Les Mots Sartre Texte

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  • Jean-Paul Sartre

    Les Mots

  • A madame Z.

  • I

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  • En Alsace, aux environs de 1850, un instituteur

    accabl d'enfants consentit se faire picier. Ce dfroqu voulut une compensation: puisqu'il renonait former les esprits, un de ses fils formerait les mes; il y aurait un pasteur dans la famille, ce serait Charles. Charles se droba, prfra courir les routes sur la trace d'une cuyre. On retourna son portrait contre le mur et fit dfense de prononcer son nom. A qui le tour? Auguste se hta d'imiter le sacrifice paternel: il entra dans le ngoce et s'en trouva bien. Restait Louis, qui n'avait pas de prdisposition marque: le pre s'empara de ce garon tranquille et le fit pasteur en un tournemain. Plus tard Louis poussa l'obissance jusqu' engendrer son tour un pasteur, Albert Schweitzer, dont on sait la carrire. Cependant, Charles n'avait pas retrouv son cuyre; le beau geste du pre l'avait marqu: il garda toute sa vie le got du sublime et mit son zle fabriquer de grandes circonstances avec de petits vnements. Il ne songeait pas, comme on voit, luder la vocation familiale: il souhaitait se vouer une forme attnue de spiritualit, un sacerdoce qui lui permt les cuyres. Le professorat fit l'affaire: Charles choisit d'enseigner l'allemand. Il soutint une thse sur Hans Sachs, opta pour la mthode directe dont il se dit

  • plus tard l'inventeur, publia, avec la collaboration de M. Simonnot, un Deutsches Lesebuch estim, fit une carrire rapide: Mcon, Lyon, Paris. A Paris, pour la distribution des prix, il pronona un discours qui eut les honneurs d'un tirage part: Monsieur le Ministre, Mesdames, Messieurs, mes chers enfants, vous ne devineriez jamais de quoi je vais vous parler aujourd'hui! De la musique! Il excellait dans les vers de circonstance. Il avait coutume de dire aux runions de famille: Louis est le plus pieux, Auguste le plus riche; moi je suis le plus intelligent. Les frres riaient, les belles-surs pinaient les lvres. A Mcon, Charles Schweitzer avait pous Louise Guillemin, fille d'un avou catholique. Elle dtesta son voyage de noces: il l'avait enleve avant la fin du repas et jete dans un train. A soixante-dix ans, Louise parlait encore de la salade de poireaux qu'on leur avait servie dans un buffet de gare: Il prenait tout le blanc et me laissait le vert. Ils passrent quinze jours en Alsace sans quitter la table; les frres se racontaient en patois des histoires scatologiques; de temps en temps, le pasteur se tournait vers Louise et les lui traduisait, par charit chrtienne. Elle ne tarda pas se faire dlivrer des certificats de complaisance qui la dispensrent du commerce conjugal et lui donnrent le droit de faire chambre part; elle parlait de ses migraines, prit l'habitude de s'aliter, se mit dtester le bruit, la passion, les enthousiasmes, toute la grosse vie fruste et thtrale des Schweitzer. Cette femme vive et malicieuse mais froide pensait droit et mal, parce que son mari pensait bien et de travers; parce

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  • qu'il tait menteur et crdule, elle doutait de tout: Ils prtendent que la terre tourne; qu'est-ce qu'ils en savent? Entoure de vertueux comdiens, elle avait pris en haine la comdie et la vertu. Cette raliste si fine, gare dans une famille de spiritualistes grossiers se fit voltairienne par dfi sans avoir lu Voltaire. Mignonne et replte, cynique, enjoue, elle devint la ngation pure; d'un haussement de sourcils, d'un imperceptible sourire, elle rduisait en poudre toutes les grandes attitudes, pour elle-mme et sans que personne s'en apert. Son orgueil ngatif et son gosme de refus la dvorrent. Elle ne voyait personne, ayant trop de fiert pour briguer la premire place, trop de vanit pour se contenter de la seconde. Sachez, disait-elle, vous laisser dsirer. On la dsira beaucoup, puis de moins en moins, et, faute de la voir, on finit par l'oublier. Elle ne quitta plus gure son fauteuil ou son lit. Naturalistes et puritains cette combinaison de vertus est moins rare qu'on ne pense les Schweitzer aimaient les mots crus qui, tout en rabaissant trs chrtiennement le corps, manifestaient leur large consentement aux fonctions naturelles; Louise aimait les mots couverts. Elle lisait beaucoup de romans lestes dont elle apprciait moins l'intrigue que les voiles transparents qui l'enveloppaient: C'est os, c'est bien crit, disait-elle d'un air dlicat. Glissez, mortels, n'appuyez pas! Cette femme de neige pensa mourir de rire en lisant La Fille de feu d'Adolphe Belot. Elle se plaisait raconter des histoires de nuits de noces qui finissaient toujours mal: tantt le mari, dans sa hte brutale, rompait le cou de sa femme contre le

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  • bois du lit et tantt, c'tait la jeune pouse qu'on retrouvait, au matin, rfugie sur l'armoire, nue et folle. Louise vivait dans le demi-jour; Charles entrait chez elle, repoussait les persiennes, allumait toutes les lampes, elle gmissait en portant la main ses yeux: Charles! tu m'blouis! Mais ses rsistances ne dpassaient pas les limites d'une opposition constitutionnelle: Charles lui inspirait de la crainte, un prodigieux agacement, parfois aussi de l'amiti, pourvu qu'il ne la toucht pas. Elle lui cdait sur tout ds qu'il se mettait crier. Il lui fit quatre enfants par surprise: une fille qui mourut en bas ge, deux garons, une autre fille. Par indiffrence ou par respect, il avait permis qu'on les levt dans la religion catholique. Incroyante, Louise les fit croyants par dgot du protestantisme. Les deux garons prirent le parti de leur mre; elle les loigna doucement de ce pre volumineux; Charles ne s'en aperut mme pas. L'an, Georges, entra Polytechnique; le second, mile, devint professeur d'allemand. Il m'intrigue: je sais qu'il est rest clibataire mais qu'il imitait son pre en tout, bien qu'il ne l'aimt pas. Pre et fils finirent par se brouiller; il y eut des rconciliations mmorables. mile cachait sa vie; il adorait sa mre et, jusqu' la fin, il garda l'habitude de lui faire, sans prvenir, des visites clandestines; il la couvrait de baisers et de caresses puis se mettait parler du pre, d'abord ironiquement puis avec rage et la quittait en claquant la porte. Elle l'aimait, je crois, mais il lui faisait peur: ces deux hommes rudes et difficiles la fatiguaient et elle leur prfrait Georges qui n'tait

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  • jamais l. mile mourut en 1927, fou de solitude: sous son oreiller, on trouva un revolver; cent paires de chaussettes troues, vingt paires de souliers culs dans ses malles.

    Anne-Marie, la fille cadette, passa son enfance sur une chaise. On lui apprit s'ennuyer, se tenir droite, coudre. Elle avait des dons: on crut distingu de les laisser en friche; de l'clat: on prit soin de le lui cacher. Ces bourgeois modestes et fiers jugeaient la beaut au-dessus de leurs moyens ou au-dessous de leur condition; ils la permettaient aux marquises et aux putains. Louise avait l'orgueil le plus aride: de peur d'tre dupe elle niait chez ses enfants, chez son mari, chez elle-mme les qualits les plus videntes; Charles ne savait pas reconnatre la beaut chez les autres: il la confondait avec la sant: depuis la maladie de sa femme, il se consolait avec de fortes idalistes, moustachues et colores, qui se portaient bien. Cinquante ans plus tard, en feuilletant un album de famille, Anne-Marie s'aperut qu'elle avait t belle.

    A peu prs vers le mme temps que Charles Schweitzer rencontrait Louise Guillemin, un mdecin de campagne pousa la fille d'un riche propritaire prigourdin et s'installa avec elle dans la triste grand-rue de Thiviers, en face du pharmacien. Au lendemain du mariage, on dcouvrit que le beau-pre n'avait pas le sou. Outr, le docteur Sartre resta quarante ans sans adresser la parole sa femme; table, il s'exprimait par signes, elle finit par l'appeler mon pensionnaire . Il partageait son lit, pourtant, et, de temps autre, sans un

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  • mot, l'engrossait: elle lui donna deux fils et une fille; ces enfants du silence s'appelrent Jean-Baptiste, Joseph et Hlne. Hlne pousa sur le tard un officier de cavalerie qui devint fou; Joseph fit son service dans les zouaves et se retira de bonne heure chez ses parents. Il n'avait pas de mtier: pris entre le mutisme de l'un et les criailleries de l'autre, il devint bgue et passa sa vie se battre contre les mots. Jean-Baptiste voulut prparer Navale, pour voir la mer. En 1904, Cherbourg, officier de marine et dj rong par les fivres de Cochinchine, il fit la connaissance d'Anne-Marie Schweitzer, s'empara de cette grande fille dlaisse, l'pousa, lui fit un enfant au galop, moi, et tenta de se rfugier dans la mort.

    Mourir n'est pas facile: la fivre intestinale montait sans hte, il y eut des rmissions. Anne-Marie le soignait avec dvouement, mais sans pousser l'indcence jusqu' l'aimer. Louise l'avait prvenue contre la vie conjugale: aprs des noces de sang, c'tait une suite infinie de sacrifices, coupe de trivialits nocturnes. A l'exemple de sa mre, ma mre prfra le devoir au plaisir. Elle n'avait pas beaucoup connu mon pre, ni avant ni aprs le mariage, et devait parfois se demander pourquoi cet tranger avait choisi de mourir entre ses bras. On le transporta dans une mtairie quelques lieues de Thiviers; son pre venait le visiter chaque jour en carriole. Les veilles et les soucis puisrent Anne-Marie, son lait tarit, on me mit en nourrice non loin de l et je m'appliquai, moi aussi, mourir: d'entrite et peut-tre de ressentiment. A vingt

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  • ans, sans exprience ni conseils, ma mre se dchirait entre deux moribonds inconnus; son mariage de raison trouvait sa vrit dans la maladie et le deuil. Moi, je profitais de la situation: l'poque, les mres nourrissaient elles-mmes et longtemps; sans la chance de cette double agonie, j'eusse t expos aux difficults d'un sevrage tardif. Malade, sevr par la force neuf mois, la fivre et l'abrutissement m'empchrent de sentir le dernier coup de ciseaux qui tranche les liens de la mre et de l'enfant; je plongeai dans un monde confus, peupl d'hallucinations simples et de frustes idoles. A la mort de mon pre, Anne-Marie et moi, nous nous rveillmes d'un cauchemar commun; je guris. Mais nous tions victimes d'un malentendu: elle retrouvait avec amour un fils qu'elle n'avait jamais quitt vraiment; je reprenais connaissance sur les genoux d'une trangre.

    Sans argent ni mtier, Anne-Marie dcida de retourner vivre chez ses parents. Mais l'insolent trpas de mon pre avait dsoblig les Schweitzer: il ressemblait trop une rpudiation. Pour n'avoir su ni le prvoir ni le prvenir, ma mre fut rpute coupable: elle avait pris, l'tourdie, un mari qui n'avait pas fait d'usage. Pour la longue Ariane qui revint Meudon, avec un enfant dans les bras, tout le monde fut parfait: mon grand-pre avait demand sa retraite, il reprit du service sans un mot de reproche; ma grand-mre, elle-mme, eut le triomphe discret. Mais Anne-Marie, glace de reconnaissance, devinait le blme sous les bons procds: les familles, bien sr, prfrent les veuves aux

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  • filles mres, mais c'est de justesse. Pour obtenir son pardon, elle se dpensa sans compter, tint la maison de ses parents, Meudon puis Paris, se fit gouvernante, infirmire, majordome, dame de compagnie, servante, sans pouvoir dsarmer l'agacement muet de sa mre. Louise trouvait fastidieux de faire le menu tous les matins et les comptes tous les soirs mais elle supportait mal qu'on les ft sa place; elle se laissait dcharger de ses obligations en s'irritant de perdre ses prrogatives. Cette femme vieillissante et cynique n'avait qu'une illusion; elle se croyait indispensable. L'illusion s'vanouit: Louise se mit jalouser sa fille. Pauvre Anne-Marie: passive, on l'et accuse d'tre une charge; active, on la souponnait de vouloir rgenter la maison. Pour viter le premier cueil, elle eut besoin de tout son courage, pour viter le second, de toute son humilit. Il ne fallut pas longtemps pour que la jeune veuve redevnt mineure: une vierge avec tache. On ne lui refusait pas l'argent de poche: on oubliait de lui en donner; elle usa sa garde-robe jusqu' la trame sans que mon grand-pre s'avist de la renouveler. A peine tolrait-on qu'elle sortt seule. Lorsque ses anciennes amies, maries pour la plupart, l'invitaient dner, il fallait solliciter la permission longtemps l'avance et promettre qu'on la ramnerait avant dix heures. Au milieu du repas, le matre de maison se levait de table pour la reconduire en voiture. Pendant ce temps, en chemise de nuit, mon grand-pre arpentait sa chambre coucher, montre en main. Sur le dernier coup de dix heures, il tonnait. Les

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  • invitations se firent plus rares et ma mre se dgota de plaisirs si coteux.

    La mort de Jean-Baptiste fut la grande affaire de ma vie: elle rendit ma mre ses chanes et me donna la libert.

    Il n'y a pas de bon pre, c'est la rgle; qu'on n'en tienne pas grief aux hommes mais au lien de paternit qui est pourri. Faire des enfants, rien de mieux; en avoir, quelle iniquit! Et-il vcu, mon pre se ft couch sur moi de tout son long et m'et cras. Par chance, il est mort en bas ge; au milieu des nes qui portent sur le dos leurs Anchises, je passe d'une rive l'autre, seul et dtestant ces gniteurs invisibles cheval sur leurs fils pour toute la vie; j'ai laiss derrire moi un jeune mort qui n'eut pas le temps d'tre mon pre et qui pourrait tre, aujourd'hui, mon fils. Fut-ce un mal ou un bien? Je ne sais; mais je souscris volontiers au verdict d'un minent psychanalyste: je n'ai pas de Sur-moi.

    Ce n'est pas tout de mourir: il faut mourir temps. Plus tard, je me fusse senti coupable; un orphelin conscient se donne tort: offusqus par sa vue, ses parents se sont retirs dans leurs appartements du ciel. Moi, j'tais ravi: ma triste condition imposait le respect, fondait mon importance; je comptais mon deuil au nombre de mes vertus. Mon pre avait eu la galanterie de mourir ses torts: ma grand-mre rptait qu'il s'tait drob ses devoirs; mon grand-pre, justement fier de la longvit Schweitzer, n'admettait pas qu'on dispart trente ans; la lumire de ce dcs suspect, il en vint douter que son gendre et jamais exist et, pour finir, il

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  • l'oublia. Je n'eus mme pas l'oublier: en filant l'anglaise, Jean-Baptiste m'avait refus le plaisir de faire sa connaissance. Aujourd'hui encore, je m'tonne du peu que je sais sur lui. Il a aim, pourtant, il a voulu vivre, il s'est vu mourir; cela suffit pour faire tout un homme. Mais de cet homme-l, personne, dans ma famille, n'a su me rendre curieux. Pendant plusieurs annes, j'ai pu voir, au-dessus de mon lit, le portrait d'un petit officier aux yeux candides, au crne rond et dgarni, avec de fortes moustaches: quand ma mre s'est remarie, le portrait a disparu. Plus tard, j'ai hrit de livres qui lui avaient appartenu: un ouvrage de Le Dantec sur l'avenir de la science, un autre de Weber, intitul: Vers le positivisme par l'idalisme absolu. Il avait de mauvaises lectures comme tous ses contemporains. Dans les marges, j'ai dcouvert des griffonnages indchiffrables, signes morts d'une petite illumination qui fut vivante et dansante aux environs de ma naissance. J'ai vendu les livres: ce dfunt me concernait si peu. Je le connais par ou-dire, comme le Masque de Fer ou le chevalier d'on et ce que je sais de lui ne se rapporte jamais moi: s'il m'a aim, s'il m'a pris dans ses bras, s'il a tourn vers son fils ses yeux clairs, aujourd'hui mangs, personne n'en a gard mmoire: ce sont des peines d'amour perdues. Ce pre n'est pas mme une ombre, pas mme un regard: nous avons pes quelque temps, lui et moi, sur la mme terre, voil tout. Plutt que le fils d'un mort, on m'a fait entendre que j'tais l'enfant du miracle. De l vient, sans aucun doute, mon incroyable lgret. Je ne suis pas un chef, ni n'aspire le devenir.

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  • Commander, obir, c'est tout un. Le plus autoritaire commande au nom d'un autre, d'un parasite sacr son pre , transmet les abstraites violences qu'il subit. De ma vie je n'ai donn d'ordre sans rire, sans faire rire; c'est que je ne suis pas rong par le chancre du pouvoir: on ne m'a pas appris l'obissance.

    A qui obirais-je? On me montre une jeune gante, on me dit que c'est ma mre. De moi-mme, je la prendrais plutt pour une sur ane. Cette vierge en rsidence surveille, soumise tous, je vois bien qu'elle est l pour me servir. Je l'aime: mais comment la respecterais-je, si personne ne la respecte? Il y a trois chambres dans notre maison: celle de mon grand-pre, celle de ma grand-mre, celle des enfants . Les enfants , c'est nous: pareillement mineurs et pareillement entretenus. Mais tous les gards sont pour moi. Dans ma chambre, on a mis un lit de jeune fille. La jeune fille dort seule et s'veille chastement; je dors encore quand elle court prendre son tub la salle de bains; elle revient entirement vtue: comment serais-je n d'elle? Elle me raconte ses malheurs et je l'coute avec compassion: plus tard je l'pouserai pour la protger. Je le lui promets: j'tendrai ma main sur elle, je mettrai ma jeune importance son service. Pense-t-on que je vais lui obir? J'ai la bont de cder ses prires. Elle ne me donne pas d'ordres d'ailleurs: elle esquisse en mots lgers un avenir qu'elle me loue de bien vouloir raliser: Mon petit chri sera bien mignon, bien raisonnable, il va se laisser mettre des gouttes dans le

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  • nez bien gentiment. Je me laisse prendre au pige de ces prophties douillettes.

    Restait le patriarche: il ressemblait tant Dieu le Pre qu'on le prenait souvent pour lui. Un jour, il entra dans une glise par la sacristie; le cur menaait les tides des foudres clestes: Dieu est l! Il vous voit! Tout coup les fidles dcouvrirent, sous la chaire, un grand vieillard barbu qui les regardait: ils s'enfuirent. D'autres fois, mon grand-pre disait qu'ils s'taient jets ses genoux. Il prit got aux apparitions. Au mois de septembre 1914, il se manifesta dans un cinma d'Arcachon: nous tions au balcon, ma mre et moi, quand il rclama la lumire; d'autres messieurs faisaient autour de lui les anges et criaient: Victoire! Victoire! Dieu monta sur la scne et lut le communiqu de la Marne. Du temps que sa barbe tait noire, il avait t Jhovah et je souponne qu'mile est mort de lui, indirectement. Ce Dieu de colre se gorgeait du sang de ses fils. Mais j'apparaissais au terme de sa longue vie, sa barbe avait blanchi, le tabac l'avait jaunie et la paternit ne l'amusait plus. M'et-il engendr, cependant, je crois bien qu'il n'et pu s'empcher de m'asservir: par habitude. Ma chance fut d'appartenir un mort: un mort avait vers les quelques gouttes de sperme qui font le prix ordinaire d'un enfant; j'tais un fief du soleil, mon grand-pre pouvait jouir de moi sans me possder: je fus sa merveille parce qu'il souhaitait finir ses jours en vieillard merveill; il prit le parti de me considrer comme une faveur singulire du destin, comme un don gratuit et toujours rvocable; qu'et-il exig de moi? Je

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  • le comblais par ma seule prsence. Il fut le Dieu d'Amour avec la barbe du Pre et le Sacr-Cur du Fils; il me faisait l'imposition des mains, je sentais sur mon crne la chaleur de sa paume, il m'appelait son tout-petit d'une voix qui chevrotait de tendresse, les larmes embuaient ses yeux froids. Tout le monde se rcriait: Ce garnement l'a rendu fou! Il m'adorait, c'tait manifeste. M'aimait-il? Dans une passion si publique, j'ai peine distinguer la sincrit de l'artifice: je ne crois pas qu'il ait tmoign beaucoup d'affection ses autres petits-fils; il est vrai qu'il ne les voyait gure et qu'ils n'avaient aucun besoin de lui. Moi, je dpendais de lui pour tout: il adorait en moi sa gnrosit.

    A la vrit, il forait un peu sur le sublime: c'tait un homme du xixe sicle qui se prenait, comme tant d'autres, comme Victor Hugo lui-mme, pour Victor Hugo. Je tiens ce bel homme barbe de fleuve, toujours entre deux coups de thtre, comme l'alcoolique entre deux vins, pour la victime de deux techniques rcemment dcouvertes: l'art du photographe et l'art d'tre grand-pre. Il avait la chance et le malheur d'tre photognique; ses photos remplissaient la maison: comme on ne pratiquait pas l'instantan, il y avait gagn le got des poses et des tableaux vivants; tout lui tait prtexte suspendre ses gestes, se figer dans une belle attitude, se ptrifier; il raffolait de ces courts instants d'ternit o il devenait sa propre statue. Je n'ai gard de lui en raison de son got pour les tableaux vivants que des images raides de lanterne magique: un sous-bois, je suis assis sur un tronc d'arbre, j'ai cinq ans:

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  • Charles Schweitzer porte un panama, un costume de flanelle crme rayures noires, un gilet de piqu blanc, barr par une chane de montre; son pince-nez pend au bout d'un cordon; il s'incline sur moi, lve un doigt bagu d'or, parle. Tout est sombre, tout est humide, sauf sa barbe solaire: il porte son aurole autour du menton. Je ne sais ce qu'il dit: j'tais trop soucieux d'couter pour entendre. Je suppose que ce vieux rpublicain d'Empire m'apprenait mes devoirs civiques et me racontait l'histoire bourgeoise; il y avait eu des rois, des empereurs, ils taient trs mchants; on les avait chasss, tout allait pour le mieux. Le soir, quand nous allions l'attendre sur la route, nous le reconnaissions bientt, dans la foule des voyageurs qui sortaient du funiculaire, sa haute taille, sa dmarche de matre de menuet. Du plus loin qu'il nous voyait, il se plaait , pour obir aux injonctions d'un photographe invisible: la barbe au vent, le corps droit, les pieds en querre, la poitrine bombe, les bras largement ouverts. A ce signal je m'immobilisais, je me penchais en avant, j'tais le coureur qui prend le dpart, le petit oiseau qui va sortir de l'appareil; nous restions quelques instants face face, un joli groupe de Saxe, puis je m'lanais, charg de fruits et de fleurs, du bonheur de mon grand-pre, j'allais buter contre ses genoux avec un essoufflement feint, il m'enlevait de terre, me portait aux nues, bout de bras, me rabattait sur son cur en murmurant: Mon trsor! C'tait la deuxime figure, trs remarque des passants. Nous jouions une ample comdie aux cent sketches divers: le flirt, les malentendus vite dissips,

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  • les taquineries dbonnaires et les gronderies gentilles, le dpit amoureux, les cachotteries tendres et la passion; nous imaginions des traverses notre amour pour nous donner la joie de les carter: j'tais imprieux parfois mais les caprices ne pouvaient masquer ma sensibilit exquise; il montrait la vanit sublime et candide qui convient aux grands-pres, l'aveuglement, les coupables faiblesses que recommande Hugo. Si l'on m'et mis au pain sec, il m'et port des confitures; mais les deux femmes terrorises se gardaient bien de m'y mettre. Et puis j'tais un enfant sage: je trouvais mon rle si seyant que je n'en sortais pas. En vrit, la prompte retraite de mon pre m'avait gratifi d'un dipe fort incomplet: pas de Sur-moi, d'accord, mais point d'agressivit non plus. Ma mre tait moi, personne ne m'en contestait la tranquille possession: j'ignorais la violence et la haine, on m'pargna ce dur apprentissage, la jalousie; faute de m'tre heurt ses angles, je ne connus d'abord la ralit que par sa rieuse inconsistance. Contre qui, contre quoi me serais-je rvolt: jamais le caprice d'un autre ne s'tait prtendu ma loi.

    Je permets gentiment qu'on me mette mes souliers, des gouttes dans le nez, qu'on me brosse et qu'on me lave, qu'on m'habille et qu'on me dshabille, qu'on me bichonne et qu'on me bouchonne; je ne connais rien de plus amusant que de jouer tre sage. Je ne pleure jamais, je ne ris gure, je ne fais pas de bruit; quatre ans, l'on m'a pris saler la confiture: par amour de la science, je suppose, plus que par malignit; en tout cas, c'est le seul forfait dont j'aie gard mmoire. Le

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  • dimanche, ces dames vont parfois la messe, pour entendre de bonne musique, un organiste en renom; ni l'une ni l'autre ne pratiquent mais la foi des autres les dispose l'extase musicale; elles croient en Dieu le temps de goter une toccata. Ces moments de haute spiritualit font mes dlices: tout le monde a l'air de dormir, c'est le cas de montrer ce que je sais faire: genoux sur le prie-Dieu, je me change en statue; il ne faut pas mme remuer l'orteil; je regarde droit devant moi, sans ciller, jusqu' ce que les larmes roulent sur mes joues; naturellement, je livre un combat de titan contre les fourmis, mais je suis sr de vaincre, si conscient de ma force que je n'hsite pas susciter en moi les tentations les plus criminelles pour me donner le plaisir de les repousser: si je me levais en criant Badaboum! ? Si je grimpais la colonne pour faire pipi dans le bnitier? Ces terribles vocations donneront plus de prix, tout l'heure, aux flicitations de ma mre. Mais je me mens; je feins d'tre en pril pour accrotre ma gloire: pas un instant les tentations ne furent vertigineuses; je crains bien trop le scandale; si je veux tonner, c'est par mes vertus. Ces faciles victoires me persuadent que je possde un bon naturel; je n'ai qu' m'y laisser aller pour qu'on m'accable de louanges. Les mauvais dsirs et les mauvaises penses, quand il y en a, viennent du dehors; peine en moi, elles languissent et s'tiolent: je suis un mauvais terrain pour le mal. Vertueux par comdie, jamais je ne m'efforce ni ne me contrains: j'invente. J'ai la libert princire de l'acteur qui tient son public en haleine et raffine sur son rle. On

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  • m'adore, donc je suis adorable. Quoi de plus simple, puisque le monde est bien fait? On me dit que je suis beau et je le crois. Depuis quelque temps, je porte sur l'il droit la taie qui me rendra borgne et louche mais rien n'y parat encore. On tire de moi cent photos que ma mre retouche avec des crayons de couleur. Sur l'une d'elles, qui est reste, je suis rose et blond, avec des boucles, j'ai la joue ronde et, dans le regard, une dfrence affable pour l'ordre tabli; la bouche est gonfle par une hypocrite arrogance: je sais ce que je vaux.

    Ce n'est pas assez que mon naturel soit bon; il faut qu'il soit prophtique: la vrit sort de la bouche des enfants. Tout proches encore de la nature, ils sont les cousins du vent et de la mer: leurs balbutiements offrent qui sait les entendre des enseignements larges et vagues. Mon grand-pre avait travers le lac de Genve avec Henri Bergson: J'tais fou d'enthousiasme, disait-il, je n'avais pas assez d'yeux pour contempler les crtes tincelantes, pour suivre les miroitements de l'eau. Mais Bergson, assis sur une valise, n'a pas cess de regarder entre ses pieds. Il concluait de cet incident de voyage que la mditation potique est prfrable la philosophie. Il mdita sur moi: au jardin, assis dans un transatlantique, un verre de bire porte de la main, il me regardait courir et sauter, il cherchait une sagesse dans mes propos confus, il l'y trouvait. J'ai ri plus tard de cette folie; je le regrette: c'tait le travail de la mort. Charles combattait l'angoisse par l'extase. Il admirait en moi l'uvre admirable de la terre pour se persuader que

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  • tout est bon, mme notre fin miteuse. Cette nature qui se prparait le reprendre, il allait la chercher sur les cimes, dans les vagues, au milieu des toiles, la source de ma jeune vie, pour pouvoir l'embrasser tout entire et tout en accepter, jusqu' la fosse qui s'y creusait pour lui. Ce n'tait pas la Vrit, c'tait sa mort qui lui parlait par ma bouche. Rien d'tonnant si le fade bonheur de mes premires annes a eu parfois un got funbre: je devais ma libert un trpas opportun, mon importance un dcs trs attendu. Mais quoi: toutes les pythies sont des mortes, chacun sait cela; tous les enfants sont des miroirs de mort.

    Et puis mon grand-pre se plat emmerder ses fils. Ce pre terrible a pass sa vie les craser; ils entrent sur la pointe des pieds et le surprennent aux genoux d'un mme: de quoi leur crever le cur! Dans la lutte des gnrations, enfants et vieillards font souvent cause commune: les uns rendent les oracles, les autres les dchiffrent. La Nature parle et l'exprience traduit: les adultes n'ont plus qu' la boucler. A dfaut d'enfant, qu'on prenne un caniche: au cimetire des chiens, l'an dernier, dans le discours tremblant qui se poursuit de tombe en tombe, j'ai reconnu les maximes de mon grand-pre: les chiens savent aimer; ils sont plus tendres que les hommes, plus fidles; ils ont du tact, un instinct sans dfaut qui leur permet de reconnatre le Bien, de distinguer les bons des mchants. Polonius, disait une inconsole, tu es meilleur que je ne suis: tu ne m'aurais pas survcu; je te survis. Un ami amricain m'accompagnait: outr, il donna un coup de pied un

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  • chien de ciment et lui cassa l'oreille. Il avait raison: quand on aime trop les enfants et les btes, on les aime contre les hommes.

    Donc, je suis un caniche d'avenir; je prophtise. J'ai des mots d'enfant, on les retient, on me les rpte: j'apprends en faire d'autres. J'ai des mots d'homme: je sais tenir, sans y toucher, des propos au-dessus de mon ge . Ces propos sont des pomes; la recette est simple: il faut se fier au Diable, au hasard, au vide, emprunter des phrases entires aux adultes, les mettre bout bout et les rpter sans les comprendre. Bref, je rends de vrais oracles et chacun les entend comme il veut. Le Bien nat au plus profond de mon cur, le Vrai dans les jeunes tnbres de mon Entendement. Je m'admire de confiance: il se trouve que mes gestes et mes paroles ont une qualit qui m'chappe et qui saute aux yeux des grandes personnes; qu' cela ne tienne! je leur offrirai sans dfaillance le plaisir dlicat qui m'est refus. Mes bouffonneries prennent les dehors de la gnrosit: de pauvres gens se dsolaient de n'avoir pas d'enfant; attendri, je me suis tir du nant dans un emportement d'altruisme et j'ai revtu le dguisement de l'enfance pour leur donner l'illusion d'avoir un fils. Ma mre et ma grand-mre m'invitent souvent rpter l'acte d'minente bont qui m'a donn le jour: elles flattent les manies de Charles Schweitzer, son got pour les coups de thtre, elles lui mnagent des surprises. On me cache derrire un meuble, je retiens mon souffle, les femmes quittent la pice ou feignent de m'oublier, je m'anantis; mon grand-pre entre dans la pice, las et

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  • morne, tel qu'il serait si je n'existais pas; tout d'un coup, je sors de ma cachette, je lui fais la grce de natre, il m'aperoit, entre dans le jeu, change de visage et jette les bras au ciel: je le comble de ma prsence. En un mot, je me donne; je me donne toujours et partout, je donne tout: il suffit que je pousse une porte pour avoir, moi aussi, le sentiment de faire une apparition. Je pose mes cubes les uns sur les autres, je dmoule mes pts de sable, j'appelle grands cris; quelqu'un vient qui s'exclame; j'ai fait un heureux de plus. Le repas, le sommeil et les prcautions contre les intempries forment les ftes principales et les principales obligations d'une vie toute crmonieuse. Je mange en public, comme un roi: si je mange bien, on me flicite; ma grand-mre, elle-mme, s'crie: Qu'il est sage d'avoir faim!

    Je ne cesse de me crer; je suis le donateur et la donation. Si mon pre vivait, je connatrais mes droits et mes devoirs; il est mort et je les ignore: je n'ai pas de droit puisque l'amour me comble: je n'ai pas de devoir puisque je donne par amour. Un seul mandat: plaire; tout pour la montre. Dans notre famille, quelle dbauche de gnrosit: mon grand-pre me fait vivre et moi je fais son bonheur; ma mre se dvoue tous. Quand j'y pense, aujourd'hui, ce dvouement seul me semble vrai; mais nous avions tendance le passer sous silence. N'importe: notre vie n'est qu'une suite de crmonies et nous consumons notre temps nous accabler d'hommages. Je respecte les adultes condition qu'ils m'idoltrent; je suis franc, ouvert, doux comme une

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  • fille. Je pense bien, je fais confiance aux gens: tout le monde est bon puisque tout le monde est content. Je tiens la socit pour une rigoureuse hirarchie de mrites et de pouvoirs. Ceux qui occupent le sommet de l'chelle donnent tout ce qu'ils possdent ceux qui sont au-dessous d'eux. Je n'ai garde, pourtant, de me placer sur le plus haut chelon: je n'ignore pas qu'on le rserve des personnes svres et bien intentionnes qui font rgner l'ordre. Je me tiens sur un petit perchoir marginal, non loin d'eux, et mon rayonnement s'tend du haut en bas de l'chelle. Bref, je mets tous mes soins m'carter de la puissance sculire: ni au-dessous, ni au-dessus, ailleurs. Petit-fils de clerc, je suis, ds l'enfance, un clerc; j'ai l'onction des princes d'glise, un enjouement sacerdotal. Je traite les infrieurs en gaux: c'est un pieux mensonge que je leur fais pour les rendre heureux et dont il convient qu'ils soient dupes jusqu' un certain point. A ma bonne, au facteur, ma chienne, je parle d'une voix patiente et tempre. Dans ce monde en ordre il y a des pauvres. Il y a aussi des moutons cinq pattes, des surs siamoises, des accidents de chemin de fer: ces anomalies ne sont la faute de personne. Les bons pauvres ne savent pas que leur office est d'exercer notre gnrosit; ce sont des pauvres honteux, ils rasent les murs; je m'lance, je leur glisse dans la main une pice de deux sous et, surtout, je leur fais cadeau d'un beau sourire galitaire. Je trouve qu'ils ont l'air bte et je n'aime pas les toucher mais je m'y force: c'est une preuve; et puis il faut qu'ils m'aiment: cet amour embellira leur vie. Je sais qu'ils manquent du ncessaire

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  • et il me plat d'tre leur superflu. D'ailleurs, quelle que soit leur misre, ils ne souffriront jamais autant que mon grand-pre: quand il tait petit, il se levait avant l'aube et s'habillait dans le noir; l'hiver, pour se laver, il fallait briser la glace dans le pot eau. Heureusement, les choses se sont arranges depuis: mon grand-pre croit au Progrs, moi aussi: le Progrs, ce long chemin ardu qui mne jusqu' moi.

    C'tait le Paradis. Chaque matin, je m'veillais dans

    une stupeur de joie, admirant la chance folle qui m'avait fait natre dans la famille la plus unie, dans le plus beau pays du monde. Les mcontents me scandalisaient: de quoi pouvaient-ils se plaindre? C'taient des mutins. Ma grand-mre, en particulier, me donnait les plus vives inquitudes: j'avais la douleur de constater qu'elle ne m'admirait pas assez. De fait, Louise m'avait perc jour. Elle blmait ouvertement en moi le cabotinage qu'elle n'osait reprocher son mari: j'tais un polichinelle, un pasquin, un grimacier, elle m'ordonnait de cesser mes simagres . J'tais d'autant plus indign que je la souponnais de se moquer aussi de mon grand-pre: c'tait l'Esprit qui toujours nie . Je lui rpondais, elle exigeait des excuses; sr d'tre soutenu, je refusais d'en faire. Mon grand-pre saisissait au bond l'occasion de montrer sa faiblesse: il prenait mon parti contre sa femme qui se levait, outrage, pour aller s'enfermer dans sa chambre. Inquite, craignant les rancunes de ma grand-mre, ma mre parlait bas, donnait humblement tort son pre qui haussait les

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  • paules et se retirait dans son cabinet de travail; elle me suppliait enfin d'aller demander mon pardon. Je jouissais de mon pouvoir: j'tais saint Michel et j'avais terrass l'Esprit malin. Pour finir, j'allais m'excuser ngligemment. A part cela, bien entendu, je l'adorais: puisque c'tait ma grand-mre. On m'avait suggr de l'appeler Mamie, d'appeler le chef de famille par son prnom alsacien, Karl. Karl et Mamie, a sonnait mieux que Romo et Juliette, que Philmon et Baucis. Ma mre me rptait cent fois par jour non sans intention: Karlmami nous attendent; Karlmami seront contents, Karlmami... voquant par l'intime union de ces quatre syllabes l'accord parfait des personnes. Je n'tais qu' moiti dupe, je m'arrangeais pour le paratre entirement: d'abord mes propres yeux. Le mot jetait son ombre sur la chose; travers Karlmami je pouvais maintenir l'unit sans faille de la famille et reverser sur la tte de Louise une bonne partie des mrites de Charles. Suspecte et peccamineuse, ma grand-mre, toujours au bord de faillir, tait retenue par le bras des anges, par le pouvoir d'un mot.

    Il y a de vrais mchants: les Prussiens, qui nous ont pris l'Alsace-Lorraine et toutes nos horloges, sauf la pendule de marbre noir qui orne la chemine de mon grand-pre et qui lui fut offerte, justement, par un groupe d'lves allemands; on se demande o ils l'ont vole. On m'achte les livres de Hansi, on m'en fait voir les images: je n'prouve aucune antipathie pour ces gros hommes en sucre rose qui ressemblent si fort mes oncles alsaciens. Mon grand-pre, qui a choisi la France

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  • en 71, va de temps en temps Gunsbach, Pfaffenhofen, rendre visite ceux qui sont rests. On m'emmne. Dans les trains, quand un contrleur allemand lui demande ses billets, dans les cafs quand un garon tarde prendre la commande, Charles Schweitzer s'empourpre de colre patriotique; les deux femmes se cramponnent ses bras: Charles! Y songes-tu? Ils nous expulseront et tu seras bien avanc! Mon grand-pre hausse le ton: Je voudrais bien voir qu'ils m'expulsent: je suis chez moi! On me pousse dans ses jambes, je le regarde d'un air suppliant, il se calme: C'est bien pour le petit , soupire-t-il en me rabotant la tte de ses doigts secs. Ces scnes m'indisposent contre lui sans m'indigner contre les occupants. Du reste, Charles ne manque pas, Gunsbach, de s'emporter contre sa belle-sur; plusieurs fois par semaine, il jette sa serviette sur la table et quitte la salle manger en claquant la porte: pourtant, ce n'est pas une Allemande. Aprs le repas nous allons gmir et sangloter ses pieds, il nous oppose un front d'airain. Comment ne pas souscrire au jugement de ma grand-mre: L'Alsace ne lui vaut rien; il ne devrait pas y retourner si souvent ? D'ailleurs, je n'aime pas tant les Alsaciens qui me traitent sans respect, et je ne suis pas si fch qu'on nous les ait pris. Il parat que je vais trop souvent chez l'picier de Pfaffenhofen, M. Blumenfeld, que je le drange pour un rien. Ma tante Caroline a fait des rflexions ma mre; on me les communique; pour une fois, Louise et moi nous sommes complices: elle dteste la famille de son mari. A Strasbourg, d'une

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  • chambre d'htel o nous sommes runis, j'entends des sons grles et lunaires, je cours la fentre; l'arme! Je suis tout heureux de voir dfiler la Prusse au son de cette musique purile, je bats des mains. Mon grand-pre est rest sur sa chaise, il grommelle; ma mre vient me souffler l'oreille qu'il faut quitter la fentre. J'obis en boudant un peu. Je dteste les Allemands, parbleu, mais sans conviction. Du reste, Charles ne peut se permettre qu'une pointe dlicate de chauvinisme: en 1911 nous avons quitt Meudon pour nous installer Paris, 1 rue Le Goff; il a d prendre sa retraite et vient de fonder, pour nous faire vivre, l'Institut des Langues Vivantes: on y enseigne le franais aux trangers de passage. Par la mthode directe. Les lves, pour la plupart, viennent d'Allemagne. Ils paient bien: mon grand-pre met les louis d'or sans jamais les compter dans la poche de son veston; ma grand-mre, insomniaque, se glisse, la nuit, dans le vestibule pour prlever sa dme en catimini , comme elle dit elle-mme sa fille: en un mot, l'ennemi nous entretient; une guerre franco-allemande nous rendrait l'Alsace et ruinerait l'Institut: Charles est pour le maintien de la Paix. Et puis il y a de bons Allemands, qui viennent djeuner chez nous: une romancire rougeaude et velue que Louise appelle avec un petit rire jaloux: La Dulcine de Charles , un docteur chauve qui pousse ma mre contre les portes et tente de l'embrasser; quand elle s'en plaint timidement, mon grand-pre clate: Vous me brouillez avec tout le monde! Il hausse les paules, conclut: Tu as eu des visions, ma fille , et c'est elle

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  • qui se sent coupable. Tous ces invits comprennent qu'il faut s'extasier sur mes mrites, ils me tripotent docilement: c'est donc qu'ils possdent, en dpit de leurs origines, une obscure notion du Bien. A la fte anniversaire de la fondation de l'Institut, il y a plus de cent invits, de la tisane de Champagne, ma mre et Mlle Moutet jouent du Bach quatre mains: en robe de mousseline bleue, avec des toiles dans les cheveux, des ailes, je vais de l'un l'autre, offrant des mandarines dans une corbeille, on se rcrie: C'est rellement un ange! Allons, ce ne sont pas de si mauvaises gens. Bien entendu, nous n'avons pas renonc venger l'Alsace martyre: en famille, voix basse, comme font les cousins de Gunsbach et de Pfaffenhofen, nous tuons les Boches par le ridicule; on rit cent fois de suite, sans se lasser, de cette tudiante qui vient d'crire dans un thme franais: Charlotte tait percluse de douleurs sur la tombe de Werther , de ce jeune professeur qui, au cours d'un dner, a considr sa tranche de melon avec dfiance et fini par la manger tout entire y compris les ppins et l'corce. Ces bvues m'inclinent l'indulgence: les Allemands sont des tres infrieurs qui ont la chance d'tre nos voisins; nous leur donnerons nos lumires.

    Un baiser sans moustache, disait-on alors, c'est comme un uf sans sel; j'ajoute: et comme le Bien sans Mal, comme ma vie entre 1905 et 1914. Si l'on ne se dfinit qu'en s'opposant, j'tais l'indfini en chair et en os; si l'amour et la haine sont l'avers et le revers de la mme mdaille, je n'aimais rien ni personne. C'tait bien

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  • fait: on ne peut pas demander la fois de har et de plaire. Ni de plaire et d'aimer.

    Suis-je donc un Narcisse? Pas mme: trop soucieux de sduire, je m'oublie. Aprs tout, a ne m'amuse pas tant de faire des pts, des gribouillages, mes besoins naturels: pour leur donner du prix mes yeux, il faut qu'au moins une grande personne s'extasie sur mes produits. Heureusement, les applaudissements ne manquent pas: qu'ils coutent mon babillage ou l'Art de la Fugue, les adultes ont le mme sourire de dgustation malicieuse et de connivence; cela montre ce que je suis au fond: un bien culturel. La culture m'imprgne et je la rends la famille par rayonnement, comme les tangs, au soir, rendent la chaleur du jour.

    J'ai commenc ma vie comme je la finirai sans doute:

    au milieu des livres. Dans le bureau de mon grand-pre, il y en avait partout; dfense tait faite de les pousseter sauf une fois l'an, avant la rentre d'octobre. Je ne savais pas encore lire que, dj, je les rvrais, ces pierres leves; droites ou penches, serres comme des briques sur les rayons de la bibliothque ou noblement espaces en alles de menhirs, je sentais que la prosprit de notre famille en dpendait. Elles se ressemblaient toutes, je m'battais dans un minuscule sanctuaire, entour de monuments trapus, antiques qui m'avaient vu natre, qui me verraient mourir et dont la permanence me garantissait un avenir aussi calme que le pass. Je

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  • les touchais en cachette pour honorer mes mains de leur poussire mais je ne savais trop qu'en faire et j'assistais chaque jour des crmonies dont le sens m'chappait: mon grand-pre si maladroit, d'habitude, que ma mre lui boutonnait ses gants maniait ces objets culturels avec une dextrit d'officiant. Je l'ai vu mille fois se lever d'un air absent, faire le tour de sa table, traverser la pice en deux enjambes, prendre un volume sans hsiter, sans se donner le temps de choisir, le feuilleter en regagnant son fauteuil, par un mouvement combin du pouce et de l'index puis, peine assis, l'ouvrir d'un coup sec la bonne page en le faisant craquer comme un soulier. Quelquefois je m'approchais pour observer ces botes qui se fendaient comme des hutres et je dcouvrais la nudit de leurs organes intrieurs, des feuilles blmes et moisies, lgrement boursoufles, couvertes de veinules noires, qui buvaient l'encre et sentaient le champignon.

    Dans la chambre de ma grand-mre les livres taient couchs; elle les empruntait un cabinet de lecture et je n'en ai jamais vu plus de deux la fois. Ces colifichets me faisaient penser des confiseries de Nouvel An parce que leurs feuillets souples et miroitants semblaient dcoups dans du papier glac. Vifs, blancs, presque neufs, ils servaient de prtexte des mystres lgers. Chaque vendredi, ma grand-mre s'habillait pour sortir et disait: Je vais les rendre ; au retour, aprs avoir t son chapeau noir et sa voilette, elle les tirait de son manchon et je me demandais, mystifi: Sont-ce les mmes? Elle les couvrait soigneusement puis,

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  • aprs avoir choisi l'un d'eux, s'installait prs de la fentre, dans sa bergre oreillettes, chaussait ses besicles, soupirait de bonheur et de lassitude, baissait les paupires avec un fin sourire voluptueux que j'ai retrouv depuis sur les lvres de la Joconde; ma mre se taisait, m'invitait me taire, je pensais la messe, la mort, au sommeil: je m'emplissais d'un silence sacr. De temps en temps, Louise avait un petit rire; elle appelait sa fille, pointait du doigt sur une ligne et les deux femmes changeaient un regard complice. Pourtant, je n'aimais pas ces brochures trop distingues; c'taient des intruses et mon grand-pre ne cachait pas qu'elles faisaient l'objet d'un culte mineur, exclusivement fminin. Le dimanche, il entrait par dsuvrement dans la chambre de sa femme et se plantait devant elle sans rien trouver lui dire; tout le monde le regardait, il tambourinait contre la vitre puis, bout d'invention, se retournait vers Louise et lui tait des mains son roman: Charles! s'criait-elle furieuse, tu vas me perdre ma page! Dj, les sourcils hauts, il lisait; brusquement son index frappait la brochure: Comprends pas! Mais comment veux-tu comprendre? disait ma grand-mre: tu lis par-dedans! Il finissait par jeter le livre sur la table et s'en allait en haussant les paules.

    Il avait srement raison puisqu'il tait du mtier. Je le savais: il m'avait montr, sur un rayon de la bibliothque, de forts volumes cartonns et recouverts de toile brune. Ceux-l, petit, c'est le grand-pre qui les a faits. Quelle fiert! J'tais le petit-fils d'un artisan spcialis dans la fabrication des objets saints, aussi

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  • respectable qu'un facteur d'orgues, qu'un tailleur pour ecclsiastiques. Je le vis l'uvre: chaque anne, on rditait le Deutsches Lesebuch. Aux vacances, toute la famille attendait les preuves impatiemment: Charles ne supportait pas l'inaction, il se fchait pour passer le temps. Le facteur apportait enfin de gros paquets mous, on coupait les ficelles avec des ciseaux; mon grand-pre dpliait les placards, les talait sur la table de la salle manger et les sabrait de traits rouges; chaque faute d'impression il jurait le nom de Dieu entre ses dents mais il ne criait plus sauf quand la bonne prtendait mettre le couvert. Tout le monde tait content. Debout sur une chaise, je contemplais dans l'extase ces lignes noires, stries de sang. Charles Schweitzer m'apprit qu'il avait un ennemi mortel, son diteur. Mon grand-pre n'avait jamais su compter: prodigue par insouciance, gnreux par ostentation, il finit par tomber, beaucoup plus tard, dans cette maladie des octognaires, l'avarice, effet de l'impotence et de la peur de mourir. A cette poque, elle ne s'annonait que par une trange mfiance: quand il recevait, par mandat, le montant de ses droits d'auteur, il levait les bras au ciel en criant qu'on lui coupait la gorge ou bien il entrait chez ma grand-mre et dclarait sombrement: Mon diteur me vole comme dans un bois. Je dcouvris, stupfait, l'exploitation de l'homme par l'homme. Sans cette abomination, heureusement circonscrite, le monde et t bien fait, pourtant: les patrons donnaient selon leurs capacits aux ouvriers selon leurs mrites. Pourquoi fallait-il que les diteurs, ces vampires, le dparassent

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  • en buvant le sang de mon pauvre grand-pre? Mon respect s'accrut pour ce saint homme dont le dvouement ne trouvait pas de rcompense: je fus prpar de bonne heure traiter le professorat comme un sacerdoce et la littrature comme une passion.

    Je ne savais pas encore lire mais j'tais assez snob pour exiger d'avoir mes livres. Mon grand-pre se rendit chez son coquin d'diteur et se fit donner Les Contes du pote Maurice Bouchor, rcits tirs du folklore et mis au got de l'enfance par un homme qui avait gard, disait-il, des yeux d'enfant. Je voulus commencer sur l'heure les crmonies d'appropriation. Je pris les deux petits volumes, je les flairai, je les palpai, les ouvris ngligemment la bonne page en les faisant craquer. En vain: je n'avais pas le sentiment de les possder. J'essayai sans plus de succs de les traiter en poupes, de les bercer, de les embrasser, de les battre. Au bord des larmes, je finis par les poser sur les genoux de ma mre. Elle leva les yeux de son ouvrage: Que veux-tu que je te lise, mon chri? Les Fes? Je demandais, incrdule: Les Fes, c'est l-dedans? Cette histoire m'tait familire: ma mre me la racontait souvent, quand elle me dbarbouillait, en s'interrompant pour me frictionner l'eau de Cologne, pour ramasser, sous la baignoire, le savon qui lui avait gliss des mains et j'coutais distraitement le rcit trop connu; je n'avais d'yeux que pour Anne-Marie, cette jeune fille de tous mes matins; je n'avais d'oreilles que pour sa voix trouble par la servitude; je me plaisais ses phrases inacheves, ses mots toujours en retard, sa brusque

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  • assurance, vivement dfaite et qui se tournait en droute pour disparatre dans un effilochement mlodieux et se recomposer aprs un silence. L'histoire, a venait par-dessus le march: c'tait le lien de ses soliloques. Tout le temps qu'elle parlait nous tions seuls et clandestins, loin des hommes, des dieux et des prtres, deux biches au bois, avec ces autres biches, les Fes; je n'arrivais pas croire qu'on et compos tout un livre pour y faire figurer cet pisode de notre vie profane qui sentait le savon et l'eau de Cologne.

    Anne-Marie me fit asseoir en face d'elle, sur ma petite chaise; elle se pencha, baissa les paupires, s'endormit. De ce visage de statue sortit une voix de pltre. Je perdis la tte: qui racontait? quoi? et qui? Ma mre s'tait absente: pas un sourire, pas un signe de connivence, j'tais en exil. Et puis je ne reconnaissais pas son langage. O prenait-elle cette assurance? Au bout d'un instant j'avais compris: c'tait le livre qui parlait. Des phrases en sortaient qui me faisaient peur: c'taient de vrais mille-pattes, elles grouillaient de syllabes et de lettres, tiraient leurs diphtongues, faisaient vibrer les doubles consonnes; chantantes, nasales, coupes de pauses et de soupirs, riches en mots inconnus, elles s'enchantaient d'elles-mmes et de leurs mandres sans se soucier de moi: quelquefois elles disparaissaient avant que j'eusse pu les comprendre, d'autres fois j'avais compris d'avance et elles continuaient de rouler noblement vers leur fin sans me faire grce d'une virgule. Assurment, ce discours ne m'tait pas destin. Quant l'histoire, elle s'tait

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  • endimanche: le bcheron, la bcheronne et leurs filles, la fe, toutes ces petites gens, nos semblables, avaient pris de la majest; on parlait de leurs guenilles avec magnificence, les mots dteignaient sur les choses, transformant les actions en rites et les vnements en crmonies. Quelqu'un se mit poser des questions: l'diteur de mon grand-pre, spcialis dans la publication d'ouvrages scolaires, ne perdait aucune occasion d'exercer la jeune intelligence de ses lecteurs. Il me sembla qu'on interrogeait un enfant: la place du bcheron, qu'et-il fait? Laquelle des deux surs prfrait-il? Pourquoi? Approuvait-il le chtiment de Babette? Mais cet enfant n'tait pas tout fait moi et j'avais peur de rpondre. Je rpondis pourtant, ma faible voix se perdit et je me sentis devenir un autre. Anne-Marie, aussi, c'tait une autre, avec son air d'aveugle extralucide: il me semblait que j'tais l'enfant de toutes les mres, qu'elle tait la mre de tous les enfants. Quand elle cessa de lire, je lui repris vivement les livres et les emportai sous mon bras sans dire merci.

    A la longue je pris plaisir ce dclic qui m'arrachait de moi-mme: Maurice Bouchor se penchait sur l'enfance avec la sollicitude universelle qu'ont les chefs de rayon pour les clientes des grands magasins; cela me flattait. Aux rcits improviss, je vins prfrer les rcits prfabriqus; je devins sensible la succession rigoureuse des mots: chaque lecture ils revenaient, toujours les mmes et dans le mme ordre, je les attendais. Dans les contes d'Anne-Marie, les personnages vivaient au petit bonheur, comme elle

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  • faisait elle-mme: ils acquirent des destins. J'tais la Messe: j'assistais l'ternel retour des noms et des vnements.

    Je fus alors jaloux de ma mre et je rsolus de lui prendre son rle. Je m'emparai d'un ouvrage intitul Tribulations d'un Chinois en Chine et je l'emportai dans un cabinet de dbarras; l, perch sur un lit-cage, je fis semblant de lire: je suivais des yeux les lignes noires sans en sauter une seule et je me racontais une histoire voix haute, en prenant soin de prononcer toutes les syllabes. On me surprit ou je me fis surprendre , on se rcria, on dcida qu'il tait temps de m'enseigner l'alphabet. Je fus zl comme un catchumne; j'allais jusqu' me donner des leons particulires: je grimpais sur mon lit-cage avec Sans famille d'Hector Malot, que je connaissais par cur et, moiti rcitant, moiti dchiffrant, j'en parcourus toutes les pages l'une aprs l'autre: quand la dernire fut tourne, je savais lire.

    J'tais fou de joie: moi ces voix sches dans leurs petits herbiers, ces voix que mon grand-pre ranimait de son regard, qu'il entendait, que je n'entendais pas! Je les couterais, je m'emplirais de discours crmonieux, je saurais tout. On me laissa vagabonder dans la bibliothque et je donnai l'assaut la sagesse humaine. C'est ce qui m'a fait. Plus tard, j'ai cent fois entendu les antismites reprocher aux juifs d'ignorer les leons et les silences de la nature; je rpondais: En ce cas, je suis plus juif qu'eux. Les souvenirs touffus et la douce draison des enfances paysannes, en vain les chercherais-je en moi. Je n'ai jamais gratt la terre ni

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  • qut des nids, je n'ai pas herboris ni lanc des pierres aux oiseaux. Mais les livres ont t mes oiseaux et mes nids, mes btes domestiques, mon table et ma campagne; la bibliothque, c'tait le monde pris dans un miroir; elle en avait l'paisseur infinie, la varit, l'imprvisibilit. Je me lanai dans d'incroyables aventures: il fallait grimper sur les chaises, sur les tables, au risque de provoquer des avalanches qui m'eussent enseveli. Les ouvrages du rayon suprieur restrent longtemps hors de ma porte; d'autres, peine je les avais dcouverts, me furent ts des mains: d'autres, encore, se cachaient: je les avais pris, j'en avais commenc la lecture, je croyais les avoir remis en place, il fallait une semaine pour les retrouver. Je fis d'horribles rencontres: j'ouvrais un album, je tombais sur une planche en couleurs, des insectes hideux grouillaient sous ma vue. Couch sur le tapis, j'entrepris d'arides voyages travers Fontenelle, Aristophane, Rabelais: les phrases me rsistaient la manire des choses; il fallait les observer, en faire le tour, feindre de m'loigner et revenir brusquement sur elles pour les surprendre hors de leur garde: la plupart du temps, elles gardaient leur secret. J'tais La Prouse, Magellan, Vasco de Gama; je dcouvrais des indignes tranges: Hautontimoroumnos dans une traduction de Trence en alexandrins, idiosyncrasie dans un ouvrage de littrature compare. Apocope, Chiasme, Parangon, cent autres Cafres impntrables et distants surgissaient au dtour d'une page et leur seule apparition disloquait tout le paragraphe. Ces mots durs et noirs, je n'en ai connu le

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  • sens que dix ou quinze ans plus tard et, mme aujourd'hui, ils gardent leur opacit: c'est l'humus de ma mmoire.

    La bibliothque ne comprenait gure que les grands classiques de France et d'Allemagne. Il y avait des grammaires, aussi, quelques romans clbres, les Contes choisis de Maupassant, des ouvrages d'art un Rubens, un Van Dyck, un Durer, un Rembrandt que les lves de mon grand-pre lui avaient offerts l'occasion d'un Nouvel An. Maigre univers. Mais le Grand Larousse me tenait lieu de tout: j'en prenais un tome au hasard, derrire le bureau, sur l'avant-dernier rayon, A-Bello, Belloc-Ch ou Ci-D, Mele-Po ou Pr-Z (ces associations de syllabes taient devenues des noms propres qui dsignaient les secteurs du savoir universel: il y avait la rgion Ci-D, la rgion Pr-Z, avec leur faune et leur flore, leurs villes, leurs grands hommes et leurs batailles); je le dposais pniblement sur le sous-main de mon grand-pre, je l'ouvrais, j'y dnichais les vrais oiseaux, j'y faisais la chasse aux vrais papillons poss sur de vraies fleurs. Hommes et btes taient l, en personne: les gravures, c'taient leurs corps, le texte, c'tait leur me, leur essence singulire; hors les murs, on rencontrait de vagues bauches qui s'approchaient plus ou moins des archtypes sans atteindre leur perfection: au Jardin d'Acclimatation, les singes taient moins singes, au Jardin du Luxembourg, les hommes taient moins hommes. Platonicien par tat, j'allais du savoir son objet; je trouvais l'ide plus de ralit qu' la chose, parce qu'elle se donnait moi d'abord et parce

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  • qu'elle se donnait comme une chose. C'est dans les livres que j'ai rencontr l'univers: assimil, class, tiquet, pens, redoutable encore; et j'ai confondu le dsordre de mes expriences livresques avec le cours hasardeux des vnements rels. De l vint cet idalisme dont j'ai mis trente ans me dfaire.

    La vie quotidienne tait limpide, nous frquentions des personnes rassises qui parlaient haut et clair, fondaient leurs certitudes sur de sains principes, sur la Sagesse des Nations et ne daignaient se distinguer du commun que par un certain manirisme de l'me auquel j'tais parfaitement habitu. A peine mis, leurs avis me convainquaient par une vidence cristalline et simplette; voulaient-elles justifier leurs conduites, elles fournissaient des raisons si ennuyeuses qu'elles ne pouvaient manquer d'tre vraies; leurs cas de conscience, complaisamment exposs, me troublaient moins qu'ils ne m'difiaient: c'taient de faux conflits rsolus d'avance, toujours les mmes; leurs torts, quand elles les reconnaissaient, ne pesaient gure: la prcipitation, une irritation lgitime mais sans doute exagre avaient altr leur jugement; par bonheur, elles s'en taient avises temps; les torts des absents, plus graves, n'taient jamais impardonnables: on ne mdisait point, chez nous, on constatait, dans l'affliction, les dfauts d'un caractre. J'coutais, je comprenais, j'approuvais, je trouvais ces propos rassurants et je n'avais pas tort puisqu'ils visaient rassurer: rien n'est sans remde et, dans le fond, rien ne bouge, les vaines

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  • agitations de la surface ne doivent pas nous cacher le calme mortuaire qui est notre lot.

    Nos visiteurs prenaient cong, je restais seul, je m'vadais de ce banal cimetire, j'allais rejoindre la vie, la folie dans les livres. Il me suffisait d'en ouvrir un pour y redcouvrir cette pense inhumaine, inquite dont les pompes et les tnbres passaient mon entendement, qui sautait d'une ide l'autre, si vite que je lchais prise, cent fois par page, et la laissais filer, tourdi, perdu. J'assistais des vnements que mon grand-pre et certainement jugs invraisemblables et qui, pourtant, avaient l'clatante vrit des choses crites. Les personnages surgissaient sans crier gare, s'aimaient, se brouillaient, s'entr'gorgeaient; le survivant se consumait de chagrin, rejoignait dans la tombe l'ami, la tendre matresse qu'il venait d'assassiner. Que fallait-il faire? tais-je appel, comme les grandes personnes, blmer, fliciter, absoudre? Mais ces originaux n'avaient pas du tout l'air de se guider sur nos principes et leurs motifs, mme lorsqu'on les donnait, m'chappaient. Brutus tue son fils et c'est ce que fait aussi Mateo Falcone. Cette pratique paraissait donc assez commune. Autour de moi, pourtant, personne n'y avait recouru. A Meudon, mon grand-pre s'tait brouill avec mon oncle mile et je les avais entendus crier dans le jardin, il ne semblait pas, cependant, qu'il et song l'abattre. Comment jugeait-il les pres infanticides? Moi, je m'abstenais: mes jours n'taient pas en danger puisque j'tais orphelin et ces meurtres d'apparat m'amusaient un peu, mais, dans les rcits qu'on en faisait, je sentais une

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  • approbation qui me droutait. Horace, j'tais oblig de me faire violence pour ne pas cracher sur la gravure qui le montrait casqu, l'pe nue, courant aprs la pauvre Camille. Karl fredonnait parfois:

    On n' peut pas t' plus proch' parents Que frre et sur assurment... a me troublait: si l'on m'et donn, par chance, une

    sur, m'et-elle t plus proche qu'Anne-Marie? Que Karlmami? Alors c'et t mon amante. Amante n'tait encore qu'un mot tnbreux que je rencontrais souvent dans les tragdies de Corneille. Des amants s'embrassent et se promettent de dormir dans le mme lit (trange coutume: pourquoi pas dans des lits jumeaux comme nous faisions, ma mre et moi?). Je ne savais rien de plus mais sous la surface lumineuse de l'ide, je pressentais une masse velue. Frre, en tout cas, j'eusse t incestueux. J'y rvais. Drivation? Camouflage de sentiments interdits? C'est bien possible. J'avais une sur ane, ma mre, et je souhaitais une sur cadette. Aujourd'hui encore 1963 c'est bien le seul lien de parent qui m'meuve1. J'ai commis la grave erreur de

    1 Vers dix ans, je me dlectais en lisant Les Transatlantiques: on y montre un petit Amricain et sa sur, fort innocents, d'ailleurs. Je m'incarnais dans le garon et j'aimais, travers lui, Biddy, la fillette. J'ai longtemps rv d'crire un conte sur deux enfants perdus et discrtement incestueux. On trouverait dans mes crits des traces de ce fantasme: Oreste et lectre, dans Les Mouches, Boris et Ivich dans Les Chemins de la libert, Frantz et Leni dans Les Squestrs d'Altona. Ce dernier couple est le seul passer aux actes. Ce qui me

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  • chercher souvent parmi les femmes cette sur qui n'avait pas eu lieu: dbout, condamn aux dpens. N'empche que je ressuscite, en crivant ces lignes, la colre qui me prit contre le meurtrier de Camille; elle est si frache et si vivante que je me demande si le crime d'Horace n'est pas une des sources de mon antimilitarisme: les militaires tuent leurs surs. Je lui en aurais fait voir, moi, ce soudard. Pour commencer, au poteau! Et douze balles dans la peau! Je tournais la page; des caractres d'imprimerie me dmontraient mon erreur: il fallait acquitter le sororicide. Pendant quelques instants, je soufflais, je frappais du sabot, taureau du par le leurre. Et puis, je me htais de jeter des cendres sur ma colre. C'tait comme a; je devais en prendre mon parti: j'tais trop jeune. J'avais tout pris de travers; la ncessit de cet acquittement se trouvait justement tablie par les nombreux alexandrins qui m'taient rests hermtiques ou que j'avais sauts par impatience. J'aimais cette incertitude et que l'histoire m'chappt de tout ct: cela me dpaysait. Vingt fois je relus les dernires pages de Madame Bovary; la fin, j'en savais des paragraphes entiers par cur sans que la conduite du pauvre veuf me devnt plus claire: il trouvait des lettres, tait-ce une raison pour laisser pousser sa barbe? Il jetait un regard sombre Rodolphe, donc il lui gardait rancune de quoi, au fait? Et pourquoi lui disait-il: sduisait dans ce lien de famille, c'tait moins la tentation amoureuse que l'interdiction de faire l'amour: feu et glace, dlices et frustration mles, l'inceste me plaisait s'il restait platonique.

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  • Je ne vous en veux pas ? Pourquoi Rodolphe le trouvait-il comique et un peu vil ? Ensuite Charles Bovary mourait: de chagrin? de maladie? Et pourquoi le docteur l'ouvrait-il puisque tout tait fini? J'aimais cette rsistance coriace dont je ne venais jamais bout; mystifi, fourbu, je gotais l'ambigu volupt de comprendre sans comprendre: c'tait l'paisseur du monde; le cur humain dont mon grand-pre parlait volontiers en famille, je le trouvais fade et creux partout sauf dans les livres. Des noms vertigineux conditionnaient mes humeurs, me plongeaient dans des terreurs ou des mlancolies dont les raisons m'chappaient. Je disais Charbovary et je voyais, nulle part, un grand barbu en loques se promener dans un enclos: ce n'tait pas supportable. A la source de ces anxieuses dlices il y avait la combinaison de deux peurs contradictoires. Je craignais de tomber la tte la premire dans un univers fabuleux et d'y errer sans cesse, en compagnie d'Horace, de Charbovary, sans espoir de retrouver la rue Le Goff, Karlmami ni ma mre. Et, d'un autre ct, je devinais que ces dfils de phrases offraient aux lecteurs adultes des significations qui se drobaient moi. J'introduisais dans ma tte, par les yeux, des mots vnneux, infiniment plus riches que je ne savais; une force trangre recomposait en moi par le discours des histoires de furieux qui ne me concernaient pas, un atroce chagrin, le dlabrement d'une vie: n'allais-je pas m'infecter, mourir empoisonn? Absorbant le Verbe, absorb par l'image, je ne me sauvais, en somme, que par l'incompatibilit de ces deux

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  • prils simultans. A la tombe du jour, gar dans une jungle de paroles, tressaillant au moindre bruit, prenant les craquements du parquet pour des interjections, je croyais dcouvrir le langage l'tat de nature, sans les hommes. Avec quel lche soulagement, avec quelle dception, je retrouvais la banalit familiale quand ma mre entrait et donnait de la lumire en s'criant: Mon pauvre chri, mais tu t'arraches les yeux! Hagard, je bondissais sur mes pieds, je criais, je courais, je faisais le pasquin. Mais jusque dans cette enfance reconquise, je me tracassais: de quoi parlent les livres? Qui les crit? Pourquoi? Je m'ouvris de ces inquitudes mon grand-pre qui, aprs rflexion, jugea qu'il tait temps de m'affranchir et fit si bien qu'il me marqua.

    Longtemps il m'avait fait sauter sur sa jambe tendue en chantant: A cheval sur mon bidet; quand il trotte il fait des pets , et je riais de scandale. Il ne chanta plus: il m'assit sur ses genoux et me regarda dans le fond des yeux: Je suis homme, rptait-il d'une voix publique, je suis homme et rien d'humain ne m'est tranger. Il exagrait beaucoup: comme Platon fit du pote, Karl chassait de sa Rpublique l'ingnieur, le marchand et probablement l'officier. Les fabriques lui gtaient le paysage; des sciences pures, il ne gotait que la puret. A Gurigny o nous passions la dernire quinzaine de juillet, mon oncle Georges nous emmenait visiter les fonderies: il faisait chaud, des hommes brutaux et mal vtus nous bousculaient; abasourdi par des bruits gants, je mourais de peur et d'ennui; mon grand-pre regardait la coule en sifflant, par politesse, mais son il restait

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  • mort. En Auvergne, par contre, au mois d'aot, il furetait travers les villages, se plantait devant les vieilles maonneries, frappait les briques du bout de sa canne: Ce que tu vois l, petit, me disait-il avec animation, c'est un mur gallo-romain. Il apprciait aussi l'architecture religieuse et, bien qu'il abomint les papistes, il ne manquait jamais d'entrer dans les glises quand elles taient gothiques; romanes, cela dpendait de son humeur. Il n'allait plus gure au concert mais il y avait t: il aimait Beethoven, sa pompe, ses grands orchestres; Bach aussi, sans lan. Parfois il s'approchait du piano et, sans s'asseoir, plaquait de ses doigts gourds quelques accords: ma grand-mre disait, avec un sourire ferm: Charles compose. Ses fils taient devenus Georges surtout de bons excutants qui dtestaient Beethoven et prfraient tout la musique de chambre; ces divergences de vue ne gnaient pas mon grand-pre; il disait d'un air bon: Les Schweitzer sont ns musiciens. Huit jours aprs ma naissance, comme je semblais m'gayer au tintement d'une cuiller, il avait dcrt que j'avais de l'oreille.

    Des vitraux, des arcs-boutants, des portails sculpts, des chorals, des crucifixions tailles dans le bois ou la pierre, des Mditations en vers ou des Harmonies potiques: ces Humanits-l nous ramenaient sans dtour au Divin. D'autant plus qu'il fallait y ajouter les beauts naturelles. Un mme souffle modelait les ouvrages de Dieu et les grandes uvres humaines; un mme arc-en-ciel brillait dans l'cume des cascades, miroitait entre les lignes de Flaubert, luisait dans les

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  • clairs-obscurs de Rembrandt: c'tait l'Esprit. L'Esprit parlait Dieu des Hommes, aux hommes il tmoignait de Dieu. Dans la Beaut, mon grand-pre voyait la prsence charnelle de la Vrit et la source des lvations les plus nobles. En certaines circonstances exceptionnelles quand un orage clatait dans la montagne, quand Victor Hugo tait inspir on pouvait atteindre au Point Sublime o le Vrai, le Beau, le Bien se confondaient.

    J'avais trouv ma religion: rien ne me parut plus important qu'un livre. La bibliothque, j'y voyais un temple. Petit-fils de prtre, je vivais sur le toit du monde, au sixime tage, perch sur la plus haute branche de l'Arbre Central: le tronc, c'tait la cage de l'ascenseur. J'allais, je venais sur le balcon, je jetais sur les passants un regard de surplomb, je saluais, travers la grille, Lucette Moreau, ma voisine, qui avait mon ge, mes boucles blondes et ma jeune fminit, je rentrais dans la cella ou dans le pronaos, je n'en descendais jamais en personne: quand ma mre m'emmenait au Luxembourg c'est--dire: quotidiennement je prtais ma guenille aux basses contres mais mon corps glorieux ne quittait pas son perchoir, je crois qu'il y est encore. Tout homme a son lieu naturel; ni l'orgueil ni la valeur n'en fixent l'altitude: l'enfance dcide. Le mien, c'est un sixime tage parisien avec vue sur les toits. Longtemps j'touffai dans les valles, les plaines m'accablrent: je me tranais sur la plante Mars, la pesanteur m'crasait; il me suffisait de gravir une taupinire pour retrouver la joie: je

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  • regagnais mon sixime symbolique, j'y respirais de nouveau l'air rarfi des Belles-Lettres, l'Univers s'tageait mes pieds et toute chose humblement sollicitait un nom, le lui donner c'tait la fois la crer et la prendre. Sans cette illusion capitale, je n'eusse jamais crit.

    Aujourd'hui, 22 avril 1963, je corrige ce manuscrit au dixime tage d'une maison neuve: par la fentre ouverte, je vois un cimetire, Paris, les collines de Saint-Cloud, bleues. C'est dire mon obstination. Tout a chang, pourtant. Enfant, euss-je voulu mriter cette position leve, il faudrait voir dans mon got des pigeonniers un effet de l'ambition, de la vanit, une compensation de ma petite taille. Mais non; il n'tait pas question de grimper sur mon arbre sacr: j'y tais, je refusais d'en descendre; il ne s'agissait pas de me placer au-dessus des hommes: je voulais vivre en plein ther parmi les simulacres ariens des Choses. Plus tard, loin de m'accrocher des montgolfires, j'ai mis tout mon zle couler bas: il fallut chausser des semelles de plomb. Avec de la chance, il m'est arriv parfois de frler, sur des sables nus, des espces sous-marines dont je devais inventer le nom. D'autres fois, rien faire: une irrsistible lgret me retenait la surface. Pour finir, mon altimtre s'est dtraqu, je suis tantt ludion, tantt scaphandrier, souvent les deux ensemble comme il convient dans notre partie: j'habite en l'air par habitude et je fouine en bas sans trop d'espoir.

    Il fallut pourtant me parler des auteurs. Mon grand-pre le fit avec tact, sans chaleur. Il m'apprit le nom de

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  • ces hommes illustres; seul, je m'en rcitais la liste, de Hsiode Hugo, sans une faute: c'taient les Saints et les Prophtes. Charles Schweitzer leur vouait, disait-il, un culte. Ils le drangeaient pourtant: leur prsence importune l'empchait d'attribuer directement au Saint-Esprit les uvres de l'Homme. Aussi nourrissait-il une prfrence secrte pour les anonymes, pour les btisseurs qui avaient eu la modestie de s'effacer devant leurs cathdrales, pour l'auteur innombrable des chansons populaires. Il ne dtestait pas Shakespeare, dont l'identit n'tait pas tablie. Ni Homre, pour le mme motif. Ni quelques autres dont on n'tait pas tout fait sr qu'ils eussent exist. A ceux qui n'avaient pas voulu ou su effacer les traces de leur vie il trouvait des excuses condition qu'ils fussent morts. Mais il condamnait en bloc ses contemporains l'exception d'Anatole France et de Courteline qui l'gayait. Charles Schweitzer jouissait firement de la considration qu'on tmoignait son grand ge, sa culture, sa beaut, ses vertus, ce luthrien ne se dfendait pas de penser, trs bibliquement, que l'ternel avait bni sa Maison. A table, il se recueillait parfois pour prendre une vue cavalire sur sa vie et conclure: Mes enfants, comme il est bon de ne rien avoir se reprocher. Ses emportements, sa majest, son orgueil et son got du sublime couvraient une timidit d'esprit qui lui venait de sa religion, de son sicle et de l'Universit, son milieu. Par cette raison il prouvait une rpugnance secrte pour les monstres sacrs de sa bibliothque, gens de sac et de corde dont il tenait, au fond de soi, les livres pour des

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  • incongruits. Je m'y trompais: la rserve qui paraissait sous un enthousiasme de commande, je la prenais pour la svrit d'un juge; son sacerdoce l'levait au-dessus d'eux. De toute manire, me soufflait le ministre du culte, le gnie n'est qu'un prt: il faut le mriter par de grandes souffrances, par des preuves modestement, fermement traverses; on finit par entendre des voix et l'on crit sous la dicte. Entre la premire rvolution russe et le premier conflit mondial, quinze ans aprs la mort de Mallarm, au moment que Daniel de Fontanin dcouvrait Les Nourritures terrestres, un homme du xixe sicle imposait son petit-fils les ides en cours sous Louis-Philippe. Ainsi, dit-on, s'expliquent les routines paysannes: les pres vont aux champs, laissant les fils aux mains des grands-parents. Je prenais le dpart avec un handicap de quatre-vingts ans. Faut-il m'en plaindre? Je ne sais pas: dans nos socits en mouvement les retards donnent quelquefois de l'avance. Quoi qu'il en soit, on m'a jet cet os ronger et je l'ai si bien travaill que je vois le jour au travers. Mon grand-pre avait souhait me dgoter sournoisement des crivains, ces intermdiaires. Il obtint le rsultat contraire: je confondis le talent et le mrite. Ces braves gens me ressemblaient: quand j'tais bien sage, quand j'endurais vaillamment mes bobos, j'avais droit des lauriers, une rcompense; c'tait l'enfance. Karl Schweitzer me montrait d'autres enfants, comme moi surveills, prouvs, rcompenss, qui avaient su garder toute leur vie mon ge. Sans frre ni sur et sans camarades, je fis d'eux mes premiers amis. Ils avaient

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  • aim, souffert avec rigueur, comme les hros de leurs romans, et surtout avaient bien fini; j'voquais leurs tourments avec un attendrissement un peu gai: comme ils devaient tre contents, les gars, quand ils se sentaient bien malheureux; ils se disaient: Quelle chance! un beau vers va natre!

    A mes yeux, ils n'taient pas morts, enfin, pas tout fait: ils s'taient mtamorphoss en livres. Corneille, c'tait un gros rougeaud, rugueux, au dos de cuir, qui sentait la colle. Ce personnage incommode et svre, aux paroles difficiles, avait des angles qui me blessaient les cuisses quand je le transportais. Mais, peine ouvert, il m'offrait ses gravures sombres et douces comme des confidences. Flaubert, c'tait un petit entoil, inodore, piquet de taches de son. Victor Hugo le multiple nichait sur tous les rayons la fois. Voil pour les corps; quant aux mes, elles hantaient les uvres: les pages, c'taient des fentres, du dehors un visage se collait contre la vitre, quelqu'un m'piait; je feignais de ne rien remarquer, je continuais ma lecture, les yeux rivs aux mots sous le regard fixe de feu Chateaubriand. Ces inquitudes ne duraient pas; le reste du temps, j'adorais mes compagnons de jeu. Je les mis au-dessus de tout et l'on me raconta sans m'tonner que Charles Quint avait ramass le pinceau du Titien: la belle affaire! un prince est fait pour cela. Pourtant, je ne les respectais pas: pourquoi les euss-je lous d'tre grands? Ils ne faisaient que leur devoir. Je blmais les autres d'tre petits. Bref j'avais tout compris de travers et je faisais de l'exception la rgle: l'espce humaine devint un comit restreint

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  • qu'entouraient des animaux affectueux. Surtout mon grand-pre en usait trop mal avec eux pour que je pusse les prendre au srieux tout fait. Il avait cess de lire depuis la mort de Victor Hugo; quand il n'avait rien d'autre faire, il relisait. Mais son office tait de traduire. Dans la vrit de son cur, l'auteur du Deutsches Lesebuch tenait la littrature universelle pour son matriau. Du bout des lvres, il classait les auteurs par ordre de mrite, mais cette hirarchie de faade cachait mal ses prfrences qui taient utilitaires: Maupassant fournissait aux lves allemands les meilleures versions; Goethe, battant d'une tte Gottfried Keller, tait ingalable pour les thmes. Humaniste, mon grand-pre tenait les romans en petite estime; professeur, il les prisait fort cause du vocabulaire. Il finit par ne plus supporter que les morceaux choisis et je l'ai vu, quelques annes plus tard, se dlecter d'un extrait de Madame Bovary prlev par Mironneau pour ses Lectures, quand Flaubert au complet attendait depuis vingt ans son bon plaisir. Je sentais qu'il vivait des morts, ce qui n'allait pas sans compliquer mes rapports avec eux: sous prtexte de leur rendre un culte, il les tenait dans ses chanes et ne se privait pas de les dcouper en tranches pour les transporter d'une langue l'autre plus commodment. Je dcouvris en mme temps leur grandeur et leur misre. Mrime, pour son malheur, convenait au Cours Moyen; en consquence il menait double vie: au quatrime tage de la bibliothque, Colomba c'tait une frache colombe aux cent ailes, glace, offerte et systmatiquement ignore;

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  • nul regard ne la dflora jamais. Mais, sur le rayon du bas, cette mme vierge s'emprisonnait dans un sale petit bouquin brun et puant; l'histoire ni la langue n'avaient chang, mais il y avait des notes en allemand et un lexique; j'appris en outre, scandale ingal depuis le viol de l'Alsace-Lorraine, qu'on l'avait dit Berlin. Ce livre-l, mon grand-pre le mettait deux fois la semaine dans sa serviette, il l'avait couvert de taches, de traits rouges, de brlures et je le dtestais: c'tait Mrime humili. Rien qu' l'ouvrir, je mourais d'ennui: chaque syllabe se dtachait sous ma vue comme elle faisait, l'Institut, dans la bouche de mon grand-pre. Imprims en Allemagne, pour tre lus par des Allemands, qu'taient-ils, d'ailleurs, ces signes connus et mconnaissables, sinon la contrefaon des mots franais? Encore une affaire d'espionnage: il et suffi de gratter pour dcouvrir, sous leur travestissement gaulois, les vocables germaniques aux aguets. Je finis par me demander s'il n'y avait pas deux Colomba, l'une farouche et vraie, l'autre fausse et didactique, comme il y a deux Yseut.

    Les tribulations de mes petits camarades me convainquirent que j'tais leur pair. Je n'avais ni leurs dons ni leurs mrites et je n'envisageais pas encore d'crire mais, petit-fils de prtre, je l'emportais sur eux par la naissance; sans aucun doute j'tais vou: non point leurs martyres toujours un peu scandaleux mais quelque sacerdoce; je serais sentinelle de la culture, comme Charles Schweitzer. Et puis, j'tais vivant, moi, et fort actif: je ne savais pas encore trononner les morts

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  • mais je leur imposais mes caprices: je les prenais dans mes bras, je les portais, je les dposais sur le parquet, je les ouvrais, je les refermais, je les tirais du nant pour les y replonger: c'taient mes poupes, ces hommes-troncs, et j'avais piti de cette misrable survie paralyse qu'on appelait leur immortalit. Mon grand-pre encourageait ces familiarits: tous les enfants sont inspirs, ils ne peuvent rien envier aux potes qui sont tout bonnement des enfants. Je raffolais de Courteline, je poursuivais la cuisinire jusque dans la cuisine pour lui lire haute voix Thodore cherche des allumettes. On s'amusa de mon engouement, des soins attentifs le dvelopprent, en firent une passion publie. Un beau jour mon grand-pre me dit ngligemment: Courteline doit tre bon bougre. Si tu l'aimes tant, pourquoi ne lui cris-tu pas? J'crivis. Charles Schweitzer guida ma plume et dcida de laisser plusieurs fautes d'orthographe dans ma lettre. Des journaux l'ont reproduite, il y a quelques annes, et je ne l'ai pas relue sans agacement. Je prenais cong sur ces mots votre futur ami qui me semblaient tout naturels: j'avais pour familiers Voltaire et Corneille; comment un crivain vivant et-il refus mon amiti? Courteline la refusa et fit bien: en rpondant au petit-fils, il ft tomb sur le grand-pre. A l'poque, nous jugemes svrement son silence: J'admets, dit Charles, qu'il ait beaucoup de travail mais, quand le diable y serait, on rpond un enfant.

    Aujourd'hui encore, ce vice mineur me reste, la familiarit. Je les traite en Labadens, ces illustres dfunts; sur Baudelaire, sur Flaubert je m'exprime sans

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  • dtours et quand on m'en blme, j'ai toujours envie de rpondre: Ne vous mlez pas de nos affaires. Ils m'ont appartenu, vos gnies, je les ai tenus dans mes mains, aims la passion, en toute irrvrence. Vais-je prendre des gants avec eux? Mais l'humanisme de Karl, cet humanisme de prlat, je m'en suis dbarrass du jour o j'ai compris que tout homme est tout l'homme. Comme elles sont tristes, les gurisons: le langage est dsenchant; les hros de la plume, mes anciens pairs, dpouills de leurs privilges, sont rentrs dans le rang: je porte deux fois leur deuil.

    Ce que je viens d'crire est faux. Vrai. Ni vrai ni faux comme tout ce qu'on crit sur les fous, sur les hommes. J'ai rapport les faits avec autant d'exactitude que ma mmoire le permettait. Mais jusqu' quel point croyais-je mon dlire? C'est la question fondamentale et pourtant je n'en dcide pas. J'ai vu par la suite qu'on pouvait tout connatre de nos affections hormis leur force, c'est--dire leur sincrit. Les actes eux-mmes ne serviront pas d'talon moins qu'on n'ait prouv qu'ils ne sont pas des gestes, ce qui n'est pas toujours facile. Voyez plutt: seul au milieu des adultes, j'tais un adulte en miniature, et j'avais des lectures adultes; cela sonne faux, dj, puisque, dans le mme instant, je demeurais un enfant. Je ne prtends pas que je fusse coupable: c'tait ainsi, voil tout; n'empche que mes explorations et mes chasses faisaient partie de la Comdie familiale, qu'on s'en enchantait, que je le savais: oui, je le savais, chaque jour, un enfant merveilleux rveillait les grimoires que son grand-pre

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  • ne lisait plus. Je vivais au-dessus de mon ge comme on vit au-dessus de ses moyens: avec zle, avec fatigue, coteusement, pour la montre. A peine avais-je pouss la porte de la bibliothque, je me retrouvais dans le ventre d'un vieillard inerte: le grand bureau, le sous-main, les taches d'encre, rouges et noires, sur le buvard rose, la rgle, le pot de colle, l'odeur croupie du tabac, et, en hiver, le rougeoiement de la Salamandre, les claquements du mica, c'tait Karl en personne, rifi: il n'en fallait pas plus pour me mettre en tat de grce, je courais aux livres. Sincrement? Qu'est-ce que cela veut dire? Comment pourrais-je fixer aprs tant d'annes surtout l'insaisissable et mouvante frontire qui spare la possession du cabotinage? Je me couchais sur le ventre, face aux fentres, un livre ouvert devant moi, un verre d'eau rougie ma droite, ma gauche, sur une assiette, une tartine de confiture. Jusque dans la solitude j'tais en reprsentation: Anne-Marie, Karlmami avaient tourn ces pages bien avant que je fusse n, c'tait leur savoir qui s'talait mes yeux; le soir, on m'interrogerait: Qu'as-tu lu? qu'as-tu compris?, je le savais, j'tais en gsine, j'accoucherais d'un mot d'enfant; fuir les grandes personnes dans la lecture, c'tait le meilleur moyen de communier avec elles; absentes, leur regard futur entrait en moi par l'occiput, ressortait par les prunelles, flchait ras du sol ces phrases cent fois lues que je lisais pour la premire fois. Vu, je me voyais: je me voyais lire comme on s'coute parler. Avais-je tant chang depuis le temps o je feignais de dchiffrer le Chinois en Chine avant de

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  • connatre l'alphabet? Non: le jeu continuait. Derrire moi, la porte s'ouvrait, on venait voir ce que je fabriquais : je truquais, je me relevais d'un bond, je remettais Musset sa place et j'allais aussitt, dress sur la pointe des pieds, les bras levs, prendre le pesant Corneille; on mesurait ma passion mes efforts, j'entendais derrire moi, une voix blouie chuchoter: Mais c'est qu'il aime Corneille! Je ne l'aimais pas: les alexandrins me rebutaient. Par chance l'diteur n'avait publi in extenso que les tragdies les plus clbres; des autres il donnait le titre et l'argument analytique: c'est ce qui m'intressait: Rodelinde, femme de Pertharite, roi des Lombards et vaincu par Grimoald, est presse par Unulphe de donner sa main au prince tranger... Je connus Rodogune, Thodore, Agsilas avant le Cid, avant Cinna; je m'emplissais la bouche de noms sonores, le cur de sentiments sublimes et j'avais souci de ne pas m'garer dans les liens de parent. On dit aussi: Ce petit a la soif de s'instruire; il dvore le Larousse! et je laissais dire. Mais je ne m'instruisais gure: j'avais dcouvert que le dictionnaire contenait des rsums de pices et de romans; je m'en dlectais.

    J'aimais plaire et je voulais prendre des bains de culture: je me rechargeais de sacr tous les jours. Distraitement parfois: il suffisait de me prosterner et de tourner les pages; les uvres de mes petits amis me servirent frquemment de moulins prire. En mme temps, j'eus des effrois et des plaisirs pour de bon; il m'arrivait d'oublier mon rle et de filer tombeau ouvert, emport par une folle baleine qui n'tait autre

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  • que le monde. Allez conclure! En tout cas mon regard travaillait les mots: il fallait les essayer, dcider de leur sens; la Comdie de la culture, la longue, me cultivait.

    Je faisais pourtant de vraies lectures: hors du sanctuaire, dans notre chambre ou sous la table de la salle manger; de celles-l je ne parlais personne, personne, sauf ma mre, ne m'en parlait. Anne-Marie avait pris au srieux mes emportements truqus. Elle s'ouvrit Mamie de ses inquitudes. Ma grand-mre fut une allie sre: Charles n'est pas raisonnable, dit-elle. C'est lui qui pousse le petit, je l'ai vu faire. Nous serons bien avancs quand cet enfant se sera dessch. Les deux femmes voqurent aussi le surmenage et la mningite. Il et t dangereux et vain d'attaquer mon grand-pre de front: elles biaisrent. Au cours d'une de nos promenades, Anne-Marie s'arrta comme par hasard devant le kiosque qui se trouve encore l'angle du boulevard Saint-Michel et de la rue Soufflot: je vis des images merveilleuses, leurs couleurs criardes me fascinrent, je les rclamai, je les obtins; le tour tait jou: je voulus avoir toutes les semaines Cri-Cri, l'patant, Les Vacances, Les Trois Boys-Scouts de Jean de la Hire et Le Tour du monde en aroplane, d'Arnould Galopin qui paraissaient en fascicules le jeudi. D'un jeudi l'autre je pensais l'Aigle des Andes, Marcel Dunot, le boxeur aux poings de fer, Christian l'aviateur beaucoup plus qu' mes amis Rabelais et Vigny. Ma mre se mit en qute d'ouvrages qui me rendissent mon enfance: il y eut les petits livres roses d'abord, recueils mensuels de contes de fes

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  • puis, peu peu, Les Enfants du capitaine Grant, Le Dernier des Mohicans, Nicolas Nickleby, Les Cinq Sous de Lavarde. A Jules Verne, trop pondr, je prfrai les extravagances de Paul d'Ivoi. Mais, quel que ft l'auteur, j'adorais les ouvrages de la collection Hetzel, petits thtres dont la couverture rouge glands d'or figurait le rideau: la poussire de soleil, sur les tranches, c'tait la rampe. Je dois ces botes magiques et non aux phrases balances de Chateaubriand mes premires rencontres avec la Beaut. Quand je les ouvrais j'oubliais tout: tait-ce lire? Non, mais mourir d'extase: de mon abolition naissaient aussitt des indignes munis de sagaies, la brousse, un explorateur casqu de blanc. J'tais vision, j'inondais de lumire les belles joues sombres d'Aouda, les favoris de Philas Fogg. Dlivre d'elle-mme enfin, la petite merveille se laissait devenir pur merveillement. A cinquante centimtres du plancher naissait un bonheur sans matre ni collier, parfait. Le Nouveau Monde semblait d'abord pl