LES NORTHMANS EN AMÉRIQUE LES VIKINGS DES GRANDES ÉTAPES EST-CE VRAI?

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LES NORTHMANS EN AMÉRIQUE LES VIKINGS DES GRANDES ÉTAPES EST-CE VRAI? À Me Honoré Parent, avocat, C.R. Directeur des Services de la Cité de Montréal Hommage d'un rêveur au réalisateur. EUGÈNE ACHARD. Les récits qu'on va lire n'appartiennent pas au domaine du roman. Ils sont tirés des Sagas (1) ou chroniques des moines islandais dont les récits, s'appuyant sur des monuments authentiques, remontent à l'année 1150. (1). Saga est un mot de racine germanique qui signifie dire, récit, chronique, à proprement parler tradition orale. Les Sagas sont, en quelque sorte, les chansons de geste des nations du nord de l'Europe. Chaque pays occupé par les Scandinaves a ses Sagas particulières dont l'exactitude a été confirmée au cours des siècles, par les découvertes géologiques faites au Danemark, en Norvège, en Islande, au Groenland et en -#PAGE - 1

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LES NORTHMANS EN AMÉRIQUELES VIKINGS DES GRANDES ÉTAPES

EST-CE VRAI?

À Me Honoré Parent, avocat, C.R. Directeur des Services de la Cité de Montréal Hommage d'un rêveur au réalisateur.

EUGÈNE ACHARD.

Les récits qu'on va lire n'appartiennent pas au domaine du roman. Ils sont tirés des Sagas (1) ou chroniques des moines islandais dont les récits, s'appuyant sur des monuments authentiques, remontent à l'année 1150.

(1). Saga est un mot de racine germanique qui signifie dire, récit, chronique, à proprement parler tradition orale. Les Sagas sont, en quelque sorte, les chansons de geste des nations du nord de l'Europe.

Chaque pays occupé par les Scandinaves a ses Sagas particulières dont l'exactitude a été confirmée au cours des siècles, par les découvertes géologiques faites au Danemark, en Norvège, en Islande, au Groenland et en Amérique.

Mais, en aucun pays, ces chroniques ne sont aussi nombreuses, aussi importantes ni aussi bien contrôlées qu'en Islande. Leurs auteurs, les vieux moines islandais, assure Gravier, n'avançaient rien au hasard, ne suppléaient jamais, par l'imagination, à l'absence de documents certains et préféraient laisser un point inexpliqué plutôt que de l'étayer de preuves incertaines. Aussi les découvertes historiques ou archéologiques faites dans la suite sont-elles toujours venues confirmer et corroborer leurs assertions. Leurs

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Sagas sont simples, claires, précises, purgées de ce merveilleux qui produit si souvent des doutes sur l'intelligence ou la sincérité des chroniqueurs monastiques des autres pays.

Rafn, un des auteurs scandinaves qui ont étudié les Sagas avec le plus de soin, écrivait, en 1837: « La langue des Sagas est pure, la structure des phrases, simple et naturelle. Les poèmes encastrés dans le texte portent tous le caractère d'ancienneté. On a le spectacle d'écrivains persuadés de la vérité des événements qu'ils racontent (1). »

(1). Rafn: Antiquitates americanoe.

Lors de l'ouverture de la « World's Columbian Exposition », première exposition universelle de Chicago, un navire de guerre des États-Unis alla, en grande pompe, au Danemark, pour prendre livraison des Sagas Scandinaves, au nombre de vingt-quatre, réunies dans le «Flatey Book»(2), parchemin in-folio, conservé au musée royal de Copenhague et dont la transcription fut terminée cent quarante ans avant la première expédition de Christophe Colomb.

(2). Flatey Book ou mieux Flateyjarbook (livre de Flatey). Ce manuscrit est ainsi appelé parce qu'il a été compilé et écrit, vers 1380, par des moines, dans la petite île de Flatey, près du Boeyarfjord, en Islande.

Ce précieux manuscrit, objet des plus grands honneurs qui aient été jamais rendus à une exposition historique de l'esprit humain, devait figurer en vedette à la « World's Fair » et être ensuite rendu à ses possesseurs, mais, au dernier moment, une campagne de presse fut menée, au Danemark, sur les dangers qu'allaient encourir les manuscrits et le gouvernement danois, impressionné, refusa de s'en dessaisir. Tout ce qu'il crut pouvoir faire fut d'envoyer un drakar

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(1), construit sur le modèle de ceux que montaient les anciens vikings. Ce drakar a figuré à l'exposition, à côté des caravelles de Christophe Colomb, des nefs de Cabot, de Jacques Cartier et de Hendrik Hudson.

(1). Ce drakar fut hissé à bord d'un transatlantique et, par conséquent, ne fit pas le voyage de lui-même, mais, en 1930, trois Norvégiens, partis de leur pays, dans une embarcation à voile de 46 pieds de largeur, construite sur le modèle des anciens drakars, arrivèrent à New York, après 80 jours de navigation, ayant suivi la direction probable de Biorne, lors de son premier voyage en Amérique vers l'an 980.

Les Sagas sont en langue nordique (2) mais on en possède plusieurs traductions latines scrupuleusement établies sur les originaux.

(2). La langue nordique est une vieille forme de langage d'où sont sorties les langues suédoises et danoises modernes. Le nordique était écrit au moyen de caractères cunéiformes appelés runes.

On y trouve l'histoire fidèle de la découverte de l'Amérique par les Northmans, vers l'an mille.

Cependant les Sagas ne sont pas les seules sources où nous ayons puisé. Voici les noms d'anciens auteurs scandinaves qui ont écrit en latin, ou dont le texte a été soigneusement traduit: Th. Thorfoeus, Snorre, Sturleson et Anderson.

Ils sont les plus anciens après les Sagas. Rafn vient ensuite avec ses Antiquitates americanoe remplies de preuves. Son livre est en latin, de même que son Recueil des faits accomplis par les Vieux Boréaliens, ses Particularités sur le Groënland et son Histoire du Vinland.

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Anglais et Américains se sont aussi attelés à l'étude de cette question, entre autres Wheaton, Kohl, Warden, Reamish et, plus récemment, Eben Horton Horsford et sa fille, Miss Cornelia Horsford, qui se sont surtout appliqués à découvrir les vestiges des villages fondés par les premiers Northmans, en particulier par Leif Ericson à qui la ville de Boston venait d'élever un monument.

Les Allemands s'en sont mêlés aussi, car il fut un temps où les évêques de Hambourg étendaient leur juridiction spirituelle sur les pays du Nord, à titre de délégués apostoliques. Il y a, dans les archives de Hambourg, un bon nombre de lettres qui se réfèrent plus ou moins directement à ces expéditions d'outre-Atlantique et entre autres plusieurs listes de dîmes et contributions fournies par les Vinlandais(1). Humboldt est celui de tous les érudits allemands qui a traité ce point d'histoire avec, le plus de netteté et de compétence. (1). Des listes semblables, et en bien plus grand nombre, viennent d'être découvertes dans les archives du Vatican, ainsi que le nom de deux évêques, Eric Upsi et Jonus (traduction latine du nordique Jon, équivalent de Jean en français) qui allèrent prêcher la foi au Vinland.

Un seul Italien, Ramusio, s'est appliqué à l'étude de ces expéditions. Son récit, puisé aux meilleures sources, est plein de révélations.

En France, plusieurs auteurs connus ont parlé des expéditions northmanes en Amérique, entre autres: Depping, Eugène Beauvois, Estancelin, Gaffarel, Margry, Neukomm, Gabriel Gravier, le Père Petitot et tout dernièrement le colonel Langlois (2).

(2). Presque tous ces auteurs sont membres de la Société des Antiquaires de Normandie.

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Oui, cinq siècles avant Christophe Colomb, des explorateurs northmans ont visité les régions que l'on nomme maintenant Labrador, Terre-Neuve, Nouvelle-Écosse, Maine, Massachusetts, Nouveau-Brunswick et Gaspésie. Ils s'y sont établis, les ont colonisées et s'y sont maintenus pendant près de quatre siècles. Oui, les Northmans ont eu des colonies florissantes dans l'Amérique du Nord.

Ils ne l'appelaient naturellement pas de ce nom, puisque Americ Vespuce est venu, près de cinq siècles plus tard, imposer le sien au continent.

Ils avaient baptisé leurs établissements transatlantiques: Vinland, Markland, Hvitramanaland.

Ils s'établirent donc dans cette contrée, ils y fondèrent des villes, des villages du moins; ils eurent des rois, des évêques; ils payèrent la dîme, le denier de Saint-Pierre; ils contribuèrent au succès des croisades par des souscriptions volontaires dont on conserve les mémoires manuscrits aux archives du Vatican.

Mais, nous direz-vous, qu'est-ce qui prouve que le Vinland fût en Amérique, puisqu'au moment où arrivèrent les découvreurs modernes, Verrazzano, Cabot, Hudson, Jacques Cartier, les peuples du Nord n'y étaient plus?

Cette question, je l'ai posée, moi aussi, aux auteurs dont j'ai cité plus haut les noms et ils m'ont répondu: --Sa situation d'abord, par rapport au Groënland; puis la parfaite conformité des pays parcourus et colonisés par les Northmans avec ceux que nous connaissons dans l'Amérique du Nord, tant au point de vue de leur configuration géographique que de l'étude du sol, de la flore et de la faune.

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Ouvrons la Saga de Leif Ericson; ouvrons en même temps une géographie moderne et nous allons y suivre, pas à pas, le jeune viking dans son voyage de découverte. Voici d'abord le Labrador avec ses champs immenses de pierres plates, ses côtes glacées et ses collines rocheuses aux flancs couverts de neige: c'est bien là le Helluland, la terre des cailloux plats.

Voici maintenant la Nouvelle-Écosse, l'Acadie de nos ancêtres, avec ses dunes, ses forêts opulentes dans lesquelles il est aisé de reconnaître le Markland, la terre boisée des Northmans. Après trois siècles d'une exploitation intense, les bois de construction sont encore une de ses principales richesses.

Mais reprenons notre voyage, à la suite des Northmans; descendons le long des côtes, franchissons la frontière canado-américaine; nous ne tarderons pas à découvrir le coude formé par le cap Cod. Entrons maintenant dans le détroit aux sables mouvants qui sépare la terre ferme des îles Nantucket et Martha's Vineyard et, la Saga en main, nous remarquerons les deux rives de ce détroit, unies et couvertes, à marée basse, de grandes pierres plates. Entrons dans la baie du Rhode-Island, côtoyons l'île du même nom pour remonter la rivière Pocasset. L'air y est plus doux que dans le reste du Massachusetts et, de nos jours encore, - singulière coïncidence,- on lui garde son nom de paradis de l'Amérique que lui avaient donné les vieux Northmans.

La vigne y croît spontanément; elle y produit ces gros raisins bleus dont on fait - dont on faisait - un vin très acceptable sinon de haut crû.

C'est d'ailleurs au moyen de ces plants, greffés de bourgeons européens, que l'on a créé les vignobles américains de l'Est. Les Northmans avaient donné au pays le nom de Vinland et les Américains, frappés du même aspect, ont appelé Martha's

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Vineyard la plus belle île près de la côte.

A-t-on souci d'une preuve plus convaincante?

Leif lui-même nous la fournit par ses observations astronomiques qui ont été reprises et soigneusement contrôlées.

Enfin, la science archéologique, toujours en activité, nous a révélé la trace du passage des Northmans et, en Amérique comme ailleurs, le sol a parlé dans la mesure où on l'a interrogé.

Le sol de notre continent n'a été fouillé ni avec la même ardeur, ni surtout avec la même science que le sol de l'Égypte. Les milliardaires américains, par un snobisme regrettable, ont préféré consacrer des sommes énormes à remuer les vieilles tombes pharaoniques, plutôt que de les employer à étudier le sol de leur patrie. Tel quel, cependant, le sol américain a fourni sa bonne part de révélations et lorsque l'attention des archéologues se sera enfin portée vers lui, il parlera plus haut encore et, dans ses replis trop longtemps ignorés, nous retrouverons, complète, l'histoire de ce passé, dont il ne nous est possible encore que de soulever un coin du voile.

Une découverte récente vient de prouver une fois de plus la valeur de la science archéologique et son importance pour l'étude des événements qui se trouvent à l'origine de notre histoire.

En 1862, Mr. Philip Marsh découvrit, en Islande, près de l'église de Skalholt, bâtie en l'an 1507, par l'évêque Isleif, un manuscrit nordique connu aujourd'hui sous le nom de Skalholt Saga et conservé à la bibliothèque royale d'Oslo. Ce manuscrit a été traduit en anglais par Sir Thomas Murray. Il raconte les voyages des Islandais au Vinland et dans les terres du nord-est sur les côtes du Hvitramanaland.

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Voici un des passages de cette Saga: « Hervador voulant hiverner dans ce pays remonta un fleuve et finit par s'arrêter au pied d'une cataracte écumante qu'il nomma Vidsoerk.

C'est là que périt, tuée par la flèche d'un Skralinger, une des femmes qui faisaient partie de l'expédition, Syasi, surnommée la Blonde, que ses compagnons enterrèrent à l'endroit même où elle était tombée. »

Or le savant Raffinson, le géopraphe Lequeureux, le professeur Brand, de Washington, et le docteur Boyce, de Boston, voulurent profiter des indications de la Skalholt Saga et retrouver le tombeau de Syasi.

Ils réussirent au delà de leurs espérances. Le 28 juin 1867, M. Raffinson trouva une inscription nordique, à trois milles au-dessous des chutes du Potomac, à vingt milles environ de Washington. Cette inscription, gravée dans la pierre, en partie cachée par la mousse, était protégée par la voûte naturelle que forme, au-dessus, un immense roc, et par le voisinage d'un antique sapin au tronc tordu. Elle se composait de caractères runiques de trois pouces de haut, les uns peu profonds, les autres, au contraire, creusés jusqu'à un huitième de pouce. Ce travail était évidemment l'oeuvre d'un graveur inexpérimenté. Cette inscription fut traduite ainsi:

ICI REPOSE SYASI LA BLONDE

DE L'ISLANDE ORIENTALE,VEUVE DE KYOLDR,

SOEUR DE THORGHR PAR SON PÈRE,ÂGÉE DE VINGT-CINQ ANS.

QUE DIEU LUI FASSE GRÂCE. MLI.

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Les heureux archéologues fouillèrent ensuite le sol, au-dessous de l'inscription, et trouvèrent quelques ossements qui tombèrent aussitôt en poussière, trois objets de toilette en bronze tout à fait informes percés d'un trou par où passait sans doute un cordon, deux fragments d'encrinite servant peut-être de collier et enfin deux monnaies du Bas-Empire (Constantinople) datant du onzième siècle(1). Tous ces objets sont aujourd'hui déposés au musée du Smythsonian Institute à Washington (2).

(1). Cette trouvaille de monnaies, étonnante au premier aspect, l'est moins, quand on sait, comme nous le verrons dans la suite, que les Northmans, entraînés par leur esprit d'aventure jusque sur les côtes orientales de la Méditerranée, s'engageaient fréquemment au service des empereurs de Constantinople, pour la guerre ou le commerce. Bien plus, la date du onzième siècle gravée sur ces monnaies (le onzième siècle commençant à l'an mille) est un argument de plus qui confirme la date MLI (1051) gravée sur l'Épitaphe. Nous verrons, d'ailleurs, dans la suite de ce récit, comment l'un des compagnons de Leif Ericson, dans son voyage de découverte au Vinland, avait reçu le surnom de Turc, à cause du long séjour qu'il avait fait en Turquie.

(2). Cl. Paul Gaffarel: Étude sur les rapports de l'Amérique et de l'ancien continent avant Christophe Colomb. M.-E. Charton: Le Tour du Monde, No. 423, feuille de couverture. M.-E. Charton analyse un article du New York Weekly Tribune et de l'Union de Washington.

Nous pourrions citer encore une foule de découvertes archéologiques qui toutes viennent confirmer notre récit. Telle cette autre pièce de monnaie trouvée près de New York, dans le lit de la rivière Genessel, et qui porte cette inscription: l'an 800 de Notre-Seigneur.

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À Newport (Rhode-Island), c'est-à-dire au coeur même de l'ancien Vinland, on conserve les ruines d'un édifice connu sous le nom de Maison de pierre. C'est une sorte de petite église bâtie en pierre de granit: elle est élevée sur des arches qui reposent sur huit colonnes. C'est une construction analogue à celle des édifices religieux scandinaves qui furent bâtis vers l'an mille, telle l'église de Vesterog, au Groënland, successivement abandonnée, reprise et réparée, mais qui est encore la même de nos jours.

Tout le monde connaît le célèbre roc de Dighton (Mass.) et dont l'inscription, en caractères runiques, a été déchiffrée ainsi par deux savants suédois et par Gravier: Cent-trente et un hommes ont occupé ce pays avec Thorfinn (1).

(1). Nous donnerons, dans la suite, le récit de l'expédition de Thorfinn, frère de Leif Ericson.

Nous pourrions parler aussi des mounds, ces monuments gigantesques et mystérieux d'une race aujourd'hui disparue. À l'arrivée des Européens, les Indiens aborigènes vivaient principalement de chasse et de pêche et tout le pays était couvert d'épaisses forêts. Ce n'est qu'au fur et à mesure de la disparition de ces forêts que l'on a pu se former une idée des monuments de l'antiquité américaine, de leur étendue et de leur destination. Là où jadis s'élevaient de somptueux édifices, des villes importantes et fortifiées, des arbres maintenant se balançaient au vent(1).

(1). On peut avoir une idée, par la comparaison suivante, de la rapidité avec laquelle la végétation envahit les lieux abandonnés par l'homme. Le 28 mai 1902, une terrible éruption volcanique du mont Pelé (île de la Martinique) détruisait Saint-Pierre (26,000 habitants).

Depuis, cette région a été complètement abandonnée.

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Or, en 1925, un correspondant de l'Écho de Paris voulut visiter la ville déserte. Il la trouva noyée « dans une mer de végétation luxuriante.» Les pavés des rues s'étaient soulevés et des arbres magnifiques encombraient la chaussée; toutes les ruines avaient disparu sous les branches, les feuilles, les lianes entrecroisées et il était impossible de se diriger dans ce qui avait été, vingt-deux ans auparavant, la ville la plus peuplée de la Martinique.

Mais à mesure que la forêt disparaissait sous la hache du colonisateur, les aspérités du sol livraient peu à peu leur secret.

Toutefois, c'est seulement dans la seconde moitié du siècle dernier que l'on s'est rendu compte de la grandeur et de l'importance des monuments laissés par ces peuples aujourd'hui disparus.

Des bords du lac Supérieur au Golfe du Mexique, leurs traces sont innombrables autant que gigantesques. Ce sont des mines de cuivre qui ont été exploitées et qui paraissent avoir été abandonnées subitement, car on y a découvert des outils et des masses de minerai prêtes à être enlevées.

À environ dix-huit milles à l'ouest de Memphis (Tennessee), entre la rivière Zazoo et le Mississipi, on a trouvé les restes de grands travaux hydrographiques et d'irrigation. Il y a là des aguadas, des canyons, des digues, des fossés, des terrassements, des milomètres et des aboutissements de ponts(1).

(1). Francis-A. Allen: La très ancienne Amérique (dans le rapport du congrès International des Américanistes, 1875). Plusieurs de ces ouvrages ont été détruits par le tremblement de terre de 1811.

De nombreux ouvrages ont été entrepris par le peuple dont nous parlons, dans un but exclusivement défensif, et leur exécution atteste une grande habileté.

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Tout l'espace qui sépare les Alleghanys des Montagnes Rocheuses est couvert d'une succession de vastes camps retranchés et de colossales fortifications faites de terre et de pierre. Chaque éminence est défendue et il en est de même de chaque delta formé par la jonction de deux cours d'eau. Des redoutes, des parapets, des remparts, des circonvallations, des observatoires et même des casemates (comme à Marietta, non loin de l'embouchure de Muskegum) sont autant de preuves que seul un peuple riche, puissant et civilisé a pu les construire. Il semble que la guerre ait désolé la vallée de l'Ohio, car les ruines des places fortes y sont gigantesques. On y trouve des systèmes de forteresses, de profondes tranchées, des redoutes, des murs, des parapets, des circonvallations défendant les points culminants, des passages secrets sous les rivières, des observatoires sur les hauteurs, des réservoirs d'eau pour les garnisons et pour le bétail, des murailles concentriques pour garder les entrées, etc.

L'art de la castramétation était connu de ce peuple, car les camps sont toujours exactement orientés; les circonférences ainsi que les carrés sont toujours parfaitement réguliers, bien que ces ouvrages soient de grandes dimensions et que souvent leur étendue couvre plusieurs milles. Nulle part, dans le monde, il n'y a des ouvrages militaires aussi nombreux et aussi compliqués (1).

(1). Sir John Lubboch, Prehistoric Times, chap. VIII, p. 69.

Quoi qu'il en soit, ce peuple ancien a donné une preuve de grande habileté militaire en choisissant le Kentucky, le Tennessee et les Alleghanys comme ligne de défense. Cette ligne est la seule sur laquelle on puisse s'appuyer, et c'est en la perçant que Scherman a décidé la défaite des Confédérés du Sud, lors de la guerre de Sécession.

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Les Mounds catalogués par le bureau ethnologique de Washington sont au nombre de plus de deux mille. Il y en a également un bon nombre au Canada, surtout dans la province d'Ontario, près des Grands-Lacs. Parmi ces monuments, on distingue des corps défensifs comme ceux que nous venons de décrire, des enceintes sacrées, sortes de murs en pierre ou en terre de plusieurs milles de longueur, et des tertres sacrés pour les édifices religieux.

Ces tertres consistaient en des couches horizontales de gravier, de terre et de sable que surmontait généralement un autel formé de pierres plates ou d'argile durcie au feu. Ils étaient ordinairement élevés sur le tombeau d'un homme éminent.

Les fouilles du Big-Mound, près de Saint-Louis, ont montré l'existence d'une crypte mesurant trente pieds de hauteur sur cent cinquante pieds de longueur; les murs étaient en argile battue et polie avec soin (1). (1). Ceux qui le désireraient pourront faire une étude plus complète des Mounds en consultant les divers rapports du Bureau of Ethnology (Smithsonian Institute), Washington.

Dans les « mounds » qui ont été fouillés, on a presque toujours trouvé la chambre funéraire au centre. Elle avait la forme d'un navire ou, plutôt, c'était un navire servant de tombeau et enfoui sous la terre du mound funèbre. Or, c'était précisément la coutume en usage chez les rois et les grands vikings de la Norvège. Le plus connu des monuments de ce genre, en Norvège, est le Tombeau du roi à Upsala. Il mesure trente pieds de hauteur et deux cents pieds de largeur. Le roi ou le viking défunt était placé en habit de cérémonie, avec toutes ses armes, dans une chambre mortuaire, à bord de son navire. Après la cérémonie, le navire était tiré à terre et enfoui sous un amas de terre formant tertre sur lequel on élevait un autre tertre commémoratif.

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Dans plusieurs « mounds » visités aux États-Unis on a trouvé le toit de la chambre funéraire enfoncé; le bois avait cédé sous la triple action du poids, de l'humidité et du temps. Mais, dans plusieurs cas où la voûte avait résisté, on a découvert, rangés autour de la chambre principale, les squelettes des serviteurs où compagnons enterrés en même temps que le principal personnage et probablement immolés à l'occasion des funérailles; or, on fait la même constatation en examinant les tombeaux antiques de la Norvège. Quelquefois encore les squelettes retrouvés dans les mounds semblent avoir été à demi carbonisés comme c'était la coutume en Norvège au temps des vikings (1).

(1). Ainsi, la Saga du roi Ringerick raconte qu'après la rencontre de Bravalla, le roi Ringerick fit chercher le cadavre du viking Harald sur le champ de bataille, et que, l'ayant trouvé, il le fit placer sur le chariot dont le viking s'était servi pour aller combattre. Il fut ainsi traîné jusqu'au mound par son propre cheval. Là, le chariot étant proprement placé, le cheval fut immolé. On alluma ensuite un grand feu; mais aussitôt la foule se mit à apporter de la terre et des pierres pendant plusieurs jours, jusqu'à ce que le tombeau atteignît une grande hauteur. Le feu se trouva ainsi étouffé peu à peu.

Quelle cause fatale a pu détruire cette civilisation magnifique? s'écrie sir John Lubbock. Pourquoi ces fortifications ont-elles été abandonnées?

Pourquoi ces cités puissantes sont-elles tombées en ruines? Comment les nations populeuses qui habitaient jadis les riches vallées de l'Amérique ont-elles été réduites à n'être plus que les misérables tribus indiennes rencontrées par les Européens? (2) Probablement par le même concours de circonstances qui a fait: que Babylone, Ninive, Palmyre et cent autres cités fameuses de l'ancien monde ne sont plus aujourd'hui qu'un amas de pierres dont on ne parvient même pas à déchiffrer les inscriptions.

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(2). Prehistoric Times, chap VIII, p. 264.

Ce qui est sûr, c'est que l'état actuel des ruines nord-américaines et les arbres forestiers qui, sous l'influence d'un climat tempéré, ont poussé, crû et péri sur ces ruines après leur abandon, nous révèlent qu'une race civilisée peuplait les fertiles vallées du Mississippi, de l'Ohio et les abords des Grands-Lacs (1) environ un millier d'années avant l'arrivée des Européens (2).

(1). Dans les mines de cuivre de l'Isle Royale (Lac Supérieur) les mineurs ont découvert d'anciennes excavations, des galeries, des tranchées ayant dix-huit à vingt pieds de profondeur dans lesquelles on a trouvé des outils de cuivre et de fer recouverts de débris amoncelés. (V. Rapp. du Bureau Ethnologique de Washington).

(2). Francis-A. Allen: La Très Ancienne Amérique. Rapport du Congrès des Américanistes (1875).

Nous ne connaissons pas ces peuples, mais nous savons qu'ils eurent une teinte plus ou moins déformée de christianisme. C'est ainsi que la croix était en grande vénération parmi les Indiens de la Gaspésie bien avant l'arrivée des Français.

Le Père Chrestien Leclercq (3), qui fut douze ans leur missionnaire, écrivait: « Tout païens qu'ils sont, ils ont la croix en si grande vénération qu'ils la portent figurée sur leurs habits et sur leur chair, qu'ils la tiennent à la main dans tous leurs voyages, soit par mer, soit par terre et qu'enfin ils la posent au dedans et au dehors de leurs cabanes, comme la marque d'honneur qui les distingue. Et comme je demandais à un chef l'origine de ce culte, il me répondit: « J'ai reçu la croix de mes ancêtres à titre d'héritage et par droit d'aînesse; je veux la conserver toujours comme une

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marque d'honneur. » Lorsqu'il s'agit de conclure la paix, de déclarer la guerre ou de traiter toute autre question de conséquence pour la nation, le chef de la tribu convoque tous les anciens qui se rendent ponctuellement au lieu du conseil où, étant assemblés, ils élèvent une croix de neuf à dix pieds. Ils font ensuite cercle autour pour prendre leur place. S'agit-il d'envoyer un ambassadeur à quelque tribu voisine, le Sagamo remet avec solennité une croix à l'envoyé et ce dernier la rend au conseil de la tribu, lorsqu'il a terminé sa mission. Enfin leurs tombeaux sont marqués d'une croix et on en met aussi dans leurs cercueils faits de pelleteries, dans la croyance que cette croix leur fera compagnie dans l'autre monde, parce que, disent-ils, ils ne seraient pas reconnus, sans ce signe distinctif, de leurs parents morts avant eux. Un jour le Père Leclerq voulut leur faire avouer que d'autres missionnaires l'avaient précédé et leur avaient enseigné l'usage de ce signe sacré.

(3). Le Père Chrestien Leclercq, récollet, inventa et fixa le système des caractères hiéroglyphiques de la langue micmacque dont les Indiens de la Gaspésie et du Nouveau-Brunswick se servent encore de nos jours.

Il a publié: Nouvelle Relation de la Gaspésie (Paris 1691) et Premier établissement de la Foi dans le Nouveau Monde, (Paris 1691).

« Hé quoi! Lui répondit le chef, tu es homme de Dieu, tu veux que nous croyions tout ce que tu nous dis et tu ne veux pas croire ce que nous te disons. Ne vois-tu pas tous les jours le vieillard Quioudo, qui a plus de cent vingt ans? Il a vu le premier navire qui ait abordé dans notre pays, il t'a répété si souvent que les Micmacs n'ont pas reçu des étrangers l'usage de la croix, et ce qu'il en sait lui-même, il l'a appris par la tradition de ses pères qui ont vécu pour le moins aussi longtemps que lui(1).» (1). Nous pourrions citer ici bien d'autres faits. Sagard mentionne

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un chant que les Indiens répétaient de son temps (1636) et où revenait fréquemment le mot Alleluia. Les Indiens de ce pays, écrit de son côté le Père Lalemant, appellent le soleil Jésus (relation de 1626).

Il reste à savoir si ce culte était aussi ancien que l'affirmait Quioudo et s'il datait bien d'avant l'arrivée de Jacques Cartier.

Or, une curieuse anecdote rapportée par ce navigateur nous donne à penser que lors de son premier voyage, en 1535, la croix était déjà en honneur parmi ces peuples. « Le 25 du mois de juillet, raconte Cartier, nous fîmes faire une croix haute de trente pieds... et après la plantâmes en leur présence (des Indiens) sur la dite pointe (à l'entrée du port de Gaspé). Et la regardaient fort, tant lorsqu'on la faisait que quand on la plantait. Et l'ayant levée en haut, nous nous agenouillâmes tous, ayant les mains jointes, l'adorant à leur vue, et leur faisant signe, regardant et montrant le ciel, que d'icelle dépendait notre rédemption; de laquelle chose ils s'émerveillaient beaucoup, se tournant entre eux puis regardant cette croix. Mais étant retournés en nos navires, leur capitaine vint à nous avec une barque, vêtu d'une vieille peau d'ours noir avec ses trois fils et un sien frère. Et fit une longue harangue montrant cette croix et faisant le signe d'icelle avec deux doigts, puis montrant toute la terre des environs, comme s'il eût voulu dire qu'elle était toute à lui, et que n'y devions point planter de croix sans son congé.»(1)

(1). Jacques Cartier: Relation du premier voyage.

Il est fâcheux que Cartier n'ait pas compris la langue du pays, pour se faire expliquer clairement ce que les indigènes voulaient exprimer par leur mimique. Il vit bien que les Indiens mettaient deux doigts en formes de croix et qu'ils montraient ensuite la terre et tout le pays autour d'eux. Que signifiait ce geste? Nous

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inclinerions à croire qu'ils voulaient indiquer qu'il y avait d'autres croix dans le pays aux alentours. Et, ce qui nous confirme dans cette opinion, c'est qu'ils ne tentèrent pas d'enlever cette croix; bien au contraire, ils promirent à Cartier de la respecter.

Ce qui montre que ces croix devaient être assez nombreuses, c'est que Champlain en trouva une pareille dans la baie de Fundy entre la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick. « En l'un de ces ports, dit-il, trois ou quatre lieues au nord du cap Poutrincourt, trouvâmes une croix qui était fort vieille, toute couverte de mousse et presque toute pourrie, qui montrait un signe évident qu'autrefois il y avait été des Chrétiens ».

Les habitants de cette partie de l'Amérique avaient donc quelque chose de la religion des Northmans.

Ils avaient aussi quelque chose de leur langue.

Les chefs indiens de l'Acadie portaient le nom de Sagamo où plusieurs auteurs ont cru retrouver la racine saga-men, homme des Sagas.

Quand le sieur de Poutrincourt régalait les indigènes de l'Acadie, remarque Lescarbot (1), ceux-ci, en guise de remerciements, lui chantaient ces trois mots: Afigu gatum étingu. Et, comme M. de Poutrincourt leur demandait ce que cela voulait dire, ils répondirent qu'ils ne connaissaient pas le sens de ce refrain mais que leurs pères leur avaient appris à le chanter ainsi chaque fois qu'ils voulaient remercier quelqu'un d'un bon dîner. Or ces trois mots sont de l'ancien norvégien (nordique) et signifient: « Nous avons fait un bon repas ». (1). Marc Lescarbot, compagnon de Champlain et de Poutrincourt, est l'auteur d'une Histoire de la Nouvelle-France en trois volumes, suivie des Muses de la Nouvelle-France. L'ouvrage fut publié à

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Paris en 1612 et dédié au roi Louis XIII.

Il y a aussi plusieurs mots de leur langue (la langue souriquoise) qui ressemblent au Norvégien et leur pays même se nommait autrefois Norembega, c'est-à-dire terre de Norvège.

Voici, à propos de la similitude de langue, ce qu'écrivait, le 8 juillet 1875, un journal des États-Unis, le Leavenworth Times : « Un Suédois vint, il y a quelque temps, de son pays natal à Leavenworth (1). Comme il ne savait pas un mot d'anglais et qu'il lui était impossible de se faire entendre, il ne réussit pas à se procurer du travail. En désespoir de cause, il finit par se rendre au fort, où il s'enrôla dans l'armée régulière.

(1). Leavenworth était jadis un fort pour la surveillance des Indiens; c'est aujourd'hui le plus grand pénitencier des États-Unis.

Or, un jour qu'il gardait des Indiens prisonniers, de la tribu des Cheyennes, il les entendit converser entre eux dans leur langue et constata avec surprise qu'il pouvait suivre à peu près leur conversation. Il causa lui-même avec eux et réussit à se faire comprendre assez facilement en se servant de sa langue maternelle, le suédois. Le général Pope, ayant eu connaissance de ce fait, écrivit à Washington, afin qu'on envoyât le Suédois en question à Saint-Augustin (Floride), pour servir d'interprète aux Indiens qui y sont actuellement confiné. (1) »

(1). Extrait du Leavenworth Times du 8 juillet 1875 et reproduit dans le compte rendu du Congrès International des Américanistes, Nancy, 1875.

Enfin, on nous objectera peut-être qu'il est bien difficile d'admettre qu'en l'espace de quatre ou cinq siècles, les Northmans aient pu laisser de leur passage en Amérique une trace si profonde.

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À ceux-là je répondrai que, précisément, à leur arrivée, les Northmans entendirent parler d'un peuple composé d'hommes de race blanche établi à l'intérieur du pays et dont la puissance paraissait redoutable.

De plus, que l'on nous permette quelques comparaisons. L'Amérique a été retrouvée par Christophe Colomb il n'y a guère plus de quatre siècles.

Québec, la plus ancienne ville nord-américaine, fut fondé par Champlain il y a trois siècles, les États-Unis n'existent, à proprement parler, que depuis un siècle et demi, et, cependant, sur le continent américain, se dressent déjà les monuments impérissables du génie de l'homme. Mais de là à conclure que les constructeurs de mounds furent les descendants des compagnons de Leif Ericson, loin de nous. C'est une question historique dont la solution demandera encore des siècles d'études probablement. Lorsque l'archéologie américaine aura été étudiée avec plus de soin, on acquerra peut-être la certitude que le sol qui constitue aujourd'hui l'Amérique, fut peuplé à l'aurore des siècles, par des races ayant atteint une haute civilisation et qui, dans le désastre de l'Atlantide, devinrent peut-être les prémices de la civilisation égyptienne.

Nous ne prétendons pas faire de ce livre un ouvrage d'érudition; nous avons simplement voulu présenter sous une forme courante le tableau général des expéditions northmanes en notre pays, vers l'an mille, et résumer, pour l'usage de la jeunesse, des notions, des récits et des faits épars dans des ouvrages que leur caractère trop savant rend moins abordables.

On trouvera donc, dans les chapitres qui vont suivre, peu de

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références et aucune discussion. Et, certes, il nous eût été relativement facile de faire preuve d'érudition en bourrant le fond de nos pages de citations grecques, latines, allemandes, italiennes ou anglaises; nous aurions pu, même, comme la chose est arrivée à un auteur américain, faire fondre spécialement pour nos preuves les principaux caractères runiques de la langue des Sagas. C'eût été le véritable moyen d'empêcher qu'on nous lise!... Nous avons préféré moins de gloire et plus de lecteurs. Écrivant pour la jeunesse, nous avons pensé que ce serait faciliter l'accès de notre oeuvre que de la débarrasser de cette mousse d'érudition, trop capiteuse pour de jeunes intelligences.

Au lieu de discuter, nous avons interprété. Pour chaque problème qui se posait, nous avons cherché la meilleure solution. Ce n'était pas toujours facile, car il a fallu la démêler parmi des textes anciens dont les parties, se rapportant à des sujets différents, quelquefois inconnus, rendaient la marche difficile et caillouteuse. Bien plus, il a été nécessaire de donner, de-ci, de-là, un coup de pouce à des événements, secondaires il est vrai, mais qui entravaient le récit. N'importe, nous avons toujours eu la vérité en vue et, faisant sur un autre papier les calculs de nos problèmes historiques, nous n'avons laissé subsister ici que les résultats.

Il faudra bien nous croire sur parole.

Toutefois, pour notre justification, comme pour répondre au désir des lecteurs qui, prenant goût à l'étude de cette époque trop ignorée de notre histoire, aimeraient à connaître les sources auxquelles nous avons puisé et où ils pourraient eux-mêmes retrouver, discuter, apprécier et peser les événements que nous avons tenus pour acquis, nous placerons à la fin de notre ouvrage une liste des auteurs à consulter. Bien que cette liste soit fort incomplète, on sera sûrement très étonné du grand nombre d'écrivains et de savants qui ont effleuré ou traité à fond ce sujet.

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Un dernier mot. Quelques lecteurs trouveront peut-être étrange l'orthographe de notre titre.

Nous avouons que nous aurions pu écrire tout simplement: Normands; quelques écrivains l'ont fait avant nous; mais d'autres -- et des plus sérieux -- ont tenu à préciser. En effet, il y a Northmans et Normands. Quand l'orthographe est francisée (ou anglicisée) c'est que le peuple l'a été tout d'abord.

Ils étaient northmans, ces pirates farouches qui désolèrent l'Angleterre et finirent par s'en emparer. Il était northman, ce Kanut que le christianisme apaisa, civilisa et dont il fit un saint. Ce furent des Northmans qui conquirent l'Angleterre. Il était northman ce terrible Rollon dont le nom seul semait l'épouvante parmi les sujets de Charles le Simple. D'où venait-il? Du Danemark?de la Norvège? De la Northmanie en tout cas.

Mais, s'étant civilisé, ayant demandé le baptême, en même temps que la main de Gisèle, fille du roi, il devint le premier duc de Normandie et ses compagnons de même que ses sujets furent désormais des Normands. Et lorsqu'un siècle et demi plus tard, Guillaume le Conquérant, sixième successeur de Rollon, s'empara de l'Angleterre, ce fut, cette fois, la conquête de l'Angleterre par les Normands.

Ils étaient Normands, pour la grande majorité, du moins, ces colons hardis qui, à la suite de Champlain, colonisèrent le Canada.

Et nous arrivons ainsi à cette curieuse conclusion: Canadiens-français ou Anglo-Canadiens, nous sommes les rameaux détachés d'une même race: la race normande, et, par le fait même, les frères de ces hardis Northmans qui sillonnèrent les mers du nord et, vers l'an mille, vinrent planter leurs tentes en Amérique.

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D'où il suit que l'Histoire des Northmans nous intéresse à plus d'un titre puisque nous, leurs descendants, avons repris et mené à bien leur essai de colonisation d'un pays qu'ils nommèrent le Vinland et que nous appelons aujourd'hui l'Amérique, le Canada.

Un dernier mot pour finir... avant de commencer! Quelque critique exigeant nous reprochera peut-être de prendre notre thèse d'un peu loin.

Nous aurions certainement pu fixer plus au nord notre point de départ, mais écrivant pour la jeunesse, nous avons préféré partir d'un peu plus outre pour être un peu plus clair. Et puis, n'étant pressé ni d'arriver ni de partir, n'ayant au service de notre plume qu'une Rossinante un peu poussive, nous avons pensé que nous pourrions aller tout doucement notre petit bonhomme de chemin, cueillant par-ci par-là les fleurs qui nous plairaient.

CHAPITRE I

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AU SEUIL DE NOTRE HISTOIRE.

Nous disons souvent, au sujet du Canada: c'est un pays nouveau! Et c'est vrai, si l'on n'entend parler que de son entrée définitive dans la civilisation actuelle. La colonisation de la Nouvelle-France, du Canada, ne date que d'hier et son histoire écrite est à peine une page dans les annales de l'humanité.

Même en le comparant aux autres pays du Nouveau Monde, le Canada peut être considéré comme jeune et récent. L'Amérique espagnole avait déjà ses villes, ses gouverneurs et ses provinces lorsque Champlain jetait les bases de la Nouvelle-France, sur le rocher de Québec.

Mais la première aurore de notre pays doit-elle luire avec Champlain ou même remonter simplement à Jacques Cartier? Voilà que les recherches historiques ont ouvert tout à coup des horizons nouveaux. Notre histoire écrite a subitement reculé de huit siècles dans l'antiquité et le sol de notre pays, que l'on croyait le dernier venu dans la liste des nations américaines, a été, au contraire, le premier foulé par le pied des explorateurs et des colons européens. Peu s'en est fallu que la partie orientale du Canada et des États-Unis ne soit devenue le domaine de la civilisation chrétienne quatre siècles avant la naissance de Christophe Colomb, le découvreur officiel du Nouveau Monde.

Pour bien comprendre cela, il est nécessaire de rattacher l'histoire de notre pays à celle de l'Europe, plus particulièrement à celle de la France et de l'Angleterre, les deux nations qui dominèrent le monde au Moyen Âge et qui brandirent d'une main plus vaillante le flambeau de la civilisation. En ce temps-là, Charlemagne régnait sur un immense empire. Il

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avait repoussé jusqu'au delà des Pyrénées les Arabes musulmans; ses vaillantes milices avaient conquis, sur les Lombards, en Italie, un territoire qu'il donna au Pape, afin que le Vicaire de Jésus-Christ, étant le chef d'un royaume autonome, pût exercer avec plus d'indépendance sa souveraineté spirituelle sur les âmes (1).

Le Souverain Pontife, reconnaissant, voulut donner au roi des Francs une marque solennelle de sa gratitude. Le jour de Noël de l'an 800, Charlemagne, se trouvant à Rome, s'était rendu à la basilique de Saint-Pierre pour y entendre la messe. Au moment où le pieux monarque s'inclinait devant l'autel, pour prier, le Pape vint à lui et posa sur sa tête la couronne d'or jadis portée par les empereurs romains. Aussitôt l'assistance poussa des acclamations enthousiastes: À Charles, couronné par Dieu grand et pacifique empereur, vie et victoire à jamais.

(1). L'empereur Constantin avait à peine reconnu le Christianisme qu'il résolut d'assurer au Vicaire de Jésus-Christ le libre exercice du ministère apostolique.

Il céda donc au pape saint Melchiade le palais du Latran avec des revenus considérables pour son entretien. Quelques années plus tard, Constantin transportait le siège du gouvernement à Byzance qu'il agrandit et nomma Constantinople. Rome, avec son territoire, passa de fait sous l'autorité du Pape. C'est ce domaine primitif, envahi par les Lombards, que Pépin le Bref fit restituer et que Charlemagne établit officiellement sous l'autorité du Souverain Pontife. En 1870, le Pape était dépouillé de ses États par la révolution. Une ardente jeunesse catholique se leva pour défendre le Souverain Pontife. C'est ce que firent notamment les zouaves canadiens qui coururent s'enrôler dans les armées pontificales. En 1931, par un traité signé au Latran, le Souverain Pontife a recouvré son indépendance et a été reconnu comme souverain de l'État du Vatican.

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Charles recevait, avec la couronne impériale, le titre de grand (1) et devenait empereur d'Occident. (2)

(1). En latin Carolus Magnus d'où nous avons fait Charlemagne. À cette époque tous les gens instruits parlaient le latin. Les peuples employaient un langage formé de mots latins et de mots de leur langue. C'est ainsi que se sont formé peu à peu les langues actuelles de l'Europe.

(2). L'empire de Constantin s'était divisé en deux: l'empire d'Orient avec Constantinople pour capitale et l'empire d'Occident dont la capitale était à Milan. Toutefois, ce dernier, situé plus près des barbares, ne tarda pas à disparaître, submergé par les invasions, et le titre d'empereur d'Occident disparut avec lui. Le Pape le faisait revivre en faveur de Charlemagne.

Conscient de l'autorité qui venait de lui être décernée, aussi bien que des obligations qu'elle lui imposait, le nouvel empereur vint s'agenouiller sur les marches de l'autel et là, étendant la main sur le livre des Évangiles, il jura, au nom du Christ, d'être le protecteur et le soutien de la Sainte Église, le défenseur de la Chrétienté.

En effet, dans ses longues et pénibles guerre, Charlemagne ne fut poussé ni par l'ambition d'étendre ses États, ni par le vain désir de laisser un nom retentissant à la postérité; toutes s'inspirèrent uniquement de la nécessité de défendre l'Europe chrétienne et d'étendre le règne de Dieu.

Ce fut contre les Saxons qu'il eut à soutenir la guerre la plus longue et la plus dure. Il fut trente ans à les soumettre.

Au huitième siècle, on appelait Saxe l'immense plaine qui s'étend

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depuis les sources du Rhin jusqu'à la mer Baltique. C'était un pays de marécages et de vastes forêts où l'écureuil pouvait courir sur la cime des arbres sept lieues sans descendre, dit un historien de l'époque. La Saxe n'était pas un royaume mais une confédération de tribus aux noms divers: amas de peuples indépendants mais qui savaient s'unir pour la guerre, le meurtre ou le pillage; barbares farouches qui redoutaient la civilisation parce qu'ils sentaient qu'elle mettrait fin à leurs rapines.

Livrés à toutes les superstitions du paganisme, les Saxons opposèrent une résistance sauvage à la prédication de l'Évangile et ne furent domptés que par la tenace énergie de l'empereur des Francs.

Depuis longtemps, en effet, ils étaient une menace pour la chrétienté, Dagobert, Charles Martel et Pépin le Bref les avaient combattus sans les vaincre, les avaient refoulés sans les soumettre.

Les missionnaires pacifiques de l'Évangile n'avaient pas mieux réussi, la plupart de ceux qu'on leur avait envoyés avaient péri de mort violente.

Cachés dans leurs forêts, ils guettaient les occasions favorables, passaient la frontière, ravageaient le pays, mettaient tout à feu et à sang, puis se retiraient précipitamment, gorgés de butin.

Pour mettre fin à ces brigandages, Charlemagne passa résolument le Rhin, pénétra jusqu'au coeur du pays, renversa les forteresses qu'il rencontra sur son chemin, tailla en pièces dans plusieurs rencontres les tribus réunies et les força à demander la paix. Il leur fit jurer qu'ils se soumettraient à sa domination, qu'ils respecteraient les missionnaires et que, chaque année, en signe de soumission, ils enverraient à l'assemblée générale des Francs un tribut de trois cents chevaux.

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Cette assemblée eut lieu à Paderborn, la capitale du pays, et ce fut au milieu de la pompe militaire la plus imposante que Charlemagne voulut recevoir les chefs des tribus saxonnes. Ils vinrent tour à tour jurer fidélité au vainqueur. Tous consentirent, s'ils violaient jamais leur serment, à perdre leurs terres et leur liberté.

Mais Witikind, le plus redoutable de tous, n'avait pas paru à Paderborn. Préférant l'exil à la soumission, il s'était retiré parmi les tribus du Danemark, à la cour du viking Siegfried dont il avait épousé la fille. De là, il surveillait sa patrie, guettant l'heure de la revanche.

Soudain, profitant d'une absence de Charlemagne, il revient dans sa tribu, soufflant la révolte parmi ses compatriotes. À la voix de leur ancien chef, les Saxons oublient leurs serments et leur baptême, ils courent aux armes, relèvent le temple d'Irmensul, leur dieu national, brûlent les églises, pillent les monastères, dévastent les villes soumises et massacrent impitoyablement ceux qui refusent de marcher avec eux. Une armée franque, envoyée pour les soumettre, est cernée à Somethal, près de Paderborn, et anéantie: deux généraux, quatre comtes, vingt officiers parmi les plus nobles sont faits prisonniers et massacrés.

Charlemagne accourt. À son approche, les rebelles déposent les armes et demandent à renouveler leur traité de paix. Mais l'empereur veut en finir et épouvanter les Saxons par une justice impitoyable. Quatre mille cinq cents des principaux rebelles lui sont livrés et il leur fait trancher la tête. Un long cri d'horreur s'élève de toute la Saxe. Le pape rappelle au vainqueur les lois de l'Église et lui donne de sages conseils de clémence.

Charlemagne, radouci, est prêt à faire grâce, mais Witikind, la rage

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au coeur, veut tenter un effort suprême pour venger les morts et délivrer sa patrie. Caché au fond des forêts, il appelle à lui ses compatriotes pour vaincre ou pour mourir. Un grand combat se livre sur les bords de la Haase.

On y combattit, de part et d'autre, avec acharnement. La fleur de la jeunesse saxonne périt dans cette journée ou périt aussi son indépendance. « Jamais, dit un auteur, il n'y eut pire carnage, les Saxons tombèrent comme les épis de blé sous la faux du moissonneur; les vêtements de lin des chefs blanchissaient la plaine comme la blanchissent les oiseaux migrateurs de l'automne.» Saisis d'effroi au récit de cette guerre implacable, les contemporains la nommèrent « la journée maudite ». Longtemps les bardes saxons la chantèrent dans une ballade funèbre que le moyen âge nous a conservée: Que ce jour soit maudit,Qu'il ne compte plus dans le retour de l'année,Mais qu'il soit effacé du souvenir.

Qu'il soit désormais privé de l'éclat du soleil,Qu'il n'ait plus ni aurore ni crépuscule,Qu'elle soit maudite à jamais, cette nuit affreuse,Où tombèrent les braves,Où périt la fleur de la jeunesse saxonne!

Witikind réussit à s'échapper.

Il vécut en fugitif durant deux mois, se cachant d'une forêt à l'autre, essayant de recruter une nouvelle bande. Mais il ne trouva partout que lassitude et désespoir. Comprenant alors que la résistance était désormais impossible, le redoutable guerrier résolut de se sacrifier pour le salut de ses compagnons d'armes. Il vint lui-même au palais d'Attigny remettre son épée au vainqueur et solliciter la grâce du baptême (1).

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(1). Les chroniqueurs du moyen âge nous racontent, à ce sujet, une gracieuse légende où il y a, peut-être, quelque part de vérité. C'était aux alentours de la fête de Pâques. Witikind, vaincu mais non soumis, avait formé un sombre projet. Il voulait s'approcher de Charles et, feignant de lui rendre hommage, lui plonger son poignard dans le coeur, après quoi, sa patrie étant vengée, il se tuerait lui-même. Déguisé en mendiant, pour reconnaître la place, le chef saxon s'était glissé parmi la foule qui remplissait l'église. Il était là, frappé malgré lui, par la magnificence du culte chrétien, lorsqu'il vit le célébrant descendre les marches de l'autel, un vase d'or à la main, et s'approcher de la balustrade qui séparait le choeur du reste de l'église. Les fidèles venaient tour à tour s'agenouiller à cette balustrade et, à mesure que le célébrant allait de l'un à l'autre, Witikind apercevait un enfant d'une merveilleuse beauté s'échapper du vase sacré et, avec un sourire, s'incliner sur les lèvres des chrétiens recueillis où il semblait disparaître dans un baiser. À l'issue de la cérémonie, Witikind, bouleversé, aborde l'empereur, se fait reconnaître et lui demande l'explication de ce dont il vient d'être témoin. Charles, plein d'admiration pour ce païen que le Ciel favorisait ainsi, le reçut comme un ami, l'embrassa et, le menant vers l'évêque, lui dit: « Voici le pontife que tu as vu, ministre du Dieu des chrétiens, il t'expliquera mieux que moi le mystère sublime de la table eucharistique.»

Quelques jours après, Witikind recevait le baptême. En retour de son serment de fidélité, il était nommé duc de Saxe par Charlemagne. Il mena une vie si chrétienne que certains chroniqueurs le placent au nombre des saints. Son tombeau est à Ratisbonne.

La Saxe était soumise, mais non pas tous les Saxons. Cette race au coeur de fer prisait l'indépendance plus que la richesse, la liberté plus que la vie. Aussi un grand nombre de guerriers méprisèrent

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leur chef dès qu'ils le virent soumis à un autre. « Witikind n'est plus notre chef, disaient-ils, c'est un chien auquel on a passé un collier d'or. »

Préférant abandonner leur patrie plutôt que de reconnaître la domination des vainqueurs, ils allèrent se fixer parmi les peuples du Danemark, généralement connus, avec les Norvégiens et les Suédois, sous le nom de Northmans (1).

(1). Les Northmans, dit l'historien Albert Mallet, étaient les cousins germains des Saxons. La bande de guerre existait chez eux comme chez les Saxons, seulement les guerriers opéraient par la mer. Leur religion était la vieille religion germanique: l'Odinisme, et c'est dans le désir de venger l'Odinisme chassé de la Saxe par Charlemagne qu'ils entreprirent leurs premières incursions sur le sol de France (A. Mallet: Nouvelle Histoire de France, Vol. I.)

Un grand nombre des guerriers du Danemark avaient d'ailleurs combattu dans les rangs de l'armée saxonne. Après la défaite, ils étaient revenus chez eux, remplis de crainte et d'admiration pour le grand empereur des Francs.

Cependant, sous la bienfaisante influence de la paix et de l'Évangile, le pays saxon ne tarda pas à changer de face. Une heureuse transformation se fit dans ces rudes barbares par suite de leur mélange avec les Francs(2). La religion adoucit peu à peu les moeurs et réprima les passions farouches de ce peuple belliqueux; elle purifia les coutumes, éleva le courage en lui donnant pour idéal la vertu.

(2). Pour rendre désormais toute révolte impossible, Charlemagne prit quatre mille familles saxonnes et les échangea contre un égal nombre de familles gauloises ou franques qui reçurent leurs terres. Les moeurs rudes et barbares de cette époque expliquent cette

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mesure qui nous paraîtrait aujourd'hui dénaturée. On ne saurait comparer cette déportation à celle des Acadiens dont les familles furent séparées et qui ne reçurent en échange de l'exil que la misère et la mort.

Les marécages et les vastes forêts cédèrent, la place à de riches cultures et, au sein de l'antique solitude, s'élevèrent bientôt des villes florissantes.

Et, alors, ce fut une époque merveilleuse de prospérité. Charlemagne s'appliquait à bien gouverner; ses envoyés veillaient partout à ce que le peuple des provinces ne fût pas maltraité par les seigneurs; les terres, cultivées avec soin, rapportaient d'abondantes moissons; des églises, des écoles et des palais magnifiques embellissaient les villes; des routes nombreuses et bien entretenues sillonnaient l'empire et favorisaient le commerce. Le pays tout entier offrait l'aspect d'un immense jardin et l'on aurait dit, rapporte un chroniqueur, que l'âge d'or était revenu sur la terre.

Et lorsque quelques-uns des barbares qui n'avaient pas voulu se soumettre ni se convertir revenaient, en secret, visiter le pays qui avait jadis été le leur, ils ne le reconnaissaient plus. À la vue de l'abondance et de la prospérité qui régnaient partout, ils sentaient leur âme pleine d'envie d'échanger le sol inculte et les sombres forêts qui leur servaient de refuge contre les belles et riantes plaines de l'empire.

Plusieurs fois, même, ils organisèrent des expéditions guerrières, espérant se tailler de petits domaines sur les «marches»; mais, au moindre bruit d'une incursion, les milices de Charles accouraient et les barbares épouvantés repassaient la frontière sans avoir osé combattre.

La plupart d'entre eux, désespérant de jamais reconquérir le pays

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de leurs ancêtres et ne pouvant supporter le spectacle de leur misère à côté de la prospérité de leurs anciens compagnons, dirent à leur patrie un éternel adieu. S'enfonçant dans l'épaisseur des forêts, ils arrivèrent jusqu'au rivage de la Baltique ou de la mer du Nord et se mêlèrent aux Danois, leurs proches parents.

L'époque de leur arrivée coïncida avec l'une des plus effroyables catastrophes du Moyen Âge: les côtes de la Baltique et de la mer du Nord s'affaissèrent brusquement, formant, par les déchirures du littoral, les îles du Danemark; à l'ouest, une immense plaine fut changée en golfe, le Zuiderzée. Cent mille hommes périrent engloutis par les flots, un plus grand nombre d'autres ne durent leur salut qu'à la fuite.

Les Danois épouvantés se retirèrent dans l'intérieur des terres. Un grand nombre, cependant, parmi les plus vaillants ou les plus téméraires, résolurent de braver les flots. Montés sur des embarcations de fortune, ils se lancèrent hardiment sur la mer et résolurent de se procurer, par la rapine et le pillage, ce que la nature refusait de donner à leur travail. Peu à peu ils s'enhardirent, étendirent le cercle de leurs incursions et finirent par acquérir au loin la réputation de redoutables pirates (1).

(1). Les côtes de la Hollande et du Danemark sont basses et sablonneuses. Il a fallu élever des digues pour protéger le pays contre l'invasion des eaux à marée haute. La côte est une des plus redoutables du monde étant assaillie souvent par de furieuses tempêtes. En 1895, une de ces tempêtes rompit ses barres et transforma en île toute la partie nord de la presqu'île. En 1421 une autre tempête avait envahi le rivage, à l'embouchure de la Meuse, engloutissant vingt-deux villages et dix mille personnes. Ce sont ces invasions de la mer qui, en chassant l'homme de la riche bordure du littoral, ont fait les pirates danois. Par un travail gigantesque de digues et de canaux dont l'érection a demandé dix-

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huit années de travail et des sommes immenses, la Hollande a repris sur la mer une province entière et où s'élèveront bientôt cinquante villages.

Plus d'un chef saxon commanda les flottes de ces écumeurs de mer. Tous ceux qui n'étaient point retournés dans la Saxe conquise s'incorporèrent aux Danois, leur apportant un sang plus ardent, une bravoure plus téméraire, une ardeur plus farouche. Prompts à l'attaque, hardis à la lutte, implacables dans le carnage, ils étaient la terreur des peuples riverains.

Mais telle était leur crainte de l'empereur des Francs qu'ils n'osaient approcher des côtes de son empire, craignant de le voir surgir tout à coup devant eux. «L'ombre de Charles, rapporte un chroniqueur, valait à elle seule une armée tout entière, les blés mûrs qu'elle touchait en passant en frissonnaient d'épouvante. »

Charlemagne connaissait le prestige qui s'attachait à sa personne et ne manquait pas d'en user à l'occasion; il savait que, sa vie durant, la paix régnerait sur l'empire, mais il avait le pressentiment des malheurs qui accableraient ses successeurs, car son fils, Louis le Débonnaire, ne semblait pas avoir hérité son énergique vaillance.

L'un des chroniqueurs les plus fidèles de cette époque nous raconte à ce sujet une aventure.

Charles, qui était sans cesse en courses guerrières pour le bien ou la défense de ses peuples, arriva un jour, sans y être attendu, dans un petit village, sur le bord de la mer. Or, comme il était à dîner sur la terrasse du palais, on vit paraître des barques à l'horizon. À mesure qu'elles approchaient on distinguait mieux leurs formes. Elles avaient l'aspect d'un énorme dragon dont la tête sifflante se dressait sur les flots. Une dunette en forme de petit château les couronnait. Elles avançaient rapidement sous la double action du

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vent et des rames.

Ceux qui entouraient l'empereur virent ses regards se diriger soudain du côté de cette flotte singulière et la considérer avec attention.

Les uns rapportaient qu'il s'agissait d'une flotte de marchands juifs, d'autres la prenaient pour des Grecs. Mais Charles, dont l'oeil perçant n'avait pas cessé de scruter l'horizon, se leva tout à coup en s'écriant: --Ces vaisseaux ne sont pas remplis de marchandises mais d'implacables ennemis. Voyez le drapeau qui flotte au mât de leurs navires, regardez ce corbeau qui étend ses ailes noires sur le blanc des voiles et reconnaissez les ennemis que nous avons combattus en Saxe. Alerte! Courons sus à ces brigands qui viennent piller le royaume des Francs! Aussitôt les soldats saisissent leurs armes.

Charles se met à leur tête et court vers le rivage.

Mais déjà les pirates ont reconnu l'empereur Charles à sa haute taille et constatent avec terreur qu'ils sont dans les limites de son empire.

Avant d'avoir atteint le rivage, ils virent de bord et prennent la fuite avec une incroyable agilité.

On revint au palais. Charles ne continua point le repas commencé. Debout sur la terrasse, le vieil empereur regardait fuir au loin les voiles légères et de grosses larmes coulaient de ses yeux.

Aucun de ses fidèles n'osaient lui demander la cause de son chagrin. Charles le comprit et, se retournant vers eux, il leur dit: --Vous vous demandez, sans doute, pourquoi je pleure. Certes, je n'ai pas peur que ces hommes nuisent à mon royaume, mais ce qui

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m'afflige c'est que, moi vivant, ils aient osé toucher ce rivage, et je suis abîmé de douleur quand je songe à tous les maux dont ils accableront mes descendants et leurs peuples! »

Cette triste prédiction ne devait que trop se réaliser. Elle devait même dépasser en horreur tout ce qu'avait pu concevoir l'empereur Charles, car les pirates Northmans allaient prendre, sur les Francs, une terrible revanche et devenir, pendant plusieurs siècles, la terreur des peuples civilisés.

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CHAPITRE II

LES NORTHMANS

« Il y avait autrefois, dans les contrées du Nord, dit Augustin Thierry, (les hommes que l'on traitait comme des souverains et qui portaient le titre de roi sans posséder une seule ville, un seul coin de terre. C'étaient ces hommes que l'on appelait les rois de mer et dont l'Europe avait peur. » (1)

(1). Augustin Thierry: Histoire de France.

Ils appartenaient aux trois branches de la race scandinave: Danois, Suédois et Norvégiens, mais le reste de l'Europe les confondait sous le nom générique de Northmans: les hommes du nord (2).

(2). Ces trois pays, souvent réunis en une sorte de confédération, parlaient la même langue; ils avaient les mêmes coutumes, les mêmes ancêtres et la même religion. Kanut le Grand (saint Canut) réussit à réunir sous sa couronne, la Norvège, la Suède, le Danemark et l'Angleterre, ce qui lui a fait décerner le titre d'Empereur du Septentrion. Toutefois, après sa mort, chacun de ces pays recouvra son indépendance et les successeurs de Kanut ne gardèrent que l'Angleterre.

Pour toute richesse, le roi de mer avait son navire, pour armée, ses soldats vagabonds, pour royaume l'immensité de l'Océan et, pour espoir, son épée.

«Dans les pays du Nord, dit le savant Depping, les fleuves coulent sur un sable magnétique et les hommes y boivent le fer avec l'eau, ce qui contribue à donner à leurs membres la force et, à leur courage, la ténacité de l'airain.»

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Les contrées du Nord étaient pauvres, le sol parcimonieux ne nourrissait qu'à regret de maigres moissons et la population qui n'avait pas, comme de nos jours, les ressources de l'industrie, devait demander à la mer une partie notable de son existence. Les quatre-vingt-quinze centièmes du territoire de la Norvège sont en forêts ou en déserts glacés. La culture n'est praticable que dans les vallées au fond des fjords.

Sans doute, le sol du Danemark était plus fertile mais, sans cesse bouleversé par les tempêtes, il n'offrait pas à l'homme une base sûre pour y fixer sa demeure.

Et la mer était là, invitante, riche et prometteuse d'aventures. La côte norvégienne, en particulier, est déchiquetée sur tout son développement par des golfes étroits, profonds, et interminables: ce sont les fjords par lesquels l'Océan s'avance jusqu'à l'intérieur des terres.

Tout invitait donc les Northmans à la vie maritime: la difficulté des communications terrestres sur un sol montagneux, coupé d'abîmes profonds, un sol aride, pierreux, presque continuellement glacé, et là, tout près, une mer poissonneuse qui donnait, en quelques heures, la nourriture de toute une semaine.

C'est ainsi que les hommes du Nord devinrent d'abord d'intrépides pêcheurs, puis des corsaires audacieux, enfin, les vrais rois de l'Océan. En poursuivant les morses ou les baleines des régions polaires, ils apprirent à braver la tempête. L'Océan ne tarda pas à devenir leur véritable domaine, le champ immense, aux sillons invisibles, qui les nourrissait.

La mer northmane, avec ses fjords profonds et sinueux, dont la vague sombre allait à des centaines de milles dans l'intérieur du pays battre le seuil des demeures et inviter aux aventures, avait

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l'immense avantage d'être admirablement disposée pour devenir un nid de pirates, un repaire aux antres multiples d'où les oiseaux de proie pourraient s'élancer à la curée.

Pirates, les Northmans l'étaient depuis toujours. Amants de la mer, ils poussèrent l'art de la navigation à un degré merveilleux, si on le compare à ce qu'il était chez les peuples civilisés de cette époque. Leurs navires, quoique petits, étaient solides et bien construits. Ils étaient en chêne, bien pontés. Leur forme particulière en proue des deux bouts (1) permettait l'abordage de l'avant ou de l'arrière.

(1). Ordinairement, l'avant d'un navire est terminé en pointe: c'est la proue qui fend les flots; l'arrière, au contraire, est arrondi: c'est la poupe qui donne au navire sa stabilité. Les drakars ou navires northmans étaient en pointe des deux bouts, ce qui leur permettait d'aborder une côte de l'avant ou de l'arrière. Pressé de près, le pirate se jetait dans son navire, faisait force de rames et, n'ayant pas eu besoin de retourner son embarcation, s'éloignait rapidement du rivage dangereux.

Par contre, le drakar était plus instable sur les flots.

Déjà, au temps des Romains, Tacite avait remarqué cette particularité. « Leurs vaisseaux, écrivait-il, dans sa fameuse Histoire de la Germanie, sont effilés aux deux extrémités, ce qui les rend plus difficiles à conduire en haute mer, mais, par contre, leur permet d'aborder au rivage avec beaucoup de facilité, soit par l'avant, soit par l'arrière, et de s'embarquer de même, soit d'un côté, soit de l'autre. Toujours prêts à l'attaque, ils peuvent fuir avec une extrême rapidité, sans avoir besoin de retourner.»

Sous la main d'un nautonier habile qui savait profiter des variations atmosphériques et prévoir les changements brusques de la température, ils glissaient sur les vagues rapides, gracieux comme

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des cygnes dont ils avaient emprunté la forme.

Des figures d'animaux, vraies ou fantastiques, toutes bariolées de couleurs éclatantes, embrassaient la carène de leurs jambes ou de leurs ailes et dressaient sur de longs cols des têtes hideuses et menaçantes. Un moine historien de l'époque vit, dans l'apparition d'une flotte northmane, « une troupe de bêtes sauvages au milieu d'une forêt. »

Parfois même, quand la piraterie devint plus fructueuse et s'étendit sur une plus grande échelle, ces figures furent en métal, enrichies d'or et d'argent. Alors les flottes northmanes resplendissaient au soleil comme des victoires, portant l'effroi dans le coeur des ennemis. Ce fut l'âge épique.

Très belliqueux, les northmans imaginaient leurs dieux à leur ressemblance. Wotan, dieu principal, qu'ils appelaient encore Odin, ne recevait en son paradis ou Whalhalla, que les braves, c'est-à-dire ceux qui étaient tombés sur le champ de bataille. Là, éternellement jeunes, ils se livraient à des luttes sans fin, entre-choquant leurs navires d'où jaillissaient l'éclair et le tonnerre.

La nuit venue, ils buvaient l'hydromel servi par les walkyries dans le crâne de leurs ennemis. Ceux qui n'avaient pas péri par mort violente étaient traités comme des lâches et rabaissés au rang de serfs, d'esclaves ou de serviteurs.

Les Northmans donnaient à leurs chefs le nom de viking, mot que nous avons traduit par roi de mer mais qui, en réalité, signifie roi des anses. C'était, en effet, dans les anses ou petites baies formées par l'embouchure des rivières qu'ils aimaient à se retirer pour guetter l'ennemi, combiner leurs plans d'attaque et s'élancer sur la proie au moment favorable.

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La piraterie, aux yeux des Northmans, était une forme de négoce où l'audace et le courage excusaient le meurtre et le pillage. Toutefois, ils avaient un certain code toujours religieusement observé. Au milieu d'opérations guerrières, une trêve se déclarait par un signal convenu: un bouclier tourné du côté blanc, hissé à la cime du mât ou mis en évidence. On pouvait alors commercer en paix et le viking se serait fait un scrupule de retenir un denier en plus de ce qui lui était dû.

L'affaire terminée, le bouclier était amené ou simplement retourné et, alors, gare à l'attaque, au pillage, au massacre; le viking ne se gênant pas pour reprendre de haute lutte ce qu'il avait cédé à beaux deniers comptants.

La piraterie était, pour les Northmans, une noble occupation. Elle était entourée de gloire et favorisée par une constante émulation.

Quand un jarl ou chef de tribu, quand un prince avait plusieurs enfants, un seul pouvait rester à la maison et aspirer à l'héritage paternel, les autres devaient s'élancer sur la grande plaine des mouettes et conquérir un sceptre sur les vagues.

Le jeune prince trouvait toujours des compagnons aussi braves et aussi insouciants que lui pour former sa bande: alors il devenait roi de mer.

En effet, d'après la coutume scandinave, tout homme qui descendait d'une famille noble avait droit au titre de roi, lorsqu'il se dévouait à la vie de pirate.

Lorsque le frère aîné montait sur le trône, les cadets s'en allaient au loin chercher leur empire, sur un vaisseau qu'ils avaient reçu comme leur part d'héritage. Aussi les rois de la terre étaient les alliés des rois de la mer.

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Il arrivait parfois que le roi de la terre se fatiguait de son royaume trop pacifique. Il le vendait au plus offrant. Avec le prix, il équipait un navire, recrutait des compagnons et allait demander aux flots un domaine plus étendu, des revenus plus considérables, une existence plus fertile en aventures. Alors la mer et ses rivages lui appartenaient par droit de conquête et il y amassait tant de richesses, il prenait tant de monde à son service qu'il pouvait conquérir ou ravager des provinces entières.

Le roi de mer passait sa vie sur l'Océan, ne cherchait jamais un refuge sous un toit et croyait indigne de lui de vider sa corne de bière auprès d'un foyer. À sa mort, on déposait sa dépouille et ses armes sur le vaisseau qu'il avait commandé et on le lançait sur l'Océan après y avoir mis le feu. L'audacieux pirate allait ainsi dormir son dernier sommeil dans les abîmes de l'Océan dont il avait appris, durant sa vie, à dominer la fureur.

Et, sans doute, ses ossements frémissaient-ils encore de joie et d'orgueil chaque fois que le remous des vagues venait leur apporter le hurlement de la tempête, le cliquetis des armes, le grincement des vergues s'entrechoquant ou le crépitement des flammes qui dévoraient les châteaux riverains (1).

(1). On a retrouvé, enfoui dans la vase ou les sables, la coque à demi calcinée d'anciens drakars. Ce sont peut-être quelques-uns de ces cercueils glorieux qui ont revu le jour et que l'on conserve dans le musée de Copenhague et d'Oslo, comme des reliques précieuses du passé.

La piraterie n'était permise qu'aux hommes de noble descendance. C'était la carrière de l'honneur et de la fortune. Les skalds glorifiaient le pirate célèbre, comme nos trouvères chantaient les grands conquérants, et celui qui s'était distingué par une cruauté plus grande, par des succès plus nombreux, recevait le titre envié

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d'archipirate.

Pour les fils de rois ou de grands seigneurs, la piraterie était un moyen de s'illustrer, de se recommander auprès de leurs futurs sujets.

Il n'était pas jusqu'aux jeunes filles qui ne frémissaient de joie à l'espoir d'épouser un pirate fameux. «Celui qui recherche l'amour des jeunes filles, dit le chant du skald Eric Blodoxi, doit demeurer intrépide au milieu du fracas des armes; le meilleur moyen de gagner le coeur de sa belle est de lui apporter les dépouilles d'un ennemi vaincu! »

Un poète contemporain nous décrit ainsi la fille du viking attendant le retour de son fiancé: Seule, accoudée aux créneaux de la tour,La blonde enfant du viking de Norvège,Les yeux rêveurs, penchait son front de neigeVers l'immense océan qui grondait à l'entour (1).

(1). Prosper Blancherein: Le roi de mer.

Quelquefois même, après avoir longtemps rêvé de la tempête, la blonde fille du Nord désirait en ressentir les violentes émotions. Un jour, elle échangeait en secret sa paisible retraite contre le pont d'un navire, sa coiffe de lin pour le casque d'un guerrier. La cotte de maille encerclait ses épaules et son coeur battait à l'aise sous l'épaisse armure de la cuirasse qui protégeait sa poitrine.

Souvent, d'ailleurs, les femmes accompagnaient leur mari, prenaient part avec lui à la lutte et au pillage. Elles n'étaient ni les moins braves à l'attaque, ni les moins ardentes au carnage.

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Au milieu des banquets et des fêtes, après avoir chanté les dieux et les héros, les skalds ne manquaient pas d'entonner un hymne en l'honneur des femmes-pirates. Ils chantaient les Vierges au bouclier, ainsi nommées parce que, dans la mêlée, elles clouaient au grand mât de leur navire un petit bouclier couleur d'azur. Et ce signe indiquait à l'ennemi que, vaincu, il n'avait aucune pitié à attendre, et que, vainqueur, il n'aurait aucune miséricorde à exercer. Les vierges guerrières voulaient vaincre ou mourir.

L'un des plus beaux chants du Nord est celui que les skalds ont consacré à la gloire d'Athild, fille de Sigurd.

« Elle était chaste et belle; et Sigurd avait proclaméQue tout cavalier qui voudrait aspirer à sa main,Devrait auparavant combattreLes deux géants qui la gardaient;Et qu'en cas de défaite,La mort serait le prix d'une aussi présomptueuse entreprise.

Ralf, jeune roi-pirate, accepta le défi.Et comme il était courageux autant qu'habile,Il tua les deux champions.Mais Athild, jalouse de sa liberté,Se réfugia sur la mer, avec ses compagnes guerrièresHabillées comme elles de vêtements d'hommes et armées.

Longtemps elles errèrent à l'aventureJusqu'au jour où le hasard leur fit rencontrer une flotteQui, ayant perdu son chef,Prit l'intrépide amazone pour la commander.Alors Athild courut les mersLaissant sur son passage une trace sanglante.

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Or il advint que Ralf,Ignorant le refuge d'AthildDonna la chasse à son escadreEt la poursuivit jusque dans le golfe de FinlandeOù elle fut obligée d'accepter le combat,Un combat meurtrier.

Au cri de Ralf, ses compagnons se précipitent à l'abordage.Le sang coule et rougit le pont du navire.Athild se défend vaillamment.Sur le grand mât de son navire,Elle a cloué son bouclier bleuIndiquant que, femme, elle a décidé de vaincre ou de mourir.

Mais au milieu de la mêlée,Ayant eu son casque fendu d'un coup de hache,Son visage apparut soudain.Alors Ralf d'un geste arrête le carnageEt se jette au pied de la princesse.Désarmée par son vainqueur, elle accepte sa main.

Tous les vikings sont réunis pour la fête,Ralf est au premier rang, dans sa brillante armure.Il tient à la main l'anneau d'or qui va sceller son bonheurEn lui assurant la possession d'Athild.Athild paraît portant la corne d'Hydromel,Un genou à terre, elle l'offre à son futur époux.

Mais, soudain, elle pâlit et chancelle.Ralf se précipite au secours de sa bien-aimée.Il retire de sa poitrine un poignard ensanglanté.--Adieu, Ralf, dit la vierge, tu es noble et beau, et je t'aimais,Mais je m'étais promise au dieu Thor, le Terrible,Nul homme ne m'aura sur la terre.

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Elle est morte, Athild, la Vierge-guerrière,Et Ralf, fou de douleur, a fait préparer le navireOù il a entassé toutes ses richesses.Il y dépose le corps de sa bien-aimée,La voile est déployée, la flamme crépite,La Vierge-guerrière Athild va reposer au sein des flots (1). »

(1). Steenstrup: Vore Folkeviser ( Copenhague 1891).

Chaque flotte northmane avait donc son chef ou viking, choisi parmi les plus nobles et les plus braves d'entre les guerriers. On le saluait du titre de roi et, dans l'action, tous lui obéissaient comme au brave des braves. Mais son titre comme son pouvoir cessait avec la lutte; à l'heure des festins, toute la troupe s'asseyait autour de la table ronde et les «cornes de bière passaient de main en main, sans qu'il y eût ni premier ni dernier.»

Égaux sous un pareil chef et n'ayant pour lui qu'une soumission volontaire, les pirates northmans supportaient joyeusement le poids de leur armure qu'ils se promettaient d'échanger bientôt contre un poids égal d'or.

Les violentes tempêtes du Nord dispersaient souvent et brisaient parfois leurs navires; tous ne rejoignaient pas le vaisseau du chef, au moment du ralliement, mais ceux qui survivaient à leurs compagnons naufragés, n'en avaient ni moins de confiance, ni plus de soucis, ainsi que le proclame leur chanson nationale.

« Nous allons cheminant sur la route des cygnes.L'effort de la tempête aide le bras de nos rameurs.

L'ouragan est à notre service,Il nous jette où nous voulons aller (1). »(1). Cité par Henri Martin: Histoire de France.

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« Matelots et soldats, dit Henri Martin, ils allaient parcourant les mers, aussi rapides que les oiseaux de tempêtes, opérant leurs descentes avec une soudaineté qui paralysait la défense et qui glaçait de terreur leurs ennemis, vaincus avant d'avoir tenté le combat.

Dans les nuits orageuses des équinoxes, quand les autres marins se hâtent de chercher un abri et de rentrer au port, ils mettent toutes voiles au vent, font bondir leurs esquifs sur les flots courroucés; ils entrent dans l'embouchure des fleuves avec la marée, s'emparent d'un îlot, d'un fort, d'un rocher d’accès difficile mais propre à servir de cantonnement, de dépôt et de retraite, puis ils remontent le fleuve et ses affluents jusqu'au coeur du continent.

Le jour, ils demeurent invisibles, cachés dans les anses les plus solitaires ou sous le couvert des forêts qui bordent le paysage. La nuit venue, ils s'éveillent soudain; les torches s'allument; à leur lueur sinistre, ils escaladent les murs des monastères, les remparts des châteaux, portant partout la mort et le pillage. Vainqueurs, ils improvisent une cavalerie avec les chevaux des vaincus et courent le pays en tous sens, tant qu'il reste quelque chose à piller ou à brûler.

« Les Northmans, dit à son tour Amédée Thierry (1), faisaient un genre de guerre tout à fait nouveau et qui aurait déconcerté les mesures les mieux prises contre un agresseur ordinaire. Leurs flottes de bateaux à voiles et à rames entraient par l'embouchure des fleuves et les remontaient souvent jusqu'à leur source, jetant alternativement sur les deux rives des bandes de pillards intrépides et déterminés.» Lorsqu'un pont, une écluse ou tout autre obstacle les arrêtait, ils mettaient pied à terre, tiraient leurs navires à sec, les démontaient et les traînaient à force de bras, sur la terre, jusqu'à ce qu'ils eussent dépassé l'obstacle. Ils parvenaient ainsi à dévaster des contrées entières, au point que, suivant l'expression d'un

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contemporain, «on n'y entendait plus un chien aboyer.» Ces guerriers farouches regardaient comme une marque de courage de ne jamais montrer le moindre sentiment de pitié. Lorsqu'ils voyaient mourir leurs parents ou leurs amis, ils ne versaient pas une larme.

(1). Amédée Thiéry Récits de l'Histoire de France.

Sans foi ni loi pour l'étranger, ils se gardaient pourtant, entre eux, une fidélité inviolable, un dévouement héroïque. Les compagnons d'une même bande étaient unis les uns aux autres par les liens d'une amitié virile et indomptable. On vit des vikings s'exposer, eux et leur troupe, aux dangers les plus redoutables, pour arracher aux mains de l'ennemi un de leurs compagnons fait prisonnier.

D'autre part, ils avaient recours à toutes les ruses pour arriver à leurs fins.

On raconte qu'un de leurs chefs, le redoutable Hastings, assiégeait une ville défendue par son évêque et ne pouvait réussir à s'en emparer. Il résolut alors d'obtenir par la ruse ce que la force ne pouvait pas lui procurer.

Il appelle ses compagnons et leur dit: -- Je vais faire le mort. Deux d'entre vous se rendront près de l'évêque pour lui dire qu'ayant été baptisé, il y a un an, au cours d'une grave maladie, je me suis subitement repenti de mes crimes avant de mourir, que j'en ai demandé pardon à Dieu et que j'ai exprimé le désir d'être enterré, avec les cérémonies de l'Église, dans un cimetière chrétien. Si l'évêque vous croit, vous m'enfermerez dans un cercueil et vous m'introduirez dans la ville.

Tout se passa comme le chef l'avait présumé.

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Hastings fut donc porté à l'Église escorté de quelques Northmans et y fut reçu en grande pompe, sinon au milieu d'une grande douleur, car les habitants ne pouvaient s'empêcher de se réjouir de savoir mort celui qui avait voulu saccager leur ville.

Mais voilà, que tout à coup la scène change. Au milieu du Dies irae, un bruit soudain se fait entendre, le cercueil s'ouvre, le mort se dresse.

-- À moi! Hastings! S'écrie-t-il en brandissant sa hache d'armes.

À ce cri, ses compagnons saisissent aussitôt la leur, cachée sous leurs vêtements et massacrent l'évêque trop crédule ainsi que tout son clergé et ceux des assistants qui n'ont pas réussi à s'enfuir.

Le carnage terminé, les pirates s'emparent des trésors de l'église et regagnent leur camp, gorgés de butin, sans que la population terrifiée ait osé faire un geste pour les arrêter.

Au début, les Northmans ne choisissaient pas le pays qu'ils voulaient ravager. Ils lançaient leurs barques sur les flots, les laissaient aller au vent de l'aventure, abordaient le premier rivage qui s'offrait à leurs regards, massacraient les habitants, pillaient tout ce qui leur tombait sous la main et disparaissaient avant que des forces plus considérables ou mieux disciplinées eussent eu le temps de leur donner la chasse.

Peu à peu, cependant, connaissant mieux la mer et les côtes riveraines, ils se dirigèrent de préférence vers les provinces les plus riches et les moins bien défendues.

Lorsqu'ils entendirent vanter la prospérité de l'empire de Charlemagne par les guerriers saxons réfugiés parmi eux, ils se demandèrent s'il n'y aurait pas moyen d'aborder sur les côtes et de

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les piller rapidement, de-ci de-là, avant que le grand empereur en ait connaissance.

Afin d'être plus sûrs du succès, ils élurent comme chef un des anciens compagnons d'armes de Witikind, s'adjoignirent un bon nombre de guerriers saxons et confièrent leurs voiles au vent.

Ils traversèrent en chantant toute la mer du Nord et bientôt se trouvèrent en vue des côtes de France.

Nous avons dit, au chapitre précédent, comment l'aspect du grand empereur, aussitôt reconnu par les guerriers saxons, les remplit d'une telle épouvante qu'ils prirent précipitamment la fuite.

Que Charlemagne se fût trouvé juste à l'endroit et au jour de leur débarquement leur sembla prodigieux et leur inspira une telle crainte qu'aucun vaisseau northman n'osa plus se montrer sur les côtes de France tant que vécut le grand empereur des Francs.

Et, après sa mort même, ils furent longtemps sans osé aborder le rivage de ce qui avait été son empire. C'est pourquoi ils se dirigèrent vers les côtes de l'Angleterre, moins fertiles et moins riches, à cette époque, mais plus proches de leur pays et surtout moins bien défendues.

CHAPITRE III

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LES NORTHMANS EN ANGLETERRE.

C'est en 807 que les Northmans commencèrent leurs ravages en Angleterre, à peu près à la même époque où ils faisaient leur première apparition en France. Ils ravagèrent l'abbaye de Lindisfarn et se retirèrent précipitamment, emportant leur butin par crainte de se heurter aux milices envoyées à leur poursuite. Mais, arrivés au bord de la mer, ils n'avaient rencontré aucun chevalier, aucun soldat. Enhardis, ils revinrent au printemps suivant et se jetèrent encore sur quelques monastères qu'ils pillèrent de même.

Dans celui de Croyland, raconte don Fernand Cabrol (1), l'abbé Théodore, qui gouvernait depuis soixante-deux ans, renvoya les moines les plus robustes avec les reliques, les ornements sacerdotaux et les objets précieux. Il ne retint auprès de lui que les plus jeunes et les vieillards qui s'enfermèrent au choeur, chantant des psaumes. Les pirates arrivèrent vers la fin de l'office. Ils firent voler en éclats, à coups de hache, la porte de l'église. À la vue de l'abbé revêtu des ornements pontificaux et de ces vieillards en prière, ils ont un moment de crainte respectueuse, croyant à une apparition de la divinité. Mais leur chef, Okétul, les entraîne vers le choeur et, pour rompre le charme, il se jette lui-même sur l'abbé et lui fracasse la tête sur les marches de l'autel, tandis que ses compagnons égorgent les ministres secondaires.

(1). Don Fernand Cabrol: Les origines du christianisme en Angleterre.

Alors, c'est une débandade épouvantée; enfants et vieillards cherchent un refuge à travers le cloître; on se lance à leur poursuite, on les torture pour leur faire avouer en quel endroit sont cachés les objets précieux du monastère. Aucun d'eux ne parla et

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ils périrent jusqu'au dernier.

Furieux de ne rien trouver, les pirates saccagèrent le monastère et y mirent le feu avant de se retirer.

Dès qu'ils furent partis, les moines qui s'étaient cachés dans les marais revinrent donner la sépulture au corps de leur abbé et aux autres martyrs.

Un orage de grêle et de pluie, mêlé d'éclairs et de tonnerre, leur aida à éteindre l'incendie en même temps qu'il frappait d'épouvante le choeur des pirates. Croyant à une manifestation de la colère de Dieu, ils abandonnèrent sur le rivage le fruit de leur rapine et s'embarquèrent précipitamment, préférant lutter contre les vagues que d'assister impuissants à la colère des éléments déchaînés.

Et puis, durant l'espace de vingt-cinq ans, on n'entendit plus parler d'eux. La terreur qu'ils avaient eue du terrible orage autant que le renom de Charlemagne les maintenaient éloignés des côtes de France et en préservèrent le pays des Angles.

Mais au bout de ce temps, ayant appris la mort du grand empereur, ils sentirent que désormais aucune barrière ne les retiendrait plus et ils s'élancèrent comme un vol de gerfauts.

Or, à cette époque, la nation anglaise était en formation. Egbert, roi du Wessex, avait réussi à étendre son autorité sur tout le pays, tout en laissant une certaine indépendance aux chefs des anciens royaumes qui devenaient en quelque sorte ses vassaux. Il avait pris officiellement et pour la première fois dans l'histoire, le titre de roi d'Angleterre (1). (1). L'Angleterre, d'abord occupée par les Goths, les Celtes et les Bretons, avait été conquise par les Anglo-Saxons, peuplades voisines des Northmans. Les Bretons, refoulés à l'ouest, occupèrent

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le pays de Galles et de Cornouailles où ils se sont maintenus jusqu'aujourd'hui.

Quelques bandes, mal à l'aise dans un pays trop étroit, traversèrent la Manche et vinrent s'établir dans cette partie de la Gaule qu'on appelait l'Armorique et dont ils changèrent le nom en celui de Petite-Bretagne pour la distinguer de leur ancienne patrie, la Grande-Bretagne. Aujourd'hui, le gallois, la langue parlée dans le pays de Galles, diffère de l'anglais parlé dans le reste du royaume. Au contraire, le gallois ressemble beaucoup au breton parlé dans la province française de Bretagne; les habitants des deux pays se comprennent très bien entre eux et célèbrent ensemble, à différentes époques, des fêtes nationales rappelant l'origine commune des deux races. Les conquérants anglo-saxons nommèrent le pays Angleterre (terre des Angles) et leurs différents chefs y fondèrent des royaumes indépendants qui bientôt furent au nombre de sept, quatre étant gouvernés par les Angles (Northumbrie, Est-Anglie, Mercie, Kent) et les trois autres par les Saxons (Essex, Sussex, Wessex); c'est ce qu'on a appelé l'Heptarchie. Egbert réussit à subjuguer ces royaumes les uns après les autres; ainsi il étendit son autorité sur tout le territoire sauf sur les pays de Galles et de Cornouailles qui ne furent subjugués que plus tard.

Mais, tandis qu'on célébrait les fêtes de son couronnement à Cantorbéry, les pirates se montrèrent soudain à l'embouchure de la Tamise et leur chef, Insbried, fit porter au roi ce message: « De quel droit veux-tu occuper seul ce pays? Nous sommes de ta race et voici que nous venons partager avec toi. C'est à toi de décider si tu veux nous avoir pour adversaires. Donne-nous une province, afin que nous nous y établissions, sinon nous te ferons une guerre à mort et nous ravagerons tout le pays. »

Pour toute réponse, Egbert courut à leur rencontre avec ses

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hommes d'armes et, sans donner aux pirates le temps de se reconnaître, les attaqua, les vainquit et les rejeta sur leurs navires.

Malheureusement, le vainqueur mourut l'année même de son triomphe et les Northmans l'ayant appris ne tardèrent pas à reparaître sur les côtes.

Ils arrivèrent en si grand nombre qu'on ne put les empêcher de pénétrer dans l'intérieur du pays qu'ils ravagèrent durant deux mois. Ils s'emparèrent alors de l'île de Thanet (1) dont ils firent un camp retranché où ils entassaient les produits de leurs rapines.

(1). L'île de Thanet était située près du rivage, à l'embouchure de la Tamise. Le nom d'île ne lui convient plus aujourd'hui, parce que le bras de mer qui la séparait du continent s'est peu à peu comblé et n'est plus de nos jours qu'une sorte de ruisseau marécageux; cependant elle a gardé son nom, une administration spéciale et jouit d'une certaine autonomie.

Ethelwolf avait succédé à son père. Moins habile peut-être, il était brave et vaillant comme lui. Lorsqu'il se sentit assez fort, il marcha contre les Northmans et les écrasa à la fameuse rencontre d'Okeley, sur les bords de la Tamise (1). Les barbares furent chassés du continent, mais ils se maintinrent dans l'île de Thanet.

(1). En action de grâce de cette victoire, Ethelwolf entreprit le pèlerinage au tombeau des saints Apôtres, avec toute sa famille. Émerveillé de la haute civilisation qui régnait à la cour du pape, il lui laissa le plus jeune de ses fils, Alfred, afin qu'il fût élevé dans toutes les sciences qu'on y cultivait. À son retour, il établit un tribut annuel que chaque famille devait payer au Saint-Siège sous le nom d'argent de Rome ou denier de saint Pierre. Cette redevance devait subsister jusqu'à Henri VIII qui l'abolit.La bataille avait été rude; elle est demeurée célèbre dans les

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annales du pays; longtemps les aèdes la chantèrent parmi le peuple:

Le roi Ethelwolf, le seigneur des chefs,Celui qui donne des colliers aux braves,A combattu avec le tranchant de l'épéeIl a fendu le mur des boucliers,Il a battu les guerriers de renom, les hommes de navireÀ la fameuse journée d'Okeley.

Les pirates du nord se sont enfuis,Les vikings ont pleuré sur les flots,L'étranger ne racontera point cette bataille,Assis à son foyer, entouré de sa famille,Car ses parents y succombèrentEt ses amis n'en revinrent pas.

Ethelwolf est revenu vainqueur.Il laisse derrière lui, se repaissant de cadavres,Le corbeau noir au bec pointu et le vautour à la voix rauque,L'aigle rapide, le milan vorace et le loup des bois,Car ils ont péri par le tranchant de l'épée,Les vikings du Nord, ces rudes forgerons de la guerre (1).

(1). Chron. Saxon., ed. Ingram p. 141.

Un grand nombre de Northmans étaient restés sur le champ de bataille. Aussi, ne se sentant plus assez forts pour continuer la lutte avec avantage, ils demandèrent du secours à leurs compagnons demeurés au Danemark.

À cet appel répondit l'un des plus célèbres vikings des mers du nord, Ragnar Lodbrog. (2)(2). Ragnar en langue nordique veut dire René.

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Ragnar avait parcouru les mers durant trente ans, semant après lui la terreur de son nom. Il fit armer, pour son expédition, deux gros navires qu'il remplit de soldats. Mais ses matelots ne surent pas diriger ces lourdes embarcations avec autant d'habileté que leurs drakars légers; au lieu d'atteindre l'île de Thanet comme ils se le proposaient, ils furent entraînés par les vents contraires sur les côtes du Northumberland où ils se brisèrent sur les rochers.

Ragnar atteignit quand même le rivage avec une partie de ses troupes, mais le roi Oella qui gouvernait le pays vint à sa rencontre, le vainquit et le fit prisonnier. Il eut la barbarie de le faire périr dans des tortures inouïes. On raconte qu'il l'enferma dans un cachot rempli de vipères et de serpents venimeux.

Ragnar Lodbrog avait poussé, au milieu de son supplice, un cri de vengeance qui fut entendu de tous les pays du Nord (1).

(1). Le chant de mort de ce viking est, en effet, l'un des plus beaux de toute la poésie scandinave. En voici la dernière strophe:

Si mes fils savaient les angoisses que j'éprouve,S'ils savaient que des serpents venimeuxM'enlacent et me couvrent de morsures,Ils tressailliraient tous et courraient au combat,Car la mère que je leur laisse leur a donné des coeurs vaillants.

Une vipère m'ouvre la poitrine et pénètre vers mon coeur.Je suis vaincu, mais bientôt, j'espère,La lance d'un de mes fils traversera le coeur d'Oella.

(Olaï Wormii: Litteratura runica p. 198.)

On ne vit pas seulement ses fils et ses parents courir aux armes:

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tous les guerriers qui avaient admiré le courage du célèbre viking voulurent être ses vengeurs.

En moins d'un an, huit rois de mers et plus de vingt jarls de second ordre se trouvèrent prêts à marcher avec leurs hommes.

Lorsque la flotte fut réunie près du rivage, on déploya le célèbre nafan(1), sorte de bannière blanche sur laquelle les filles de Ragnar avaient brodé le corbeau noir, emblème national des hommes du Nord. Leurs chants magiques lui avaient, dit-on, infusé un pouvoir surnaturel qui devait rendre invincibles tous les guerriers combattant à son ombre.

(1). C'est-à-dire corbeau, à cause de l'oiseau qu'on avait brodé dans ses plis. Cette bannière flotta longtemps au-dessus des armées northmanes et les conduisit maintes fois à la victoire. Elle était leur signe de ralliement et, raconte la légende, lorsque les Northmans étaient sur le point de vaincre, le nafan s'animait, l'âme de Ragnar passait en lui, il battait des ailes et par ses croassements lugubres achevait de porter l'épouvante dans le coeur des ennemis. Elle fut conquise et brûlée par le comte de Devonshire sous Alfred le Grand.

Les pirates coupèrent gaiement les câbles qui retenaient leurs navires et, comme ils disaient dans leur langage poétique, lâchèrent la bride à leurs grands chevaux marins.

Une méprise des pilotes jeta les navires sur les côtes de l'Est-Anglie où personne n'eut le courage de s'opposer à leur débarquement. Bien plus, dans l'espoir de les voir s'éloigner, les gens du pays s'empressèrent de leur fournir des vivres, des chevaux et tout ce dont ils avaient besoin pour refaire leur armée.

Ces barbares n'en commencèrent pas moins par piller le pays qui

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les avait reçus. Quand ils se crurent assez forts, ils entrèrent dans le Northumberland et se dirigèrent sur York, la capitale d'Oella, mettant tout à feu et à sang sur leur passage.

Oella marcha lui-même à leur rencontre, mais la fortune tourna contre lui. Il fut vaincu, fait prisonnier et roué au supplice qu'il avait jadis inventé pour Ragnar Lodbrog: on l'enferma dans un sac rempli de serpents venimeux.

La vengeance était consommée, des ossements de Ragnar furent exhumés, lavés et placés sur un navire chargé de richesses auquel on mit le feu après avoir déployé les voiles qui devaient le conduire en plein océan.

Les Northmans ne suivirent pas le vaisseau de leur chef; trouvant le pays à leur convenance, ils s'y établirent en maîtres, pillant les villes et les villages, massacrant tous ceux qui ne voulaient pas se soumettre, emmenant les bestiaux et brûlant surtout, avec une rage fanatique, les églises et les couvents.

C'est en vain que le roi Ethelred voulut les dompter, il fut lui-même vaincu, obligé de s'enfuir et mourut quelque temps après des blessures qu'il avait reçues au cours du combat.

Alors un profond découragement s'étendit sur tout le pays. Telle était la terreur inspirée par les pirates que personne n'osait plus se lever pour les combattre.

Le roi Alfred, qui venait de succéder à son frère, fit vainement appel à ses sujets. Ses messagers eurent beau crier, dans les villes et les villages: « Que quiconque n'est pas un homme de rien, soit dans les bourgs, soit hors des bourgs, sorte de sa maison et vienne!» Cette vieille formule ne trouva pas d'écho, chacun, tremblant pour sa propre vie, ne songeait, à la moindre alerte, qu'à

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s'enfuir au fond des bois.

Alfred, se voyant ainsi abandonné et incapable de résister aux envahisseurs, s'enfuit à son tour avec une centaine d'hommes qui lui étaient demeurés fidèles et alla se réfugier dans une petite presqu'île au confluent des deux rivières Tom et Parrot.

Là, après avoir dispersé ses compagnons, il vécut, en attendant des jours meilleurs, sous un nom d'emprunt, habitant la cabane d'un pêcheur, et obligé de cuire lui-même le pain dont la pauvre famille de son hôte voulait bien lui donner sa part.

Plusieurs fois il eut à répondre aux bandes northmanes qui, le prenant pour un berger, lui demandaient les indications pour retrouver Alfred, l'ancien roi des Anglo-Saxons. Ses hôtes mêmes ignoraient sa véritable identité et croyaient n'avoir affaire qu'à quelque pauvre paysan chassé de sa terre par les envahisseurs.

Ceux de ses sujets qui lui étaient demeurés fidèles jusqu'au bout, ne sachant ce qu'était devenu leur roi, se découragèrent. Plusieurs abandonnèrent le pays pour chercher un refuge dans les Galles, les Cornouailles ou en Écosse, quelques-uns même passèrent en France sans espoir de retour. Le plus grand nombre se soumit aux Northmans et accepta de leur payer tribut.

Cependant Alfred ne perdait pas courage. Après une année de silence et de repos, il commença à réorganiser son armée. De sa retraite, au fond des bois, des messagers silencieux partirent bientôt vers les quatre coins du royaume.

Les compagnons d'armes accoururent vers leur roi retrouvé, d'autres ne tardèrent pas à les suivre; un à un, ou par petites bandes, ils arrivaient au lieu assigné. Chaque nouveau venu était salué du nom de frère et accueilli avec une joie tumultueuse.

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Lorsque Alfred vit son armée assez nombreuse, il rejeta l'incognito, reprit son titre de roi et occupa la presqu'île qui lui avait servi de refuge.

Il en fit un camp retranché au moyen d'abattis mêlés de terre. Ayant ainsi une base d'opérations, il attaqua les bandes northmanes et remporta plusieurs victoires partielles.

À la nouvelle qu'Alfred avait reparu, un long cri de joie retentit à travers toute l'Angleterre.

Oddun, comte du Devonshire, leva de son côté l'étendard de l'indépendance. Au cours d'une furieuse rencontre sur les bords de la Thaw, il s'empara du nafan et le brûla.

Cet événement, qui jeta l'épouvante au sein des bandes northmanes, réveilla le courage des Anglo-Saxons. De toutes parts, on s'insurgea contre l'oppresseur. Alfred en profita pour lancer un appel général à ses sujets et bientôt il se trouva entouré d'une troupe nombreuse, impatiente de combattre.

Avant de livrer une bataille décisive, Alfred voulut se rendre compte par lui-même de la position des Northmans. Reprenant son costume de berger, il entra dans le camp des ennemis, déguisé en joueur de cornemuse et divertit, par ses chansons saxonnes, les guerriers northmans dont le langage différait un peu du sien; il allait et venait à travers les tentes, examinant les points faibles par où il serait possible de pénétrer, puis il se retira comme il était venu.

Le lendemain, il reparut à la tête de ses troupes, fondit sur le camp, y pénétra par le côté qu'il avait choisi, en chassa les occupants et y établit ses propres quartiers généraux.

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Profitant de l'élan de ses troupes, il attaqua encore les pirates et les battit en plusieurs rencontres.

Les Northmans, découragés, proposèrent la paix et Godrun, leur chef, qui avait été, durant plusieurs années, la terreur du pays, demanda le baptême. Alfred voulut être le parrain du pirate northman, il lui donna de sages conseils et signa avec lui un traité en vertu duquel le redoutable viking abandonnait ses conquêtes pour se retirer dans une partie du royaume dont Alfred lui laissait le gouvernement.

Le vainqueur s'était montré généreux, par bonté d'âme sans doute, mais surtout parce qu'il estimait dangereux de pousser la guerre à outrance.

Or, quelque temps après, parut sur les côtes de l'Angleterre le fameux pirate Hastings qui, prenant l'océan, pour demeure, comme le chantaient les poètes du Nord, n'avait jamais voulu se soumettre à aucun roi de la terre. Aussitôt, Godrun, oubliant ses serments, son baptême, courut rejoindre son ancien compagnon d'armes et, avec lui, recommença le cours de ses pirateries.

L'Angleterre trembla, mais Alfred avait eu le temps d'aguerrir ses soldats. Il marcha contre les insurgés et les vainquit. Godrun, fait prisonnier, fut pendu comme rebelle et traître à ses promesses. Hastings réussit à s'enfuir avec les débris de son armée.

Cet acte de sévérité mit fin aux incursions des pirates qui comprirent que l'Angleterre avait désormais un chef. Une ère de prospérité s'ouvrit pour le pays. Alfred s'appliquait à bien gouverner. Il fit refleurir l'agriculture abandonnée depuis que le sol était perpétuellement foulé par le pied des soldats; il encouragea le commerce en veillant à la sûreté des routes; il fonda de

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nombreuses écoles, entre autres la célèbre université d'Oxford; il protégea les savants, favorisa les lettres et les sciences et composa lui-même plusieurs ouvrages de loi et de religion. En un mot, il fut, pour l'Angleterre, ce que Charlemagne avait été pour la France et, comme à Charlemagne, la postérité lui a décerné le nom de Grand.

Le meilleur moyen d'empêcher les Northmans de pénétrer dans l'île aurait été de leur donner la chasse sur leur propre élément. Mais pour cela il fallait des navires. Alfred résolut donc de créer une flotte nationale. Il s'initia aux secrets du métier, traça lui-même le modèle des vaisseaux à construire et s'entoura d'ouvriers habiles. Par ses soins, les différents pays du royaume et l'embouchure des fleuves furent pourvus d'escadres qui, à la première alerte, pouvaient mettre à la voile et courir sus à l'ennemi.

Pour subvenir à l'entretien de cette flotte, Alfred créa un impôt spécial, le danegheld (1). Le peuple le paya avec empressement car il l'estimait autrement plus léger que le poids des déprédations des pirates.

(1). Argent danois parce que les Northmans qui attaquaient l'Angleterre à cette époque venaient surtout du Danemark.

Alfred sortait donc de cette lutte avec la réputation d'un chef aussi courageux qu'habile. Les Bretons de Cornouailles et du pays de Galles, remplis d'admiration pour sa valeur autant que pour sa sagesse, se mirent sous sa protection et lui rendirent hommage.

Ce fut l'âge d'or de l'Angleterre.

Hélas! Cet âge d'or ne devait pas survivre à celui qui l'avait créé.

À la mort d'Alfred, son fils, Édouard, qui s'était distingué par sa

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vaillance et qui avait commandé à la tête de l'armée du vivant même de son père, fut élu, par le grand conseil des sages, pour lui succéder, car la royauté anglo-saxonne était élective, quoique toujours dans la même famille.

Ethelwald, un des fils du frère aîné et prédécesseur d'Alfred, eut la hardiesse de protester contre ce choix au nom de ses droits héréditaires. Cette prétention fut non seulement repoussée, mais regardée comme un outrage aux lois du pays, et le grand conseil prononça le bannissement de l'ambitieux prétendant.

Ethelwald, furieux de son échec, s'enfuit chez les Northmans, renia sa patrie, sa foi et son baptême, se fit pirate et marcha contre l'Angleterre.

Édouard le reçut avec vigueur, le vainquit en plusieurs rencontres et le força à porter ailleurs le théâtre de ses déprédations.

Malheureusement, les successeurs d'Édouard ne surent montrer ni la même habileté ni le même courage et les Northmans, apprenant que l'Angleterre n'avait plus une main de fer pour la protéger, reparurent sur toutes les côtes à la fois.

Le faible Ethelred, successeur d'Édouard, ne vit rien de mieux, pour les éloigner, que d'acheter leur retraite en leur sacrifiant le Danegheld. C'était les inviter à revenir. Ils n'y manquèrent pas et plus nombreux que jamais afin d'obtenir une somme plus forte. Quand on n'eut plus rien à leur donner, ils se dédommagèrent en ravageant le pays.

Une flotte de quatre-vingts drakars, commandée par Olaf de Norvège et Sweyn du Danemark, parut dans les eaux de la Tamise. Ces deux redoutables vikings descendirent chacun sur une des rives du fleuve, plantèrent leur lance dans le sable comme prise de

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possession et commencèrent à remonter le pays ne laissant derrière eux que des ruines.

Ethelred traita encore avec eux à beaux deniers comptants, il acheta leur retraite pour vingt-quatre mille livres d'or.

Cette somme énorme ne suffit pas à les éloigner tous. Quelques jarls de second rang trouvant leur part trop faible demeurèrent dans le pays et réussirent à dominer qui un village, qui une ville, pillant et rançonnant tout autour d'eux.

Les paysans, sachant qu'ils ne pourraient plus en appeler à leur roi, résolurent de se faire justice eux-mêmes. Une vaste conspiration se forma sous les yeux et avec la connivence des officiers royaux. Le même jour, à la même heure, dans tous les bourgs, villages et villes, les Northmans furent assaillis dans leurs demeures et impitoyablement massacrés. C'est ce qu'on a appelé le massacre de la Saint-Brice, parce qu'il eut lieu le 13 novembre, fête de saint Brice.

Une des soeurs de Sweyn, Gunhilda, mariée à un noble saxon, fut enveloppée dans le massacre général, ainsi que son mari et ses enfants.

Sweyn lui-même, qui se trouvait alors dans le pays, avait échappé à la mort, mais en apprenant le sort de ses compatriotes et de sa soeur, il jura de les venger et de laver cette perfidie dans le sang de la nation anglaise tout entière.

Il repassa au Danemark, recruta de nombreux compagnons et bientôt se trouva à la tête d'une armée dont chaque combattant, dit la chronique, était viking, jarl ou homme libre. Cette armée s'embarqua sur des vaisseaux de haut bord dont les figures étincelantes grimaçaient sur les flots.

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Le navire que Sweyn montait lui-même, le grand Sneggar (le grand serpent), avait la forme d'un immense dragon dont la tête avançait à la proue et dont la queue se recourbait à la poupe.

Aussitôt débarqués, les Northmans se mirent à ravager le pays. Ils s'emparaient des chevaux des paysans, s'en servaient pour former une cavalerie et avançaient avec une telle vitesse qu'ils apparaissaient à l'improviste dans un lieu avant même qu'on eût soupçonné leur approche. Ils purent ainsi surprendre bien des châteaux et bien des villes. Ils allaient, semant leur chemin de cadavres et laissant après eux une traînée de flammes.

En quelques occasions, il est vrai, le désespoir des habitants leur tenait lieu de force et ils infligeaient aux barbares de terribles défaites qui arrêtaient un instant leur marche. La nation, exaspérée, était prête à se lever derrière son roi.

Mais le pusillanime Ethelred ne sut pas entendre les appels qui montaient vers lui. Au lieu de répondre par le fer, il chercha encore son salut dans l'argent de ses sujets. Cette dernière lâcheté mit le comble à la mesure. Le peuple, écoeuré d'un souverain qui ne savait pas le défendre, l'abandonna et reconnut Sweyn pour son roi.

Ethelred s'enfuit dans l'île de Wight et de là passa en France. Sweyn prit alors le titre de roi et fut reconnu par toute l'Angleterre.

Cependant, le pays n'avait guère gagné au change. Le farouche Sweyn fit peser sur l'Angleterre un joug de fer et noya dans le sang de ses nouveaux sujets toute tentative de révolte.

Toujours sur son cheval de bataille, il passait son temps à courir d'un point à l'autre du royaume, laissant sur son passage des traces sanglantes jusqu'au jour où il fut arrêté par la mort, empoisonné,

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dit-on, par son propre fils, Kanut, impatient de lui succéder.

Digne fils d'un tel père, Kanut signala les premières années de son règne par des actes d'une tyrannie féroce. Tous les hommes qui s'étaient fait remarquer jadis par leur attachement à l'ancienne dynastie saxonne furent traqués, emprisonnés ou durent chercher leur salut dans l'exil.

« Quiconque, disait Kanut, m'apportera la tête d'un ennemi me sera plus cher que mon père ou ma mère. »

Mais le christianisme allait transformer le coeur de ce farouche barbare. En effet, à peine eut-il été baptisé, qu'il se fit dans son caractère les plus heureux changements. Il se rappela avec amertume les excès qu'il avait commis et se fit un devoir de traiter désormais ses sujets avec bonté et sollicitude.

Il voulut même qu'il n'y eût plus aucune distinction entre Anglais et Northmans et s'appliqua sincèrement à faire jouir chacun de ses sujets de la plénitude de ses droits. Il fit reconstruire les églises qu'il avait brûlées et dota magnifiquement les monastères qu'il avait autrefois ravagés.

Par-dessus tout, il s'occupa de préserver les côtes de l'Angleterre de toute nouvelle invasion et, afin de tenir plus sûrement en respect la terrible bande de pirates, il fit reconnaître sa souveraineté sur les pays de ses ancêtres: Danemark, Suède et Norvège, ce qui lui valut le titre d'empereur du Septentrion.

Ce prince, jadis fier et impétueux, avait puisé dans la religion les sentiments d'une humilité admirable. Rien ne lui était plus insipide que ces fades adulations par lesquelles les courtisans cherchent d'ordinaire à gagner la faveur de leurs Souverains. On raconte qu'étant un jour au bord de la mer, surveillait l'horizon,

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quelques courtisans s'approchèrent de lui et lui dirent, faisant allusion à ses possessions d'outre-mer: --Sire, vous êtes le monarque le plus puissant que la terre ait jamais porté, les rois étrangers vous envient et la mer elle-même fait partie de vos domaines, elle vous obéit comme un de vos sujets.

Fatigué de ces extravagances et voulant y mettre fin par une bonne leçon, Kanut se fait apporter un siège, s'assoit sur le rivage, face à la mer, tandis que la marée montante s'avance à chaque coup du flot. Bientôt les premières vagues viennent mourir au pied du monarque, mais Kanut demeure impassible et regarde au loin, perdu dans ses pensées.

Les courtisans, inquiets le rappellent à lui-même.

--Sire, lui disent-ils, le flot monte, il est temps de rentrer.

Mais Kanut ne les entend pas, il se dresse, levant les mains vers les flots, et s'écrie: --Océan, ce sol où je suis m'appartient, garde-toi de venir souiller le bord de mon manteau. Océan, tu es mon sujet, par-delà tes rives s'étendent mes domaines, tu me dois obéissance, cesse donc de te soulever ainsi et retire-toi au fond de ton abîme! »

Impassible et sourd, le flot monte toujours, inondant les pieds du monarque et déposant son écume sur la robe aux dentelles précieuses.

Les courtisans interdits se regardent entre eux, se demandant si leur maître n'était pas subitement devenu fou.

À ce moment, Kanut se retourna vers eux et leur adressa ces sévères paroles.--Oserez-vous encore m'adresser vos vaines flatteries? Voyez

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combien fragile est la puissance de l'homme en face de celui qui peut dire aux flots: « Tu viendras jusqu'ici mais pas plus loin! »

Les chroniqueurs ajoutent que Kanut, frappé lui-même de cette pensée, enleva au même instant sa couronne et s'en fut la déposer aux pieds du Christ de la cathédrale de Winchester en s'écriant: --Dieu seul est grand, et les rois de la terre ne sont auprès de lui que des serviteurs un peu plus élevés.

À partir de ce jour, il ne porta plus jamais le diadème, même dans les cérémonies publiques.

Sous l'administration de ce roi puissant et sage que l'Église a inscrit au nombre de ses saints, l'Angleterre connut les douceurs d'une longue paix et les pirates errants, rois de la mer, sachant le pays bien défendu, dirigèrent ailleurs leurs navires de proie.

Saint Kanut mourut au bout d'un règne de vingt ans. Il fut enterré à Winchester où l'on voit encore son tombeau. Ses trois fils héritèrent de ses trois royaumes. Hardicanut, l'aîné, devint roi d'Angleterre.

CHAPITRE IV

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LES NORTHMANS EN FRANCE.

La conquête définitive de l'Angleterre par les Northmans fit, en quelque sorte, le bonheur de ce pays. En effet, une fois établis, ils prétendirent demeurer les seuls maîtres du pays et firent défense à leurs anciens compatriotes de se montrer sur les côtes. Ceux-ci, ayant voulu passer outre à cette défense, furent reçus en ennemis et vigoureusement repoussés.

Force fut donc aux pirates errants de chercher, pour leurs excursions de rapines, des parages moins bien défendus. C'est ainsi que, peu à peu, le flot des envahisseurs se détourna de l'Angleterre pour se déverser sur la France.

Charles le Gros, arrière-petit-fils de Charlemagne, régnait alors sur l'empire des Francs. Mais il n'avait hérité ni du courage, ni de l'habileté de l'illustre empereur et les territoires qu'il ne savait pas défendre lui échappaient par lambeaux.

Il était en Lorraine lorsqu'on lui apprit l'arrivée des pirates dans son royaume. À cette nouvelle, Charlemagne aurait rassemblé ses hommes d'armes pour courir sus à l'ennemi. Charles le Gros ne bougea pas, comptant que ses braves sujets des bords de la Seine suffiraient à repousser les envahisseurs.

Les Northmans furent bientôt sous les murs de Paris. Ils avaient placé à leur tête deux vikings redoutables. Godfried et Siegfried. Leur flotte de sept cents drakars, sans compter les barques de moindre importance, couvrait la Seine sur une longueur de deux lieues.

Paris n'était pas alors la ville dont on nous parle aujourd'hui; c'était

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une simple forteresse dans une île qu'enfermaient les deux bras de la Seine.

À l'approche des pirates, on avait réparé à la hâte les murs de la côte; mais sa meilleure défense était encore le courage de ses habitants à la tête desquels se faisaient remarquer le comte Eudes, gouverneur de la place, et l'évêque Gozzelin.

Au moment de commencer le siège, Siegfried voulut tenter la voie des négociations. La possession de Paris aurait été importante pour les pirates, car elle leur aurait servi de base pour remonter tout le cours de la Seine et ravager le pays jusqu'à sa source.

--Rendez-vous, dit le chef northman au gouverneur et à l'évêque, ouvrez-nous les portes de la ville; nous la pillerons, mais nous laisserons la vie sauve à tous ses habitants. Au contraire, si vous résistez, notre hache de guerre s'abattra sur vos têtes et, alors, malheur à vous, vous périrez jusqu'au dernier !

--Si le sort de la ville avait été confié à ta garde, lui demande l'évêque, ferais-tu pour nous ce que tu demandes pour toi?

--Si je le faisais, répondit le farouche viking, je voudrais que ma tête fût coupée et jetée aux chiens. Mais, ajouta-t-il, nous sommes la force et vous êtes la faiblesse; rendez-vous donc si vous tenez à la vie.

Nous tenons à l'honneur encore plus qu'à la vie, répondirent ensemble le gouverneur et l'évêque. Le roi Charles nous a confié la défense de cette ville, nous la défendrons et peut-être la faiblesse saura-t-elle vaincre la force.

Le siège commença aussitôt et dura une année entière. De

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nouveaux barbares arrivaient chaque jour, attirés par l'espoir du butin, pour prêter main-forte à leurs compagnons. Bientôt, ils furent vingt mille autour de la cité.

Les Parisiens combattaient vaillamment. Le gouverneur donnait l'exemple à tous, prenant à peine, chaque nuit, un repos de quelques heures.

L'évêque Gozzelin monta lui-même plusieurs fois sur les remparts, armé d'une hache d'armes, et repoussa les assauts de ces barbares qui n'étaient pas moins les ennemis de la chrétienté que ceux de la France.

Nous avons dit que la ville fortifiée se réduisait à l'île, ce que l'on appelle aujourd'hui la Cité.

Deux ponts en bois la reliaient à la terre de chaque côté. Chacun était défendu par une tour.

Contre la tour de la rive droite, les Northmans épuisèrent, en vain, toutes les ressources de l'art des sièges connu au moyen âge. Ils essayèrent de la faire crouler par la mine, c'est-à-dire en creusant le sol au-dessous des fondations; ils voulurent ouvrir une brèche à l'aide de béliers; ils tentèrent l'assaut au moyen de tours roulantes à trois étages comme on en construisait alors; ils poussèrent contre les ponts des barques chargées de bois enflammé. Tout échoua. Les assiégés saisirent et soulevèrent les béliers avec des chaînes, versèrent sur les assaillants de l'huile bouillante et de la poix fondue et les écartèrent à coup de flèches.

Mais bientôt les vivres manquèrent, la peste se déclara. L'évêque, laissant alors au gouverneur le soin de la défense, courut de grabat en grabat, consolant et absolvant les moribonds. Atteint lui-même du mal terrible, il mourut. Un grand nombre de défenseurs étaient

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morts avant lui. Le gouverneur restait seul avec une poignée de braves. La résistance allait devenir impossible.

Dans cette extrémité, le comte Eudes confie le gouvernement de la ville à son fils Hugues et sort des murs, durant la nuit, en grand secret. Il court en Lorraine, rejoint l'empereur Charles, lui peint la détresse de la ville et le supplie de venir sans tarder au secours de ses sujets, sans quoi ils se verront obligés de l'abandonner et de se donner aux Northmans.

Charles promet de partir avec une armée et il charge le comte Eudes d'en porter la nouvelle aux habitants de Paris.

Celui-ci repart aussitôt, traverse les lignes ennemies au galop de son cheval, sabrant à droite et à gauche, tout ce qui s'oppose à son passage et reparaît au milieu des siens que sa présence enflamme d'une nouvelle ardeur.

Et la lutte continue!

L'empereur Charles paraît enfin. Mais, au lieu de combattre, il traite avec les barbares. Au lieu de les chasser du pays, il obtient leur départ, moyennant une forte somme d'argent, comme on avait déjà fait en Angleterre.

Le comte Eudes faillit en mourir de honte. Il en appela aux nobles et aux chevaliers de l'empire. Ceux-ci se réunirent à la diète de Tribur.

En apprenant la lâche conduite de l'indigne successeur de Charlemagne, ils s'écrièrent d'une seule voix: Il ne saurait régner sur nous celui qui a vendu le sang des Francs. Charles fut donc déclaré déchu de ses droits, déposé et on élut à sa place son cousin Charles, surnommé le Simple, à cause de la bonhomie de ses

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manières.

L'étonnement et la joie furent grands, à la cour d'Éric, roi du Danemark, lorsque Siegfried étala devant lui les dépouilles rapportées de France: les serrures de bronze arrachées aux portes de Paris, les perles, les bijoux, les étoffes précieuses; lorsque surtout il annonça qu'il avait soumis au tribut le descendant de Charlemagne.

Toute la jeunesse scandinave se pressait autour de lui pour entendre raconter comment il avait parcouru une terre bonne et fertile, remplie de toutes sortes de richesses, mais que ses habitants peureux et craintifs ne savaient pas défendre.

Ses récits enflammèrent la cupidité et doublèrent l'audace des pirates. C'est alors que furent composées, dit-on, ces strophes ardentes, que les Danois chantent encore aujourd'hui, dans leur hymne national: Le roi Éric est debout, à côté du grand mât,Au milieu de la fumée et du brouillard;Ses armes frappent si fort,Qu'elles brisent les casques et broient les cervelles;Alors s'abattent les mâts et les voiles du navireAu milieu de la fumée et du brouillard.Fuyez, vous tous qui pouvez fuir!Qui peut résister à Éric du Danemark dans les combats (1).

(1). Ce sont les paroles mêmes de l'hymne national danois, mais le nom d'Éric a fait place à celui de Christian, fondateur de la dynastie actuelle. Éric fut le premier roi païen du Danemark à se convertir au christianisme. Il est assez curieux de constater que ce chant belliqueux, où résonne le choc de la bataille, est l'hymne national d'un pays maintenant neutre, pacifique et adonné aux paisibles travaux de la terre.

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Dès l'année suivante, alléchés par la somme qu'ils avaient reçue, les Northmans résolurent de venir réclamer un nouveau tribut.

Ils placèrent à leur tête l'intrépide Rolf, la terreur des mers du Nord(2).

(2). Rolf ou, comme disaient les soldats dans leur dialecte: Roue; les Français avaient traduit Rolf par Rollon. Devenu chrétien et duc de Normandie, il changea son nom en celui de Robert que portèrent ensuite tous les ducs de Normandie jusqu'à Guillaume le Conquérant.

Rolf était le fils d'un jarl norvégien. Trouvant l'héritage paternel trop exigu il avait, à l'exemple de tant d'autres, équipé un drakar et appelé sous ses ordres une armée d'aventuriers avides de pillage.

Ce barbare était un véritable chef. Terrible et féroce dans le combat, il savait se montrer généreux dans la victoire. Il n'avait qu'une parole; quand il l'avait donnée, elle valait tous les serments. Le comte d'Hainaut (Belgique), ayant été fait prisonnier dans une rencontre, sa femme voulut le délivrer à tout prix. Elle réunit, dans ce but, tout ce qu'elle possédait d'argent et le fit porter au vainqueur en même temps qu'elle lui renvoyait tous les prisonniers northmans qu'avaient faits ses hommes d'armes, mais, avant leur arrivée, le comte avait déjà traité lui-même et fixé sa rançon. -- Dites à la comtesse, répondit Rollon à l'envoyé, que la somme est trop forte; selon ma parole au comte, je n'en garderai que la moitié.

En effet, ayant fait venir le prisonnier, il lui remit l'autre moitié et le renvoya.

Rollon et ses hommes débarquèrent à l'embouchure de la Seine,

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plantèrent leur lance dans le sable de la rive et y établirent leur camp. De là, ils lançaient leurs hordes partout, dévastant le pays. Leurs ravages devinrent si terribles, ils jetèrent une telle épouvante parmi le peuple qu'on ajouta, aux litanies des saints, cette invocation où se révèle toute la détresse d'un peuple aux abois: A furore Normanorum, libera nos Domine. (De la fureur des Northmans, délivrez-nous, Seigneur.)

Réveillés enfin par tant de désastres, les seigneurs francs se liguèrent contre les pirates northmans et leur chef redoutable. La rencontre eut lieu sous les murs de Chartres, l'antique ville des Gaules. Tandis que les seigneurs combattaient, les prêtres, réunis dans la cathédrale, aux pieds de la Vierge jadis vénérée par les druides imploraient le Ciel (1).

(1). Selon la tradition, cette statue en bois de chêne fut érigée par les druides gaulois plusieurs années avant la naissance de la Vierge Marie. Elle était vénérée dans une grotte au-dessus de laquelle fut plus tard élevée la fameuse cathédrale, une des plus belles du moyen âge.

La statue portait, sur son socle, cette dédicace significative: À la Vierge qui doit enfanter!

La statue fut brisée par les révolutionnaires en 1793. Avec le morceau le plus considérable on a sculpté une nouvelle statue sur le modèle de l'ancienne; elle est vénérée aujourd'hui dans la crypte de la cathédrale. Dans le trésor, se trouvent deux ceintures indiennes brodées en poils de porc-épic et ornées de rassades qui furent envoyées, en 1650, par les Iroquois et les Hurons convertis.

Rollon fut battu, mais cette défaite toute locale ne suffisait pas pour abattre et chasser de France un homme qui, nouvel Attila, avait juré de répandre partout la terreur de son nom.

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Après un court délai nécessité par le recrutement de nouvelles troupes, il reprit le cours de ses déprédations. Il vainquit, cette fois, et les seigneurs découragés se terrèrent dans leurs châteaux forts, abandonnant la campagne aux terribles pirates qu'ils n'osaient plus attaquer. Ce fut une page sombre dans l'Histoire de France.

Le nom seul de Rollon répandait l'épouvante.

Dès que ses barques sillonnaient le fleuve, dès que son cor d'ivoire retentissait sur les rives, personne ne regardait derrière soi, tous fuyaient, chassant devant eux leurs bestiaux quand ils le pouvaient. Les peuples des villes se précipitaient dans les églises, implorant la protection du Ciel et les prêtres, le coeur rempli d'angoisse, chantaient avec des sanglots dans la voix l'invocation liturgique: A furore Normanorum, libera nos Domine!

Mais les pirates arrivaient, poursuivant leurs victimes jusqu'au pied de l'autel, massacrant les prêtres avec les fidèles, brisant les statues, brûlant les images saintes, s'emparant des vases sacrés; puis, dégoûtants de carnage et de sang, gorgés de butin, ils remontaient sur leurs barques pour revenir à l'improviste.

Or, ces pillards qui répandaient ainsi le meurtre et le pillage sur le royaume n'étaient pas toujours des étrangers. Il arriva que des paysans, des serfs, découragés devant l'impuissance de leur seigneur à les défendre, laissaient là leurs chaumières en ruines, couraient s'enrôler dans les bandes northmanes et devenaient à leur tour de redoutables pirates. La tradition assure même que l'un des plus terribles vikings de ce temps-là, le farouche Hastings, dont nous avons déjà parlé, n'était autre qu'un serf fugitif des environs de Troyes.

En effet, tout fugitif, tout bandit courageux était le bienvenu

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lorsqu'il voulait s'enrôler. On ne lui demandait ni d'où il venait, ni ce qu'il avait fait jusque-là, à la première rencontre, il était placé au premier rang et on le jugeait à son courage.

Grâce à ces recrues d'occasion, il était possible aux Northmans d'acquérir une connaissance complète des villes ou des châteaux qu'ils se proposaient de piller.

Le roi Charles le Simple, ému enfin de la détresse de son peuple, résolut de tenter un grand coup. Vers la fin de décembre, il fit appel à ses vassaux, réunit une armée nombreuse de nobles, de chevaliers et d'hommes d'armes, se mit à leur tête et courut aux Northmans avec tant de promptitude que, surpris, ils prirent la fuite en désordre.

Les guerriers francs chantaient déjà victoire lorsqu'une poignée de pirates, cernés dans un village et résolus à se défendre jusqu'à la mort, exécutèrent une sortie si vive qu'ils jetèrent les troupes royales dans le plus grand désordre; les deux armées en présence s'enfuirent chacune de son côté.

Charles le Simple résolut alors d'élever une forteresse qui surveillerait les barbares, leur barrerait le passage et mettrait un terme à leur envahissement. Malheureusement, la forteresse, une fois construite, personne, parmi les chevaliers du roi, ne se sentit assez de courage pour aller l'occuper et, tandis que l'on discutait, les Northmans arrivèrent, entrèrent dans la redoute et l'établirent à leur usage.

Et la série des pillages continua.

Les Northmans n'avaient presque pas quitté la Neustrie (1) depuis leur première invasion et la résistance n'avait pu s'y organiser comme dans le reste du royaume.

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(1). Avant de mourir, Clovis avait divisé son royaume entre ses quatre fils; il y eut donc quatre royaumes: l'Aquitaine au sud-ouest, la Burgondie ou Bourgogne au sud-est, la Neustrie (Bretagne) au nord-ouest et l'Austrasie (Normandie) au nord-est. La Neustrie avait pour capitale Paris et s'étendait sur tout le rivage de la Manche à partir de l'embouchure de la Seine.

Les cités étaient en ruines, presque tous les propriétaires étaient morts ou avaient pris la fuite; les broussailles et les landes couraient le sol et l'on faisait des lieues entières, dans une des plus belles provinces de la Gaule, rapporte un chroniqueur, sans voir la fumée d'un toit, sans entendre un chien aboyer.

Les Northmans ouvrirent enfin les yeux sur les richesses que le sol recélait et qu'ils tarissaient par leur faute. Les plus pacifiques d'entre les guerriers commencèrent à se livrer à des essais de culture. Entre deux batailles, ils ensemençaient ou moissonnaient leur champ. Ils s'adjoignirent bientôt quelques Neustriens et, sans renoncer complètement aux excursions de pillage, ils s'établirent peu à peu à demeure. Les alentours du camp prirent ainsi des airs d'exploitation agricole, quelque chose comme les champs de maraîchers qui parsèment aujourd'hui la banlieue de nos grandes villes.

Rollon approuvait ouvertement ces essais de colonisation d'un nouveau genre. Il fit même publier que tous les serfs qui voudraient venir cultiver la terre sous l'autorité des Northmans et jurer fidélité à leur chef seraient protégés et défendus.

Un grand nombre se présentèrent.

Dès lors les Northmans eurent deux façons d'agir: maîtres

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intelligents, ils faisaient travailler pour eux les serfs au lieu de les massacrer; aux marchands et aux paysans ils imposaient un tribut, en retour de la protection qu'ils leur assuraient, tandis qu'ils continuaient leurs violences et leurs rapines sur le reste du royaume.

Tout païen qu'il était, Rollon, que l'on commençait à appeler le duc Rollon, se rendit populaire auprès des habitants du pays. Après l'avoir maudit comme un pirate, ils l'aimèrent comme un protecteur dont le pouvoir les garantissait à la fois des attaques des autres bandes northmanes et des maux que la guerre causait au reste de la France.

Ainsi commença de s'édifier une auréole de légende faite de loyauté et de force autour de la tête du chef northman. Plusieurs, parmi ceux mêmes qui le combattaient, commencèrent à se demander s'ils ne seraient pas plus heureux sous le joug un peu rude de ce chef énergique que sous l'autorité de seigneurs impuissants ou fugitifs.

Les hommes d'Église surtout, qui connaissaient mieux la détresse du peuple parce qu'ils étaient placés plus près de lui, se demandèrent si, au lieu de garder leur fidélité à un pouvoir qui n'existait plus que de nom, il ne serait pas expédient de reconnaître l'autorité de ceux qui l'exerçaient de fait.

L'un d'eux, Vitte, archevêque de Rouen, qui avait défendu sa ville épiscopale contre plusieurs attaques, considérant un jour les remparts croulants, les portes vermoulues, sans défense et sans gardien d'un seigneur réfugié à la cour du roi, se souvint du rôle qu'avait joué les évêques de la Gaule, au Ve siècle, auprès des barbares conquérants de l'empire romain. Sans s'inquiéter de la haine que les païens du Nord avaient vouée au clergé chrétien, il se rendit au camp de Rollon et lui tint ce discours:

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--Notre ville est en ruines, mais nous pouvons combattre encore; cependant, la cité sera à toi, si tu veux jurer d'épargner la vie et les biens de ses habitants et te contenter, pour toi et ton armée, des édifices publics. »

Rollon accepta la proposition de l'évêque, jura sur son épée et une deuxième fois sur les Évangiles, en présence des principaux citoyens, qui lui remirent aussitôt les clefs de la ville. Le viking, entouré de ses hommes d'armes, prit paisiblement possession de la cité et, considérant le site avantageux pour ses expéditions de terre et de mer, il en fit sa capitale. Pas une maison ne fut violée, pas un habitant molesté. Rollon avait une parole et savait la garder.

Sûrs désormais de leur pied à terre, les Northmans étendirent le champ de leurs rapines et commencèrent un pillage méthodique des diverses provinces. Rien ne restait derrière eux, à tel point qu'on créa le proverbe encore en usage de nos jours dans le midi de la France: Là où les Northmans ont passé, les sauterelles meurent de faim!

Le roi Charles le Simple, épouvanté de la misère publique, mais se voyant impuissant à vaincre, envoya proposer au terrible viking de lui acheter la paix moyennant une forte somme d'argent.

--Dites au roi de France, répondit celui-ci, qu'il n'est pas assez riche pour acheter l'épée de Rollon. Il est vrai, ajouta-t-il plus bas, que son palais renferme un joyau pour lequel Rollon donnerait non seulement son épée, mais encore son âme et tous ses dieux! »

Ce barbare avait entendu parler de Gisèle, la fille de Charles le Simple. Il avait voulu la voir et, sous un déguisement, il s'était rendu jusqu'à Paris. Il avait aperçu la princesse tandis qu'elle se rendait à l'église pour une cérémonie royale et, depuis, il avait conçu pour elle un amour qu'il essayait vainement d'éteindre dans

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l'ardeur des batailles.

L'envoyé de Charles n'osa point rapporter à son maître les dernières paroles du chef northman, mais il en instruisit Gisèle.

Celle-ci n'avait jamais vu Rollon mais elle le savait brave et généreux. Elle songea à la reine Clotilde gagnant au christianisme le roi Clovis et elle résolut de gagner Rollon à la France. Après une fervente prière, elle va trouver son père, lui fait connaître les paroles du viking de Rouen à son sujet et déclare qu'elle est prête à devenir son épouse.

--Ô fille chérie! S'écrie Charles, les yeux baignés de larmes, j'avais fait, moi aussi, un semblable projet, mais quel père aurait le courage d'imposer pareille chose à son enfant? Tu vas au-devant de mes désirs, tu acceptes, nouvelle Esther, d'apaiser ce nouvel Assuérus; sois bénie pour le temps et pour l'éternité. Par toi seront sauvés ton roi et ta patrie! Le lendemain, un nouveau messager partait pour Rouen.

--Le roi des Francs agrée ta demande, annonça-t-il, il t'offre sa fille en mariage et, comme dot, il te donnera la seigneurie héréditaire de tout le pays situé entre l'Epte et la Neustrie (Bretagne); mais tu dois consentir à te faire chrétien, promettre de vivre en paix avec le royaume, le défendre contre tous ses ennemis et te reconnaître le vassal du roi Charles. »

Le viking, entouré de sa cour, avait écouté le messager dans un profond silence.

Les côtes de la France, tant de fois ravagées, étaient épuisées et désertes, ce qui rendait le butin plus rare. Quand on s'aventurait à l'intérieur des terres, on commençait à rencontrer des seigneurs féodaux élevés dans la guerre, enhardis dans la lutte et qui savaient

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défendre leur domaine contre les pillards.

D'autre part, les pirates northmans, à force de vivre parmi les Francs, s'étaient accoutumés à leurs moeurs, familiarisés avec leur langage et leur religion. Les bandes de Rollon, en particulier, étaient presque toutes établies à demeure sur le territoire qu'on proposait de lui livrer; le sol était bon, plusieurs guerriers décidés à se reposer dans un commerce honnête, ou dans les travaux des champs, avaient épousé des femmes du pays.

Rollon lui-même était fatigué de sa vie errante; son âme naturellement noble s'était encore humanisée au contact de la civilisation, d'autres idées, une autre ambition lui étaient venues, depuis qu'il gouvernait non plus une bande de pillards mais un vaste territoire. Sans adopter la religion chrétienne, comme l'avaient déjà fait un grand nombre de ses compagnons, il l'admirait. Il savait de plus qu'en se faisant chrétien, il deviendrait l'égal des grands seigneurs du royaume des Francs, l'antique royaume de Charlemagne, si redouté de ses ancêtres.

Par-dessus tout, la perspective d'épouser la fille du roi, dont la resplendissante beauté le faisait languir, remplissait son coeur de joie, tout en flattant son orgueil.

À l'envoyé du roi, il répondit simplement: --J'accepte. À Charles porte ma parole; à sa fille, remets ceci de ma part! Et, ôtant de son doigt un anneau magnifique, ciselé, dit-on, à Bagdad, il le remit au messager.

Afin de ratifier le traité de la manière la plus solennelle, le roi de France et le chef des Northmans se rendirent, chacun de son côté, au village de Sainte-Claire sur l'Epte. Tous les deux étaient accompagnés d'une suite nombreuse; les Français plantèrent leurs tentes sur l'un des bords de la rivière et les Northmans sur l'autre.

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À l'heure fixée pour l'entrevue, Rollon s'approcha du roi et, demeurant debout, mit ses deux mains entre les siennes, en prononçant la formule: --Dorénavant je suis votre féal et votre homme, et je jure de conserver fidèlement votre vie, vos membres et votre honneur royal.

En retour, Charles présenta à Rollon une motte de gazon dans un plat d'argent, comme symbole de la terre qu'il lui cédait. Les barons lui conférèrent le titre de duc et jurèrent de lui conserver sa vie, ses membres, son honneur et tout le territoire désigné dans le traité. La coutume de l'époque voulait que le nouveau seigneur reconnût la faveur du roi en lui baisant le pied. Lorsque les nobles proposèrent à Rollon de se conformer à l'usage, le fier viking fit un bond en arrière en s'écriant: Nese be Gott! (Non, de par Dieu!) ce qui excita le rire des chevaliers francs et fit donner aux Northmans le nom de bigots.

Alors, Vitte, métropolitain de Rouen, qui jadis avait ouvert les portes de sa ville au pirate et était depuis demeuré son ami, s'approcha de lui et lui dit: -- N'est-il pas juste que celui qui a reçu du roi une si grande faveur se prosterne devant lui et lui baise le pied en signe de reconnaissance?

--Jamais, répondit Rollon, je ne plierai le genou devant aucun homme ni ne lui baiserai le pied.

Cependant les seigneurs insistaient sur cette formalité qui était un reste de l'étiquette jadis observée à la cour de Charlemagne. Alors Rollon, se tournant vers l'un de ses guerriers, lui demanda d'accomplir, en son nom, cette cérémonie.

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Celui-ci, un géant de six pieds, se courbant sans plier le genou, prit le pied du roi et le leva si haut, pour le porter à ses lèvres, que le pauvre monarque perdit l'équilibre et tomba à la renverse, au milieu des rires de toute l'assistance.

Charles le Simple se retira confus et sans rien dire, se sentant impuissant à venger cet outrage.

Mais son habile politique avait triomphé: les hordes northmanes étaient pour toujours arrêtées; les Normands venaient de succéder aux Northmans.

Deux clauses du traité restaient à remplir: la conversion du nouveau duc de Normandie et son mariage avec la fille du roi. Il fut convenu que cette double cérémonie aurait lieu à Rouen et que plusieurs hauts barons de France s'y rendraient pour accompagner la fiancée.

Rollon, qui s'était fait instruire des vérités de la religion chrétienne, reçut le baptême avec un grand nombre de ces guerriers. En même temps, il changeait son nom de Rollon en celui, plus chrétien, de Robert.

Au sortir des fonts baptismaux, le nouveau chrétien s'enquit du nom des églises les plus célèbres et des saints les plus révérés de son nouveau pays. L'archevêque lui nomma sept églises et trois saints: Notre-Dame la Vierge, saint Michel et saint Pierre.

--Eh bien! Avant de partager ma terre entre mes compagnons, j'en veux donner une part à Dieu, à la Vierge Marie, à saint Michel et à saint Pierre.

En effet, durant toute la semaine qu'il porta l'habit blanc des

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nouveaux baptisés, chaque jour il fit présent d'une terre à l'une des sept églises qu'on lui avait désignées (1).

(1). Augustin Thierry: La conquête de l'Angleterre par les Normands.

Si le chef barbare se montrait, tout d'un coup, d'un coeur si généreux, c'est que la douceur de sa royale fiancée commençait déjà à exercer sur son caractère la plus salutaire influence.

Ayant repris ses vêtements ordinaires, Robert, duc de Normandie, épousa Gisèle de France, dans la cathédrale de Rouen, au milieu d'un cérémonial dont la splendeur rappelait la merveilleuse époque de Charlemagne.

Les fêtes terminées, il s'occupa activement d'organiser son domaine.

Sous l'habile et ferme direction de son nouveau maître, le duché de Normandie ne tarda pas à devenir une des provinces les mieux réglées et les plus prospères de toute la France. L'ordre fut rétabli, les églises et les murailles des villes relevées, l'agriculture encouragée et toute sécurité garantie à ceux qui voudraient se livrer au commerce où s'établir sur une terre pour la cultiver.

Mais l'amour de la rapine ne se corrige pas en un jour; plusieurs des compagnons de Rollon s'abandonnaient encore à leur ancien métier. Le nouveau duc comprit qu'il fallait couper le mal à sa racine par une sévérité sans miséricorde.

Il fit donc promulguer une loi d'après laquelle tout voleur serait pendu; tout homme convaincu de recel ou ayant prêté aide au voleur serait pendu comme le voleur lui-même. L'arrêt ne fut pas un vain mot. Dès la semaine suivante, plusieurs

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corps se balançaient au gibet ducal. L'on fit si bonne chasse aux brigands que, si l'on en croit une vieille chronique, un bracelet oublié par le duc, aux branches d'un chêne, au cours d'une excursion de chasse, y demeura trois ans suspendu, sans que personne osât y toucher. Ce fut Rollon lui-même qui, repassant par là, le retrouva où il l'avait placé.

Sous cette ferme administration, la paix porta ses fruits; la nature déploya son admirable fécondité et c'est à partir de cette époque que l'on commence à trouver, sous la plume des écrivains, cette expression employée si souvent par la suite: La grasse et plantureuse Normandie où bêtes et gens poussent à l'envie.

Et ainsi s'éteignit, après trois quarts de siècles, cette invocation des litanies qui suppliait le Ciel de délivrer la chrétienté de la fureur northmane: A furore Normanorum, libera nos Domine.

Les compagnons de Rollon étaient devenus chrétiens comme leur chef. Les grands principes de la religion élevèrent ces âmes de barbares. Ce furent bientôt d'autres hommes. Ils se mêlèrent au reste de la population dont ils adoptèrent la langue et les moeurs, leur apportant, en retour, la bravoure et le courage qui leur manquaient.

Les abbayes se repeuplèrent, des écoles surgirent à leur ombre, répandant l'instruction parmi le peuple. Rien ne rappelait plus le passé, sinon cet atavisme des aventures lointaines qui hantait encore l'âme de ces coureurs de mer devenus paysans, atavisme qui allait bientôt les lancer à la conquête de l'Angleterre, de l'Italie méridionale et de la Sicile, qui les conduirait à Terre-Neuve et dans l'estuaire du Saint-Laurent bien avant la découverte de l'Amérique par Christophe Colomb et ferait d'eux les premiers colons de la

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Nouvelle-France.

Si le Canada a été découvert par un Breton, il a été colonisé surtout par les Normands. Rouen, capitale de la Normandie, fut la métropole religieuse du Canada jusqu'à la nomination de Monseigneur de Laval comme Vicaire apostolique de la Nouvelle-France.

Nous avons dit plus haut que les Normands firent la conquête de l'Angleterre. En effet, en 1066, le sixième successeur de Rollon, Guillaume le Conquérant, se croyant des droits à la couronne d'Angleterre, réunit une armée, traversa la Manche, brûla ses vaisseaux pour s'obliger à vaincre ou à mourir, marcha contre Harold, le roi national, le vainquit et le tua de sa propre main à la célèbre bataille d'Hastings, se fit couronner roi à Londres, par l'archevêque de Cantorbéry, distribua aux chefs de son armée, sept cent cinquante grands fiefs, soixante mille petits fiefs et établit si bien son autorité sur le pays que les Anglais font commencer à cette date l'ère véritable de leur histoire et la liste de leurs rois.

Pendant près de quatre siècles, on parla français à la cour d'Angleterre, dans les châteaux et dans tous les domaines administratifs. Seul le peuple continuait à faire usage du dialecte saxon.

C'est du mélange de ce dialecte avec le français qu'est né l'anglais moderne, déclaré langue officielle par un acte du parlement, en 1425, sous le règne de Henri VI. Mais les deux devises qui sont demeurées dans le blason royal disent encore en français:Dieu et mon droit! Honni soit qui mal y pense!...

C'est ainsi que Canadiens-Français et Anglo-Canadiens, nous sommes une même race dont les deux rameaux, longtemps séparés par un bras de mer, se sont enfin réunis pour former le Canada.

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Les Northmans qui sont doublement nos ancêtres sont encore les premiers découvreurs européens de notre pays; ils l'ont connu et habité à une époque que nous pourrions appeler préhistorique.

En effet, presque à la même époque où Guillaume le Conquérant soumettait l'Angleterre, ses anciens compatriotes du Nord abordaient au Canada et jetaient les fondements d'une véritable colonie qui s'étendit sur tout le littoral américain depuis la Nouvelle-Écosse jusqu'à la Floride, s'enfonça à l'intérieur du continent, occupa tout le territoire du Nouveau-Brunswick et atteignit même, à travers la Gaspésie, les rives du Saint- Laurent. C'est ce que nous verrons au cours des chapitres qui vont suivre.

CHAPITRE V

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SUR L'OCÉAN DES BRUMES.

Les Northmans voyaient donc encore une fois le sud se fermer devant eux. Force leur était de chercher ailleurs de nouvelles terres à conquérir et à coloniser. Nous disons coloniser et non plus ravager. En effet, le christianisme avait fini par pénétrer les pays du Nord; la masse du peuple n'était pas encore chrétienne, mais les moeurs s'étaient adoucies. À se frotter à la civilisation chrétienne, les Northmans en avaient pris sinon les maximes, au moins un peu d'humanité.

Pirates! Certes ils l'étaient encore par goût comme par atavisme, mais ils se paraient volontiers du titre de commerçants ou d'explorateurs.

Commerçants et explorateurs maritimes, bien entendu, car ils n'avaient pas cessé d'être, par-dessus tout, de hardis navigateurs. Ils avaient dans le sang l'amour des expéditions aventureuses; ils professaient pour la mer une sorte de culte. Pour un Northman, la pire des insultes était d'être appelé casanier. De tous les peuples du moyen âge, il n'en est aucun dont les expéditions se soient étendues à tant de pays. La mer pour eux fut l'élément par excellence, le champ clos où ils prenaient leurs ébats.

Cette mer n'était-elle pas d'ailleurs l'amie de tous les jours? Même à terre, elle ne les abandonnait pas, se tenant toujours auprès d'eux, invitante, leur murmurant sans cesse les complaintes du grand large. Elle entourait le pays, le pénétrant de toutes parts, creusait sur les côtes des fjords nombreux et profonds, vallées mystérieuses par où elle pénétrait fort avant dans l'intérieur des terres, baignait la lisière des forêts de sapins et venait battre de ses vagues jusqu'au seuil des demeures les plus reculées.

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Il semblait même que la terre complice poussât ses enfants vers la mer. La stérilité du sol dont les neuf dixièmes sont impropres à la culture, le partage annuel des terres ordonné par la loi, imposé par la coutume, rendaient impossible tout accroissement de richesse. Les hommes énergiques devaient aller chercher fortune ailleurs. La mer fut pour eux l'industrie nationale, le champ principal de leurs activités, la grande génératrice de leur bien-être.

Lorsque les jeunes gens d'un village avaient résolu de se consacrer à la mer, ils se choisissaient un chef assez riche pour posséder un navire ou assez influent pour l'obtenir d'une compagnie.

Ils se groupaient autour de lui, lui promettaient fidélité et obéissance absolue. Ils constituaient ainsi une bande qui, selon les circonstances, travaillait pour son propre compte ou se mettait au service d'autrui et entreprenait, pour des compagnies étrangères, des voyages au long cours(1).

(1). C'est ce qui se pratique encore de nos jours en Norvège. Plusieurs marins se cotisent pour acheter un navire dont ils donnent le commandement au plus compétent et vont ensuite, sous son autorité, faire du transport au loin pour les compagnies de commerce, attendant pour revoir leur pays et leur famille que les circonstances commerciales les y ramènent. C'est ce que l'on appelle des navires vagabonds, c'est-à-dire sans port d'attache régulier.

Ainsi, par nécessité comme par passion, les Northmans tournèrent de bonne heure leur activité vers la mer. C'est sur cet élément que se développa, exalté par l'émulation et l'amour de l'indépendance, le tempérament particulier des fortes races du Nord. L'Océan était leur domaine, leur patrimoine familial; tout ce qu'ils y trouvaient, épave ou navire, était leur propriété; ils n'éprouvaient aucun

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scrupule à s'en emparer dès lors que son propriétaire était incapable de défendre son bien par la force.

Chaque hiver les ramenait au foyer provisoire qu'ils consentaient à garder sur la terre ferme.

Ils s'y reposaient dans des banquets sans fin au cours desquels leurs bardes, les skalds, chantaient, en vers rudes et concis, remplis de métaphores, leurs prodigieuses aventures, ainsi que la richesse et la beauté des pays qu'ils avaient visités. Le printemps venu, ils repartaient comme une volée de gerfauts, vers de nouvelles aventures, vers de nouvelles contrées.

Quelques vikings menèrent leurs bandes aventureuses jusque dans les eaux de la Méditerranée, où elles entrèrent au service des empereurs de Constantinople qui les employaient contre les Turcs (1). Les traces de leur passage sont encore visibles à Athènes, sur les monuments de l'Acropole où plusieurs pierres portent leurs inscriptions en caractères nordiques. On peut lire une de ces inscriptions très bien conservée sur le flanc de l'un des lions de bronze que Morosoni enleva du Pirée pour en orner l'arsenal de Venise.

(1). L'un des compagnons de Leif Ericson, au Vinland, portait le surnom de Turc, parce que, fait prisonnier, au cours d'un abordage, il avait été retenu plusieurs mois prisonniers chez les Turcomans.

La république de Venise avait également plusieurs barques de Northmans à son service et les lançait en corsaires, dans les eaux de la Méditerranée, contre les pirates algériens. Elle ne tarda pas cependant à s'en passer parce que, plus sensibles au gain qu'à la mission qui leur était confiée, ils attaquaient indifféremment tous les navires, chrétiens ou musulmans, dès qu'il y avait espoir de butin.

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Le plus grand nombre des Northmans préférèrent cependant naviguer sur les rudes mers du Nord. Rien ne pouvait remplacer, pour ces natures âpres et farouches, les acres senteurs des bruines et le reflet verdâtre des flots où se jouent les banquises du pôle.

Châteaubriand l'a dit: l'amour de la terre natale est inné au coeur de l'homme, ou, plutôt, il est né avec lui. L'Écossais goûte la joie au sein de ses landes arides; transplanté au loin, il meurt d'ennui. Le Suisse aime ses montagnes de neige au point qu'à entendre seulement la mélodie qui les lui rappelle il fond en larmes nostalgiques (1).

(1). À la cour des rois de France, qui possédaient une garde spéciale entièrement formée de soldats de nation suisse et appelée pour cela la garde suisse, il était défendu, sous les peines les plus sévères, de chanter ou même de jouer le Ranz des Vaches parce que cette mélodie donnait aux soldats une telle nostalgie de la patrie absente que plusieurs tombaient dans des accès de folie et se suicidaient.

L'esquimau préfère sa hutte de neige aux palais somptueux des climats plus cléments.

De même les Northmans avaient, au fond de l'âme, l'amour atavique de leurs rudes contrées et des mers qui les entourent. De nos jours encore, ils les chantent dans des mélodies populaires dont la plus célèbre est devenue l'hymne nationale: Ô toi, vieux Nord, Nord frais, Nord montagneux,Nord silencieux, Nord joyeux, beau Nord!Je te salue, pays le plus délicieux de la terre,Ton soleil, ton ciel, tes vertes prairies! (1)

(1). Du gamla du friska, du fjellhoga nord,

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Du tysta, du gladjerika skona!Jag helsar dig vansta land uppa jord,Din sol din himmel dina angder grona!(Hymne national suédois).

D'ailleurs, tous les fjords s'orientent vers le nord-ouest, lieu de la pêche par excellence. La pêche et le commerce, que les Northmans mêlaient si aisément à la piraterie, furent les principales causes de leurs découvertes. Les mers du Nord sont les plus poissonneuses du monde; un aimant mystérieux semble y concentrer et multiplier la vie des eaux. À l'époque dont nous parlons, les baleines et les morses y foisonnaient à côté d'innombrable bancs de morues (2).

(2). La capture d'une baleine était une fortune pour celui qui l'opérait: huile, fanons, peau, tout était vendu à bon prix de cette énorme masse qu'il fallait dépecer et transformer sur les lieux. Quant aux morses, les sagas nous apprennent que leur peau était fort estimée; on en faisait des câbles pour les navires, ou de grosses cordes pour soulever les fardeaux; leurs défenses étaient recherchées pour la fabrication des objets de luxe. Les navires northmans en transportaient des chargements considérables en France, en Espagne, en Italie et jusqu'à Constantinople (Pouchat: L'industrie au moyen âge).

Les hommes du Nord se livraient à la pêche lointaine autant par passion que par intérêt. Chaque excursion nouvelle les menait un peu plus loin et c'est ainsi que, poussés par le hasard, mais destinés à de grandes choses, ils reconnurent, de l'une à l'autre, toutes les îles qui se trouvent sur la côte scandinave et les rivages américains. Ces îles devinrent, entre leurs mains, autant de stations intermédiaires qui les préparaient à la grande découverte.

C'est ainsi qu'ils occupèrent les îles situées au nord de l'archipel

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Britannique: les Orcades, d'abord, puis les Shethlands et les Hébrides.

Poussant plus avant vers le nord-ouest, ils atteignirent les îles Feroé, s'en emparèrent, et suivant leur coutume barbare, pour rester les seuls maîtres du pays, ils en massacrèrent tous les habitants. Ils n'épargnèrent même pas les anachorètes irlandais venus chercher là une retraite moins sûre et moins ignorée qu'ils se l'étaient imaginée(1).

(1). À l'encontre des moines du continent qui ne franchissaient guère les limites de leurs monastères, les moines irlandais étaient des voyageurs et des marins intrépides. « Ils aimaient les lointaines expéditions, voulant porter partout, dit un auteur contemporain, la connaissance de leur Dieu et la bénédiction de leurs prières.

Sûrs d'avoir ensuite la possession tranquille de ces îles, ils songèrent à en faire une base de pêche et surtout un repaire de piraterie, car, si le terrain était presque partout stérile, il était agrémenté de havres excellents.

Malgré les dangers de la mer d'Irlande et l'imperfection de leurs navires, on les voyait sans cesse courir sur les vagues avec l'adresse et la légèreté du goéland dont on leur donnait le nom. » C'est ainsi qu'en 625, après la découverte des Orcades et des Shethlands, ils abordèrent aux Feroé. Ils en convertirent les indigènes et y établirent plusieurs monastères. Ils y séjournaient depuis deux siècles, écrit Dicuil, lorsqu'ils en furent chassés par ces brigands de Northmans. Des documents anciens et d'autres plus récemment découverts sembleraient prouver qu'ils abordèrent en Amérique avant même les Northmans et y fondèrent dans une région, qui semble être le Nouveau Brunswick et la Gaspésie de nos jours, un pays connu sous le nom de Irland it Mikla (Grande Irlande). C'est là une question que j'étudie présentement et dont je

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ferai peut-être un jour connaître les conclusions telles qu'elles me seront apparues. Les îles Feroé comptent actuellement 125,000 habitants sous l'autorité du Danemark.

Les Feroé servaient de retraite à des milliers d'oiseaux et nourrissaient de nombreux troupeaux de brebis, introduites par les moines irlandais (1). Leur laine devint l'objet d'un trafic considérable avec la Norvège. Ces îles sont bien boisées et le Gulf-Stream, qui leur assure un climat assez doux, leur apporte une énorme quantité de poisson.

(1). Feroé, en langue nordique signifie justement: îles aux brebis; mais ce nom semble avoir été donné à ces îles plutôt à cause de leur aspect que des animaux qu'elles nourriront plus tard. En effet, vu de la mer, cet archipel donne l'illusion d'un troupeau de moutons broutant sur la plaine liquide. Ces îles, d'origine volcanique, sont au nombre de vingt-deux. L'une d'elles, Nelso, est percée de part en part d'un tunnel qui permet de la traverser, à marée basse, sous une voûte rocheuse de mille pieds d'épaisseur.

Ces avantages auraient pu séduire de simples colons mais non pas fixer d'aventureux pirates qui tenaient à reculer sans cesse les bornes du champ de leurs exploits. Poussés bientôt par une force irrésistible, ils reprirent la mer, cherchant de nouveaux pays ou, plutôt, comme disent les Sagas, entraînés par le plaisir d'errer sur les flots, de combattre et de piller.

Toutefois la nouvelle de leur dernière découverte ne tarda pas à se répandre en Norvège d'où partit aussitôt un contingent de colons véritables qui peuplèrent ces îles et entretinrent avec la mère patrie des relations ininterrompues jusqu'à nos jours.

Cependant, si les vikings dédaignaient de s'endormir à terre, dans

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un repos indolent, ils acceptaient volontiers de maintenir les rapports commerciaux et de servir d'intermédiaires entre les divers pays du nord.

Or l'un de ces jarls-pirates, Nadoc, qui se rendait de Norvège aux Feroé, fut saisi par la tempête et entraîné bien loin de sa route, à neuf cents milles du lieu qu'il voulait atteindre. Quand enfin la tourmente s'apaisa, son navire se trouvait près des côtes d'une terre toute blanche que personne encore n'avait signalée; il voulut la reconnaître. Ayant accosté, il gravit une montagne, avec ses compagnons, et, de la cime, il aperçut plusieurs autres sommets abrupts dont quelques-uns lançaient de la fumée (1).

(1). L'un de ces volcans, l'Hécla, est encore en activité.

Mais ce fut en vain qu'il chercha quelque trace d'habitation. S'étant ainsi convaincu d'avoir abordé un pays désert où par conséquent il n'y avait rien à piller, il ne fut que médiocrement enchanté de sa découverte. Reprenant la mer sans même s'assurer si cette terre était une île ou un continent, il lui donna le nom de Snoeland (Terre des Neiges) à cause d'une terrible tempête qu'il essuya au moment de partir, et qui avait tellement alourdi les voiles de son navire qu'il faillit sombrer.

Deux ans plus tard, un autre viking, le Suédois Gardar, qui se rendait aux Nouvelles-Hébrides, fut, lui aussi, entraîné hors de sa voie par la tempête et jeté sur le Snoeland presque au même endroit où avait abordé Nadoc. Il longea le rivage, constata que cette terre était une île et découvrit, du côté sud, d'immenses forêts entre la montagne et la mer(1). Désireux de visiter plus en détail cette région qui lui semblait bonne et fertile, il résolut de débarquer et s'approcha du rivage.

(1). On a retrouvé les vestiges de ces forêts, aujourd'hui

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complètement disparues. Le géographe Malte-Brun écrivait, en 1810, à la suite d'un voyage en Islande: « De grandes forêts occupaient jadis les vallées méridionales, Elles furent malheureusement dévastées et nul essai n'a jamais été sérieusement tenté pour les remplacer. On ne trouve plus maintenant, en Islande, que quelques bois de bouleaux et beaucoup de broussailles qui ne méritent pas même le nom d'arbustes (Malte-Brun, Géographie, livre CIII, Tome V, p. 50).

Mais une bourrasque subite s'éleva, le vent s'engouffra dans les voiles avant qu'on eût pu les carguer et jeta le navire sur la côte où il se brisa. Force fut à l'équipage de gagner la terre. Gardar était ainsi sur la partie de l'île qu'il avait choisie, mais sans moyen de s'en éloigner. Ayant découvert une baie abritée, il y construisit une maison pour y passer l'hiver (1). Grâce au bois abondant et de bonne qualité, il put construire un navire pour remplacer celui que la tempête avait brisé et repartit au printemps après avoir donné au pays le nom de Gadarshohlm (2).

(1). Il appela ce lieu Hirsavik (baie de la maison) nom qu'il porte encore aujourd'hui.

(2). Terre de Gardar.

Le navire n'était encore qu'à quelques encablures du rivage, lorsque l'équipage aperçut un esclave et une serve appartenant à Gardar et oubliés par mégarde au moment de l'embarquement.

Ils poussaient des cris et tendaient leurs mains.

Mais Gardar, insouciant de leur sort, ordonna de continuer la route, les abandonnant à eux-mêmes sur cette terre stérile et inhabitée.

Après un mois de navigation périlleuse, ayant eu à souffrir de

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plusieurs tempêtes, il aborda enfin au Danemark où il raconta ses aventures. Il fut reçu en triomphe par ses compatriotes qui lui décernèrent le nom d'archipirate. Fêté par eux pendant tout un hiver, il mourut d'indigestion, raconte la chronique, à la suite d'un repas trop copieux, laissant à Floki Rafn, l'un de ses compagnons, le soin de continuer ses explorations.

Gardar avait abordé au Gardarshohlm poussé par la tempête, il en était revenu sur une embarcation de fortune. Il n'avait donc pu noter sa direction. Néanmoins Floki Rafn se fit fort de retrouver le Gardarshohlm, d'en prendre possession au nom de son pays et d'y fonder une colonie.

Au moment de mettre à la voile, en bon païen qu'il était, il célébra un grand sacrifice en l'honneur du dieu Thor et lui consacra trois corbeaux, comme les marins du Nord en avaient la coutume lorsque leur intention était de naviguer au hasard de la vague et des vents.

Il se rendit d'abord au Shetland, de là aux Féroé, et prit enfin résolument la pleine mer.

Quand il eut laissé la terre à une belle distance, il lâcha son premier corbeau, mais l'oiseau, au lieu d'orienter son vol vers le nord pour indiquer la route, trouva infiniment plus sage de retourner vers le pays d'où il était venu.

Cependant Floki Rafn refusa d'y voir un présage; il continua son chemin et, quelques jours après, délivra son deuxième corbeau. Celui-ci s'éleva à une grande hauteur pour sonder l'horizon, mais n'apercevant aucune terre, il jugea prudent de revenir se reconstituer prisonnier sur le navire. Floki Rafn l'immola aussitôt à la vengeance de Thor dont il n'avait pas voulu divulguer les volontés.

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Après avoir navigué quelques jours, l'aventureux marin eut recours à son troisième corbeau.

Cette fois, l'oiseau prit son vol vers le nord-ouest et disparut à l'horizon. Thor avait enfin parlé! Floki Rafn orienta son navire et bientôt aperçut la terre.

Il la côtoya plusieurs jours, cherchant un endroit propice à un centre de colonisation. Il débarqua dans un golfe qui ouvrait sur une vallée fertile. Les eaux étaient extrêmement poissonneuses, l'herbe poussait en abondance. Le soleil, près de vingt heures par jour dans le ciel, répandait la fertilité. Bêtes et gens vivaient à l'aise, sans nul souci du lendemain. Les compagnons de Floki n'avaient rien du colon, pas un ne songea à s'approvisionner de fourrage. L'hiver arriva, très rigoureux, et emporta tout le bétail.

Après avoir exploré les côtes, Floki Rafn résolut de gravir la montagne la plus proche, afin de se faire une idée de la topographie du pays.

Il voulut même faire l'ascension du mont Hécla mais, effrayés par le grondement des feux intérieurs autant que par les geysers qui lançaient jusqu'aux nues leurs jets d'eau brûlante (1), ses compagnons l’abandonnèrent et il dut regagner la côte.

(1). Les geysers d'Islande lancent leurs jets jusqu'à cent cinquante pieds de hauteur. La température de cette eau est voisine du degré d'ébullition et une épaisse vapeur obscurcit l'air environnant, ce qui fit croire aux compagnons de Floki que ces jets d'eaux sortaient de quelques nuages mystérieux.

Là, un autre péril l'attendait. Les glaces flottantes entouraient le

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navire en si grande quantité qu'il fut retenu plusieurs jours prisonnier, en grand danger d'être écrasé. L'équipage réussit à grand'peine à se frayer un passage vers la mer libre. C'est en souvenir de cette dernière lutte que Floki Rafn donna à cette île le nom d'Eisland (terre de glace) dont nous avons fait Islande, nom qui a prévalu jusqu'à nos jours (1).

(1). L'Islande était-elle connue des Anciens? Cette question se prête à de savantes dissertations dont nous ne nous occuperons pas ici. Burton a écrit de longues pages, bourrées de textes latins, grecs, hébreux et sanscrits, pour établir que l'Islande était bien l'Ultima Thuloe des classiques, l'île qu'avait visitée le grec marseillais Pythéas, 340 avant Jésus-Christ. Le seul tort de son livre, c'est de nous laisser aussi peu convaincus à la dernière page qu'à la première. En effet, ce voyage de Pythéas, sur lequel Burton veut appuyer toutes ses preuves, était déjà révoqué en doute par le géographe Strabon et rien n'est moins certain que la situation véritable de cette Thuloe. Pythéas n'en a laissé qu'une description extrêmement vague, sans aucun des traits saillants qui font du paysage islandais un tableau unique au monde. Aussi s'est-on demandé si Pythéas n'était pas le premier des Marseillais et l'Ultima Thuloe un terme générique applicable à tous les pays septentrionaux connus des Anciens, depuis les îles au nord de l'Écosse, jusqu'à la Scandinavie. Des géologues - peut-être un peu hardis dans leurs conclusions - ont tranché la question en affirmant que l'Islande n'était pas encore émergée du sein de l'océan à l'époque de Pythéas ou de Strabon et que sa formation serait contemporaine de la grande éruption volcanique qui ensevelit Herculanum et Pompéi, au premier siècle de l'ère chrétienne. Il est certain, de l'avis de tous les voyageurs, que le sol entièrement volcanique de l'Islande est de formation récente. Quoiqu'il en soit, de toutes ces considérations, il semble bien ressortir que l'honneur d'avoir découvert cette marche de l'Amérique appartient aux Northmans.

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L’impression pénible produite sur l’esprit de Floki Rafn par ce tableau et la perte de son bétail le firent renoncer à ses projets de colonisation.

À son arrivée en Norvège, il peignit l'Eisland sous les couleurs les plus sombres, véritable pays de glace qui serait le tombeau de tous ceux qui voudraient essayer d'y aborder.

Les dieux mêmes, assurait-il, la regardent avec colère et les luttes qu'ils s'y livrent sans cesse font frissonner le sol de terreur.

Mais quelques-uns de ses compagnons ne furent pas du même avis.

Le vieux Floki, assuraient-ils, veut cacher son échec sous des contes; il lui en coûte d'avouer son imprévoyance et son manque d'énergie. Il a surnommé cette terre lointaine, terre des glaces, mais c'est un faux nom, car son climat est meilleur que le nôtre. C'est une terre bénie des dieux.

L'hiver y a ses rigueurs, sans doute, mais en été le ciel est bleu, les prairies verdoyantes, les coteaux couverts de feuillage, les eaux remplies de saumons et de baleines.

La dispute en était là lorsqu'éclata une révolution qui allait grandement aider aux projets de ces derniers.

Ce furent souvent des intrigues amoureuses qui déterminèrent les guerres et les conquêtes de l'antiquité, ce fut aussi un caprice de femme qui amena la colonisation définitive de l’Islande.

Harald Haarfager (1) s'était épris de la belle et fière Ragna Adilsdattre; mais quand il lui demanda sa main, elle lui déclara qu'elle n'épouserait qu'un homme qui serait roi de toute la

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Scandinavie.

(1). Édouard aux beaux cheveux.

Harald fit alors le serment assez malpropre de ne couper ni peigner ses cheveux qu'il n'eût réuni sous son sceptre les trente-et-une petites républiques qui formaient alors l'ensemble de la nation scandinave.

Les jarls et vikings avaient été jusqu'alors indépendants. Ils avaient voix dans les assemblées nationales qui respectaient leurs droits réciproques. Ils groupaient leurs demeures au bord des fjords, ce qui rendaient fréquentes leurs relations.

Dès que le projet d'Harald fut connu, un cri d'indignation se propagea de fjord en fjord. Les vikings, les jarls, les nobles, tous ceux qui avaient vécu jusque-là libres et fiers se levèrent pour défendre leur indépendance, jurant qu'ils mourraient plutôt que de se soumettre à celui qui, jusque-là, avait marché leur égal.

La lutte dura douze ans. Enfin Harald, ayant rassemblé ses partisans et ses mercenaires, résolut de frapper un grand coup. Il lança un défi à tous ses adversaires, sommant les vikings, nobles et jarls (1), de venir lui rendre foi et hommage, comme à leur souverain, sous peine de destitution.

(1). Les Jarls, bien qu'allant sur la mer à l'occasion, étaient, avant tout, chefs terriens. Ce titre correspondait à peu près à celui de duc ou de comte décerné dans les pays latin, de « earl » chez les Anglo-Saxons.

Aussitôt, de tous les fjords, de tous les ports scandinaves, on vit s'élancer, sur les vagues écumantes, les vaisseaux grands et petits, depuis le drakar à trente-deux paires de rames, jusqu'à l'humble

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carabos en osier couvert de peau de phoque. Mais ceux qui les montaient ne venaient pas se soumettre à l'usurpateur, ils venaient le combattre.

Les deux flottes se rencontrèrent dans le Hafursfjord (2).

(2). Aujourd'hui Stavanger, sur la mer du Nord.

La bataille fut terrible. Les skalds l'ont chantée avec des mots de feu et de sang. Pendant trois jours, les eaux en gardèrent une teinte sanglante et, pendant des mois, les marées ballottèrent à la cime des vagues ou déposèrent sur le rivage des débris de drakars mêlés à des cadavres de vikings devenus le jouet des flots.

Harald Haarfager, vainqueur, se fit solennellement couronner roi, plaçant à ses côtés, sur le trône, l'ambitieuse Adilsdattre dont les nuits, raconte la chronique, furent désormais peuplées de cauchemars et de rêves si terribles qu'elle mourut quelques années après de désespoir et de remords.

La plupart des chefs avaient péri. Mais les vikings survivants ne voulurent point se soumettre et, plutôt que de courber la tête sous la tyrannie de l'usurpateur, ils décidèrent d'aller chercher au loin une nouvelle patrie.

Ayant entendu parler de l'Islande, la terre nouvellement découverte, ils pensèrent qu'ils pourraient trouver là un pays où refleurirait l'antique liberté des hommes du Nord.

Et aussitôt l'émigration commença.

À leur tête était Ingolf, jarl et pirate, dont le navire n'avait pas cessé, durant un demi-siècle, de sillonner la plaine des mouettes, semant partout l'épouvante et laissant derrière lui, disent les sagas,

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de la curée pour les requins.

Vieux et courbé par l'âge, marqué de cent blessures, il reposait à son foyer, ayant légué à ses fils son drakar toujours vainqueur et son épée rougie de sang.

Hélas, parmi les cadavres qui flottaient maintenant sur les eaux sombres du Hafursfjord, se trouvaient les deux fils d'Ingolf. Ils avaient préféré la mort à la servitude.

Et voilà que le malheureux père, au milieu de sa douleur, venait de recevoir un message d'Harald: il devait jurer foi et hommage au vainqueur.

À cette sommation du meurtrier de ses fils, le vieux jarl avait senti tout son sang refluer à son coeur; une ardeur nouvelle rajeunissait ses membres et il résolut de partir, emmenant avec lui ses partisans, dont plusieurs, anciens compagnons de Floki Rafn, se faisaient forts de guider la flotte vers l'Eisland.

Les vieux comme les jeunes reprirent donc la mer sans espoir de retour, après avoir mis le feu à leur chaumière ou à leur palais pour n'en rien laisser à leurs ennemis.

Ingolf embarqua sur son drakar les pénates de son foyer et les colonnes sacrées de sa demeure.

Alors, ayant fait larguer les voiles et s'étant accoudé au dragon vert qui, de ses jambes et de ses ailes, étreignait la carène du navire, il donna le signal du départ. Le navire frémit dans toute sa membrure, les voiles se gonflèrent et le vieux roi de mer cingla vers l'immensité sans même jeter un regard d'adieu sur sa terre natale, devenue pour lui terre de servitude. À la nuit, le navire était déjà loin. Seul un point lumineux brillait

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encore à l'horizon, telle une large étoile rouge: c'était le palais d'Ingolf qui achevait de se consumer.

Le voyage s'accomplit heureusement sur une mer tranquille et calme. « Thor veillait sur eux, chantèrent plus tard les skalds, il les menait de la terre de servitude à la terre de liberté. »

Lorsque les côtes de l'Islande parurent à l'horizon, Ingolf ordonna de lâcher les trois corbeaux traditionnels chargés de porter à la terre le salut de Thor. Au moment où ils atteignaient le rivage, Ingolf, saisissant les pénates et les piliers sacrés de sa demeure, les lança à la mer faisant le voeu de s'établir au lieu même où le flot les porterait.

Mais une tempête s'éleva soudain. Durant trois jours les drakars luttèrent contre les vagues et les piliers furent perdus. La colonie réussit cependant à débarquer sur le côté ouest de l'île, dans un havre qui a gardé jusqu'à ce jour le nom d'Ingolphold.

Après avoir choisi un emplacement pour son habitation et des terres propres à la culture, Ingolf laissa ses colons et ses serfs au travail pour aller à la découverte du pays et retrouver, si possible, les colonnes de sa maison.

Or Harald Haarfager, apprenant le départ du vieux viking, voulut savoir en quel lieu il se rendait. Il le fit donc suivre secrètement par un parti de pirates à sa dévotion. Ceux-ci abordèrent à Ingolphold quelque temps après le départ du chef. Trouvant les colons sans défense, ils se jetèrent sur eux et massacrèrent tous ceux qu'ils purent atteindre. Ce crime consommé, ils enlevèrent les femmes des morts, pillèrent les habitations, dispersèrent le bétail et allèrent célébrer leur triomphe à la petite île voisine de Westman Oerne.

À son retour, Ingolf apprit l'horrible drame.

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Le vieux chef retrouva, au milieu de l'épreuve, une vigueur dont on l'aurait cru incapable.

« Thor lui-même l'animait, » chante un skald.

Sans perdre son temps à des gémissements inutiles, il vole à l'île Westman Oerne, qu'il aperçoit à peu de distance. Les pirates sont surpris au beau milieu de leurs réjouissances, ils veulent fuir.

Vainement. Tous tombent au pouvoir du viking et ceux qui ne périssent pas par le fer sont précipités du haut d'une falaise. On en garda cinq seulement auxquels on coupa les oreilles et qui furent ainsi renvoyés à Haarfager avec ces mots: « Tyran, tu règnes sur une terre qui ne t'appartenait pas, laisse en paix ceux qui ont choisi la liberté! »

Le navire qui portait ce message périt-il en mer, ou ceux qui le conduisaient eurent-ils honte de montrer leurs mutilations? On ne sait. Ce qui est sûr, c'est qu'ils ne reparurent jamais en Norvège.

Harald cependant ne tarda pas à apprendre la nouvelle de ce qui s'était passé. Aussitôt, désavouant toute complicité, il prétexta que les pirates s'étaient couverts de son autorité pour accomplir une vengeance personnelle à laquelle il n'avait eu aucune part.

Ingolf ramena les femmes des morts et, pour ne pas les laisser sans protection, il donna la liberté à quelques-uns de ses serfs afin qu'ils pussent contracter mariage avec elles et veiller sur les nouveaux foyers.

Après avoir passé un an et demi en ce lieu, Ingolf apprend tout à coup que les piliers sacrés de sa demeure ont été retrouvés. Les vagues les avaient entraînés et jetés sur la côte sud de l'île. Fidèle

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à son voeu, le vieux chef cède son établissement à l'auteur de l'heureuse découverte, son parent Skapi Thorodsson, et transfère sa demeure dans ce nouveau site qui est devenu depuis Reykiavik, la capitale actuelle de l'Islande(1).

(1). On montre encore aujourd'hui, assure le géographe Humboldt, le tombeau du fondateur de la colonie islandaise. Près de Kiélamass, se trouvent les ruines d'une maison construite en 988, par l'un des fils d'Ingolf (Humboldt, Examen critique de l'Histoire et de la Géographie du nouveau continent, T. II p. 92.)

La confiance des anciens compagnons de Floki Rafn ne fut pas trompée. Dès le printemps suivant, ils purent cultiver la terre. Ils élevèrent de nombreux troupeaux de chevaux, de boeufs et de moutons; ils s'adonnèrent à la pêche et à la chasse des animaux à fourrures. Après la mort d'Ingolf, des relations amicales s'établirent avec la mère patrie, de nouveaux colons arrivèrent, d'autres villages furent fondés et, au bout de quelques années, l'Islande comptait cinquante mille habitants (1).

(1). Elle en compte aujourd'hui 90,000.

Le sentiment qui avait déterminé la fondation de leur pays perpétua la fierté et le goût des aventures chez les Islandais. Une république, basée sur les institutions civiles et religieuses de la Norvège, fut constituée, donnant à tous la plus grande somme de liberté compatible avec le bien-être général et c'est ce gouvernement, à peine modifié au cours des siècles, qui régit l'Islande depuis mille ans (2).

(2). Unie à la Norvège en 1262, l'Islande passa au Danemark en 1382. Celui-ci vient de lui rendre son autonomie; elle forme désormais une principauté indépendante sous la souveraineté personnelle du roi du Danemark. En 1932, le parlement islandais,

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l'Althing, célébra le millième anniversaire de son institution.

C'est en Islande que se conserva le mieux le souvenir des traditions de cette race vagabonde que furent les Northmans. Mise à l'abri, par la distance, des convulsions politiques qui ébranlèrent si souvent les pays du Nord, l'Islande a pu se vouer tout entière au culte du passé.

L'Islandais aime les longues histoires, les contes, les légendes où les redites sont nombreuses.

Pendant les longues veillées d'hiver, alors que le soleil paraît à peine quelques heures par jour à l'horizon, son plaisir est de s'asseoir autour du foyer familial où brûle un feu de lichen mélangé de tourbe. À la lueur pétillante, il écoute des heures entières les récits plus ou moins légendaires de ceux qui ont couru les aventures lointaines de chasse sur les îles ou les dangers de la grande pêche sur le vaste Océan des brumes.

Les anciens Islandais se livraient parfois à des festins interminables auprès desquels les fricots de nos anciens Canadiens auraient pris figure de jeux d'enfants. C'est d'eux que nous vient, sans nul doute, la coutume des longs banquets et des « toast » dont ils abusaient plus encore que nos politiciens actuels. Ces agapes duraient souvent plusieurs jours et pouvaient facilement se prolonger durant des semaines, si l'on était en hiver. Il s'y faisait de prodigieuses consommations de viande qu'on arrosait d'hydromel.

Dans les intervalles du festin, on se divertissait par des jeux, des chants, des récits de sagas et des exercices athlétiques, après quoi l'on se remettait à table pour manger et boire avec un nouvel entrain.

L'hospitalité était la vertu nationale des anciens Islandais (1).

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Riches ou pauvres étaient toujours les bienvenus sous le toit où ils demandaient un abri.

(1). Elle l'est demeurée. Aujourd'hui encore, l'étranger est accueilli avec empressement dans la plus humble chaumière et jamais son hôte ne lui demandera rien si celui-ci ne lui offre de lui-même une rétribution (Xavier Marmier).

Les opulents propriétaires invitaient des centaines de convives à leurs festins homériques et, ce qui en augmentait considérablement les frais, c'était la coutume de ne point laisser partir les invités sans leur faire un riche présent.

À cette époque, la langue nordique avait atteint son apogée. Elle était souple en même temps qu'énergique et richement développée. « En l'étudiant, aujourd'hui, écrit Xavier Marmier, on reste étonné de ses combinaisons grammaticales, de son allure franche et hardie, de son habileté à rendre les nuances les plus délicates de la pensée; on admire en même temps sa construction à la fois douce et sonore. Elle n'a ni les syllabes dures des langues germaniques, ni le sifflement perpétuel de l'anglais. Sa construction est assez semblable à la nôtre, mais plus libre(2).

(2). Xavier Marmier: Lettres sur l'Islande.

Autant par fierté que par suite de leur isolement, les Islandais ont conservé leur langue dans toute sa pureté à travers les siècles (1). On la parle encore, dans l'intérieur de l'île, comme on la parlait au temps d'Ingolf. Il n'y a peut-être pas un berger islandais qui ne sache lire les sagas dans la forme même où elles furent écrites (2).

(1). L'islandais, le suédois, le norvégien et le danois n'étaient autrefois qu'une seule et même langue: le nordique, mais tandis que les trois dernières ont évolué de manière à devenir

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complètement distinctes les unes des autres, l'islandais, protégé par l'isolement et la distance, est demeuré pratiquement le même.

(2). Un jour, à Reykiavik, raconte Xavier Marmier, la fille d'un pêcheur chez qui j'étais demeuré quelques jours et qui, depuis, avait coutume de venir chaque semaine nous apporter des oiseaux de mer et du poisson, entra dans ma chambre et me trouva occupé à étudier la saga de Nyal. « Ah! Je connais ce livre, me dit-elle, je l'ai lu plusieurs fois! » et, à l'instant, elle m'en indiqua les plus beaux passages (Xavier Marmier, op. cit. p. 235). Je voudrais bien savoir où nous trouverions, au Canada, une fille de pêcheur ou de paysans ayant lu le voyage de Jacques Cartier dans l'édition originelle.

L'Islande est, de nos jours, le pays du monde où l'instruction est le plus répandue parmi le peuple: tous les Islandais savent lire et écrire. Le clergé islandais peut refuser de célébrer le mariage d'une femme illettrée. On en comprendra la raison lorsqu'on saura que la population étant trop clairsemée et les maisons généralement trop distantes l'une de l'autre, les enfants ne peuvent être envoyés à l'école; c'est à la mère qu'il appartient de leur apprendre la lecture, l'écriture, aussi bien que la morale, la religion et l'histoire. Pas un enfant ne peut être admis au sacrement de confirmation s'il ne sait lire et écrire; c'est ce qui fait que les paysans sont généralement instruits.

La rédaction des annales nationales et des sagas remonte à l'époque ancienne.

« Tandis que l'Europe septentrionale, au milieu de guerres stériles, détruisait les monuments de ses plus anciennes traditions, ces traditions étaient recueillies et pieusement conservées dans les monastères islandais. Effrayées par le bruit des armes, la civilisation et l'histoire semblent s'être réfugiées, pour un temps,

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dans ce pays perdu aux extrémités du monde, dans cette île formée de lave et de glace, de neige et de souffre, de cratères et de glaciers, bouleversée de feux intérieurs, percée de fontaines bouillantes, sans cesse agitée par des convulsions et toute frissonnante de fièvre, sous son manteau de glace (1). »

(1). Humboldt: Cosmographie T. II p. 270.

C'est dans la précieuse collection des Sagas qu'il faut maintenant chercher la trace la plus authentique des gestes et des croyances de l'ancienne Scandinavie; c'est en suivant le récit de ces livres en quelques sortes sacrés que nous raconterons l'histoire des Northmans en Amérique.

CHAPITRE VI

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AU SEUIL DE L'AMÉRIQUE.

Pendant vingt-cinq ans, la fleur de la population norvégienne se porta vers l'Islande. Durant les premières années, le pays se passa de toute espèce de gouvernement. L'exode des vikings norvégiens ne peut pas se comparer à celui du peuple israélite; les Northmans n'émigrèrent pas sous la conduite d'un chef unique et n'apportèrent dans leur nouvelle patrie aucune organisation politique.

Chaque famille, chaque bande d'immigrants, arrivait sous la conduite d'un jarl ou d'un viking, prenait possession d'une vallée à sa convenance et y vivait à sa guise selon un code légal rudimentaire et mal défini par le fait même qu'il était entièrement oral.

La configuration de l'île se prêtait fort bien à ce genre de colonisation. «L'Islande entière, dit M. Mallet, n'est qu'un vaste amas de montagnes coupées de vallées profondes. Les hauteurs n'offrent à la vue qu'une suite de sommets blanchis par les neiges ou les glaces éternelles; mais, entre ces sommets, s'étendent des vallées assez vastes, agréables et toutes couvertes de prairies fertiles. Chaque métairie est un royaume ayant ses prairies autour des bâtiments ou à peu de distance. L'herbe y pousse avec une telle vitesse, en été, grâce à la longueur des jours, que, quoique la neige soit à peine fondue à la fin de juin, en quelques endroits, trois semaines après, on y voit du foin ayant un pied de haut(1). » Ainsi chaque colonie s'établissait dans sa vallée, en faisait un petit État indépendant, sans se soucier du voisin. (1). M. Mallet: Histoire du Danemark.

Tant que vécut Ingolf, son autorité nominale fut reconnue de tous.

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Sans porter aucun titre officiel, son prestige de fondateur et de premier occupant suffisait à donner à ses avis, à ses conseils, à ses décisions, une force qui les faisait accepter de tous.

Mais, après sa mort, l'Islande offrit bientôt le spectacle d'une mosaïque de républiques minuscules, indépendantes les unes des autres, chacune ayant à sa tête son Thing (conseil de justice) et son jarl ou viking.

Entre ces différents principicules, pour la plupart anciens pirates, des difficultés surgissaient souvent. Ces hommes ardents, habitués à ne reconnaître d'autre autorité que la leur, tranchaient la dispute par l'épée et, si la victoire n'allait pas toujours au plus fort, elle allait encore plus rarement au bon droit. Il en résultait un état de guerre presque continuel.

Mais les Islandais, avec ce bon sens qui caractérise les races normandes, comprirent bien vite qu'il fallait choisir entre l'autorité de la loi et le despotisme du glaive, entre l'état de paix par l'obéissance à un chef et l'état de guerre par l'anarchie des libertés rivales. C'est ainsi que fut établi de bonne heure le gouvernement qui n'a pas cessé de fonctionner dans sa forme primitive jusqu'à nos jours.

Le premier chef élu fut Skapi Thorodsson, proche parent d'Ingolf, et qui avait reçu de lui, sur la côte méridionale de l'île, une grande étendue de terrain, celle même qu'avait occupée Ingolf avant d'avoir recouvré les piliers sacrés de sa maison.

Tous les jarls présents à l'élection avaient juré fidélité et soumission au nouveau chef, mais, à peine étaient-ils de retour dans leurs foyers, que les querelles intestines reprenaient de plus belle. Alors Skapi résolut de frapper un grand coup et par là d'établir son

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autorité. Ayant convoqué le Thing, il fit décider par l'assemblée (1) que tout jarl convaincu de meurtre ou d'effusion de sang serait banni du pays pour une période de cinq ans.

(1). Il n'y avait pas de maison de parlement» le Thing (ou mieux l'Althing: conseil suprême) tenait ses assemblées en plein air.

Or l'un des premiers proscrits fut Éric, surnommé le Roux, à cause de la couleur de sa chevelure (2).

(2). Il porte dans la Saga, le nom d'Erik Rauda que l'on traduit indifféremment par le Roux ou le Rouge.

Les aventures d'Éric, de Biorn et de Leif, qui vont se dérouler au cours des pages suivantes, ont été recueillies dans le Codex Flateyensis, ainsi nommé de la petite île de Flatey, dans le fjord islandais de Breidhaf, où on le conserva longtemps. C'est un beau monument de calligraphie nordique de plus de six cents pages. Il fut envoyé par l'évêque de Skalholt (Islande) au roi du Danemark, Frédéric II, alors que l'Islande faisait partie du royaume danois. Il est aujourd'hui conservé à la bibliothèque royale de Copenhague. Le Codex Flateyensis est plutôt une collection de Sagas qu'une seule.

C'est ainsi qu'on distingue la Saga d'Éric, la Saga de Thorfinn, etc. Il arrive que le récit des mêmes événements se trouve dans plusieurs Sagas, parfois avec des variantes dans les détails, ce qui en rend l'interprétation assez laborieuse. La Saga d'Éric est encore consignée, avec quelques variantes, dans l'Arno-Maqnoeon Codex No 544-4to, plus connu sous le nom d'Hauksbook (livre de Hauk). C'est un gros manuscrit de deux cents pages, d'une calligraphie remarquable par sa beauté et la netteté de ses caractères. Cette Saga, complétée en Islande, vers l'an 1200, c'est-à-dire à une époque où les événements étaient relativement récents, est

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également conservée à la bibliothèque royale de Copenhague. Les événements rapportés dans les deux Sagas sont identiques pour le fond, mais chacune se charge d'événements secondaires se rapportant à d'autres personnages qui apparaissent soudain dans le récit et disparaissent de même sans que nous ayons pu apprendre d'où ils viennent ni où ils vont, ce qui donne lieu à des méprises quant au personnage principal. D'autres Sagas de moindre importance racontent aussi une foule d'événements sur le Vinland. Des interprétations apparaissent quelquefois dans le texte et ne doivent être acceptées qu'avec une extrême prudence, ceci dit une fois pour toutes.

Éric était célèbre par sa force et son intrépidité. Digne émule des Sweyn, des Ragnard, des Hastings et des Rollon, il ne lui avait manqué, pour que sa gloire atteignit celle de ces vikings, qu'un champ plus étendu où ses qualités se seraient déployées à l'aise. Ancien pirate, il avait parcouru les mers du Nord dans tous les sens, depuis Stavanger, sa ville natale, jusqu'aux parages de l'Islande, laissant derrière lui une traînée de sang. Le skald Arnald place dans sa bouche une chanson héroïque que répètent encore de nos jours les bergers d'Islande.

Ainsi chante la ballade d'Éric Rauda:À peine comptais-je vingt ans,Que l'épée frémissait dans mes mains,Alors ce furent des combats sans fins,Le tillac de mon navire reluisait de pourpre.

Le tillac de mon navire reluisait de pourpre.Comme si des jeunes filles y avaient répandu du vin.Sous la voûte du ciel, faite du crâne d'Ymer,La mer aussi était rouge.

La mer aussi était rouge,

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Comme la blessure qui vient de s'ouvrir.Dans le sang des victimes expirantes,Les corbeaux rougissaient leur aile noire.

Les corbeaux rougissaient leur aile noire,Quand nous revenions de la bataille.Nous avions exhaussé de cadavres le sol des rivages,Et rassasié la faim des vautours.

J'avais rassasié la faim des vautours,Le tillac de mon navire reluisait de pourpre,La mer aussi était rouge,Les corbeaux y rougissaient leur aile noire (1).

(1). Finmur Johnsson: Carmina Scaldica, Copenhague. 1918.

Éric était originaire de Stavanger, ville maritime située au sud-ouest de la Norvège, au fond du fjord où se livra la terrible bataille qui consacra la suprématie de l'ambitieux Harald Haarfager.

Thorwald, le père d'Éric, était parmi les jarls qui s'étaient soulevés contre le roi. Il fut vaincu.

Rongeant son frein, il fit semblant de se soumettre, mais ne cessait de susciter, en secret, au nouveau souverain, des embarras de toute sorte.

Harald, qui le savait, multipliait les provocations, comptant que le vieux viking se mettrait dans son tort assez gravement pour être condamné. C'est ce qui arriva. Une querelle s'étant élevée entre Thorwald et les émissaires du roi, ceux-ci s'oublièrent jusqu'à le traiter de lâche et de rebelle.

--Rebelle? Peut-être, répondit Thorwald, mais lâche? Vous allez

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voir.

Et se jetant sur son provocateur, d'un coup de poing, il l'étendit raide mort à ses pieds.

Les autres s'enfuirent.

--Allez rapporter cela à votre maître! Leur cria Thorwald en guise d'adieu.

Sachant sa vie désormais en danger, Thorwald quitta la Norvège avant que les émissaires du roi eussent pu le saisir et fit voile pour l'Islande.

Accueilli à bras ouvert par Ingolf, il se choisit de grandes terres dans la partie septentrionale de l'île, s'y établit avec sa famille, ses serviteurs et ses esclaves et ne tarda pas à prospérer.

C'est là qu'Éric vint le rejoindre, quelques années après. Déjà avancé en âge, il avait dit adieu à la carrière de pirate et souhaitait la vie plus paisible des Islandais. L'année même de son arrivée, il épousait la belle Thorild, veuve de Thorbiorn de Haukadal. À la mort de son père, il hérita de tous ses biens.

Mais il n'aimait pas le lieu où celui-ci s'était établi. Ayant trouvé un acquéreur, il vendit sa propriété et vint occuper, dans une vallée du sud, un lieu qu'il nomma Eirikstad et qui a gardé ce nom.

Or un jour que les esclaves d'Éric préparaient un champ, sur le flanc de la montagne, ils causèrent un vaste éboulement qui couvrit de terre et de pierres presque en entier le champ ensemencé d'Eyiolf, son voisin.

Eyiolf, plein de colère, rassembla ses propres esclaves, fondit sur

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ceux d'Éric et les massacra jusqu'au dernier (1).

(1). D'après la coutume islandaise, le maître avait droit de vie et de mort sur ses esclaves. De même, il était responsable des dégâts commis par eux; on pouvait l'obliger à les réparer. Mais si un étranger se chargeait de punir lui-même les esclaves d'un autre, pour des dommages que ceux-ci avaient commis à ses dépens, c'était un affront dont le propriétaire ne tardait pas à tirer vengeance.

À cette nouvelle, Éric réunit ce qui lui reste de monde, marche contre Eyiolf et le tue de sa propre main ainsi que son fils aîné. Mais, à son tour, la tribu outragée se lève, prête à venger dans le sang la mort de son chef.

La guerre civile allait éclater.

Skapi Thorodsson comprit le danger. Il s'empressa de réunir le Thing et somma le meurtrier de comparaître. L'ancien pirate était trop fier pour se soumettre à cette humiliation.

--J'ai provoqué le meurtrier de mes esclaves, répondit-il aux envoyés du Thing, je l'ai provoqué en un combat loyal et je l'ai tué. Je ne me suis emparé ni de ce qui lui appartenait ni de ce qui était aux siens, et j'ai empêché mes hommes de toucher à son cadavre pour le dépouiller. Je l'ai pris moi-même, je l'ai placé sur un bouclier avec son fils, la tête tournée vers l'est, sa lance fichée en terre, et ses armes autour de lui. Puis je me suis rendu seul et sans armes au village de sa tribu et, au premier homme que j'ai rencontré, j'ai dit ce qui venait de se passer. Eyiolf avait attaqué le premier mes esclaves, il avait versé le sang sur lequel j'avais droit, je me suis vengé. Si les gens de sa tribu veulent se contenter d'une rançon, je suis prêt à la payer, mais jamais je ne comparaîtrai en accusé devant les jarls mes égaux. »

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Au moment où le Thing allait prononcer la peine du bannissement, Thorild courut auprès du chef et lui demanda la grâce de son mari. Mais Skapi Thorodsson demeura inexorable. Alors cette femme, inspirée par la colère et l'amour conjugal, se mit à improviser, comme il arrivait souvent aux Scandinaves quand ils étaient vivement émus; s'adressant à Skapi, elle lui dit, en vers, ces paroles que le skald nous a conservées:

Tu chasses du pays et tu traites en ennemi,Un homme de noble race.Écoute donc ce que je t'annonce:

Il est dangereux d'attaquer le loupEt quand on l'a une fois mis en colèreGare aux troupeaux qui vont dans les champs (1)

(1). Haralds saga ens Harfagra, chap. XXIV; Snorre's Heimskringla T.I. p. 100.

Malgré ces menaces poétiques, la sentence fut prononcée. Le meurtrier fut banni d'Islande pour cinq ans.

Or Eric était puissant, sa tribu était nombreuse et nombreuse aussi la tribu de Thorild, sa femme. Un moment, il songea à résister les armes à la main, au sort qui lui était imposé. Puis, repris par l'amour des aventures et l'ambition de fonder un pays dont il serait le chef, il mit en vente ses propriétés et se décida au départ.

On savait; qu'il y avait, là-bas, vers l'ouest, une terre inconnue. Un certain Gunbjorn avait même aperçu, sans avoir osé les visiter, les blanches cimes qui en bordaient les côtes et les immenses montagnes qui, dans l'intérieur, semblaient élever jusqu'au ciel leurs sommets de neige et de glace. D'effrayants récits couraient

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sur cette terre inhospitalière. « J'y ai vu, racontait un célèbre baleinier, un navire écrasé comme un oeuf entre deux gigantesques icebergs qui s'étaient écroulés l'un sur l'autre. Seule la pointe du mât resta debout comme un funèbre signal sur ce tombeau flottant...

Sans se laisser effrayer par ces récits, Éric, fit voile vers l'ouest avec quelques hardis compagnons, jurant qu'il ne reviendrait pas vers les siens, dût-il aller jusqu'au bout du monde, sans avoir trouvé une terre où les établir.

En attendant, il n'avait même pas voulu que sa famille demeurât dans l'île qui l'avait proscrit.

Ayant vendu sa terre et tous ses biens, il était allé prendre possession des deux petites îles de Brokey et d'Oexney, à quelques milles de la côte islandaise.

Il y avait bâti un véritable village et y était demeuré deux années entières, occupé à préparer son expédition et achevant, au milieu des disputes et de rixes sanglantes, de vendre ses propriétés (1).

(1). Une de ces rixes s'éleva au sujet des piliers sacrés de la maison d'Éric. Celui-ci les tenait de son père qui les avait apportés de Norvège. Au moment de vendre ses propriétés, il les avait confiés à Thorgest, l'un de ses amis. Lorsqu'il eut construit une nouvelle maison à l'île d'Oexney, il demanda à Thorgest de lui rendre ses colonnes sacrées afin qu'il pût inaugurer sa demeure par les cérémonies d'usage. Mais Thorgest qui, à tort ou à raison, s'imaginait les avoir reçues définitivement et les avait consacrées à sa tribu, sous l'égide d'Ymer, ne voulut pas les rendre, Éric, furieux, se rendit à la demeure de Thorgest pendant que ce dernier était aux champs, arracha les colonnes et les emporta. À son retour, Thorgest apprit ce qui s'était passé. Aussitôt il partit à la poursuite

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d'Éric et l'atteignit près des fermes de Drangar. Une bataille se livra au cours de laquelle les deux fils de Thorgest furent tués. Ce double meurtre réclamait la vengeance; les deux partis restèrent en armes, épiant l'occasion de se livrer bataille. Skapi Thorodsson assembla de nouveau le Thing. Éric fut banni de l'Islande à perpétuité.

Sa famille occupa le village durant les trois ans et demi que dura son voyage de découverte.

Comme ces deux îles étaient très fertiles, sans cesse réchauffées par les courants marins, ses troupeaux y trouvèrent d'abondants pâturages et s'y multiplièrent si rapidement qu'à son retour Éric se trouvait plus opulent que jamais et fort bien approvisionné pour fonder une nouvelle colonie. Cette prospérité le servit doublement en ce que ses compatriotes, voyant son habileté, prirent confiance en lui et s'attachèrent à sa fortune (1).

(1). Le village occupé par Éric, dans l'île d'Oexney, est aujourd'hui inhabité, mais il a gardé le nom d'Eiriksvogr. On y montre encore les restes de sa maison, solidement bâtie en pierre de lave. (Xavier Marmier: Voyage en Islande).

Cependant Éric ne possédait que de vagues indications au sujet de la terre qu'il cherchait, mais il tenait, de son ancien métier de pirate, un flair maritime qui le guidait, au milieu de l'Océan, plus sûrement que la meilleure boussole. Quelques jours de navigation lui suffirent pour arriver en vue des côtes signalées par Gunbjorn.

« La géographie était, en effet, la partie des connaissances la plus avancée chez les Northmans, du fait même de leurs nombreux voyages maritimes et des indications qu'ils se donnaient de l'un à l'autre, remarque Elisée Reclus. En tant que science, elle était rudimentaire, mais leur sens géographique était très développé.

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C'était un flair de loup de mer, un instinct de navigateur à l'estime. Ce sens leur permettait de retrouver des régions lointaines sur des indications aussi vagues qu'incomplètes, de simples descriptions d'aspect de terrain ou de côtes. Entraînés en plein Océan par la bourrasque, ils retrouvaient leur route vers des contrées inconnues par la simple observation des vents et du soleil (1). »

(1). Elisée Reclus: Géographie.

La terre cherchée se dressait donc devant les yeux d'Éric. C'était un gigantesque amas de blocs de glace, image de la mort et du chaos. Ces glaces descendaient incessamment vers la mer, tantôt avec une lenteur silencieuse, tantôt au milieu d'épouvantables avalanches. S'unissant aux icebergs poussés par les courants du nord-est, elles formaient une large bordure tourmentée, d'une beauté sinistre, qui interdisait aux navires l'approche de la côte. La rigueur du climat, aussi bien que la stérilité du sol perpétuellement figé, semblait devoir éloigner pour toujours l'homme de ces parages (1).

(1). En 1885, au mois de juin, John Davis, découvreur du détroit qui porte son nom, aperçut le Groënland à peu près au même point qu'Éric le Roux. Il fut si frappé de son aspect inhospitalier qu'il lui donna le nom de Terre de Désolation.

Éric donna à cette côte désolée le nom de Midjokul(2) et redescendit vers le sud, dans l'espoir de découvrir des terres moins abruptes.

(2). Montagnes au milieu des glaces; aujourd'hui Blaserkr.

En effet, les régions méridionales lui apparurent beaucoup plus favorables. Entre deux montagnes aux sommets couverts de neige, s'ouvraient soudain des vallées fertiles aux pâturages abondants.

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Après des allées et venues qui lui prirent deux années entières, il doubla le cap qui, depuis, s'est appelé Farewell et arriva sur la côte occidentale où il trouva enfin le site qu'il souhaitait. C'était une vallée où l'herbe poussait en quantité suffisante pour nourrir de nombreux troupeaux. De hautes montagnes la protégeaient contre les vents glacés du pôle. Sur le flanc de ces montagnes croissait une sorte de lichen dont les rennes sont friands et que les hommes eux-mêmes consomment avec plaisir. Des saules et des bouleaux nains y montraient leur feuillage rustique; la plaine entière en était parsemée quoique les plus vigoureux ne dépassassent guère vingt pieds de hauteur.

On nous a tellement dit et répété que le Groënland est près du pôle que nous avons de la peine à nous représenter ce pays autrement que sous l'aspect d'une contrée aride, éternellement froide et désolée. Rien n'est plus faux. Songeons que, durant près de six mois, le soleil verse sans répit, vingt-quatre heures par jour, ses rayons fécondants et qu'il n'y a pas de nuit pour permettre au froid de reprendre ses droits; tout se ranime, tout pousse, tout fleurit dans les vallées à l'abri des vents du nord. La chaleur devient même si vive, sur cette côte où la glace a duré six mois, que, dans certains jours sereins de l'été, la poix et le goudron fondent tout autour des vaisseaux (1).

(1). Cl. M. de la Harpe: Abrégé de l'Histoire Générale des Voyages, tome XVIIIe, p. 153. Bien que, pour des causes encore mal connues (sans doute le changement de direction dans les courants marins), le climat du Groënland semble s'être considérablement refroidi depuis le temps d'Éric le Rouge, on y cultive encore aujourd'hui des choux, des navets et autres légumes; tous les habitants à l'aise ont des vaches et peuvent avoir du lait tout le long de l'année (Malte-Brun, Géographie, livre CIII, T. V. p. 39). La population du Groënland est aujourd'hui d'environ dix mille habitants, presque tous établis sur la côte occidentale de l'île,

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celle qui regarde l'Amérique, réchauffée par les dernières émanations du Gulf-Stream.

La vallée communiquait avec la mer par un fjord profond et tortueux qui empêchait l'entrée des glaces. Éric, enchanté de sa découverte, nomma le pays Eiriksey et le fjord Eiriksfirth (1). Il débarqua tout son monde et demeura là une année entière afin de bien se rendre compte du climat et de juger des ressources que pourrait fournir la nature en hiver comme en été.

(1). Eiriksey: domaine d'Éric; Eiriksfirth: chemin d'Éric.

Ayant choisi le site le mieux exposé, il recueillit une grande quantité de bois flottant (2) et construisit un vaste logement devant servir à la fois aux colons et aux animaux afin que, durant les grands froids de l'hiver, on pût donner les soins au bétail sans être obligé de passer au dehors. Ces vastes bâtiments en bois et en pierre avaient la forme d'un village. Éric lui donna le nom de Brattalhida (3).

(2). Les courants marins, les glaces et les vents charrient chaque année, dans les fjords du Groënland, une si grande quantité de bois flottant, que les Groënlandais peuvent en faire provision pour le chauffage et la construction. Un navigateur allemand raconte que, dans un voyage qu'il fit au Groënland, en 1820, il trouva une si grande quantité de bois flottant que, dans une seule baie, il y en avait de quoi charger un navire de grandes dimensions. Depuis, ce bois, activement recherché chaque année, a considérablement diminué.

(3). Près du site actuel de Julianshaab. La maison de Brattalhida fut successivement agrandie par Leif et Thorkel, fils et petit-fils d'Éric. C'est dans cette maison que Thorfinn Karlseifn devait épouser la belle Gudrida, fille de Thorbiorn et que ce couple célèbre résolut

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son voyage de découverte au Vinland. M. Jorgensen a retrouvé les ruines de cet ensemble de bâtiments; il les compare, pour l'étendue, à celles d'un gros village. (Mémoire à la Société des Antiquaires du Nord).

En quittant les côtes d'Islande, Éric le Roux avait promis à ses fidèles de venir les chercher quand il aurait trouvé une terre habitable. Il tint parole. Après quatre ans d'absence, il reparaissait au milieu des siens.

Son projet était maintenant d'emmener non seulement sa famille mais encore tous ceux de ses amis qui voudraient le suivre. À cette fin, il avait reconnu et exploré plusieurs vallées fertiles à proximité de celle qu'il s'était attribuée.

Or, tandis qu'il était sur le chemin du retour, il se disait en lui-même: «Si cette contrée porte un nom engageant, les hommes se décideront plus facilement à venir l'habiter. Il l'appela donc Groën land, c'est-à-dire terre verte, mots dont nous avons fait Groënland.

Son espérance ne fut pas trompée. Attirés par la nouvelle de la découverte, par les magnifiques descriptions qu'en faisait Éric le Roux, entraînés plus encore peut-être par l'amour des aventures, de nombreux Islandais demandèrent à faire partie de l'expédition et se placèrent sous l'autorité du découvreur qui put ainsi reprendre son ancien titre de viking.

Éric passa l'hiver à Oexney, occupé à ses derniers préparatifs, et, au printemps, emportant les piliers sacrés de sa demeure, il quittait définitivement l’Islande. Derrière son drakar, au mât duquel flottait la bannière blanche marquée d'un corbeau aux ailes étendues, trente-cinq navires offraient leurs voiles au vent des aventures.

Quatorze seulement arrivèrent à destination.

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Les autres, égarés par la tempête, jetés sur les récifs, entraînés par les icebergs, devinrent la proie des flots ou retournèrent en Islande.

Mais les colons qui avaient échappé au danger, furent favorablement impressionnés par l'aspect du pays. On était en été le soleil quittait à peine l'horizon une heure ou deux par jour, sa chaleur bienfaisante avait couvert la vallée d'un manteau de verdure émaillé de fleurs.

D'autre part, une habitation toute prête attendait les arrivants qui purent s'y installer en attendant d'avoir choisi le lieu où chaque famille irait s'établir.

Après quelques jours employés à remettre les vaisseaux en état, les explorations commencèrent et bientôt une dizaine de villages furent en pleine prospérité.

D'autres colons arrivèrent d'Islande et jusque de Norvège durant les années qui suivirent; et c'est ainsi qu'un nouvel État indépendant prit racine à la porte du continent américain, à la limite extrême du monde alors connu.

La population du Groënland s'accrut même avec tant de rapidité que, dès 1121, Gardar, sa capitale, devenait le siège d'un évêché(1).

(1). Outre la cathédrale de Gardar à laquelle le roi de Norvège Maguns avait légué, en 1347, cent marcs pour acheter des étoffes précieuses, il y avait au Groënland seize églises en pierres, un grand monastère de chanoines réguliers, dédié à saint Olaf et à saint Augustin, et un couvent de religieuses de l'ordre de saint Benoît (Groënland hist. Mindesm. T. III, p. 251.-255). Dix- neuf évêques se succédèrent sur le siège de Gardar. Le premier fut l'évêque Arnald, descendant d'Éric le Rouge, et qui, après avoir

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gouverné durant 39 ans le diocèse qu'il avait fondé, fut remplacé par Jon Ier et alla fonder le diocèse d'Hamar, au centre de la Norvège.

Le dix-neuvième fut Vincentius Petri Kampe, moine franciscain, né en Hollande, mais attiré en Norvège par la reine Christine. Il n'eut pas de successeur et on ignore même s'il se rendit dans son diocèse ou s'il se contenta, comme son prédécesseur, de l'administrer de loin. À cette époque, tous les yeux étaient tournés vers l'Amérique du Sud que les conquistadors espagnols exploraient en tous sens et d'où ils rapportaient l'or à pleins vaisseaux. Comment n'aurait-on pas oublié ce petit peuple pauvre et perdu sous le cercle arctique.

D'ailleurs la population de race européenne, presque anéantie deux siècles auparavant par la fameuse peste noire, n'y comptait plus que quelques représentants et fut bientôt submergée entièrement par les Esquimaux, eux-mêmes refoulés par les Hurons et les Iroquois, vers les régions boréales. La colonisation du Groënland fut reprise sous l'égide du Danemark, par Hall Oegede, qui y débarqua en 1721; il n'y trouva ni chrétiens, ni Scandinaves, ni églises, mais seulement des Esquimaux et des ruines de constructions à l'européenne (Eugène Beauvois: La chrétienté du Groënland au moyen âge - Paris, 1902, passim).

Des rapports commerciaux ne tardèrent pas à s'établir entre le Groënland, l’Islande, la Norvège, le Danemark, l'Irlande et les autres pays de l'Europe septentrionale. Les Groënlandais élevaient de nombreux troupeaux de moutons et de rennes; ils exportaient de la laine, des peaux, de l'huile de phoque et de baleine, de l'ivoire fossile et des fourrures. En échange, ils recevaient des denrées alimentaires, du blé, de la bière, du vin et du bois de construction. Ce pays devait être la dernière étape des Northmans avant d'atteindre le Nouveau-Monde.

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Le Groënland était au seuil de l'Amérique.

CHAPITRE VII

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L'AMÉRIQUE ENTREVUE.

Nous l'avons dit, les marins du Nord, vaillants et hardis aux aventures, ne craignaient pas de mettre leurs navires au service des compagnies commerciales des autres pays et d'aller faire au loin, pour elles, des voyages qui duraient plusieurs années (1).

(1). Le mouvement de la navigation et de la construction des navires a toujours occupé, en Norvège, une grande partie des préoccupations populaires et absorbé une large portion des économies. Aujourd'hui, comme autrefois, les navires norvégiens se montrent dans tous les ports du monde. La plupart des habitants des villes norvégiennes, au lieu de placer leurs petites économies à la banque, les emploient à acheter une part de navire.

Ainsi, tous sont armateurs indirectement et reçoivent des bénéfices en rapport avec le succès du navire qui navigue au loin, dont ils sont commanditaires mais qu'ils ne verront peut-être jamais. La Norvège possède ainsi une flotte marchande d'un tonnage supérieur à celui de la Russie, de l'Espagne et de la France réunies. La plupart de ces navires sont des vagabonds, allant d'un port à l'autre, au gré des chargements. C'est ainsi que plusieurs cargos norvégiens visitent chaque année les ports de Québec et de Montréal, nous apportant principalement le charbon du pays de Galles (Angleterre). On se rappelle que c'est un cargo norvégien, le Storstad qui coula l'Empress of Irland, dans une rencontre au milieu du brouillard, dans le fleuve Saint-Laurent, en face de Rimouski.

Cette pratique était d'ailleurs commune à tous les peuples maritimes du Moyen Âge. C'est ainsi que nous verrons le Vénitien Jean Cabot et ses fils naviguer pour le compte d'Henri VII, roi d'Angleterre. Un autre Vénitien, Verrazano, découvrira la

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Nouvelle-France, alors qu'il sera au service de François Ier, roi de France. Christophe Colomb, Génois d'origine, voguera vers l'Amérique pour le compte du roi d'Espagne Ferdinand le Catholique. De même encore, l'Anglais Hendrik Hudson découvrira et explorera le fleuve qui porte aujourd'hui son nom, pour le compte d'une compagnie commerciale hollandaise propriétaire du territoire de New York alors appelé Nouvelle-Amsterdam. Et Champlain lui-même, avant de devenir le fondateur du Canada, n'avait-il pas d'abord navigué, commandé un navire et guerroyé pour le compte du roi d'Espagne?

Or, parmi les colons partis avec Éric le Roux pour le Groënland, se trouvait: un ancien jarl du nom d'Hériulf.

Venu en Islande avec Ingolf, son parent, Hériulf avait reçu en partage de vastes territoires où il avait bâti un village. Il était riche, puissant et, pourtant, il n'était pas heureux. Parent d'Ingolf, il avait espéré lui succéder dans le gouvernement de l'Islande et l'autorité de Skapi Thorodsson lui pesait comme lui avait pesé, en Norvège, la suprématie de Harald Haarfager.

De plus, le récit des aventures d'Éric le Roux avait enflammé l'imagination de cet ancien viking.

Sa soif d'aventures se réveilla et rien ne put le retenir. Il vendit ses biens ou les distribua à ceux de sa famille qui avaient choisi de demeurer sur la terre islandaise et partit pour le Groënland; la voile de son drakar flottait à côté de celle d'Éric le Roux. Pour la deuxième fois, le vieux viking arrachait les piliers de sa demeure et les confiait à la fortune des flots.

Tandis qu'Eric le Roux reprenait possession de son habitation de Brattalhida, que quelques serviteurs avaient fidèlement gardée

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durant son absence, Heriulf s'établissait à quelques lieues de là, sur un fjord voisin qu'Éric lui avait désigné comme possédant des rives fertiles et des eaux poissonneuses. Il y bâtit, pour lui-même et ses gens, le village d'Heriulfness.

Or Heriulf avait un fils du nom de Biorn (1), jeune viking fort habile et de beaucoup d'espoir.

Biorn était né sur l'Océan. Dès sa prime jeunesse, il avait trafiqué avec son père dans les diverses contrées maritimes du Nord. Il naviguait seul depuis quelques années et poussait toujours plus loin ses expéditions commerciales. Les bénéfices amassés au cours de ses voyages lui avaient permis de racheter le navire qu'il commandait: il était maître absolu à son bord, acquérant ainsi le titre de viking. L'Oder et la Vistule, l'Elbe aussi bien que le Rhin, la Seine comme la Tamise avaient vu tour à tour les cornes du Sneggar - c'est le nom que portait le navire de Biorn. - Il avait contourné la pointe du Finistère et fait la course dans l'océan Atlantique. Bien plus, franchissant les colonnes d'Hercule (1), il avait pénétré jusque dans les ports de Marseille, de Venise et de Constantinople.

(1). Aujourd'hui le détroit de Gibraltar.

Mais, tous les deux ans, il ne manquait jamais de venir passer l'hiver auprès de son père pour se reposer en famille, tandis que le Sneggar subissait les réparations nécessaires à de nouveaux voyages.

Il fallait, en effet, que les flancs du navire fussent solides, car, en ces temps barbares, la police des mers était rudimentaire, les écueils ou les tempêtes n'étaient pas les pires ennemis des navires de commerce. En bon viking qu'il était, Biorn ne dédaignait pas lui-même, à l'occasion, de donner la chasse à un navire isolé et, s'il

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pouvait s'en emparer, la prise allait grossir ses profits: on s'élançait à l'abordage, l'équipage était massacré jusqu'au dernier homme, la cargaison devenait la proie du vainqueur et la carène incendiée disparaissait dans l'abîme des eaux sans laisser de traces.

Parfois Biorn devait fuir à son tour devant un écumeur de mer plus fort que lui.

La mer était donc dangereuse et il fallait s'armer en conséquence, les navires devaient être à la fois solides et fins coureurs (1). Vaillant corsaire autant que marinier habile, Biorn avait toujours été, au cours de ses rencontres, vainqueur heureux ou fugitif habile et, de deux hivers l'un, on le voyait fidèlement reparaître au foyer paternel.

(1). C'est pour se protéger contre ces pirateries que quelques villes maritimes fondèrent, vers 1240, la ligue hanséatique, sorte de confédération politique et commerciale qui fleurit pendant plusieurs siècles et devint même si puissante qu'elle imposa son autorité aux souverains de l'Europe. La ligue hanséatique compta jusqu'à soixante-quatre villes, posséda une flotte, une armée et un trésor particulier. Sa capitale était Lubec (Allemagne). Des ports français, anglais, belges, hollandais, polonais, russes et allemands en faisaient partie. Hanse est un mot germanique qui signifie ligue.

Lorsque, fidèle à sa coutume, il arriva en Islande, vers la fin de l'automne 986, et qu'il trouva close la maison de son père, un violent chagrin lui étreignit le coeur, croyant que la mort l'avait rendu orphelin. Aussi fut-ce avec un véritable soulagement qu'il apprit le départ du vieil Heriulf pour le Groënland.

À la description qu'on lui fit de cette contrée lointaine, Biorn évoqua le souvenir des blanches cimes et des hauts murs de glace

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aperçus, cinquante ans auparavant, par le corsaire Gunbjorn. Il résolut de faire voile pour ces parages parce que, disait-il, «l'Islande, sans le charme de la vie de famille, ne lui était plus rien.»

Quelques amis, pour le retenir au milieu d'eux, s'efforcèrent de peindre cette terre mystérieuse sous les couleurs les plus sombres. Ils lui parlèrent des montagnes de glaces qui s'effondraient soudain dans la mer, brisant les navires au passage.

Un vieux marin renchérit encore, assurant « qu'un océan de glace, couvert de profondes ténèbres, gisait à un jour de navigation de cette île; un viking aventureux, ayant voulu lancer son navire, avait aperçu les bornes du monde dissimulées sous un voile de ténèbres et son drakar, saisi par un courant impétueux, avait failli se perdre dans les profondeurs de l'abîme qui s'ouvrait devant lui(1). »

(1). C1. Adam. Bremen, Historica ecclesiastica. Lugdini Batavorum, 1595 - chap. 24 pp. 151, 152 -- Biorn devait précisément éprouver ce courant impétueux au milieu de ces profondes « ténèbres », ce qui semblerait prouver que d'autres navigateurs northmans s'étaient déjà approchés des côtes américaines avant lui.

Ces peintures fantaisistes n'étaient pas faites pour effrayer le jeune et ardent capitaine. Dans sa hâte de repartir, il ne voulut même pas délester son navire des marchandises qu'il contenait.

Cette hâte, d'ailleurs, cachait une arrière-pensée de négoce. Ces colons, partis avec son père, étaient, pour la plupart, de riches propriétaires et, dans leur nouveau pays, ils devaient manquer de bien des choses. Les vêtements, la farine, les vins entassés dans les soutes du Sneggar pourraient être fort utiles au Groënlandais et Biorn se proposait bien de les leur vendre un bon prix.

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Il n'en restait pas moins que le voyage projeté était incertain et périlleux. Aussi ne se crut-il pas le droit d'emmener son équipage sans l'avertir des dangers qu'il allait affronter au cours de cette navigation hasardeuse, sur des mers inconnues, vers une terre qu'aucun d'eux n'avait visitée.

--Compagnons, leur dit-il, vous avez été durs à la besogne et hardis dans le danger, votre courage m'a rendu fier de vous commander. Votre fidélité à toute épreuve nous a assuré le succès.

Vous m'aviez juré obéissance et vous avez fidèlement tenu votre serment. Cependant mon devoir aujourd'hui est de vous rendre votre parole, car je vais entreprendre une expédition où il n'y aura ni combats ni butin, mais où les dangers se présenteront chaque jour. La piété filiale a motivé ma décision, un père m'attend là-bas, de l'autre côté de l'Océan mystérieux. Quant à vous, mes compagnons, je ne puis vous obliger à me suivre, malgré votre serment juré sur l'autel de Thor, car aucun de vous ne connaît l'océan groënlandais.

Pour ma part, ma résolution est prise, j'irai quoi qu'il puisse advenir, mais seuls doivent me suivre ceux qui ont un coeur de fer et une âme prête à braver le destin.

Ils préférèrent la soif d'aventures qui, d'instinct, saisissait au coeur le marin northman.

Cet océan groenlandais n'était-il pas sous leurs yeux? Si aucun d'eux ne l'avait traversé de part en part, plusieurs s'y étaient aventurés: la curiosité, les hasards de la pêche les avaient poussés plus d'une fois au nord et à l'ouest. Ils avaient vu les glaciers s'amonceler, s'échelonner à l'infini, affecter les formes les plus mobiles et les plus fantastiques, revêtir cette teinte bleue, veloutée,

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limpide qui ternit l'azur du ciel ou l'émeraude de la vague; ils avaient vu d'énormes glaçons se glisser sournoisement sous les barques pour les élever ensuite sur leur croupe puissante et les emporter au loin comme une cavale indomptée emporte son cavalier dans sa course effrénée. Ils connaissaient ces flots violents qui bravent les efforts des rameurs ou la force des voiles; ils avaient éprouvé ces brumes épaisses qui cachent les étoiles durant des nuits et mettent les navires dans l'impossibilité de retrouver leur voie. On racontait même qu'un vieux marin qui, chaque année, allait jeter ses filets vers la terre de Gunbjorn avait épuisé ses provisions avant de sortir de cette nuit redoutable... et il en avait emporté pour huit jours!

Outre ces difficultés, il fallait compter avec l'inconnu. Biorn n'avait que de vagues renseignements sur la situation du Groënland; il ne pouvait se diriger que sur les étoiles et, quoiqu'il fût très habile à voir au loin dans le ciel (1), son projet n'en était pas moins aventureux.

(1). Le docteur Hayes a visité avec beaucoup de soin les importantes ruines de Krakortok, au Groënland. Il a été frappé par la minutieuse exactitude de l'orientation de l'église et des autres monuments sacrés du voisinage.

Il en conclut que les vieux Northmans qui observaient avec attention le mouvement des corps célestes doivent avoir connu le nord vrai (Tour du monde, T. XXVI, 652 livraison, p. 71).

Cependant pas un des marins ne recula.

--Largue les voiles, Biorn, s'écrièrent-ils, car nous irons avec toi. Peu importe le danger, l'étoile que tu auras choisie sera notre guide et la terre où tu nous conduiras deviendra notre patrie! Biorn n'attendait pas moins de ses hommes; d'un geste large il ordonna le

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départ.

C'est ainsi que, vers la fin de l'automne 986, partait d'Islande le premier navigateur dont le navire allait toucher les côtes de l'Amérique.

Pendant les trois premiers jours, les vents se montrèrent favorables; le Sneggar offrait ses flancs à la vague qui déferlait à l'arrière en un sillon d'écume. Rapidement il avançait vers l'Ouest, mais, déjà, sans le savoir, Biorn, ayant passé trop au sud, était entraîné hors de sa route par le courant polaire (1).

(1). En effet, il aurait à peine fallu trois jours au navire de Biorn pour se rendre de l'Islande au Groënland.

Et voilà que, soudain, tandis que les matelots insouciants se laissaient aller à l'espérance d'une arrivée prochaine, un brouillard plus épais que la nuit entoura le navire. Une vapeur chaude, épaisse, nauséabonde, imprégnait l'atmosphère (2).

(2). C'était le brouillard terre-neuvien, si redouté des transatlantiques, de nos jours. Il est causé par l'amas considérable des icebergs que charrie le courant labradorien. Ces glaces flottantes, surprises par les émanations tièdes du Gulf Stream, fondent rapidement et chargent l'atmosphère d'une vapeur fade et poisseuse. Le brouillard est si épais, il produit une atmosphère si dense que le ciel et l'horizon restent absolument invisibles. Aucune observation n'est possible. On n'a, pour se conduire, que la sonde et les calculs de la boussole, calculs que l'incessante variation des courants modifie à chaque instant. Aujourd'hui que ces parages sont devenus le grand boulevard maritime entre l'Europe et l'Amérique, des abordages terribles se produisent quelquefois. Aussi, dès que la brume s'épaissit, le gros paquebot ralentit de moitié sa marche et, de minute en minute, le cri lugubre de la

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sirène se fait entendre, avertissant les autres navires qui pourraient se trouver aux environs. Malgré toutes ces précautions, le passage est redouté et le capitaine pousse un soupir de délivrance quand il aperçoit enfin le bleu de l'horizon et l'immensité où l'on peut se mouvoir à l'aise.

Un courant impétueux avait saisi le Sneggar et l'entraînait à la dérive.

Bientôt la tempête s'en mêla; l'éclair déchira la nuit, illuminant la mer en furie; les voiles, repliées, gémissaient, les cordages claquaient le long des mâts, le vent sifflait sur le pont où les matelots avaient peine à se tenir. Le pauvre esquif, secoué jusque dans sa quille, menaçait à tout moment de s'engloutir.

Puis le calme renaissait, plus sinistre encore que la tempête, laquelle, du moins, donnait à lutter aux matelots. Les heures passaient, les jours succédaient aux jours, sans amener de changement; l'équipage angoissé se demandait s'il n'avait pas dépassé les bornes du monde pour voguer sur la mer ténébreuse de l'éternel chaos.

Soudain la tempête reprit avec plus de fureur, le navire se mit à danser sur les eaux comme un fétu de paille dont le vent se joue. Nul doute, on était à la frontière du monde et bientôt le Sneggar allait s'engouffrer dans l'abîme ténébreux du néant.

Mais voilà que les brumes se déchirent, que le ciel est encore au-dessus de leurs têtes, et que, là-bas, l'arc-en-ciel sauveur apparaît rayonnant d'une fraîche beauté.

À cette vue, Biorn et son équipage s'agenouillent car, l'arc-en-ciel, c'est l'image du pont de Bafrost par où les âmes se rendent dans la

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Walhalla bienheureuse, séjour du dieu Thor.

Un corbeau est aussitôt lâché, afin qu'il aille porter à la divinité redoutable l'humble supplication de ses fidèles. Et, comme une réponse du ciel, voilà que l'astre du jour, perçant les dernières nuées, se montre ruisselant de lumière et d'un tel éclat sur les eaux que la vue des hardis nautoniers, affaiblie par cette longue nuit, a peine à se poser sur la nappe liquide dont l'aspect est celui d'une immense traînée d'or flamboyant.

Lorsqu'enfin leurs yeux sont accoutumés à la lumière, ils voient, à l'horizon, se détacher, comme un nuage bleu, la silhouette d'une forme inconnue.

Leur surprise est grande, mais à mesure qu'ils s'en approchent, leur certitude augmente. Plus de doute, ils ont devant eux la terre.

Déjà des oiseaux volent autour des voiles; Biorn n'en a jamais vu de semblables. Nouveaux aussi les poissons qui se jouent dans les vagues, autour du drakar, nouvelles encore les algues qui flottent sur l'onde et dont le vert tendre n'est pas comparable au vert sombre des varechs des fjords.

Les matelots vont et viennent sur le pont, se réjouissant de ce que la tempête, une fois de plus, les ait servis, « en les portant où ils voulaient aller. »

Mais bientôt les côtes se nuancèrent de teintes inconnues dans les régions boréaliennes; aucun glacier ne couronnait les cimes et, quand vint le soir, elles ne se colorèrent ni de rose, ni de violet comme les falaises des pays du nord. Bien loin de là, le flanc des collines se parait d'un manteau de verdure, tandis que leurs sommets couronnés d'une chevelure de majestueuses forêts rappelaient les pays du sud. Par intervalles des plaques d'or

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scintillaient aux derniers feux du jour. Puis, autre surprise, la nuit tomba presque subitement après une longue journée (1).

(1). À cette époque, au Groënland, le jour dure à peine quelques heures.

Alors Biorn pensa: nous faisons fausse route.

Ce pays n'est pas le Groënland, la tempête nous a entraînés bien loin de notre but.

Les matelots, de leur côté, se demandaient quelle pouvait bien être cette terre mystérieuse, car dans aucun de leurs voyages, ils n'en avaient vu de semblable. S'adressant au capitaine, ils lui demandèrent s'il voulait accoster afin de reconnaître le pays.

--Le vent est bon, répondit Biorn, mon avis est que nous longions la côte sans y descendre.

Ainsi fut-il fait. Mais bientôt l'on put constater que le pays était peu accidenté. De petites collines boisées barraient l'horizon. Laissant la côte à bâbord (1), avec leur écoute tournée vers la terre (2), ils naviguèrent à l'ouest et bientôt perdirent la terre de vue.

(1). Bâbord, côté gauche d'un navire quand on regarde vers l'avant; l'opposé est le tribord.

(2). C'est-à-dire avec un vent de tribord.

La nuit était venue, claire, limpide, scintillante d'étoiles; ils pouvaient maintenant lire facilement dans les plaines du ciel; Biorn résolut d'en profiter pour établir sa position. Il savait le Groënland situé à l'ouest de l'Islande, il était donc sage de maintenir cette direction, d'autant plus que le vent quoique faible

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demeurait favorable.

Ils avancèrent ainsi toute la nuit. Au matin, avec le soleil levant, la terre se dressait de nouveau devant eux.

--Est-ce là le Groënland, demandèrent à Biorn ses compagnons.

--Je ne le pense pas, répondit celui-ci, car je ne vois nulle part ces hautes montagnes de glace dont on m'a parlé; mais approchons, afin de mieux reconnaître cette terre qui nous barre le chemin.

Le Sneggar avançait lentement. Le vent était tombé. À peine une petite brise se jouait-elle dans les cordages. Toutefois, on était si près du rivage qu'on découvrait distinctement les choses.

La terre apparaissait majestueuse et boisée. De longues dunes, semées de coquillages, s'étendaient au pied du rivage, tandis que les sommets se couronnaient d'un feuillage que l'automne enrichissait des plus vives couleurs. La mer déferlait en vagues paresseuses et semblait s'enfoncer au nord comme au sud dans ce continent mystérieux (1).

(1). Cinq siècles plus tard, Jacques Cartier suivra le même chemin, mais, tandis que Biorn et ses marins avaient pris la route du nord, il s'enfoncera au sud, dans les eaux de la baie des Chaleurs, espérant trouver par là la route des Indes.

Vraiment c'était un paysage enchanteur et bien fait pour attirer des âmes aventureuses.

Les matelots allaient et venaient sur le pont, se disant les uns aux autres qu'il serait bon de descendre à terre. On pourrait ainsi visiter la contrée, en prendre possession, si elle était inhabitée, ou, du moins, en profiter pour renouveler les provisions d'eau et de bois.

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Ils en firent donc la proposition au capitaine. Mais celui-ci, anxieux de retrouver son père et craignant de se laisser surprendre par la mauvaise saison dans ces parages inconnus, ne voulut pas y consentir. Les matelots, cependant, insistaient, disant qu'on était à court de bois et d'eau.

--Vous ne manquez d'aucune de ces choses, répondit Biorn que la résistance irritait, et quant à explorer le pays, à quoi bon? J'ai entrepris ce voyage pour aller rejoindre mon père, j'ai hâte d'être enfin auprès de lui.

Biorn avait une crainte secrète. Il avait peur que, descendus à terre, ses hommes s'y trouvassent si bien, qu'ils ne voudraient plus revenir à bord. Sans famille, sans parents pour les attendre, la patrie, pour ces nomades, était partout. Emportés par la passion des aventures dans un pays que la nature semblait avoir comblé de tous ses dons, il était fort à craindre qu'une fois descendus à terre, il fut impossible de leur faire réintégrer le navire.

Aussi, sans plus écouter leurs récriminations, le capitaine ordonna-t-il de hisser les voiles, ce qui fut fait aussitôt.

Une brise assez forte, soufflant du sud-ouest, venait de s'élever; elle enflait les voiles et chantait dans les cordages.

Voilà un guide qu'il ne faut pas mépriser, s'écria Biorn, il saura, mieux que tout autre, nous conduire au but.

Bientôt, en effet, le Sneggar, ayant viré de bord, était en pleine mer. Biorn profita de la nuit pour rectifier sa position sur l'étoile polaire et tourna résolument la proue de son navire vers le nord. Les matelots, d'abord mécontents, n'avaient pas tardé à reprendre leur insouciante gaieté; ils se reposaient sur le pont en chantant les

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airs appris dans les divers pays qu'ils avaient visités.

Mais voilà que, vers la nuit tombante, la côte se présente à leurs regards pour la troisième fois. Son aspect avait bien changé; abrupte et sombre, elle se couronnait à l'intérieur de pics neigeux; rien n'était moins engageant. Cependant, les matelots demandèrent à Biorn s'il voulait atterrir.

--Non, répondit-il, car ce n'est point encore là le pays du Groënland.

Néanmoins, comme la nuit venait rapidement, que la côte se hérissait de rochers à fleur d'eau et que le vent s'élevait plus fort, la vigie reçut l'ordre de surveiller attentivement la mer et de pousser le cri d'alarme au moindre danger.

Biorn lui-même demeura sur le pont avec une partie de l'équipage. Mais les craintes furent dissipées, la terre disparut et les flots étendirent leur immensité des deux côtés du navire: ce que les marins du Sneggar avaient pris pour le continent n'était qu'une île.

Durant quatre jours, la navigation continua sans incidents notables. Au bout de ce temps, le vent devint plus fort, les vagues plus houleuses et l'équipage reconnut à ce signe qu'on avait retrouvé la haute mer. Biorn donna l'ordre aussitôt de prendre des ris et de ne pas aller à une vitesse mal appropriée au navire et au gréement.

Ils avaient donc retrouvé le vaste Océan dont quelque sortilège les avait écartés et ils espéraient bien ne pas le quitter avant d'avoir atteint le but de leur voyage.

Et voilà qu'après quelques jours d'une navigation bienheureuse, une terre apparut qui projetait sur un ciel sombre la blanche

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dentelure de ses sommets neigeux: c'était le Groënland.

Arrêtons-nous un instant, car la circonstance est solennelle. Le récit que nous venons de lire est tiré principalement du Flateyarbook, précieuse collection des sagas conservée, nous l'avons dit, à la bibliothèque royale de Copenhague (1).

Or l'explication de ce voyage est claire pour qui connaît un peu les côtes orientales du Canada.

Biorn veut aller au Groënland, mais la tempête l'entraîne vers le sud, il entre dans la région de Terre-Neuve, si redoutable par ses brouillards. La tempête s'apaise, le brouillard s'éclaircit et Biorn se trouve en face d'une terre aux collines verdoyantes. Cette terre, qui sera le Markland de Leif Ericson, c'est l'Acadie des Français, la Nouvelle-Écosse de nos jours, dans sa partie la plus septentrionale: l'île du Cap Breton.

Le Viking northman ne veut pas visiter le pays qu'il vient de découvrir; favorisé par la brise, il cingle vers l'ouest, c'est-à-dire qu'il entre dans les eaux du golfe de Saint-Laurent par le détroit appelé de nos jours détroit de Cabot, bien que Cabot ne l'ait jamais franchi, et qui serait bien mieux nommé détroit de Jacques Cartier, puisque le découvreur du Canada en fit son chemin de retour vers la France, lors de son deuxième voyage, en 1535-36.

(1). Le Flateyarbook (livre de Flatey), manuscrit (ou plutôt collection de manuscrits) islandais sur parchemin, fut complété et écrit par les prêtres Yan Thordsson et Magnus Thorhallsson, vers 1380, c'est-à-dire plus d'un siècle avant les voyages de Christophe Colomb. C'est un gros volume in-octavo de 1700 pages. Son nom lui vient de ce que l'évêque Bryniolf Sveisson, qui l'envoya au roi Frédéric III du Danemark, en 1662, l'avait reçu de Yan Finnsson, de Flatey, petite île islandaise de Borgafjord. Dans notre récit, nous

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avons également suivi le Hauksbook autre manuscrit conservé à la même bibliothèque mais qui paraît avoir été écrit un siècle avant le flateyarbook.

Nos voyageurs vont donc vers l'Ouest, mais voilà que, de nouveau, la terre se dresse devant eux, barrière infranchissable. Et cette terre aux forêts magnifiques, aux hautes falaises précédées d'une longue plage sablonneuse avec son arrière-plan de montagnes: c'est le paysage enchanteur de notre Gaspésie.

Ah! Si Biorn, écoutant la demande de son équipage, était descendu sur le rivage, si comme le fit plus tard Jacques-Cartier, il avait parcouru les eaux tranquilles de la baie des Chaleurs, si aujourd'hui nous pouvions comparer sa description avec celle que nous a laissée le pilote malouin!... Mais non, pressé de retourner vers son père, et reconnaissant qu'il s'est trompé de route, il tourne le cap de son navire vers le nord. Bientôt les falaises abruptes de l'île d'Anticosti se dressent à la gauche du Sneggar, Biorn craint ces côtes qui ont gagné leur nom inhospitalier au nombre des naufrages qu'elles ont causés; il veille dans la nuit. Mais, bientôt, il les a dépassées et reconnaît une île dans ce qu'il avait pris pour un continent. Il continue sa route vers le nord, grâce au vent favorable.

Au souffle plus large, aux vagues plus hautes, il sent de nouveau l'océan frémir sous la quille de son navire, c'est donc qu'il a franchi le détroit de Belle-Isle, la fameuse Baie des Châteaux par où passera un jour Jacques Cartier. Biorn a probablement passé le détroit pendant la nuit, ce qui l'a empêché d'apercevoir les côtes qui se dressent des deux côtés. Tout étroit qu'il paraît sur la carte, le détroit de Belle-Isle n'en a pas moins trente milles de largeur, c'est plus qu'il n'en faut pour y évoluer à l'aise sans apercevoir la côte, même en plein jour, pour peu que le temps soit brumeux. Et c'est ainsi que le Canada fut découvert par un Européen, cinq siècles avant la naissance de Christophe Colomb. Ce fut, il est vrai,

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par accident que Biorn aperçut ces contrées, puisque son but était le Groënland. Mais Christophe Colomb cherchait-il l'Amérique quand il la découvrit? Non, il voulait aller aux Indes par l'ouest, estimant que la route serait plus courte dans cette direction que par le chemin suivi jusque-là à travers la mer Rouge et le golfe Persique. Bien plus, il mourut sans savoir qu'il avait révélé au monde un continent nouveau, croyant n'avoir exploré qu'une des contrées de l'Asie. Biorn, au contraire, savait fort bien que les terres aperçues durant son voyage étaient autres que le Groënland.

Certes, le mérite de Colomb est immense, mais sa gloire est assez bien établie pour que l'on puisse, sans lui porter ombrage, rendre justice aux hardis vikings du Nord qui touchèrent notre pays cinq siècles avant lui; d'autant plus que c'est dans le récit de leurs exploits que Christophe Colomb puisa les notions qui le déterminèrent à se lancer vers l'ouest.

Christophe Colomb reste malgré tout le découvreur du nouveau monde, mais les Northmans participent à sa gloire à titre de précurseurs. Oui, précurseurs seulement, parce que leurs voyages de découvertes, peu connus chez les autres peuples, ne déclenchèrent pas ce mouvement général vers le nouveau monde qui devait suivre les voyages de Christophe Colomb. Précurseurs seulement, car, bien qu'ayant fondé des colonies dans ces terres nouvelles, bien qu'ayant habité le pays durant trois siècles, ils n'ont pas été assez forts pour survivre aux épouvantables cataclysmes qui suivirent, et dont le principal fut la peste noire laquelle fit périr vingt-trois millions d'hommes en Asie, vingt-cinq millions en Europe, se propagea jusqu'aux colonies transatlantiques et les anéantit.

Cette remarque faite, revenons à notre héros.

Biorn avait donc atteint le Groënland. Mais en quel lieu, au fond de

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quel fjord retrouver les compagnons d'Éric? Il en visita plusieurs, s'engagea inutilement dans les anfractuosités du rivage nulle trace d'habitations ne se montrait à ses yeux.

La saison s'écoulait rapidement, les nuits devenaient plus longues et plus froides, les cordages, raidis par le verglas, obéissaient mal à la manoeuvre et les voiles alourdies se prêtaient à peine au souffle du vent, à tout moment, il fallait y joindre l'effort des rames et Biorn se demandait avec anxiété s'il ne serait pas obligé de remettre le cap sur l'Islande pour y passer l'hiver.

Au dernier moment, la fortune le favorisa. Au détour d'un cap, il aperçut soudain les toits rouges d'un budir: c'était Heriulfness, le village d'Heriulf, son père.

Le vieil Heriulf était mourant, seul le désir de revoir son fils le retenait encore sur la terre. À sa vue il sembla se ranimer, il ouvrit les bras, le serra contre sa poitrine, le bénit et, vaincu par l'émotion, s'éteignit heureux.

Biorn aimait tendrement son père. Aussi, lorsqu'il l'eut conduit au champ des morts, lorsque, selon la coutume northmane, il eut jeté sur son cadavre une poignée de terre prise devant le seuil de son habitation, il sentit son coeur se briser dans sa poitrine et son âme, pourtant cuirassée contre la destinée, fléchit; il versa un torrent de larmes, accusant les dieux de leur abandon.

Peu à peu, cependant, il se rappela le stoïcisme qui convient à tout guerrier northman et, le visage impassible, on le vit aller et venir, accomplissant les fonctions de chef de village que son père avait remplies avant lui.

Mais son âme errante ne trouvait plus l'aimant qui la retenait à terre durant les hivers de repos. Biorn était à l'étroit dans ce fjord

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solitaire, il aspirait aux vastes espaces qui berceraient mieux sa douleur. D'ailleurs, le marin, un instant assoupi, s'était réveillé; ses poumons, accoutumés aux vents du grand large, étouffaient dans cette prison, mais l'hiver était venu avec ses tempêtes, tout départ était impossible; les compagnons de Biorn avaient accepté l'hospitalité de leur chef.

Biorn se donnait de temps à autre l'illusion d'un voyage sur la mer. Prenant la barque de sauvetage du Sneggar il se rendait, avec quelques compagnons, à Brattalhida, visiter Éric le Roux, l'ami de son père. Durant les veillées, alors que l'hydromel circulait dans les coupes de corne, il racontait les péripéties de son dernier voyage: le brouillard au milieu duquel il s'était perdu, la vision d'une contrée inconnue mais souriante au soleil.

Éric prêtait une oreille attentive à ces récits, et parfois son visage s'assombrissait. Enfin, un jour, il n'y tint plus; d'un geste, il arrêta le narrateur.

--Biorn, s'écria-t-il, les lois de l'hospitalité me font un devoir de te traiter avec bonté; les dieux en sont témoins, je n'y manquerai pas. Cependant, permets au compagnon de ton père quelques remarques. Comment, tu as eu devant tes yeux une terre inexplorée, un lieu propice peut-être à de royales aventures, et tu n'as pas même pris la peine d'y aborder. Tu n'y es pas descendu, pour y marquer, de nos runes sacrées, le souvenir de ton passage? Tu aurais pu devenir le roi à jamais célèbre d'un pays florissant et tu as préféré demeurer le matelot inconnu? Écoute, Biorn, il est heureux pour toi que le vieil Heriulf soit descendu dans la tombe, car, je te le dis, il aurait rougi de toi et peut-être t'aurait-il maudit comme indigne de ta race et de ta famille.

Biorn courba la tête à ces mots. L'inconséquence de sa conduite lui apparut soudain. Il retourna vers sa demeure sans rien dire et ne

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reparut jamais plus dans le fjord de Brattalhida.

Quand le printemps fut revenu, il abandonna la maison paternelle, remonta sur son navire et quitta ces lieux, où il avait vu mourir son père et flétrir son orgueil de viking.

Et, cependant, il ne retourna pas vers les côtes qu'il avait entrevues sans les explorer, il préféra reprendre sa vie de commerçant au service des armateurs norvégiens ou danois qui l'avaient employé par le passé.

CHAPITRE VIII

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LEIF ERICSON.

Éric le Roux avait trois fils: Thorstein, Leif et Thorwald, et une fille, l'ardente Freydisa, dont nous parlerons plus tard.

Bien que le Groënland fût une terre libre, sans chef ni conseil, le vieux viking s'en était fait une sorte de royaume sur lequel il régnait par la force de son prestige. S'il ne ceignit pas la couronne, si même il ne porta aucun titre, il n'en vécut pas moins en véritable souverain dans un pays dont tous les hommes libres étaient les fils de ses anciens compagnons de commerce ou de piraterie.

Éric savait sa carrière terminée; toute l'ambition du vieux loup de mer était de couler une heureuse vieillesse, jouissant au milieu des siens des richesses qu'il s'était acquises.

Cependant la vision de la terre au doux climat, des plages baignées de soleil, des collines aux forêts pleines de mystères qui se dressaient là-bas, par-delà les bruines océanes, avait laissé une trace profonde dans son esprit. Souvent il revivait la scène au cours de laquelle il avait lancé des malédictions sur Biorn et il ne les désavouait pas, assurant que, par son insouciance, le fils d'Hériulf avait perdu le droit de se proclamer un véritable enfant du Nord.

Leif, le fils préféré d'Éric, dans lequel il se sentait revivre et auquel il avait donné son nom: Ericson(1), comme gage qu'il lui succéderait un jour, partageait l'enthousiasme de son père.

(1). Éricson signifie fils d'Éric.

C'était alors un beau jeune homme de haute taille, robuste, prudent et modéré. Comme son père, il aimait les longues courses en mer et

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rêvait de la gloire qui s'attache aux découvreurs. Comme les vikings chantés par les skalds, il aurait voulu partir pour les régions lointaines afin de rendre son nom fameux jusqu'au delà des mers.

Lorsqu'il apprit les aventures de Biorn, il se jura à lui-même qu'il les reprendrait et les compléterait, mais il était jeune encore et inexpérimenté dans l'art de la navigation. Ses expéditions s'étaient bornées jusqu'à ce jour à poursuivre les phoques et les baleines autour des côtes du Groënland. Ses jeunes compatriotes limitaient comme lui leurs aventures maritimes aux incidents prévus de la pêche et du trafic entre leur pays et l'Islande.

Pour faire son apprentissage, Leif gagna d'abord cette île. De là, une occasion favorable s'étant présentée, il se rendit jusqu'en Norvège où il fut favorablement accueilli par le roi Olaf Trygvason, deuxième successeur de l'ambitieux Harald Haarfager.

Grâce aux nombreuses émigrations de jarls récalcitrants, la Norvège était maintenant l'un des États les plus paisibles de l'Europe. Les nobles demeurés au pays se contentaient d'occuper des charges honorifiques à la cour et d'y vivre aux dépens du souverain. Les plus bouillants, ceux qui rêvaient encore de conquêtes et de voyages, avaient tourné leur ardeur vers le commerce. Ils enrichissaient le pays des produits qu'ils avaient acquis par le négoce ou la piraterie. Harald avait jadis porté, il est vrai, des décrets très sévères contre la piraterie; il avait même entrepris plusieurs expéditions pour donner la chasse aux corsaires qui, durant les premières années de son règne, infestaient les mers du Nord. Mais comment détruire un mal qui tenait à la nature même de ces fiers marins !

Tout en maintenant les lois établies par ses prédécesseurs, Olaf savait fermer les yeux lorsqu'il s'agissait de se débarrasser d'un

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sujet trop remuant, aimant mieux le savoir en train d'écumer les mers étrangères que de le sentir fomenter des troubles au sein de son royaume.

Tout aurait donc marché à souhait si la question religieuse n'était venue assombrir de nouveau l'horizon.

Haakon, prédécesseur d'Olaf et fils d'Harald, s'était déjà laissé toucher par la religion chrétienne, dont il admirait la beauté sans la bien connaître. Au retour d'un voyage en Angleterre, il s'était fait accompagner de plusieurs missionnaires afin d'implanter, par leur ministère, le christianisme dans son royaume.

Dès leur arrivée, ceux-ci se mirent à l'oeuvre.

Mais comme l'évangélisation n'avançait pas au gré du monarque, il convoqua une assemblée nationale, et quand il vit rassemblés les jarls, les prêtres et les délégués du peuple, un héraut se leva et proclama en ces termes la volonté royale: «Ô vous tous, fils de la Norvège, riches ou pauvres, nobles ou paysans, jeunes ou vieux, hommes ou femmes, le roi vous ordonne de laisser vos idoles sourdes et muettes et de rendre désormais vos hommages et adorations au seul Dieu véritable, Jésus, fils de la Vierge Marie, mort pour nos péchés et ressuscité pour notre gloire. Que chacun de vous aille donc, dans le plus bref délai, se présenter au prêtre des chrétiens, qu'il se fasse instruire de la foi et qu'il reçoive le baptême par lequel lui viendra le salut. Tel est le décret porté par Haakon, souverain de toutes les terres du Nord, votre roi légitime!»

À cette proposition inattendue, des murmures éclatent dans l'assemblée et l'un des jarls les plus illustres, se faisant l'interprète de tous, signifie au monarque imprudent la volonté bien arrêtée de son peuple de l'abandonner et de se choisir un nouveau chef s'il ose

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porter une main sacrilège sur les autels qui ont fait jusque-là la force et la noblesse de la Norvège.

« Ton père, s'écria-t-il, a semé la mort pour établir la suprématie de sa couronne, il a causé le départ de bien des jarls de ce pays, mais il reste encore du sang dans nos veines et du courage dans nos coeurs. Aujourd'hui, c'est toi qui partiras, si tu ne respectes pas la liberté de ton peuple comme tu l'as juré le jour de ton sacre. Lève-toi contre nos dieux et tu ne trouveras pas un seul Northman pour te défendre. »

Haakon, ne se sentant pas encore assez affermi sur le trône, courba la tête et rongea son frein en silence. Il feignit d'accepter la proposition du jarl et, de sa main frémissante, il donna la liberté aux trois corbeaux sacrés, chargés d'aller porter à Thor la prière de son peuple, mais sourdement il lutta contre ce qu'il appelait un acte d'insolente rébellion. Dans les sacrifices païens qu'il présidait, il faisait le signe de la croix, tout en consacrant aux dieux de la Walhalla les cornes de bière et les coupes sacrées. Il célébrait les guerriers morts au champ d'honneur, buvait aux Walkyries, leurs messagères, mais il observait le dimanche et jeûnait le vendredi. Secrètement, il fournissait de l'argent aux églises et aux couvents qui s'élevaient sur les divers points de son royaume.

Au moment de mourir, comme son fils Olaf lui demandait l'expression de sa dernière volonté, il répondit:« Si j'avais vécu plus longtemps, j'aurais remis le pouvoir entre tes mains et je me serais retiré sur une terre chrétienne. Mais, puisque je dois mourir ici, que mon sort s'accomplisse. J'ai vécu en païen, enterrez-moi en païen. »

Olaf Trigvason avait été le témoin de l'humiliation de son père et de sa mort désespérée. Il se jura à lui-même que pas un de ses

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sujets ne lui imposerait sa volonté et commença à gouverner en souverain absolu. Chrétien ignorant, mais plein de zèle, il s'était fait baptiser trois fois, d'abord par un moine ermite dans l'île de Scilly, où la tempête l'avait jeté, puis solennellement à Cantorbéry par un prêtre missionnaire, et enfin à Rouen par l'évêque de cette ville. Au lieu de détruire les autels de Thor, il enlevait simplement la statue et la remplaçait par celle du Christ portant sa croix, ce qui faisait que les fidèles du dieu nordique continuaient à venir lui offrir leurs prières, sans bien se rendre compte du changement survenu. Mais comme, malgré tout, les doctrines de l'Évangile ne progressaient pas assez vite à son gré, il demanda à l'épée des conversions que ses missionnaires auraient voulu ne devoir qu'à la persuasion.

C'est à ce moment que Leif Ericson aborda en Norvège. Olaf comprit tout le parti qu'il pourrait tirer d'une pareille recrue. Les colonies du Groënland et de l'Islande étaient, il est vrai, indépendantes, mais comme elles étaient peuplées de Northmans, Olaf se considérait leur chef naturel et il comptait se servir de la religion nouvelle pour les rattacher définitivement à sa couronne.

Dans le but de convertir le fils d'Éric, Olaf le reçut à sa cour, le combla de faveurs, lui donna le rang de jarl et le prit pour compagnon dans une croisade de conversions qu'il entreprenait en ce moment dans le nord de ses États.

Le roi quitta Dortheim, sa capitale, accompagné d'une suite nombreuse où l'on remarquait, mêlés aux grands seigneurs, des prélats et des moines de divers ordres.

Lorsqu'on fut arrivé à la hauteur de l'île de Moeré, où s'élevait l'autel national de Thor, Olaf fit annoncer un Thing ou assemblée générale de la province, car c'était là qu'il s'était promis de vaincre les dernières résistances.

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De tous côtés, jarls, prêtres et paysans accoururent à l'appel de leur souverain. Lorsque l'assemblée fut réunie, le roi parut et vint s'asseoir sur le trône qu'il s'était fait préparer, à côté de la statue du dieu national.

Soudain, élevant la voix, il proposa l'abjuration solennelle et définitive de l'ancienne religion.

« Qu'avons-nous besoin, s'écria-t-il, de ces dieux de bois, sourds et muets? Pourquoi nous prosterner devant des idoles impuissantes et qui n'ont d'existence que par l'illusion de notre esprit? Un seul Dieu règne dans le ciel et gouverne sur la terre: c'est Jésus-Christ, mort et ressuscité pour nous; lui seul entendra nos prières, lui seul pourra les exaucer, parce que lui seul est assez puissant pour commander aux vents et à la mer!... »

Une rumeur menaçante accueillit cette proposition. Les jarls, brandissant leur épée, poussent le cri de révolte; le peuple faisant écho à ses chefs se répand en malédiction contre le blasphémateur de Thor et le grand prêtre Jarnskegg s'avance indigné vers le roi, armé du marteau sacré de Thor. Alors Olaf, d'un mouvement brusque, arrache le marteau sacré des mains du pontife et le lance contre l'idole qui s'écroule avec fracas (1).

(1). Un passage subséquent de la Saga d'Olaf Trigvason laisse entendre que le grand pontife, déjà gagné par des promesses, était de connivence avec le roi: la base de la statue avait été sciée et limée le jour précédent.

À cette vue, les assistants, frappés de stupeur, se précipitent à genoux, s'attendant à voir le ciel tomber sur la terre et les anéantir. Mais quand ils constatèrent que rien n'arrivait et qu'Olaf, impassible, se tenait seul debout à côté de l'idole mutilée, un

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revirement subit s'opéra et la foule s'écria : «Thor n'est plus notre dieu, puisqu'il est incapable de se venger de ses profanateurs! »

Et l'on se convertit en foule.

Leif, fort impressionné par cette scène, voulut être instruit dans la religion nouvelle. Quelques mois après, il recevait le baptême des mains de l'évêque Olaf, cousin du roi. Sa conversion fut sincère et il se fit bientôt remarquer par une piété rude mais édifiante.

Le roi lui-même avait voulu servir de parrain au jeune jarl groënlandais et, pour utiliser l'exaltation de sa foi nouvelle, il lui confia la mission de christianiser sa patrie.

Au retour de la belle saison, il lui demanda donc s'il pensait à retourner parmi les siens et sur sa réponse affirmative, il ajouta:--Je crois qu'il serait bon que tu t'y rendes avec la mission d'y propager le christianisme.

Vous n'avez qu'à commander, répliqua Leif, et je vous obéirai. Mais je crois qu'il me sera difficile de réussir dans mon propre pays. Je suis jeune tandis que tous les hommes libres du Groënland sont des vieillards attachés depuis longtemps au culte de Thor.

Je ne connais pas d'homme plus propre que toi à remplir cette mission. Tu es jeune, il est vrai, mais ta parole est convaincante. Tu raconteras ce que tu as vu en Norvège et les vieillards eux-mêmes t'écouteront avec plaisir.

--Si je réussis, répondit Leif, ce sera grâce à votre appui.

--Il ne te manquera pas. Je te fournirai un navire et des hommes versés dans la science de la religion chrétienne.

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Le départ du jeune Groënlandais fut donc décidé. Pour l'aider dans sa mission, Olaf lui adjoignit un prêtre et quelques hommes sacri ordinis, sortes de catéchistes, instruits des vérités de la religion, et plus capables qu'un laïc de les enseigner.

Olaf fit reconduire son protégé au Groënland sur un magnifique navire à la proue duquel étincelait une croix d'or (1).

On leva l'ancre et, quelques semaines après, poussé par un vent favorable, Leif atterrissait à Brattalhida.

En apercevant ce navire tout lamé d'or, aux voiles d'étoffes précieuses; en reconnaissant à bord, sous une armure étincelante, son fils préféré, Éric ne put retenir une exclamation d'orgueil.

Mais bientôt son visage se rembrunit. Quel était cet emblème bizarre qui remplaçait, à la proue, le dragon traditionnel ou la chimère au long col? Et que signifiait ce méchant homme, vêtu d'une robe, comme une femme, et devant lequel tous à bord s'inclinaient?

(1). Le navire devait relâcher en Islande et y conduire les prêtres Gissur le Blanc et Hialti Skeggson chargés de prêcher la nouvelle religion dans cette île.

Plusieurs missionnaires avaient déjà parcouru l'Islande, mais plus pirates que moines, maniant plus volontiers l'épée que la parole, ils s'étaient fait chasser par les habitants irrités. Olaf, furieux de leur insuccès, fit promulguer que tous les Islandais qui tomberaient en son pouvoir seraient mis à mort si l'Islande n'écoutait pas la voix de ses deux nouveaux envoyés. Toutefois, ces moyens d'intimidation auraient eu peu d'effet sur la population indépendante et belliqueuse de cette île fort éloignée d'ailleurs de

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la Norvège, si Gissur et Hialti, plus habiles que leurs prédécesseurs, n'avaient conquis pacifiquement le pays au christianisme. Cinq ans après leur arrivée, il restait plus un seul païen dans toute l'Islande.

Leif se garda bien d'expliquer, sur le moment, à son père, l'identité de ce personnage étrange, de même que le motif et le but de son arrivée au Groënland (1). Il comptait sur sa mère Thorild pour s'insinuer dans l'esprit du vieux viking et l'amener insensiblement à échanger le culte barbare de Thor pour la doctrine de Jésus-Christ.

Son espérance ne fut pas trompée. Thorild reçut la bonne nouvelle avec enthousiasme. Elle fut la première baptisée au Groënland. Devenue chrétienne, elle fit construire, dans le voisinage de sa demeure, une chapelle qui fut le premier temple chrétien de ce pays.

(1). Éric était-il aussi ignorant du christianisme et de ses prêtres que l'insinue la Saga? On peut en douter puisque, lors de son premier voyage au Groënland, il avait, parmi son équipage, un moine hébridais. Ce moine, assez cultivé, avait même composé, durant le voyage, un poème northmanique intitulé le Raz de marée, dans lequel il invoquait le Dieu des chrétiens.

« Je prie, chantait-il, Celui qui soumet les moines à de salutaires épreuves, de favoriser notre voyage; que la moitié de la voûte céleste qui s'élève sur nos têtes nous garde un vent favorable et nous préserve de la tempête. »

Ce moine avait peut-être été enlevé de son monastère des Hébrides par des pirates et vendu comme esclave à Éric, ce qui expliquerait que ce dernier n'ait pas fait grand cas de lui ni de ses vers, pas plus que de la doctrine qu'il était censé prêcher.

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Éric résista deux ans aux exhortations de sa pieuse femme et de son fils. Sa raison le portait sans doute vers les nouvelles croyances, mais l'habitude et le respect des ancêtres l'enchaînaient aux divinités que les Northmans avaient toujours adorées. À la manière des anciens, il avait adopté un ours blanc et lui rendait un certain culte, comme réceptacle de la divinité de Thor. Il était d'ailleurs encouragé dans sa résistance au christianisme par un certain Thorald surnommé le Chasseur, que nous retrouverons dans la suite de ce récit. Éric l'avait depuis longtemps à son service en qualité de pêcheur et de chasseur durant l'été, de régisseur durant l'hiver; il écoutait volontiers ses conseils et celui-ci en profitait pour l'éloigner de la religion nouvelle(1).

(1). Alors qu'il était encore en Islande et qu'en qualité de régisseur il administrait les biens d'Éric parti pour son voyage d'exploration au Groënland, Thorald le Chasseur avait reçu une insulte de la part de l'un de ces missionnaires-pirates dont nous avons parlé plus haut, et il avait reporté sur le christianisme lui-même la haine qu'il nourrissait contre l'insulteur. Thorald reçut cependant le baptême avec Éric, mais, comme nous la verrons plus tard, sa conversion n'était pas sincère.

Enfin la conversion d'un grand nombre de ses compagnons décida le vieux viking. Il écouta les enseignements de celui qu'il avait d'abord appelé le méchant homme et qu'il reconnaissait maintenant comme le ministre de Dieu.

Quand il fut prêt à recevoir le baptême, il réunit ses proches, ses amis et les gens de sa maison pour un dernier banquet à la mode païenne. À la fin du repas, il se leva et, dans cette prose assonancée qu'affectionnaient les skalds du Nord, il chanta la défaite des dieux northmaniques. « Compagnons, s'écria-t-il, les temps sont changés et l'étoile de nos dieux a pâli. Nos ancêtres vénéraient Thor, le plus actif, le plus

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léger et le plus brave des dieux aussi bien que des hommes.

Armé de sa massue de pierre à manche d'ivoire, monté sur un char traîné par des boucs, il parcourait l'espace, lançant la foudre qui remplit les mortels d'épouvante et fait frémir la terre jusqu'en ses fondements. Enfin, il s'endormait d'un long repos dans son palais de Strudvanger et la terre engourdie se drapait comme lui d'un manteau de neige.

« Odin, dieu de la lumière, éclairait l'immensité. Ayant rencontré Ymer, dieu du néant, il le tua. De sa chaire il pétrit la terre, de ses os il fit les rocs et dressa ses épaules pour en faire les montagnes; son sang répandu coula dans le lit des fleuves et les remplit; ses cheveux, semés sur la terre, donnèrent naissance à l'herbe des champs; de son crâne immense, il fit la coupole du ciel où ses larmes d'argent brillent durant les nuits sereines.

« Balder, fils d'Odin, eut la grâce en partage. Sa beauté projetait des rayons de lumière. L'auréole qui l'environne fait pâlir la nuit et chasse les ténèbres; il brille depuis le matin jusqu'au soir, mais Handur réussit à le surprendre et le couvre de son manteau. Frigga déploie alors ses grâces multicolores et embrase l'espace de ses flammes sans chaleur.

« Les Walkyries, filles d'Odin, assistent les braves dans les combats et, sur leurs coursiers rapides, enlèvent leurs cadavres pour les conduire par le pont de Bafrost au banquet de la Walhalla éternelle. Écoutez! les nuages tremblent et s'illuminent: c'est la chevauchée des Walkyries qui passe dans la gloire des fanfares.

« Les braves sont assis au banquet d'Odin, ils boivent l'hydromel et se repaissent de la chair du sanglier qui, dépecé chaque matin, revit tout entier le soir pour fournir la substance de nouveaux repas. Ils ne quittent le banquet que pour courir au tournoi où les blessures

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ne laissent pas de traces, où ils peuvent combattre sans fin.

« Mais ceux qui sont morts sans gloire, ceux dont le sang ne coula d'aucune blessure, ceux qui furent lâches dans le combat, demandent en vain que le pont de Bafrost s'abaisse devant leurs pas.

La sombre Vala les entraîne dans son séjour, son palais est la douleur, son breuvage est la soif, et sa table, la famine.

« Les dieux régnaient en paix lorsque Loki le Fourbe, ayant pris pour femme la fille d'un géant, s'introduisit parmi eux et devint l'hôte de leur palais. Il amenait avec lui le loup Fenrit qui prit la place du chien. Alors la guerre éclata dans le ciel.

«Les hommes se mêlèrent aux dieux pour conjurer le mal. Ils attachèrent Fenrit avec une chaîne magique rivée à ses os et ses hurlements retentissent encore dans la tempête. Désormais le sort des dieux dépendait de Balder, le dieu guerrier paré d'une armure invincible. Sa mère Frigga fit promettre à tous les êtres animés ou inanimés du ciel et de la terre de ne faire aucun mal à son fils. Et tous: le feu, l'eau, les rochers, les plantes furent liés par ce serment. Seul le gui fut oublié.

Alors Loki, instruit par la déesse Vala, mit entre les mains d'Haudur, l'aveugle, une flèche en branche de gui et dans un tournoi Balder fut tué(1).

(1). Cette balade païenne, chantée de nos jours encore par les bergers d'Islande, est attribuée au skald islandais Sturlesson. Elle résume assez bien la cosmogonie des vieilles religions nordiques.

« Oui, je vous le dis, compagnons, nos dieux nous quittent; ils s'évaporent dans le ciel comme un nuage que chauffe le soleil de la

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vérité. Ce soleil, c'est Dieu, l'être tout-puissant qui gouverne tout parce qu'il a tout créé; devant lui nos dieux n'étaient que de vains simulacres créés par l'imagination de nos skalds.

« Je m'incline devant toi, Dieu des chrétiens, seul vrai Dieu et comme tu ne veux pas être servi à contrecoeur, je m'attache à toi de toute la puissance de ma vieille âme et de ma fidélité. »

Ayant dit cette espèce de cantique, le vieux roi de mer quitta le banquet et, suivi de tous ses convives, vint s'agenouiller sur le rivage, devant le missionnaire qui lut sur sa tête la formule de renonciation au paganisme. Éric en répéta les termes, encore que sa voix s'étranglât d'émotion par moments.

« Je promets et je jure solennellement de ne plus sacrifier aux divinités nationales, mais d'adorer le seul Dieu qui a créé le monde et tout ce qui existe le soleil, la terre et les enfants des hommes(1).»

(1). Adam Bremen op. cit. - Cette formule était celle en usage au temps d'Olaf. Il en existe plusieurs copies sur parchemin à la bibliothèque royale de Copenhague.

Le prêtre alors versa lentement l'eau baptismale sur le front du vieillard aux cheveux blancs.

Et, suivant la saga, la croix du navire qui, maintenant, dominait la chapelle construite par Thorhild, brilla comme une flamme symbole de la vérité (1).

(1). Il est possible que Dieu ait voulu favoriser d'un miracle la foi encore faible de cette jeune chrétienté.Toutefois, il nous semble bien plus probable qu'il s'agit ici d'un simple phénomène naturel transformé en miracle par l'emphase du

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narrateur: un rayon de soleil qui vint frapper le métal et le fit resplendir aux yeux des assistants.

Ainsi, deux ans s'étaient à peine écoulés que toute la colonie groënlandaise était devenue chrétienne.

Cette chrétienté prit même dans la suite un tel développement, par l'arrivée de nouveaux colons, qu'en 1171 un évêché fut érigé à Gardar, la capitale. Dix-neuf évêques s'y succédèrent et plusieurs monastères y furent construits dont on voit encore de nos jours les ruines. Il fallut la défection des pays du Nord sous l'influence de Luther au seizième siècle, pour tarir la vie religieuse dans ce pays situé aux limites du monde ancien et au seuil du nouveau.

CHAPITRE IX

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VERS LES TERRES MYSTÉRIEUSES1000 - 1001

Cependant les Groënlandais n'avaient pas perdu le souvenir des terres mystérieuses aperçues par le fils d'Heriulf. Durant les longues veillées d'hiver, on en causait encore. Leif surtout ne cessait d'y penser. Quelle gloire pour celui qui retrouverait ces terres inconnues où, peut-être, d'abondantes richesses étaient à portée de la main! Quel honneur s'il en était un jour le chef! Quel bien-être aussi!... Car peut-être étaient-ils semblables à ces pays du sud qu'il n'avait jamais vus mais dont on lui avait parlé, paysages de rêve qu'un soleil toujours chaud caresse de ses rayons et dont les campagnes se couvrent de fleurs embaumées, de fruits délicieux durant de longs mois.

Souvent, debout sur un rocher dont les flots venaient battre le pied, il contemplait au loin l'horizon et laissait sa pensée courir sur les vagues.

Alors, l'âme aventureuse des vikings bouillonnait en lui, son imagination s'enflammait, le mirage trompait ses regards; il lui semblait être au milieu d'une contrée féerique où il entendait des voix étranges, des mots inconnus à la langue du Groënland.

Cette terre mystérieuse était donc l'objectif de tous ses projets. Durant les longues nuits froides, elle berçait et réchauffait ses rêves; elle lui donnait une sensation de bien-être. On aurait dit d'un aiglon, au bord de l'aire paternelle, et qui contemple d'un oeil d'envie l'espace où son aile trop frêle ne peut encore le porter.

Ah! Comme il regrettait maintenant de n'avoir pas demandé au fils d'Heriulf des indications plus précises. Il serait parti à la

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découverte et il n'aurait pas craint, lui, de s'enfoncer dans ces parages inconnus.

Le jeune viking en était là de ses pensées, lorsqu'un jour, se promenant sur le rivage, il vit tout à coup passer au large un navire dont il lui sembla reconnaître les formes. Une émotion soudaine le saisit: cette voile rouge et blanche, ce mât pointu, ce dragon à la tête grimaçante que les derniers rayons du soleil couvraient d'une patine d'or n'était-ce pas le Sneggar, le navire de Biorn?

Le navire défila devant ses yeux, toutes ses voiles gonflées par la brise et disparut derrière la falaise du cap voisin.

Plus de doute, c'était Biorn qui rentrait à Heriulfness.

Leif n'y tint plus. Sautant dans sa barque de pêche, il fit force de voiles derrière le navire et arriva à Heriulfness au moment même ou Biorn mettait pied à terre.

Hélas! Ce n'était plus le brillant viking qu'il avait connu quatorze années auparavant. Vieilli et courbé avant l'âge, Biorn ne marchait plus qu'en hésitant. Ses habits râpés, son visage hâve et famélique, ses matelots, aussi mal vêtus que son chef, tout indiquait la misère à bord.

Le premier moment de surprise passé, Leif courut à Biorn et voulut l'embrasser comme un frère, mais celui-ci le repoussa.

--Que me veux-tu encore, fils d'Éric? Ton père m'a maudit et, depuis, le malheur s'est attaché à mes pas. Je suis venu ici pleurer une dernière fois sur la tombe d'Heriulf. Dans quelques jours, je repartirai, luttant encore contre la fatalité; jusqu'au jour désiré où mon Sneggar m'entraînera avec lui dans les flots.

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À ces mots, un voile de tristesse et d'étonnement passa sur le visage de Leif; d'un ton de compassion qui désarma l'infortuné viking, il demanda: --Quels malheurs se sont donc abattus sur toi? Parle et s'il est en mon pouvoir de t'aider, tu peux compter sur moi comme un frère dévoué.

--Ton père a été l'ami de mon père, je serai le tien quoi qu'il arrive.

--Hélas! Répondit Biorn, mon père, du sein de sa tombe, a dû unir sa malédiction à celle d'Éric car depuis mon malheureux voyage aux terres inconnues, rien ne m'a réussi. Le sort s'est acharné contre moi, la tempête me poursuit. Deux fois j'ai été jeté sur les rochers de la côte par les vents, trois fois les pirates ont pillé la cargaison que je portais, je me suis endetté auprès de mes armateurs et je n'ai même plus de quoi payer les quelques marins qui s'obstinent à partager mon infortune.

Leif était atterré. Cependant, il ne tarda pas à se remettre; une inspiration subite venait de lui faire entrevoir, dans ces circonstances tragiques, une permission de la divine Providence, pour l'accomplissement de son rêve.

--Écoute, Biorn, S'écria-t-il, ce n'est pas la fatalité ni le désespoir qui t'ont ramené dans ces parages, c'est l'âme de ton père qui te veut donner sa bénédiction avec le succès. Oui, je te le jure, tes épreuves ont pris fin. Suis-moi. Nous retrouverons ensemble la terre que tu as découverte le premier, nous l'explorerons et nous partagerons la renommée aussi bien que les profits qu'elle nous apportera. Ton Sneggar fidèle est toujours là, partons; tu commanderas l'expédition et je te seconderai.

--Non, répondit Biorn, le sort est contre moi. Depuis la mort de mon père, je n'ai connu que des revers. Je te l'ai dit, je voguerai triste et sans but sur mon navire jusqu'à ce qu'il

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m'entraîne avec lui dans les flots. L'Océan sera ma tombe et, si la vague m'est propice, elle portera mon cadavre là où j'aurais dû aborder. Mais toi, Leif, qu'on a surnommé le Fortuné, dirige-toi vers ces parages inconnus, tu y trouveras la renommée, la gloire, la fortune et, qui sait? Peut-être un royaume à gouverner.

--Je suis encore trop inexpérimenté pour me jeter ainsi, seul et sans guide, vers un pays dont je ne connais pas la route. Songe que je n'ai jamais encore commandé de navire. Écoute, Biorn, puisque tu ne veux pas être le maître, je t'achète le Sneggar, mais sois mon compagnon.

Biorn se recueillit un instant; mille pensées se heurtaient, dans son esprit. La proposition de Leif lui souriait. Le prix qu'il retirerait de la vente du Sneggar lui permettrait de rembourser ses armateurs. Il serait alors son maître et pourrait diriger ses pas où bon lui semblerait: Un désir naissait en lui, celui de revoir et de fouler enfin ces rivages mystérieux jadis dédaignés.

--Je suis prêt à te vendre mon navire et à t'accompagner, répondit-il, mais à une condition, c'est que ton père prendra la direction de l'expédition qui nous emportera vers l'ouest. Tu es brave autant que hardi, je le sais; en Norvège on parle de toi, ta prudence est reconnue de tous; mais il te manque l'expérience que seule peut donner une longue habitude de la mer. Ton coeur est bouillant, mais ton bras peut frapper à faux; au contraire, la main de ton père est toujours sûre et sa connaissance des mers du Nord est profonde.

--Tu n'y songes pas, protesta le fils d'Éric, mon père, qui se fait vieux, a renoncé à la mer depuis longtemps et son navire s'est brisé.

--Son âge, loin d'être un obstacle, est une garantie de plus pour le succès de l'expédition; la sagesse d'un vieillard n'est-elle pas le

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guide le plus sûr de la jeunesse. Il a renoncé à la mer, dis-tu, mais n'est-il pas toujours de la race des vikings? Sur le pont d'un navire, il retrouvera toute sa vigueur et son oeil expérimenté lira mieux dans les plaines du ciel que les corbeaux sacrés qu'anime le souffle de Thor(1).

(1). Biorn, toujours sur la mer, n'avait pas eu l'occasion de se faire instruire du Christianisme, il était demeuré païen. La Saga reste muette sur sa conversion; peut-être - et la chose est même probable - reçut-il le baptême durant le temps que prirent les préparatifs du voyage, car nous savons que tous les compagnons de Leif étaient chrétiens.

Leif fit encore quelques objections puis, voyant que la résolution de Biorn était irrévocable, il accepta ses conditions. Ils partirent ensemble pour Brattalhida et, ce soir-là, Biorn dormit de nouveau sous le toit d'Éric le Roux.

Le lendemain, on apprit la nouvelle. Leif venait d'acquérir le vaisseau de Biorn et cherchait des hommes pour les enrôler à son service. Il en trouva trente-cinq - il en eût trouvé cent - y compris Biorn qui devait servir de pilote. Tous les anciens compagnons de ce dernier avaient accepté de servir sous les ordres de Leif et d'Éric le Roux.

Lorsque tout fut près, Leif, ainsi qu'il avait été convenu avec Biorn, vint offrir à son père le commandement de l'expédition. Celui-ci refusa, prétendant que son grand âge ne lui permettait plus d'affronter les fatigues de la mer et les soucis d'une longue traversée. Mais Leif, aussi bien que Biorn, insistèrent tellement qu'il se laissa gagner. Il accepta de s'associer à l'expédition et même de la commander au nom de Leif, propriétaire du navire, avec Biorn comme pilote. Thorstein, son fils aîné, devait gouverner à Brattalhida durant son absence.

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Éric le Roux, nous l'avons dit, était devenu chrétien et son coeur s'était sincèrement tourné vers le Christ. Mais son esprit ne se débarrassait pas aussi facilement des anciennes coutumes et des rites familiers au culte de Thor ou d'Odin.

Or, justement, les rites odiniques donnaient à croire que l'on jouissait, dans la Walhalla, des richesses cachées dans la terre avant la mort. Éric, ne comptant plus sur de longs jours (1), eut soin d'ordonner à sa femme, Thorild, de cacher son or et son argent dans la terre.

(1). La Saga ne donne pas son âge, mais, en confrontant les divers événements auxquels il prit part, on peut assurer qu'il dépassait soixante-dix ans. Il mourut d'ailleurs deux ans après... de vieillesse, précise la Saga.

--La précaution est bonne, lui dit-il, car il y a peu à espérer, si je meurs en mer, que mes héritiers auront le désintéressement d'accomplir pour moi ce rite religieux.

De la demeure d'Éric, jusqu'au lieu d'embarquement, il y avait à peine un quart de mille; néanmoins, soit qu'il voulût éviter une marche devenue pénible pour son embonpoint et ses infirmités, soit plutôt par ostentations et pour en imposer aux nombreux Groënlandais accourus des fjords voisins, le vieux viking fit seller son cheval - le seul peut-être qui fût au Groënland (2) - et monta en selle. Mal lui en prit, car le cheval ayant fait un écart, butta contre une roche et s'abattit, précipitant à terre son cavalier. Éric se releva aussitôt, mais il essaya en vain de marcher: il s'était démis le pied.(2). À moins qu'il ne s'agisse d'un simple poney. Cette espèce de chevaux était déjà, à cette époque, très commune en Islande et il devait être relativement facile d'en importer au Groënland.

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Quoique douloureux, l'accident était, à la vérité, de peu d'importance. Éric aurait pu continuer son chemin, d'autant plus que, n'ayant pas à marcher, à bord du navire, sa guérison était affaire de quelques jours. Mais son esprit superstitieux y vit un avertissement du ciel.

--Le destin, dit-il à ses compagnons, a décidé que je ne découvrirais pas d'autre pays que celui dans lequel nous habitons en ce moment. Nous ne ferons donc pas plus longtemps route ensemble.

Quant à vous, jeunes gens, montez votre navire aux voiles rouges, et puisse la croix d'or qui brille au sommet du mât, faire face bientôt à de nouvelles contrées. Nul ne s'en réjouira davantage que le vieil Éric, dans sa demeure de Brattalhida.

À ces mots, il embrassa son fils et, malgré les pressantes sollicitations de tout l'équipage, il reprit le chemin de sa demeure et fit dire à Thorild, sa femme, de déterrer ses richesses, parce qu'elle avait perdu son temps à les enfouir.

Quant à Leif, voyant son père décidé à ne pas l'accompagner, il en prit aisément son parti.

Certes, c'était un fils aimant, mais il n'était pas insensible à la perspective d'être le seul découvreur des terres vers lesquelles il allait voguer.

Aussi, ayant reçu la bénédiction paternelle, il monta a bord et prit le commandement de l'expédition. Il commanda de lever l'ancre, fit déployer les voiles et le Sneggar fendit les flots de sa proue dorée. Bientôt, la nuit vint couvrir l'Océan et, le lendemain, quand l'aube reparut, les hautes falaises du Groënland s'étaient évanouies à l'horizon. Au-dessus des mâts du navire, trois corbeaux apparurent:

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c'était le dernier salut d'Éric le Roux à son fils et à ses compagnons. Ils planèrent un moment, lancèrent dans l'air leurs croassements sonores et, enfin, découragés de ne voir aucune terre devant eux, repartirent vers le point de l'horizon d'où ils étaient venus.

Alors, ce fut l'immensité vide et sans bornes.

C'est ainsi qu'en l'an 1,000, tandis que l'Europe entière frissonnait de terreur dans l'attente du cataclysme universel de la fin du monde, qu'une fausse interprétation de l'Écriture Sainte avait fait croire comme imminente, trente-cinq Northmans, sans autre moyen de direction que les étoiles et les vagues souvenirs de l'un d'eux, se confiaient aux caprices de l'Océan, dans un voyage de découverte qui devait les conduire jusqu'en Amérique et leur faire toucher les côtes du Canada(1).

(1). Ainsi que l'observe Khol, il ne s'agissait plus du voyage d'un fils à la recherche de son père, mais d'un véritable voyage de découverte. (Gabriel Gravier: Découverte de l'Amérique par les Normands, Paris-Rouen, 1874).

Les trente-cinq hommes d'équipage enrôlés par Leif appartenaient à toutes les classes, j'allais dire à tous les pays.

Outre Biorn, dont nous avons parlé, il y avait un chapelain venu de Norvège, mais chapelain à la manière northmane, car ses mains endurcies se prêtaient aussi bien à la manoeuvre qu'aux actes sacrés du culte divin. Il y avait encore un skald ou conteur islandais du nom d'Anlaf et un certain Tyrker ou Turc, allemand d'origine (2), qui remplissait à bord l'office de cuisinier. Leif le connaissait depuis son enfance et était lié avec lui par les liens d'une solide amitié. Il l'avait emmené dans son voyage en Islande et en Norvège et il l'emmenait encore dans son expédition, espérant

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que son habileté culinaire contribuerait à maintenir l'équipage en bonne humeur.

(2). La Saga ne spécifie pas, elle dit simplement un homme du sud. Quelques auteurs l'ont déclaré allemand, parce qu'un jour il se servit de cette langue (nous le verrons à la fin du chapitre suivant) pour répondre à une question de Leif. D'autres auteurs traduisent Tyrker par Turc et prétendent que, Northman d'origine, il avait fait un assez long séjour chez les Turcs - probablement comme prisonnier de guerre - d'où lui était venu le surnom qu'il portait. Ce qui est sûr, c'est qu'il avait beaucoup voyagé, et avait mérité, par là, l'affection de Leif, sûr de trouver auprès de lui, et à foison, des descriptions sur les pays étrangers. On se rappelle que Leif ne connaissait pas d'autres contrées que le Groënland, l'Islande et la Norvège.

Confiant dans son étoile et guidé par l'expérience de Biorn, Leif avançait, la barre au sud-ouest et la voile tendue au vent du nord qui s'était mis complaisamment au service des aventureux navigateurs(1).

(1). C'est ce vent froid du nord qui, tout en gonflant les voiles, leur permit de traverser sans brouillard la région Terre-Neuvienne où Biorn s'était perdu.

Les matelots, pleins de confiance, allaient et venaient sur le pont, chantant la vieille ballade northmane: Notre labeur est inutile, La terre est dure au paysan. C'est toi, notre grand champ fertile, Océan.

ou cette autre, plus populaire encore et que le skald Anlaf accompagnait de sa harpe:

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La force de la tempête Aide le bras de nos rameurs, L'ouragan est à notre service, Il nous jette où nous voulions aller.

On sentait que tout le monde à bord était mû par une même pensée, par un même voeu, un même espoir: la terre mystérieuse de Biorn.

Leur espérance ne tarda pas à être récompensée. À peine avaient-ils perdu de vue les côtes groënlandaises depuis trois jours, qu'une terre nouvelle se dessina dans le lointain, noire et bleue comme toutes les terres à l'horizon.

Aussitôt Leif ordonna au pilote d'orienter le Sneggar sur ce point. Mais un désenchantement l'attendait. Car, à mesure que la terre lui apparaissait sous son aspect véritable, il reconnaissait un sol aride, couvert de galets et de roches plates usées par l'érosion. Un amoncellement de glaces, débris des icebergs, encombrait le rivage.

Biorn reconnut aussitôt la terre qu'il avait rencontrée la dernière avant d'arriver au Groënland.

--Ce n'est pas ici que je dresserai ma demeure, s'écria Leif désappointé; mieux vaut encore habiter le pays de mon père ou la nature, du moins, se pare de lichen fleuri, où les vallées produisent en abondance le fourrage nécessaire aux animaux! Et il donna ordre de revenir en haute mer.

Biorn s'approcha de lui.

--Tu feras comme tu voudras, lui dit-il; cependant rappelle-toi la colère d'Éric, lorsqu'il apprit que je n'étais pas descendu de mon

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navire pour explorer les terres rencontrées sur ma route.

--Veux-tu t'exposer aux mêmes reproches?

-- Non, s'écria Leif, et bien que cette terre ne soit pas engageante, il ne sera pas dit que j'aurai passé à côté d'elle sans la reconnaître et sans en prendre possession.

Une barque fut donc mise à la mer. Leif y descendit avec Biorn et quelques matelots. Ils abordèrent au milieu d'un amoncellement de débris formé par les glaces et s'avancèrent dans l'intérieur du pays. Les pierres succédaient aux pierres, les rochers aux rochers jusqu'à l'horizon où s'étendait une chaîne de montagnes aux flancs couverts de bancs de neige.

Vraiment, remarqua Leif, c'est ici le royaume des cailloux. Et il donna le nom d'Helluland, c'est-à-dire pays rocailleux, à ce coin déshérité.

Quel était ce pays? Les historiens, les géographes et les érudits s'accordent à dire que cette terre était le Labrador ou Terre-Neuve. En effet, les côtes du Labrador et celles de Terre-Neuve (côte nord-est) ont cet aspect, vues du large, et dans l'intérieur, les monts du Labrador qui se prolongent à travers l'île de Terre-Neuve (1) forment un mur désolé de pierres, de neige et de glace que la colonisation n'a pas encore atteint.

(1). Le détroit de Belle-Isle est une simple dépression entre deux montagnes, une vallée ouverte par où les eaux se sont engouffrées. Les pêcheurs bretons, successeurs des Northmans et prédécesseurs de Cartier, avaient visité souvent, au cours de leurs expéditions de pêche, ce détroit, qu'ils prenaient pour une baie, ne l'ayant jamais traversé de part en part. Voyant les hauts rochers abruptes des deux rives, cimes des montagnes immergées, ils l'avaient surnommé

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baie des Châteaux, nom que Cartier lui laissa, même après s'être convaincu que cette baie était, en réalité, un détroit.

Les historiens, qui veulent prendre parti, optent en général pour Terre-Neuve. Ils se basent, pour cela, sur le temps employé, sur la direction du vent et sur celle des courants marins.

Biorn, il est vrai, avait touché terre pour la dernière fois au Labrador et il reconnaissait le pays comme étant celui qu'il avait déjà vu. Mais, nous l'avons dit, les côtes sont identiques, l'aspect est le même. D'autre part, Biorn, n'ayant pas quitté le pont de son navire, ne pouvait avoir qu'une connaissance imparfaite des lieux. Monsieur d'Avezac, dans un voyage d'études qu'il fit en 1863, a constaté la similitude de ces deux rivages; d'après lui, il est impossible de les distinguer l'un de l'autre à première vue (1).

(1). M. d'Avezac: Brève et Succincte Introduction au Bref Récit et Succincte Narration de la Navigation faite en 1535 et 1536, par le Capitaine Jacques Cartier, etc. - Paris.

Quant à Jacques Cartier, qui visita ces parages cinq siècles plus tard, il abonde dans le même sens que Leif, et a même, à ce sujet, un mot énergique: c'est la terre réservée par Dieu à Caïn, dit-il (1).

(1). « Si la terre était aussi bonne que les havres, ce serait merveilleux, mais elle ne présente que pierres et que roches effroyables; on ne trouverait pas, dans toute cette côte, une charretée de terre. On dirait vraiment que c'est là la terre réservée par Dieu à Caïn. » Premier voyage de Jacques Cartier.

Leif et ses compagnons retournèrent donc au navire et, sans tarder, on remit à la voile.La déception de Leif s'était changée en joie, car, d'après les observations de Biorn, il était sûr maintenant d'être dans la bonne

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direction: À trois jours d'ici, vers le sud, avait dit le pilote (2), nous trouverons une terre bonne et fertile (3).

(2). Biorn avait mis trois jours pour aller de la pointe de la presqu'île Gaspésienne à la sortie du détroit de Belle-Isle.

(3). Ce qui est une nouvelle preuve qu'il avait touché l'extrémité nord-est de Terre-Neuve. Autrement le navire n'aurait pu aller au Sud. Il aurait été arrêté par la côte du Labrador, à moins d'avoir immédiatement trouvé passage par le détroit de Belle-Isle, Ce qui n'eut pas lieu comme nous le prouve le reste du récit.

Cependant Biorn se trompait. Il ne s'apercevait pas qu'ayant manqué le détroit de Belle-Isle, par où il était jadis revenu au Groënland, le Sneggar se trouvait beaucoup plus à l'est. Cependant, là aussi, la route vers le sud était libre.

Seulement, au lieu de voguer dans ce qui devait être plus tard le golfe de Saint-Laurent, le Sneggar était encore en plein océan Atlantique, refaisant la route qu'il avait déjà suivie quatorze ans plus tôt, au sein de la tempête et du brouillard.

En ce moment, la mer était calme; le ciel limpide maintenait Biorn dans son illusion.

Les trois jours étant passés, le cap fut mis à l'ouest pour retrouver la terre. Elle était là, en effet. Vers le soir, le soleil, qui s'abîmait dans les flots, fit ressortir une tache sombre sur son disque et, le lendemain, comme l'aurore naissait, elle dévoila le rivage à quelques encablures.

Le vent portait droit. Le Sneggar ouvrit toutes larges ses voiles; la terre grossissait à vue d'oeil, devenait plus distincte.

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C'était une côte basse, coupée de monticules d'un sable blanc, très fin, derrière lesquelles d'épaisses forêts étalaient leurs dômes de verdure. À l'arrière-plan, des montagnes d'un vert sombre proclamaient que la fertilité de cette terre s'étendait à l'infini, tandis que, ça et là, des ruisseaux ou des rivières débouchaient du feuillage, apportant à l'Océan le tribut de leurs eaux cristallines.

En face de ce spectacle magnifique, Leif et ses compagnons demeurèrent saisis d'admiration.

Leurs yeux, habitués aux arêtes sévères des glaciers groënlandais, ne pouvaient se lasser de contempler ces côtes verdoyantes et leurs âmes légères se soulevaient en cadence, avec le feuillage que caressait la brise matinale.

Le chapelain, les mains étendues à la proue du navire, appelaient la bénédiction du Ciel sur cette terre semblable au paradis terrestre. Bientôt, il entonna, à la gloire du Tout-Puissant, un hymne en langue northmanique que tout l'équipage répéta avec lui.

À son tour, Anlaf, le skald, saisit son luth rustique et fit retentir une de ces improvisations familières aux poètes du Nord dans laquelle il mêlait la gloire de Leif, le découvreur, à la magnificence du pays qu'il avait sous les yeux.

La Saga ne nous a pas conservé le texte de cette improvisation poétique, mais nul doute qu'il chanta la grève blanche aux mille perles de cristal, les arbres géants, l'azur du ciel et la fécondité d'une nature qui semblait ne jamais se lasser de produire.

Leif l'écoutait, la poitrine gonflée d'orgueil. Quand il eut fini, il se retourna vers Biorn, le pressa dans ses bras et l'embrassa longuement selon la coutume des hommes du Nord.

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--Biorn, s'écria-t-il, sois béni à jamais pour la joie que tu me donnes aujourd'hui! Est-ce là cette terre dont tu t'es jadis approché?

--Oui, répondit le fils d'Heriulf, je retrouve l'aspect général des côtes entrevues jadis. Et, cependant, je ne saurais dire si c'est en ce point que mon vaisseau s'est arrêté; il me semble même que c'était ailleurs(1). Les arbres que j'ai vus se baignaient dans la mer; ils n'étaient point précédés de ces dunes de sable.

(1). En effet, Biorn, lors de son premier voyage, avait aperçu, plus au nord, la côte de l'île du Cap-Breton; c'est ce qui lui avait permis de s'enfoncer vers l'ouest par le détroit qui porte aujourd'hui le nom de détroit de Cabot. Dans ce présent voyage, les Northmans virent la côte à peu près en face de ce qui est aujourd'hui Halifax.

Il demeura un moment silencieux. Puis un soupir expira sur ses lèvres. Soupir de regret ou de délivrance, qui sait?

Après tout qu'importe, dit-il à Leif. Cette différence prouve simplement que nous longeons un vaste continent. Suivons donc notre route, sans trop nous éloigner de la côte, jusqu'à ce que nous trouvions un port naturel où le Sneggar pourra s'abriter. De là, nous irons plus sûrement à la découverte des trésors que doit renfermer ce pays.

--Tu as raison, dit Leif, mais, pourtant, je ne laisserai pas cette terre avant d'en avoir pris possession.

Aussitôt, ayant fait mettre un canot à la mer, il descendit. L'embouchure d'une rivière était là, l'embarcation put remonter son cours et entrer sous les dômes de verdure peuplés de chants d'oiseaux. Les Northmans étaient émerveillés.

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Lorsqu'il fut de retour sur le pont et, tandis que les voiles du Sneggar se gonflaient à la brise pour regagner la pleine mer, Leif contempla longuement cette nature souriante, si peu semblable aux paysages boréaliens et il nomma le pays Markland, c'est-à-dire Sylvanie (1).

(1). Sylvanie ou terre boisée. - Six siècles plus tard, un autre explorateur et fondateur de colonie, William Penn, abordait non loin de là, quoiqu'un peu plus au sud, et appelait également Sylvanie la région qu'il avait choisie pour en faire le domaine de sa colonie. Le roi d'Angleterre, son ami, voulut qu'elle portât de plus le nom de son fondateur, ce qui donne Pennsylvanie.

C'était l'Acadie devenue la Nouvelle-Écosse des Anglais.

La Nouvelle-Écosse, en effet, dit M. Beauvois (2), généralement basse et plate sur une grande partie de ses côtes. Les montagnes lui forment comme une épine dorsale, à l'intérieur du pays. Elle est fort boisée, de nos jours encore, malgré trois siècles d'exploitation. En plusieurs endroits, la côte, haute et rocheuse, tourne à la falaise, mais en d'autres lieux, elle est si basse qu'à vingt milles, elle cesse d'être visible du pont d'un navire; il faut grimper aux mâts pour l'apercevoir. Rappelons- nous l'île de Sable dont le sol s'élève à peine à quelques pieds au-dessus des eaux.

(2). M. Beauvois, op. cit. p. 14, note 2.- Voir aussi M. d'Avezac op. cit. f. 11; -- Rafn, Mémoire sur la découverte de l'Amérique au X siècle, p. 16.- Kohl op. cit. p. 64.

Le Sneggar ne s'éloigna du rivage que ce qu'il fallait pour pouvoir naviguer en eau libre. On demeurait en vue des côtes. À tout moment, il fallait s'en écarter pour éviter les buissons ou les bancs de sable sur lesquels on courait risque de s'échouer, car le vent portait vers la côte.

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On navigua ainsi pendant deux jours, favoris d'une bonne brise nord-est. À l'aurore du troisième jour, les aventureux Northmans aperçurent une île près de laquelle une péninsule s'avançait à l'est et au nord, comme on voit aujourd'hui le cap Cod dépasser au nord-est l'île Nantucket(1).

(1). Nantucket ou bien Martha's Vineyard, situées au sud du Cap Kiarlarnes (aujourd'hui cap Cod), à 250 milles de la Nouvelle-Écosse (M. E. Beauvois, op. cit. p. 14, note 3). La même opinion est soutenue par M. d'Avezac, op. cit., f. iij. Thorfeus, Kolh, Gaffarel, etc.

Le jour commençait à peine, une belle journée s'annonçait. Les découvreurs descendirent sur l'île afin de l'explorer. Comme le soleil se levait, les gouttes de rosée, innombrables pierres précieuses, brillaient à la cime de chaque brin d'herbe.

Le spectacle était nouveau pour ces hommes du Nord. Un marin s'étant penché pour goûter à cette rosée rafraîchissante lui trouva la douceur et le goût du miel, ce qui le remplit d'admiration pour ce pays merveilleux. Il avertit ses compagnons. Ceux-ci s'empressèrent de l'imiter et il leur parut, dit la Saga, qu'ils n'avaient jamais rien goûté auparavant d'aussi agréable (1).

(1). C'était le honey dew des Américains, très connu dans la Nouvelle-Angleterre. Ce phénomène a lieu également dans les contrées méridionales de l'Europe, mais il ne se produit que sur les feuilles de certaines plantes. Voici ce que nous lisons à ce sujet dans le dictionnaire Larousse (Vol VI, p. 90): la miellée, ou miellat, est une excrétion visqueuse et sucrée que laissent suinter, pendant les périodes de sécheresse, les feuilles de certains arbres. La miellée recouvre ordinairement la partie supérieure des feuilles.

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Une petite colline occupait le centre de l'île. De son sommet, les explorateurs purent examiner les environs: une autre île se trouvait là, tout près (2).

(2). En supposant qu'ils fussent débarqués sur l'île Nantucket, ce que semblerait prouver la colline dont il est question, l'autre île voisine serait Martha's Vineyard.

Ils revinrent alors à leur navire, résolus à s'approcher de la terre ferme.

Le vent était favorable et le Sneggar, ses voiles déployées, s'engagea lentement dans le détroit resserré qui séparait les îles de la côtes. Le rivage était bas des deux côtés, de grandes pierres plates, polies par les vagues, le recouvraient.

On contourna ensuite une baie qui fut nommée Strumfjord(1). Finalement, ayant longé une autre île (2), on s'engagea dans l'embouchure d'une rivière dont les eaux limpides annonçaient la fertilité (3).

(1). Aujourd'hui Buzzard's Bay.

(2). L'île de Rhode Island ainsi nommée pour sa ressemblance avec l'île de ce nom dans la mer Méditerranée. L'île de Rhode fut un instant le château fort des chevaliers de Rhode, aujourd'hui chevaliers de Malte.

(3). C'était la Pocasset River qui sort du lac Mount Hup Bay.

Cette rivière semblait venir d'une montagne dont les pentes s'estompaient dans le lointain; avant de se jeter à la mer, elle traversait un lac dont la surface brillait comme un miroir de feu aux derniers rayons du soleil couchant.

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Leif donna l'ordre de remonter la rivière, mais il avait mal calculé la profondeur et, comme la marée baissait rapidement, le Sneggar vint s'échouer sur un bas-fond rocheux.

L'accident était de peu d'importance. Il suffisait d'attendre que la marée haute vînt soulever le navire pour qu'il pût continuer son chemin et atteindre le lac où Leif avait l'intention de jeter l'ancre.

Mais les Northmans n'eurent pas la patience d'attendre au lendemain. Tel était leur désir d'aller à terre, qu'ils se jetèrent dans leurs canots et gagnèrent la rive, laissant quelques hommes à bord pour garder le Sneggar en cas d'imprévu.

Aussitôt débarqué, Leif prit possession du pays avec les cérémonies ordinaires aux Northmans.

Tandis qu'un groupe de matelots allumait un grand feu dont les rayons devaient indiquer les limites du nouveau domaine, d'autres partaient, la hache en main, et marquaient leur course par des signes sur les arbres et sur les rochers: aussi loin qu'ils pourraient atteindre, aussi loin s'étendaient les limites du domaine de Leif.

L'on retourna à bord pour y passer la nuit en sécurité.

Le lendemain, au soleil levant, comme la mer était haute et le vent favorable, le Sneggar hissa ses voiles, remonta la rivière et entra dans le lac.

Une crique abritée des vents lui offrait un port naturel où l'on pourrait jeter l'ancre en toute sécurité.

Nul endroit n'était mieux choisi pour l'établissement d'un village. Des arbres géants, pour la plupart d'espèces inconnues, formaient

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une voûte au-dessus des eaux. Des oiseaux aux plumages éclatants voltigeaient d'une branche à l'autre et remplissaient l'air de leur chant. Des clairières, tapissées d'un gazon soyeux, alternaient avec les fourrés épais peuplés d'une faune variée.

Le fleuve et le lac abondaient en saumons de la meilleure espèce et d'une grosseur telle qu'on n'en avait jamais vu encore de pareils. La contrée tout autour leur parut posséder de telles qualités que le bétail n'aurait pas besoin de fourrage pendant l'hiver, mais pourrait paître en liberté dans les champs tout le long de l'année.

Aussi les chefs de l'expédition: Leif, Biorn et le chapelain, ayant tenu conseil, décidèrent qu'on passerait là le reste de la saison afin d'avoir le temps d'explorer le pays et de connaître à fond ses ressources.

On construisit donc immédiatement de vastes bâtiments en planches, à la manière groënlandaise, pour les hommes et même pour le bétail, au cas où l'on en trouverait. Tout cet ensemble prit bientôt l'aspect d'une vaste ferme d'exploitation, que l'heureux découvreur baptisa du nom de Leifsburdir c'est-à-dire Village de Leif.

C'est ainsi que fut fondé, en Amérique, le premier établissement dont nous ayons eu connaissance (1).

(1). Ces derniers mots s'imposent, car les découvertes géologiques nous apprennent l'existence, en Amérique, d'une civilisation beaucoup plus ancienne, et qui était déjà éteinte lorsque les Northmans visitèrent le pays.

CHAPITRE X

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LE VINLAND.

Lorsque les bâtiments furent terminés, Leif réunit ses compagnons et leur dit: --Mes amis, nous sommes dans une contrée inconnue mais dont les productions me paraissent aussi précieuses que variées. Il est donc utile que nous l'explorions à fond, pour nous rendre un compte exact de ses richesses et de ses possibilités.

D'un autre côté, il importe de nous tenir sur nos gardes car peut-être se trouve-t-il, dans ces parages, des ennemis qui nous guettent et qui tomberont sur nous à la première occasion.

Voici donc ce que je propose. Nous allons nous diviser en deux bandes et, tandis que l'une parcourra les environs, l'autre demeurera au camp pour vaquer aux soins ordinaires et monter la garde.

Ceux qui garderont le camp veilleront pour tous, prêts à donner l'alarme au moindre danger.

Quant à ceux qui partiront, ils ne devront pas abandonner toute prudence. Il est important qu'ils restent toujours armés, prêts à se défendre en cas d'attaque; ils iront toujours en groupe, de manière à se prêter une mutuelle assistance. De plus, que les expéditions ne soient pas poussées trop loin afin que tout le monde puisse rentrer au camp chaque soir.

Leif, note la Saga, était un chef remarquable tant par ses aptitudes physiques que par ses qualité morales. Grand et bel homme, sa force corporelle en imposait, tandis que sa prudence et sa justice égale pour tous lui avait gagné le coeur de ses compagnons. Aussi sa proposition fut-elle acceptée et fidèlement observée pendant un

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certain temps.

Mais, comme aucun accident ne se produisait, on se relâcha peu à peu; les plus hardis, emportés par l'esprit d'aventure, commencèrent à opérer, de ci de là, des courses personnelles de découvertes. Cependant tout le monde rentrait fidèlement pour passer la nuit au camp.

Leif aurait voulu tomber sur quelque gisement d'or, mais il chercha vainement. Par contre, le hasard lui fournit la surprise d'une découverte à laquelle il ne s'attendait pas.

Il advint qu'un soir, Tyrker, le Germain, ne rentra pas au camp. Comme il était chargé du service de bouche, son absence fut promptement remarquée.

Ses fonctions mêmes le retenaient presque toujours au camp. Il ne sortait que rarement et, par le fait même, connaissait peu les alentours.

Il avait dû s'égarer.

Tyrker était un joyeux camarade, tous le regrettèrent. Leif surtout, qui lui était attaché d'une affection profonde, fut très affligé de sa disparition. Il réprimanda sévèrement ses hommes qui s'étaient si peu inquiétés de leur compagnon au point de ne pas même remarquer son absence.

Et, séance tenante, prenant avec lui douze matelots, il partit à sa recherche.

On ne fut pas longtemps à le trouver. Il était endormi au pied d'un arbre, non loin du campement.

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Leif le secoua un peu rudement pour le réveiller: --Eh! Mon cher cuisinier, lui dit-il, d'où vient que tu restes ainsi à l'écart des autres? Nous te pensions aux prises avec quelque danger mortel.

Tyrker fut quelque temps à reprendre ses esprits, il roulait des yeux étonnés et parlait en allemand, langue qu'aucun de ses compagnons ne comprenait. Enfin il se réveilla tout à fait.

--Ah! Dit-il, je me suis donc endormi?

-- Oui, répondit Leif, avec un peu d'humeur, et voilà une heure que nous te cherchons, en proie à l'inquiétude.

--Je suis en faute, répondit Tyrker, et je mérite vos reproches, mais j'ai fait une trouvaille qui, j'en suis sûr, vous sera agréable.

Alors il se leva et conduisit ses compagnons à quelques pas de là, sur le penchant d'une colline, où poussaient quantité de vignes couvertes de raisins murs.

--Quels sont ces fruits? demanda Leif.

--Ce sont des raisins.

--En es-tu sûr?

--Oui, répondit Tyrker, je puis vous l'assurer, car j'ai vécu dans un pays où il y a assez de vignes, de raisins et de vin pour que je m'y connaisse. Goûtez, mes amis, ils sont délicieux. Il est trop tard, aujourd'hui, pour en faire une abondante cueillette, mais demain nous reviendrons et je ne désespère pas de placer d'ici à quelques semaines, sur les tables de Leifsbudir, une abondante provision de

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cette liqueur(1).

(1). Nous avons cru devoir supprimer quelques passages de cet épisode. L'auteur de la Saga, dans le but évident de corser son récit, l'a amplifié de quelques détails - d'ailleurs maladroitement choisis- qui tendaient à laisser croire que Tyrker, à l'exemple de notre père Noé, s'était enivré ce soir-là. Il ignorait que le fruit de la vigne ne devient capiteux qu'après une fermentation de quelques jours. Son erreur, remarque M. E. Beauvois, est d'autant plus excusable qu'il n'avait apparemment jamais bu de vin, ni même goûté de raisins frais... l'infortuné! (M. E. Beauvois, op. cit. p. 109, note 1).

Tyrker ne se trompait pas, la vigne croît spontanément dans le Rhode-Island ainsi que dans le Massachusetts et donne une grande quantité de raisins très charnus mais un peu aigres. L'île Martha's Vineyard, dont nous avons parlé plus haut, doit précisément son nom à l'abondance de ses vignes sauvages. On ne mange pas ordinairement le raisin à son état naturel, mais il produit un vin excellent (1).

(1). L'auteur a lui-même goûté de ce raisin: il est âpre et d'un goût aigrelet, comme tous les fruits sauvages que la culture n'a pas bonifiés. Pourtant, après les premiers grains, quand la bouche y est faite, on le mange avec plaisir et l'on comprend que les Northmans, dont la plupart n'avaient jamais goûté de raisin, aient trouvé celui-ci excellent. Bien plus, à une époque où les États-Unis étaient encore humides, l'auteur a goûté au vin produit par ces raisins et - honni soit qui mal y pense - il l'a trouvé excellent. (Cette note fut écrite à l'époque où la prohibition et le « bootlegging » jouaient à cache-cache sous les plis du drapeau étoilé).

L'on revint au camp pour y passer la nuit; mais, dès le lendemain, une équipe de colons partait en vendanges sous la direction de

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Tyrker.

Pendant plusieurs jours, un pressoir de fortune fonctionna sans relâche.

Les hommes du poste aidaient à ces préparatifs. Ils y prêtaient la main sans grande confiance au résultat final, mais Tyrker, qui s'était délecté jadis des vins du Rhin, Leif, qui avait goûté aux vins fins de la table d'Olaf, et Biorn qui, en une circonstance, avait ravagé le cellier d'une forteresse, laissaient parler les sceptiques.

Ils savaient ce qui en résulterait. L'événement ne tarda pas à leur donner raison. Ce fut alors une fête telle, qu'elle mit les cerveaux en dangers; ce jour-là, les hommes du Nord, habitués à l'hydromel, connurent la force du vin.

À la fin du banquet, Leif se leva et dit:-- Mes compagnons, la Providence est bonne; elle nous a conduits par la main dans ce généreux pays où rien ne manque des choses qui peuvent être utiles à l'homme. Mais, de tous ces produits, nous venons de goûter aujourd'hui au plus délectable, à celui qui était jusqu'ici le partage de nos seuls compagnons égarés vers le sud. Nous n'avons plus rien à leur envier, maintenant que nous avons à satiété cette liqueur qui allège l'esprit et ensoleille l'âme. C'est pourquoi, mes compagnons, je propose de donner à ce pays généreux le nom de Vinland, la terre du vin.

La proposition fut accueillie avec enthousiasme, Anlaf, le skald, se leva aussitôt et chanta sur sa lyre, les colons levèrent aussi leur coupe en son honneur et ce nom est demeuré jusqu'à ce jour dans les annales northmanes pour désigner le pays que nous connaissons aujourd'hui sous l'appellation beaucoup moins poétique de Nouvelle-Angleterre. Il y a beaucoup trop de nouvelles, en Amérique, les Northmans s'entendaient mieux à choisir leurs

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vocables géographiques.

Cependant, nous l'avons dit, le raisin n'était pas le seul produit de cette terre merveilleuse et féconde; elle abondait encore en richesse de toutes sortes. Les bois étaient remplis d'essences précieuses, chose appréciable pour le Groënland qui ne possédait d'autre bois de construction que celui que l'Océan rejetait sur ses côtes. Le gibier de poil et de plume aurait suffi à lui seul à maintenir la colonie dans l'abondance. Le blé sauvage et le maïs croissaient sans aucune culture.

L'automne s'achevait et l'hiver arrivait à grands pas. Mais, contrairement à l'attente des Groënlandais, la température demeurait douce et, chose plus étonnante encore, pour ces hommes habitués à la longue nuit hivernale des pays boréaliens, l'alternance des jours et des nuits se montrait sensiblement égale.

D'après les observations quotidiennes de Leif, de Biorn et surtout du chapelain de l'expédition, homme très versé dans la science des astres, le jour le plus court de l'année commençait à sept heures du matin et finissait à quatre heures et demie du soir, ce qui lui donnait une durée de neuf heures (1).

(1). Se basant sur cette donnée de la Saga, le professeur Rafn fixe la latitude du Vinland à 41 degrés 24 nord. Les observations astronomiques s'accordent donc avec le récit des chroniques pour placer Leifsbudir non loin de Providence, dans le Rhode-Island.

L'hiver se montra enfin, mais il fut si doux que le bétail (2) put rester en liberté même durant la nuit. La neige fut peu abondante et la gelée se fit si peu sentir que la verdure des champs ne perdit rien de sa fraîcheur(3). (2). Il n'est nulle part question que Leif ait amené du bétail avec lui, à moins qu'il ne s'agisse de chiens, fort communs chez les

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Groënlandais. Peut-être des colons avaient-ils capturé quelques animaux du genre buffle dans le but de les domestiquer.

(3). Cette partie du Rhode Island et du Massachusetts est en effet remarquable par la douceur de son climat.

La végétation souffre rarement du froid en hiver, pas plus que de la sécheresse en été: aussi les Américains ont-ils surnommé cette région the paradise of America parce qu'elle est autant favorisée par le climat que par la fertilité du sol.

C'était une véritable ruche bourdonnante et besogneuse que le village de Leifsbudir. Chacun y avait sa tâche fixée selon ses aptitudes. Quelques-uns, s'occupant à la chasse ou à la pêche, fournissaient incessamment le garde-manger; d'autres s'adonnaient à la culture et y réussissaient si bien que plusieurs champs déjà prenaient forme; d'autres enfin veillaient à la sûreté générale.

Leif, lui-même, selon son tour, se joignait, tantôt au groupe qui explorait, et, tantôt, à celui qui restait au village.

Toutes les expéditions avaient un but utile et aucune ne rentrait au village sans rapporter quelque marchandise. Bientôt les billes de bois précieux si recherché au Groënland, les résines aromatiques, les outres de vin, les sacs de raisins secs ou de blé (1), les peaux soyeuses s'entassaient dans les flancs du Sneggar. Leif avait fait mettre à part de superbes blocs de môssur, bois rare et précieux, très estimé au Groënland, en Islande et en Norvège (2).

(1). C'était, en réalité, le riz sauvage, très abondant dans ces parages et dont les Indiens faisaient une grande consommation au temps des découvertes. (2). On s'est perdu en conjectures pour savoir quelle espèce de bois la Saga veut désigner sous le nom de môssur. Rafn pense qu'il

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s'agit de l'érable bouclé (acer rubrum) nommé par les Anglais Bird's Eye ou curled maple. L'intérieur en est marbré, ce qui le rend très propre à la confection des meubles. Les anciens Northmans l'estimaient beaucoup et en fabriquaient des meubles de fantaisie; ils le décoraient alors d'incrustations d'argent et de boucles d'or. Ce bois précieux fut exporté jusqu'en Norvège et nous voyons le roi Harald Hadrade offrir en cadeau, à un Islandais en visite dans son royaume, une petite jarre faite de ce bois et garnie d'anses et de bandes en argent doré. (D'après Snorre Sturleson: Heimskringla; traduction latine par Jansen.)

Bien que la vie fût très facile au Vinland, Leif avait hâte de faire connaître à ses compatriotes du Groënland le merveilleux succès de son expédition. Il se proposait même d'aller jusqu'en Islande recruter des colons pour peupler le pays qu'il avait découvert.

Aussi, vers les premiers jours de l'an 1001, après une année entière passée au Vinland, le Sneggar ouvrit de nouveau ses voiles au vent, sortit du lac, redescendit la rivière et reprit la route du Nord. Leif n'abandonnait pas tout à fait le pays, il laissait Leifsbudir à la garde de quelques compagnons séduits par la douceur du climat.

La Saga, il est vrai, ne dit pas expressément que des Northmans restèrent à Leifsbudir, mais la relation subséquente laisse entendre que le premier village du Vinland ne cessa pas d'être habité durant l'absence de Leif. Aussi verrons-nous, dans le prochain volume, que Thorfinn, après avoir retrouvé Leifsbudir, ne l'habita pas mais alla s'établir un peu plus loin, dans un site semblable où il bâtit Thorfinnsbudir. Plus tard, Freydisa, l'impétueuse soeur de Leif, au moment de partir pour le Vinland, lui demanda de lui céder ses droits sur Leifsbudir mais le chef groënlandais ne le voulut pas, sans doute pour ne pas créer des difficultés à ses anciens compagnons qui y étaient demeurés (1).

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(1). C'est le moment de se demander pourquoi les Northmans n'affluèrent pas aussitôt au Vinland, comme ils l'avaient fait pour l'Islande et le Groënland. Il faut se rappeler que la colonisation de ces deux derniers pays dut son succès à des causes politiques qui y déversèrent tout de suite une armée de mécontents. Rien de tel en ce qui concerne le Vinland. Loin de faire connaître leur découverte, les Groënlandais la cachèrent avec soin pour en garder les bénéfices. Cette politique n'est pas spéciale aux Groënlandais, tous les peuples l'ont pratiquée. On sait que, dès la plus haute antiquité, les peuples navigateurs montaient bonne garde autour des terres lointaines qu'ils avaient découvertes et qu'ils exploitaient à leur profit exclusif. Phéniciens et Grecs, entre autres, répandirent les légendes les plus épouvantables sur les pays découverts par eux afin d'en éloigner les autres navigateurs. Basques, Bretons et Normands suivirent la même politique lorsqu'ils découvrirent les premiers bancs de morue dans les parages de Terre-Neuve et dans l'estuaire du Saint-Laurent. À l'époque même des grandes découvertes, les rois du Portugal et d'Espagne faisaient, des voyages de leurs explorateurs, des sortes de secrets d'État. Christophe Colomb, avant de partir pour ses voyages de découvertes, faillit être arrêté et jeté en prison lors d'une visite au Portugal, parce que le roi de ce pays le soupçonnait de s'être emparé de l'itinéraire de ses navigateurs. Il ne dut son salut qu'à la fuite.

Comme à l'aller, Biorn guida le navire dans le bon chemin. Ils revirent en passant les forêts mystérieuses du Markland puis, dans la brume, les montagnes pierreuses de l'Helluland et, enfin, quelques jours après, les montagnes bleues du Groënland.

Déjà on approchait, lorsque Leif, debout sur le pont, à côté du timonier, donna un violent coup à la barre et fit dévier le navire vers la gauche.

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--Qu'y a-t-il, demanda le matelot étonné de la brusque interruption de son capitaine.

--Ne vois-tu rien d'étrange, là-bas?

Et Leif pointait son doigt dans la nouvelle direction que suivait le navire.

--Non, répondit le timonier, je ne vois rien sinon les côtes du Groënland.

--Je ne sais si c'est un rocher ou un bateau, mais j'aperçois certainement quelque chose.

Plusieurs matelots s'étaient approchés et regardaient vers l'endroit indiqué par le capitaine.

--En effet, remarqua l'un d'eux, il y a quelque chose; on dirait d'un rocher à fleur d'eau.

Leif avait une vue si perçante qu'aussitôt il s'écria: --Oui, c'est un rocher, et il y a des hommes dessus. Le mieux est de louvoyer de façon à les approcher pour leur prêter assistance, car ce doit être des naufragés. Au cas où ils auraient des intentions hostiles, nous serons toujours en meilleure posture qu'eux.

Ils s'approchèrent donc et jetèrent l'ancre à quelques encablures. Alors le canot du Sneggar fut mis à l'eau, emportant Leif, Biorn, Tyrker et deux matelots.

Lorsqu'ils furent à portée de la voix, Tyrker, qui connaissait plusieurs langues, héla les naufragés, leur demandant qui était le chef de leur bande.

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Un homme de haute stature s'avança jusqu'au bord du rocher.

--C'est moi qui suis le chef, répondit-il.

--Quel est ton nom?

--Je suis Thorer le Requin.

C'était un nom bien connu dans les mers du Nord et sa femme Gudrid devait jouer un rôle important dans les destinées futures du Vinland(1).

(1). Gudrid sera un des principaux instruments de la colonisation et de l'évangélisation du Vinland. Elle deviendra la mère du premier enfant de race blanche né en Amérique, comme nous le verrons dans le deuxième volume de cet ouvrage.

--D'où venez-vous, demanda encore Tyrker.

--Nous venions de l'Islande du nord et nous nous rendions au Groënland où mon ami Éric le Roux m'a promis l'hospitalité. Notre navire a heurté ce récif durant la tempête, il s'est brisé et nous sommes ici depuis huit jours. Mais vous, qui êtes-vous?

Alors Leif, se levant, se fit connaître.

--Je suis Leif, fils d'Éric le Roux.

--Es-tu vraiment le fils d'Éric de Brattalhida?

--Oui.

--Alors, c'est le ciel qui t'envoie pour nous sauver. Je venais au Groënland avec une forte cargaison de bois; je l'ai sauvée; elle est à

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toi, en retour du service que tu nous rendras.

--Ne parlons pas de cela, répondit Leif, il ne sera pas dit que j'aurai vendu mes services à des naufragés et surtout à des amis de mon père. Mon désir est que vous passiez sur mon navire avec autant de vos bagages que le bateau pourra en tenir, car il est déjà pesamment chargé.

La barque regagna aussitôt le Sneggar qui leva l'ancre et s'approcha prudemment du récif, guidé par les signaux de Thorer. Quelques heures après, tous les naufragés (1) étaient à bord et faisaient voile pour Ericsfirth.

(1). Ils étaient quinze, y compris Thorer et Gudrid.

À son arrivée à Brattalhida, le jeune découvreur fut reçu avec enthousiasme. Chacun voulait entendre le récit de son expédition et admirer les produits apportés de ce pays lointain. Son vieux père, Éric le Roux, le pressa sur son coeur, en pleurant de joie, et lui décerna le titre de Leif le Fortuné, car, lui dit-il, tu as trouvé la fortune avec la renommée.

Est-il nécessaire d'ajouter que les produits de Leif furent très appréciés sur les tables de Bratthalhida? Le vin qui avait mûri dans les outres, au cours du voyage, aida fort à célébrer la gloire de ce pays lointain et merveilleux qu'était le Vinland.

Cependant, au cours de l'hiver qui suivit, une grande douleur était réservée à Leif: une épidémie se déclara. Presque tous les Islandais sauvés du naufrage furent emportés par la maladie. Thorer le Requin mourut lui-même laissant Gudrid veuve. L'épidémie était à peu près terminée lorsqu’Éric le Roux mourut à son tour, non pas tant de maladie que de vieillesse et d'épuisement.

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Leif devenait donc le chef du pays. Une nouvelle organisation était commencée qui lui donnerait l'autorité non seulement sur le village de Bratthalhida, mais encore sur tous les villages du Groënland. Le roi Harald qui, de Norvège, espérait toujours imposer son autorité sur l'Islande et le Groënland, et qui comptait se servir de Leif pour arriver à ses fins, appuya de tout son pouvoir cette transformation.

Dès lors, abandonnant, momentanément du moins, ses projets transatlantiques, et flatté de la confiance que mettait en lui le roi de Norvège, Leif n'eut plus d'autre souci que de bien gouverner.

Cependant Thorwald, frère de Leif, disait souvent que l'on devrait continuer les découvertes commencées aux pays d'outre-Atlantique. Sur quoi Leif lui répondit un jour: -- Écoute, Thorwald, je crois que mon devoir est de rester ici pour veiller au bon ordre; mais, si le coeur te le dis, tu peux retourner au Vinland avec mon navire: je te le donne bien volontiers pour ta part d'héritage. Je n'y mets que deux conditions. La première, c'est que tu respecteras mon droit de propriété à Leifsbudir; la deuxième, c'est qu'avant de partir tu iras chercher la cargaison de bois appartenant à Thorer le Requin et qui doit être encore sur le rocher où il fut sauvé.

Tu sais qu'en mourant Thorer m'a confié la protection de sa veuve Gudrid et je veux faire vendre cette cargaison à son profit.

Ainsi fut fait. Thorwald, ayant ramené la cargaison de bois, se prépara activement à partir pour une nouvelle excursion au Vinland.

FIN

N.B. -- On trouvera dans notre prochain volume: Le Vinland, le

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récit des voyages de Thorwald, de Thorstein, de Thorfinn et de Freydisa soeur de Leif.

TABLE DES MATIÈRES PAGES

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Introduction Est-ce vrai? ............................................. 1

Chapitre I Au seuil de notre histoire ........................ 24

Chapitre II Les Northmans ........................................ 37

Chapitre III Les Northmans en Angleterre ................ 51

Chapitre IV Les Northmans en France ...................... 69

Chapitre V Sur l'Océan des Bruines .......................... 89

Chapitre VI Au seuil de l'Amérique ............................ 112

Chapitre VII L'Amérique entrevue .............................. 129

Chapitre VIII Leif Ericson ............................................ 149

Chapitre IX Vers les terres mystérieuses .................... 163

Chapitre X Le Vinland .............................................. 183

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