Les plaisirs de mon âge · LES PLAISIRS DE MON AGE roman ÉDITIONS EDMOND NALIS @ 1967 Edmond...

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LES PLAISIRS DE MON AGE

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DU MÊME AUTEUR

à la Librairie PLON : « LES GENS DE TIRELUNE » :

SOPHIE MON CŒUR, roman. o (Grand Prix de l'Académie du Maine) LES FRÉGATES DE VENDÉMIAIRE, roman, oo LA FLEUR ET LE FUSIL, roman. ooo

SURCOUF, roman.

A paraître : LE TEMPS DES CERISES, roman. LA VIE AU SÉRIEUX, roman. « LES GENS DE TIRELUNE » : LES ENFANTS DE SEPTEMBRE, roman. oooo

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F R A N Ç O I S E L I N A R È S

LES PLAISIRS DE MON AGE

roman

ÉDITIONS EDMOND NALIS

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Marc sortit du wagon-restaurant, s'arrêta pour allumer une cigarette et repartit en s'appuyant à la barre qui courait le long des vitres. Les quelques personnes qui encombraient le couloir s'effacèrent pour le laisser passer. Dans les soufflets, il croisa des gens qui riaient de leur manque d'équilibre.

Il traversa plusieurs wagons de seconde classe où flottait une odeur de bière et de sandwichs. Quelques voyageurs entassés, genoux contre genoux, lisaient encore. La plupart d'entre eux dormait dans une intimité que Marc haïssait; quand il avait onze ou douze ans, pendant la guerre, il avait dû faire un certain nombre de trajets dans les trains surpeuplés de l'occupation et en conservait un sou- venir odieux.

Il rentra dans son compartiment. L'employé des wagons-lits avait profité de son absence pour pré- parer la couchette. La lumière de la veilleuse tom- bait sur l'oreiller marqué aux initiales de la Compa- gnie. Marc retira sa chemise, se planta devant le

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lavabo et se brossa les dents. La glace lui renvoyait l'image d'un homme de trente-cinq ans, les cheveux séparés par une raie au-dessus d'un visage où les rides d'expression commençaient à marquer la peau. Pour se donner l'air intellectuel qui convient à un romancier, Marc portait des lunettes à monture épaisse plus impressionnantes que ses yeux bleus où traînait un reste de jeunesse.

Il trempa une serviette dans l'eau chaude, frotta la toison qui lui peluchait la poitrine et où brillait une médaille pendue à son cou. Puis il enfila son pyjama en bâillant, alluma une autre cigarette et, avant de s'allonger, attrapa dans sa valise une poignée de journaux. Entre les photos de Sylvie Vartan et d'une cover-girl découverte par un photo- graphe anglais, Match et Jours de France offraient les mêmes clichés tragiques d'un accident sur lequel Marc s'arrêta. Il regonfla son oreiller d'un coup de poing, écrasa sa cigarette presque entière dans le cendrier et se cala confortablement pour se replon- ger dans un récit qu'il connaissait par cœur.

Il y avait un peu plus d'un mois maintenant que le beau Philippe Malaiseau s'était tué au volant de son coupé Fiat quelque part entre Manosque et Castellane; une des routes les plus touristiques et les plus escarpées de France. De la longue voiture grise et basse dont il était si orgueilleux, on n'avait retrouvé qu'un tas de ferraille et les gendarmes avaient préféré ne pas montrer ce qui restait de Malaiseau à sa famille.

Match titrait au-dessus de la photo du ravin où l'on voyait l'épave coincée entre les buissons et les rochers : « Un des éditeurs les plus populaires de Paris se tue en Provence ». L'annonce même n'était pas exacte. Malaiseau ne dirigeait pas la maison

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qui avait appartenu longtemps à sa famille. A la suite de revers de fortune, un de ses grands-pères s'en était laissé déposséder quelques années avant la guerre de 14. Des étrangers, après avoir mis de l'argent dans l'affaire, avaient fini par la racheter. Le père de Philippe se désintéressait complètement de la vieille et célèbre maison d'édition. Ce fut Philippe qui manifesta un jour le désir d'y rentrer. Des amis s'en mêlèrent. Michel Craon, le directeur général, avait trouvé amusant de redonner à la Librairie Malaiseau un directeur littéraire portant son nom.

Philippe avait le sens du public, une bonne for- mation littéraire, des dons d'écrivain. Il créa une collection policière, puis une série de livres de poche. Plus une collection de romans d'aven- tures historiques qui charmait les braves dames et les cœurs romanesques. La maison, qui jus- qu'alors bouclait mal les deux bouts, s'était mise à gagner de l'argent. Peut-être allait-il un peu fort dans ses prévisions. Il aimait répéter qu'il faut donner aux gens plus qu'ils ne demandent et leur révéler des préférences qu'ils ne sont pas capables de formuler. Cela avait provoqué deux ou trois échecs retentissants pour des histoires de jaquettes et de romans paradoxaux. Mais, dans les couloirs de la maison, on se félicitait de cette preuve d'ori- ginalité. Malaiseau plaisait à ses employés. Et qui ne paie sa réussite de quelques entorses? On n'a rien sans rien, disait sentencieusement sa vieille secrétaire M Béranger, dont le chignon gris, les lunettes pendues à une chaîne de sûreté et les jupes de ratine, paraissaient inséparables de l'odeur de plomb, de papier et d'encre qui régnait dans la Librairie dès l'entrée.

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Marc Lancelot était un des auteurs de la maison, spécialisé dans les problèmes de sociologie à travers les âges. Il avait écrit aussi un petit roman qui s'était bien vendu. Et à force de se plonger dans les études comparées des mœurs des bourgeois du XIV ou du XVI siècle, le goût de la biographie lui était venu pour personnaliser ses recherches. Malaiseau et Craon lui avaient publié un très remar- quable Duguesclin, Connestable de France dont les journaux avaient dit qu'il était aussi passionnant qu'un roman. Formule enviable, si l'on pense au nombre de romans dont la critique ne laisse pas plumes sur plumes.

Marc n'était pas encore habitué à l'idée qu'il ne verrait plus passer dans les couloirs la haute silhouette de Malaiseau, sa belle tête intelligente qui se dégarnissait entre les tempes mais dont la séduction était comme déployée par la maturité, avec quelques griffes aux points vulnérables et l'extraordinaire chaleur, l'autorité de ses célèbres yeux bruns. Marc aurait pu décrire minutieusement les gestes et les attitudes de son directeur littéraire. En particulier cette façon de téléphoner en mar- chant autour de son bureau, tandis que de sa main libre il indiquait aux visiteurs de se servir de ses cigarettes et de son briquet.

Et pendant qu'il téléphonait, ses mimiques pour indiquer qu'il avait au bout du fil, André Maurois, Auguste Le Breton, ou plus simplement un casse- pied !

Marc et Philippe Malaiseau n'étaient pas liés d'amitié. Mais cela aurait pu venir. Chaque année, Marc assistait aux cocktails de presse offerts par la Librairie Malaiseau et à deux cocktails, beaucoup plus amusants, que Philippe donnait chez lui. Marc

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se souvenait d'avoir trouvé Marianne Malaiseau parfaitement ajustée à l'idée qu'il se faisait d'elle à travers son mari. Comme s'il était naturel que les gens ne s'écartent pas d'un certain prototype. Marc avait tout de même été surpris lorsque Michel Craon l'avait convoqué pour lui demander d'un air sou- cieux s'il accepterait, dans les conditions qui lui plairaient bien sûr, d'achever le livre interrompu par la mort dramatique de Philippe.

— Mais... écoutez... d'abord, j'ignore totalement de quoi il s'agit.

— Cher ami, c'est un Louis XI. Vous nous avez donné des articles pertinents sur la société de cette époque. « Le Roi aux médailles », cela ne vous tente pas? Un personnage fascinant, méconnu, un grand prince encore détesté de nos jours...

— Il faut une documentation... je n'ai absolument pas le temps. J'ai un autre ouvrage en route.

— La documentation a été minutieusement faite. Et Philippe avait écrit plus de la moitié du livre.

Marc était conscient d'être un homme très diffé- rent de Malaiseau. Lui avait un style bref, concis, un vigoureux esprit de synthèse. Philippe écrivait avec moelleux de belles phrases rondes, caressantes et lustrées.

— Ça va ressembler à un chandail tricoté avec deux laines d'un ton voisin. Moche comme tout.

— Je ne suis pas de votre avis, dit Craon. Vous êtes un garçon astucieux. Vous allégerez la pre- mière partie, vous assouplirez votre ton. On ne verra pas les fondus.

Marc ne discutait jamais longtemps ce qu'il se sentait disposé à accepter. Il avait bouclé sa valise, retenu un wagon-lit pour les Arcs. Sa petite amie de la saison était justement en vacances. Deux jours

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avant, il pensait visiter l'Écosse au mois d'août. Ce serait pour l'été prochain...

Marc replia Match et parcourut Jours de France jusqu'aux pages qui relataient l'accident. C'étaient déjà de vieux numéros. Il était fasciné par ces photos criantes de vérité. Malaiseau debout, un pied en avant, sautant littéralement hors de la page avec son grand rire, son front dégarni, ses pattes de che- veux descendant sur les joues, ses vestes de tweed fatiguées à la hauteur des poches...

Et puis la carcasse éventrée, raplatie du coupé; cercueil gris métallisé d'où le corps de Malaiseau avait disparu, heureusement. Enfin, sur la troisième page, deux silhouettes dans des voiles noirs : sa femme et sa mère au milieu d'une foule.

Marc lança les journaux sur le tapis, baissa le commutateur et s'enfonça dans l'oreiller. De l'autre côté du rideau tendu contre la vitre, les lueurs d'une gare tourbillonnèrent puis le train recom- mença à rythmer la nuit sur quatre temps bien réguliers.

Au milieu du quai des Arcs, tranchant nettement sur le reste de la foule, il y avait une jeune fille habillée d'une robe inénarrable en toile bleue, qui lui arrivait à quinze centimètres au-dessus des genoux et dont les bretelles se croisaient dans le dos au niveau des omoplates. Ses cheveux étaient rassemblés en une seule natte qui partait du haut du crâne comme chez un Chinois.

— Non, une Gauloise, pensa Marc, et même une druidesse.

Une druidesse en mini-jupe ! Il fonça vers la robe bleue, les genoux bronzés et la natte qui s'avan-

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çaient de son côté. La jeune personne retira des lunettes de martien en matière plastique avec des hublots comme ceux de Nimbus.

— Vous êtes Marc Lancelot? Christine Malaiseau. Je suis toujours chargée de la corvée de gare.

— Merci ! dit Marc, charmé. Elle lui dédia un sourire qui aurait désarmé un

pasteur luthérien, le regarda chercher et tendre son billet avec le masque patient qu'on a pour les enfants et fonça résolument à travers la foule qui se déversait au milieu de la place. Marc tenait les yeux fixés sur tout ce qui remuait librement sous la robe trop courte. Il se prit les pieds dans un paquet de cannes à pêche, faillit tomber. La jeune fille se retourna avec une telle expression de résignation qu'il bondit jusqu'à la porte en remorquant sa valise. La voiture, une petite Austin carrée, attendait, le nez contre le trottoir. Christine en fit le tour, lais- sant Marc se dépatouiller pour caser ses bagages dans le coffre minuscule et sur le siège arrière. Le moteur tournait déjà quand il se précipita pour s'asseoir.

— Si vous êtes venue me chercher spécialement, donnez-vous la peine de m'attendre.

La jeune fille le regarda avec gentillesse. — Allez ! vous fâchez pas. Les formalités, ça me

casse les pieds : les billets, les quais de gare, les valises... Quand je bouge, je traîne un sac de marin avec trois pulls et deux pantalons.

Elle rit, penchée vers le tableau de bord, sa natte frôlant le changement de vitesse. Marc tira une cigarette du fond de sa poche. Il se sentait vieux et nippé comme son grand-père, alors qu'il se donnait un mal fou pour se montrer à la fois sérieux et moderne. Mais à côté de cette jeune cosmonaute,

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on imaginait plutôt un galopin ficelé dans un pour- point de Cardin. Christine conduisait sans douceur. Après un carrefour, dont elle escamota quasiment l'indication du stop, la route s'enfonçait entre les chênes-verts d'une colline.

— Ça tourne pas mal, mais on raccourcit de huit kilomètres. Si vous avez mal au cœur, il y a de la Nautamine dans la boîte à gants.

Elle sciait les virages. Deux autos les croisèrent qui donnèrent à Lancelot l'impression de passer au ras des chênes-verts. Christine avait allumé la radio et sifflotait. Après un chanteur noir améri- cain, on entendit une voix frêle, légèrement éraillée. Marc, sur sa vie, n'aurait su déterminer le sexe de cette voix. Christine tendit le bras, força le son comme on fait pour ne pas perdre une mesure d'un air chéri.

« Love me, sanglotait la voix, please love me » « Je suis fou de vous ».

L'enthousiasme de Christine était peint sur sa figure ronde, constellée de taches de rousseur du ton exact de ses cheveux. Elle jeta un coup d'œil sur son voisin qui fumait en regardant par la portière.

— Ça vous plaît? — Beaucoup, c'est ravissant. Ce pays est favorisé,

comme la Palestine ou la Grèce. L'expression de Christine se fit plus sévère. — Je ne vous parle pas du pays. Je vous parle

de Polnareff. — Paul qui? Brusquement, elle se mit à rire en se renversant

contre le dossier et Marc qui se demandait si elle portait un soutien-gorge sous sa robe décol le tée très bas dans le dos, aperçu t la

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pointe des seins sous la toile. De toute façon ce qu'elle découvrait de ses cuisses en conduisant, les jambes entrouvertes, commençait à lui sécher la gorge. Il avait envie de poser la main sur cette peau couleur de caramel. En même temps, l'ins- tinct de conservation l'incitait à surveiller la route. Christine conduisait comme les skieurs qui font du slalom : un virage à gauche, un virage à droite, pneus crissant sur le goudron chauffé par le soleil, les pouces serrés sur le volant, le nez relevé. Arrivée en haut de la colline, elle chercha Marc dans le rétroviseur.

— Et moi, est-ce que je vous plais? — Eh bien ! je ne sais pas encore, répondit Marc

très sérieusement. Vous m'agacez un peu avec votre panoplie yé-yé.

— Yé-yé, ça ne veut plus rien dire. — Est-ce que cela a jamais voulu dire quelque

chose? Marc avait retrouvé sa bonne humeur. Après

tout, Philippe Malaiseau était mort depuis quarante- cinq jours. On n'était pas obligé d'arriver drapé dans du crêpe noir.

— Vous étiez quoi par rapport à Malaiseau ? — La demi-sœur de sa femme. Sa belle-sœur si

vous préférez. Et sa cousine en même temps. Elle conduisait d'une façon plus détendue comme

si la corvée s'était transformée en promenade. Spontanément, elle donna les renseignements qu'il attendait.

— Dix-neuf ans. Mannequin dans un proche avenir. Pour le moment, élève de première année en sciences économiques et politiques.

— Reçue ? Elle se tourna vers lui avec une grimace.

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- Non. Mais le sujet est tabou. Défense d'en parler à Fontbonne. Vous verrez, c'est comme par- tout plein de sujets dont on ne parle pas. Le Géné- ral de Gaulle, les mini-jupes, l'émancipation des moins de vingt et un ans, la mort de mon beau- frère, mon examen raté. A Fontbonne, tout le monde fait comme si Philippe était parti en Amé- rique ou au Japon et tardait à rentrer. Je suppose que vous l'avez bien connu. Évitez-vous le numéro de condoléances. Ce n'est pas le genre de la famille.

Marc aurait bien voulu savoir quel était le genre de la famille mais il était difficile de poser la question. La route longeait un sous-bois d'où mon- tait une puissante odeur d'herbes du pays bien que la matinée ne fût pas très avancée. Des oliviers défilèrent au milieu d'un tas de petits rochers. Christine abandonna la route départementale et s'enfonça dans une allée de chênes-lièges dont les troncs avaient la couleur de la terre sous les vignes. L'allée descendait en tourniquant vers Fontbonne. Puis la maison en briques rouges apparut, longue et basse avec deux ailes, coiffée d'un fronton trian- gulaire. Le soleil de onze heures donnait aux murs un ton garance. Une dizaine de platanes fourchus ombrageait l'esplanade. En face de la porte, il y avait une fontaine rongée par la mousse et les herbes d'eau sur lesquelles s'appuyait une baigneuse dont Marc, pour le moment, ne voyait que les fesses.

- La Vénus Callipyge, plaisanta-t-il en repliant ses lunettes.

Christine prit un air perplexe. Cette petite scien- tifique ne devait avoir que des connaissances rudi- mentaires en archéologie grecque et romaine.

- Cette brave fille en pierre, là? C'est mon arrière-grand-père qui l'avait installée sur la fon-

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taine. A cette époque, ils raffolaient des bonnes femmes à poil.

Marc en attrapant sa valise et son porte-docu- ments, faillit demander si, à notre époque... mais, un cageot sous chaque bras, Christine avait déjà disparu dans l'escalier des cuisines sur le côté de la maison. Marc s'avança vers la porte d'entrée. Hésitant. Et maudissant Craon de l'avoir envoyé dans un pays trop chaud pour son goût où il fallait, en plus affronter sans intermédiaire une famille inconnue.

— Entrez, Monsieur! Que vous avez l'air tout embarrassé.

Du fond du hall plongé dans l'obscurité, une grosse femme au visage épanoui le regardait poser sa valise.

— Ces dames sont parties à leurs affaires, mais le déjeuner, il va être servi dans une heure. Venez que je vous installe. Vous boirez bien un peu quelque chose?

L'accent était irrésistible. Marc, amusé, se laissa conduire dans une chambre qui lui rappela un lointain séjour au Maroc et d'autres plus récents, en Espagne. Un lait de chaux recouvrait les murs découpés par les arabesques du lit. Les meubles étaient en bois foncé, les fauteuils garnis de toile jaune. Marc posa sa valise sur le dessus de lit, déballa et rangea ses vêtements en remerciant le ciel d'avoir acheté ce printemps même le maillot (maintenant on disait un boxer-short) le plus dans le vent qu'il avait pu trouver. Heureusement, il pouvait se montrer torse nu sans complexes. Il empila les chemises, les chandails, les livres, suspendit ses vestons. L'armoire, tendue d'étoffe, offrait plus de cintres qu'il n'en fallait. Ça, c'était rare. Et il y avait une petite trousse à couture en

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cretonne accrochée à côté du porte-cravates. Les aiguilles toutes enfilées, comme dans certains hôtels. Il dédia une pensée reconnaissante à la maîtresse de maison. Césarine revenait avec un verre, du whisky, des glaçons.

— Et puis une carafe de vin du pays si vous pré- férez, Monsieur. Parce que, si vous êtes comme moi, le whisky, je trouve que ça a le goût de punaise, hé ! vous êtes pas de cet avis?

Il assura que oui pour ne pas l'attrister. Il crai- gnait que le bavardage ne se prolongeât, mais le personnel était bien dressé. On accueillait les gens avec chaleur. On ne les importunait pas. Césarine repartie, Marc vida son verre. Il mourait de soif et même de faim depuis le méchant café bu dans le train au réveil. L'idée que le déjeuner serait sûre- ment très bon le mettait dans d'excellentes dispo- sitions. La salle de bains, carrelée en tomettes, offrait tous les conforts : savon de marque, cap- sules de bain-mousse. Il y avait même un petit tube de dentifrice dans le verre a dents et une rose piquée dans un flacon en opaline.

Déshabillé en un tour de main, Marc s'engagea derrière le rideau de plastique et se doucha avec volupté. Il chantait en enfilant sa chemise quand une cloche s'ébranla à l'angle de la maison. Cela rappelait des souvenirs d'enfance. Il se recoiffa en se baissant légèrement. Non qu'il fut grand. Ni petit d'ailleurs ! Mais on avait accroché la glace un peu bas. Quelques gouttes d'eau de Cologne dans le creux des mains, de là sur la figure... A la dernière seconde, il enfila son veston. On ne voyait plus grand-chose de la chemise en madras dont il était assez fier, mais ce n'était pas seulement avec Christine qu'il était invité à déjeuner...

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La cloche n'indiquait pas l'heure de passer à table, comme Marc l'avait cru, mais rappelait un domestique à Fontbonne.

— Quand ce sera le moment de déjeuner, je tin- terai pas pareil, expliqua Césarine en faisant chan- ter toutes les syllabes.

Elle suggéra à Marc de rejoindre M Philippe à la piscine.

— Vous descendez l'allée de lauriers (elle pro- nonçait laurillers), c'est juste au bout. Vous verrez les figuiers au coin de la margelle. Madame, elle remonte pas encore. Vous aurez le temps de vous baigner.

Au bout de l'allée, Marc s'arrêta. Le paysage lui entrait droit dans le cœur. D'une beauté presque italienne, encore qu'il se reprochât aussitôt la comparaison. Le bassin bordé d'un dallage en pierres plates du pays, les figuiers avec leurs feuilles rugueuses et les longs cyprès noirs qui avaient l'air de garder une tombe... Un éblouissant arrière-fond de coteaux plantés d'oliviers et de vignes. L'odeur de la Provence chauffée à blanc par le soleil de midi. Un vol de corbeaux traversait le ciel en criant. Et bien sûr partout, d'un bout à l'autre de l'horizon, le crissement obsédant des cigales qui ne s'apai- serait qu'avec le jour.

— Bonjour. Vous êtes Marc Lancelot? Allongée sur un couche-partout en stretch noir,

Marianne Malaiseau l'observait de l'autre côté de la piscine. De loin, il l'avait prise pour une jeune fille et ce n'est qu'à dix mètres qu'il reconnut la femme de Philippe dans cette baigneuse bronzée. Marc avait gardé le souvenir d'une jeune femme sophistiquée : fourreaux de soie, chignons savam- ment piqués de fleurs ou de perles. Sans maauil-

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lage, ce visage hâlé où restaient suspendues quel- ques gouttes d'eau, lui parut étranger et charmant. Les cheveux bruns, séparés par une raie comme une collégienne, glissaient le long de la joue, mas- quant les yeux quand Marianne penchait la tête. Ce n'était ni une grande femme, ni même une très jeune femme. Marc pataugeait dans les âges à leur donner. Maintenant elles avaient toutes dix ans de plus qu'on ne croyait. Celle-ci approchait de qua- rante ans et, même en plein soleil, n'en paraissait que vingt-sept ou huit. Marc vit quelque chose danser au fond des yeux qui le dévisageaient.

— Nous nous sommes déjà vus des tas de fois, n'est-ce pas? C'est gentil d'avoir accepté de finir le livre de Philippe. Il aurait sûrement souhaité que ce soit vous. Installez-vous à l'ombre. Vous ne voulez pas vous baigner?

L'eau était tellement bleue... Impossible de résis- ter à la tentation. Quand il remonta, les cheveux aplatis, le visage ruisselant, elle s'était rhabillée. Des jeans blancs avec un chemisier à carreaux blancs et noirs, un collier et des boucles d'oreilles faits de grosses boules semblables à des mûres. La cloche sonnait sous les platanes de Fontbonne. A petits coups pressés. On aurait dit le tocsin.

— Venez, dit Marianne. Césarine crie quand on la fait attendre.

Marc prit le pas de course derrière les jeans et le chemisier à carreaux. Lui qui avait craint de tomber dans une famille en larmes ! Il se sentait à la fois soulagé et un peu surpris.

Le salon était plongé dans une obscurité bienfai- sante après la brûlure du soleil. Des chiens dor- maient sur le carrelage. La blancheur crue des murs autour de l'arrière-pays inscrit dans la seule fenêtre

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ouverte multipliait le dépaysement de Marc. Il concentra son attention sur la vieille dame, toute droite au fond de sa bergère, qui le regardait appro- cher. Les meubles, fort beaux d'ailleurs, avaient la patine rassurante des choses qui ont trouvé leur place. Cannés, cirés, tendus d'une étoffe aussi fanée que les tapis qui recouvraient le sol. Marc avait d'un coup d'œil repéré la perfection des boiseries, des médaillons peints au-dessus des portes et l'an- gelot doré qui surplombait la console encombrée de Match et de Elle.

M Malaiseau ressemblait si fortement à son fils que Marc se crut victime d'un mirage. Ce long visage moqueur, ces yeux... Chez elle, les cheveux diminuaient la hauteur du front. Des cheveux d'un blanc de soie délivrés du poids qu'ils ont quand on est jeune, et que des épingles d'écaille resserraient sur le cou. Un fin réseau de rides lui ôtait ce côté invincible que Malaiseau avait emporté avec lui. Mais, quand elle lui sourit, Marc aperçut la jeune femme qu'elle avait dû être. Un si charmant sourire ! Il se pencha pour baiser la vieille main fragile.

— Je me réjouissais de vous connaître, monsieur; quelquefois les gens déçoivent. Pas vous. Quand votre travail vous en laissera le temps, si mes nièces et la piscine ne vous volent pas le reste de vos journées, venez quelquefois distraire la solitude d'une vieille dame.

Marc murmura qu'il serait très heureux. Puis Marianne le remorqua vers un autre fauteuil.

— M a r c L a n c e l o t , M é l i s a . N o t r e amie , M Ferronnier.

Marc présenta encore des hommages. Mélisa était plus grande que Marianne, avec une petite tête d'oiseau de proie inquiétante. Le poil noir,

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court, taillé près du front et de la nuque comme un garçon, ce qui la rajeunissait beaucoup. Ses yeux étaient d'un ton de bleu presque violet dont elle accentuait le côté Elisabeth Taylor avec un maquillage au pinceau. On pouvait considérer comme regrettable qu'elle eût peu de formes, même aidée par des soutiens-gorge amplifiés, remoulés par des chandails choisis avec soin une taille en- dessous de la sienne. De la façon dont elle le dévi- sagea, Marc aurait pu croire qu'un miracle lui avait subitement fait cadeau, à lui, du physique de Richard Burton.

— Allons à table, dit M Malaiseau en se levant. Césarine m'a déjà dit trois fois que c'était prêt.

— Julie n'est pas rentrée, tante Monique, dit Marianne qui était à la fois la belle-fille et la nièce de Monique Malaiseau.

— La voilà. On entendait sur la terrasse une petite voiture

ronronner comme un avion; une portière claqua; des talons résonnèrent sur le dallage du vestibule et Julie entra.

— Ça en fait des femmes, pensa Marc. Qu'est-ce qu'elles fichent, toutes ces femmes ensemble?

Marianne présenta Marc Lancelot à Julie Schmidt qui était l'assistante de son mari. Julie faisait incon- testablement du tort à Christine. Elle était plus mince, avec des hanches de garçon, de jolis seins hâlés que son cardigan découvrait juste à point et de courts cheveux blonds, drus, coupés en frange sur le front.

Pour Marc, le déjeuner ressembla à ces films en version originale où les bribes d'anglais du collège complètent les sous-titres. De temps en temps, on s'intéressait à lui, on lui posait des questions, puis

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la conversation redevenait fluide, fractionnée d'une jeune femme à l'autre. M Malaiseau parlait peu; son regard allait et venait inlassablement, croisant Marc avec un sourire amical au coin des paupières, quelque chose comme un petit salut « Vous êtes là; je ne vous oublie pas. Servez-vous bien. Nous aurons le temps de faire connaissance ».

Ça, sûrement! D'ailleurs, Marc était intrigué par cette maison sans homme. Christine demanda à Julie ce qu'elle avait pu faire pour se mettre en retard. A Draguignan !

— Le marché, dit Julie, laconique. Et un monde fou sur la route.

— Le marché du mercredi, dit Marianne à Marc. Il faudra qu'on vous y emmène.

— Très pittoresque, affirma Christine, la bouche pleine. Si, si. Les platanes, les aubergines, les tomates, les courgettes. L'accent et les herbes de Provence. Si vous n'arrivez pas à voir ça, vous pour- rez toujours acheter le disque de Gilbert Bécaud. Ça vous donnera une idée.

— Ce serait charmant, dit M Malaiseau, s'il n'y avait pas les touristes.

— Faut bien qu'on vive ! — Tu appelles cela vivre? Ils mettent le feu

partout, ils font grimper les prix et c'est de leur faute si on bâtit de Saint-Malo à Saint-Tropez ces hideux H.L.M. hérissés d'antennes de télévision.

— Mais c'est bien de notre faute si les touristes étrangers ne veulent plus foutre les pieds en France. Télé ou pas !

M Malaiseau digéra le mot télé. De l'autre côté de Marc, Julie et Mélisa faisaient l'inventaire des Cacharel qu'on pouvait dénicher à Draguignan. Il s'égara entre les couleurs des rayures et le pli

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dans le dos qui semblait le signe distinctif de ce qu'il avait d'abord pris pour une marque de mou- choirs en papier.

Andiol, le mari de Césarine, desservait avec len- teur et dignité. Marc mit deux ou trois jours à réaliser que c'était son penchant pour le pastis qui lui donnait cet air réprobateur. Pour compenser probablement.

M Malaiseau offrit des fruits remarquables et ne manqua pas de faire observer qu'ils avaient du goût, eux.

— Tandis qu'à Paris, dit Christine, chacun sait que les détaillants les piquent un à un pour leur refiler un goût artificiel.

— Après les avoir fait mûrir artificiellement dans des espèces de rôtisseries à fruits ! compléta Julie.

Elles éclatèrent de rire ensemble. M Malaiseau rit aussi, avec indulgence. Mélisa et Marianne faisaient l'inventaire de ce qu'on pourrait manger le soir. Pour prendre le café, on repassa dans le salon quadrillé par des fils d'or qui tombaient entre les volets. Quand Marc se retira à l'heure de la sieste, il y avait longtemps qu'il ne s'était pas senti aussi satisfait d'un séjour en famille. Il s'allongea sur son lit, la joue sur la fraîcheur de l'oreiller et s'endormit en repensant au corps de Christine rond et doux sous son extravagante robe de toile à bretelles.

Sur le seuil du salon, Julie lui avait dit : « Rendez- vous à cinq heures dans la bibliothèque, monsieur Lancelot. Je vous montrerai ce qui concerne le Louis XI et nous travaillerons jusqu'au dîner. »

Frais comme un poisson rouge après deux heures de sommeil, Marc traversa la maison. Sans veston cette fois : pantalon gris et chemise en cellular bleu ciel, les manches retroussées. Sportif et net, mais

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il glissa ses lunettes sur son nez avant d'entrer. Pour faire plus sérieux tout de même.

Julie était assise derrière un bureau qui avait dû être celui de Philippe. Elle aussi portait des lunettes pour travailler. Rectangulaires, avec des verres fumés et une grosse monture qui transformait son personnage. Malgré le pantalon à pont et le pull de coton rayé en tranches comme une glace plom- bière, Julie Schmidt avec sa frange et ses lunettes était l'image parfaite de l'assistante de l'ancien directeur littéraire de la Librairie Malaiseau. Quand Marc referma la porte, elle posa en même temps son stylo à bille et sa cigarette.

— Asseyez-vous, monsieur Lancelot. J'ai préparé quelques notes pour faciliter les raccords. Nous les relirons ensemble. Voulez-vous jeter un coup d'œil au dossier de Bourgogne? Je vous montrerai les études sur l'entourage du roi et ses fonctions d'administrateur.

Marc était complètement soufflé par le ton tran- quille et compétent de Julie Schmidt.

— M. Malaiseau souhaitait mettre Louis XI de plain-pied avec le public. Les gens n'imaginent pas que ce roi a vécu des événements qui nous sont très familiers. Par exemple, c'est à lui que Guten- berg envoya la grande Bible qu'il venait d'impri- mer. De son temps que Christophe Colomb décou- vrit l'Amérique. Saint François de Paule fut son confesseur et son confident. Il mourut même dans ses bras. Et la Provence? qui se rappelle qu'on doit la Provence à Louis XI?

— Naturellement, dit Marc. On imagine seu- lement un vieux bonhomme sous un bonnet de soie enfoncé jusqu'aux yeux avec de longues robes fourrées de martre...

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— Des médailles à son chapeau. — Et des pendus aux branches de son verger du

Plessis en Touraine. — Pourtant Loys, le bon Roi de France dont

parle François Villon, c'était lui. — On ne pense qu'à ces fameuses cages de fer

qu'il n'a pas inventées et qui étaient, en réalité, des chambres grillagées utilisées la nuit pour les prisonniers dans ces châteaux où rien ne fermait à clef...

— Commynes disait qu'il semblait mieux fait pour « seigneurir un monde qu'un royaume ». Ce roi, soi-disant cruel et maussade, était un grand roi et...

Marc et Julie se regardèrent en riant. — Vous savez, dit Marc, sur la première page,

il faudra mettre la devise de Louis XI quand il pensait à la France : « Une loi, un poids, une monnaie ». On lui doit tout ça. On va le lui rendre.

— Je suis contente, dit Julie, de travailler avec vous.

— C'est moi qui suis content. Travailler avec Julie Schmidt, c'était comme de

regarder un ouvrier polir une pièce d'acier baignant dans l'huile. Pas de discours, pas un geste inutile. De temps en temps pour répondre à une question de Marc qui avait replongé béatement dans son univers familier, elle traversait la bibliothèque de sa démarche d'adolescente, ouvrait un dossier ou un livre à des pages marquées d'avance. Elle en savait plus que Marc, au moins dans le détail. Cela le ravissait. Il aurait volontiers parié qu'en dehors d'elle et de lui, de Philippe quand il vivait et de quelques historiens spécialisés, personne n'aurait pu au vol donner seulement les dates de Louis XI.

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Se mouvoir avec quelqu'un dans ce monde endormi sous la poussière des siècles le rendait physi- quement heureux.

Au bout de deux heures de travail, il retira ses lunettes et sourit à Julie qui était pour le moment assise sur le divan, juste en face de lui. Ses très longues jambes croisées de biais. Et l'idée lui sauta à la tête que Philippe Malaiseau avait dû plus d'une fois regarder ces mêmes jambes, ce long corps trompeur de jeune garçon aux seins épanouis.

Il avait eu bien du mérite, Malaiseau, de travail- ler avec cette fille astucieuse et sexy. Le mot, ridi- cule à son sens, venait à la bouche quand on regar- dait Julie. Pas le côté animal et charmant de Chris- tine, mais quelque chose de plus subtil, de plus profond, de plus énervant aussi. Julie dit tran- quillement :

— Vous ne m'écoutez plus, Monsieur Lancelot. Vous voulez qu'on arrête pour aujourd'hui?

— Non, dit Marc. Parlez-moi de Philippe Malai- seau. Je le connaissais vraiment très mal.

Julie concentra son attention sur le presse-papiers avec lequel elle jouait. Quand elle regarda Marc de nouveau, il eut l'impression que sa voix n'était plus la même.

— Oh! personne ne peut parler de Malaiseau. C'était un garçon multiple. Posez la question dans cette maison et vous n'aurez pas deux réponses pareilles.

Elle se leva. — A tout à l'heure, monsieur Lancelot. Pour le

livre, nous continuerons demain. Il la regarda remuer quelques papiers, sortir sans

se préoccuper de lui. Il n'était pas tard. Marc empila ce qu'il voulait emporter dans sa chambre.