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Correspondances en Métabolismes Hormones Diabètes et Nutrition - Vol. XVIII - n° 9 - novembre 2014 248 248 dossier d d d d do o do d d d d d d d d d d d d ss ss ss s ss ss s ss s s s i i ie ie ie i e ie e r r r Les perturbateurs endocriniens Les perturbateurs endocriniens : de nouveaux acteurs dans l’épidémie d’obésité et de diabète de type 2 ? Role of endocrine disruptors in the obesity and diabetes epidemic Nicolas Chevalier* * Service d’endocrinologie- diabétologie et médecine de la reproduction, UMR Inserm U1065/UNS, hôpital de l’Archet 2, CHU de Nice. points forts Highlights » La prévalence du diabète de type 2 et de l’obésité s’accélère d’année en année, et dépasse largement les premières prédictions de l’Organisation mondiale de la santé. Cela ne semble pourtant pas être lié seulement à une suralimentation ou à la sédentarité grandissante. » Les perturbateurs endocriniens environnementaux sont des molécules naturelles ou chimiques capables d’interférer avec le système endocrinien, mais également de perturber les voies de signalisation du métabolisme (insuline, adipokines, etc.). Ils sont ubiquitaires dans notre environnement quotidien, notamment le bisphénol A, dont de nombreux travaux ont mis en évidence la relation étroite avec une altération du métabolisme glucidique in vitro. Des données épidémiologiques récentes suggèrent que ces molécules pourraient participer, tout au moins en partie, à l’épidémie actuelle d’obésité et de diabète de type 2. Mots-clés : Diabète – Obésité – Syndrome métabolique – Perturbateurs endocriniens – Bisphénol A. The prevalence of type 2 diabetes and obesity has dramatically increased worldwide during the last few decades. The reasons for this rapid increase remain unclear. Excess caloric consumption and a sedentary lifestyle are undoubtedly key causal factors for obesity and diabetes. However, there is growing interest in the contribution of “nontraditional” risk factors as environmental chemicals to the aetiology of these health conditions. Endocrine disrupting chemicals (EDCs) were defined as exogenous agents that interfere with the synthesis, secretion, transport, activity and/or elimination of natural blood-borne hormones. EDCs are widespread, especially bisphenol A. Some recent experimental data and epidemiological evidences support an association between EDCs exposure and the induction of insulin resistance and/or disruption of pancreatic β-cell function, and could explain the rapid progression of glucose homeostasis disorders. Keywords: Diabetes – Obesity – Metabolic syndrome – Endocrine disruptors – Bisphenol A. L a prévalence du diabète de type 2 ne cesse d’augmenter à travers le monde, et ce de manière inquiétante. En 2013, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a publié un rapport faisant état d’une prévalence de 347 millions de diabétiques à travers le monde (dont 90 % de diabétiques de type 2) [1, 2], alors que, au début des années 2000, l’OMS estimait que la prévalence du diabète atteindrait 300 millions de personnes aux alentours des années 2030 (3). En France, un peu plus de 3 millions de personnes sont concernées par ce problème, soit environ 4,5 % de la population (4). À titre de comparaison, en 2008, plus de 22,3 millions d’Américains (soit 7 % de la population des États-Unis) présentaient un diabète de type 2 (5). L’épidémie de diabète de type 2 est donc sans précé- dent et représente un enjeu de santé publique compte tenu des coûts induits, qu’ils soient directs ou indirects (perte d’emploi, invalidité, décès prématuré), estimés à plus de 15 milliards d’euros par an en France et, pour comparaison, à plus de 245 milliards de dollars par an aux États-Unis (5, 6). Dans le même temps, la prévalence de l’obésité, définie par un indice de masse corporelle supérieur à 30 kg/m 2 , a doublé depuis le début des années 1980, et triplé dans la population pédiatrique, aussi bien dans les pays industrialisés que dans les pays émergents, plus pauvres, où l’obésité peut dorénavant coexister avec la sous-nutrition (7). Quels arguments permettent d'incriminer des facteurs environnementaux dans l’épidémie de diabète de type 2 et d’obésité ? L’étiologie exacte de l’obésité commune, du syndrome métabolique et du diabète de type 2 reste méconnue,

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Les perturbateurs endocriniens

Les perturbateurs endocriniens : de nouveaux acteurs dans l’épidémie d’obésité et de diabète de type 2 ?Role of endocrine disruptors in the obesity and diabetes epidemicNicolas Chevalier*

* Service d’endocrinologie-

diabétologie et médecine de la reproduction,

UMR Inserm U1065/UNS, hôpital de l’Archet 2,

CHU de Nice.

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» La prévalence du diabète de type 2 et de l’obésité s’accélère d’année en année, et dépasse largement les premières prédictions de l’Organisation mondiale de la santé. Cela ne semble pourtant pas être lié seulement à une suralimentation ou à la sédentarité grandissante.

» Les perturbateurs endocriniens environnementaux sont des molécules naturelles ou chimiques capables d’interférer avec le système endocrinien, mais également de perturber les voies de signalisation du métabolisme (insuline, adipokines, etc.). Ils sont ubiquitaires dans notre environnement quotidien, notamment le bisphénol A, dont de nombreux travaux ont mis en évidence la relation étroite avec une altération du métabolisme glucidique in vitro. Des données épidémiologiques récentes suggèrent que ces molécules pourraient participer, tout au moins en partie, à l’épidémie actuelle d’obésité et de diabète de type 2.

Mots-clés : Diabète – Obésité – Syndrome métabolique – Perturbateurs endocriniens – Bisphénol A.

The prevalence of type 2 diabetes and obesity has dramatically increased worldwide during the last few decades. The reasons for this rapid increase remain unclear. Excess caloric consumption and a sedentary lifestyle are undoubtedly key causal factors for obesity and diabetes. However, there is growing interest in the contribution of “nontraditional” risk factors as environmental chemicals to the aetiology of these health conditions.

Endocrine disrupting chemicals (EDCs) were defi ned as exogenous agents that interfere with the synthesis, secretion, transport, activity and/or elimination of natural blood-borne hormones. EDCs are widespread, especially bisphenol A. Some recent experimental data and epidemiological evidences support an association between EDCs exposure and the induction of insulin resistance and/or disruption of pancreatic β-cell function, and could explain the rapid progression of glucose homeostasis disorders.

Keywords: Diabetes – Obesity – Metabolic syndrome – Endocrine disruptors – Bisphenol A.

L a prévalence du diabète de type 2 ne cesse d’augmenter à travers le monde, et ce de manière inquiétante. En 2013, l’Organisation mondiale de

la santé (OMS) a publié un rapport faisant état d’une prévalence de 347 millions de diabétiques à travers le monde (dont 90 % de diabétiques de type 2) [1, 2], alors que, au début des années 2000, l’OMS estimait que la prévalence du diabète atteindrait 300 millions de personnes aux alentours des années 2030 (3). En France, un peu plus de 3 millions de personnes sont concernées par ce problème, soit environ 4,5 % de la population (4). À titre de comparaison, en 2008, plus de 22,3 millions d’Américains (soit 7 % de la population des États-Unis) présentaient un diabète de type 2 (5). L’épidémie de diabète de type 2 est donc sans précé-dent et représente un enjeu de santé publique compte tenu des coûts induits, qu’ils soient directs ou indirects (perte d’emploi, invalidité, décès prématuré), estimés

à plus de 15 milliards d’euros par an en France et, pour comparaison, à plus de 245 milliards de dollars par an aux États-Unis (5, 6). Dans le même temps, la prévalence de l’obésité, défi nie par un indice de masse corporelle supérieur à 30 kg/m2, a doublé depuis le début des années 1980, et triplé dans la population pédiatrique, aussi bien dans les pays industrialisés que dans les pays émergents, plus pauvres, où l’obésité peut dorénavant coexister avec la sous-nutrition (7).

Quels arguments permettent d'incriminer des facteurs environnementaux dans  l’épidémie de diabète de type 2 et  d’obésité ?

L’étiologie exacte de l’obésité commune, du syndrome métabolique et du diabète de type 2 reste méconnue,

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Les perturbateurs endocriniens : de nouveaux acteursdans l’épidémie d’obésité et de diabète de type 2 ?

et les facteurs de risque classiques que sont l’augmen-tation des apports caloriques et la sédentarité n’ex-pliquent pas, à eux seuls, l’importance et la rapidité de la progression de leur prévalence et leur extension géographique à travers le globe. C’est la raison pour laquelle les facteurs environnementaux sont aujourd’hui examinés avec de plus en plus d’attention.Plusieurs observations avaient déjà pu montrer un lien entre la survenue d’un diabète de type 2 et une expo-sition accidentelle à un ou plusieurs polluants : ce fut principalement le cas de la dioxine après l’accident de Seveso en Italie ou parmi les vétérans de la guerre du Vietnam (8-10), ainsi que des polychlorobiphényles (PCB) et des furanes après les accidents de Yu-cheng en Chine et de Yusho au Japon (11). Néanmoins, toutes ces observations correspondent à des expositions à des doses très importantes, toutes ponctuelles, dans des populations particulières, et ne peuvent expliquer l’épidémie galopante d’obésité et de diabète de type 2 observée dans le reste du monde. Des données épi-démiologiques américaines récentes ont pu montrer qu’il existait une corrélation très étroite entre la produc-tion de produits chimiques industriels et la prévalence du diabète de type 2, et ce depuis la fi n de la Seconde Guerre mondiale (fi gure 1) [8, 12].

Que désigne le terme de perturbateur endocrinien environnemental ?

Parmi l’ensemble des polluants chimiques industriels, certains sont classés dans la catégorie des “perturba-teurs endocriniens environnementaux” (PEE, ou EDC pour Endocrine-Disrupting Compounds). Ce terme, né lors de la conférence de Wingspread en juillet 1991 (13), décrit actuellement toute substance chimique d’origine naturelle ou artifi cielle, étrangère à l’organisme, capable d’interférer avec le fonctionnement du système endo-crinien (synthèse, stockage, sécrétion, transport, méta-bolisme, liaison ou élimination) et d’induire ainsi des eff ets délétères sur l’individu ou sa descendance, qu’il s’agisse de pathologies chroniques du développement, de la reproduction, de cancers hormono dépendants ou de pathologies métaboliques. Les PEE sont présents dans notre environnement quotidien, dans l’air, l’eau, les objets usuels ainsi que la chaîne alimentaire à travers les contenants, cosmétiques, surfactants, conservateurs, retardateurs de fl amme, etc. Ils sont également utilisés dans l’agriculture (pesticides organochlorés), dans l’in-dustrie plastique (phtalates, PCB, bisphénol A [BPA]), ou issus des déchets industriels, comme la dioxine. Les per-turbateurs endocriniens peuvent utiliser des récepteurs

hormonaux nucléaires classiques (récepteurs aux estro-gènes, aux androgènes, aux hormones thyroïdiennes), mais le plus souvent font intervenir des modes d’action beaucoup plus complexes, avec des récepteurs mem-branaires, des récepteurs non nucléaires, et même des récepteurs orphelins et diff érentes voies de signalisation enzymatique. Ainsi, un perturbateur endocrinien est-il défi ni in fi ne par un ou plusieurs mécanismes d’action et non pas par l’eff et nocif potentiellement induit ou par ses propriétés physicochimiques toxicologiques, ce qui explique pourquoi il est très diffi cile de défi nir a priori les eff ets potentiels d’une substance donnée (14, 15). Ces produits sont théoriquement métabolisés par le foie, ce qui implique leur oxydation par des enzymes de détoxifi cation (principalement les cytochromes p450), puis glucurono- ou sulfoconjugués, ce qui permet leur élimination rénale ou entérique. Cependant, du fait d’une exposition permanente et prolongée, ainsi que des capacités limitées de détoxifi cation du foie, ces produits vont également se bioaccumuler dans le tissu graisseux, car ils sont souvent lipophiles (14).

L’hypothèse de la programmation fœtale

L’exposition aux PEE, et plus généralement aux produits polluants, est d’autant plus importante à considérer que l’on sait, depuis les travaux de David Barker dans les années 1980 (16, 17), que des conditions environnementales délétères, comme un stress, une

Figure 1. Prévalence du diabète de type 2 et production de produits chimiques aux États-Unis de 1940 à nos jours ; d’après B.A. Neel et al. (8). Les données sont issues des rapports de l’U.S. Tariff Commission et des centres de santé américains (Centers for Disease Control and Prevention).

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Les perturbateurs endocriniens

fœtale ou de l’induction fœtale (“the fetal and developmental basis of adult disease”), qui suppose l’existence d’une fenêtre de vulnérabilité, variable selon le produit considéré et selon l’organe cible (fi gure 2).

Un estrogène de synthèse oublié : le bisphénol A

Parmi les PEE, on distingue de nombreuses substances à activité estrogénomimétique ou antiandrogénique, voire les 2 (tableau). Le cas du BPA, pris ici comme exemple, permet d’illustrer parfaitement ces nou-veaux concepts émergents et ces interrogations dans la mesure où, parmi les eff ets plausibles du BPA, le diabète, l’obésité, les troubles de la reproduction et les cancers hormonodépendants ont été rapportés, comme l’a souligné, en particulier pour les maladies métaboliques, le dernier rapport de l’ANSES sur le BPA, publié en mars 2013.Synthétisé en 1891 par Alexandre P. Dianin à partir de 2 molécules de phénol et d’une molécule d’acétone, le BPA a d’abord contribué à la recherche d’un traite-ment des carences estrogéniques (14). Compte tenu de sa faible activité estrogénique, il a été supplanté par le diéthylstilbestrol (DES), et oublié jusque dans les années 1960, où l’industrie plastique s’est intéressée à sa capacité à polymériser de manière rapide, tout en conservant une grande souplesse et une résistance à la chaleur (fi gure 3). C’est ainsi le constituant majori-taire de tous les revêtements plastiques (PVC), fi lms de conserves, ciments dentaires, résines époxydes, etc., avec une production annuelle mondiale de plus de 6 milliards de tonnes, d’où une exposition ubiquitaire de la population à des doses faibles, mais quantifi ables (14).

Le bisphénol A est-il capable de perturber le métabolisme glucidique ?

Si l’activité délétère du DES au cours de la program-mation fœtale a été largement démontrée (et a d’ail-leurs conduit à son retrait du marché), des travaux récents menés chez la souris ont montré qu’une exposition fœtale au DES conduisait également au développement d’une obésité abdominale associée à une insulino résistance à l’âge adulte, tableau proche du syndrome métabolique observé en pathologie humaine (20). Compte tenu d’une plus faible affi nité pour les récepteurs nucléaires classiques aux estro-gènes, les eff ets du BPA sont plus diffi ciles à appré-hender, car ils dépendent directement de la dose et

carence nutritionnelle ou un déséquilibre métabolique, dans certaines périodes critiques du développement, comme la période fœtale ou périnatale, sont capables, tout en s’exprimant initialement sous la forme d’une hypotrophie fœtale (ou retard de croissance in utero), d’entraîner à l’âge adulte la survenue d’une obésité, d’un syndrome métabolique ou d’un diabète de type 2. C’est ce que l’on appelle la théorie de la programmation

Figure 2. Hypothèse de la programmation fœtale de D.J. Barker, adaptée d’après T.T. Schug et al. (18).

ExpositionsFenêtre de

susceptibilité

Modificationsépigénétiques

des cellulessomatiques

Susceptibilitéaccrue à unepathologie

Facteursd’environnement Développement de l’organe cible

Tableau. Perturbateurs endocriniens à activité estrogénique et antiandrogénique ; d’après C. Mauduit et al. (19).

Molécules Utilisation

Estr

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ues

Estradiol, estrone, estriol Synthèse naturelle (eaux résiduaires)

Éthinylestradiol Contraception (eaux résiduaires)

DES Sédatifs

Tamoxifène SERM (cancer du sein)

Coumestrol Génistéine

Phytoestrogènes

Zéaralénone Mycotoxine

Endosulfan Aldrine Dieldrine Chlordécone (képone)

Insecticides organochlorés

Atrazine Pesticide, herbicide

Polychlorobiphényles (pyralines) Nonylphénol

Industrie

Bisphénol A Agent plastifi ant

Furanes Solvants ; déchets industriels

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DDT et métabolites Insecticides

TCDD (2,3,7,8-tétrachloro-dibenzo-p-dioxine)

Déchet d’incinérateur

DES : diéthylstilbestrol ; DDT : dichlorodiphényltrichloroéthane ; SERM : selective estrogen receptor modulator.

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Les perturbateurs endocriniens : de nouveaux acteurs dans l’épidémie d’obésité et de diabète de type 2 ?

de la fenêtre d’exposition, mais également des tissus cibles et des voies de signalisation impliquées. Des travaux récents ont néanmoins montré que l’expo-sition du fœtus de rates gestantes à du BPA (à des concentrations similaires à celles rencontrées dans l’environnement domestique) induit, dans la descen-dance, une obésité abdominale associée à un état d’insulinorésistance, comme ce qui est observé en cas d’exposition du fœtus au DES (21). Dans la cellule β pancréatique, le BPA est en fait capable de stimu-ler la synthèse d’insuline et de favoriser sa libération de manière glucose-dépendante, respectivement via 2 récepteurs aux estrogènes : l’un, classique, ERα, et l’autre, couplé aux protéines G (GPR30, ou GPER [G-Protein Estrogen-related Receptor]), tous 2 présents à la membrane de la cellule β pancréatique (22-24). Si l’on prolonge l’exposition au BPA, il apparaît au bout de quelques jours un hyperinsulinisme majeur traduisant une insulinorésistance (25). Cela est aggravé par le fait que le BPA est capable également de perturber la signalisation insulinique dans les tissus périphériques (muscle, foie et tissu adipeux) en induisant un état d’insulinorésistance, tout en augmentant le transport basal du glucose au niveau de l’adipocyte en amplifi ant l’expression de son transporteur GLUT4 (26).Si les résultats des études animales sont nombreux et illustratifs, les études épidémiologiques sont beaucoup plus rares, ce qui constitue une des critiques les plus fréquentes des détracteurs des PEE. L’une des études épidémiologiques les plus concluantes confirmant l’eff et délétère du BPA sur le métabolisme glucidique est certainement l’analyse des données américaines du NHANES (National Health and Nutrition Examination Survey) entre 2003 et 2004. Chez des adultes représen-tatifs de la population générale âgés de 18 à 74 ans, il existe, après normalisation pour l’âge, le sexe, l’ethnie, le niveau d’éducation, le tabagisme, l’indice de masse corporelle, le tour de taille et le taux de créatinine uri-naire, une corrélation entre une concentration urinaire de BPA élevée et le diabète de type 2 autodéclaré (27). Une corrélation positive avec les affections cardio-vasculaires a également été retrouvée (28). Le fait que les taux les plus élevés de BPA soient retrouvés pour les valeurs les plus hautes d’IMC et qu’ils ne représentent théoriquement que l’exposition très récente (en parti-culier à la suite de la consommation de sodas [canettes, bouteilles en plastique], très prisés chez les obèses) a conduit les auteurs à s’interroger sur la responsabilité d’une exposition prolongée à de faibles doses, tout en reconnaissant que ce lien pourrait indirectement constituer un indicateur d’une exposition à de multiples perturbateurs endocriniens.

Plusieurs enquêtes américaines similaires ont été menées de 2005 à 2008 et ont permis de mettre en évi-dence, après correction de tous les facteurs confondants sus-cités et des facteurs de risque de diabète classiques, une corrélation positive très forte entre une concen-tration urinaire de BPA élevée et le diabète de type 2, défi ni par une glycémie à jeun supérieure à 1,26 g/l, une glycémie non à jeun supérieure à 2 g/l ou un taux d’HbA1C supérieur à 6,5 % (OR = 3,17, et 1,56 après ajustement ; p = 0,03 et 0,01 respectivement) [29, 30]. Ce facteur de risque indépendant des facteurs de risque traditionnels de diabète de type 2 doit maintenant être confi rmé par des études prospectives longitudinales.

Conclusion

Plus que jamais, l’incidence du syndrome méta-bolique, de l’obésité et du diabète de type 2 augmente. Néanmoins, les modifi cations des habitudes alimen-taires n’expliquent pas à elles seules l’ensemble des anomalies cellulaires observées, en particulier dans la régulation fi ne de la sécrétion et de la fonction de l’insuline. Bien que la participation des PEE à la physio-pathologie de l’obésité et du diabète de type 2 ne soit pas formellement démontrée, il existe des présomptions sérieuses sur le rôle possible du BPA, présent de façon ubiquitaire dans l’environnement quotidien, qui pour-rait, dans des périodes critiques d’exposition, même à faibles doses, favoriser le développement de maladies

Figure 3. Structure chimique du 17β-estradiol, du diéthylstilbestrol (DES) et du bisphénol A (BPA).

OH

H

H

HHO

HO OH

OHHO

Estradiol

HO Me

Me OH

Diéthylstilbestrol (DES)

+ +

H3C CH

3 CH3

CH3

O H+

H2O

C

Bisphénol A

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métaboliques tout comme de troubles de la repro-duction ou de cancers hormonodépendants (prostate, côlon, testicule). Des études épidémiologiques longi-tudinales prospectives sont maintenant nécessaires pour confi rmer ce lien et pour déterminer des biomar-queurs permettant d’évaluer la durée et l’intensité de l’exposition (en utilisant notamment les empreintes moléculaires induites comme le degré de méthyla-tion de l’ADN ou certains micro-ARN). Néanmoins, les conséquences de cette exposition sur la santé humaine, en dehors du cas exceptionnel et malheureux du DES, s’avèrent très diffi ciles à démontrer d’un point de vue méthodologique, tant en raison de l’aspect toxicolo-

gique que de l’aspect épidémiologique ou de l’aspect mécanistique (récepteurs impliqués, voies de signalisa-tion engagées, cibles cellulaires, etc.). Leur évaluation constitue pourtant un challenge aussi bien pour les médecins et les scientifi ques chargés d’apporter les preuves de la toxicité ou de l’innocuité d’une molécule que pour les responsables politiques chargés de défi nir les normes des seuils d’exposition tolérables et d’éta-blir les autorisations et les interdictions de mise sur le marché de nouveaux produits chimiques (programme européen REACH [Registration, Evaluation, Authorisation and restriction of CHemicals]), afi n de prévenir une épi-démie liée aux progrès industriels. ■

L’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêts.

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