Les personnages et les situations de ce récit...

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Les personnages et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que coïncidence fortuite.

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A mes Zamours

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I

La main droite s’enfonce dans la poche de mon blouson puis en ressort, enfermant mon trousseau de clés. Mes doigts en choisissent une à la tige étroite et à l’extrémité doublement crantée. C’est lorsque mon bras s’allonge, la clé pincée fermement par le pouce et l’index, que la porte bleue m’apparaît. Je perçois soudain les bruits du trafic autoroutier assourdis par la paroi de protection phonique qui longe la copropriété et les pétarades d’une mobylette débridée dans la rue derrière la maison.

Je me retrouve là, adossé à la porte que je viens de refermer, hébété. Un éveil. C’est le mot qui vient. Comment exprimer autrement l’instant où mes sens ont à nouveau capté mon environnement ? Comment suis-je arrivé là ? Quelque chose ne va pas. Je suis incapable de visualiser l’instant précédent. Pire… la dernière chose dont je me souviens, c’est d’être sorti du bureau de vote et d’en avoir franchi le portail grand ouvert avec l’intention de rentrer chez moi.

Mu par la raison, je fouille ma mémoire à la recherche du souvenir qui rassurerait. Ma démarche est vaine, c’est une évidence et pourtant je n’ai de cesse de

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trouver un son, une image, une odeur, une sensation tactile, une émotion. Je ne me résous pas à cette amnésie. Comment accepter ne pas avoir conscience de ce que l’on a fait les trente dernières minutes ?

Aussitôt la panique submerge les émotions… Et si je devenais fou ? Je m’avance vers le vestiaire aux portes miroirs… Si je suis fou, je dois pouvoir observer des signes, non ? Je suis seul à la maison et je serai, de fait, mon psy.

Je me fais face, je me toise, je me fixe, je m’épie. Rien… Mais peut-être ne suis-je pas assez près de moi-même ? Je fais deux pas en avant à me coller le nez sur le miroir. Les yeux. Je scrute mes yeux en quête d’un indice confondant mais rien ne sort de mon examen.

Et si mon cerveau en avait eu assez de mes questionnements, de mes films intérieurs, de mes émotions exacerbées, sans cesse renouvelés ? Et s’il s’était volontairement court-circuité ?

Je recule pour retirer mon blouson et le pendre à un cintre dans le vestiaire. J’extirpe d’une poche mon téléphone portable. Je me baisse, abandonne momentanément l’appareil au sol à côté de moi, délace mes chaussures, les range dans le bas du meuble à la place des pantoufles que je chausse puis, après m’être saisi du portable, je me relève, entre dans le séjour et pose, sur la table du salon, le téléphone en veille.

J’ouvre alors l’insert de la cheminée, je craque une allumette qui enflamme le papier journal puis, après avoir rabaissé la paroi vitrée, j’ouvre le tiroir à cendres…

Les flammes grondent, emplissent le foyer, mordent bûches et bûchettes. Je reste accroupi devant la vitre, la chaleur soudaine et intense frappe mon visage de son

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souffle violent. Je sens, un instant, que les battements désordonnés et accélérés de mon cœur qui, depuis cette nuit, attisent mon foyer intérieur, s’atténuent, se calment. Sérénité furtive. Je ferme les yeux pour saisir cet instant, apprécier ce calme intérieur. Cette paix éphémère s’estompe aussitôt : j’ai mal aux genoux, je me relève, les articulations craquent, le dos n’a pas apprécié non plus cet abandon. Je n’ai plus vingt ans… Je m’en suis éloigné même… Je me suis toujours demandé si c’était de cette manière que le poids des ans se manifestait. Peut-être n’ai-je pas de réponse probante parce que je n’ai jamais osé poser la question à d’autres. Imaginez : « Et toi, tu te sens vieux comment ? ». Là, dans l’instant présent, alors qu’une douleur s’exprime au bas du dos, je ressens l’absurdité de la question que l’on ne se pose qu’à soi-même…

Je suis ramené à ce jour. Le cœur s’affole de nouveau. Des coups sourds emplissent mon corps, battent mes tempes, bourdonnent dans ma tête, rythment la sarabande des émotions qui se bousculent, se percutent, s’éloignent brusquement et reviennent, plus agressives. Je les vois qui dévastent ma raison, je les sens qui se complaisent, machiavéliques, à la distordre sans la rompre, animées d’une joie perverse. Je sais leur plaisir à me torturer, j’aimerais les fuir ; toutefois, je suis prisonnier de démons que j’ai créés, je suis à la fois geôlier et condamné, j’ai moi-même tissé les liens qui m’entravent. Ma délivrance ne viendra pas de moi, j’agonise et j’attends la grâce pour guérir. Le temps qui s’égrène lentement est l’allié de cette souffrance qui m’envahit, qui m’emplit l’être ; il la décuple, la transcende : elle me martèle le cœur jusqu’à l’implosion, me bat les tempes à les rompre,

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m’enserre les boyaux à l’occlusion, me flageole les membres à l’entrechoquement. Rien ne cède.

Je titube et dois prendre un instant appui sur le dossier du fauteuil. Mon cœur s’apaise. Mes jambes sont faibles, j’ai besoin d’attendre pour affermir mes pas. Des images d’objets familiers m’imprègnent la vue. Une porte s’est ouverte sur la lumière. Les rayons du soleil me frappent le visage ; dans un geste protecteur, j’abaisse la tête et lève le bras à hauteur des yeux. Aussitôt, l’étrangeté de ma réaction me parvient. Mon décor se fige enfin ; je le redécouvre, soulagé.

J’entends le vrombissement du feu dans la cheminée. Je me retourne, fais deux pas et ferme le tiroir à cendres du bout du pied. J’ai froid. La main posée sur le bord de l’âtre, je prends un peu de chaleur, tout en embrassant du regard la pièce d’un mouvement circulaire. J’ai besoin d’imprimer ces images pour affirmer mes certitudes du moment. Je me traîne devant les miroirs du vestiaire. Rien. Quelque part, cela me rassure vraiment. Rien dans mon apparence ne la trahit : mon agonie sera sournoise. Toujours rien. Aucun stigmate n’apparaît chez cet autre qui me fait face. Pas un trait déformé, pas un rictus sur ce visage placide qui me regarde. Comment peut-on être dans une même entité paix et chaos ? Devant ce miroir, je suis le témoin de ma dualité !… J’ai encore froid, je suis las, j’aimerais tant que cette lutte stérile cesse mais aucun de celui qui se fait face ne peut l’emporter sur l’autre : je suis le seul vaincu ou le seul vainqueur. J’assiste, résigné, à l’apparition d’une lueur ironique qui s’allume dans mon regard, dernier éclat de rire de ma dichotomie devant mon impuissance à infléchir, en cet instant, le cours de mon existence. Je dois accepter ma

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soumission : mon salut ne m’appartient plus depuis longtemps, mon sort est entre d’autres mains.

Je me détourne de mon image muette. Je soupire, ressens ce besoin de sentir ma poitrine se soulever, d’entendre mon souffle. Je mets un terme à cette confrontation stérile. Avais-je vraiment besoin de ce passage devant le miroir ? Je n’ai rien appris sur moi que je ne sache déjà : j’ai peur de mes choix passés jusque dans leur écho présent, j’ai peur de mes choix futurs qui en sont déjà induits. Je me délecte à la fois de ne pas être maître des évènements, insouciance de l’ignorance de demain, et je souffre de ne pas connaître l’incidence de mes choix. Tant de questions, de doutes comme autant de voix qui participent à l’harmonieuse discorde d’un désuni où, de chaque partition, naît un soliste…

Je sens subitement le besoin de me savoir vivre. Le son sourd d’un cœur qui bat, le réflexe de la respiration me deviennent essentiels pour combattre la peur d’un esprit qui oublierait sa condition humaine. Et, tandis que je m’éloigne de mon reflet, fatigué de mes turpitudes psychiques, penché en arrière, je tourne la tête pour faire face une dernière fois à cet ego que je singe. Je m’applique, dans un geste magnifique de puérilité, à m’offrir la preuve irréfutable de ma vie ici-bas : j’ouvre la bouche en un « O » béat et macule mon reflet d’une tache brumeuse. Un baiser humide sans passion. Une preuve tangible sans saveur. J’entends le rire de l’enfant niché en moi et heureux de s’éveiller. Il a gardé toute sa fraîcheur… Il est vrai que les périodes de réclusion sont longues.

Je reprends pleinement conscience de mon corps, je n’ai plus l’impression d’une enveloppe charnelle

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désarticulée. Je savoure cet instant présent où je me redécouvre ne faire plus qu’un. Totalement.

Je fais les quelques pas qui m’amènent à nouveau dans le séjour et retrouve un peu de la chaleur que dispense l’âtre éclairé. Je veux vivre l’instant qui se présente, goulûment, apprécier cette paix intérieure si inhabituelle. Quel sens pourrais-je donner à un décompte qui serait vain alors que l’issue de cette journée est inéluctable ? J’en ai restreint les possibilités, je n’ai plus qu’à attendre que le cours de cet avenir proche prenne la voie qu’il désirera suivre. Mon corps se vautre dans ce bien-être et mon esprit est épuisé mais s’en délecte tout de même. M’allonger, m’étendre dans cette douceur anesthésiante mais avant, je prends quelques bûches dans le panier près de la cheminée et ouvre l’insert pour recharger le feu. J’attends quelques secondes devant pour m’assurer qu’il ne s’éteindra pas. Des crépitements rompent le silence tandis que les flammes, un instant étouffées sous le poids du bois, reprennent de plus belle leur festin : elles s’élèvent, grandes et belles, caressantes, ondulant en une danse chaleureuse et flamboyante dans l’espace clos. J’aime regarder ces filles de joie se contorsionner, lécher, dévorer leur victime sans retenue. Un feu de camp, un feu dans l’âtre me fascinent, m’emportent. Hors temps. Hors des repères spatiaux. Le corps n’est plus, à ce moment, qu’assise terrestre. Un point d’ancrage que l’esprit ne rejoint qu’à contrecœur souvent, lorsque le fil qui le lie à son lestage se tend et vibre de velléités de liberté absolue.

Cette fois, l’envol aura été bref. J’ai à peine eu le temps de déployer mes ailes et de m’élancer que mon corps tire sur la laisse et me rappelle. A regret, je réintègre mon enveloppe charnelle, ce corps qui me

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réclame. Le décor est inchangé. Je suis seul. Je prends alors conscience du silence qui m’entoure. Mes épaules éprouvent aussi le poids de son lourd manteau – ou est-ce le poids de mon fardeau ? – tandis que, sous mes sens qui s’éveillent, sa taille s’ajuste à mes contours. J’allume la télévision. Ecran de neige. Je mets en route le démodulateur de la parabole. Une image. Mentalement, je cherche le programme qui pourrait m’éloigner de mon chaos, qui pourrait l’empêcher de me posséder à nouveau. Je recherche le bruit d’un poste de télévision qui devient la présence salvatrice. Suis-je donc incapable de profiter de ma réussite personnelle qu’il me faille la déchéance d’autrui ?

Je me suis préparé longuement à cette agonie et je voudrais qu’elle ne soit pas !

Pourtant, j’ai à peine hésité lorsque j’ai préparé ce dimanche : j’ai écarté très vite la tentation de vivre ce jour en compagnie des enfants. Rien qu’à la pensée de les garder auprès de moi, je me suis fait l’effet d’un égoïste. Je n’aurais pu leur apporter toute l’attention qu’ils étaient en droit d’attendre et je ne pouvais leur infliger mon inconstance de circonstance. Si Hugo est encore trop jeune pour comprendre, il a déjà la faculté de ressentir. A deux ans, on est comme une éponge, on absorbe toutes les émotions de son entourage sans savoir quoi en faire. Et comme une éponge que l’on presse pour l’essorer, il reste toujours un petit quelque chose qui l’imbibe et si ce petit quelque chose est coloré, il la marque au cœur. On croit que tout est parti, que tout est bien propre, mais ce n’est pas vrai. Je n’ai pas voulu qu’Hugo ait un petit coin de son innocence marqué par son papa. Hugo n’a pas connu la genèse de cette histoire. Il n’a pas besoin de cours de rattrapage !

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Léa et Marie n’ont pas eu cette chance. Mathilde et moi nous sentons coupables de ne pas avoir pu les préserver de tout cela. Si, dans notre naïveté de l’époque, nous n’avons pas pu leur épargner ce traumatisme, nous n’avons pas encore su évaluer la taille résiduelle de celui-ci dans leur petite tête d’enfant. Léa a toujours été secrète ou, tout au moins, a toujours eu un monde bien à elle, hermétique aux autres. Elle semble passer d’un monde à l’autre très aisément. Et l’approche de ses quatorze ans n’est pas l’annonce d’une ouverture de son monde intérieur aux adultes dépassés et ringards qui n’entendent rien à la vie de leur fille !

Quant à Marie, elle a toujours été plus expressive que sa grande sœur, prenant à pleins gestes et à pleins poumons l’espace physique et auditif que délaisse Léa. Expressive et… expansive ! Le souvenir de la scène à laquelle sa sœur et elle ont assisté plus jeunes est encore vivace et pourtant, jamais elle n’en parle explicitement. Non, c’est juste une expression qu’elle répète régulièrement. Le phénomène est de plus en plus espacé mais il apparaît encore cinq ans après les faits.

Lorsque j’ai évoqué avec Mathilde ce dimanche et la possibilité de le vivre sans les enfants, en son absence, nous croyions le faire en toute impunité dans le brouhaha des jeux de notre progéniture. C’était sans compter sur cette faculté déconcertante qu’ont nos filles à avoir une oreille qui traîne quand il n’y a pas nécessité absolue qu’elles entendent. Je suis époustouflé à chaque fois de constater qu’elles détectent au milieu de leurs cris, de leurs rires, de leurs disputes, le moment où l’on parle d’elles. Je dis « elles » mais ce n’est que justice de rétablir la vérité

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et d’attribuer ce don à Léa. Subrepticement, elle apparaît, l’innocence peignant son visage et la petite question qui tue notre silence soudain : « qu’est-ce qu’il y a ? ». Cette fois-ci, les ondes avaient dû être particulièrement perceptibles puisque nous avons vu surgir au milieu de notre discussion Léa et Marie, suivies de très près par notre petit bonhomme. C’est le silence soudain qui a attiré notre attention et laissé en suspens notre conversation. Il était trop tard.

Marie et Hugo, toujours en quête d’aventures et sûrs de leur pouvoir sur leur grand-père ont crié leur joie lorsque je leur ai annoncé qu’ils passeraient le week-end chez les parents de Mathilde. De nombreux « On va aller dormir chez Papy et Myna ! » ont été scandés à tue-tête pendant un long moment, du rez-de-chaussée à l’étage. Léa est restée pour demander des explications. Ce n’était pas qu’elle fût réticente à aller chez ses grands-parents, c’était juste qu’elle avait besoin de comprendre pourquoi. C’était toujours comme ça avec Léa.

L’absence de Mathilde avait été annoncée depuis longtemps et intégrée par chacun des membres de la famille même si les deux filles avaient eu un peu de mal à l’accepter. Alors que je pouvais les garder, le séjour chez ses grands-parents semblait donc suspect à Léa. Je ne lui ai pas caché les raisons qui me poussaient à prendre cette décision.

« Tu crois vraiment que ce sera fini après ? – Nous t’avons expliqué pour quelles raisons il

fallait que Maman le fasse. Et moi, j’ai aussi besoin de tourner la page.

– Ouais, mais s’il gagne ? – C’est une éventualité, en effet…

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– Qu’est-ce qu’il se passera après ? » Aujourd’hui, je me souviens encore de l’hésitation

qui a marqué ma réponse. J’ai regardé Mathilde. Son visage ne portait aucune expression que j’aurais pu interpréter. L’angoisse, avide de ces instants de vie, commence à ronger ma belle sérénité. Mon amour, aide-moi. Fais-moi un signe. Dis quelque chose. Mathilde ne fait aucun geste. Mon appel au secours mental ne reçoit aucun écho. Elle reste muette… Je te hais, ma Mathilde ! Aucun de nous ne fait un seul mouvement. Un tableau. Un père déboussolé et une fille en attente de réponse se regardent tandis que la mère, un peu en retrait derrière la fille, assiste à la scène, le visage inexpressif et les yeux perdus vers un horizon lointain.

Tout est figé, l’espace s’est contracté, le temps s’est dilaté. Tout semble dépendre du premier son qui franchira mes lèvres et précipitera le flux de paroles qui scelleront présent et avenir. Mais moi, suis-je vraiment prêt à m’imposer un terme avant d’avoir assisté à la conclusion de mes actes ? Puis-je vraiment contraindre Léa à la souffrance d’une aventure incertaine pour laquelle toute persévérance exacerbera la puanteur de la haine et le dégoût de moi-même ? Je n’ai pas le désir de prolonger l’opportunité saisie. Tout doit avoir une fin, même avec un goût d’inachevé.

« Ce sera fini, Léa. Nous serons allés jusqu’au bout de ce que nous pouvions et voulions faire. Au-delà, ce sera de la bêtise… ». Je glisse un regard vers Mathilde. Elle sourit.

« … Et puis, on voulait attendre pour vous le dire mais nous allons déménager…