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Deuxième du nom, le colloque Métamorphoses numériques du Livre s'inscrit désormais comme un rendez- vous régulier. Il prend place au sein des nombreuses actions de l'Agence sur le thème de la mutation numérique du livre : journées professionnelles, modules de formation, actualités, articles... autant d'outils techniques et juridiques destinés à accompagner les professionnels. En parallèle, ce colloque a pour ambition d’inviter à un recul, de permettre une meilleure compréhension des stratégies nationales et internationales, de nourrir la réflexion et donner quelques clés. Il s'adresse à tous les acteurs du livre. Deux ans après son coup d'envoi, il nous semble essentiel de poursuivre la démarche : rendre compte de l'évolution et des révolutions que le numérique entraîne, bon gré mal gré, dans son sillage. Parce que le numérique soulève d'innombrables questions et qu'il s'envisage sous les angles les plus divers, nous avons cette fois encore confié à Alain Giffard le soin de réunir une palette de professionnels la plus large possible, afin de mêler approches et points de vue. Consultants, chercheurs, enseignants, sociologue, spécialistes des sciences de l'information, ingénieurs, philosophes et historien, ont ainsi partagé leur réflexion, entre autres sur l'édition numérique, les environnements de lecture numérique, la logique de l'attention, l'industrialisation de la mémoire, la lecture dans les nuages ou l'humanisme numérique… Dazibao restitue ici la synthèse de leurs interventions. Les MÉtaMOrPhOses NuMÉrIques du LIvre II 27

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Deuxième du nom, le colloque Métamorphoses numériques du Livre s'inscrit désormais comme un rendez-vous régulier. Il prend place au sein des nombreuses actions de l'Agence sur le thème de la mutationnumérique du livre : journées professionnelles, modules de formation, actualités, articles... autant d'outilstechniques et juridiques destinés à accompagner les professionnels. En parallèle, ce colloque a pourambition d’inviter à un recul, de permettre une meilleure compréhension des stratégies nationales etinternationales, de nourrir la réflexion et donner quelques clés. Il s'adresse à tous les acteurs du livre.Deux ans après son coup d'envoi, il nous semble essentiel de poursuivre la démarche : rendre compte del'évolution et des révolutions que le numérique entraîne, bon gré mal gré, dans son sillage. Parce que le numérique soulève d'innombrables questions et qu'il s'envisage sous les angles les plus divers,nous avons cette fois encore confié à Alain Giffard le soin de réunir une palette de professionnels la pluslarge possible, afin de mêler approches et points de vue. Consultants, chercheurs, enseignants, sociologue,spécialistes des sciences de l'information, ingénieurs, philosophes et historien, ont ainsi partagé leurréflexion, entre autres sur l'édition numérique, les environnements de lecture numérique, la logique del'attention, l'industrialisation de la mémoire, la lecture dans les nuages ou l'humanisme numérique…Dazibao restitue ici la synthèse de leurs interventions.

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“Si, de tous les médias, le livre imprimé est celui quisemble offrir le plus de résistances à l'extension dunumérique, il serait inconcevable de ne pasinterroger les tendances qui remettent en cause,sinon son existence ou sa survie, du moinsl'éminence de son rôle dans la vie culturelle.

Certaines de ces tendances se sont développées demanière autonome et sont parfois antérieures àl'apparition du numérique : la baisse quantitative dela lecture du texte imprimé est attestée depuis ledébut des années 90, et la situation est comparablepour la baisse des performances de lecture,constatée régulièrement par les enquêtes nationalesou internationales.

Elles n'en forment pas moins le contexte dans lequelse déploie précisément le numérique comme médiauniversel, emportant le livre imprimé, au mêmetitre que les autres médias, dans un processus dedéstructuration et de remédiation.

Ce processus se manifeste sous la forme d'une sériede phénomènes nouveaux, dont certains sont inouïspar leur ampleur ou leur étrangeté : l'explosion dunombre de textes numériques mis en circulation(sur le web, sous forme de livres électroniques, ou àla suite de la numérisation des bibliothèques) ; larévélation d'un grand nombre d'auteurs, au titre del'expression personnelle, ou de la contribution desamateurs à des œuvres collectives commeWikipédia ; la multiplication des supports delecture, hier, l'ordinateur en réseau, aujourd'hui, lestablettes, les téléphones et les liseuses ; la mise enplace des technologies de substitution radicale àl'homme, comme le robot de lecture de Google, oules logiciels de transcription automatique de laparole ; la diversité des modèles économiquesd'édition et l'inversion de la chaîne du livre ;l'apparition des industries de lecture ; les nouvellespratiques de lecture.

Proposer un éclairage sur ces différentes mutationsest le premier objectif du colloque. Mais leurambition est aussi de contribuer à en construire uneintelligibilité générale, qui passe nécessairement parune approche critique et une évaluation, nonseulement économique et technologique, mais aussiculturelle et cognitive, du processus de numérisation.

Le parti pris originel du colloque d'Aix-en-Provenceest d'examiner ce processus en regardant ce qui sejoue à la fois du côté du livre, et du côté de lalecture.”

Alain Giffard

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L’Agence a réalisé la synthèse de chacune des neufinterventions du colloque.

Première partie - L’évolution récente de l’éditionnumérique et du livre numérique1. Virginie Clayssen, L’édition française et lenumérique (p.29)2. Pierre Mounier, Les différents types d’éditionnumérique (p.32)

Seconde partie - Comprendre les industries delecture3. Jean-Luc Raymond, Les environnements delecture numérique (p.35)4. Alain Giffard, Les industries de lecture : lalogique de l'attention (p.39)5. Louise Merzeau, L'industrialisation de lamémoire (p.42)

Troisième partie - Culture écrite et culturenumérique : penser la transition6. Olivier Donnat, Les pratiques culturelles du livreet le numérique (p.46)7. Christian Fauré, La lecture dans les nuages :quelques éléments d'architecture (p.49)8. Aurélien Berra, Faire des humanités numériques(p.52)

Conférence de clôture9. Milad Doueihi, L'humanisme numérique (p.55)

Les mots suivis d’une astérisque renvoient aux annexessuivantes : Glossaire (p.59)Bibliographie (p.59)Index des personnes citées (p.60)

Avant-propos

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VIRGINIE CLAYSSEN

L'édition française et le numérique

Je propose ici un panorama de l’édition numérique en France, à partir demon expérience dans le groupe Éditis et de mon engagement au sein desinstances interprofessionnelles – en particulier au Syndicat national del’Édition. Cette intervention porte uniquement sur le secteur de lalittérature générale, à savoir les livres vendus en librairie à destination dugrand public. Les chiffres seraient différents si l’on décrivait des situationsenglobant tous les secteurs éditoriaux.

Commençons avec un détour par les États-Unis, où le phénomène du livrenumérique – qui a démarré plus tôt – est devenu une réalité quotidiennedans les pratiques de lecture et une réalité économique pour l’ensembledes acteurs du livre. Voici les chiffres correspondant à la part du livrenumérique dans le marché du livre américain : 0,6 % en 2008, 8,3 % en2010, plus de 10 % début 2011. On assiste à une massification des usages.Entre novembre 2010 et mai 2011, le pourcentage d’adultes américainséquipés de liseuses est passé de 6 à 12 % ! Des chiffres à mettre enperspective avec un constat préoccupant : moins d’un américain sur deuxlit au moins un livre par an… Par ailleurs, les ventes de livres impriméschutent de près de 25 %. La vague du numérique continue de poserd’extrêmes difficultés à la librairie, qui n’était déjà pas en bonne santé suiteà l’augmentation importante des charges locatives et l’arrivée d’Amazondans le secteur de la vente en ligne de livres papier. Pour compenser labaisse des ventes de livres physiques, ceux qui arrivent à tenir le coup sontobligés de se diversifier, d’organiser des événements payants, de repensercomplètement la notion de librairie. Plusieurs facteurs expliquent cedémarrage à la fois rapide et précoce : un catalogue suffisant, des prixattractifs, le degré de commodité des terminaux de lecture, l’impulsiontrès forte donnée par Amazon avec son Kindle. La stratégie volontaired’Amazon consiste à accélérer la transition pour acquérir des parts demarché conservées grâce à une organisation verticale, c’est-à-dire unformat propriétaire pour les livres numériques – qui ne peuvent être lusque sur sa liseuse. Chaque Kindle vendu est un client acheté, et pourlongtemps.

Les choses se sont passées moins rapidement en Europe, où le contexteglobal est très différent : un prix du livre encadré par la loi ou contrôlépar les éditeurs dans la plupart des pays ; une présence et une densité fortedes librairies (contrairement aux États-Unis où le livre numérique répondaussi à la difficulté de se procurer des livres) ; une distribution contrôléepar les grands groupes d’édition (d’où une résistance plus organisée vis-à-vis d’acteurs comme Amazon) ; un désaccord de l’ensemble des éditeursavec la vision verticale d’Amazon. Seul le Royaume-Uni – avec uncontexte législatif proche et l’arrivée d’Amazon en août dernier – présentedes points communs avec les États-Unis.

Directrice de la stratégienumérique, groupe Éditis.

Architecte de formation, VirginieClayssen s’oriente très tôt vers les nouvelles technologies de l’information et se spécialisedans le multimédia interactif.Précurseur dans le domaine des CD-Roms, auteur dedocuments multimédias et de sites internet, chef de projetfree-lance puis professeur à l’Adac, elle accompagne depuis2004 des maisons d’édition dansleur développement numérique.Elle est vice-présidente de lacommission numérique du SNE.

PublicationsZoom sur les médias, HachetteJeunesse, 2002 Zoom sur internet, HachetteJeunesse, 1999

Blogwww.archicampus.net/wordpress

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Qui sont les grands acteurs globaux ? On connaissaitdéjà Apple, Amazon et Google. Il faut ajouter Kobo,un petit nouveau qui devient grand. D’abordappelée Short Covers, cette société était à l’origineune filiale d’Indigo, la plus grande chaîne delibrairies au Canada. Abandonnant son idée decommercialiser des formes courtes en lecturenumérique, la société prend le nom de Kobo en2009 et signe des contrats avec de grands éditeursaméricains. Un accord avec Internet Archive luipermet d’ajouter à son offre près de 2 millions delivres numériques du domaine public. Kobo se

développe ensuite à l’internationalgrâce à des partenariats avec deschaînes de libraires – Borders auxÉtats-Unis, WHSmith au Royaume-Uni, Collins Booksellers en Australie,et la Fnac en France. Pour la Fnac, cepartenariat était quasiment la seule

solution – après l’échec de sa liseuse sortie il y adeux ans et vendue à moins de 20 000 exemplaires– pour arriver à temps sur le marché et proposer uneoffre numérique performante et satisfaisante,capable de rivaliser avec celle des autres acteurs.Kobo est ensuite racheté par Rakuten, groupejaponais et acteur mondial du e-commerce, pourpoursuivre son développement à l’international etconcurrencer Amazon, Apple et Google dans lemonde du livre.Ces grands acteurs ont des logiques et des stratégiestrès différentes. Parmi les quatre principaux, le plusagressif envers le monde du livre est Amazon, quirêve d’une désintermédiation qui permettrait auxauteurs de vendre leurs livres en ligne sansintervention d’éditeurs. Pour s’implanter dans unnouveau pays, l’entreprise ouvre sa librairieélectronique et lance la vente de son Kindle : c’estce qui s’est produit au Royaume-Uni en août 2010,en Allemagne au printemps dernier, et en France aumois d’octobre. Amazon a une volontéhégémonique, sans aucun souci pour l’écosystèmedu livre et le respect des équilibres en place.Apple se positionne différemment : ses tablettes, quine sont pas des liseuses adaptées à la lecture delongue durée, tirent le livre vers le divertissement etmettent l’accent sur sa dimension interactive. Bienqu’Apple soit arrivé le premier sur le marchéfrançais avec l’iPad, son iBook Store a proposépendant un an un catalogue assez pauvre.Quant à Google, il reste avant tout un publicitairedont le besoin majeur n’est pas la vente de livresmais l’hébergement de fichiers. C’est son moteur derecherche qui lui permet de vendre de la publicité.De façon très raccourcie : plus les éditeurs luiconfient de livres à héberger, plus Google agranditson champ d’action, d’où son intérêt pour lanumérisation des livres. Mais ce grand projet denumérisation – qui a beaucoup fait parler de lui – aété stoppé aux États-Unis, où il a peu de chanced’aboutir sous sa forme initiale.

Nous avons essayé de développer un écosystème dulivre numérique plus respectueux de la liberté dulecteur et de l’ensemble des équilibres sur lesquelsle marché du livre repose. On a ainsi créé desplateformes de distribution numérique – lesprincipales étant Numilog, E-plateforme et Eden –pour donner une chance aux librairies de jouer unrôle dans cet écosystème en vendant des livresnumériques. De leur côté les libraires ont développéle portail www.1001libraires.com, qui connaîtmalheureusement d’importantes difficultés. Malgrétous les efforts de l’interprofession, cet écosystème

ouvert du livre numérique n’a pas réussi à proposerau lecteur une solution satisfaisante d’achat de livresnumériques, capable de rivaliser avec l’expériencedes grands acteurs. J’ai l’air un peu défaitiste maisnous poursuivons nos efforts. Il faut absolumentqu’il existe une circulation alternative des livresnumériques, hors des quatre grands acteursmondiaux.Pendant cette période, les éditeurs ont connu unemodification des process de production. Lesnouveautés sont de plus en plus produites en deuxversions, imprimée et numérique, ce qui impliquede repenser les façons de travailler, les relations avecles fournisseurs, les contrôles qualité… Il fautnotamment s’assurer que les conversions de formatsne détériorent pas l’expérience de lecture et laqualité d’affichage. Parallèlement, les éditeurs ontentamé – avec l’aide du CNL – la numérisation desfonds, qui se fait progressivement. Ce processusreste compliqué et coûteux, en prestationstechniques et en temps, en particulier pour lanégociation des droits numériques. En effet, seulsles contrats récents intègrent des clauses permettantaux éditeurs de vendre des versions numériques desœuvres. Il faut donc revenir vers tous les auteurs etnégocier personnellement avec eux pour ajouter unavenant à leur contrat.

“Amazon a une volonté hégémonique, sans aucun souci pour l’écosystème du livre

et le respect des équilibres en place.”

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Pour l’instant, Kobo semble l’acteur le plus sensibleau livre et à la lecture. De nombreux salariés de lasociété sont à la fois issus de la Silicon Valley et dumonde du livre. Kobo développe, dans sesapplications de lecture, des outils qui explorent denouvelles façons de lire. Cette “lecture sociale” estun phénomène intéressant à observer, même si ellepose des problèmes de confidentialité.Les parts de marché sont difficiles à évaluer carpersonne ne donne ses chiffres. Aux États-Unis,Amazon domine clairement le marché du livrenumérique. Contre toute attente, son premierconcurrent est Barnes & Noble – un acteurtraditionnel ayant réussi sa conversion vers lenumérique et dont les parts de marché ne cessentd’augmenter – suivi par Apple, puis Kobo et enfinGoogle. Ce classement n’est pas une question depuissance mais de priorité : pour Amazon, être unelibrairie numérique florissante est davantage unepriorité que pour Google.

Voyons rapidement la question de l’auto-édition.Chaque année aux États-Unis, un auteur auto-éditéconnaît un énorme succès. Mais pour une AmandaHocking*, combien d’auteurs ne trouvent jamais delectorat ? Ce conte de fée masque la réalitéaméricaine : les livres auto-édités sont aujourd’huiplus nombreux que les livres publiés par deséditeurs. Dans la pensée commune, la disparitiondes éditeurs seraitune libération. Maisle travail de l’éditeurne consiste pas seule-ment à faire le tridans les manuscrits :il met en forme letexte et accompagnel’auteur pour le faireconnaître du plusgrand nombre delecteurs possible. Avec le numérique et l’auto-édition, les auteurs ne sont pas tant menacés parla “best-sellerisation” et la rotation en librairie– phénomènes très décriés ces dernières années –que par le fait de ne jamais trouver de lecteurs.

Dans l’édition, la transition va se régler à l’échellede quelques semaines, mois ou années. Il fautd’abord produire des livres numériques au bonformat, avec une qualité satisfaisante, en préservanttout ce qui fait le plaisir de la lecture. Une fois queles livres seront disponibles n’importe où sous formenumérique, le challenge sera d’arriver à connecterles auteurs aux lecteurs, à faire savoir aux lecteursque ces livres existent… Alors que le livre physiquedonne spontanément des informations sur soncontenu (couverture, taille, résumé…), le livrenumérique est un fichier qu’il faut volontairementaccompagner de métadonnées riches, expriméesdans un standard correct. Si l’éditeur ne fait pas ceteffort, le fichier n’a aucune chance de trouver seslecteurs ni d’être vendu.

Non seulement ils numérisent leurs ouvrages, maisles éditeurs essaient également de numériser leurspratiques en termes de marketing et de promotion :ils investissent progressivement les réseaux sociaux,commencent à animer des communautés delecteurs… Mais il ne suffit pas d’avoir l’idée, il fautmettre en place des façons de faire réellementefficientes à grande échelle dans des groupesd’édition.Évoquons enfin deux expériences exploratoiresmenées par Richard Nash, éditeur américain. Lapremière a donné naissance à Red Lemonade, unportail communautaire animé par l’éditeur où lesinternautes publient leurs travaux en cours derédaction, avec un dispositif permettant lescommentaires. De temps en temps, l’éditeur peutprendre la décision – avec l’accord de l’auteur – depublier l’un des textes en format papier ounumérique. Il s’agit d’utiliser une propriétépuissante du web : pouvoir rapprocher lecture etécriture. Ce site aurait pu être la premièreoccurrence d’un générateur de portails mis à ladisposition de tous les éditeurs indépendants, maisle projet a échoué faute d’investisseurs.L’expérience continue toutefois sous formeassociative.Richard Nash a ensuite tenté une autre expériencedans le domaine des réseaux sociaux dédiés auxlivres, tels que LibraryThing aux États-Unis et

Babelio en France.Small Demons est unnouveau site, assezcurieux et intéressant,qui propose unedécouverte du livre etde tout ce qui setrouve à l’intérieur.Avec l’accord deséditeurs, les fichiersde livres sont stockés

et tous les noms propres extraits des fichiers – lieux,plats, marques, artistes, par exemple – sont ensuitemis en relation avec les contenus de sites commeWikipédia, Freebase… Small Demons propose unparcours transversal parmi les livres, et lesinternautes peuvent améliorer la base en corrigeantdes erreurs ou en ajoutant des informations.

Je suis intéressée par tous les moyens mis en placepour faire en sorte que les livres soient découverts.La recommandation peut être à la fois humaine(bouche à oreille électronique) et algorithmique(outils de plus en plus pertinents). Il s’agitd’attaquer le web dans le plus de directions possiblepour que le plus de livres possible atteignentl’attention du lecteur, qui lui devient une denréerare.

“Avec le numérique et l’auto-édition,les auteurs ne sont pas tant menacéspar la “best-sellerisation” et la rotationen librairie que par le fait de nejamais trouver de lecteurs.”

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Directeur adjoint du Centre pourl’édition électronique ouverte(Cléo),Responsable formation, études et usages à l’EHESS.

Ancien élève de l'ENS, professeurcertifié en lettres classiques,chercheur en anthropologiepolitique et journalisteindépendant, Pierre Mounier estactuellement enseignant à l’Écoledes hautes Études en Sciencessociales (EHESS). Entre 2002 et 2008, il crée et dirige la Cédillepuis l'Unité Numérique, servicesd'édition électronique de l'ENSLettres et Sciences humaines deLyon. Il assure depuis denombreuses formations et enseigne régulièrement enmaster édition électronique, plus spécifiquement en scienceshumaines et sociales et eninformation scientifique surinternet.

PublicationsLes enragés de la République,avec Hugues Jallon, La Découverte,1999Pierre Bourdieu, une introduction,Pocket, 2001Les maîtres du réseau, les enjeuxpolitiques d’Internet, La Découverte, 2002L’édition électronique, avec MarinDacos, La Découverte, 2010

Blog et sites associéswww.homo-numericus.nethttp://lafeuille.homo-numericus.nethttp://blog.homo-numericus.netwww.pierremounier.net

Les différents types d’édition numérique

Dans le livre L’édition électronique, Marin Dacos et moi-même distinguonstrois formes d’édition électronique, différentes et interconnectées.La première est la numérisation, c’est-à-dire une opération de conversiond’un support physique vers un support numérique, qui concerne engénéral des documents imprimés (mais il est aussi possible de numériserdes textes manuscrits ou des inscriptions épigraphiques). Il s’agit donc deporter une inscription – qui n’est pas nativement numérique – vers unsupport numérique. À titre d’exemple, le projet Gutenberg est une sortede grand ancêtre des projets de numérisation puisqu’il a été développé dèsles années 70 par Michael Hart*. C’est un projet collaboratif etcommunautaire : un certain nombre d’individus numérisent les livres qu’ilsaiment pour les mettre à disposition de tous sur la plateforme du site.La seconde forme, l’édition numérique, correspond à un deuxième âge del’édition électronique où l’édition de textes est nativement numérique,mais pas encore pensée spécifiquement pour les usages en réseau. Dutraitement de texte de l’auteur jusqu’à la vente de l’eBook, on reste dansle numérique sans passer par l’imprimé ; la dimension de réseau estsouvent absente – le réseau étant juste un tuyau de distribution decontenus figés. C’est par exemple le cas de L’Harmatèque, plateforme devente de livres numériques de L’Harmattan.Par opposition, le troisième mode d’édition électronique est l’édition enréseau, caractérisée par le fait qu’elle se nourrit des pratiques decommunication réciproques et horizontales propres à internet pourenrichir la lecture (lecture partagée), et va jusqu’à la production decontenus (écriture collective). Le réseau est alors constitutif du processusd’édition. Le meilleur exemple d’édition en réseau est Wikipédia,dispositif de coproduction d’un contenu textuel (une encyclopédie) pardes milliers d’utilisateurs qui écrivent ce texte ensemble. Wikipédia nepeut pas exister indépendamment du réseau (alors que L’Harmatèquepourrait éventuellement exister sous forme de CD-Rom), et ce qui fait saparticularité ce n’est pas la production de textes mais l’existence de touteune ingénierie de coproduction de savoirs à l’intérieur du dispositif lui-même.Pour résumer, l’édition électronique revêt trois formes : la numérisation(Gallica, Google Books, Persée, Jstor…), l’édition numérique (ePagine,Revues.org, Cairn, Publie.net, O’Reilly…) et l’édition en réseau(OhMyNews, Tripwolf…). Il faut donc bien préciser de quoi on parle !

Passons maintenant au livre réinscriptible, une notion essentielle pourcomprendre l’édition électronique. Si Marin Dacos a intitulé read/WriteBook son recueil de textes sur l’édition électronique, c’est parce que cettenotion de livre en lecture/écriture donne un label commun à l’ensembledes contributions qui y sont réunies. Pourquoi cette expression ?read/Write Book dérive de l’expression read/Write Web (le web enlecture/écriture) inventée par Richard MacManus* pour nommer son blogdont le contenu porte sur l'environnement du Web 2.0, où chacun peut àla fois consulter et produire des contenus au sein de dispositifs commeWikipédia, les blogs, les réseaux sociaux, etc. Le blogueur néo-zélandais achoisi cette expression car elle est elle-même dérivée d’une autreexpression, read/Write Memory (mémoire en lecture/écriture ou mémoirevive), plus connue sous l’appellation de Ram (random access Memory),qui s’oppose dans un ordinateur à la Rom (read Only Memory, mémoireen lecture seule). Le livre numérique est réinscriptible par essence et nonpar accident, car la matière même qui le constitue est réinscriptible. Lelivre imprimé, lui, est définitivement fixé : il n’est pas réinscriptible car sonsupport ne l’est pas. Voyons les conséquences de ce premier constat.

PIERRE MOUNIER

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Le livre numérique est réinscriptible selon deuxdimensions, computationnelle et réticulaire. La dimension computationnelle est l’application aulivre de la capacité de calcul des ordinateurs grâce auxprogrammes informatiques. Le livre numérique est eneffet plongé dans un environnement où il fait l’objetde calculs ouvrant à de nombreuses fonctionnalités.Prenons l’exemple simple d’un livre acheté surPublie.net sous forme de fichier au format ePub.À l’intérieur du fichier qu’on ouvre avec undézippeur, on ne trouve pas le texte du livre maisd’autres fichiers ; et quand on ouvre l’un de cesfichiers (un chapitre) avec un éditeur de texte, on netrouve toujours pas le texte du livre mais un textefarci d’instructions informatiques, dont lesdestinataires ne sont pas les lecteurs mais des logicielsqui vont interpréter ces instructions afin d'afficher letexte de telle ou telle manière. La dimensioncomputa-tionnelle apparaît à ce premier niveau : lelivre numérique, en tant que fichier, est d’abord unensemble d’instructions destinées à des logiciels.Prenons un autreexemple : un corpusde textes peut êtreinstrumenté par desoutils – moteurs derecherche, indexgénérés de manièreplus ou moins auto-matique… – quieffectuent des cal-culs sur le contenu pour offrir au lecteur desfonctionnalités particulières. Small Demons, dontVirginie Clayssen a parlé, est exactement dans cettelignée. L’application Ngram Viewer l'est également.Cet outil d’analyse textuelle mis au point parGoogle permet de mesurer la fréquenced’apparition d'un mot dans l’immense corpus deslivres numérisés sur Google Books, et de visualiserles résultats sous forme de graphiques. Le livre n’estplus abordé dans sa dimension textuelle maiscomme une base de données. Cette dimensioncalculatoire est impor-tante car elle permet deconstruire des liens, des bases de données, deproduire des statistiques, etc.Revenons à Wikipédia. D'après Adrienne Alix,responsable de la fondation Wikimédia France,environ le quart des interventions, contributions etmodifications – dans la version française del’encyclopédie Wikipédia – ne sont pas faites par deshumains mais par des robots. On parle beaucoupdes contributeurs de Wikipédia (anonymes ou pas,professionnels ou pas…) mais rarement des robots !Ces derniers effectuent des modificationsautomatiques (corrections ortho-typographiques,suppressions de ce qui relève de l’injure, de lagrossièreté…) et “wikifient” le texte, c’est-à-direinscrivent automatiquement des liens dans lesnotices Wikipédia (écrites par des personnes) pourles relier entre elles. Yobot, l'un des contributeursrobotisés du Wikipédia anglophone, a ainsi pourobjectif de repérer des noms de personnes dans lestextes afin de créer des catégories et sous-portails

rassemblant un ensemble de textes sur cespersonnes. La dimension calculatoire est désormaispoussée assez loin puisque les programmesinformatiques contribuent à la production même detextes.

La deuxième dimension propre au livre numériqueet liée à son caractère réinscriptible est la dimensionréticulaire, c’est-à-dire le fait que le livre numériquetisse de nombreux liens avec son environnement,constitué d’autres livres numériques et d’autrestypes de contenus. Small Demons en est encore unbon exemple.Le premier niveau, le plus simple, est celui de laconstruction d’une intertextualité par l’ajout plusou moins automatique de liens hypertextuels àl'intérieur d'un ouvrage ou d'un document. C'est lecas de Wikipédia et des liens entre ses notices.Le deuxième niveau correspond à la mise en placede liens hypertextes reliant le texte à sonenvironnement, c’est-à-dire à d'autres textes et

ouvrages qui ontgénéralement servià sa construction.Dans un articlescientifique parexemple, la biblio-graphie contientsouvent des liensvers les ouvrages ouarticles auxquels

cet article fait référence et sur lesquels il s’appuie.Cette fonctionnalité relève d’une technique simple –fondée sur le lien hypertexte – mais qui modifieénormément les usages, permettant au lecteur decirculer librement d’un texte à son environnement.Ces liens se font également dans l’autre sens, c’est-à-dire qu’un article peut renvoyer vers des articlesqui le citent. Ce type d’usage est particulièrementintéressant dans la recherche puisqu’il permet desavoir ce que d’autres articles ont dit de l’articlequ’on est en train de lire, et d’accéder auxcommentaires, critiques, réutilisations, exploi-tations… Bien que plus compliquée à réaliser demanière automatique, cette fonctionnalité reposetoujours sur le lien hypertexte. Le texte et sonenvironnement sont ici interconnectés dans les deuxsens.La dimension réticulaire peut être poussée plus loinavec l’intertextualité par incrustation de contenus àl'intérieur de pages web. Par exemple, l’auteur d’unarticle publié en ligne peut décider d’incruster àl’intérieur de son texte un extrait vidéo trouvé surune plateforme de partage et de distribution devidéos. Attention, cela n'a rien à voir avec un livreenrichi ou multimédia ! La vidéo apparaît au milieudu texte dans lequel elle est incrustée, mais les deuxne sont pas hébergés sur le même serveur ; c'estcomme si l’article contenait une fenêtre permettantde visualiser un contenu présent sur un autre siteweb. Les deux plateformes sont mises encorrespondance de façon bien plus puissante quepar le lien hypertexte : si la vidéo subit une

“Le livre numérique se présentecomme un livre programme,c'est son aspect génératif,

et un livre réseau, c'est son aspect social.”

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modification sur la plateforme d'origine, cettemodification est forcément répercutée à l'intérieurde l'article, sans contrôle possible de l'auteur. Sicette intertextualité relève encore d'une technologietrès simple, elle comporte des risques et desdifficultés…On franchit une étape supplémentaire avec lemodule Comment Press. Installé sur un site web, cepetit logiciel permet de laisser des commentaires,paragraphe par paragraphe, à l'intérieur d'un livre.Le lecteur, en sélectionnant un paragraphe, peutainsi voir tous les commentaires laissés par d’autreslecteurs. La lecture de livres fait l'objet decommentaires et de discussions depuis longtemps,mais jusqu'à présent, les commentaires n’étaient pasvisibles sur le livre lui-même : les traces produitespar les usages sociaux étaient déconnectées du livreimprimé, qui n'est pas réinscriptible. Or c'est toutl'intérêt du livre numérique que de pouvoirréinscrire sur lui-même – et donc donner à voir enmême temps que le texte – les usages qui laissentdes traces sous forme de commentaires, notes, misesen favoris, partages...L'écriture collaborative pousse plus avant cettedimension réticulaire. Après Wikipédia, voicil’exemple récent du projet Living Books About Life.Ce qui m’intéresse dans cette collectionexpérimentale de “livres vivants à propos de la vie”,c'est la notion de livres vivants : des livres collectifsconstruits par rassemblement et édition a posterioride textes publiés par différents auteurs sur différentssupports à propos d'un sujet particulier. Le travailéditorial est réalisé par des éditeurs scientifiques,mais aussi par des contributeurs qui peuvent ajouterdes textes, apporter des modifications (avec l'accordde l'auteur), etc. Le livre est vivant car il évolueaprès sa mise en ligne : aux textes d’origine viennents’en ajouter d’autres, qui peuvent se structurer enchapitres, en parties, faire l'objet de commentaires,de développements… Le livre se nourrit du réseaului-même.

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Le livre numérique se présente donc comme unlivre programme, c'est son aspect génératif, et unlivre réseau, c'est son aspect social. Qu'il soitimprimé ou numérique, le livre ne peut pas êtreconsidéré comme un objet isolé : il est projeté dansdes espaces, c'est-à-dire des systèmes ou réseauxd'objets qui ont des propriétés particulières.En tant qu’objet physique, le livre imprimé est fixéet discret (séparé d'autres objets), inséré dans unsystème d'objets (semblables à lui et différents delui) qui se déploie dans l'espace physique,déterminant les caractéristiques de l'activitéindustrielle de production de ces objets, selon uneéconomie de la rareté.En tant que fichier, le livre numérique est génératifet réticulaire, inséré dans un système d'information,un cyberespace aux propriétés très différentes decelles de l'espace physique, marqué à la fois par lacomputabilité et la réticularité. Le livre numériqueest produit par les industries de l'information, quirelèvent de l'économie du numérique (parfoisappelée économie de l'attention).

Ce colloque a pour objet les métamorphosesnumériques du livre. Or la métamorphose du livreimprimé en livre numérique a du mal à se faire. Eneffet, nous avons tendance à essayer de tirer lemodèle du livre imprimé à l'intérieur del'environnement numérique, ce qui freine l'éclosiondu livre numérique. Il faudra bien un jour – etautant que ce soit le plus tôt possible – exploiter cesaspects calculatoire et réticulaire. J'ai un sentimentd'urgence ! Il faut faire en sorte que des initiativestelles que Red Lemonade et Small Demons nerestent pas au stade de l'expérimentation, qu’ellesdisposent de moyens et qu’elles permettent dedévelopper des usages de lecture et d'écriturepropres à l'environnement numérique.

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JEAN-LUC RAYMOND

Les environnements de lecture numérique

Je travaille principalement pour deux projets, www.netpublic.fr(ressources pédagogiques) et www.netemploi.fr (accompagnement àl’emploi sur internet), ainsi que pour www.proxima-mobile.fr, un portailqui labellise des applications citoyennes sur téléphone mobile.Je propose ici, sous forme de “catalogue”, une présentation descriptive etnon exhaustive des environnements de lecture numérique.

Le marché de la lecture numérique

Aux États-Unis (d’après l’étude CBS interactive 2010) :- lecture sur ordinateurs (36 %),- sur smartphones (22 %),- sur lecteurs mp3 (21 %),- sur tablettes (21 %).

En France (d’après l’étude GFK 2010) :- 440 000 tablettes vendues,- 86 % des internautes continuent à lire des livres numériques surordinateur,- 13 % des Français ont téléchargé des eBooks ou des applications delecture,- 25 % des eBooks téléchargés sont payants.

Les formats de fichiers

• Text (.txt)Fichier de type ASCII*.

• HTML : Hypertext Mark Up Language (.htm, .html)Format de représentation des pages web.

• PDF : Portable Document Format (.pdf)Le PDF est une image du fichier. Il présente l’avantage de garder la miseen forme du texte et sert principalement dans l’imprimerie. Ce formatAdobe peut être contraint par des DRM*.

• PostScript (.ps)Ancêtre du PDF.

• ePub : electronic publication (.epub)Format ouvert, standardisé par un organisme, considéré par les lecteurscomme assez agréable à utiliser. La nouvelle version, construite à partird’HTML5, permet d’inclure des métadonnées et des contenus enrichis.

• FictionBook (.fb2)Format ouvert basé sur XML et développé en Russie.

• Amazon Kindle (.azw)Format propriétaire, créé par Amazon et utilisé pour les tablettes Kindle.

• PRC/MOBI : MobiPocket (.mobi)Format racheté par Amazon en 2005, assez proche du PDF.

Consultant indépendant entechnologies de l’information etde la communication.Chargé de cours à l’École deshautes Études en Sciences del’Information et de laCommunication (CELSA), Paris IV.

Consultant en projetsnumériques citoyens et enstratégies numériques au sein deCoopaname SCOP SA, Jean-LucRaymond travaille notamment surdes projets institutionnelsde lutte contre la fracturenumérique. Il enseigne lasociologie des médiasinformatisés au CELSA en Master 1 et 2. Il est par ailleurs responsable desenseignements decommunication interne-externeet nouveaux médias pour unMaster 2 en économie sociale àl'Université de Marne-la-Vallée. Il intervient régulièrement pouranimer des sessions de créationnumérique dans desmédiathèques, ou de formationpour les bibliothécaires et lafilière culturelle, et conseilleentreprises et associations surl'apport des médias sociaux dansleur stratégie communication etmarketing.

Blog http://sites.google.com/site/jeanlucraymond

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Problématique des formats de fichiers :fichiers payants et DRM

Des droits d'accès sont appliqués aux fichierspayants pour les rendre non reproductibles ou enlimiter le nombre de copies. Les fichiers sont ainsiverrouillés par des DRM, dont il existe différentesversions. Dans cet imbroglio, il est difficile de fairele bon choix – en particulier pour les bibliothèques.D’une manière générale, le paysage n’est pas trèsstabilisé et les problèmes de transmissibilité d’unsystème à un autre restent nombreux.Exemples de DRM :- DRM version Amazon : verrouillage des fichiersavec le format AZW ;- DRM version MobiPocket : verrouillage avec lesfichiers vendus à d’autres distributeurs (Numilog,par exemple) ;- DRM version Apple : univers fermé avec desfichiers qui ne peuvent être lus que par les lecteursd’Apple (iPad, iPhone…) ;- DRM version Adobe : système utilisé par desplateformes qui ne maîtrisent pas toute la chaîne dedistribution, ce qui était jusqu’à présent le cas de laFnac, qui devait rendre ses liseuses compatibles(paiement d’un “droit d’entrée” à Adobe).

De nombreux systèmes sont incompatibles entreeux. Par exemple, il est impossible :- de lire sur un Kindle un fichier acheté surl’iBookStore d’Apple ;- de lire sur un iPad ou un iPhone un fichier achetésur Fnac.com ;- de lire sur un eBook compatible ePub un fichieracheté sur Fnac.com.

Mais des logiciels permettent de transformer desfichiers pour les rendre lisibles sur certainestablettes. Le logiciel open source (libre) Calibrepermet ainsi de créer des livres électroniques(notamment au format ePub), d’adapter lesdifférents formats d’eBooks…

Quels outils pour lire ?

• Les ordinateurs

L’ordinateur est toujours l’outil de lecturenumérique le plus utilisé. Il permet de lire desformats traditionnels (HTML, PDF, Text…) et desfichiers ePub grâce à des applications (par exempleCalibre) ou des extensions fonctionnant avec desnavigateurs (par exemple ePubReader sur lenavigateur Firefox). Une telle extension, téléchargéesur le site du navigateur et implémentée surl’ordinateur, donne un meilleur confort de lecturequ’un PDF ou de l’HTML. Elle permet d’annoterun texte et d’exporter les notes prises sur le texte,alors que l’export n’est pas possible avec HTML,PDF ou Text.

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• Les liseuses

Le terme anglais “e-reader”, polysémique, désigneaussi bien l’appareil que le logiciel. En Français, onentend par “liseuse” le stockage et la lecture d’untexte sous un format électronique.La dimension pratique et utilitaire des liseusesréside dans l’autonomie, la légèreté, la possibilité deparcourir le texte et de l’annoter (mais la fonctiond’annotation n’est pas systématique), le stockaged’un nombre important d’ouvrages avec différentsdroits, les petits formats souvent proches du livretraditionnel (rarement format A4). Les fonctions lesplus communes sont le contraste de l’affichage,l’indexation électronique, les fonctions de zoom etd’annotation, et parfois le son et la possibilitéd’échanger du contenu (via port USB, SD, micro-SD…).Voici un descriptif des principales liseuses :

Kobo par la Fnac- liseuse tactile,- interface en noir et blanc,- encre électronique (comme sur la plupart desliseuses),- grande autonomie (2 à 3 semaines), - écran non rétro-éclairé (moins fatigant à lalecture),- accès à un magasin en ligne (Fnac.com) pour letéléchargement, en mode direct (wifi) ou avec uncâble USB (connexion à un ordinateur),- fonctions basiques,- fonction de partage de citations (mode privilégiédes utilisateurs : Facebook),- navigateur internet – une version de Chrome – nepermettant pas de lire les extraits des livres figurantdans Google Books, mais donnant accès aux servicesGoogle, notamment Gmail et iGoogle,- port SD,- mémoire extensible (jusqu’à 32 Go),- contenu standard : dictionnaire Le robert,- système d’exploitation non mentionné,- public majoritaire : les séniors, intéressés surtoutpar la fonction livre (pas internet),- prix : 129,90 euros.Remarque : utilisation compliquée en navigation carscrolling difficile (tablette tactile).

Kindle (4e génération) par Amazon- tablette commercialisée en France,- possibilité de télécharger des livres électroniquessur le “store” d’Amazon,- encre électronique,- interface en noir et blanc,- e-Ink Pearl (dernier processus existant d’encreélectronique) : 16 niveaux de gris (réglages plusperfectionnés que sur les tablettes qui ont 1 an),- fonction de partage de texte sur Twitter etFacebook,- catalogue français faible (catalogue d’abordaméricain),- formats de fichiers : AZW, TXT, PDF, doc, HTML(pas d’ePub),- possibilité de lire la musique (mp3),- prix : 99 euros.

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Kindle Fire par Amazon- tablette commercialisée aux États-Unis,- énorme impact publicitaire,- écran 7 pouces tactile,- affichage en couleurs (donc écran rétro-éclairé),- mémoire interne (8 Go) non extensible,- applications payantes vendues sur le “store”d’Amazon,- système d’exploitation bridé (impossibilité deconsulter un compte de messagerie Gmail),- navigateur Silk,- prix : 199 dollars.Remarques : la publicité est focalisée sur l’aspecttablette alors qu’il s’agit d’une liseuse ; le navigateurSilk pose des problèmes de sécurité etd’appropriation des données, puisqu'une partie desressources sont hébergées sur les serveurs d’Amazon(voir sur son blog l'article de Virginie Clayssenconcernant les limites imposées par le navigateurSilk).

Nook par Barnes & Noble- plateforme plus ouverte que celle d’Amazon,- mémoire interne (16 Go) extensible,- tablette liée à la plateforme Barnes & Noble pourle téléchargement,- prix : 249 dollars.

Oyo par Chapitre.comLa tablette qui n’a pas du tout fonctionné ; elle estaujourd’hui remplacée par TrekStor.

Ebook Reader 3.0 par France Loisirs - Chapitre.com/TrekStor- tablette non tactile,- écran LCD couleurs,- prix : 55 euros.

eReader par Archos (un des rares constructeurs detablettes en France)Il existe deux modèles de liseuses (avec ou sans wifi,tactile ou pas…) :- Archos 70 eReader : 79 euros,- Archos 70b eReader : 149 euros.

Cybook par Bookeen (acteur ancien, plus insti-tutionnalisé)D’après les études, il s'agit de la liseuse la plusutilisée dans les bibliothèques en France (cartemémoire extensible, encre électronique…).Deux modèles :- Cybook Odyssey : 149 euros,€- Cybook Horizon : 139 euros.

Reader par SonyIl existe différents modèles (avec ou sans wifi, doncavec ou sans câble USB pour le téléchargement deseBooks).

Pocket Book par BookLand (société ukrainienne)- livres dans 59 langues (démarche rare),- fonctions de prise de notes et de marque-page,- 3G sur certains modèles.

• Les smartphones : la page “détériorée”

Les smartphones fonctionnent avec un systèmed’exploitation – les quatre principaux étant iOS(Apple), Android (Google), BlackBerry, Windows7 mobile. Ils ont une logique de “store”, c’est-à-direde place de marché d’applications, qui détermineun schéma procédural de permissions/autorisations.L’utilisateur doit créer un compte et le lier à samachine (ordinateur ou smartphone) pour pouvoirtélécharger des applications, notamment de type“bibliothèque” (rôle de stockage des livresélectroniques). Il possède des accès vers un magasincentralisé (c’est le cas d’Apple) ou différentesboutiques (c’est le cas d’Android). Ces “places demarché” jouent un rôle d’orientation et deprescription.Les smartphones permettent également detransférer, récupérer et lire des fichiers – notammentePub et PDF – déjà présents sur un ordinateur.

Exemple de smartphone : l’iPhone par Apple

Sur chaque iPhone, l’application iBooks est livréeen standard (donc figure déjà sur l’appareil lors dupremier allumage) et se présente comme unebibliothèque avec des rayonnages, qui donne accès – via un bouton – à iTunes (livres sélectionnés etclassés par Apple, possibilité de parcourir et derechercher). Quand on télécharge un ouvrage(gratuit ou payant) via son compte iTunes, l’achatest directement transféré dans la bibliothèque où lacouverture du livre apparaît.

L’eBook – en tant qu’application de lecture – offre9 fonctionnalités permettant à l’utilisateur de :- parcourir la table des matières,- créer des signets,- ajouter et sauvegarder des notes (sur certainsouvrages seulement),- passer d’une page à une autre en touchant le côtégauche ou droit de la page,- contrôler la luminosité de l’affichage,- choisir une police de caractères (parmi les 6proposées),- varier entre couleur sépia ou noir et blanc del’affichage,- rechercher du texte dans le livre,- accéder directement à une page par une barre dedéfilement horizontale.

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• Les tablettes : la logique rétro-éclairée

Les principales caractéristiques sont des écrans LCD(à cristaux liquides) en couleurs, et des systèmesd’exploitation comparables à ceux des smartphones(iOS, Android, BlackBerry…)

Exemple de tablette : la Samsung Galaxy Tab parAndroid

- tablette haut de gamme (équivalent de l’iPadd’Apple),- application eBook (présente sur la tablette) quipermet de “lire des livres” : centralisation des livresavec visualisation d’une bibliothèque,- possibilité d’acheter des livres électroniques auprèsde librairies en ligne ou de transférer des livresélectroniques au format ePub,- système plus ouvert que iOS.

Principales fonctionnalités :- copier des livres électroniques à partir de sonordinateur,- lire ses propres livres en format ePub à partir d’unlogiciel tel que Calibre,- ouvrir le fichier et les commandes en touchant lacouverture d’un livre dans eBook,- afficher le livre en mode portrait (1 page) oupaysage (2 pages),- tourner les pages en touchant le bord droit ougauche, et feuilleter en glissant le doigt rapidementde gauche à droite.

Fonctionnalités spécifiques :- surligner un passage,- dessiner ou annoter librement avec un crayonvirtuel,- effacer un surlignage ou trait de crayon,- définir les paramètres du crayon et de surbrillance,- modifier la taille du texte et le thème (couleur depolice et de la page),- ajuster la luminosité,- utiliser la fonction TST (Text To Speech) desynthèse vocale, qui permet d’écouter le textecomme un livre audio.

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• Les lecteurs mp3 :

la logique de l’annexe / la lecture non connectée

L’iPod Touch – une sorte d’iPhone sans téléphone –est le lecteur mp3 majoritairement utilisé. Il offre lapossibilité de télécharger des livres électroniques viaiTunes, mais pas de dispositif de lecture intégré !

Fonctionnement des trois principaux “stores” etpositionnement des acteurs dominants (Google,Amazon, Apple)

Google a une logique publicitaire. L’espace GoogleBooks est une sorte d’encyclopédie composée delivres scannés. Pour Google, chaque mot aintrinsèquement un caractère publicitaire, donc unevaleur marchande. Ce n’est pas une logique d’accèsmais d’hébergement ; celle-ci n’est pas encorestabilisée.Inversement, Apple est dans une logique d’accès,avec une chaîne d’édition maîtrisée et des cerclesimbriqués les uns dans les autres. Un même compted’utilisateur permet d’alimenter plusieurs machines(5 ordinateurs maximum). On utilise à la fois lematériel, le système d’exploitation (iOS), laplateforme iTunes, l’application (pour la lecture), leformat de fichier…C’est encore différent pour Amazon, qui détient leformat AZW (marché le plus imposant dans lemonde en nombre de références) et un matérielbridé. Le format AZW a la particularité de nepouvoir être lu que par le Kindle d’Amazon.Contrairement à Google, Apple et Amazonpossèdent toute la chaîne (depuis la machinejusqu'aux données).

À consulter :Le site de l’Association pour le développement desdocuments numériques en bibliothèques(ADDNB), contenant des études sur les liseuses enbibliothèques, des rencontres, des ressources, desréflexions sur la question du handicap…www.addnb.fr

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ALAIN GIFFARD

Les industries de lecture : la logique de l'attention

Les industries de lecture se situent au croisement des industries del'information (informatique, télécommunications...), des industriesculturelles (les “contenus”) et des industries du marketing. Elles ont troistypes d'activités : la production de moyens de lecture, d’actes de lecture,et la commercialisation des lectures et des lecteurs. Les industries del’accès (les télécoms, par exemple) se distinguent des industries culturellesclassiques (livres, disques…) et se situent hors de la chaîne du livre. Demême, les industries de lecture sont fondamentalement différentes desindustries culturelles, mais cette différence réside dans la logique del’attention. Il ne s’agit plus d’industries du livre mais d’industries de lalecture.

L'économie de l'attention est un concept inventé par les économistes pourrendre compte des relations entre information et attention. Pour atteindreson destinataire, l'information consomme une ressource : l'attention ;l'économie de l'attention est la valorisation de cette ressource. Elles'appuie sur un marché à deux versants dans lequel les acteurs industrielsinteragissent avec deux groupes d’agents. C’est le cas, dans certains pays,des agences immobilières qui font payer leurs services à la fois auxvendeurs et aux acheteurs de biens immobiliers. Cette économie del’attention est apparue de manière embryonnaire au XIXe siècle avec lesjournaux, qui s’adressaient d'un côté à un public de lecteurs (premierversant), de l'autre aux publicitaires (deuxième versant). L'économie desmédias est donc un marché à deux versants, ce qui la distingue de l'éditionqui reste une économie culturelle à un versant (achat d’un produit enéchange d’une somme d’argent).Avec l’économie de l’attention, le passage entre les deux versants estindustrialisé, et c’est précisément dans ce passage que les industries del'économie de l'attention fonctionnent en tant qu'industries de lecture,selon le modèle de l'économie de plateforme. Elles peuvent ainsi proposerdes publicités plus ciblées et personnalisées. Leurs moteursd'industrialisation – et donc leurs machines de lecture en tant que telles –se situent au cœur de ce qui fait circuler l'activité d'un versant à un autre.Ce qui était artisanal dans la presse est devenu un processus industriel.Citons un exemple étonnant d’économie de l'attention : la numérisationdes archives de Life sur Google Books donne accès à tous les numéros dumagazine avec des sommaires, des liens hypertextuels et de la publicitécontextuelle dans la marge. Or ces pages contiennent de la publicité pourdes pages de publicité des anciens numéros de Life, donc pour des produitsqui n'existent plus ! Autrement dit, le marketing mort vient alimenter lemarketing vivant…Prenons un autre exemple : les moteurs de recommandation font l'objetd'une vive compétition industrielle, pour laquelle des sommes énormessont dépensées. Le moteur de recommandation d'Amazon signale que “lesgens qui ont acheté tel livre ont aussi acheté...”. On se situe ici dans les“eaux tièdes” du numérique : il ne faut pas que les lecteurs aientl'impression d'être manipulés, ni dépassés intellectuellement par lesrésultats qui sont donc travaillés pour être mieux acceptés. Après lemoteur de recherche, le moteur de recommandation est la technologiecaractéristique de l'économie de l'attention.

® Jean-Marc de Samie

Directeur du Groupementd’intérêt scientifique Culture &Médias numériques.Président d’Alphabetville.

Spécialiste des technologies del’écrit, Alain Giffard a éténotamment conseiller techniquepour les technologies et la sociétéde l’information au ministère de laCulture – où il a participé àl’élaboration des “espacesculturels multimédias” –,concepteur informatique de labibliothèque numérique de laBnF, et président de la missioninterministérielle pour l’accèspublic à l’internet. Il estaujourd’hui l’un des animateursde l’association Ars Industrialis,reconnu comme un spécialiste despratiques culturelles de l’internet,de l’hypertexte,et de l’intégration du numériquedans les bibliothèques.

PublicationsCritique de la lecture numérique :The Shallows de Nicholas Carr, inBBF n°5, 2011Pour en finir avec la mécroissance.Quelques réflexions d’ArsIndustrialis, avec Bernard Stiegler etChristian Fauré, Flammarion, 2009“Hypertexte, autorité, espacepublic”, in séminaire sur les“supports de la mémoire”,Fondation des Treilles, Tourtour,Mai 2000“Petites introductions àl’hypertexte”, in Banques dedonnées et hypertextes pourl’étude du roman, sous la directionde Nathalie Ferrand, P.U.F., 1997

Blog et site associéhttp://alaingiffard.blogs.comhttp://arsindustrialis.org

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Précisons que les industries de lecture ne visent pasà faciliter la lecture, mais plutôt à la détourner versautre chose, à la transformer en “hits”, en pointsd'accroche de la publicité. Le travail de l'économiede plateforme consiste précisément en cettetransformation de la lecture humaine en lectureindustrielle. Et la lecture industrielle est une non-lecture : le codage d'un nom propre dans unenvironnement de signes à un moment donné.

Ce type de dispositifs ne connaît pas la personnecomme lecteur ni le contenu comme texte. “Is therea text in this industry ?” est la question qui sous-tendces situations d’économie de l’attention.

Comment la lecture numérique se combine-t-elleavec l'attention du point de vue médical etparamédical ? Les pédiatres, les psychiatres et lesneurologues proposent différentes approches. Lesassociations de pédiatres émettent de fortesrecommandations telles que “pas de TV jusqu'à 3ans, pas de console de jeux personnelle avant 6 ans,internet accompagné à partir de 9 ans”. Lespsychiatres, eux, distinguent l'hyperactivité dusyndrome de déficience de l'attention – pouvantconduire à l'opposition – qui concernerait jusqu'à 4 %des jeunes (majoritairement des garçons). Quant auxpsychologues et neurologues, ils ont mis en évidencedes problèmes d'attention dans le cadre de la lecturenumérique et parlent à ce titre de “surchargecognitive”. Ils désignent ainsi la situation d’un sujetqui, dans le cadre d’une opération principale àréaliser (ici la lecture), rencontre une série dequestions – nécessitant de prendre des décisionsdont dépendent d’autres opérations – tellementnombreuses qu’elles parasitent la tâche principaleet vont peser sur elle. La surcharge cognitive estopérationnelle ; elle est liée à l'attention et distinctede la surcharge informationnelle.Je distingue trois cas de surcharge cognitive, liés auxproblèmes de visibilité, de lisibilité, d'association dela lecture et de la réflexion. Les obstacles devisibilité (éclairage, taille des caractères) sont ceuxqu'examine traditionnellement la typographie. Lasurcharge cognitive pesant sur la lisibilité se situedans le temps et dans l'espace. La prise en comptedes hyperliens à l’intérieur des textes et des sites estun bon exemple de surcharge cognitive dans letemps. Tout en lisant, le cerveau doit considérerl'intérêt éventuel des hyperliens et prendre ladécision de les activer (ou pas). La surchargecognitive dans l'espace se caractérise plutôt parl'environnement multimédia et multitâches.

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Certaines analyses relient la surcharge cognitive àun effet de distraction, soit à un défaut deconcentration ou d’attention soutenue. Cette notionde distraction, qui désigne le fait de passer d'unmonde de représentations à un autre, est au cœurdu débat sur la relation des enfants et des jeunesavec le numérique. Concernant la lecturenumérique, il ne suffit pas de considérer que leslecteurs n'arrivent pas à se concentrer ou sont

distraits au cours de la lecture. Lasituation devrait plutôt être penséecomme un conflit entre l'attentionorientée texte (celle qui suit le fil de lalecture) et l'attention orientée média(celle qui doit résoudre une série dequestions posées par le média). Lapuissance du livre imprimé classique – en tant que média – résideprécisément dans sa capacité à se faire

oublier, permettant au lecteur de se concentrer surle texte. Nous devons travailler pour essayer decomprendre les mécanismes de cette concurrenceentre attentions, sans écarter de manièrepéremptoire l'attention orientée média, en dépit dufait qu'elle soit aujourd'hui nettement défectueuse.Mais la question de l'attention dans la lecturenumérique dépasse largement les seuls obstacles àla lisibilité...

L’extrait qui suit provient d'un texte admirable deProust, qui tient lieu d’introduction au livre sésameet les lys* de John Ruskin* : “Tant que la lecture estpour nous l'initiatrice dont les clés magiques nousouvrent au fond de nous-mêmes la porte dedemeures où nous n'aurions pas su pénétrer, sonrôle dans notre vie est salutaire. Il devient dangereuxau contraire quand au lieu de nous éveiller à la viepersonnelle de l'esprit, la lecture tend à se substituerà elle, quand la vérité ne nous apparaît plus commeun idéal que nous ne pouvons réaliser que par leprogrès intime de notre pensée et par l'effort denotre cœur, mais comme une chose matérielledéposée entre les feuillets des livres comme un mieltout préparé par les autres et que nous n'avons qu'àprendre la peine d'atteindre sur les rayons desbibliothèques et de déguster ensuite passivementdans un parfait repos de corps et d'esprit.” Cette introduction est un véritable traité de lalecture. Selon Proust, il ne faut pas confondre lalecture et l'entrée dans la vie de l'esprit, ne pasmélanger l'opération préparatoire et l'étape suivantequi constitue sa véritable finalité. Ce texte reprendune notion traditionnelle dans la philosophie de lalecture : l’association de la lecture et de la réflexion(“lectio” et “meditatio”). Au lieu de prendre lalecture pour la réflexion (ou la méditation), Proustla voit comme une activité préparatoire à laréflexion. Et, d’après le livre Proust et le calamar* deMaryanne Wolf*, cela correspond exactement à laconception contemporaine des neurologues.

“Les industries de lecture ne visent pas à faciliter la lecture,

mais plutôt à la détourner vers autre chose, à la transformer en “hits”,

en points d'accroche de la publicité.”

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Évidemment, l'association entre lecture etméditation est au centre de la pratique de la lecturecomme technique de soi. Mais toutes les formes delecture d'étude – y compris celles qui se limitentaux premiers degrés d'interprétation – font appel àl'association entre lecture et réflexion. Or c’estprécisément cette association que la lecturenumérique rend difficile. Les mêmes obstacles quiperturbent la visibilité et la lisibilité s'opposent àl'association de la lecture et de la réflexion.Normalement, l'école transmet le type deconcentration permettant d'associer lecture etréflexion, qui ont été intégrées à la méthoded'enseignement de la lecture. Il existe évidemmentd'autres formes de lecture, comme une certainelecture d'information, d'ailleurs critiquée par Proust ;mais elles n'ont pas la même portée.

La lecture numérique soulève donc un certainnombre de difficultés d'ordre culturel et cognitif.Du point de vue du lecteur, la logique de l'attentionest centrale puisqu'elle relie les questions delisibilité et de réflexion. Mais il faut aller au-delà dece constat pour développer une “pharmacologie” – terme que nous utilisons à Ars Industrialis* – de lalecture numérique autour de l'attention. Autrementdit, il faut construire une critique pharmacologiquede la technique de lecture numérique. On observe une continuité manifeste entrel'économie de l'attention, les technologies delecture numérique, la psychologie de la lecture (leconflit entre les deux attentions) et le contenuculturel de la lecture. En résumé, l'absence d'unetechnologie de lecture numérique intégrée et lesdifficultés d'ordre technique de la lecturenumérique (avec le poids de l'attention orientéemédia) s'expliquent par l'orientation centrale del'économie de l'attention, qui vise à nous détournerdu cours régulier de notre lecture pour nousréorienter vers la publicité et n'a donc pas intérêt ànous proposer une technologie intégrée de lecture.Inversement, il n'y a pas de déterminisme. Si lalecture numérique est dépendante d’unetechnologie par défaut et que celle-ci est un produitde ce type d'industrialisation, il suffit de modifierl’industrialisation pour permettre d'autres manièresde lire avec d'autres technologies. La lecturenumérique n'est ni inconcevable, ni condamnée. Aucontraire, tous leséléments pour unvrai design de lalecture numériquesont réunis, maisc’est le contexteindustriel qui fait qu'ils ne sont pas mis en œuvre. L'objectif de cette critique pharmacologique del'attention n'est pas simplement théorique. La prisede conscience sur les questions de lecture s'estaccélérée. Pour accompagner cette période detransition appelée “conversion numérique” parMilad Doueihi, nous allons proposer dans les annéesqui viennent une sorte d'art de la lecture numériquequi s'appuiera sur une pharmacologie de l'attention.

Celle-ci consisterait d'abord à conserver la lectureclassique comme lecture de référence (en partantdu principe que la lecture numérique ne peut passe substituer à la lecture classique), ensuite àréintroduire la notion d'exercice dans la lecture (lelecteur n'étant pas qu'une suite d'actes de lecture,mais aussi une mémoire des textes et de l'art delire), enfin à considérer le contenu de l'attentionorientée média, qui entre en concurrence avecl'attention orientée texte, provoquant ce quecertains comprennent comme un phénomène dedistraction et qui concerne plus particulièrement lasituation des jeunes lecteurs. Il faut veiller à ne pasconfondre l'hyperactivité, l'hyperattention et uneattention certes défectueuse mais nécessaire à lalecture. De même, il ne faut pas confondre le lecteurqui est contraint et l'industrie de lecture quicontraint.

Dans son livre La distinction*, Pierre Bourdieudistingue trois types de rapports à l'art et à la culture :celui des prolétaires (hors de la norme, inacceptablepour la société dominante), celui de la bourgeoisieou de la grande bourgeoisie (culture d'accès àl’œuvre, de fréquentation de l’œuvre) et celui de lapetite bourgeoisie (toujours autour, jamais dedans).D'après Bourdieu, le petit bourgeois n'est pas unhomme de livre mais de catalogue, un homme du“péri” (ce qui est autour) et du “méta” (ce qui estau-dessus). Avec le numérique, nous faisons le grandécart entre deux positions : nous avons un accèstechnique direct aux œuvres grâce à la numérisationmais nous sommes des petits bourgeois du point devue des réseaux sociaux, de la place et du plaisir prisau décryptage du medium. J'insiste sur ce pointpour éviter la confusion entre déficit cognitif etattention aux médias, et pour ne pas attribuer auseul numérique et aux industries de lecture certainsdes traits fondamentaux de notre société. C'est pourquoi j'associe étroitement la critique de lalecture numérique, les humanités numériques etl'humanisme numérique, c'est-à-dire la conceptionde la lecture comme technique de soi.

“Concernant la lecture numérique, la situation devrait être pensée comme un conflit entre l'attention orientée texte (celle qui suit le fil de la lecture) et l'attention orientée média (celle qui doit résoudre une série de questions posées par le média).”

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Artiste et enseignante-chercheuseen sciences de l’information et dela communication, UniversitéParis X-Nanterre

Spécialiste de la conservation de la mémoire et de l’informationsur internet, Louise Merzeautravaille principalement sur lesquestions de traçabilité, deprotection de l’identité et d’oublidans la sphère numérique. Elleest co-responsable du projetProdoper sur la protection desdonnées personnelles etresponsable du projet Proteus surla normalisation de la personne à l'ère numérique.

Publications“La traçabilité sur les réseaux”,avec Arnaud Michel (dir.), inrevue Hermès n° 53, 2009Au jour le jour, photographiesprécédées d'un entretien avecJean Baudrillard, Descartes & Cie,2004

Site www.merzeau.net

L'industrialisation de la mémoire

En introduction, posons l’hypothèse de l’hypermémoire, c’est-à-dire d’unemémoire numérique dont l’hyperdimension repose avant tout sur le faitque le web est à la fois un nouveau média – qui vient compléter et/ouconcurrencer les médias précédents – et un métamédia – qui englobe tousles autres médias et les transforme en industries de la mémoire,notamment par les possibilités d’accès transversal et d’archivagepermanent.Dans un article paru en 1945, Vaneevar Bush* jette les bases des réseauxinformatiques, prédisant l’invention de l’hypertexte et décrivant lememex* comme “un supplément agrandi et intime de la mémoire” del’homme. La notion d’intimité montre qu’il ne s’agit pas seulement d’uneexternalisation.Cette hypermémoire concerne également les fantasmes de mémoire totale– en termes de territoire et de nature des objets couverts – et guide lesstratégies des gros acteurs du web, en particulier Google. On vise lamémoire des textes (GoogleBooks), des conversations (Facebook ouTwitter), de la presse (GoogleNews), des images (Flickr*), la mémoiretopographique (GoogleMaps ou GoogleEarth) et computationnelle (lesdata centers). Ces discours de la totalité peuvent être perçus comme desvisions cauchemardesques, mais aussi comme des fantasmes moteurs – etpas forcément nouveaux –, chaque ère socio-technique de la mémoireayant produit son propre imaginaire de la totalité, représentée pendantlongtemps par la bibliothèque.L’hypermémoire renvoie à divers processus de mémorisation :l’enregistrement, la conservation, le traitement, l’archivage… un ensemblede procédures que nous rassemblerons volontairement bien qu’elles ne seconfondent pas, parce que le propre de la mémoire numérique estjustement d’articuler ou d’entretenir des confusions entre ces différentesmanières de mémoriser.

Évoquons d’abord la mémoire des machines, pour signaler une mutationradicale introduite par l’univers informatique : le développement sansprécédent des mémoires externes, et surtout la présence de la mémoiredans la plupart de nos artefacts. Les supports de mémoire ont certestoujours existé, mais aujourd’hui presque tous les appareils – de la voitureà l’appareil photo, en passant par la liseuse – mémorisent, enregistrent ettraitent des données. La moindre de nos activités quotidiennes – dès lorsqu’elle intègre une composante informationnelle (téléphone mobile, cartede crédit, de transport…) – produit un dépôt de traces. Cette productioncontinuelle et automatique de traces, à laquelle on peut difficilement sesoustraire, engrange une nouvelle logique des grands nombres où il n’y aplus de repère ni d’ordre de grandeur. Cette mémoire numériqueomniprésente disparaît à la vue ! L’explosion incommensurable de la massedes données qui se déversent dans les circuits de traitement s’accompagned’un processus continu de miniaturisation. La loi de Moore prévoit ainsiqu’il sera possible, dans 70 ans, de stocker l’enregistrement continu d’unevie filmée par caméra sur un objet de la taille d’un grain de sable…

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LOUISE MERZEAU

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Ce nouveau fonctionnement produit une mémoirepar défaut qui représente une inversion majeure,quasiment anthropologique. En effet, l’oubliconstituait jusqu’à aujourd’hui le fonds et l’horizonsur lequel on mémorisait, sur lequel chaquemnémotechnique parvenait, dans des proportionsvariables, à prélever quelquespans à sauvegarder quiconstituaient la culture.Autrement dit, la cultureétait ce qu’on arrivait àprendre sur l’oubli. Avec laprolifération des mémoiresnumériques, le rapport entrestock et oubli est en passe des’inverser puisque touteinformation est désormaisenregistrée et conservée pardéfaut. C’est donc l’oubli, leretrait ou l’effacement qui vanécessiter une action, une volonté et en général unedépense (au sens économique, mais aussi cognitif).La mémoire numérique peut également êtreabordée en tant que mémoire de données, à partirde l’hypothèse d’un basculement des signes vers lestraces. Nous sommes les produits d’une culture dusigne qui est aussi une culture de masse et deconsommation. Cette culture reposait souvent surl’interprétation et élaguait les particularismes pourfabriquer des dénominateurs communs – conditionde partage du sens par le plus grand nombre. D’oùle succès et l’importance des mythologies, des codes,de la publicité, des stéréotypes… Le numériqueconcurrence ces modèles avec une culture de latrace, très différente, qui vise les singularités, lesinformations sur mesure, les différentiels deconsommation, d’action, d’opinion et d’attention.L’usager ne s’intéresse plus à l’informationcommune mais à son information, et les argumentsde vente regorgent de pronoms personnels. Onpasse ainsi d’un mode de représentation à un autre.De quelle nature sont ces traces numériques ? Ellesprocèdent d’une “instruction machinique” et nond’une impression subjective. À ce titre, elles ne sontpas des traces mnésiques – laissées dans la mémoireau sens psychologique – mais des causalitésopératoires qui renvoient à une présence, c’est-à-dire des empreintes. À la différence des empreintesde pas ou des empreintes digitales, les indicesnumériques sont des traces détachables, calculables.Il s’agit d’un nouveau type de traces que lescatégories anciennes ne permettent pas decomprendre.

La mémoire de données prolifère par la quantitéd’objets et de situations qui déposent des traces,mais aussi par le fait que les informationsnumériques sont toujours instables et mobiles, cetteinstabilité entraînant la nécessité de produire unedeuxième couche d’information, une “information

sur l’information”. D’où laprolifération dans tous lesdomaines (textes, images,photographies…) des méta-données qui servent à anticiper,optimiser, instruire lamobilisation des informationsde premier niveau. Chaquefragment du flux devient unemémoire activable à volonté,pointant vers d’autres fragments,une cascade de couchesmémorielles qui se décrivent etse signalent les unes les autres.

Cette structure mémorielle autour des métadonnéesest liée à la séparation – fondamentale dans cesnouveaux processus – entre forme et contenu. Demanière totalement automatisée, cela permet defragmenter l’information, de la délinéariser et defaire migrer une partie ou la totalité des contenusvers d’autres interfaces. Les contenus deviennentainsi lisibles et accessibles dans un environnementinformationnel différent, donc dans d’autres tempset d’autres rythmes. Ce dédoublement permanentde l’information sur l’information aboutit à desparadoxes dimensionnels difficiles à penser. Parexemple, l’observation de l’anatomie d’un tweetrévèle une stratification et une multiplication descouches d’information.De manière générale, la mémoire de donnéesproduit une délinéarisation des contenus et desaccès (par exemple, la promotion de la vente àl’unité sur des plateformes comme iTunes) quiengendre une désagrégation des identités (avec lesfameux “profils”, essentiels pour comprendrel’économie de l’attention). Pour obtenir del’information sur mesure, l’internaute doit produireet communiquer un certain nombre de données surlui-même (préférences, habitudes, réseau, modes deconsommation, d’accès, de lecture, etc.). Le profiln'est ni un portrait, ni un autoportrait, la personneà laquelle il renvoie étant recomposée, redessinéeavec des contours nouveaux, correspondant à unegrappe de données. Pour les grands acteurséconomiques, c'est un enjeu décisif d'arriver àmaîtriser ces profils, les connaître, les capitaliser, lesconserver et en devenir en quelque sorte lespropriétaires. Globalement, nos données ne nousappartiennent plus... Un système tentaculaire se meten place, avec une désagrégation des identités enprofils, y compris dans les moteurs de recherche depersonnes.

“Avec la prolifération des mémoires numériques,le rapport entre stock et oubli est en passe de s’inverser puisquetoute information

est désormais enregistréeet conservée par défaut.”

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Passons à la troisième forme, la mémoire d'accès.Toutes ces évolutions aboutissent à une situationparadoxale caractérisée par une prolifération et unedissémination des mémoires, avec une vaporisationcroissante des représentations et le passage d’unemémoire chose à une mémoire nuage, uneaccessibilité omniprésente donc une externalisationau sens du cloud computing (données stockées onne sait où, délocalisation du stockage...). Sur le plan économique, cette mémoire d'accèsproduit de nouveaux conflits d'intérêt, enparticulier entre producteurs de contenus et

fournisseurs d'accès. Dans la logique de l'économiede services, les consommateurs ne possèdent plus lescontenus mais y accèdent pour s’en servir. L’achatde contrats de droit d'usage se substitue ainsi àl'acquisition de biens matériels, la valeur sedéplaçant des contenus vers le droit d'usage et/oules appareils de lecture et les métadonnées. Pour l’instant, cela aboutit à une certaine tensionentre firmes traditionnelles (producteurs decontenus, éditeurs) et acteurs technologiques. Maisles producteurs de contenus et les éditeurs tendentà devenir eux aussi des acteurs technologiques. Il ya toutefois des disproportions – encore très fortesaujourd'hui – en terme de masse critique et depuissance technologique et économique.La mémoire d'accès stocke de moins en moinsobjets et contenus, mais plutôt parcours etcomportements. C'est une mémoire très largementautomatisée, où la traçabilité est la condition mêmede la performativité numérique. D'où cette idée demémoire par défaut, plus procédurale quecognitive : les traces numériques n'enregistrent pasnos pensées mais nos comportements, en particuliernos accès. La mémoire des accès se stocke dans demultiples endroits (cookies, serveurs…) sous formed’habitudes, de préférences et de profils. Pourl'économie de l'attention, c'est le parcours qui estsignifiant. D’ailleurs, certains moteurs de recherchemodulent les résultats en fonction des historiques :deux personnes qui posent la même questionn'obtiennent pas la même réponse car le moteurpondère les réponses en fonction des actionsantérieures de l’internaute.

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Cette mémoire appuyée sur la traçabiliténumérique est de plus en plus probabiliste. Si onenregistre tout, ce n'est pas par goût de laconservation mais par volonté d'anticiper – avec unminimum d'incertitude (voire aucune) – l'avenirproche, en particulier les comportements d'achat.Le client/consommateur est considéré comme uneressource, et fait l'objet de toutes sortes de calculsrendus possibles par des systèmes d'informationmarketing assez sophistiqués.Passons à l'économie de la recommandation. Ce quiest devenu rare, c'est l'attention. Les acteurs qui

dominent sont donc ceux capablesde capter cette attention, et surtoutde sous-traiter la capture del'attention. Dans cette logique, lebon client est celui quirecommande les produits qu’il

consomme, même si ce n'est pas son intention. Toutindividu qui consulte, achète ou navigue sur le webdevient lui-même un opérateur d'attention. C'est lefameux modèle mis au point par Amazon etgénéralisé à de nombreuses plateformes. Il s’agit desystèmes de recommandation forcée puisqu’ils sontindépen-dants de notre intention effective derecommander. Aujourd’hui, la recommandation estencore plus automatisée et simplifiée – pour ne pasdire caricaturée – avec les boutons “I like” deFacebook et “+” de Google.

Soyons plus optimistes et faisons l’hypothèse quetoutes ces formes de mémoire – automatisées,computationnelles, algorithmiques, etc. –constituent aussi une mémoire d'usages,permettant la réappropriation. Cette mémoiresociale se fonde sur la recommandation, mais avec ledéploiement de nouvelles compétences, denouveaux savoir-faire, d'une nouvelle ingénierie dela relation et de la confiance qui doit êtredéveloppée par les acteurs économiques et lesutilisateurs. Cela passe par la gestion d'un ouplusieurs carnets d'adresses, le réglage de plus enplus fin des listes d'amis, des followers, des cercles...dans une perspective à la fois relationnelle etéconomique, sous-tendue par l'idée de modulerchaque offre – y compris de produits culturels. Avecle développement du social search, les moteurs derecherche puisent dans les données sociales pourmoduler les résultats.

“Les traces numériques n'enregistrent pasnos pensées mais nos comportements.”

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Mais si l'on privilégie toujours plus les singularités etl'information sur mesure, reste-t-il alors lapossibilité d'un espace commun de la mémoire etdu savoir ? Se pose ici la question des distances et duvoisinage. Le web instaure en effet des distancesinformationnelles qui risquent de se contracter, pouraboutir à un univers où le milieu numérique etculturel dans lequel j'évolue s'adapte à mon profil età mes traces plutôt que l'inverse (ma propreadaptation à un milieu fait d'inconnu, de nouveauté,d'incertitude...).

Pour terminer, évoquons des aspects moinsinquiétants : cette mémoire de traçabilité, de plusen plus socialisée, développe entre l'individu et sestraces une relation qui prend différentes formes.Certaines formes extrêmes, comme ladocumentation de soi (les personnes qui sesurveillent, s'enregistrent...), sont de nouvellesmanières de se connaître soi-même, par un jeu deréflexivité. Par ailleurs, la génération de nouveauxlieux de mémoire constitue une formeparticulièrement intéressante pour les médiateurs.Se multiplient ainsi de nombreux outils, interfaces,plateformes pour la production de nouveaux lieuxcollectifs, avec récupération et recyclage desmémoires anciennes. Par exemple, certains sitesproposent de scanner de vieilles photos pour lesconserver numériquement et les partager. Danscette production mémorielle collective, citons lesformes de redocumentarisations, notamment lecélèbre exemple de la galerie PhotosNormandie surFlickr. Les contributions d’amateurs et d’expertss’articulent, donnant lieu à une collaboration entredeux formes de mise en mémoire qui étaient jusqu'àprésent séparées, voire opposées. Dans le mêmeordre d'idées, les partenariats entre Wikipédia et desinstitutions culturelles se multiplient, avec des“wikipédiens” admis en résidence dans des muséesou des bibliothèques, à la fois pour améliorer laqualité des informations présentes sur Wikipédia ethabituer ces institutions à de nouvelles logiques departage, de mise en commun et de circulation dusavoir. Avec les Commons sur Flickr, le processus vaencore plus loin : des institutions mettent une partiede leurs collections dans l'espace social du Web 2.0.Non seulement elles les publient, mais elles lesouvrent aussi à l'indexation sociale puisque lesvisiteurs de Flickr peuvent tager les images.

Si on suit une échelle de communautarisation et derepolitisation de cette mémoire (présentée audépart comme purement algorithmique), le cransuivant est celui de la patrimonialisation et de laréintermédiation. Ce sont par exemple les projetsde dépôt légal ou d'archivage du web, assurés enFrance par l'Ina (Institut national de l’audiovisuel)pour le domaine audiovisuel et la BnF (Bibliothèquenationale de France) pour tout le reste. La pérennitévisée ici va permettre un accès au contenunumérique en différé – ce qui est totalementnouveau – et donc la production d'un webtemporel. L'un des enjeux de cettepatrimonialisation est la production d’une archivedépersonnalisée du web, avec une fiabilité dessources.

Les réflexions sur la mémoire d'usages posent enfinla vaste question des données post-mortem, que jeme contente d'évoquer. La mémoire numériquen'est pensée que dans le temps court, au présent,donc entre vivants. Or le web commence à avoir del'âge et les membres de Facebook comptent déjà denombreuses personnes décédées. Les auteurs desskyblogs les abandonnent assez rapidement... et celaproduit des friches numériques, des espaces et destraces accessibles mais désactivés, ce qui introduitune autre relation à la trace numérique : il y a – etil y aura – de plus en plus de contenus numériquesstockés, accessibles, archivés, mais dans des échellesd'activation très variables. Se pose également laquestion des droits : que peut-on faire avec unetrace qui a été désactivée à la fois par son auteur etpar son réseau ?

Peut-être faut-il penser une industrialisation plusseulement de la mémoire mais aussi de l'oubli,c'est-à-dire réintégrer dans ces nouvelles logiques– économiques, sociales et comportementales –une part d'oubli. Cette question doit se poser entermes juridiques et politiques, dans l’optique defavoriser une culture des traces et de la mémoire àl'intérieur même de ces nouvelles industries del’attention, des logiques sociales, du profilage et dela traçabilité. Il s'agit de repenser la construction demémoire, d'espaces communs, de relais entreacteurs individuels et acteurs institutionnels.

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Sociologue.Chargé d'études au ministère dela Culture et de laCommunication, départementdes Études, de la prospective etdes statistiques.

Auteur de nombreux ouvrages,Olivier Donnat est un des grandsspécialistes de la sociologieculturelle en France.

Publications“Les séries télévisées”, collectif, inRéseaux n°165, La Découverte, 2011Les pratiques culturelles desFrançais à l’ère du numérique :• Enquête 2008, La Découverte,2009• Enquête 1997, La Documentationfrançaise, 1998• Enquête 1973-1989, La Découverte,1990Le(s) public(s) de la culture,collectif, dir. O. Donnat et P. Tolila,Presses de Sciences Po, 2003Regards croisés sur les pratiquesculturelles, La Documentationfrançaise, 2003Les Français face à la culture. De l'exclusion à l'éclectisme,La Découverte, 1994

Les pratiques culturelles du livre et le numérique

Mon intervention portera surtout sur la lecture avant l’arrivée des écrans,car les résultats de l’enquête qui constituent la base de mon proposconcernent la lecture sur imprimé (non numérique) et en dehors de toutecontrainte scolaire ou professionnelle (donc temps libre ou plaisir). Parconséquent je n’aborderai pas la question de la lecture sur écran même sibien entendu, en tant que généraliste des pratiques culturelles, jem’intéresse aux effets du numérique sur ces pratiques.

L’enquête Pratiques culturelles, menée pour la première fois en 1973 etreconduite en 1981, 1988, 1997 et 2008, présente l'intérêt de permettre,dans le temps, un suivi de l’évolution des comportements des Français àl’égard de la culture. Celle de 2008 – la première de l’ère numérique –permet de voir dans quelle mesure un certain nombre de basculementsont eu lieu (ou non), et de vérifier si les évolutions constatées au cours dela dernière décennie s’inscrivent (ou non) dans la continuité des décenniesprécédentes. Cette perspective de moyen terme est très utile pour résisterà la tentation qui consiste à expliquer toutes les mutations en cours par la“révolution numérique”, rappeler que certaines ont une origine beaucoupplus lointaine et que d’autres ont été largement préparées par desévolutions antérieures. En effet, on observe dès les années 1980 destransformations assez profondes du rapport au livre et à la lecture, qui ontété accélérées et modifiées par la suite avec le développement des écrans.Contrairement à ce qui était attendu, les résultats de l’enquête 2008 nerévèlent pas de retournement massif de tendances. Pour la première fois,on observe une stagnation de la durée d’écoute de la télévision – qui avaitbeaucoup augmenté dans les années 1980 – et un recul significatif chez lesmoins de 35 ans. Le constat est quasiment identique pour la radio, enraison de l’apparition de nouveaux modes d’accès à la musique. Hormis cesphénomènes, la plupart des tendances mises en évidence s’inscrivent danscelles des décennies précédentes. Cette continuité renvoie essentiellementà des effets générationnels : certaines transformations des années 1980 sontportées par les jeunes générations de l’époque qui ont conservé une partiede leurs habitudes en devenant adultes. C’est pourquoi, dans la conclusionde l’enquête, je me focalise davantage sur la montée de la culture d’écranque sur la question du numérique. L’expression “culture d’écran”, qui date des années 1980, fait référence àla prolifération des écrans dans nos sociétés, avec deux phasesd’accélération dans les années 1980 et 2000. Le sociologue Jean-FrançoisBarbier-Bouvet* insiste dès les années 1980 sur deux outils quitransforment déjà le rapport aux images : le magnétoscope, qui permet desortir de la culture de flux et de maîtriser les contenus ; la télécommande,qui introduit pour la première fois de la discontinuité dans les récits etcontribue à privilégier les temps forts et éliminer les temps faibles. Ainsi,de nombreux phénomènes observés aujourd’hui trouvent leur origine dansdes innovations ou des changements de comportement qui remontent àune trentaine d’années.

Concernant la lecture, la question posée était la suivante : “Combien delivres avez-vous lu au cours des douze derniers mois ?”. Le verdict desenquêtes tient en trois points. Premièrement, la quantité de livres lus baisserégulièrement depuis les années 1970. Autrement dit, le pourcentage deforts lecteurs (20 livres et plus par an) diminue, ce qui se traduit dans lesmilieux favorisés par une augmentation des faibles et moyens lecteurs(réduction de la quantité de livres lus mais maintien d’un rapport plus oumoins familier avec le livre) et dans les milieux populaires – notamment

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OLIVIER DONNAT

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au cours de la dernière période – plutôt par undécrochage du monde du livre (un certain nombrede personnes déclarant ne plus lire).Deuxièmement, cette baisse du nombre de fortslecteurs répond à une logique essentiellementgénérationnelle. Autrement dit, chaque nouvellegénération de jeunes – depuis le début des années1980 – compte moins de forts lecteurs que lagénération précédente, c’est-à-dire que les jeunesd’aujourd’hui lisent moins de livres que lesgénérations précédentesau même âge ; celle desbaby-boomers – dont leniveau de lecture étaiten 1973 nettement plusélevé que celui desgénérations suivantes aumême âge – reste aujourd’hui la générationcomptant le plus de forts lecteurs. Paradoxalement,le rapport au livre a eu tendance à se distendre aumoment même où le niveau de scolarisation de lapopulation augmentait considérablement. Ceconstat interroge beaucoup la sociologie de laculture, qui a toujours considéré le niveau dediplôme comme la variable la plus explicative despratiques culturelles. La baisse du nombre de fortslecteurs est amplifiée par un phénomène d’âgequ’on peut ainsi décrire : pour une générationdonnée, le rythme de lecture a tendance à ralentir àmesure qu’on avance dans le cycle de vie ; le passagede la vie étudiante à la vie adulte se traduit en effetsouvent par une réduction de la quantité de livreslus. Dans les années 1980 et 2000, la baisse durythme de lecture s’explique également par desphénomènes de concurrence sur lesquels nousreviendrons.Dernier point : cette baisse – aussi biengénérationnelle que liée au cycle de vie – est unphénomène essentiellement masculin. Les hommes,qui entretenaient un rapport plus étroit avec lemonde du livre au début des années 1970, sontaujourd’hui en retrait par rapport aux femmes. Onobserve une féminisation du lectorat, notammentdans les milieux populaires et dans le domaine de lafiction : trois lecteurs de romans sur quatre sont desfemmes. À l’inverse, le domaine des jeux vidéo,d’internet et plus généralement de la culture d’écrana été massivement investi par les hommes, tant auplan de la production des programmes que de laconsommation. Le partage sexué des usages est unethématique nouvelle par rapport aux années 1980,qui tend à s’accentuer au cours de la dernièredécennie. Ce triple constat n’est pas propre à la France ; desenquêtes comparables dans d’autres pays – notammentaux États-Unis – révèlent les mêmes phénomènesgénérationnels et de féminisation du lectorat.

Tentons maintenant d’interpréter les évolutionsobservées. Sans prétendre fournir de schémaexplicatif parfaitement bouclé, je propose quelquespistes de réflexion. D’abord, la baisse enregistréedans les enquêtes est certainement supérieure à laréalité, car elle renvoie à une évolution effective des

comportements mais aussi à une moindresurestimation par les enquêtés de leur propre niveaude lecture. En situation d’enquête, les jeunesgénérations ont en effet tendance à déclarer unniveau de lecture plus proche de la réalité que dansles années 1970. Le fait d’être un amateur delittérature est un marqueur social moins puissantqu’autrefois. Cela ne signifie pas que c’est moinsgrave pour le livre ! Il s’agit d’une mutation d’ordresymbolique : à la “bourse” des valeurs culturelles, le

livre a probablement perdu une partie de sa valeur,si bien que le fait de se déclarer fort lecteurconstitue moins qu’avant une manière de sevaloriser aux yeux des autres. D’ailleurs, lasociologue Dominique Pasquier* montre quel’univers culturel des jeunes est plutôt organiséautour de la musique et de l’audiovisuel et qu’aumoment de l'adolescence, la lecture souffre – plusque d’autres pratiques culturelles – du fait d’êtreune activité solitaire dont on parle peu, notammentdans le monde masculin. Hormis cestransformations d’ordre symbolique, quatre sériesde facteurs peuvent expliquer la baisse de la lecture.La première explication – et la plus évidente – est laconcurrence depuis les années 1980, avec d’autresusages du temps libre : télévision, jeux vidéo, sports,loisirs… Cette concurrence s’est considérablementaccentuée au cours de la dernière décennie avec ledéveloppement des écrans en tous genres. Dans cecontexte, ce sont les activités chronophages quirisquent de souffrir le plus. De ce point de vue, lalecture de romans présente un certain nombre decaractéristiques “négatives” (besoin de temps, deconcentration…) et subit ainsi, plus que d’autresformes de lecture, ce contexte de concurrence.La deuxième explication renvoie à l’évolution desgenres de livres lus et des manières de lire, avantl’apparition même des écrans. Les livres qui sevendent bien sont plutôt des ouvrages deconsultation (beaux-livres, livres pratiques…), quine se lisent pas de manière continue et qui peuventdonc facilement être négligés quand on répond à laquestion “Combien de livres avez-vous lus… ?”. Lamoindre surestimation évoquée précédemmentrenvoie probablement au fait qu’une partie deslecteurs sous-estiment une partie de leurs lecturesde consultation.Troisièmement, il faut prendre en compte lestransformations considérables du système scolaire etde la place occupée par la littérature dansl’enseignement. Depuis les années 1980,l’importance croissante des filières scientifiques etle recul du français et de la philosophie dans lesmodes de sélection ont contribué à déliter le lienqu’entretenaient traditionnellement les élitesfrançaises avec la littérature.

“Le rapport au livre, notamment des jeunes générations, a connu des transformations dont l’origine est antérieure à l’arrivée des ordinateurs et d’internet.”

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Enfin, cette baisse de la lecture suscite depuis lesannées 1970 une telle inquiétude chez les parents,les enseignants et les professionnels du livre que lediscours autour du thème “les jeunes ne lisent plus”est récurrent. Il n’est pas interdit de penser que cettepréoccupation croissante des adultes a pu avoir deseffets pervers dans la mesure où elle ne laisse aucuneplace à la transgression. Or la question de latransgression apparaît souvent dans les témoignagesde forts lecteurs ou de romanciers, avec l’idée de lalecture comme chemin vers l’émancipation etvecteur dans la construction de soi. Du fait de cetteforte pression sociale sur la nécessité de lire, lesadolescents ont beaucoup de mal à se construire unmonde à eux où ils auraient, en lisant, l’impressionde transgresser quelque chose et de ne pas répondreà l’injonction parentale. Or l’adolescence estjustement le moment où beaucoup de choses seconstruisent dans le rapport au livre.

Retenons au final que le rapport au livre,notamment des jeunes générations, a connu destransformations dont l’origine est antérieure àl’arrivée des ordinateurs et d’internet. Il ne faudraitpas pour autant, sur la base de ce constat, en déduireque les jeunes lisent moins ou que les actes delecture sont moins importants. Il y a eu dans lemême temps un transfert des actes de lecture dusupport imprimé vers les écrans : le recul du livreou de l’imprimé n’est pas nécessairement celui dela lecture ou celui de l’écrit, qui connaît aujourd’huiun nouvel essor avec les SMS et les messagesélectroniques. Évitons donc les discourscatastrophistes du type “la fin de la lecture” ou “lafin de l’écrit”.

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Pour réfléchir aux mutations actuelles en évitant lesconfusions courantes sur la crise de la lecture, il estessentiel de distinguer trois types dequestionnements. Le premier concerne le rapportau livre en tant que support. Le livre a perdu unegrande partie de sa valeur symbolique depuislongtemps, et on sait que certains contenus sont plusadaptés à l’écran qu’au livre. Cela pose la doublequestion du rapport du lecteur à l’objet (peut-on sepasser d’un rapport privilégié à l’objet ? y’a-t-il untransfert vers les supports matériels ? peut-onprendre autant de plaisir à classer des fichiers sur undisque dur que des livres sur une étagère ?) et durapport de l’objet au contenu (quels sont lescontenus pour lesquels le livre demeure un supportindépassable ?). On peut considérer, avec UmbertoEco, que le livre est – comme la cuillère, le marteauou la roue – un objet indépassable dont la perfectionne pourra jamais être égalée. Je suis tenté par undiscours plus nuancé, en fonction des types decontenus. Bien entendu, la question se pose surtoutpour le roman : de nouvelles formes de récits, plusadaptées à l’écran, vont-elles apparaître ? et quellesera la place de la littérature telle qu’on l’a connueaux XIXe et XXe siècles ?

Deuxièmement, il s’agit de considérer la lecture entant qu’activité, comme le fait de lire des textes.Depuis les années 1980, l’activité de lecture – notamment de romans – est fortementconcurrencée sur le terrain du temps libre. Desétudes réalisées auprès d’étudiants révèlent despertes de capacité dans la maîtrise des différentsmodes de lecture (soutenue et en diagonale), cesproblèmes étant sans doute liés à la multiplicité dessupports de lecture. Pour toutes les générations dontle mode de lecture privilégié se fait sur le support del’écran, se pose la question de la maîtrise del’ensemble des modes de lecture, quels que soientle support et le contenu.La troisième et dernière interrogation concernel’avenir de la littérature. Il est fréquent de confondrel’avenir du livre et celui de la littérature, alors quecelle-ci ne représente qu’un quart environ du chiffred’affaires de l’édition et que de nombreux lecteursde livres ne lisent jamais de romans. On voitapparaître dans le monde du livre des formesnarratives nouvelles, notamment chez les jeunesavec la science-fiction, mais aussi dans le domaineaudiovisuel avec le succès spectaculaire des séries,qui reprennent un peu la forme des feuilletons duXIXe siècle. Ces formes sont peut-être plus adaptéesà notre gestion actuelle du temps et notre difficultéà vivre sur du temps long. Par ailleurs, tous les prixattribués cette année renvoient à de l’autofiction ouà du réel, témoignant d’une transformation assezprofonde du rapport au romanesque et de notrecapacité à faire fonctionner notre imaginaire.

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Architecte principal Cap Gémini.Ingénieur et philosophe.

Après des études de philosophieà l’université de Toulouse leMirail et des études à l’Écolenationale d’Ingénieurs de Tarbes,Christian Fauré travaille dans degrands groupes industriels(Motorola, EADS) puis dans descabinets de conseil enorganisation et en technologiesdes systèmes d’information(Unilog, Logica, Atos Origin).Membre du conseild’administration d’Ars Industrialis,il axe ses recherches sur lesinfrastructures du numérique, enétudiant les liens entre réseaux detransports (comment accède-t-onà l’internet ?) et réseaux detransferts (nature des donnéestransportées).

PublicationsPour en finir avec la mécroissance.Quelques réflexions d’ArsIndustrialis, avec Bernard Stiegleret Alain Giffard, Flammarion,2009

Sitewww.christian-faure.net

La lecture dans les nuages : quelques éléments d’architecture

Je vais tenter de rejouer la distinction marxienne entre infrastructure etsuperstructure, au sens où les infrastructures surdéterminent les super-structures. Je suis en effet convaincu que l’infrastructure du numériqueen réseau surdétermine les métamorphoses numériques du livre.

Architecture du numérique en réseau - De quel nuage parle-t-on ?Derrière l’expression “lecture dans les nuages”, il y a l’ambition de tremperle livre dans ce milieu technologique du numérique réticulaire. Commentl’informatique dans les nuages (ou sur internet) – le cloud computing* enanglais – métamorphose-t-elle le livre, ses pratiques et son économie ?Ce qui caractérise l’architecture du numérique c’est l’architectureclient/serveur, qui n’est plus l’architecture émetteur/récepteur de typebroadcasting* du milieu technologique analogique. Le client envoie sesrequêtes à un serveur, et ce dernier envoie ses réponses au client ; il y a desprotocoles de dialogue bidirectionnels.Les protocoles client/serveur ont évolué au cours des cinquante dernièresannées. Dans cette évolution, je retiens quatre phases liées à desentreprises emblématiques : le hard ware (les machines) avec IBM, le software (les logiciels) avec Microsoft, le net ware (le réseau) avec Sun, le dataware (les données) avec Google.C’est grâce à l’évolution des protocoles de transfert que le cloudcomputing – qui est une tendance centripète dans l’environnementdistribué du web – émerge en proposant des plateformes informatiquesde serveurs qui abritent une seule instance applicative. Cette mono-instanciation explique à elle seule de nombreux phénomènes :- Ce n’est plus le logiciel qui est vendu mais son utilisation qui est louée(on achète un droit d’accès). On sort ainsi du débat logiciel libre/logicielpropriétaire puisque le logiciel ne fait plus l’objet d’une transaction.- Rapidité d’innovation et d’évolution de la plateforme (mises à jourquotidiennes).- Automatisation de l’accès : interface web (sans interlocuteur humain).- Concentration des données et vision panoptique des usages.

Les technologies et les industries de transfertGoogle, Facebook, Amazon sont des industriels du transfert quin’existaient pas – ou à peine – il y a une douzaine d’années.Quelle distinction entre transfert et transport ? Si les deux relèvent de lamobilité et du déplacement, les réseaux de transport déplacent des objets(et plus généralement de la matière), tandis que les réseaux de transfertdéplacent des représentations et des symboles (et plus généralement dusignifiant, dont les données sont la plus petite unité). En informatique, ontransporte des bits mais on transfère des représentations.Dans les technologies de transfert, il y a des protocoles de dialoguesignifiant relatifs aux informations et données échangées entre lesmachines, alors que les technologies de transport ne font qu’effectuer desdéplacements d’un point A à un point B. Il ne faut pas pour autant opposerréseaux de transfert et réseaux de transport, car aucun réseau de transfertn’existe sans un réseau de transport sur lequel s’appuyer. En informatique,cette articulation entre les différents protocoles et réseaux est illustrée parle modèle en couche, selon lequel ce sont les protocoles qui “changent ladonne” : SMTP (pour envoyer des mails), FTP (pour échanger desfichiers), HTTP (pour naviguer sur le web).

CHRISTIAN FAURÉ

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Il y a quelques années, on a qualifié le numériqueen réseau de “virtuel”. Ce que l’on ne voyait pas,entre les industries du transport et du logiciel, c’estprécisément les infrastructures de transfert, cellesdont l’usine moderne est le data center. Pendantqu’on nous racontait la fable de l’immatériel,Google installait dans le monde entier plus d’unmillion de serveurs répartis dans 30 data centers.Ne pas faire la distinction entre infrastructures detransport et infrastructures de transfert, c’est ne pascomprendre la guerre de tranchées que cesindustries se font depuis plusieurs années. C’estégalement la question de la neutralité du net.

Le transfert du proprePar ailleurs, le Littré nous rappelle que “transfert” estun terme d’origine financière et juridique : ontransfère des droits, des propriétés, des actions, desmarchandises… Le transfert est donc par définitionle domaine du propre, et pose des questions de droitet de propriété. Bien sûr, lesquestions juridiques sont enpremière ligne de la mutationinduite par les industries detransferts numériques, qui émergentet s’autonomisent peu à peu desacteurs du transport.Or que font les industries dutransfert numérique ? Elles onttendance à fonctionner sur la basedu transfert de nos propres données, de nos tracesnumériques. D’ailleurs, la première chose que nousfaisons en accédant à un service web, c’estd’accepter les “conditions générales d’utilisation”, envertu desquelles nous transférons des droits d’usagesur notre propriété numérique.Malheureusement, dans l’économie que nousproposent les industriels des réseaux numériques detransferts, il y a toujours le risque qu’ens’appropriant les données des utilisateurs, c’est-à-dire leur propriété numérique, ces derniers nedeviennent purement et simplement des “propres àrien”, quand cette logique d’exploitation desdonnées vire à la dépossession.

Identifiants et identités numériquesAvec les réseaux de transfert numérique il fauts’identifier. C’est ce que Jeremy Rifkin* a appelé“l’âge de l’accès”. Contrairement aux réseauxanalogiques où le maillage du territoire se faisait parrégion, vallée ou commune, sans identification, lemaillage pour le numérique se fait au niveau desfamilles, des foyers et des individus.Autour de l’identifiant numérique s’agrègent desgraphes de données, le tout formant des identitésnumériques, utilisées pour calibrer le filet du serviceweb et être revendues au marketing. Ce phénomènede captation des données par transferts numériquesse fait bien souvent aux dépens des utilisateurs, dansla confusion et l’offuscation. Le réseau numériqueest fallacieux dans le sens où il prolétarise (perte desavoirs) les comportements et participe d’unetendance à la dépropriation du numérique.

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Qu’en est-il de la métamorphose numériquedu livre eu égard au cloud computing ?Plongeons le livre dans l’environnement et le cadreque je viens de tracer : l’architecture du numériqueen réseau, le cloud computing, les technologies detransfert, la confusion et l’offuscation.Avec les architectures techniques actuelles, lesœuvres sont hébergées dans les data centers d’uneentreprise et, à l’autre bout du tuyau, se trouventdes lecteurs numériques (téléphones, tablettes etliseuses). Tout cela n’est possible que grâce à laconnexion au réseau.Il s’instaure alors une asymétrie des données : unacteur central avec une vue panoptique descomportements et, en bout de chaîne, un lecteurqui ne voit rien, qui reste au fond de la caverne dePlaton. Nous ne voyons pas – en tout cas pas tout desuite – que nombre de données et métadonnéesnous appartenant sont captées : achats, parcoursdans le catalogue, recherches, avis et consultation de

critiques et, de façon plus inédite,comportements de lecture (readeranalytics). L’anonymat et laconfidentialité du lecteur sont doncfortement menacés. Il faut savoirqu’un gouvernement peutdemander toutes les donnéesrelatives à un individu, notammentun chef d’État. C’est un enjeugéopolitique.

L’existence de ces données n’est pas un mal en soi,mais il faut rester lucide sur les modèles “d’affairesafférent” qui se développent, notamment quandceux-ci ne reposent plus sur la vente de livres maisde données comportementales sur les pratiques delecture. Je crois que c’est ça qui choque le plus ceuxqui sont attachés au livre : ces situations où le livredevient un pré-texte. Ce qui intéresse Amazon, cene sont pas les livres mais les traces de lecture.Fortes de ce trésor de données, les plateformes delecture numérique réticulaire peuvent affûter leurstechniques de profilage. Je fais ici de la prospective :vendre des conseils aux éditeurs dans le cadre de leurpolitique d’édition, donner des conseils d’écritureaux auteurs en leur livrant/facturant les bestpractices, etc. Ce n’est donc pas uniquement lelecteur qui risque d’être victime de la logique dedépropriation évoquée précédemment, ce sont tousles professionnels du livre. Les éditeurs ne pourrontpas échapper à la tentation de jeter un œil auxdonnées amassées par les plateformes de lecturenumérique, véritable graal du marketing. Leslibraires et leur conseil feront pâle figure face auxsuggestions algorithmisées et, si dans le meilleur casleurs suggestions sont entendues, l’achat se feraquand même en ligne.

Sur deux modèles de lectureLes livres et les lecteurs sont nombreux et variés,tout comme les modalités de lecture : lamétamorphose du livre de poésie dans le numériquene sera probablement pas la même que celle duroman, de l’essai ou du livre éducatif. Il y aura

“L’anonymat et laconfidentialité du lecteur

sont fortement menacés.”

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vraisemblablement un feu d’artifice de trajectoiresnumériques. Il y a plusieurs rapports à la lecture,différents modes de lecture. Je retiens, pour lesbesoins de mon propos, deux types de lecture : lalecture extensive (appropriée au roman) où l’onconstate une autonomie du texte qui se suffit à lui-même, et la lecture appareillée, qui s’accompagned’une activité s’appuyant sur des techniquesd’annotation et sur des “appareils critiques”.C’est souvent au sujet de la lecture extensive qu’il ya des dissensions, des tensions et des polémiques.C’est une bonne chose que ces questions liées aulivre numérique soient débattues, mais il y a uneéquivoque dans ce débat si l’on s’en tient au modede la lecture extensive.Pour moi, ce n’est pas dans cette modalité de lectureque le livre a fait défaut en tant que support. Mathèse, discutable, est que les enjeux de la lecturedans les nuages passent d’abord par la lectureappareillée, et c’est la raison pour laquelle les étudesnumériques – les digitals studies – sont si précieuses.

Les digital humanitiesLes digital studies désignent plusieurs types derecherches : les digital humanities, les Culturalanalytics, les software studies… À chaque fois, c’estune logique d’interdisciplinarité mêlant disciplineslittéraires et scientifiques.L’origine des digital humanities se situe dans larencontre, à la fin des années 1940, entre le pèreRoberto Busa (un jésuite italien féru de Saint-Thomas d’Aquin) et Thomas J. Watson (l’un desfondateurs d’IBM), donc entre la scolastique et IBM.L’œuvre de Roberto Busa est un index – l’Indexthomisticus – de tous les termes présents dans lesœuvres de Saint-Thomas et de ses commentateurs,un appareil critique disponible sur le web quirassemble aujourd’hui plus de 22 millions d’entrées.Il a fait appel à IBM pour automatiser la générationdes entrées de cet index.Toutes les techniques mises au point par RobertoBusa correspondent au cahier des charges réaliséplus de 50 ans plus tard par Google avec son moteurde recherche. Les Humanités entrent dans le champscientifique avec cette idée révolutionnaire de fairedu calcul sur des textes écrits pour automatiser laconstitution des appareils critiques (table desmatières, notes, sommaire, glossaire, index, etc.).

Les Cultural AnalyticsSi les digital humanities correspondent auxappareils critiques numérisés, les Cultural analyticscorrespondent à la numérisation des pratiques delecture.La compréhension de “culture” par les Culturalanalytics est très ouverte, elle va jusqu’à incluretoutes les marchandises et les services de ce marchéculturel (par exemple l’entertainment) qui débordedonc des questions de l’économie du livre. Mais cesont les analyses des pratiques culturelles qui sontvisées. Les analytics, eux, font référence auxtableaux et schémas de mise en forme denombreuses données quantitatives utilisées dans le

commerce ou la science. Ce sont les mêmesanalytics que l’on retrouve dans les statistiques deconsultation d’un site web. Chez Lev Manovich*,l’accent est clairement mis sur la visualisation desgrands corpus de données, dans une logique de fluxsouvent associée aux données en temps réel.Il y a le rêve affirmé de pouvoir voir et surveiller (ausens de monitoring) les flux d’échange, deproduction et de consommation de l’ensemble desdonnées et métadonnées culturelles. On comprendque, pour une maison d’édition, ces donnéespermettent d’avoir une réactivité sur le marché ensortant des livres qui marchent à un moment donné.La dérive potentielle, c’est une logique d’édition quine produise que des clones et finisse par s’appauvrir.L’aboutissement est toujours la visualisation d’unvaste corpus de données, ces readers analytics, quecherchent à développer ceux qui veulentpromouvoir la lecture dans les nuages.

Pharmacologie positiveEn résumé, ce sont les appareils critiques du livrequi ont préparé de longue date la numérisation dulivre. Du côté de la lecture appareillée, il y a uneforte continuité dans ce passage au numérique, ausens où le numérique ne fait qu’automatiser ce quiexistait déjà, mais les appareils critiques numériquesrestent largement perfectibles. Une véritable crisede confiance s’instaure en ce moment suite à desmésaventures d’utilisateurs de Kindle qui, après lamise à jour d’une œuvre qu’ils avaient achetée, lue,commentée et annotée, ont perdu l’ensemble desmétadonnées de leur lecture appareillée.La rupture ne réside pas tant dans la lecturenumérique au sens des appareils critiquesnumérisés, que dans l’extimisation de la lecture(pour reprendre l’extimité de Lacan, cette intimitéextériorisée). Avec le numérique, l’intimité de lalecture se retrouve exposée, notamment via le cloudcomputing.Le message que je souhaite faire passer auxamoureux de la lecture, c’est qu’il faut s’investirdans les digital humanities, afin que les valeursculturelles généralement associées au monde dulivre puissent accompagner et influer sur laconstitution d’une politique industrielle de cestechnologies de l’esprit : chacun peut et doit ycontribuer, pour que les circuits longs de la lecturene disparaissent pas dans les brumes du cloud. Lesinformaticiens n’avanceront pas sans votrecontribution. Aujourd’hui, l’enjeu est éminemmenttransdisciplinaire.

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Professeur en philologieclassique et humanitésnumériques, université Paris-Ouest.

Aurélien Berra est maître deconférences en rhétorique et enlangue et littérature de la Grèceancienne à l'université Paris-Ouest. Sa pratique des textesclassiques (édition, traduction etcommentaire) et sa participationau projet interdisciplinaire “Lieuxde savoir” l'ont conduit às'intéresser aux enjeux et àl'histoire des Digital Humanities. Il est également chargé deconférences à l'École des hautesÉtudes en Sciences sociales, oùil est responsable du séminaire“Édition savante et humanitésnumériques”, et membre duconseil scientifique de laplateforme Hypotheses.org, quiaccueille son carnet de recherchePhilologie à venir.

PublicationsDixit. L’art de la parole dansl’Antiquité, avec Sophie Malick-Prunier et Jean-Pierre De Giorgio,Les Belles Lettres, 2009“Édition savante et humanitésnumériques”, séminaire 2011www.ehess.fr (rubriqueEnseignement > Séminaires etenseignements > 2011-2012)

Sites associéshttp://u-paris10.academia.edu/berrahttp://philologia.hypotheses.org

Faire des humanités numériques

L’expression “humanités numériques”, calque de l’anglais digitalhumanities, garde quelque chose d’étrange en français. Pour nous, le terme“humanités” – au pluriel – est devenu assez désuet pour investir sonsignifiant d’une nouvelle signification. Par ailleurs, le découpagedisciplinaire diffère selon les cultures : les humanities correspondent enFrance aux sciences humaines et sociales, un ensemble assez large dedisciplines.

Commençons par une histoire et une théorie des pratiques, les deux étantnécessairement liées. Le début hypothétique des humanités numériquescorrespond au voyage de Roberto Busa aux États-Unis en 1949. Ce jésuite,qui voulait étudier le vocabulaire de la présence et de l'incarnation(important dans un contexte religieux) dans un immense corpus de textes,s’aperçoit alors que la technique de la concordance automatique modifieson travail, lui permettant des choses pour lesquelles la lecture intensivetraditionnelle ne suffisait pas.L’histoire des humanités numériques pose un vrai problème : nous nedisposons que de réflexions d’acteurs pionniers de la génération antérieureà la nôtre. Quels critères retenir ? Faut-il commencer avec les automatesde l’Iliade, les techniques de calcul, l’ordinateur ? Comment mêler cesdifférentes histoires au service des humanités ? Quels sont les documentsdisponibles ? Il s’agit notamment de comprendre des choses qui restentdans l’ombre. Et c'est une mission pour chaque domaine linguistique etculturel qui a sa propre tradition savante et sa propre histoire.Pour illustrer l’activité savante des humanités à différentes époques,prenons une gravure représentant Saint-Jérôme dans son cabinet de travailet la photo récente d’un hacker devant son ordinateur, puis observonsl’outillage qui entoure ces figures : sur la gravure, il est périphérique (dansses mains, sur la table, derrière lui) ; sur la photo, il est largement concentrédans un appareil (l’ordinateur). Sans faire de publicité comparative, l’idéed’avant/après les humanités numériques me rappelle une émission de radiooù le romancier à succès Frédéric Beigbeder, qui a une visionapocalyptique de la disparition de la culture à travers l’affaiblissement dulivre imprimé, s'opposait à l’écrivain François Bon, qui opère une transitionvolontaire pour adopter une nouvelle culture et contribuer à la créer. Enécoutant l’émission, j’avais envie de témoigner : “Je fais de la philologiegrecque, je lis des manuscrits byzantins… et je viens de lire un roman surma tablette”. Le texte est polymorphe. Si je suis un amoureux du livresous toutes ses formes, c’est avant tout le texte qui m’importe. Donc s’ilfaut se battre pour des supports, ce n’est pas pour eux-mêmes mais pource qu’ils permettent, c’est-à-dire pour une forme de communication, deculture, de réflexion. Ce sont d’abord les usages qui font vivre les textes.Cette idée, qui va à l’encontre d’un oubli de la technique (omniprésente),porte le projet “Lieux de savoir” auquel j’ai collaboré. Retenons-en queles pratiques culturelles sont profondément inscrites dans l’histoire destechniques, et que l’écriture elle-même est une technologie, comme lesoutiennent depuis longtemps des théoriciens de l’hypertexte tels queRoger Chartier* et Walter Ong*. Cela nous amène à une réalité deshumanités numériques : la coexistence de trois formats (manuscrit, livreimprimé et ordinateur), trois objets à mettre en relation selon desmodalités qui, dans bien des cas, restent à inventer.

Dans les discours sur les humanités numériques, se pose parfois la questionde l’utilité. Dans un papier paru sur son blog en 2011, Pierre Mounier sedemande ce que les digital humanities apportent à la société. Il répond endonnant des exemples – les analyses sociologiques de Antonio Casilli* et

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AURÉLIEN BERRA

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Paola Tubaro* sur les émeutes britanniques, lelogiciel bibliographique Zotero développé par leCenter for History and New Media, l’outil Ngramde Google qui permet l’analyse de millions de livreset une visualisation des tendances – visant àdémontrer l’intérêt de ces instruments et desthéories qui les accompagnent. Selon moi, larecherche est également intéressante pour elle-même.

Au cœur du débat se trouve la question permanentede la définition. digital humanities contient unesorte de signifiant flottant, sur lequel les praticiensne sont pas toujours d’accord. Il faut encore sedemander si les humanités numériques sont unediscipline. À ce sujet, différents conceptions se sontsuccédées : pour Stephen Ramsay* “DH is about…building” (construire) ; pour Sample* “DH isabout… sharing” (partager) ; pour Schmidt* “DH isabout… theory”. Dans cette mouvance, un compteTwitter a été créé autour d’un projet deTHATCamp* en 2012.Il existe des définitions formelles des digitalhumanities. Celle donnée sur Wikipédia, issue d’unconsensus entre les différents contributeurs, estextrêmement large et sans parti pris : “terrain quiconcerne l’étude, la recherche, l’enseignement etl’invention au croisement de l’informatique et desdisciplinesdes scienceshumaines etsociales”. Onparle à la foisdu processus de numérisation et du traitement dedonnées déjà numériques, du développement deméthodologies à partir d’outils qui viennent de lapublication numérique et du computing.Dans un article, Kirschenbaum* évoque le rôle del’organisme de financement de la recherche dansl’imposition du terme digital humanities et dans lacréation d’un milieu. Il insiste sur le microblogging– utilisé pour la première fois de façon intensive etvisible en 2009 lors d’une conférence au MLA* – etl’usage des blogs qui forment un réseau. Sur fondde crise de l’enseignement supérieur américain,Kirschenbaum* voit dans ce mouvement un fondcontestataire puissant, des volontés qui s’agrègentautour de termes comme l’open access.Tout cela évolue vers des Companion Books, quiconstituent des introductions aux différentsdomaines : a Companion to digital humanities*(2004) sur l’histoire, les principes, les applications,les questions de production, de dissémination etd’archivage ; a Companion to digital Literacystudies* (2008) sur la tradition, les textualités, laméthodologie. Les choses évoluent très vite et, àbien des égards, ces textes sont déjà historiques.Willard McCarty*, lui, a essayé de donner davantageun point de vue, aboutissant en 2005 à une carte duhumanities Computing. On y trouve des disciplinestraditionnelles, les répercussions du computing, larecherche qui l’alimente, et une zone centrale oùpassent idées et techniques, un territoire commun

de méthodes (Methodological Commons). Il essaied’échapper à une vision de l’informatique mise auservice des sciences humaines, en développant unmodèle épistémologique, en définissant leshumanités numériques par la méthode, en explorantles problèmes posés par la représentation deshumanités numériques. Le computing est uneopération de modélisation qui suppose un certaindegré d’exactitude, des données explicites etcohérentes, afin que la représentation élaborée soitmanipulable par la machine.

On a peut-être affaire à un moment historique et laconversion numérique de nos sociétés donne unsentiment d’urgence. Chez les personnes favorablesau changement, on observe une rhétorique de larévolution, une dimension politique del’engagement dans les humanités numériques. Ils’agit alors d’une sorte de mouvement composéd'une minorité avant-gardiste et clairvoyante quiexprime dans des manifestes un sentimentd’oppression ou de distinction. On peut ici opposerdeux modèles : le manifeste américain (2008)pamphlétaire, utopique et artistique ; le manifesteparisien (2010) avec une orientation plusconstructive invitant les lecteurs à rejoindre unmouvement. L'objectif est de développer une culturenumérique pour toute la société (via des diplômes,

cursus…), unecompétencecollective auservice du biencommun, et

globalement une réforme – et non une révolution –à travers de bonnes pratiques, un consensus au seindes communautés et le développement de cyber-infrastructures. Il faut des moyens, du temps, deséquipes et de la collaboration. Dans mon titre “Fairedes humanités numériques”, il faut entendre “faire”comme une dynamique de construction.D’ailleurs la construction a commencé bien avant2010. Les organes et organisations liés auxhumanities et au computing existent au moinsdepuis 1966 – date de la création de la revueComputer in the humanities. Dès les années 1970apparaissent d’autres revues, des listes de diffusion,des associations… Créée en 2005, l’Alliance ofDigital Humanities Organizations – qui chapeauteles autres organisations – consacre le passage duhumanities Computing aux digital humanities. Dela théorie à l'éducation, on a assisté à une institu-tionnalisation des humanités numériques. Lors duséminaire humanities Computing en 1999, on s'estdemandé s’il s’agissait d’une discipline universitaire,et cela a donné lieu à la création de l’un despremiers programmes de Master. McCarty ypropose de définir un agenda de recherche afin derefonder la discipline intellectuelle.Les digital humanities correspondent donc à unchamp très large avec une structure, un milieu actif,des associations internationales et régionales, desformations universitaires. Il s’agit de réinventer lespratiques savantes. Comme le dit John Unsworth*,

“Le texte est polymorphe.”

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il y a des “primitives” communes dans les digitalhumanities : découvrir, annoter, comparer, référer,exemplifier, illustrer et représenter. Il y a en tout casune volonté d’évolution, en reprenant les questionsà la base. Il constate que l’ordinateur permet de fairebien des choses (ses cours, ses courses, sescomptes…), mais qu’il n'a pas la dimensionheuristique que l’on peut espérer quand on estconfronté à des problèmes de modélisation – uneactivité qui prévoit pour l’usager un certain degréd’interactivité.Si de manière générale, la connaissance est unereprésentation dans un média, il faut savoir quelleest la place de l’interprétation dans ces pratiques dereprésentation. D’après McCarty, le propos n'est pasde résoudre des problèmes mais d’en créer, deremettre en cause tout un mode de contrôle et declôture des savoirs, de redéfinir la place de latechnique, de la collaboration, de l’évaluation, d’agirpour des humanités renouvelées de l’intérieur.

Pour illustrer mon propos, je voudrais mentionnerquelques projets. La philologie grecque peutsembler éloignée mais elle est au cœur du sujet. Eneffet, l’étude de l’Antiquité nécessite énormémentde données et aboutit à des corpus (devenusnumériques). À cet égard, le thesaurus LinguaeGraecae (TLG) constitue un projet exemplaire deshumanités numériques, dont le but est de rendredisponibles tous les textes de la littérature grecque,avec la conception d’une bibliothèque permettantde naviguer et d'y effectuer des recherches. Le soucide rigueur passe par l’intégration de la dimensionquantitative, et il est important de ne pas opposerl’interprétation et le quantitatif.L’éditeur de textes anciens a conscience del’opération de transfert linguistique et culturel qu’il

opère, en particulier face à untexte formalisé avec un langage àbalises. Je pense par exemple auxtravaux de Donald Mastronarde*sur l’encodage XML TEI*. Depuis1987, la TEI cherche à avoir desnormes d’encodage des textes– c’est-à-dire d’analyse de lastructure et du contenu –partagées dans le monde entier.Ce projet intellectuel ouvert, quia impliqué des milliers decollaborateurs, s’est imposécomme une norme de fait. Faceau travail de Mastronarde, qui

repose sur le deep encoding et va dans le détail dutexte, le parti pris de Google – l’incarnation du bigdata – est d'accumuler des données qui finissent parfaire sens par approximations successives. Ce sontdeux modèles opposés de traitement du texte.Du côté de l’enseignement, il n’y a quasiment pasde formation spécifique en France. Les humanitésnumériques sont une pratique de recherche quej’aborde d’un point de vue critique et historique, àtravers le séminaire “Édition savante et humanitésnumériques” et un carnet de recherche en ligne.

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Dans une définition large des humanitésnumériques, ces modes de diffusion font aussi partiede l’activité.On peut évoquer d’autres projets : la journéemondiale des humanités numériques (depuis 2009),des outils tels que Twitter, la veille scientifique, lesflux RSS (qui contribuent à la création d'un réseauinternational), un exercice de visualisation de ElijahMeeks* (Stanford, 2011) à partir d’un corpus dedéfinitions des humanités numériques. Ce genred’analyses et de représentations schématiques nepeuvent pas être produites par une lecture, aussiprofonde soit-elle. Il s’agit d’un travaild’interprétation constant : constitution du corpus,définition et modification des paramètres, analysede l’image… C’est ce que l’on nomme parfoisdistant reading (la lecture à distance). Prenons un autre exemple : le projet numérique deMcCarty autour de la notion de personnage dans lesMétamorphoses d’Ovide. Pour ce travail, importantd’un point de vue textuel, McCarty a assorti lepoème de quelque 55 000 balises. C’est un exempled’exploitation textuelle à travers l’indexation et lamodélisation, notamment sous la forme d’untableau hypertexte. Avec le renvoi au texte latin età des traductions, on a ici le modèle d’un hypertextegénéralisé, d’une bibliothèque numériqueinterconnectée.Le projet que je mène porte sur une édition critiquenumérique des deipnosophistes d’Athénée, uneencyclopédie sur le thème du banquet, mise dans labouche de personnages en train de parler dans unbanquet. C’est un hypertexte dont l’interprétationpose des problèmes (cadres narratifs, citations,structure générale de l’œuvre) et dont l’étudenécessite un environnement numérique. L’objectifest de poser des questions que seule une éditionnumérique peut traiter. Les enjeux métho-dologiques portent notamment sur la réinventiond’un appareil critique différent de celui del’imprimé (avec divers modes de visualisation). Celaconduit surtout, et c’est là que se trouve ladimension collaborative et militante, à unetransformation des pratiques savantes, dans lamesure où des outils d’analyse linguistique peuventdésormais être directement intégrés à ces éditions(accès à des dictionnaires, recherches biblio-graphiques…). Il s’agit aussi de contribuer à unemeilleure conscience des particularités de l’écriturenumérique.

Nous ne sommes ni dans un âge d’or ni dans unerévolution computationnelle, mais plutôt dans uneévolution et des pratiques hybrides qui, pourlongtemps, reposent sur un dialogue entre troissupports (manuscrit, livre imprimé, ordinateur).Être de son temps, c’est être conscient de toutel’histoire de son champ, de la nécessité d’unecritique méthodologique et d’une ouverture àd’autres disciplines. La collaboration, sous cetteforme, est une expérience nouvelle dans le travailsavant avec les textes.

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L'humanisme numérique

Bien que le terme d'humanisme ne soit pas à la mode, j’ai décidé del’associer au numérique pour trois raisons. Premièrement, je m'intéresse surtout à la dimension culturelle dunumérique. Il existe un flou entre les termes informatique et numérique :on passe souvent de l'un à l'autre comme s'ils étaient des mots équivalents.L’informatique a une histoire particulière : branche des mathématiquesau départ, elle s'est rapidement imposée comme une science autonomeavant de devenir une industrie, puis une industrie culturelle (nonnégligeable malgré la dimension technique persistante), et enfin uneculture. Nietzsche définit la culture par le fait qu’elle modifie notre regardsur nous-mêmes, sur les objets que l’on produit et surtout sur les objetshérités. Ainsi, les effets de la numérisation sur nos rapports avec lepatrimoine, les archives, le livre, modifient notre regard de manièresignificative. En même temps, le numérique produit de nouveaux objetsculturels. C'est dans ce double sens que le numérique est une culture. Lepassage de l'informatique au numérique constitue donc une étapeimportante, un dépassement de la technicité informatique vers lespratiques et usages culturels inscrits dans le numérique. Pour reprendreles termes de Pascal, l'informatique est “l'esprit de la géométrie”, lenumérique “l'esprit de la finesse”. En passant dans le savoir populaire, uneforme de technicité et de maîtrise – mathématique, géométrique ouinformatique – transforme l'esprit de géométrie en esprit de finesse, ce quipose des questions, des difficultés et des problèmes.Revenons à la définition de l'humanisme numérique. Pendant quelquesannées, des discours pertinents, parfois exagérés, ont insisté sur ladimension temporelle des effets de la culture numérique sur nos pratiqueset usages (vitesse, flux, rapport au temps). Si notre vie quotidienne montrela véracité partielle de ces analyses, le numérique modifie de façon plusradicale encore notre rapport à la spatialité, dont on peut imaginer toutesles modulations possibles. L'être humain ne se caractérise pas seulementpar le langage mais aussi par la manière dont il façonne et habite l'espace.Or le numérique modifie – de manière importante et visible – notrehabitus (la construction de la sociabilité au sens large) et les espaces quenous habitons (professionnel et privé, public et institutionnel, etc.). Cettedimension spatiale me semble essentielle car elle est associée à la naturehybride des objets culturels produits par la culture numérique : un va-et-vient permanent entre deux modalités, le réel et le virtuel.Deuxièmement, il faut prendre un peu de distance avec certains discourssur les humanités numériques. On a d’abord eu tendance à imposer auxsciences humaines et sociales une forme de maîtrise des outils, d'utilisationdes données et modèles quantitatifs qui accompagnent le numérique. Etréellement, celui-ci crée des traces qui ont pour effet la mesurabilité. Toutdevient – ou peut sembler – mesurable (intentions, comportements...). Laséduction du quantitatif fait partie des promesses de certaines approchesdes humanités numériques. J’encourage une réflexion sur l'histoire de nosdisciplines : en quoi est-elle fragilisée par le numérique ?Troisièmement, prenons un cadre plus large, plus pertinent et pluséloquent. Étudiant les liens entre la culture technique et les scienceshumaines et sociales, Lévi-Strauss identifie, dans l'histoire de l'Occident,trois moments humanistes déterminants : l'humanisme aristocratique dela Renaissance, l'humanisme exotique du XIXe siècle (découverte descultures de l'Orient) et l'humanisme démocratique du XXe siècle (celui del'ethnologue). Au-delà de l’évolution politique (de l'aristocratie à labourgeoisie et à la démocratie), on peut observer dans ces troismouvements une évolution de nos rapports avec le document culturel : àla Renaissance, découverte des textes de l'Antiquité classique ; au XIXe

MILAD DOUEIHI

Historien des religions.Titulaire de la Chaire derecherche sur les culturesnumériques, Université Laval(Québec).

Philosophe et historien dureligieux dans l'Occidentmoderne, chercheur, MiladDoueihi a été professeur audépartement de français del’Université Johns Hopkins auxÉtats-Unis entre 1985 et 1995,responsable pour la versionfrançaise de la revue ModernLanguages Notes en 1996 etenseignant-chercheur honoraireà la faculté des cultures etlangues modernes à l’Universitéde Glasgow. Traduit en plusieurslangues, il s’est imposé commel’un des grands défenseurs d’unhumanisme numérique.

PublicationsPour un humanisme numérique,Le Seuil, 2011La grande conversion numérique,Le Seuil, 2011Solitude de l'incomparable,Augustin et Spinoza, Le Seuil,2009Le Paradis terrestre : Mythes etphilosophies, Le Seuil, 2006Une histoire perverse du cœurhumain, Le Seuil, 1996

Sitewww.miladus.org

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siècle, découverte de la temporalité imposée par lescultures venues d'ailleurs ; au XXe siècle, méthodede l'anthro-pologue et du structuraliste. Cetteschématisation exprime un mouvement culturelpuissant. Il me semble alors que le numérique estégalement un humanisme dans le sens où il modifienos rapports avec les textes, les supportsinstitutionnels mis en place au XIXe siècle(disciplines universitaires, droit d'auteur, propriétéintellectuelle...) et le politique dans sa dimensiondémocratique (aspects collaboratifs, participatifs...).Je ne prétends pas en donner une définition précise,mais plutôt suggérer une mutation profonde quel’on peut regarder et illustrer de différentesmanières.

Commençons par les effets de la mobilité. Audébut, la culture numérique était une culture de lachaise : on était obligé de travailler devant sonordinateur, sans pouvoir se déplacer. Depuisquelques années, la convergence technique entre leréseau internet et le réseau cellulaire (smartphones)permet une mobilité croissante. Commentinterpréter l'émergence de cette mobilité ? Dans sontexte Les techniques du corps, Marcel Mauss* observeque la manière de marcher dans la rue à Paris a étémodifiée par le cinéma américain. Il en déduit qu’ilexiste un rapport déterminant, dans une civilisationdonnée, entre la posture du corps et la nature desobjets culturels produits par cette civilisation. Pourillustrer son propos, il prend deux cas extrêmes :une culture avec la chaise (la Chine) et une culturesans la chaise (l'Inde). On comprendimmédiatement la nature différente des objets,qu'elle soit textuelle ou autre. Il me semble quenotre civilisation est en train de vivre une mutationde cet ordre dans l'hybridisation à la fois spatiale etsociale ; c'est là que surgissent des formes defragilité, parfois de malaise, mais aussi des promessesde nouveauté. Cette première dimension del'humanisme numérique touche à la fois à laposition du corps et au statut de l'espace et del'habitus. La mobilité a également pourconséquence le retour en puissance du corps àtravers le numérique (le tactile, la voix...). Il fautétudier cette nouvelle configuration dans toutes sesdimensions, dans la manière dont elle modifie nosrapports avec notre héritage culturel.En second lieu, considérons notre rapport à lamémoire, surtout collective. Avec le numérique se

met en place une inversion essentielle de notrerelation avec ce qui est numérisé et archivé : tandisque les interfaces numériques (comme ledistributeur de billets) nous donnaient accès à desfonctionnalités bien spécifiques, le monde devient– avec l'émergence de la mobilité et de la réalitéaugmentée – une interface vers le numérique. Cettemodification de notre rapport à la mémoire seretrouve dans la construction des archivesnumérisées : depuis longtemps, le patrimoine se

constitue plutôt par défaut ; avec le numérique, ilse construit par un tri, par un choix à la fois éthiqueet politique. Ce sont des questions importantesauxquelles nous devons réfléchir. En effet, latechnique ne peut pas concevoir la mémoire avecdes trous, des failles ou des absences – d'où cetteutopie, véhiculée par Google et d'autres, d'un accèsuniversel. Néanmoins, les archives ont toujours étédes lieux d'oubli puissants et productifs.Il faut également associer à la mémoire collective lestatut des traces et de la traçabilité. Dansl’environnement numérique, la nature même de latechnique nous impose la création de traces, que lesanalyses algorithmiques associent à des intentions.Or le fait de visiter un site ne traduit pas forcémentune intention… Le danger ne réside pas seulementdans cette confusion, mais dans une tendance àtransformer peu à peu les expectations et lescomportements en fonction de ces analyses. Il fautsavoir contourner, résister, interpréter autrement. Ilme semble que les disciplines classiques (histoire,linguistique, littérature...) ont beaucoup à dire à cesujet.Troisièmement, le statut de l’oubli – très puissantdans nos cultures – est gommé ou voilé dans laculture numérique. Je ne parle pas du droit à l'oublide l’individu qui doit pouvoir éliminer ses traces,mais du fait que la technique ne peut pas concevoirl'oubli – si ce n'est comme une faille – car c'est lanature de la machine, de la technique et dunumérique. Il ne faut pourtant pas confondre lesdeux formes d'oubli. Notre manière d'oublier estconstitutive de la manière dont nous apprenons etévoluons. Comme le dit Nietzsche, nous sommesdes “monstres d'oubli” dans le sens où l’ondeviendrait des monstres si l’on n'oubliait pas. Dansla machine algorithmique, il est quasimentimpossible de programmer et de coder l'oubli telque l'homme le pratique consciemment ouinconsciemment. Notre rapport avec la mémoireconstitue un enjeu considérable car il peut façonnernos rapports avec la culture.Quatrièmement, la construction imaginaire del’intelligence est inhérente à la culture numériqueet à la technique informatique. Il y a plusieursécoles, qui sont liées à l’intelligence artificielle, auxformes d’aide à la décision, aux reproductions del’intelligence humaine… Pour en savoir plus, il fauts’intéresser aux discours transhumanistes sur lesmodifications de l’humain et du vivant par la

technique. Selonla thèse de lasingularité, il

existe un moment où il y a convergence entre latechnique et le vivant et, à partir de ce moment,c’est la technique qui dépasse l’humain dans sonintelligence et ses capacités. Du coup, il faut faireconverger les deux : à la fois la transformation duvivant et de l’humain, et une période transitoire del’humain. Cette évolution importante renvoie auxtrois humanismes de Lévi-Strauss, où le Siècle desLumières ne figure pas. Pourquoi est-il le grandabsent de cette périodisation ? Avec la culture

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“Le numérique modifie de façon radicale notre rapport à la spatialité.”

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numérique, on est en train de vivre les héritagesconflictuels du Siècle des Lumières. La culture dulivre et de l’imprimé s’est solidifiée à la fin duXVIIIe siècle avec la mise en place juridique etéconomique de la figure de l’auteur, ce qui a donnélieu à toute une industrie, notamment du livre. Enmême temps, la tendancedu bien commun –héritée du droit romain –insistait sur la librecirculation du savoir pourassurer le progrès et l’avancement des sciences.Cette contradiction entre les deux tendances existetoujours aujourd’hui. C’est une question difficile àrésoudre car elle touche à des modèles économiquespuissants et établis. On est obligé de réfléchir à unnouveau modèle intellectuel, social et économiquepour essayer d’accommoder les pratiques qui, bienque naturelles et usuelles dans l’environnementnumérique, mettent en difficulté l’économieclassique héritée de la culture du livre et del’imprimé.

Revenons à l’imaginaire de l’intelligence, pour nousintéresser à la manière dont la science-fiction génèredes modèles actifs dans la culture technique etinformatique. Je propose deux illustrations dethématiques tout à fait révélatrices. La premièreconcerne le statut de l’enfance. Une série de romansliés aux jeux vidéo racontent des histoires où desenfants “prodiges” sont sollicités pour jouer à defaux jeux vidéo. Dans cette projection versl’enfance, il y a une projection de la technique surelle-même : la technique se pense comme uneenfance perpétuelle ; elle est toujours en train des’inventer, de se renouveler et d’innover. C’est lediscours du progrès technique. Cette dimensionimportée de l’enfance donne un cadre intellectuelqui permet de faire avancer la productiontechnique, surtout dans ses insertions culturelles.Deuxièmement, on constate l’impossibilité depenser un récit sur la fin de l’espèce humaine. Danstous les discours de la science-fiction, on retrouvela thèse manichéenne d’un robot qui se cherche uneidentité et qui, dans cette quête, découvre soncréateur et se retourne contre lui. C’est le schéma leplus classique. Or on a incorporé un récit de lagenèse et de l’identité qui reproduit ces schémasfamiliers et ne cesse de revenir vers des histoires degénéalogie. On retrouve dans cette généalogie de latechnique les problèmes évoqués précédemment,c’est-à-dire la recherche des origines pour légitimerl’émergence de nouveaux repères et critères depertinence. Prenons par exemple la lectureindustrielle, c’est-à-dire tous les moteurs oualgorithmes de recommandation et de suggestionmis en place pour nous guider vers des choix de plusen plus pertinents. Ces outils relèvent également del’impertinence car, dans leurs suggestions, se glissenttrès souvent un ou deux éléments qui sortent exprèsde l’expectation. En effet, les algorithmes ont étémodifiés de manière à suggérer des éléments quisurprennent l’internaute, ces éléments inattendus

s'avérant souvent achetés ou consultés. L’algorithmemodifie donc le paradigme même de la pertinencedans le poids de la répétition et le cumul desinformations. C’est devenu un moyen de considérerla lecture sociale, c’est-à-dire une lecture partagéeprenant en compte des contributions, des analyses,

des annotations, des commentaires… Il y a aussi unelecture sociale dans le sens de la suggestion et de larecommandation. Le moteur de recherche Googlefournit des exemples : pendant que vous tapez unmot, il vous donne à la fois des suggestions et desrésultats. L’algorithme prend en compte lafréquence d’utilisation du mot en y ajoutant deséléments sémantiques. Dans cette dimension socialede la lecture industrielle, le sémantique donne descatégories (populaires ou savantes, héritées desbibliothèques) avec lesquelles cohabitent desmoteurs algorithmiques qui se distancient de cettefonction sémantique. On assiste ainsi à un conflitentre un mouvement sur le web sémantique (portéen partie par Tim Berners-Lee*) et les plateformes(graphe social, moteur de recherche de Google) quiinsistent surtout sur la dimension algorithmique.Quelle dimension va l’emporter dans ladétermination de la pertinence ? À mon sens, cettetension va s’accélérer et pourrait produire des effetsinédits.

Ce partage entre la sociabilité – dans ce sensspécifique – et le sémantique, se manifesteégalement dans le retour en force du cloudcomputing*, une forme qui met l’accent sur lafragmentation de l’identité numérique dans sanature plurielle et polyphonique. Nous avons tousplusieurs pseudos, plusieurs comptes demessagerie… La nouveauté avec le nuage, c’est queces traces sont rassemblées du fait de laconcentration des accès chez quelques fournisseursdominants. Ces données modifient et alimentent larecommandation ou une certaine forme de lectureindustrielle et sociale, transformant la nature mêmede l’identité dans sa déclinaison numérique.Curieusement, avec la globalisation etl’universalisation de l’accès, il y a un retour trèspuissant du local. Par exemple, Google donne desrésultats différents en fonction du lieu oùl’internaute se trouve, et certaines plateformespermettent à des personnes géographiquementproches de dialoguer sans se connaître. Lagéolocalisation a ainsi créé une nouvelle forme devalorisation qui produit des effets de proximité oude voisinage, effets qui modifient considérablementce que l’on voit, ce que l’on obtient comme résultatset la manière dont on perçoit les interactivités et leséchanges sur internet. Cela peut jouer dans les deuxsens : être utile à la diversité culturelle etlinguistique, ou appauvrir l’offre. Notons égalementque les interfaces se raréfient puisque ne restent que

“Avec la culture numérique, on est en train de vivreles héritages conflictuels du Siècle des Lumières.”

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les mini-applications (sur les smartphones) etquelques navigateurs. À l’époque des conflits entreNetscape et Internet Explorer, les débats associaientle choix du navigateur à la liberté de l’individu.Après une période un peu floue, le navigateurrevient en force, mais de manière différente :devenu le lieu de la sociabilité, un lieu qui gère etagrège presque toutes les activités numériques, ilremplace en grande partie le système d’exploitation.Au final, deux ou trois producteurs de navigateursdéterminent à eux seuls les interfaces, les manièresde voir le monde numérique et d’échanger avec lui.D’ailleurs, ils dépensent beaucoup d’argent pournumériser les archives, mais très peu pourdévelopper les interfaces qui donnent accès à cesarchives. Sous couvert de neutralité, ces interfacessont laissées à d’autres… Il faut donc penser à la foiscette concentration du pouvoir et ce dépassementdu système d’exploitation classique. Restentnéanmoins les formats et les standards. Comme lesdonnées que nous produisons appartiennent à desplateformes, il nous faut des protocoles, desstandards et des formats libres et ouverts pourassurer à tous un accès équitable – et c’est là que lesgouvernements, tant aux États-Unis qu’en Europe,ne font pas leur travail. Il nous faut des moyens decontrôler et de faire circuler ces données publiques,qui nous sont présentées comme une promesse deressources pour la prochaine étape d’internet.

Pour appréhender la sociabilité numérique, qui a étéremarquablement étudiée par Antoine Casilli* etDanah Boyd*, j’ai pris un point de vue un peudifférent en posant une question : pourquoi a-t-onutilisé l’amitié pour construire la sociabiliténumérique ? Utilisons trois références classiquespour tenter de répondre à cette question. Aristoteaffirme que c’est l’amitié – et non la parenté oud’autres formes de liens – qui rend possible la genèsed’une communauté sociale et politique. PourCicéron, l’amitié est de l’ordre du visible. On veutpartager l’intime, qui n’appartient pas à l’ordre de lavisibilité et ne peut donc s’articuler que dans undiscours. Par conséquent, l’amitié transforme le fortintérieur en passant par le langage. Cette dimensionpermet de comprendre en partie ce qui se passe surles réseaux sociaux, en particulier Facebook. Onobserve notamment le rôle important du statut del’image dans la sociabilité numérique. En effet,chaque profil contient un portrait par défaut, quel’internaute peut personnaliser. Ce sont des formesd’articulation de l’intime, constitutives d’un certainéchange discursif essentiel dans les relationsd’amitié. Je ne confonds pas l’amitié au sensclassique avec le friending, mais il y a des élémentspartagés qu’il faut valoriser et étudier. Le chancelierBacon, pour qui l’amitié a toujours été un calcul,fait référence à un adage classique : si vous avez unami, vous partagez votre malheur et multipliezvotre bonheur. La calculabilité associée à l’amitiénumérique n’est pas bien loin… Les formes decalcul qui touchent au domaine de l’intime existentdepuis longtemps. Ce qui a changé, c’est l’échelle

et la visibilité de ce partage et de ce calcul. Il fautréfléchir aux mutations induites par cette évolution,cette forme d’adaptation mise en place par lasociabilité numérique. En conséquence, ma thèse est très simple : lenumérique opère des ruptures, mais dans lacontinuité. Sont en train de se mettre en place desformes d’hybridation relatives à l’espace, auxrelations dans la société, à la nature de notreidentité. Finalement, on retrouve dans la sociabiliténumérique – surtout sur Twitter et Facebook – lesfonctions classiques de l’image, c’est-à-dire l’icône(incarnation d’une présence), le portrait(représentation d’une absence), l’emblème (imageassociée à un texte). Il y a une concentration deseffets de la représentation visuelle, ce qui expliqueen partie la puissance de l’image dans le mondenumérique. Par ailleurs, deux tendancescontradictoires coexistent : le monumental (il suffitde regarder les chiffres !) et la miniaturisation(Twitter, par exemple). Selon moi, on ne faitcirculer que des fragments (d’images, de textes, dediscours, d’identités…). J’ai appelé ce phénomènela tournure anthologique, l’anthologie étantpratiquée depuis l’Antiquité : on dispose debeaucoup de matériel nous indiquant d’une partune forme de sagesse qui a toujours été transmisedans une littérature volontairement fragmentaire,d’autre part des anthologies de fragments créées àcause de la rareté de l’accès et de l’objet.Aujourd’hui, c’est l’inverse : nous vivons dans uneépoque de la surabondance, mais nous pratiquons lafragmentation et la reconstruction d’anthologies quipeuvent se partager, se transmettre et signifier deschoses différentes en fonction du contexte. Enconséquence, les pratiques numériques ont modifiéle contexte lui-même (fragmentation et sociabilité)et notre rapport avec le narratif et le récit – lefragmentaire devenant le style même de l’écritureet une forme de pensée.

Pour terminer, je voudrais revenir à notre point dedépart, à la distinction qui a longtemps été faiteentre la technicité de l’informatique et la dimensionnumérique. Comme si le code numérique n’étaitqu’une suite d’instructions que la machine opère.Or le code n’est pas seulement algorithmique ounormatif, c’est aussi un être culturel agissant dansun contexte spécifique et subissant des interventionset des médiations – d’ordre technique ou autres –qui modifient notre rapport à l’écrit et à la culturede l’écrit. Le code n’est pas exclusivement destiné àla machine, mais aussi aux êtres humains ; c’est uneforme de pratique lettrée vouée au commentaire età l’annotation. Cette écriture, qui a ses proprespropriétés, modifie notre rapport avec l’imprimé etl’écrit. Nous sommes en train de témoigner de cetteculture et de la fabriquer.

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GLOSSAIRE

Ars Industrialis : Association internationale pour unepolitique industrielle des technologies de l'esprit, fondée en2005 à l’initiative de Bernard Stiegler qui en est le président.

ASCII (American Standard Code for Information Interchange) :Norme utilisée en informatique pour coder les caractères.Elle comporte l’ensemble des caractères alphanumériquesanglophones.

Broadcasting : Méthode de diffusion de données àl’ensemble des machines d’un réseau.

Cloud Computing : En français “informatique en nuage” ou“dans le(s) nuage(s)”. Concept qui fait référence audéplacement des applications et données – traditionnel-lement stockées sur des serveurs locaux ou sur le poste del’utilisateur – sur des serveurs distants (le “cloud”)interconnectés via le réseau internet.

Data Center : En français “centre de traitement desdonnées”. Bâtiment où sont rassemblées des baiesinformatiques contenant des serveurs et autreséquipements. Il sert principalement à héberger et traiter desdonnées informatiques.

DRM (Digital Rights Management) : La gestion des droitsnumériques est un système de contrôle de l’utilisation parun ensemble de protections. Ces dispositifs, que leursdétracteurs appellent aussi des verrous numériques,peuvent s’appliquer à tous types de supports numériquesphysiques (disques, logiciels…) ou de transmission(télédiffusion, services internet…). L’accès au contenu ainsiprotégé est rendu conditionnel et restreint.

Flickr : Site web de gestion et de partage de photos et devidéos qui s’adresse aussi bien aux amateurs qu’auxprofessionnels. Flickr héberge plus de 5 milliards de photos.

Memex : Ordinateur analogique imaginaire décrit parVannevar Bush en 1945. Le scientifique pose ainsi lesfondations de l’hypertexte.

MLA (Modern Language Association of America) : Principaleassociation professionnelle américaine pour les étudiants etenseignants en langues et littératures. Fondée en 1883, ellecompte 30 000 membres dans une centaine de pays.

TEI (Text Encoding Initiative) : Projet international visant àmettre au point une norme de balisage, de notation etd’échange de corpus de documents électroniques. LouBurnard la définit comme “un système pour faciliter lacréation, l'échange, l'intégration de données textuellesinformatisées”.

THATCamp (The Humanities And Technology Camp) :Rencontre ouverte où chercheurs de sciences humaines etinformaticiens apprennent ensemble et échangent au coursde sessions spontanées. Des THATCamps sont organisésrégulièrement partout dans le monde.

BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages cités

A Companion to Digital Humanities, 2004, en ligne surdigitalhumanities.org/companion

A Companion to Digital Literary Studies, 2008 , en ligne surdigitalhumanities.org/companion

La distinction. Critique sociale du jugement, Pierre Bourdieu,Minuit, 1979

L’édition électronique, Marin Dacos, Pierre Mounier, La Découverte, 2010

Lieux de savoir (vol. 2, Les mains de l’intellect), sous ladirection de Christian Jacob, assisté d’Aurélien Berra et deCharles Guérin, Albin Michel, 2011

Proust and the Squid (The Story and Science of the ReadingBrain), Maryanne Wolf, New York, Harper, 2007

Read/Write Book. Le livre inscriptible, Marin Dacos, Cléo, 2010

Sésame et les lys, John Ruskin, Rivages, 2011

Articles cités

“As We May Think”, Vannevar Bush, in magazine AtlanticMonthly, juillet 1945

“Ceci n’est pas un iPad”, Virginie Clayssen, publié en nov.2011 sur son blog (www.archicampus.net/wordpress)

“Censure des médias : éléments pour une sociologie desémeutes britanniques”, Antonio Casilli et Paola Tubaro,initialement publié en anglais sur les blogs des auteurs, puisen août 2011 sur le site OWNI (http://owni.fr)

“Les techniques du corps”, Marcel Mauss, in Journal dePsychologie, avril 1936

“Qu’apportent les digital humanities ? Quelques exemples”,Pierre Mounier, publié en septembre 2011 sur son blog(http://homo-numericus.net)

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INDEX DES PERSONNES CITÉES

Jean-François Barbier-Bouvet : Sociologue des pratiquesculturelles, ancien responsable du Service des études et dela recherche de la Bibliothèque publique d’Information.

Tim Berners-Lee : Physicien et principal inventeur du WorldWide Web. Il préside aujourd’hui le World Wide WebConsortium (W3C) qu’il a fondé en 1994 pour faire évoluer latechnologie.

Vannevar Bush (1890-1974) : Ingénieur américain considérécomme l’un des pionniers d’internet, notamment pour sonarticle “As We May Think” dans lequel il anticipe l’inventionde l’hypertexte.

Antonio Casilli : Maître de conférences en Digital Humanitiesà Telecom ParisTech et chercheur en sociologie au CentreEdgar Morin (EHESS, Paris). Ses recherches portentprincipalement sur le corps, la santé et les usagesinformatiques.

Roger Chartier : Historien français rattaché au couranthistoriographique de l’École des Annales. Il travaille surl’histoire du livre, de l’édition et de la lecture.

Michael Hart (1947-2011) : Auteur américain, créateur etanimateur du projet Gutenberg, projet coopératif de mise àdisposition de livres numérisés libres de droit. Il estégalement considéré comme le créateur du premier livreélectronique.

Amanda Hocking : Jeune blogueuse et romancièreaméricaine. Grâce au succès fulgurant de ses nouvelles,autoéditées en ligne, elle est devenue millionnaire enquelques mois.

Matthew G. Kirschenbaum : Professeur d’anglais et deDigital Studies (Université du Maryland). Dans ses travauxthéoriques et appliqués sur les humanités numériques, ils’intéresse en particulier aux questions liées à l’image, auxinterfaces et à la visualisation.

Willard McCarty : Chargé d’enseignement en humanitésnumériques (King’s College London). Ses travaux récentsportent sur la modélisation.

Richard MacManus : Blogueur néo-zélandais, ancien webmanager. Il a fondé en 2003 le blog ReadWriteWeb. Consacréaux technologies internet, ce blog – qui existe en versionfrancophone – est classé parmi les plus influents de laplanète.

Lev Manovich : Artiste et théoricien. Il enseigne la pratiquedes arts numériques ainsi que l’histoire et la théorie descultures numériques et des nouveaux médias (Université deCalifornie).

Donald Mastronarde : Professeur de langues et littératureclassiques (Université de Californie).

Elijah Meeks : Spécialiste des humanités numériques(Université Stanford). Ses travaux portent plusparticulièrement sur les bases de données, les analysesspatiales, la modélisation, la représentation abstraite etanimée des processus.

Richard Nash : Éditeur américain ; a dirigé presque dix ansla maison Soft Skull Press. Il a reçu en 2005 le prix MiriamBass de la créativité, récompensant les parutionsindépendantes.

Walter Ong (1912-2003) : Éducateur, chercheur, et linguisteconnu pour son travail sur la littérature de la Renaissance,sur l'histoire de la pensée et la culture contemporaine, maiségalement pour son travail plus large sur l'évolution de laconscience.

Dominique Pasquier : Sociologue de la culture et desmédias, directrice de recherche au CNRS. Elle travaillenotamment sur l’articulation entre les pratiques desociabilité, les pratiques de communication à distance et lespratiques culturelles.

Stephen Ramsay : Professeur d’anglais (Université duNebraska). Il a été ingénieur en informatique à l’Institute forAdvanced Technology in the Humanities. Il publie la versionen ligne du journal TEXT Technology.

Jeremy Rifkin : Essayiste et penseur américain spécialistede prospective économique et scientifique. Il conseillel’Union européenne et des chefs d’État du monde entier. Ilest également le président de la Fondation sur les tendanceséconomiques (Foundation on Economic Trends,Washington).

John Ruskin (1819-1900) : Écrivain, poète, peintre et critiqued’art britannique.

Mark Sample : Professeur de littérature américainecontemporaine et d’études sur les nouveaux médias(Université de Virginie). Ses recherches portentessentiellement sur la fiction contemporaine, la littératureélectronique et les jeux vidéo.

Desmond Schmidt : Ingénieur en informatique pourl’Information Security Institute (Université de technologiedu Queensland). Depuis 2002, ses travaux portent sur ledéveloppement d’outils de visualisation et d’édition detextes en versions multiples.

Paola Tubaro : Sociologue, économiste, chargéed’enseignement (Université de Greenwich, Londres) etchercheuse (Centre national de la recherche scientifique,Paris). Elle analyse dans ses travaux l’impact des réseauxsociaux sur la société.

John Unsworth : Doyen, professeur et chercheur enhumanités numériques (Université de l’Illinois). Ses travauxportent principalement sur les cyber-infrastructures, leslogiciels libres et l’économie de la connaissance.

Maryanne Wolf : Psychologue et neurologue. Elle a dirigé leCentre pour la recherche sur la lecture et le langage(Université Tufts) où elle enseigne le développement del’enfant. Elle est notamment spécialiste de la dyslexie.

Pour un complément d’annexes (glossaire, bibliographie etpersonnes citées) : cf Dazibao n°24, “Les métamorphosesnumériques du livre I” ou sur le site www.livre-paca.org

(rubrique Métamorphoses numériques)

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