­

tique est qualifiée de nécessité "secundum, quid”.

"Necessarium secundum quid et non absolute est, cujus necessitas dependet ex causa extrinseca" (S).

Dans le De Veritate, cette même nécessité est dite : nécessité de

conséquence.

"Ex praescientia Dei non potest concludi quod actus nostri sint necessarii necessitate absoluta, quae di­citur necessitas consequentis? sed necessitate condi- tionata, quae dicitur neoessTtas consequentiae"...(4). 1 2 * 4

(1) I Sent., D. VI, q. 1, a. 1.

(2) II Phys., 1. 15, n. 2. cf. "Necessitas...quae est a posteriori in psse licet sit prius natura, non est absoluta necessitas, sed con­diti onalis : ut, si hoc debeat fieri, necesse est hoc prius esse". II Ü.G., c. 29.

(5) Metaph., L. V. 1. 6, n. 834.

(4) De Ver., q. 24, a. 1, ad 13um.

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C'est en nous servant de tous les éléments contenus dans les pas­

sages cités ci-dessus que nous pourrons déterminer quelle est, au juste,

la nature du nécessaire hypothétique ou conditionnel.

Le nécessaire hypothétique est exprimé communément dans l'énoncé

d'une proposition composée conditionnelle. Chaque fois que saint Thomas

définit la nécessité hypothétique, il apporte des exemples analogues à

ceux que voici : "...necesse fore ut serra sit si debet habere serrae

opus" (1). - "Si Deus hoc vult, necesse est hoc esse" (2).

Pour une détermination parfaite de la notion de nécessité hypo­

thétique, certaines précisions sont prérequises concernant la nature et

les propriétés de la proposition conditionnelle.

A parler strictement, toute proposition hypothétique n'est pas

conditionnelle. La proposition hypothétique ou composée est celle qui a

pour parties principales deux propositions simples ou catégoriques, con­

jointes par une particule telle que : 'et', 'ou', 'si*. Cette particule

remplit, dans la proposition composée, un rôle analogue à celui du verbe

dans la-proposition catégorique. Dans la proposition conditionnelle pro­

prement dite, la copule hypothétique est la particule : si. Exemple :

si Paul court, il se meut. La proposition conditionnelle n'est donc qu'une

espèce de proposition hypothétique. Sa vérité, comme celle de toute autre 1 2

(1) II C.G., o. 30.

(2) IP., q. 19, a. 8, ad lum.

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espèce de proposition hypothétique, est distincte de la vérité des propo­

sitions catégoriques dont elle dépend* Tout en étant essentiellement dis­

tincte de la proposition simple, la proposition conditionnelle se tient

néanmoins dans la ligne de la deuxième opération de l'esprit, car elle est

signe de vérité.

Qu’est-ce donc que la vérité d'une proposition conditionnelle ?

C'est une vérité qui se définit purement et simplement par la conséquence.

Si la conséquence signifiée par une proposition hypothétique ou condition­

nelle est bonne, la proposition est vraie$ si la conséquence est mauvaise,

la proposition est fausse. Bien de plus n'est requis pour assurer la vé­

rité ou la fausseté d'une proposition conditionnelle. Dans ce cas, véri­

té et conséquence sont inséparables.

Puisque la bonté de la conséquence suffit, à elle seule, à assurer

la vérité de la conditionne lie, il est donc manifeste que cette vérité de

la proposition conditionnelle est une vérité de soi nécessaire. Toute con­

ditionnelle vraie est nécessaire, et toute conditionnelle fausse est impos­

sible. En effet, une bonne conséquence est toujours et nécessairement vraie.

Vérité, conséquence et même nécessité sont donc inséparables dans la pro­

position conditionnelle.

Puisque la proposition conditionnelle se définit par la conséquen­

ce et que le jugement, dans ce cas, porte exclusivement sur la conjonction

des catégoriques qui la composent, sa vérité est donc tout à fait indépen-

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dante de la vérité et de la fausseté, de la possibilité et de l’impossibi­

lité des catégoriques. Une conditionnelie peut être vraie même si les ca­

tégoriques sont fausses, et elle peut être fausse même si les catégoriques

sont vraies.

"Haec conditionalis est veras Deus potest prava agere si vult: nil enim prohibet conditionalem esse veram, licet antecedens et consequens sint impossibilia, ut patet in hac : si homo volat, habet alas" (1).

Dans la conditionnelle, la vérité est donc purement une vérité

de conséquence. La nécessité est aussi une nécessité de conséquence. C’est

le tout, comme tel, de la proposition conditionnelle qui est nécessaire,

non pas les parties. Il y a lieu de distinguer ici le sens composé du sens

divisé. La nécessité n’affecte que la composition des termes (2).

Tout ce qui précède doit être entendu de la proposition condition­

nelle en son sens le plus strict. Qu’entend-on par proposition condition­

nelle strictement dite ? Une proposition dans laquelle la copule hypothé­

tique "si" est véritablement significative de conséquence. Cette consé­

quence, toutefois, ne peut être plus qu’une conséquence virtuelle, car la 1 2

(1) De Pot., q. 1, a. 6, ad 3um« cf»: I, q. 25, a. 3, ad 2um, I Sent®,D» 42, q. 2, a, 1.

(2) "...Hoc autem non necessarium est absolute, vel, ut a quibusdam .dicitur, necessitate consequentis: sed conditione, vel necessitateconsequentiae. Haec enim conditionalis est necessaria * si videtur sedere, sedet, Unde et, si conditional!s in eategoricam transfe­ratur, ut dicatur, quod videtur sedere, necesse est sedere, patet eam de dicto intellectam et compositam esse veram; de re vero in­tellectam et divisam, esse falsam". I C,G., c. 67.

Page 54: Les preuves naturelles de l'existence des substances séparées · Ce que dit saint Thomas de la production des premières créatures ... le désir de mieux saisir et de mieux dégager

“ 45 ~

conséquence relève formellement de la troisième opération de l’esprit.

Pour bien saisir 1’importance de cette remarque, il faut savoir

qu’il existe trois sortes de propositions conditionnelles. L’une est pro­

prement conditionnelle, les deux autres ne le sont pas.

Jean de saint Thomas a défini et distingué parfaitement bien ces

trois sortes de propositions conditionnelles. Voici comment il caracté­

rise la première $

"Primo modo conditional!s non respicit veritatem extre- _ morum, sed illationem, et eam denotat particula ’si’ ut cum dico: Si sol lucet, dies est, ly ’si’ subrogatur loco particulae ’ergo’, perinde ac si dicas : sol lucet, ergo dies est, quasi ex praesuppositione, non ex asser­tione antecedentis procedens; et sic illatio non ex af­firmatione seu determinationis antecedentis procedens, per oonditlonalem illativam explicatur..." J. s. Th., C.

T.I, ti. 20, a. t. ~

C’est en cela que consiste la proposition conditionnée au sens

formel et strict. Fait étrange : elle est signe de vérité et elle impli­

que conséquence.

La deuxième espèce de conditionnelle n’est pas une conditionnelle

proprement dite. Elle n’est pas significative d’inférence, mais de la

pure coexistence de deux catégoriques. Ex.: si Paul marche, Pierre rit.

Cette conditionnelle équivaut à une copulative. Elle n’est vraie que si

les deux catégoriques qui la composent sont vraies (l). (l)

(l) "Secundo modo dicitur conditlonalis secundum puram concern!tantiam., .qualia sunt conditionata disparata, id est, quando inter conditio­nem et effectum consecutum nulla datur causalitas et connexio, sed solum significatur quod utrumque simul verifioabitur et coneomiten­ter existet..." J. s. Th., loc. cit.

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— 46 —

Enfin, il est une autre espèce de conditionnelle, qui n’est dite

conditionnelle qu’en un sens large et impropre, c’est celle qui exprime

l’exercice d’une certaine causalité de la condition (l’antécédent) sur

l’effet (le conséquent). Elle est dite impropre, parce qu’elle ne se dé­

finit pas formellement par la vérité et la nécessité de la conséquence vir­

tuelle impliquée dans la première espèce (l).

Ce n’est donc que dans la première espèce de conditionnelle qu’il

y a vérité de conséquence proprement dite et nécessité purement hypothéti­

que. L’objet de cette conditionnelle est connu de Dieu, par sa science

de simple intelligence. Pour quelle raison ?

"Quia quidquid pertinet ad quidditates et naturas rerum est connexionis necessarie et abstrahit de se abomni" existentia;.("2").

Puisqu’elle est l’objet de propositions conditionnelles dont la

vérité est exclusivement une vérité de conséquence constituée par une con­

nexion de termes, la nécessité hypothétique est donc manifestement une né­

cessité formellement logique. De même qu’il est un nécessaire logique qui 1 2

(1) "Tertio modo conditional!s significat aliquam oausalitatem seu ocaa- . duoentiam inter conditionem et effectum secutum : non explicandosolum bonitatem illationis et consequentiae, sed connexionem ante­cedentis et consequentis, quatenus antecedens quod ponitur per mo­dum conditionis aliquam inclinationem vel conducentiam aut causa­tionem importat ad id quod ponitur per modum consequentis.....particula ’si’ non ponitur ad explicandam solam bonitatem illatio­nis et consequentiae, et quasi vim seu formam prioristicem argumenta­tionis virtual!ter in conditional! implicitam, sed ad explicandam ipsarum veritatum connexionem, quae est materia posteriorities..«J. s. Thomas, loc. cit.

(2) J. s. Thomas, loo. cit.

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- 47 -

est dit absolu, et qui se définit "ex habitudine terminorum”, ainsi il

est un nécessaire logique qui est dit hypothétique et qui se définit éga­

lement “ex habitudine terminorum” et qui, de soi, fait abstraction de

toute existence (1).

Le nécessaire hypothétique est logique, et c’est comme tel qu’il

doit être défini, i.e. comme une connexion nécessaire de termes ”sub aliqua

conditione". Notons bien que ce qui est nécessaire "a posteriori in esse”

est hypothétiquement nécessaire, mais tout ce qui est hypothétiquement né­

cessaire n’est pas nécessaire a posteriori.

Voici quelques cas de nécessité hypothétique très différents

(materialiter) les uns des autres.

On peut dire que Dieu veut nécessairement tel effet qu’il produit

librement, mais il le veut de nécessité hypothétique et non pas de néces­

sité absolue.

"In quolibet immutabili, si semel est aliquid, non potest postanodum non esse. Si igitur divina volun­tas est immutabilis, posito quod aliquid vult, neces- se est ex suppositione eum hoc velle” (2). 1 2

(1) ”...Tunc dicitur simpliciter necessarium et absolute quando praedica­tum habet necessariam habitudinem ad subjectum sectandum suam naturam consideratum: quod est terminos habere necessariam habitudinem ex suis formalibus significatis. Necessarium autem ex suppositione di­citur quando praedicatum ad subjectum sectandum sui naturam considera­tum, necessariam habitudinem non habet, licet illam habeat ut sub aliqui conditione consideratur”. I C.G., c. 83, S. Ferr., n.l.

(2) I C.G., c. 83.

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- 48

a

L* immutabilité de la bonté divine est le fondement de cette sorte

de nécessité hypothétique. La remarque que fait saint Sylvestre de Ferra-

re à ce sujet est fort à propos :

"...Immutabilitas non requiritur ad omne necessarium ex suppositione :...Sed bene ad omne immutabile sequitur necessarium ex suppositione : quia necessitas immutabi­litatis tantum est etiam necessitas ex suppositione..."(1).

Faroe que 1'immutabilité de la volonté divine est au principe de

oette nécessité conditionnelle, les théologiens ont une manière spéciale

de la désigner.

"Unde hujusmodi necessitas apud theologos vocatur neces­sitas immutabilitatis" (2).

On peut dire encore : "Dum Sortes sedet necesse est (necessitate

hypothetica) necesse est ipsum sedere" (3). Ce n'est là qu'une application

particulière du principe $ Omne quod est necesse est esse quando est.

Cette nécessité du contingent présent est immédiatement fondée sur

le premier principe. En la niant, on nierait le premier principe. Il est

nécessaire que Socrate soit assis quand il est assis, car il est impossible

qu'il ne soit pas assis quand il est assis (4). En effet, il est impossible 1 2 3 4

(1) I C.G., o. 83, comm* S.F., n. 1.

(2) De Ter., q. 23, a. 4, ad lum. of. Ill Sent., D. 20, a. 1.

(3) I Perih., 1. 15.

(4) De Pot., q. 1, a. 5, o.

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- 49 -

qu'une chose soit et ne soit pas en même temps et sous le même rapport.

Comme dit Cajetan :

"...Res quantumcumque contingens, ex statu praesentiae contrahit quemdam necessitatis modum, ex suppositione status ad ipsam sub tali statu pertingentem.. ." (l).

Voici un autre exemple de nécessité hypothétique : "Si Deus pro­

vidit hoc futurum, hoc erit" (2). A ce sujet, s. Thomas, dit : "patet

quod haec conditional!s est vera". Et Jean de saint Thomas observe à pro­

pos de cette conditionnelle :

"Relinquit extrema contingentia, licet in vi consequentiae sit infallibile, et pertinet ad simplicem intelligentiem in quantum explicatur sola vis consequentiae inter decre­tum pro conditione" (3).

C'est l'efficacité du secours divin qui, cette fois, est au prin­

cipe de cette nécessité conditionnelie ou hypothétique. Dans le cas pré­

cédent, c'était la détermination de l'état de présence du contingent (4). 1 2 3 4

(1) I P., q. 14, a. 13.

(2) "Praeparatio hominis ad gratiam...potest considerari secundum quodest a Deo movente. Et tunc habet necessitatem ad id ad quod ordi­natur a Deo, non quidem coactionis sed infallibilitatis, quia in­tentio Dei deficere non potest..." I-II, q. 112, a. 3, c. cf. C.G., c. 94.

(3) J. s. Th., C. Theol., T. II, D. 20, a. 5.

(4) "Sed hoc non tollit contingentiam futurorum eventuum neque propter .certitudinem divinae cognitionis neque propter efficaciam divinaevoluntatis"-! De Malo,' q. 16, a. 7, ad 15um.

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• 50 ■

Un dernier exemple de nécessité hypothétique est contenu dans le

passage suivant :

"Alio modo est ex fine necessitas secundum quod est posterius in esse non absoluta, sed conditionata $ sicut dicimus necesse fore ut serra sit ferrea si debet habere opus serrae" (1).

A cet exemple de nécessité hypothétique s'applique précisément le

passage suivant, tiré de "Problème de 1 ' indéterminisme" de M.C. De Koninck:

"La nécessité hypothétique dont parle Aristote va du conséquent à 1* anté­

cédent, et non vice versa* Si le conséquent est donné, il est maintenant

nécessaire que l'antécédent ait été et qu'il ait causé. Le fondement de

cette nécessité qui relie l'antécédent au conséquent ne part pas de 1'anté­

cédent; il est extrinsèque à lui; la nécessité remonte du conséquent à l'an­

técédent. Quod habet necessitatem ab eo quod est posterius in esse, est

necessarium ex conditione. S'il y avait conversion des termes, si la cau­

se prochaine était nécessaire, il y aurait rapport réciproque absolument

nécessaire. Necessitas quae dependet ex causis prioribus est necessitas

absoluta. Quae habet necessitatem ex causa formali, vel ex causa effici­

ente, est necessarium absolute".

La nécessité hypothétique est une nécessité "authentique" et elle

est une nécessité logique. Ajoutons même qu'à l'intérieur de l'hypothèse,

il y a toujours nécessité absolue. Si Dieu veut, il est absolument néoes» 1

(1) II C.G., o. 50.

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- 51

saire qu’il veuille et qu’il ait voulu. Si Socrate est assis, il est ab­

solument impossible qu’il ne soit pas assis. Si Dieu donne sa grâce à

Paul, il se convertira infailliblement (l). Pour que la scie coupe, il

est absolument nécessaire qu’elle soit dure. 1

(1) De Ter., q. 25, a. 4, ad 15um

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» 62 ■

Chapitre premier

DE LA BONTE DIVIDE, fin ultime de la oréation

Toute perfection est essentiellement communicative de soi.

"Batura cujuslibet actus est quod seipsum communicet quantum possibile est" (l).

C’est donc la perfection qui est au principe de toute causalité,

dans la ligne de l’efficience comme dans la ligne de la finalité.

"Agens...in quantum hujusmodi est perfectum" (2).

"Manifestum est...quod unumquodque est appetibile secun­dum quod est perfectum, nam omnia appetunt suam perfec­tionem. In tantum est autem perfectum unumquodque in quantum est in actu..." (3).

Dans 1'exercice de la causalité efficiente, la perfection de l’ac­

te est principe de la production de l’effet; dans l’exercice de la causali­

té finale, la perfection de l’acte est principe de l’inclination d’un être

vers son bien.

Parce qu’elles ont un fondement commun, à savoir : l’essentielle

communicabilité de l’acte, la causalité efficiente et la causalité finale 1 2 3

(1) De Pot., q. 2, a. 1, o.

(2) I, q* 4, a* 2, c«

(3) I P», q. 5, a. 1, c.

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— 53

se définissent toutes deux par la diffusion d’une perfection.

"Diffundere, licet secundum proprietatem vocabuli videatur „importare operationem causae efficientis, tamen largo mo- do potest importare habitudinem cujuscumque causae, sicut Influere, et facere et alia hujusmodi0 (l).

En ce qui concerne particulièrement l’exercice de la causalité fi­

nale, la diffusion n’est rien d’autre que l'attraction par laquelle la fin

meut l’agent en se le connatur&lisant et en l'inclinant vers son propre

bien.

"Bonum dicitur diffusivum sui esse eo modo quo dicitur .finis movere" (2).

Or cette attraction exercée sur l'agent par la fin n'est dénommée

motion que par métaphore (3). C'est donc également par métaphore et en

un sens large que l’on peut, dans ce cas, parler de diffusion, puisque

toute diffusion proprement dite ne peut s'entendre que dé l’exercice d’une

cause efficiente. Cette motion ou diffusion en un sens large et métapho­

rique n’en constitue pas moins l'exercice d’une causalité réelle et véri­

table.

L^âmission" (4) ou "effusion de soi” (5), en quoi consiste l'exer- 1 2 3 4 5

(1) De Ver., q. 21, a. 1, ad 4um.

(2) IP., q. 5, a. 4, ad 2um; cf. i I Sent., D. 34, q. 2, a. 1, ad 4um.

(3) J. s. Thomas, C. Phil., I P., q. 13, a. 2.

(4) I-IIae, q. 51, a. 2, c.

(5) De Ver., q. 21, a. 1, ad 4um.

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cioe de toute causalité efficiente ou finale, exclue donc en son fonde­

ment la potentialité et la privation comme telles. Son unique principe,

c’est la perfection en tant que perfection,

"Diffundere enim perfectionem habitam in alia, hoc est de ratione perfecti in quantum perfectum" (1).

"Agere nihil aliud est quam communicare illud per quod .agens est in actu secundum quod est possibile" (2).

En conséquence, la possibilité de diffusion ou donation de soi es­

sentielle à toute cause, dans la ligne de l’efficience comme dans celle de

la finalité, est directement proportionnelle à son degré d’actualité et de

perfection.

Ainsi donc la seule considération de la perfection de l’acte et de

son essentielle diffusibilité rend parfaitement évidente la vérité de ce

principe-ci : tout agent agit en tant qu’il est en acte.

"Hihil agit nisi secundum quod est actu: unde quo aliquid est actu eo agit" (5).

Il est un autre principe non moins incontestable que le précédent,

c’est que tout agent agit pour une fin. L’induction la plus commune et

la plus vulgaire manifeste à l’évidence que tous les agents soit naturels, 1 2

(1) I P., q. 62, a. 9, ad 2um.

(2) De Pot., q. 2, a. 1, o.

(5) I P., q. 76, a. 1, c.

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soit libres, tendent, dans leurs opérations, vers un bien et par consé­

quent vers une fin. L’agent est toujours mû en quelque manière par la

vertu attirante de la fin. Sans doute, dans l’exercice de la causalité

divine, cette motion ne subordonne point à une fin l’action divine elle-

même, mais elle subordonne seulement le terme de cette action, à savoir $

la créature (1). Cependant, Dieu agit vraiment pour une fin bien que, ni

en lui-même ni dans son opération, il ne soit mû par cette fin. Tout agent

agit pour une fin est donc un principe qui se vérifie de la façon la plus

universelle et la plus absolue.

"...Omnia agentia necesse est agere propter finem" (2).

Enfin, il est un troisième principe dont la connaissance dérive

en quelque manière de la connaissance des deux premiers, et qui peut s’é­

noncer comme suit ; La fin de tout agent en tant qu’agent est l’agent lui-

même. Comme nous l’avons vu précédemment, c’est parce que la perfection

de l’acte ou de la forme est au fondement de toute causalité efficiente

que tout agent n’agit qu’en tant qu’il est en acte, et que son opération

se définit par la communication ou la diffusion d’une perfection. Par con­

séquent, l’agent, considéré précisément en tant qu1agent, ne présuppose,

dans ce qui constitue le fondement et le principe de son action, aucune

puissance à une perfection qui serait autre que lui-même et qui aurait pour 1 2

(1) IP., q. 19, a. 5, c.; De Ver., q. 23, a. 1, ad 3um; I Sent., D.45, q. 1, a. 2, ad 2um; J. s. Thomas, C. Theol., T.7, D.l, a. 2, nn. 50- 34; C. Phil., T. II, I F., q. 13, a. 3.

(2) I—Hae, q. 1, a. 2, c.

Page 65: Les preuves naturelles de l'existence des substances séparées · Ce que dit saint Thomas de la production des premières créatures ... le désir de mieux saisir et de mieux dégager

56 —

lui raison de fin. Il faut bien qu'il en soit ainsi puisque l'agent comme

tel est en acte.

"Agens in quantum agens non recipit aliquid" (l).

Dans l'effusion de sa propre perfection par l'exercice de sa cau­

salité, l'agent en tant que tel ne peut donc pas agir pour une fin en de­

hors de lui-même.

"Finis ultimus cujuslibet facientis, in quantum est .faciens, est ipsemet" (2).

"Unumquodque agens creatum invenitur per suam actionem .alio quodammodo ad seipsum attrahere" (3).

La nécessité pour l'agent comme tel de n'agir qu'en tant qu’il est

en acte, et la nécessité pour l'agent comme tel d'être lui-même la fin de

son action ont toutes deux un fondement commun et unique $ la perfection

de l'agent. Le principe selon lequel tout agent est lui-même sa propre fin

dans l'exercice de son activité est un principe qui s'applique à tout agent

créé, mais seulement en tant qu'il est agent. En d'autres termes, le prin­

cipe en question ne s'applique à un agent créé que selon la mesure de sa

perfection propre, et par conséquent d'une façon limitée, restreinte.

A Dieu, au contraire, le meme principe s'applique sans aucune res- 1 2 3

(1) I-IIae, q. 51, a. 2, ad lum.

(2) III, G.G., c. 17.

(3) De Male, q. 3, a. 1, c.

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- 57 -

triction ou limitation, en raison de l’actualité pure de l’essence divine.

L’infinie perfection de l’essence divine est donc simultanément la raison

d’être de l’infinie communicabilité de Dieu ad extra et la raison d’être

de sa primauté absolue comme cause finale à l’égard de toute créature réelle

ou possible. Lorsque nous aurons considéré attentivement en quoi la cause

seconde comme telle et la Cause Première comme telle diffèrent dans l’exer­

cice de leurs causalités respectives, la souveraine communicabilité de la

bonté divine et l’infinie libéralité de toute communication de cette même

bonté nous seront encore plus manifestes.

L'imperfection est de la raison même de la cause seconde en tant

qu’elle est seconde, c’est-à-dire en tant qu’elle se distingue de la Cause

Première et d’une certaine manière s’y oppose. Par définition, la cause

seconde est imparfaite parce qu’elle est essentiellement dépendante de la

Cause Première. Par contre, toute imperfection par mode de dépendance ou

de subordination est contradictoirement opposée à la raison de Cause Pre­

mière. La mise en exercice de la cause seconde est impossible sans qu’une

motion émanant de la Cause Première la fasse passer de puissance à acte.

Cette dépendance, cette potentialité et ce mouvement manifestent assez le

caractère déficient de toute cause seconde.

C'est en effet un même acte qui est à la fois principe d'être et,

radicalement, principe d'opération. En toute créature, cet acte est essen­

tiellement limité. Il est une perfection, mais imparfaitement possédée,

c’est-à-dire possédée en partie et non dans sa totalité. Aucune créature

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— 58 ■

ne possède par elle-même et essentiellement sa propre perfection. S’il

en était autrement, toute créature serait contradictoire, donc impossible.

Ce n’est pas un même principe qui peut constituer la raison d’être d’une

perfection et la raison d’être de la limitation de cette même perfection.

Puisque la cause seconde (toute cause créée) ne possède pas en plénitude

la perfection, qui est à la fois principe de son existence et de son opé­

ration, elle ne tient pas d’elle-même cette perfection, elle doit la rece­

voir par une communication que la Cause Première lui fait de sa propre per­

fection. .

“Si enim aliquid invenitur in aliquo per participa- _ tionem, neoesse est quod causatur in ipso ab eo oui essentialiter convenit, sicut ferrum fit ignitum ab igne” (1).

Toute cause seconde efficiente ou finale, en acte premier et en

acte second, c’est-à-dire considérée dans ce qui la constitue formellement

comme principe d’opération et dans oe qui la constitue en exercice même de

cette opération, est donc en dépendance intrinsèque de la causalité premiè­

re et universelle de Dieu.

"Causa secunda habet hoc ipsum quod agit per actionem _Causae Primae in cujus virtute agit” (2)

L’agent second (tout agent orêé) n’est qu’imparfaitement agent. 1 2

(1) I P., q. 44, a. 1, o.

(2) De Pot., q. 5, a. 8, c.

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» 59 «*

Il est à la fois agent et patient. Il ne peut agir qu’en étant préalable­

ment agi lui-même. Il a raison de patient par rapport à l’Agent Premier. '

Or c’est une même fin que celle de l'agent et du patient en tant

que tels, quoique sous des rapports divers (l). Par conséquent la cause

seconde, en tant qu’elle a raison de patient et qu’elle est mue par la

Cause Première à passer de puissance à acte, tend dans l'exercice de son

imparfaite activité vers une fin qui n'est autre que la Cause Première

elle-même.

"Sunt autem quaedam quae simul agunt et patiuntur, quae sunt agentia imperfecta; et his convenit quod etiam in agendo intendant aliquid acquirere“ (2).

Au travers des opérations par lesquelles ils diffusent à des êtres

inférieurs la perfection qui leur est propre, les agents seconds, en tant

que seconds et imparfaits, tendent à entrer en participation d’une perfec­

tion supérieure qui appartient en propre a la Cause Première.

w...Unumquodque quod est in potentia et in actu, fit „actu per hoc quod participat actum superiorem. Per hoc autem aliquid maxime fit in actu quod participat per similitudinem primum et purum actum” (3).

Comme on le voit, dans 1'exercice de toute causalité seconde ou 1 2 3

(1) I, 44, 4, a.; III Phys., S. 4; III, De An., 1. 2

(2) I, q* 44, a. 4, c.

(3) Quodl» 12, a. 5, o.

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• 60 —

créée, deux tendances se manifestent : la tendance de l'agent second en

tant qu*agent à donner sa perfection en participation à des êtres infé­

rieurs, et la tendance de l'agent second en tant que second à acquérir une

perfection d'un ordre supérieur en vue de l'exercice de sa propre causalité.

Ajoutons que la tendance de l’agent second à entrer en participa­

tion du bien d'un ordre supérieur précède la tendance de ce meme agent a

communiquer sa propre perfection à des êtres d'un ordre inférieur. Cette

seconde tendance est subordonnée à la première. Elle est donc également

moins profonde et moins intense que la première. Sans doute, l'agent se­

cond en tant qu'agent est lui-même la fin de la communication qu’il fait

de sa propre bonté, mais cette communication demeure essentiellement su­

bordonnée au bien commun qui est le bien propre de la Cause Première.

En d'autres termes, pour se communiquer, l'agent second doit rece­

voir, et il doit recevoir plus qu'il donne. Pour agir, il doit être mû,

et il n'agit que dans la mesure où il est mû. Il n'est pas purement et

simplement agent, mais il est à la fois agent et patient. On dit que

l'agent second en tant qu*agent est lui-même la fin de la communication de

sa bonté, mais c'est là une considération inadéquate à la raison de cause

seconde. A parler absolument, c'est la Cause Première qui est la fin ulti­

me de toute opération de l'agent second (1). 1

(1) I P., q. 44, a. 4, c. ; ad lum; II Sent., D. 1, q. 2, a. 1, c.j D. 37, q. 3, a. 2, o.

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Dieu seul est enclin à se communiquer, d'une inclination qui ne

connaît, du côté de Dieu, aucune limite parce qu'elle a son principe dans

1* actualité pure de l'essence divine. Dieu seul est fin ultime de ce qui

est produit par son opération. Sa bonté divine est infiniment communicable

et toute communication de cette bonté est infiniment libérale. Toute com­

munication d'un bien effectuée par un agent second manifeste d'une certaine

manière son indigence foncière de créature. Toute action d'une cause se­

conde est essentiellement utilitaire.

"Agere propter indigentiam non est nisi agentis imper­fecti , quod natum est agere et pati" (1).

Seules les communications divines sont purement libérales.

"Solius actio Dei est pure liberalis" (2).

Saint Thomas va même jusqu'à considérer la libéralité comme appartenant

quasi en propre à Dieu.

"Libéralités est quasi proprium ipsius" (3).

Dieu, en effet, ne possède en Lui-même et par Lui-même toute per­

fection. Il ne peut rien recevoir. Il peut tout donner. S’il agit sur

ses créatures, c'est seulement "ut ab ipso ipsummet suo modo conse- 1 2 3

(1) I q. 44, a. 4, ad lum.

(2) De Ver., q. 23, a. 4, c, of.: IP., q. 44, a. 4, c.j II Sent., D.l, q. 2, a. 1, c.; III G.G., c. 2; Comp. Theol., c. 99, 100, 101.

(3) I Sent., $ D. 45, q. 1, a. 2, sol.

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“ 62 —

quantur” (1). Son inclination à diffuser sa perfection, à répandre sa

bonté, ne connaît point de limite. Il est aussi souverainement libéral.

Le seul à l’être l

”...Ipse singulariter dicitur liberalis, quia in om­nibus aliis dantibus intenditur aliqua utilitas in dante...Unde nulla datio est pure liberalis, ut di­cit Avicenna, tr. V Metaph., o, 4, nisi Dei et ope­ratio ipsius” (2). 1 2

(1) III, C.G., c. 18.

(2) I Sent., D. 18, q. 1, a. 3, c.

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Chapitre deuxième

DE L'ASSIMILATION A LA BONTE DIVINE, fin prochaine de la création (l).

De ce que l'acte tend de sa nature à se communiquer autant que pos­

sible (2) et qu'il est au principe de toute causalité efficiente (et fina­

le) (3), il s'ensuit, avons-nous vu, que tout agent tend à se communiquer

aussi parfaitement que possible (4).

Dans la diffusion de sa propre perfection, l'agent ne peut avoir,

en tant qu'agent, d'autre fin que lui-même, car il n'agit pas en tant qu'en

puissance à une perfection et en tant que finalisé par elle, mais en tant

qu'il est en acte.

Ces données, qui se vérifient parfaitement de l'agent considéré

comme tel et dans sa raison la plus commune, s’appliquent de façon bien dif- 1 2 3 4

(1) L'assimilation à la bonté de Dieu peut être dite également: fin ulti­me intrinsèque de la création, I P., q. 65, a. 2,j q. 103, a. 2, c.;Ill C.G., c. 19.

(2) De Pot., q. 2, a. 1, c.

(3) I P., q. 4, a. 2, c.

(4) Cum enim canne agens intendat suam similitudinem in effectum inducere secundum quod effeo us capere potest, tanto hoc agit perfectius quan­to agens perfectius est: petet enim quod quanto aliquid est calidius, tanto facit magis calidum}...” II C.G., c. 45.

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férente aux causes secondes et à Dieu, Cause Première (1).

En effet, l’agent créé est, comme tel, un agent imparfait (2).

Pour agir, il doit passer de la puissance à l’acte, et par consé­

quent, recevoir une certaine actuation ou motion qui n’est rien d’autre

qu’une participation à la perfection et à l’efficience de la Cause Première.

Toute diffusion de sa propre perfection à des inférieurs effectués par un

agent second est nécessairement limitée et foncièrement utilitaire. C’est

la participation à la perfection plus grande de la Cause Première qui est

désirée principalement. La fin ultime de tout agent second est en dehors

de lui, parce que tout agent second est un agent imparfait. Dieu est le

seul agent qui soit lui-même la fin ultime de toute communication de sa

propre perfection (3).

Puisque l’acte tend de sa nature à se diffuser et à se répandre

et que Dieu est en acte "maxime et purissime" (4), Dieu est donc souve­

rainement enclin à communiquer au dehors sa propre perfection, d’une com- 1 2 3 4

(1) Tous les meilleurs textes de saint Thomas sur ce sujet ont été colli­gés par J. Legrand, s.j. dans "L’univers et l’homme dans la philoso­phie de saint Thomas" et par L.B. Geiger, O.P., dans "La participa­tion dans la philosophie de s. Thomas d’Aquin".

(2) I, q. 44, a. 4, c.

(3) De Malo, q» 1, a. 1, 0*5 II—II, q. 27, a. 3, c. II Sent*, D.l, q. 1, a. 1, c.; IV Sent., D. 8, q. 1, a. 1, q. la, ad lum; III C.G., o. 17.

(4) De Pot., q. 2, a. 1, c.

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65

munic&tion qui est purement libérale, puisque la communication de Lui-

même ne peut avoir d'autre fin que Lui-même.

En somme, nous avons indiqué précédemment quelle est la fin ultime

de tout agent en tant que tel, pour en arriver à mieux établir que la fin

ultime de toute communication effectuée par l'agent premier, c'est Dieu

Lui-même. Essayons de montrer maintenant quelle est, en toute diffusion

ou communication d'une perfection, la fin prochaine de l'agent comme tel

et de l'agent premier qu'est Dieu.

Quelle est la fin prochaine de tout agent en tant que tel ? C'est

la communication de sa propre perfection par voie de similitude.

"Finis autem proximus uniuscujusque agentis est ut si­militudinem suae formae in alterum inducat; sicut fi­nis ignis calefacientis est ut inducat similitudinem sui caleris in patiente, et finis aedificatoris est ut inducat similitudinem suae artis in materia" (1).

L'action se définit, comme nous l’avons vu antérieurement, par la

communication aussi parfaite que possible de la perfection dont l'agent

est en acte (2). Or l'agent est en acte par sa forme. Puisque l'action

et son effet son des participations à la perfection de l'agent, ils sont

donc des participations à la perfection de sa forme. 1 2

(1) II-IIae, q. 123, a. 7, o.

(2) De Pot., q. 2, a. 1, c.

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« 66 —

"Propria forma uniuscujusque faciens ipsum in actu, est principium propriae operationis ipsius” (l).

L’agent qui communique la perfection de sa forme dans l’exercice

de sa causalité et le patient qui reçoit cette communication conviennent

donc, d’une certaine manière, en une seule et même forme. Or la similitu­

de comme telle se définit par la convenance dans la forme.

"...Cum omnis similitudo attendatur secundum aliquam .convenientiam aiieujus foriaaae..." (2).

La perfection de l'effet est donc une perfection semblable à la

perfection de la cause. D'où l'adage philosophique : “erane agens agit

sibi simile" (3). L'effet est essentiellement une assimilation à sa cau­

se efficiente.

"Uniuscujusque enim effectus perfectio in hoc consis­tit quod suae causae assimiletur" (4). 1 2 3 4

(1) II-IIae, q. 179, a. 1, ad lum.

(2) De Ver., q. 2, a. 14, c.

(3) "Agere...quod nihil est aliud quam facere aliquid actu, est per se .proprium actus in quantum est actus, unde et omne agens agit sibi simile". I, q. 115, a. 1, c.

"Agens.,.agit sibi simile secundum formam:..." II C.G., c. 40. "Omnis effectus per se habet aliqualiter similitudinem suae causae _vel secundum eamdem rationem, sicut in agentibus univocis, vel secundum deficientem rationem, sicut in agentibus aequivocisj..." De Malo, q. 1, a. 3, o.

(4) De Subs. Sep., c. 12, 3°.

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- 67

L’inférieur (le patient) sur lequel s’exerce la causalité de

l'agent, n'est qu'en puissance par rapport à cette perfection qu'est la

similitude de l'agent. Cette participation à la perfection de l'agent,

voilà un bien qui a pour lui raison de fin. Bien plus, non seulement l'as­

similation à l'agent, mais, a fortiori, l'agent lui-même a raison de fin.

"Ipsum agens est appetibile et habet rationem boni : hoc enim est quod de ipso appetitur, ut ejus simi­litudo participetur" (l).

Cette conversion de l'effet à son principe ou tendance de l’ef­

fet à ressembler à l'agent est conséquente à la tendance de tout agent

à s'assimiler son effet. Cette dernière a sa raison d'être dans l'essen­

tielle communicabilité de l'acte qui est au principe de toute causalité

efficiente.

"Ejusdem rationis est quod effectus tendat in simili- .tudinem agentis, et quod agens assimilet sibi effec­tum" (2).

Sylvestre de Perrare ajoute en commentaire i

"Quod agens intendat assimilare sibi effectum sua ae- .tione est causa quod effectus tendat in similitudi­nem agentis, et mutuo se inferunt". 1 2

(1) IP., q. 6, a. 1. Cf.: "Agens dicitur esse finis effectus in quantum effectus tendit in similitudinem agentis". ÏÏI C.G., c. 19, 2°.

(2) III C.G., c. 21, 4°.

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“ 68

Quelle est donc la mesure de cette inclination réciproque de la

cause et de l'effet l'un vers l'autre ? C'est le drgré de la perfection

de l'agent.

.Omne agens (intendit) sueua similitudinem in effec­tum inducere secundum quod effectus capere potest, tanto hoc agit perfectius quanto agens perfectius est:..." (1).

La conversion à son principe, l'assimilation à sa cause, voilà

ce qui constitue le "bien, donc la fin, de tout être en tant que dépendant

d'un être supérieur. Or tout être créé est dans un rapport de dépendan­

ce essentielle à l'égard de Dieu. Par conséquent, en aspirant à être as­

similé à son principe quel qu'il soit, tout être créé aspire par un mouve­

ment bien plus intérieur et plus profond à être assimilé au Principe de

toutes choses, au Principe de tout principe. Cette aspiration la plus

foncière et la plus radicale à toute créature est la conséquence et l'ef­

fet de cette propension infiniment plus profonde et plus intense de l'Acte

Par à se communiquer en répandant sur les créatures les trésors de son in­

finie perfection.

En toute cause efficiente créée, la perfection en laquelle consis­

te le principe d'activité, et la perfection en laquelle consiste l'exerci­

ce même de cette activité sont limitées, donc imparfaites, donc participées,

donc essentiellement dépendantes d'un être auquel cette perfection convient

(1) II C.6., c. 45, init.

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• 69 •

par soi et en plénitude. En d’autres termes, dans son principe comme

dans l’exercice de son activité, la cause seconde présuppose la Cause Pre­

mière et lui est étroitement subordonnée.

"Causa secunda habet hoc ipsum quod agit per actio­nem causae primae in cujus virtute agit" (l).

Ajoutons encore que 1’action et 1*effet de toute cause seconde dé­

pendent plus entièrement de la Cause Première parce que la cause seconde

n’est principe d’activité que par participation au Principe de toute acti­

vité : Dieu (2).

De plus, l’effet de la cause seconde est atteint plus immédiate­

ment et plus efficacement par la Cause Première.

"...Impressio causae primae primo advenit et ultimo recedit..." (3).

"Virtus causae superioris erit immediatior effectui... "Quanto...aliqua causa est altior, tanto est communior .et efficacior, et quanto est effioacior tanto profun­dius ingreditur in effectum..." (4). 1 2 3 4

(1) De Pot., q. 5, a. 8, c. I-II, q. 19, 4, e.; De Pot., q.3, a. 4, c.; Quodl. 6, a* 3, c*.

(2) "Eminentius contingit aliquid causaquam causato. Sed operatio qua - causa sectanda causât effectum causatur a causa prima. Eam causaprima adjuvat causam secundam faciens eam operari. Ergo hujus ope­rationis secundum quam effectus producitur a causa secunda, magis est causa prima quam causa secunda". De Causis, 1.1. Cf.: I, q.104, a. 2, c.} I-II, q. 19, 4, o.; 85, c.; II Sent., D.l, q. 1, a.4, c.? V, 9, lOumj XXIV, 1, 4.

(3) De Causis, 1. 1.

(4) De Pot», q. 3, a. 7, Cf.: II Sent., D.l,qel,a»4,c«jCs Ver., q. 5,a.9, lOumj IV Sent.,D.12,q« 1, a.l, q.l, o.$ II C.C., o 89«

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70 -

Puisque l’effet est essentiellement une diffusion par voie d’as­

similation à la perfection de la cause, l’effet qui procède d’une cause

seconde est donc plus efficacement et plus universellement assimilé à la

Cause Première qu’à toute autre cause, car la communication de la Cause

Première est plus intérieure et plus immédiate (1). La Cause Première pé­

nètre davantage au-dedans de l’effet ("vehementius ingreditur" - "vehemen­

tius imprimit in effectu") jusqu’au point d’être plus intérieure à toutes

créatures que les créatures ne le sont à elles-mêmes.

Comme le dit saint Thomas, tout effet est contenu, d’une certaine

manière, dans sa cause (2) et toute cause pénètre, en un sens, au dedans

de l’effet (3). Ce sont là de fortes expressions dont saint Thomas se

sert pour mieux exprimer à la fois la dépendance de l’effet à l’égard de

sa cause ainsi que son assimilation à cette même cause.

Or c’est dans la cause première et suprême que toutes choses sont

entièrement contenues et c'est par la cause première que toutes choses sont

de toutes parts pénétrées. Puisque toute assimilation à une cause est com­

munication et manifestation de la perfection de cette cause, la perfection

de toute assimilation, c'est-à-dire son intensité et sa profondeur, est 1 2 3

(1) II Sent., q.l,a.4,c.? De Pot., q.7,a.l,:c. "ipsum enim esse est communissimus effectus primus et intimior omnibus aliis effectibus: et ideo soli Deo competit sec. virtutem propriam talis effectus...

(2) De Div. Horn., c. 9, 1. 3.

(3) De Pot., q. 7, a. 3, c.

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- 71 -

proportionne lie à 1* élévation et à la transcendance de la cause. Par con­

séquent, toutes les créatures sont essentiellement et principalement des

similitudes manife stative s de la perfection divine.

On a vu antérieurement que la fin prochaine de tout agent consis­

te dans la communication de sa perfection propre par mode de similitude et

de représentation. Cette perfection communiquée est une similitude de la

cause prochaine et immédiate, mais c'est en plus et bien davantage une si­

militude de toutes les causes supérieures auxquelles cette cause prochaine

est essentiellement subordonnée. Plus on remonte dans la hiérarchie des

causes, plus l'assimilation est parfaite, car la perfection communiquée est

plus grande et par conséquent la communication est plus intime.

Cependant, il n'est aucun agent créé, si excellent et si élevé

soit-il, qui puisse s'assimiler entièrement l'être inférieur sur lequel

s’exerce son activité. Ce qu'il y a de plus riche au fond de toute créa­

ture échappe à la causalité des agents créés dont cette créature dépend.

Dieu seul, par l’exercice de sa causalité absolument première et parfaite­

ment universelle, s’assimile le tout de chaque créature.

Toute communication de soi effectuée par un agent créée n’est ja­

mais entièrement désintéressé ni parfaitement assimilatrice des inférieurs

auxquels elle est faite. Dieu est le seul agent à qui il appartient de

pouvoir s'assimiler parfaitement chaque créature "perfectissime, quantum

naturae creatae convenit" (l). Il est aussi le seul agent dont les corn-

(1) Il C.G., c. 45.

Page 81: Les preuves naturelles de l'existence des substances séparées · Ce que dit saint Thomas de la production des premières créatures ... le désir de mieux saisir et de mieux dégager

• 72 "

mmications sont purement libérales, car il est le seul à ne point agir

en vue de l'acquisition d'un bien mais uniquement pour la diffusion et la

représentation de sa perfection. Bref, Dieu est le seul agent dont la cau­

salité est absolument universelle et transcendante.

Les longs développements contenus dans les deux premiers chapitres

étaient nécessaires, semble-t-il, pour manifester avec le plus d'éclat pos­

sible la transcendance absolue de la causalité divine, transcendance qui

a son principe dans l'infinie expansibility de l'acte pur. Ils étaient

nécessaires plus précisément pour manifester, au cours des chapitres qui

vont suivre, l’incomparable et souveraine convenance sinon la nécessité

pour Dieu de créer un univers parfait "simpliciter et absolute", à suppo­

ser qu'il veuille manifester sa bonté dans la production d'une oeuvre telle

que l'univers.

Jusqu'ici, nous avons montré qu'il revient à Dieu de s'assimiler

chacune des créatures de la façon la plus radicale, et la plus universelle.

Cette assimilation, est, à proprement parler, la plus parfaite possible si

on la considère du point de vue de chaque créature en particulier. C'est

là, néanmoins, une considération incomplète et insuffisante. L'assimila­

tion la plus parfaite possible de chaque créature en particulier est en­

core la moins parfaite possible si on la considère du point de vue de

l'univers dans son ensemble. Alors que l'agent créé est impuissant à se

(1) II C.G., c. 45.

Page 82: Les preuves naturelles de l'existence des substances séparées · Ce que dit saint Thomas de la production des premières créatures ... le désir de mieux saisir et de mieux dégager

communiquer selon ce qu’ il y a de plus profond et de meilleur en lui-même

(l'être) et qu’il est impuissant par conséquent à se former et s’assimiler

parfaitement l’effet qu’il produit, Dieu peut exprimer sa propre excellence

en une similitude qui soit “absolute et simpliciter" la plus parfaite pos­

sible. L’objet des prochains chapitres sera d’établir en quoi consiste

cette communication la plus parfaite possible de la bonté de Dieu.

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- 74 -

Chapitre troisième

DE LA MULTIPLICITE ET DE L'INEGALITE DBS CREATURES.

Puisque la perfection de l'acte est essentiellement diffusive de

soi, puisque l'agent en tant que tel est en acte et qu'il est en acte par

sa forme (1), tout agent aspire donc à répandre la plus abondamment pos­

sible, dans l'exercice de son activité, la perfection de la forme d'où

jaillit cette activité (2). Cette diffusion de sa perfection est effec­

tuée en autant qu'un inférieur entre, d'une manière ou d'une autre, en (3)

participation de sa forme propre. La forme de l'effet comme tel procède

de la forme de l'agent comme de son principe et elle est en quelque façon

précontenue en elle (4). Cette procession est donc essentiellement assi­

milatrice de l'effet à la forme. L'effet est par définition une similitu­

de de l'agent (5). Il en est par conséquent la représentation.

"Repraesentare aliquid est similitudinem ejus continere" (6). 1 2 3 4 5 6

(1) Il-IIæ, q. 179, a. 1, ad lum? Ill C.G., c. 88, 2°.

(2) "Omne agens intendit ad bonum, et melius secundum quod potest". III, _C.G., o* 94»

(3) I, q* 4, a. 3, c»

(4) De Ver., q« 3, a. 1, o.

(5) I, q» 110, a» 2, c»? I Sent., D. 36, q« 2, a. 3, c»? II G.G., c « 20? Ill C.G., o. 69? De Pot», q. 2, a. 2, c.? De Malo, q. 1, a. 3, c.

(6) I P., q. 45, a. 7, c.

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75 -

Il appartient ainsi à tout effet en tant que tel d’être manifes­

tat if de la cause dont il émane.

"Omnis effectus aliqualiter repraesentat suam causam sed diversimode11 (l) '

L’action est indivi sib lament assimilatrice de l’effet à la cause

et manifestative de la cause dans l’effet. C’est» en effet, par un même

mouvement que l’agent tend à se communiquer par voie d’assimilation et à

se manifester au-dehors. Et comme l’inclination de l’agent à se diffuser

et à se manifester le plus parfaitement possible a son principe dans la

communicabilité de la forme, plus l’agent est parfait, plus cette incli­

nation est vive et profonde et plus la représentation ou manifestation de

l’agent dans l'effet est parfaite "secundum quod effectus capere potest". /

Puisque Dieu est Acte Pur, Cause Première et Agent Parfait, sou­

verainement enclin à la diffusion de son infinie perfection, n’opérant

toujours que pour la seule communication et représentation de sa bonté

dans les créatures, il importe donc que cette manifestation de la bonté

divine dans les créatures soit la plus parfaite possible. Une telle ma­

nifestation, étant incompatible avec la limitation qui est essentielle à

toute créature, nécessite la production de créatures multiples et inégales.

En d'autres termes, une représentation parfaite de la perfection de Dieu

n'est réalisable que dans la perfection du tout qu'est l'univers. Quel­

ques considérations sur la nature de la cause efficiente et de son effet 1

(1) De Ver., q. 7, a. 6, ad 2um.

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vont nous permettre de mieux comprendre, dans la suite, pourquoi chaque

créature ne constitue en elle-même qu'une représentation inadéquate de

la bonté de Dieu.

Nous avons vu antérieurement que l’effet est comme tel une ’par­

ticipation* à la perfection de l’agent dont il procède. Or toute ’parti­

cipation’ implique nécessairement imperfection.

"Participare nihil aliud est quam ab alio partialiter .accipere" (l).

Tout être qui participe à une perfection se compare donc à la per­

fection à laquelle il participe comme la puissance à l’acte (2). Tout ef­

fet comporte donc perfection dans la mesure où il est une communication de

la perfection de l’agent, mais il comporte aussi imperfection dans la me­

sure où cette perfection n’est communiquée que de façon limitée. Il n’est

pas une similitude pure et simple, mais une similitude peu* imitation (3),

et une similitude qui est imparfaite. Tout effet est donc formellement

représentatif de sa cause efficiente, mais de façon déficiente. Il impor­

te donc que l’effet soit multiple pour compenser cette déficience propre à

tout effet en tant que représentatif et manifestatif de l’agent. 1 2 3

(1) II De Coelo, 1.18, n. 6. Cf.: I Metaph,, 1. 10, init.j In Boet. de Hebd., 1. 2.

(2) Quodl. 3, q. 8, a. 20, c.

(3) "Quaecumque igitur, formaliter sumpta, sunt causa et causatum, suntdiversorum ordinum fundamenta similitudinis...et consequenter est inter ea similitudo imitationis et non purae similitudinis : et propterea’ non est mutus". I P., q. 4, a. 3, comm. Caj., n. VI.

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- 77 -

"Cum. e.agens agat sibi simile» et effectus deficiant a repraesentatione suae causae, oportet quod illud quôd est in causa unitumjineffeotibus multiplicetur; sicut in virtute solis suht quasi unum omnes formae generabilium corporum, et tamen in effectibus distin­guuntur. Et exinde contingit quod per unam suam virtu­tem res aliqua potest inducere diversos effectus..." (l).

Ce qui vient d'être dit doit s'entendre de l'effet en rapport à la

cause dont il dépend essentiellement et par soi, non de la cause avec la­

quelle il est en rapport univoque.

"Ubi enim est univooatio, ibi non est causa et causatumNormaliter et per se, sed materialiter et per accidens:quoniam forma effectus Normaliter non dependei: a formacausae. Eon enim humanitas quae est in Socrate, forma- liter sumpta, dependet in esse aut in fieri ab humani- iate Platonis pattis, sed humanitas Socratis, quia est haec, ideo dependet a patre" (2).

Si la cause univoque ne transcende point la perfection de son ef­

fet, si l'effet de la cause univoque n'est pas une représentation réduite

et déficiente de sa cause, c'est parce que, à parler formellement, l'effet

n'est pas en dépendance de cette cause. Il n'est pas formellement l’effet

de cette cause (3). Il n'est en dépendance de lui que dans sa production

ou sa génération, non pas dans son être meme (4).

L'effet qui est dénommé tel, non par accident, mais formellement 1 2 3 4

(1) Le Lot., q. T, a.l, o• Cf * s Le Pot., q» 3, a. 6, ad 22um»

(2) I P., q. 4, a. 3, coram. Caj.» n. VI.

(3) II-II, q. 148, a. 3, ad 2um.

(4) I, q. 104, a, 1, c.j Le Pot., q. 5, a. 1, o.

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78 -

et par soi, est en dépendance essentielle de sa cause. Il est d'un autre

ordre (1). Il est une similitude de sa cause, mais sa cause n'est pas une

similitude de lui (2). Il n'est pas une cause par soi et essentielle qui

soit une similitude proprement dite de son effet. L'effet de la cause équi­

voque est dans sa cause selon un mode plus parfait qu'il n'est en lui-mê­

me (3), il n’est qu'imparfaitement expressif de la perfection de la cause.

Par conséquent, ce qui est dans la cause "simpliciter et eodem modo" doit

être dans l'effet "divisim et multipliciter" (4). Tout agent équivoque,

par soi et essentiel, étant naturellement enclin selon le degré de perfec­

tion de sa forme à se communiquer le plus parfaitement possible, tend donc

à se diffuser et à se communiquer en une multiplicité de déterminations dont

l'ensemble est éminemment expressif de sa propre perfection. Tel est le

comportement de tout agent créé équivoque. Avant de passer à l'application

de ces données générales à Dieu, le premier des agents équivoques, ajoutons

quelques précisions concernant la fin dernière de la création.

La fin de la création peut être soit extérieure, soit intérieure

à la création. 1 2 3 4

(1) I, q. 4, a. 3, ad 4um, comm. Gaj. n. V. "Est siquidem non falsum, sed verissimum et necessarium, quod causa et.causatum universaliter et formaliter sunt diversorum ordinum"; II Sent., D. 18, q. 2, a. 1, c.

(2) I Sent., D. 19, q. 1, a. 2, c.j D. 48, a. 1, ad 4umj De Ver., q. 2, a. 11, ad lum.

(3) De Causis, 1. 12.

(4) I, q® 13, a. 5, c »

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— 79 —

"Bonum.. .secundum quod est finis ali cujus est duplex..Est enim finis extrinsecus ab eo quod est ad finem, siout si dicimus locum esse finem ejus quod movetur ad locum. Est etiam finis intra, siout forma finis generationis et alteration!s, et forma jam adepta est quoddam bonum intrinsecum ejus cujus est forma" (l).

La fin absolument dernière de la création, c’est Dieu Lui-même.

C’est ce qui a été établi, en substance, dans le premier chapitre. Il

est impossible que Dieu, Acte Pur, agisse en vue d’un bien qui aurait pour

Lui raison de fin en tant qu'il transcenderait l’ordre divin. Dieu lui-

même est la fin dernière de toute oeuvre divine.

"Oportet autem ultimum finem rerum divinam bonitatem .esse. Rerum enim factarum ab aliquod agente per volun­tatem ultimus finis est quod est primo et per se veli­tum. ab agente, et propter hoc agit agens omne quod agit. Primum autem velitum divinae voluntatis est ejus bonitas.. .Neoesse est igitur omnium rerum factarum a Deo ultimum finem divinem bonitatem esse" (2).

Quant a la fin dernière intérieure à la création (3), elle est ex­

primée par saint Thomas de multiples façons : c'est la communication de

la bonté de Dieu.

”Sed primo agenti qui est agens tantum, non convenit _agere propter acquisitionem alicujus finis; sed inten- 1 2 3

(1) Metaph., L. 12, 1. 12.

(2) Comp. Theol., e. 101, Cf.: I, q. 103, a. 2, a.; I-IIae, q. 1, a. 8, c. q. 3, a. 8, ad 2um; II Sent., D. 38, q. 1, a. 1, c,; I C.G., c. 74; c. 75, III, c. 17, c. 45, c. 47, c. 64, c. 97, c. 102,; De Ver., q. 5, a. 6, ad 4um.

(3) On peut la dire: fin prochaine, comparativement à la fin ultime qu'est la bonté divine.

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— 80 ™

dit solum communicare suam perfectionem, quae est ejus bonitas” (l).

C’est encore l'assimilation a la bonté de Dieu.

“ld...quod praecipue in rebus creatis Deus intendit, est bonum quod consistit in as similatione ad Deum” (2).

C’est aussi l’imitation et la représentation de la bonté de Dieu.

"...Totum universum cum suis partibus ordinatur in .Dew siout in finem, in quantum in els per quamdam imitationem divina bonitas repraesentatur ad glo­riam Dei” (3).

C’est encore la manifestation de la bonté divine.

"Finis...divinae voluntatis in rerum productione est ejus bonitas in quantum per causata manifes­tatur" (4).

Quelle doit être la mesure de cette représentation par assimila­

tion et imitation de la bonté divine ? En un sens, elle doit être sans

mesure, c'est-à-dire qu'elle doit être la plus parfaite possible. 1 2 * 4

(1) I P., q. 45, a. 1, c.

(2) I P», q. 50, a. 1, ©•

(S) I P*, q* 65, a. 2, o. Cf. » De Pot*, q* 5, a. 18, o*

(4) II, C.C.> c. 58, 6°. Cf.: I, q. 44, a. 4, ad 3um; I-IIae, q. 1, a* 8, C»î q. 2. a. 5, ad 3um; II.Sent., D. 5, q» 1, a. 2, ad 4um; IT Sent.,D. 49, q* 1, a* 2, q* 2, c«; III C.G., o. 19; c. 20, c. 24, o * 25, c.34, c. 99; De Pot., q. 5, a. 5, o. ; ad 6um; De Ver., q. 23, al, ad 3w.

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"Natura cujus libet actus est quod seipsum communicet quantum possibile est» Unde unumquodque agens agit secundum quod est in actu. Agere vero nihil aliud est quam communicare illud per quod agens est actu, secun­dum quod est possibile. Natura autem divina maxime et purissime actus est. Unde et ipsa se ipsam commu­nicat quantum possibile est" (1).

C'est maintenant qu'il convient d'appliquer au Créateur, cause

première et universelle, les données antérieures relatives à la nature

de la cause équivoque et de ses effets.

Dieu est cause équivoque. Cela ne veut pas dire qu'il est cause

purement équivoque. En effet, la causalité se définit par rapport à l'as­

similation. Et 1'assimilation serait impossible dans l'hypothèse d'une

causalité essentielle purement équivoque.

"Ubi est pura aequivocatio,nulla similitudo in re­bus attenditur, sed solum unitas nominis" (2).

Dieu est cause équivoque, c'est-à-dire analogue (3) ou non univo­

que. Plus précisément, il est la première des causes non univoques. Or

l'effet de toute cause équivoque est précontenu en son principe selon un

degré de perfection plus élevé. Il est évident que la perfection de toute

cause équivoque ou essentielle est supérieure à la perfection de l'effet,

puisque la perfection de l'effet n’est qu’une perfection participée (4). 1 2 3 4

(1) I,q.l9,a.2,c.;II C.G.,o*SO; III C.G.,o.71,0.97.; De Div.Nom.,c.4,1.9.

(2) I C.G., c. 33.

(3) I, q. 6, a.2,c.,ccram.Caj., I Sent., D.8, q. 1, a. 2, sol.(4) I, q.4,a.2,c.;q.l3,a.5,c.;q. 105,a.1, ad Ium;q.ll0,a.2,c.;q.ll5,a.3,

ad 3um;III,q.62,a.3,c.$II Sent.,D.15,q.l,a.2,ad 4um; IV, Sent.,D.5, q.2,a.2,q.2,e. IC.G*,c.29,c*32| De Malo,q.l,a.3,c.$q.4,a.l, ad lûumj De Pot., q.5,a»l,c.;a.5,c.

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“ 82 —

Toute créature est donc préoontenue en Dieu, le premier des agents équivo­

ques, non seulement selon un mode plus parfait, mais selon le mode le plus

parfait possible : "excellentissimo modo" (l).

Si toute créature est inadéquatement représentative de la perfecti­

on des causes auxquelles elle est essentiellement subordonnée, à bien plus

forte raison toute créature est radicalement déficiente dans la représen­

tation ad extra de la perfection divine dont elle est par soi une simili­

tude.

1...Videmus in rebus quae sunt extra animam quod quaelibet res imitatur aliquo modo Deum sed imper» fecte..(2).

En un sens, 1*assimilation de la créature à Dieu est l'assimila­

tion la plus parfaite de toutes car elle est une participation au plus

grand de tous les biens, le bien divin, mais en un autre sens, elle est

la moins parfaite en raison de l'infinie distance qui sépare Dieu de la

créature. A vrai dire, de la créature à Dieu, il y a beaucoup moins de

similitude que de dissimilitude (3). Il est donc juste d'affirmer que les * 1

(1) I, q. 6, a. 2, c. sub fine.

(2) De Ver., q. 2, a. 1, c. Cf » % I, q» 12, a. 2, c.$ q. 42, a* 5, ad lum>q. 56, a. 3, ad 2umj II-IIae, q. 175, a. 4, c.; II Sent., D. 17, q. 1, a. 1, ad 6um; III G.G., c, 99.A plusieurs reprises, saint Thomas doit répondre à des objections ten­dant à prouver qu’il ne peut même pas exister de similitude véritable de la création à Dieu.Cf.îl, q. 8, a.l, ad Sum; IV Sent., D.17,q.l, a.2, c.? Quodl. 11, a.1, ad Sum.j De Ver., q. 2, a.11, ad lum. De Ver., q. 23, a. 7, ad9um$ ad Ilum; I Sent., D. 48, q. 1, a. 1, ad 4umj D. 35, q. 1, a. 4,ad 6umj D. 3, q. 1, a. 3, sol.j I, q. 42, a. 1, ad 2um? I, q. 25, a.2, ad 2um; q. 33, a. 2, ad 4um.

(5)

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■ 83 »

créatures sont plus distantes de Dieu que de toute autre cause subordonnée

à Dieu.

Sous un autre rapport» cependant» Dieu est infiniment plus à pro­

ximité des créatures et présent en elles que toute autre cause n’est pré­

sente en son effet, car il agit immédiatement en chacune d’elles.

Nous avons montré, dans la première partie de ce chapitre, que

tout agent universel et équivoque est enclin à se communiquer et à se ma­

nifester au-dehors en une multiplicité d’effets ou similitudes dont l’en­

semble exprime davantage la perfection plus une et plus intense de sa for­

me.

Il importe donc infiniment plus que le Premier Agent universel

et équivoque, Dieu, souverainement enclin à la plus grande diffusion pos­

sible de sa surabondante perfection, manifeste sa propre excellence par

la multiplicité et la variété des créatures.

“Distinctio rerum et multitudo est ex intentione primi agentis quod est Deus. Produxit enim res in esse prop­ter suam bonitatem communicandem creaturis et per eas repraesentandam. Et quia per unam creaturum sufficien­ter repraesentari non potest, produxit multas creaturas et diversas ut quod deest uni a<i repraesentandam divinambonitatem suppleatur ex alia; nam bonitas quae est inDeo simpliciter et uniformiter, in creaturis est multi­pliciter et divisim. Unde perfectius participat divinam bonitatem et repraesentat eam totum universum quam, alia quaecumque creatura. Et quia ex divina sapientia est causa distinctionis rerum..(1) 1

(1) I, q. 47» a. 1, c.

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- 84 -

De meme que la distinction des créatures a son principe dans la

divine sagesse, en tant qu’elle contribue à une plus entière et parfaite

manifestation de la bonté de Dieu, ainsi en est-il de leur inégalité.

"Principaliter est distinctio formalis quam materialis..Distinctio autem, formalis semper requirit inaequalita­tem. ..Sicut ergo divina sapientia causa est distinctio­nis rerum propter perfectionem universi, ita et inae­qualitatis. Non enim esset perfectum universum si tan­tum unus gradus Vonitails inveniretur 'in rebus'" (1).

Pour que l'univers soit parfait, il est nécessaire que les êtres

qui le composent se distinguent non pas seulement au point de vue acci­

dentel et numérique, mais encore au point de vue essentiel et spécifique.

La distinction spécifique contribue à une plus parfaite manifestation de

la bonté divine parce qu’elle est plus profonde (2). L’inégalité qu’elle

implique permet aux êtres supérieurs d’exercer leur activité sur les in­

férieurs et d’imiter Dieu dans l’exercice de sa causalité sur les créatu­

res. Il est entendu que la cause et l’effet considérés "formaliter per

se" (3) doivent être de perfection inégale car tout effet est formelle- 1 2 3

(1) I P., q. 47, a. 2, c.

(2) I q. 30, a. 3, c.; I q. 47, a. 1, o.; a. 2, o.j II C.S., o. 39, 2° III C.6., o. 92; De.Ver., q. 12, a. 13, ad 2um.

(3) I q. 4, a. 3, comm. Caj., n. VI.

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“ 85 «

ment et intrinsèquement dépendant de sa cause (1).

A ce point précis de notre exposé, nous sommes en mesure d'iden­

tifier la fin dernière 'ad intra’ et ’secundum quid’ de la création non

seulement avec la communication, l’assimilation, l’imitation et la manifes­

tation de la bonté de Dieu (voir textes cités page 80) avec la multiplici­

té et la diversité des créatures. C’est, en effet, dans la diversité des

créatures qu’est réalisée la représentation la plus parfaite possible de

la perfection divine.

"Deus.. .universitatem creaturarum vult propter seipsam, .licet propter seipsum eam vult esse; haec enim duo non repugnant.' Vult enim Deus ut creaturae sint propter ejus bonitatem, ut eam suo modo Imitentur et repraesen­tent; quod quidem faciunt in quantum ab ea esse habent et Tn suis naturis subsistunt. Unde idem est dictu quod Deus omnia propter seipsum feoit...et quod creaturas fe­cerit propter earum esse..." (2).

Faroe que les créatures représentent la bonté de Dieu selon leur

être, il revient au même de dire que Dieu veut les créatures pour la re- 1 2

(1) "Quia...divinam bonitatem perfecte repraesentari impossibile fuit .propter distantiam uniuscujusque creaturae a Deo, necessarium fuit ut repraesentaretur per multa, ut quod deest ex uno suppleretur ex alio. Nam et in conclusionibus syllogisticis quando per unum me­dium non sufficienter demonstraretur conclusion, oportet media mul­tiplicari ad conclusionis manifestationem, ut in syllogismis dia­lecticis accidit..." Est...multitudo rerum et distinctio ab in­tellectu divino excogitata et instituta in rebus, ad hoc quod di­versimode divina bonitas a rebus creatis repraesentetur, et eam secundum diversos gradus diversa participarent, ut sic ex ipso di­versarum rerum ordine quaedam pulchritudo resultet in rebus, quae divinam sapientiam commendaret". Comp. Theol., o. 102.

(2) De pot., q. 5, a. 4, o.

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* 86 «

présentation de sa bonté et pour leur être meme.

Or, plus précisément encore, c’est dans la diversité de l’être

que consiste cette représentation la plus parfaite de Dieu. On peut donc

dire aussi bien que Dieu veut les créatures pour la représentation de sa

bonté et qu’il les veut pour la multiplicité et la diversité de leur être.

Saint Thomas affirme explicitement ce que nous venons de déduire de don­

nées antérieures :

"In...ordine secundum quem ratio divinae providentiae .attenditur, primum esse diximus divinam bonitatem quasi ultimum finem, qui est primum principium in agendis; dehinc vero rerum numerositatem;... Sicut ergo prima ratio divinae providentiae simpliciter est divina bonitas, ita prima ratio in creaturis est earum numerositas..." (ij.

Cette "numerositas" qui est "prima ratio in creaturis" c'est la

diversité des formes. Or, comme l'explique saint Thomas (2), la forme est

le principe selon lequel toute créature participe à l’être. Mais selon

qu'une chose est, elle ressemble à Dieu. Il est donc nécessaire que toute

forme consiste en une similitude de la bonté de Dieu participée dans les

choses. La forme est quelque chose de divin, & écrit Aristote. Or toute

similitude à ce qui est simple (Dieu) ne peut être diversifiée que par une

plus ou moins grande proximité de oe dont elle est similitude. Puisque 1 2

(1) III C.G., c. 97.

(2) III C.G., o. 97.

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87 -

toute similitude est d'autant plus parfaite qu'elle est à une plus grande

proximité de Dieu Lui-même, toute diversité de formes implique donc diver­

sité de perfection, supériorité et infériorité, priorité et postériorité,

donc ordre.

Cette fois, nous en sommes à identifier la "finis ultimus" ou

"prima ratio iu creaturis" avec l'ordre. Au juste, qu'est-ce donc que

l'ordre ?

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88 •

Chapitre quatrième

DE L' ORDRE DANS L’ UNIVERS

Saint Augustin nous a laissé la définition suivante de l’ordre :

"Ordo est parium dispariumque sua cuique loca tribuens dispositio" (l).

Cette définition est très connue et elle est la plus courante, mais elle

exprime inadéquatement la nature de l’ordre comme tel. Elle ne se véri­

fie que d’une espèce très particulière d’ordre, l’ordre selon le lieu.

Elle ne nous dit pas explicitement en quoi consiste l’ordre considéré

dans sa raison la plus universelle.

A la différence de saint Augustin, saint Thomas n’a pas formulé

une définition proprement dite de l’ordre, mais il en a énuméré tous les

éléments et il nous a fourni les précision nécessaires à une déterminati­

on parfaite de cette définition.

"...Ordo in ratione sua includit tria, scilicet, ratio­nem prioris et posterioris: unde secundum omnes illos modos potest dici esse ordo aliquorum secundum quos aliquis altero prius dicitur et secundum locum et secun­dum tempus et secundum omnia hujusmodo. Includit etiam distinctionem, quia non est ordo aliquorum nisi distinc­torum. Sed Koc magis praesupponit nomen ordinis quam significat. Includit etiam tertio rationem originis ex qua etiam ordo in speciem contrahitur“ (2). 1 2

(1) XIX De civ. Dei, cap. 13.

(2) I Sent., D. 20, q. 1, a. 3, q. 2, Cf.i De Pot., q. 7, a. 11, c

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« 89

A la lecture de ce texte, 11 semblerait que la "ratio prioris et

posterioris" soit 1* élément le plus caractéristique de l’ordre considéré

dans ce qui le constitue formellement. En effet, comme le dit saint Tho­

mas, la distinction, quoiqu’incluse dans la notion d’ordre, est plutôt pré­

supposée que signifiée par le terme ordre, et la "ratio originis" est une

différence qui contracte la raison commune d'ordre. Cependant, en réalité,

et comme il ressort d’une étude attentive de tous les textes de saint Tho­

mas qui se rapportent à la notion d'ordre, la "ratio prioris et posterio­

ris" n'est pas essentielle à l'ordre considéré dans sa raison la plus uni­

verselle . C'est plutôt la "ratio originis" qui est essentielle à l'ordre

comme tel. Voici donc les distinctions qui s'imposent à ce sujet.

Premièrement, il est une 'ratio originis' qui constitue la dif­

férence spécifique de 1'espèce d'ordre qui est dénommée "ordo originis"

(l'ordre de la Trinité) et qui exclut toute priorité et postériorité, soit

selon le lieu, soit selon le temps, etc. Cette 'ratio originis * n'est

pas essentielle a l'ordre comme tel, mais à telle espèce d'ordre. Deuxiè­

mement, il en est une autre qui est commune a toute espèce d'ordre parce

qu'elle est essentielle à l'ordre comme tel.

En effet, l'ordre se conçoit toujours par rapport à un principe.

"Ordo semper dicitur per comparationem ad aliquod .principium" (1). (l)

(l) I P., q.42,a.3, c. Cf.: I P., q. 21, a. 3, c.j Quodl. 5, a. 19, c.

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Et comme la notion de principe est une notion analogique, ainsi

en est-il de la notion d’ordre. Or, tout principe en exercice implique

origine. Principe et origine sont donc toujours de la raison d’un ordre

donné, que cet ordre soit logique ou réel, divin ou créé, selon le lieu

ou selon le temps.

Par contre, la priorité et la postériorité ne peuvent être de l’es­

sence d'un ordre donné qu'en autant que cet ordre est créé. La raison de

principe (et par conséquent, celle d’origine) est intrinsèque à toute prio­

rité et postériorité.

“Prius et posterius dicitur secundum relationem ad aliquod principium" (l).

Cependant la raison de priorité et de postériorité n’est pas es­

sentielle à toute exercice d'un principe. L’ordre est inséparable de tout

principe en acte, mais il n'inclut pas universellement priorité et posté­

riorité. Cajetan nous explique comment saint Thomas, dans son commentaire

du premier Livre des Sentences, pouvait affirmer apparemment le contraire

à savoir que la "ratio prioris et posterioris" est commune a tout ordre.

Il s’agissait seulement de tout ordre créé.

"Ordo ratione generis includit prius et posterius et .non ratione proprii differentialis conceptus. Et quia ad divina omnia transferuntur sublatis imper­fectionibus, ideo ordo in divinis est sine priori (l)

(l) II-IIae, q. 26, a. 1

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■ 91 —

et posteriori: sicut etiam est ibi principium absque principiato. Loquimur enim modo utendo terminis prout communiter in philosophia utimur et creaturis communes sunt" (l).

Conclusions : puisque l’élément distinction est plutôt "présupposé"

au signifié formel du mot "ordre", et puisque l’élément priorité et pos­

tériorité ne peut être essentiel qu’à tel ordre donné, l’ordre créé, il

est donc évident que ce qui définit le plus formellement l’ordre comme tel,

c’est la relation à un principe et l’unité qui en résulte. Quant à l’ordre

créé, on pourrait formuler sa définition dans les termes suivants : ordo

est relatio plurium distinctorum ad aliquod principium per modum prioris

et posterioris.

On distingue autant d’ordres différents qu’on distingue de princi­

pes différents.

"...Secundum omnes modos illos potest dici ordo aliquo­rum secundum quod aliquis altero prius dicitur, et se­cundum locum et secundum tempus, et secundum omnia hu­jusmodi" (2).

La division principale est la division en ordre réel et ordre lo­

gique (3). L’ordre est dit réel ou de raison selon que la distinction des

éléments ordonnés est réelle ou de raison. L’ordre réel se divise à son

tour en ordre "per se" et ordre "per accidens". L’ordre "per se", c’est 1 2 3

(1) II-IIae, q. 26, a. 1.

(2) I P., q. 42, a. 3, o.

(3) Ethic., 1. I, Sent., 1; De Pot., q. 10, a. 5, c.; q. 5, a. 12.

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92

1*ordre des espèces. L’ordre "per accidens", c’est l'ordre des individus

dans une espèce. Cet ordre est dénommé "per accidens" parce que les

individus d'une même espèce ne diffèrent point par leur nature, mais par

leurs notes, individualités, lesquelles sont accidentelles à la nature de

l'espèce (l). Les espèces, au contraire, diffèrent par leur nature. C'est

pourquoi elle® sont dites ordonnées "per se". La perfection d'un ordre

étant proportionnelle à la perfection de la distinction des éléments ordon­

nés, il s'ensuit que l'ordre "per se" est plus parfait que l’ordre "per

accidens" (2).

"Quod... est per se potius est eo quod est per accidens"(3).

Puisque l'ordre est défini par l'unité d'une pluralité, il nous

est impossible d'en traiter sans être amené à considérer le rapport du

tout à son principe et le rapport du tout aux parties qui le constituent.

L'unité d'ordre d’un tout est fondé sur une certaine similitude commune

à toutes les parties qui intègrent le tout. Parce qu'elle est commune

à plusieurs, cette similitude est participée d'un être supérieur qui

est principe du tout.

"...In quibuscumque diversis invenitur aliquid unum ,commune, oportet ea reducere in unam causam quantum ad illud commune"(4). 1 * 3 4

(1) De Spir. Creat., q. 1, a. 8, c.

(2:) De Subs. Sep., c.13*

(3) De Causis, 1. 1.

(4) De Fot., q. 6, a. 6, c.

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- 93

Or nous avons établi précédemment (l) que l’agent lui-même

et la similitude participée de la perfection de l’agent ont tous deux

raison de bien et de fin pour les inférieurs sur lesquels s'exerce

1 'activité de l'agent (2). L'ordre des parties d'un tout ainsi que le

principe d'où dérive cet ordre ont donc raison de bien et de fin pour

les parties. La cause dont procède l'ordre des parties est "finis ex­

trinsecus" . L'ordre même des parties est "finis intra, sicut forma

finis..."

"Forma.. .alicujus totius quod est unum per ordinatio­nem partium est ordo ipsius t unde relinquitur quod sit bonum ejus" (3)*

Dans un tout, l’ordre a donc raison de forme, les parties ont

raison de matière. Proportionnellement, l'ordre est aux parties d'un

tout ce que la forme est à la matière dans un composé substantiel ou

dans un composé, accidentel. La forme est "quid divinum et appetibile",

elle est détermination, perfection, principe et raison d'être de la

matière. La matière est puissance et appétit de la forme, elle est essen­

tiellement dépendante de la forme et transcendant&lement ordonnée à

celle-ci. De même l'ordre est perfection et raison d'être des parties.

La partie, selon tout ce qu'elle est comme partie, dit rapport et or­

dre au tout. Elle participe à la perfection propre du tout dont elle

tient sa propre perfection de partie. Et le principe formel de la per- 1 2

(1) Page 68

(2) I, q. 6, a. 1; De Male, q. 3, a. 1, c.

(S.) Met&ph., L. 12.

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- 94 -

feetion du tout, c'est son ordre*

"Quaelibet pars id quod est est totius" (l).

"Pars...id quod est totius est; unde et quodlibet bonum partis ordinabile est in bonum totius" (2).

Comme le tout est une participation, et par conséquent une

similitude imparfaite de la perfection de sa cause, ainsi la partie

est une participation et par conséquent une imitation imparfaite de

la perfection du tout. Le tout est ordonné à son principe et les par­

ties sont ordonnées au tout comme l’imparfait au parfait, comme la

matière à la forme, comme la puissance à l'acte (3).

Cet ordre qui est "finis intra" et "forma finis" du tout se

dédouble en l’ordre des parties â leur fin et l'ordre des parties entre

elles.

"In exectitu invenimus duplicem ordinem: unum quo exercitus partes ordinantur ad invicem, alium quo ordinantur ad bonum exterius, sciïioet ad bonum ducis; et ille ordo quo ordinantur partes exerci­tus ad invicem est propter illum ordinem que exer­citus totus ordinatur ad ducem; unde si non esset ordo ad ducem, non esset ordo partium exercitus ad invicem” (4).

(1) II-IIae, q>. 64, a. 5, o.

(2) II-IIae, q. 58, a. 5, c. I-IIae, q. 90, a. 4, c«;

Cf. * X, q. 65,a. 2z, o. ; q. 70, a. 2i, o * ; III C. G., o. 64; c. 112.

(5) II-IIae, q. 64, a. 2,c»; I C. G., c » 86.

(4) De Ver., q. 7, a. 3, e.

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L"ordo ad finem" est fin, il est cause.

"Qrdo...ad finem est fini proprinquior quam ordo partium ad invicem et quodammodo causa ejus" (l).

L"ordo ad invicem" est donc essentiellement de l"ordo ad finem. ".

"Quantumcumque.. .multitudinem invenimus ordina­tam ad invicem, oportet eam ordinari ad exterius principium" (2)

L'ordre mutuel des parties est donc un bien supérieur à chacune

des parties considérée en elle-même; l'ordre des parties à leur fin est

un bien supérieur à l'ordre des parties entre elles; la fin qui est prin­

cipe de 1' "ordo finem" est un bien supérieur à l'ordre comme tel. Tout

ordre est 'forme*, mais c'est 1' "ordo ad finem" qui est forme ultime.

Toutes ces notions relatives à la partie et au tout sont d'une ap­

plication facile à l'univers. Ce dernier, en effet, est formellement un

ordre. Il consiste en la multiplicité ("numerositas") des créatures

unifiées par leur rapport à leur fin ultime, Dieu.

"Quaecumque♦..sunt a Deo ordinem habent ad invicem .et ad ipsum Deum" (5). 1 2 3

(1) De Ver., q. 5, a. 1, ad 9um.

(2) De Ver., q. 5, a. S, c.

(3) I P., q. 47, a. 3, c.

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» 96 ■

Cet ordre qu'est l'univers est donc double» et l'ordre mutuel de

ses parties est en dépendance de l'ordre des parties à Dieu (1), et il est

pour (2) oet ordre qui est le meilleur (3). Dans les deux cas» l'ordre le

meilleur, c'est l'ordre "per se" des parties de l’univers.

"Si sunt res in universo dispositae sicut optimum est eas esse eo quod omnia ex summa bonitate dependent; melius est autem aliqua esse ordinata per se quam per accidens ordinentur : est"'igitur totius universi ordo" non per accidens, sed per se" (4).

Au cours des précédents chapitres, nous avons identifié la fin der­

nière intrinsèque de l’univers avec 1’assimilation des créatures à Dieu et

la représentation en elles de la bonté de Dieu (5).

Nous avons aussi identifié cette meme fin avec la multiplicité et

l’inégalité des créaturest

"Sicut...prima ratio divinae providentiae simplici­ter (finis ultimus absolute) est divina bonitas, ita prima ratio (finis ultimus intra) in creaturis est earum numerositas" (6).

Nous pouvons dono également identifier cette fin intrinsèque de

(1) De Pot., q. 7» a. 9, c.

(2) Il Sent*, D. 1, q. 1, a. 3, c.

(3) I Ethic., 1. 1.

(4) De Subs. Sep., c. 13.

(5) "Id quod praecipue in rebus consistit in assimilatione

creatis Deus intendit, est bonum quod ad Deum" IP., q. 50, a. 1, c.

(6) III C.G., c. 97.

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l1 2 3 4 5 6 7 8 9univers avec l’ordre.

"Id quod est bonum et optimum in effectu est finis productionis ipsius. Sed bonum et optimum universi consistit 'in ordine partium ad invicem (ejus) qui sine distinctione esse non potest" (l).

"Hoc (finis a causae primae)...est distinctio et or- do partium universi qui est quasi ultima forma" T%).

"Finis quidem universi est aliquod bonum in ipso ex­istons, so. ordo ipsius universi: hoc autem bonum non est ultimus finis (bonitas divina), sed ordina­tur ad bonum extrinsecum ut ad ultimum finem" (3).

L’ordre universel est un bien créé (4), donc limité, mais de tous

les biens créées il est le plus rapproché de la bonté divine le plus par­

faitement expressif et manifeetatif de cette même bonté (5). Il consti­

tue la perfection ultime de l’oeuvre de Dieu (6), dépassant tout autre

bien de la créature (7). Il est voulu pour lui-même (8) et principale­

ment (9), car il est le bien le meilleur de la création, le plus univer­

(1) II C.G., c. 39.

(2) II C.G., c. 42.

(3) IP., q. 103, a. 2, ad 3um.

(4) I, q. 22, a. 1, o»

(5) III C.G., c. 64.

(6) II C.G., c. 45.

(7) II Sent., D. 29, q. 1, a. 3, ad 4um; De Pot., q, 3, a. 18, c.

(8) Comm, in Epist. ad Rom., o. 8, 1. 6.

(9) ï, q. 49, a. 2, c.

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• 98

sel (l), le plus diffusible, le plus commun, et par conséquent le plus

divin. Dans l’ordre naturel, il est la plus grande perfection participa-

ble de la bonté de Dieu, manifestant cette bonté dans son éminence même (2).

Aussi est-il l’objet principal du vouloir et de l’intention de Dieu (3),

est-il aussi le bien dont Dieu prend le plus grand soin, puisqu’il est son

effet propre (4). Cet ordre, en effet, procède de la Sagesse infinie de

Dieu et il en est la manifestation la plus éclatante (5). C'est lui qui

répond le plus efficacement à la souveraine inclination de la bonté divine

à se donner en participation et par voie de similitude à des créatures :

"ex propria Dei intentione perfectionem creaturae dare volentis qualem pos­

sibile erat eam habere” (6).

Il conviendrait d’exalter encore davantage l'excellence du plus

grand des biens créées naturels l'ordre de l’univers. De nos jours, n'ose-

t-on pas nier la subordination de la personne au bien commun de l'ordre

universel sous le spécieux prétexte de mieux sauvegarder la dignité de la

personne ?

La créature intelligente est la créature la plus parfaite, et en 1 2 3 4 5 6

(1) II, C.G., c. 42.

(2) III, C.G., c. 97.

(3) III, C.G., c. 64.

(4) II, C.G., c. 42.

(5) II, C.G., c. 45; III, c. 64.

(6) II, C.G., c. 45.

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— 99 —

tant que partie de l'univers, elle est la créature qui participe le plus

à la perfection de l'ordre universel. En refusant de reconnaître son es­

sentielle subordination à l'ordre de l’univers, on ne saurait guère nier

plus radicalement la perfection de cet ordre.

L'attitude des Modernes est bien différente de l'attitude des An­

ciens. Ces derniers avaient pour l’ordre une estime et une préoccupation

ignorée de nos contemporains. Regardant l'univers des choses matérielles

qui les entouraient, ils en contemplaient avant tout la forme qui est l'or­

dre. La forme n’est-elle pas principe de perfection, d’intelligibilité,

de beauté ?

Voilà pourquoi l'intelligence des Anciens embrassait toutes cho­

ses dans la perfection de leur ordre. Aissi les Grecs, pour désigner l’en­

semble des créatures, n’ont-ils pu inventer de vocable plus adéquat que

celui de Cosmos qui signifie littéralement t ordre. Et mundus, mot latin

d'où vient le mot français monde, était significatif de beauté, beauté qui

est resplendissement de l’ordre. Le terme univers n’exprime-t-il pas aus­

si l’unité (unus-versus) qui est principe d’ordre et de beauté ?

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• 100 “

Chapitre cinquième

DE LA PERFECTION DE L'ORDRE DE L'UNIVERS

Est-il nécessaire que l'univers soit le plus parfait possible :

I- “potentia ordinata” ?II- "potentia logica et Dei" (l);

A- quant aux modes d'être ?B- quant aux degrés d'etre ?

Pour en arriver à déterminer de façon aussi judicieuse que possi­

ble la valeur d'argumentation des preuves naturelles de l’existence des

substances séparées, il convenait de traiter longuement de la cause finale

de la création, puisque c'est elle qui joue le role de tout premier prin­

cipe dans l'élaboration des preuves en question (2).

C'est pour ce motif que tous les chapitres précédents ont été con­

sacrés à bien établir que Dieu est la fin extrinsèque et tout à fait der­

nière de la création (finis operantis), et que la représentation de sa bon­

té dans les créatures en est la fin intrinsèque et ultime "secundum quid"

(1) "Ratio eorum quae sunt ad finem sumitur ex fine". Metaph., L. 12,1. 12.

(2) Ce sont là deux expressions fréquemment employées par Cajetan lors­qu'il traite cette question. Cf.: I P., q. 19, a. 2j q. 50, a. 1. Elles mettent les deux principaux aspects du problème à étudier ici.

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101 -

(finis operationis) (l).

A propos de la fin ultime intérieure à l’oeuvre de la création,

une question se pose, qui a déjà été formulée antérieurement et à laquelle .

il importe de répondre présentement d’une façon plus détaillée et plus pré­

cise. Cette question est la suivante ; quelle doit être la mesure de cette

assimilation imitative et manife stative de la bonté de Dieu dans les créa­

tures ? Cette assimilation doit être, comme nous l’avons vu, la plus par­

faite possible. C’est ce qui ressort, en effet, de l’infinie et essentiel­

le communicabilité de l’Acte Pur (2) et de la souveraine inclination du

premier agent à s’assimiler toutes choses selon ce qui convient à leur na­

ture. 1 2

(1) "Duplex est finis : scilicet operationis et operantis. Finis opera­tionis (idest, propter quem est operatio) est optimum quod per ope­rationem producitur. Et tale est intrinsecum effectui, ve luti ejus forma. Et sic productionis universi finis est totalitas ejus, quae in ordine et distinctione partium consistit. Finis autem operantis est aliquid quod operans ex effectu producto intendit: sicut domi- factor, producendo domum intendit habitationem. Et talis finis non est optimum quod sit in effectu producto, sed est aliquid extrin- secum ab effectu. Hoc modo ordo partium non est finis in productio­ne universi, sed bonitas divina, ex cujus amore Deus creaturam pro­duxit, ut ipsa bonitas manifestetur" II C.G., c. 59, comm. S. Ferr. n. IT.

(2) "Proprium...est Dei qui est ipsa essentia bonitatis, ut se aliis com- .manicet. Videmus enim quod unumquodque, inquantum est perfectumet actu ens, similitudinem suam aliis communicat. Unde id quod est essentialiter actus et bonitas, scilicet Deus, et essentialiter et primordialiter communicat suam bonitatem rebus" De Causis, e. 23.

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102 -

Or cette assimilation la plus parfaite possible des créatures à

Dieu consiste principalement dans l'ordre essentiel des parties ordonnées

"per se" à la constitution de l'univers. L'ordre est, en effet, le meil­

leur bien de l'univers (1). Puisque cet ordre ne doit pas s'entendre ex­

clusivement de la relation qui unifie les diverses parties de l'univers,

mais des parties elles-mêmes en tant qu’ordonnées entre elles et à leur

fin (2), l'univers est donc dans les parties qui le constituent, le plus

parfait possible. Il est même nécessaire qu'il en soit ainsi.

A cette conclusion, on obtiendrait facilement l'adhésion unanime

de philosophes et de théologiens dont les vues, sur ce point, seraient

pourtant nettement divergentes. Il en serait ainsi en raison du caractère

ambigu, voire tout à fait équivoque, de ses termes. On pourrait, en effet,

y donner son assentiment pour des motifs très divers.

Quand on parle de la nécessité d'une assimilation la plus parfaite

possible à Dieu ou de la nécessité de la perfection de l’univers, s'agit-

il de nécessité absolue ou de nécessité hypothétique ? De perfection par

rapport à la fin ultime ou par rapport à la fin prochaine ? par rapport

aux modes d'être ou aux degrés d'être ? par rapport à l'ordre mutuel des

parties ou à l'ordre des parties à leur fin ? 8'agit-il encore de possibi- 1 2

(1) Cf.: II O.G., c. 39, comm. S. Ferr., cité plus haut.

(2) "Cum dicitur bonum ordinis diversorum esse melius quolibet ordina­torum, quod intelligitur non de ipso respectu secundum se, rela­tio enim est minimae entitatis, et per consequens minimae bonita­tis est: sed de ipsis extremis ordinis ut ordinata sunt". II C.G., c. 45, comia. Sylv. Ferr., n. ( 17.

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- 103 -

lité logique ou de possibilité réelle ? de puissance absolue ou de puissan­

ce ordonnée ?

Voilà autant de questions bien révélatrices de 1‘obscurité et de

1* indétermination de la proposition qui en est l’objet. C’est seulement

à condition de dissiper la confusion et l’équivocité de tous les termes

de cette proposition qu’il sera ensuite possible de déterminer, dans une

certaine mesure, la signification et l’efficacité des preuves naturelles

de l’existence des substances séparées. Notons bien que l’univers dont on

cherche ici à connaître le degré de perfection est celui qui est constitué

uniquement par l’ensemble des communications divines de l’ordre naturel.

Tout d’abord, de nombreux motifs nous inclinent à penser qu’aucun

univers ne pourrait (soit de puissance ordonnée, soit de puissance absolue)

être meilleur que l’univers actuel.

a) En effet, comme le dit saint Augustin, Enohir, c. 10, chacune

des choses que Dieu a faites, prise à part, est bonne, mais toutes choses

prises ensemble sont excellemment bonnes, car o’est d’elles toutes que ré­

sulte l’admirable beauté de l’univers. Puisque rien ne pourrait être meil­

leur que ce qui est déjà constitué dans un degré extrême de bonté, l’uni­

vers actuel est tel qu’il ne pourrait, semble-til, en exister un plus par­

fait (1). * 2

(l) S. Theol., I P., q. 25, a. 6, ad 3umj I Sent., D. 44, q. 1, a. 1; a.2, ad 3umj De Pot., q. 1, a. 5, ad 15um; q. 3, a. 16, ad 17um; q. 5, a. 2, ad 14um.

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- 104 -

b) Il semble, de plus, qu’aucun univers ne pourrait être meil­

leur que celui qui contient "tout ce qui est bon" (1), et dans lequel tout,

même le mal, est ordonné. Or tel est bien l’univers actuel (2). De fait,

l’ordre de l’univers est si parfait que, selon les termes mêmes de saint

Thomas, il revêt comme une sorte d'infinité..."recipit quamdam infinita­

tem" (3).

c) Enfin, tout agent, agissant en vue d'une fin, produit son ef­

fet aussi rapproché que possible de sa fin. Or un effet qui est le plus

parfait possible et qui est aussi rapproché que possible de sa fin ne peut

être réalisé que d'une seule manière..."superlativum uno modo est" (4).

Dieu, agent souverainement parfait, a donc produit, semble-t-il l'univers

le plus parfait qu’il pouvait produire et il était nécessaire qu’il en

fût ainsi.

Pour toutes ces raisons et pour d'autres semblables, des philoso­

phes ont prétendu qu’aucun univers ne pouvait être orêé meilleur que l’u­

nivers actuel. Leur intention était de mieux affirmer par là l'excellence

de la perfection de Dieu. En réalité, cependant, ils se trouvaient à nier

la toute-puissance de Dieu d'une façon implicite mais très formelle. Si

l'univers actuel était le meilleur absolument et si la perfection limitée 1 2 3 4

(1) I Sent., D. 44, q. 1, a. 2, 2a diff.

(2) I Sent., D. 44, q. 1, a. 2, 4a diff.

(3) I Sent., D. 44, q. 1, a. 3, sol.

(4) De Pot., q. 5, a. 15.

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105

de cet univers épuisait en quelque sorte la puissance divine, Dieu serait-

il vraiment le Tout-Puissant ?

Il importe de préciser ici le sens d’une expression d'usage très

fréquent dans les oeuvres de saint Thomas. Ce dernier parle souvent de

communication de la bonté divine, par voie de similitude, “secundum quod

possibile est" ou “in quantum possibile est”♦ Cette expression est am­

bigue. Voici quelques uns des nombreux passages dans lesquels on la re­

trouve i

"Deus per suam, providentiam omnia ordinat in divinam .bonitatem sicut in finem...ut similitudo suae bonita­tis, quantum possibile est, imprimatur in rebus” (l).

“Supposito autem quod Deus creaturis suam bonitatem .communicare, secundum quod est possibile', velit persimilitudinis modum : ex hoc rationem accipit quodsint creaturae diversae” (2).

“.. .Ad divinam perfectionem pertinet quod rebus crea- tis suam similitudinem indiderit, nisi quantum ad 11- la quae repugnant ei quod est esse creatum : agentis enim perfecti est producere sibi simile quantum pos­sibile est...“ (5).

II suffit de remarquer à ce sujet, que l’expression "secundum quod

possibile est", ou “in quantum possibile est" se rapporte tantôt au mode

selon lequel est effectuée la communication de la bonté de Dieu (l'assimi­

lation), et tantôt, au degré de perfection de cette communication. Sylves- 1 2

(1) III C.G., o. 97, init.

(2) Eod. loco.

(5) II C.G., c. 30, Cf.: I P, q. 19, a. 2, c.j III C.G., c. 71

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— 106 —

tre de Ferrare fait appel à cette distinction dans son commentaire de la

Somme contre les Gentils, L.III, c. 97 :

“Loquitur de bonitate divina ut manifestanda secundum . determinationem divinae sapientiae.. .De ista ergo 'si- militudine...sic per ejus sapientiam, determinata lo­quendo, Deus per suam providentiam determinavit ut quantum possibile est imprimatur rebus: idest ut re- bus imprimatur perfectiori modo quo imprimi potest... Sed quia s. Thomas inferius videtur accipere tanquam prius in divina voluntate hoc quod est velle communi­care divinam bonitatem quantum possibile est quam hoc quod est velle eam communiëâre secundum istos determi­natos gradus perfectionis ideo secundo possumus inter- pretari quod ly quantum...explicat et specificat ratio­nem impressionis et communicationis..«per quamdam simi­litudinis diffusionem..'.1'

Que le mode selon lequel est effectuée la communication de la bon­

té de Dieu soit celui de 1’assimilation, voilà qui a été suffisamment éta­

bli au cours des chapitres précédents. Il reste à déterminer du degré de

perfection de l’assimilation de l’univers à Dieu.

I

L’univers est-il nécessairement le plus parfait possible “potentia ordinata” ?

En premier lieu, il faut reconnaître que l’univers actuel est le

plus parfait possible de puissance ordonnée (ordinaire ou non ordinaire).

L’univers ne pouvait être plus puissamment ni plus sagement ordonné par

Dieu (l). Par rapport à sa fin prochaine, c’est-à-dire par rapport au dé­

fi) I P., q. 26, a. 6, ad lum.

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107

gré et au mode de communication selon lequel Dieu a déterminé de diffuser

sa perfection dans les créatures, 1'ordre de l'univers est si parfait qu'il

est impossible d'en concevoir un meilleur.

"Universum, suppositis istis rebus, non potest esse melius, propter decentissimum ordinem his rebus at­tributum a Deo, in quo bonum universi consistit" (l).

Aucune creature ne peut s'écarter des dispositions de la Providence divine

à son endroit.

"in hoo est immobilis et certus divinae providentiae ordo, quod ea quae ab ipso providentur cunota eve-

" ’ * >e providet, sive necessario si-

Par rapport à sa fin ultime, l'univers est encore le mieux ordon­

né possible, en ce sens qu'il ne pourrait être ordonné â une fin plus par­

faite et plus noble (3). L'univers est donc le plus parfait possible de

puissance ordonnée, et il est absolument nécessaire qu'il en soit ainsi,

sans quoi la sagesse de Dieu serait en défaut. Cependant, il n'était pas

absolument nécessaire que Dieu produisit l'univers, et dans l’hypothèse de

la création d'un univers, il n'était pas absolument nécessaire que Dieu

le produisit tel que présentement ordonné dans tout l'ensemble de ses 1 2

(1) I P., q. 25, a. 6, ad 3um.

(2) I P., q. 23, a. 4, ad 2um.

(5) I Sent., D. 44, q. 1, a. 2, sol.; a. 3, sol

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— 108 —

parties (l). L'univers actuel n'était nécessaire qjue de nécessité

hypothétique. En d’autres termes, à supposer que Dieu ait déterminé,

par un acte de son infaillible providence, de créer cet univers plutôt

qu'un autre, il était absolument impossible que cet univers ne fût pas. j

On pourrait dire encore que l'univers tel que présentement

ordonné est nécessaire de nécessité conditionnelle ou hypothétique dans

le sens que voici: à supposer que de fait l'univers soit tel que présen­

tement ordonné, il est absolument impossible qu'il n'en soit pas ainsi (2,)«

La raison la plus fondamentale serait la même que dans le cas précédent:

"quia ipse non potest facere quod contradictoria sint simul vera".

-II-

L'univers est-il nécessairement le plus parfait possible "potentia logica et Dei"?

En second lieu, il importe de répondre aux questions suivan­

tes: l'univers est-il le plus parfait possible de puissance logique et 1 2

(1) "Pinis.. «naturalis divinae voluntatis est ejus bonitas, quam nonvelle non potest. Sed fini huic non commensurantur creaturae, itsu quod sine his divina bonitas manifestari non possit; quod Deus intendit ex creaturis. Sicut enim manifestatur divina bonitas per has res quae nunc et per hunc rerum ordinem; ita potest manifestari per alias creaturas et alio modo ordinatas: et ideo divina voluntas; absque "prejudicxo 'bonitatisV jusiitiae 'et sapientiae, potest se extendere in alias quam quae facit...De Pot., q. 1, a. 6, e.

(2) Cf.t Prolégomènes, Nécessité hypothétique, page 45«

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- 109 -

de la toute-puissance de Dieu? Si non, comment Dieu pourrait-il, de

puissance absolue, rendre l’univers plus parfait? Si oui, était-il

nécessaire que l’univers fut ainsi créé le meilleur possible?? En d'au­

tres termea, Dieu pouvait-il, de puissance absolue, créer un univers

qui ne fût pas le plus parfait possible? C'est seulement dans la mesu­

re oA nous aurons répondu à ces questions que nous pourrons déterminer

la valeur des preuves naturelles de l'existence des substances séparées.

S’il est nécessaire que l'univers soit le plus parfait possible "abso­

ute loquendo", les preuves de l'existence des; substances séparées sont

rigoureuses et démonstratives. S'il n’est pas nécessaire, mais de simple

convenance que l'univers soit ainsi le plus parfait possible, les preu­

ves de l’existence des substances séparées ne sont que dialectiques.

Tout d'abord, il est nécessaire de préciser le sens de la

question suivante: Dieu pouvait-il, de puissance absolue, créer un

univers qui ne fut pas le plus parfait possible?. Ainsi formulée, cette

question peut sembler tout à fait vaine, voire contradictoire dans ses

termes memes. En effet, un univers, quel qu'il soit, est par définition

même un ordre» Le formel de tout univers, c'est l'ordre. Or l’ordre

comme tel est enraciné dans la sagesse. C'est le propre de la sagesse

d'être principe d'ordre. Un univers, quel qu'en soit le degré de per­

fection, n'est possible que de puissance ordonnée, c'est-à-dire de

puissance réglée et disposée selon les déterminations de la sagesse

divine. La question telle que formulée n'est-elle pas néanmoins lêgi-

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- 110 -

time?

On peut admettre, semble-t-il, la légitimité de la question

à condition de préciser et de restreindre la signification de l'un de

ses. termes. L’expression 'puissance absolue' peut être prise tantôt en

un sens strict tantôt en un sens large. C'est la conclusion qui se dé­

gage des lignes suivantes:

"...Recte distinguitur potentia ut ordinata et ordi­naria secundum diversos respcetus. Absolute vero potest dici vel secundum quod absolvitur a"b uno respectu, vel ab alio, vel ab omni, si secundum se consideretur....

Absoluta potentia est ipsa vis exsecutiva considerata secundum se, absque his respectibus, vel legis communis, vel ordinationis et dispositionis specialis; et potest praescindere ab uno vel ab alio respectu, ab isto vel illo ordine legis et determinationis sapientiae, vel considerari sine ullo ex his respectibus, sed nude secundum se tantum (1).

La notion de puissance absolue n'est donc pas une notion aussi

rigide qu'on le pourrait penser. En effet, la puissance de Dieu peut

être dite absolue, soit parce qu'elle est conçue sans relation aux dis­

positions ordinaires de la Providence, soit parce qu'elle est conçue

sans relation à certaines dispositions extraordinaire s de la Provi­

dence , soit enfin parce qu'elle est conçue sans relation à aucune dis­

position de la Providence (soit ordinaire, soit extraordinaire).

Remarquons que la puissance divine peut être dite absolue si on la con- 1

(1) Joannes a Sto Thoma, C. Theol., T. III, Disp., 31, a. 3.

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Ill -

çoit en faisant abstraction uniquement des dispositions ordinaires de

la Providence et tout en la considérant comme ordonnée selon certaines

dispositions extraordinaire a.

De plus, il est à noter que de fait, la toute-puissance divine

n’opère jamais si ce n’est selon les dispositions de la sagesse.

"...Potentia Dei numquam est in re sine sapientia: sed a nobis consideratur sine ratione sapientiae” (l).

Voilà tous les éléments nécessaires pour manifester la légi­

timité de la question formulée plus haut.

xLa puissance divine est dite absolue lorsqu’elle est considé­

rée "nude secundum se tantum". Elle peut encore être dite absolue "se­

cundum quod absolvitur ab uno respecta...ordinationis et dispositionis

specialis". On pourrait encore la dire absolue, si on la concevait

sans aucun rapport aux dispositions actuelles (ordinaires ou extraor­

dinaires) de la Providence, tout en la considérant en rapport avec d’au»

très dispositions (hypothétiques) de la sagesse divine.

Il est d’autant plus facile de concevoir ainsi la puissance divine

qpe, de fait, la puissance divine n’opère jamais indépendamment des diap­

positions de la Sagesse. Dans ce dernier cas, la puissance divine se­

rait considérée comme absolue (absoluta ab), c’est-à-dire abstraite de

l’ordre actuel, ordinaire ou extraordinaire, mais en relation à un autre (l)

(l) De Pot., q. 1, a. 5, ad 6um*

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- 112

ordre dont la Sagesse divine serait également (par hypothèse) le prin­

cipe. La puissance serait alors conçue à la fois, quoique sous des rap­

ports différents, comme absolue et comme ordonnée. C'est par rapport à

la puissance divine ainsi conçue qu’on peut se demander si tel autre uni­

vers serait possible de puissance absolue. Ainsi en est-il chaque fois

qu'il est question de puissance absolue en rapport avec une entité qui

implique en elle-même la raison d'ordre. j

La réponse aux questions posées antérieurement comportera deux

parties principales, parce que la perfection de l'univers peut être en­

visagée, soit au point de vue des modes d'être, soit au point de vue des

degrés d'être. Le commentaire suivant exprime clairement la pensée de

saint Thomas à ce sujet.

"...Sciendum est quod aliud est comparare universum ad

fradus rerum; et aliud ad modos speciales habendi gra- us illos.

Gradus siquidem rerum finiti sunt actu et potentia (nisi forte in thesauris esse per essentiam lateat aliquis)î et supremum inter eos, simillismusque Deo apud Aug., 14 de Irin., o. 3-4, est intellectualis.Modi autem essendi, quamvis et actu simpliciter sint finiti de potentia tamen logica "et Dei loquendo, sunt infiniti: quia non datur suprema creatura factibilis a Deo" (1).

Ici 1'opposition entre les modes et les degrés est équivalente à

l'opposition entre les modes particuliers ou spécifiques et les modes gé- 1

(1) I P.,q.50, a. 1, comm. Caj., n. VI

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- us

néraux ou universels de l’être. Les explications proposées à ce sujet par

Sylvestre de Ferrare ne pourraient être plus explicites $

“Adverte quod duplices sunt modi possibilem creatura­rum: quidam scilicet generales, puta modus essendi insensibilium, modus sensibilium et modus intellec­tualium; et quidam particulares et specifici, puta hominies, equi, lapidis et hujusmodi" (l).

Telle espèce angélique en tant que distincte des autres espèces

constitue un mode d’être particulier. Le nécessaire et le contingent (2),

le mode d'être des créatures sensibles et le mode d'être des créatures in­

tellectuelles constituent des degrés, c’est-à-dire des modes d'être géné­

raux et universels. Le mode d’être des substances séparées constitue un

degré ou mode général et universel d’être qui est le plus parfait. Ajou­

tons encore qu’un seul degré ou mode universel peut contenir une plurali­

té de modes particuliers ou spécifiques, et que la diversité des degrés ou

modes universels est plus profonde que celle des modes particuliers. C'est I * III

(1) II C.Gr., c. 46, comm. S. Ferr. n. IV. En certains passages des oeu­vres de saint Thomas, le mot "gradus” a une signification très déter­minée et il s’oppose manifestement"a."modus” : IP., q. 22, a. 4, c.;I Sent., D. 44, q. 1, a. 2, ad 6um; D. 46, a. 1, a. 3, ad 6um. Ainsien est-il dans le texte de Cajet, cité précédemment. Il en est de même dans les passages suivants de Sylv. Ferr. II C.G., o. 30; o. 46;III o. 71. Ailleurs saint Thomas désigne par le mot "gradus” ce que l'on entend communément par "modus”: I Sent., D. 44, q. 1, a. 3, ad 4um.

(2) Voici un exemple particulier de ce que l'on peut entendre par degré ou mode universel d'être : "Ad divinam providentiam pertinet omnes gradus entium producere. Et ideo quibusdam effectibus praeparavit causas contingentes, ut evenirent contingenter secundum conditionem proximarum conditionum" IP., q. 23, a. 4, o.

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114

cette diversité des degrés qui constitue l'ordre le plus formel et le plus

intrinsèque à l'univers. Il sera désormais indispensable d'avoir constam­

ment présentes à l'esprit ces deux notions très différentes de degré d'être

et de mode d'être, de mode universel et de mode particulier.

A- Les modes d'être

La première partie de notre réponse consistera à montrer que l'uni­

vers, au point de vue des modes d'être, n'est pas et ne peut même pas être

le plus parfait possible. Voilà ce qui nous est expliqué de façon très

élaborée, par saint Thomas à la question 44 du L. I des Sentences. Voici

la substance de l'article 2.

Le bien de l'univers, c'est son ordre. Cet ordre est double :

l'ordre des parties "ad invicem” et l'ordre des parties "ad finem"..»

"et hic ordo est praecipuus". Considérons d'abord l'ordre mutuel des par­

ties. Cet ordre peut être envisagé, soit dans les parties qui sont ordon­

nées, soit en lui-même.

a) Considéré dans les parties qui le constituent, l'univers n'est

pas le plus parfait possible. Sous ce rapport, l'univers pourrait être

plus parfait de deux façons. Premièrement, il pourrait être plus parfait

par 1'accroissement du nombre de ses parties. Sa bonté serait ainsi aug­

mentée, comme dit saint Thomas : par mode de quantité discrète. Puisque

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- 115

la distance entre Dieu et la créature est infinie, plusieurs autres espè­

ces auraient pu être créées pour constituer d'autres modes possibles de

perfection. De cette façon, Dieu aurait pu et il pourrait encore produi­

re un univers plus parfait, mais cet autre univers serait à l’univers ac­

tuel selon le rapport du tout à la partie, n’étant ni entièrement identi­

que à ce dernier, ni entièrement différent.

Deuxièmement, l’univers pourrait être rendu plus parfait par le

changement de toutes ses parties en des parties plus parfaites. Sa bonté

serait alors augmentée non plus par mode de quantité discrète, mais au

point de vue de l’intensité. On dit : ’toutes ses parties’, car si quel­

ques parties seulement à l’exception des autres étaient rendues plus par­

faites, le bien de l’ordre dans l’univers serait diminué. Considérons,

par exemple, le cas d’une cithare: si toutes ses cordes sont échangées

pour de meilleures, son harmonie est rendue plus douce, mais si quelques

cordes seulement sont échangées pour de meilleures, l’harmonie est rompue.

A oe point de vue de l’intensité, toutes les parties de l’univers

pourraient être rendues plus parfaites d’une perfection accidentelle, les

parties de l’univers et l’univers lui-même demeurant identiques. Elles

pourraient être encore rendues plus parfaites d’une perfection essentielle,

car Dieu a la puissance de créer une infinité d’autres espèces, mais dans

ce cas, les parties ne seraient plus les mêmes et par conséquent l’univers

serait différent.

b) Considéré dans l’ordre de ses parties, l’univers n’est pas sous

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- 116

tout rapport le plus parfait possible. En effet, l’ordre des parties de

l’univers ne pourrait être rendu plus parfait par mode de quantité discrète

si oe n’est par l’accroissement des parties de l’univers, car il n’est rien

qui ne soit ordonné dans l’univers (1). Cependant, au point de vue de l’in­

tensité, il pourrait être rendu plus parfait d’une perfection accidentelle,

les parties demeurant essentiellement les mêmes. Plus un être est parfait,

plus son ordre est parfait. Quant à l’ordre qui suit de la bonté essentiel­

le des parties, il ne pourrait être rendu plus parfait que par la produc­

tion d’autres parties, et conséquemment, par la production d’un autre uni­

vers.

IX- Considérons maintenant l’ordre de l’univers à sa fin.

a) Envisagé au point de vue de la fin elle-même, l’ordre de l’uni­

vers ne pourrait pas être meilleur qu’il est. En d’autres termes, l’uni­

vers ne pourrait être ordonné à une fin plus parfaite de même que rien ne

peut être plus parfait que Dieu.

b) Envisagé en lui-même, l’ordre de l’univers à sa fin pourrait

être rendu plus parfait dans la mesure où croîtraient la bonté des parties

de l’univers et l’ordre mutuel de oes parties. Plus cette bonté des par­

ties et leur ordre mutuel seraient proches de leur fin, plus ils seraient 1

(1) Incidemment, saint Thomas affirme que 1 ’ univers est le plus parfait possible de puissance ordonnée. On trouve une affirmation semblable dans I Sent., D. 44, q. 1, a. ad 4um$ l’ordre de l’univers ne peut pas être plus parfait, à moins que l’univers soit ordonné à une fin prochaine plus parfaite.

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117 -

assimilées à la bonté divine qui est la fin de toutes choses.

En tenant compte de ces déterminations relatives à la perfection

de l'univers# on peut déjà répondre en parties aux quelques difficultés po­

sées à la page 104. (a) Ainsi 1* univers actuel a été constitué par Dieu

dans un degré extrême de bonté en ce sens qu’il est le plus parfait possi­

ble, au moins de puissance ordonnée (l). (b) Il est encore dit excellent,

parce qu’il contient tout ce que Dieu a produit de bon# mais non parce

qu’il contient tout ce que Dieu peut produire de bon. Dieu pourrait en

effet produire une infinité d’autres créatures supérieures aux créatures

les plus parfaites de l’univers actuel (2).

De plus, il n’est pas douteux que Dieu ait produit l’univers avec

une souveraine sagesse et une souveraine puissance. Cependant il aurait

pu et il pourrait encore faire mieux qu’il a fait. Comme l’explique saint

Thomas (3), quand on dit que Dieu peut faire mieux qu’il fait, si "mieux"

est pris comme nom, la proposition est vraie. Quelle que soit la chose

que Dieu a faite, Il peut encore en faire une meilleure. Et s’il s’agit

d’une même chose, Dieu peut la faire meilleure au point de vue accidentel,

mais non au point de vue essentiel. Si "mieux" est pris comme adverbe et

signifie le mode d’action de celui qui agit, dans ce cas, Dieu ne peut pas 1 2 3

(1) Il est encore un autre sens selon lequel l’univers peut être dit : le plus parfait possible. C’est ce qui sera établi dans la dernière partie de ce chapitre.

(2) I Sent., D. 44, q. 1, a. 2, ad 2um.

(3) I P., q. 25, a. 6, ad lum.

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118

faire mieux qu'il fait parce qu'il ne peut pas agir avec une plus grande

sagesse ni avec une plus grande bonté. Enfin si "mieux” est pris comme

adverbe et signifie le mode d'être de la chose qui est faite, dans ce cas,

Dieu peut faire mieux, parce qu'il peut donner aux choses faites par Lui

un mode d'être plus parfait au point de vue accidentel. Il ne peut cepen­

dant pas donner aux choses faites par Lui un mode d’être plus parfait au

point de vue essentiel. Si l'univers est le plus parfait possible de puis­

sance ordonnée, il n'est donc pas le plus parfait possible de puissance ab­

solue, du moins quant aux modes d'être, aux espèces, aux créatures.

(c) Ajoutons encore que Dieu, agent souverainement parfait,

n'était pas tenu de produire un univers qui fut, sous tout rapport, le

plus parfait et le plus rapproché possible de sa fin ultime. A cette dif­

ficulté posée antérieurement, saint Thomas répond :

"Ratio illa tenet quando id quod est ad finem potest .totaliter et perfecte consequi finem per modum adae­quat Ionis; quod ia proposito non contingit" (l).

Quand on dit que l'univers est le plus parfait possible parce

qu'il ne pourrait être ordonné à une fin meilleure et qu'il revêt en cela

une sorte d'infinité (2), il est à remarquer que ce jugement atteint la

chose exclusivement dans son rapport à sa fin.

"...Quaedam...comparationem est secundam respectum .tantum sicut universi ad finem.. .et ideo ex digni- 1 2

(1) De Pot., q. S, a. 16, ad 18um.

(2) Page

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tate comparationis non potest sumi judicium de re ab­solute... sed secundum quid, ut dicatur quod non potest esse...ad majus bonum ordinatum universum" (l).

A la question : l’univers peut-il et doit-il être le plus parfait

possible, nous avons répondu jusqu’ici : au point de vue des modes d’être,

l’univers actuel n’est pas le plus parfait possible. En effet, un mode

d’être supérieur au plus parfait est toujours possible de la puissance ab­

solue de Dieu. Disons même que l’univers le plus parfait possible est im­

possible. Le mode le plus parfait possible ne peut jamais être donné de

fait. Un autre plus parfait est toujours possible, indéfiniment. D’ail­

leurs certains modes possibles sont incompossibles (2).

B- Les degrés d’etre

Désormais, c’est en nous plaçant au point de vue des degrés ou

modes d’être généraux et universels que nous allons tenter de répondre à

la question est-il possible et même nécessaire que l’univers soit le plus

parfait possible de puissance logique et de la toute puissance de Dieu ?

Parce que les modes d’être sont infinis en puissance, un univers qui serait,

sous ce rapport, le plus parfait possible est impossible, mais parce que

les degrés d’être sont finis en acte et même en puissance, un univers qui 1 2

(1) I Sent., D. 44, a. 1, a. 3, sol.

(2) I Sent., D. 44, a. 1, a. 2, ad 3um.

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120

serait, sous cet autre rapport, le plus parfait possible est vraiment pos­

sible. Voilà une conclusion qui parait bien conforme à la pensée de saint

Thomas :

"Forte omnes gradus communicati sunt" (l).

Cajetan, en commentant 1*article premier de la question 50 (Somme

théologique, Première partie), exprime la meme idée dans les termes sui­

vants t

"Universum igitur esse perfecte simile Deo in genere ,faetibilium dupliciter intelligi potest, scilicet graduum aut creaturarum: primo modo est verum; se­cundo modo, non".

Rotons que sur ce point précis, Suarez fait sienne la pensée de

saint Thomas et de Cajet&n :

"Consideratur ergo, ut recte Cajetenus notavit, per- „ fectio universi quae consurgit ex gradibus rerum in quibus non sit progressus in infinitum, sed perveni­tur ad summum qui in naturalibus est intellectualis gradus.. .Quod autem intellectualis gradus sit in su­premo ordine naturalium rerum, est communis consensus et videtur per se manifestum quia Deus ipse intellec­tualis est nec perfectior actus seu operatio in eo intelligi potest..." (2).

Aussi la violente attaque de Valentia contre Cajet&n parait-elle 1 2

(1) I Sent., D. 44, a. 1, a. 2, ad Sum..

(2) Disp, toetaph., D. 35, sect. 1.

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- 121

tout-à-fait vaine 1 Voici comment s’exprime Valentia.

"Quod autem Cajetanus hic art. 1...existinat esse jam in universo omnes rerum gradus possibiles, qui nimi­rum sint illi quatuor, falsum est vel certe nullo ni­titur fundamento; sicut enim sub quovis alio genere possunt esse infinite plures species quam jam sunt, ita etiam sub genere summo substantiae, quo illi qua­tuor gradus entium continentur, possibiles sunt in infinitum alii plures et plures substantiarum gradus seu substantiarum genera subalterna; tametsi nos qui­dem agere possimus, excogitare quales illi gradus es­se possint" (l).

Il est donc possible (logice et absolute) qu’il existe un univers

qui soit le plus parfait possible "potentia logica et Dei". En effet, la

possibilité des degrés d’être n’est pas inépuisable. A ce point de vue,

un univers le plus parfait possible n’est donc ni inconcevable ni irréa­

lisable. Serait-il même nécessaire que l’univers soit le plus parfait

possible quant aux degrés ou modes universels et généraux de l’être ? (2).

Voilà la question capitale. C’est aussi la plus difficile.

Quelle que soit la réponse à apporter à cette question, il est un

point de doctrine qu’il faut considérer comme indiscutable et qui ne sau­

rait jamais être mis en doute, c’est celui de la liberté parfaite de Dieu

et de son absolue indépendance à l’égard de toutes et de chacune des créa­

tures. 1 2

(1) I. I, d. 4, a. 1, cité par Mazella.

(2) Une question semblable ne pouvait pas se poser quant aux modes d'être puisque, sous ce rapport, un univers le plus parfait possible"est- im­possible .

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— 122 »

“Si...ipsam divinam bonitatem absolute consideremus, nullum debitum in creatione rerum invenimus” (l).

En effet, il n’est nullement nécessaire à Dieu de se communiquer

au dehors en faisant entrer certains être en participation de sa propre

perfection. Le seul objet auquel la volonté divine dit un rapport néces­

saire, c’est la bonté de Dieu.

Toutefois, le vouloir divin qui a pour objet la créature peut être

dit nécessaire de nécessité conditionnelle.

“Si.. .divinam dispositionem consideremus qua Deus dis- .posuit suo intellectu et voluntate res in esse produ­cere, sio rerum productio ex necessitate divinae pro­ductionis procedit : non enim potest esse quod Deus aliquid se facturum disposuerit quod postmodum ipse non faciat; alias ejus dispositio vel esset mutabilis vel infirma” (2).

”Si rerum creatarum universitas consideretur prout sunt .a primo principio, inveniuntur dependere ex voluntate, non ex necessitate principii, nisi necessitate suppo­sitionis. .." (3).

Puisque la nécessité conditionnelle n’est qu’une nécessité logique

de conséquence, elle est donc parfaitement compatible avec la parfaite li­

berté du vouloir divin tout comme elle est compatible avec 1’indétermina­

tion du contingent ad utrumlibet (4). 1 2 3 4

(1) II G.G., c. 28; Cf.: I G.G., c. 81; II G.G., c. 23.

(2) II C.G., o. 28; Cf.: I C.G., c. 83.

(3) II C.G., c. 30.

(4) ”Etiam contingentia ad utrumlibet redduntur ex suppositione necessaria .sicut Sortem moveri, si currit, est necessarium” I C.G., c. 85.

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- 123

Elle est compatible avec une (1) contingence réelle et intrinsèque aux

créatures comme la liberté du vouloir divin est compatible avec une néces­

sité absolue réelle et intrinsèque aux créatures (2). Dans le cas précé­

dent, c’est l’immuabilité ou encore l’efficacité du vouloir divin qui est

fondement de nécessité conditionnelle.

La notion de nécessité conditionnelle peut se vérifier encore de

beaucoup d’autres façons dans la libre production des créatures par Dieu.

En voici une, clairement indiquée, dans le texte suivant de saint Thomas $

’'Necessitas.. .quae est a posteriori in esse licet sit prius natura, non est absoluta necessitas, sed condi- tionalis: ut si hoc debeat fieri, necesse est hoc prius esse. Secundum igitur hanc necessitatem in cre­aturarum productione debitum invenitur tripliciter.Primo ut sumatur conditionatum debitum a tota rerum universitate ad quamlibet ejus partem quae ad perfec­tionem requiritur universi. Si enim tale universum fieri Deus voluit, debitum fuit ut solem et lunem fa­ceret, et hujusmodo sine quibus universum esse non potest. Seeundo...etc" (3).

C’est précisément à un autre cas de nécessité hypothétique ou con- 1 2 3

(1) I C.G., o. 85.

(2) II C.G., o. 30.

(3) II C.G., c. 29; I C.G., c. 83: ’’Quicumque vult aliquid necessario vult ea quae necessario requiruntur ad illud, nisi sit ex parte ejus defec­tus, vel propter ignorantiam, vel quia a recta electione ejus quod est ad finem intentum abducatur per aliquam passionem. Quae de Deo dioi non possunt. Si igitur Deus, volendo se, vult aliquid aliud a se, ne­cessarium est eum velle omne illud quod ad velitum ab eo ex necessita­te requiritur: sicut necessarium est Deum velle animam rationalem esse, supposito quod velit hominem esse”.

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— 124 -

ditiormelle que se rapporte la question à laquelle nous devons répondre.

Cette question est la suivante $ dans 1*hypothèse d’une manifestation ad

extra de la bonté de Dieu par la création d’un univers, est-il nécessaire

que cet univers soit le plus parfait possible ? En d’autres termes, dans

une telle hypothèse, est-il nécessaire que l’univers contienne tous les

degrés de perfection dont la production est possible à la toute-puissance

de Dieu ? Si oui, nous pouvons donc, de l'existence des substances maté­

rielles et contingentes, conclure avec certitude à l’existence des subs­

tances séparées, nous pouvons démontrer l'existence des substances séparées.

— 1 -

Les raisons d'affirmer la nécessité de l'existence de tous les degrés ou modes généraux de l'être dans l’u­nivers.

D'une part, il semble plus conforme à la réalité et à l’enseigne­

ment de saint Thomas d'affirmer que, dans 1'hypothèse d'une manifestation

de la bonté de Dieu dans les créatures, il est nécessaire que l'univers

contienne tous les degrés ou modes universels d'être qui sont absolument

et logiquement possibles.

a) Considérons d'abord quelques textes de saint Thomas se rappor­

tant à ce sujet :

"Ad providentiam.. .pertinet ordinare res in finem.-Post bonitatem autem divinam, quae est finis a re­bus separatus, principale bonum in ipsis rebus exis­tons est perfectio universi; quae quidem non esset, si non omnes^gradus essendi invenirentur in rebus.

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125

Unde ad divinam providentiam, pertinet omnes gradus entium producere" (l).

Le même pensée est exprimée dans le Contra Gentiles, L. III, cha­

pitre 72 :

"Ad divinam providentiam pertinet ut gradus entium .qui possibiles sunt, adimpleantur..."

Cependant, c’est dans la Somme Théologique, première partie, ques­

tion 50, article 7, que la nécessité d’un univers le plus parfait possible

(quant aux degrés ou modes universels d’être) parait être affirmée de la

façon la plus manifeste. Selon les termes mêmes de saint Thomas, la con­

clusion prouvée dans cet article est la suivante : "Hecesse est ponere

aliquas creaturas incorporeas". Or le principe dont saint Thomas procède

pour établir la preuve de cette conclusion, c'est la perfection de l’uni­

vers. Saint Thomas présuppose donc comme antécédent cette proposition-ci$

"Necesse est universum esse perfectum”. Or la perfection de l’univers

consiste dans la communication de la perfection de Dieu la plus parfaite

possible, par voie d’assimilation. Saint Thomas présuppose donc également

qu’il est nécessaire que l’univers soit assimilé le plus parfaitement pos­

sible à Dieu.

S’agit-il dans ce cas de 1’assimilation ou de la communication la

plus parfaite possible de puissance ordonnée ? Non, car à supposer qu’un 1

(1) I P., q. 22, a. 4, c.

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126

univers sans substance séparée ne soit pas contradictoire, 1*univers pour­

rait être assimilé à Dieu le plus parfaitement possible de puissance ordon­

née, sans qu’il existe de substance séparée.

De la nécessité de l’assimilation la plus parfaite possible de puis­

sance ordonnée, saint Thomas ne pourrait pas conclure à la nécessité de

l’existence des substances séparées. De même, lorsqu’on dit que la créatu­

re la plus parfaite possible n’existe pas, il n’est pas question de la créa­

ture la plus parfaite possible de puissance ordonnée, car cette dernière

existe de fait. Il s’agit donc dans le cas présent de la perfection d’un

univers assimilé à Dieu le plus parfaitement possible de puissance logique

et de la toute puissance de Dieu.

Telle est bien la pensée de Cajetan exprimée dans le commentaire

de ce même article. Le grand commentateur affirme qu’il est nécessaire

que l’univers soit le plus parfait possible en étant constitué par tous

les degrés de perfection possibles "potentia logica et Dei". En rapport

avec la proposition : "Necesse est universum esse perfectum", il écrit :

"Antecedens patet". Puis il développe sa pensée dans les termes suivants :

"Perfectio universi exigit quidem continentiam omnium graduum creabilium, sed non omnes creaturas creabiles ...Universum igitur esse perfecte simile Deo in genere faotibilium, dupliciter Intelligi potest, scilicet gra­duum aut creaturarum: primo modo est verum; secundo modo, non. Ët quia ut ex ’dictis patet, universum perfecte si­mile secundo modo non est dabile, nec perfectio universi exigit talem similitudinem; consequens est quod simplici­ter et absolute loquendo recte dicitur universum perfecte

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similo Deoj oum secundum omnes essendi gradus ei est simile (l).

Ce commentaire de Cajetan parait bien être en stricte conformité

avec la pensée de saint Thomas implicitement ou explicitement exprimée

dans les passages cités plus haut.

Il serait donc impossible qu’en produisant un univers, Dieu ne le

crée point constitué de tous les degrés de perfection dont la communication

lui est possible.

b) Il est incontestable, en effet que, tout ce qui est contraire

à l’un des attributs de Dieu, soit à sa sagesse, soit à sa bonté, etc, est

impossible à Dieu. Sans doute, cela pourrait être dit possible à Dieu,

mais simplement de possibilité hypothétique, et nous savons que toute pro­

position hypothétique strictement dite fait abstraction de la vérité et

de la fausseté, de la possibilité et de l’impossibilité de ses parties.

On peut dire t si Dieu le voulait, il pourrait faire le mal (2), mais, en

réalité, le péché, comme tout ce qui est contraire à l’un des attributs

divins, demeure absolument impossible à Dieu.

Or la création d’un univers qui ne serait pas le plus parfait pos­

sible, quant aux degrés de perfection, serait, semble-t-il, contraire à la 1 2

(1) I P., q. 50, a. 1, coram. Oaj., n. VI.

(2) IP., q.25, a.5, ad 2um; I Sent.,D.42, q. 2, a. 1, ad 2um; III Sent., D.l, q. 2, q. 3, c.; D. 12, q.2, a. 1, c.j I G.G., c. 95; De Pot.,q. I, a. 6, ad Sum; De Halo, q. 3, a. 1, ad 12um.

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sagesse infinie de Dieu. Quelle est, en effet, la fin de la création de

l'univers ? C’est la représentation de la bonté divine.

"Deus dicitur omnia propter suam bonitatem fecisse „ut in rebus divina bonitas repraesentetur” (l).

"Produxit...res in esse propter suam bonitatem com­municandam creaturis et per eas repraesentandam" (2).

Cette représentation a son principe dans l’infinie sagesse de Dieu,

car toutes les oeuvres de la création ont été produites par Dieu selon les

dispositions de sa sagesse (3). Or, dans l’ordre pratique, c'est le pro­

pre du sage d’ordonner et de proportionner le mieux possible ses effets à

la fin qu'il leur assigne.

"Sapientis...artificis est facere unumquodque, quantumcumque potest, fini competentius" (4).

Il appartient donc à Dieu, artisan souverainement sage et infini­

ment puissant, de produire l'univers qui soit approprié le mieux possible

à sa fin qui est la représentation de la bonté divine.

"...Cum Deus creaturas ad manifestationem sui produxe­rit, convenientius fuit et melius ut sic producerentur sicut convenientius et expressius eum poterant manifes­tare" (5). 1 2 3 4 5

(1) I F., q. 23, a. 5, c.

(2) I ?., q. 47, a. 1, c.

(3) II C.G., c. 24.

(4) I O.G., c. 24. Cf.t II Sent., D. 23, q. 1, a. 2, la diff.

(5) De Pot., q. 3, a. 18, ad 8um.

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Or la bonté de Dieu, en tant qu’elle est de Dieu, est la bonté

par essence. Elle est donc souveraine et infinie. Le bien auquel toutes

choses sont ordonnées n’a pour elles raison de fin qu’en tant qu’il est

infini et qu’il est le bien de Dieu. Et c’est à la représentation de cette

bonté, de cette perfection, que toutes choses sont ordonnées comme à leur

fin. Dieu a produit les créatures ’’propter suam bonitatem communicandam" (l),

’’in quantum in eis per quamdam imitationem divina bonitas repraesentetur” (2).

Puisque l’infini est de l'essence même de la bonté de Dieu, cet infini a

proprement raison de fin pour l'univers, et c'est à la manifestation et à

l'expression de cet infini de la bonté de Dieu que l'univers est ordonné.

Dieu est le plus parfait possible, absolument. Il est parfait

simpliciter. Le seul univers qui soit convenablement ordonné et adapté

à sa manifestation, c'est bien, semble-t-il, l'univers le plus parfait pos­

sible quant aux degrés ou modes universels d’être, c'est l'univers qui est

parlait "simpliciter et absolute loquendo" (3)

Un univers qui ne contiendrait pas tous les degrés de perfection

serait incomplet, imparfait, insuffisant, et par conséquent il serait vrai­

semblablement contraire â la Sagesse de Dieu. 1 2 3

(1) I P., q. 47, a. 1, o.

(2) X P., q. 65, a. 2, c*

(3) Voir citation (l) page 127.

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"...Perfectio universi requirit inaequalitatem esse in rebus, ut omnes bonitatis gradus impleantur" (l).

"Factor...omnium, Deus, non faceret totum universum in suo genere optimum, si faceret omnes partes aequales : quia multi gradus bonitatis in universo deessent, et sic esset imperfectum" (2).

"Perfecta bonitas in rebus creatis non inveniretur nisi esset ordo bonitatis in eis, ut scilicet quaedam sint aliis meliora: non enim implerentur omnes gradus possi­biles bonitatis;...tolleretur multitudo a rebus, inae­qualitate bonitatis sublata...Et sic, si aequalitas om­nimoda esset in rebus, non esset nisi unum bonum creatum: quod manifeste perfectioni derogat creaturae" (3).

Puisque tout ce qui est contraire à la sagesse de Dieu est absolu­

ment impossible à Dieu (4), il faut conclure, semble-t-il, à la nécessité

de la plus grande perfection possible de l’univers. Encore une fois, c’est

cette conclusion qui parait exprimer avec le plus de fidélité la pensée de

saint Thomas, et c’est Cajetan qui en aurait le mieux saisi la légitimité

de cette conclusion. De fait, c’est lui qui l’a formulée dans les termes

les plus explicites.

c) Voici encore comment on pourrait montrer que le commentaire de

Cajetan est l'expression la plus parfaite de la pensée de saint Thomas.

Considérant la fin de la création qui est la manifestation de la bonté di- 1 2 3 4

(1) I P., q. 48, a. 2, c.

(2) II C.G., c. 44.

(3) III C.G., o. 71.

(4) "Non enim potest facere aliquid Deus quod non sit conveniens sapien- „tiae et bonitati ipsius..." IP., q. 21, a. 4, c.

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vine au dehors, saint Thomas conclue à la nécessité de 1*inégalité et de

1* ordre. En effet, à défaut de diversité et d’ordre, l’univers serait

imparfait (1). Saint Thomas affirme donc catégoriquement et sans restric­

tion la nécessité de l’inégalité, et par conséquent, de l’ordre dans la

création :

wNecesse igitur fuit diversitatem esse in rebus a Deo ,productis ut divinam perfectionem rerum diversitas secundum suum modum imitaretur" (2)

Quelle est la raison d’être de la nécessité de la diversité et

de l’ordre ? C’est 1’insuffisance de toute créature dans la représenta­

tion de la bonté divine.

"Quia per unam creaturam sufficienter repraesentari non potest..(3).

Mais si me seule créature ou un seul degré de perfection ne suf­

fisait pas à la manifestation de la perfection divine, me multiplicité

incomplète de degrés de perfection pouvait-elle suffire à cette manifesta­

tion ? Bon. Ayant conclu dans le premier cas à la nécessité de l’ordre,

saint Thomas devait, semble-t-il, logiquement conclure dans le second cas

à la nécessité d’un univers contenant tous les degrés possibles de perfec-

tion. 1 2 3

(1) I P., q. 47, a. 2, o.

(2) Comp. Theol., o. 72.

(3) I P., 47, a. 1, c.

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132

‘'Necasse fuit ad creaturarum perfectionem quod aliquae creaturae essent intelligentes" (l).

Pour apprécier à leur pleine valeur les arguments qui précèdent,

il faut se rendre nettement compte que c'est l'ordre par soi et essentiel

des degrés ou modes universels d'etre, bien plus que l'ensemble des modes

spécifiques ou particuliers de l'être, qui constitue la structure la plus

fondamentale et la plus grande richesse intérieure de l'univers. Parce

que la distinction des éléments de cet ordre universel est plus profonde,

parce que 1'opposition de ses parties est plus immédiate et plus univer­

selle, l'unité qui en résulte est plus intense et plus expressément mani-

festâtive de l'éminente perfection de Dieu. C'est cet ordre essentiel des

degrés ou modes généraux et universels qui est avant tout, au-dedans de

l'univers, la raison d'être de sa création. C'est dans cet ordre que sont

réalisées avec le plus de magnificence les communications purement gra­

cieuses de l'Acte Pur.

En somme, à quoi les chapitres antérieurs ont-ils été consacrés ?

A montrer 1°/ que Dieu est le seul être qui soit aussi profondément et

vivement enclin à se communiquer au dehors par la diffusion de sa bonté

dans les créatures, 2°/ que Dieu est le seul agent qui opère pour la seu- 1

(1) Quel est le fondement de cette nécessité ? Saint Albert l'a assigné dans les termes suivants :

"Si...Deus per ornnem gradum entium debuit se praebere -participabilem, ne esset insufficiens in operibus creaturarum..." D.lb., in II P. D. Theol.,Tr.II, q.V.

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133

le effusion et représentation de sa perfection, 3°/ que la distinction,

la diversité et l’ordre sont requis pour la perfection d’une oeuvre divi­

ne plus que pour toute oeuvre procédant d’un agent créé. Et quel était

l’un des principaux objectifs des longs développements contenus dans ces

chapitres ? C’était de manifester avec la plus grande évidence possible

combien l’ordre essentiel et par soi des degrés de l’être est primordiale-

ment destiné à la représentation de la perfection de Dieu. Rien, dans

l’oeuvre de la création n’est aussi intensément voulu de Dieu. Le déploie­

ment et la hiérarchisation de la totalité des degrés d’être répond donc

plus que tout à l’unique intention du Créateur, à savoir la seule manifes­

tation ou expression de sa bonté. A vrai dire, c’est seulement dans tout

1’ensemble des modes universels ou degrés de l’être que serait réellement

manifestée la perfection de Dieu. H’est-il pas nécessaire que l’univers

soit, dans les degrés qui le constituent, le plus parfait possible ?

On pourrait objecter que 1’affirmation de cette nécessité de la

plus grande perfection possible de l’univers est fondée exclusivement sur

le témoignage des saintes Ecritures, et que par conséquent, cette nécessi­

té de la perfection de l’univers n’est pas connue par la lumière naturelle

de la raison. Plus précisément, la nécessité de la perfection absolue de

l’univers ne serait pas simplement et logiquement déduite de la nature de

la fin pour laquelle l’univers a été créé. A cette objection, on devrait

répondre que la fin de l’univers consiste dans 1’assimilation à Dieu et la

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134

représentation de sa bonté, et qu'elle nous est connue naturellement. Pour

s’en convaincre, on n’aurait qu’à relire les dernières leçons du commentai­

re de saint Thomas sur le L. XII des Métaphysiques. L’objection formulée

dans le paragraphe précédent ne parait donc pas suffisamment fondée. L’uni­

que texte qui pourrait servir de fondement à cette difficulté serait le sui­

vant : "Vidit Deus cunota qua© fecerat et erant valde bona" Gen. 1. On ne

peut certainement pas voir implicitement ou explicitement affirmée dans ce

texte la nécessité de la plus grande perfection possible (absolute et lo­

gi oe loquendo) de l’univers.

Ainsi donc, en conformité avec la pensée et la lettre même de saint

Thomas, en conformité aussi avec la pensée de son commentateur, Cajetan, il

semble que l’on puisse affirmer avec certitude que l’univers est nécessai­

rement parfait "simpliciter et absolute" (1). Dans l’hypothèse d’une ma­

nifestation de la bonté de Dieu ad extra par la création d’un univers, il

serait absolument nécessaire que l’univers créé contienne tous les degrés

dont la création n’implique aucune répugnance.

2 •»

Les raisons d’affirmer la simple convenance de l’existence de tous les degrés ou modes gé­néraux de l’être dans 1’univers.

La conclusion énoncée au terme du paragraphe précédent n’est que

vraisemblable. Les arguments développés au cours des pages suivantes sont 1

(1) IP., q. 50, a. 1, comm. Caj. n. VI.

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135 -

destinée à le montrer, en manifestant la probabilité du contraire. En

premier lieu, il importe de préciser le sens de la proposition que voici;

"pertinet ad voluntatem divinam, ut bonum suum aliis per similitudinem

communicet, secundum quod possibile est” (l)* Cette proposition est de

saint Thomas. Le principe qu’elle énonce serait le fondement de la néces­

sité (dans l’hypothèse d’une manifestation de Dieu ad extra) d’un univers

le plus parfait possible "simpliciter absolute”. A vrai dire, cependant,

tel n’est pas le cas.

Dans l’article d’où est tirée cette proposition, saint Thomas mon­

tre que Dieu ne se veut pas seulement lui-même, mais qu’il veut encore des

êtres autres que lui. Voici, en substance, la comparaison qu’il propose.

Les choses de la nature, dit-il, n'ont pas seulement une inclination na­

turelle à leur bien propre qui les porte à le rechercher quand elles ne

l’ont pas et à s’y reposer quand elles l’ont, mais elles ont aussi une in­

clination naturelle qui les porte à communiquer à d’autres, selon qu’il est

possible, leur bien propre. C'est pourquoi tout agent naturel, dans la me­

sure où il est en acte et parfait, produit un effet semblable à lui. Il

est donc de la nature de la volonté "pertinet ad rationem voluntatis" - de

communiquer aux autres son bien propre selon qu'il est possible. Par con­

séquent, poursuit saint Thomas, si les choses de la nature, en tant qu'elles

sont parfaites, communiquent leur bonté à d’autres, à bien plus forte rai- 1

(1) I P., q. 19, a. 2, o

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- 136

son, il appartient à la volonté divine de communiquer à d’autres, selon

qu’il est possible, son propre bien pertinet ad voluntatem divinam, ut

bonum suum aliis per similitudinem communicet, secundum quod possibile est”.

Cajetan, en commentant le texte de cet article, fait remarquer que

11 inclination de l'agent naturel et l'inclination de la volonté divine à

la diffusion de leur propre bien ne sont que proportionnellement une même

inclination. En Dieu, en effet, cette inclination est volontaire, libre

et indépendante, conformément à la nature de la volonté de Dieu, Etre su­

prême.

Toute volonté autre que la volonté divine est réellement distincte

de son bien, lequel bien revêt pour elle la nature d'une cause finale. Son

bien suprême est un bien commun : Dieu, dont elle dépend essentiellement.

De plus, pour diffuser le bien à des êtres inférieurs, la volonté créée

doit passer de puissance à acte et recevoir, par conséquent, la motion de

la Cause Première. Par la communication de cette motion, la Cause Première

fait entrer la volonté créée en participation de son propre bien. C’est

dire que la volonté créée, dans la diffusion du bien aux inférieurs, reçoit

plus qu'elle communique.

En Dieu, au contraire, il n'est aucune ordination de sa volonté

à un bien qui serait plus commun et supérieur. Il n'existe également au­

cune raison de dépendance, aucune nécessité de se diffuser en dehors de

Lui-même. Et si cette diffusion est voulue et réalisée, Dieu n'en reçoit

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- 137

aucun accroissement de perfection.

Quoique Dieu soit enclin, au supreme degré, à la diffusion de sa

propre bonté, cette diffusion n'en demeure pas moins tout à fait libre,

indépendante, gracieuse. Ce qui est à la fois fondement de la souveraine

inclination de Dieu à communiquer sa propre perfection et fondement de la

souveraine liberté de Dieu par rapport à une telle communication, c'est

l'infinie perfection de Dieu. En raison de cette absolue indépendance et

de cette entière liberté de Dieu à l'égard de tout le créé, Cajetan conclue:

"...Non potest nisi post factum, aut ex revelatione, cognosci quod Deus vult alia; et consequenter quod vult haec vel illa" (l).

Que signifie donc exactement la proposition : "multo magis per­

tinet ad voluntatem divinam, ut bonum suum aliis per similitudinem commu­

nicet, secundum quod possibile est". Cette proposition signifie, selon

Cajetan, qu'il appartient et convient à Dieu de communiquer sa bonté selon

qu'il est possible de puissance ordonnée, c’est-à-dire, selon les modes

(particuliers) et les degrés (modes universels) dont il a, dans sa sagesse,

déterminé la communication. 1 2

(1) I P., q. 19, a. 2, comm. n. IV.

(2) Loo. oit., n. IV.

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138

C'est seulement dans un commentaire postérieur à celui qui vient

d’être cité que Cajetan affirme la nécessité d'un univers qui soit le plus

parfait possible (quant aux degrés ou modes généraux et universels d'être)

“potentia logica et Dei loquendo” (1). De plus» après avoir affirmé qu'il

revient à Dieu de se communiquer selon qu'il est possible "sumendo possibi­

le a potentia ordinata”, Cajetan a soin d'ajouter :

"Kara hoc tantumdem est ac si diceretur, secundum quod 'ipsa divina voluntas vult” (2).

Ne faudrait-il pas conclure que, même selon l’intention de Cajetan»

la nécessité d'un univers le plus parfait possible "potentia logica et

Dei” n'est qu'une nécessité conditionnelle ou hypothétique ? L'univers

créé ne contiendrait tous les degrés de perfection possibles "potentia lo­

gica et Dei” que si Dieu en a déterminé ainsi dans sa sagesse, c'est-à-dire

selon les termes de Jean de saint Thomas : ”ex suppositione quod Dei per­

fecta sunt opera et maxime integrum est opus totius universi” (3). Dans

l’hypothèse de la création d'un univers (multiplicité de créatures inéga­

les), cet univers ne contiendrait pas nécessairement tous les degrés de per

feotion possibles, mais il les contiendrait tous seulement dans une autre

hypothèse, à savoir : si Dieu a déterminé de créer cet univers t “maxime 1 2 3

(1) I P., q. 50, a. 1.

(2) J. St-ïhomas, C. Theol., T. IV, Disp. 19, a. 1.

(3) I P., q. 19, a. 2, n. IV.

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139

integrum". Tel serait le sens précis de cette nécessité hypothétique d'un

univers le plus parfait possible.

(b) On pourrait cependant s'objecter à cette interprétation et

tenter de concilier d'une autre façon les deux commentaires de Cajetan qui

paraissent être opposés l’un à l’autre. (Dans le commentaire de l’article

2 de la question 19, Cajetan affirme qu’il appartient à Dieu de se commu­

niquer le plus parfaitement possible "potentia ordinata"; dans le commen­

taire de l’article 1 de la question 50, il affirme qu’il est nécessaire

que l’univers contienne tous les degrés de perfection possibles "potentia

logica").

On pourrait dire que le texte de l’article 2 de la question 19

s’applique à la création comme telle ainsi qu’aux créatures et aux modes

particuliers ou spécifiques de l’être, mais non pas aux degrés ou modes

universels et généraux. Dans l’hypothèse de la création d’un univers,

Dieu se communiquerait selon tous les modes d’être possibles "potentia or­

dinata", mais il serait nécessaire qu’il se communique selon tous les

degrés d’être possibles "potentia logica et Dei". Dans l’hypothèse de la

création d’un univers il serait absolument nécessaire que l’univers soit

le plus parfait possible quant aux degrés ou modes généraux et universels

de l’être. Tout en étant très plausible, cette autre interprétation du com­

mentaire de Cajetan ne nécessite pas notre adhésion. Voici pourquoi.

Il a été établi antérieurement que la fin de la création de l’uni­

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140

vers, c’est la représentation de la bonté de Dieu. Dieu étant parfait

"simpliciter”, il semblait que le seul univers qui pût être sagement or­

donné à la représentation de la bonté de Dieu fût un univers parfait win

genere faotibilium", c'est-à-dire quant aux modes universels de l'être.

On concluait à la nécessité d'un univers le plus parfait possible "poten­

tia logica et Dei loquendo", pour la manifestation de la bonté divine.

Notons bien, cependant, que cette représentation de la bonté de

Dieu est pour toute oeuvre divine une fin "valde universalis et remotus"(1).

En effet, les motifs déterminant l’exécution d’une oeuvre peuvent être

très divers. Ainsi l'explique Jean de saint Thomas $

"Omnia...motiva ad aliquid eligendum vel habent ratio­nem finis causae, vel rationem finis effectus. Voca­tur finis causa ille cujus gratia aliquid sit, sive finis proximus, sive ultimus, finis effectus ille qui consequitur et ad quem utilis est positio talis rei..."(2).

Dans toute communication de la bonté divine, la manifestation de

la gloire de Dieu est la fin unique et ultime. Cependant, la fin prochai­

ne varie selon que la communication est effectuée soit dans 1 ' ordre natu­

rel, soit dans l'ordre surnaturel.

"Et similiter Deus habet motiva faciendi hoc opus. .Primo quidem motivum primarium et finem cujus gra- 1 2

(1) J. s. Thomas, C. Theol., T. VIII, D. 3, a. 1.

(2) J. s. Thomas, loc. cit»

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141

tia scilicet seipsum seu ostensionem gloriae suae.Sed quia hie finis est valde universalis et remotus, potestque variis viis intendi, determinat Deus os- tendre talibus rebus suam bonitatem v.g. in ordine rerum naturalium et supematuralium et ordinis hypos­tatici secundum connexionem seu subordinationem quam unus ordo habet respectu alterius".

Est-il nécessaire que dans l’ordre naturel et dans l’ordre de la

grâce, la communication de la bonté divine soit effectuée selon tous les

degrés possibles et propres respectivement à chacun de ces deux ordres (1)?

Dans l’ordre de la grâce, ce n'est pas nécessaire. Selon saint Thomas, il

est plus probale que Dieu ne se serait pas incarné si Adam n’avait pas pé­

ché. En d'autres termes, si Adam n'avait pas péché, il est plus probable

que Dieu ne serait pas communiqué selon ce suprême degré de perfection qui

consiste en 1’incarnation de son Fils.

"...Convenientius dicitur incarnationis opus ordinatum esse a beo in remedium contra peccatum, ita quod pec­cato non existante, incarnatio non fuisset" (2).

Dans 1'ordre naturel également, il ne semble pas nécessaire que

la bonté de Dieu se manifeste selon tous les degrés de perfection possi­

bles. Un univers ne contenant pas tous les degrés possibles de perfection

réaliserait encore la fin de la création, à savoir la représentation de la 1 2

(1) Il ne saurait être question de traiter ici de l'ordre de la grâce en lui-même. Il est permis, toutefois, de rappeler quel est l'enseigne­ment de saint Thomas à ce sujet.

(2) III P., q. 1, a. 3, c.

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142

perfection de Dieu. En effet, la production de la plus parfaite créature

manifeste déjà à elle seule l’infini de la puissance, de la sagesse et de

la bonté divines. Saint Thomas 1’affirme catégoriquement :

"...In productione minimae creaturae manifestatur potentia infinita et sapientia et bonitas Dei : quia quaelibet creatura ducit in cognitionem ali- cujus primi et summi, quod infinitum est in omni perfectione” (l.

"Bonitas...infinita Dei manifestatur etiam in pro­ductione creaturae, quia infinitae virtutis est ex nihilo producere. Non enim oportet, si infinita bonitate se communicat, quod aliquid infinitum a Deo procedat, sed secundum modum suum recipiat divinam bonitatem” (2).

Le cas de la production des substances séparées (le plus haut

degré de perfection) dans l’ordre naturel n’est pas, dira-t-on, assimila­

ble à celui de l’Incarnation (le plus haut degré de communication divine)

dans l’ordre surnaturel♦ En effet, les (3) substances séparées consti­

tuent, dans l’ordre naturel, le degré le plus haut de perfection de l’uni­

vers, tandis que 1’Incarnation est "finis omnino extrinsecus ipsi universo 1 2 3

(1) III Sent., q. 1, a. 1, ad 3um.

(2) I P., q. 32, a. 1, ad 2um. Cf.s I P., q. 45, a. 5, ad 3um.

(3) "Aliunde vero inter productionem Angelorum et futur itionem Incarna­tionis summa est distantias ut merito quid potuerit illam probare, secus istam. Nam angeli sunt substantiae naturalem pertinentes ad hujus universi perfectionem, ad hujus universi perfectionem... Uno ex ipso universo producto ducimur naturaliter in cognitionem produc­tionis angelorum:.. .Caeterum mysterium Incarnationis supra omnem exigentiam naturae et cunctam universi dispositionem evehitur,nui- larnque cum illo aut producto, aut producendo habet connexionem". Salmant,, De Inoarn., Disp. II, dub.I.

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143 -

et creaturae rationali atque omnino indebitus" (l). Les degrés inférieurs

de l’univers étant présupposés, on pourrait donc prouver l’existence du de­

gré le plus parfait (les substances séparées) sans pouvoir prouver quoi que

ce soit se rapportant formellement à l’ordre surnaturel de la grâce.

Toutes vraies qu’elles sont, ces dernières considérations ne di­

minuent guère la valeur des arguments antérieurs. Si une manifestation

selon tous les degrés possibles est essentielle à toute oeuvre divine,

1’existence du plus haut degré possible de perfection est nécessaire dans

l’ordre de la grâce comme dans 1’ordre naturel, fîr saint Thomas enseigne

que, dans l'ordre de la grâce, la communication de la bonté de Dieu selon

le degré le plus élevé (l’Incarnation) n'est pas nécessaire. Il semble

donc que, dans 1'ordre naturel, la communication de la bonté de Dieu selon

le plus haut degré possible (les substances séparées) ne soit pas nécessai­

re. Dans l'hypothèse de la création d’un univers, il ne serait donc pas

nécessaire que cet univers soit le plus parfait possible.

Il est à remarquer, cependant, que les communications de la per­

fection de Dieu dans l’ordre surnaturel de la grâce sont ordonnées à la

manifestation de Dieu selon un mode qui diffère radicalement du mode selon

lequel les communications de l’ordre naturel sont ordonnées à cette même

fin. La grâce est, en effet, une participation physique, formelle et uni­

voque "in esse objective" de la nature divine. (l)

(l) J. s. Thomas, loc. cit.

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144 -

"Entitates supernatural®s aunt univocae et formales participationes esse divini" (l).

La grâce nous ordonne donc à Dieu tel qu'il est en lui-même. Dans

l'ordre naturel, au contraire, les communications de la bonté divine sont

ordonnées à la manifestation de Dieu, non pas tel qu'il est en lui-même,

mais de façon médiate, en tant qu'il est représenté dans la perfection de

la créature, surtout dans l’ordre de l'univers. La nécessité d'une parti­

cipation à la bonté de Dieu selon tous les degrés de perfection possibles

parait donc s'imposer bien plus dans l'ordre naturel que dans l'ordre de

la grâce. C'est seulement dans un univers constitué de tous les degrés

de perfection possibles, et parfait "in genere creaturarum", qui serait

exprimée, comme il convient, la bonté de l'être parfait "simpliciter".

Dans l'ordre surnaturel, il en serait autrement puisque toute communication

particulière de la grâce suffit déjà à nous faire atteindre en lui-même

l'être souverainement parfait qu'est Dieu.

Il reste néanmoins que même dans l'ordre surnaturel, les communi­

cations de la perfection divine ne sont que des "participations". Elles

sont donc essentiellement limitées. Une pluralité d'inégales communica­

tions de la perfection de Dieu convient encore davantage, dans ce même or­

dre, à la manifestation de Dieu.

Dans l'ordre naturel, l'oeuvre divine qu'est l'univers serait-elle 1

(1) J. Sto Thoma., C. Theol., I. IX, D. 25, a. 2.

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- 145

parfaite si Dieu ne s * était pas communiqué selon tous les degrés de per­

fection possibles ? Il semble que oui. En effet, saint Thomas affirme

que la perfection qui est de la nature de toute oeuvre divine est réalisée

du seul fait que cette oeuvre est ordonnée à Dieu.

"Ad perfectionem etiam universi sufficit quod naturali modo creatura ordinatur in Deum sicut in finem" (l).

Un univers ne contenant pas tous les degrés de perfection serait

donc encore 'suffisamment* parfait, pourvu qu'il soit ’ordonné à Dieu*.

c) Enfin, une dernière difficulté pourrait être formulée comme

suit : Dieu, agent souverainement bon, sage et puissant, veut et réalise

toujours ce qui est le plus convenable ("convenientius") et le meilleur.

Or un univers contenant tous les degrés de perfection est plus convenable

et plus apte à la manifestation de la perfection de Dieu. Donc Dieu a

certainement produit un tel univers.

Remarquons que la plus grande convenance dont il est question ici

se tient "ex parte objecti" (2). Or même ce qui est ainsi plus convenable

et meilleur "secundum se" n'est pas toujours ce qui, en réalité est voulu 1 2

(1) III P., q. 1, a. 5, ad 2um.

(2) Il en est une autre qui se tient a parte ejus quod dicitur. Lorsque saint Thomas écrit: "convenientius dicitur incarnationis opus ordi­natum esse a Deo in remedium peccati ita quod peccato non existeate incarnatio non fuisset", il n'entend pas signifier que la non incar­nation eut été en elle-même plus convenable que l'incarnation. Comme l'explique Cajétant "ly convenientius comparationem exercet respectu alterius opinionis contrariae, ita quod ex revelatis in Sacra Scrip­tura de divina voluntate, convenientius dicitur pars negativa quam affirmativa" III P., q. 1, a. 3, com. n. 1.

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- 146

par Dieu, Voici l’explication de Cajetan:

”...Aliud est aliquid esse magis volibile: et aliud est illud esse magis volitura. Salus enim omnium ho­minum est magis volibile secundum se quam salus ali­quorum tantum, ut patet...Non tamen est magis volita a Deo...Non potest ergo ex hoc quod aliquid ex parte objecti secundum se est majus bonum, ac per hoc magis volibile inferri: ergo est volitum a Deo” (1).

Il serait excessivement difficile d'assigner des convenances tel­

les, qu’en vertu de ces convenances mêmes, on pourrait conclure qu’en tel­

le occurrence Dieu devait agir et a agi en fait de telle ou telle façon.

Par exemple, saint Thomas propose de multiples raisons de convenance pour

prouver la non éternité du monde. Ce sont des raisons qui se tiennent

"ex parte objecti secundum se". Cependant elles ne nous permettent pas

par elles-mêmes de conclure avec certitude que le monde n’a pas été créé

par Dieu de toute éternité. Ces raisons sont pourtant de suprême conve­

nance. "Hoc igitur convenientissimum fuit..." dit saint Thomas (2).

De même la conservation des créatures par Dieu convient certaine­

ment à la manifestation de la bonté divine. Il s’agit également dans ce

cas d’une convenance "ex parte objecti". Cependant une telle raison de

convenance ne nous permet pas, par elle-même, de conclure avec certitude

que Dieu n’anéantira jamais l’univers. C’est seulement par la Révélation

que nous le connaissons de façon certaine. L’annihilation pourrait encore 1 2

(1) III P., q. 1, a. S, connu. Caj.,

(2) II C.G., c. 38.

n. IX.

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147

convenir à 1'infinie bonté de Dieu.

"...Posset in ipsa annihilations rerum finis aliquis inveniriî ut sicut in productione rerum, finis est manifestatio copiae divinae bonitatis, ita in rerum annihilations finis esse potest sufficientia suaebonitatis, quae in tantum est sibi sufficiens, utnullo exteriori indigeat" (1).

C'est ainsi qu'un univers contenant tous les degrés ou modes uni­

versels et généraux de l’être possibles convient davantage "secundum se"

à la manifestation de l'infinie bonté de Dieu. Cependant, cette convenan­

ce ne nous autorise pas à conclure avec certitude que Dieu devait, dans

l'hypothèse de la création, produire un univers constitué de tous les de­

grés possibles de perfection. D'un ordre naturel ne comprenant pas tous

les degrés de perfection ou de communication de la bonté divine comme

d'un ordre surnaturel non hypostatique, on pourrait dire, semble-t-il t

"...posset esse Deo conveniens in ordine ad alios fines altisaimos et no-

bis occultos, quos ipsius sapientia posset excogitare" (2). 1 2

(1) De Pot., q, 5, a. 3, ad 4um.

(2) Saimant., de Inc&rnt., Disp. II, Dub. II

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148 -

CONCLUSION

Il est donc des raisons très sérieuses qui nous inclinent à

penser que l’existence de tous les degrés de perfection dans l’univers

n’est pas de nécessité, mais seulement de convenance. Les arguments qui

ont été développés en ce sens ont une valeur telle qu’il serait tout à

fait téméraire de les négliger. C’est pourquoi nous n’osons pas consi­

dérer comme plus que probable le jugement contraire porté par Cajetan.

Cependant il est indéniable que, de tous les commentaires, celui de

Cajetan parait être le plus conforme à la pensée de saint Thomas. On

pourrait en exposer le contenu dans les termes suivants : dans l’hypo­

thèse d'une manifestation de la bonté de Dieu par les créatures, il est

nécessaire que l’univers créé soit parfait, c’est-à-dire, il est néces­

saire que l’univers créé contienne tous les degrés de perfection (modes

généraux et universels) qui n’impliquent en eux-mêmes aucune répugnan­

ce et qui sont possibles selon la puissance de Dieu.

Si l’existence de tous les degrés de perfection n’est que de con­

venance, on peut encore dire qu’elle est nécessaire de nécessité hypothé­

tique, mais en raison cette fois d’une deuxième hypothèse. La première

hypothèse était belle de la création. La deuxième hypothèse est celle

que Jean de saint Thomas exprime dans les termes suivants : ..Ex sup­

positione quod Dei perfecta sunt opera et maximi integrum est opus totius

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149

univorsi” (1). Puisque par la lumière naturelle de la raison, nous ne pou­

vons pas connaître avec certitude si cette deuxième hypothèse est réalisée

ou non, nous ne pouvons pas davantage, de l’existence des degrés inférieurs

de perfection dans l’univers, conclure avec certitude à l'existence du de­

gré le plus élevé. Seule une révélation des dispositions de la Sagesse di­

vine peut nous procurer la certitude de l'existence de facto de tous les

degrés de perfection possibles. 1

(1) J. a. S. Thoœa, loc. cit

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150 -

Chapitre sixième

DE L’EXISTENCE DES SUBSTANCES SEPAREES POUR LA PERFECTION DE L’ORDRE DE L’UNIVERS.

L’univers doit être parfait» c'est-à-dire qu'il doit avoir la per­

fection qui est de la nature même de l’oeuvre du Suprême artiste. Il doit»

par conséquent, être assimilé à Dieu selon tous les degrés ou modes géné­

raux et universels d’être qui sont possibles "potentia logica et Dei”. Voi­

là le principe dont procèdent, explicitement ou implicitement, la plupart

des arguments par lesquels saint Thomas prouve l'existence des substances

séparées dans l'univers.

Cette perfection de 1 ’univers par une assimilation à Dieu selon

tous les degrés de perfections possibles est-elle nécessaire ou seulement

de convenance ? Cajetan affirme qu'elle est nécessaire, et nous avons mon­

tré que ce jugement est vraisemblablement le plus conforme à 1’enseignement

de saint Thomas. Cependant, pour toutes les raisons exposées dans la der­

nière partie du chapitre précédent, nous n'osons pas affirmer comme évi­

dente et certaine cette nécessité de la plus grande perfection possible

de l'univers.

En manifestant, dans la mesure du possible, la signification et la

valeur du principe énoncé plus haut, nous avons déterminé par voie de con­

séquence la valeur d’argumentation de chacune des preuves de l'existence

des substances séparées en tant qu'elles procèdent de ce principe.

Page 160: Les preuves naturelles de l'existence des substances séparées · Ce que dit saint Thomas de la production des premières créatures ... le désir de mieux saisir et de mieux dégager

151

Le problème le plus fondamental et le plus central de cette étude

a été ainsi partiellement résolu. Il ne reste plus qu'à considérer briè­

vement chaque preuve en particulier et à mettre en relief son caractère

propre.

PREMIERE PREUVE

Au début de 1'article 1 de la question 50, (Somme Théologique,

Première Partie), saint Thomas pose la question suivante : "Utrum angelus

sit omnino incorporeus" ? L'ange est-il tout à fait incorporel ? Il y a

lieu de remarquer que le titre inscrit en tête de cet article diffère quel­

que peu de celui qui se trouve dans le sommaire de la question. Ce dernier

est formulé comme suit : "Utrum sit aliqua creatura omnino spiritualis et

penitus incorporea" ?

A ce sujet, deux constatations s'imposent, (a) En tête de 1'arti­

cle, c'est le terme "angelus" qui est employé pour désigner la substance

spirituelle dont il est traité. Ce terme n'apparaît pas dans le sommaire

de la question, (b) Le problème de l’existence d'une substance entière­

ment spirituelle est nettement posé dans le sommaire de la question, mais,

en tête de l’article il n’en est pas ainsi. — Il est incontestable, cepen­

dant, que le problème étudié par saint Thomas dans cet article est celui de

l'existence de la substance entièrement spirituelle et tout à fait incorpo­

relle, substance à laquelle le langage scripturaire réserve le nom d'ange.

Page 161: Les preuves naturelles de l'existence des substances séparées · Ce que dit saint Thomas de la production des premières créatures ... le désir de mieux saisir et de mieux dégager

152

Tous les commentateurs de saint Thomas l'affirment, entre autres Cajetan (l),

Jean de saint Thomas (2), Sylvius (5), les Carmes de Salamanque (4).

Voici quelle est dans le corps de l'article, 1'argumentation du

Docteur Angélique :

"Ifeoesse est ponere aliquas creaturas incorporeas. Id enim quod praecipue in rebus creatis Deus intendit est bonum quod consistit in assimilations ad Deum. Perfec­ta autem assimilatio effectus ad causam attenditur quan­do effectus imitatur causam secundum illud per quod cau­sa producit effectum, sicut calidum fecit calidum. Deus autem creaturam proàucit per intellectum et voluntatem, ut supra ostensum est. Unde ad perfectionem universi requiritur quod sint aliquae creaturae intellectuales.

Intelligere autem non potest esse actus corporis nec alicujus virtutis corporeae, quia omne corpus determi­natur ad hic et nunc. Uno neoesse est ponere ad hoc quod universum sit perfectum, quod sit aliqua incorpo­rea creatura.Antiqui autem ignorantes vim intelligendi et non dis­tinguentes inter sensum et intellectum, nihil esse ex­istimaverunt in mundo nisi quod sensu et imaginatione apprehendi potest. Et quia sub imaginatione non cadit nisi corpus, existimaverunt quod nullum ens esset nisi 1 2 3 4

(1) Comm, in I P., q. 50, a. 1, n. I.

(2) G. Theol., T. IV, De Angelis, Disp. 19, a. 1.

(3) Comm. I P., q. 50, a. 1.: "Caeterum quamvis iste sit articuli titulus: Utrum angelus sit omnino incorporeus; certum est tamen mentem D. Th. esse quaerere: Utrum sit vel detur angelus, ita ut sensus articuli hic reddi possit: utrum sit aliqua substantia spiritualis et omnino in­corporea0 ?

(4) C.Theol.,T.IV,De Angelis,Disp.l,dub.l:MSecundus terminus in titulo po­situs est verbum sit, quod quidem potest sumu, vel quatenus solam es­sentiam, vel prout solam existentiam, vel tandum ut essentiam et exis- tentiam simul importat. In praesenti ergo sumitur hoc posteriori modo, siout et Angelicus Doctor in eodem sensu in titulo primi articuli hujus quaestionis illud accepit, ita ut sit sensus: Utrum Angelus, cui oon- veniat esse omnino incorporeum, existât in rerum natura'1 ?

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- 153 -

corpus, ut Philos, dicit in IV Physic. Et ex his pro­cessit Sadducaeorum error dicentium non esse spiritum. Sed hoc ipsum quod intellectus est altior sensu, ratio­nabiliter ostendit esse aliquas res incorporeas a solo intellectu comprehensibiles11 (l).

Get argument comporte les trois conséquences que voici : il est

nécessaire que l'univers soit parfait; donc il est nécessaire que l'uni­

vers soit parfaitement assimilé à Dieu, donc il est nécessaire que l'uni­

vers soit assimilé à Dieu selon la nature intellective; donc il est né­

cessaire d'affirmer l'existence (ponere) de créatures incorporelles (2).

Nous allons considérer tour à tour ces conséquences pour en montrer la lé­

gitimité, pour en préciser le sens et résoudre les principales difficultés

qui s'y rapportent.

Première conséquence s il est nécessaire que l'univers soit par­

fait; donc il est nécessaire que 1'univers soit parfaitement assimilé à

Dieu. En effet, toute oeuvre divine est nécessairement parfaite en rai­

son de l'infinie perfection de l'agent dont elle procède. Chaque créature

est donc parfaite par rapport au tout de l’univers, et l'univers est par­

fait par rapport à la fin à laquelle il est ordonnée. Quelle est cette fin

à laquelle l’univers est ordonné ? C'est la représentation de la bonté de

Dieu par la voie de 1' assimilation la plus parfaite possible à cette même

bonté. Par conséquent, il est nécessaire que l'univers soit assimilé à 1 2

(1) IP., q. 50, a. 1.

(2) Voir le commentaire de Cajetan à ce sujet.

Page 163: Les preuves naturelles de l'existence des substances séparées · Ce que dit saint Thomas de la production des premières créatures ... le désir de mieux saisir et de mieux dégager

154 -

Dieu le plus parfaitement possible. Une imperfection quelconque dans l’oeu­

vre de Dieu ne serait possible, semble-t-il, qu’en raison d'une imperfecti­

on dans la sagesse, la puissance ou quelqu'autre attribut divin. Puisque

toute imperfection est contradictoirement opposée à l'essentielle et infi­

nie perfection de Dieu, un univers imparfaitement assimilé à Dieu semble

donc absolument impossible.

Tout le chapitre précédent a été employé à déterminer en quoi con­

siste cette nécessité de la plus grande perfection possible de l'univers

par voie d’assimilation. Il serait donc tout à fait superflu de revenir

sur ce sujet. Il suffit de se rappeler la distinction faite entre la plus

grande perfection possible "potentia ordinata" et la plus grande perfection

possible "potentia logica et Dei", puis la distinction faite entre la plus

grande perfection possible quant aux modes d'être particuliers et spécifi­

ques et la plus grande perfection possible quant aux degrés ou modes d'être

universels et généraux. Notons une fois de plus, que s'il s'agissait, dans

l'article présentement étudiéi de l'assimilation à Dieu la plus parfaite

possible de puissance ordonnée, l’argument de saint Thomas serait privé,

semble-t-il, de toute valeur. En effet, à supposer qu'un univers dépourvu

de substances séparées ne soit pas impossible et qu'un tel univers soit

créé de fait, oet univers serait nécessairement le plus parfait possible de

puissance ordonnée, sans être le plus parfait possible "potentia logica et

Dei".

Dans ce cas, de la nécessité de la plus grande perfection possible

Page 164: Les preuves naturelles de l'existence des substances séparées · Ce que dit saint Thomas de la production des premières créatures ... le désir de mieux saisir et de mieux dégager

155

de 1*univers, on ne pourrait pas conclure à l'existence du plus haut de­

gré de perfection logiquement possible. Or, saint Thomas conclue de fait,

au terme de son argument, à l'existence des substances tout à fait incor­

porelles, lesquelles constituent le plus haut degré de perfection logique­

ment possible. Il ne s'agit donc pas dans la première des trois conséquen­

ces de l'argument, d'une assimilation la plus parfaite possible de puissan­

ce ordonnée (l).

Pour que 1'argument de saint Thomas ait du sens, il faut, semble-

t-il, que 1'assimilation à Dieu dont il est question dans la première con­

séquence soit la plus parfaite possible logiquement et quant aux degrés ou

modes universels d'être. Cependant, la nécessité d'une telle assimilation

ne nous est pas évidente. Si elle était évidente, son opposé nous apparaî­

trait comme manifestement impossible. Or tel, n'est pas le cas. Nous avons

des motifs de penser que peut être, de puissance absolue, Dieu pourrait

créer un univers contenant seulement les degrés (modes universels) infé­

rieurs de l’être. Nous n’osons pas considérer comme plus que probable que

l’univers doive nécessairement être assimilé à Dieu selon tous les degrés

de perfection absolument possibles. Parce que nous n’adhérons pas avec

certitude à la proposition qui est principe de cet argument, nous ne pour­

rons pas davantage adhérer avec certitude aux conclusions qui en découlent. 1

(1) Après Cajetan, Suarez l'affirme: Disp. Metaph., D. 25, sect. 1.

Page 165: Les preuves naturelles de l'existence des substances séparées · Ce que dit saint Thomas de la production des premières créatures ... le désir de mieux saisir et de mieux dégager

156

Deuxième conséquence : il est nécessaire que l’univers soit par­

faitement assimilé à Dieu, donc il est nécessaire qu’il soit assimilé à

Dieu selon la nature intellective. Le conséquent équivaut donc à ce qui

suit : il est nécessaire qu’il existe des créatures intellectuelles dans

l'univers. La légitimité de cette deuxième conséquence est assurée parce

que, d’une part, l'assimilation d’un effet à sa cause est parfaite lorsque

l'effet imite la cause précisément en ce par quoi la cause produit son ef­

fet, et d'autre part, parce que Dieu produit la créature par un acte de

son intelligence et de sa volonté.

A ce propos, Cajetan fait la difficulté que voici t

"Non.. .videtur valere. Quia secundum ipsum (D. Tho- _mam) et cornes communiter, ad perfectam similitudinem inter effectum et causam requiritur et sufficit, quod effectus sit similis non naturae aut potentiae agentis, sed rationi agendi, non ut res, sed ut ratio agendi; ut patet de arte et artificiato. Intellectus autem et; vo­luntas et natura intellectualis, sive in Deo sive in quocumque alio agente per artem, non se habent ut ratio agendi, ut ex se patet. Igitur male illatum est: ergo oportuit esse naturas intellectuales" (l).

Dans sa réponse à cette difficulté, Cajetan fait d'abord remarquer que

c'est d'une façon bien différente que l'on doit comparer un effet parti­

culier à sa cause et que l’on doit comparer l’univers à sa cause. En ef­

fet, pour être parfaitement assimilé à sa cause, l'univers doit contenir

tous les degrés de perfection possibles, ce qui n'est pas requis pour l'as- (l)

(l) IP., q. 50, a. 1, coma. CXXXX, n. 17.

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157

similation parfaite d’un effet particulier. Ensuite, Cajetan affirme que,

dans cet argument, saint Thomas entend par intelligence et volonté : la

forme intelligible (1*idea) qui est principe de la production de l’univers

par l’intelligence et la volonté de Dieu. Puis il distingue dans cette

forme intelligible la forme elle-même, et son mode d'être. L'effet, dit-

il qui est assimilé quant à la forme seulement est moins parfaitement as­

similé que celui qui l'est et quant à la forme et quant au mode d'être de

la forme. Par conséquent, puisque la forme par laquelle Dieu agit est une

forme intelligible et puisque l'univers doit être assimilé à son principe

selon que tous les degrés possibles (modes d'être universels), il est néces­

saire que l'univers contienne des créatures intellectuelles.

Dernière conséquence : il est nécessaire que l'univers soit assi­

milé à Dieu selon la nature intellective, donc il est nécessaire d'affir­

mer l'existence de créatures incorporelles. La preuve en est que l’intel­

ligence ne peut être l’acte ni d'un corps ni d'une vertu corporelle, puis­

qu'elle fait abstraction, dans son objet, des conditions du lieu et du

temps.

Le procédé suivi par saint Thomas dans cet article est-il rigou­

reusement démonstratif ? La conclusion à laquelle il aboutit est-elle

certaine ? En d'autres termes, pouvons-nous, par la raison seule, démon­

trer l'existence des créatures incorporelles ? En affirmant sans aucune

restriction que l'univers contient nécessairement tous les degrés de per­

fection qui sont absolument et logiquement possibles, et en concluant sans

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158

plus de restriction à la nécessité de 1* existence des substances incorpo­

relles, Cajetan semble bien considérer 11 argumentation de cet article comme

étant rigoureusement démonstrative. Le théologien, J.B. Gonet reconnaît

également en cette preuve une démonstration proprement dite de l'existence

des substances séparées (l). Il affirme de façon explicite que saint Tho­

mas "démontre" l'existence de ces substances. On regrette, cependant qu'il

n'ait pas mis davantage en relief la rigueur et l'efficacité qu'il recon­

naît à cet argument. Pègues attribue aussi à cette preuve un caractère vé­

ritablement démonstratif (2).

Cependant, la plupart des autres commentateurs de saint Thomas

tiennent pour probable ou dialectique 1'argument que nous étudions présen­

tement, ainsi que toutes les autres preuves naturelles de l'existence des

substances séparées.

Voici comment Jean de saint Thomas exprime sa pensée à ce sujet :

"Haec autem ratio non probat efficaciter Deum, de facto produxisse angelos, sed solum probat id connatural!ter exigi ad perfectionem universi et ad perfectionem li­neae intellectualis. Unde solum procedit ex supposi­tione quod Dei perfecta sunt opera et maxime integrum e st opus totius universiw (3 j♦ 1 2 3

(1) Clypeus Theologiae Thomisticae, Vol. Ill, Tract.VII, Disp. Proem.,a.1.

(2) Comm, in I P., q. 50, a. 1.

(3) C. Theol.,T.IV, Disp. 19, a.l. Voir aussi: Suarez, Disp. Metaph., Disp. 35, sect.l.; Sylvius, comm, in I F., q. 50, a. 1, conc.l: "Cae- terum possitne naturali aliqua ratione probari quod in rerum natura sint aliquae substantiae incorporeae quas dicimus angelos non usque adeo liquet. Dicendum vero est posse probabiliter ostendi per aliquam rationem naturalem, non posse tamen per eam demonstrative probari. T."

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159

Les théologiens modernes ne voient également que des arguments

de convenance dans toutes les preuves naturelles proposées pour établir

l’existence des substances séparées. Voici comment s’exprime l’un d’en­

tre eux, M.J. Scheeben dans "La Dogmatique", Vol. Ill (trad, de l’abbé

Bélet).

"En dehors de la révélation, l’existence des anges ne peut être démontrée par la raison seule avec une parfaite cer­titude. On n’en saurait donner a priori que des raisons de convenance, en montrant que l’existence d’êtres pure­ment spirituels correspond aux fins de la création, laquel­le a pour objet 1’imitation et la manifestation parfaite de Dieu dans le monde, et contribue à établir dans les êtres un enchaînement qui parcourt tous les degrés essentiels... Cependant, l'existence des anges, n'est pas une vérité su­pra rationnelle et surnaturelle, parce qu’elle n’est pas plus au-dessus de la portée de toute raison créée que les anges eux-mêmes ne sont exclus de 1’ensemble de la nature créée; cette vérité n’est au-dessus de la raison, elle n’est surnaturelle que relativement, c’est-à-dire pour la raison et la nature humaine....La notion véritable du monde et de ses rapports avec Dieu est tellement favorable à l’existence des anges que la révélation de leur existence ne fait guère que répondre à une légitime attente. Voyez pour les raisons de conve­nance saint Thomas, I P., q. 50, a. 1; C.G., L. II, c. 46. La raison seule ne saurait prouver rigoureusement que les anges sont des êtres purement spirituels. Mais elle peut démontrer qu’un.pur esprit est chose concevable, et que si les anges occupent dans l’échelle des êtres le plus haut degré qu’on puisse imaginer, ils doivent être de purs es­prits" . Il

Il reste difficile de concilier la pensée de ces théologiens avec

celle de saint Thomas. L’argument de l’article 1er de la question 50 (I P.)

ne serait, dit-on, qu’une preuve de convenance î Cependant, saint Thomas

dit catégoriquement qu’il est nécessaire d'affirmer (ponere) l'existence

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160

des substances incorporelles que sont les anges. N’est-il pas téméraire

de substituer un "conveniens est" au "necesse est" de saint Thomas ?

Ce dernier parlerait d’une nécessité qui ne serait pas nécessité t

Il reste une difficulté considérable à élucider, se rapportant à

la troisième conséquence ainsi formulée : il est nécessaire que l’univers

soit assimilé à Dieu selon la nature intellective, donc il est nécessaire

d’affirmer l’existence de la créature incorporelle. De la nécessité de

l’existence d’une substance intellectuelle dans l’univers, est-il légitime

de conclure à la nécessité d’une substance tout à fait incorporelle telle

que l’ange ? Dans cette inférence, le contenu du conséquent ne déborde-t-

il pas celui de 1’antécédent ? L’âme humaine est une substance intellec­

tuelle, mais elle n'est pas une substance séparée par soi et entièrement

spirituelle. De la nécessité de l'existence d'une substance intellectuelle,

on peut inférer la nécessité de l'existence d'une substance incorporelle

qui soit ou bien l'âme humaine ou bien la substance angélique, mais on ne

peut pas inférer, dêterminément, semble-t-il, la nécessité de l’existence

d’une substance incorporelle telle que l’ange. La troisième conséquence de

1'argument de saint Thomas serait donc mauvaise.

Cette difficulté semble d’autant plus fondée qu’à l’article 1 de

la question SI, saint Thomas prouve l’existence d’une substance intellectu­

elle non unie à un corps (séparée), comme si seule l’existence de la subs­

tance intellectuelle en tant que telle (séparée ou non) avait été prouvée

dans l’art. 1 de la question 50. Loin d’être rigoureusement démonstratif,

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161

1’ argument de 1 * article 1 de la question 50 ne serait même pas un argument

de convenance apte à prouver l'existence des substances séparées.

La difficulté augmente encore, si l'on compare les arguments de la

Somme Théologique et l'ordre des questions qui y sont traitées avec les ar­

guments de la Somme Contre les Gentils ainsi que l'ordre des questions trai­

tées dans ce meme ouvrage. Au Livre II de la Somme contre les Gentils, cha­

pitre 46, les arguments proposés sont semblables à 1'argument de l’article 1

de la question 50 de la Somme Théologique. Or dans le chapitre 46, seule

l'existence de la substance intellectuelle est prouvée, et non celle de la

substance séparée. C'est pourquoi, au chapitre 56 du même Livre, saint Tho­

mas traite de la possibilité pour cette substance intellectuelle d'être unie

à un corps, puis au chapitre 91, il prouve l'existence de la substance sépa­

rée par des arguments qui ne sont que le développement de 1'argument de l'ar­

ticle 1 de la question 51 de la Somme Théologique.

Ce n'est que dans un chapitre postérieur au chapitre 91 que saint

Thomas traite de la distinction spécifique des substances angéliques. Il

ne considérait donc pas que l'existence des substances séparées avait été

prouvée au chapitre 46. Et pourtant, 1'argumentation du chapitre 46 pa­

raît bien être identique à 1'argumentation de l'article 1 de la question 50

(Somme Théologique, Première Partie). Par conséquent, il ne semble pas que

1'argument contenu dans cet article prouve l'existence de la substance sé­

parée comme telle.

D'autre part, antérieurement à la question 51 (Somme Théologique)

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- 162

au début de laquelle saint Thomas établit la preuve de 1*existence de subs­

tances intellectuelles non unies à un corps (à l’article 4) de la question

50), il est traité de la distinction spécifique des créatures angéliques.

Saint Thomas considérait donc que l’existence des substances séparées avait

été prouvée auparavant, autrement 1’article 4 de la question 50 serait in­

intelligible. L’existence des substances séparées aurait donc été prouvée,

semble-t-il, dans 1'article 1 de la question 50. Cependant, s’il en est

ainsi, une nouvelle difficulté surgit t 1’article 1 de la question 51 n’est-

il pas superflu s’il est destiné à prouver ce qui a déjà été établi dans

l’article 1 de la question 50 ?

L’enchevêtrement de ces nombreuses difficultés révèle juste assez

1’extrême complexité du problème à résoudre. Sans doute, il n’est nulle­

ment téméraire de présumer que l’ordre selon lequel saint Thomas procède

en cette matière est d’une extrême rigueur, et que cet ordre est celui-là

même que requiert la nature des objets considérés (1).

Il reste toutefois difficile d’indiquer la raison de l’ordre suivi

par saint Thomas.

La solution de ces difficultés présuppose certaines considérations

relevant et de la Théologie et de la Logique. 1

(1) "Inter omnes Ecclesiae Dei Doctores in ordinanda sacrae sapientiae .doctrina Divum Thomam excelluisse, atque ob hoc jure sibi Sapien­tis nomen vindicasse, cum juxta Philosophum (i Metaph.) proprium sapientis munus sit ordinare i...." J. Sto Thoma, Isagoge ad D.T. Theol., init.

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163

a) D'une part, arant de procéder à 1'élaboration des preuves na­

turelles de l’existence des substances angéliques, le théologien sait avec

certitude de foi surnaturelle que les anges existent et qu'ils sont doués

d'intelligence et de volonté.

Il n'est pas certain que la parfaite inoorporéité des anges soit

une vérité de foi surnaturelle, mais c'est une vérité si facilement et im­

médiatement déduite des textes scripturaires qu'il serait téméraire et voi­

sin de l’hérésie de la nier.

D'autre part, nous savons que la connaissance du "quid nominis"

est présupposée dans toute argumentation destinée à prouver le "quia est"

ou l’existence d'un être.

"...Antequam sciatur de aliquo an sit, non potest sci­ri proprie de eo quid est: nonentium enim non sunt de­finitiones ...Sed non potest ostendi de aliquo an sit, nisi prius intelligatur quid significetur per nomen.Propter quod etiam Philosophus in IV Metaph., in dis­putatione contra negantes principia docet incipere a significatione nominum" (1).

b) Ges deux remarques étant présupposées, voyons, lorsque saint

Thomas demande : "Utrum sit vel detur angelus", quel est le "quid nomi­

nis" de ce dont il veut établir l'existence.

Qu'est-ce que saint Thomas désigne précisément par le terme "an- 1

(1) Post. Anal., L. I, 1. 2, n. 5.

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164

gelus" ? Cajetan nous le dit :

"...Angeli nomine intelligimus omnes substantias in specie completas..." (l).

Par le terme "angelus", saint Thomas entend signifier une subs­

tance spirituelle complète non seulement en raison de la subsistence, mais

aussi en raison de l'espèce. Il n’entend pas signifier une substance qui

soit ordonnée comme l’âme humaine à entrer, à titre de partie, dans la

constitution d’une espèce. Les Carmes de Salamanque expriment la même pen­

sée en ces termes :

"Verum, quamvis nomen hoc ex sua primaeva institutione .habeat vim ad significandum omnem nuncium; usu tamen Scripturae, Ecclesiae et sanctorum Patrum appropria­tion est ad significandos spiritus Angelicos, seu subs­tantias separatas, pure spirituales, per se subsisten­tes, et completas... Unde merito hoc nomen div. Thomas in titulo hujus quaestionis in ista significatione ac­cepit" (2).

c) Notons encore que ce n’est pas de la même façon que doit se

poser le problème de l'existence d'une substance incorporelle dans un trai­

té adressé à des fidèles, comme la Somme Théologique, et dans un traité

adressé à des païens, comme la Somme contre les Gentils.

Dans la Somme contre les Gentils, saint Thomas traite tout d’abord 1

(1) I P., q. 50, a. 2, n. VI.

(2) Ours. Theol., De Angelis, Disp. 1, dub. 1.

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165

de la substance intellectuelle comme telle. Il considère des notions com­

munes à l’âme raisonnable et à l’ange. Dans la suite, il traite de l’union

de l’âme au corps. Il prépare ainsi progressivement l’intelligence du Gen­

til à la considération d’un problème plus ardu : celui de l’existence des

substances séparées. Sans être certainement une vérité de foi, la parfai­

te spiritualité des anges n’en est pas moins une vérité théologique très

certaine.

Il convient donc d’amener le Gentil à donner son assentiment à cet­

te vérité. Après avoir considéré l’existence de la substance intellectuel­

le comme telle et celle de la substance intellectuelle unie au corps, il

sera plus facile de faire admettre par le Gentil l’existence des substances

séparées.

Dans la Somme Théologique, saint Thomas présuppose connues les vé­

rités de foi chez ceux à qui 1’oeuvre s’adresse. D’autre part, il est plus

convenable d’y traiter de la substance intellectuelle séparée avant de trai­

ter de l’homme qui est substance spirituelle unie à un corps.

"Et licet homo sit dignior quam creatura pure corporea, agit tamen prius de illa quam de homine: tum quia post angelos, vel cum illis, facta est immediate natura pu­re corporalis, dicente Scriptura: In principio creavit Deus coelum, et terram, deinde vero sexta die factus est homo: Theologus autem maxime observat explicare ordinem creaturarum eo modo quo processerunt a Deo; - tum etiam quia mixtum, seu compositum ex aliquibus extremis, me­lius cognoscitur habita cognitione extremorum: et sic cum HOMO componatur ex spiritu et corpore, recte de illo

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166 -

agitur post tractatum de natura spirituali et corpo­rali*’ OT------------ ----------

Il existe donc de multiples raisons de procéder cette fois selon un

ordre tout à fait différent de 1 * ordre suivi dans la Somme contre les Gen­

tils.

d) Avant de répondre à la difficulté posée antérieurement, notons

enfin les trois sens selon lesquels on peut entendre 1* incorporeité de 1*an­

ge . Celle-ci peut se concevoir par exclusion de toute extension quantita­

tive, par négation de toute matière, enfin par négation de la composition

de matière et de forme. D»après les Carmes de Salamanque, 1’incorporéité

de l’ange selon le premier sens serait prouvée dans 1’article 1 de la ques­

tion 50, et selon les deux autres sens, dans 1’article 2 de la question 50

et dans 11 article 1 de la question 51 (2). 1 2

(1) J. Sto ïhoma, Isag.

(2) ”...Supponendum est, incorporeum importare negationem corporis : et .ideo sicut corpus potest tripliciter accipit primo pro tertia spe­cie quantitatis continuae, scilicet pro corpore importante...trinam dimensionem: secundo pro altera parte compositi substantialis, nempe pro materia prima, quae est radix totius quantitatis : tertio pro toto composito ex tali materia et forma substantiali coalescente : sic incorporeum, aliis tribus modis valet sumi : primo pro eo quod nullo modo habet praedictam extensionem quantitativam: secundo prout dicit negationem materiae: et tertio, prout importat negationem com­positionis ex praedicta materia et forma”.Cajetan ne signale que deux de ces trois. acceptions : ’’Corporeum di­citur quantum, seu extensum, sive per se, ut quantitas, sive per ac­cidens, ut albedo. Incorporeum ergo dicitur quod neutro modo est extensum. Omnino dupliciter intelligi potest. Primo, ad differen­tiam animae nostrae, quae licet in se sit inextensa, est tamen forma corporis.. .Secundo, ad differentiam animarum animalium perfectorum, quae licet sint incorporeae, idest inextensae...non tamen sunt omnino incorporas, quia nullam habent operationem nisi corporalem" I P., q. 50, a. 1.

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167

Voici comment on peut répondre à cette difficulté.

1- Le principe dont procède l’argument de l’article 1 de la ques­

tion 50 (la nécessité d’une parfaite assimilation de l’univers à Dieu) est

assez fécond pour qu’on en puisse déduire l’existence d’une substance in­

corporelle selon tous les sens indiqués plus haut. A partir de ce princi­

pe, on peut donc non seulement prouver l’existence d’une substance intel­

lectuelle (séparée ou non) comme au chapitre 46 du Livre II de la Somme

contre les Gentils, mais on peut encore prouver l’existence d’une subs­

tance spirituelle séparée de toute matière.

”...Licet ex ratione perfectionis universi, ac pro- „ex gradu purae intellectualitatis, qui in eo debet reperiri, posset optime probari dari incorporeum omnibus modis:.. " (1).

2- Pour que saint Thomas puisse logiquement traiter de la dis­

tinction spécifique des substances angéliques antérieurement à la question

51 (à la page 50) il est nécessaire qu’il ait prouvé auparavant, l’exis­

tence des substances spirituelles qui ne sont pas ordonnées à l’union au

corps.

".. .Repugnantia multiplicationis eorum (angelorum) non .oritur ex natura intellectuali quia immaterialis et incorporea est, sed quia omnino separata et irrecepti- bilis ita quod neque materiam includat, nec ordinem dicat ad materiam, quae ratio currit in quacumque for­ma etiam si intellectualis non sit, ut si albedo esset separata ex natura sua” (2). 1 2

(1) Salmant., loc. cit.

(2) J. Sto Thoma, T. IV, De Angelis, DiSp. 19, a. 3.

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168

Aussi, dans la "Summa litterae" de la question 50, Jean de saint

Thomas affirme-t-il que l'existence des substances séparées est prouvée

dès l'article 1 de la question.

"Igitur in articulo primo ostendit dari substantias .omnino incorporeas, idest quae neque corporeae sint, neque corpori unibiles sicut anima nostra".

Cajetan, après avoir nié qu’on prouve dans l’article 1 de la question 50

l’existence de la substance incorporelle qui n’est pas forme d’un corps,

formule l’objection suivante :

"Quia ex hoc quod ponitur aliqua creatura intellectua­lis, non sequitur, ergo omnino incorporea. Dicet enim quispiam quod illa est anima intellectiva..."

Sa réponse est celle-ci :

"...Dicitur tripliciter. Primo, quod instantia non ..est ad propositum quod sermo noster est de creatu­ris; anima autem, quae est pars eujusque substantiae, constat non esse creaturam, proprie loquendo, sed creaturae partem essentialem".

En prouvant l’existence d’une "créature" incorporelle, n’a-t-on

pas, de l’avis même de Gajetan, prouvé implicitement l’existence d’une

substance spirituelle qui, à la différence de l’âme humaine n’est pas

forme d’un corps ?

3- L’article 1 de la question 51 est-il superflu ? Non, car la

considération de la substance angélique "comparative ad corpora" exige

un nouvel argument (celui de l’art. 1, q. 51) prouvant explicitement ce qui

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- 169

l’était déjà au moins implicitement dans l’art. 1 de la question 50. Com­

me dit encore Jean de saint Thomas s

"In primo articulo ostendit Angelos non habere corpo­ra naturaliter sibi unita in quo perfectam Angelorum naturam explicat ut distinguitur ab anima rationali quae corpori naturaliter unitur ut forma:” (l).

Voilà la solution qui semble la plus satisfaisante. Le commentai­

re suivant d’un auteur moderne : L. Janssens, ne manque pas d’intérêt.

C'est un commentaire de l'article 1er de la question 51.

"Nonne hic articulus otius est dicendus ? Primo in­tuitu talis utique apparet. At res penitus inspecta aliter se manifestat. Etenim a) s. Thomas agens de habitudine Angelorum ad corpora, ob apparitiones in Scripturis denarratas, logice hoc primum excludere de­bebat. insuper b) occasionem inde assumit ut philo­sophice illustret, quomodo angelus possit esse sine corpore quum tamen anima nostra corpori alligetur, c) Demum, licet omne ens cujus forma est unita corpo­ri viventi sit compositum ex materia et forma; posset fingi spiritus quidem materiae admixtus quin tamen cor­pus vitaliter informaret.

Intimus autem nexus qui existit inter hunc articulum TlTW et articulum secundum praecedentis quaestio­nis explicat quomodo ex Angelici commentatoribus alii uti Billuart et Joannes a Sancto Thoma utrumque arti­culum simul absolvant; alii uti Card Satolli, priori articulo; alii uti Sylvius, huic alteri magis insis­tant" (2).

En définitive, on ne pourrait reconnaître la légitimité et la ri­

gueur de l’ordre selon lequel saint Thomas procède en cette matière qu’en

se plaçant au point de vue de la théologie et de ses principes.

(1) Summa litterae, q. 51.

(2)

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170

DEUXIEME PREUVE

"Ostensum est enim supra c. 79 corporibus corruptis, intellectus substantiam, quasi perpetuam, remanere.Et si quidem substantia intellectus quae remanet sit una omnium sicut quidam dicunt c. 80 init., de neces­sitate consequitur eam esse secundum suum esse a cor­pore separatam.Et sic habetur propositum quod substantia intellectua­lis aliqua sine corpore subsistat.Si autem plures animae intellectivae remaneant, corpo­ribus destructis, conveniet aliquibus substantiis in­tellectualibus absque corpore subsistere: praesertim cum ostensum sit c. 83, fin quod animae non transeant de corpore ad corpus.Convenit autem animabus esse a corporibus separatas per accidens: cum naturaliter sint formae corporum.Eo autem quod est per accidens oportet prius esse id quod est per se. Phys. VIII, c. 7, 1. 9.Sunt igitur aliquae substantiae intèllectuales, anima­bus secundum naturam priores, quibus per se inest si­ne corporibus subsistere" (l).

Dans cet argument, saint Thomas rappelle en premier lieu ce qu'il

a établi antérieurement touchant l'incorruptibilité de la substance in­

tellectuelle qu'est l'âme humaine. En effet, l'âme humaine est une subs­

tance qui est essentiellement simple et spirituelle et qui existe par

elle-même. Il est donc impossible qu'elle se corrompe, à la façon d'un

composé, par la séparation des parties et il est également impossible

qu'elle perde son existence par la corruption du composé qu'elle consti­

tue à titre de principe formel. Par conséquent, que la forme humaine

soit une ou multiple, nous devons conclure qu'il lui convient de subsis­

ti) II C.G., c. 91

Page 180: Les preuves naturelles de l'existence des substances séparées · Ce que dit saint Thomas de la production des premières créatures ... le désir de mieux saisir et de mieux dégager

- 171

ter à l’état de séparation, car l’information successive de plusieurs

corps par une seule et même forme est reconnue comme impossible.

En dernier lieu, saint Thomas traite, dans cet argument du carac­

tère accidentel de l’état de séparation de l’âme humaine. C’est par acci­

dent, dit-il, qu'il convient aux formes humaines d’être séparées des corps,

car elles sont de leur nature formes d’un corps. Comme nous le savons, en

effet, bien que l’âme raisonnable subsiste par elle-même et non pas par le

composé dont elle est une partie constitutive, elle n'est pas parfaitement

déterminée au point de vue spécifique.

"Anima humana est hoc aliquid, ut per se potens sub­sistere; non quasi habens in se completam speciem, sed quasi perficiens speciem humanam ut forma cor­poris..." (1).

Il convient donc de soi et naturellement à l'âme humaine d'infor­

mer un corps, et c’est cette information qui lui confère son ultime déter­

mination quant à l'espèce (2). Ainsi que l’affirme saint Thomas, la forme

humaine est aux confins de l'univers des substances corporelles et de l'u­

nivers des substances spêarées (3). Elle subsiste par elle-même, comme les

substances séparées, mais elle est en même temps forme d’un corps. Elle

est partie d'un tout, et à l'intérieur de ce tout, elle est d'une certaine 1

(1) Q. Disp. De Anima, q. 1, a. 1, c.

(2) "Complementum suae speciei esse non potest absque corporis unione".Q. Disp. De Anima, loo. cit.

(3) II C.G., c. 68.

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- 172

manière dépendante du corps. ’’Etiam anima aliquam dependentiam habet ad

corpus” (1). Toutefois cette dépendance n’implique pas, comme celle des

formes matérielles, une immersion totale dans la matière. ”Non est forma

a materia totaliter comprehensa” (2). Si l'âme raisonnable peut exister

en dehors du composé humain, elle n'en demeure pas moins naturellement et

transcendentalement ordonnée à l’information d'un corps. Voilà pourquoi,

en tant que substance incomplète, elle n’est définissable qu’en rapport

avec son sujet.

Parce que, d’une part, l’âme humaine est par définition forme d’un

corps, et parce que, d’autre part, elle est essentiellement spirituelle et

subsiste par elle-même, l’état d’union au corps et l’état de séparation

lui sont donc tous deux connaturels quoique sous des rapports divers (3).

Cependant, l’état d’union lui est plus connaturel que l’état de séparation.

Si ce dernier n’est pas, à proprement parler, violent, il est néanmoins

opposé à l’âme considérée dans sa relation transcendentale au corps.

’’Constat enim quod anima naturaliter unitur corpori, separatur autem ab eo contra suam naturam et per ac­cidens . XJnde anima exuta a corpore, quamdiu est si­ne corpore, est imperfecta” (4)

L’état de séparation de l’âme humaine est donc un état proprement 1

(1) Q. Disp. De Anima, q. 1, a. 1, ad 12um.

(2) Ibid., ad Sum.

(3) J. Sto Thoma, C. Phil., P.N., IV P, q. 9, a. 2.

(4) Comm., in I ad Cor., c. 15, 1. 2.

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173

accidentel.

11 Anima naturaliter est forma corporis, ergo connatura- lis actus ejus est informare et communicari per modum formae, ergo connatural! modo non petit separationem, sed statum conjunctionis". Ille status (separationis) non oritur per se et connatural!ter ex ipsa aniam, vel ex modo quod creatur a Deo, sed tanquam accidens extra­neum supposita actione corruptiva corporis ei convenit"" (l).

Après avoir affirmé le caractère accidentel de l’état de séparation

de l’âme humaine, affirmation qui est "bien fondée comme nous venons de le

voir, saint Thomas énonce le principe dont 1’application est caractéristi­

que de cette deuxième preuve : "Eo quod est per accidens oportet prius

esse id quod est per se". C’est en vertu de 1’application de ce principe

qu’il conclue à 1’existence des substances séparées dans l’univers.

Selon l’expression même de Jean de saint Thomas, ce principe est

"valde commune" (2). Les termes sont équivoques et par conséquent, ses

applications sont variées à l’extrême.

"Ille terminus per se est aequivocus. Aliquando enim _ significat per se ïcTest non per aliud, aliquando per se idest non contingenter, sed per necessariam conne­xionem.

"Per accidens dupliciter sumitur: uno modo...per aliud ! .alio modo.. .quod convenit non simpliciter et per se" (3). ----- K----- 1

(1) J. a Sto Thoma, loc. cit.

(2) J. a Sto Thoma, G.P., q. 10, a. 5.

(3) P.N., I P., q. 25, a. 4.

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174

Rappelons nous que, selon l’expression de Jean de saint Thomas

rapportée dans un texte cité précédemment, l’état de séparation est pour

l’âme humaine "tanquam accidens extraneum”« Dans l’argument que nous

étudions il semble bien que "per accidens" soit pris pour "per aliud".

L’âme humaine serait dite séparée par accident, c’est-à-dire "per aliud

tanquam accidens extraneum”. C’est là une interprétation qui n’implique

nullement la négation du caractère contingent de l’état de séparation pour

l’âme humaine. En effet, "per aliud" peut s’entendre soit de 1’accident

contingent, soit de l’accident nécessaire : "sive illud aliud necessario

requiratur sive non". Dans le cas présent, le principe pourrait être for­

mulé comme suit : "eo quod est per accidens" i.e. "per aliud semper ac­

cidens extraneum oportet prius esse id quod est per se seu per suam essen-v'"i

tiam." Plus précisément encore, il signifierait ce qui suit : eo quod est \

separatum per accidens i.e. secundum accidens extraneum oportet prius esse

id quod est separatum per se i.e. secundum suam essentiam. C@ qui est, dej

sa nature, forme d’un corps ne peut être séparé de ce corps que "per aliud",

c’est-à-dire selon un état ou mode d’être accidentel et extrinsèque. Cet

état accidentel n’est possible, toutefois, qu’en raison de la spiritualité

de la forme humaine. Par contre, une substance spirituelle qui n’est pas,

par définition, ordonnée à informer un corps, est séparée "per se" de la

matière, c’est-à-dire selon sa nature et non selon un état accidentel et

extrinsque.

Concluons en développant ce qui est implicitement contenu dans l’ar-

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gimient : l’état de séparation par soi et essentielle est possible et il

est plus parfait que l’état de séparation accidentelle. Il y a toujours,

en effet, priorité de nature de l’essentiel sur l’accidentel. Cet état

de séparation par soi constitue un mode universel ou degré d’être distinct

de tous les autres. Puisque tous les degrés d’être doivent exister pour

la perfection de l’univers, on doit conclure : "Sunt igitur...etc".

En raison du caractère très commun du principe dont procède dans

cet argument, en raison aussi de l’inévidence des preuves qui établissent

la nécessité de tous les degrés ou modes généraux de l’être dans l’univers,

la conclusion de cet argument ne saurait être considérée comme certaine et

évidente.

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- 176

TROISIEME PREUVE

"Omne quod est de ratione generis, oportet esse de ra­tione speciei :Sunt autem quaedam quae sunt de ratione speciei, non autem de ratione generis; sicut rationale est de ra­tione hominis, non autem de ratione animalis. Quid- quid autem est de ratione speciei, non autem de ratio­ne generis, non est necesse omnibus speciebus generis esse: multae enim species sunt irrationabilium anima­lium.Substantiae autem intellectuali secundum suum genus convenit quod sit per se subsistens, cum habeat per se operationem. De ratione autem rei subsistentis per se non est quod alteri uniatur.Mon est igitur de ratione substantiae intellectualis secundum suum genus quod sit corpori unita : etsi hoc sit de ratione alicujus intellectualis substantiae, quae est anima. Sunt igitur aliquae substantiae in­tellectuales corporibus non unitae" (l). II

II suffit de rappeler quelques notions élémentaires de Logique

concernant les notions de genre, d'espèce et de différence, pour rendre

tout à fait manifeste la vérité des propositions contenues dans la premiè­

re partie de cet argument. Qu’entend-on par genre, espèce et différence ?

Le genre est un universel qui peut s'affirmer de plusieurs sujets spéci-

fiquements distincts, par mode de prédicat substantif et essentiel, expri­

mant leur nature d’une manière incomplète. L’espèce est un universel qui

peut s’affirmer de plusieurs sujets numériquement distincts, par mode de

prédicat substantif et essentiel, exprimant leur nature d’une manière com­

plète. Enfin, la différence est un universel qui peut s’affirmer de plu-

(1) C.G., c. 91

Page 186: Les preuves naturelles de l'existence des substances séparées · Ce que dit saint Thomas de la production des premières créatures ... le désir de mieux saisir et de mieux dégager

177

sieurs inférieurs par mode de prédicat essentiel et qualificatif.

Le genre et l’espèce sont donc en commun d’être des prédicats subs­

tantifs et essentiels, mais ils diffèrent en ce que le genre exprime l’es­

sence d’un sujet d’une manière incomplète et comme déterminable par la dif­

férence, tandis que l’espèce exprime toute la nature du sujet. Le genre

et la différence ont en commun qu’ils n’expriment qu’une partie de l'essen­

ce d'un sujet, mais ils diffèrent en ce que le genre exprime une partie po­

tentielle et déterminable, tandis que la différence exprime une partie ac­

tuelle qui détermine la partie potentielle et générique, be genre est donc

à la différence ce que la matière est à la forme. Voici comment Jean de

saint Thomas développe le sens de cette analogie :

"Sicut in naturalibus forma seu actus et comparatur ad materiam tanquam ad potential!tatem ex qua educitur, et ad totum quod ex materia et forma constat, sic etiam primo differentia respicit genus tanquam potentials quod actu&t et de cujus potestate educitur, non educ­tions physica sicut forma a materia, sed eductions me­taphysics, sicut ratio determinata et actuans ab inde­terminata et confusa et actuabili” (l).

Comparant la différence au genre et a l'espèce, Porphyre dit

qu'elle est "id quo species excedit genus" (2). La différence est donc

extrinsèque au genre. Elle n'est pas de la raison du genre. Elle lui est

accidentelle. Il n'en demeure pas moins vrai qu’elle est un prédicat es- 1

(1) J. a 8to Thoma, C.p., Phil. Log., II P., q. 10, a. 3.

(2) Introd. ad Praedicamenta Aristotelis, c. 2.

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178 -

sentiel de 1'inférieur dont elle est 'prédiquée', mais elle n'est pas es­

sentiel au genre et ce dernier ne lui est pas nécessairement rattaché. Il

n'existe pas de lien nécessaire entre le genre et la différence comme il en

existe un entre une nature et ses propriétés. C’est pourquoi il n’est pas

nécessaire que telle ou telle différence se retrouve dans toutes les espè­

ces contenues sous un genre "Quidquid autem...etc.”.

Saint Thomas poursuit son argumentation en appliquant à la subs­

tance intellectuelle comme telle, à l'âme humaine et aux substances sépa­

rées, les notions que nous venons de rappeler concernant le genre, l’espè­

ce et la différence. Il convient, dit-il, à la substance intellectuelle

"secundum suum genus", c'est-à-dire à la substance intellectuelle comme tel­

le, et non en tant que déterminée à telle espèce, (v.g. l'âme humaine) de

subsister par soi, la preuve en est que la substance intellectuelle a par

soi une opération. En effet, 1'opération intellectuelle ne convient pas

à la substance intellectuelle en tant qu'unie au corps, car elle est en

elle-même spirituelle et indépendante des conditions de la matière. Par

cette opération, en effet, la substance intellectuelle peut atteindre tou­

tes les réalités corporelles et elle peut les atteindre par mode d'abstrac­

tion, d'universalisation, de comparaison, ce qui manifeste bien que cette

opération est dégagée en elle-même des conditions du lieu et du temps. Cet­

te opération appartient donc par soi à la substance intellectuelle et non

en raison de son union à la matière. Puisque le mode de l’opération suit

celui de l’être, il est donc évident que la substance intellectuelle sub-

Page 188: Les preuves naturelles de l'existence des substances séparées · Ce que dit saint Thomas de la production des premières créatures ... le désir de mieux saisir et de mieux dégager

179 -

siste par elle-même.

Or, comme 1*affirme saint Thomas, l’union au corps n’est pas de la

raison d’un être qui subsiste par soi. "De ratione...rei per se subsisten­

tis non est quod alteri uniatur". Ce qui existe par soi n’existe pas "per

aliud” C’est-à-dire, par inhérence à un autre ou dépendance d’un autre.

"Haec proprietas existendi per se intelligitur vel se- . eundum considerationem absolutam, et in ordine ad se, et sic dicitur subsistens, quasi non indigens alio ut sustentetur, sed in se sistens...(1). "

La subsistence ou existence par soi exclue toute inhérence, dépen­

dance ou communication qui soit antérieure à la réception de l’existence

et en vue d'elle. Sans doute, il est une substance intellectuelle, l'âme

humaine, qui est à la fois complète en raison de la subsistence et commu­

nicable à un sujet, mais cette communication à un corps n’est pas antéri­

eure à la réception de l’existence et pour elle. C'est toujours par soi

et indépendemment du corps qu'une telle substance existe (2). Si l'union

à un corps convient à la substance intellectuelle, c'est par accident,

bien qu’elle convienne essentiellement à telle espèce de substance intel­

lectuelle.

Sylvestre de Ferrare l'explique dans les termes suivants : 1

(1) J. a Sto Thoma, C.P., loc. oit., a. q. 15, a. 1.

(2) G.P., T. III, q. 9, a. 2.

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180

"...Esse formam, corporis per se convenit huic substan­tiae intellectuali quae est anima intellectiva : sed ad substantiam intellectualem absolute et in communi consideratam, per accidens se habet : non enim est de ratione substantiae intellectualis, neque ad ejus ra­tionem consequitur quod sit forma corporis, cum intel- ligere per organum corporeum non exerceatur” (l).

Puisque l’union au corps est accidentelle à la substance intellec­

tuelle comme telle, il n’est pas nécessaire que toute substance intellec­

tuelle soit unie au corps. Ce qui est manifesté dans ce deuxième argument,

ce n’est apparemment que la possibilité de l’existence d’une substance in­

tellectuelle dont le mode d’être serait différent de celui de l'âme humai­

ne. Pourtant, saint Thomas conclue non seulement à la possibilité mais à

l’existence "de facto" de substances séparées. Dans son commentaire de oet

argument, S. Ferr. fait la remarque suivante :

"Ista probatio...licet videatur deducere ad hoc tantum quod non est necesse substantiam intellectualem esse unitam corpori; et consequenter quod possibile est es­se aliquam non unitam corpori: tamen ex ipsa etiam concluditur esse talem substantiam corpori non unitam".

En effet, saint Thomas conclut : "sunt igitur...etc. Pour quelle

raison ?

"Quia sicut differentia speciei non necessario omnibus .speciebus generis inest, ita de facto genus invenitur in aliqua specie absque tali differentia: quia cum genus oppositis differentiis dividatur, sicut inveni­tur cum una differentia in ferum natura, ita oportet rei natura considerate, ut cum alia inveniatur" (2).

(1) II C.G., c. 91, comm. S. Ferr.,

(2)

n. IX.

Page 190: Les preuves naturelles de l'existence des substances séparées · Ce que dit saint Thomas de la production des premières créatures ... le désir de mieux saisir et de mieux dégager

181

De l’existence d’une différence (l’âme humaine) nous concluons

à l’existence de l’autre (la substance séparée) parce que, le contraire

étant supposé, tous les modes d’êtres possibles n’existeraient pas dans

1’unirers. Or il semble nécessaire que l’univers soit constitué de tous

les degrés possibles de perfection. Il y a donc lieu de conclure à 1’ex­

istence "de facto" des substances séparées : "Sunt igitur aliquae subs­

tantiae intellectuales corporibus non unitae". Si, pour les raisons énu­

mérées dans le chapitre précédent, nous ne croyons pas pourvoir affirmer

comme certaine et évidente la nécessité de tous les degrés possibles de

perfection dans l’univers, nous ne pouvons pas davantage considérer comme

certain et évident la nécessité de l’existence des substances séparées.

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- 188

QUATRIEME PREUVE

"Natura superior in suo infimo contingit naturam inferio­rem in ejus supremo.Natura autem intellectualis est superior corporali. Attingit autem eam secundum aliquam partem sui, quae est anima intellectiva.Oportet igitur quod, sicut corpus perfectum per animam intellectivam est supremum in genere corporum, ita etiam anima intellectiva quae unitur corpori sit infima in ge­nere substantiarum intellectualium.Sunt igitur aliquae substantiae intellectuales non unitae corporibus superiores secundum ordinem naturae anima" (l)

Dans 1* élaboration de cette autre preuve de l'existence des subs­

tances séparées, saint Thomas s'appuie une fois de plus sur la considéra­

tion de l'ordre de l'univers. Il 1'affirme lui-même, de façon explicite,

dans un argument semblable qu'il propose à l'article 5 de la question 1

du "De Spiritualibus Creaturis". Dans 1'argument de la Somme contre les

Gentils, comme dans celui de la question disputée "De Spir. Creaturis,

c'est précisément la perfection de l'ordre actuellement établi dans l'uni­

vers qui est le point d'appui de son discours.

La forme la plus commune et la plus primitive du principe dont pro­

cède cet argument est la suivante : "Divina Sapientia est semper finis

primorum conjungens principiis secundorum". Ce principe est ainsi formulé

dans le traité des Noms Divins du Pseudo-Denys. La proposition qui cons- 1

(1) II C.G., c. 91.

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183

titue la majeure de 11 argument que nous étudions présentement n'est

qu'une autre formule de ce même principe, à savoir : "natura superior in

suo infimo contingit naturam inferiorem in suo supremo". On pourrait di­

re encore : "natura inferior in suo supremo attingit ad naturam superio­

rem in ejus infimo". Voilà ce que saint Thomas affirme dans l'article 1

de la question 15 du "De Veritate" :

"Divina sapientia est semper fines primorum conjungens principiis secundarum, hoc est dictu quod inferior na­tura in suo summo attingit ad aliquid infimum superio­ris naturae".

On dit donc que l'inférieur d'une nature supérieure touche ce qui

est supérieur dans une nature inférieure et que ce qui est supérieur dans

une nature inférieure atteint 1'inférieur d'une nature supérieure. Ce

contact signifie l'union de deux natures par la 'participation' de l'in­

férieur à la perfection du supérieur. Et puisque toute participation im­

plique à la fois communication d'une perfection et réduction de la perfec

tion participée, 1'inférieur qui est uni au supérieur communique avec ce

dernier dans la perfection qui lui est propre, mais selon un mode impar­

fait .

"Naturae ordinatae ad invicem sic se habent sicut cor­pora contiguata, quorum inferius in sui supremo tan­git superius in sui infimo? unde et inferior natura attingit in sui supremo ad aliquid quod est proprium superioris naturae, imperfecte illud participans" (T) « (l)

(l) De Ver., q. 16, a. 1, c.

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184

"Illud quod est superioris naturae non potest esse in inferiori natura perfecte, sed per quamdam, tenuem par­ticipationem. . .Id autem quod sic participatur non ha­betur ut possessio, idest sicut aliquid perfecte sub­jacens potentiae habentis illud...” (l).

Cependant, plus l'être d'un ordre inférieur est parfait dans son

ordre, plus il est intimement uni à l'ordre supérieur et plus il partici­

pe à sa perfection.

"Quanto aliquid quod est inferioris ordinis est supe­rius, tanto majorem conjunctionem habet cum superiori ordine" (2).

Dans son commentaire du traité des Homs Divins du Pseudo-Denys,

saint Thomas nous éclaire vivement sur la signification précise du prin­

cipe : "Divina Sapientia est semper..." etc. Il vaut la peine de citer

ici textuellement les paroles de saint Thomas.

"Ipsa divina sapientia est omnium causa effectiva, in .quantum res producit in esse et non solum rebus dat esse, sed etiam esse cum ordine in rebus, in quantum res invicem adunant in ordinem ad finem ultimum, et ulterius est causa indissolubi1itatis hujus concordiae et hujus ordinis quae semper manent, qualiter cumque rebus immutatis.Modum autem hujus ordinis subjungit quia semper fines primotum "idest infima supremorum conjungit" princi­

piis secundorum idest supremis inferiorum, ad modum quo supremum corporalis creaturae, corpus humanam, infimo intellectui vel naturae, scilicet animae ratio­nali unit, et simile est videre in aliis et sio opera­tur pulchritudinem universi per unam omnium conspiratio- 1 2

(1) De Ver., q. 15, a. 1, c.

(2) De Malo, q. 16, a. 1, ad 4um.

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185

nem, idest concordiam ‘et harmoniam’, idest debitum ordinem et proportionem’1 (1).

Dans ces lignes, saint Thomas nous montre quelle est l’oeuvre ac­

complie par la sagesse divine dans l’univers. En premier lieu, il affir­

me que la sagesse divine est principe de toutes choses, considérées non

seulement dans leur être, mais aussi dans leur ordre mutuel comme dans

leur ordre à la fin ultime. Il affirme de plus que la sagesse divine est

encore la cause de la continuité indissoluble de l’harmonie et de l’ordre

qui demeurent indéfectiblement, malgré les fluctuations auxquelles les

créatures sont exposées. En second lieu, saint Thomas explique que le

principe : "Divina sapientia est semper finis primorum conjungens prin­

cipiis secundorum" exprime déterminéanent la modalité proprement caracté­

ristique de l’ordre actuellement établi dans 1’univers. Cet ordre est

d’une telle perfection que les extrêmes des natures ou degrés de perfec­

tion sont toujours associées ou conjoints comme, par exemple, le corps hu­

main, le plus parfait des corps, est uni à l’âme humaine, la moins parfai­

te des créatures intellectuelles. C’est ainsi, conclut saint Thomas, que

Dieu opère la beauté de l’univers : tout est harmonie, ordre et proportion.

Cette beauté est, nous le savons, le resplendissement de la Sagesse Incréé:

la perfection de l’univers reflète la perfection de Dieu.

Nous avons établi antérieurement que les créatures sont, par ce

(l) De Div. Nom., c. 7, 1. 4.

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- 186

qu'il y a en elles de plus radical, des similitudes représentatives de

l'infinie perfection de Dieu, et que l’ordre de l’univers fait de la mul­

tiplicité et de la diversité des créatures constitue la plus parfaite ma­

nifestation de la bonté de Dieu. Nous avons montré également que l'ordre

le plus essentiel à l'univers, c’est l'ordre "per se" des degrés ou mo­

des universels d'être. S’il n'est pas évident que tout univers doit être

ainsi constitué, il est certain, cependant, qu'on ne saurait rien conce­

voir de plus convenable dans l'ordre naturel. C'est cette convenance que

Saint Thomas affirme dans les lignes suivantes $

"Talis...videtur esse perfectio universi, ut non desit ei aliqua natura quam possibile sit esse" (1).

Eh bien, cette parfaite intégrité de l'univers (intégrité que l’on

peut dire absolue) demeure le caractéristique tout à fait propre de l'uni­

vers dont nous faisons partie. En raison de cette conjonction des extré­

mités de toutes les natures, tous les degrés possibles de perfection se

trouvent à exister "de facto". L’univers est plein. Aucun intermédiai­

re ne manque.

"Ita procedit ordo rerum ut similia se invicem subse­

quantur: ea vero quae sunt penitus dissimilia non subsequantur se invicem in gradibus rerum, nisi per aliquod medium" (2). 1 2

(1) De Spir. Creat., q. 1, a. 5, c.

(2) De Causis, 1. 30.

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- 187

L’unité de l’univers ne saurait être plus intense parce que la

diversité des parties ne saurait être ni plus profonde (celle des degrés)

ni plus étendue (celle de tous les degrés). Cette plénitude de l’univers

ne nous est pas connue avec évidence par la seule lumière naturelle de la

raison. En effet, nous avons montré dans le chapitre précédent qu’il ne

nous est pas possible d’affirmer comme évidente et certaine la nécessité

de l’existence de tous les degrés possibles dans l’univers. Toutefois,

cette plénitude de l’univers nous est connue dans la hiérarchisation des

degrés d’être comme celui des créatures insensibles, des créatures sensi­

bles, des créatures intellectuelles. Elle nous est connue dans la mer­

veilleuse variété des créatures et des modes d’être particuliers intérieurs

à chacun des degrés de perfection. Elle nous est par conséquent connue

comme souverainement convenable à la Sagesse de Dieu qui dispose tout

"avec poids, nombre et mesure".

Si, pour la perfection de l’univers, Dieu a ainsi disposé les par­

ties inférieures et les moins parfaites, celles-là mêmes que nous pouvons

contempler naturellement, à combien plus forte raison, pour cette même

fin, la divine sagesse a-t-elle dû-joindre et conjuguer les natures de tel­

le sorte qu’existât l’extrême le plus parfait, celui des substances sépa­

rées.

Voilà, les réflexions que présuppose nécessairement la compréhen­

sion de 1’argument que nous étudions présentement, et voioiles conclusions

qui s’imposent spontanément. La nature intellectuelle est supérieure à la

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188

nature corporelle et dans la hiérarchie des degrés, elle atteint celle-ci

par l'âme humaine qui est forme d'un corps. De même que le corps le plus

parfait est celui qui est uni à l'âme intellective, ainsi l'âme intellec­

tive unie au corps est la moins parfaite dans le genre des substances in­

tellectuelles. Puisque, enfin, toute nature supérieure n'atteint l’infé­

rieur que par ce qu'il y a de moins parfait en elle, on doit conclure à

l'existence, dans l'ordre des substances intellectuelles, de substances

plus parfaites; ce sont les substances séparées. Autrement, l'univers se­

rait une oeuvre inachevée, il lui manquerait son ultime perfection. Vrai­

ment, quoi de plus digne de contemplation que l'univers i On ne saurait

concevoir une unité plus riche dans une variété plus profonde, variété

d'autant plus profonde que les degrés sont plus parfaits et par conséquent

plus distincts. On voit par là que c'est l’existence du plus haut degré

de perfection, celui des substances séparées, qui contribue le plus à l'uni­

té de l'univers parce qu'elle assure la totalité des parties et la plus

radicale distinction.

Dans un tout, on le sait, c'est l'unité qui est perfection. La

distinction et la diversité sont pour l'unité. C'est ainsi que pour assu­

rer une unité d'ordre plus intense par me proportion plus harmonieuse des

parties, il doit exister, dans l'ordre des natures et des degrés essentiel­

lement ordonnés, me sorte de contiguïté et de continuité des parties. Il

s’introduit ainsi dans l'univers me mité d'ordre formelle des natures

dans leurs dissemblances mêmes. Voilà la manière - divine - pour 1'infinie

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189

sagesse de surmonter le plus heureusement et le plus efficacement l'exté­

riorité des parties et leur plus grande diversité. Les parties sont liées

intimement l'une à l'autre, elles se compénètrent. L'unité la plus par­

faite possible est ainsi constituée : une unité d'ordre essentiel de de­

grés doublée d'une unité de continuité de ces mêmes degrés. En même temps,

la plus parfaite adhésion est assurée par 1'étalement des parties les unes

sur les autres. C’est saint Thomas lui-même qui affirme cette continuité

des parties de l'univers.

"Hujusmodi... ordines, cum ab uno primo procedant, con­tinuitatem quamdam habent ad invicem" (1).

Cette continuité relie non seulement les créatures inférieures

aux supérieures, mais encore les supérieures à Dieu, permettant à l’uni­

vers de rejoindre son principe par un retour parfait. Saint Thomas ose

même affirmer que l'univers atteint de la sorte Dieu lui-même.

"... ita quod ordo corporum attingit ordinem animarum, et ordo animarum attingit ordinem intellectuum qui at­tingit ordinem divinum" (2)

De même que l'âme intellective est dite "quasi quidam horizon et

confinium corporoerum et incorporeorum" (3), ainsi les substances séparées 1

(1) De Causis, 1. 19.

(2) De Causis, loo. cit.

(3) C.G., c. 68.

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190

sont dites "quasi in vestibulis dietatis" (l). Voit-on jusqu’à quel

point serait déficient un univers dépourvu de substances séparées ? Sans

elles, l’union ne serait pas entièrement ’converti’ à sa cause. La non-

application de l’axiome : natura superior...etc. à cette partie supérieure

de l’univers serait d’autant plus imprévue et inexplicable que cet axiome

est parfaitement appliqué aux parties inférieures et pour la perfection

de l’univers. Il existe donc des substances séparées — conclut saint

Thomas — et c’est la merveille des merveilles.

"Ordo animarum attingit ordinem intellectuum qui attingit ordinem divinum". 1

(1) De Causis, 1. 19

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191

CINQUIEME PREUVE

"Si est aliquid imperfectum, in aliquo genere, invenitur ante illud secundum naturae ordinem aliquid in genere illo perfectum: perfectum enim natura prius est imper­fecto. Formae autem quae sunt in materiis sunt actus imperfecti: quia non hâtent esse completum.Sunt igitur aliquae formae quae sunt actus completi per se subsistentes et speciem completam habentes.Ctanis autem forma per se subsistens absque materia est substantia intellectualis : immunitas enim materias con­fert esse intelligibile.Sunt ergo aliquae substantiae intellectuales corporibus non unitae: omne enim corpus materiam habet" (l).

Le principe énoncé dans la majeure de cet argument est très com­

mun et d'application fréquente dans les oeuvres de saint Thomas. On le

retrouve toujours formulé à peu près de la même façon. Voici quelques

exemples :

"In quocumque...genere invenitur aliquid imperfectum

^ oportet praeexistere aliquid perfectum in genere il­lo" (2).

"Oportet...quod ante esse imperfectum in aliquo genere

inveniatur id quod est perfectum in genere illo; quia perfectum est naturaliter prius imperfecto, sicut actus potentia" (3).

"Perfectum...naturaliter praecedit imperfectum, secun- ,dum Philosophum..." (4). 1

(1) II C.G., c. 91.

(2) I P., q. 51, a. 1, c.

(3) De Spir. Creat., q. 1, a. 5, c.

(4) De Pot., q.3, a.lO,c. Cf.: I q. 105,a.5 ad lum; q.85, a.3, ad lum;III,

q.l,a.5,ad Sum; II Sent.,D.l, q.l,a.l,o.j Ill Sent., D.l, q.l, a. 4, ad Sum; De Malo q.4,a.3,c. Quodl. 5, a. 19,e.

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192

Une connaissance parfaite du sens et de la valeur de cet argu­

ment présuppose tout ce qui a été dit dans le chapitre précédent concer­

nant la nécessité de tous les degrés ou modes universels d’être possibles

("potentia logica et Dei") pour la perfection de l’univers.

Quel est, en effet, le principe qui fonde la vérité de la proposi­

tion constituant la majeure de cet argument ? Cajetan répond que ce prin­

cipe est le suivant : "differentiarum ejusdem generis oportet unam se ha­

bere ut habitum et perfectionem, alterum vero ut privationem et perfectio­

nem". Sylvestre de Perrare s’oppose, sur ce point, à Cajetan. Il assigne

plutôt comme le fondement de la majeure le principe suivant, tel qu’énoncé

par saint Thomas : "perfectum enim natura prius est imperfecto".

L’opposition du commentaire de Sylvestre de Perrare à celui de Ca­

jetan ne orée pour nous aucun embarras. Il suffit de remarquer que Caje­

tan, en assignant comme fondement de la majeure le principe que nous ve­

nons d’indiquer, assigne également, quoique de façon implicite, celui qui

est désigné par Sylvestre de Perrare. C’est ce qui ressort manifestement

des explications proposées par Cajetan dans son commentaire.

Au reste, il est opportun, semble-t-il, de reproduire ici et de

comparer les explications de Cajetan, et celles de Sylvestre de Ferrure

se rapportant à la proposition : "si est aliquid imperfectum...etc.". Ce

parallèle aura 1’avantage de manifester le mieux possible le principe qui

est fondement de la vérité de cette proposition. Il permettra en plus de

rendre très évidente l’opposition de Cajetan à Sylvestre de Perrare, en

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193 -

ce qui concerne la nécessité de 1’ existence de tous les degrés de perfec­

tion possibles dans l’univers.

CAJETAN

"Vis rationis assumptae (in quocum-

,que genere invenitur aliquid im­perfectum, oportet praeexistere)

ad probandam antecedens, consistit in hoc quod quandocumque datur a- liqua natura distinguibilis per plures modos aut differentias es­sentiales, neoesse est quod, si invenitur secundum imperfectiorem modum aut differentiam, quod in­veniatur etiam secundum perfectio­rem. Et hujus ratio est multiplex. Tum quia, cum utrumque sit possibi­le, natura non est magis sollicita circa imperfecta quam circa perfec­ta.Tum quia imperfectiora sunt prop­ter magis perfecta.Tum quia divisiva naturae pluri- ficabilis aut sunt simul natura, ut patet de differentibus eondi- videntibus genus...aut alterum se habet ut prius, et alterum ut pos­terius, ut contingit in divisione analogi; et sic etiam posterius infert prius" (l).

SYLVESTRE de PERRARE

"Advertundum est quod veritas hujus propositionis (in quocumque gene­re...ect.) non fundatur super hoo

quod actus sit prior potentia; ne­que super hoc quod differentiarum unius generis una habeat rationem perfecti, alia rationem imperfecti; sed super hoc quod perfectum est na­tura prius imperfecto, ut hic tan­gitur. Nam si est in natura id quod posterius est in aliquo ordine con­veniens est ut sit id quod est prius natura xn illo ordine : cum imper­

fectum sit propter perfectum, et prius intendatur perfectum quam im­perfectum. Alio quin ille ordo,et illud genus, non haberet complemen­tum suae perfectionis in natura: exigit autem perfectio universi ut unusquisque ordo habeat complemen­tum suae perfectionis" (2).

Selon Cajetan, toutes les fois qu’une nature, pouvant exister se­

lon plusieurs modes essentiellement différents, existe de fait selon le mo­

de le moins parfait, il est nécessaire qu’elle existe selon le mode le plus

parfait. Dans ce cas, Sylvestre de Ferrare conclut seulement qu’il est con- 1

(1) I P., q. 51, a. 1, comm. n. V.

(2) II C.G., c. 91.

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Tenable qu’une nature existe selon le mode le plus parfait. L’opposition

des deux commentateurs s’explique par ceci : Cajetan considère qu’il est

absolument nécessaire que l’univers contienne tous les modes (universels)

d’être, tandis que Sylvestre de Ferrare considère que ce n’est que de con­

venance. On sait déjà que, selon Jean de saint Thomas, cette nécessité

n’est pas absolue, mais conditionnelle t "ex suppositione quod Dei per­

fecta sunt opera et maxime integrum est opus totius universi" (l).

Appliquant le principe énoncé dans la majeure, saint Thomas conclut,

de l’existence des formes unies à la matière et imparfaites, à l'existence

de formes qui subsistent par elles-mêmes et qui sont complètes en raison

de l’espèce, telles les substances séparées.

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195 -

SIXIEME PREUVE

"Substantia potest esse sine quantitate, licet quanti­tas sine substantia esse non possit: substantia enim aliorum generum prima est tempore, ratione et cogni­tione! Possunt igitur esse quaedam in genere subs­

tantiae omnino absque corpore.Omnes autem naturae possibiles in rerum natura inve­niuntur: aliter enim esset universum imperfectum.In sempiternis enim non differt esse et posse.Sunt igitur aliquae substantiae absque corporibus sub­sistentes, post primam substantiam quae Deus est, qui non est in genere, et supra animam quae est corpori unita”.

Dans 1*article 5 de la question 1 du "De Spiritualibus Creaturis",

saint Thomas présente un argument semblable à cette sixième preuve ainsi

qu'à la troisième. L'argument en question est dit procéder : ex perfectio­

ne universi (1). Voici le principe très général sur lequel sont appuyés

l'un et l'autre argument : "Si aliqua duo sunt, quorum unum ex altero non

dependet secundum suam rationem, possibile est illud sine alio inveniri".

De la priorité (selon le temps, la nature et la connaissance), de

la substance à tous les autres genres suprêmes de l'être, saint Thomas in- (l)

(l) "Primo igitur apparet esse aliquas substantias omnino a corpore abso­

lutas ex perfectione universi. Talis enim videtur esse perfectio universi, ut non desit ei aliqua natura quam possibile est esse; propter quod Gen.I, singula dicuntur bona, omnia autem simul valde bona.Manifestum est autem quod si aliqua duo sunt, quorum unum ex altero non dependet secundum suam rationem, possibile est illud sine alio

inveniri; sicut animal secundum suam rationem non dependet a ratio- nali; unde possibile est inveniri animalia non rationalia". De Spir. Creat., q. 1, a. 5, c.

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fere la possibilité de l’existence d’une substance séparée de toute quan­

tité ou corporéité, et par conséquent la possibilité de l’existence d’une

substance entièrement spirituelle. Bien plus, parce que toutes les natu­

res (modes d’être universels ou degrés) existent pour la perfection de

l’univers, saint Thomas conclut à l’existence “de facto" des substances

séparées.

Toutefois, dans ce cinquième argument, un nouveau principe inter­

vient i "In sempiternis etiam non differt esse et posse". Comment donc

cette proposition doit-elle s’entendre ? Saint Thomas 1’explique dans

plusieurs de ses oeuvres (l) et ses explications se trouvent résumées dans

ce passage du De Potentia :

"...In sempiternis non differt esse et posse, intelli- gendum est secundum potentiam passivam, non autem se­cundum. activam. Potentia ènim passiva actui non con­

juncta corruptionis principium est, et ideo sempiter­nitati repugnat;..." (2).

Voici une explication proposée par Sylvestre de Ferrare :

"Unde sensus est quod in perpetuis, sive in incorrupti­bilibus non est potentia passiva separata ab actu subs­tantiali, aut etiam ab alio actu habente rationem for­mae permanentis cum fuerit in subjecto, et alteram for­mam praeexistentem expellentis. Ex quo sequitur quod sicut perpetuum non potest non esse per corruptione, ita non potest incipere per generationem. Quia qua ra­tione non est in ipso potentia quae alium actum respi- 1

(1) De Coelo,I,1.20,n.8;1.26,n.5;1.29,n.8; De Pot.,q.l,a.l, ad 6um.

(2) De Pot., q. 3, a. 14, ad 5um.

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oiat, eadem ratione non praecedit ipsum aliqua poten­tia quae, existons sub alia forma, possit istius for­mam recipere, ex qua potentia dicatur hoc esse factum; quia talis potentia cum forma quam habet, privationem alterius formae compateretur, et per consequens esset principium corruptionis" (l).

Ce qui est établi de plus que dans les arguments précédents, c’est

que les substances séparées existent non en puissance, mais en acte. En

d’autres termes, elles n’existent pas dans la puissance passive de la ma­

tière, puisque dans les choses incorruptibles il n’est pas de matière prin­

cipe de génération. In corruptibilibus sic differunt esse et posse. Les

substances séparées sont en acte ou elles ne sont pas. Elles ne sont pas

en puissance, il est possible qu’elles existent, il semble même nécessaire

qu’elles existent pour la perfection de l’univers, donc elles existent (

’in actu’.

Selon S. Ferr., "possibile" dans le cas présent serait synonyme

de "nécessaire". S’adressant à des adversaires qui identifient le possible

et le nécessaire, saint Thomas identifierait provisoirement ces deux ter­

mes. Et c’est pour cette raison qu’il prouverait ’ad hominem’ non seule­

ment la convenance, mais même la nécessité de l’existence des substances

séparées. Cette interprétation de la pensée de saint Thomas ne parait pas

acceptable. 1

(1) II C.Or., c. 91.

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198 -

SEPTIEME PREUVE

"Si ex aliquibus duobus invenitur aliquid compositum,

et alterum eorum invenitur per se quod est minus per­fectum: et alterum quod est magis perfectum et minus reliquo indigens per se invenitur.Invenitur autem aliqua substantia composita ex substan­tia intellectuali et corpore.Corpus autem invenitur per se: sicut patet in omnibus corporibus inanimatis.Multo igitur fortius inveniuntur substantiae intellec­tuales corporibus non unitae" (l).

Le principe qui constitue la majeure de cet argument est tiré du

commentaire de saint Thomas sur le L.VIII des Physiques. Voici de quelle

manière il est énoncé à cet endroit :

"Probabile est quod si aliqua duo conjunguntur per ao~_ cidens, et unum invenitur sine alio, quod etiam aliud inveniatur sine illo, sed quod possit inveniri sine

illo, hoc est necessarium; quia quae per accidens con­junguntur, contingit non cunjungi: sicut si album et dulce per accidens conjunguntur insuccaro, et album invenitur sine dulci, ut in nive, probabile est quod et dulce inveniatur in aliqua re sine albo, ut in cassia" (2).

En cet endroit des Physiques, l'argument qui est appuyé sur ce

principe est qualifié par saint Thomas de probable. Le meme principe est

invoqué de nouveau par saint Thomas : L. 1, c. 13 et ce dernier a soin

d'ajouter : 1

(1) II C.Cr., c. 91.

(2) L. VIII, 1. 11. Cf. :: L. VIII, 1. 9.

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"Heo contra hoc potest fieri instantia de duobus quo­rum unum ab altero dependet: quia haec non conjungun­tur per se, sed per accidens".

Pour que le principe puisse être appliqué, il est tout à fait né­

cessaire que l’union des deux éléments soit parfaitement accidentelle.

Saint Thomas l’affirme. Et c'est fort à propos que Sylvestre de Ferrare

insiste sur ce point en plusieurs passages de son commentaire de la Somme

contre les Gentils.

"Habet veritatem de iis quae conjunguntur omnino per accidens. Ham illa quae per se logica perseitate sunt conjuncta, inseparabilia sunt." (1).

Dans son commentaire des Physiques d’Aristote, Averroès avait dé­

jà signalé que le principe en question se vérifie seulement "in iis quo­

rum utrumque existit per se, idest quorum neutrum necessarium est ad esse

alterius” (2).

En ajoutant au commentaire d'Averroès, Sylvestre de Ferrare dit encore :

"In illis igitur solum contingit quod alterum per se

reperiatur si alterum sine altero sit, quae omnino per accidens conjunguntur, quorum videlicet neutrum altero ad suum esse indiget" (3).

Ce principe ne peut donc pas s'appliquer à des formalités dont 1 2 3

(1) II C.G., c. 91, comm. n. IX.

(2) Cité par S. Ferr., comm. I C.G., c. 13.

(3) I C.G., o. 13, comm. n. XI.

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la connexion n'est pas entièrement contingente. Cette contingence dans

la connexion s’oppose à la nécessité de l'union de la propriété avec la

nature et de l'union de 1'accident inséparable avec l'individu (l). Sans

doute l'union de 1'accident propre avec l'espèce et l'union de 1'accident

inséparable avec 11individu ont leur raison d'être en des principes irré­

ductiblement distincts, mais elles sont en commun de n’être pas parfaite­

ment contingentes. Il n'y a donc pas lieu de leur appliquer le principes

"probabile est quod...etc.

En tant qu'inférée en vertu de l’application de ce principe, la

conclusion de 1’argument présentement étudié ne peut être que dialectique.

Cependant, pour en bien apprécier le degré de probabilité, il faut remar­

quer que, dans la majeure de l'argument, le principe n'est pas formulé de

la même façon que dans les Physiques.

PHYSIQUES"Probabile...est quod si aliqua duo .conjunguntur per accidens

et unum invenitur sine alio

quod etiam aliud inveniatur sine illo..."

CONTRA. CENT ILES"Si ex aliquibus duobus invenitur

aliquid compositum

et alterum eorum invenitur per se quod est minus perfectum:

et alterum quod est magis perfec­tum et minus reliquo indigens per se invenitur".

(l) Au sujet des trois genres d'accidents: propre, inséparable et sépa­rable, voir: De Anima, q. 2, a. 12, ad 7um.

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Si c’est le moins parfait qui existe "sine alio", il faut con­

clure, a fortiori, à l’existence du plus parfait en tant qu’il est "minus

reliquo indigens".

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202 -

HUITIEME PREUVE

"Substantiam rei oportet esse proportionates» suae ope­rationi: quia operatio est actus et bonum substantiae operantis. Sed intelligere est operatio substantiae intellectualis. Oportet igitur substantiam intellec­tualem talem esse quae competat praedictae operationi. Intelligere autem cum sit operatio per organum corpo­reum non exercita, non indiget corpore nisi in quan­tum intelligibilia sumuntur a sensibilibus.Hic autem est imperfectus modus intelligendi: perfec­tus enim modus intelligendi est ut intelligatur ea quae sunt secundum suam naturam intelligibilia; quod autem non intelligantur nisi ea quae non sunt secundum se in­telligibilia sed fiunt intelligibilia per intellectum, est imperfectus modus intelligendi. Si igitur ante om­nem imperfectum oportet esse perfectum aliquid in gene­re illo, oportet quod ante animas humanas quae Intel11- gunt accipiendo a phantasmatibus, sint aliquae intel­lectuales substantiae intelligentes ea quae sunt se­cundum se intelligibilia, non accipientes cognitionem a sensibilibus, ac per hoc omnino a corporibus secun­dum suam naturam separatae" (l).

Ce huitième argument est appuyé sur un meme principe que le cin­

quième, à savoir : "si est aliquid imperfectum in aliquo genere, inveni­

tur ante illud secundum naturae ordinem, aliquid in genere illo perfectum".

Il en diffère seulement en ce que le "genus" auquel le principe est appli­

qué n'est pas le même.

En effet, dans le cinquième argument, le principe est appliqué

aux formes considérées au point de vue de l'esse, c'est-à-dire selon qu'el­

les sont, comme le dit saint Thomas, "in materiis" ou "absque materia". 1

(1) II C.G., c. 91.

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De ce qu'il existe certaines formes imparfaites soit en raison de la subs­

tance, soit en raison de l'espèce, saint Thomas conclut à l’existence de

substances parfaites et quant à la subsistance et quant à l'espèce, et par

conséquent à 1'existence de substances intellectuelles séparées.

Par contre, dans ce huitième argument, le principe est appliqué

aux opérations qui sont propres aux substances intellectuelles. L'intel­

lection n’est pas une opération qui, de soi, est exercée en dépendance

d'un organe corporel. Elle ne requiert le concours d’un organe corporel

qu’en autant que son objet est extrait des choses matérielles. Dans ce

cas, elle est imparfaite, car elle porte sur des objets qui ne sont pas,

de soi, intelligibles en acte, mais qui sont rendus tels par l’intelligence

elle-même. De ce qu'il existe des substances intellectuelles dont l’objet

n’est intelligible qu’en puissance et qui n’intelligent qu’en dépendance

des sens, saint Thomas conclut à l’existence de substances intellectuelles

dont l’objet propre est intelligible en acte et qui ne possèdent pas leur

connaissance en dépendance des sens. Puisque toute substance doit être

proportionnée à son opération, saint Thomas conclut donc, également, à l'ex­

istence de substances séparées. Il convient de remarquer la forte simili­

tude des cinquième et huitième preuves.

En ce qui concerne l’efficacité ou la valeur de cette huitième

preuve, on doit s’en rapporter à ce qui a été dit concernant la cinquième

preuve. Quoique nous n’ayons pas à étudier séparément 1’argument de la

Somme Théologique, il convient de le citer dans une étude consacrée, comme

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celle-ci, à la considération de toutes preuves naturelles proposées par

saint Thomas dans les différentes oeuvres. Rotons en passant qu’aucune

preuve n’est étudiée ici, qui ait été tirée de l’opuscule "De Substantiis

Separatis". La raison en est que dans cet opuscule, saint Thomas ne pro­

pose aucune preuve qui soit naturelle. Voici 1’argument de la Somme Théolo­

gique .

"Angeli non habent corpora sibi naturaliter unita.Quod enim accidit alicui naturae non invenitur uni­versaliter in natura illa: sicut habere alas quia non est de ratione animalis non convenit omni anima­li. Cum autem intelligere non sit actus corporis nec alicujus virtutis corporeae...habere corpus uni­tum non est de ratione substantiae intellectualis in quantum hujusmodi, sed accidit alicui substantiae in­tellectuali propter aliquid aliud; sicut humanae ani­mae competit uniri corpori, quia est imperfecta et in potentia existens in genere intellectualium substan­tiarum, non habens in sua natura plenitudinem scien­tiae, sed acquirens eam per sensus corporeos a sensi­bilibus rebus...In quocumque autem genere invenitur aliquid imperfectum oportet praeexistere aliquid per­

fectum in genere illo. Sunt igitur aliquae substantiae perfecte intellectuales in natura intellectuali, non

indigentes acquirere scientiam a sensibilibus rebus. Ron igitur omnes substantiae intellectuales sunt uni­tae corporibus, sed aliquae sunt a corporibus separa­tae. Et has dicimus angelos".

Get argument est appuyé sur les deux principes qui servent de fon­

dement à plusieurs des arguments de la Somme contre les Gentils. Sa va­

leur est donc très grande. En quelque sorte, c’est toujours ce même ar­

gument de la Somme Théologique que nous retrouvons comme étalé et déployé

dans les multiples arguments de la Somme contre les Gentils.

On trouve dans l'article 5 de la question 1 du "De Spiritualibus

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Creaturis, un argument à peu près identique à cet argument de la Somme

Théologique.

Au sujet de la proposition "quod...accidit alicui naturae non in­

venitur universaliter in natura illa", Cajetan fait remarquer qu'en certains

cas, ce qui est accidentel à une nature est également accidentel aux infé­

rieurs de cette meme nature, et qu'en d’autres cas ce qui est accidentel à

une nature est un constitutif essentiel ou une propriété des inférieurs.

Ainsi la rationalité est accidentelle à l’animal comme tel, mais elle est

essentielle à l’homme. Dans ces derniers cas, dit Cajetan, la proposition

est vraie et elle est en matière nécessaire. Il conclut que saint Thomas

procède dans cet argument "non solum ex viris sed ex necessariis". No­

tons la parfaite continuité de la pensée de Cajetan. Dans l’article 1 de

la question 50, il affirme, semble-t-il, la nécessité absolue de l'existen­

ce de tous les degrés de perfection de l’univers, et dans l’article 1 de

la question 51 il affirme que saint Thomas procède "ex necessariis”.

Selon Cajetan, les substances séparées seraient donc absolument

nécessaires de la nécessité absolue et réelle des êtres incorruptibles.

Ils seraient aussi absolument nécessaires à la constitution de l’univers,

de telle sorte qu’un univers dépourvu de substances séparées serait abso­

lument et logiquement impossible.

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NEUVIEME PREUVE

"Aristoteles argumentatur sic in ZI Metaphysicorum. Motum, continuum, regularem et quantum in se est in­deficientem oportet esse a motore qui non movetur neque per se neque per accidens.Plures etiam motus oportet esse a pluribus motoribus. Motus autem coeli est continuus, regularis et quan­tum in se est indeficiens: et praeter primum motum, sunt multi tales motus in coelo, sicut per considera­tionem astrologorum probatur.Oportet igitur esse plures motores qui non moveantur neque per se neque per accidens.Nullum autem corpus movet nisi motum.Motor autem incorporeus unitus corpori movetur per accidens ad motum corporis: sicut patet de anima. Oportet igitur esse plures motores qui neque sint corpora neque sint corporibus uniti.Motus autem coelestes sunt ab aliquo intellectu.Sunt igitur multae substantiae intellectuales corpo­ribus non unitae" (1).

Cette fois, saint Thomas ne fait en somme que nous référer à l’ar­

gument proposé par Aristote à la fin de son traité des Métaphysiques. Il

n’est pas douteux que la valeur d’argumentation de cette preuve proprement

aristotélicienne soit beaucoup inférieure à la valeur de chacune des preu­

ves qui ont été considérées jusqu’ici. Cependant, 1’autorité du Philosophe

exigeait que cet argument fût rapporté dans une Somme contre les Gentils,

et surtout dans un chapitre (2) que saint Thomas consacrait tout entier à

1’élaboration des preuves de l'existence des substances séparées.

(1) II G.G., c. 91.

(2)

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A vrai dire* c’est le fondement même de l'argument d’Aristote qui

est rejeté par saint Thomas. En effet, ce qui sert d'appui à l'argument

d'Aristote, c’est l'affirmation de la perpétuité du mouvement des corps

célestes.

Parce que saint Thomas, éclairé par les lumières de la Révélation,

doit rejeter purement et simplement la théorie aristotélicienne de l'éter­

nité du mouvement, il ne saurait reconnaître à ce dernier argument une va­

leur semblable à celle qu'il attribue aux preuves qui procèdent "ex perfec­

tio universi".

Voici comment saint Thomas décrit, dans la Question Disputée "De

Spiritualibus Creaturis, le processus suivi par Aristote pour prouver

l'existence de la substance séparée.

"Oportet coelestis motus aliquem finem ponere. Si au­tem finis alicujus motus non semper eodem modo se ha­bent, sed moveatur vel per se vel per accidens, ne­ce sse est illum motum non semper uniformiter se habe­

re...Videmus autem in motibus coelestium corporum semper uni formitatem servari i ex quo existimavit hujus uni­formis motus perpetuitatem.Oportet igitur ut poneret finem hujus motus non move­ri nec per se per accidens. Omne autem corpus vel quod est in corpore, mobile est per se vel per acci­dens. Sic ergo necessarium fuit quod poneret ali­quam substantiam omnino a corpore separatam quae esset finis motus coelestis..." (l)

Par un processus semblable Aristote établissait non seulement l’exis- 1

(1) De Spir. Creat., q. 5, a. 1, c

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tence d'une substance séparée unique et ineréée, mais encore l’existence

de plusieurs substances séparées créées. Il en arrivait à cette conclu­

sion en raison de la multiplicité des mouvements célestes apparemment uni­

formes et perpétuels. Ne fallait-il pas qu’un fin particulière ait été

assignée en propre à chacun des mouvements célestes ? Chacune de ces fins

particulières était constituée, selon Aristote, par une substance entière­

ment spirituelle et tout à fait séparée de la matière.

"Cm...in coelo appareant multi motus, quorum quamlibet

ponebat esse uniformem et perpetuum, cujuslibet autem motus oportet esse aliquem finem proprium; ex quo finis

talis motus debet esse substantia incorporea, conse­quens fuit ut poneret multas substantias incorporeas ad invicem ordinatas secundum naturam et ordinem coe­lestium motuum..." (l)

Après avoir exposé ainsi la pensée d’Aristote, saint Thomas ajoute

ce qui suit en rapport avec 1’argumentation du Philosophe et avec celle

d’Anaxagore et de Platon i

"Sed istae viae non sunt nobis multum accommodae; quia

neque ponimus mixtionem sensibilium cum Anaxagora, ne­que abstractionem universalium cum Platone, neque per­petuitatem motus cum Aristotele. Unde oportet nos ali- ls viis procedere ad manifestationem propositi” (2). 1

(1) De Spir. Creat., q., 1, a. 5, c.

(2) Auparavant, saint Thomas avait indiqué dans les termes suivants quel­les étaient les voies par lesquelles Anaxagore et Platon procédaient pour prouver l’existence des substances séparées "Anaxagoras primus, quia ponebat a principio omnia corporalia invicem esse immixta, coac­tus fuit ponere supra corporalia aliquod incorporeum non mixtum, quod corporalia distingueret et moveret. Et hoc vocabat intellectum... Ex­istimavit (Plato)...quod ante omne esse participans, neoesse est pone­

re aliquid abstractum participent ea quae de ipsi praedicantur...po­suit hujusmodo naturas abstractas a sensibilibus per se subsistentes, quas substantias separates nominebat". De Spir. Creat., loc. cit.

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Notons cependant que, si on rejette la théorie aristotélicienne

de 1’éternité du mouvement, on peut encore prouver d’une façon rigoureuse

l’existence de la substance séparée et incréée qui est Dieu. En effet, la

démonstration de l'existence de Dieu peut être effectuée à partir de quel­

que mouvement que ce soit, éternel ou non éternel, uniforme ou non unifor­

me. Quant à la preuve de l'existence de substances séparées créées et in­

térieures à l’univers, il est assurément impossible de l'établir en pro­

cédant "ex motu", si nous rejetons comme fausses ou périmées les théories

de l'éternité et de l’uniformité parfaite du mouvement des corps célestes.

Si, parce que n’acceptant pas la théorie aristotélicienne de l’éter­

nité du mouvement, saint Thomas jugeait légitime de conclure : unde (portet

nos aliis viis procedere..., à combien plus forte raison, puisque nous

n’admettons ni l’éternité, ni l’uniformité du mouvement, devons-nous con­

clure : unde oportet nos aliis procedere......

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CONCLUSION

Si nous ne pouvons pas porter un jugement définitif sur la valeur

des preuves naturelles de l’existence des substances séparées, c'est préci­

sément en raison de l'excellence des voies par lesquelles saint Thomas pro­

cède dans 1'élaboration de ces preuves. A la différence des premiers phi­

losophes, Aristote était parvenu, comme on le sait, à s'élever au-dessus de

l'univers des substances corporelles et à reconnaître 1'existence des subs­

tances dites séparées. Son argumentation avait 11 avantage d'être en par­

faite conformité avec le procédé le plus propre à la raison humaine. En

effet, Aristote établissait l'existence des substances incorporélies à par­

tir de la considération du monde sensible. Cette considération, cependant,

portait exclusivement sur les rapports particuliers qui rattachent l'univers

des corps à celui des purs esprits.

Saint Thomas, pour sa part, envisage le problème de l'existence des

substances séparées, non pas dans la perspective de certains rapports par­

ticuliers intérieurs à l'univers, mais dans une perspective incomparable­

ment plus large, celle de l’action créatrice de Dieu. C'est en nous plaçant

nous-même dans cette même perspective, la plus parfaite de toutes, que nous

avons tenté d'explorer les voies par lesquelles saint Thomas manifeste 1'ex­

istence des substances séparées. S'il ne nous est pas possible de détermi­

ner avec exactitude la valeur d'argumentation des preuves thomistes de l’ex­

istence des substances séparées, cependant la foi et la théologie nous ras­

surent parfaitement quant à l'existence même de ces substances. Nous avons

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la certitude qu’en dehors et au-dessus du cosmos dont nous faisons partie,

il existe de purs esprits dont la multiplicité et la diversité contribuent

plus que tout à la perfection de l’univers. Ces êtres purement spirituels

constituent le degré de perfection le plus élevé de l’univers, celui qui

est principalement voulu de Dieu. Les autres créatures constituent des de­

grés de perfection inférieurs, lesquels sont voulus de Dieu en raison du

degré le plus parfait.

Sans doute, tous les degrés de perfection essentiels à l’univers

sont voulus “propter se", mais dans la mesure où l’imparfait est pour le

parfait, les degrés inférieurs sont pour le degré le plus parfait, ils sont

voulus "propter aliud", c’est-à-dire, pour le degré de perfection des subs­

tances séparées. De même que l’ordre de l’univers a raison de forme par

rapport aux parties, ainsi le degré de perfection des substances séparées,

a en quelque sorte, raison de forme par rapport aux autres degrés. Comme

la matière est pour la forme, et comme l’imparfait est pour le parfait,

ainsi les degrés inférieurs de l’univers sont pour le degré suprême que

constituent les substances angéliques. Ces dernières sont autant d’espèces

distinctes et leur multitude est incomparablement plus grande que celle des

espèces contenues dans les degrés inférieurs de l’univers. Bref, l’univers

est avant tout un univers de créatures spirituelles, et l’ensemble des êtres

matériels qui nous entourent n’en est qu’une minuscule partie (1). 1

(1) De Spir. Creat., q. 1, a. 5, c.