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Les mots et les choses (1966)

Michel FoucaultLES MOTS ET LES CHOSES Une archologie des sciences humaines

(Paris, Gallimard, 1966)

PrfaceCe livre a son lieu de naissance dans un texte de Borges. Dans le rire qui secoue sa lecture toutes les familiarits de la pense - de la ntre: de celle qui a notre ge et notre gographie - , branlant toutes les surfaces ordonnes et tous les plans qui assagissent pour nous le foisonnement des tres, faisant vaciller et inquitant pour longtemps notre pratique millnaire du Mme et de l'Autre. Ce texte cite une certaine encyclopdie chinoise o il est crit que les animaux se divisent en: a) appartenant lEmpereur, b) embaums, c) apprivoiss, d) cochons de lait, e) sirnes, f) fabuleux, g) chiens en libert, h) inclus dans la prsente classification, i) qui sagitent comme des fous, j) innombrables, k) dessins avec un pinceau trs fin en poils de chameau, l) et caetera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches. Dans lmerveillement de cette taxinomie, ce quon rejoint dun bond, ce qui, la faveur de lapologue, nous est indiqu comme le charme exotique dune autre pense, cest la limite de la ntre: limpossibilit nue de penser cela. Quest-il donc impossible de penser, et de quelle impossibilit sagit-il? A chacune de ces singulires rubriques, on peut donner sens prcis et contenu assignable; quelques-unes enveloppent bien des tres fantastiques - animaux fabuleux ou sirnes; mais justement en leur faisant place part, lencyclopdie chinoise en localise les pouvoirs de contagion; elle distingue avec soin les animaux bien rels (qui sagitent comme des fous ou qui viennent de casser la cruche) et ceux qui nont leur site que dans

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limaginaire. Les dangereux mlanges sont conjurs, les blasons et les fables ont rejoint leur haut lieu; pas damphibie inconcevable, pas daile griffue, pas dimmonde peau squameuse, nulle de ces faces polymorphes et dmoniaques, pas dhaleine de flammes. La monstruosit ici naltre aucun corps rel, ne modifie en rien le bestiaire de limagination; elle ne se cache dans la profondeur daucun pouvoir trange. Elle ne serait mme nulle part prsente en cette classification si elle ne se glissait dans tout lespace vide, dans tout le blanc interstitiel qui spare les tres les uns des autres. Ce ne sont pas les animaux fabuleux qui sont impossibles, puisquils sont dsigns comme tels, mais ltroite distance selon laquelle ils sont juxtaposs aux chiens en libert ou ceux qui de loin semblent des mouches. Ce qui transgresse toute imagination, toute pense possible, cest simplement la srie alphabtique (a, b, c, d) qui lie toutes les autres chacune de ces catgories. Encore ne sagit-il pas de la bizarrerie des rencontres insolites. On sait ce quil y a de dconcertant dans la proximit des extrmes ou tout bonnement dans le voisinage soudain des choses sans rapport; lnumration qui les entrechoque possde elle seule un pouvoir denchantement: Je ne suis plus jen, dit Eusthnes. Pour tout ce jourdhui, seront en sret de ma salive: Aspics, Amphisbnes, Anerudutes, Abedessimons, Alarthraz, Ammobates, Apinaos, Alatrabans, Aractes, Asterions, Alcharates, Arges, Araines, Ascalabes, Attelabes, Ascalabotes, Aemorrodes... Mais tous ces vers et serpents, tous ces tres de pourriture et de viscosit grouillent, comme les syllabes qui les nomment, dans la salive dEusthnes: cest l que tous ont leur lieu commun, comme sur la table dopration le parapluie et la machine coudre; si ltranget de leur rencontre clate, cest sur fond de cet et, de ce en, de ce sur dont la solidit et lvidence garantissent la possibilit dune juxtaposition. Il tait certes improbable que les hmorrodes, les araignes et les ammobates viennent un jour se mler sous les dents dEusthnes, mais, aprs tout, en cette bouche accueillante et vorace, ils avaient bien de quoi se loger et trouver le palais de leur coexistence. La monstruosit que Borges fait circuler dans son numration consiste au contraire en ceci que lespace commun des rencontres sy trouve lui-mme ruin. Ce qui est impossible, ce nest pas le voisinage des choses, cest le site lui-mme o elles pourraient voisiner. Les animaux i) qui sagitent comme des fous, j) innombrables, k) dessins avec un trs fin pinceau de poils de chameau, - o pourraient-ils jamais se rencontrer, sauf dans la voix immatrielle qui prononce leur numration, sauf sur la page qui la transcrit ? O peuvent-ils se juxtaposer sinon dans le non-lieu du langage? Mais celui-ci, en les dployant, nouvre jamais quun espace impensable. La catgorie centrale des animaux inclus dans la prsente classification indique assez, par lexplicite rfrence des paradoxes connus, quon ne parviendra jamais dfinir entre chacun de ces ensembles et celui qui les runit tous un rapport stable de contenu contenant: si tous les animaux rpartis se logent sans exception dans une

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des cases de la distribution, est-ce que toutes les autres ne sont pas en celle-ci ? Et celle-ci son tour, en quel espace rside-t-elle ? Labsurde ruine le et de lnumration en frappant dimpossibilit le en o se rpartiraient les choses numres. Borges najoute aucune figure latlas de limpossible; il ne fait jaillir nulle part lclair de la rencontre potique; il esquive seulement la plus discrte mais la plus insistance des ncessits; il soustrait lemplacement, le sol muet o les tres peuvent se juxtaposer. Disparition masque ou plutt drisoirement indique par la srie abcdaire de notre alphabet, qui est cense servir de fil directeur (le seul visible) aux numrations dune encyclopdie chinoise... Ce qui est retir en un mot, cest la clbre table dopration; et rendant Roussel une faible part de ce qui lui est toujours d, jemploie ce mot table en deux sens superposs: table nickele, caoutchouteuse, enveloppe de blancheur, tincelante sous le soleil de verre qui dvore les ombres, - l o pour un instant, pour toujours peut-tre, le parapluie rencontre la machine coudre; et, tableau qui permet la pense doprer sur les tres une mise en ordre, un partage en classes, un groupement nominal par quoi sont dsignes leurs similitudes et leurs diffrences, - l o, depuis le fond des temps, le langage sentrecroise avec lespace. Ce texte de Borges ma fait rire longtemps, non sans un malaise certain et difficile vaincre. Peut-tre parce que dans son sillage naissait le soupon quil y a pire dsordre que celui de lincongru et du rapprochement de ce qui ne convient pas; ce serait le dsordre qui fait scintiller les fragments dun grand nombre dordres possibles dans la dimension, sans loi ni gomtrie, de lhtroclite; et il faut entendre ce mot au plus prs de son tymologie: les choses y sont couches, poses, disposes dans des sites ce point diffrents quil est impossible de trouver pour eux un espace daccueil, de dfinir au-dessous des uns et des autres un lieu commun. Les utopies consolent: cest que si elles nont pas de lieu rel, elles spanouissent pourtant dans un espace merveilleux et lisse; elles ouvrent des cits aux vastes avenues, des jardins bien plants, des pays faciles, mme si leur accs est chimrique. Les htrotopies inquitent, sans doute parce quelles minent secrtement le langage, parce quelles empchent de nommer ceci et cela, parce quelles brisent les noms communs ou les enchevtrent, parce quelles ruinant davance la syntaxe, et pas seulement celle qui construit les phrases, - celle moins manifeste qui fait tenir ensemble ( ct et en face les uns des autres) les mots et les choses. Cest pourquoi les utopies permettent les fables et les discours: elles sont dans le droit fil du langage, dans la dimension fondamentale de la fabula; les htrotopies (comme on en trouve si frquemment chez Borges) desschent le propos, arrtent les mots sur eux-mmes, contestent, ds sa racine, toute possibilit de grammaire; elles dnouent les mythes et frappent de strilit le lyrisme des phrases. Il parat que certains aphasiques narrivent pas classer de faon cohrente les cheveaux de laines multicolores quon leur prsente sur la surface dune table; comme si ce rectangle uni ne pouvait pas

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servir despace homogne et neutre o les choses viendraient la fois manifester lordre continu de leurs identits ou de leurs diffrences et le champ smantique de leur dnomination. Ils forment, en cet espace uni o les choses normalement se distribuent et se nomment, une multiplicit de petits domaines grumeleux et fragmentaires o des ressemblances sans nom agglutinent les choses en lots discontinus; dans un coin, ils placent les cheveaux les plus clairs, dans un autre les rouges, ailleurs ceux qui ont une consistance plus laineuse, ailleurs encore les plus longs, ou ceux qui tirent sur le violet ou ceux qui ont t nous en boule. Mais peine esquisss, tous ces groupements se dfont, car la plage didentit qui les soutient, aussi troite quelle soit, est encore trop tendue pour ntre pas instable; et linfini, le malade rassemble et spare, entasse les similitudes diverses, ruine les plus videntes, disperse les identits, superpose les critres diffrents, sagite, recommence, sinquite et arrive finalement au bord de langoisse. La gne qui fait rire quand on lit Borges est apparente sans doute au profond malaise de ceux dont le langage est ruin: avoir perdu le commun du lieu et du nom. Atopie, aphasie. Pourtant le texte de Borges va dans une autre direction; cette distorsion du classement qui nous empche de le penser, ce tableau sans espace cohrent, Borges leur donna pour patrie mythique une rgion prcise dont le nom seul constitue pour lOccident une grande rserve dutopies. La Chine, dans notre rve, nest-elle pas justement le lieu privilgi de lespace ? Pour notre systme imaginaire, la culture chinoise est la plus mticuleuse, la plus hirarchise, la plus sourde aux vnements du temps, la plus attache au pur droulement de ltendue; nous songeons elle comme une civilisation de digues et de barrages sous la face ternelle du ciel; nous la voyons rpandue et fige sur toute la superficie dun continent cern de murailles. Son criture mme ne reproduit pas en lignes horizontales le vol fuyant de la voix; elle dresse en colonnes limage immobile et encore reconnaissable des choses elles-mmes. Si bien que lencyclopdie chinoise cite par Borges et la taxinomie quelle propose conduisent une pense sans espace, des mots et des catgories sans feu ni lieu, mais qui reposent au fond sur un espace solennel, tout surcharg de figures complexes, de chemins enchevtrs, de sites tranges, de secrets passages et de communications imprvues; il y aurait ainsi, lautre extrmit de la terre que nous habitons, une culture voue tout entire lordonnance de ltendue, mais qui ne distribuerait la prolifration des tres dans aucun des espaces o il nous est possible de nommer, de parler, de penser. Quand nous instaurons un classement rflchi, quand nous disons que le chat et le chien se ressemblent moins que deux lvriers, mme sils sont lun et lautre apprivoiss ou embaums, mme sils courent tous deux comme des fous, et mme sils viennent de casser la cruche, quel est donc le sol partir de quoi nous pouvons ltablir en toute certitude ? Sur quelle table, selon quel espace didentits, de similitudes, danalogies, avons-nous pris lhabitude de distribuer tant de choses diffrentes et pareilles?

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Quelle est cette cohrence - dont on voit bien tout de suite quelle nest ni dtermine par un enchanement a priori et ncessaire, ni impose par des contenus immdiatement sensibles ? Car il ne sagit pas de lier des consquences, mais de rapprocher et disoler, danalyser, dajuster et demboter des contenus concrets; rien de plus ttonnant, rien de plus empirique (au moins en apparence) que linstauration dun ordre parmi les choses; rien qui nexige un oeil plus ouvert, un langage plus fidle et mieux modul; rien qui ne demande avec plus dinsistance quon se laisse porter par la prolifration des qualits et des formes. Et pourtant un regard qui ne serait pas arm pourrait bien rapprocher quelques figures semblables et en distinguer dautres raison de telle ou telle diffrence: en fait, il ny a, mme pour lexprience la plus nave, aucune similitude, aucune distinction qui ne rsulte dune opration prcise et de lapplication dun critre pralable. Un systme des lments - une dfinition des segments sur lesquels pourront apparatre les ressemblances et les diffrences, les types de variation dont ces segments pourront tre affects, le seuil enfin au-dessus duquel il y aura diffrence et audessous duquel il y aura similitude - est indispensable pour ltablissement de lordre le plus simple. Lordre, cest la fois ce qui se donne dans les choses comme leur loi intrieure, le rseau secret selon lequel elles se regardent en quelque sorte les unes les autres et ce qui nexiste qu travers la grille dun regard, dune attention, dun langage; et cest seulement dans les cases blanches de ce quadrillage quil se manifeste en profondeur comme dj l, attendant en silence le moment dtre nonc. Les codes fondamentaux dune culture - ceux qui rgissent son langage, ses schmas perceptifs, ses changes, ses techniques, ses valeurs, la hirarchie de ses pratiques - fixent dentre de jeu pour chaque homme les ordres empiriques auxquels il aura affaire et dans lesquels il se retrouvera. A lautre extrmit de la pense, des thories scientifiques ou des interprtations de philosophes expliquent pourquoi il y a en gnrale de lordre, quelle loi gnrale il obit, quel principe peut en rendre compte, pour quelle raison cest plutt cet ordre-ci qui est tabli et non pas tel autre. Mais entre ces deux rgions si distantes, rgne un domaine qui, pour avoir surtout un rle dintermdiaire, nen est pas moins fondamental: il est plus confus, plus obscur, moins facile sans doute analyser. Cest l quune culture, se dcalant insensiblement des ordres empiriques qui lui sont prescrits par ses codes primaires, instaurant une premire distance par rapport eux, leur fait perdre leur transparence initiale, cesse de se laisser passivement traverser par eux, se dprend de leurs pouvoirs immdiats et invisibles, se libre assez pour constater que ces ordres ne sont peut-tre pas les seuls possibles ni les meilleurs; de sorte quelle se trouve devant le fait brut quil y a, au-dessous de ses ordres spontans, des choses qui sont en elles-mmes ordonnables, qui appartiennent un certain ordre muet, bref quil y a de lordre. Comme si, saffranchissant pour une part de ses grilles linguistiques, perceptives, pratiques, la culture appliquait sur celles-ci une grille seconde qui les neutralises qui, en les doublant, les font apparatre et

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les excluent en mme temps, et se trouvait du mme coup devant ltre brut de lordre. Cest au nom de cet ordre que les codes du langage, de la perception, de la pratique sont critiqus et rendus partiellement invalides. Cest sur fond de cet ordre, tenu pour sol positif, que se btiront les thories gnrales de lordonnance des choses et les interprtations quelle appelle. Ainsi entre le regard dj cod et la connaissance rflexive, il y a une rgion mdiane qui dlivre lordre en son tre mme: cest l quil apparat, selon les cultures et selon les poques, continu et gradu ou morcel et discontinu, li lespace ou constitu chaque instant par la pousse du temps, apparent un tableau de variables ou dfini par des systmes spars de cohrences, compos de ressemblances qui se suivent de proche en proche ou se rpondent en miroir, organis autour de diffrences croissantes, etc. Si bien que cette rgion mdiane, dans la mesure o elle manifeste les modes dtre de lordre, peut se donner comme la plus fondamentale: antrieure aux mots, aux perceptions et aux gestes qui sont censs alors la traduire avec plus ou moins dexactitude ou de bonheur (cest pourquoi cette exprience de lordre, en son tre massif et premier, joue toujours un rle critique); plus solide, plus archaque, moins douteuse, toujours plus vraie que les thories qui essaient de leur donner une forme explicite, une application exhaustive, ou un fondement philosophique. Ainsi dans toute culture entre lusage de ce quon pourrait appeler les codes ordinateurs et les rflexions sur lordre, il y a lexprience nue de lordre et de ses modes dtre. Dans ltude que voici, cest cette exprience quon voudrait analyser. Il sagit de montrer ce quelle a pu devenir, depuis le XVIe sicle, au milieu dune culture comme la ntre: de quelle manire, en remontant, comme contre-courant, le langage tel quil tait parl, les tres naturels tels quils taient perus et rassembls, les changes tels quils taient pratiqus, notre culture a manifest quil y avait de lordre, et quaux modalits de cet ordre les changes devaient leurs lois, les tres vivants leur rgularit, les mots leur enchanement et leur valeur reprsentative; quelles modalits de lordre ont t reconnues, poses, noues avec lespace et le temps, pour former le socle positif des connaissances telles quelles se dploient dans la grammaire et dans la philologie, dans lhistoire naturelle et dans la biologie, dans ltude des richesses et dans lconomie politique. Une telle analyse, on le voit, ne relve pas de lhistoire des ides ou des sciences: cest plutt une tude qui sefforce de retrouver partir de quoi connaissances et thories ont t possibles; selon quel espace dordre sest constitu le savoir; sur fond de quel a priori historique et dans llment de quelle positivit des ides ont pu apparatre, des sciences se constituer, des expriences se rflchir dans des philosophies, des rationalits se former, pour, peut-tre, se dnouer et svanouir bientt. Il ne sera donc pas question de connaissances dcrites dans leur progrs vers une objectivit dans laquelle notre science daujourdhui pourrait enfin se reconnatre; ce quon voudrait mettre au jour, cest le champ pistmologique, lpistm o les

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connaissances, envisages hors de tout critre se rfrant leur valeur rationnelle ou leurs formes objectives, enfoncent leur positivit et manifestent ainsi une histoire qui nest pas celle de leur perfection croissante, mais plutt celle de leurs conditions de possibilit; en ce rcit, ce qui doit apparatre, ce sont, dans lespace du savoir, les configurations qui ont donn lieu aux formes diverses de la connaissance empirique. Plutt que dune histoire au sens traditionnel du mot, il sagit dune archologie 1. Or, cette enqute archologique a montr deux grandes discontinuits dans lpistm de la culture occidentale: celle qui inaugure lge classique (vers le milieu du XVIIe sicle) et celle qui, au dbut du XIXe marque le seuil de notre modernit. Lordre sur fond duquel nous pensons na pas le mme mode dtre que celui des classiques. Nous avons beau avoir limpression dun mouvement presque ininterrompu de la ratio europenne depuis la Renaissance jusqu nos jours, nous avons beau penser que la classification de Linn, plus ou moins amnage, peut en gros continuer avoir une sorte de validit, que la thorie de la valeur chez Condillac se retrouve pour une part dans le marginalisme du XIXe sicle, que Keynes a bien senti laffinit de ses propres analyses avec celles de Cantillon, que le propos de la Grammaire gnrale (tel quon le trouve chez les auteurs de Port-Royal ou chez Bauze) nest pas si loign de notre actuelle linguistique, - toute celle quasi-continuit au niveau des ides et des thmes nest sans doute quun effet de surface; au niveau archologique, on voit que le systme des positivits a chang dune faon massive au tournant du XVIIIe et du XIXe sicle. Non pas que la raison ait fait des progrs; mais cest que le mode dtre des choses et de lordre qui en les rpartissant les offre au savoir a t profondment altr. Si lhistoire naturelle de Tournefort, de Linn et de Buffon a rapport autre chose qu elle-mme, ce nest pas la biologie, lanatomie compare de Cuvier ou lvolutionnisme de Darwin, cest la grammaire gnrale de Bauze, cest lanalyse de la monnaie et de la richesse telle quon la trouve chez Law, chez Vron de Fortbonnais ou chez Turgot. Les connaissances parviennent peut-tre sengendrer, les ides se transformer et agir les unes sur les autres (mais comment? les historiens jusqu prsent ne nous lont pas dit); une chose en tout cas est certaine: cest que larchologie, sadressant lespace gnral du savoir, ses configurations et au mode dtre des choses qui y apparaissent, dfinit des systmes de simultanit, ainsi que la srie des mutations ncessaires et suffisantes pour circonscrire le seuil dune positivit nouvelle. Ainsi lanalyse a pu montrer la cohrence qui a exist, tout au long de lge classique entre la thorie de la reprsentation et celles du langage, des ordres naturels, de la richesse et de la valeur. Cest cette configuration qui, partir du XIXe sicle, change entirement; la thorie de la reprsentation disparat comme fondement gnral de tous les ordres possibles; le langage comme tableau spontan et quadrillage premier des choses, comme relais indispensable entre la reprsentation et les tres, sefface

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son tour; une historicit profonde pntre au coeur des choses, les isole et les dfinit dans leur cohrence propre, leur impose des formes dordre qui sont impliques par la continuit du temps; lanalyse des changes et de la monnaie fait place ltude de la production, celle de lorganisme prend le pas sur la recherche des caractres taxinomiques; et surtout le langage perd sa place privilgie et devient son tour une figure de lhistoire cohrente avec lpaisseur de son pass. Mais mesure que les choses senroulent sur elles-mmes, ne demandant qu leur devenir le principe de leur intelligibilit et abandonnant lespace de la reprsentation, lhomme son tour entre, et pour la premire fois, dans le champ du savoir occidental. Etrangement, lhomme - dont connaissance passe des yeux nafs pour la plus vieille recherche depuis Socrate - nest sans doute rien de plus quune certaine dchirure dans lordre des choses, une configuration, en tout cas, dessine par la disposition nouvelle quil a prise rcemment dans le savoir. De l sont nes toutes les chimres des nouveaux humanismes, toutes les facilits dune anthropologie, entendue comme rflexion gnrale, mipositive, mi-philosophique, sur lhomme. Rconfort cependant, et profond apaisement de penser que lhomme nest quune invention rcente, une figure qui na pas deux sicles, un simple pli dans notre savoir, et quil disparatra ds que celui-ci aura trouv une forme nouvelle. On voit que cette recherche rpond un peu, comme en cho, au projet dcrire une histoire de la folie lge classique; elle a dans le temps les mmes articulations, prenant son dpart la fin de la Renaissance et trouvant, elle aussi, au tournant du XIXe sicle, le seuil dune modernit dont nous ne sommes toujours pas sortis. Alors que dans lhistoire de la folie, on interrogeait la manire dont une culture peut poser sous une forme massive et gnrale la diffrence qui la limite, il sagit dobserver ici la manire dont elle prouve la proximit des choses, dont elle tablit le tableau de leurs parents et lordre selon lequel il faut les parcourir. Il sagit en somme dune histoire de la ressemblance: quelles conditions la pense classique a-t-elle pu rflchir, entre les choses, des rapports de similarit ou dquivalence qui fondent et justifient les mots, les classifications, les changes? A partir de quel a priori historique a-t-il t possible de dfinir le grand damier des identits distinctes qui stablit sur le fond brouill, indfini, sans visage et comme indiffrent, des diffrences ? Lhistoire de la folie serait lhistoire de lAutre, - de ce qui, pour une culture, est la fois intrieur et tranger, donc exclure (pour en conjurer le pril intrieur) mais en lenfermant (pour en rduire laltrit); lhistoire de lordre de choses serait lhistoire du Mme, - de ce qui pour une culture est la fois dispers et apparent, donc distinguer par des marques et recueillir dans des identits. Et si on songe que la maladie est la fois le dsordre, la prilleuse altrit dans le corps humain et jusquau coeur de la vie, mais aussi un phnomne de nature qui a ses rgularits, ses ressemblances et ses types, - on voit quelle place pourrait avoir une archologie du regard mdical. De lexprience-

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limite de lAutre aux formes constitutives du savoir mdical, et de celles-ci lordre des choses et la pense du Mme, ce qui soffre lanalyse archologique, cest tout le savoir classique, ou plutt ce seuil qui nous spare de la pense classique et constitue notre modernit. Sur ce seuil est apparue pour la premire fois cette trange figure du savoir quon appelle lhomme, et qui a ouvert un espace propre aux sciences humaines. En essayant de remettre au jour cette profonde dnivellation de la culture occidentale, cest notre sol silencieux et navement immobile que nous rendons ses ruptures, son instabilit, ses failles; et cest lui qui sinquite nouveau sous nos pas. Chapitre I Les suivantes Le peintre est lgrement en retrait du tableau. Il jette un coup d'oeil sur le modle; peut-tre s'agit-il d'ajouter une dernire touche, mais il se peut aussi que le premier trait encore n'ait pas t pos. Le bras qui tient le pinceau est repli sur la gauche, dans la direction de la palette; il est, pour un instant, immobile entre la toile et les couleurs. Cette main habile est suspendue au regard; et le regard, en retour, repose sur le geste arrt. Entre la fine pointe du pinceau et l'acier du regard, le spectacle va librer son volume. Non sans un systme subtil d'esquives. En prenant un peu de distance, le peintre s'est plac ct de l'ouvrage auquel il travaille. C'est--dire que pour le spectateur qui actuellement le regarde, il est droite de son tableau qui, lui, occupe toute l'extrme gauche. A ce mme spectateur, le tableau tourne le dos: on ne peut en percevoir que l'envers, avec l'immense chssis qui le soutient. Le peintre, en revanche, est parfaitement visible dans toute sa stature; en tout cas, il n'est pas masqu par la haute toile qui, peut-tre, va l'absorber toute l'heure, lorsque, faisant un pas vers elle, il se remettra son travail; sans doute vient-il, l'instant mme, d'apparatre aux yeux du spectateur, surgissant de cette sorte de grande cage virtuelle que projette vers l'arrire la surface qu'il est en train de peindre. On peut le voir maintenant, en un instant d'arrt, au centre neutre de cette oscillation. Sa taille sombre, son visage clair sont mitoyens du visible et de l'invisible: sortant de cette toile qui nous chappe, il merge nos yeux; mais lorsque bientt il fera un pas vers la droite, en se drobant nos regards, il se trouvera plac juste en face de la toile qu'il est en train de peindre; il entrera dans cette rgion o son tableau, nglig un instant, va, pour lui, redevenir visible sans ombre ni rticence. Comme si le peintre ne pouvait la fois tre vu sur le tableau o il est reprsent et voir celui o il s'emploie reprsenter quelque chose. Il rgne au seuil de ces deux visibilits incompatibles.

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Le peintre regarde, le visage lgrement tourn et la tte penche vers l'paule. Il fixe un point invisible, mais que nous, les spectateurs, nous pouvons aisment assigner puisque ce point, c'est nousmmes: notre corps, notre visage, nos yeux. Le spectacle qu'il observe est donc deux fois invisible: puisqu'il n'est pas reprsent dans l'espace du tableau, et puisqu'il se situe prcisment en ce point aveugle, en cette cache essentielle o se drobe pour nous-mmes notre regard au moment o nous regardons. Et pourtant, cette invisibilit, comment pourrions-nous viter de la voir, l sous nos yeux, puisqu'elle a dans le tableau lui-mme son sensible quivalent, sa figure scelle ? On pourrait en effet deviner ce que le peintre regarde, s'il tait possible de jeter les yeux sur la toile laquelle il s'applique; mais de celle-ci on n'aperoit que la trame, les montants l'horizontale, et, la verticale, l'oblique du chevalet. Le haut rectangle monotone qui occupe toute la partie gauche du tableau rel, et qui figure l'envers de la toile reprsente, restitue sous les espces d'une surface l'invisibilit en profondeur de ce que l'artiste contemple: cet espace o nous sommes, que nous sommes. Des yeux du peintre ce qu'il regarde, une ligne imprieuse est trace que nous ne saurions viter, nous qui regardons: elle traverse le tableau rel et rejoint en avant de sa surface ce lieu d'o nous voyons le peintre qui nous observe; ce pointill nous atteint immanquablement et nous lie la reprsentation du tableau. En apparence, ce lieu est simple; il est de pure rciprocit: nous regardons un tableau d'o un peintre son tour nous contemple. Rien de plus qu'un face face, que des yeux qui se surprennent, que des regards droits qui en se croisant se superposent. Et pourtant cette mince ligne de visibilit en retour enveloppe tout un rseau complexe d'incertitudes, d'changes et d'esquives. Le peintre ne dirige les yeux vers nous que dans la mesure o nous nous trouvons la place de son motif. Nous autres, spectateurs, nous sommes en sus. Accueillis sous ce regard, nous sommes chasss par lui, remplacs par ce qui de tout temps s'est trouv l avant nous: par le modle lui-mme. Mais inversement, le regard du peintre adress hors du tableau au vide qui lui fait face accepte autant de modles qu'il lui vient de spectateurs; en ce lieu prcis, mais indiffrent, le regardant et le regard s'changent sans cesse. Nul regard n'est stable, ou plutt, dans le sillon neutre du regard qui transperce la toile la perpendiculaire, le sujet et l'objet, le spectateur et le modle inversent leur rle l'infini. Et la grande toile retourne l'extrme gauche du tableau exerce l sa seconde fonction: obstinment invisible, elle empche que soit jamais reprable ni dfinitivement tabli le rapport des regards. La fixit opaque qu'elle fait rgner d'un ct rend pour toujours instable le jeu des mtamorphoses qui au centre s'tablit entre le spectateur et le modle. Parce que nous ne voyons que cet envers, nous ne savons qui nous sommes, ni ce que nous faisons. Vus ou voyant ? Le peintre fixe actuellement un lieu qui d'instant en instant ne cesse de changer de contenu, de forme, de visage, d'identit. Mais, l'immobilit attentive de ses yeux renvoie une autre direction qu'ils ont suivie souvent dj, et que bientt, n'en pas douter, ils

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vont reprendre: celle de la toile immobile sur laquelle se trace, est trac peut-tre depuis longtemps et pour toujours, un portrait qui ne s'effacera jamais plus. Si bien que le regard souverain du peintre commande un triangle virtuel, qui dfinit en son parcours ce tableau d'un tableau: au sommet - seul point visible - les yeux de l'artiste; la base, d'un ct, l'emplacement invisible du modle, de l'autre la figure probablement esquisse sur la toile retourne. Au moment o ils placent le spectateur dans le champ de leur regard, les yeux du peintre le saisissent, le contraignent entrer dans le tableau, lui assignent un lieu la fois privilgi et obligatoire, prlvent sur lui sa lumineuse et visible espce, et la projettent sur la surface inaccessible de la toile retourne. Il voit son invisibilit rendue visible pour le peintre et transpose en une image dfinitivement invisible pour lui-mme. Surprise qui est multiplie et rendue plus invitable encore par un pige marginal. A l'extrme droite, le tableau reoit sa lumire d'une fentre reprsente selon une perspective trs courte; on n'en voit gure que l'embrasure; si bien que le flux de lumire qu'elle rpand largement baigne la fois, d'une mme gnrosit, deux espaces voisins, entrecroiss, mais irrductibles: la surface de la toile, avec le volume qu'elle reprsente ( c'est--dire l'atelier du peintre, ou le salon dans lequel il a install son chevalet ), et en avant de cette surface le volume rel qu'occupe le spectateur ( ou encore le site irrel du modle ). Et parcourant la pice de droite gauche, la vaste lumire dore emporte la fois le spectateur vers le peintre, et le modle vers la toile; c'est elle aussi qui, en clairant le peintre, le rend visible au spectateur et fait briller comme autant de lignes d'or aux yeux du modle le cadre de la toile nigmatique ou son image, transporte, va se trouver enclose. Cette fentre extrme, partielle, peine indique, libre un jour entier et mixte qui sert de lieu commun la reprsentation. Elle quilibre, l'autre bout du tableau, la toile invisible: tout comme celle-ci, en tournant le dos aux spectateurs, se replie contre le tableau qui la reprsente et forme, par la superposition de son envers visible sur la surface du tableau porteur, le lieu, pour nous inaccessible, o scintille l'image par excellence, de mme la fentre, pure ouverture, instaure un espace aussi manifeste que l'autre est cel; aussi commun au peintre, aux personnages, aux modles, aux spectateurs, que l'autre est solitaire ( car nul ne le regarde, pas mme le peintre ). De la droite, s'panche par une fentre invisible le pur volume d'une lumire qui rend visible toute reprsentation; gauche s'tend la surface qui esquive, de l'autre ct de sa trop visible trame, la reprsentation qu'elle porte, La lumire, en inondant la scne ( je veux dire aussi bien la pice que la toile, la pice reprsente sur la toile, et la pice o la toile est place ), enveloppe les personnages et les spectateurs et les emporte, sous le regard du peintre, vers le lieu o son pinceau va les reprsenter. Mais ce lieu nous est drob. Nous nous regardons regards par le peintre, et rendus visibles ses yeux par la mme lumire qui nous le fait voir. Et au moment o nous

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allons nous saisir transcrits par sa main comme dans un miroir nous ne pourrons surprendre de celui-ci que l'envers morne. L'autre ct d'une psych. Or, exactement en face des spectateurs - de nous-mmes - , sur le mur qui constitue le fond de la pice, l'auteur a reprsent une srie de tableaux; et voil que parmi toutes ces toiles suspendues, l'une d'entre elles brille d'un clat singulier. Son cadre est plus large, plus sombre que celui des autres; cependant une fine ligne blanche le double vers l'intrieur, diffusant sur toute sa surface un jour malais assigner; car il ne vient de nulle part, sinon d'un espace qui lui serait intrieur. Dans ce jour trange apparaissent deux silhouettes et au-dessus d'elles, un peu vers l'arrire, un lourd rideau de pourpre. Les autres tableaux ne donnent gure voir que quelques taches plus ples la limite d'une nuit sans profondeur. Celui-ci au contraire s'ouvre sur un espace en recul o des formes reconnaissables s'tagent dans une clart qui n'appartient qu' lui. Parmi tous ces lments qui sont destins offrir des reprsentations, mais les contestent, les drobent, les esquivent par leur position ou leur distance, celuici est le seul qui fonctionne en toute honntet et qui donne voir ce qu'il doit montrer. En dpit de son loignement, en dpit de l'ombre qui l'entoure. Mais ce n'est pas un tableau: c'est un miroir. Il offre enfin cet enchantement du double que refusaient aussi bien les peintures alignes que la lumire du premier plan avec la toile ironique. De toutes les reprsentations que reprsente le tableau, il est la seule visible; mais nul ne le regarde. Debout ct de sa toile, et l'attention toute tire vers son modle le peintre ne peut voir cette glace qui brilla doucement derrire lui. Les autres personnages du tableau sont pour la plupart tourns eux aussi vers ce qui doit se passer en avant, - vers la claire invisibilit qui borde la toile, vers ce balcon de lumire o leurs regards ont voir ceux qui les voient, et non vers ce creux sombre par quoi se ferme la chambre o ils sont reprsents. Il y a bien quelques ttes qui s'offrent de profil: mais aucune n'est suffisamment dtourne pour regarder, au fond de la pice ce miroir dsol, petit rectangle luisant, qui n'est rien d'autre que visibilit, mais sans aucun regard qui puisse s'en emparer, la rendre actuelle, et jouir du fruit, mr tout coup, de son spectacle. Il faut reconnatre que cette indiffrence n'a d'gale que la sienne. Il ne reflte rien, en effet, de ce qui se trouve dans le mme espace que lui: ai le peintre qui lui tourne le dos, ni les personnages au centre de la pice. En sa claire profondeur, ce n'est pas le visible qu'il mire. Dans la peinture hollandaise, il tait de tradition que les miroirs jouent un rle de redoublement: ils rptaient ce qui tait donna une premire fois dans le tableau, mais l'intrieur d'un espace irrel, modifi, rtrci recourb. On y voyait la mme chose que dans la premire instance du tableau, mais dcompose et recompose selon une autre loi. Ici le miroir ne dit rien de ce qui a t dj dit. Sa position pourtant est peu prs centrale: son bord suprieur est exactement sur la ligne qui partage en deux la hauteur du tableau, il

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occupe sur le mur du fond ( ou du moins sur la part de celui-ci qui est visible ) une position mdiane; il devrait donc tre travers par les mmes lignes perspectives que le tableau lui-mme; on pourrait s'attendre qu'un mme atelier, un mme peintre, une mme toile se disposent en lui selon un espace identique; il pourrait tre le double parfait. Or, il ne fait rien voir de ce que le tableau lui-mme reprsente. Son regard immobile va saisir audevant du tableau dans cette rgion ncessairement invisible qui en forme la face extrieure, les personnages qui y sont disposs. Au lieu de tourner autour des objets visibles, ce miroir traverse tout le champ de la reprsentation, ngligeant ce qu'il pourrait y capter et restitue la visibilit ce qui demeure hors de tout regard. Mais cette invisibilit qu'il surmonte n'est pas celle du cach: il ne contourne pas un obstacle, il ne dtourne pas une perspective, il s'adresse ce qui est invisible la fois par la structure du tableau et par son existence comme peinture. Ce qui se reflte en lui, c'est ce que tous les personnages de la toile sont en train de fixer, le regard droit devant eux; c'est donc ce qu'on pourrait voir si la toile se prolongeait vers l'avant, descendant plus bas, jusqu' envelopper les personnages qui servent de modles au peintre. Mais c'est aussi, puisque la toile s'arrte l, donnant voir le peintre et son atelier, ce qui est extrieur au tableau, dans la mesure o il est tableau, c'est--dire fragment rectangulaire de lignes et de couleurs charg de reprsenter quelque chose aux yeux de tout spectateur possible. Au fond de la pice, ignor de tous, le miroir inattendu fait luire les figures que regarde le peintre ( le peintre en sa ralit reprsente, objective, de peintre au travail ) ; mais aussi bien les figures qui regardent le peintre ( en cette ralit matrielle que les lignes et les couleurs ont dpose sur la toile ). Ces deux figures sont aussi inaccessibles l'une que l'autre, mais de faon diffrente: la premire par un effet de composition qui est propre au tableau; la seconde par la loi qui prside l'existence mme de tout tableau en gnral. Ici, le lieu de la reprsentation consiste amener l'une la place de l'autre, dans une superposition instable, ces deux formes de l'invisibilit, - et de les rendre aussitt l'autre extrmit du tableau - ce ple qui est le plus hautement reprsent: celui d'une profondeur de reflet au creux d'une profondeur de tableau. Le miroir assure une mtathse de la visibilit qui entame la fois l'espace reprsent dans le tableau et sa nature de reprsentation; il fait voir, au centre de la toile, ce qui du tableau est deux fois ncessairement invisible. trange faon d'appliquer au pied de la lettre, mais en le retournant, le conseil que le vieux Pachero avait donn, parat-il, son lve, lorsqu'il travaillait dans l'atelier de Sville: L'image doit sortir du cadre. Mais peut-tre est-il temps de nommer enfin cette image qui apparat au fond du miroir, et que le peintre contemple en avant du tableau. Peut-tre vaut-il mieux fixer une bonne fois l'identit des personnages prsents ou indiqus, pour ne pas nous embrouiller l'infini dans ces dsignations

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flottantes, un peu abstraites, toujours susceptibles d'quivoques et de ddoublements: le peintre, les personnages, les modles, les spectateurs, les images. Au lieu de poursuivre sans terme un langage fatalement inadquat au visible, il suffirait de dire que Vlasquez a compos un tableau; qu'en ce tableau il s'est reprsent lui-mme, dans son atelier, ou dans un salon de l'Escurial, en train de peindre deux personnages que l'infante Marguerite vient contempler, entoure de dugnes, de suivantes, de courtisans et de nains; qu' ce groupe on peut trs prcisment attribuer des noms: la tradition reconnat ici doa Maria Agustina Sarmiente, l-bas Nito, au premier plan Nicolaso Pertusato, bouffon italien. Il suffirait d'ajouter que les deux personnages qui servent de modles au peintre ne sont pas visibles, au moins directement; mais qu'on peut les apercevoir dans une glace; qu'il s'agit n'en pas douter du roi Philippe IV et de son pouse Marianna. Ces noms propres formeraient d'utiles repres, viteraient des dsignations ambigus; ils nous diraient en tout cas ce que regarde le peintre, et avec lui la plupart des personnages du tableau. Mais le rapport du langage la peinture est un rapport infini. Non pas que la parole soit imparfaite, et en face du visible dans un dficit qu'elle s'efforcerait en vain de rattraper. Ils sont irrductibles l'un l'autre: on a beau dire ce qu'on voit, ce qu'on voit ne loge jamais dans ce qu'on dit, et on a beau faire voir, par des images, des mtaphores, des comparaisons, ce qu'on est en train de dire, le lieu o elles resplendissent n'est pas celui que dploient les yeux, mais celui que dfinissent les successions de la syntaxe. Or le nom propre, dans ce jeu, n'est qu'un artifice: il permet de montrer du doigt, c'est--dire de faire passer subrepticement de l'espace o l'on parle l'espace o l'on regarde, c'est--dire de les refermer commodment l'un sur l'autre comme s'ils taient adquats. Mais si on veut maintenir ouvert le rapport du langage et du visible, si on veut parler non pas l'encontre mais partir de leur incompatibilit, de manire rester au plus proche de l'un et de l'autre, alors il faut effacer les noms propres et se maintenir dans l'infini de la tche. C'est peut-tre par l'intermdiaire de ce langage gris, anonyme, toujours mticuleux et rptitif parce que trop large, que la peinture, petit petit, allumera ses clarts. Il faut donc feindre de ne pas savoir qui se refltera au fond de la glace, et interroger ce reflet au ras de son existence. D'abord il est l'envers de la grande toile reprsente gauche. L'envers ou plutt l'endroit, puisqu'il montre de face ce qu'elle cache par sa position. De plus, il s'oppose la fentre et la renforce. Comme elle, il est un lieu commun au tableau et ce qui lui est extrieur. Mais la fentre opre par le mouvement continu d'une effusion qui, de droite gauche, runit aux personnages attentifs, au peintre, au tableau, le spectacle qu'ils contemplent; le miroir, lui, par m mouvement violent, instantan, et de pure surprise, va chercher en avant du tableau ce qui est regard, mais non visible, pour le rendre, au bout de la profondeur fictive, visible mais indiffrent tous les regards.

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Le pointill imprieux qui est trac entre le reflet et ce qu'il reflte coupe la perpendiculaire le flux latral de la lumire. Enfin - et c'est la troisime fonction de ce miroir - il jouxte une porte qui s'ouvre comme lui dans le mur du fond. Elle dcoupe elle aussi un rectangle clair dont la lumire mate ne rayonne pas dans la pice. Ce ne serait qu'un aplat dor, s'il n'tait creus vers l'extrieur, par m battant sculpt, la courbe d'un rideau et l'ombre de plusieurs marches. L commence un corridor; mais au lieu de se perdre parmi l'obscurit, il se dissipe dans un clatement jaune o la lumire, sans entrer, tourbillonne sur elle-mme et repose. Sur ce fond, la fois proche et sans limite, un homme dtache sa haute silhouette; il est vu de profil; d'une main, il retient le poids d'une tenture; ses pieds sont poss sur deux marches diffrentes; il a le genou flchi. Peut-tre va-t-il entrer dans la pice; peut-tre se bornet-il pier ce qui se passe l'intrieur, content de surprendre sans tre observ. Comme le miroir, il fixe l'envers de la scne: pas plus qu'au miroir, on ne prte attention lui. On ne sait d'o il vient; on peut supposer qu'en suivant d'incertains corridors, il a contourn la pice o les personnages sont runis et o travaille le peintre; peut-tre tait-il lui aussi, tout l'heure, sur le devant de la scne dans la rgion invisible que contemplent tous les yeux du tableau. Comme les images qu'on aperoit au fond du miroir, il se peut qu'il soit un missaire de cet espace vident et cach. Il y a cependant une diffrence: il est l en chair et en os; il surgit du dehors, au seuil de l'aire reprsente; il est indubitable - non pas reflet probable mais irruption. Le miroir, en faisant voir, au-del mme des murs de l'atelier, ce qui se passe en savant du tableau, fait osciller, dans sa dimension sagittale, l'intrieur et l'extrieur. Un pied sur la marche, et le corps entirement de profil, le visiteur ambigu entre et sort la fois, dans m balancement immobile. Il rpte sur place, mais dans la ralit sombre de son corps, le mouvement instantan des images qui traversent la pice, pntrent le miroir, s'y rflchissent et en rejaillissent comme des espces visibles, nouvelles et identiques. Ples, minuscules, ces silhouettes dans la glace sont rcuses par la haute et solide stature de l'homme qui surgit dans l'embrasure de la porte. Mais il faut redescendre du fond du tableau vers le devant de la scne; il faut quitter ce pourtour dont on vient de parcourir la volute. En partant du regard du peintre, qui, gauche, constitue comme un centre dcal, on aperoit d'abord l'envers de la toile, puis les tableaux exposs, avec au centre le miroir, puis la porte ouverte, de nouveaux tableaux, mais dont une perspective trs aigu ne laisse voir que les cadres dans leur paisseur, enfin l'extrme droite la fentre, ou plutt l'chancrure par o se dverse la lumire. Cette coquille en hlice offre tout le cycle de la reprsentation: le regard, la palette et le pinceau, la toile innocente de signes ( ce sont les instruments matriels de la reprsentation), les tableaux, les reflets, l'homme rel ( la reprsentation acheve, mais comme affranchie de ses contenus illusoires ou vritables qui lui sont juxtaposs ) ; puis la reprsentation se dnoue: on n'en voit plus que les cadres, et cette lumire qui baigne de l'extrieur les tableaux, mais que

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ceux-ci en retour doivent reconstituer en leur espce propre tout comme si elle venait d'ailleurs, traversant leurs cadres de bois sombre. Et cette lumire, on la voit en effet sur le tableau qui semble sourde dans l'interstice du cadre; et de l elle rejoint le front, les pommettes, les yeux, le regard du peintre qui tient d'une main la palette, de l'autre le fin pinceau... Ainsi se ferme la volute, ou plutt, par cette lumire, elle s'ouvre. Cette ouverture, ce n'est plus comme dans le fond, une porte qu'on a tire; c'est la largeur mme du tableau, et les regards qui y passent ne sont pas d'un visiteur lointain. La frise qui occupe le premier et le second plan du tableau reprsente, - si on y comprend le peintre - huit personnages. Cinq d'entre eux, la tte plus ou moins incline, tourne ou penche, regardent la perpendiculaire du tableau. Le centre du groupe est occup par la petite infante, avec son ample robe grise et rose. La princesse tourne la tte vers la droite du tableau, alors que son buste et les grands volants de la robe fuient lgrement vers la gauche; mais le regard se dirige bien d'aplomb dans la direction du spectateur qui se trouve en face du tableau. Une ligne mdiane partageant la toile en deux volets gaux passerait entre les deux yeux de l'enfant. Son visage est au tiers de la hauteur totale du tableau. Si bien que l, n'en pas douter, rside le thme principal de la composition; l, l'objet mme de cette peinture. Comme pour le prouver et le souligner mieux encore, l'auteur a eu recours une figure traditionnelle: ct du personnage central, il en a plac un autre, agenouill et qui le regarde. Comme le donateur en prire, comme l'Ange saluant la Vierge, une gouvernante genoux tend les mains vers la princesse. Son visage se dcoupe selon un profil parfait. Il est la hauteur de celui de l'enfant. La dugne regarde la princesse et ne regarde qu'elle. Un peu plus sur la droite, une autre suivante, tourne elle aussi vers l'infante, lgrement incline au-dessus d'elle, mais les yeux clairement dirigs vers l'avant, l o regardent dj le peintre et la princesse. Enfin deux groupes de deux personnages: l'un est en retrait, l'autre compos de nains, est au tout premier plan. Dans chaque couple, un personnage regarde en face, l'autre droite ou gauche. Par leur position et par leur taille, ces deux groupes se rpondent et forment doublet: derrire, les courtisans ( la femme, gauche, regarde vers la droite ) ; devant, les nains ( le garon qui est l'extrme droite regarde l'intrieur du tableau ). Cet ensemble de personnages, ainsi disposs, peut constituer, selon l'attention qu'on porte au tableau ou le centre de rfrence quel'on choisit, deux figures. L'une serait un grand X; au point suprieur gauche, il y aurait le regard du peintre, et droite celui du courtisan; la pointe infrieure, du ct gauche, il y a le coin de la toile reprsente l'envers ( plus exactement le pied du chevalet ) ; du ct droit, le nain ( sa chaussure pose sur le dos du chien ). Au croisement de ces deux lignes, au centre de l'X, le regard de l'infante. L'autre figure serait plutt celle d'une vaste courbe; ses deux bornes seraient dtermines par le peintre gauche et le courtisan de droite - extrmits hautes et recules; le creux, beaucoup plus rapproch,

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conciderait avec le visage de la princesse, et avec le regard que la dugne dirige vers lui. Cette ligne souple dessine une vasque, qui tout la fois enserre et dgage, au milieu du tableau, l'emplacement du miroir. Il y a donc deux centres qui peuvent organiser le tableau, selon que l'attention du spectateur papillote et s'attache ici ou l. La princesse se tient debout au milieu d'une croix de Saint-Andr qui tourne autour d'elle, avec le tourbillon des courtisans, des suivantes, des animaux et des bouffons. Mais ce pivotement est fig. Fig par un spectacle qui serait absolument invisible si ces mmes personnages, soudain immobiles, n'offraient comme au creux d'une coupe la possibilit de regarder au fond d'un miroir le double imprvu de leur contemplation. Dans le sens de la profondeur, la princesse se superpose au miroir; dans celui de la hauteur, c'est le reflet qui se superpose au visage. Mais la perspective les rend trs voisins l'un de l'autre. Or, de chacun d'eux jaillit une ligne invitable; l'une issue du miroir franchit toute l'paisseur reprsente ( et mme davantage puisque le miroir troue le mur du fond et fait natre derrire lui un autre espace ) ; l'autre est plus courte; elle vient du regard de l'enfant et ne traverse que le premier plan. Ces deux lignes sagittales sont convergentes, selon un angle trs aigu et le point de leur rencontre, jaillissant de la toile, se fixe l'avant du tableau, l peu prs d'o nous le regardons. Point douteux puisque nous ne le voyons pas; point invitable et parfaitement dfini cependant puisqu'il est prescrit par ces deux figures matresses, et confirm de plus par d'autres pointills adjacents qui naissent du tableau et eux aussi s'en chappent. Qu'y a-t-il enfin en ce lieu parfaitement inaccessible puisqu'il est extrieur au tableau, mais prescrit par toutes les lignes de sa composition ? Quel est ce spectacle, qui sont ces visages qui se refltent d'abord au fond des prunelles de l'infante, puis des courtisans et du peintre, et finalement dans la clart lointaine du miroir ? Mais la question aussitt se ddouble: le visage que rflchit le miroir, c'est galement celui qui le contemple; ce que regardent tous les personnages du tableau, ce sont aussi bien les personnages aux yeux de qui ils sont offerts comme une scne contempler. Le tableau en son entier regarde une scne pour qui il est son tour une scne. Pure rciprocit que manifeste le miroir regardant et regard, et dont les deux moments sont dnous aux deux angles du tableau: gauche la toile retourne, par laquelle le point extrieur devient pur spectacle; droite le chien allong, seul lment du tableau qui ne regarde ni ne bouge, parce qu'il n'est fait, avec ses gros reliefs et la lumire qui joue dans ses poils soyeux, que pour tre un objet regarder. Ce spectacle-en-regard, le premier coup d'oeil sur le tableau nous a appris de quoi il est fait. Ce sont les souverains. On les devine dj dans le regard respectueux de l'assistance, dans l'tonnement de l'enfant et des nains. On les reconnat, au bout du tableau, dans les deux petites silhouettes que fait miroiter la glace. Au milieu de tous ces visages attentifs, de tous ces corps pars, ils sont la plus ple,

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la plus irrelle, la plus compromise de toutes les images: m mouvement, un peu de lumire suffiraient les faire s'vanouir. De tous ces personnages en reprsentation, ils sont aussi les plus ngligs, car nul ne prte attention ce reflet qui se glisse derrire tout le monde et s'introduit silencieusement par un espace insouponn; dans la mesure o ils sont visibles, ils sont la forme la plus frle et la plus loigne de toute ralit. Inversement, dans la mesure o, rsidant l'extrieur du tableau, ils sont retirs en une invisibilit essentielle, ils ordonnent autour d'eux toute la reprsentation; c'est eux qu'on fait face, vers eux qu'on se tourne, leurs yeux qu'on prsente la princesse dans en robe de fte; de la toile retourne l'infante et de celle-ci au nain jouant l'extrme droite, une courbe se dessine ( ou encore, la branche intrieure de l'X s'ouvre ) pour ordonner leur regard toute la disposition du tableau, et faire apparatre ainsi le vritable centre de la composition auquel le regard de l'infante et l'image dans le miroir sont finalement soumis. Ce centre est symboliquement souverain dans l'anecdote, puisqu'il est occup par le roi Philippe IV et son pouse. Mais surtout, il l'est par la triple fonction qu'il occupe par rapport au tableau. En lui viennent se superposer exactement le regard du modle au moment o on le peint, celui du spectateur qui contemple la scne, et celui du peintre au moment o il compose son tableau ( non pas celui qui est reprsent, mais celui qui est devant nous et dont nous parlons ). Ces trois fonctions regardantes se confondent en un point extrieur au tableau: c'est--dire idal par rapport ce qui est reprsent, mais parfaitement rel puisque c'est partir de lui que devient possible la reprsentation. Dans cette ralit mme, il ne peut pas ne pas tre invisible. Et cependant, cette ralit est projete l'intrieur du tableau, - projete et diffracte en trois figures qui correspondent aux trois fonctions de ce point idal et rel. Ce sont: gauche le peintre avec sa palette la main ( autoportrait de l'auteur du tableau ) ; droite le visiteur, un pied sur la marche prt entrer dans la pice; il prend revers toute la scne, mais voit de face le couple royal, qui est le spectacle mme; au centre enfin, le reflet du roi et de la reine, pars, immobiles, dans l'attitude des modles patients. Reflet qui montre navement, et dans l'ombre, ce que tout le monde regarde nu premier plan. Il restitue comme par enchantement ce qui manque chaque regard: celui du peintre, le modle que recopie lbas sur le tableau son double reprsent; celui du roi, son portrait qui s'achve sur ce versant de la toile qu'il ne peut percevoir d'o il est; celui du spectateur, le centre rel de la scne, dont il a pris la place comme par effraction. Mais peut-tre, cette gnrosit du miroir est-elle feinte; peut-tre cache-til autant et plus qu'il ne manifeste. La place o trne le roi avec son pouse est aussi bien celle de l'artiste et celle du spectateur: au fond du miroir pourraient apparatre -devraient apparatre- le visage anonyme du passant et celui de Vlasquez. Car la fonction de ce reflet est d'attirer l'intrieur du tableau ce qui lui est intimement tranger: le regard qui l'a organis et celui pour lequel il se dploie.

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Mais parce qu'ils sont prsents dans le tableau, droite et gauche, l'artiste et le visiteur ne peuvent tre logs dans le miroir: tout comme le roi apparat au fond de la glace dans la mesure mme o il n'appartient pas au tableau. Dans la grande volute qui parcourait le primtre de l'atelier, jusqu'aux tableaux achevs, la reprsentation naissait, s'accomplissait pour se dfaire nouveau dans la lumire; le cycle tait parfait. En revanche, les lignes qui traversent la profondeur du tableau sont incompltes; il leur manque toutes une partie de leur trajet. Cette lacune est due l'absence du roi,- absence qui est un artifice du peintre. Mais cet artifice recouvre et dsigne une vacance qui, elle, est immdiate: celle du peintre et du spectateur quand ils regardent ou composent le tableau. C'est que peut-tre, en ce tableau, comme en toute reprsentation dont il est pour ainsi dire l'essence manifeste, l'invisibilit profonde de ce qu'on voit est solidaire de l'invisibilit de celui qui voit, - malgr les miroirs, les reflets, les imitations, les portraits. Tout autour de la scne sont dposs les signes et les formes successives de la reprsentation; mais le double rapport de la reprsentation son modle et son souverain, son auteur comme celui qui on en fait offrande, ce rapport est ncessairement interrompu. Jamais il ne peut tre prsent sans reste, ft-ce dans une reprsentation qui se donnerait elle-mme en spectacle. Dans la profondeur qui traverse la toile, la creuse fictivement, et la projette en avant d'elle-mme, il n'est pas possible que le pur bonheur de l'image offre jamais en pleine lumire le matre qui reprsente et le souverain qu'on reprsente. Peut-tre y a-t-il, dans ce tableau de Vlasquez, comme la reprsentation de la reprsentation classique, et la dfinition de l'espace qu'elle ouvre. Elle entreprend en effet de s'y reprsenter en tous ses lments, avec ses images, les regards auxquels elle s'offre, les visages qu'elle rend visibles, les gestes qui la font natre. Mais l, dans cette dispersion qu'elle recueille et tale tout ensemble, un vide essentiel est imprieusement indiqu de toutes parts: la disparition ncessaire de ce qui la fonde, - de celui qui elle ressemble et de celui aux yeux de qui elle n'est que ressemblance. Ce sujet mme - qui est le mme - a t lid. Et libre enfin de ce rapport qui l'enchanait, la reprsentation peut se donner comme pure reprsentation. CHAPITRE II La prose du monde I. LES QUATRE SIMILITUDES Jusqu la fin du XVIe sicle, la ressemblance a jou un rle btisseur dans le savoir de la culture occidentale. Cest elle qui a conduit pour une grande part lexgse et linterprtation des textes: cest

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elle qui a organis le jeu des symboles, permis la connaissance des choses visibles et invisibles, guid lart de les reprsenter. Le monde senroulait sur lui-mme: la terre rptant le ciel, les visages se mirant dans les toiles, et lherbe enveloppant dans ses tiges les secrets qui servaient lhomme. La peinture imitait lespace. Et la reprsentation - quelle ft fte ou savoir - se donnait comme rptition: thtre de la vie ou miroir du monde, ctait l le titre de tout langage, sa manire de sannoncer et de formuler son droit parler. Il faut nous arrter un peu en ce moment du temps o la ressemblance va dnouer son appartenance au savoir et disparatre, au moins pour une part, de lhorizon de la connaissance. A la fin du XVIe sicle, au dbut encore du XVIIe comment la similitude tait-elle pense? Comment pouvait-elle organiser les figures du savoir? Et sil est vrai que les choses qui se ressemblaient taient en nombre infini, peut-on, du moins, tablir les formes selon lesquelles il pouvait leur arriver dtre semblables les unes aux autres? La trame smantique de la ressemblance au XVIe sicle est fort riche: Amicitia, Aequalitas (contractus, consensus, matrimonium, societas, pax et similia), Consonantia, Concertus, Continuum, Paritas, Proportio, Simititudo, Conjunctio, Copula 1. Et il y a encore bien dautres notions qui, la surface de la pense, sentrecroisent, se chevauchent, se renforcent ou se limitent. Quil suffise pour linstant dindiquer les principales figures qui prescrivent leurs articulations au savoir de la ressemblance. Il y en a quatre qui sont, coup sr, essentielles. Dabord la convenientia. A vrai dire le voisinage des lieux se trouve, par ce mot, plus fortement dsign que la similitude. Sont convenantes les choses qui, approchant lune de lautre, viennent se jouxter; elles se touchent du bord, leurs franges se mlent, lextrmit de lune dsigne le dbut de lautre. Par l, le mouvement se communique, les influences et les passions, les proprits aussi. De sorte quen cette charnire des choses une ressemblance apparat. Double ds quon essaie de la dmler: ressemblance du lieu, du site o la nature a plac les deux choses, donc similitude des proprits; car en ce contenant naturel quest le monde, le voisinage nest pas une relation extrieure entre les choses, mais le signe dune parent au moins obscure. Et puis de ce contact naissent par change de nouvelles ressemblances; un rgime commun simpose; la similitude comme raison sourde du voisinage, se superpose une ressemblance qui est leffet visible de la proximit. Lme et le corps, par exemple, sont deux fois convenants: il a fallu que le pch ait rendu lme paisse, lourde et terrestre, pour que Dieu la place au plus creux de la matire. Mais par ce voisinage, lme reoit les mouvements du corps, et sassimile lui, tandis que le corps saltre et se corrompt par les passions de lme 1. Dans la vaste syntaxe du monde, les tres diffrents sajustent les uns aux autres; la plante communique avec la bte, la terre avec la mer, lhomme avec tout ce qui lentoure. La ressemblance

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impose des voisinages qui assurent leur tour des ressemblances. Le lieu et la similitude senchevtrent: on voit pousser des mousses sur le dos des coquillages, des plantes dans la rame des cerfs, des sortes dherbes sur le visage des hommes; et ltrange zoophyte juxtapose en les mlant les proprits qui le rendent semblable aussi bien la plante qu lanimal 2. Autant de signes de convenance. La convenientia est une ressemblance lie lespace dans la forme du proche en proche. Elle est de lordre de la conjonction et de lajustement. Cest pourquoi elle appartient moins aux choses ellesmmes quau monde dans lequel elles se trouvent. Le monde, cest la convenance, universelle des choses; il y a autant de poissons dans leau que sur la terre danimaux ou dobjets produits par la nature ou les hommes (ny a-t-il pas des poissons qui sappellent Episcopus, dautres Catena, dautres Priapus ? ); dans leau et sur la surface de la terre, autant dtres quil y en n dans le ciel, et auxquels ils rpondent; enfin dans tout ce qui est cr, il y en a autant quon pourrait en trouver minemment contenus en Dieu, Semeur de lExistence, du Pouvoir, de la Connaissance et de lAmour 1. Ainsi par lenchanement de la ressemblance et de lespace, par la force de cette convenance qui avoisine le semblable et assimile les proches, le monde forme chane avec lui-mme. En chaque point de contact commence et finit un anneau qui ressemble eu prcdent et ressemble au suivant; et de cercles en cercles les similitudes se poursuivent retenant les extrmes dans leur distance (Dieu et la matire), les rapprochant de manire que la volont du Tout-Puissant pntre jusquaux coins les plus endormis. Cest cette chane immense, tendue et vibrante, cette corde de la convenance quvoque Porta en un texte de sa magie naturelle: Quant lgard de sa vgtation, la plante convient avec la bte brute, et par sentiment lanimal brutal avec lhomme qui se conforme au reste des astres par son intelligence; cette liaison procde tant proprement quelle semble une corde tendue depuis la premire cause jusquaux choses basses et infimes, par une liaison rciproque et continue; de sorte que la vertu suprieure pandant ses rayons viendra ce point que si on touche une extrmit dicelle, elle tremblera et fera mouvoir le reste 2. La seconde forme de similitude, cest l aemulatio: une sorte de convenance, mais qui serait affranchie de la loi du lieu, et jouerait, immobile, dans la distance. Un peu comme si la connivence spatiale avait t rompue et que les anneaux de la chane, dtachs, reproduisaient leurs cercles, loin les uns des autres, selon une ressemblance sans contact. Il y a dans lmulation quelque chose du reflet et du miroir: par elle les choses disperses travers le monde se donnent rponse. De loin le visage est lmule du ciel, et tout comme lintellect de lhomme reflte, imparfaitement, la sagesse de Dieu, de mme les deux yeux, avec leur clart borne, rflchissent la grande illumination que rpandent, dans le ciel, le soleil et la lune; la bouche est Vnus, puisque par elle passent les baisers et les paroles

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damour; le nez donne la minuscule image du sceptre de Jupiter et du caduce de Mercure 3. Par ce rapport dmulation, les choses peuvent simiter dun bout lautre de lunivers sens enchanement ni proximit: par sa rduplication en miroir, le monde abolit le distance qui lui est propre; il triomphe par l du lieu qui est donn chaque chose. De ces reflets qui parcourent lespace, quels sont les premiers? O est la ralit, o est limage projete? Souvent il nest pas possible de le dire, car lmulation est me sorte de gmellit naturelle des choses; elle nat dune pliure de ltre dont les deux cts, immdiatement, se font face. Paracelse compare ce redoublement fondamental du monde limage de deux jumeaux qui se ressemblent parfaitement, sans quil soit possible personne de dire lequel e apport lautre sa similitude 1. Pourtant lmulation ne laisse pas inertes, lune en face de lautre, les deux figures rflchies quelle oppose. Il arrive que lune soit la plus faible, et accueille la forte influence de celle qui vient se reflter dans son miroir passif. Les toiles ne lemportent-elles pas sur les herbes de le terre, dont elles sont le modle sans changement, la forme inaltrable, et sur lesquelles il leur est donn de secrtement dverser toute la dynastie de leurs influences? La terre sombre est le miroir du ciel sem, mais en cette joute les deux rivaux ne sont ni de valeur ni de dignit gales. Les clarts de lherbe, sans violence, reproduisent la forme pure du ciel: Les toiles, dit Crollius, sont la matrice de toutes les herbes et chaque toile du ciel nest que la spirituelle prfiguration dune herbe, telle quelle la reprsente, et tout ainsi que chaque herbe ou plante est une toile terrestre regardant le ciel, de mme aussi chaque toile est une plante cleste en forme spirituelle, laquelle nest diffrente des terrestres que par la seule matire..., les plantes et les herbes clestes sont tournes du ct de la terre et regardent directement les herbes quelles ont procres, leur influant quelque vertu particulire 2. Mais il arrive aussi que la joute demeure ouverte, et que le calme miroir ne rflchisse plus que limage des deux soldats irrits. La similitude devient alors le combat dune forme contre une autre - ou plutt dune mme forme spare de soi par le poids de la matire ou la distance des lieux. Lhomme de Paracelse est, comme le firmament, constell dastres; mais il ne lui est pas li comme le voleur aux galres, le meurtrier la roue, le poisson au pcheur, le gibier celui qui le chasse. Il appartient eu firmament de lhomme dtre libre et puissent, de nobir aucun ordre, de ntre rgi par aucune des autres cratures. Son ciel intrieur peut tre autonome et ne reposer quen soi-mme, mais condition que par sa sagesse, qui est aussi savoir, il devienne semblable lordre du monde, le reprenne en lui et fasse ainsi basculer dans son firmament interne celui o scintillent les visibles toiles. Alors, cette sagesse du miroir enveloppera en retour le monde o elle tait place; son grand anneau tournera jusquau fond du ciel, et au-del; lhomme dcouvrira quil contient les toiles lintrieur de soi-mme..., et quil porte ainsi le firmament avec toutes ses influences 1.

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Lmulation se donne dabord sous la forme dun simple reflet, furtif, lointain; elle parcourt en silence les espaces du monde. Mais la distance quelle franchit nest pas annule par sa subtile mtaphore; elle demeure ouverte pour la visibilit. Et dans ce duel, les deux figures affrontes semparent lune de lautre. Le semblable enveloppe le semblable, qui son tour le cerne, et peut-tre sera-t-il nouveau envelopp, par un redoublement qui a le pouvoir de se poursuivre linfini. Les anneaux de lmulation ne forment pas une chane comme les lments de la convenance: mais plutt des cercles concentriques, rflchis et rivaux. Troisime forme de similitude, lanalogie. Vieux concept familier dj la science grecque et la pense mdivale, mais dont lusage est devenu probablement diffrent. En cette analogie se superposent convenientia et aemulatio. Comme celle-ci, elle assure le merveilleux affrontement des ressemblances travers lespace; mais elle parle, comme celle-l, dajustements, de liens et de jointure. Son pouvoir est immense, car les similitudes quelle traite ne sont pas celles, visibles, massives, des choses elles-mmes; il suffit que ce soient les ressemblances plus subtiles des rapports. Ainsi allge, elle peut tendre, partir dun mme point, un nombre indfini de parents. Le rapport, par exemple, des astres au ciel o ils scintillent, on le retrouve aussi bien: de lherbe la terre, des vivants au globe quils habitent, des minraux et des diamants aux rochers o ils sont enfouis, des organes des sens au visage quils animent, des taches de la peau au corps quelles marquent secrtement. Une analogie peut aussi se retourner sur elle-mme sans tre pour autant conteste. La vieille analogie de la plante lanimal (le vgtal est une bte qui se tient la tte en bas, la bouche - ou les racines - enfonce dans la terre), Csalpin ne la critique ni ne lefface; il la renforce au contraire, il la multiplie par elle-mme, lorsquil dcouvre que la plante, cest un animal debout, dont les principes nutritifs montent du bas vers le sommet, tout au long dune tige qui stend comme un corps et sachve par une tte, - bouquet, fleurs, feuilles: rapport inverse, mais non contradictoire, avec lanalogie premire, qui place la racine la partie intrieure de la plante, la tige la partie suprieure, car chez les animaux, le rseau veineux commence aussi la partie infrieure du ventre et la veine principale monte vers le coeur et la tte 1. Cette rversibilit, comme cette polyvalence, donne lanalogie m champ universel dapplication. Par elle, toutes les figures du monde peuvent se rapprocher. Il existe cependant, dans cet espace sillonn en toutes les directions, un point privilgi: il est satur danalogies (chacune peut y trouver lun de ses points dappui) et, en passant par lui, les rapports sinversent sans saltrer. Ce point, cest lhomme; il est en proportion avec le ciel, comme avec les animaux et les plantes, comme avec la terre, les mtaux, les stalactites ou les orages. Dress entre les faces du monde, il a rapport eu firmament (son visage est son corps ce que la face du ciel est lther; son pouls bat dans ses veines, comme les astres circulent selon leurs voies propres; les sept ouvertures forment dans son visage ce que sont les sept plantes du

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ciel); mais tous ces rapports, il les fait basculer, et on les retrouve, similaires, dans lanalogie de lanimal humain avec la terre quil habite: sa chair est une glbe, ses os des rochers, ses veines de grands fleuves; sa vessie, cest la mer, et ses sept membres principaux, les sept mtaux qui se cachent au fond des mines 2. Le corps de lhomme est toujours la moiti possible dun atlas universel. On sait comment Pierre Belon a trac, et jusque dans le dtail, la premire planche compare du squelette humain et de celui des oiseaux: on y voit laileron nomm appendix qui est en proportion en laile, au lieu du pouce en la main; lextrmit de laileron qui est comme les doigts en nous...; los donn pour jambes aux oiseaux correspondant notre talon; tout ainsi quavons quatre orteils es pieds, ainsi les oiseaux ont quatre doigts desquels celui de derrire est donn en proportion comme le gros orteil en nous 3. Tant de prcision nest anatomie compare que pour un regard arm des connaissances du XIXe sicle. Il se trouve que la grille travers laquelle nous laissons venir jusqu notre savoir les figures de la ressemblance, recoupe en ce point (et presque en ce seul point) celle quavait dispose sur les choses le savoir du XVIe sicle. Mais la description de Belon ne relve vrai dire que de la positivit qui la rendue, son poque possible. Elle nest ni plus rationnelle, ni plus scientifique que telle observation dAldrovandi, lorsquil compare les parties basses de lhomme aux lieux infects du monde, l Enfer, ses tnbres, aux damns qui sont comme les excrments de lUnivers 1; elle appartient la mme cosmographie analogique que la comparaison, classique lpoque de Crollius, entre lapoplexie et la tempte: lorage commence quand lair salourdit et sagite, la crise au moment o les penses deviennent lourdes, inquites; puis les nuages samoncellent, le ventre se gonfle, le tonnerre clate et la vessie se rompt; les clairs fulminent tandis que les yeux brillent dun clat terrible, la pluie tombe, la bouche cume, la foudre se dchane tendis que les esprits font clater la peau; mais voil que le temps redevient clair et que la raison se rtablit chez le malade 2. Lespace des analogies est au fond un espace de rayonnement. De toutes parts, lhomme est concern par lui; mais ce mme homme, inversement, transmet les ressemblances quil reoit du monde. Il est le grand foyer des proportions, le centre o les rapports viennent sappuyer et do ils sont rflchis nouveau. Enfin la quatrime forme de ressemblance est assure par le jeu des sympathies. L nul chemin nest dtermin lavance, nulle distance nest suppose, nul enchanement prescrit. La sympathie joue ltat libre dans les profondeurs du monde. Elle parcourt en un instant les espaces les plus vastes: de la plante lhomme quelle rgit, la sympathie tombe de loin comme la foudre; elle peut matre au contraire dun seul contact, - comme ces roses de deuil et desquelles on se sera servi aux obsques qui, par le seul voisinage de la mort, rendront toute personne qui en respire le parfum triste et mourante 3. Mais tel est son pouvoir quelle ne se contente pas de jaillir dun unique contact et de

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parcourir les espaces; elle suscite le mouvement des choses dans le monde et provoque le rapprochement des plus distantes. Elle est principe de mobilit: elle attire les lourds vers la lourdeur du sol, et les lgers vers lther sans poids; elle pousse les racines vers leau, et elle fait virer avec la courbe du soleil la grande fleur jaune du tournesol. Bien plus, en attirant les choses les unes vers les autres par un mouvement extrieur et visible, elle suscite en secret m mouvement intrieur, - un dplacement des qualits qui prennent la relve les unes des autres: le feu parce quil est chaud et lger slve dans lair, vers lequel ses flammes inlassablement se dressent; mais il perd sa propre scheresse (qui lapparentait le terre) et acquiert ainsi une humidit (qui le lie leau et lair); il disparat alors en lgre vapeur, en fume bleue, en nuage: il est devenu air. La sympathie est une instance du Mme si forte et si pressante quelle ne se contente pas dtres une des formes du semblable; elle a le dangereux pouvoir dassimiler, de rendre les choses identiques les unes aux autres, de les mler, de les faire disparatre en leur individualit, - donc de les rendre trangres ce quelles taient. La sympathie transforme. Elle altre, mais dans la direction de lidentique, de sorte que si son pouvoir ntait pas balanc, le monde se rduirait un point, une masse homogne, la morne figure du Mme: toutes ses parties se tiendraient et communiqueraient entre elles sans rupture ni distance, comme ces chanes de mtal suspendues par sympathie lattirance dun seul aimant 1. Cest pourquoi la sympathie est compense par sa figure jumelle, lantipathie. Celle-ci maintient les choses en leur isolement et empche lassimilation; elle enferme chaque espce dans sa diffrence obstine et sa propension persvrer en ce quelle est: Il est assez connu que les plantes ont haine entre elles... on dit que lolive et la vigne haient le chou; le concombre fuit lolive... Entendu quelles croissent par la chaleur du soleil et lhumeur de la terre, il est ncessaire que tout arbre opaque et pais soit pernicieux aux autres et aussi celui qui a plusieurs racines 2. Ainsi linfini, travers le temps, les tres du monde se haront et contre toute sympathie maintiendront leur froce apptit. Le rat dInde est pernicieux au crocodile car Nature le lui a donn pour ennemi; de sorte que lorsque ce violent sgaie au soleil, il lui dresse embche et finesse mortelle; apercevant que le crocodile, endormi en ses dlices dort la gueule be, il entre par l et se coule par le large gosier dans le ventre dicelui, duquel rongeant les entrailles, il sort enfin par le ventre de la bte occise. Mais son tour les ennemis du rat le guettent: car il est en discord avec laraigne, et combattant souventes fois avec laspic, il meurt. Par ce jeu de lantipathie qui les disperse, mais tout autant les attire au combat, les rend meurtrires et les expose leur tour la mort, il se trouve que les choses et les btes et toutes les figures du monde demeurent ce quelles sont. Lidentit des choses, le fait quelles peuvent ressembler aux autres et sapprocher delles, mais sans sy engloutir et en prservant leur singularit, - cest le balancement constant de la sympathie et de

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lantipathie qui en rpond. Il explique que les choses croissent, se dveloppent, se mlangent, disparaissent, meurent mais indfiniment se retrouvent; bref, quil y ait un espace (qui pourtant nest pas sans repre ni rptition, sans havre de similitude) et un temps (qui pourtant laisse rapparatre indfiniment les mmes figures, les mmes espces, les mmes lments). Combien que deux-mmes les quatre corps (eau, air, feu, terre) soient simples et ayant leurs qualits distinctes, toutefois dautant que le Crateur a ordonn que des lments mls seront composs les corps lmentaires, voil pourquoi leurs convenances et discordances sont remarquables, ce qui se connat par leurs qualits. Llment du feu est chaud et sec; il a donc antipathie avec ceux de leau qui est froide et humide. Lair chaud est humide, la terre froide est sche, cest antipathie. Pour les accorder, lair n t mis entre le feu et leau, leau entre la terre et lair. En tant que lair est chaud, il voisine bien avec le feu et son humidit saccommode avec celle de leau. Derechef, pour ce que son humidit est tempre, elle modre la chaleur du feu et en reoit aide aussi, comme dautre part par sa chaleur mdiocre, il attidit la froidure humide de leau. Lhumidit de leau est chauffe par la chaleur de lair et soulage la froide scheresse de la terre 1. La souverainet du couple sympathie-antipathie, le mouvement et la dispersion quil prescrit donnent lieu toutes les formes de ressemblance. Ainsi se trouvent reprises et expliques les trois premires similitudes. Tout le volume du monde, tous les voisinages de la convenance, tous les chos de lmulation, tous les enchanements de lanalogie sont supports, maintenus et doubls par cet espace de la sympathie et de lantipathie qui ne cesse de rapprocher les choses et de les tenir distance. Par ce jeu, le monde demeure identique; les ressemblances continuent tre ce quelles sont, et se ressembler. Le mme reste le mme, et verrouill sur soi. II. LES SIGNATURES Et pourtant le systme nest pas clos. Une ouverture demeure: par elle, tout le jeu des ressemblances risquerait de schapper lui-mme, ou de demeurer dans la nuit, si une figure nouvelle de la similitude ne venait achever le cercle, - le rendre la fois parfait et manifeste. Convenientia, aemulatio, analogie et sympathie nous disent comment le monde doit se replier sur lui-mme, se redoubler, se rflchir ou senchaner pour que les choses puissent se ressembler. Elles nous disent les chemins de la similitude et par o ils passent; non l o elle est, ni comment on la voit, ni quelle marque on la reconnat. Or, peut-tre nous arriverait-il de traverser tout ce foisonnement merveilleux des ressemblances, sans mme nous douter quil est prpar depuis longtemps par lordre du monde, et pour notre plus grand bienfait. Pour savoir que laconit gurit nos maladies dyeux ou que la noix pile avec de lesprit de vin soigne les maux de tte, il faut bien quune marque nous en avertisse: sans quoi ce secret resterait indfiniment en sommeil. Saurait-on jamais quil y a dun homme sa plante un rapport de gmellit

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ou de joute, sil ny avait sur son corps et parmi les rides de son visage, le signe quil est rival de Mars ou apparent Saturne? Il faut que les similitudes enfouies soient signales la surface des choses; il est besoin dune marque visible des analogies invisibles. Toute ressemblance nest-elle pas, dun mme coup, ce qui est le plus manifeste et ce qui est le mieux cach? Elle nest pas compose en effet de morceaux juxtaposs, - les uns identiques, les autres diffrents: elle est dun seul tenant une similitude quon voit ou quon ne voit pas. Elle serait donc sans critre, sil ny avait en elle - ou au-dessus ou ct - un lment de dcision qui transforme son scintillement douteux en claire certitude. Il ny a pas de ressemblance sans signature. Le monde du similaire ne peut tre quun monde marqu. Ce nest pas la volont de Dieu, dit Paracelse, que ce quil cre pour le bnfice de lhomme et ce quil lui a donn demeure cach... Et mme sil a cacha certaines choses, il na rien laiss sans signes extrieurs et visibles avec des marques spciales - tout comme un homme qui a enterr un trsor en marque lendroit afin quil puisse le retrouver 1. Le savoir des similitudes se fonde sur le relev de ces signatures et sur leur dchiffrement. Inutile de sarrter lcorce des plantes pour connatre leur nature; il faut aller droit leurs marques, - lombre et image de Dieu quelles portent ou la vertu interne, laquelle leur a t donne du ciel comme par dot naturel,...vertu, dis-je, laquelle se reconnat plutt par la signature 2. Le systme des signatures renverse le rapport du visible linvisible. La ressemblance tait la forme invisible de ce qui, du fond du monde, rendait les choses visibles; mais pour que cette forme son tour vienne jusqu la lumire, il faut uns figure visible qui la tire de sa profonde invisibilit. Cest pourquoi le visage du monde est couvert de blasons, de caractres, de chiffres, de mots obscurs, - de hiroglyphes, disait Turner. Et lespace des immdiates ressemblances devient comme m grand livre ouvert; il est hriss de graphismes; on voit tout au long de la page des figures tranges qui sentrecroisent et parfois se rptent. Il nest plus que de les dchiffrer: Nest-il pas vrai que toutes les herbes, plantes, arbres et autres, provenant des entrailles de la terre sont autant de livres et de signes magiques 1. Le grand miroir calme au fond duquel les choses se miraient et se renvoyaient, lune lautre, leurs images, est en ralit tout bruissant de paroles. Les reflets muets sont doubls par des mots qui les indiquent. Et par la grce dune dernire forme de ressemblance qui enveloppe toutes les autres et les enferme en un cercle unique, le monde peut se comparer un homme qui parle: de mme que les secrets mouvements de son entendement sont manifests par la voix, de mme ne semble-t-il pas que les herbes parlent au curieux mdecin par leur signature, lui dcouvrant... leurs vertus intrieures caches sous le voile du silence de la nature 2. Mais il faut sattarder un peu sur ce langage lui-mme. Sur les signes dont il est form. Sur la manire dont ces signes renvoient ce quils indiquent.

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Il y a sympathie entre laconit et les yeux. Cette affinit imprvue resterait dans lombre, sil ny avait sur la plante me signature, une marque et comme un mot disant quelle est bonne pour les maladies des yeux. Ce signe, il est parfaitement lisible dans ses graines: ce sont de petits globes sombres enchsss dans des pellicules blanches, qui figurent peu prs ce que les paupires sont aux yeux 3. De mme pour laffinit de la noix et de la tte; ce qui gurit les plaies du pricrne, cest lpaisse corce verte qui repose sur les os - sur la coquille - du fruit: mais les maux intrieurs de la tte sont prvenus par le noyau lui-mme qui montre tout fait le cerveau 4. Le signe de laffinit, et ce qui la rend visible, cest tout simplement lanalogie; le chiffre de la sympathie rside dans la proportion. Mais la proportion elle-mme, quelle signature portera-t-elle pour quil soit possible de la reconnatre? Comment pourrait-on savoir que les plis de la main ou les rides du front dessinent sur le corps des hommes ce que sont les penchants, les accidents ou les traverses dans le grand tissu de la vie? Sinon parce que la sympathie fait communiquer le corps et le ciel, et transmet le mouvement des plantes eux aventures des hommes. Sinon aussi perce que la brivet dune ligne reflte limage simple dune vie courte, le croisement de deux plis, la rencontre dun obstacle, le mouvement ascendant dune ride, le monte dun homme vers le succs. La largeur est signe de richesse et dimportance; la continuit marque la fortune, la discontinuit linfortune 1. La grande analogie du corps et du destin est signe par tout le systme des miroirs et des attirances. Ce sont les sympathies et les mulations qui signalent les analogies. Quant lmulation, on peut la reconnatre lanalogie: les yeux sont des toiles parce quils rpandent la lumire sur les visages comme les astres dans lobscurit, et parce que les aveugles sont dans le monde comme les clairvoyants au plus sombre de la nuit. On peut la reconnatre aussi la convenance: on sait, depuis les Grecs, que les animaux forts et courageux ont lextrmit des membres large et bien dveloppe comme si leur vigueur stait communique aux parties les plus lointaines de leur corps. De la mme faon, le visage et la main de lhomme porteront la ressemblance de lme laquelle ils sont joints. La reconnaissance des similitudes les plus visibles se fait donc sur fond dune dcouverte qui est celle de la convenance des choses entre elles. Et si lon songe maintenant que la convenance nest pas toujours dfinie par une localisation actuelle, mais que bien des tres se conviennent qui sont spars (comme il arrive entre la maladie et son remde, entre lhomme et ses astres, entre la plante et le sol dont elle a besoin), il va falloir nouveau un signe de la convenance. Or, quelle autre marque y a-t-il que deux choses sont lune lautre enchanes, sinon quelles sattirent rciproquement, comme le soleil la fleur du tournesol ou comme leau la pousse du concombre 2 sinon quil y a entre elles affinit et comme sympathie?

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Ainsi le cercle se ferme. On voit cependant par quel systme de redoublements. Les ressemblances exigent une signature, car nulle dentre elles ne pourrait tre remarque si elle ntait lisiblement marque. Mais quels sont ces signes? A quoi reconnat-on parmi tous les aspects du monde, et tant de figures qui sentrecroisent, quil y a ici un caractre auquel il convient de sarrter, parce quil indique une secrte et essentielle ressemblance ? Quelle forme constitue le signe dans sa singulire valeur de signe? - Cest la ressemblance. Il signifie dans la mesure o il a ressemblance avec ce quil indique (cest--dire une similitude). Mais il nest pas cependant lhomologie quil signale; car son tre distinct de signature seffacerait dans le visage dont il est signe; il est une autre ressemblance, une similitude voisine et dun autre type qui sert reconnatre la premire, mais qui est dcele son tour par une troisime. Toute ressemblance reoit une signature; mais cette signature nest quune forme mitoyenne de la mme ressemblance. Si bien que lensemble des marques fait glisser, sur le cercle des similitudes, un second cercle qui redoublerait exactement et point par point le premier, ntait ce petit dcalage qui fait que le signe de la sympathie rside dans lanalogie, celui de lanalogie dans lmulation, celui de lmulation dans la convenance, qui requiert son tour pour tre reconnue la marque de la sympathie... La signature et ce quelle dsigne sont exactement de mme nature; ils nobissent qu une loi de distribution diffrente; le dcoupage est le mme. Forme signante et forme signe sont des ressemblances, mais d ct. Et cest en cela sans doute que la ressemblance dans le savoir du XVIe sicle est ce quil y a de plus universel; la fois ce quil y a de plus visible, mais quon doit cependant chercher dcouvrir, car cest le plus cach; ce qui dtermine la forme de la connaissance (car on ne connat quen suivant les chemins de la similitude), et ce qui lui garantit la richesse de son contenu (car, ds quon soulve les signes et quon regarde ce quils indiquent, on laisse venir au jour et tinceler dans sa propre lumire la Ressemblance elle-mme). Appelons hermneutique lensemble des connaissances et des techniques qui permettent de faire parler les signes et de dcouvrir leur sens; appelons smiologie lensemble des connaissances et des techniques qui permettent de distinguer o sont les signes, de dfinir ce qui les institue comme signes, de connatre leurs liens et les lois de leur enchanement: le XVIe sicle a superpos smiologie et hermneutique dans la forme de la similitude. Chercher le sens, cest mettre au jour ce qui se ressemble. Chercher la loi des signes, cest dcouvrir les choses qui sont semblables. La grammaire des tres, cest leur exgse. Et le langage quils parlent ne raconte rien dautre que la syntaxe qui les lie. La nature des choses, leur coexistence, lenchanement qui les attache et par quoi elles communiquent, nest pas diffrente de leur ressemblance. Et celle-ci napparat que dans le rseau des signes qui, dun bout lautre, parcourt le monde. La nature est prise dans la mince paisseur qui tient, lune audessus de lautre, smiologie et hermneutique; elle nest mystrieuse et voile, elle ne soffre la

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