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1 Les métaphores de la nation chez Henri Pirenne et Karl Lamprecht: entre romantisme et humanisme. Geneviève Warland En 1923, à Bruxelles, Henri Pirenne, président du comité organisateur, ouvre le cinquième Congrès international des sciences historiques par un discours intitulé De la méthode comparative en histoire dans lequel, essayant de définir ce que peut être un «type national» et admettant l´existence de différences parfois très tranchées entre les nations modernes, il pose la question suivante: [...] et nous parlons de l´âme, du génie et de l´individualité des peuples comme si les peuples étaient, en effet, des individus. Quelle réalité se cache cependant derrière ces métaphores, et dans quelle mesure un peuple est-il comparable à une personne? Voilà sûrement, s´il est homme de science, une des questions principales qui puissent se poser à l´historien. 1 Il n’est assurément pas fortuit qu´Henri Pirenne formule une telle remarque lors de la première réunion internationale des historiens qui s´est tenue après la guerre 14-18 et à laquelle ne participa aucun historien allemand ou autrichien. 2 Cette réflexion sur les métaphores de la personne pour parler des peuples – Pirenne n´emploie pas ici le terme de nation ; pourtant la connotation est la même – est associée à sa définition d´une approche comparative de l´histoire destinée à surmonter le point de vue ethnocentrique des historiographies nationales. En effet, Pirenne considère cet ethnocentrisme comme un des responsables du premier conflit mondial. Sans pour autant désigner de coupable dans ce discours, c´est en fait la pratique de l´histoire en Allemagne qu´il fustige: acquise à l´idée de supériorité de la «race» et de la culture allemandes, celle-ci se serait 1 H. PIRENNE, De la Méthode comparative en histoire, Bruxelles, 1923, p. 10 (brochure). Je souligne. 2 Dans les réunions préparatoires au Congrès, il avait été décidé que seuls participeraient les historiens des pays membres de la Société des nations et ceux des pays restés neutres. Waldo G. LELAND, «The International Congress of Historical Sciences Held at Brussel», in : The American Historical Review, 28, 1923, p. 639-655.

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Les métaphores de la nation chez Henri Pirenne et Karl Lamprecht:

entre romantisme et humanisme.

Geneviève Warland

En 1923, à Bruxelles, Henri Pirenne, président du comité organisateur, ouvre le

cinquième Congrès international des sciences historiques par un discours intitulé De la

méthode comparative en histoire dans lequel, essayant de définir ce que peut être un

«type national» et admettant l´existence de différences parfois très tranchées entre les

nations modernes, il pose la question suivante:

[...] et nous parlons de l´âme, du génie et de l´individualité des peuples comme si les peuples

étaient, en effet, des individus. Quelle réalité se cache cependant derrière ces métaphores, et dans

quelle mesure un peuple est-il comparable à une personne? Voilà sûrement, s´il est homme de

science, une des questions principales qui puissent se poser à l´historien.1

Il n’est assurément pas fortuit qu´Henri Pirenne formule une telle remarque lors

de la première réunion internationale des historiens qui s´est tenue après la guerre 14-18

et à laquelle ne participa aucun historien allemand ou autrichien.2 Cette réflexion sur les

métaphores de la personne pour parler des peuples – Pirenne n´emploie pas ici le terme

de nation ; pourtant la connotation est la même – est associée à sa définition d´une

approche comparative de l´histoire destinée à surmonter le point de vue ethnocentrique

des historiographies nationales. En effet, Pirenne considère cet ethnocentrisme comme

un des responsables du premier conflit mondial. Sans pour autant désigner de coupable

dans ce discours, c´est en fait la pratique de l´histoire en Allemagne qu´il fustige:

acquise à l´idée de supériorité de la «race» et de la culture allemandes, celle-ci se serait

1 H. PIRENNE, De la Méthode comparative en histoire, Bruxelles, 1923, p. 10 (brochure). Je souligne. 2 Dans les réunions préparatoires au Congrès, il avait été décidé que seuls participeraient les historiens des pays membres de la Société des nations et ceux des pays restés neutres. Waldo G. LELAND, «The International Congress of Historical Sciences Held at Brussel», in : The American Historical Review, 28, 1923, p. 639-655.

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mise au service de la politique et, par la représentation qu´elle donnait du passé, aurait

mobilisé les citoyens en faveur de la guerre.3

La question de ces métaphores de la personne destinées à caractériser une nation

concerne en fait l´ensemble de l´historiographie nationale dans l´Europe du XIXe

siècle.4 Comme le dit Ann Rigney, «The person-metaphor seems to have had perennial

attractions for those setting out to write histories of impersonal or transpersonal

subjects ».5 Cette question touche au premier chef les deux historiens étudiés ici : Henri

Pirenne (1862-1935),6 éminent médiéviste et historien de la Belgique, et Karl

Lamprecht (1856-1915),7 spécialiste de l´histoire économique en Allemagne au moyen

âge et de l´histoire générale de ce pays. Pirenne et Lamprecht ont entretenu pendant 25

ans des liens étroits de travail et d´amitié.8 Ils partageaient la même approche

économique et sociale de l´histoire qui les a conduits à s´intéresser à l’idée de

«civilisation nationale» comme élément constitutif, par opposition à l´État, de l´unité de

la nation.

C’est à une comparaison des métaphores utilisées respectivement par Lamprecht

et par Pirenne pour décrire leur nation – ou leur peuple – et raconter son développement

3 Voir les articles et conférences cités au cours de cet article. Voir encore H. PIRENNE, Souvenirs de captivité en Allemagne, Bruxelles, 1921 (brochure) ; Id., L´Allemagne moderne et l´Empire romain au Moyen âge, Gand, 1921 (brochure) ; Id., La Belgique et la guerre mondiale, Paris, Presses Universitaires de France, 1928. 4 Cette métaphore de la personne a exercé une grande attraction sur les historiens du XIXe siècle, quelle que fut la tradition de pensée dans laquelle il se situaient. Cela vaut pour les historiens allemands, comme le rappelle Luise Schorn-Schütte, non seulement à propos de Lamprecht mais aussi d´Otto von Gierke, de Gustav Schmoller ou d´Ernst Bernheim (Luise Schorn-Schütte, Karl Lamprecht. Kulturgeschichtschreibung zwischen Wissenschaft und Politik, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1984, p. 60). Cela vaut aussi pour les historiens français, et en particulier pour les historiens romantiques comme Jules Michelet ou Augustin Thierry. Voir, pour ce dernier, l´analyse d´Ann RIGNEY, «Mixed metaphors and the writing of history», in: Storia della storiografia, 24, 1993, p. 144-159. Voir également Ann RIGNEY, «Muddying the waters: metaphor in history», in: B. DEBATIN, T. R. JACKSON, D. STEUER (ed.), Metaphor and rational discourse, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1997. 5 Ann RIGNEY, «Mixed metaphors and the writing of history», art. cit., p. 151. 6 Pour une étude d´ensemble sur Henri Pirenne, voir Bryce LYON, Henri Pirenne. A bigraphical and intellectual study, Ghent, Story Scientia, 1974.Voir aussi Jan DHONDT, «Henri Pirenne: historien des institutions urbaines», in: id., Hommes et pouvoirs: les principales études de Jan Dhondt sur l´histoire du 19e et du 20e siècles, Gand, Fondation Jan Dhondt, 1976, p. 63-119 et R. C. VAN CAENEGEM, «Henri Pirenne: naar aanleiding van de honderste verjaardag van zijn benoeming te Gent», in: Meddedelingen van de koninkelijke Academie voor Wetenschapen, Letteren en schone Kunsten van België, n° 49, 1987, p. 87-105. 7 A propos de Karl Lamprecht, les études suivantes sont à consulter, Luise SCHORN-SCHÜTTE, Karl Lamprecht, op. cit, et id., «Karl Lamprecht. Wegweiser einer historischen Sozialwissenschaft?», in : Notker Hammerstein (éd.), Deutsche Geschichstwissenschaft um 1900, Stuttgart, Franz Heiner Verlag, 1988, p. 153-191 (synthèse du précédent) de même que l´excellente biographie de Roger CHICKERING, Karl Lamprecht. A german academic life (1856-1915), New Jersey, Humanities Press, 1993. 8 Voir B. LYON, Henri Pirenne, op. cit., p. 129sq ; id., «The letters of Henri Pirenne to Karl Lamprecht (1894-1915)», in : Bulletin de la Commission Royale d´Histoire, CXXXII, 1966, p. 161-231. Voir aussi L. SCHORN –SCHÜTTE, Karl Lamprecht, op. cit., p. 47 et aussi p. 320-328.

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historique que je me livrerai ici.9 Non seulement j´essayerai de dégager les présupposés

philosophiques sur lesquels repose la représentation de la nation chez ces deux auteurs,

mais je tenterai également d´éclairer à ce niveau la filiation de pensée, souvent suggérée

mais jamais « démontrée », qui existerait entre eux.10 Enfin, je me tiendrai délibérément

sur un plan philosophique en me concentrant sur les caractères abstraits de la nation,

autrement dit sur ses traits définitoires essentiels et sur les analogies qui les

accompagnent. Je n´aborderai donc pas ici la question des implications politiques que

soulèvent, d´un côté, le concept de nation organique chez Lamprecht – notamment eu

égard à la question du Deutschtum11 et aux prétentions d´expansionnisme qu’il en

déduit – et, de l´autre, le concept de nation syncrétique et humaniste chez Pirenne,

destiné à pérenniser (si je puis me permettre l’expression) l´«entente cordiale»12 entre

Flamands et Wallons.

Vers une approche métaphorique

Avant de passer à l´analyse des textes de Pirenne et de Lamprecht, il me semble

utile de définir brièvement l´apport de l´approche métaphorique. Aujourd’hui, le terme

de métaphore tend à englober toute la terminologie des tropes, c’est-à-dire non

seulement la métaphore, mais aussi la métonymie et la synecdoque.13 C’est d’ailleurs

l’ensemble de ces figures que j´aborderai eu égard à la représentation de la nation. J´y

rattacherai également d´autres figures telles que les comparaisons, puisque le

raisonnement sous-jacent est le même: dans tous les cas, il s’agit d’établir une analogie.

La structure sémantique fondamentale de la métaphore présente un intérêt tout

particulier: la métaphore est une image qui opère un rapprochement entre deux champs

sémantiques. Elle fait le lien entre une idée abstraite et la pensée concrète, et l´image

9 Les deux ouvrages qui servent de principale référence à l´emploi des métaphores sont: Henri PIRENNE, Histoire de Belgique, Bruxelles, Lamertin, 1900-1932 et Karl LAMPRECHT, Deutsche Geschichte, Berlin, R. Gaertners Verlagsbuchhandlung, 1891-1895 (tomes 1-5) et Freiburg im Breisgau, Verlag von Hermann Heyfelder, 1904-1909 (tomes 6-12). Ils seront signalés par les abréviations, respectivement, de HB et de DG. Pour cette dernière, les tomes complémentaires ou Ergänzungsbände seront repris par les lettres EB. 10 Ce lien est notamment présenté par J. DHONDT, B. LYON et L. SCHORN-SCHÜTTE. Pour plus de détails, voir infra. 11 Il s´agit de l´idée selon laquelle tous les individus de langue allemande font partie de la nation allemande, quel que soit le pays dans lequel ils vivent. 12 J´emprunte ce terme à Jo TOLLEBEEK, «'Au point sensible de l´Europe': Huizinga en Pirenne », in: Revue Belge de Philologie et d´Histoire, 74, 1996, p. 407. 13 La métonymie exprime une relation nécessaire entre les deux termes comparés (cause/effet, contenu/contenant) ; la synecdoque exprime un rapport d´inclusion entre le véhicule et l´objet (partie pour le tout, espèce pour le genre).

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qu´elle utilise permet de rendre les idées abstraites plus familières.14 Reprenant la

citation de Pirenne, on peut donner l´exemple de l’application du mot «âme» ou

«génie», propre à l´individu, à l´entité collective qu´est le peuple. Dans cette attribution

s´effectue une transposition analogique des mécanismes de fonctionnement émotifs et

mémoriels de l´individu vers le peuple, permettant ainsi de mieux faire «sentir» ou

«voir» l´unité qui les rassemble.

De manière générale, les métaphores peuvent être classées en différents types :

organiques, mécaniques, anthropomorphiques, etc.15 Toutefois, ces types ne se

cantonnent, selon Alexander Demandt, ni à une langue, ni à une époque ou un pays

particuliers.16 Au contraire, ils sont empruntés au réservoir d´images et de figures

rhétoriques qui est celui de la pensée occidentale, héritière de la pensée antique, de la

tradition juive et de la tradition chrétienne.17 Ceci n´entre pas en contradiction avec le

fait qu´à chaque époque, de nouvelles métaphores, fruits de l´imagination de certains

auteurs, apparaissent. Les exemples empruntés à Lamprecht et à Pirenne offriront une

illustration de ce rapport entre universalité et singularité, issu de l´emploi et de la

création de métaphores.18

Concernant les métaphores chez Lamprecht et Pirenne, quelques remarques

générales s´imposent. La première concerne leur usage: à l´abondance et à la richesse

des analogies établies par Lamprecht, il faut opposer la modération de Pirenne. Ceci

pose la question de la tradition de pensée dans laquelle ces historiens se situent, car elle

influence leur manière de concevoir et d´écrire l´histoire. Ceci pose aussi la question des

14 Alexander Demandt définit les métaphores comme des images fournies par la langue (Sprachbildern), dont la force d´expression est empruntée au quotidien (Lebensnähe) et caractérisée par leurs effets de simplification (Vereinfachungseffekte): elles sont une «manière de lier l´inconnu au connu par la soumission de l´inconnu à un connu plus général» (je traduis). Voir Alexander DEMANDT, Metaphern für Geschichte. Sprachbilder und Gleichnisse im historisch-politischen Denken, München, C. H. Beck´sche Verlagsbuchhandlung, 1978, p. 12-13. 15 Dans l´étude d´A. DEMANDT, cette classificiation porte sur les métaphores utilisées dans la pensée philosophique, historique et politique allemande, essentiellement au XIXe siècle. Partant d´un rappel des métaphores présentes dans la littérature antique ou chrétienne, il analyse leur reprise dans les textes de Kant, Goethe, Herder, Hegel, Humboldt, Spengler, Freud, etc. Les métaphores étudiées sont non seulement celles de l´organisme, du mouvement, des saisons et des jours, mais encore celles empruntées aux domaines de la technique et du théâtre. 16 «Der urtümliche Bildgehalt ist gewöhnlich von Sprachen und Sprachstufen unabhängig, er findet sich in ähnlicher Form in verschiedenen Ländern und Zeiten und bleibt trotz sonstiger Wandlungen unterschwellig vorhanden» (A. DEMANDT, op. cit., p. 445). 17 Voir A. DEMANDT, op. cit., p. 436sq. 18 A ce propos, Demandt distingue entre l´image, à caractère universel, et le sens donné à cette image –lié à son contexte d´utilisation–, à caractère particulier: «Die Bilder selbst werden geprägt durch Zeitstil und Tradition, nur ihr Sinn spiegelt Absicht und Individualität eines Autors» (A. DEMANDT, op. cit., p. 435).

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lectures réalisées,19 par lesquelles se transmet - consciemment ou inconsciemment -

l´emploi d´un certain lexique et de certaines figures de style.20 Ceci pose encore la

question de leur vision de l´écriture de l´histoire, plus factuelle et moins théorisante

chez Pirenne que chez Lamprecht, dont la pensée n´est pas exempte d´un penchant

affirmé pour la spéculation.

Une seconde remarque se rapporte au contexte d´occurrence des métaphores:

elles se trouvent essentiellement dans les préfaces, les introductions, les conclusions de

transition (passage d’une thématique à une autre, d´un chapitre à l’autre) et dans les

conclusions finales: il s’agit donc toujours des parties du texte qui fournissent les

orientations générales de l´histoire, qui indiquent ses modes d´appréhension ou cadres

d´interprétation.21 De plus, les conférences tenues par ces historiens – dans lesquelles ils

empruntent des raccourcis pour raconter certains phénomènes et les illustrent à l´aide

d´images «parlantes» – abondent aussi en métaphores. Les métaphores relèvent donc de

ce qu’on appelle l´esthétique d´une œuvre.22 Par leur caractère expressif

(Anschaulichkeit) et le recours à des représentations imagées (bildliche

Darstellbarkeit),23 elles participent, en outre, à la mise en place d´une rhétorique de la

lecture, destinée à orienter le lecteur. Cette analyse débouche sur l´étude de la réception

19 Lamprecht s´est beaucoup intéressé à la philosophie et à la psychologie. Concernant la reconstruction de cette intertextualité, voir L. SCHORN-SCHÜTTE, Karl Lamprecht. Kulturgeschichtschreibung zwischen Wissenschaft und Politik, op. cit., p. 21-151. Voir également la Deutsche Geschichte de Lamprecht qui, par l´étendue des thèmes traités, témoigne de l´amplitude et de la diversité de ses lectures. quant à Pirenne, il était moins porté que Lamprecht vers la philosophie et la psychologie collective. 20 Tel Lamprecht qui a été inspiré par la lecture des classiques de la pensée allemande que sont, entre autres, Herder et Hegel, mais aussi par des penseurs français comme Comte. Voir infra. Tel Pirenne conceptuellement et lexicalement influencé, dans un premier temps, par la Deutsche Geschichte de Lamprecht. Voir infra. 21 L´emploi privilégié des métaphores dans ce type de passage tient à leur nature même. Comme le dit Demandt, elles sont essentiellement utilisées dans des descriptions impliquant une distanciation de l´objet (Beschreibungen aus großer Distanz): «Meist sind es Zusammenfassungen und Überblicke, die zu bildlicher Rede einladen. Insofern stehen die verbildlichten Sachverhalte in nächster Nähe zur Geschichtsphilosophie. Stoffnahe Geschichtserzählungen sind in der Regel ärmer an Sprachbildern als weitreichende Ausblicke» (A. DEMANDT, op. cit., p. 12). 22 L´esthétique a trait au mode de figuration des événements: elle s´intéresse aux stratégies de langage figuratif, non seulement dans la mise en intrigue, mais encore dans tous les types d´analogies utilisées. 23 A. DEMANDT, op. cit., p. 12-13. Le langage imagé a pour fonction de faciliter la compréhension du lecteur, en particulier lorsqu´il s´agit de définir des notions abstraites et complexes telles que les entités collectives que sont la nation, le peuple ou l´État. En ce qui concerne la réception des métaphores et la création d´horizons d´attente, Demandt montre comment les métaphores organiques participent à cette création: «Metaphern regulieren Erwartungen. Gewöhnen wir uns an organischen Sprachbilder, so empfinden wir Geschehnisse als natürlich, die den Betroffenen höchst unnatürlich vorkamen. Revolutionen werden zu Entwicklungsknoten verharmlost. Eroberungen erscheinen als Wachstumsvorgänge, Kriege vernichten "lebensunfähige" Völker, "ausgelebte" und "überalterte" Systeme. Denken wir dagegen in technischen Metaphern, so halten wir Staaten für ewig, wofern nur die richtigen Reformen durchgeführt werden» (A. DEMANDT, op. cit., p. 447. Je souligne).

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d´une œuvre: une telle étude peut être entreprise pour l´Histoire de Belgique et la

Deutsche Geschichte, dont le public visé devait être le plus large possible.24

Enfin, hormis la question de Pirenne sur les métaphores de la personne, que j´ai

signalée au début, et quelques propos de Lamprecht,25 aucun des deux auteurs ne porte

une attention véritable à la signification des analogies et encore moins à leurs effets. Ils

recourent à des images qui leur semblent appropriées à leur explication, sans vraiment

les thématiser ni même veiller à la cohérence des registres qu´ils invoquent. Ils ne

s´interrogent pas sur les implications normatives, pour la conception de la nation, de

métaphores ou comparaisons telles que celle de la «famille» ou celle de l´ «être moral»

de la nation dans le cas de Pirenne et celle de l´«âme du peuple» (Volksseele) à la

«résonnance psychique» particulière (psychisches Diapason), fonction de son stade

d´évolution historique (Kulturstufe), comme chez Lamprecht. Que la nation existe est,

selon eux, une évidence, qu´ils n´ont jamais remise en question. Que cette existence

puisse relever d´une certaine idée normative qu´ils se font de ce que la nation doit être,

notamment aux fins de l´État qui lui sert de cadre et à la lumière des rapports entre

celui-ci et celle-là, fait partie de leur précompréhension des liens entre histoire et

politique. Une précompréhension vers laquelle les métaphores ouvrent une voie d´accès.

Dès lors, les métaphores de la nation auxquelles Pirenne et Lamprecht recourent sont

étroitement liées à leur philosophie de l´histoire, non pas entendue au plan des méthodes

mais, plus fondamentalement, au niveau de leur conception générale de la société

nationale et de son évolution.

D´un concept de nation organique et ethnocentrique, hérité du romantisme, à un

concept de nation syncrétique et humaniste, tel est le continuum le long duquel

j´essayerai de situer Lamprecht et Pirenne.26 D´une compréhension de la collectivité

nationale comme subsumant les individus qui la composent en un tout qui possède sa

propre individualité et dont le caractère intrinsèque est la langue, collectivité particulière

24 Tant l´Histoire de Belgique que la Deutsche Geschichte sont des ouvrages de synthèse qui ont connu un grand succès éditorial. Sur le retentissement de l´Histoire de Belgique, voir, entre autres, B. LYON, Henri Pirenne, op. cit., p. 403; 417. Sur celui de la Deutsche Geschichte, voir notamment H. PIRENNE, «Une polémique historique en Allemagne», in : Revue Historique, LXIV, 1897 p. 53; L. SCHORN-SCHÜTTE, Karl Lamprecht. Kulturgeschichte (...), op. cit., p. 108 et R. CHICKERING, Karl Lamprecht, op cit., p. 178 et 321-323. 25 Karl Lamprecht aborde brièvement le thème des analogies dans id., «Individualität, Idee und sozialpsychische Kraft in der Geschichte» (1897), in : Herbert SCHÖNEBAUM (éd.), Karl Lamprecht. Ausgewählte Schriften zur Wirtschafts- und Kulturgeschichte und zur Theorie des Geschichtswissenschaft, Aalen, Scientia Verlag, 1974, p. 334. 26 La mise en avant de l´idée de continuum entre nation civique et nation ethnique est un des principaux apports du livre de Dominique SCHNAPPER, La communauté des citoyens. Sur l´idée moderne de nation, Paris, Gallimard, 1994.

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et irréductible à aucune autre, à une compréhension de la collectivité nationale comme

alliant en une entité historico-politique des individus appartenant à des ethnies

différentes et respectant ce pluralisme fondamental, tel est le terminus ad quo et le

terminus ad quem de ce continuum.

Au-delà des différences relatives à l´essence même de la nation, Pirenne et

Lamprecht se rejoignent sur deux points : l´idée de «nation culturelle» (Kulturnation),

autrement dit de nation existant en dehors d´un cadre étatique, et celle de déterminisme

évolutionniste.

La «nation culturelle» (Kulturnation)27

Le fait même que l´Histoire de Belgique et la Deutsche Geschichte recherchent

l´existence d´une nation au-delà du cadre de l´État en remontant jusqu´au moyen âge, et

même avant, pour y découvrir les prodromes de l´unité nationale indique qu´elles

s´appuient sur l´idée d´une communauté de culture constitutive du sentiment national.

Alors que, pour Pirenne, la présence de la culture urbaine du Moyen âge aura comme

effet l´apparition d´un sentiment national belge qui ne cessera de se consolider au cours

des siècles, Lamprecht interprète la civilisation nationale – institutions, formes

économiques et créations artistiques – comme le produit épochal d´un esprit national

qui a toujours existé.

«Les âges de la nation»

La conception de l´histoire, chez Pirenne comme chez Lamprecht, est marquée

par un évolutionnisme considérant que l´humanité entière, et les nations en particulier,28

sont soumises à la loi du progrès.29 Appliqué au cadre national, ce progrès est compris

27 La distinction entre «Staatsnation» et «Kulturnation» est redevable à Friedrich Meinecke. Voir Friedrich MEINECKE, Weltbürgertum und Nationalstaat (1907) in : Friedrich Meinecke Werke (Band V), édité par Hans HERZFELD, München, R. Oldenburg Verlag, 1962. 28 Lamprecht les conçoit comme les «piliers de l´histoire de l´humanité » (Träger der Menscheitsgeschichte) et renvoie à la pensée «historique collective» de Herder. Voir K. LAMPRECHT, «Was ist Kulturgeschichte? Beitrag zur einer historischen Empirik » (1896/97), in : Herbert SCHÖNEBAUM (éd.), Karl Lamprecht. Ausgewählte Schriften zur Wirtschafts-und Kulturgeschichte und zur Theorie des Geschichtswissenschaft, Aalen, Scientia Verlag, 1974, p. 298. Voir aussi H. PIRENNE, La nation belge et l´Allemagne. Quelques réflexions historiques, Gand, Ad. Hoste, Gand, 1920: le «caractère propre» de chaque peuple «[....] s´accentue davantage au fur et à mesure des progrès de la civilisation» (p. 16). 29 De manière générale, le progrès est lié, pour Pirenne, à l´accroissement de la technique, autrement dit de la maîtrise de la nature, et au progrès scientifique. Il n´existe, écrivant de son exil en Allemagne en pleine guerre, de progrès ni dans la morale ni dans les arts. Voir Bryce et Mary LYON, Jacques-Henri PIRENNE (éd.), «"Réflexions d´un solitaire" by Henri Pirenne», in: Bulletin de la Commission Royale d´Histoire, CLX, 1994, p. 179.

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par Lamprecht comme une intensification de la « vie de la nation » qui s´exprime, au

plan culturel, dans les formes sociales, les arts et les techniques et, au plan juridique et

politique, dans l´aboutissement «naturel» qu´est l´État-nation.30 À partir d´un point de

vue moins conceptuel mais tout aussi linéaire, Pirenne voit dans la création de l´État

belge le même point culminant d´une évolution séculaire, socio-économique et

politique.

Les termes utilisés pour expliquer l´évolution générale des nations sont

empruntés chez Lamprecht au vocabulaire des sciences de la nature31 car, à côté de sa

foi en un progrès général, il défend l´idée génétique d´un retour de phases de croissance

et de déclin pour les civilisations.32 Non seulement un lien est établi entre l´évolution

des nations ou des sociétés et celle de la nature,33 mais aussi entre les premières et

l´évolution de la vie humaine.34 Dans des termes qui rappellent ceux de Comte,35

Lamprecht pense que la nation se développe selon une régularité comparable à celle de

l´individu. Aux âges de la vie correspondent les âges des nations :36

Und wie der biologische Prozeß des Einzelnen in bestimmten Stufen verläuft die, ineinander

übergehend, in keiner anderen, als der erfahrungsmäßigen Reihenfolge verlaufen, so lassen sich

auch rein empirisch, genau auf dem gleichen Wege statistischer Induktion, der uns das Ergebnis

spezifischer Entwickelungsstufen des Einzelnen lieferte, Entwickelungsstufen der Massen, der

Nationen feststellen: und diese folgen im Falle des vollen Auslebens der Massen, wie im Falle des

vollen Auslebens des Einzelnen, mit verwandter Regelmäßigkeit aufeinander.37

30 DG I, 1891, p. 3. 31 De nombreux verbes expriment le cycle de la croissance et du déclin. Tels wachsen, blühen et vergehen. 32 Les cinq «âges culturels» (Kulturstufen) de la nation allemande, applicables aux nations européennes contemporaines, ont également marqué l´évolution des sociétés antiques grecques et romaines. Voir K. LAMPRECHT, « Was ist Kulturgeschichte? », art. cit., p. 282-283. 33 Nombreuses sont les analogies empruntées à la faune et à la flore. Voir K. LAMPRECHT, «Was ist Kulturgeschichte?», art. cit. Pour quelques exemples extraits de la Deutsche Geschichte, voir infra. 34 La question des «âges de l´humanité», et partant celle des « âges de la nation », revient chez de nombreux auteurs appartenant à des écoles de pensée différentes, que cela soit Herder qui les comprend, de même que Hegel, comme des stades de formation (Bildungsphase) ou encore Comte (lois des 3 stades: identité fondamentale, évolution individuelle, évolution collective). Voir A. DEMANDT, op. cit., p. 62sq. et J. SCHLANGER, Les métaphores de l´organisme, Paris, Vrin, 1971, p. 144sq. 35 Telles l´approche empirique, par «induction statistique» ou l´idée de «régularité», comme l´indique la citation. Sur l´influence de la pensée de Comte en Allemagne et sur Lamprecht en particulier, voir L. SCHORN-SCHÜTTE, Karl Lamprecht, op. cit., p. 26sq. 36 Les analogies avec les individus reviennent constamment chez les philosophes et historiens du XIXe siècle, que cela soit ceux que l´on a précédemment cités ou encore Ranke, Droysen et même Burckhardt. Voir A. DEMANDT, op. cit., p. 77sq. 37 K. LAMPRECHT, «Individualität, Idee und sozialpsychische Kraft in der Geschichte», art. cit., p. 334. Je souligne.

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La métaphore de l´âge pour exprimer l´évolution des nations se trouve

également chez Pirenne. Ainsi dans La nation belge et l´Allemagne (discours de 1919):

Les peuples barbares, comme les enfants, se ressemblent. Au moyen âge encore, [...] les nations

européennes paraissent avoir été bien plus analogues les unes aux autres qu´elles ne le sont aujourd´hui.

[...]. En avançant en âge, c´est-à-dire en avançant dans l´histoire, chaque groupe national se différencie

davantage des groupes voisins.38

Sans adhérer à la définition de Lamprecht d´«âges culturels» (Kulturstufen)39 fixes

s´intégrant dans une vision cyclique de l´histoire, Pirenne considère le développement

des nations à partir d´une ligne générale d´évolution de l´humanité, marquée par le

progrès des sciences, des techniques et du droit.40 Sur cette base, on peut parler, selon

lui, de «peuples avancés» et de «peuples en retard»,41 étant donné que les changements

se produisent à des rythmes différents selon les nations.42 Le développement de

l´humanité s´accompagne donc d´une individualisation progressive que traduisent les

différenciations nationales.

La métaphore des «âges des nations» n´est, dès lors, pas un critère déterminant

permettant de trancher entre deux conceptions de la nation: celle de Lamprecht,

organique-romantique, et celle de Pirenne, syncrétique et humaniste. Il faut se diriger

vers d´autres caractérisations portant sur l´essence même de la nation. Ces dernières

permettent, en outre, de distinguer des déplacements et des modifications dans leur

pensée. Les métaphores utilisées servent, à cet égard, d´indicateur explicite, car elles

illustrent les nuances apportées et, dans une certaine mesure,43 les filiations de pensée.

38 H. PIRENNE, La nation belge et l´Allemagne, op. cit., p. 16. Je souligne. 39 Dans une lettre à Sproemberg, rédigée en 1931, Pirenne indique n´avoir jamais suivi Lamprecht dans la seconde période de sa pensée où il élabora les Kulturstufen dont la construction lui a toujours paru très «arbitraire» (Heinrich SPROEMBERG, «Pirenne und die deutsche Geschichtswissenschaft», in: id. (éd. par Manfred UNGER), Mittelalter und Geschichtschreibung. Ausgewählte Abhandlungen, Berlin, Akademie Verlag, 1971, p. 441). Dans Ce que nous devons désapprendre de l´Allemagne (1921), Pirenne avait d´ailleurs caractérisé l´élaboration de ces âges culturels de «théorie fumeuse». Voir infra. 40 H. PIRENNE, La nation belge et l´Allemagne, op. cit., p. 16 et p. 18. Voir également De la méthode comparative en histoire, op. cit., p. 8: «Partout, dans ses traits essentiels, le développement général est de même nature et passe par des phases analogues». 41 Ibid., p. 8. 42 «Il en résulte qu´à la même date les différents peuples appartiennent cependant à des époques différentes du développement général, parce que chez tous le temps ne s´est pas écoulé, si l´on peut ainsi dire, avec la même vitesse» (Ibid., p. 8). Ces rythmes sont fonction de différents facteurs comme le climat, l´économie et les circonstances historiques.

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Lamprecht et la nation romantique-organique

Dans un article de la Revue Historique (1897) intitulé Une polémique historique

en Allemagne,44 Henri Pirenne présente la conception de la nation de Lamprecht –

«c’est dans la nation que réside l’esprit collectif ou objectif qui se manifeste en chacun

de nous».45 Il résume donc très clairement la conception de l´histoire de l´Allemagne de

ce dernier « comme l’œuvre collective de la nation allemande, comme le produit d´états

socio-psychiques s´engendrant les uns les autres et auxquels se ramène la diversité

infinie des événements politiques, des faits économiques, des courants religieux, des

mouvements artistiques, scientifiques et littéraires de chaque époque».46 Pirenne se situe

ici exclusivement au niveau historiographique. Adhérant à la nouvelle approche socio-

économique de l´histoire initiée par Lamprecht, il parle de complète rupture avec l´école

de Ranke centrée sur l´histoire de l´État, dont les maîtres étaient alors Heinrich von

Treitschke et Georg Sybel. Prenant la défense de Lamprecht contre les attaques des

Jungrankianer,47 il aborde la question sensible du rapport entre les forces collectives et

les forces individuelles comme facteur du changement historique en indiquant que, chez

Lamprecht, ces dernières n´ont jamais complètement été écartées au profit des

premières.48 Mais le propos de Pirenne ne consiste pas, dans cet article, à situer

Lamprecht dans le contexte général de la pensée allemande.49 Il n’est pas question non

plus pour Pirenne, à ce moment-là, de s´interroger, même indirectement, sur le sens

philosophique des métaphores utilisées par Lamprecht. L´angle d´approche adopté ici

sera donc radicalement différent de celui de Pirenne.

La conception de la nation chez Lamprecht trouve ses origines non seulement

dans sa lecture des romantiques allemands comme Herder et Fichte, ou encore dans

43 Les mêmes métaphores étant utilisées par des écoles de pensée différentes, elles ne sont pas à elles seules un indicateur suffisant permettant de rattacher unilatéralement un auteur à un courant. 44 H. PIRENNE, « Une polémique historique en Allemagne », in : Revue historique, LXIV, 1897, p. 53-57. 45 Ibid., p. 55. 46 Ibid., p. 53. 47 Les principaux acteurs de la polémique contre Lamprecht sont Friedrich Meinecke, Hermann Oncken, Felix Rachfahl et Georg von Below. Voir les articles parus dans l´Historische Zeitschrift dans les années 1896-1900. Pour un résumé des enjeux impliqués, voir Georg G. IGGERS, The german conception of history. The national Tradition of Historical Thought from Herder to the Present, Middletown, Wesleyan University Press, 1968, p. 197sq. 48 Dans «Individualität, Idee und sozialpsychische Kraft in der Geschichte» (art. cit.), Lamprecht répond lui-même aux attaques des Jungrankianer en exposant ses thèses sur ces questions. 49 Ce n´est qu´après la guerre que Pirenne brossera un tableau général de la pensée nationaliste allemande, mettant en évidence ses racines romantiques. Voir ses conférences mentionnées au cours de cet article: La nation belge et l´Allemagne (1919), Ce que nous devons désapprendre de l´Allemagne (1921) et De la méthode comparative en histoire (1923).

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celle de Hegel à qui il reprendrait son système triadique,50 mais aussi dans sa réception

de la tradition «romantique organologique» de l´historiographie culturelle

(Kulturgeschichtsschreibung).51 Par ailleurs, le milieu de l´université de Leipzig où il

était professeur, acquis aux idées du positivisme de Comte, a imprégné son idée de la

société comme organisme social caractérisé par des «âges culturels» (Kulturstufen) et sa

recherche de lois, comparables à celles des sciences de la nature, permettant d´expliquer

le changement historique selon une ligne d´évolution universellement valable.52

Nonobstant la diversité des influences intellectuelles qui font de la philosophie de

l´histoire de Lamprecht un ensemble, de prime abord, complexe et multiforme, voire

impénétrable, le contenu même de son concept de nation s´inscrit de bout en bout dans

une veine romantique organologique, que l´on peut caractériser par les traits suivants.

La nation chez Lamprecht est avant tout comprise dans un sens holiste: l´être

national, représenté par le Volksseele ou Volksgeist,53 est conçu comme une totalité qui

précède les individus.54 Il se manifeste en eux et les rassemble, en même temps, en une

entité qui leur est supérieure : la nation. Dans son introduction à la Deutsche Geschichte

en 1891, Lamprecht établit d´emblée un rapport de subsomption des individus

(Einzelne) par le collectif (Gesamtdasein), qui s´exprime à travers le concept d´esprit

national (Nationalbewußtsein):

Denn was ist das Nationalbewußtsein anders, als die geschichtlich entwickelte Übereinstimmung

aller Volksgenossen in den wesentlichen Fragen des eigenen wie des Gesamtdaseins? So lebt es in

Vorstellung und Empfindung des Einzelnen, so bildet es als Ganzes, als außerhalb der Einzelleben

stehende Summe von Anschauungen eine Macht, welche feuert, begeistert, hinreißt.55

50 Selon Schorn-Schütte, ce système hégélien permet à Lamprecht de faire le lien entre le concept d´organisme et de pensée cyclique issus du romantisme et l´évolutionnisme positiviste de Comte (L. SCHORN-SCHÜTTE, Karl Lamprecht, op. cit., p 131). 51 Voir L. SCHORN-SCHÜTTE, ibid., p. 110sq et R. CHICKERING, op. cit., p. 119-120. 52 Voir K. LAMPRECHT, « Indidvidualität (...) », art. cit, p. 351sq. Sur l´influence de Comte sur Lamprecht, voir Emil Jakob SPIEß, Die Geschichtsphilosophie von Karl Lamprecht, Erlangen, Junge & Sohn, Universitäts-Buchdruckerei, 1921, p. 30sq. Sur le positivisme à l´Université de Leipzig, voir Matti VIIKARI, Die Krise des "historischen" Geschichstschreibung und die Geschichstmethodologie Karl Lamprechts, Helsinki, Suomalainen Tiedeakatemia, Annales Academiae scientiarum fennicae. Dissertationes humanarum litterarum 13, 1977, p. 216. Voir aussi R. CHICKERING, op. cit, p. 120. 53 Ce concept qui vient de Herder est, par excellence, la marque du romantisme de Lamprecht. Sur la façon dont Lamprecht interprète la philosophie de Herder, voir K. LAMPRECHT, «Herder und Kant als Theoretiker der Geschichtswissenschaft», in : H. SCHÖNEBAUM (éd.), Karl Lamprecht. Ausgewählte Schriften, op. cit., p. 353-396. Voir aussi DG VIII, p. 318-329. 54 K. LAMPRECHT, «Was ist Kulturgeschichte?», art. cit., p. 260, où il reprend la définition d´Aristote selon laquelle le tout précède les parties et les parties n´existent que par le tout. 55 DG I, 1891, p. 3. Je souligne.

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Lamprecht n´abandonnera jamais cette compréhension holiste, comme le montre

encore une définition de la nation datée de 1903. La nation y est présentée comme la

somme des individus au travers desquels l´ «esprit du peuple» (Volksgeist) s´exprime:

Die Nation ist die Summe der Individuen, und Volksgeist ist nicht anders denkbar als lebendig

durch die Tausenden und Millionen von Köpfen und Herzen der Volksgenossen.56

De la sorte, cette nation, synonyme de peuple ou de masse,57 est dotée d´une vie

spirituelle qui s´exprime dans l´âme nationale, foyer de son individualité. Elle est la

conscience qu´a l´ensemble des individus de similitudes dans la culture matérielle et

spirituelle. Elle existe donc préalablement à l´organisation du social par l´État.

Cette vie spirituelle s´accompagne d´une vie biologique: Lamprecht prête à la

nation un caractère naturel, notamment sous la forme d´une évolution organique.58

Deux exemples suffisent à illustrer ce caractère. Le premier se rapporte à un principe

génétique et met en évidence la continuité entre le biologique et le social. C´est ce

qu´illustre le rapprochement avec l´actualisation des potentialités vitales comprises dans

l´espèce animale qu´est le tigre et l´espèce végétale qu´est le chêne:

[...] eine Entwicklungspotenz, die durch die Geschichte aller großen menschlichen Gemeinschaften

hindurch immer wieder zur Erscheinung gelangt, so wie etwa die Entfaltung der

Entwicklungspotenz des Tigers sich in jedem Tiger, der Eiche sich in jeder Eiche wiederholt: als

Regungen der spezifischen Potenz der menschlich-sozialen und letzten Endes wiederum der

menschlich-individualen Seele, insofern diese der allgemeinen Zeitfolge und der besonderen

Entwicklung ihrer sozialen Umgebung eingeschrieben erscheint.59

56 DG, EB2, 1903, p. 44. Je souligne. 57 Voir K. LAMPRECHT, «Individualität (...)», art. cit., p. 332sq. Voir M. VIIKARI, op. cit, p. 259. 58 Ceci rappelle la métaphysique d´Aristote selon laquelle chaque être vivant porte en lui les potentialités de sa vie future. Dans un premier temps, ce principe prend la forme de «lois immanentes»: «Die Geschichte der Nationen, denen es überhaupt vergönnt ist sich auszuwirken, gehen ihren eigenen Weg nach ihnen innewohnenden Gesetzen, und auch ihre hervorragendsten Söhnen haben dem gegenüber nicht mehr Freiheit eigenen Wirkens, als etwa der Durchschnittsmensch Willensfreiheit besitzt gegenüber der kleinen Welt seiner Umgebung» (DG II, 1892, p. 51. Je souligne). Par rapport à la liberté d´action accordée aux « grands hommes », Lamprecht tempérera le point de vue exprimé ici dans un stade ultérieur de sa pensée : il reconnaîtra alors à leur action quelque originalité (voir infra). Le principe d´évolution nationale deviendra, dans un second temps, de nature psychologique et s´expliquera par les «motivations latentes» (schlummernde Motivationen). Voir DG, EB II/2, 1903, p. 24-25. 59 DG, EB II/2, 1903, p. 24-25. Je souligne.

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Le second exemple permet de montrer à quel point la nation est morphologique et

substantielle : la métaphore utilisée ici est celle du «germe», qui rappelle encore une

fois l´idée romantique de développement organique :

[...] daß jede menschliche Gesellschaft, und vor allem jede Nation, die Keime einer gewissen

Entwicklungsvollständigkeit organisch in sich trage und entfalte, und damit wieder fällt der Anlaß

hinweg, die Universalgeschichte als eine in ihrem Inhalte freilich ständig gesteigerte Summation

der Errungenschaften nationaler Entwicklungsgeschichten zu betrachten.60

Ainsi appréhendée comme totalité s´autogénérant, la nation est, selon Lamprecht,

la forme la plus naturelle – et la plus réussie – de socialisation humaine, remplaçant les

formes naturelles plus originaires de communautés que sont la famille, le clan

(Geschlecht) et la corporation (Genossenschaft) :61

Die Nation ist, weil auf natürlicher Abstammung aller ihrer Angehörigen beruhend oder beruhend

gedacht, die oberste Vereinigung von Natur wegen.62

Comprise dans un sens exclusivement organique, la nation ne relève pas chez

Lamprecht d´une rationalité émanant de l´homme; elle s´oppose aussi à une

appréhension mécaniste basée sur le droit naturel et la théorie du contrat. Pour

Lamprecht, la nation s´autoréalise dans l´histoire63 : elle est la force vitale et la force

morale64 réunissant tous les compatriotes (Volksgenossen) appartenant à une même

«race»65 définie par la langue. On peut aller jusqu´à affirmer que la nation n´est pas une

catégorie historique: étant donné qu´elle existe de tout temps, sous des guises diverses,

elle acquiert le statut de catégorie métahistorique.66

60 DG, EB I, 1902, p. 458. Je souligne. 61 L. SCHORN-SCHÜTTE, Karl Lamprecht, op. cit., p. 153. 62 K. LAMPRECHT, «Was ist Kulturgechichte?», art. cit., p. 281. Je souligne. 63 Voir notamment Luise SCHORN-SCHÜTTE, Karl Lamprecht, op. cit., p. 133. 64 Au terme d´«idée», à connotation trop idéaliste, Lamprecht préfère celui de «force historique». Voir K. LAMPRECHT, «Individualität» (..), art. cit., p. 341q 65 Ce mot apparaît moins chez Lamprecht au sens anthropologique (Rasse) que sous le concept historique de Stamm, qui équivaut à «ethnie» ou «peuple» et qui renvoie, chez lui, à l´idée d´origine culturelle commune dont l´expression la plus manifeste est la langue. Comme le rappelle Viikari, Lamprecht ne soutient pas l´idée d´une prétendue pureté de la race germanique; il la considère comme issue d´un mélange à partir d´éléments celtes, germains, slaves et mongols, juifs et français. Voir M. VIIKARI, op. cit., p. 259. Voir aussi DG, EB II/2, p. 587-588. Reprenant un motif herderien, Lamprecht considère qu´il y a un fondement commun à tous les peuples. Voir R. CHICKERING, op. cit., p. 343. 66 R. CHICKERING, op. cit., p. 135.

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Toutefois, la nation ne doit pas être considérée comme une idée transcendante au

sens idéaliste du terme, telle que Hegel l´a définie et telle qu’elle a été reprise dans

l´historisme, notamment chez Ranke.67 L´évolution de la nation ne répond pas à un plan

prédéfini par un ordre divin et elle ne s´incarne pas dans l´action des « grands

hommes ». Au contraire, elle se déduit, de l´observation empirique de l´agir de la

collectivité (Handel der Masse) au cours du temps, pour laquelle Lamprecht met en

valeur le caractère particulier que constitue la Volksseele, ou l´individualité nationale.68

Ceci dit, l´unité nationale que Lamprecht prétend démontrer, il la postule dès le départ.

C´est en ce sens que le concept de nation chez Lamprecht reçoit une dimension quasi

ontologique.

Sur le plan historique, Lamprecht pense avoir découvert le schéma suivant

d´évolution de la nation allemande, dont le principe unitaire est celui d´une

intensification de sa «vie spirituelle» (Geistesleben) sous la forme d´une différenciation

croissante du facteur socio-psychique originaire.69 La nation englobe la totalité des

individus, inscrits dans des unités socio-économiques et socio-politiques qui se sont

développées au cours des siècles: ces unités partent de la famille, du clan (Geschlecht)

et de la tribu (Stamm) chez les Germains pour se diriger après les liens de vassalité,

l´apparition de corporations et enfin celle du sujet sous l´action de la Réforme

luthérienne vers la formation de classes et la création de partis. Cette évolution de

l´«esprit national» ou de l´«âme du peuple» allemand vers une plus grande conscience

de soi et une plus grande rationalisation se réalise, selon Lamprecht, selon cinq «âges

culturels» (Kulturstufen) correspondant chacun à une période de l´histoire: le

«symbolisme» (500-700), le «typisme» (700-1100), le «conventionnalisme» (1100-

1450), l´ «individualisme» (1450-1700) et le «subjectivisme» (à partir de 1700) qui

comprend la période contemporaine de Lamprecht ou époque de la «nervosité»

(Reizsamkeit).70 C’est particulièrement dans cette vision téléologique et dans la

définition de lois causales71 que se retrouve le positivisme de Lamprecht.

67 Voir K. LAMPRECHT, «Individualität (..)», p. 329 sq. Voir aussi DG, EB I, 1902, p. 460sq. 68 K. LAMPRECHT, «Individualität (..)», art. cit., p. 335sq. 69 K. LAMPRECHT, «Was ist Kulturgeschichte?», art. cit., p. 310sq. 70 Lamprecht emprunte cette terminologie à l´histoire de l´art. Voir K. LAMPRECHT, «Was ist Kulturgeschichte?», art. cit., p. 310. Voir aussi R. CKICKERING, op. cit., p. 120. Pour un tableau synoptique des ces différentes périodes, voir E. J. SPIEß, Die Geschichtsphilosophie von Karl Lamprecht, op. cit., p. 46 et surtout p. 166-168. 71 Ces lois regroupent les facteurs naturels et les facteurs sociopsychiques. Voir infra.

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Au début des années 1900, à la suite des critiques dont sa conception

«matérialiste» de l´histoire a fait l´objet de la part des historiens de l´école historiste –

les Jungrankanier – et sous l´influence de son collègue de Leipzig, le psychologue

Wilhelm Wundt, auteur des Elemente der Völkerpsychologie (1900),72 Lamprecht met

en pratique une compréhension quelque peu différente des causes du changement

historique : tous les facteurs explicatifs reçoivent un fondement psychique.73 Cette

nouvelle fondation s´adresse bien entendu aux facteurs matériels, autrement dit

économiques et sociaux, auxquels il accordait la prééminence dans les premiers tomes

de la Deutsche Geschichte.74 Il distingue, à partir de ce moment-là, deux types de

facteurs explicatifs : d´un côté, les facteurs naturels (ou géographiques) et, de l´autre, les

facteurs sociopsychiques.75 Ces derniers concernent essentiellement la psychologie

sociale, mais n´excluent toutefois pas complètement la psychologie individuelle.76

Lamprecht pense pouvoir alors appliquer à chaque nation la « morphologie culturelle »

(Kulturmorphologie), pour reprendre les termes de Demandt,77 qu´il avait définie pour

la nation allemande. Les «âges culturels» (Kulturstufen) représentent, dès lors, un

développement-type pour toutes les nations (nationaltypische Entwicklung).78

Une nouvelle métaphore apparaît, qu’il emprunte à la musique, celle du «diapason

psychique» (seelische Diapason),79 manifestation de la conscience nationale particulière

72 R. Chickering retrace les tenants et aboutissants de cette polémique. Voir ibid., op. cit., p. 175-253. 73 K. LAMPRECHT., «Was ist Kulturgeschichte ?», art. cit., p. 259: «Einig ist man sich allerdings darin, daß die Psychologie die Grundlage aller Geschichtswissenschaft sein müsse». 74 Sans pour autant totalement écarter la description des événements politiques, Lamprecht dépeint, dans les premiers tomes de la Deutsche Geschichte, avant tout la vie économique et sociale. Il accorde ainsi le primat aux phénomènes économiques et sociaux et montre leur influence sur les faits politiques. 75 Les facteurs naturels sont le climat et le paysage; les facteurs sociopsychiques sont les lois de la pensée (Denkgesetze) et les normes éthiques et esthétiques. Voir K. LAMPRECHT, «Was ist Kulturgeschichte ?», art. cit., p. 293sq. 76 Lamprecht met en avant la complémentarité des deux approches. Voir K. LAMPRECHT, «Was ist Kulturgeschichte», art. cit., p. 268 et aussi p. 298. Voir aussi H. Pirenne qui, dans Une polémique historique en Allemagne (1897), reconnaissant déjà à Lamprecht cet équilibre, insistait sur le fait que la psychologie des peuples ne peut se passer de la psychologie individuelle (autrement dit celle qui se rapporte à l´action des «grands hommes»). 77 L´évolution des cultures, qui sont les créations des peuples, est mise en parallèle avec l´évolution de l´homme, de la jeunesse à la vieillesse en passant par l´âge adulte, et mue par un «principe biogénétique» («biogenetisches Prinzip») selon lequel l´espèce se reproduit dans chaque individu. Voir A. DEMANDT, op. cit. p. 97. Voir supra et note suivante. 78 Voir K. LAMPRECHT, «Was ist Kulturgeschichte ?», art. cit., p. 282. Plus loin, il renchérit, en reprenant aussi cette idée de schème cyclique d´évolution, auquel j´ai fait allusion plus tôt: «die von mir gefundenen Perioden, wie sie empirisch dem Verlauf der deutschen Geschichte entnommen wurden, so sich mutatis mutandis empirisch mindestens in der Geschichte der Nationen des europäischen Abendlandes wie in der Geschichte der Völker des klassischen Altertums wiederfinden» (ibid., p. 312). 79 Karl LAMPRECHT, «Was ist Kulturgeschichte?», art. cit., p. 325 et aussi, par exemple, DG, EB II/2, 1904, p. 18; ibid., p. 20. Voir aussi L. SCHORN-SCHÜTTE, Karl Lamprecht, op. cit., p. 120sq.

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à un «âge culturel». Ce «diapason», expression de l´ «humeur sociale» (soziale

Stimmung) ou de la «psyché sociale» (soziale Psyche), consiste dans l´ensemble des

motivations psychologiques fondamentales80 et se reflète dans les formations sociales :

organisation économique, politique, religion, arts, sciences et littérature. Cette idée que

l´on retrouve encore sous l´appellation de Gesamtwille, Gesamtbewusstsein,

Gesamthabitus ou Gesamtgefühl, est la synthèse de ce qui est devenu (conditions

culturelles transmises) et de ce qui est en devenir (formes culturelles présentes).81 Le

«diapason» incarne donc les potentialités inhérentes à la nation, qui orientent son

développement historique, comme le montre la description en des termes

anthropomorphiques de la tonalité psychique caractéristique de l´époque même de

Lamprecht, celle de la «nervosité» (Reizsamkeit):

Die Reizsamkeit ist ein besonderer seelischer Zustand, in dem grosse Massen von Reizen oder

Eindrücken, die in früheren Entwicklungszeitaltern der Völker der europäischen

Staatengemeinschaft unter der Schwelle des Bewußtseins blieben, bewußt zu werden beginnen: sie

bedeutet also eine Intensivierung der Leistungen des Nervensystems.82

En conclusion, la Deutsche Geschichte foisonne d´analogies, qui non seulement

ne brillent ni par leur clarté ni par leur valeur explicative,83 mais attestent encore d´un

manque d´autocritique: cela tient, en partie, à la hâte avec laquelle Lamprecht a rédigé

son œuvre,84 s´alimentant à diverses sources philosophiques et historiques et prenant, du

même coup, le risque de violer ses propres prémisses. Un tel manque d´autocritique

apparaît déjà dans l´ambivalence entre une vision génétique de l´histoire et une

compréhension téléologique (évolutionniste). En ce qui concerne l´usage de métaphores

par Lamprecht, il n´a pas beaucoup changé au cours de la Deutsche Geschichte. En

effet, sa psychologisation de l´histoire ne l´empêchera pas de continuer à utiliser des

80 Lamprecht parle davantage des motivations fondamentales de l´agir humain pour expliquer les changements dans l´histoire: Bedürfnis, Trieb, Wille, Intellekt et Phantasie. 81 K. LAMPRECHT, «Was ist Kulturgeschichte ?», art. cit., p. 296. A. Demandt mentionne encore une autre métaphore, tout à fait particulière à Lamprecht et qui semble ne pas avoir fait d´émule, celle du ton d´orgue (Orgelton), résonnance des potentialités culturelles non réalisées à une époque de l´histoire. Voir A. DEMANDT, op. cit., p. 419. 82 DG, EB II/2, 1903, p. 26. Je souligne. 83 Tel l´exemple qui vient d´être donné à propos de la Reizsamkeit. Chickering met en évidence les problèmes dans la construction des analogies chez Lamprecht : imprécisions, incohérences et aussi «réification de toutes ces analogies dans des métaphores tordues» (R. CHICKERING, op. cit., p. 110 et 119. Je traduis). 84 Voir R. CHICKERING, op. cit., p. 108-109 et p. 132. Voir aussi Léon LECLÈRE, «La théorie historique de M. Karl Lamprecht», in : Revue de l´Université libre de Bruxelles, t. IV, 1898-99, p. 580.

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métaphores organiques.85 Son concept de nation reste donc attaché à la tradition

romantique: jamais Lamprecht ne renoncera à considérer la nation comme un être

naturel ni à lui prêter des traits humains.86 Comme il le dit d’ailleurs lui-même, le

recours aux analogies rapprochant la vie individuelle (Einzelleben) et la vie collective

(Massenleben) a un double fondement. D´un côté, il s´explique par le parallélisme

présent dans le concept de causalité : tant les nations que les individus sont soumis à un

enchaînement nécessaire qu´illustre l´évolution selon des «âges». De l´autre côté, il

s´explique par le fait que les masses sont composées d´individus. D´où la légitimité du

transfert, de ceux-ci vers celles-là, des lois qui régissent la vie:

[...] daß in analoger Weise, wie die Lebensalter das Thun des Einzelnen, so die Stufen der

nationalen (Massen)-Entwickelung das Handel der Nationen (Massen) beherrschen. Da aber die

Massen sich aus den Einzelnen zusammensetzen, so beherrschen die nationale

Entwickelungsstufen zugleich auch mit die Lebenswirkungen des Einzelnen.87

Ici encore on mesure à quel point Lamprecht considère les analogies, du moins

celles qui se rapportent à la nation sous la forme de métaphores de la personne, de

manière ontologique, comme fondées dans la nature même des phénomènes. Il ne les

envisage pas comme le produit de sa propre imagination et de son «inventivité

linguistique».88

Organicisme, anthropomorphisme, évolutionnisme, tels sont les trois traits qui

résument la conception de la nation chez Lamprecht. Roger Chickering conclut, à juste

titre, que ce dernier mêle l´histoire, la psychologie et les idées du développement

85 Tel cet extrait où la psychologisation de l´histoire s´inscrit dans le cadre de l´équivalence entre historique et biologique: «Dieses völlige Hereinwachsen aber der sozialen Gesamtpsyche in eine bestimmte Kulturstufe ergibt dann von selber, daß besonders zahlreiche hervorragende Begabungen innerhalb dieser Psyche nun wiederum über die erreichte Höhe hinausstreben und sich hinausentwickeln: hinein in die seelische Haltung des zunächst zu erwartenden, entwicklungsgeschichtlich und gleichsam historisch-biologisch fälligen Kulturzeitalters» (DG, EB II/2, 1903, p. 23. Je souligne). 86 Voici encore un exemple concernant les mœurs aux IXe et Xe siècles décrites comme aussi impulsives que le sont les adolescents: «In der that ist das sittliche Leben dieses Zeitalters noch voll jugendlich-unreifen Haltens, voll sprunghaften Thuns, voll impulsiven, ja fast nur reflexmäßigen Denkens» (DG II, 1892, p. 182. Je souligne). 87 K. LAMPRECHT, «Individualität (...)», art. cit., p. 334. 88 R. CHICKERING, op. cit., p. 110. Cette imagination est débordante : il suffit de songer au nombre impressionnant d´analogies associées au «diapason psychique». Voir également Leclère qui critique le recours excessif aux analogies entre les faits sociaux et les faits biologiques : «En réalité, ils [les écrivains] n´ont exprimé que des métaphores, l’évolution des sociétés ne se produisant pas par les mêmes causes que l’évolution animale. Comparaison n’est pas raison» (L. LECLÈRE, art. cit., p. 592).

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organique jusqu´à produire «une biologie de la nation».89 Le moyen, par excellence, de

l´exprimer reste, comme je l´ai montré, les métaphores. Celles-ci véhiculent non

seulement la vision conservatrice du monde chez Lamprecht – la nation allemande

comme totalité naturelle, non fragmentable et indépassable –, mais encore des valeurs

qui lui sont corrélées – la supériorité culturelle qui en résulte et qui s´exprime dans une

«conscience remplie d´une mission civilisatrice» (Sendungsbewußtsein) justifiant l´idée

d´impérialisme et d´expansionnisme allemands.90

Pirenne et la nation syncrétique et humaniste

Dans Le pangermanisme et la Belgique91 (1919), Pirenne expose l´opposition

fondamentale entre la conception occidentale de la nation – ou conception « humaine »

– et la conception allemande qualifiée de «mysticiste». Dans la première, la nation est

une «personne politique» et un «être spirituel», dont l´unité se caractérise par « l´accord

des volontés et de la communauté des droits ». Dans la seconde, la nation est un

«phénomène naturel», doué d´ «un génie propre (Volksgeist) impénétrable aux génies

des autres nations et s´affirmant seulement par la langue».92 Insistant après la guerre sur

l´appartenance occidentale de la nation belge, Pirenne met en avant l´idée de nation

«élective», plébiscite du peuple. Cependant, en continuité avec sa «première»

conception de la nation,93 il affirme que cette nation «élective» ne peut se fonder que

dans une communauté historique. A cela, il ajoute une idée nouvelle, profondément

89 R. CHICKERING, op. cit., p. 304 citant Eduard Spranger. 90 L´annexionnisme, défendu par Lamprecht, visant à intégrer dans une grande Allemagne (Großdeutschland) toutes les ethnies de même langue ou de langue apparentée, doit se faire par le biais de la culture et par l´ «ouverture des cœurs». Sur les conceptions politiques de Lamprecht et notamment son attitude pendant la première guerre mondiale, voir R. CHICKERING, op. cit., p. 394sq. 91 H. PIRENNE, «Le pangermanisme et la Belgique», in : Bulletins de l´Académie royale de Belgique (Classe des Lettres, etc.), n° 5, 1919, p. 3-35. Dans cet article où Pirenne s´en prend de manière véhémente aux intellectuels et universitaires allemands et, en particulier, aux partisans de l´idée du pangermanisme, aucune allusion n´est faite à Karl Lamprecht. Par contre, dans un discours ultérieur, Ce que nous devons désapprendre de l´Allemagne (1921), il met le doigt sur le danger que représente le langage nationaliste, héritage de l´Allemagne, et compare Maurice Barrès à Karl Lamprecht. Voir H. PIRENNE, Ce que nous devons désapprendre de l´Allemagne, Discours prononcé à l´ouverture des cours de l´Université de Gand le 18 octobre 1921, Gand, Vanderpoorten, 1922, p. 18. 92 Ibid., p. 3-5. 93 Cette conception est développée dans différents discours et dans les quatre premiers tomes de l´Histoire de Belgique.

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humaniste, à savoir que tout peuple est un «syncrétisme», dont «l´originalité est faite de

la substance des autres».94

Jusqu´en 1914, Pirenne parle de la nation belge et de son histoire en termes

déterministes au moyen d´analogies anthropomorphiques et biologiques. Comme le

signale Jan Dhondt, Pirenne reprend la terminologie de Lamprecht.95

Cette remarque s´applique à l´idée de « syncrétisme » qui caractérise la nation

belge sur le plan interne et qui se manifeste dans la civilisation nationale. Ce

syncrétisme ne détruit pourtant pas l´originalité foncière des deux peuples qu´il réunit.

Ainsi dans la préface à l´Histoire de Belgique (1900):

Comme notre sol, formé des alluvions des fleuves venant de France et d´Allemagne, notre

culture nationale est une sorte de syncrétisme où l´on retrouve, mêlés l´un à l´autre et modifiés l´un par

l´autre, les génies de deux races.96

La terminologie de Lamprecht se retrouve surtout dans l´idée du

« microcosme ». Cette expression est empruntée à la Deutsche Geschichte. Elle

caractérise la nation belge, sur le plan externe, comme le lieu de rencontre entre le

romanisme et le germanisme, à entendre au niveau ethnographique (composition de

deux races utilisant des idiomes différents) et culturel (influence des deux grands

voisins sur le plan des réalisations culturelles et des institutions politiques):

[...] cette vérité pourtant si éclatante que nul peuple n´a subi plus continuellement et plus

profondément que le nôtre l´action de ses voisins, qu´il faut dès lors [...] considérer la Belgique, divisée

ethnographiquement entre la race romane et la race germanique, de même qu´elle l´est politiquement

entre la France et l´Allemagne, comme un "microcosme"97 de l´Europe occidentale.98

94 Ibid., p. 17. Lamprecht n´est pas opposé à cette idée de syncrétisme, notamment en ce qui concerne l´origine du peuple germanique. Voir supra note 66. Par contre, Lamprecht s´oppose à l´idée de syncrétisme culturel, comme le montre dans la Deutsche Geschichte la façon dont il interprète les influences extérieures exercées par les pays voisins sur l´Allemagne : il cherche à les minimiser ou à les « germaniser », car elles ne cadrent pas avec son idée de développement générique de la nation allemande. 95 J. DHONDT, «Henri Pirenne: historien des institutions urbaines», art. cit., p. 74. L´auteur ne donne aucun exemple. 96 HB, t. 1, p. IX. Je souligne. 97 DG III, 1893, p. 190. 98 HB, t. 1, préface,1900, p. VIII. Je souligne.

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L´emploi du mot «organique» rappelle encore le style de Lamprecht. Il est utilisé

par Pirenne pour décrire l´histoire de la Belgique - dans ce qu’elle a «de continu, et pour

ainsi dire d´organique».99 Il sert aussi, par exemple, à présenter la composition du tissu

social au moyen âge:

Le patriotisme est de date relativement récente: on n´en pourrait trouver trace au XIIIe siècle. La

société était alors trop fragmentée, trop inorganique, pour être accessible au sentiment de la solidarité

nationale. Les hommes n´appartenaient encore qu´au groupe local dans lequel ils vivaient.100

Enfin, les ressemblances terminologiques se reflètent dans les métaphores de

l´ «âme», du «génie national», du «génie des races», déjà rencontrés dans les exemples

précédents, de même que dans celle de l´ «individualité de la race». Ces termes, ne sont

pas seulement empruntés à Lamprecht. De manière générale, ils caractérisent

l´historiographie allemande de l´époque et, par influence, celle des pays voisins tel que

le suggère Pirenne après la guerre.101 Cependant, ces expressions d´«âme» ou de «génie

national» ne désignent pas, chez lui, des caractères irréductibles. En effet, les «races»,

considérées au plan ethnographique, se mêlent en une unité supérieure d´essence

culturelle : la «civilisation», expression d´un «esprit commun». C´est ce qu´exprime La

nation belge (1899) :

Ainsi la religion, le droit, la politique ont tendu au même but. Ils ont, sans détruire leur

individualité, soudé l´une à l´autre deux races différentes. [...]. La différence des langues a subsisté,

maintes particularités nationales se sont maintenues. Mais, par-dessus cette diversité, un esprit commun

s´est créé, une civilisation commune s´est élaborée.102

La définition de la nation belge, donnée par Pirenne avant la guerre, repose sur

des caractères substantiels, fondés en nature: «race», «génies des deux races»,

«individualités des deux races». Elle recourt aussi à des métaphores de la personne, qui

permettent de dépasser le niveau biologique: ainsi la notion d´ «esprit commun» qui se

reflète dans une civilisation commune ;103 ainsi encore la comparaison de «corps sans

99 Ibid., p. IX. Je souligne. 100 H. PIRENNE, La nation belge, op. cit., p. 13. Je souligne. 101 Comme le rappelle Pirenne dans Ce que nous devons désapprendre de l´Allemagne: «[...] toutes ces formules que nous employons contre l´Allemagne, c´est encore d´elle que nous les tenons» (H. PIRENNE, Ce que nous devons désapprendre de l´Allemagne, op. cit., p. 18). 102 H. PIRENNE, La nation belge, op. cit., p. 6. 103 Ce parallélisme entre «civilisation» et «esprit commun» reste un leitmotiv chez Pirenne tel que le montre l´Histoire de Belgique. Il se trouve déjà dans une conférence intitulée Le caractère de la

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âme» pour décrire ces siècles de dominations étrangères durant lesquels les Belges se

sont repliés sur les particularismes locaux.104 De tels caractères personnels prêtés à la

nation rapprochent, me semble-t-il, la pensée de Pirenne de la conception romantique.

Pirenne romantique ? Oui, dans un sens limité et, en grande partie, par contagion

terminologique. En effet, ce qui a été énoncé ci-dessus indique que des similitudes dans

le vocabulaire et dans certaines idées sur la philosophie de l´histoire – l´idée d´ «âges

des nations» et celle de la nation comme personne –, sont présentes. Toutefois, une

différence essentielle doit être notée: même s´il a souvent utilisé le mot de «génie

national», autour des années 1900 et plus tard encore,105 Pirenne ne l´a jamais compris,

à l´instar du romantisme allemand, au sens fort du terme, c´est-à-dire en association

avec une langue, véhicule d´une culture séculaire liée à une nation particulière se

développant sui generis. Pirenne n´adhère pas à la croyance en des facteurs innés ou des

penchants naturels propres à une collectivité :106 il n´y a donc pas, chez lui, d´ «esprit

national» unifiant ou réifiant. Pirenne rejette, par conséquent, l´idée d´une «race belge»

de même que celle d´une «âme belge», respectivement défendues par ses compatriotes,

Léon Vanderkindere107 et Edmond Picard.108 Quoique non comprises par Pirenne dans

un sens ethnographique,109 les connotations que véhiculent ces termes de «race»,

d´«esprit collectif» ou d´«âme nationale» renvoient, malgré tout, à l´idée de nation

comme totalité collective intégrant et dépassant ses parties.

Pirenne romantique dans sa présentation de l´évolution de l´histoire de la

Belgique? Que non pas ! On n´y trouve aucune trace d´organisation selon un canevas de

civilisation des Pays-Bas (1891) (Fonds Henri Pirenne, Archives de l´Université de Bruxelles, volume I : Conférences 1885-1905). 104 H. PIRENNE, La nation belge, op. cit., p. 16. 105 Voir Henri Pirenne, «Notre histoire nationale. Conférence donnée devant le jeune Barreau de Liège le 2 mars 1907, répétée au Cercle artistique de Gand, le 15 mars 1907», in : Fonds Henri Pirenne, Archives de l´Université libre de Bruxelles, volume II : Conférences 1906-1912. 106 L´analyse d´un «être aussi complexe qu´une nation» exige de prendre en compte la langue, mais aussi le climat, la situation géographique, la religion, les circonstances historiques et les intérêts économiques (Ibid.). 107 Voir H. PIRENNE, «Léon Vanderkindere», in: Annuaire de l´Académie royale de Belgique, LXXIV (1908), p. 73-120. Voir aussi Kaat WILS, «Tussen metafysica en antropometrie. Het rasbegrip bij Léon Vanderkindere», in: Marnix BEYEN en Geert VANPAEMEL (éd.), Rasechte wetenschap? Het rasbegrip tussen wetenschap en politiek vóór de Tweede Wereldoorlog, Leuven/Amersfoort, Acco, 1998, p. 81-99. 108 Edmond PICARD, «L´âme belge» in: Revue Encyclopédique, 1897. Voir aussi Id., Essai d´une psychologie de la nation belge, Bruxelles, Larcier, 1906. 109 Dans sa notice sur Vanderkindere, Pirenne considère les études ethnographiques de ce dernier comme non fondées (op. cit., p. 73) et il rejette toute explication de phénomènes historiques par des causes tel que l´«instinct de race» (ibid., p. 99). Dans La nation belge, il insiste sur le fait que la Belgique est une nation sans base ethnographique (op. cit., p. 4).

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nature philosophique comparable à celui des «âges culturels» de Lamprecht. On n´y

trouve pas non plus de projection d´un plan prédéfini par une instance supérieure

comme dans le romantisme ou l´idéalisme. Néanmoins, un déterminisme est à l’œuvre.

Il n´est pas métaphysique – l´État belge en tant que stade ultime de développement

d´une nation belge au sens d´une réalité quasi-ontologique –, mais historique : le

sentiment national belge, inexistant au moment de la constitution d´une civilisation

urbaine commune au moyen âge, apparaît plus tard, à la suite de l´unification

bourguignonne.110 A celle-ci a succédé une série de phénomènes et d´événements qui

ont, selon Pirenne, nécessairement abouti dans la création de l´État belge de 1830.

Même si, après la guerre, Pirenne tempérera cette vision déterministe de l´histoire de

Belgique en mettant en évidence l´élément volontariste, il n´en reste pas moins qu´il

considérera toujours l´histoire commune des provinces rassemblées, pour la première

fois, sous les Pays-Bas bourguignons comme le socle indéfectible d´une évolution

nécessaire.

La guerre marque un tournant dans la pensée pirennienne de la nation.

Condamnant avec véhémence la théorie des races,111 qu´il présente comme une des

raisons profondes du bellicisme allemand, Pirenne abandonne le concept de «race» au

profit de celui de «peuple» ou de «type national». Il désigne les caractères particuliers

des peuples par les expressions «originalités nationales» et «individualités

nationales».112 Dans ce cadre, il serait intéressant, comme le suggère Peter Schöttler,113

d´analyser les rééditions, remaniées par Pirenne, des quatre premiers volumes de

l´Histoire de Belgique afin d´identifier les éléments modifiés114 et de mesurer les écarts

dus aux changements dans sa conception de la nation et de l´histoire.

110 Il précise cela dans «Une nation artificielle», in: Almanach des étudiants libéraux de l´Université de Gand, Bruxelles, A. et G. Bulens frères, 1913. p. 6-7: l´époque bourguignonne a créé un esprit public, une même vision de l´État et des mœurs civiques identiques. 111 Voir H. PIRENNE, Ce que nous devons désapprendre de l´Allemagne, op cit., p. 18. Voir encore les autres discours dont il a été question ici et notamment De la méthode comparative en histoire et La nation belge et l´Allemagne. Dans Ce que nous devons désapprendre de l´Allemagne, Pirenne s´en prend à la Deutsche Geschichte de Lamprecht en raison de son chauvinisme aveugle qui apparaît dès qu´on lui ôte les «théories fumeuses dont elle s´entoure» (p. 21). 112 Voir H. PIRENNE, De la méthode comparative en histoire, op. cit., p. 10. 113 Peter SCHÖTTLER, Henri Pirenne face à l´Allemagne de l´après-guerre. Notes sur la naissance du comparatisme en histoire, texte provisoire ayant servi de note de discussion lors du colloque 14-18. Une guerre totale ?, 15-17 janvier 2003, Université Libre de Bruxelles, Belgique. 114 Schöttler donne quelques exemples pour la notion de «race»: dans le premier tome de l´Histoire de Belgique, la «civilisation médiévale, œuvre commune des deux grandes races, romane et germanique» devient une «œuvre commune de deux nationalités».

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Par rapport au concept de «génie national», Pirenne, non content d´en critiquer la

valeur véhiculée par le romantisme115 et le pangermanisme ou d´en tolérer un usage

terminologique édulcoré, interdit, après la guerre, tout recours à ce terme en le

présentant comme dénué de sens: le «génie national» est à considérer comme une

«abstraction personnifiée», «une expression littéraire dépourvue de toute valeur

scientifique».116 De plus, ce génie est un «Protée qui prend toutes les formes. Il échappe

à toute définition».117

Dans l´immédiat après-guerre, une nouvelle métaphore apparaît : celle de la

«famille», cherchant à fédérer les Wallons et les Flamands, secoués par le régime

d´occupation allemand et les voix, du côté flamand comme du côté wallon, plaidant

pour une partition du pays. Cette métaphore, exprimant un lien plus fort que le lien

juridique entre les citoyens dans le cadre de l´État, renvoie une fois encore à la notion

de Kulturnation. Dans la préface au tome V de l´Histoire de Belgique (1920), Pirenne,

usant d´un vocabulaire patriotique – «effort», «souffrance», «sacrifice», «camaraderie»,

«frère» – qui rappelle la prose de Renan ou de Lavisse, présente pour la première fois, à

côté de l´insistance sur le côté électif de la nation (la «volonté de ses habitants») et du

rappel de la communauté d´histoire au cours de laquelle cette volonté s´est exprimée à

plusieurs reprises, la nation comme une «famille», les Flamands et les Wallons étant

introduits comme des «frères»:

La Belgique – c´est l´originalité et la beauté de son histoire - est le produit de la volonté de ses

habitants. En dépit de la différence des tempéraments, de la diversité des langues, de l´opposition des intérêts, ils ont contracté au cours des siècles, dans la pratique des mêmes institutions, dans le

même amour de l´indépendance, dans la même résistance aux mêmes souffrances, une

camaraderie civique qui les a agrégés en une même famille. Ils tiennent de là une dignité qui les

relève à leurs propres yeux et qui les distingue des peuples qui se sont docilement laissé former par

l´État. Par trois fois, des révolutions spontanées ont interrompu le cours des régimes étrangers qui

pesaient sur nous: au XIVe siècle, contre l´Espagne; au XVIIIe contre l´Autriche et au XIXe

115 A propos du romantisme tel que Pirenne le conçoit: dans les Réflexions d´un solitaire (1916-1918), il le replace dans le mouvement de réaction à la définition abstraite de l´homme, issue de la Révolution française et du cosmopolitisme, et mentionne que, chez les allemands, le caractère de l´homme national s´exprime essentiellement dans la langue. Cette réflexion met en avant le développement scientifique qui a résulté du romantisme, notamment pour les sciences historiques. Ce n´est que plus tard, dit-il, que l´on a dénaturé le romantisme en l´associant à la théorie des races de Gobineau. Pirenne caractérise cela par les «préjugés du romantisme remaniés à la moderne» (note 25 : «le romantisme et la question des nationalités», in: Réflexions d´un solitaire, op. cit., p. 209-210). Dans les discours d´après-guerre, Pirenne situera toujours le romantisme dans son rapport à la théorie des races. 116 H. PIRENNE, Le Pangermanisme et la Belgique, op. cit., p. 18.

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contre la Hollande. Nous nous sommes surtout sentis frères aux époques de crise, aux moments où

le salut dépendait de l´effort et du sacrifice librement consentis. Nous avons une patrie, non point

parce que la nature nous l´a assignée, mais parce que nous l´avons voulue.118

Parlant encore du lien entre Flamands et Wallons, Pirenne utilise, dans un autre

texte, une comparaison étonnante, d´ailleurs non explicitée: celle de «deux fils

différemment doués».119 Par là se traduit encore l´idée que la référence à la famille

n´implique pas, chez Pirenne, un modèle de pouvoir : elle exprime, au contraire, une

relation d´égalité dans une unité complexe – autrement dit une unité qui n´exclut pas les

différences comme le donne à penser son allusion aux différents dons des Flamands et

des Wallons120 et, comme le soulignait déjà auparavant, son idée de syncrétisme

pluriel.121 Cette notion de famille, qui revient à différentes reprises après la guerre,

disparaîtra dans les tomes suivants de l´Histoire de Belgique.

Quoique dénuées de traits biologiques, les métaphores établissant un parallèle

entre la nation et l´individu restent présentes. La question de l´ «éducation des peuples»,

à laquelle Pirenne a commencé à s´intéresser particulièrement lors sa captivité en

Allemagne, devient centrale. Elle domine la question du rapport de la nation à l´État,

basé soit sur le consentement ou la volonté – éducation civique caractéristique de

l´Europe occidentale –, soit sur l´obéissance – éducation autoritaire comme en

Allemagne.122 L´éducation est, par ailleurs, le produit de l´histoire. C´est ce qu´indique

cet extrait où apparaissent à nouveau les analogies entre l´individuel et le collectif :

[...] les peuples, ayant en chacun des destinées différentes, éduqués autrement par leur histoire,

présentaient des différences assez profondes dans la manière de voir et de sentir pour que ce qui était

approprié à celui-ci ne convienne pas à celui-là.123

117 Ibid., p. 18. 118 HB, t. V, 1920, p. XIV. Je souligne. 119 H. PIRENNE, La nation belge et l´Allemagne, op. cit, p. 23. 120 L´expression de ces dons différents pourrait se trouver dans la culture matérielle et spirituelle. 121 Voir supra. 122 Voir «Réflexions d´un solitaire», op. cit., p. 205. Réflexion n° 20 datée du 1er mars 1918 et intitulée «Europe Occidentale et Europe Orientale»: «La grande différence ne serait-elle pas que dans la première l´éducation est civique, ou si l´on veut politique, tandis que dans la seconde elle est pédagogique? L´école joue ici le rôle que la vie publique joue là. En harmonie avec ceci, le fait qu´à l´Occident, le peuple apparaît comme nation, et à l´Est comme État». 123H. PIRENNE, La nation belge et l´Allemagne, op. cit., p. 13. Je souligne.

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Sur le plan des métaphores de la nation, la différence avec la période précédente

tient en ceci qu´elles ne s´attachent plus à des caractères physiques, mais se concentrent

exclusivement sur les éléments «spirituels». La nation est dotée d´un «caractère»,124 elle

est animée d´une «conscience», d´une «volonté collective»,125 ou encore d´un

«sentiment civique» qui «[explique] à la fois son exubérance anarchique durant la paix

et son énergie collective contre l´oppression».126 En 1932, dans le dernier tome de

l´Histoire de Belgique, Pirenne continue à présenter la Belgique à l´instar d´une

personne, comme l´attestent encore d´autres exemples: elle est pourvue d´«énergie»

malgré l´«incertitude quant à son avenir» ;127 au milieu de la tourmente révolutionnaire

de 1848, elle est capable de garder son «calme imperturbable».128

En conclusion, la pensée de Pirenne se situe, dans une première période, en

filiation par rapport à celle de Lamprecht tant du point de vue de la terminologie que de

celui de la Kulturnation. La prise de conscience du nationalisme des historiens

allemands129 et l´expérience de la guerre suscitent, chez Pirenne, un tournant réflexif

que traduit un revirement linguistique, visible notamment dans sa conception de la

nation. Il semble, dès lors, plus attentif aux termes qu´il emploie et abandonne les

analogies évoquant le biologique. La période de la pensée pirennienne, qui s´ouvre à ce

moment-là, insiste sur le fait que tous les peuples, au-delà de leurs particularités

nationales, participent de la même humanité. L´«individualité» d´un peuple – autrement

dit d´une nation – continue, malgré tout, à être présentée par analogie à la personne

humaine : il possède une conscience et une volonté collectives et il est soumis à une

évolution. Pirenne ne se départit donc pas d´un anthropomorphisme national hérité du

romantisme, et ce qu´il en ait conscience ou non. En effet, nonobstant les modifications

terminologiques dans la caractérisation de la nation, une certaine ambivalence se

maintient par rapport à l´emploi des métaphores chez Pirenne : d´un côté, il remet

explicitement en question l´emploi de ces métaphores de la personne, telles que celles

d´«âme» ou de «conscience», appliquée à la nation ; de l´autre, elles émaillent son

discours jusqu´à la fin de l´Histoire de Belgique. Quel sens attribuer à cette 124 «C´est dans les grandes crises que se révèlent les caractères, et cela est vrai des individus comme des nations» (Ibid., p. 21). Je souligne. 125 Voir H. PIRENNE, Le pangermanisme et la Belgique, op. cit. 126 HB, t. VII, p. 378. 127 Ibid., p. 78. 128 Ibid., p. 142.

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ambivalence? Faut-il y voir, sous la plume de Pirenne, une forme de dissolution du sens

de ces mots, d´édulcoration ? Ou faut-il tout simplement reconnaître, comme le fait

Lucien Febvre, co-fondateur des Annales, que «[...] le langage dépasse l´homme, le

langage échappe à l´homme» ?130

Conclusion

Chez Pirenne, l´analyse de la métaphore a montré que ce dernier l´utilise moins à

titre d´exemple que comme unité structurante définissant la nation et la rattachant à un

certain ordre de la réalité : dans une veine romantique dans un premier temps, par

l´octroi de traits physiques stables, et humaniste dans un second temps, par la mise en

valeur de ses caractères conscients et moraux. Néanmoins, il n´abandonne jamais la

personnification de la nation, comme l´ont abondamment montré les métaphores

utilisées: de personne historique marquée par les «génies» de deux peuples, la nation

devient une «personne morale». Elle reste ainsi associée à l´idée de personne, autrement

dit à celle d´un être collectif indivisible. On constate donc, chez Pirenne, un relent de

romantisme sur le plan linguistique et conceptuel. Ce substrat romantique s´associe à

une vision de l´histoire et de l´homme profondément humaniste : en effet, Pirenne

considère que l´humanité est en son fond partout la même et que les différences entre

les peuples ne sont pas intrinsèques, mais dues à des circonstances historiques.

Chez Lamprecht, les métaphores de la nation découpent également un ordre de

réalité, dans lequel elles établissent un lien de continuité entre le biologique et le social:

le monde humain fait partie intégrante du monde naturel, l´évolution historique obéit

aux même lois que celles qui régissent le monde végétal et le monde animal. Inspiré par

le romantisme, il recourt à des métaphores organiques et attribue aux nations une

individualité propre, celle-ci se réalisant en vertu de leurs potentialités intrinsèques et

dans une complète indépendance par rapport aux influences extérieures.

129 Voir, par exemple, la citation donné par Pirenne du livre du médiéviste Werner Sombart, Händler und Helden in La nation belge et l´Allemagne, op. cit., p. 19. 130 Lucien FEBVRE, «Honneur et patrie». Une enquête sur le sentiment d´honneur et l´attachement à la patrie, texte établi, présenté et annoté par Thérèse Charmasson et Brigitte Mazon, Paris, Perrin, 1996, p. 53. Febvre adresse cette remarque tant à la parole écrite qu´à la parole orale et fait notamment allusion à l´étonnement qu´éprouve un homme de science reprenant un texte dix ans après l´avoir écrit ....

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Tant Lamprecht que Pirenne n´ont ainsi cessé d´établir un parallèle entre

l´individu et la nation. La nation consistant en un ensemble d´individus (agissant tant

rationnellement qu´émotionnellement), il semble que le transfert des caractéristiques

propres à ceux-ci vers celle-là ait été inévitable. Comme le souligne Schlanger, les

analogies avec l´organique – qui englobent les métaphores de la personne – avaient

l´avantage de procurer à leur objet une unité à la fois «morphologique»

et «énergétique».131 De surcroît, elles n’étaient pas dénuées d´«éloquence»,132 certes

surannée aujourd’hui, mais assurément pas à l’époque de Pirenne et de Lamprecht !

Enfin, si les années 1980 ont été celles de la «métaphoromania»133 dans la

théorie, le XIXe siècle et la première partie du XXe, l’ont été sur le plan de la pratique :

reprise et création de métaphores pour représenter toutes les formes du politique,

souvent indirectement et implicitement à des fins politiques ! La comparaison entre

Lamprecht et Pirenne a permis, du moins je l´espère, de lever un premier pan de la

problématique du rapport de ces historiens à leurs textes et à leur environnement

national : la tentative de déconstruction des présupposés philosophiques, menée ici à

l´aide des métaphores, montre que l´analyse de leur emploi, loin d´être anodin,

contribue à une meilleure définition du sens accordé au concept de nation et à son

inscription dans une tradition de pensée.

131 «Il faut bien reconnaître que si l´idée de totalité organique a connu un tel succès dans l´explication des communautés humaines à leurs différentes échelles, c´est qu´elle possède à cet égard d´immenses avantages rationnels: elle assure à son objet à la fois une autonomie morphologique et une autonomie énergétique» (J. SCHLANGER, op. cit., 260. Je souligne). 132 Ibid., p. 257. 133 Voir Jean-Pierre VAN NOPPEN, «More books on Metaphors», in : RBPH, t. 66, 1988, p. 618.