Les notions de consommation élargie - epsilon.insee.fr · ménages actuellement retenue en...

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Monsieur André Vanoli Les notions de consommation élargie In: Economie et statistique, N°100, Mai 1978. pp. 55-63. Citer ce document / Cite this document : Vanoli André. Les notions de consommation élargie. In: Economie et statistique, N°100, Mai 1978. pp. 55-63. doi : 10.3406/estat.1978.3059 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/estat_0336-1454_1978_num_100_1_3059

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Monsieur André Vanoli

Les notions de consommation élargieIn: Economie et statistique, N°100, Mai 1978. pp. 55-63.

Citer ce document / Cite this document :

Vanoli André. Les notions de consommation élargie. In: Economie et statistique, N°100, Mai 1978. pp. 55-63.

doi : 10.3406/estat.1978.3059

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/estat_0336-1454_1978_num_100_1_3059

RésuméQu'entend-on par consommation élargie? Deux grands types d'approches peuvent être distingués, quise recoupent partiellement d'ailleurs : d'une part l'élargissement, en termes de biens et services, duchamp de la consommation, notamment au domaine des activités non marchandes monétaires ou nonmonétaires — telles que le travail ménager et le temps de loisirs — , d'autre part les tentatives pourmesurer le bien-être. L'article présenté ici, après avoir rappelé la définition de fa consommation desménages actuellement retenue en comptabilité nationale, décrit rapidement les différents travauxexistants sur la consommation élargie et en expose les objectifs.

AbstractExtended concepts of consumption - What is understood by « extended consumption »? Two largetypes of approaches are available (they converge in a partial manner, however) : on the one hand, thereis the enlargening, in terms of goods and services, of the field of consumption, notably in the area ofnon-mercantile monetary activities or non-monetary activities (such as that of household work andleisure time); on the other hand, there are the attempts at measuring the well-being of persons. Thearticle, after recalling the definition of the consumption of households actually used in national accountsdescribes the various studies that exist on extended concepts of consumption and presents theirpurposes.

ResumenConceptos para medir un consumo ampliado - ¿Que se entiende por consumo ampliado? Se distinguendos formas de acercamiento que se mezclan parcialmente : por una parte el esparcimiento en términosde bienes y servicios, en el campo del consumo, netamente en las actividades monetarias y nomonetarias fuera del mercado, tales como el trabajo doméstico y el tiempo libre, por otra parte losensayos para medir el bienestar. El presente artículo evoca la definición del consumo del hogaradoptado por la contabilidad nacional y luego describe rápidamente los diferentes trabajos que existendel, acerca consumo ampliado y expone los objetivos.

COMPTES

Les notions

de consommation élargie

par André Vanoli *

Les travaux qui peuvent être fédérés autour du thème de la « consommation élargie » donnent un bon exemple de tentative d'enrichissement des concepts économiques, notamment de ceux qui sont au cœur de la comptabilité nationale. De nombreuses pistes de recherche ont été ouvertes. L'examen qui en est fait montre qu'il faut se garder en la matière des ambitions démesurées, que ni la théorie ni l'information ne peuvent fonder d'une façon suffisamment solide.

La notion de consommation élargie est entendue ici dé façon très large : elle renvoie aussi bien aux recherches effectuées directement sous le chapitre de la « consommation » qu'à celles, entreprises plus tard, qui voudraient mesurer le « bien-être ». Ces deux courants ne manquent d'ailleurs pas de caractéristiques générales communes : le premier, que ce soit dans ses objectifs, ses méthodes ou ses résultats, ne peut échapper totalement à la problématique du bien-être; le second, pour autant qu'il se défende de s'attacher directement à une mesure psychologique du bien-être humain, tente d'apprécier les « flux de biens et de services contribuant au bien-être national » selon une formule de Thomas Juster [28]. Nous laisserons ici de côté les analyses psycho-sociologiques consistant à réinterpréter les consommations en termes de « signes » (de statut notamment) de même que les tentatives de saisie directe de l'état des satisfactions individuelles par voie d'enquêtes d'opinion, et d'intégration, dans l'analyse du bien-être, du problème, crucial pourtant, des inégalités.

Notre examen ne portera donc que sur l'élargissement, en termes de biens et services, du champ de la consommation et sur les problèmes d'évaluation que cela suppose.

Les questions d'évaluation soulèvent, en effet, les principales difficultés théoriques et pratiques, celles-ci devenant d'autant plus grandes que l'on s'éloigne davantage des échanges marchands. Aussi examinerons-nous successivement les possibilités de raffinement de l'analyse marchande, d'élargissement à des activités non marchandes

monétaires, enfin d'appréhension d'éléments non monétaires. Au préalable, et pour fixer les idées, on rappellera la définition de la consommation des ménages actuellement retenue en comptabilité nationale ainsi que les objectifs des travaux sur la consommation élargie passés sous revue.

La consommation des ménages dans la comptabilité nationale

Dans les diverses comptabilités nationales, la notion de consommation couramment retenue est définie de manière assez restrictive. Le système de comptabilité nationale des Nations-Unies (SCN), sans proposer de concept général de consommation, définit d'emblée celle-ci par son contenu : « la consommation finale des ménages comprend les achats de biens neufs, durables et non durables, ainsi que de services, diminués des ventes de biens d'occasion, de rebuts et de déchets, nettes des achats de ces biens » [1]. Le système élargi de comptabilité nationale (SECN) [2], en accord avec le système européen de comptes économiques intégrés (SEC) [3], présente une définition plus sophistiquée : « la consommation finale représente la valeur des biens et services utilisés pour la satisfaction directe des besoins humains, que ceux-ci soient individuels (consommation finale des ménages) ou collectifs (consommation finale de services non marchands par les administrations publiques ou privées); l'ancien système français [4] précisait l'expression « satisfaction directe » par « sans concourir à l'accroissement de la production ».

* On trouvera ci-après le texte légèrement remanié d'une communication faite par M. André Vanoli, chef du département de la Coordination statistique et comptable de I IN SEE, à l'Association française de science économique — colloque de septembre 1976.

Les chiffres indiqués entre crochets [ ] renvoient à la bibliographie, en fin d'article.

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En fait le recours au critère de Vutilisation plutôt qu'à / celui des achats n'entraîne pas de conséquence pratique :

d'une part le SCN n'applique pas de façon rigoureuse la règle de l'achat puisqu'il retient pour certains produits une autoconsommation; d'autre part, tous ces systèmes de comptes assimilent pratiquement utilisation et achat. Cette assimilation est généralement justifiée par des considérations pratiques, ainsi les Méthodes de la base 1959 écrivaient-elles : « la destruction des biens consommés s'opère plus ou moins rapidement, une définition rigoureuse de la consommation au cours d'une période déterminée impliquerait, en théorie, l'évaluation de l'usure des biens durables pendant cette période; pour éviter de sérieuses difficultés d'ordre statistique, la consommation comprend les biens durables acquis au cours de la période analysée par les comptes ».

Le champ de la consommation finale des ménages est donc celui des biens et services marchands, l'achat délimitant de manière générale l'acte de consommer. La consommation et la production marchandes sont cependant conçues de manière extensive puisqu'elles ne se réfèrent pas seulement aux biens et services qui s'échangent effectivement sur le marché, mais aussi aux biens et services susceptibles de s'échanger sur un marché. Ceci conduit à inclure dans la consommation l'autoconsommation, c'est-à-dire l'utilisation, à des fins non productives, par les ménages eux-mêmes qui les ont produits, de biens et services qui s'échangent habituellement sur le marché (il en est ainsi des produits agricoles et des services de logement).

Pourtant, au critère de l'achat est parfois adjoint à titre secondaire celui de l'utilisation, pour affecter aux ménages la consommation de biens ou de services qui ne sont pas achetés par eux ou pour exclure de leur consommation certains biens qu'ils achètent. Ainsi les avantages en nature fournis par les employeurs à leurs salariés et les prestations sociales en nature accordées aux ménages par les administrations publiques et privées sont-ils inclus dans la consommation des ménages, tandis que les achats par les ménages d'outils, de matériel et de vêtements spéciaux nécessaires à leur activité professionnelle n'y figurent pas. Le critère de l'utilisation est également retenu pour une exception très importante au principe de l'assimilation des achats à la consommation : les logements achetés par les ménages n'entrent pas dans leur consommation, mais dans leur formation de capital fixe et ce sont les services rendus par ces logements qui se retrouvent dans la consommation. Notons encore que l'acte d'achat n'apparaît pas toujours de façon claire et si, dans le cas des services d'assurance, on définit conventionnellement une consommation de services comme partie du flux de primes versées, dans le cas des services des institutions de crédit, rien ne figure actuellement dans la consommation des ménages.

Ce rappel montre que la consommation des ménages, avec l'ensemble des conventions qui la définissent dans la comptabilité nationale, ne correspond pas à un concept déterminé de manière tout à fait rigoureuse. Plusieurs logiques s'affrontent, celle de l'échange, celle de l'utilisation effective, celle de l'analyse macro-économique à court terme, voire celle de la commodité d'élaboration des données. La notion retenue représente un compromis, aussi opératoire

que possible, et au total la notion courante de consommation des ménages dans la comptabilité nationale correspond bien à son propos essentiel : « Pour incomplète et équivoque que soit la définition retenue, elle a néanmoins permis de caractériser à la fois la structure de la consommation des différents groupes sociaux et son évolution, et de fonder une recherche des facteurs explicatifs des comportements et du rôle de la consommation dans la formation des équilibres (et des déséquilibres) économiques globaux » [5].

Inversement, elle ne peut satisfaire certains autres objectifs et nombreux sont les réflexions et les travaux qui ont tenté d'imaginer d'autres contenus, que l'expression de « consommation élargie » permet, plus ou moins justement, de fédérer.

Les objectifs des travaux sur la consommation élargie

Les objectifs poursuivis ressortent à trois thèmes principaux, étroitement mêlés : réalisation de comparaisons significatives de divers types, élargissement de possibilités d'analyse des comportements et des choix, appréhension d'une notion plus large de niveau de vie, voire de bien-être.

• En premier lieu, il s'agit de pouvoir effectuer des comparaisons internationales : certains services sont fournis, suivant les pays, selon des arrangements institutionnels et des mécanismes économiques différents; c'est le cas principalement de l'éducation et de la santé, mais aussi du service du logement si l'on compare des pays d'Europe de l'Est à ceux de l'Ouest. Les places respectives du marché et des activités non marchandes des administrations ou des activités sociales des entreprises, du financement par les ménages et du financement collectif, varient; les champs de la consommation des ménages et de la « consommation finale » des administrations sont ainsi plus ou moins larges. Par exemple, en Grande-Bretagne, les dépenses du service national de santé sont comptées dans la consommation des administrations alors que sur le continent, les services analogues entrent dans la consommation des ménages même lorsqu'ils sont remboursés par des organismes de sécurité sociale. On cherchera donc à définir une notion plus stable de consommation des particuliers, au moins pour la comparaison de pays dont les niveaux de développement et les formes techniques d'organisation économique sont voisins.

Comparaison entre catégories de ménages ensuite : l'analyse de la consommation au sens courant permet des comparaisons très intéressantes, mais incomplètes. Il importe de savoir notamment à qui bénéficient les services fournis gratuitement par les administrations ou les entreprises, comme de tenir compte éventuellement des différences de prix existant pour des biens ou services identiques du fait soit d'imperfections du marché, soit d'interventions de la puissance publique; cela permettrait d'une part une meilleure mesure des inégalités sociales, d'autre part une analyse plus complète du processus de redistribution.

Comparaisons dans le temps enfin : à long terme le passage d'activités non monétaires, ménagères par exemple, dans la sphère marchande entraîne sans doute une augmentation de la valeur de la consommation supérieure à celle des biens et services réellement disponibles et utilisés (et inversement pour le passage d'activités marchandes dans la sphère non marchande); à plus court terme, l'assimilation achat = consommation pour les biens durables introduit un décalage entre la consommation et le flux des biens et services effectivement utilisés. On peut chercher à corriger ces biais. • Par ailleurs, on peut vouloir analyser des comportements et éclairer des choix plus larges et chercher à étudier, en termes de demande, les comportements des ménages vis-à- vis de certains services non marchands ou de services marchands à financement collectif prédominant (principalement l'éducation ou la santé). Ceci constitue un complément très utile aux mécanismes de décision collective concernant les activités non marchandes et, plus généralement, pour éclairer les facteurs de développement de la sphère non marchande de l'économie.

On peut également étudier les interrelations entre comportements « marchands » et comportements « non marchands » : effets sur la demande de biens et services marchands induits par la croissance des services non marchands comme dans le cas des dépenses annexes de l'éducation ou, réciproquement, dépenses publiques entraînées par la diffusion de l'automobile, etc. On peut encore, quand des services marchands et des services non marchands de même type sont offerts concurremment, mettre en lumière les choix effectués et leurs motivations. • II peut s'agir enfin d'appréhender une notion plus large de « niveau de vie », voire de « bien-être ». Cet objectif recoupe, dans une large mesure, les deux précédents. L'exposé des motifs est bien connu : la consommation au sens courant du terme ne permet pas de caractériser complètement le niveau de vie, bien que dans le passé, et parfois encore de nos jours, celui-ci — mal défini au demeurant — lui ait été fréquemment assimilé. Elle permet encore moins de mesurer le « bien-être économique », c'est-à-dire l'ensemble des satisfactions (positives ou négatives) ressenties du fait des activités qualifiées d'économiques. L'objectif est alors de rechercher, à partir de la consommation, en l'élargissant et aussi en la restreignant sur certains points, une ou des notions plus proches de la mesure vers laquelle on tend; on vise surtout alors à porter un jugement sur la croissance économique et à éclairer les choix de société.

Cet ensemble d'objectifs donne lieu à des réflexions et à des travaux très divers que nous allons maintenant tenter de passer sous revue.

Le raffinement de l'analyse marchande

• Au lieu d'inclure, dans la consommation, au moment de l'achat, la valeur des biens durables acquis par les ménages, on considérera qu'il s'agit d'une acquisition d'actifs et c'est le montant estimé des services rendus par ces actifs qui sera inscrit en consommation. Cette solution est très généralement proposée. Les méthodes d'évaluation, en revanche, peuvent différer : évaluation pour le montant d'un amortissement économique; estimation, à partir d'un taux d'intérêt « convenable », du revenu imputé au capital ainsi immobilisé; évaluation directe des services en termes de temps économisé (voir par exemple [6]).

• Une homogénéisation des modes de valorisation a été préconisée, principalement pour rendre plus significatives les comparaisons internationales ou entre catégories de ménages. Ainsi l'ONU, pour sa notion de consommation totale de la population, destinée surtout à faciliter les comparaisons entre l'Est et l'Ouest, propose de redresser les valeurs des biens acquis du montant de certaines subventions, en particulier de celles relatives au logement 1 et aux produits pharmaceutiques [7]. Dans le même esprit, on peut évaluer l'autoconsommation par référence aux prix de détail, comme le faisait autrefois la comptabilité nationale française. P. Kende va plus loin : pour son évaluation de la « consommation réelle » des ménages, il substitue une « valeur locative objective 2 » aux loyers effectivements payés par les locataires [6] et préconise en principe pour les autres biens et services, quand les disparités sont considérables en tout cas, un prix unique par type de bien, aussi proche que possible du prix « usuel ».

• Par analogie avec l'achat de vêtements ou d'outils professionnels, il est fréquemment préconisé d'exclure de la consommation les dépenses liées au travail, telles que les dépenses de transport domicile-travail, considérant qu'elles doivent être appréciées comme consommation intermédiaire car elles n'accroîtraient pas le bien-être des individus (voir par exemple Tobin et Nordhaus [8], ou le Net national welfare japonais [9]).

• Les services bancaires, on l'a vu, ne sont pas, suivant les nouveaux systèmes de comptabilité nationale, répartis entre les secteurs économiques utilisateurs du fait des difficultés conceptuelles et pratiques que pose cette répartition. Leur inclusion, pour partie, dans la consommation des ménages a déjà fait et fera à l'avenir l'objet de propositions et de travaux. • Enfin, les choses deviennent plus complexes lorsqu'il s'agit d: 'éliminer des consommations jugées « regrettables ». L'idée est d'exclure de la consommation finale les biens et services qui servent à compenser une dégradation de l'environnement ou qui en sont la conséquence. Plus généralement, il s'agirait de distinguer les vraies consommations finales des fausses ce qui constitue, de toute évidence, une voie à la logique très périlleuse.

A l'intérieur même du domaine de l'échange marchand, on peut tenter de mieux cerner la consommation effective que ne le fait la pratique courante de la comptabilité nationale.

1. Le prix du loyer dans les pays de l'Est est en effet généralement très inférieur au coût économique.

2. Estimation de ce que serait le loyer s'il était < libre » c'est-à- dire non bloqué, non subventionné, etc..

COMPTES 57

L'élargissement aux activités non marchandes monétaires

Les travaux les plus approfondis réalisés dans l'optique de la consommation élargie concernent l'extension de la consommation des ménages aux biens et services qui leur sont fournis gratuitement par d'autres secteurs économiques, en premier lieu par les administrations publiques.

Une première tentative de recommandation internationale a même été déjà effectuée par l'ONU [7] sous le titre, malheureux à notre sens, de « consommation totale de la population ». Elle est reprise dans les analyses complémentaires préconisées par le nouveau système français [2] sous le nom de consommation élargie des ménages : il s'agit pour l'essentiel d'ajouter à la consommation finale des ménages la valeur (aux coûts de production) des services non marchands qui leur sont directement destinés (éducation, santé, culture, sports, action sociale). Les études les plus complètes ont été réalisées en France au CREDOC [10, 11, 12]. De plus, un projet international a été organisé par le Centre européen de coordination, de recherche et de documentation en sciences sociales (CEUCORS), organe du Conseil international des sciences sociales; il couvre la France, l'Italie et la Suisse, ainsi que certains pays de l'Est 8.

Les champs couverts dans ces divers travaux sont voisins. Ils reprennent une partie de la « consommation finale » des administrations publiques et privées du système de comptabilité nationale, partie qui correspond à peu près à ce qui est couramment qualifié de services divisibles. Les critères de distinction des services « divisibles » sont [12] : d'être destinés à des bénéficiaires qui, en principe, pourraient être identifiés, c'est-à-dire individualisés, si les statistiques nécessaires existaient; d'être comparables à des services analogues existant sur le marché. Certains des services divisibles sont habituellement attribués en totalité à la consommation élargie des ménages (l'éducation par exemple), d'autres sont à répartir entre consommation intermédiaire des agents producteurs et consommation finale des ménages (ce pourrait être le cas de l'utilisation des routes notamment). Les travaux actuels se limitent pour des raisons pratiques aux premiers. Il s'agit donc, comme l'indique A. Foulon [12], d'une délimitation « minima » des consommations divisibles bénéficiant aux ménages, qui ne couvrent dans les travaux du CREDOC que les activités suivantes : les services médicaux et de prophylaxie, les services sociaux, l'enseignement et la recherche4 universitaire et postuniversitaire, la culture et l'information, les services sportifs et récréatifs, certains services divers (nettoyage des rues, entretien des parcs et jardins).

Les recommandations de l'ONU et les travaux du CREDOC diffèrent principalement sur un point : l'ONU exclut, des dépenses consacrées aux services retenus, celles qui sont relatives à l'administration générale et à la recherche, tandis que le CREDOC les inclut, partie parce qu'on peut les assimiler dans une certaine mesure aux frais généraux de la production marchande, partie pour des raisons pratiques.

Les travaux ainsi réalisés appellent des développements de l'analyse des services rendus par les administrations qui, par nature, peuvent être utilisés aussi bien par les

ménages que par les autres secteurs économiques, comme on l'a évoqué ci-dessus pour l'utilisation des routes. Le critère de l'affectation ne serait sans doute pas celui du bénéficiaire final; ainsi pour l'éducation, les services sont considérés comme rendus aux ménages bien qu'ils bénéficient évidemment aux agents producteurs par l'intermédiaire de la force de travail. Ce qu'il faut rechercher c'est, dans l'hypothèse où ces services seraient organisés sur une base marchande, qui serait conduit à s'en rendre acquéreur. Bien entendu, ne peuvent que rester en dehors d'une telle répartition les services publics purs par analogie avec les biens publics purs de la théorie économique. Il s'agit de services qui « affectent » toutes les unités économiques sans exclusion ni possibilité de s'y soustraire 5. Par nature fournis sur une base non marchande, ces services sont bien sûr ceux des fonctions régaliennes, les « regrettable necessities » des Anglo-Saxons : administration publique générale, défense, justice et police. Leurs caractéristiques suffisent à les exclure de la consommation élargie des ménages, sans avoir besoin de recourir à des arguments sophistiqués et très contestables (cf [8] et [9]) suivant lesquels ces dépenses ont seulement pour effet de compenser la détérioration de l'environnement international et de l'ordre public.

Autre dimension d'étude, le cas des biens et services fournis gratuitement par les entreprises aux ménages. Il ne semble pas exister pour le moment de travaux quantitatifs systématiques sur ce point, la base statistique, quand elle existe, est en effet encore très partielle. Il s'agirait de réaliser, par analogie avec ce qui est fait pour les administrations, une analyse fonctionnelle des dépenses des entreprises en vue d'isoler par exemple les dépenses de recherche, de promotion des ventes, de transport, d'amélioration de la situation du personnel, etc.. Ainsi, pour l'inclusion dans la consommation « totale », l'ONU retient les services d'enseignement, de santé, les œuvres sociales, les services récréatifs et culturels, services destinés en général au personnel même de l'entreprise. Mais une très considérable extension de la notion est retenue dans divers travaux américains : les dépenses de publicité des entreprises qui servent à financer les moyens de communication de masse (imprimés, radio, télévision) sont ainsi considérées par Robert Eisner [15] comme des transferts de revenus bénéficiant aux ménages qui consomment par ailleurs, à une valeur correspondant à son « coût total », la production de ces moyens de communication. Dans une orientation analogue, Richard et Nancy Ruggles semblent néanmoins hésiter à aller si loin [20] et inscrivent le « mass media support » dans un poste supplémentaire de dépense finale, la « business consumption » (« consommation des entreprises ») [16].

3. Le CREDOC {Centre de recherches et de documentation sur la consommation) y participe pour la France. On trouvera les remiers résultats pour la comparaison France-Italie dans [13], 4. L'inclusion de la recherche est due sans doute à la diff

iculté de la séparer parfois de l'enseignement. On ne voit pas en effet qu'elle réponde aux critères requis.

5. Ils ont des effets « externes universels » dit T.P. Hill [14\.

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Les problèmes d'évaluation ne seront pas discutés longuement ici. L'évaluation par les coûts paraît s'imposer en pratique, la difficulté principale tenant à l'évaluation du coût d'utilisation du capital, résolue généralement par un calcul d'amortissement dont la pratique n'est pas courante dans les administrations; les chiffres qui figurent à ce titre dans les comptes nationaux sont certainement fragiles 6. H serait utile de retenir également l'évaluation d'un revenu net imputé au capital immobilisé à l'aide d'un taux d'intérêt bien choisi 7.

Le calcul de la consommation élargie pose encore le problème de l'agrégation des consommations marchandes et des services non marchands affectés à la consommation des ménages. Les seconds, par définition, ne sont pas financés par des ventes mais, globalement, par une fraction du prélèvement opéré par les administrations sur l'ensemble de l'économie. Si ces services étaient organisés sur une base marchande, toutes choses égales par ailleurs, le montant du prélèvement serait réduit d'autant et les prix des biens et services marchands vraisemblablement réduits. Pour tenir compte de ceci et éviter d'obtenir à la fois un montant total de la consommation élargie trop élevé et surtout une pondération excessive des biens et services marchands (gênante précisément en fonction de l'objectif poursuivi de comparaison des sphères marchande et non marchande), il est en général préconisé de compter les consommations marchandes non au prix du marché mais au coût des facteurs (c'est-à-dire hors impôts indirects nets grevant les diverses étapes de leur production — voir par exemple [6] et [12] — ). Cette pratique peut conduire à des résultats paradoxaux : ainsi constate-t-on généralement que, la valeur totale des services non marchands attribués aux ménages étant inférieure au total des impôts indirects nets des subventions, la consommation élargie (aux coûts des facteurs) est plus faible que la consommation marchande (aux prix du marché). Pour éviter un double compte, on a introduit un moindre compte (d'une ampleur plus faible, il est vrai). En tout état de cause on fait ici une hypothèse délicate sur ce que serait la structure de la fiscalité résiduelle si les services non marchands divisibles devenaient tout à coup des services marchands, alors que, bien entendu, une telle transformation entraînerait de profonds changements dans les comportements, dans les prix de marché, la composition de la production, etc. Il n'y a donc pas de « bonne » mesure de la consommation élargie 8.

Notons enfin que l'affectation aux ménages de certains services non marchands peut se faire non pas en termes de consommation, comme le préconise l'ONU et le pratique le projet international du CEUCORS, mais en termes d'investissement. Dans la ligne des travaux sur le capital humain^ John W. Kendrick s'est en particulier consacré à l'élargissement des notions de capital et d'épargne des comptes nationaux [17, 18, 19]. Il inclut ainsi dans la formation de capital la totalité des dépenses d'éducation et de formation (considérant comme relativement peu importantes les satisfactions obtenues au cours du processus éducatif lui-même) et une partie, qu'il a estimée à environ la moitié du total, des dépenses de santé. Comme ces dépenses peuvent être marchandes ou non marchandes, on aboutit, de ce point de vue, à un rétrécissement de la notion de consommation. Ce rétrécissement n'est pas, chez Kendrick, compensé même

partiellement par une consommation finale imputée de services rendus par le stock de capital correspondant. En effet Kendrick, suivi par Eisner [15], estime que les bénéfices du capital humain sont déjà inclus dans la rémunération du travail. En revanche Nancy et Richard Ruggles, considérant que ces stocks fournissent d'autres avantages sociaux considérables, préfèrent imputer un revenu à leur propos ([16] et [20]).

L'élargissement de la consommation à des éléments non monétaires

Des tentatives très ambitieuses sont entreprises pour mesurer de manière aussi exhaustive que possible les services, dans un sens très large du terme, dont disposent les individus ou les ménages. Elles portent principalement sur les activités domestiques des ménages et le temps de loisir, l'état de l'environnement, la mesure de certains effets indirects (externalités) qui affectent les choix et les satisfactions des individus; enfin certaines idées sont avancées parfois pour aller plus loin encore.

Évaluer le travail ménager et le temps de loisirs

Les recherches concernant les activités domestiques des ménages et le temps de loisir s'inscrivent en général dans le cadre de la théorie de l'utilisation du temps, développée notamment dans les travaux de Gary S. Becker.

Le travail ménager a fait l'objet depuis longtemps de réflexions et, parfois, d'estimations sommaires; de nouveaux travaux sont en cours dans divers pays, en France notamment. Si la connaissance de l'emploi du temps des diverses catégories d'individus et de ménages reste très insuffisante et appelle la réalisation d'enquêtes délicates, la difficulté principale demeure celle de la valorisation.

Deux méthodes sont principalement employées : l'utilisation des taux de rémunération du travail ménager constatés sur le marché ([6], [16]); la référence à la rémunération que pourraient obtenir les personnes qui se consacrent aux travaux domestiques si elles occupaient un emploi salarié — on se borne souvent à considérer alors un taux moyen de salaire, toutes activités confondues — ([8], [9]).

6. Notons de plus que les systèmes de comptabilité nationale continuent à exclure, à tort nous semble-t-il, le calcul d'une consommation de capital fixe relative aux infrastructures, en particulier des routes.

7. Par exemple, le Net National Welfare japonais [9] inscrit séparément les dépenses courantes relatives aux services des administrations retenus et les services rendus par le stock de capital correspondant, estimés par la consommation de capital et le revenu imputé du capital.

8. Naturellement on peut, par exemple pour s'affranchir de l'influence de la structure de la fiscalité sur les prix relatifs, pré

férer travailler aux coûts des facteurs, mais c'est un autre problème.

COMPTES 59

La première méthode comporte elle-même deux variantes : l'application du taux de salaire moyen d'un employé de maison ou celle des taux de salaire de diverses catégories de salariés (plongeurs, cuisiniers, puéricultrices, femmes de ménage, etc..) correspondant aux diverses tâches ménagères. Un troisième mode d'évaluation, par référence aux prix de marché des services comparables (blanchissage par exemple) ne semble guère retenue. Or les choix réalisés ont d'importantes implications pratiques, étant donné les montants considérables que représente le travail domestique 9 et l'incertitude que fait peser son évaluation sur la mesure de la consommation ainsi élargie. Une étude récente 10 de l'administration américaine de la sécurité sociale sur la valeur économique de la ménagère [22], montre clairement l'incidence des différentes méthodes d'imputation pour 1972 : 4 700 dollars par an pour la moyenne pondérée des taux de salaire spécialisés, 3 900 dollars pour un employé de maison, 7 000 dollars pour le salaire moyen des femmes actives. A prix constants, l'incertitude s'accroît puisqu'il faut en outre introduire des hypothèses sur l'évolution de la productivité dans les activités ménagères. Ainsi, Nordhaus et Tobin déflatent-ils les valeurs aux prix courants, d'une part par les taux moyens de salaire (hypothèse de productivité inchangée), d'autre part par l'indice des prix à la consommation (la productivité évolue parallèlement au salaire réel moyen des activités rémunérées). Dans le premier cas, le travail domestique, calculé aux prix de 1958, représentait l'équivalent de 88 % du PNB en 1929 et 42 % en 1965. Avec la seconde méthode, les pourcentages passent respectivement à 42 % et 48 %. Aussi le rapport japonais sur le « Net National Welfare », reconnaissant qu'il s'agit, avec l'estimation du loisir, d'une des parties les plus faibles des estimations, retient-il un nouvel agrégat qui exclut le travail domestique et les loisirs.

La mesure d'une valeur économique pour le loisir est en effet extrêmement controversée. Elle est retenue (cf. [8] et [9]) sur la base de l'hypothèse selon laquelle les individus répartissent leur temps, autre que celui consacré aux nécessités physiques, entre le travail rémunéré et le loisir de façon à égaliser les utilités marginales du revenu monétaire et du loisir, dont la valeur peut alors être mesurée en termes de taux de salaire. L'évaluation comporte de rudes approximations pour le nombre même des heures de loisir : Nordhaus et Tobin [8] retiennent tout le temps, entre 6 heures du matin et 11 heures du soir, qui n'est pas consacré au travail rémunéré, au déplacement domicile-travail, aux soins personnels et au travail ménager n par la population de 14 ans et plus. Cela donne de 48 à 50 heures de loisir par semaine (ce qui paraît très fort) et conduit à une valeur totale extrêmement élevée, supérieure à celle du produit national brut. Le rapport japonais prend en revanche une notion nettement restrictive : les heures de loisirs sont celles qui restent des 24 heures quand on a soustrait le sommeil, les repas, les occupations personnelles, le temps de travail, l'étude, le travail domestique, le repos, les relations sociales, les déplacements, la lecture des journaux, le temps consacré aux occupations diverses faites en regardant la télévision ou en écoutant la radio [9]. Ceci donne de 10 à 19 heures de loisir par semaine suivant les tranches d'âge et une valeur totale équivalente à seulement 10 % du produit intérieur net.

Le loisir est explicitement considéré par Pierre Kende [6] comme extérieur à la frontière des services économiques. Il est également exclu du projet du National Bureau of Economie Research sur la mesure des performances économiques et sociales ([15] et [16]). Ce dernier projet, notons- le, bien que ceci se rapporte surtout au problème de l'investissement élargi, impute, à la suite notamment de Kendrick, des valeurs pour le travail volontaire (travail social bénévole) et celui des conscrits, pour le temps de travail des étudiants et pour le temps de chômage frictionnel (conçu comme un facteur de mobilité et donc de productivité [18]).

L'environnement

Parmi les biens de l'environnement, doit-on évaluer les biens libres, ceux qui, existant en quantité illimitée, n'ont pas de valeur économique au sens classique de la théorie? Telle est la nouvelle question que posent à la fois le passage de certains de ces biens dans le monde de la quasi rareté et surtout les changements de qualité qui les affectent de sorte que l'eau et l'air purs deviennent, dans certaines conditions de localisation, des biens rares mêmes s'ils demeurent exclus du marché.

La prise en considération de ces biens est souvent négative, c'est-à-dire que l'on cherche à mesurer non pas la valeur positive de leur utilisation effective, mais celle de la dégradation qu'ils subissent du fait de la vie moderne et cette dernière valeur est soustraite des consommations positives de biens et services. Ainsi le rapport japonais retranche-t-il pour calculer le Net National Welfare, les dépenses d'entretien de l'environnement et une estimation des dépenses qui auraient été nécessaires pour contrebalancer l'excès de pollution [9].

Le projet du National Bureau of Economie Research s'annonce beaucoup plus ambitieux [16]. Il vise à imputer aux secteurs des entreprises, des ménages et des administrations la valeur des services rendus par les actifs d'environnement et la valeur des dommages causés à l'environnement par l'utilisation de ces actifs. Chacun de ces secteurs a ainsi dans ses comptes deux postes de « Services of environmental assets » et de « Environmental residuals » dont le solde constitue le « net environmental benefit » du secteur.

9. Pour les États-Unis en 1969, l'équivalent de 29,5 % du ^produit national brut d'après les premiers résultats de [16], OH Hawrylyshyn [24] conclut d'une revue des estimations empiriques pour divers pays développés, que cette proportion est d'environ 1/3 du PNB.

10. Étude citée par Christopher T. Saunders [23]. 11. A vrai dire, les auteurs utilisent les résultats de la seule

enquête générale disponible, celle de 1954, en dépit de leurs doutes sur sa solidité.

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Un secteur de l'environnement est introduit qui « produit » tous les services d'environnement et « consomme » 12 tous les dommages d'environnement. Le PNB est augmenté de « l'avantage global net procuré par l'environnement ». Des simplifications importantes sont introduites, dans un premier stade tout au moins. Comme en rend compte Henry Peskin [25], l'analyse est restreinte à l'air et à l'eau; deux flux sont considérés, du point de vue d'un secteur utilisateur de l'environnement : un flux, à caractère d'input, de services rendus par l'environnement et un flux, à caractère d' output, de dommages que cette utilisation entraîne pour les autres secteurs de l'économie. Le premier flux est doublement limité. Dans son champ d'abord, les services rendus par l'environnement sont restreints à la fourniture de milieux pour le rejet des déchets. Dans son évaluation ensuite, alors qu'en principe on devrait retenir le coût le plus bas que la société supporterait si le secteur en question se voyait privé de toute utilisation des services d'environnement 13 — coût à vrai dire astronomique — en pratique les données disponibles contraignent à retenir le coût nécessaire pour respecter les normes édictées par l'Agence pour la protection de l'environnement. Quant au second flux, il devrait être estimé par le montant que les unités subissant les dommages accepteraient de payer pour les éviter; en pratique il faut recourir aux données disponibles sur les dommages d'environnement, dont la couverture et la qualité sont faibles.

Ensuite, comme le disent Richard et Nancy Ruggles, un effort intensif devrait commencer pour développer la mesure d'autres services rendus par les actifs d'environnement. « Ces services incluent la contribution des terrains boisés aux bassins hydrographiques, la contribution des espaces verts à la modération du climat et à l'esthétique, et la contribution des climats attirants à la santé et au bien- être ».

On est, à cette lecture, à la fois admiratif et inquiet. Tant de problèmes si difficiles de connaissance concrète des phénomènes, de collecte systématique d'informations sur les quantités physiques et de valorisation seraient-ils à la veille d'être maîtrisés? De telles tentatives de mesure macro-économique ne sont-elles pas trop hasardeuses, alors que « rechercher quels processus de prise de décision permettant d'arbitrer entre une activité productrice ou consommatrice d'une part, et un dommage causé aux agents par suite d'une dégradation de l'environnement (...) considéré comme un bien collectif d'autre part » [26] se révèle si complexe?

Ces réserves, faut-il le préciser, ne visent bien sûr pas le programme indispensable de mesures physiques de l'état et des transformations de l'environnement, des rejets de substances polluantes et des conséquences de la pollution, ni celui des mesures monétaires des dépenses effectives engagées au titre de la lutte contre la pollution, des montants estimés des dépenses nécessaires pour se conformer à certaines normes, ou des dommages provoqués par la pollution. Mais l'introduction de certaines de ces valeurs dans un schéma comptable, avec l'effet d'incitation au calcul d'agrégats alternatifs qu'elle comporte, n'entraîne pas l'adhésion à la fois du fait des grandes incertitudes qui pèsent sur ces évaluations et des interprétations discutables qui en sont proposées.

Les effets externes,

La référence dans les paragraphes précédents aux biens d'environnement a introduit le problème de certains effets indirects, « externes », qui affectent les satisfactions ou l'ensemble des choix des consommateurs et qui existent s'il y a « interdépendance hors marché des fonctions de production et d'utilité des consommateurs (ou encore interdépendance des fonctions de production entre elles ou des fonctions d'utilité entre elles) » [25].

Nul ne se pose le problème du recensement et de la mesure exhaustifs de ces « externalités », même limitées aux effets perçus subjectivement par les agents économiques (qualifiés de nuisances dans le cas d'une dégradation). Mais certaines tentatives visent à saisir et évaluer indirectement les principales nuisances. Ainsi Nordhaus et Tobin [8] ont estimé avec hardiesse les effets de la croissance économiques, liés à l'urbanisation et à l'encombrement (« disa- menities of urbanization ») en calculant les revenus différentiels nécessaires pour maintenir les gens dans les localités à densités élevées de population. Le rapport japonais [9] s'est contenté, faute de données, de calculer les nuisances dues aux déplacements domicile-travail excédant trente minutes dans chaque sens et aux accidents de la circulation.

Les efforts de saisie des externalités sont surtout réalisés pour l'éclairage de choix microéconomiques et sont un domaine d'application des méthodes d'analyse coûts- avantages. Le rapport déjà cité du groupe interministériel d'évaluation de l'environnement montre bien l'intérêt et les limites de ces analyses : « elles (les méthodes coûts- avantages) devraient être utilisées avec d'autant plus d'efficacité que la décision concerne une source ponctuelle précise de pollution ou de nuisance, localisée dans une zone où la distribution des revenus n'est pas particulièrement inégalitaire » [26]. Entre le micro et le macro-économique, l'abîme ne paraît guère franchissable du fait des valorisations différentielles des biens publics et des effets externes suivant les agents économiques et des obstacles à la révélation générale des préférences et à leur agrégation (sur ce dernier point, voir [27]).

Rappelons enfin que des idées allant bien au-delà ont été avancées. Par F. Thomas Juster notamment qui propose, pour mesurer les performances économiques et sociales, d'introduire une notion très large d'actifs incluant les actifs sociopolitiques d'où découlerait un flux de satisfactions ou d'utilités [28].

12. Les guillemets sont des auteurs. 13. Notion très large de coût social comprenant les équipe

ments de contrôle, les changements de techniques de production, les réductions du niveau de la production, etc.

COMPTES 61

Se garder des ambitions démesurées

Au terme de cette revue succincte et non exhaustive, il apparaît clairement que l'on peut concevoir, en fonction de divers objectifs, en admettant ou non certaines hypothèses théoriques et pratiques, un assez grand nombre de notions de consommation élargie : consommation totale de l'ONU, consommation élargie du projet du CEUCORS, consommation réelle de P. Kende, Net National Welfare du rapport japonais, Measure of economic welfare de Nordhaus et Tobin, agrégat ou agrégats implicites, encore non dénommés, du projet du National Bureau of Economie Research, etc.

S'agit-il donc, comme dans un jeu de construction, d'imaginer des blocs à partir desquels on pourrait librement et légitimement fabriquer des agrégats significatifs? En partie seulement semble-t-il. Des agrégats s'inscrivant de surcroît dans une mesure progressive, de plus en plus adéquate, du bien être? Ce n'est pas sûr.

Remarquons d'abord, comme le rappelle très justement Christopher Saunders [23], jugeant improbable un futur accord officiel sur le calcul d'un agrégat général complémentaire au Produit intérieur brut, que « le problème fondamental serait en fait de définir ce qu'il s'agit au juste de mesurer ». Or, dès que l'on quitte le terrain relativement solide mais pauvre d'une définition énumérative, les difficultés se multiplient. Certes, aucune de ces recherches ne s'inscrit, ou n'avoue s'inscrire, dans la perspective d'une mesure du bien-être subjectif qui soulève des objections fondamentales (voir 0. Arkhipoff[27]). Mais la notion de « bien-être matériel » qui semble d'après Juster [28] à la base des travaux du National Bureau of Economie Research, comme celle de « bien-être économique » de Nordhaus et Tobin ne constituent-elles pas des artifices de langage laissant penser que l'on mesure autre chose que ce que l'on mesure effectivement, c'est-à-dire l'utilisation de biens et services dont l'interprétation en termes de bien-être reste entière? Assurément ces flux sont définis de manière très large et évoquent ainsi, du point de vue du champ des phénomènes couverts, des « composantes du bien-être ». Mais toutes les méthodes d'estimation cherchent à prolonger fictivement le marché, par qui seul existe un équivalent général des échanges. Les résultats ne peuvent donc dire plus, en termes de bien-être, que ce que dit le marché lui- même et la démarche suivie n'est pas, de ce point de vue, dépourvue d'ambiguïté dans la mesure où, de l'idée qu'en régime concurrentiel parfait, les rapports de prix seraient proportionnels aux rapports des utilités marginales des biens, on passe, parfois implicitement, à celle que les prix sont peu ou prou proportionnels aux satisfactions moyennes. En évaluant par analogie, ou par simulation de l'échange, les services non monétaires et les externalités, on croit arriver peu à peu à une mesure approximative des satisfactions « objectives ». Mais la conclusion vaut ce que vaut la prémisse.

Enfin, l'assimilation à l'échange ne va pas de soi. Elle suppose une rationalité générale, de caractère économique 14, évidemment bien contestable, et il importe de savoir jusqu'où il est légitime de la pousser. Les services non marchands monétaires, dont les facteurs de production sont fournis par le marché, ne soulèvent pas d'objection majeure et leur agrégation avec les biens et services marchands est courante même si la signification de leur prix (coûts) n'est pas la même que celle des prix de marché. Au-delà, les réserves vont croissantes. Elles visent le contenu de l'élargissement (est-il légitime de chercher à traiter en termes économiques par exemple le loisir, d'étendre à l'infini la notion d'économie?) et, plus encore peut-être, les méthodes d'évaluation. Comme l'écrit 0. Arkhipoff, à propos du Net National Welfare et de la Measure of Economie Welfare, « ce qui inquiète au premier chef, de façon immédiate, c'est le sentiment profond et invincible d'arbitraire qu'on éprouve devant les méthodes d'évaluation et de délimitation du contenu de ce qui est censé mesurer un certain bien- être » [23]. Les réserves visent encore, à propos des effets externes et de l'environnement, le caractère, pour le moins prématuré, du passage au niveau macro-économique. On peut douter en outre que, légitimés par le désir de porter sur la croissance des jugements hétérodoxes, certains travaux puissent vraiment servir à éclairer des comportements et des choix.

Il reste que ces tentatives sont fort intéressantes par les préoccupations qu'elles dénotent, le mouvement de collecte d'informations nouvelles qu'elles impulsent, les réflexions méthodologiques qu'elles suscitent. Beaucoup de phénomènes nouveaux ou mal connus en seront éclairés. De nombreux produits intermédiaires en sortiront et certains agrégats de consommation élargie pourront en résulter dans la mesure où leur signification théorique, leurs bases d'information et leurs méthodes d'évaluation paraîtraient suffisamment assurées. Les observations critiques qui précèdent visent principalement l'ambition englobante de certaines de ces démarches, car vouloir représenter les phénomènes complexes évoqués par un indicateur monétaire unique nous paraît illusoire et abusif.

14. Ainsi Juster écrit-il [28] à propos de la contribution des activités non marchandes à la production économique et sociale : « en un sens, le problème de la mesure est négligeable; si l'on accepte de supposer que toutes les activités humaines sont ajustées de manière à dégager des rendements égalisés à la marge, toutes les activités non marchandes peuvent être évaluées aux taux de salaire du marché ».

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23] Comptes satellites à ajouter aux comptes et bilans nationaux pour mesurer le bien-être, Nations-Unies E/CN.3/477, 17 février 1976. Document rédigé par Christopher T. Saun- ders en qualité de consultant.

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[27] Oleg Arkhipoff. — « Peut-on mesurer le bien-être national? », Collections de VINSEE, série C, n° 41, mars 1976.

[28] F. Thomas Juster. — « La mesure des performances économiques et sociales », Analyse et prévision, Futuribles, mars, 1973.

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