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________________ -, 10 DÉCEMBRE 1800 MESSIEURS, Dans l'enseignement historique des siècles passés, rien n'était plus facile à expliquer que la genèse de notre art contemporain. On parlait longuement de l'antiquité classique, surtout de l'antiquité romaine, source unique, croyait-on, de toute culture, et, en tout cas, de la culture spéciale reçue immédiatement et en dernier lieu par l'Europe, à la fin des temps païens. Puis, de ce point de départ, on faisait purement et simplement sortir et découler l'art moderne comme le produit d'une opération de bouture ou de semis, sans tenir aucun compte des plantes intérieures sur les- quelles la greffe classique avait été entée, sans tenu - compte non plus des greffes diverses et successives qui ont si profondément modifié le germe apporté par la conquête romaine, au monde occidental, dans les premières années de notre ère. Document ____000000560II1LJ

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10 DÉCEMBRE 1800

MESSIEURS,

Dans l'enseignement historique des siècles passés,rien n'était plus facile à expliquer que la genèse denotre art contemporain. On parlait longuement del'antiquité classique, surtout de l'antiquité romaine,source unique, croyait-on, de toute culture, et, en toutcas, de la culture spéciale reçue immédiatement et endernier lieu par l'Europe, à la fin des temps païens.Puis, de ce point de départ, on faisait purement etsimplement sortir et découler l'art moderne comme leproduit d'une opération de bouture ou de semis, sanstenir aucun compte des plantes intérieures sur les-quelles la greffe classique avait été entée, sans tenu -compte non plus des greffes diverses et successives quiont si profondément modifié le germe apporté parla conquête romaine, au monde occidental, dans lespremières années de notre ère.

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4 LES ORIGINES DE L'ART GOTHIQUE.

On attribuait ainsi à l'art moderne une filiation di-recte venue de Rome, une simplicité de compositionabsolue, une unité de substance et d'essence indivisible.Qu'en résulta-t-il? On ne comprit rien à l'avènementdu style gothique, qui fut jugé comme une anomaliesurgie tout û coup, spontanément et accidentellement;ou bien, on supposa que ce style était le produit né-cessaire de la décadence et le fruit de la décomposi-tion. On crut sincèrement que son épanouissementinopiné était une simple interruption dans la suiterégulière des évolutions normales du développementde l'art antique. On parla du long sommeil et ducauchemar du moyen âge, de ses tâtonnements dansles ténèbres, de ses bégaiements infantiles, de l'arrêtde la circulation du sang dans le cerveau del'Europe. On •en parle encore. On accusa le monded'avoir eu une inconscience de cinq siècles, et, durantcette éclipse prolongée de la raison antique, , pendantcette oblitération, disait-on, du ci-itevium classique, lamanifestation d'instincts particuliers qu'on appelaitla folie gothique fut regardée comme une affection,comme un état morbide de l'esprit humain néné sanscauses appréciables, sans hérédité de famille, guéris-sable uniquement par le retour aux lois de l'esthétiqueméditerranéenne, c'est-à-dire aux lois de l'art tel quel'avaient pratiqué les vainqueurs de l'ancien monde.

On n'oubliait qu'une chose dans cette théorie, c'estque les vainqueur dé l'ancien monde sont devenus, àun certain moment, les vaincus du monde nouveau.Dans cette foi aveugle aux règles éternelles d'uneesthétique unique, supposée primordiale, réputée né-eSsaire, on crut pouvoir négliger, comme insigni-fiants, les accidents qui, disait-on, ont troublé, seule-

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ment en apparence, le rayonnement etlefonctionnementdes principes de l'art romain au début des temps mo-dernes. Or, ces accidents; dont l'évalùation ii éténégligée, ne sont rien moins que l'apparition duchristianisme et l'invasion des barbares.

On ne comprenait pas alors qu'une couche de poputions encore inconnues était passée sur l'Europe, quela face du inonde avait été renouvelée, que des déplacements ethnographiques considérables avaient modifiéle tempérament de l'Occident et que la formation d'unart nouveau ou tout au moins renouvelé, conformé-ment à certaines lois-et naturellement, complexe, avaitété la conséquence de ce changement d'état dans l'âmeoccidentale. On crut qu'il suffisait de qualifier les po-pulations envahissantes de barbares, pour se dispenserd'apprécier l'importance du coéflicient qu'elles étaientvenues fournir A la composition de l'art des tempspostérieurs. D'autre part, comme les texte d'histoiren'avaient enregistré aucune métamorphose ni aucunemodification de la pensée européenne, on pensa qu'ilsciait impossible de se livrer jamais k l'élude des évo-lutions de cette pensée. Nous raisonnâmes toujourscomme si les Gallo-Romains avaient été des Romainsd'origine et de race, comme si l'art gallo-romain avaitpu maintenir son empire indéfiniment indiscuté sur unsol et sous ut! ciel si différents des milieux oit s'étaittrouvé son berceau comme si les populations innom-brables venues de l'Est et du Nord n'avaient rienapporté avec elles de leurs moeurs, de leurs civilisa-tions, quelque rudimentaires que ces civilisationsparussent aux peuples envahis; enfin, comme si cettedose d'éléments envahisseurs n'avait pas été toujoursen augmentant jusqu'à la lin du r siècle.

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G LES ORIGINES DE L'MtT COTHIOUE.

Plus tard, quand des travaux sérieux commencèrentà ètre consacrés aux origines de notre art moderne,l'archéologie n'avait pas encore prodigué toutes lesrévélations dont nous bénéficions aujourd'hui. Les litssuccessifs, les alluvions de races multiples versées parl :orient sur les terres occidentales n'apparaissaient pasencore bien nettement. Les cimetières gardaient encorejalousement leurs secrets.

De toutes ces considérations, il résulte qu'une seuledes sources de l'art moderne a pu être étudiée à peuprès complètement, c'est la source si abondante del'art classique, Ne devons-nous pas chercher à rétablirl'équilibre au profit des autres sources? C'est ce quej'essaierai de faire cette année devant vous. Car c'estle seul moyen d'expliquer les origines de l'art go-thiqti.

La première question que nous devions nous poserest celle-ci Qu'est-ce que l'art roman, c'est-à-direqu'est-ce que la première manifestation personnelle,originale et complète de ce style occidental d'où sontsortis l'art gothique et par suite l'art moderne? On nepeut répondre à cette question que par une sévère etrigoureuse analyse comme celle que vous avez l'habi-tude, depuis quatre ans, de faire ici subir aux objetsd'art. Cette analyse, je l'ai poursuivie par de longuesexpérimentations. Je la résumerai sommairement de-vant vous en la faisant porter sur quelques typeschoisis qui serviront de spécimens. Mais, je suis obligéd'eu ajourner la démonstration par figures, pour nepas débuter, dans mon récit, par la communicationdes preuves et des pièces j Lis%tifieatives, et pour pouvoirvous exposer tout d'abord, dans cette séance, le pro-gramme de l'enseignement de l'année. Je me bornerai

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donc k présent à vous livrer les résultats principauxde l'analyse préliminaire, en vous priant d'accepterprovisoirement les conclusions de mon enquête. Voicice que j'ai trouvé dans le creuset

Le style roman, avec d'innombrables modalités detemps, de lieux et de proportions, se compose d'élé-ments empruntés aux arts suivants : l'art gaulois ouceltique, l'art gallo-romain, Fart latin, l'art byzantin,l'art barbare et l'art arabe.

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Nous savons pertinemment aujourd'hui que nousne descendons pas exclusivement des Gaulois roma-nisés. Le premier de nos devoirs en même temps quele premier de nos droits est donc de nous demander cequi, dans l'ait moderne européen, a pu survivre denotre tempérament national originel. Nous tâcheronsd'isoler et de définir quelques-uns des caractères de cctempérament.

M. Àlex. Bertrand nous apprend que la Gaule, à lori-gine, n été peuplée par des races très distinctes, et queles types les plus divers coexistaient dans la popula-tion, sur notre, sol, dès les temps les plus reculés. Surl'ensemble cependant un type général se détache avecune certaine netteté tui milieu des antres, celui desGalis ou Gaulois. C'est le groupe k la fois le pluscompact, lb plus homogène, le pins célèbre de l'an-cienne Celtique. C'est celui dont le nom a fini parprédominer des Apennins à la nier du Nord. C'est celuique, soue le bénéfice des observations exprimées parM. ilertrand dans son Archéologie celtique et qau-

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8 LES ORIGINES DE L'ART GOTHIQUE.

toise (1), nous considérons comme l'auteur ou commel'un des principaux auteurs, ou comme l'héritier im-médiat de la civilisation dont la Gaule fut le théâtre,au début des temps historiques (2).

Au lieu d'une race unique s, dit M. AlexandreBertrand, les Galle ou Celtes, plus ou moins mélangésde Ligures et d'Ibères, nous apportant d'Orient, quinzeou seize cents ans avant notre ère, une organisationsociale toute faite, de source aryenne ou iranienne,nous nous trouvons en présence de deux ou troiscouches, au moins, de populations primitives anté-rieures aux immigrations des Aryas en Occident. Aunombre de ces premiers occupants du sol se rencontrela race puissante qui a élevé les dolmens et dont lesdescendants forment encore très probablement la ma-jorité des populations rurales du centre et de l'ouest dela France. On croit généralement et l'on enseigne en-core que les germes de la grande civilisation nous ontété apportés par la colonie phocéenne de Marseille. L'ar-chéologie démontre que la Gaule n'a rien dû aux cote-aies grecques de la Méditerranée en dehors de lamonnaie et de l'alphabet. Le progrès nous est venupar la voie du Danube, à la- suite d'immigrants et deconquérants de race celtique, Celtes et Gaulois. Lefoyer de lumière a été, pour nous, non la Grèce ou

• ,

l'Italie, mais le fond de la mer Noire et, dans le loin-tain, la Pei-se et l'Assyrie. »

Viollet-le-Duc a également affirmé que certains été-

(1) P. 376.(2) Cf., au point de vue des renseignements fournis par la

langue, Gaston Paris, La Littérature française au moyen âge,Introduction, P. S.

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LES ORIGINES DE L'ART GOTHIQUE. O

ments, que certains principes d'art qu'on aperçoit auxhautes époques dans la Russie méridionale ont coexisté011 survécu dans l'art celtique. Retenez bien cetteconstatation du point de départ de la civilisationceltique. Ce serait l'Asie ou l'Orient de l'Europe (1).Rappelez-vous aussi que la transmission s'est faite alorsdirectement de l'Est à l'Ouest, par le Nord, sans l'in-termédiaire du bassin méditerranéen.

Y a-t-il eu un art gaulois? Peut-on parvenir à définirquelques-uns de ses caractères? Je répondrai affirma-tivement. Les monuments de l'art gaulois sont rares- 11n'existe pus, comme Jules Quicherat l'enseignait, desculpture gauloise (Mélanges, t. I, p- 402), attendu queles Gaulois, tant que dura leur indépendance, ne sculp-thrent point la pierre. ils ne se mirent à ce genre detravail que lorsqu'ils curent contracté les moeurs ro-maines et ils tendirent à en perdre l'habitude lorsqu'ilscommencèrent à se convertir au christianisme et à selaisser pénétrer (les premiers éléments barbares (2).Cependant certains monuments de pierre, omn1e ceuxde Gavrinnis, avaient reçu des populations indigènes dela Gaule, à une époque indéterminée, mais bien anté-rieure à toutes les pénétrations méridionales, uneornementation dessinée et gravée dont le sentiment,qui né s'éteignit pas coiplètement ni aux temps gallo-romains, ni méme aux temps mérovingiens, - peut être

(I) Voyez aussi sur ce sujet Sebrader. Sprachvergieichungund Urgeschichte, p. 617 à 60;—Questions aryennes, par Al. deLapouge, dans la Revue d'Anthropologie de M. Topinard,xvrir année, t. IV, 15mars 1889-

(2, Dès l'apparition du christianisme , dit Ruprich-Robert(Archit. norrn., p. 221), l'art (le la statuaire fut abandonné, etil en fut de même en Occident.

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40LES ORIGINES DE L'ART GOTHIQUE.

parfaitement apprécié. En dehors même de ces timidesmanifestations d'un premier tempérament national, endehors même de la monnaie gauloise, imitée de lamonnaie grecque, il existe quelques monuments figu-rés, en pierre, très remarquables, qui. son[ nés, avantla conquête romaine du contact momentané de lacivilisation gauloise et, de la civilisation grecque. Jevous parlerai des sculptures d'Entremont, conservéesau musée d'Aix-en-Provence, j e vous montrerai aussique dans toutes les provinces de la Gaule, pendant lapériode do la domination de home, des relationsdirectes se nouèrent entre notre pays et la Grèce (1)ou avec lécole grecque, et qu'il se rencontre, commeFa fait voir M. Heuzey (2), des preuves d'un commerceindiscutable et assez actif, entre nos ancêtres et lesGrecs.

C'est ii l'aide de l'ornementation de certains usten-siles et de quelques objets d'orfévrerie que nous essaie-rons de vous Lire sentir quelle a été l'essence de l'artgaulois primitif. Elle n'était pas en somme extrême-ment différente du caractère affecté par les arts im-portés plus tard en Gaule, après le passage des ho-mains, par les invasions barbares et pratiqués pard'innombrables tribus germaniques. C'était un coin-posé de dessins géométriques puis d'enroulements, deméandres compliqués, de spirales , qui ne sont passans analogie avec ce que nous savons de la décorationdes meubles contenus dans les nécropoles mycéniennes

l j Gaston Paris, La Liltdro(r,,e française arc 'noyi'n âge, In-troduction, P. 8.

(2) Quelques observations sur ]a sculpture grecque en Gaule.Mém. de La Société de.ç Antiq. dc France, t. XXXVII, 1877.

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!.ES ORIGINES DE L'AI%T GOTHIQUE. 'li

et avec ce C1UC l'on connaît d'une civilisation primor-diale et universelle à laquelle l'Orient et le centre dil'Europe auraient été soumis (1). L'image seule peutdonner l'idée de l'esprit de l'art gaulois.

Quand, plus tard, l'art des légions romaines s'appe-santit sur la Gaule, on peut réclamer encore une cer-taine part d'originalité relative pour la sculpture gau-loise tombée sous le joug de l'uniformité et inspiréeuniquement par les monuments (je la civilisation méri-dionale. La sculpture dans les Gaules, dit Viollet-le-Duc (), au moment des grandes invasions, c'est-à-direau Iv e siècle, n'était plus un art, c'était un métier, s'ithft-tardissant chaque joui'. Au point de vue de l'exécutionseule, rien n'est plus plat, plus vulgaire, plus négligé,Mais, comme composition, comme invention, on trouveencore dans ces fragments une sorte de liberté, d'ori-ginalité qui n'existe plus dans les tristes monumentsélevés en Italie, depuis Constantin jusqu'à la chutede l'empire d'Occident. L'esprit gaulois laisse percerquelque chose qui lui est particulier dans cette sculp-ture. Je vous prouverai par des exemples combienest juste l'observation de Viollet-le-Iluc. Vous pourrezainsi avoir une idée de la dose très relative d'indépcu-

(1) Sur la parenté des races celtiques et germaniques, \'OvezH. d'Arbois de Juhainville. Les Celles et les langues celtiques.Içon (l'ouverture dmi cours de langue et littérature celtiquesfait au Collège de France, 8S2, in-8'.- et Celtes et Germai us,étude grammaticale (Extrait mies comptes-rendus des séancesde l'Académie (les Inscriptions) Gaston Paris, Littératurefrançaise du moyen âge, p. S; Ernest Lavisse, Etudes sur l'His-toire d'Allemagne (Revue des Deux-Mondes, juillet, 488?,, p. 390et suivantes).

(2) Dictionnaire raisonne darchitecture, t. VIII.

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'12LES ORIGINES DE L'ART GOTHIQUE.

dance que l'art celtique conserva pendant son longesclavage romain. Je vous ferai, en outre, remarquercertains retours furtifs du tempérament national quise trahirent, même pendant la période romaine, etque Jules Quicherat a si habilement surpris au vol enquelque sorte, et fixés pour notre édification.

Vous verrez enfin que, quand disparaît le poids quioppressait la Gaule, il se fait, pendant la période mé-rovingienne, dans la décoration et dans la sculptured'ornement, comme une explosion du sentimenl per-sonnel celtique. On sent que les instincts primitifsde la race, refoulés par l'art officiel, par l'art urbainet aristocratique de l'époque gallo-romaine, n'ont pas-été complètement anéantis dans les masses profondesdu peuple. Quelques monuments chrétiens et mérovin-giens trahissent une véritable barbarie, si on comparel'état de civilisation qu'ils représentent, à la culturede Rome, encore bien supérieure, même dans sa déca-dence, à tous ces essais. Mais cette barbarie, dont cesessais sont les témoignages, n'est pas une barbariequelconque. C'est toujours celle que les Romains avaientrencontrée en Gaule au moment de leur arrivée, qu'ilsavaient contenue cL qui reparaissait au moment deleur retraite. Elle n laissé sou empreinte sur de nom-breux monuments de l'époque mérovingienne et mômecarolingienne et c'est ainsi que les principes primor-diaux de l'art gaulois, mélangés aux principes de l'artgermanique, et après s'ôtre amalgamés avec eux, ontpu fournir une contribution appréciable au total gé-néral (les éléments qui ont constitué le style roman enpréparant la substance de l'art gothique.

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Pour apprécier, dans le caractère général de notreart national, la part de Rome et de la Gaule romani-sée, j'emprunterai d'abord l'opinion du plus enthou-siaste admirateur du génie latin. Les droits de bineauront donc été défendus devant vous par le plushabile des avocats, et nul ne pourra prétendre qu'ilsaient été sacrifiés.

L'abbé Cochet, après avoir parlé avec dédain del'art gaulois antérieur à la conquête, s'exprime ainsidans sa Normand je souterraine: « Puis, tout à coup,ce peuple change; en quelques années, dans l'espace

d'un siècle, la face du pays se renouvelletotalement.-Un Vrai miracle s'opère ; ces pierres brutes se changenten hommes civilisés; une région inculte et forestièredevient le jardin d'une riche colonie agricole. Cemonde de granit s'amollit au contact des arts, et unehaute civilisation brille là où avait régné une sau-vagerie séculaire. La conquête romaine apparut dansla Gaule comme un immense bienfait Elle fit faireà ces hommes arriérés un pas de géant dans lavoie du progrès; elle avança de di siècles lamarche de l'humanité. Elle dut produire sur les rudesCI, agrestes populations de la Gaule l'effet que pro-duisit l'Espagne sur les Indiens du Nouveau-Monde.Les Romains enlevèrent à ces peuples généreux etsauvages leur, fougueuse et indomptable liberté, mais,en échange, ils leur donnèrent les nrts, le commercee: l'industrie. Ce fut avec des ehaines d'or que Reineattacha le Gaulois à son char de triomphe. L'humeurchagrine de Tacite apu flétrir les bienfaits de la con-

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flLES ORIGINES DE L'ART COTI1IQTJE.

quête, mais, nous qui ne trouvons plus que les cendresrefroidies des vainqueurs et des vaincus nous nesavons prononcer sur leur tombe entrouverte quel'arrêt de la justice ou l'hymne de la reconnaissance.Les Romains apportèrent tout, avec eux dans laGaule: architectes, sculpteurs, peintres mosaïstes, gra-veurs, potiers, verriers et écrivaius Des légions ou-vrières suivaient les légions armées.

La transformation de la Gaule fut consommée del'an 50 avant notre ère à l'an 70 de Jésus-Christ. Lanationalité gauloise fut détruite, la religion druidiqueabolie. U n'y eut plus de Gaulois, mais des Gallo-Romains. « La Gaule entra alors », suivant les expres-sions de JulesQuicherat, « dans une période de paix

et de félicité qui ne s'est pas renouvelée depuis,même pour la France moderne. » La Gaule rivalisa

de splendeur avec l'Italie.Je ferai défier devant vos yeux, à l'aide de la pho-

tographie, un grand nombre de témoignages de cettesplendeur. Vous on examinerez les monuments desculpture et vous reconnaitrez que Viollet-le-Duc a euraison de se montrer sévère pour eux, « Laissons decôté, dit Viollet-le-Duc , l'intérêt archéologique quis'attache à ces débris; considérés comme oeuvres d'art-,ils ne causent qu'un ennui et un dégoût profonds (1).

'fout ce qu'a dit Viollet-le-Duc à ce propos est trèsvrai et trèsjuste. Il ne faudrait pas cependant exagérer

, ni aller plus loin. Je vous ai rappelé déjà que la sculp-ture gallo-romaine posséda une certaine originalitérelative et que, malgré les défauts j ustement signalés,

(t) Violiet--le-Due. J)ictionnufrc ,-aso,tné ri.' -1 rcJ,itecî,,re, t.VLlI,p. 403.

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malgré les erreurs d'une civilisation factice. aucun arts'eut peut-être sur le sol de la Gaule un épanouisse-ment aussi complet que l'art romain; aucun ne léguaà la postérité de plus nombreux témoignages de sonexistence, aucun n'aurait pu prétendre à devenir lasource principale de tout art postérieur; aucun n'étaitplus désigné que lui pour être etdeineurer le fondateurd'un art occidental définitif, s'il avait pu s'entendreavec les nouveaux maîtres du territoire comme il s'étaitentendu avec les propriétaires précédents.

Mais un phénomène étrange apparut alors. Unesorte de solution de continuité se produisit dans la tra-dition latine. Quelqu'abondante qu'ait été la semencelaissée par le génie gallo-romain sur la terre labouréepar les Barbares, on peut remarquer, qu'après l'oragece n'est pas, parmi les plantes surgissantes, la semenceromaine qui germa le plus facilement. Le inonde occidental, qui s'était endormi païen et romain, seréveilla chrétien et barbae. Cette métempsycoseétait la conséquence naturelle des fautes et des vicesde la société antique constituée par les Romains.

L'art romain ne s'était acclimaté dans aucun despays où il avait été apporté par les armes. Il étaitresté partout le produit d'une importation violente,d'une intrusion militaire, lin particulier, il n'avait pasjeté de racines dans le sol gaulois. Il ne s'était pasmêlé par des alliances fécondes et de productifs croi-sements aux essences gauloises ni aux éléments de lacivilisation celtique. Il était resté brutalement impéné-trable, froidement inexorable, maintenant, comme laloi romaine, son impassible pureté doctrinale au mi-lieu des moeurs différentes et mobiles des peuples do-minés par lui, sans vouloir tenir compte d'aucune

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LES ORIGINES DE L'ART GOTHIQUE.

transformation sociale. Incapable de cette souplesse,dont l'art grec pénétré par l'art oriental se montrerasusceptible pour répondre, dans les conditions les plusdiverses et sous ' les climats les plus différents, à tousles nouveaux besoins de ]'humanité devenue chré-tienne, l'art romain, même à l'époque païenne, n'avaitpas su se plier aux habitudes des peuples septen-trionaux, ni pénétrer profondémeiit leurs masses.C'était un art administratif et officiel, tout conven-tionnel qui, 'des bords de la Méditerranée aux derniersrivages de la Calédonie, répétait, reproduisait partout,comme un mot d'ordre, le même type uniforme, lemême modèle réglementaire avec l'exactitude dunemachine et la puissante force d'impulsion d'une bu-reaucratie militaire. C'était un art de fonctionnairesdestiné uniquement à un milieu social très restreint,compris par les seuls adeptes de la franc-maçonneriemunicipale et gouvernementale si savamment orga-nisée par les Romains avec la complicité de l'aristo-cratie gaulois c'était un art superficiel que je nesaurais mieux définir qu'en empruntant à M. GastonParis cc qu'il a dit de l'épanouissement littérairedes Gaules, si éblouissant pendant les cinq premierssiècles do noLre bre Toute cette littératured'écoles, d'académies et de salons, ne pénétrait pasdans le peuple et ne devait servir en rien à l'ave-nir (fl . Ce jugement s'applique absolument à l'artde la même époque, et plus d'un passage de la belleintroduction du Manuel d'ancien françaïs éclaie par

(1) G. Paris, Manuel d/ancien français, La littérature, fran-ç.aiso au ;noye'. âge, Introduction, P. 10.

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l.5 OBIGINES DE L'ART GOTHIQUE. 17

des reflets l'histoire des origines de l'art septen-trional, -

11 est certain qu'au moment de la chute de l'empirèromain, de tous les éléments destinés à former l'art del'avenir, le style gallo-romain était incontestablementle plus considérable et paraissait naturellement devoirêtre l'agent le plus actif de la prochaine combinaisonà intervenir. Il n'en fut rien cependant Un réactifpuissant changea tout à coup la nature 'b milieu oùl'art gallo-romain avait vécu. Ce. réactif fut, à mesYeux, l'introduction de l'élément barbare, qui s'unitavec l'élément celtique, avec l'élément gaulois, et, pardessus la tête de l'école latine, tendit la main à l'édolenéo-grecque.. .

Cependant, si l'esthétique et l'essence de la sculpturegallo-romaine sommeillèrent en quelque sorte pendantle haut moyen âge et n'eurent pas une importanceproportionnelle au nombre et à la qualité des modèlesqu'elles avaient laissés, elles ne disparurent jamaisentièrement. Dès les premiers temps romans, sous l'in-fluence néo-latine des cloîtres, elles retrouvèrent par-tiellement, pendant la Renaissance monastique, unecertaine vigueur et se ranimèrent concurremment avecplusieurs autres principes tout différents. Dans cer-taines provinces, comme la Bourgogne e(l'Auvergne,l'inspiration fut directement et quelquefois. unique-aient demandée aux éléments gallo-romains.

Il ne faudra non plus jamais oublier que, seule, lavieille école gréco-romaine et gallo-romaine avait étésincèrement et absolument dévouée à la statuaire, etque c'est vraisemblablement à son influence et à sonpatronage que nous devons d'avoir échappé en Franceà la fureur iconoclaste de l'empire grec et à quelques-

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18LES ORIGINES DE L'ART GOTHIQUE.

unes des conséquences de cette folie. Mais vous cons-taterez qu'à toutes les époques, depuis l'entrée enscène des peuples nouveaux, ces éléments eurent uneaction beaucoup plus négative que positive, beaucoupplus coercitive que rénovatrice qu'ils professèrentuniquement la discipline et n'ont jamais apportél'émancipation, ni encouragé la liberté, ni servi le pro-grès, ni préparé l'avenir.

III.

On & appliqué l'épithète de latine à la forme querevêtit l'art romain et gallo-romain dans la premièresociété chrétienne de l'Occident. C'était la penséepaïenne simplement'baptisée,restée d'essence romaine,relativement rajeunie par uuft interprétation timide etmodeste, retrempée dans un sentiment originairementpopulaire et démocratique. Le type de cet art se trouveréalisé à home, dans une partie de la décoration descatacombes et dans celle des premières basiliques,ainsi que dans l'ornementation des plus anciens sarco-pliages chrétiens. Né vieillot et caduc, il se développacependant assez rapidement en Italie et conserva quel-que temps une personnalité relativement distincte, encoacurrçnce avec un rival puissant, avec l'art gréeo-oriental, qui devait bientôt s'allier à lui et tendre à lesupplanter, même sur la terre italienne. Ce style ditlatin régna sur tout le bassin de la Méditerranée, enAfrique, dans les Gaules. Il a laissé chez nous, surtout ensculpture, d'assez nombreux monuments pour que nouspuissions l'étudier complètement. C'est à lui et à soninspiration immédiate et directe qu'appartiennent lesinnombrables sarcophages chrétiens originaires du

D

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LES ORIGiNES DE CMRT GOTHIQUE.- 49

sud-est de la France, tellement semblables à. ceux deRome, qu'on distingue difficilement, à Arles, ceux quiseraient le produit direct du travail romain de ceuxqui proviendraient des ateliers gaulois.

C'est du même art latin plus ou moins pur querelèvent quelques autels de marbre , seuls vestigeséchappés à la diparition des édifices où ils avaient étédressés. C'est à lui que se rattachent quelques chapi-teaux en marbre ayant survécu aux basiliques chré-tiennes des V°, VI° et Vila siècles, ainsi que quelquestombeaux mérovingiens. Il a inspiré également desoeuvres d'orfèvrerie. -

Héritier direct et immédiat des principes de l'artgallo-romain, cet art dit latin a donc reçu chez nous undéveloppement assez considérable qui nous permettrade lui donner, dans nos démonstrations graphiques, unepart proportonnellc à son importancé historiqueNouspourrions d'ailleurs, au besoin, comme on l'a essayétant de fois, éclairer la période latine de l'art desGaules à l'aide des beaux travaux consacrés par lesérudits et par les artistes à la même période en Italie.Nous ne le ferons pas, toutefois, sans précautions, etnous nous, garderons de prolonger trop tard par lapensée la durée des influences purement latines sur lesol de la Franco, de même que nous éviterons de lesy faire débuter trop tût.

La sculpture, chez nous, dès les temps mérovin-giens, surtout la sculpture d'ornements, la seule quifut couramment 1fratiquée, témoigne déjà, par sontravail, d'un sentiment particulier, même quand elleimite le modèle gallo-romain. Ce sentiment est peut-être produit moins par une déformation inconscienteet maladroite du type gallo-romain que par une trans-

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20LES ORIGINES DE L'ART GOTHIQUE.

formation volontaire et une vague orientation dans uncertain sens, dans le sens de l'art. gréco-oriental, dansle sens de cet art qui va devenir le style et le caractère:byzantin de Ravenne. La feuille du chapiteau, parexemple, ne se détache plus de la corbeille de celui-ci;elle le tapisse presque entièrement et se profile, mai-grement et souvent sèchement, suivant un contourplein de raideur, A la place d'une exécution flasque,lourde et molle, on voit apparaître le style serré, plat,en façon de gravure, de l'ornement byzantin. Cettetendance est universelle et manifeste en Gaule commeailleurs. -

Vous verrez, notamment, comment toute une écolede sculpture très considérable, celle à laquelle bousdevons la vaste famille des sarcophages chrétiens dusud-ouest, émane presque uniquement, ou tout aumoins principalement, par l'inspiration, et j'oseraipresque dire par l'exécution, de l'influence néo-grecque.Dans le double mouvement qui portait à la fois l'Orientet l'Occident vers la môme esthétique, je pense qu'il yeut plus qu'une simple simultanéité fortuite de senti-ments. Ce fait se produit en même temps que lesvagues instincts de l'ornementation gauloise originellese réveillent en apparaissant sur les sarcophages dePoitiers, et que, de toutes parts, les éléments de l'artbarbare, c'est-à-dire des peuplades germaines, com-mencent à se faire jour et à étaler partout leurs naïves,exubérantes et fantaisistes conceptions. La sculpture,d'ailleurs, ne serait pas le seul témoin, ni même letémoin principal, h invoquer en faveur de cette opi-nion. Dans l'architecture latine, italo-ehrétienne, dontces ornements sculptés ont dû faire partie, le procédéde construction, l'appareil reste latin, exclusivement

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LES ORIGINES DE L'ART GOTHIQUE, 2f

latin. Mais il me semble que, dans une certaine mesure,pour quelques édifices de l'époque examinée, l'aspectgénéral des élévations découle dune pensée issued'une source différente. On avait déjà vu quelquechose de cela à Byzance et en Orient; on va le voirbientôt à Ravenne.

Pourquoi, après tout, ne rencontrons-nous pas cheznous des spécimens bien nets de la basilique complète-ment latine? Pourquoi sommes-nous obligés d'imaginerun type qui a existé, je veux le croire, mais qui nes'est peut-être pas produit dans des conditions d'iden-tité absolue avec les monuments italiens qui nousservent à le forger? Pourquoi les seuls monumentsbien authentiquement mérovingiens semblent-ils, parcertains côtés, sensiblement étrangers à la forme basi-licale purement romaine et paraissent-ils inspirés d'unepensée parallèle, niais différente, pal' exemple, de laforme .orientale gréeo-syrienne ou de la forme byzan-tine qui s'en rapproche, comme, à Ravenne, le tombeaude Galla Placidia.

D'où donc procèdent, comme forme générale, letemple-Saint-Jeande Poitiers, ]'hypogée de la mêmeville, découvert par le Père de la Croix, la crypte deSaint-Laurent de Grenoble? Est-ce du plén latin desbasiliques de Rome? Pourquoi Jules Quicherat, danssa Restitution de l'église de Saint-Martin de 'l'ours,établit-il que, dès le V' siècle, la silhouette profilée sur

-notre ciel par les monuments inspirés de l'art latin s'estdéjà notablement altérée (1)? Pourquoi la ligne hori-

() Restitution de la basilique de Saint-Martin du Tours, d'a-près Grégoire de Tours, et tes autres textes anciens- Revue ar-chéologique, 1869, et Mélanges, Moyen âge, 4886, p . 45. -

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LES ORIGINES DE L'APT GOTHIQUE.

zontale unique et dominante est-elle déjà abandonnée?Pourquoi la ligne verticale, qui sera plus tard si fami-lière à notre architecture française, commence-t-elle às'indiquer, à s'affirmer et à réclamer sa place au soleilet surtout à la pluie?

Pourquoi aperçoit-on cet étagement, cette arx, cette

machina dont les textes nous avaient conservé ic souve-nir et dont Quicheratnous a rendu le sens graphique etl'image.? Ce n'est certainement pas l'art gallo-romain,l'art exclusivement latin, sans alliage étranger, qui ninspiré le procédé de la tour-lanterne dont. fui, sur-monté le carré du transept de nos églises, au moinsdepuis la construction de la basilique de Saint-Per-pétue (1). Écoutez le, maître Beaucoup d'églises dela Gaule présentèrent à leur transept depuis la findu P siècle une disposition qu'on ne retrouve pasdans les basiliques d'Italie, mais (lui parait avoir étécelle de certaines basiliques à Constantinople et dansd'autres-grandes villes de l'orient. Saint-Jean d'Ephèseet les Saints-Apôtres de Constantinople, l'église deBethléem, en étaient des exemples o (2).

Je n'oublierai pas non plus les arguments que -M. Albert Lenoir nous fournit dans son beau livre del'Architecture monastique, sur quelques ressemblancesentre nos monuments orientaux et -les eoneeptiohs de

(1) Môme sans tenir compte de la découverte de Jules Qui-cheiat, fluprich-Robert avait, lui aussi, déjà entrevu cette vé-rité quand il a dit, dans la 2' livraison de son Architecture en

- Normandie: « Quelle n été l'origine des tours centriles? Ellene peut être latine, car les murs des basiliques, beaucoup trop(aibleè pour recevoir une construction quelconque au-dessusde la croisée, n'en avaient pas.

(2) Jules Quicherat, Mélanges, Moyen âge, p- 408.

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LES ORIGINES DE L'ART GOTHIQUE.

l'Orient byzantin. J'Srai bien gardé surtout d'omettreles conclusions si formelles présèntées par M. le mar-quis de Vogué sur l'évidence du contact plus oumains immédiat, dans les six premiers siècles denotre ère, entre la Syrie et notre Gaule, au sujet dela forme des édifices et de leur décoration sculptée.

Les conséquences de la découverte de Jules Quiche-rut, qui toutes n'ont pas encore été prévues, serontconsidérables, etje désire faire profiter l'histoire de lasculpture du bénéfice d'un raisonnement par analogie.Comprenons-nous bien, cependant.. ,Te ne veux pasméconnaitre les indiscutables liens de parenté quiexistent entre nos premiers édifices religieux et laconception purement latine de ta basilique. Je ne niepas non plus que les matériaux latins tout travaillésn'aient passé fréquemment du temple païen k l'églisechrétienne. J'irai même plus loin.. Je suis prêt à pro-clamer la pénétration réciproque et contemporaine del'art gréco-oriental lui-même par l'nrt latin, et la vul-garisation à peu près universelle, k un moment donné,même en Orient, surtouten Afrique, de la basilique ditelatine. En un mot, je reconnais que l'embryon d'oùest sortie l'église romane avant de devenir elle-mêmel'église gothique, a certainement participé du planbasilical, mais j'estime que ce fut par un efFet Peut-êtreaussi réflexe que direct. Cette communication, pourêtre moralement indiscutable, même chez nous, etabsolument vraisemblable d'après les descriptions lit-téraires d'Ausonc, de Sidoinc Apollinaire et de Gré-goire de Tours, n'est pas, comme on l'a supposé, cequi est le plus facile à démontrer, à l'aide de monu-ments sortis les uns des autres, par une progressioncontinue et naturelle. Nous ne pouvons pas dire à

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24lES 'OIIIGINIIS DE ['ART GOTHIQUE.

quelle époque précise cette affirmation complète etexclusive de la pénséelatine s'est manifestée avec leplus d'évidence. Est-ce au début de la conversion dela Gaule? Ce que M. Edmond Le Blant (1) nOUSapprnd de l'existence de certaines hypogées du 111eet di IVe siècle, ce qu'il 110115 révèle des premièresinfluences liturgiques grecques (2), ce que nous savonsdes innovations inaugurées déjà Par la constructionde l'évêquePerpétue sur Je tombeau de saint Martin,tout cela n'est pas de nature à nous faire répondreaffirmativement. Est-ce à la fin de cette période? Alorspourquoi plusieurs monuments immédiatement subsé-quents et authentiquement carolingiens qui nous sontparvenus et qui n'ont pas cessé d'étrc en rekûions decause et de conséquence avec les monuments romans,sont-ils, eux, presque uniquement en rapports, nonpas avec l'art latin, mais avec l'art grec pénétré parl'art oriental, c'est-à-dire avec l'art byzantin?

e Constantin, s dit Jules Quicherat (3), avait fait

• (1) inscriptions chrétiennes de la Gnmde, t. 1, p. 270 et sui-vantes. Le mot de martyrium qui, dans les écrits des saintsPères, désigne les premiers édifices du culte chrétien, n'existeplus dans la langue à j'aide de Laquelle Fortunat et Grégoirede Tours décrivent les constructions nouvelles des Basiliquesà éléments latins.

(2) Edm. Le Blant, inscriptions chrétiennes de la Gaule, t. Il,p lG, note. e La mention de double espoir dont nos marbres(le la Viennoise portent l'empreinte se retrouve dans les antiquesprières de l'église grecque que nous donne saint Irénée .3ene puis me défendre de remarquer cette analogie d'expressionqui semble concourir à montrer, dans une part importante denos formules épigraphiques, l'influence de l'évêque grec quinous apporta l'Évangile. Rien ne prouve mieuxl'antique posses-sion des liturgies orientales dans la Viennoise. »

() Mélanges d'Architecture et d'flistoi'e. Archéologie du

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TES ORIGINES DE L'ÀTI'C GOTHIQUE. 25

construire en l'honneur de la Vierge, à Antioche, uneéglise à huit pans, appelée le Temple d'or, qui paraitavoir été le prototype des églises polygones de l'Occi-dent. Le plus ancien monument de ce genre, parmiceux qui nous intéressent, est la cathédrale d'Aix-la-Chapelle, bâtie, par ordre de Charlemâgne, dans lesdernières années du VIUC siècle .... . L'archiectui'eromane s'annonce dans cet édifice par l'emploi systé-matisé d'ares doubleaux dans les voûtes. Mais, parl'absence de contre-forts, par le rapport des cintres àleurs piédroits, par le remplage introduit dans lesbaies du premier étage sur l'octogone, il procède del'architecture byzantine. »

Je tâcherai de vous expliquer tout cela. Voici mesconclusions: Pour l'architecture comme pour la sculp-turc, la source latine, dès les derniers temps inérovin-giens ou dès ]es premiers temps carolingiens, n'était,dans le domaine des Gaules (lue j'ai à étudier, niunique, ni pure; elle n'était même pas le principalaliment des idées. Cette source latine, elle n existé.Je répète que je saurai lui faire la part à laquelleelle a droit. Mais je suis obligé de constater qu'ellen'a pas dominé exclusivement , même au début.Je m'aperçois que la Gaule, où tant de fermentsdifférents s'élaborent obscurément avant de foi'-mer la substance et ]a pâle de notre art nationaldéfinitif, la Gaule s'éloigne de tout ce qui rappelleencore trop l'art païen. L'art romain, même purifiépar le baptême, ne lui est pas entièrement sympa-Unque. Des obstacles moraux ont dû s'opposer £t la

moyen àge, p. 498. ci. également Albert Lenoir, Architecturemonastique, t. I] P. 26, 27, 28.

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26LES ORIGINES DE L'ART GOTHIQUE.

fusion complète et immédiate du christianisme et del'art gallo-romain. En tout cas, je vous prouverai pardes monuments que c'est vers l'Orient, ou vers lescontrées qui en ont reçu la doctrine, que la Gauleporte le plus volontiers ses regards. C'est vers lesbords hellénisés de l'Asie que de secrets instincts laguident. Vous constaterez qu'elle se pénètre d'élémentsethnographiques venus tIc Syrie. Vous verrez enfinqu'elle prend part d'assez bonne heure au mouvement(lui doit faire aboutir le stylo byzantin, en former, àun moment, l'art régulateur do l'Europe et prépareren lui le principal facteur de la culture de l'avenir.

Vous recoanaitrez avec moi quo l'art gallo-romain,et même l'art latin à sources purement méridionalesqui en résulta, n'eurent pas, à compter de l'époquemérovingienne, une part active dans le mouvement desidées. Ces deux arts restèrent, bien entendu, le conseildes architectes, des constructeurs et surtout des sculp-teurs. Ils continuèrent en Gaule à être seuls les dépo-sitaires de la théorie, les seuls représentants autoriséset officiels de la science. Le premier d'entr'eux fournitd'abord, comme nous l'avons vu, des matériaux toutouvrés : il continue ensuite d'imposer vaguement leprofil de ses montures, le système dé ses proportionset de ses règles. Il reste le grammairien honoraired'une orthographe qui ôtait chaque jour violée de plusen plus. Mais, bien que les monastères récents aientdû tendre à recueillir et à conserver' la tradition de laforme latine en môme temps qu'ils ouvraient leursportes aux restes littéraires de la culture antique,cependant ni l'art gallo -romain, ni l'art latin, ne meparaissent avoir exercé une action dirigeante.

A partir du IVe siècle, leur force, d'expansion dimi-

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LES ORIGINES DE L'ART GOTÎTIOÎJ!; t27

nue, leur propagande, peut-on croire, est entravée. lisexistent; ils sont encore en honneur; ils ont leursadeptes; mais, semble-t-il, ils ont plutôt à défendreleurs principes qu'à les répandre. Le souffle qui les uportés jusque-Iii ne les soutient plus. Ils ne sont plusles visibles agents d'une puissance morale occulte.Serviteurs d'un régime déchu, ils n'ont pas l'air d'êtreentrés clans le nouveau mouvement social, d'en satis-faire les instincts, d'en épouser les sentiments et demarcher avec lui d'un même pas. Ils continuent às'immobiliser et à regarder en arrière. Pendant cetemps, une force centrifuge, bien plus puissante que laforce centripète qu'ils exercent, entraîne l'Europe dansune nouvelle voie. Avec Constantin, la capitale del'empire abandonne le vieil Occident latin et se porteà la frontière orientale. -

L'art grec, se détachant de sa branche purementeuropéenne, et par des combinaisons avec l'art asia-tique, est arrivé à' produire un ensemble de concep-tions capables de satisfaire les nations chrétiennes lesplus diverses. Alors, devant l'incurable immobilité del'art latin, devant son inaptitude complète à toutetransformation, l'art gréco-oriental, bien différent àce moment de ce qu'il deviendra plus tard, sous l'in- -fluence d'un hiératisme excessif, l'art gréco-orientalprend la tête du mouvement et concilie dans unejuste mesure le respect du passé et les aspirations del'avenir. -

Ces conlus'ions étaient déjà celles de M. Bayet danses Recherches pour servir à l'histoire de la peinture

cl de la sculpture en Orient (t). M. Bayct est obligé

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28LES ORIGINES DE l'ART GOTHIQUE.

de contester à l'art latin la pureté et la spontanéité deses inspirations, même aux premières heures de sanaissance. Voici dans quels termes il s'exprime « Ona exagéré l'importance de l'indépendance de ce qu'onappelle l'école latin (I). Quand on cherche à démêlerdans ce fdnds commun la part de l'Orient, il semblele plus souvent que cc fut de lui que vint l'initiative,L'Orient crée les types et les symboles, l'Occident lesaccepte... C'est en Orient qu'on emploie d'abord lemonogramme du Christ, la croix monogrammatique,la croix simple. C'est un Père d'Orient., pourtant peufavorable à l'art, qui le premier recommande auxfidèles les symboles du poisson, de l'ancre, de la co-lombe , etc. ; et ces mèmes symboles, si nous lescherchons à Rome, nous les rencontrons d'abord sur

- des inscriptions grecques. Déjà ou retrouve ici uneloi de partage qu'on observe sans cesse dans l'histoiredu christianisme. L'imagination orientale est plusbrillante et plus riche; l'Oceident'l'emporte par l'es- -prit d'ordre et de règle; moins créateur, il se défendmieux coutre les exagérations. s

Les considérations que l'examen des monumentsm'a in Spirées n'ont rien, vous le voyez, qui puissescandaliser personne. Le même auteur, M. Bayet, nepense -pas autrement dans maint endroit de son His-toire de l'art byzantin.Ce fut en Orient », dit

(1) Jiecherr.hes pour servir à l'histoire de la peinture et de lasculpture en Orient, p. 138. En Italie, des savants de méritese refusent aujourd'hui à admettre ce rôl&artistique de la Grèce:ils exagèrent volontiers l'importance et l'indépendance de cequ'en appelle l'école latine. Mais il est A craindre que ramour-propre national n'ait quelqueîois trop de part dans ces reven-dications:

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LES ORIGINES DE L'ART GOTHIQUE. 29

très bien M. Bayet, ((que naquit l'art chrétien. Pen-dant plusieurs siècles, en effet, le christianisme s'estpropagé dans le monde sous des formes helléniquesà Home môme, le grec était la langue officielle del'Église, la langue des Évangiles, des liturgies etsouvent des inscriptions funéraires... Tout sembleindiquer que l'Orient a contribué pour une large partà la formation de l'art nouveau. » -

M. l3ayet a parfaitement raison. Du 1°' au VIJ siècle,l'art romain, l'art gallo-romain, l'art latin lui-même,ne sont plus le véhicule unique et privilégié d'unepensée civilisatrice, le porto-drapeau d'une législationsupérieure, l'agent secret et momentané des décrets dela Providence. Il a cessé d'être indispensable k lamarche de la civilisation. A ce moment, suivant lagrande expression de Bossuet, « Home a senti la mainde Dieu. » 'fout autre était, dans l'ordre des contribu-tions ethnographiques au but final, la position de l'artnéo-grec.

Sans souillure originelle et sans compromettantehérédité, il avait récemment vu le jour au milieu de laplus grande crise, inorale que le monde ait traversée.Il était contemporain de l'effort religieux qui venaitd'aboutir et qui transformait l'humanité. La foi nais-sante du Christ l'emporta, naturellement, dans sonessor.

On n'a pas fait absez attention à tout ce que, du lerau VIP siècle, la Syrie et la Grèce orientale renfermaient d'éléments intellectuels et de principes destinésà la plus féconde propagande. En effet, ces petits pays,dans une fertilité subite, miraculeuse et inattendue,ont suffi à enfanter deux religions qui se partagentencore les croyances des hommes. ils ont créé ou tout

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30LES OtIIGINES DE L 'ART GOTHIQUE.

au moins préparé deux arts qui se sont longtemps, àeux seuls, disputé la terre. Reconnaissons dans laGrèce byzantine on dans l'Asie hellénisée l'une desaïeules des deux plus grandes civilisations des tempsmodernes, le christianisme et l'islamisme. Saluons enelle la nourrice de l'art gothique et de l'art arabe.

Iv.

L'art byzantin Viollet-le-Duc (1) a très bien com-pris quelle était l'essence de ce principe nouveau. Il estné du mélange de l'art grec et de l'art asiatique,pénétré, dans un choc en retour, par l'ancien artgréco-romain et par ses dégénérescences latines. Onpeut expliquer qu'il devint, malgré tout, une eoneeplionsusceptible de progrès, une doctrine universelle douéed'expansion cosmopolite, inventant une esthétiquespéciale plus conforme aux instincts de la sociététransformée et, enfin, comme le christianisme, dont ilest l'image et l'émanation, ouvrant ses bras à l'univers.

« Si son originalité fut réelle, dit M. Bayet, soninfluence fut immense dés l'origine. Au déclin de lacivilisation antique, il maintint le culte du beau prèsde s'éteindre. Pendant toute ta prcnidre partie dumoyen âge, il eut comme la direction générale del'art chrétien dans tout le reste de l'Europe, et iln'est point de contrées où nous ne retrouviôns sestraces(2). -

L'art byzantin ne s'est pas contenté, dit encore

(1) Dictio-,n. raisonné d'Arch,, t. VIII, p. 192.(2) Recherches pour servir à L'histoire de La peinture et de ht

sculpture en Orient, P. 136.

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LES ORIGINES DE L'ART GOTHIQUE. 31

M. Bayet, de combiner des éléments d'origine diverse,son rôle est plus important et il a su se montrercréateur. C'est à lui que revient le mérite d'avoir lepremier donné-aux conceptions chrétiennes une formeparticulière s (t). -

M. de Vogué conclut de mêhie «On peut mainte-nant, dit-il, suivant la spirituelle expression deM. Vitet, sans craindre de passer pour un mauvaisFrançais, avouer que l'Orient grec ajoué un rôle consi-dérable dans le moyen âge primitif; qu'il a conservé,en faèe de la barbarie occidentale, le dépôt des tradi-tions » (2).

En Gaule, lorsque le pouvoir romain fut évanoui,les ruines morales de l'antiquité classique furent bienplus grandes encore que les ruines matérielles. Si lalangue avait pénétré le peuple du haut en bas del'échelle, la culture gallo-romaine, nous l'avons vu,reposait uniquement sur une organisation sociale, es-sentiellement aristocratique, imposée par lesitomainsou confirmée par eux lors de la conquête. Cette cul-ture n'avait jamais eu de racines dans les massespopulaires. a Les Romains s, dit Al. Gaston Paris,« avaient une religion et une littérature officielles,l'une et l'autre assez étrang'eres-au peuple, tant à celuidu noyau primitif de leur empire qu'à celui qu'ilsavaient déjà assimilé dans l'Italie et ailleurs s (3). ï'outdevait donc disparaître.

La lingue seule avait pu surnager, et la féodalité,c'est-à-dire l'ensemble des conceptions juridiques et

(I) Bay eL, Recherches pour servir à l'histoire de la peinture etde la sculpture chrétiennes en Orient, p. 133.

(2) Mis de Vogné, Le Temple de Térusalem, p. 88.(3) La littérature française au moyen âge, p. 9.

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ULES ORIGINES DE L'ART GOTHIQUE.

sociales des envahisseurs germains eut dès lors, pourse développer, le champ libre et les coudées franches.En même temps, la place laissée vacante par In dispa-rition de l'esthétique aristocratique et latine de Romefut envahie par l'esthétique populaire et néo-grecquede l'Orient, c'est-à-dire par la doctrine du seul artsupérieur qui fût alors un principe vivant et actif dansle monde. Ce mouvement général rencontra-t-il cheznous plus tard des obstacles ? -

Ç'a été la tendance générale de voir en Charlemagneun précurseur de Louis XIV et de Napoléon, toma-nisant la France à outrance, lui infusant le sang italienà haute dose, fondant par anticipation l'Eeole deRome,le concours des grands prix, toutes sortes d'Académiesde peinture et de sculpture, et de manufactures natio-nales, employant tous les rouages de l'organisationsociale et politique k la déformation du génie français,utilisant les fifissi dominici, comme de simples inten-dants et de simples préfets, k semer uniformément, surles parties les plus dissemblables du territoire, les ou-vrages d'une édilité officielle contrôlée par l'.ltatenfin, couvrant 1e sol de notre pays, depuis les Alpes•et la Méditerranée jusqu'à l'Océan, d'un lot assorti demaisons carrées, de temples gallo-romains et de bâ-tisses à la fois administratives et académiques; con-formes au vieil idéal romain du premier siècle de laconquête.

Expliquons-nous franchement surce qu'a été cette pré-tendue restauration de l'ensemble de la culture antique.Regardons cc qu ' elle a effectivement apporté d'élé--uients particuliers à telle ou telle branche de la civili-sation occidentale. Les goûts très nettement manifestéspar leshommes qui dirigèrent te mouvement earolin-

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gien sont un trait de lumière dont l'histoire doit tirerparti pour expliquer la généalogie de nos diversesécoles nationales européennes.

Devenu empereur d'Occident, à l'aurore du IX° siècle,et résolu à consacrer la force des royaumes barbaresà la glorification de ce nom romain dont il se parait,Charlemagne reprit et renoua vigoureusement dansles lettres la tradition latine. Il voulut restaurer, et ilrestaura certainement la culture littéraire latine, enmême temps qu'il essayait de galvaniser les ressortsdétendus de l'administration romaine. Le latin futl'éducateur commun qu'il proposa officiellement etqu'il tenta d'imposer à tous les peuples d'idiomesdisparates qui composaient son vaste empire. L'Aca-démie palatine fut une académie latine. La languelatine , parlée presque exclusivement par l'Égliseuniverselle, depuis qu'elle tend à se déclarer à Romecatholique, apostolique et romaine, la langue latinedevint naturellement le principal instrument d'unifi-cation et d'amélioration intellectuelle que le grandempereur, défenseur de l'Eglie et ami des pontifesromains, tenta de vulgariser même dans ceux de sesÉtats qui n ' en possédaient pas le maniement.

Il est facile de comprendre aussi que cette questionde la langue ait pu dévenir, à certains moments denos annales, non-seulement une question religieuse,mais une question politique. Clovis et Charlemagnesavent ce que leur valut de s'être proclamés catho-liques, apostoliques et romains. C'est donc bien préci-sément la pratique de la littérature latine - et j'en-tends par là la pratique même de la littérature rétros-pective née de la langue latine - que la dynastiecarolingienne restaura officiellement à la cour et dabs

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3 i LES 0IIIGINE5 DE LÂRT GOTHIQUE.

les cloutes. Le bienfait est certain; il est immense, bienqu'il ait retardé) comme l'explique M. Gaston Paris,l'éclosion de la langue populaire, c'est-à-dire du français. Mais il n'a pas eu tes conséquences qu'on luiprête ordinairement.. C'est à tort qu'on serait tentéd'assimiler les arts à la langue et d'attribuer à Charle-magne et à ses successeurs un essai de réhabilitatji3ndé l'art romain, de l'art latin.

Dans une certaine mesure, nous devons très proba-blement à Charlemagne et à la renaissance littérairelatine qu'il provoqua, de parler encore et-plus pure-ment la langue que les légions de César nous avaientapprise et que, par tant de côtés, nous avons marquéede notre empreinte. Mais si, par malheur, Charle-magne avait décidé au point de vue des arts ce qu'il aprescrit au point de vue de la langue, il est presquecertain que l'art du moyen âge, notre art si nationaldans sa longue et libre élaboration, n'aurait pas punaître. En art aussi, nous aurions parlé tout de suite undialecte presque exclusivement latin.

Tout autre a été le rôle de Charlemagne. Loin d'êtreun obstacle au développement normal et régulier desinstincts collectifs des peuples renouvelés qui occu-paient alors l'Occident, il faut reconnaître qu'en sommele noble empereur se fit le complaisant et durableauxiliaire de l'oeuvre historique. Sous son règne etsous celui de ses premiers successeurs, l'art françaisput s'améliorer sans avoir à revenir en arrière, sansêtre obligé de demander une vie factice et mensongèreaux sources tarissantes de l'art antique gallo-romain.Le péril exista i mais il fut évité.

Autour du maitre, le monde latin dressait ses ruinest.dutes récentes et encore habitables. Il accumulait ses

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LES ORIGINES DE L ' ART GOTHIQUE. 3

séductions et offrait au inonde barbare, avec le produitcapitalisé du travail de plusieurs siècles, l'hospitalitéflatteuse de nombreux monuments longtemps fameux.Étranger à tout grand art monumental comme l'étaitle fils de Pépin, ou du moins initié seulement à un artaussi incomplet et aussi insuffisant dans le domainearchitectonique un Austrasien aurait pu tire tenté des'installer dans la maison déjà construite et d'adop-ter, en quelque sorte, le vêtement tout préparé quel'antiquité gallo-romaine et latine lui présentait. II n'enfut rien. Abri et vêtement n'étaient pas à la taille dela race nouvelle que l'empereur personnifiait.

La renaissance des arts fondée par Charlemagnen'eut pas lieu au bénéfice de l'art latin, mais au profitde l'art grec. Là encore la pédagogie classique u jouésur les mots et nous adonné le change. Sans doutec'était bien le culte de l'art antique que l'empereurbarbare voulait restaurer, mais ce n'était pas le cultede l'ancien art gréco-romain db la République, ni celuide la Rome impériale, de la Rome italienne, de laRome qui avait vaincu et repoussé les barbares, ets'était fait élever par eux des autels et offrir de l'en-cens- Cette Rome-là , malgré la survivance de sesruines, elle n'existait plus moralement au moyen âge.

Le premier moyen âge, essentiellement barbare etgermanisé en Occident à partir du VP siècle, ne cessajusquauXI 0 &iècle de renier en son for intérieur lallomepaïenne (1). u Une puissance miraculeuse funeste futattribuée aux statues des anciennes divinités et aux

(1) Sur te sentiment d'horreur inspiré dès le VII' siècle parte paganisme, voyez Gaston Paris, La jitléralure française a1moyen âge, p. 14, et Ernest Lavisse, Études sur l'Histoire d'Al-

lemagne (Revue des Deux-Mondes, 15 mars ISSO, p- 373 et suivj.

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36LES ORlGNES DE L'ART GOTHIQUE.

ruines de leurs temples. C'est M Lavisse qui s'exprimeainsi. Les ruines romaines de l'empire d'Occident, mêmesous Charlemagne étaient d'une façon générale consi-dérées comme le produit d'un art impur, qu'on traitaitde païen et qu'on confondait, dans une même répul-sion, avec les ouvrages des Sarrasins (f). II y eut contreelles, dans les masses populaires, au début et mêmependant la durée de la dynastie carolingienne, unerépugnance instinctive, plus vive encore que celle de,l'époque mérovingienne car, dans l'intervalle desdeux époques, la proportion des éléments barbares dela société occidentale avait toujours été en grandissant.

Cette répugnance venait très probablement des anti-pathies de races, des différences de civilisations et descontradictions de doctrines religieuses qui, chez despeuples primitifs, s'exaltaient jusqu'au fanatisme. Parlaforce des choses, il y eut donc, dans toute l'Europe etmôme en Relie, un écroulement complet de toutes lestraditions étroitement latines. Les seuls Romains du1X0 siècle qui comptassent , c'étaient les Grecs deByzance et de Ravenne. Les artistes que, d'après lemoine de Saint-Gal!, Charlemagne fit venir des paystransmarins, c'étaient des byzantins ou des adeptesdu style gréeo-oriental. Les empereurs carolingiensétaient en rapports d'afiitié avec les empereurs deByzance, et pour rivaliser de luxe avec eu-x, se pa-raient -de tissus orientaux, c'est-à-dire d'étoffes pro-venant du seul point du globe où l'art et l'in-dustrie de la culture antique brillassent encore. - Ne

- (1) Le souvenir de cette pensée se trouve conservé et consi-gné dans les Chansons de Geste, et notamment dans la Chansonde Roland. -

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soyons pas dupes plus longtemps de quelques termesmal définis. Bien qu'on appel&t encore cela l'artdes Romains, c'est en somme l'art byzantin le pluspur que Charlemagne et ses successeurs s'appliquè-rent, par leurs Capitulaires, k acclimater en Gaule.Ils dédaignèrent de demander aucun conseil, aucunecours moral, aux innombrables et aux plus admi-

rables ruines latines de la Gaule et de la Germanie.S'ils prirent des pierres à Verdun, ils laissèrent deboutce qui restait des constructions romaines de Trèves, deMetz, de Reims, de l'Auvergne, de la Provence. Ils neles déposèrent pas pour les reconstruire dans la valléedu Rhin. Byzantins et non romains étaient les édificesque Charlemagne entreprit de dépouiller pour embellirsa résidence d'Aix-la-Chapelle. Ce n'est pas la vieilleRome, mais Ravenne, la jeune capitale, que le Césardu Nord enviait à l'Italie et désirait transplanterdans ses domaines. Le principal monument qu'il alégué à la postérité pour témoigner de sa volonté derenouveler l'art des Romains, le dôme d'Aix-la-Cha-pelle, est précisément unemaladroite copie d'unoriginal gréeo-oriental.

Je ne prétends pas dire que tous les monumentsreligieux élevés en France sous Charlemagne aient étéexclusivement imités de l'église Saint-Vital de Ravenne.Il est bien certain que Charlemagne fit construired'autres édifices conçus suivant le plan basilical latin,parvenu en France, même dès les temps mérovingiens,à un point de développement personnel assez avancé.Mais le type de la basilique carolingienne, pour êtrede plan latin, n'était pas nécessairement latin pourtout le reste. Sous les Carolingiens, comme déjàsous les Mérovingiens, le centre de l'art européen c'est

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Ravenne et non pas Rome. Or, Ravenne avait les basi-liques déjà grécisées qu'elle possède encore. Et Borneelle-même, à ce moment, suivait le mouvement généralet, avec toute l'Italie, était en train de se byzanti-

e flISCF.

Je ne peux pas oublier non plus que l'art classiqueromain et gallo-romain, grâce à la profonde empreintequ'il avait mise sur la Gaule, pouvait défier du liantde ses ruines indestructibles tous les mauvais vouloirset tous les dédains. Il ne cessa jamais aux temps ca-rolingiens comme à toutes les époques, d'être un con-seiller furtif, et intermittent. Un éminent historien del'art, M. Springer, s'est appliqué à signaler tous lessymptômes de la survivance de ses influences pendantle moyen âge. Soit! Ce que je veux seulement démon-trer, c'est qu'il n'était plus l'inspirateur principal ni leguide respecté du monde occidental.

L'influence byzantine semée par Charlemagne futcontinuée par ses successeurs et surtout par les empe-reurs allemands, que leur titre de rois des Romainsobligeait à protéger l'art auquel appartenait désormaisl'Italie, c'est-à-dire l'art néo-grec. Labarte, dans sonhistoire des arts industriels, au milieu de théoriesquelquefois discutables, a démontré avec beaucoup declairvoyance l'existence de la longue tradition byzan-tine plusieurs fois renouvelée dans le bassin du Rhin.

Ici encore, Messieurs, je désire vous montrer quenies affirmations peuvent s'appuyer sur les plus res-pectables autorités. Je vous recommande la lecture d'unexcellent livre, publié par M. Albert Lenoir dès 4852, etintitulé l'Architecture monastique. Vous méditerez d'a-bord sur quelques-uns des derniers chapitres du premiervolume, notamment sur celui qui est consacré à l'in-

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fluence de l'architecture byzantine dans toute la chré-tienté et, avant tout, sur celui qui traite (le la sculpturebyzantine en Occident. J'aurai l'occasion (le reprendreet de commenter devant vous les remarquables et trèsjustes démonstrations de M. Albert Lenoir. Je veux dèsaujourd'hui vous en citer certains passages pour vousbien persuader que quelques-unes des vérités que jeme ferai un honneur de soutenir devant vous ne sontpas de dangereuses innovations. Ces vérités se sontimposées du premier coup à l'artiste et nu savant quia le premier étudié in matière.

« La sculpture d'ornement, dit M. Albert Lenoir,adoptée dans l'Empire gree,dcvait nécessairement faireinvasion dans la chrétienté occidentale avec l'archi-tecture byzantine. Avant le règne de Justinien, onvoit déjà quelques éléments de cet art se mêler auxformes antiques imitées par les Latins... Sous lerègne de Justinien , lorsque l'évêque Euphroniusconstruisit à Parenzo en Istrie la belle et curieuse basi-lique aujourd'hui cathédrale de cette ville, tes chapi-

teauxfv&-ent conçus suivant tes- formes néo-grecques.L'église dcSaint-Vital de Ravenne, introduisant enItalie l'art oriental dans toute son intégrité, la sculp-ture d'ornement dut suivre la même voie et fut en effetune reproduction identique de celle qui se voit auxtemples de Sainte-Sophie, du Theotocos et autres, àConstantinople; on suit le même art dans tous lesdétails d'architecture de ta basilique de Saint-Marc, àVenise, et à l'église de Santa-Fosca, dans les lagunes.Les moines d'Occident, guidés par ces modèles, sup-primèrent les feuillages saillants et d'une exécutiondit'flcile qu'ils avaient imités jusque-là des chapiteauxantiques pour leur donner les formes épaisses que leur

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indiquait l'Orient. Le système de simplification duchapiteau ne s'arrêta pas aux contrées méridionales del'Europe il se répandit en France, où il se montre àla crypte de l'église de Saint-Laurent de Grenoble,puis en Allemagne et en Angleterre. Nos ornemanistesne furent pas moins que nos architectes religieuxou laïques sous la puissance de cette mode orien-tale: loin de chercher à rendre les contours gra-cieux et arrondis de l'acanthe ou de la feuille d'eauqu'avaient si bien compris les artistes grecs et ro-mains, leur ciseau ne produisit que des formes acerbeset aiguës , d'un modèle aigre et à vives arêtes.Cet effet, qui avait été produit en Orient dès lespremiers siècles byzantins, sans doute par la copiemaladroite de certains modèles antiques, tut chez nousle principal résultat de l'influence néo-grecque surl'exécution de la sculpture décorative. »

M. Albert Lenoir conclut ainsi en parlant de l'artbyzantin: « Un art aussi original sur toutes ses par-ties doit prendre une place importante dans l'histoirede l'architecture beaucoup plus fécond que le stylelatin, qui inventa peu, il forme bien le second degréde l'échelle progressive sur laquelle se placèrent lesartistes chrétiens. »

V.

Si les barbares ne firent pas disparaître, en arrivanten Gaule, la civilisation gallo-romaine vis-à-vis de la-quelle ils se montrèrent tout au moins indifférentsen revanche, ils ne se laissèrent pas absorber par elle.Comme Quicherat l'a proclamé (I), ils apportèrent

(1) Histoire du costume, chap. iv, p. 81.

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avec eux une civilisation bien déterminée qui leurétait propre, qui s'est maintenue après la conquête etqui, par conséquent, depuis la fusion des races et lemélange des sangs, a dû laisser des traces dans lecaractère national de l'art français.

En présence des innombrables monuments décou-verts par les fouilles des quarante dernières années, iln'est pas possible de considérer cette civilisationcomme non avenue car elle a laissé d'elle-même uneimage dans une sorte d'écriture pittoresque, une si-gnature, dirai-je, et un paraphe, dans un type fami-lier d'ornementation dont l'étude nous révélera quelfut en art son tempérament.- Qu'est-ce que l'ornement barbare? Par le mot bar-bare, j'entends désigner collectivement tous les peuplesen grande partie d'origine germanique qui sont passéssur le territoire gaulois du HP an Xe siècle. Vous entrouverez la longue énumération dans les livres d'his-toire générale. Ces peuples ont entre eux des liens deparenté et des points de ressemblance assez nombreuxpour que je puisse les comprendre provisoirementdans la même famille et confondre leurs cultures res-pectives dans la même définition.

Je vous expliquerai ce que fut l'ornement barbarepar la production de plusieurs milliers de types dont,vous saisirez rapidement le sentiment général. Cequi domine dans la conception de ces ornefrients, c'esta fantaisie, c'est le fantastique, c'est le déborde-

ment d'une imagination en délire, c'est l'évocation deformes monstrueuses, c'est le tissage de fils enchevêtréset la formation de noeuds inextricables, c'est la combi-naison de lignes ondulées, tournoyantes, répétéesl'infini, qui, en quelque sorte, attire doucement, au

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LES ORIGINES DE L'ART GOTHIQUE.

fond d'un abime aux perspectives indéterminées, lapensée attachée à leur poursuite, qui enivre cettepensée et l'endort enfin dansun rêve, apr'es l'avoirlongtemps bercée. Pour bien décrire l'expression del'ornementation barbare , il faudrait emprunter laplume d'un buveur de haschisch ou le pinceau d'unfumeur d'opium (I).

L'originalité et la personnalité du style d'ornementbarbare ont été discutées. Mais j'incline à penser queLet art des fibules, des instruments familiers, cet artpopulaire et essentiellement intime, n'est pas dû exclu-sivement à une communication de l'art antique étroi-tement considéré dans sa physionomie classique des.deux derniers siècles avant Jésus-Christ. Plutôt qued'étre une industrie apprise et tardivement empruntéepar les barbares, au moment du premier contact desinvasions, je suppose et je pressens que ce devait être.chez eux un art de race, un lointain héritage de famille.La décoration industrielle des barbares, perfectionnéecomme elle l'était aux VII , et VIIP siècles, devait déjècompter plusieurs siècles de tradition nationale quandelle fut mise en rapports avec la décadence latine. Ilsemble qu'elle obéit à un sentiment spontané, instinctif,dicté par la loi d'un tempérament ethnographique.L'analyse que j'en ferai vous expliquera combien elleest profondément orientale. Le doute ne pourra sub-sister que sur l'époque, sur la voie et sur le mode dela transmission.

Je me refuse donc provisoirement à ne voir dans lestylede la décoration barbare que la simple émana-

1) Cr- W. Lubkc , Esai d'histoire de lut , trad. (r., L. I,p293.

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LES ORIGINES 1)5 LAItT GOTHIQUE, 43

Lion d'un élément gréco-romain dégénéré. Sur laprimitive source gréco-orientale , je serai d'accordavec tout le monde. Je trouve là certaines analogiesavec l'art persan et syriaque, avec l'art de t'époquesassa-nide. Je remonterai méme beaucoup plus loin, jusqu'àla manifestation des monuments de l'époque des necropoles mycéniennes. C'est à mes yeux un symptômede l'art universel indo-européen en rapports avec sessources primitives, par un contact direct, tout aumoins assez immédiat et se référant à des époquesfort reculées.

D'ailleurs, quelle qu'ait été l'origine toute premièredu style des entrelacs et des spirales, je pose en faitdémontré et indiscutable que ce style revêtait, du VD auIX° siècle, dans ]'industrie des peuples germaniques,un véritable caractère de personnalité. Je pense qu'ildoit être considéré comme l'expression d'un sentimentassez longtemps ressenti par ces peuples pour êtredéclaré une propriété de leur génie propre et un destraits distinctifs de leur tempérament intellectuel, àpartir du moment où ils habitent notre sol.

On objectera peut-èlre que je cherche à déterminerle tempérament des nations barbares h l'aide d'uninstrument insuffisant, le goût particulier manifestédans l'ornementation. La valeur de ce moyen d'infor-mation est universellement addiise. c Les formes or-nementales », a dit Dresser, cité récemment et très àpropos par M. Pottier, en août 4890, dans la Gazettedes Beaux-Arts, e les formes ornementales et le sys-1ème décoratif employé par un peuple ont plus d'im-portance que les faits ethnographiques ou les particu-larités d'architecture pour déterminer les relations ettes migrations des races. » Il reste donc bien entendu

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44LES ORIGINES DE L'ART GOTHIQUE.

que les barbares ont possédé un tempérament et uncaractère d'art appréciables.

Vous connaissez, Messieurs, les beaux travaux de nosphilologues français qui retrouvent dans les chansonsde geste des XP. et XIP siècles les traces des épopéesbarbares oubliées et même celles des poésies primitivesremontant aux origines des races germaniques. A leurimitation, j'interrogerai devant vous les monumentsde la sculpture romane, dans lesquels se sont mélangéset fondus tons les éléments de nos diverses inspirationsethnographiques. Je vous y montrerai les débris decertaines conceptions barbares , et entre autres dessouvenirs de la construction en bois.

Nous n'avons pas, sans doute, conservé de monu-ments de l'art architectonique des peuplades septen-trionales, tel que ces peuplades le pratiquaient avantleur contact avec l'art gréco-romain et avec l'artbyzantin. Mais il n'est pas non plus impossible de re-constituer ces monuments par la pensée.

L'existence d'une architecture en bois qui aurait étéla manifestation supérieure de l'art barbare a étéentrevue pour la première fois par le docteur Rigollot,en 1850, dans ses Recherches historiques sur lespeuples de la race teutonique qui envahirent lesGaules au V' siècle. Je vous lirai plus tard les in-génieuses considérations présentées par le DE Ri-gollot, -dont voici un court extrait Les Teutons,dit le D E Rigollot, n'avaient peut-être jamais, avantleur entrée dans les Gaules et leur conversionau christianisme, bâti de monuments qu'on pûtcomparer même à une modeste chapelle. Les pre-mières églises qu'ils construisirent étaient en bois,ainsi il serait impossible de reconnaître , même

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LES ORIGINES DE L'ART GOTHIQUE.

dans nos vieilles constructions, rien qui, quant auxformesarchitectoniques, dût leur être attribué maiil n'en est pas de même des ornements, des mouluresque de simples tailleurs de pierre, des ouvriers igno-rants, mais habitués à de certaines formes, essayèrentd'ajouter aux archivoltes des arcades et aux tympansdes portes et des fenêtres. Or, toutes ces dispositions,étrangères au goût des anciens, sont évidemment uneimportation des races teutonnes. Ce sont, comme surnosboucles de ceinture, des imbrications, des mouluresà compartiments, des nattes, des rubans, des entrelacs.Cc sont des brisures, des cannelures, des losanges, desgaufruresdes chevrons, des tores brisés; givrés, che-vronnés, rompus, etc., etc., tous produits d'ùne indus-trie également pauvre

et barbare.

Les grossières figures d'hommes ou d'animaux quisont sculptées aux corbeaux ou modillons, aux chapi-teaux des colonnes, semblent être également la conti-nuation des informes essais tentés aussi pour représen-ter les mêmes objets sur les ustensiles des Teutons.

De même, entre les instincts primitifs , ethnogra-phiques, des barbares et les sources romanes immé-diates de notre style gothique, l'existence d'un inter-médiaire, à savoir une architecture et une sculpture debois, & été une pensée très fine et très délicate qui ahanté l'esprit de Ruprieh-Rohert. Le très regrettéinspecteur général de la Commission des Monumentshistoriqumis est revenu sur ce sujet dans diverschapitres de son grand ouvrage de l'Ai'c/mileeiure Nor-mande. Sa rare sensibilité en face des oeuvres d'artlui avait fait comprendre tout ce que la constructionet la décoration romane trahissaient de réminiscenceset de principes empruntés à la charpenterie et it la

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46I.flS ORIGINES DE l'ART GOThIQUE.

menuiserie. A cet égard, il s'est appliqué à arracherà l'expression , esthétique du style roman quelques-unsdes secrets de la vie antérieure de celui-ci, pendantune 'dc ses évolutions préparatoires et pendant sonincarnation barbare. A. Ruprich-Robert reviendraprincipalement l'honneur d'avoir retrouvé et rendupalpable une des sources de nos inspirations décora-tives et d'avoir constaté le résultat des influences scan-dinaves à la fois septentrionales et asiatiques ('1).Viollet-le-Duc, d'autre part, n'était pas resté indifférentaux témoignages de ce lointain commerce avec lesraces du Nord', cl lui aussi, il avait signalé quelques-unes des suggestions que l'atavisme avait déposéesdans le cerveau de l'art gothique.

11 y n beaucoup à faire dans cet ordre d'idées: Sansespérer vous dire le dernier mot de la question, je re-prendrai devant vous l'examen du problème. Vousentreverrez l'ensemble des formes architectoniques etsculpturales qui, sous l'influence des civilisations duNord, à l'insu de la discipline éducatrice de l'art by-zantin, se sont glissées dans le vocabulaire de la languepittoresque occidentale, et ont, eu quelque' sorte, éla-boié et amené à pied d'oeuvre certains démentsgraphiques dont l'École romane devait se servir et dontnous, les modernes, nous avons si largement profité.Nous nous demanderons d'où proviennent certainesde ces silhouettes de pierre qui rappellent et supposent,par l'expression et la direction de leurs lignes, un

(1) Pour nous résumer ".a'ançait Ruprieb-Robert. enlSSF, dans la Gazette archéologique, p. 298. nous dirons que Ionpeut, à l'époque romane, constater deux courants l'un det'Orient vers L'occident et l'autre du Nord ail Sud, .

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LES ORIGINES DE L'ART GOTHIQUE. 47

prototype et un modèle de bois. Nons nous poseronsla question qui, à propos de la construction antiqueet sur certains rapports originels de celle-ci avec unédifice de charpenterie, n été si bien résolue par quel-ques maîtres de l'archéologie classique.

Enfin, entrant dans le domaine des faits historiquespurs, nous vous montrerons que les pressentiments etles révélations de la critique et de l'archéologie setrouvent justifiés par l'interprétation des textes. Elle apositivement existé cette architecture et cette sculpturede bois quejusqu'ici nous pouvions seulement entrevoirà travers la transparence de ses copies en pierre. Eneffet, si le Christianisme apporta partout avec lui laforme de son culte et s'il est naturel de retrouverpartout, dans la construction et la décoration de lapremière heure, le même sentiment (l'aspect et l'em-ploi des mêmes procédés, de tout point semblablesaux aspects et aux procédés des constructions du lieud'origine de cette foi; si cc premier état dura, dans leNord au moisis jusqu'à la fin du Vio siècle, du moins,quand la foi chrétienne se fut implantée définitivementchez les races septentrionales, avec son premier ba-gage plus ou moins latin ou gréco-latin, elle provoquasur le terrain nouveau où elle s'épanouissait une ma-nifestation personnelle des arts pénétrés par elle. Ellereçut postérieurement de ces arts locaux et respective-ment nationaux un hommage spontané. Cet hommage,chez les peuples septentrionaux, chez les Irlandais,chez les Anglo-Saxons, chz les Normands et les Scan-dinaves, peut-être même chez les Francs , a été lanaissance d'une architecture et d'une sculpture reli-gieuses dont tous les éléments étaient einpi'untés àl'industrie du bois,

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48LES ORIGINES DE L'ART GOTHIQUE.

Les Irlandais, les Anglo-Saxons et leurs congénèresbarbares, dans ce brusque et merveilleux épanouisse-ment de la civilisation britannique, n'ont pas seulementporté de l'ue des Saints sur le continenties lumières dela science, l'éclat des lettres et la flamme communica-tive de l'esprit monastique (1). Ils ont encore propagéau dehors, avec leur sentiment particulier de la déco- -ration des manuscrits, l'architecture et la sculpture dubois, qui étaient imprégnées des mêmes principes dedécoration.

Au temps où fut rédigée la première histoire del'Angleterre, Historia eccicsias(ica gentis Anglorum,c'est-à-dire dans le premier tiers du VIII' siècle, il yavait déjà des églises et des monastères construits enbois. Ces édifices étaient regardés comme l'inventiondes Scots (Scoti), c'est-à-dire de 'peuplades habitant,de mémoire d'homme , la Grande-Bretagne, oucomme celle des peuples qui avaient pénétré etenvahi cette île. Le « vénérable u Bède en parledans son Histoire (). On appelait ce procédé nou

(I) C' de Montalembert, Les Moines d'Occident; E. Lavisse,Études sur l'Histoire d'Allemagne (Revue des Deux-Mondes, 15

mars 1886, p. 892 et suivantes).(2) q Icterea Aidano episcopo de bac vité sublato, Fnan pro

itlo radum episcopatus n Scotis ordinatus ac missus acceperatqui in insuha Liadisfornensi fecit ecclesiain episcopali secte con-gruam: quanti tamea 'flore Scotorum, non de lapide, soU de ro-bore secto totam composait nique arundine texit: qoam tem-pore frequenti reverendissimvs archiepiscopus Thebdorus inhonerem beati Petri apostoli dedicavit. Sed episcopus loci iltiusEadbert, ablata arundine, plumi laminis earn totam,hoc est ettestera et ipsos qaoque parietes ejus, cooperire curavit o (HIs-

tenu eccleslastica gerctis Angtiœ, Tib. 111, tit. xxv).

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LES ORIGINES DE L'ART. GOTHIQUE. 49

veau d'architecture opus scoticum, more Scotorum.Les monuments qui en émanaient étaient bâtis enchêne menuisé (de vo bore sccto) et couverts de ro-seaux (arundine) en attendant une protection plusefficace contre les intempéries. Cependant, pour avoirété composé d'éléments fragiles, ces édifices ne doiventpas être dédaignés par l'histoire. L'honneur qu'ilseurent d'abriter ic siège épiscopal et d'être de véri-tables cathédrales nous prouve qu'ils surent s'élever,dés leur origine, à la dignité d'une oeuvre d'art. Lecontinent les connut, et notamment la Normandie (1),dès les temps carolingiens. Leur mode se répandit surl'Europe avec l'influence des moines irlandais et anglo-saxons. La transmission directe et ininterrompue deleurs procédés peut se démontrer jusqu'à l'époqueromane. On en remarque une interprétation et uneimage sur la tapisserie de Bayeux. Enfin, cette archi-tecture particulière n'a pas cessé de fleurir dans l'ex-trême Nord, où quelques-uns de ses caractères primitifsont survécu jusqu'à nos jours (2).

Peut-être, alors, penserez-vous avec moi que cer-taines tendances de l'art gothique contenues en germesdans te style roman trouvent une explication dans lepassé héréditaire de peuplades ayant longtemps habitéle Nord, après être parties de l'Orient. J'estime, entout cas, qu'il y a lieu de tenir grand compte de la

(1) Voyez Ruprich-Robert, L'Architecture normande, (Gazetteorchéologique,488, p297). La cathédrale de Séez(Orne),brêiéean 878, était une construction de bois. Leméune auteur cite deséglises en bois, élevées en Angleterre au Vii' siècle.

(2) Ruprich-Robert, Avchitectwre normande des XI' et XII'siècles, t. 1, p. 126 à 130 et p. 175 à 485.

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50LES ORIGINES DE L'ART GOTHIQUE.

longue et obscure incubation barbare qui a précédél'éclosion de l'école romane. Le rejeton prédestiné, lafleur de cette tige d'élection, l'art gothique en un mot,lui doit une part très appréciable de sa couleur et deson originalité.

VI.

Examinons enfin le coefficient arabe, c'est-à-dire ledernier souffle encore oriental qui est venu animer etinspirer quelquefois la civilisation déjk si complexe del'Occident. Étudier, d'ailleurs, ce coefficient arabe,c'est compléter l'étude du coefficient byzantin ou néo-grec en suivant celui-ci à partir du moment où, aprèsavoir rejeté une , partie du bagage classique gréco-romain, il entra dans une voie spéciale, quand lesseuls principes orientaux de transmission méridionaleprirent chez lui de plus en plus d'importance.

Le premier érudit qui, par la méthode comparativeet avec une merveilleuse sagacité, ait voulu élargir lecercle de l'enquète scientifique sur les origines de nosarts nalionaux est Adrien de Longpérier. Esprit génialentre tous, il avait eu le bonheur d'échapper dès sonenfance aux idées convenues et à la pédagogie clas-sique et officielle de son temps. Helléniste, latiniste,épigraphiste, numismate et paléograph'e irréprochable;Longpéi-ier, sa loupe légendaire à la main, prétenditâtre avant tout un archéologue, estimant et prouvantpar son exemple que cette qualité, jointe au sentimentde l'art, suffisait k faire un impeccable historien auxvues multiples et perçantes, Il débuta précisémentdans sa carrière par revendiquer, en s'appuyant surdes preuves matérielles, la part légitime. d'inspiration

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LES ORIGINES DE L'ART GOTHIOUE. M

revenant à l'Orient rnusulmah, à l'art oriental detransmission méridionale, dans la composition de notreart occidental.

M. de Lonpérier a tenté, cette oeuvre de 1842 à1846. Le moment n'était cependant pas propice. Aunom de la critique scientifique et d'un patriotisme maléclairé, une théorie très puissante de protectionismeexagèreprétendait alors fermer l'histoire de l'artfrançais à toute doctrine d'importation et de pénétra-tion. Défense était faite de construire un système d'ori-gine historique sur d'autres bases que les ruines gallo-romaines; interdiction de regarder au-delà des limitesdonnées à la Gaule par les Romains. Comme consigneet comme programme tirer Notre-Dame de Paris dela Maison carrée de Nimesou du temple d'Auguste etLivie de Vienne; tirer ensuite de Notre-Dame de Parisle palais de la Bourse de taris et l'églie de la Made-leine, en passant, comme état intermédiaire, par lechâteau de Versailles. Le savant, jeune alors, fut exor-cisé et on déclara que u sa doctrine tend à rabaisserl'art national qui ne dut jamais rien qu'au géniefrançais et à • donner une fausse idée de l'influencechrétienne au moyen âge.

« Que dirait-on donc, répondait malicieusement Long-périer en 1346 (j ), si j'osais soutenir que la monnaied'or et d'argent du roi saint Louis dut son grand mo-dule, qui la rend, si remarquable, à l'imitation desespèces arabes, lesquelles avaient emprunté leurs di-mensions aux drachmes des Sassanides; en sorte quece sont des adorateurs du feu, des sectateurs d'Or-inouzd qui ont fourni au bienheureux fils de Blanche

(t) Revue archéologique, 1816, 1. III. p. 409.

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52LES ORIGINES DE L'ART GOTHIOGE

de Castille et à toute l'Europe chrétienne des XIII o etXIV O siècles la forme de leur monnaie? « II m'a tou-jours paru difficile, ajoutait-il (I), d'étudier convena-blement les monuments du moyen âge, indépendammentde ceux des époques antérieures, et presque impossiblede comprendre intimement les produits de l'art euro-péen, sans avoir préalablement acquis des notionsassez étendues sur les arts de tous les pays. Les limitesétroites dans lesquelles semblent vouloir se confinerquelques écrivains, qui ont fait du moyen âge françaisle sujet de leurs travaux, ont été un obstacle au progrèsde la juste appréciation d'un grand nombre de typesPL de détails qui s'expliqueront aisément, dès qu'onvoudra leur appliquer quelques notions généralesd'art, d'histoire et de philologie. »

fil. de Longpérier avait mille fois raison. L'Histoire utrop ménagé l'orgueil de Rome, avec lequel nous avonseu le tort d'identifier notre propre orgueil national.Rome n connu toutes les extrémités de la fortune; ellen'a pas toujours dominé; sa puissance n subi deséclipses, et, pour la part qui nous est échue dans sonhéritage, nous n'avons pas le droit de méconnaîtrecertains legs très appréciables venus d'ailleurs.

Quand l'extrême Occident de l'Europe fut pris àrevers et envahi le long de la rive inférieure du bassinméditerranéen par la civilisation de l'Islam, il ne restapas grande place au soleil pour que ce qui subsistaitencore, en fait d'art, de la semence gréco-romaine pûtcontinuer à s'épanouir. Que le flot anglo-saxon et nor-mand résumant les forces de l'invasion septentrionalese mâle au flot arabe, que ces deux grands courants

(I) Revue archéologique, 1848, t. II, P. 698.

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LES ORIGINES DE L'ART GOTHIQUE. 53

s'unissent; et, chez nous, l'influence séculairement di-rectrice d'Athènes païenne et de Borne ne sera plusqu'un nom, un souvenir, une légende comme celle descontrées et des villes disparues sous la mer.

Que les ennemis du nom romain se donnent la main,e Borne, sa tradition d'hégémonie, ses espérances dedomination universelle, tout cela va disparaitre. homeva devenir la Jérusalein du Nouveau Testament. Cepeuple de conquérants militaires et d'envahisseursmoraux ne sera plus représenté que par une raced'exilés, dispersés dans le monde et noyés dans le mi-lieu barbare. A ce moment, c'en eût été fait à toutjamais de la vieille culture classique, de l'oppressionmorale latine, si les évènements religieux et poli-tiques n'avaient amené la France, ou, pour parler plusexactement, l'empereur des Francs à se faire, dansune certaine mesure, le champion déterminé de la sur-vivance de la civilisation gréco-romaine, c'est-à-dire del'art byzantin, romain encore et seulement par le nomcl par le lien religieux.

Ce fut alors que les progrès rapides de l'Islamismèeffrayèrent l'Occident. Races anciennes, races nou-velles, les peuples se serrèrent en présence du danger-et formèrent bataillon carré. L'hostilité instinctive duNord contre le Midi changea d'objectif. L'ennemi hé-réditaire, l'ennemi de race, ce ne fut plus l'Italien etle Romain, ce fut l'Arabe. Désormais le Romain, l'ita-lien travesti déjà en Byzantin, devint l'allié. LeBarbare, le Franc, commença à se laisser appelerRoumi par l'Arabe, sans que ce nom l'offensât plusqu'il ne nous offense aujourd'hui en Algérie. Ce fut lapremière inauguration de la dangereuse croyance àune prétendue solidarité latine. Le véritable ennemi

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54LES ORIGINES flE L'ART GOTHIQUE.

public, c'était le Sémite, 'e Sarrazin, le Musulman, Lahaine religieuse se confond avec la haine ethnique.Avant tout, sus à Mahomet! L'Europe, presque toutechrétienne ou it la veille de l'être -complètement, neconnait plus qu'un paganisme: le Mahométisme. 'foutenotre épopée française, toute la littérature de notrehaut moyen âge conserve la trace de ce sentiment po-pulaire. Tout naîtra chez nous de cette pensée : l'élanprochain des croisades, la situation de la Franco à latête des races germaniques, sa prépondérance enOrient, l'opinion que la Fiance est le champion, dudroit, le soldat de la Pi'ovidenee et le bras séculier dela papauté. L'instinct populaire ne s'y est pas trompé:Faisant bon marché de l'exactitude historique, il abravement mené Charlemagne à la croisade, parceque c'est Charlemagne, parce que ce sont ses prédé-cesseurs immédiats qui avaient moralement et efîecti,vement commencé la grande oeuvre de résistance duNord à la pénétration du Midi. L'Occident avait étésauvé à tous les points de vue par le ressort du tem-pérament septentrional. La Latinité en profita et netardera pas, dès les premiers temps romans, à conspi-rer dans la sphère de l'art contre son sauveur. C'étaitdéjà sa destinée.

Mais cette hostilité de foi, cette divergence de prin-cipes moraux qui divisaient Chrétiens et Musulmans,n'empêchèrent pas, entre les deux races, là commuai-cation de certains principes d'art. Elles avaient, eneffet, puisé toutes les deux aux mêmes sources orien-tales elles étaient indépendantes de la traditionclassique latine pour une part considérable, et, dànsleur course à.peu près parallèle, elles pouvaient quel-quefois s'entrecroiser respectivement pendant certaines

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LES ORIGINES DE L'ART GOTHIQUE. 55

périodes de leur développement personnel. Les pointsde contact sont faciles à signaler.

On donne assez improprement, dit Viollet-le-Puc (1),le nom d'ogive à la figure formée par deux arcs decercle se coupant suivant un angle quelconque. Cen'est guère qu'au Vi e siècle que nous voyons poindrel'ogive sur les bords de la Méditerranée, en Égypte, auCaire, et là elle apparaît déjà comme le résultat d'uncalcul. C'est suivant ces méthodes que procédèrent 'esarchitectes d'Alexandrie, dès le Vil , siècle de notre èreet que procéda l'école des Nestoriens, qui s'éleva bien-tôt à un degré remarquable de splendeur chez lesPeuples d'Orient, pères de arehiieeture à laquelle ondonna le nom d'arabe. Il était réservé aux architectesdu Nord de la France de s'emparer de l'arc brisé etd'en faire le point de départ d'une structure neuve,d'un art original. Les Clunisiens qui, dès le XI° siècle,étaient maîtres en l'art de bâtir et qui avaient forméune école d'architecl.ure déjà brillante, furent les pre-miers qui surent appliquer l'ogive à la constructionnon seulement des arcs, mais des voùtes. En' relationsconstantes avec l'Orient ils en rapportèrent l'arcbrisé; mais ce ne fut que sur le sol français que cet arcdétermina une révolution dans l'art de la construc-tion, . -

L'origine orientale de l'arc brisé a été égalementacceptée par Jules Quicherat. « Il est démontré au-jourd'hui, lit-on dans les Mélanges d'archéologie, quele cintre brisé eut ses premières applications dans l'ar-chitecture des Perses, et cela, dès le temps des Ai'sa-cides; qu'il lut longtemps pratiqué dans la Haute-Asie,

(I) .Dictonnai,'c 'aisonnÔ d'architecture, t. VI, p. 421 à 425.

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LES ORIGINES DE L'ART GOTHIQUE.

sans que les Romains ni les Grecs, qui en eurentconnaissance, jugeassent à propos de se l'approprier;que les Arabes le transportèrent en Afrique et enEspagne; enfin que les Chrétiens occidentaux eurentrecours dès leurs premiers essais d'églises voûtées; qu'ilfut adopté plutôt comme pis-aller que comme uneforme à laquelle on trouvât de l'agrément. Les yeux.s'y habituèrent peu à peu par l'usage. »

Le cintre en fer à cheval, dont la formule est celledu plein cintre outrepassé, était aussi regardé commede provenance arabe par Jules Quicherat. « Il n'y a,dit-il, que la vue des monuments arabes qui ait pusuggérer cette forme de cintre. Qu'elle ait été importéedOrient ou de l'Espagne, cc fut certainement avantl'époque des Croisades. Son emploi dans l'architectureromane ne descend pas en deçà de l'an 1100, » L'arcen fer à cheval, ajoute l'éditeur de cette partie desMélanges d'archéologie, N. Il. de Lasteyrie, a dûétre fort employé à l'époque carolingienne, si on enjuge par les miniatures de cette époque qui en four-nissent de nombreux exemples. On en voit d'assezaccusés dans l'église de Germigny-les-Prés, dontl'attri-hution au commencement du IX' siècle est indiscu-table. Je produirai devant vous de très nombreuxspécimens de l'arc en fer à cheval dans le domaine deJ'architecture et dans celui de la décoration.

« Le cintre tréflé, dit encore Jules Quicherat, com-binaison de trois segments de cercles produisant lafigure d'un trèfle, est une fantaisie d'origine orientale,mais qui, au contraire de certaines combinaisons préeédentes, ne parut pas chez nous avant le XII' siècle.

Je prouverai encore la communication qui s'établitentre l'art occidental et l'art arabe par l'importation

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LES ORIGINES DE L'ART GOTHIQUE. 57

de nombreux objets mobiliers peints et sculptés, deprovenance orientale, qui existent aujourd'hui cheznous et sont ou ont été conservés, de temps i,nmémo-rial, dans les plus vénérés des trésors d'églises. Je faisallusion k des miniatures, k des manuscrits, à desflambeaux 'et bassins de cuivre, k de petits meubles etustensiles décoratifs, a des griffons de bronze, à descristaux de roche, à des verreries. à des ivoires, à despièces d'armure, k des étoffes. Cette importation con-sidérable, énorme déjà en elle-même, fut multipliée enoutre, pendant tout le moyen âge, par la contrefaçonsicilienne et vénitienne.

Les chansons de geste parlent continuellementd'objets d'art et de piècesd'armes qu'elles désignentcomme des oeuvres orientales, sous le nom fabuleuxd'oeuvre de Salonzon (1). C'était le produit du travail

arabe. - -L'intérieur de la maison scigneiriale, au moyen âge,

le atho?ne du chevalier, eut certainement une véritablecouleur orientale qui dut influer, dans une certainemesure, sur In direction de l'art tout entier. Cette in-déniable transmission, je vous la démontrerai jusqu'àl'évidence en vous faisant constater l'existence decopies plus ou moins adroites, plus ou moins Cons-cientes, d :inscriptions confiques et de formules gra-phiques arabes, exécutées par des artistes occidentaux

(t) Cette expression servait à désigner un objet exécuté avecune grande habileté, sans spécifier ut' mode particulier de tra-vail et sans acception de matière; car, pour l'Europe du moyenâge, comme pour l'Orient, Salomon était devenu le type de lasapience. 11 faut lire la-dessus un très remarquable article deM. de Lougpérier, intitulé Vase arabe-sicilien de l'oeuvre Sa-lemou (Revue archéologique, 1865, t. XII, p. 356 et suivantes).

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58LES ORIaTNES DE L'ART GOTHIQUE.

sur des monuments de notre art national, même dansdes églises (t), aussi bien -que sur les produits del'industrie française, notamment sur ceux de l'émail-lerie. -

Nous examinerons s'il n'y & pas lieu de tenir comptede l'occupation partielle et temporaire des Arabes surcertaines parties du territoire de la France, surtout enLanguedoc et en Pros-once, et si ce séjour n'a pasdonné lieu à quelque chose de plus positif que lelégendes recueillies par la poésie épique.

Enfin, nous nous garderons d'oublier de signalerles nombreuses ambassades, les relations directes etrégulières qui existèrent entre les princes arabes et lesrois de France et dont les chroniqueurs nous ont con-erv6 le souvenir. Éginhard n donné la liste de quel-

ques-uns des présents offerts à Charlemagne par lekhalife liaroun-Erj'acliid. Les envois ne consistaientpas seulement en hôtes curieuses, en éléphants et enhorloges. L'art oriental put nous pénétrer directementet authentiquement par cette voie. Un Koran, écrit enlettres coufiques, conservé actuellement à la Biblio-thèque Nationale sous le ri a 399 du fonds arabe, était re-gardé autrefois comme ayant figuré parmi les cadeauxreçuspar Charlemagne. Le fait est probablement erroné,ainsi que le laisse supposer le dernier auteur du cata-logue. Il n'en constitue pas moins, parmi nous, lapreuve de l'existence d'un vague sentiment de certainsrapports internationaux qui se nouèrent sur le terrainde l'art, entre chrétiens et musulmans, pendant le

(1) Ce (ait a été relevé par \'iouet-je Due, notamment dans leDictionnaire raisonné d'architecture, t. VIII. p. 198. Cf. aussiGailhabaud, L'zrc/,itectu,-o du Vo ait XVIII' siècle; t. Il.

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LES ORIGINES DE L'ART Go'rulQuE.

haut moyen à.-e. Quelques pièces d'ivoire de travailhindou, conservées chez nous de temps immémorial,et dont l'une appartient actuellement au cabinet demédailles de la môme bibliothèque, ontiégendaïrementla même provenance, sans que la science ait confirméou infirmé définitivement l'opinion reçue sur leur moded'acquisition. Je vous montrerai, d'autre part, qu'unedes mosaïques de l'église de Germigny-les-Prés estla copie d'une miniature persane. Enfin, je vous feraiconstater que plusieurs des éléments de la décora-tién romane préexistaient et coexistaient dans l'or-nement de certains manuscrits syriaques et coptesantérieurs à l'an 1000.

Telles sont les sources diverses où vinrent puiser lescréateurs du style roman.-

Qu'on n'essaie pas, à propos dc • ce qui précède, deme mettre en contradiction avec l'admirable savantqui a si bien démontré comment, à l'époque romane,les simples besoins de la construction religieuse ontconduit peu à peu l'Occident vers le style pratiquépartout pendantcinq cents ans. Les (jeux opinions sontabsolument conciliables. Constater la précoce directionmorale et inlelleetnelle du monde chrétien dans unsens déterminé, sa prédestination en quelque sorte, cen'est pas nier le mérite des ouvriers qui successive-ment , dans leur pleine initiative, ont apporté leurpart de collaboration h l'oeuvre générale.

Les Romans, ainsi que Fa très bien démontré JulesQuicherat, ont, à l'aide d'éléments anciens, créé entoute liberté un style nouveau dont l'expression suprûme n été l'art gothique. Ce n'est pas contredire cettevérité que d'établir qu'il en devait étre ainsi de toutes

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60LES OBIGINES DE L'ART GOTHIQUE.

manières et que des antécédents généalogiques et.descauses historiques avaient tic longue main préparé lerésultat final.

On doit comprendre maintenant que la source mul-tiple du style roman, que le point de départ de notrepremier grand art national est profondément com-plexe. Nous nous sommes complu trop longtemps àétendre, sur nos origines familiales, un voile qu'il fautenfin soulever. Plusieurs de ces éléments d'art décritsprécédemment plusieurs de ces instincts que nous re-foulons et que nous avons cherché à étouffer par troiscents ans de pédagogie exclusive, font pourtant bienpartie, commue vous l'avez vu, de notre tempéramentethnographique. Nous les tenons de nos ancêtres et nondes moindres, de ceux qui nous ont donné leur nom,qui ont fondé notre unité nationale, non pas dans laservitude comme au temps gallo-romains (1), maisdans la liberté,, qui ont jeté les fondements de notredroit publie et posé- ]es bases du majestueux dévelop-pement de notre histoire. Renier ces principes et cesinstincts de race serait manquer de courage. Il a étéimprudent et dangereux de lés ihécbnnaitre. C'est uneimpiété et un acte d'ingratitude de les combattre.

Il y a des langues latines. Mais y a-t-il aussi actuel-lainent, en ethnographie, des nations latines? Au pointde vue de l'art, c'était la grande erreur de l'enseigne-,ment des siècles passés de croire à l'existence d'unecertaine famille latine idéale, et aux liens de fraternité

(1) Sur le sentiment étrange qui, pendant la période gallo-romaine, tendait à constituer, clans un certain milieu aristocra-tique, une patrie latine au détriment de la patrie celtique,voyez les Études sur L'Iiistofre de l'Allemagne, de M. E. Lavisse,dans la Revue des L'eus-Mondes, n' du 15 juillet I885, p. 404.

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LES ORIGINES 0E L'ART GOTHIQUE. 61

qui unissait toutes ses branches. Avant l'invasion desBarbares, il n'y avait pas de race latine en dehors del'Italie. Depuis l'invasion des Barbares, il n'y a plus,même en halle, de race latine pure, et c'était le mo-ment où se formait la race française et où se différen-ciaient les nationalités. Nous avons trop oublié, etpendant trop longtemps, que le monde a été modifié àla fois en morale par le Christianisme, et, en fait, parl'introduction dans l'Occident des peuples nouveaux etdes civilisations septentrionales. De toutes les chaînesforgées par Rame pour maintenir la cohésion de sonempire, une seule a survécu d'abord à la disparition decet empire, c'est la communauté originelle de troislangues occidentales.

Continuons à parler notre dialecte latin. C'est unhommage suffisant rendu aux maîtres temporaires quinous l'ont imposé. Mais n'oublions pas que notreesprit, comme les monuments de l'art le prouvent su-rabondamment, était, à partir du VP siècle, demeuréréfractaire au joug latin. M. G. Paris a eu bien raison,à propos de la Gaule, de déclarer que malheureuse-ment o pour un peuple changer de langue; c'est presquechanger d'âme. » Sachons garder cependant ce quinous reste de cette âme nationale primitive. Sachonssur ce point rester ou redevenir celtes et français. Sau-verions-nous que nous avons été aussi grands quejamais à l'époque où nous avons pratiqué ic stylecommun aux races septentrionales, cc style françaispar excellence, que les peuples méridionaux ont cruflétrir du nom de gothique.

Voisine, danè quelques-unes de ses inspirations, dela grande âme grecque des temps primitifs et de l'é-poque homérique; inspirée et éclairée par la Grèce

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62LES ORIGINES DE L'ART GOTHIQUE.

chrétienne; devenue française par ses contacts et sesalliances avec l'âme consanguine de ses soeurs barbares;retrempée, après la première pénétration latine, par denouveaux afflux de l'esprit indo-germanique, l'âmeceltique retrouvera ses hiles. Les partisans de la cul-ture exclusivement latine et méridionale la croyaientmorte. Non, Messieurs, elle est immortelle et n'étaitqu'endormie. Ce sera l'honneur du XIX° siècle del'avoir réveillée.

Cern. - lmp. 1-lenri DELESQ!]ES, rue Froide, 2 et ,•