LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS

101
LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS Actes de la Journée d’études organisée par Irina Thomières le 3 octobre 2014 Comité de rédaction : Irina TOMIÈRES, Wilfrid ROTGÉ, Jean-Marie MERLE Université Paris Sorbonne, le 25 mai 2015 ©Marc Chagall, Le Cantique des cantiques, III

Transcript of LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS

Page 1: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS

LES MOTS DES SENS LE SENS DES MOTS

Actes de la Journeacutee drsquoeacutetudes

organiseacutee par Irina Thomiegraveres le 3 octobre 2014

Comiteacute de reacutedaction Irina TOMIEgraveRES Wilfrid ROTGEacute Jean-Marie MERLE

Universiteacute Paris ndash Sorbonne le 25 mai 2015

copyMarc Chagall Le Cantique des cantiques III

1

Le but de la Journeacutee eacutetait de reacuteunir et de faire dialoguer des chercheurs speacutecialistes

de diverses langues autour de la repreacutesentation linguistique des pheacutenomegravenes lieacutes agrave la perception notamment la perception auditive (Georges Kleiber Irina Kor-Chahine Steacutephane Viellard) olfactive (Pierre Frath Irina Thomiegraveres) et tactile (Tatiana Bottineau) En outre divers cadres theacuteoriques ont eacuteteacute utiliseacutes rendant ainsi possible une reacuteflexion drsquoune grande richesse ce qui est un atout consideacuterable de la Journeacutee

Georges Kleiber se penche sur la position de bruit et de silence ndashlsquoabsence de bruitrsquo vis-agrave-vis de lrsquoopposition laquo massif ndash comptable raquo Le chercheur deacutegage ainsi un certain nombre de proprieacuteteacutes inattendues pour certaines dentre-elles du nom silence et du nom bruit Il explique par lagrave mecircme certains paradoxes auxquels silence et bruit donnent lieu

Lrsquoarticle drsquoIrina Kor Chahine porte eacutegalement sur le domaine des bruits Lrsquoauteur se consacre aux verbes qui dans leurs emplois premiers deacutesignent les cris et les bruits eacutemis par les repreacutesentants du monde animal au sens large et qui dans leurs emplois secondaires srsquoappliquent eacutegalement aux humains ou encore aux objets et aux eacuteleacutements de la nature

En examinant la phraseacuteologie du mot odeur telle quelle apparaicirct dans un corpus de textes litteacuteraires contemporains de leacutepoque ougrave Marcel Proust reacutedigeait Agrave la recherche du temps perdu ou encore anteacuterieurs Pierre Frath arrive agrave la conclusion suivante Parler et eacutecrire de maniegravere creacuteative cest utiliser la langue en-dehors des phraseacuteologies habituelles mais en en tenant compte pour partager une expeacuterience neuve et originale

Tatiana Bottineau propose un essai de classification des adjectifs russes en ndashist- en recourant agrave des critegraveres agrave la fois seacutemantiques et pragmatiques formels et eacutenonciatifs Elle cherche notamment agrave preacuteciser le rocircle et le statut de lrsquoinstance locutive en charge de la perception sensorielle du monde et de sa repreacutesentation langagiegravere

Martine Dalmas se fixe pour objectif de donner une description syntaxico-seacutemantique des verbes de perception en allemand contemporain et de montrer quau-delagrave de leur diversiteacute on constate des liens entre les domaines perceptifs sappuyant sur les speacutecificiteacutes constructionnelles des verbes concerneacutes

En analysant le verbe slyšatrsquo en russe Steacutephane Viellard constate que ce verbe renvoie agrave une perception indiffeacuterencieacutee globale qui caracteacuterise lrsquoecirctre vivant par opposition aux inanimeacutes La perception se speacutecialise avec les arguments du verbe Cela permet agrave lrsquoauteur drsquoeacutemettre lrsquohypothegravese selon laquelle slyšatrsquo serait un verbe support ne conservant que le segraveme [perception] pour reacutefeacuterer aux sens en fonction de lrsquoobjet de la perception Lauteur compare eacutegalement le verbe slyšatrsquo et le verbe breton klevout klevet qui partagent la mecircme eacutetymologie Il fait ainsi un constat important Si klevout klevet signifie laquo entendre raquo (percevoir par louiumle) ce verbe peut lui aussi avoir le sens de laquo sentir percevoir par lodorat raquo

Enfin Irina Thomiegraveres analyse les noms drsquoodeurs simples et composeacutes en russe Elle essaie de deacutegager les critegraveres pragmatiques qui preacutesident au choix du locuteur entre un nom simple ou un nom composeacute Lauteur propose eacutegalement une classification des noms drsquoodeurs composeacutes (nom drsquoodeur + substantif au geacutenitif dit laquo speacutecifieur raquo) en fonction de la nature seacutemantique du speacutecifieur qui correspond agrave la raison drsquoecirctre de la sensation olfactive exprimeacutee par tel ou tel nom drsquoodeur1

1 Nous remercions Elena Simonato pour la relecture attentive qursquoelle a voulu faire des textes contenus dans ce recueil

2

Tables des matiegraveres

Georges KLEIBER Du silence au(x) bruit(s) p3 Irina KOR CHAHINE Tanja MILOSAVLJEVIC Paulina STOKOSA De la perception auditive au mot fonctionnement des verbes de bruit associeacutes aux animaux dans les langues slaves p19 Pierre FRATH Phraseacuteologie de la perception et creacuteativiteacute linguistique (La description des odeurs chez Proust) p 29 Tatiana BOTTINEAU Les modes de repreacutesentation du monde avec les adjectifs qualificatifs en ndashist- p46 Martine DALMAS Les verbes de perception en allemand quelques cas de reacuteversibiliteacute p63 Steacutephane VIELLARD Russe laquo slyšatrsquo raquo breton laquo klevout raquo confusion de sens ou synestheacutesie p70 Irina THOMIEgraveRES Flagrantes fragrances Les noms drsquoodeurs en russe p85

3

Du silence au(x) bruit(s)

Georges KLEIBER (Universiteacute de Strasbourg amp USIAS)

Introduction

Nous nous proposons drsquoaborder ici la troisiegraveme eacutetape drsquoun parcours dans le monde de

silence et le monde des bruits qui nrsquoeacutepouse pas le traceacute des habituelles enquecirctes lexico-

seacutemantiques Nous nrsquoavons en effet de maniegravere deacutelibeacutereacutee ni emprunteacute les voies classiques

des enquecirctes lexicographiques et lexicologique ni recouru aux meacutethodes de la ou des

linguistiques de corpus Non pas que nous rejetions ce type drsquoapproches Elles nous

paraissent tout agrave fait leacutegitimes et feacutecondes comme en teacutemoignent les reacutesultats foisonnants

obtenus par la seconde dans le domaine du sens lexical Et il est sucircr qursquoelles sont neacutecessaires

agrave toute description dont lrsquoambition est de saisir pleinement la complexiteacute seacutemantique drsquoune

uniteacute lexicale Mais si nous avons choisi un autre chemin crsquoest parce qursquoil nous semblait que

pour des noms comme bruit et silence tout particuliegraverement pour le second dont lrsquoatypiciteacute

semble deacutefier toute clocircture deacutefinitoire un chemin atypique pouvait donner accegraves agrave des

aspects et facettes seacutemantiques de silence et bruit que nrsquoauraient pas forceacutement permis

drsquoatteindre les voies drsquoinvestigation classiques

Notre premiegravere voie drsquoaccegraves (Kleiber 2010) a eacuteteacute lrsquoopposition abstrait concret elle

nous a servi agrave mettre en relief le statut de neacutegation lexicale de silence qui lrsquooppose

asymeacutetriquement agrave lrsquoantonyme bruit Nous avons montreacute que cette position laquo neacutegative raquo

qursquooccupe silence dans le domaine laquo auditif raquo avait une double conseacutequence sur son

fonctionnement Au niveau syntagmatique silence ne se combine pas avec des modificateurs

impliquant la sonoriteacute au niveau paradigmatique il ne donne pas lieu comme bruit agrave des

deacutenominations ou deacutesignations de sous-types laquo auditifs raquo

Nous avons choisi lors de notre deuxiegraveme eacutetape avec Ammar Azouzi (Kleiber et

Azouzi 2011) le syntagme binominal le silence de X dont nous avons eacutetudieacute en deacutetails les

tenants et aboutissants seacutemantiques Cette investigation nous a permis de faire ressortir les

trois modes drsquointerpreacutetation auxquels il donne lieu et par une confrontation avec les

structures correspondantes comportant bruit de mieux cerner les traits qui lrsquoopposent agrave

bruit Elle nous permettra aussi de preacuteciser au deacutebut de cette troisiegraveme eacutetape quel est le sens

de silence que nous retiendrons pour notre analyse

La porte drsquoentreacutee choisie pour cette troisiegraveme eacutetape est lrsquoopposition massif

comptable2 appliqueacutee agrave bruit et agrave silence pris dans le sens de lsquoabsence de bruitrsquo (cf infra) Le

problegraveme que nous essaierons de reacutesoudre est celui de la position de bruit et de silence-

lsquoabsence de bruitrsquo vis-agrave-vis de cette opposition sont-il massifs ou comptables ou encore

massifs et comptables La reacuteponse agrave cette question nous amegravenera comme on le verra agrave 2 Pour une mise au point sur la probleacutematique massif comptable voir le ndeg 183 de Langue franccedilaise (Kleiber 2014 a)

4

deacutegager des dimensions et proprieacuteteacutes inattendues pour certaines drsquoentre-elles du nom

silence mais eacutegalement du nom bruit et agrave expliquer quelques-uns des paradoxes auxquels

silence et bruit donnent lieu

Notre parcours se deacuteroulera en cinq parties qui nous megraveneront de la complexiteacute

seacutemantique de silence agrave la deacutetermination de la nature de sa massiviteacute en passant

successivement par la mise en eacutevidence des problegravemes que pose lrsquoapplication de lrsquoopposition

massif comptable aux noms silence et bruit lrsquoanalyse de lrsquoambivalence intrinsegraveque lsquomassif

comptablersquo de bruit et celle de la monovalence massive de silence Chemin faisant seront mis

en lumiegravere non seulement des aspects ineacutedits de la seacutemantique de silence et de bruit mais

eacutegalement des cocircteacutes geacuteneacuteralement oublieacutes du fonctionnement de lrsquoopposition massif

comptable elle-mecircme

1 En guise drsquoentreacutee en matiegravere silence = lsquoabsence de bruitrsquo

Le sens de silence que nous retiendrons pour notre analyse est celui ougrave il a comme

antonyme bruit et signifie donc lsquoabsence de bruit -i- soit dans un lieu -ii- soit de la part

drsquoune entiteacute animeacutee (ou de certains objets)rsquo Le cas -i- est celui du SN en interpreacutetation

micro-structurelle3

Le silence de la forecirct

Le cas -ii- celui du SN

Le silence du moteur

Le silence du chat de Paul4

Avec -i- crsquoest une relation de localisation qui unit silence agrave forecirct alors que dans -ii- le moteur

apparaicirct non comme un lieu caracteacuteriseacute par le silence mais en quelque sorte comme

laquo lrsquoauteur raquo du silence5 Lrsquointerpreacutetation laquo localisante raquo admet pour glose il nrsquoy a pas de bruit

dans X

Il nrsquoy a pas de bruit dans la forecirct mdashgt le silence de la forecirct

alors que lrsquointerpreacutetation ougrave X apparaicirct comme eacutetant la laquo source raquo du silence se laisse gloser

par X ne fait pas de bruit

Le moteur Le chat Paul ne fait pas de bruit mdashgt le silence du moteur du chat de

Paul

On soulignera que les lexicographes nrsquoont geacuteneacuteralement pas releveacute lrsquointerpreacutetation de

type -ii celle ougrave silence srsquoemploie agrave propos drsquoecirctres humains (et de certains objets cf moteur)

pour signifier lrsquoabsence de bruit de leur part Leur organisation du sens de silence (voir par

exemple le Petit Robert ou Le lexique actif du franccedilais de Melrsquočuk et Polguegravere 2007 412-

3Bartning (1992 1996 et 1998) parle drsquointerpreacutetation prototypique par opposition agrave lrsquointerpreacutetation pragmatique ou discursive des SN binominaux en de 4Le SN le silence de Paul est ouvert agrave lrsquointerpreacutetation lsquoPaul ne fait pas de bruitrsquo et agrave celle ougrave il signifie lsquoPaul ne parle pasrsquo ou lsquoPaul se taitrsquo Seule la premiegravere est pertinente pour notre propos 5Pour un traitement deacutetailleacute des deux situations voir Kleiber et Azzouzi (2011)

5

414) preacutesente en effet agrave cocircteacute du sens technique laquo musical raquo de silence (cf lsquoabsence de son ou

signe musical la repreacutesentantrsquo) qursquoillustre un eacutenonceacute comme

Tu as oublieacute le silence agrave la fin de la troisiegraveme mesure

une opposition entre le silence conccedilu comme laquo absence de son ou de bruit qui caracteacuterise

lrsquoeacutetat drsquoun lieu raquo illustreacute par

Le silence reacutegnait dans la salle

et le silence conccedilu soit comme le fait de ne pas parler

Il ne faut pas parler Le silence est de rigueur

Paul se tut mais son silence ne dura pas longtemps

soit agrave un niveau plus abstrait comme le fait de taire ou de ne pas reacuteveacuteler quelque chose (une

opinion un secret etc)

Le silence du gouvernement alimente les rumeurs

Comme on le voit une telle division ne laisse guegravere de place agrave -ii- crsquoest-agrave-dire au silence drsquoun

X laquo qui ne fait pas de bruit raquo lrsquointerpreacutetation laquo non localisante raquo de silence eacutetant reacuteserveacutee aux

seuls sous-cas de laquo ne pas parler raquo Or comme le montrent les exemples avec moteur ou chat

et celui de Paul dans une de ses interpreacutetations ou encore le SP en silence dans un eacutenonceacute tel

que

Nous marchions en silence (dans le sens de lsquone pas faire de bruitrsquo)

on ne saurait - crsquoest le cas de le dire - passer sous hellip silence lrsquoemploi -ii- Ce qui unit

rappelons-le -i- et -ii- crsquoest leur opposition commune agrave bruit et crsquoest cette opposition

commune agrave bruit qui est agrave lrsquoorigine de notre choix de nous en tenir agrave ce sens du N silence

compris comme lsquoabsence de bruit(s)rsquo Il ne srsquoagit pas de polyseacutemie preacutecisons-le mais de sens

sous-deacutetermineacutes alors qursquoavec lrsquointerpreacutetation lsquone pas parlerrsquo on a bien affaire agrave de la

polyseacutemie et non plus seulement de sous-deacutetermination il srsquoagit bien drsquoun sens diffeacuterent

Lrsquointerpreacutetation drsquoun SN binominal tel que

Le silence du bateau

permet de reacutesumer notre entreacutee en matiegravere Il donne en effet lieu aux trois interpreacutetations

eacutevoqueacutees ci-dessus Il peut se comprendre soit comme

-i- lsquoil nrsquoy a pas de bruit dans le bateaursquo

-ii- lsquole bateau ne fait pas de bruitrsquo

-iii- par meacutetonymie lsquole bateau ne reacutepond pasplusrsquo

Mecircme si nous toucherons agrave lrsquointerpreacutetation -iii- notre propos concernera avant tout comme

annonceacute le sens de silence qui permet les lectures -i- et -ii- agrave savoir silence = lsquoabsence de

bruitrsquo

6

2 De quelques problegravemes

Notre entreprise neacutecessite une justification On peut en effet se demander srsquoil est bien

utile de srsquoarrecircter encore sur le statut comptable ou massif des noms silence et bruit eacutetant

donneacute qursquoil ne semble pas poser de difficulteacutes particuliegraveres

Silence apparaicirct clairement comme eacutetant intrinsegravequement massif Il refuse le pluriel

et les deacuteterminants reacuteveacutelateurs du statut comptable et accepte par contre sans difficulteacute

ceux qui correspondent au statut massif Crsquoest ainsi qursquoil se laisse deacuteterminer par les

marqueurs de la massiviteacute que sont du et un peu de

Vous faites trop de bruit Du silence srsquoil vous plaicirct

Il faut du le silence pour travailler

Vous faites trop de bruit Un peu de silence srsquoil vous plaicirct

mais ne se met pas au pluriel ne srsquoaccorde pas avec lrsquoarticle indeacutefini quand il est non modifieacute

ni avec les deacuteterminants de la pluraliteacute comme des plusieurs quelques adjectifs numeacuteraux

cardinaux etc

Jrsquoaime le silence versus Jrsquoaime les silences

Le silence de la forecirct versus Les silences de la forecirct

Vous faites trop de bruit Un silence srsquoil vous plaicirct

Vous faites trop de bruit Des deux silences srsquoil vous plaicirct

Il faut un des deux plusieurs silence(s) pour travailler

Il existe certes des emplois de silence avec les deacuteterminants indicateurs de la comptabiliteacute

mais ces emplois ne relegravevent plus du sens lsquoabsence de bruitrsquo mais de celui de lsquone pas parlerrsquo

Ils renvoient alors agrave des intervalles ou moments de la chaicircne parleacutee pendant lesquels il nrsquoy a

pas de parole6

Je nrsquoaime pas les silences qui ponctuent le sermon du cureacute sur la chaire

La conversation traicircna entrecoupeacutee de quelques plusieurs trois beaucoup de

silences

Il nrsquoy eut qursquoun seul silence au milieu de son discours

Une preacutecision suppleacutementaire Le fait que les emplois de silence-lsquoabsence de bruitrsquo

avec les deacuteterminants de la comptabiliteacute apparaissent comme deacuteviants interdit par avance

de consideacuterer ceux ougrave il se lie aux deacuteterminants de la massiviteacute comme eacutetant des emplois

laquo seconds raquo deacuteriveacutes par transfert drsquoun emploi premier comptable Crsquoest dire drsquoune autre

maniegravere que silence est un nom intrinsegravequement massif Pour silence lrsquoaffaire semble donc

dans le sac

Elle lrsquoest toutefois un peu moins lorsqursquoon aborde la situation de bruit dans la mesure

ougrave cet antonyme de silence ne se comporte pas tout agrave fait de la mecircme maniegravere que silence Il

6 A raccrocher agrave cet emploi les sens techniques laquo musicaux raquo de silence deacutejagrave eacutevoqueacutes ci-dessus ougrave silence est compris (i) comme lsquoune interruption des sons au milieu de la chaicircne musicalersquo et (ii) comme les signes de notation musicale repreacutesentant (i) (voir supra)

7

paraicirct certes lui aussi intrinsegravequement massif comme en teacutemoignent ses affiniteacutes avec les

deacuteterminants de la massiviteacute du un peu de peu de + N (singulier) beaucoup de + N

(singulier)

Il y a du un peu de peu de beaucoup de bruit dans le dortoir

Il ne semble en effet guegravere neacutecessaire de recourir agrave une laquo machine raquo de transfert pour

expliquer de tels emplois Par contre chose plus curieuse contrairement agrave silence (cf supra)

il ne regimbe nullement agrave se combiner dans la mecircme situation avec les deacuteterminants

reacuteveacutelateurs de la comptabiliteacute Il accepte dans difficulteacute crsquoest-agrave-dire sans laquo coup de force raquo

interpreacutetatif un des plusieurs peu de + N (pluriel) beaucoup de + N (pluriel) ce qui donne agrave

croire qursquoil est aussi intrinsegravequement comptable

Il y a un bruit dans le dortoir qui mrsquoempecircche de dormir

Il y a beaucoup de bruits dans la rue

Les bruits de la forecirct

Il srsquoensuit deux questions Premiegraverement comment bruit peut-il ecirctre agrave la fois

intrinsegravequement massif et intrinsegravequement comptable Deuxiegravemement comment expliquer

qursquoil nrsquoen va pas de mecircme pour son antonyme silence

Il y a une autre raison encore qui pousse agrave ne pas refermer le dossier La divergence

que lrsquoon observe entre silence et bruit face agrave lrsquoopposition massif comptable pousse agrave se

pencher de plus pregraves sur la massiviteacute intrinsegraveque de silence Il ne suffit en effet pas de dire

que silence est un nom massif Il faut encore preacuteciser en quoi consiste sa massiviteacute Comme il

ne srsquoagit manifestement pas drsquoun nom de matiegravere la chose est moins facile qursquoil nrsquoy paraicirct

Elle est drsquoautant plus deacutelicate que lrsquoorigine de la massiviteacute de silence ne semble pas ecirctre la

mecircme que celle de la massiviteacute de lrsquoantonyme bruit ce qui agrave nouveau pose problegraveme

Il y a enfin une troisiegraveme raison comment rendre compte de lrsquoapparition obligatoire

de lrsquoarticle indeacutefini lorsque silence se trouve accompagneacute drsquoun modificateur

Il faut du silence pour travailler

Il faut un silence pour travailler

Il faut un silence total de moine pour travailler

Il faut du silence total de moine pour travailler

Un silence reacutegnait dans la forecirct

Un silence absolu inquieacutetant de mort reacutegnait dans la forecirct

Toutes ces questions on le voit invitent agrave remettre lrsquoouvrage sur le meacutetier et agrave voir de

plus pregraves comment silence et bruit se comportent sur les terres du massif comptable

Toutes ne seront toutefois pas abordeacutees ici Nous traiterons celle qui concerne le caractegravere

intrinsegravequement mixte (massif comptable) de bruit et celle qui pose le problegraveme de

lrsquoidentification de la massiviteacute de silence Celle qui se rapporte agrave lrsquoapparition du deacuteterminant

un en cas drsquoexpansion de silence ne sera pas prise en compte ici parce que nous lrsquoavons deacutejagrave

8

traiteacutee en partie ailleurs (Kleiber 2014 b) en eacutetudiant le comportement des noms de

proprieacuteteacutes modifieacutes

Nous commencerons par le premier problegraveme celui qui a trait agrave la double nature de

bruit agrave la fois intrinsegravequement massif et comptable face au mono-statut massif de silence

Comment bruit peut-il ecirctre agrave la fois massif et comptable

3 Bruit massif et bruits comptables

Si lrsquoon peut entendre du bruit comme des bruits sans supposer une opeacuteration de

transfert de lrsquoun agrave lrsquoautre crsquoest parce que la massiviteacute et la comptabiliteacute sont lieacutees au nom

bruit de maniegravere inheacuterente comme elles le sont agrave un nom tel que pain (cf Jrsquoai acheteacute du pain

versus Jrsquoai acheteacute un pain) Ce double statut intrinsegraveque du nom bruit agrave la fois comptable et

massif nrsquoest toutefois pas le mecircme que celui du nom pain

Avec pain la massiviteacute (du pain) et la comptabiliteacute (un pain) srsquoopposent sur le mecircme

niveau celui du formatage de leurs occurrences Lrsquoemploi du massif dans Jrsquoai acheteacute du pain

par exemple renvoie agrave une occurrence de pain qui nrsquoa pas de limites ou de bornes

intrinsegraveques crsquoest la situation drsquooccurrence7 (cf jrsquoai acheteacute hellip) qui en limitant la quantiteacute de

pain creacutee en mecircme temps lrsquooccurrence de pain Un pain par contre renvoie agrave une

occurrence de pain preacutesenteacutee comme ayant des limites inheacuterentes crsquoest-agrave-dire preacutesenteacutee

comme deacutejagrave constitueacutee ou conditionneacutee en occurrence indeacutependamment de la situation dans

laquelle elle se manifeste Ce nrsquoest pas le fait drsquoacheter un pain qui laquo forme raquo lrsquooccurrence de

pain acheteacutee Crsquoest ce formatage intrinsegraveque qui permet de compter combien de pains il y a

dans une situation drsquooccurrence (dans lrsquoexemple citeacute combien de pains jrsquoai acheteacutes) On voit

ainsi qursquoavec du pain un pain on ne change pas de niveau lorsqursquoon passe du massif au

comptable On reste dans les deux cas au niveau du formatage des occurrences avec un pain

le formatage est preacuteconstitueacute mdashce nrsquoest que le nombre drsquouniteacutes de pains que deacutelimite la

situation drsquooccurrencemdash alors qursquoavec du pain il nrsquoy a pas de tel preacuteconditionnement

occurrentiel crsquoest la situation drsquooccurrence elle-mecircme qui en limitant la quantiteacute de pain

porte agrave lrsquoexistence une occurrence massive de pain8

Avec du bruit des bruits il nrsquoen va plus de mecircme Le massif du bruit marque

lrsquoabsence de deacutelimitation pour lrsquointensiteacute de lrsquooccurrence de bruit Qursquoil srsquoagit bien de la

dimension lsquointensiteacutersquo est prouveacute par lrsquointerpreacutetation des SN beaucoup de bruit peu de bruit et

un peu de bruit

7 Pour plus de deacutetails sur les notions drsquooccurrence et de situation drsquooccurrence voir Kleiber (2011 a et b 2012 a 2013 a 2014 c et d et 2015) 8 Preacutecisons que si elle creacutee par la limitation quantitative apporteacutee lrsquooccurrence drsquoun nom concret massif la situation drsquooccurrence ne deacutelimite pas elle-mecircme les bornes preacutecises et donc la forme exacte que preacutesente lrsquooccurrence celle-ci peut ecirctre tregraves variable (cf une tranche de pain une mie de pain un morceau de pain etc) et peut ecirctre discontinue crsquoest-agrave-dire constitueacutee de laquo parties raquo seacutepareacutees (du pain dans jrsquoai acheteacute du pain peut renvoyer agrave une baguette + deux miches + un demi-pain long etc)

9

Il y avait beaucoup de peu de un peu de bruit dans la salle

Si le comptable un bruit des bruits plusieurs bruits srsquoopposait sur la mecircme dimension de

lrsquointensiteacute agrave du bruit massif il devrait marquer une deacutetermination du degreacute drsquointensiteacute laisseacute

non deacutetermineacute par le massif du bruit Ce nrsquoest eacutevidemment pas cela qui est mis en jeu par des

SN tels que un bruit des bruits plusieurs bruits etc Ce qui se trouve compteacute ce nrsquoest pas le

nombre de degreacutes drsquointensiteacute sonore drsquoun bruit mais le nombre de varieacuteteacutes ou de sortes de

bruits Il srsquoagit donc drsquoune comptabiliteacute qualitative qui repose sur lrsquoexistence de types de

bruits qui peuvent se manifester dans une situation drsquooccurrence On retrouve semblable

comptabiliteacute avec drsquoautres noms soit sans transfert crsquoest-agrave-dire intrinsegravequement comme

avec sentiment odeur couleur etc soit avec transfert mdash on fait intervenir alors le trieur

universel de Bunt (1985) (cf Jrsquoai goucircteacute trois vins = lsquojrsquoai goucircteacute trois types de vinsrsquo) Bruit

comptable relegraveve du premier type il renvoie intrinsegravequement agrave une reacutepartition en sous-

cateacutegories de bruits ce qui donne lieu agrave une opposition massif comptable tout agrave fait

particuliegravere puisque comme nous venons de le voir elle ne srsquoeffectue pas sur la mecircme

dimension comme pour pain Le massif est pertinent au niveau de lrsquointensiteacute la comptabiliteacute

lrsquoest au niveau de la division en sous-espegraveces de bruits La comptabiliteacute de bruit nrsquoexclut ainsi

pas sa massiviteacute puisque celle-ci est drsquoun ordre diffeacuterent si jrsquoentends des bruits ils peuvent

ecirctre forts faibles etc Srsquoils sont borneacutes qualitativement ils ne le sont pas du point de vue de

lrsquointensiteacute La question que soulegraveve le double statut de bruit est donc reacutegleacute mais cette

solution srsquoaccompagne drsquoun reacutesultat suppleacutementaire la mise en eacutevidence drsquoun cas de figure

sur laquelle la litteacuterature consacreacutee agrave lrsquoopposition massif comptable ne srsquoest guegravere pencheacutee

celui de lrsquoexistence de noms qui sont de maniegravere inheacuterente comptables et massifs mais sur

des plans diffeacuterents

4 Pourquoi silence nrsquoest pas comptable comme bruit

Reste agrave expliquer pourquoi silence bien qursquoantonyme de bruit ne preacutesente pas cette

ambivalence qui caracteacuterise bruit Pourquoi silence ne connaicirct-il pas une comptabiliteacute9

varieacutetale semblable agrave celle de bruit La raison en reacuteside dans lrsquoasymeacutetrie qui caracteacuterise la

relation bruit ndash silence Bruit suppose une perception auditive qui donne lieu agrave une possible

distinction des stimuli sonores perccedilus Bruit implique donc lrsquoexistence de sous-cateacutegories ou

varieacuteteacutes de bruits Son sens mecircme tout comme celui drsquoodeur (Kleiber 2011 b 2012 b 2013

b et c)10 comme en teacutemoignent drsquoune part lrsquoexistence drsquoun grand nombre drsquohyponymes

crsquoest-agrave-dire celle de veacuteritables noms de bruits et drsquoautre part celle de la construction bruit +

9 Rappelons qursquoavec le sens de lsquone pas parlerrsquo il peut ecirctre comptable mais non pour compter des types de silence mais des moments ou intervalles de silence 10 Odeur se diffeacuterencie de bruit en ce qursquoil nrsquoa quasiment pas drsquohyponymes crsquoest-agrave-dire des noms drsquoodeurs

10

de + N (agrave N non deacutetermineacute) qui sert agrave identifier le type de bruit eacutemis comme du cocircteacute des

odeurs le syntagme odeur de N permet drsquoidentifier lrsquoodeur ressentie11

Il nrsquoen va eacutevidemment pas ainsi pour silence Comme il marque fondamentalement

lrsquoabsence de perception auditive il nrsquooffre pas matiegravere agrave distinction auditive comme le fait

bruit Partant il ne peut avoir cette comptabiliteacute de sous-cateacutegories intrinsegravequement

attacheacutee agrave bruit De lagrave provient lrsquoabsence drsquohyponymes de silence similaires aux hyponymes

de bruit il nrsquoy a ainsi pas de noms de silence comme il y a des noms de bruits12 Et il nrsquoy a

pas non plus de constructions cateacutegorisantes N1 de N213 qui seraient identificatrices drsquoun

type de silence comme il y en a pour bruit (et pour odeur)

Un silence de voiture

Un bruit de voiture (qui deacutemarre qui freine deacuterape)

Une odeur de rose

Conseacutequence de cette absence de sous-cateacutegories de silence la difficulteacute de se combiner

avec des indicateurs comme une sorte de

Il y a diffeacuterentes sortes de silence

Il y a diffeacuterentes sortes de bruits

et celle drsquoavoir face agrave un syntagme binominal en de comportant bruit au pluriel un syntagme

eacutequivalent comportant silence

Les bruits de la forecirct

Les silences de la forecirct14

Le silence de la forecirct

Crsquoest pour la mecircme raison qursquoil est impossible de srsquointerroger sur le laquo type raquo la laquo varieacuteteacute raquo ou

encore la laquo nature raquo du silence comme on peut le faire agrave propos du bruit Face agrave quel bruit

lrsquointerrogation quel silence en interpreacutetation taxinomique ne semble ainsi guegravere

approprieacutee

Quel bruit (= quel type de bruit)

Quel silence (= quel type de silence)

11 Pour les odeurs nous avons appeleacute ce type de construction construction de cateacutegorisation des odeurs (CCO) (Kleiber 2013 b et c) 12 Le Petit Robert donne toute une seacuterie de laquo mots deacutesignant des bruits raquo bourdonnement brouhaha bruissement chuintement clapotis claquement cliquetis craquement creacutepitement etc 13 On a bien des SN binominaux comme un silence de mort ou un silence de catheacutedrale mais il ne srsquoagit pas de veacuteritables sous-cateacutegories de silence mais drsquoemplois intensifs (voir ci-dessous) un silence de mort signifie que rien ne bouge et ne fait donc de bruit comme si tout eacutetait mort et un silence de catheacutedrale que le silence est comme celui drsquoune catheacutedrale 14 Uniquement deacuteviant en interpreacutetation prototypique (Bartning 1992 et 1996) crsquoest-agrave-dire en interpreacutetation micro-structurelle ougrave le SN binominal N1 de N2 srsquointerpregravete agrave partir des seuls traits inheacuterents de N1 et de N2 En interpreacutetation macro-structurelle ou pragmatique ou encore discursive selon les termes de Bartning le pluriel est bien entendu possible puisqursquoil peut alors ecirctre justifieacute par des informations exteacuterieures

11

Se reacutevegravelent aussi incongrues des interrogations similaires portant sur la laquo nature raquo du

silence Crsquoest quoi comme silence

Crsquoest quoi comme bruit

Crsquoest un silence de quoi

Crsquoest un bruit de quoi

Quel est ce silence 15

Quel est ce bruit

Le constat qursquoil nrsquoy a pas de construction de cateacutegorisation N1 de N2 semblable agrave celle

que connaissent les bruits et les odeurs deacutebouche sur la mise en relief drsquoune autre

caracteacuteristique de silence par rapport agrave bruit Dans les constructions un bruit de voiture (qui

deacutemarre) et une odeur de rose lrsquoeacuteleacutement reacutegi par la preacuteposition nrsquoest un speacutecificateur

cateacutegoriel que parce qursquoil passe ou peut passer pour ecirctre la source drsquoun bruit ou drsquoune odeur

caracteacuteristique

Une voiture qui deacutemarre a un bruit caracteacuteristique

Les roses ont une odeur caracteacuteristique

Il faudrait preacuteciser les contraintes qui pegravesent sur ces constructions de cateacutegorisation et

insister sur la distinction mdash habituellement neacutegligeacutee mdash qursquoil y a agrave faire entre source

geacuteneacuterique et source effective du bruit particulier ou de lrsquoodeur particuliegravere perccedilus (voir

Kleiber 2012 b 2013 b et c et Kleiber et Vuillaume 20011) Mais nous ne nous

deacutevelopperons pas ici cet aspect des choses Ce qui nous retiendra par contre crsquoest le fait

que lrsquoimpossibiliteacute pour silence de srsquointeacutegrer dans de telles constructions de cateacutegorisation

non seulement montre qursquoil nrsquoy a pas de sous-cateacutegories de silence mais met en eacutevidence

une autre asymeacutetrie entre bruit et silence contrairement aux bruits (et aux odeurs) le

silence nrsquoa pas de source Alors qursquoil y a toujours quelque chose ou quelqursquoun qui fait du bruit

il nrsquoy a pas quelqursquoun ou quelque chose qui laquo fait raquo silence16 Ceci signifie que bruit mais non

silence renvoie agrave un pheacutenomegravene seacutemiotiquement indexical Semblable agrave la fumeacutee qui est un

indice de lrsquoexistence drsquoun feu qui en est la cause ou au tonnerre qui indique qursquoil y a eu un

eacuteclair ou encore agrave une odeur qui signale lrsquoexistence de quelque chose qui laquo sent raquo le bruit ou

les bruits sont des indices ou encore des symptocircmes de ce qursquoil y a quelqursquoun ou quelque

chose qui fait (volontairement ou involontairement) des mouvements qui font naicirctre le ou

les bruits

Trois points sont agrave preacuteciser pour eacuteviter tout malentendu Premiegraverement la laquo cause raquo du

bruit ou des bruits nrsquoest pas la chose ou la personne qui fait du bruit mais crsquoest le laquo faire raquo de

la chose ou de la personne crsquoest-agrave-dire ce que nous appelons par commoditeacute le mouvement

que fait X qui est agrave lrsquoorigine du ou des bruits Crsquoest la raison pour laquelle dans la

15 Possible avec lrsquointerpreacutetation que signifie ce silence 16 Preacutecisons deux choses il ne srsquoagit ni du sens de silence = laquo se taire raquo ni bien entendu de lrsquoexpression X faire silence (ougrave quelqursquoun obtient que drsquoautres cesses de faire du bruit ou de parler)

12

construction de cateacutegorisation un bruit de N il faut preacuteciser bien souvent par un preacutedicat

modificateur de N quel est le laquo mouvement raquo en question opeacutereacute par N Un N qui ne laquo bouge raquo

pas nrsquoa normalement pas de bruit Ainsi

Un bruit de voiture

suppose au moins que le moteur est en marche Une voiture au repos au garage ne fait

eacutevidemment pas de bruit Et si lrsquoon entend preacuteciser le type de bruit selon le type de

laquo mouvement raquo effectueacute il faut expliciter le mouvement en question (cf ci-dessus une voiture

qui deacuterape freine etc) Si diffeacuterents bruits sont possibles pour un mecircme laquo auteur raquo il est

souvent neacutecessaire de preacuteciser quel est le mouvement responsable du bruit en question la

mention seule de lrsquoauteur srsquoaveacuterant insuffisante Ainsi a-t-on difficilement

Un bruit drsquoeau17

mais plus facilement des SN avec des expansions qui parce qursquoils lient laquo mouvement raquo et

bruit produits apportent la speacutecification exigeacutee

Un bruit drsquoeau qui clapote qui ruisselle goutte

Le deuxiegraveme point est qursquoil nrsquoest pas neacutecessaire de voir quel le mouvement de X auquel

est rattacheacute indexicalement le bruit perccedilu La notion seacutemiotique drsquoindex srsquoapplique

preacuteciseacutement aux cas ougrave lrsquoobjet qui est signifieacute indexicalement par le signe indexical nrsquoest pas

immeacutediatement perceptible18 dans les cas donc ougrave lrsquoindex ou symptocircme reacutevegravele une entiteacute

(ou un pheacutenomegravene) cacheacute non directement accessible comme lrsquoillustre clairement le

pheacutenomegravene de la fiegravevre qui est le symptocircme drsquoun eacutetat non normal19 Le point important est

qursquoune telle relation autorise le deacutetachement du bruit par rapport agrave sa source on peut

percevoir le bruit deacutetacheacute de la source (mouvement de X) qui lrsquoa produit Avec le silence

nulle deacutependance ontologique et nul deacutetachement par rapport agrave une source

Troisiegraveme et dernier point le fait que bruit renvoie agrave un pheacutenomegravene indexical ne

signifie pas que bruit est lui-mecircme indexical Bruit est semblable en cela agrave fumeacutee tonnerre ou

odeur mecircme srsquoil deacutenote un pheacutenomegravene indexical il nrsquoest seacutemantiquement pas un signe

linguistique indexical Comme les noms fumeacutee tonnerre et odeur il a un sens symbolique

mais qui renvoie agrave une entiteacute agrave savoir le bruit qui lui est une entiteacute indexicale en ce qursquoil est

produit par un mouvement fait par un X Lagrave on le voit bruit retrouve son compegravere silence

qui bien entendu est aussi un signe symbolique et non indexical

5 Quelle est la massiviteacute de silence

La deuxiegraveme difficulteacute que nous avons releveacutee ci-dessus a trait agrave la deacutetermination de la

massiviteacute de silence Geacuteneacuteralement on ne srsquoarrecircte guegravere sur ce problegraveme parce que les noms

17 A noter qursquoon a fort bien le SN Le bruit de lrsquoeau ce qui met en relief le rocircle que jouent les constructions de cateacutegorisation du type N1 de N2 18 Voir ici les interjections et lrsquoexclamation en geacuteneacuteral qui sont le signe indexical drsquoune eacutemotion qursquoon ne perccediloit pas directement (Kleiber 2006) 19 Voir aussi le tonnerre ougrave bien souvent on nrsquoa pas perccedilu lrsquoeacuteclair qui le preacutecegravede

13

qui servent drsquoillustration agrave lrsquoopposition massif comptable sont des noms concrets mateacuteriels

(cf sable eau vin vs chien veacutelo arbre etc) qui en tant que tels donnent lieu agrave une massiviteacute

ou comptabiliteacute qui est transparente si sable est massif alors que chien est comptable crsquoest

parce qursquoune occurrence de sable nrsquoa pas de forme intrinsegraveque tandis qursquoune occurrence de

chien en a une Avec des noms non concrets dans le sens de laquo non mateacuteriels raquo les choses ne

sont pas aussi simples lrsquoabsence de substance rendant les choses un peu plus deacutelicates Nous

avons vu que pour bruit la massiviteacute reacutesidait dans lrsquoabsence de limites pour lrsquointensiteacute

sonore On srsquoattendrait donc agrave ce qursquoil en aille de mecircme pour son antonyme silence eacutetant

donneacute qursquoil se place dans le champ de la perception auditive Mais lagrave encore il nrsquoen va pas

tout agrave fait ainsi

La situation est il faut bien le reconnaicirctre complexe La raison en est la quasi-absence

de dimensions intrinsegraveques de silence Contrairement agrave bruit auquel srsquoattache lrsquoeacuteventail des

dimensions qui srsquoattachent aux sons et qui permettent de les distinguer silence ne reacutepond

pas agrave de semblables distinctions qualitatives puisqursquoil repreacutesente lrsquoabsence de bruit et donc

aussi lrsquoabsence de ces dimensions distinctives

Lrsquohypothegravese de lrsquointensiteacute peut malgreacute tout ecirctre envisageacutee Le fait que silence soit

lrsquoantonyme de bruit peut en effet inciter agrave attribuer eacutegalement agrave silence une indeacutetermination

drsquointensiteacute Contribuent agrave cette ideacutee lrsquoexistence de qualificatifs laquo intensifs raquo comme un silence

absolu complet total qui servent agrave exprimer qursquoil nrsquoy a pas de bruit du tout et lrsquoemploi de un

peu de silence pour signifier lsquoun peu moins de bruitrsquo Mais cela nrsquoest pas suffisant pour

assigner agrave silence une massiviteacute drsquointensiteacute On notera en premier lieu que un peu de silence

peut agrave cocircteacute de lsquoun peu moins de bruitrsquo aussi signifier lsquoun (court) moment de silencersquo mdash nous

y reviendrons ci-dessous mdash ce qui tire alors la massiviteacute du cocircteacute temporel En deuxiegraveme lieu

on soulignera que un silence absolu complet total et un peu de silence (dans le sens

drsquointensiteacute) reacutepondent en fait agrave un modegravele de quantification fondeacute sur celui de bruit

un silence absolu complet total = lsquoil nrsquoy a pas de bruit du toutrsquo

un peu de silence = lsquoun peu moins de bruitrsquo

Fait significatif la deacutetermination de silence par beaucoup de est tregraves rare alors qursquoelle est

tregraves freacutequente avec bruit Il en va de mecircme pour lrsquoexclamatif que de N qui nrsquoest possible

qursquoavec bruit

Que de silence

Que de bruit

alors que lrsquoexclamatif qualitatif Quel N convient aux deux

Quel silence

Quel bruit 20

20 Ce qui tend agrave montrer que Que de N et Quel N ne se confondent pas totalement lorsqursquoil srsquoagit de noms non concrets

14

Ces trois observations fragilisent lrsquohypothegravese drsquoune massiviteacute par la non saturation de

lrsquointensiteacute Celle-ci est rendue drsquoautant plus difficile que la notion de silence en tant

qursquoabsence de bruit est a priori eacuteloigneacutee de toute gradation srsquoil y a du bruit il nrsquoy a pas de

silence et srsquoil y a du silence il nrsquoy a pas de bruit On comprend du coup que lorsque le haut

degreacute srsquoinstalle avec lrsquoemploi des intensifs absolu complet et total (cf supra) crsquoest par

lrsquointermeacutediaire du gradatif bruit srsquoil ne peut y avoir theacuteoriquement plus ou moins de silence

il peut y avoir par contre plus ou moins de bruit et donc pas de bruit du tout crsquoest-agrave-dire un

silence absolu ou total Ce nrsquoest pas pour autant que silence est un nom massif agrave intensiteacute

indeacutetermineacutee

La piste temporelle eacutevoqueacutee ci-dessus semble en effet beaucoup plus pertinente elle

conduit agrave interpreacuteter la massiviteacute de silence comme une indeacutetermination de la dureacutee et agrave

postuler donc le temps comme eacutetant la dimension sur laquelle elle coulisse Crsquoest dire que du

silence reacutepond agrave une dureacutee indeacutetermineacutee de silence

Ce qui explique le caractegravere temporel de la massiviteacute de silence reacuteside dans la relation

asymeacutetrique qursquoil entretient avec bruit crsquoest le silence qui se trouve interrompu ou briseacute par

le bruit ou les bruits et non lrsquoinverse crsquoest-agrave-dire ce nrsquoest pas le bruit qui se trouve

appreacutehendeacute comme eacutetant briseacute ou coupeacute par le silence Le silence est en effet consideacutereacute

comme un eacutetat qui dure tant qursquoil nrsquoy a pas de bruit alors que le ou les bruits ne sont pas

appreacutehendeacutes comme eacutetant des dureacutees sonores que vient couper le silence21 La dureacutee est

ainsi une dimension basique du silence dimension sans laquelle il nrsquoexisterait pas et qui ne

se trouve pas intrinsegravequement borneacutee Il nrsquoy a en effet pas drsquointervalle de silence preacuteformateacute

crsquoest-agrave-dire drsquouniteacutes de silence conccedilues comme borneacutees a priori puisque seul le bruit ou les

bruits viennent briser de maniegravere contingente le silence et peuvent ainsi former des

intervalles espaces ou laquo morceaux raquo de silence eacutegalement contingents crsquoest-agrave-dire non

preacuteconstruits mais deacutelimiteacutes par la situation drsquooccurrence22

On rappellera drsquoabord en faveur de notre analyse que lrsquointerpreacutetation de un peu de

silence nrsquoest pas forceacutement intensive mais peut correspondre agrave lsquoun [court] moment de

silencersquo23 Comme un peu de est un reacuteveacutelateur du massif (Hilgert 2014) cette interpreacutetation

de un peu de silence est un argument non neacutegligeable pour reconnaicirctre agrave silence une

massiviteacute de nature temporelle Mais il y a un argument qui est beaucoup plus fort crsquoest celui

que constitue le type de substantifs quantificateurs (Benninger 1999) que peut prendre

silence pour apparaicirctre sous lrsquohabit drsquouniteacute Ces substantifs lorsqursquoils srsquoappliquent aux noms

21 Sauf bien entendu dans le sens de silence = lsquone pas parlerrsquo ougrave les silences viennent interrompre non pas le ou les bruits mais le cours de la chaicircne parleacutee 22 On soulignera une nouvelle fois que crsquoest juste le contraire avec lrsquoemploi de silence dans le sens de lsquone pas parlerrsquo emploi ougrave le silence peut srsquoinstaller comme le bruit le fait dans le silence dans la chaicircne discursive et donner ainsi lieu agrave des uniteacutes preacuteconstitueacutees de silence pouvant donc ecirctre compteacutees Dabs ce cas ce nrsquoest pas la parole qui rompt le silence mais le silence qui interrompt la parole 23 Il peut sans doute aussi correspondre agrave une interpreacutetation mecirclant les deux sens

15

massifs24 ont pour rocircle de borner les entiteacutes massives (Van de Velde 1995 et Benninger

1999) en speacutecifiant ou la forme (une goutte drsquoeau) ou la laquo quantiteacute raquo de lrsquooccurrence massive

agrave laquelle on les applique soit directement par un nom de mesure (un litre drsquoeau) soit

indirectement (un verre drsquoeau) Ils permettent donc mdash et crsquoest lagrave ce qui les rend preacutecieux mdash

de reacuteveacuteler par leur sens propre en quoi consiste la massiviteacute de lrsquoentiteacute massive agrave laquelle ils

srsquoappliquent Pour silence il srsquoagit de substantifs temporels qui parce qursquoils apportent des

bornes agrave la dureacutee de lrsquooccurrence de silence mettent en eacutevidence que la dimension massive

de silence qui se trouve borneacutee est bien celle du temps On aura ainsi un moment de silence ou

avec des noms de mesure de temps une minute une heure de silence Le point important est

que bruit mecircme srsquoil srsquoinscrit dans le temps accepte difficilement ce type de substantif

quantificateur La quantification temporelle preacutecise par une minute une heure ne lui est

certes pas inconnue mais elle est beaucoup moins naturelle qursquoavec silence comme le

montre lrsquoopposition entre les eacutenonceacutes suivants

Jrsquoaime les heures de silence qursquooffre la nuit

Je deacuteteste les heures de bruit que nous reacuteserve la grande ville

et bien souvent construite sur le modegravele de silence comme une minute de bruit que lrsquoon voit

apparaicirctre ccedilagrave et lagrave dans des manifestations en eacutecho ludique et contestataire agrave la

traditionnelle et commeacutemorative minute de silence On notera surtout en faveur de notre

hypothegravese que bruit ne paraicirct pas srsquoaccommoder de un moment de A la place de

() Il y eut un moment de bruit

crsquoest plutocirct le syntagme preacutepositionnel pendant un moment que lrsquoon trouve

Il y eut du bruit pendant un moment

ce qui tend agrave montrer drsquoune autre maniegravere que la massiviteacute de bruit nrsquoest pas drsquoordre

temporel comme celle de silence et ce qui ouvre en mecircme temps un autre deacutebat celui du

placement de bruit parmi les noms drsquoeacuteveacutenement25 avec comme conseacutequence une opposition

drsquoordre aspect lexical agrave un silence qui eacutevoluerait plutocirct dans la classe des noms drsquoeacutetats Cette

opposition bruit-nom drsquoeacuteveacutenement vs silence-nom drsquoeacutetat est-elle fondeacutee On trouvera chez

Kokochkina (2012) agrave propos du mot russe tišina (silence) une vue diffeacuterente originale

parce que lrsquoauteur considegravere que silence est eacutegalement aussi paradoxal que cela puisse

paraicirctre un nom drsquoeacuteveacutenement laquo (hellip) dans la langue le silence est vu comme un eacuteveacutenement

sonore et se rapporte agrave ce titre agrave ce qui est consideacutereacute intuitivement comme eacutetant une

sensation sonore raquo (Kokochkina 2012 323) Qursquoen est-il exactement pour le franccedilais Crsquoest

lagrave un deacutebat que nous ne poursuivrons pas aujourdrsquohui car le moment est venu de conclure

24 Ils peuvent aussi srsquoappliquer agrave des noms comptables (cf une flopeacutee de voitures un tas de voitures rouilleacutees etc) 25 Voir Gross et Kiefer (1995) Buvet et Blanco (2000) Vivegraves (2000) Dupuy-Engelhardt (2002) Gross (2012) etc

16

Pour conclure

En mecircme temps qursquoelle nous a permis drsquoapporter de nouvelles connaissances sur

lrsquoopposition massif comptable elle-mecircme surtout sur la variation des dimensions

responsables du trait massif ou comptable notre enquecircte a mis au clair plusieurs points

eacutenigmatiques de la seacutemantique de silence et de bruit en relation avec lrsquoopposition massif

comptable le statut double (massif comptable) inheacuterent de bruit la monovalence massive

de silence-lsquoabsence de bruitrsquo et la diffeacuterence de massiviteacute entre silence et bruit A plusieurs

endroits nous avons eacuteteacute ameneacute agrave sortir du cadre de notre analyse et agrave planter des questions-

balises pour de futures peacutereacutegrinations Avis donc aux amateurs de silence et de bruit(s) hellip

Bibliographie

1) Bartning I 1992 laquo La preacuteposition de et les interpreacutetations possibles du SN complexe

Essai drsquoapproche cognitive raquo Lexique 11 pp 163-191

2) Bartning I 1996 laquo Eleacutements pour une typologie des SN complexes en de en

franccedilais raquo Langue franccedilaise 109 pp 29-43

3) Benninger C 1999 De la quantiteacute aux substantifs quantificateurs Paris Klincksieck

4) Bunt HC 1985 Mass Terms and Model-Theoretic Semantics Cambridge Cambridge

University Press

5) Buvet P-A Blanco X 2000 laquo De lrsquoanalyse syntactico-seacutemantique du lexique agrave la

traduction automatique raquo BULAG 25 pp 69-87

6) Dupuy-Engelhardt H 2002 laquo Lrsquoidentiteacute cateacutegorielle du lexique allemand et franccedilais

de lrsquoaudible raquo in Dupuy-Engelhardt H et Montibus M-J (eacuteds) Parties du discours

seacutemantique perception cognition - Le domaine de lrsquoaudible Actes drsquoEUROSEM 2000

Reims Presses Universitaires de Reims 89-119 pp 11-34

7) Fasciolo M Lammert M 2014 laquo Connaissance directe et typologie nominale

comment les noms de couleurs et de bruits sont-ils deacutefinis raquo Travaux de linguistique

69 pp 91-109

8) Gross G 2012 Manuel drsquoanalyse linguistique Villeneuve drsquoAscq Presses

Universitaires du Septentrion

9) Gross G Kiefer F 1995 laquo La structure eacuteveacutenemetielle des substantifs raquo Folia

Linguistica 29 1 2 pp 43-65

10) Hilgert E 2014 laquo Un reacuteveacutelateur de massiviteacute lrsquoeacutenigmatique un peu de raquo Langue

Franccedilaise 183 pp 101-116

11) Kleiber G 2006 laquo Sur la seacutemiotique de lrsquointerjection raquo Langages 161 pp 9-23

12) Kleiber G 2010 laquo En quecircte de Enquecircte sur silence raquo in Gornikiewicz J Grzmil-

Tylutki H et Piechnik I (eacuteds) En quecircte de sens Etudes deacutedieacutees agrave Marcela

Swiatkowska Wydawnictwo Uniwersytetu Jagellonskiego Krakow pp 276-285

17

13) Kleiber G 2011 a laquo Types de noms le problegraveme des occurrences raquo Cahiers de

lexicologie 99 2 pp 49-69

14) Kleiber G 2011 b laquo Odeurs problegravemes drsquooccurrence raquo in Corminboeuf G et

Beacuteguelin M-J (eacuteds) Du systegraveme linguistique aux actions langagiegraveres Meacutelanges en

lrsquohonneur drsquoAlain Berrendonner Bruxelles De Boeck pp 301-313

15) Kleiber G 2012 a laquo Occurrences massives et occurrences comptables quelques

observations raquo in Dutka-Mankowska A Kieliszczyk A et Pilecka E (eacuteds)

Grammaticis Unitis Meacutelanges offerts agrave Bohdan Krzysztof Bogacki Varsovie

Wydawnictwa Uniwerssytetu Warszawskiego pp 199-207

16) Kleiber G 2012 b laquo De la deacutenomination agrave la deacutesignation le paradoxe ontologico-

deacutenominatif des odeurs raquo Langue Franccedilaise 174 pp 46-58

17) Kleiber G 2013 a laquo Lrsquoopposition Nom comptable Nom massif et la notion

drsquooccurrence raquo Cahiers de lexicologie 103 2 pp 85-106

18) Kleiber G 2013 b laquo Constructions laquo olfactives raquo le cas de [Deacutet] odeur + de + N2 raquo

Cahiers de lexicologie 102 1 pp 151-168

19) Kleiber G 2013 c laquo Y a-t-il des noms drsquoodeurs raquo in Casanova Herrero E et Calvo

Rigual C (eds) Actes del 26e Congreacutes de Linguumliacutestica i Filologia Romagraveniques (Valegravencia

6-11 de setembre de 2010) Berlin Walter de Gruyter Vol 3 pp 223-234

20) Kleiber G (eacuted) 2014 a Les noms agrave la croiseacutee du massif et du comptable Langue

Franccedilaise ndeg183

21) Kleiber G 2014 b laquo Massif comptable et noms de proprieacuteteacutes raquo Langue Franccedilaise

183 pp 71-86

22) Kleiber G 2014 c laquo Lorsque lrsquoopposition massif comptable rencontre les noms

superordonneacutes raquo Travaux de linguistique 69 pp 11-34

23) Kleiber G 2014 d laquo Cocircteacute comptable cocircteacute massif remarques sur les noms

superordonneacutes raquo in Cozma Ana-Maria Bellachhab Abdelhadi et Pescheux Marion

(eacuteds) Du sens agrave la signification De la signification aux sens Bruxelles Peter Lang pp

31-45

24) Kleiber G et Azzouzi A 2011 laquo La seacutemantique de silence ne se fait pas sans hellip bruit raquo

LrsquoInformation Grammaticale ndeg 128 pp 16-22

25) Kleiber G 2015 laquo Occurrences et noms raquo Langue franccedilaise 185 pp 113-125

26) Kleiber G et Vuillaume M 2011 laquo Seacutemantique des odeurs raquo Langages 181 pp 17-

36

27) Kokochkina I 2012 laquo Le paradoxe du silence russe raquo in Frath P Bourdier V

Breacutehaux K Hilgert E Dunphy-Blomfield J (eacuteds) Res per Nomen III Reacutefeacuterence

conscience et sujet eacutenonciateur Reims EPURE pp 313-325

28) MelrsquoCuk I et Polguegravere A 2007 Le lexique actif du franccedilais Bruxelles De Boeck

18

29) Van de Velde D 1995 Le spectre nominal Des noms de matiegravere aux noms

drsquoabstraction Paris-Louvain Editions Peeters

30) Vivegraves R 2000 laquo Quelques remarques agrave propos des preacutedicats de ltbruitgt 2000 in

Buvet P-A Colas-Matthieu M et Lepesant D (eacuteds) Lexique Syntaxe et Seacutemantique

Meacutelanges offerts agrave Gaston Gross agrave loccasion de son 60e anniversaire Numeacutero Hors

Seacuterie BULAG (Centre Tesniegravere Besanccedilon) pp 71-79

19

De la perception auditive au mot fonctionnement des verbes de bruit

associeacutes aux animaux dans les langues slaves

Irina KOR CHAHINE (Universiteacute Nice Sophia Antipolis BCL)

Tanja MILOSAVLJEVIC (Universiteacute Nice Sophia Antipolis BCL)

Paulina STOKOSA (Aix-Marseille Universiteacute ECHANGES)

0 Preacuteambule

Nous voudrions commencer cet article en relevant un fait reacutecent qui a provoqueacute un

gros scandale au Royaume-Uni Fin septembre 2014 dans une conversation priveacutee le

Premier ministre britannique David Cameron dit en parlant de la reine Elizabeth II qursquoelle

laquo purred with satisfaction raquo (laquo ronronnait de satisfaction raquo) en apprenant les reacutesultats du

referendum sur lrsquoindeacutependance de lrsquoEcosse26 Pourquoi ce commentaire avait-il susciteacute une

poleacutemique En fait le verbe purr en anglais est directement associeacute au ronronnement du

chat et la reine en raison de son statut ne peut pas laquo ronronner raquo Dans drsquoautres

circonstances ce verbe pouvait tregraves bien srsquoemployer pour deacutecrire une reacuteaction positive que

nrsquoimporte qui pourrait avoir dans une conversation priveacutee Mais dans ce cas preacutecis lorsqursquoon

applique ce verbe agrave la reine lrsquoassociation agrave un animal ne peut qursquoavoir un effet deacutepreacuteciatif

Le preacutesent article portera preacuteciseacutement sur ce type de verbes qui dans leurs emplois

premiers deacutesignent les cris et les bruits eacutemis par les repreacutesentants du monde animal au sens

large et qui dans leurs emplois secondaires srsquoappliquent eacutegalement aux humains ou encore

aux objets et aux eacuteleacutements de la nature Faute de place nous ne parlerons que du cas des

humains

Pour rester dans la theacutematique des communications consacreacutees agrave la perception nous

prendrons surtout en compte la relation qui existe entre notre perception du monde animal

et la lexicalisation des cris et bruits eacutemis par les animaux et nous parlerons des onomatopeacutees

et des verbes associeacutes aux animaux dans les trois langues slaves ndash le russe le polonais et le

serbe Une eacutetude approfondie de cette classe de verbes permet de mettre en eacutevidence drsquoune

part un parcours dit laquo logique raquo de la perception auditive vers le mot agrave travers sa

reproduction sonoreacoustique mais de lrsquoautre elle deacutemontre lrsquoimportance de la

perception visuelle pour la seacutemantique de ces lexegravemes

Dans cet article nous allons nous appuyer sur les donneacutees collecteacutees dans le cadre

drsquoun projet international auquel nous avons participeacute et qui avait pour objet drsquoeacutetude les

verbes de bruit associeacutes aux animaux dans les langues naturelles et les modegraveles de leur

meacutetaphorisation Ce projet a eacuteteacute meneacute conjointement avec une eacutequipe russe coordonneacutee par

EV Rakhilina Il avait pour objectif de deacutemontrer le caractegravere structureacute de ce type de lexique

26 httpwwwabcnetaunews2014-09-25 consulteacute le 28092014

20

pour appuyer une thegravese sur le bien-fondeacute de lrsquoapproche typologique du lexique Un volume

collectif drsquoarticles est actuellement en cours drsquoeacutedition aux PUP

1 Introduction

En regravegle geacuteneacuterale les espegraveces animales que nous cocirctoyons eacutemettent quasiment les

mecircmes cris ou bruits quel que soit lrsquoendroit ougrave ils vivent on peut lrsquoaffirmer pour les

animaux domestiques ou domestiqueacutes comme le chien et le chat mais aussi pour le cochon

la poule le coq le canard le cheval la vache etc Il en va de mecircme pour les animaux

sauvages comme lrsquoours le loup le tigre lrsquoeacuteleacutephanthellip les oiseaux ndash le coucou les pigeonshellip -

ou encore les batraciens ndash le serpent la grenouillehellip - et les insectes ndash le moustique la

mouche lrsquoabeille Les cris et bruits eacutemis par ces espegraveces sont universels et ne deacutependent que

de lrsquoespegravece elle-mecircme Les hommes disposant drsquoun mecircme appareil phonatoire devraient

percevoir les mecircmes cris ou bruits de la mecircme faccedilon indeacutependamment de leur lieu

drsquohabitation Or notre perception du monde animal est fortement influenceacutee par notre

culture et avant mecircme drsquoentendre le cri ou le bruit produit par tel ou tel animal lrsquoenfant

apprend agrave travers lrsquoadulte les sons conventionnels propres agrave sa langue (voir aussi Rubinstein

2005) Crsquoest ainsi que pour le cri du cochon il apprendra agrave dire oink-oink en anglais xrju-xrju

en russe chrum-chrum en polonais ou encore coui coui groin-groin et parfois grouic en

franccedilais (Enckell amp Reacutezeau 2003 41) On voit ainsi des diffeacuterences phoneacutetiques notables

entre le son perccedilu et sa lexicalisation dans les diffeacuterentes langues

Ces formes qui integravegrent le systegraveme linguistique de chaque langue repreacutesentent les

imitations sonores les onomatopeacutees Il srsquoagit de formes iconiques qui ont eacuteteacute creacuteeacutees de

maniegravere conventionnelle et intentionnelle pour repreacutesenter un bruit produit par lrsquoanimal

Assez curieusement la fideacuteliteacute avec laquelle on tente de reproduire le bruit ne garantit pas

que la forme obtenue sera bien assimileacutee par la langue Bien au contraire plus la forme se

rapproche de la description moins elle est naturelle pour la langue et moins elle est

assimileacutee par celle-ci (Reformatskij 1966 103 citeacute dans Šaronov 2008 98) Le dictionnaire

des onomatopeacutees franccedilaises cite plusieurs exemples litteacuteraires de ces formes non

conventionnelles (cf toujours agrave propos du cochon Enckell amp Reacutezeau 2003 41)

1) Sitocirct que jrsquoeacutetais dans la cour il frottait son groin contre mes jambes en faisant

Crrro crrrohellip (J Anglade Le Voleur de coloquintes 1972 49)

2) On entend la voix du porc Rrrff rrrff [hellip] ARLEQUIN Oh mon bon petit Rrrff rrrff

tu mrsquoas sauveacute la vie LE PORC Rrrff rrrff (L-E Duranty laquo La Trageacutedie drsquoArlequin raquo

Theacuteacirctre des marionnettes 1995 [1862] 73-74)

21

Les formes crrro crrro et rrrff rrrff sont difficilement compreacutehensibles en dehors du

contexte mecircme si elles semblent transmettre plus fidegravelement les sons produits par les

cochons Ce qui nous inteacuteresse ici ce sont les formes conventionnelles les onomatopeacutees

attesteacutees dans chaque langue qui renverront sans eacutequivoque agrave lrsquoanimal-eacutemetteur du son

Du point de vue de leur nature grammaticale on envisage souvent les onomatopeacutees

dans le cadre de la cateacutegorie des interjections Lrsquoune des diffeacuterences entre les deux formes

eacutetant que lrsquoonomatopeacutee sert agrave repreacutesenter un bruit laquo pur raquo accompagneacute eacuteventuellement

drsquoune ideacutee de rapiditeacute alors que lrsquointerjection srsquoemploie surtout pour transmettre les

eacutemotions eacuteprouveacutees par lrsquohomme Si cette affirmation semble juste pour les onomatopeacutees

traduisant les bruits des objets le cas des onomatopeacutees laquo animales raquo semble partager les

caracteacuteristiques seacutemantiques de chacune de ces deux classes Ainsi ces onomatopeacutees

servent bien agrave reproduire un bruit mais ce bruit sera geacuteneacuteralement caracteacuteristique drsquoun

certain eacutetat dans lequel se trouve lrsquoanimal il peut srsquoagir de la colegravere ou de la menace (chien)

de la peur (cochon) de la satisfaction (chat) etc De ce fait on peut dire que ces

onomatopeacutees traduisent eacutegalement les eacutemotions tout comme le font les interjections

Lorsque les onomatopeacutees laquo animales raquo srsquoappliquent par extension agrave lrsquohomme ce sont

drsquoailleurs ces caracteacuteristiques seacutemantiques qui remontent au premier plan Crsquoest ainsi que

dans lrsquoanecdote concernant la reine Elizabeth II le verbe purr sert surtout agrave transmettre

lrsquoideacutee de satisfaction et nullement agrave rendre par imitation le son qursquoelle ait pu eacutemettre

2 De lrsquoonomatopeacutee au verbe

Si le son produit par un animal est repreacutesenteacute par une forme onomatopeacuteique le fait

de produire ce bruit requiert geacuteneacuteralement dans les langues lrsquoemploi drsquoune construction En

regravegle geacuteneacuterale les langues ayant un systegraveme morphologique peu deacuteveloppeacute (comme par

exemple les langues drsquoAsie) se servent drsquoune construction associant lrsquoonomatopeacutee au verbe

lsquofairersquo lsquodirersquo lsquocrierrsquo Crsquoest drsquoailleurs cette mecircme construction que lrsquoon trouve dans les

langues europeacuteennes lorsqursquoon pose la question aux petits enfants que fait le chien

comment fait le chat etc Dans les langues agrave morphologie plus deacuteveloppeacutee comme les

langues slaves entrent en jeu les proceacutedeacutes deacuterivationnels qui permettent drsquointeacutegrer les

onomatopeacutees laquo animales raquo dans la langue sous forme verbale Voici quelques exemples de

ces formations

Nom de

lrsquoanimal

Onomatopeacutees et verbes associeacutes

en russe en polonais en serbe

Coq kukareku - kukarekatrsquo kukuryku ne pieć kukuriku - kukurikati

Coucou ku-ku - kukovatrsquo ku-ku - kukać

kukować ku-ku - kukati

Chegravevre bouc megraveegraveegrave - mekatrsquo meee - meczeć meee - meketati

22

Canard krja-krja - krjakatrsquo kwa-kwa - kwakać kva-kva - kvakati

Chat mjau - mjaukatrsquo miau - miauczeć mjau - mjaukati

La question de correspondance entre le bruit reproduit dans une onomatopeacutee et le

verbe qui lui est associeacute nrsquoest pas une question simple Les verbes de bruit qui sont associeacutes

agrave ces animaux peuvent prendre pour base une racine onomatopeacuteique Cette origine

onomatopeacuteique des verbes peut ecirctre transparente (ru krja-krja ndash krjakatrsquo ltcanardgt pl kwa-

kwa ndash kwakać ltcanardgt srb kva-kva ndash kvakati ltcanardgt) ou ne pas lrsquoecirctre (pl chau-chau ndash

szczekać ltchiengt ru uuu ndash vytrsquo ltloupgt srb av-av ndash lajati ltchiengt) certains animaux mecircme

si leur cri a eacuteteacute lexicaliseacute dans une onomatopeacutee ndash comme le cri de lrsquoacircne en russe qui fait ia-ia

ndash nrsquoont pas de verbe speacutecifique pour deacutesigner leur cri

Par ailleurs chaque langue utilise ses propres proceacutedeacutes deacuterivationnels pour creacuteer les

verbes Et parfois une base onomatopeacuteique se retrouve dans deux verbes diffeacuterents qui vont

laquo se speacutecialiser raquo drsquoapregraves le type de sujet que repreacutesente un eacutemetteur sonore Crsquoest le cas

notamment des couples russes šipetrsquo ndash šikatrsquo treščatrsquo ndash treskatrsquosja Formeacutes sur les

onomatopeacutees ši(p) et tr-tr les eacuteleacutements onomatopeacuteiques ši et tresk forment deux verbes le

verbe šipetrsquo srsquoapplique aux serpents tandis que le verbe šikatrsquo srsquoapplique aux humains quand

ils prononcent le son š pour demander qursquoon se taise Drsquoailleurs la forme š fait office de

symbole sonore signifiant laquo silence raquo dans drsquoautres langues cf hush en anglais par

exemple (Oswalt 1994 298) ou chut en franccedilais27

De mecircme le verbe treščatrsquo srsquoapplique surtout aux sauterelles alors que treskatrsquosja

sous sa forme pronominale est un verbe de bruit qui eacutevoque le craquement du bois sec Mais

parfois lrsquoun des verbes speacutecifiques disparaicirct au profit drsquoun autre Crsquoest ainsi que les verbes

russes piščatrsquo ndash piskatrsquo eacutetaient diffeacuterencieacutes agrave la fin du 19e s par le dictionnaire de Dahl piščatrsquo

srsquoappliquait aux souris et aux enfants alors que piskatrsquo totalement vieilli actuellement

renvoyait aux poussins myšrsquo piščit a cypljonok piskaet (Dahl 1863-66)

Dans ce grand reacutepertoire de verbes associeacutes aux animaux nous prendrons un

exemple qui illustre agrave sa maniegravere les relations qui existent entre la perception auditive et la

reproduction des sons eacutemis par les animaux sur lrsquoexemple des langues slaves ainsi que

lrsquoeacutevolution seacutemantique du mot obtenu qui se produit dans diffeacuterentes langues Il srsquoagit du

son associeacute au cri du coucou ndash ku-ku

3 Le cas de ku exemple drsquoune eacutevolution

Dans les langues slaves on trouve les verbes formeacutes agrave partir drsquoeacuteleacutements

onomatopeacuteiques ku-ku associeacutes au cri du coucou ndash ru kukovatrsquo pl kukać srb kukati

Lrsquoeacuteleacutement onomatopeacuteique ku interpreacuteteacute par les dictionnaires eacutetymologiques comme

27 Nous remercions le relecteur anonyme drsquoavoir attireacute notre attention sur ce fait

23

signifiant laquo crier raquo a donneacute la racine kuk-28 drsquoougrave est issu dans certains dialectes russes le

verbe ancien kukatrsquo qui signifiait laquo donner de la voix rouspeacuteter ecirctre triste pleurer raquo (Dahl

1863-66)29 et qui est actuellement attesteacute en serbe avec le sens de laquo pleurer geacutemir se

lamenter raquo

Il est remarquable qursquoen russe le verbe kukatrsquo aurait eacutegalement influenceacute un autre

verbe de bruit cette fois associeacute au chien ndash le verbe skulitrsquo laquo geacutemir ltchiengt raquo ndash qui se

serait produit de la fusion des deux verbes skolitrsquo laquo dial hurler geacutemir ltchiengt raquo et

skučatrsquo (kukatrsquo) (Vasmer 1950-58) cf dans les dialectes ndash (sobaka) skučit laquo (le chien)

geacutemit raquo (Dahl IV 193 citeacute drsquoapregraves Vasmer 1950-58) Le sens premier des mots skuka

laquo ennui raquo skučatrsquo laquo srsquoennuyer raquo nrsquoest apparu qursquoau deacutebut du 18e s qui est

vraisemblablement laquo inquieacutetude raquo laquo attente raquo laquo eacutetat de deacutesespoir lors qursquoon a envie

de hurler raquo etc (Černyx 1993 II 172) se retrouve bien dans les emplois du verbe

skulitrsquo ltchiengt en russe moderne

Mais ce verbe totalement disparu en russe a aussi donneacute en russe moderne le verbe skučatrsquo

au sens de laquo srsquoennuyer raquo (Preobraženskij in Vasmer 1950-1958)

Par ailleurs en russe moderne il y a eu un rapprochement seacutemantique entre le verbe

laquo animal raquo kukovatrsquo ltcoucougt et le verbe qui en est eacutetymologiquement proche skučatrsquo

laquo srsquoennuyer raquo (voir ci-dessus) Ainsi alors qursquoil continue agrave ecirctre associeacute au cri du coucou le

verbe kukovatrsquo a pris le sens de laquo srsquoennuyer raquo

3 Le cas de ku exemple drsquoune eacutevolution

Dans les langues slaves on trouve les verbes formeacutes agrave partir drsquoeacuteleacutements

onomatopeacuteiques ku-ku associeacutes au cri du coucou ndash ru kukovatrsquo pl kukać srb kukati

Lrsquoeacuteleacutement onomatopeacuteique ku interpreacuteteacute par les dictionnaires eacutetymologiques comme

signifiant laquo crier raquo a donneacute la racine kuk-30 drsquoougrave est issu dans certains dialectes russes le

verbe ancien kukatrsquo qui signifiait laquo donner de la voix rouspeacuteter ecirctre triste pleurer raquo (Dahl

1863-66)31 et qui est actuellement attesteacute en serbe avec le sens de laquo pleurer geacutemir se

lamenter raquo

28Drsquoougrave viendraient en russe les appellations de coucou laquo kukuška raquo et de poule laquo kurica raquo mais aussi les verbes kukovatrsquo ltcoucougt et kukarekatrsquo ltcoqgt ayant les bases onomatopeacuteiques ku-ku et kukareku respectivement 29Ce verbe appliqueacute exclusivement agrave lrsquohomme est attesteacute en slovegravene (k kati laquo ecirctre triste raquo) on le retrouve encore en serbe sous une forme adjectivale (kukav laquo triste raquo) 30Drsquoougrave viendraient en russe les appellations de coucou laquo kukuška raquo et de poule laquo kurica raquo mais aussi les verbes kukovatrsquo ltcoucougt et kukarekatrsquo ltcoqgt ayant les bases onomatopeacuteiques ku-ku et kukareku respectivement 31Ce verbe appliqueacute exclusivement agrave lrsquohomme est attesteacute en slovegravene (k kati laquo ecirctre triste raquo) on le retrouve encore en serbe sous une forme adjectivale (kukav laquo triste raquo)

24

Il est remarquable qursquoen russe le verbe kukatrsquo aurait eacutegalement influenceacute un autre

verbe de bruit cette fois associeacute au chien le verbe skulitrsquo laquo geacutemir ltchiengt raquo qui serait

produit de la fusion des deux verbes skolitrsquo laquo dial hurler geacutemir ltchiengt raquo et skučatrsquo

(kukatrsquo) (Vasmer 1950-58) cf dans les dialectes ndash (sobaka) skučit laquo (le chien) geacutemit raquo

(Dahl IV 193 citeacute drsquoapregraves Vasmer 1950-58) Le sens premier des mots skuka

laquo ennui raquo skučatrsquo laquo srsquoennuyer raquo nrsquoest apparu qursquoau deacutebut du 18e s est

vraisemblablement laquo inquieacutetude raquo laquo attente raquo laquo eacutetat de deacutesespoir lors qursquoon a envie

de hurler raquo etc (Černyx 172) se retrouve bien dans les emplois du verbe skulitrsquo

ltchiengt en russe moderne

Mais ce verbe totalement disparu en russe a aussi donneacute en russe moderne le verbe skučatrsquo

au sens de laquo srsquoennuyer raquo (Preobraženskij in Vasmer 1950-1958)

Par ailleurs en russe moderne il y a eu un rapprochement seacutemantique entre le verbe

laquo animal raquo kukovatrsquo ltcoucougt et le verbe qui lui est eacutetymologiquement proche skučatrsquo

laquo srsquoennuyer raquo (voir ci-dessus) Ainsi alors qursquoil continue agrave ecirctre associeacute au cri du coucou le

verbe kukovatrsquo a pris le sens de laquo srsquoennuyer raquo

3) Ejo neredko sprašivali počemu ona kukuet tut v odinočestve kogda u nejo muž v

Evrope brat v Amerike i ona otvečala laquo Mne i zdesrsquo xorošo raquo (G Markosjan-Kasper

Kariatidy laquo Zvezda raquo 2003)

On lui a souvent poseacute la question de savoir pourquoi elle vivait seule alors que son

mari eacutetait en Europe son fregravere ndash en Ameacuterique et elle reacutepondait laquo Mais je suis bien ougrave

je suis raquo

On trouve ici un exemple tregraves inteacuteressant de lrsquoeacutevolution drsquoun lexegraveme Drsquoun cocircteacute on

observe qursquoau niveau synchronique le verbe kukovatrsquo qui renvoie au coucou manifeste un

eacutelargissement seacutemantique (cri drsquooiseau gt comportement) la perception auditive associe ici

lrsquoideacutee du son agrave la perception visuelle agrave lrsquoideacutee que les Russes se font du comportement de cet

oiseau qui megravene une laquo vie raquo solitaire Drsquoun autre cocircteacute au niveau diachronique on observe

que ce nouveau sens nrsquoest autre chose que le retour vers sa composante eacutetymologique et que

lrsquoapparition de cette seacutemantique a eacuteteacute conditionneacutee par des rapports complexes entre tous

ces eacuteleacutements Drsquoailleurs dans quelques autres langues slaves ces deux significations ndash le cri

du coucou et le comportement humain solitaire ndash sont exprimeacutes par le mecircme verbe Crsquoest le

cas du serbe kukati laquo crier comme un coucou raquo et laquo pleurer geacutemir se lamenter raquo mais aussi

du bulgare kukam laquo je crie comme un coucou raquo laquo je reste seul jrsquohabite seul raquo (Vasmer 1950-

1958)

25

De son cocircteacute ayant agrave lrsquoorigine le mecircme eacuteleacutement kuk le verbe deacutesignant le cri du coq et

issu drsquoune base onomatopeacuteique kukareku est plus rare dans les langues slaves Il est attesteacute

en russe kukarekatrsquo et en serbe kukurikati (mais aussi ukr kukurikaty slovaque kikiriacutekať

lrsquointerjection eacutetant laquo kikirikiacute raquo) mais pas en polonais ougrave le cri du coq est lexicaliseacute dans le

verbe laquo animal raquo pieć ltcoqgt alors que son cognat russe petrsquo laquo chanter raquo lui est utiliseacute comme

verbe geacuteneacuterique pour tout eacutemetteur (homme ou certains animaux y compris le coq)

Sur ce point la situation en polonais est semblable agrave celle que lrsquoon trouve en franccedilais

ougrave lrsquoonomatopeacutee cocorico nrsquoa pas donneacute de verbe speacutecifique pour designer le cri du

coq Mais agrave la diffeacuterence du franccedilais le polonais associe au coq un type de chant

particulier plutocirct par analogie agrave des humains ndash pieć ltcoqgtspiewać lthommegt les

deux verbes ayant une racine commune

Le verbe kukarekatrsquo creacuteeacute agrave partir de cette onomatopeacutee est visiblement assez reacutecent

Seul le dictionnaire eacutetymologique de Šanskij (1971) en fait une mention tregraves bregraveve Le

premier exemple du Corpus national russe (ruscorporaru) date des anneacutees 30 du 19e s et

outre son emploi primaire il est souvent employeacute en tant que verbe de parole

4) Kak-to v prazdnik zabežal v kazarmu voenkom Čurkin kurarekal - Revoljucija hellip

Kontrrevoljucijahellip Mir bez anneksij i kontribucijhellip (А Vesjolyj Rossija krovrsquoju

umytaja 1924-1932)

Un jour pendant la fecircte le commandant Tchourkin srsquoest preacutecipiteacute en courant dans le

camp il criait comme un coq (litt cocorico) ndash Reacutevolutionhellip Contrereacutevolutionhellip Le

monde sans annexion ni contributionhellip

5) No ne mog že ja kak v romanax devjatnadcatogo veka povjazatrsquo galstuk kupitrsquo

rozu i kurarekatrsquo pro ljubovrsquo (А Gladilin Bolrsquošoj begovoj denrsquo (1976-1981))

Mais je ne pouvais quand mecircme pas comme cela se faisait dans les romans du

XIXegraveme mettre ma cravate acheter une rose et parler drsquoamour en le criant fort

comme un coq

Il est inteacuteressant de constater qursquoen russe le verbe kukarekatrsquo ltcoqgt peut eacutegalement

veacutehiculer le sens de laquo srsquoennuyer rester seul raquo et devenir synonyme de kukovatrsquo ltcoucougt

Sensiblement moins freacutequent que ce dernier ru kukarekatrsquo ltcoqgt privileacutegie les contextes au

futur ou dans les constructions avec lrsquoimpeacuteratif Cette preacutefeacuterence contextuelle ougrave le verbe de

bruit garde une forme invariable ndash comme avec le futur imperfectif ndash forme infinitive agrave

laquelle srsquoajoute un auxiliaire agrave mode fini srsquoexplique sans doute par un degreacute plus faible de

lexicalisation on vesrsquo denrsquo doma kukarekaet (il-toute-lajourneacutee-agravelamaison-criecocorico)

26

srsquoappliquera plus facilement agrave un coq qursquoagrave un homme En plus les exemples avec kukarekatrsquo

tireacutes du corpus sont beaucoup plus reacutecents

6) Spasibo Anja Kotljar zanesla ej kusoček masla i paru jaic inače ona mogla by sidetrsquo

i kukarekatrsquo so svoim xrustalrsquonym Degtjarčikom (А Lrsquovov Dvor (1981))

Merci agrave Ania Kotliar qui lui a apporteacute un morceau de beurre et deux œufs sinon elle

aurait pu rester seule agrave se tourner les pouces avec son fragile Degtiarchik

7) Ne budet že on vesrsquo denrsquo doma kukarekatrsquo kogda na dvore ijunrsquo (E Kozyrjova

Damskaja oxota (2001))

Il ne va pas quand mecircme rester toute la journeacutee enfermeacute agrave la maison alors qursquoon est

en plein mois de juin

Mais les deux verbes peuvent eacutegalement srsquoemployer dans les mecircmes contextes

8) () na polnoj skorosti čego dobrogo nedolgo zaletetrsquo na melrsquo ndash potom kukuj (V

Rasputin Proščanie s Matjoroj (1976))

(hellip) lanceacute agrave toute vitesse on risque de rester coinceacute sur un banc de sable ndash et apregraves

que fera-t-on (litt crie coucou )

9) Nado eščo sxoditrsquo xorošik dosok s potolka ili s pola vydratrsquo Na zapasnye vjosla

Slomaetsja veslo potom kukarekaj (B Ekimov Na xutore laquo Novyj Mir raquo 2002)

Il faut encore chercher de bonnes planches du plancher ou du sol Pour en faire des

rames de secours Si une rame casse que fera-t-on (litt crie cocorico )

A la diffeacuterence du russe le verbe polonais kukać ltcoucougt est un cas inteacuteressant de

lrsquoassociation de la perception auditive et de la perception visuelle Ce verbe nrsquoa pas

deacuteveloppeacute les significations constateacutees dans les verbes russe (kukovatrsquo ltcoucougt) et serbe

(kukati ltcoucougt) avec le sens de laquo srsquoennuyer raquo vu plus haut Mais on trouve en polonais

plutocirct parleacute une seacutemantique tout agrave fait singuliegravere

10) Kukałam na zegarek kilka razy kiedy na ciebie czekałam

Jai veacuterifieacute plusieurs fois lheure en trsquoattendant

11) Kuknij przez okno czy czasem tata tam nie idzie

Regarde par la fenecirctre si tu vois papa venir

12) Cały czas na dyskotece kukał na ciebie

27

A la discothegraveque il trsquoa lanceacute des regards pendant une heure

Lrsquoassociation entre lrsquoeacutemission sonore (le cri du coucou) et la perception visuelle

controcircleacutee (le fait de regarder) est assez singuliegravere Les informateurs polonais expliquent

cette seacutemantique chez le verbe kukać par lrsquoimage drsquoune horloge agrave coucou qui eacutemet un son

reacutegulier lorsque lrsquooiseau sort de sa maison Mais mecircme si les informateurs polonais associent

spontaneacutement le fait de jeter des regards agrave lrsquoimage drsquoun coucou meacutecanique qui sort de sa

maison-horloge il est peu probable que ce soit le reacutesultat drsquoun glissement seacutemantique agrave

partir drsquoun des verbes de bruit que nous avons observeacutes Compte tenu des transferts

seacutemantiques connus dans les langues il srsquoagit ici selon toute probabiliteacute drsquoune seacutemantique

apparue sous lrsquoinfluence de lrsquoallemand (all parleacute guckenou kucken lsquoregarder qqch (souvent

avec curiositeacute)rsquo (plus de deacutetails dans Rakhilina agrave paraicirctre)

Conclusion

En conclusion il convient de reprendre trois points essentiels concernant le

fonctionnement de ce type de lexique

les onomatopeacutees laquo animales raquo partagent les caracteacuteristiques seacutemantiques de la classe

des onomatopeacutees en reproduisant un bruit produit par un animal mais drsquoun autre

cocircteacute elles se rapprochent de la classe des interjections en transmettant un eacutetat

psychique particulier dans lequel se trouve cet animal crsquoest sur cette dominante

eacutemotionnelle que se fonde geacuteneacuteralement la meacutetaphore

dans les langues slaves les onomatopeacutees laquo animales raquo repreacutesentent une source

importante pour la deacuterivation des verbes qui ne sont pas uniquement associeacutes aux

animaux et peuvent laquo se speacutecialiser raquo sur un type particulier drsquoeacutemetteur (beacutebeacute

artefact etc)

une base onomatopeacuteique commune peut aussi donner des verbes diffeacuterents dans

diffeacuterentes langues slaves lrsquoeacutevolution seacutemantique de ces verbes se poursuit ensuite

de maniegravere indeacutependante ndash ducirc aux speacutecificiteacutes culturelles ndash de sorte qursquoon nrsquoobserve

pas toujours la mecircme seacutemantique drsquoune langue agrave lrsquoautre mecircme srsquoil srsquoagit de formes

cognats (cf lrsquoexemple de lrsquoeacuteleacutement ku)

Ainsi donc mecircme srsquoil srsquoagit de la mecircme situation de production sonore (par lrsquoanimal) et

de sa perception auditive (par lrsquohomme) concernant des cris et bruits produits par les

animaux la reproduction de ces sons sera diffeacuterente dans chaque langue Mais une tendance

geacuteneacuterale se profile plus on srsquoeacuteloigne de la composante sonore et de lrsquoonomatopeacutee plus le

sens du lexegraveme notamment du verbe srsquoenrichit et lagrave on observe que crsquoest lrsquoensemble des

paramegravetres accompagnant la perception auditive qui entre en jeu

28

Bibliographie

1) Černyx Pavel Ja 1993 Istoriko-egravetimologičeskij slovarrsquo sovremennogo russkogo

jazyka Moskva Russkij jazyk

2) Enckell Pierre Reacutezeau Pierre 2003 Dictionnaire des onomatopeacutees Paris PUF

3) Dahl Vladimir I 1863-66 Tolkovyj slovarrsquo živogo velikorusskogo jazyka In t 4 St-

P on-line version

4) Oswalt Robert L 1994 laquo Inanimate imitative in English raquo in Sound symbolism

(eds) Leanne Hinton Johanna Nichols John J Ohala Cambridge Cambridge

University Press pp 293-306

5) Rakhilina Ekaterina (agrave paraicirctre) laquo Structure des transferts meacutetaphoriques raquo in

Nommer le bruit PUP

6) Reformatskij Aleksandr 1966 laquo Nekanoničeskaja fonetika raquo Razvitie fonetiki

sovremennogo russkogo jazyka M pp 96-109

7) Šanskij Nikolaj 1971 Etimologičeskij slovarrsquo russkogo jazyka Moskva MGU

8) Šaronov Igor 2008 Meždometija v reči tekste i slovare Moskva RGGU

9) Sound symbolism 1994 (eds) Leanne Hinton Johanna Nichols John J Ohala

Cambridge Cambridge University Press

10) Vasmer Max 1950-1958 Etimologičeskij slovarrsquo accessible depuis

httpvasmernarodru

29

Phraseacuteologie de la perception et creacuteativiteacute linguistique

(La description des odeurs chez Proust)

Pierre FRATH (Universiteacute de Reims Champagne-Ardenne Universiteacute Paris ndash Sorbonne)

laquo Nous posseacutedons en nous toute une reacuteserve de

formules de deacutenominations de locutions toutes

precirctes qui sont de pure imitation qui nous deacutelivrent

du soin de penser et que nous avons tendance agrave

prendre pour des solutions valables et approprieacutees raquo

(Paul Valeacutery Le bilan de lrsquointelligence)

Introduction

On pense souvent que le rocircle des mots de la perception est de permettre lrsquoencodage

des percepts du locuteur agrave destination de ses interlocuteurs et sans doute jouent-ils ce

rocircle32 Cependant cela suppose que la penseacutee des percepts preacutecegravede leur mise en parole une

hypothegravese qui ne va pas sans problegravemes Si elle eacutetait toujours vraie comment pourrions-

nous rendre compte de descriptions relativement obscures telles que celle-ci releveacutee dans

Du cocircteacute de chez Swann de Marcel Proust

laquo hellip agrave peine goucircteacutes les arocircmes plus croustillants plus fins plus reacuteputeacutes mais plus secs

aussi du placard de la commode du papier agrave ramages je revenais toujours avec une

convoitise inavoueacutee mengluer dans lodeur meacutediane poisseuse fade indigeste et

fruiteacutee du couvre-lit agrave fleurs raquo (Du cocircteacute de chez Swann Marcel Proust)

Que peuvent bien ecirctre des arocircmes de placard de commode de papier agrave ramages qui soient

croustillants reacuteputeacutes fins et secs Que peut bien ecirctre une odeur poisseuse meacutediane ou

indigeste surtout eacutemanant drsquoun couvre-lit Le narrateur a-t-il reacuteellement perccedilu des odeurs

avec de telles caracteacuteristiques quil a voulu ensuite communiquer au lecteur en les

traduisant en langue

Nous pensons quant agrave nous quil ny a point de hiatus entre la penseacutee et la parole

suivant en cela un certain nombre drsquoauteurs Dans un des textes rassembleacutes dans les Eacutecrits

de linguistique geacuteneacuterale Saussure combat lrsquoideacutee drsquoun dualisme linguistique entre le son et

lrsquoideacutee entre le laquo pheacutenomegravene vocal raquo et le laquo pheacutenomegravene mental raquo car dit-il laquo crsquoest lagrave la faccedilon

facile et pernicieuse de le concevoir raquo

32 Voir le tregraves bel article drsquoIrina Thomiegraveres-Kokochkina au titre tout agrave fait significatif de ce rapport ontologique entre les odeurs et les mots pour les dire laquo Je sens donc je dis (Les noms preacutedicatifs drsquoodeurs simples et composeacutes en russe) raquo (2013)

30

laquo Ce dualisme reacuteside dans la dualiteacute du pheacutenomegravene vocal COMME TEL et du

pheacutenomegravene vocal COMME SIGNE ndash du fait physique (objectif) et du fait physico-mental

(subjectif) nullement du fait lsquophysiquersquo du son par opposition au fait lsquomentalrsquo de la

signification Il y a un premier domaine inteacuterieur psychique ougrave existe le signe autant

que la signification lrsquoun indissolublement lieacute agrave lrsquoautre il y en a un second exteacuterieur ougrave

nrsquoexiste plus que le lsquosignersquo mais agrave cet instant le signe reacuteduit agrave une succession drsquoondes

sonores ne meacuterite pour nous que le nom de figure vocale raquo33

Pour Saussure puisque le signe et la signification mentale sont inextricablement lieacutes

la penseacutee est faite de signes et la langue nest pas essentiellement un code au service des

individus pour transmettre aux autres leurs eacutetats inteacuterieurs crsquoest-agrave-dire un moyen vers une

fin Elle est avant tout un bien commun dans lequel nous baignons tous qui nous indique ce

qui existe pour nous qui nous permet de le penser et qui nous dit comment en parler Le

narrateur de Proust a puiseacute dans des ressources linguistiques communes que nous

comprenons donc aiseacutement Mais quelles sont-elles et quels sont les processus agrave lœuvre

Pour le comprendre nous allons examiner la phraseacuteologie du mot odeur telle quelle

apparait dans un corpus de textes litteacuteraires contemporains de leacutepoque ougrave Marcel Proust

reacutedigeait Agrave la recherche du temps perdu ou anteacuterieurs Mais lobservation des donneacutees

brutes dans quelque science que ce soit ne peut reacuteveacuteler toute sa richesse sans un cadre

theacuteorique qui leur donne sens et les relie les unes aux autres Cest pourquoi nous

commencerons par exposer les conceptions anthropologiques reacutefeacuterentielles et

phraseacuteologiques qui constituent larriegravere-plan de nos observations

1 Une conception anthropologique et reacutefeacuterentielle du langage34

Le langage est un code cela va de soi Cette opinion regravegne en maicirctre aussi bien parmi

les linguistes que dans le grand public qui reacutefleacutechit aux questions linguistiques Nous parlons

pour communiquer aux autres nos eacutetats inteacuterieurs et pour cela nous assemblons des

concepts pour former des penseacutees complexes que nous encodons en langue pour les

transmettre agrave nos interlocuteurs qui deacutecodent alors nos paroles pour les transformer en

penseacutees Crsquoest la syntaxe qui permet cela gracircce agrave un ensemble de regravegles qui donnent agrave notre

cerveau la possibiliteacute dengendrer des structures dans lesquelles les mots du lexique

viennent sinseacuterer en fonction de leurs contenus seacutemantiques et des besoins de la

communication

33 Saussure (2002 20-21) Les majuscules sont de Saussure le gras est de notre fait 34 La conception reacutefeacuterentielle et anthropologique que nous reacutesumons ici sinspire des travaux de Georges Kleiber (notamment Kleiber 2003 2001 1984) et de la philosophie de Ludwig Wittgenstein (essentiellement Wittgenstein 1961) Voir les publications de Pierre Frath sur httpwwwres-per-nomenorg notamment Frath 2014 2011 2010) et aussi lrsquoouvrage agrave paraicirctre Une seacutemantique de la deacutenomination reacutefeacuterentielle de P Frath et G Kleiber

31

Ces conceptions pour dominantes quelles soient ne vont pas sans difficulteacutes Tout

dabord elles sont profondeacutement reacuteductionnistes en ce quelles ramegravenent la penseacutee et le

langage agrave des meacutecanismes quon peut deacutecrire en termes fonctionnels ce qui megravene

ineacuteluctablement agrave un dualisme ontologique celui de lhomoncule carteacutesien aux commandes

du cerveau que Gilbert Ryle (1949) appelait par deacuterision le fantocircme dans la machine (laquo the

ghost in the machine raquo)

Ensuite et cest le point que nous allons aborder ici elles ne permettent pas de

comprendre des usages atypiques du langage laquo hors code raquo donc telle la description des

odeurs dans le passage de Proust que nous eacutetudions En effet pour les theacuteories seacutemantiques

qui font usage de codes le sens global de leacutenonceacute se construit en appariant entre eux les

composants seacutemiques des diffeacuterents mots qui constituent leacutenonceacute Faisons lrsquohypothegravese

quun couvre-lit soit deacutefini par les proprieacuteteacutes inanimeacute objet artefact fait de tissu

qui recouvre les lits odorant etc35 et laquo meacutediane raquo par la proprieacuteteacute qui se trouve au

milieu36 Pour justifier laquo lodeur meacutediane du couvre-lit raquo une telle seacutemantique se mettrait

en quecircte de segravemes compatibles entre laquo odeur raquo laquo meacutediane raquo et laquo couvre-lit raquo nen trouverait

pas et rejetterait lexpression comme incorrecte Elle pourrait eacuteventuellement faire

lhypothegravese dun segraveme odorant dans laquo meacutediane raquo mais ce serait tregraves arbitraire Ce serait

eacutegalement ingeacuterable puisquil faudrait alors accepter que tous les mots dune langue

possegravedent tous les types de segravemes possibles et imaginables pour le cas ougrave une jonction

inhabituelle serait faite par un locuteur Mais dans ce cas comment distinguer ce qui est

laquo normal raquo de ce qui ne lrsquoest pas de ce qui est laquo hors code raquo

Or nous avons bien le sentiment de comprendre la phrase de Proust Pour

appreacutehender cette intuition nous allons consideacuterer la langue comme un milieu naturel qui

consiste en quelques milliers de mots relieacutes les uns aux autres par lrsquousage de maniegravere plus

ou moins forte plus ou moins lointaine Une grande partie de ces mots reacutefegraverent agrave des

eacuteleacutements de notre expeacuterience commune Il sagit des deacutenominations reacutefeacuterentielles (comme

fleuve riviegravere gruyegravere voiture intelligence santeacute etc) qui ne sont pas de simples eacutetiquettes

poseacutees sur des objets preacuteexistants elles participent agrave lecirctre des choses deacutenommeacutees en ce

quelles leur donnent une existence seacutepareacutee37 Les francophones peuvent discuter de la

diffeacuterence entre les fleuves et les riviegraveres car leur langue agrave donneacute agrave ces types de cours deau

une existence seacutepareacutee en les nommant de deux noms diffeacuterents selon quils se jettent dans un

autre cours deau ou dans la mer Les anglophones ne le peuvent pas car leur langue na pas

proceacutedeacute agrave cette seacuteparation

35 Ces listes heacuteteacuteroclites et ad hoc drsquoeacuteleacutements seacutemantiques ressemblent beaucoup agrave un inventaire agrave la Preacutevert Crsquoest sans doute pour cette raison que la plupart des auteurs se contentent de les regrouper en grandes cateacutegories comme J Pustejovsky dans ses quatre qualia (1995) ou en grandes oppositions comme F Rastier avec sa distinction entre segravemes inheacuterents et affeacuterents (Rastier 1991) 36 Releveacutee dans le Larousse 2008 37 Voir Frath 2014 et Frath amp Kleiber 2016 (agrave paraicirctre)

32

2 Une conception phraseacuteologique du langage

Au niveau collectif la langue est produite et deacutetermineacutee par notre usage et elle est

contrainte par notre expeacuterience commune ce qui fait quelle eacutevolue et change au fil du temps

Au niveau individuel cest linverse cest la langue qui nous contraint qui nous dit ce qui

existe pour nous et comment en parler et cest elle qui deacutetermine notre usage Un objet non

nommeacute nexiste pas pour nous mais degraves quil lest nous pouvons en parler Il srsquoagregravege alors

autour de lui un corpus linguistique qui contient les connaissances que nous en avons ainsi

que sa laquo grammaire raquo crsquoest-agrave-dire la maniegravere drsquoen parler Comme tous les mots possegravedent

des contextes preacutefeacuterentiels le vocabulaire drsquoune langue est constitueacute non de mots isoleacutes

mais drsquouniteacutes phraseacuteologiques (UP) dont le voisinage est plus ou moins contraint

Nous avons distingueacute trois types drsquoUP en fonction de ces contraintes de voisinage38

Nous les classons selon trois critegraveres le degreacute de lexicalisation la reacutefeacuterence et la possibiliteacute

de modification

1 Les UP mono-lexicales (theacute danseur psychanalyse gendarme) ou poly-lexicales tregraves

figeacutees (pomme de terre chemin de fer)

Elles sont lexicaliseacutees elles reacutefegraverent agrave un seul objet les insertions et les modifications

sont difficiles quasiment impossibles Certains contextes sont plus freacutequents que

dautres ce qui fait que ces UP sont accompagneacutees de paradigmes preacutefeacuterentiels tregraves

ouverts peu ou pas structureacutes Nous verrons que laquo odeur raquo appartient agrave cette cateacutegorie

Le lecteur seacutetonnera peut-ecirctre que nous consideacuterions les mots isoleacutes comme des UP

mais nous rappelons quil y a toujours des contextes et que degraves lors il ny pas de mots

vraiment isoleacutes Saussure ne dit pas autre dans un de ses textes des Eacutecrits de Linguistique

Geacuteneacuterale (2002 24)

laquo Mais drsquoougrave prend-on drsquoabord qursquoil y a un mot lequel devra ecirctre consideacutereacute ensuite agrave

diffeacuterents points de vue On ne tire cette ideacutee elle-mecircme que drsquoun certain point de

vue car il mrsquoest impossible de voir que le mot au milieu de tous les usages qursquoon en

fait soit quelque chose de donneacute et qui srsquoimpose agrave moi comme la perception drsquoune

couleur raquo

2 Les UP poly-lexicales semi-figeacutees qursquoelles soient opaques ou non (un cordon bleu une

messe noire faire un canard)

Comme les preacuteceacutedentes elles sont lexicaliseacutees et reacutefegraverent agrave un seul objet Cependant elles

acceptent des modifications agrave la condition qursquoon puisse reconstituer lUP dorigine (un

cordon vraiment bleu pour signifier par exemple que la cuisiniegravere en plus drsquoecirctre

38 Voir notamment Frath Pierre amp Gledhill Christopher (2007 et 2005) et Gledhill Christopher amp Frath Pierre (2005a et 2005b)

33

excellente eacutetait habilleacutee de bleu ou alors qursquoelle eacutetait une deacutebutante en cuisine) Selon

cette deacutefinition les proverbes sont des UP semi-figeacutees Ils acceptent en effet des

modifications si on peut les reconstituer (lrsquohabit ne fait pas le campeur par exemple pour

se moquer drsquoun campeur qui aurait un attirail de camping sophistiqueacute mais ne saurait

pas srsquoen servir) Ils sont lexicaliseacutes et reacutefegraverent agrave un seul objet mais ils diffegraverent des UP

preacuteceacutedentes en ce qursquoils nrsquoeacutevoquent pas en eux-mecircmes de cateacutegories ou drsquoobjets bien

deacutefinis comme le feraient danseur psychanalyse ou faire un canard Ils permettent en

revanche de faire entrer des situations eacutevoqueacutees en discours dans des pseudo-cateacutegories

sans prototype ce qui a pour effet de leur donner une existence reacutefeacuterentielle dans la

langue Si quelqursquoun se tient dans une queue et fait la remarque qursquoil risque de perdre sa

place srsquoil la quitte pour quelque raison on lui reacutepondra laquo Qui va agrave la chasse perd sa

place raquo lui signalant ainsi que cette situation est connue et normale et que drsquoailleurs il

existe un proverbe ou un dicton dans la langue pour la nommer

3 UP ouvertes (cheveux noirs)

Elles sont construites sur un scheacutema reacutefeacuterentiel de type

pivot + [eacuteleacutement seacuteminal paradigme]

par exemple

cheveux + [blancs noirs roux blonds jaunes chacirctain gris poivre et sel verts ]

Lrsquoexpression cheveux noirs est tregraves certainement lexicaliseacutee car nous lrsquoavons deacutejagrave

entendue et utiliseacutee mille fois Elle reacutefegravere agrave deux objets cheveux ET noirs ensemble Le

paradigme est constitueacute drsquoune liste ouverte drsquoadjectifs eacutevoquant des couleurs ou un

aspect dont le plus freacutequent est laquo blanc raquo Crsquoest pourquoi nous lrsquoavons appeleacute laquo seacuteminal raquo

Des modifications sont accepteacutees et tregraves courantes au sein du paradigme mais difficiles

en dehors laquo cheveux fluorescents raquo sera facilement accepteacute mais il faudra un contexte

tregraves speacutecifique pour faire admettre laquo cheveux hippomobiles raquo Une telle association avec

un eacuteleacutement hors paradigme produit une figure de style appeleacutee hypallage

Nous verrons que les adjectifs tels que laquo meacutediane raquo laquo indigeste raquo ou laquo poisseuse raquo associeacutes agrave

laquo odeur raquo par Proust ne constituent pas des hypallages parce que ces associations ne sont

pas absolument transgressives et qursquoau contraire elles sont drsquoune certaine maniegravere

preacutedictibles

3 laquo Y a-t-il des noms dodeurs raquo

Avant de poursuivre nous examinons briegravevement les points qui semblent acquis en

linguistique des odeurs Pour cela nous nous reacutefeacuterons agrave larticle de Kleiber (2013) dans

lequel lauteur sinterroge sur lexistence de noms dodeurs Il fait le point sur la question et

ouvre des perspectives danalyse qui nous permettront de progresser dans notre propos

34

Il semble acquis quil ny a pas de deacutenominations des odeurs La plupart des

commentateurs sont daccord pour dire que laquo le proceacutedeacute geacuteneacuteralement utiliseacute pour pallier

cette absence lexicale consiste agrave recourir au nom de la source de lodeur employeacute dans des

syntagmes binomiaux du type Deacutet + odeur + de + (deacutet) + N2 (N de la source) comme une

odeur de citron lodeur du citron etc raquo

Quen est-il alors de mots comme roussi brucircleacute graillon fraichin ou parfum senteur

fragrance puanteur pestilence arocircme remugle relent Sont-ce des odoronymes

La reacuteponse nest pas si simple Pour Kleiber les premiers (roussi brucircleacute graillon fraichin)

sont plutocirct des sources dodeurs On peut dire

- une odeur de roussi de brucircleacute de graillon de fraichin

Mais pas

- un roussi un brucircleacute un graillon un fraichin de [source]

Quant agrave la seconde liste on peut dire

- un parfum une senteur une fragrance un arocircme de citron

- une puanteur une pestilence de charogne

- un relent un remugle de vieux draps

Ces mots peuvent ainsi commuter avec odeur Mais on ne peut pas dire

- une odeur de senteur de fragrance de puanteur de pestilence darocircme

Ces mots ne sont ainsi pas des sources dodeurs En revanche on peut dire

- une odeur de parfum agrave propos du parfum en tant que produit et qui degraves lors est

une source

- une odeur de remugle qui peut ecirctre consideacutereacute comme une source (du moisi du

renfermeacute)

Cest aussi le cas de relent dont nous avons trouveacute deux occurrences apregraves laquo odeur de hellip raquo

dans notre corpus (Capitaine Fracasse de Theacuteophile Gautier)

Degraves le seuil une odeur de relent un parfum de moisissure et dabandon le froid

humide et noir particulier aux lieux sombres vous montait aux narines comme

lorsquon legraveve la pierre dun caveau et quon se penche sur son obscuriteacute glaciale

Des fagots de geneacutevrier et de bois odorant brucircleacutes agrave grande flamme dans les

chemineacutees avaient chasseacute lodeur de relent et de moisissure

Il existe ainsi des laquo noms geacuteneacuteraux raquo dodeur dont le rocircle est de permettre au locuteur de

porter un jugement positif ou neacutegatif sur lodeur et eacuteventuellement sur sa persistance

(relent remugle) Parfum senteur fragrance puanteur pestilence arocircme neacutevoquent pas

dodeur speacutecifique par eux-mecircmes Quant agrave roussi brucircleacute graillon fraichin ils en eacutevoquent

mais en tant que source Comme le dit Kleiber (2013) laquo lexistence de ces noms geacuteneacuteraux

dodeurs ne fait que confirmer limportance releveacutee par tous les commentateurs de laxe

35

heacutedonique en matiegravere dodeurs et le rocircle primordial de la subjectiviteacute dans la cateacutegorisation

olfactive Elle met aussi en avant par le nom relent (et peut-ecirctre [hellip] un des emplois de

remugle) celle moins connue de la dureacutee raquo

Il ny a donc pas de noms dodeurs comme il y a des noms de couleur par exemple le

bleu et le rouge qui peuvent agrave leur tour se subdiviser en dautres couleurs bleu clair bleu de

Prusse et ainsi de suite et quon peut aiseacutement se repreacutesenter agrave chaque niveau

On a donc les scheacutemas reacutefeacuterentiels suivant

Deacutet + [odeur =gt bonne odeur parfum senteur fragrance arocircmehellip] + de + [source]

Deacutet + |odeur =gt mauvaise odeur puanteur pestilence remugle hellip] + de + [source]

Kleiber note eacutegalement que odeur est intrinsegravequement comptable ce qui le distingue

dautres laquo mots geacuteneacuteraux raquo comme tristesse ou impatience On peut dire

de la tristesse de limpatience

mais difficilement

de lodeur un peu dodeur

En revanche odeur laquo prend [hellip] sans difficulteacute aucune les deacuteterminants qui impliquent le

trait deacutenombrable comme une deux trois les des quelques plusieurs etc raquo Pourtant il y a

une diffeacuterence entre odeur et dautres noms comptables comme on le voit dans les exemples

suivants

Il y a trois fruits sur la table agrave savoir trois pommes

Trois odeurs regravegnent dans la maison agrave savoir trois odeurs de citrons

En revanche on peut dire

Trois (sortes d)odeurs regravegnent dans la maison agrave savoir une odeur de citron une de

pommes et une de lait

Ceci montre que contrairement agrave ce quon attendrait de la part dun deacutenombrable ce ne sont

pas agrave des occurrences individuelles auxquelles odeur renvoie mais agrave des sous-cateacutegories

Odeur de citron deacutesigne non un fruit particulier mais une source dodeur connue agrave savoir

les citrons la cateacutegorie des citrons

36

Il en reacutesulte ce que Kleiber appelle le laquo paradoxe ontologico-deacutenominatif des odeurs raquo

laquo Le N odeur renvoie bien agrave des entiteacutes conccedilues comme ayant des sous-cateacutegories

homogegravenes des espegraveces dodeurs et de lautre il ny a [hellip] (pratiquement) pas de

deacutenominations disponibles pour elles raquo Degraves lors comment faisons-nous pour parler des

odeurs

Pour le savoir nous avons eacutetudieacute la phraseacuteologie dodeur dans le corpus de textes

litteacuteraires que nous avons mentionneacute plus haut Nous verrons comme le suggegravere Kleiber agrave la

fin de son article que si les deacutenominations sont peu nombreuses cest que lexpression des

odeurs se fait essentiellement par le moyen de deacutesignations39

4 Phraseacuteologie des odeurs en contexte

Odeur apparait 468 fois dans notre corpus au singulier et 68 fois au pluriel Nous

nrsquoavons noteacute qursquoune seule UP semi-figeacutee (deux occurrences) ecirctre en odeur de sainteteacute

Examinons maintenant quelques contextes typiques drsquolaquo odeur raquo

- une odeur eacutecœurante de fers chauds

- cette odeur eacutepouvantable

- lodeur acircpre et douce

- une agreacuteable odeur

- une bonne odeur chaude de froment eacutecraseacute

- lodeur danis

- une forte odeur de cuir humain

- ceacutetait sa peau sa chair son odeur

- la lumiegravere les sons les odeurs les goucircts la chaleur et toutes les autres hellip

On observe lrsquoexistence du scheacutema syntaxique suivant

Deacutet + (adj) + odeur + (adj) + de + ((deacutet) + N de la source)

41 Types dadjectifs

Voici quelques exemples drsquoadjectifs qui accompagnent laquo odeur raquo dans notre corpus

regroupeacutes par nous dans diverses cateacutegories en fonction de leur caracteacuteristiques heacutedoniques

ou descriptives Les chiffres entre parenthegraveses indiquent la freacutequence drsquooccurrence des

adjectifs On constate qursquoaucun ne se deacutetache significativement des autres drsquoun point de vue

quantitatif

1) Adjectif heacutedoniques positifs acircpre et douce amegravere et douce agreacuteable chaude (4)

divine deacutelicieuse (2) suave (5) enivrante (2) grisante fraicircche (2) douce subtilehellip 39 Pour la diffeacuterence entre deacutenomination et deacutesignation voir par exemple Kleiber 2001 et 2003

37

2) Adjectifs heacutedoniques neacutegatifs eacutepouvantable eacutecœurante eacutetouffeacutee affreuse asphyxiante

deacutesagreacuteable ignoble infecte (2) insupportable (2) lourde moisie intoleacuterablehellip

3) Adjectifs purement descriptifs eacutechauffeacutee acircpre forte (13) fade (10) fauve (2) fine (4)

humaine leacutegegravere vague (3) violente peacuteneacutetrante (7) saleacuteehellip

4) Adjectifs exprimant la notion deacutetrangeteacute eacutetrange bizarre drocircle (drsquoodeur)hellip

5) Adjectifs exprimant des ideacutees sans rapport avec les odeurs obscure fieacutevreuse sain

sauvage mystiques hellip

42 Types de sources

Voici quelques exemples de sources drsquoodeurs eacutegalement regroupeacutes par nous dans

diverses cateacutegories en fonction de leur caracteacuteristiques heacutedoniques ou descriptives

Bonnes odeurs une odeur danis de jasmin de deacutejeuner de parfum de tilleul de lilas de cafeacute

de mer de cerises dorange de bruyegraveres de foins coupeacutes lodeur dun succulent mitonneacute

dun bouquet de lotus du veacutetiver dune eau de toilette de leacuteteacute du girofle de la soupe au

fromage (plusieurs fois) de lair laquo lodeur de tes vecirctements est comme lodeur du

Liban raquo (Cantiques) etc

Mauvaises odeurs lodeur de vieux caveaux de mort de cadavre dexcreacutements humains de

sueur dabsinthe et de caserne de lampe qui charbonne du gaz de corne brucircleacutee de

draps de graillon de relent de poussiegravere de chair grilleacutee de tombeau une odeur

deacutesagreacuteable de haschisch etc

Odeurs descriptives ni bonnes ni mauvaises une odeur de vecirctement de viande de lapin qui

bouillait doignon lodeur du soir fecircteacute des truffes de la poudre du sel des feuilles

humides des feuilles des cigarettes de roses de la cire du tabac du buis des plantes

des granges du vernis du grand marronnier de lencens du jardin de la diligence des

eacutetoffes du dehors du sang du collegravege des cimetiegraveres etc

Notons que cette classification en bonnes et mauvaises odeurs est difficile parfois arbitraire

Odeurs de personnes une odeur de femme (plusieurs fois) de fornication de courtisanerie

damants une odeur de musc que la peau de sa femme exhalait lodeur de nos filles de

ton sein chaleureux du musc quexhalait le corsage ouvert de lamour de son linge et de

sa nuque de ces corps presque nus dune jolie femme du musc humain des 70 000

clientes etc

Dans le corpus consideacutereacute les odeurs de personnes concernent presque toutes le corps

feacuteminin plus ou moins lieacutees agrave la sexualiteacute Mais on trouve eacutegalement quelques descriptions

38

non feacuteminines et non sexuelles comme laquo Lodeur de mon fils est comme lodeur dun champ

que lEternel a beacuteni raquo (Genegravese)

Objets pas habituellement associeacutees agrave une odeur mais auxquels lauteur en attribue une

ce qui provoque un effet deacutetrangeteacute lodeur de la santeacute de leur jeunesse dun chemin

de linvasion dune bataille de leau battue de la roseacutee la bonne odeur du ciel lacirccre

odeur des temps laquo une meacutechante odeur de guet-apens raquo (Capitaine Fracasse T

Gautier) laquo une odeur de vie une toute-puissance de femme raquo (Nana E Zola) et laquo Mais il

est un lit meilleur encore plein dodeurs divines Cest notre douce notre profonde

notre impeacuteneacutetrable amitieacute raquo (Les plaisirs et les jours M Proust)

Les deux exemples suivants sont particuliegraverement saisissants

Et cependant Franccediloise tournait agrave la broche un de ces poulets comme elle seule savait

en rocirctir qui avaient porteacute loin dans Combray lodeur de ses meacuterites

(Du cocircteacute de chez Swann M Proust lodeur des poulets rocirctis reacutepandaient dans

Combray les meacuterites de cuisiniegravere de Franccediloise)

Voilagrave assez de linge sale il sagit de le laver et de le bien laver

laquo Cest la gracircce que je vous souhaite Amen raquo

Ce qui fut dit fut fait On coula la lessive

Depuis ce dimanche meacutemorable le parfum des vertus de Cucugnan se respire agrave dix lieues

alentour

(Le cureacute de Cucugnan A Daudet le cureacute a reacuteussi agrave persuader ses ouailles de se

confesser et de mener une vie plus chreacutetienne et cela se sait alentour)

Un grand nombre de sources drsquoodeur nrsquoen sont pas reacuteellement si on les considegravere

objectivement Que peut bien ecirctre une odeur de chemin ou de roseacutee Si on peut comprendre

lrsquoodeur de ses meacuterites comme une meacutetonymie on a plus de mal agrave justifier logiquement le

parfum des vertus Pourtant nous acceptons ces deux expressions sans problegravemes

Il nrsquoy a donc pas de lien obligatoire entre la source des odeurs et leurs

caracteacuteristiques heacutedonique il est eacutegalement courant drsquoattribuer une odeur agrave des objets qui

nrsquoen ont pas en soi

43 laquo Puanteur relent parfum raquo

Notre corpus contient aussi les mots de puanteur relent et parfum dont un certain

nombre sont agrave contre-emploi il nrsquoy a pas de lien neacutecessaire entre un type drsquoodeur reacuteputeacutee

bonne ou mauvaise et ce qursquoon en dit

39

Cette bonne et chaude puanteur qui sexhale du fumier des vaches

Une saine puanteur de mareacutee

Lair plein de parfums atroces

Acirccres parfums du bitume et des aromates

Dans tes jupons remplis de ton parfum

Ensevelir ma tecircte endolorie

Et respirer comme une fleur fleacutetrie

Le doux relent de mon amour deacutefunt

(Le Leacutetheacute ndash Les Fleurs du Mal C Baudelaire)

Le bourdon se lamente et la bucircche enfumeacutee

Accompagne en fausset la pendule enrhumeacutee

Cependant quen un jeu plein de sales parfums

Heacuteritage fatal dune vieille hydropique

Le beau valet de cœur et la dame de pique

Causent sinistrement de leurs amours deacutefunts

(Spleen ndash Les Fleurs du Mal C Baudelaire)

laquo A noir corset velu des mouches eacuteclatantes

Qui bombinent autours de puanteurs cruelles raquo

(Voyelles ndash A Rimbaud)

laquo Ocirc cœurs de saleteacute bouches eacutepouvantables

Fonctionnez plus fort bouches de puanteurs

Un vin pour ces torpeurs ignobles sur ces tables

Vos ventres sont fondus de honteshellip raquo

(Lorgie parisienne ndash A Rimbaud)

44 Analyse de la phraseacuteologie des odeurs

On nrsquoobserve donc pas de scheacutema reacutefeacuterentiel comportant un paradigme structureacute

avec un eacuteleacutement seacuteminal de type pivot + [eacuteleacutement seacuteminal paradigme] laquo Odeur raquo nrsquoest

ainsi pas une UP ouverte (du type 3 tel que deacutefini au chapitre 2) mais une UP mono-

lexicale (de type 1) accompagneacutee de paradigmes sans eacuteleacutements seacuteminaux Pour le

lecteur qui srsquoeacutetonnerait qursquoun mot isoleacute puisse ecirctre appeleacute une uniteacute phraseacuteologique (UP)

rappelons qursquoil srsquoagit lagrave de notre point de vue sur le vocabulaire tel que deacutefini dans le

40

chapitre deux selon lequel tous les mots sont toujours accompagneacutes de contextes

preacutefeacuterentiels qui constituent un corpus drsquousages plus ou moins structureacute plus ou moins

contraint La possibiliteacute drsquousages atypiques drsquoadjectifs et de sources est ainsi bel et bien

inscrite dans la langue et il semble donc difficile de construire des hypallages avec laquo odeur raquo

Et si nimporte quel objet de notre expeacuterience peut ecirctre une source dodeurs si la

liste des adjectifs permettant de les deacutecrire est sans limite alors tout est possible Encore

faut-il en persuader le lecteur Crsquoest lagrave qursquointervient le talent de lrsquoauteur et pour montrer

comment M Proust srsquoy prend nous donnons ci-dessous le texte dont nous avons extrait la

description des odeurs donneacutee au deacutebut de cet article

laquo Ma tante nhabitait plus effectivement que deux chambres contigueumls restant lapregraves-

midi dans lune pendant quon aeacuterait lautre Ceacutetaient de ces chambres de province

qui - de mecircme quen certains pays des parties entiegraveres de lair ou de la mer sont

illumineacutees ou parfumeacutees par des myriades de protozoaires que nous ne voyons pas -

nous enchantent des mille odeurs quy deacutegagent les vertus la sagesse les habitudes

toute une vie secregravete invisible surabondante et morale que latmosphegravere y tient en

suspens odeurs naturelles encore certes et couleur du temps comme celles de la

campagne voisine mais deacutejagrave casaniegraveres humaines et renfermeacutees geleacutee exquise

industrieuse et limpide de tous les fruits de lanneacutee qui ont quitteacute le verger pour

larmoire saisonniegraveres mais mobiliegraveres et domestiques corrigeant le piquant de la

geleacutee blanche par la douceur du pain chaud oisives et ponctuelles comme une

horloge de village flacircneuses et rangeacutees insoucieuses et preacutevoyantes lingegraveres

matinales deacutevotes heureuses dune paix qui napporte quun surcroicirct danxieacuteteacute et

dun prosaiumlsme qui sert de grand reacuteservoir de poeacutesie agrave celui qui la traverse sans y

avoir veacutecu Lair y eacutetait satureacute de la fine fleur dun silence si nourricier si succulent

que je ne my avanccedilais quavec une sorte de gourmandise surtout par ces premiers

matins encore froids de la semaine de Pacircques ougrave je le goucirctais mieux parce que je

venais seulement darriver agrave Combray avant que jentrasse souhaiter le bonjour agrave ma

tante on me faisait attendre un instant dans la premiegravere piegravece ougrave le soleil dhiver

encore eacutetait venu se mettre au chaud devant le feu deacutejagrave allumeacute entre les deux

briques et qui badigeonnait toute la chambre dune odeur de suie en faisait comme

un de ces grands laquo devants de four raquo de campagne ou de ces manteaux de chemineacutee

de chacircteaux sous lesquels on souhaite que se deacuteclarent dehors la pluie la neige

mecircme quelque catastrophe diluvienne pour ajouter au confort de la reacuteclusion la

poeacutesie de lhivernage je faisais quelques pas du prie-Dieu aux fauteuils en velours

frappeacute toujours revecirctus dun appui-tecircte au crochet et le feu cuisant comme une pacircte

les appeacutetissantes odeurs dont lair de la chambre eacutetait tout grumeleux et quavait deacutejagrave

fait travailler et laquo lever raquo la fraicirccheur humide et ensoleilleacutee du matin il les feuilletait

41

les dorait les godait les boursouflait en faisant un invisible et palpable gacircteau

provincial un immense laquo chausson raquo ougrave agrave peine goucircteacutes les arocircmes plus croustillants

plus fins plus reacuteputeacutes mais plus secs aussi du placard de la commode du papier agrave

ramages je revenais toujours avec une convoitise inavoueacutee mengluer dans lodeur

meacutediane poisseuse fade indigeste et fruiteacutee du couvre-lit agrave fleurs raquo

(Du cocircteacute de chez Swann Marcel Proust)

On voit que la description des odeurs du couvre-lit nrsquoa rien de choquant Lrsquoodorat est mis en

relation avec les autres sens aux stimulations olfactives srsquoajoutent des perceptions sonores

gustatives tactiles et surtout visuelles Elles sont deacutecrites ensemble agrave laide dun vocabulaire

indiffeacuterencieacute lrsquoauteur nous emmegravene dans un monde foisonnant de sources de percepts

divers et varieacutes Lrsquousage de certains adjectifs comme grumeleux ou meacutediane nrsquoest degraves lors

pas surprenant drsquoautant plus que la phraseacuteologie des odeurs permet une tregraves grande liberteacute

deacutesignative Plutocirct que de concevoir le sens lexical comme un ensemble de proprieacuteteacutes

seacutemantiques qui entreraient en reacutesonnance avec les proprieacuteteacutes drsquoautres mots il serait sans

doute judicieux de le penser comme une sorte de reacutesultante des contextes dans lesquels ils

se trouvent et des objets qursquoils servent agrave nommer y compris ceux qui apparaissent de

maniegravere impreacutevisible et inhabituelle

Ce sont ces usages atypiques qui creacuteent pour le lecteur un monde agrave la fois reacuteel et

fantastique un monde familier dont nous avons sans doute nous aussi expeacuterimenteacute

lrsquoeacutetrangeteacute sans jamais avoir eu lrsquoideacutee de le deacutecrire ou le talent pour le faire Un usage neuf et

creacuteatif de la langue permet de faire entrevoir ne serait-ce qursquoun instant le mystegravere du

monde qui se cache habituellement derriegravere la laquo reacuteserve de formules de deacutenominations de

locutions toutes precirctes [hellip] de pure imitation qui nous deacutelivrent du soin de penser raquo (P

Valeacutery citation placeacutee en exergue de cet article)

La possibiliteacute de cette deacutecouverte est drsquoailleurs un des thegravemes majeurs de lrsquoœuvre de

Proust le monde recegravele une autre reacutealiteacute plus intime et peut-ecirctre plus profonde que celle

que nous percevons avec les mots de tous les jours Mais la deacutecrire demande un effort

Proust eacutetablit une distinction fondamentale entre ce qursquoil appelle laquo une litteacuterature de

notation raquo qui se contente de reprendre des descriptions conventionnelles et lrsquoart veacuteritable

qui recherche une approche plus authentique de la reacutealiteacute en se deacutegageant des lieux

communs et des locutions toutes faites

laquo Comment la litteacuterature de notations aurait-elle une valeur quelconque puisque cest

sous de petites choses comme celles quelle note que la reacutealiteacute est contenue (la

grandeur dans le bruit lointain dun aeacuteroplane dans la ligne du clocher de Saint-

Hilaire le passeacute dans la saveur dune madeleine etc) et quelles sont sans

signification par elles-mecircmes si on ne len deacutegage pas Peu agrave peu conserveacutee par

42

la meacutemoire cest la chaicircne de toutes ces expressions inexactes ougrave ne reste rien

de ce que nous avons reacuteellement eacuteprouveacute qui constitue pour nous notre penseacutee

notre vie la reacutealiteacute et cest ce mensonge-lagrave que ne ferait que reproduire un art soi-

disant laquo veacutecu raquo simple comme la vie sans beauteacute double emploi si ennuyeux et si

vain de ce que nos yeux voient et de ce que notre intelligence constate quon se

demande ougrave celui qui sy livre trouve leacutetincelle joyeuse et motrice capable de le

mettre en train et de le faire avancer dans sa besogne La grandeur de lart veacuteritable

au contraire de celui que M de Norpois eucirct appeleacute un jeu de dilettante ceacutetait de

retrouver de ressaisir de nous faire connaicirctre cette reacutealiteacute loin de laquelle nous

vivons de laquelle nous nous eacutecartons de plus en plus au fur et agrave mesure que prend

plus deacutepaisseur et dimpermeacuteabiliteacute la connaissance conventionnelle que nous lui

substituons cette reacutealiteacute que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue et

qui est tout simplement notre vie raquo

(Le temps retrouveacute M Proust p 256-257)

Conclusion

Abandonner les sentiers battus de lrsquoexpression conventionnelle est une grande

tentation pour le poegravete DrsquoArthur Rimbaud agrave Andreacute Breton de Reneacute Char agrave Saint John Perse

le corpus de la poeacutesie qui se deacutepartit du langage ordinaire est extrecircmement riche Lorsqursquoils

ont du talent les poegravetes reacuteussissent agrave nous faire entrapercevoir une autre reacutealiteacute que celle agrave

laquelle nous sommes habitueacutes au prix parfois drsquoune certaine opaciteacute de leurs textes Mais le

chemin est eacutetroit entre la creacuteativiteacute veacuteritable et lrsquoastuce litteacuteraire pareacutee drsquoinventiviteacute factice

Chez Proust il nrsquoy a ni opaciteacute ni inventiviteacute factice Son art ne consiste pas agrave

assembler des mots en dehors de toute contrainte drsquousage mais agrave deacutecrire clairement des

expeacuteriences personnelles individuelles certes mais que pour les avoir veacutecues nous

reconnaissons comme existant dans notre expeacuterience commune Certaines nrsquoont pas eacuteteacute

lrsquoobjet de descriptions avant Proust et elles ont donc eacuteteacute avant lui litteacuteralement hors

corpus et donc hors de la langue Lrsquoart de Proust est ainsi essentiellement reacutefeacuterentiel et

creacuteatif Il parle du monde de notre monde de maniegravere neuve originale et frappante au point

que des fragments importants de son œuvre sont passeacutes dans la culture commune et donc

dans la langue Ce qui se passe en nous lorsque nous nous endormons ou la maniegravere dont les

souvenirs peuvent revenir involontairement agrave la conscience gracircce agrave une odeur ou agrave une

saveur cela ne peut ecirctre eacutevoqueacute agrave notre eacutepoque sans reacutefeacuterence agrave lrsquoœuvre de Proust en

lrsquooccurrence la premiegravere page de Du cocircteacute de chez Swann et lrsquoeacutepisode de la madeleine dite de

Proust

Si ces descriptions sont entreacutees dans les corpus drsquousages crsquoest parce que Proust les a

fait exister pour ses lecteurs au prix drsquoun effort linguistique en assemblant des mots de

notre langue commune de maniegravere parfois non conventionnelle et crsquoest drsquoailleurs cet usage

43

souvent hors norme mais reconnaissable de la langue qui donne cette qualiteacute eacutetrange et

belle agrave son œuvre Crsquoest cet usage creacuteatif qui a constitueacute pour lui puis pour nous la reacutealiteacute de

ce qursquoil voulait dire Il nrsquoy a pas lagrave de traduction drsquoune penseacutee en langue mais la construction

mentale drsquoune ideacutee neuve agrave lrsquoaide de mots que nous reconnaissons agrave la lecture

En conclusion disons que parler et eacutecrire de maniegravere laquo normale raquo crsquoest reacuteutiliser les

deacutenominations existant dans la langue avec leurs phraseacuteologies cest-agrave-dire leurs usages

conventionnels pour pointer vers une expeacuterience commune fortement baliseacutee par le langage

Parler et eacutecrire de maniegravere creacuteative en revanche cest utiliser la langue en-dehors des

phraseacuteologies habituelles mais en en tenant compte pour partager une expeacuterience neuve et

originale

Pour finir cet article voici un extrait de La pheacutenomeacutenologie de la perception de

Maurice Merleau-Ponty ougrave cet auteur deacutecrit la diffeacuterence entre notre pratique quotidienne

de la langue et son usage creacuteatif qui permet de transformer laquo en parole un certain silence raquo

laquo Nous vivons dans un monde ougrave la parole est institueacutee Pour toutes ces paroles

banales nous posseacutedons en nous-mecircmes des significations deacutejagrave formeacutees Elles ne

suscitent en nous que des penseacutees secondes celles-ci agrave leur tour se traduisent en

dautres paroles qui nexigent de nous aucun veacuteritable effort de compreacutehension Ainsi

le langage et la compreacutehension du langage paraissent aller de soi Le monde

linguistique et intersubjectif ne nous eacutetonne plus nous ne le distinguons plus du

monde mecircme et cest agrave linteacuterieur dun monde deacutejagrave parleacute et parlant que nous

reacutefleacutechissons Nous perdons conscience de ce quil y a de contingent dans lexpression

et dans la communication soit chez lenfant qui apprend agrave parler soit chez leacutecrivain

qui dit et pense pour la premiegravere fois quelque chose soit enfin chez tous ceux qui

transforment en parole un certain silence raquo

(Pheacutenomeacutenologie de la perception Merleau-Ponty 1945 214)

Bibliographie

1) Frath Pierre laquo La conception de la deacutenomination chez Georges Kleiber raquo in Res-

per-nomen IV Les theacuteories du sens et de la reacutefeacuterence Hommage agrave Georges Kleiber

Editions et Presses Universitaires de Reims Coord E Hilgert S Palma R Daval P

Frath agrave paraicirctre

2) Frath Pierre 2011 laquo La conscience dans la theacuteorie linguistique raquo in Res-per-

nomen III La reacutefeacuterence la conscience et le sujet eacutenonciateur Reference

Consciousness and the Speaking Subject Coord P Frath V Bourdier E Hilgert K

Breacutehaux amp J Dunphy-Blomfield Reims Editions et Presses Universitaires de

Reims pp 25-40

44

3) Frath Pierre 2011 laquo La reacutefeacuterence par le nom vers une linguistique

anthropologique raquo in Res per Nomen 2 langue reacutefeacuterence et anthropologie

Coordinateurs P Frath J Pauchard amp L Lansari Reims pp 57-76

4) Frath Pierre Kleiber Georges Seacutemantique de la Deacutenomination Reacutefeacuterentielle agrave

paraicirctre

5) Frath Pierre Gledhill Christopher 2005 laquo Quest-ce quune uniteacute

phraseacuteologique laquo in La phraseacuteologie dans tous ses eacutetats Actes du Colloques

Phraseacuteologie 2005 Bolly C Klein JR Lamiroy B (eacuteds) Cahiers de lInstitut

linguistique de Louvain CILL 31 2-4 pp 11-25

6) Frath Pierre Gledhill Christopher 2005 ldquoFree-Range Clusters or Frozen Chunks

Reference as a defining criterion for linguistic units raquo in RANAM (Recherches

Anglaises et Nord-Ameacutericaines) ndeg 38 Strasbourg pp 25-43

7) Gledhill Christopher Frath Pierre 2007 laquo Collocation phrasegraveme deacutenomination

vers une theacuteorie de la creacuteativiteacute phraseacuteologique raquo La Linguistique vol 43 fasc 1

8) Gledhill Christopher Frath Pierre 2005a ldquoA Reference-based Theory of

Phraseological Units The Evidence of Fossilsrdquo in Corpus Linguistics Vol 1 no 1

Editors Pernilla Danielsson and Martijn Wagenmakers Birmingham

9) Gledhill Christopher Frath Pierre 2005b laquo Une tournure peu en cacher une

autre linnovation phraseacuteologique dans Trainspotting raquo Les Langues Modernes 3

pp 68-79

10) Kleiber Georges laquo Y a-t-il des noms drsquoodeurs raquo in Casanova Herrero E et Calvo

Rigual C (eds) Actes del 26e Congregraves de Linguistica i Filologia Romagraveniques

(Valegravencia 6-11 de setembre de 2010) Berlin Walter de Gruyter Vol 3 pp 223-

234

11) Kleiber Georges 2003 laquo Sur la seacutemantique de la deacutenomination raquo Verbum tome

XXV 1 pp 97-106

12) Kleiber Georges 2001 laquo Remarques sur la deacutenomination raquo Cahiers de

Praxeacutematique 36 pp 21-41

13) Kleiber Georges 1984 laquo Deacutenomination et relations deacutenominatives raquo Langages

76 pp 77-94

14) Merleau-Ponty Maurice 1945 Pheacutenomeacutenologie de la perception Paris Gallimard

15) Proust Marcel 1954 Du cocircteacute de chez Swann Paris Gallimard Le Livre de Poche

1egravere publication Grasset 1913

16) Proust Marcel 1954 Le temps retrouveacute Paris Gallimard Folio 1egravere publication

NRF 1927

17) Pustejovsky James 1995 The Generative Lexicon Cambridge MA MIT Press

18) Rastier Franccedilois 1991 Seacutemantique interpreacutetative Paris PUF

19) Ryle Gilbert 1949 The Concept of Mind Hutchison London

45

20) Saussure Ferdinand de 2002 Eacutecrits de linguistique geacuteneacuterale texte eacutetabli et eacutediteacute

par Simon Bouquet et Rudolf Engler Paris Gallimard

21) Thomiegraveres-Kokochkina Irina 2013 laquo Je sens donc je dis (Les noms preacutedicatifs

drsquoodeurs simples et composeacutes en russe) raquo 32nd International Conference on Lexis

and Grammar Universidade do Algarve Faro Portugal September 10-14 2013

Pre-Proceedings Jorge Baptista Mario Monteleone pp 159-163

22) Valeacutery Paul (1936 2012) Le bilan de lrsquointelligence Paris Eacuteditions Allia

23) Wittgenstein Ludwig 1961 Tractatus logico-philosophicus suivi de Investigations

philosophiques Traduit de lallemand par Pierre Klossowski Paris Gallimard

46

Les modes de repreacutesentation du monde avec

les adjectifs qualificatifs en ndashist-

Tatiana BOTTINEAU

(INALCO)

La repreacutesentation langagiegravere de la perception du monde sera abordeacutee ici agrave travers

lrsquoemploi des adjectifs qualificatifs qui sont formeacutes avec le suffixe ndashist- agrave partir des noms

communs drsquoorigine russe Je ne parlerai pas des adjectifs de relation en ndashist- deacuteriveacutes des

noms propres comme marksistskij laquo marxiste raquo des noms de courants ideacuteologiques ou

politiques comme bolrsquoševistskij laquo bolcheacutevik raquo ou de ceux qui sont formeacutes agrave partir de racines

drsquoorigine eacutetrangegravere comme kapitalističeskij laquo capitaliste raquo

Je proposerai un essai de classification des adjectifs en ndashist- en recourant aux critegraveres agrave

la fois seacutemantiques et pragmatiques formels et eacutenonciatifs Du point de vue de la

seacutemantique je prendrai en compte le sens lexical de la base de deacuterivation (X) de lrsquoadjectif et

celui du substantif (Y) qualifieacute par lrsquoadjectif en ndashist- Du point de vue formel je preacutesenterai le

suffixe comme un relateur qui instaure un lien particulier entre les notions X et Y lien fondeacute

sur les opeacuterations abstraites de quantification et drsquoextraction Du point de vue eacutenonciatif je

chercherai agrave preacuteciser le rocircle et le statut de lrsquoinstance locutive en charge de la perception

sensorielle du monde et de sa repreacutesentation langagiegravere

Selon le mode de preacutesentation du monde par les Adjist je distinguerai trois grandes

classes les laquo classificateurs raquo les laquo deacuteterminateurs raquo et les laquo appreacuteciateurs raquo

1 La preacutesentation de la deacuterivation adjectivale dans la litteacuterature linguistique

Dans la litteacuterature linguistique russe la deacuterivation suffixale des adjectifs qualificatifs

est traiteacutee essentiellement de deux points de vue Drsquoune part il est de tradition de tenir

compte de la nature grammaticale nominale ou verbale de la base X Drsquoautre part les eacutetudes

aussi bien en synchronie qursquoen diachronie traitent des pheacutenomegravenes drsquoalternance dus agrave

lrsquoadjonction des suffixes agrave la base de deacuterivation X et se manifestant sur le plan

morphonologique et orthographique

Par ailleurs la description de certains suffixes comme par exemple ceux qui servent agrave

former les participes ou le comparatif est associeacutee agrave leur fonction grammaticale

En ce qui concerne le seacutemantisme des adjectifs deacuteriveacutes on eacutevoque volontiers le cas de

certains deacuteterminants formeacutes agrave partir de la mecircme base par lrsquoadjonction de diffeacuterents suffixes

(slab-enrsquok-ij slab-ovat-yj laquoaffaibliraquo volos-ist-yjvolos-at-yj laquo chevelu poilu raquo nosistyjnosatyj

laquo au grand nez raquo zdorovušrsquoij zdorovyj (kulak) laquo (poing) eacutenorme tregraves fort raquo etc) Ces

adjectifs sont reacuteguliegraverement preacutesenteacutes comme synonymes ou comme tregraves proches par leur

signification mais exprimant des nuances au service de lrsquoincontournable expressiviteacute ou

47

subjectiviteacute du langage dont les distinctions varient au greacute de la perception subjective des

auteurs A partir de lagrave les suffixes se voient doteacutes des capaciteacutes drsquoexprimer des valeurs

seacutemantiques et reccediloivent des eacutetiquettes de suffixes de diminution drsquoindeacutetermination de

deacutepreacuteciation drsquoaugmentation etc

En lrsquoabsence de formalisation des donneacutees une telle deacutemarche ne fournit pas drsquooutils

pertinents qui permettraient drsquoeacutetablir une distinction rigoureuse entre les suffixes

consideacutereacutes comme seacutemantiquement proches ou de cerner avec une preacutecision plus ou moins

grande la valeur et le fonctionnement drsquoun suffixe comme crsquoest le cas de ndashist-

2 Lrsquoapproche theacuteorique adopteacutee agrave lrsquoeacutetude des adjectifs en ndashist-

Je pars du principe qursquoen eux-mecircmes les suffixes ne sont pas iconiques qursquoils ne

possegravedent pas de lien avec le monde reacutefeacuterentiel et qursquoils nrsquoont pas de valeur seacutemantique

preacutedeacutetermineacutee les suffixes ne sont pas intrinsegravequement signifiants dans la mesure ougrave ils ne

renvoient agrave aucun signifieacute

Cependant lrsquoabsence de signifieacute nrsquoest pas synonyme de lrsquoabsence de toute signification

et les morphegravemes suffixaux peuvent contribuer agrave rendre des sens implicites qui se reacutevegravelent

lorsque ces eacuteleacutements sont placeacutes dans un environnement particulier qursquoil soit syntagmatique

ou propositionnel

La repreacutesentation du monde par un syntagme adjectival engage neacutecessairement une

double opeacuteration drsquoinstanciation celle du reacutefeacuterent qualifieacute (Y) mais aussi celle du reacutefeacuterent

nommeacute par la base de deacuterivation de lrsquoadjectif (X) Lrsquoadjonction du suffixe et son choix

lorsqursquoil est possible traduisent lrsquoexistence des processus cognitifs fondamentaux et agrave

caractegravere reacutecurrent De maniegravere geacuteneacuterale et notamment dans le cas de ndashist- la deacuterivation

suffixale se reacutevegravele comme la trace drsquoun travail mental reacutealiseacute dans le domaine des notions

respectives X et Y -ist- joue le rocircle drsquoun relateur mettant en place et deacuteterminant le mode de

repeacuterage entre deux reacutefeacuterents distincts qui varie en fonction de la nature de X et de Y

Les diffeacuterences du mode de repeacuterage permettent en particulier de poser la distinction

entre les adjectifs seacutemantiquement proches comme par exemple des deacuteterminants en ndashist-

(cvetistyj skulistyj) et en ndashast- (cvetastyj skulastyj)

Dans cette perspective la repreacutesentation langagiegravere drsquoun eacutetat des choses renvoie

neacutecessairement agrave une instance agrave la fois source de la perception en charge drsquoune activiteacute

sensorielle et source de lrsquoeacutenonciation en charge drsquoune activiteacute langagiegravere Lrsquoanalyse agrave

premiegravere vue morphologique et seacutemantique requiert le recours aux outils de la description

formelle avec lrsquoactualisation des notions X et Y et des liens qursquoelles entretiennent ainsi que

des paramegravetres eacutenonciatifs tels que le statut et la localisation temporelle des instances

eacutenonciatives

Dans cette perspective jrsquoenvisage le suffixe ndashist- comme remplissant une double

fonction Drsquoune part je considegravere ndashist- comme un marqueur de preacutesence de X en Y ce qui

48

constitue un trait distinctif du reacutefeacuterent Y qui permet de le particulariser et de lrsquoextraire de sa

classe geacuteneacuterique Drsquoautre part jrsquoattribue agrave ndashist- la proprieacuteteacute de focaliser sur la preacutesence

quantitative mais non quantifieacutee du X en Y Ainsi pjatnistaja poverxnostrsquo laquo surface tacheteacutee raquo

est une surface (Y) couverte de plusieurs pjatno laquo tache raquo (Xquant) vetvistoe derevo laquo arbre

branchu raquo est un arbre (Y) comportant de nombreuses vetvrsquo laquo branche raquo (Xquant) izvilistaja

doroga laquo route sinueuse raquo est une route (Y) avec beaucoup de izvilina laquo virage raquo (Xquant)

Lrsquoopeacuteration de la focalisation sur la quantification de X et celle de lrsquoextraction de Y

drsquoune classe de reacutefeacuterents semblables sont agrave la charge drsquoune instance agrave la fois foyer de

perception qui constate la reacutealiteacute reacutefeacuterentielle et drsquoune instance eacutenonciative support de la

deacutetermination du monde et de sa repreacutesentation agrave travers les formes langagiegraveres

approprieacutees

La reacutealisation de ces opeacuterations abstraites est fortement lieacutee au mode de la perception

visuelle auditive olfactive gustative ou encore tactile de la reacutealiteacute

3 Les donneacutees existantes

Drsquoapregraves le dictionnaire grammatical de Zaliznjak (2007) le nombre drsquoadjectifs

qualificatifs en -ist- srsquoeacutelegraveve tregraves preacuteciseacutement agrave trois cent dix-sept Une consultation rapide

des donneacutees sur Internet permet de deacutecouvrir une liste de 510 uniteacutes et de constater

lrsquoexistence drsquoautres Adjist qui ne figurent pas dans le Dictionnaire de Zaliznjak dyristyj

laquo ayant de nombreux trous raquo vymistyj laquo posseacutedant un pis important raquo zakorjučistyj laquo ayant

de nombreux crochets accros raquo zazvonistyj laquo retentissant bien sonore raquo etc

Il va de soi qursquoil nrsquoy a pas de confusion entre le suffixe ndashist- et la racine ist- de lrsquoadjectif

istyj laquo correct reacutegulier vrai veacuteritable raquo (cf istina laquo veacuteriteacute vraie raquo) On govorit kak istyj

džentlrsquomen laquo Il parle comme un vrai gentlemen raquo

31 Les bases de deacuterivation des adjectifs en ndashist-

Les bases X et Y renvoient indiffeacuteremment aux reacutefeacuterents animeacutes (bolvanistyj učenik

laquo eacutelegraveve peu doueacute raquo) ou inanimeacutes (zolotistyj kolos laquo eacutepi doreacute raquo) concrets ou abstraits

(podxalimistaja myslrsquo laquo penseacutee flagorneuse raquo) cette derniegravere configuration eacutetant cependant

plutocirct minoritaire

Les Adjist sont majoritairement deacuteriveacutes

- de substantifs

pružina laquo ressort raquo pružinistyj mylo laquo savon raquo mylistyj bas laquo basse raquo basistyj

- drsquoadjectifs

vodjanoj laquo drsquoeau raquo vodjanistyj krovjanoj laquo se sang raquo krovjanistyj travjanoj

laquo herbeux raquo travjanistyj

49

- de verbes pour un nombre restreint drsquouniteacutes

prižimatrsquo laquoserrerraquo prižimistyj čelovek laquohomme avareraquo zadiratrsquo laquotaquiner accrocher qqnraquo

zadiristyj malrsquočik laquogarccedilon taquin accrocheurraquo preryvatrsquo laquointerrompreraquo preryvistaja

rečrsquo laquodiscours saccadeacuteraquo razvesitrsquo laquoeacutetendreraquo razvesistyj kust laquobuisson branchu raquo

Servant agrave former des adjectifs agrave partir des uniteacutes de langue qui appartiennent agrave

drsquoautres cateacutegories grammaticales le suffixe ndashist- permet une deacuterivation transcateacutegorielle

osanka laquo port prestance raquo osanistyj laquo drsquoune belle prestance raquo

vetvrsquo laquo branche raquo vetvistyj laquo branchu raquo

uvesitrsquo laquo accrocher suspendre tout autour raquo uvesistyj laquo lourd pesant raquo

La deacuterivation agrave lrsquointeacuterieur de la classe adjectivale est souvent accompagneacutee de la

modification plus ou moins signifiante du seacutemantisme de lrsquoadjectif preacuteexistant avec un

certain degreacute de conceptualisation dans le passage du concret agrave lrsquoabstrait

otryvnoj kalendarrsquo laquo calendrier agrave feuillets deacutetachables raquo otryvistyj ton laquo ton bref

saccadeacute raquo

mučnoj pirog laquo gacircteau fait avec de la farine raquo mučnistoe jabloko laquo pomme farineuse raquo

šolkovyj šarf laquo eacutecharpe en soie raquo šelkovistyj šarf laquo eacutecharpe soyeuse raquo etc

Lrsquoadjonction des suffixes diffeacuterents agrave la mecircme base est quelquefois agrave lrsquoorigine des

doublets qui diffegraverent consideacuterablement par leur signification respective

kožanyj pidžak laquo veste en cuir raquo kožistyj frukt laquo fruit agrave peau eacutepaisse raquo

ledjanoj dom laquo maison en glace raquo lrsquodistyj sneg laquo neige verglaccedilante raquo

gornyj xrebet laquochaicircne de montagne crecircte raquo goristyj landšaft laquo paysage montagneux raquo

korenistyj dub laquo checircne bien enracineacute raquo korenastyj čelovek laquo homme trapu raquo

napornyj mexanizm laquo meacutecanisme agrave pression raquo naporistyj čelovek laquo personne

insistante raquo

Dans certains cas la diffeacuterence seacutemantique entre les doublets reste agrave preacuteciser

Cvet laquocouleur raquo cvetistyj cvetastyj platok

Utroba laquo ventre raquo utrobistyjutrobnyj golos

Skula laquo pomette raquo skulastoe skulistoe lico

Gora laquo montagne raquo goristyj gornyj pejzaž

Sutulyj laquo vouteacute raquo sutulistaja sutulaja spina

Pokatyj laquo inclineacute raquo pokatistaja pokataja kryša etc

50

32 Les valeurs seacutemantiques exprimeacutees par les Ajdist

Selon Vinogradov les adjectifs qualificatifs en ndashist- expriment les valeurs suivantes

- preacutesence abondante de quelque chose ou possession de quelque chose drsquoabondant

(obilie čego-nibud obladanie množestvom čego-nibudrsquo)

- quantiteacute excessive de quelque chose (značenie izlišnego količestva čego-nibudrsquo)

- preacutesence drsquoune quantiteacute importante drsquoadditif (naličie bolrsquošoj primesi čego-nibudrsquo)

voda [eau]40 ndash vodjanistyj krovrsquo [sang] - krovjanistyj maslo [huile beurre]

masljanistyj trava [herbe] - travjanistyj sera [soufre] - sernistyj muka [farine] -

mučnistyj cf prizemistyj - bas)

- ressemblance agrave quelque chose (poxožij na čto-nibudrsquo napominajuščij svoimi

kačestvami to veščestvo)

- degreacute important de manifestation drsquoune capaciteacute drsquoun penchant (silrsquonaja stepenrsquo

sklonnosti sposobnosti k kakomu-nibudrsquo dejstviju) razgonistye stročki (lignes

eacutecriture eacutelanceacutee) laquo tabak črezvyčajno zaboristyj raquo (tabac trop fort) laquo Egraveti gospoda

razmasisty kak tjurja raquo (Ces messieurs sont trop mou comme de la bouillie) etc

La liste de valeurs seacutemantiques des Adjist dresseacutee par Vinogradov permet de constater

un trait reacutecurrent commun agrave tous les deacuteterminants Il srsquoagit de caracteacuteriser un reacutefeacuterent agrave

travers la preacutesence quantitativement importante mais indeacutetermineacutee drsquoun trait distinctif

nommeacute par le radical de lrsquoadjectif41

En revanche comme on peut lrsquoobserver sur lrsquoexemple des syntagmes comme škvalistyj

veter (vent agrave rafales) metelistyj veter (tempecircte de neige) serebristyj samoljot (avion argenteacute)

etc la liste de Vinogradov ne comporte pas les adjectifs Adjist qui deacuteterminent le degreacute de

manifestation de cette proprieacuteteacute comme atteacutenueacute

Restant dans le domaine seacutemantique je propose dans un premier temps de classer les

adjectifs Adjist du point de vue du moyen leur appreacutehension visuelle auditive tactile

gustative ou encore olfactive par une instance foyer de la perception du monde Cette

classification fait reacutefeacuterence aux proprieacuteteacutes intrinsegraveques du reacutefeacuterent Y

- sa forme zmeistaja tropinka laquo sentier serpentin raquo šrsquoelistyj pol laquo plancher fissureacute raquo

jačeistyj škaf laquo armoire agrave casier raquo

- sa couleur zemlistyj cvet lica laquo teint terreux raquo

- sa surface šelkovistaja tkanrsquo laquo tissu soyeux raquo

- sa composition glinistaja počva laquo sol argileux raquo ou sa structure jačeistyj škaf

laquo armoire agrave casier raquo)

40 Ce commentaire est de nous 41 Ce trait sera deacutesigneacute dans cet article par Xquant

51

- lrsquoeffet sonore qursquoil est susceptible de produire golosistyj pevec laquo chanteur avec une

voix puissante raquo basistyj golos laquo voix de basse raquo nadryvistyj krik laquo cri deacutechirant raquo

- lrsquoeffet olfactif qursquoil est susceptible de produire zapašistyj buket laquo bouquet

odorifeacuterant raquo dušistoe mylo laquo savonnette parfumeacutee raquo

- lrsquoeffet gustatif qursquoil est susceptible de produire vodjanistyj sok laquo jus de fruit aqueux raquo

mučnistoe jabloko laquo pomme farineuse raquo oskomistyj vinograd laquo raisin agrave goucirct aciduleacute raquo

- lrsquoeffet tactile qursquoil est susceptible de produire šelkovistaja tkanrsquo laquo tissu soyeux raquo

Parmi les 317 adjectifs en ndashist- citeacutes par le dictionnaire de Zaliznjak la majoriteacute rend la

perception visuelle du monde Un nombre significatif rend lrsquoeffet produit par le

comportement drsquoun individu qui est fondeacute sur sa perception visuelle immeacutediate ou sur un

savoir preacutealablement acquis (podxalimistyj laquo flagorneur raquo pokladistyj laquo accomodant raquo

uxrapistyj raquo smekalistyji laquo astucieux rapide raquo prižimistyj laquo radin raquo)

Une dizaine drsquoadjectifs essentiellement deacuteriveacutes de bases verbales rendent les

proprieacuteteacutes perccedilues par la voie auditive

basistyj baritonistyj golos laquo voix de basse de baryton raquo

golosistyj pevec laquo chanteur avec une belle voix raquo

perekatistyj pokatistyj raskatistyj grom laquo tonnerre grondant raquo

perelivistyj laquo vibrant (pour une voix) raquo

nadryvistyj laquo fecircleacute (pour une voix) raquo preryvistyj laquo entrecoupeacute interrompu (souffle voix

discours) raquo otryvistyj laquo saccadeacute sec (pour une voix) raquo

Quelques uniteacutes seulement rendent les sensations gustatives (oskomistyj mučnistyj

vodjanistyj navaristyj etc) tactiles (korjažistyj eršistyj pušistyj etc) ou olfactives (dušistyj

zapašistyj)

Lrsquoorigine des sensations reste cependant quelque peu ambigueuml dans la mesure ougrave les

mecircmes deacuteterminants peuvent se rapporter aux diffeacuterents types de perception Par exemple

lrsquoemploi de lrsquoadjectif podžaristyj rend agrave la fois une perception visuelle drsquoun plat agrave la

perception gustative lorsqursquoon le consomme ou auditive lorsqursquoon entend les sons

caracteacuteristiques agrave sa consommation

Pour tous ces deacuteterminants le substantif renvoie agrave un reacutefeacuterent Y inanimeacute agrave lrsquoexception

de ceux tregraves nombreux qui se rapportent agrave un reacutefeacuterent animeacute dont ils caracteacuterisent la

maniegravere de se comporter (naxrapistyj laquo culotteacute raquo bolvanistyj laquo becircte raquo smekalistyj laquo futeacute raquo

xuliganistyj laquodeacutesobeacuteissant irrespectueux raquo)

52

33 Le foyer de la perception Les impressions et les sensations

Le corpus indique que la valeur seacutemantique drsquoun Adjist a un lien naturel avec les

capaciteacutes physiologiques de lrsquohomme et implique la prise en compte des paramegravetres

cognitifs lors de lrsquoanalyse des emplois de ces deacuteterminants

Ce nrsquoest probablement pas tout agrave fait un hasard srsquoil existe en russe les expressions

meacutetaphoriques vsevidjaščee oko laquo œil qui voit tout raquo et vseslyšaščee uxo laquo oreille qui entend

toutraquo mais que de telles syntagmes nrsquoexistent pas en relation avec les sensations gustatives

olfactives ou tactiles Est-ce ducirc agrave la capaciteacute de lrsquohomme drsquoappreacutehender instantaneacutement

plusieurs reacutefeacuterents distincts ou plusieurs traits drsquoun seul reacutefeacuterent par la voie visuelle ou

auditive alors que la perception du monde par les autres voies serait limiteacutee agrave

lrsquoappreacutehension drsquoun seul trait distinctif drsquoun reacutefeacuterent unique dont on ne peut mesurer que le

degreacute de reacutealisation

La diffeacuterence entre les moyens de la perception physiologique agrave mon sens correspond

dans la langue agrave deux modes diffeacuterents de caracteacuterisation par Adjist de la proprieacuteteacute X lrsquoun

relevant de la focalisation sur la quantification indeacutetermineacutee de sa preacutesence multiple lrsquoautre

relevant de la focalisation sur lrsquointensiteacute de sa reacutealisation La reacutealisation intense de X en Y

induit la mise implicite de X sur un gradient et actualise sa nature scalaire

Exemples de la preacutesence en Y drsquoeacuteleacutements multiples X vetvistoe derevo laquo arbre

branchu raquo poristyj šokolad laquo tablette de chocolat souffleacute raquo jačeistyj jaščik laquo tiroir agrave casier raquo

mozolistye ruki laquo mains rugueuses (avec nombre drsquoampoules) raquo

Exemples de lrsquoexpression du degreacute de reacutealisation de X en Y sutulistaja spina laquo dos

voucircteacute raquo blondinistye volosy laquo cheveux blonds raquo pižonistyj pidžak laquo veste de dandy raquo

obrsquojomistaja kniga laquo livre volumineux raquo skulistoe lico laquo visage agrave pommettes raquo

La correacutelation entre les diffeacuterents domaines de lrsquoactiviteacute humaine justifie lrsquoexistence

des variations seacutemantiques des adjectifs en ndashist- et implique celle du degreacute drsquoimplication du

locuteur agrave la fois foyer de la perception des reacutefeacuterents et source de leur repreacutesentation

langagiegravere

La perception visuelle apparaicirct comme le mode de lrsquoappreacutehension du monde qui

confegravere au locuteur le statut drsquoobservateur externe (Sobs) qui constate lrsquoexistence de X en Y

mais son implication reste limiteacutee Lrsquohomme saisit visuellement une image instantaneacutee du

reacutefeacuterent Y mais il lui reste exteacuterieur il nrsquoy a pas drsquointeraction avec le foyer de la perception

et le reacutefeacuterent perccedilu Y nrsquoest que lrsquoobjet de lrsquoobservation et sa deacutetermination par le locuteur

porte sur sa forme sa couleur ou sa composition sans qursquoil y ait un contact physique direct

avec lrsquoobjet

La distance physique qui seacutepare le foyer de la perception visuelle du reacutefeacuterent

contribue agrave lrsquoemploi freacutequent des adjectifs Adjist avec des sens figureacutes et favorise la

construction des repreacutesentations meacutetaphoriques du monde par analogie le reacutefeacuterent

53

immeacutediatement perccedilu est mentalement rapprocheacute drsquoautres reacutefeacuterents absents du champ

drsquoobservation du locuteur

1) Na stole hellip močalistaja varjonaja govjadina i korobka iz-pod sardin (A Čexov citeacute

drsquoapregraves le dictionnaire de Ušakov)

Sur la table eacutetaient poseacutes un plat de viande filandreuse cuite agrave lrsquoeau et une boite de

sardines vide

2) Aspid smotrel kak serye pautinistye morščiny u glaz isčezajut pod tonkimi

mazkami krem-pudry laquo Maks Faktor raquo (A Bayette)

Aspid observait comment sous les touches fines du fond de teint laquo Max Factor raquo

poseacutees sous ses yeux disparaissaient les filaments gris de ses rides

En revanche la perception des sensations olfactive gustative et auditive induit

lrsquoappropriation physiologique Y par le foyer de la perception de lrsquoodeur du goucirct ou du son

qui eacutemanent de Y ce qui suppose une implication plus active de lrsquoinstance foyer de la

perception Lrsquoadjectif en ndashist- ne fait pas reacutefeacuterence agrave la preacutesence quantitative drsquoeacuteleacutements X en

Y mais signifie que la proprieacuteteacute X a atteint un degreacute important de manifestation et qursquoil

constitue pour le foyer de la perception la caracteacuteristique distinctive du reacutefeacuterent Y qui

laquo efface raquo ses autres proprieacuteteacutes Ainsi dans oskomistyj vinograd laquo raisin eacutecœurant raquo seul

lrsquoeffet drsquoeacutecœurement est rendu par Adjist alors mecircme que le raisin en question peut avoir

drsquoautres qualiteacutes gustatives mais non pertinentes pour le foyer de perception dans paxučij

cvetok laquo fleur odorifeacuterante raquo lrsquoodeur forte de la fleur efface les traits comme sa couleur sa

taille ou sa forme dans basistyj golos laquo voix proche drsquoune basse raquo le registre de la voix est

privileacutegieacute agrave sa puissance etc Lrsquoimplication du foyer de la perception dans la repreacutesentation

verbale de ces sensations est plus importante car il se preacutesente comme le nouveau siegravege de

lrsquoexistence de X avec lrsquoappreacuteciation subjective de son degreacute de reacutealisation

Lrsquoexpression des sensations tactile et gustative du monde est susceptible de se

confondre avec les impressions visuelles drsquoougrave le rocircle important du contexte qui permet de

deacutecider de quel mode de perception il srsquoagit

3) I srsquorsquojev plombir laquo Leningradskij raquo eščo nedolgo posasyvaet derevjannyju

zanozistuju paločku (Solomatin 2009) ndash perception tactile

Et ayant termineacute la glace laquo Leningradskij raquo elle continue quelque temps de sucer

son bacirctonnet rugueux

4) Vdolrsquo steny ležali zanozistyje nestrugannye doski a na nix počemu-to stojali

mužskie botinki (Usinova 2003) ndash perception visuelle

54

Le long du mur eacutetaient poseacutees des planches rugueses non raboteacutees et agrave cocircteacute

drsquoelles on ne sait pourquoi il y avait une paire de chaussures drsquohomme

5) V navaristom bulrsquojone plavali obnaružennye v kurice laquo nedojaički raquo ndash žoltye

vkusnye mučnistye na raskus šariki raznoj veličiny (Rubina 2006) ndash perception

gustative

Dans le consommeacute flottaient de petits œufs laquo inacheveacutes raquo trouveacutes agrave lrsquointeacuterieur de

la poule ndash des boules de diffeacuterentes tailles jaune de couleur bonne au goucirct

farineuses lorsqursquoon les croquait

6) V Širvane poražali potoki živoj massy stepi ustremljonnoj v krugooborot

žiznetvorenja kroxotnye palrsquočikovye sledy pesčanok vokrug norok miniatjurno

čotkie otpečatannye v mučnistoj pyli kogotok otdeljaetsja ot kogotka kroxotnoj

gorkoj (Iličevskij 2009) ndash perception visuelle

A Chirvan on eacutetait frappeacute par les flux vivants de la steppe lanceacutee dans le

mouvement tourbillonnant de la creacuteation de la vie de minuscules traces de pattes

des gerboises autour de leurs trous microscopiques et nettes laissaient des

empreintes dans la poussiegravere farineuse chaque trace de griffe eacutetait seacutepareacutee de

lrsquoautre par un petit monticule de terre

7) laquo Serebristyj zvon ručja raquo - smotrite online na oficialrsquonom sajte telekanala

laquo Rossija raquo raquo - perception auditive

laquo Murmure argentin du ruisseau raquo ndash regardez le film on line sur le site officiel du

teacuteleacute canal laquo Rossija raquo

8) Serebristaja doroga

Ty zovoš menja kuda

Svečkoj čistočetvergovoj

Nad toboj gorit zvezda (Esenin) ndash perception visuelle

Chemin argenteacute

Ougrave mrsquoappelles-tu

Tel le cierge du jeudi Saint

Brille au-dessus de toi une eacutetoile

A partir de ces observations impliquant lrsquoexpression du degreacute drsquoimplication du foyer de

la perception dans la description du monde je fais une distinction entre lrsquoappreacutehension

visuelle des reacutefeacuterents qui relegraveve du domaine des impressions et les autres modes de

perception relevant du domaine des sensations La dimension subjective dans la

55

deacutetermination proposeacutee par les Adjist reste toujours preacutesente mais son poids nrsquoest pas le

mecircme dans les deux cas

4 La perception visuelle et lrsquoopeacuteration de quantification indeacutetermineacutee de X

Dans la classe des Adjist qui rendent la perception visuelle du monde je distingue les

adjectifs laquo deacuteterminateurs raquo et les adjectifs laquo classificateurs raquo Cette distinction reflegravete les

diffeacuterences entre les opeacuterations cognitives qui preacutecegravedent la caracteacuterisation verbale des

reacutefeacuterents par une instance eacutenonciative

41 Les adjectifs laquo deacuteterminateurs raquo

Le fonctionnement des laquo deacuteterminateurs raquo se deacutecline sous deux configurations Y

possegravede Xquant et Y ressemble agrave X

411 Y possegravede Xquant

Lrsquoemploi des Adjist du type laquo Y possegravede Xquant raquo couvre deux opeacuterations cognitives

distinctes mais lieacutees entre elles La premiegravere consiste en la deacutetermination de Y reacutefeacuterent

concret et le plus souvent inanimeacute agrave travers la preacutesence du trait distinctif Xquant la deuxiegraveme

opeacuteration est celle de lrsquoextraction de Y de la classe geacuteneacuterique dont il fait partie

Du point de vue notionnel Y et X deacutesignent deux reacutefeacuterents indeacutependants lrsquoun de lrsquoautre

mais qui dans la reacutealiteacute reacutefeacuterentielle possegravedent un lien double

Drsquoune part ils sont lieacutes par une relation de possession (Y possegravede X) intrinsegraveque agrave la

nature de Y vetvistyj kust - un buisson est naturellement doteacute de branches izvilistaja

doroga - un chemin est susceptible drsquoavoir des virages šrsquoelistyj pol - un plancher a facilement

des fissures

Drsquoautre part X et Y sont lieacutes par une relation de deacutependance Y eacutetant la source de X

une branche est issue drsquoun arbre un virage fait partie drsquoune route une fissure ne peut exister

que sur un support mateacuteriel La relation liant Y et X nrsquoest pas celle drsquoeacutegaliteacute Y pourrait

eacuteventuellement ecirctre deacutepourvu de X mais X fait forceacutement partie de Y

Consubstantielle au reacutefeacuterent Y lrsquoexistence de X en elle-mecircme ne constitue pas son trait

distinctif et ne peut ecirctre eacutevoqueacutee pour deacuteterminer Y En revanche crsquoest lrsquoabondance

drsquoeacuteleacutements Xquant qui permet de speacutecifier de distinguer Y des autres reacutefeacuterents similaires et de

lrsquoextraire de la classe geacuteneacuterique dont il fait partie Aussi les bases nominales X renvoient-

elles agrave des reacutefeacuterents qui se soumettent agrave la quantification (objets deacutenombrables) vetvistoe

derevo laquo arbre branchu raquo šrsquoelistyj pol laquo plancher fissureacute raquo porožistaja reka laquo un cours drsquoeau

rapide raquo žilistoe mjaso laquo viande filandreuse raquo jačeistyj škaf laquo armoire agrave casiers raquo ušrsquoelistyj

massif laquo massif avec plusieurs gorges raquo skvažityj relief laquo relief agrave puits de peacutetrole raquo sloistoe

pirožnoe laquo mille-feuilles raquo korjažistyj stvol laquo tronc drsquoarbre noueux raquo

56

La deacutetermination quantitative de la preacutesence de X en Y opeacuteration mentale

explicitement rendue par un quantifieur nrsquoest pas envisageable dans le cas des adjectifs en ndash

ist- il srsquoagit en effet drsquoun acte implicite de coheacutesion de rassemblement des reacutefeacuterents Xquant

en Y

En revanche il nrsquoy a pas de contrainte seacutevegravere pour lrsquoemploi de ces deacuteterminants avec

les adverbes qui marquent aussi bien une grande quantiteacute qursquoune petite quantiteacute de X očenrsquo

(nemnogo) žilistoje mjaso laquo viande tregraves (un peu) filandreuse raquo vesrsquoma (slegka) šrsquoelistyj pol laquo

plancher tregraves (leacutegegraverement) fissureacute raquo črezvyčajno (edva) izvilistaja doroga laquo chemin

excessivement (agrave peine) accidenteacute raquo

La pluralisation de X ne conduit pas agrave la particularisation de chacun drsquoentre eux mais agrave

la speacutecification de Y qui attire lrsquoattention de lrsquoinstance foyer de la perception par la preacutesence

de Xquant en Y Etant le siegravege de preacutesence de Xquant Y deacutelimite quantitativement son

occurrence ce qui permet lrsquoactualisation de lrsquoexistence drsquoune situation particuliegravere

observable et observeacutee La deacutetermination de Y avec Adjist nrsquoa aucun fond poleacutemique mais

tend agrave transmettre la perception visuelle de la reacutealiteacute objective Y par un observateur

synchrone neutre Sobs

Cette opeacuteration confegravere aux Adjist une fonction deacuteterminative Y est diffeacuterent de Y1 Y2

Yn non pas parce qursquoil possegravede X mais parce qursquoil possegravede Xquant

Lrsquoexistence des deux reacutefeacuterents Xquant et Y est simultaneacutee et elle est indexeacutee sur le

mecircme espacetemps La relation qui les unit est agrave la fois celle de la localisation (Xquant est

laquo logeacute raquo en Y) et de la possession (Y possegravede Xquant) Mecircme si crsquoest bien Xquant qui permet la

speacutecification de Y la relation entre les deux reacutefeacuterents srsquoeacutequilibre et prend la forme drsquoun

constat objectif fait par un eacutenonciateur-observateur (Sobs) dont la position est synchrone agrave la

situation deacutecrite Lrsquoinstance perceptive reste exteacuterieure agrave Y elle se contente de poser son

regard sur lui sans avoir de contact direct avec les reacutefeacuterents Y ou avec X drsquoougrave un degreacute

drsquoimplication relativement limiteacute de lrsquoinstance de la perception du monde

Ces opeacuterations cognitives abstraites confegraverent aux Adjist une fonction deacuteterminative

Y est diffeacuterent de Y1 Y2 Yn non pas parce qursquoil possegravede X mais parce qursquoil possegravede Xquant

41 2 Y ressemble agrave X

Les adjectifs Adjist qui rendent la relation laquo Y ressemble agrave X raquo qualifient le reacutefeacuterent Y par

le truchement drsquoun rapprochement mental avec le reacutefeacuterent X Y et X existent

indeacutependamment lrsquoun de lrsquoautre mais auraient selon le foyer de la perception une proprieacuteteacute

commune qui permet de les comparer ou de les associer lrsquoun agrave lrsquoautre

Les substantifs aussi bien animeacutes qursquoinanimeacutes sont concerneacutes par cette configuration

Lrsquoopeacuteration mentale reacutealiseacutee srsquoappuie sur une impression visuelle immeacutediate susciteacutee

par le reacutefeacuterent Y que lrsquoon associe au reacutefeacuterent X absent du champ drsquoobservation Souvent ce

sont des emplois meacutetaphoriques permettant de deacutecrire la couleur de Y (serebristaja trava laquo

57

herbe argenteacutee raquo zemlistyj cvet lica laquo teint terreux raquo) sa forme (zvezdistoe ukrašenie

laquo deacutecoration en forme drsquoeacutetoile raquo) sa maniegravere de se comporter (podxalimistyj tip laquo flagorneur

hypocrite raquo) ou plusieurs proprieacuteteacutes agrave la fois comme crsquoest le cas du syntagme močalistye

volosy laquo cheveux en filasse raquo qui fait reacutefeacuterence agrave la couleur jaune etou agrave la consistance drsquoune

eacuteponge veacutegeacutetale

Le trait caracteacuteristique qui unit X et Y (couleur forme consistance comportement) est

consubstantiel agrave X mais il est conjoncturel agrave Y la proprieacuteteacute X nrsquoest pas intrinsegraveque agrave Y mais

Y fait penser agrave X

Contrairement agrave la configuration laquo Y possegravede Xquant raquo qui focalise sur la preacutesence

quantitativement importante de X en Y les Adjist laquo Y ressemble agrave X raquo nrsquoinduisent pas la

localisation virtuelle de X en Y Ils construisent un rapprochement fondeacute sur un trait

virtuellement commun qursquoils tendent agrave minorer et agrave introduire ainsi un certain degreacute

drsquoindeacutetermination dans la deacutetermination proposeacutee metelrsquo laquo tempecircte de neige raquo

metelistaja pogoda laquo temps agrave la tempecircte de neige raquo bolvan laquo creacutetin raquo bolvanistyj učenik laquo

eacutelegraveve peu doueacute raquo barxat laquo velours raquo barxatistaja tkanrsquo laquo eacutetoffe velouteacutee raquo

La deacutetermination quantitative minoreacutee de la preacutesence de X se trouve en correacutelation

avec la contrainte seacutevegravere pour lrsquoemploi de ces Adjist avec lrsquoadverbe de haut degreacute očenrsquo

laquo tregraves raquo očenrsquo metelistaja pogoda očenrsquo bolvanistyj učenik očenrsquo serebristyj samoljot

očenrsquo zemistyj cvet lica Il nrsquoest pas possible en effet drsquoindiquer qursquoune valeur faiblement

preacutesente a un haut degreacute de manifestation

Lrsquoexpression de lrsquoatteacutenuation dissimule la reacutealisation implicite drsquoune opeacuteration de

deacuteneacutegation temps agrave la tempecircte mais pas la tempecircte eacutelegraveve peu doueacute mais pas un

imbeacutecile complet eacutetoffe velouteacutee mais pas le velours Le deacuteterminant Adjist signale que la

ressemblance de Y agrave X nrsquoest que partielle et interdit lrsquoassimilation des deux reacutefeacuterents

Lrsquoatteacutenuation la neacutegation et lrsquoindeacutetermination absentes du mode de fonctionnement des

adjectifs laquo Y possegravede Xquantraquo impliquent un travail intellectuel drsquointerpreacutetation de

superposition de lrsquoacte immeacutediat de perception visuelle et de lrsquoacte meacutediat de transfert

mental qui passe par deux eacutetapes conseacutecutives

La premiegravere eacutetape relegraveve du domaine sensoriel ougrave lrsquoobservateur synchrone (Sobs)

perccediloit Y comme un stimulus suscitant chez lui une reacuteaction spontaneacutee

La deuxiegraveme eacutetape relegraveve du domaine du mental elle nrsquoest pas de nature immeacutediate et

spontaneacutee La perception de Y provoque la reacuteminiscence drsquoune sensation ou drsquoun savoir

anteacuterieurs Lrsquoopeacuteration intellectuelle fait appel agrave un transfert de proprieacuteteacute et implique un

acte drsquointerpreacutetation en infeacuterant agrave travers une proprieacuteteacute distinctive et conjoncturelle de Y

observeacute le rapprochement avec une proprieacuteteacute intrinsegraveque de X absent

Le deacutecalage temporel et spatial entre Y et X dans la reacutealiteacute reacutefeacuterentielle induit le

deacutedoublement de lrsquoinstance eacutenonciative en deux supports distincts la perception de Y est agrave

la charge drsquoun observateur neutre (Sobs) la reacuteminiscence de X est du ressort drsquoun

58

eacutenonciateur omniscient (Somn) Au moment de lrsquoeacutenonciation lrsquoinstance eacutenonciative concilie

les deux positions et devient lrsquoartisan de la repreacutesentation imageacutee du monde Ce mode de

construction des sens avec les Adjist deacuteterminateurs est une source ineacutepuisable de langage

meacutetaphorique Le double statut de lrsquoeacutenonciateur et la superposition de deux plans temporels

sont indispensables dans la construction drsquoune meacutetaphore et plus largement dans les

emplois des mots au sens figureacute

La structure du syntagme avec un adjectif Adjist ne correspond pas aux eacutetapes

successives du processus cognitif deacutecrit Dans la reacutealiteacute reacutefeacuterentielle lrsquoobservateur drsquoabord

perccediloit Y et ensuite seulement il le deacutetermine

Crsquoest pourtant lrsquoinverse dans le plan de la langue et de lrsquoordre des mots dans le

syntagme La deacutetermination du reacutefeacuterent agrave travers sa proprieacuteteacute distinctive est premiegravere par

rapport agrave sa nomination comme si la description du monde srsquoappuyait avant tout sur sa

perception visuelle et ensuite seulement sur le processus mental de la reacuteminiscence

lrsquoappreacuteciation subjective de la reacutealiteacute eacutetant plus importante que la reacutealiteacute elle-mecircme

5 Les adjectifs laquo classificateurs raquo Y engendre Xquant

Les adjectifs en ndashist- deacuteterminent le reacutefeacuterent Y comme susceptible drsquoengendrer Xquant

penistoe pivo laquo biegravere mousseuse raquo obvalistyj ovrag laquo ravin menaccedilant de glissement de

terrain raquo zanozistaja palka laquo bacircton rugueux (agrave eacutechardes) raquo mylistyj porošok laquo poudre

savonneuseraquo Leur emploi est marqueacute par une progression dans la preacutesentation abstraite du

monde et peut ecirctre consideacutereacute comme agrave mi-chemin entre les Adjist qui rendent la perception

visuelle ou les impressions gustative tactile ou olfactive du monde

Lagrave encore les adjectifs en -ist- permettent de distinguer le reacutefeacuterent Y des autres

repreacutesentants de la mecircme classe toutes les biegraveres ne sont pas mousseuses tous les ravins

ne provoquent pas drsquoeacuteboulement tous les bacirctons ne donnent pas des eacutechardes toutes les

poudres agrave laver ne sont pas moussantes

Dans cette configuration le suffixe ndashist- preacuteasserte la pluralisation puissantielle de X

9) On ljubit tolrsquoko penistoe pivo

Il nrsquoaime que la biegravere mousseuse

10) Ne trogaj palku ona zanozistaja

Ne touche pas agrave ce bacircton il donne des eacutechardes

11) Ne pokupaj egravetot porošok on sovsem ne mylistyj

Nrsquoachegravete pas cette poudre elle nrsquoest pas du tout savonneuse

59

Le lien entre les reacutefeacuterents X et Y est double fondeacute sur lrsquoanticipation et la relation de

cause agrave effet Lrsquoexistence de X au moment de lrsquoeacutenonciation est virtuelle il ne srsquoagit pas drsquoun

constat synchrone de X mais de la preacuteconstruction de son existence possible

Le reacutefeacuterent X est susceptible drsquoecirctre engendreacute par Y agrave la suite drsquoun acte speacutecifique qui

pourrait lrsquoaffecter la biegravere ne donnera de la mousse que si elle verseacutee le ravin ne

srsquoeacutecroulera que srsquoil est soumis agrave une pression le bacircton ne donnera des eacutechardes que srsquoil est

pris agrave mains nues En drsquoautres termes lrsquoexistence de Xquant est virtuelle et deacutepend de

lrsquoactualisation de la proprieacuteteacute de Y de lrsquoengendrer agrave la suite drsquoun acte speacutecifique

Une fois de plus du point de vue reacutefeacuterentiel Y est premier par rapport agrave X mais au

niveau de la langue crsquoest X qui apparaicirct en premier ce qui est consigneacute par lrsquoordre lineacuteaire

des mots dans le syntagme

Le processus mental nrsquoest pas deacuteclencheacute par la perception drsquoun trait immeacutediatement

observable et ne traduit ni la fusion ni lrsquoassociation mentale des deux reacutefeacuterents comme

crsquoeacutetait le cas des adjectifs deacuteterminateurs Les Adjist classificateurs attestent du reacutesultat drsquoun

transfert intellectuel reacutealiseacute par une instance omnisciente Somn qui construit un monde

potentiel en srsquoappuyant sur son savoir La faculteacute virtuelle de Y agrave produire Xquant est poseacutee

par anticipation eacutetant actualiseacutee par reacuteminiscence la preacutesentation du reacutefeacuterent Y est orienteacutee

vers le potentiel mais srsquoappuie sur lrsquoexpeacuterience acquise par le passeacute

Il y a ainsi un deacutecalage temporel dans lrsquoexistence des reacutefeacuterents Mais on observe

eacutegalement une dispariteacute eacutenonciative entre les points de vue exprimeacutes drsquoougrave une dichotomie

entre deux instances en charge de la vision du monde - lrsquoeacutenonciateur observateur (SoSobs)

garant drsquoexistence de Y et lrsquoeacutenonciateur omniscient (SoSomn) et prenant en charge

lrsquoexistence puissantielle de Xquant

Bien que la preacutesence de Xquant potentiel soit toujours exprimeacutee elle passe au second

plan et crsquoest drsquoabord lrsquoexistence mecircme de X qui pegravese dans la deacutetermination de Y par Adjist la

mousse de la biegravere peut ecirctre abondante mais lrsquoessentiel crsquoest qursquoil y ait de la mousse le

bacircton est susceptible de donner des eacutechardes mais une seule suffirait pour le qualifier avec

Adjist

6 Les impressions sensorielles Les adjectifs laquo appreacuteciateurs raquo

Je considegravere les adjectifs en ndashist- qui traduisent les autres modes de perception que

visuel comme les adjectifs appreacuteciateurs Leurs emplois sont quelquefois ambigus car ces

deacuteterminants peuvent rendre aussi bien lrsquoappreacutehension visuelle avec lrsquoattitude exteacuterieure et

passive de lrsquoobservateur ou la perception du monde autre que visuelle lorsque lrsquoinstance

lrsquoobservateur devient acteur et laquo srsquoapproprie raquo activement Y agrave travers un contact physique

direct

En voici une illustration avec lrsquoadjectif masljanistyj

Masljanistoe vino laquo vin onctueux raquo

60

- Vino vyzyvajuščee vo rtu oščuščenie prijatnoj barxatistosti ndash perception gustative

Vin donnant une sensation gustative drsquoun velouteacute agreacuteable

Masljanistoe pjatno laquo tacircche huileuse raquo

- Na egravekrane planšeta pojavilosrsquo masljanistoe pjatno ndash perception visuelle

Sur lrsquoeacutecran de la tablette est apparue une tache huileuse ndash perception visuelle

Masljanistyj polimer laquo polymegravere huileux raquo

- Poliegravetilen ndash ljogkij masljanistyj na oščuprsquo poluprozračnyj ili neprozračnyj v tolstom

sloe polimer ndash Perception tactile

Le polyeacutethylegravene est un polymegravere leacuteger huileux au toucher transparent ou non

transparent lorsqursquoil est eacutepais

La repreacutesentation des reacutefeacuterents avec les adjectifs appreacuteciateurs ne suit pas tout agrave fait

la mecircme logique que celle des adjectifs deacuteterminateurs ou classificateurs

Dans la reacutealiteacute objective les reacutefeacuterents X et Y actualiseacutes par les adjectifs de ce sous-

groupe sont indissociables X eacutetant consubstantiel agrave Y En effet tout chanteur est

neacutecessairement doteacute drsquoune voix (golosistyj pevec) les fleurs ont normalement une odeur

(dušistyj zapašistyj cvetok) lrsquoeacutecorce des arbres nrsquoest jamais lisse (korjažistyj stvol) tout

fruit possegravede une peau (kožistyj apelrsquosin) de mecircme qursquoon ne peut pas retirer la proprieacuteteacute

masljanistyj aux substantifs des exemples citeacutes

Les adjectifs appreacuteciateurs nrsquoattestent pas de la preacutesence multiple de X en Y comme les

adjectifs deacuteterminateurs ou classificateurs ils introduisent un nouveau type drsquoargument

celui du degreacute drsquointensiteacute de X en Y En effet la sensation ressentie par le foyer de perception

est conditionneacutee par un degreacute important de la proprieacuteteacute X dont lrsquointensiteacute deacutepasse la norme

conventionnelle ščetinistoe lico laquo visage mal raseacute raquo dušistyj cvetok laquo fleur odorifeacuterante raquo

ilistoe dno laquo fond couvert drsquoalgues raquo

La focalisation sur le degreacute drsquointensiteacute de la proprieacuteteacute X atteste de la seacutemantique

scalaire des adjectifs appreacuteciateurs et de leur mise implicite sur une eacutechelle de valeurs

Autrement dit les adjectifs appreacuteciateurs actualisent lrsquoexistence drsquoun repegravere par rapport

lequel est appreacutecieacutee la proprieacuteteacute distinctive X dont la preacutesentation reste cependant marqueacutee

par une dimension drsquoindeacutetermination

On constate en effet une gecircne dans la combinaison de ces adjectifs avec les adverbes

de bas degreacute nemnogo golosistyj pevec ne sovsem dušistyj zapašistyj cvetok čutrsquo

korjažistyj stvol edva kožistyj apelrsquosin En revanche les mecircmes adjectifs se combinent sans

contraintes avec les adverbes de haut degreacute očenrsquo laquo tregraves raquo vesrsquoma laquo assez raquo črezvyčajno

laquo excessivement raquo etc

61

En fonction du seacutemantisme de X et de Y et de la relation qui lie les deux reacutefeacuterents dans la

reacutealiteacute objective lrsquoeacutecart existant peut ecirctre jugeacute positivement comme une qualiteacute (zapašistyj

cvetok) ou drsquoun point de vue critique comme un deacutefaut (kožistyj apelrsquosin) Lrsquoemploi de

lrsquoadjectif en ndashist- atteste de la perception subjective de la reacutealiteacute dont la deacutetermination

neutre et objective par un observateur restant toujours possible gromkogolosyj pevec

laquo chanteur avec une voix puissante raquo šeršavyj stvol laquo tronc drsquoarbre rugueux raquo tolstokožyj

appelrsquosin laquo orange agrave peau eacutepaisse raquo etc

Dans la typologie des Adjist je propose de consideacuterer ces adjectifs comme des adjectifs

eacutevaluatifs qui permettent la caracteacuterisation drsquoun reacutefeacuterent Y par la mise en valeur du degreacute de

preacutesence de la proprieacuteteacute X dont la position sur le gradient reste indeacutetermineacutee

Le statut eacutenonciatif de lrsquoinstance eacutenonciative en charge de cette preacutesentation du monde

deacutepend des paramegravetres contextuels et peut ecirctre aussi bien celui de lrsquoobservateur synchrone

ou celui de lrsquoinstance omnisciente

7 Conclusion

Les adjectifs qualificatifs russes en -ist- expriment toujours une impression ou une

sensation susciteacutees chez lrsquoinstance foyer de la perception par le reacutefeacuterent Y gracircce agrave la

perception drsquoun trait distinctif X

Le suffixe ndashist- opegravere dans deux domaines distincts Drsquoune part il se preacutesente comme un

relateur qui rend les modes de correacutelation entre X et Y drsquoautre part il agit au niveau

notionnel et permet de construire lrsquooccurrence drsquoune situation particuliegravere agrave travers

lrsquoactualisation du reacutefeacuterent Xquant Les opeacuterations cognitives fondamentales de quantification

drsquoextraction et de deacutetermination sont agrave la charge drsquoun eacutenonciateur chaque opeacuteration

cognitive eacutetant un poids preacutepondeacuterant en fonction du mode de perception physiologique de

la situation

Lrsquoinstance eacutenonciative du foyer de la perception So se deacutedouble en deux supports soit Sobs

prenant en charge le constat synchrone du reacutefeacuterent soit Somn support drsquoune vision

reacutetrospective et drsquoune opeacuteration de transfert mental

La typologie des adjectifs qualificatifs Adjist eacutetablie est repreacutesenteacutee dans le tableau

suivant

Classificateurs Deacuteterminateurs Appreacuteciateurs

Y possegravede X

vetvistyj laquobran

churaquo

Y engendre X

penistyj laquo mousseux raquo

Y ressemble agrave X

serebristyj laquo argenteacute raquo

Degreacute de X

masljanistyj

laquoonctueuxraquo

Relation

temporelle

Simultaneacuteiteacute

Y et X

Posteacuterioriteacute

Y est premier X est

Anteacuterioriteacute

X preacutecegravede Y

Simultaneacuteiteacute

Y et X coexistent

62

entre Y et B coexistent second

Relation

reacutefeacuterentielle

entre Y et X

Fusion

Cause agrave effet

Ressemblance

Fusion

Sens concret + + - +

Sens figureacute - - + -

Appreacuteciation

quantitative

Majoreacutee

Majoreacutee

Minoreacutee

Majoreacutee

Statut de

lrsquoinstance

eacutenonciative

So Sobs So

Sobs Soms

So

Sobs Soms

So ou Sobs

Indexatśion

temporelle des

supports

eacutenonciatifs

Moment

de lrsquoeacutenonciatio

n To

Moment de lrsquoeacutenonciat

ion To pour So

Pas drsquoindexation pour

Somn

Moment de lrsquoeacutenonciatio

n To pour So Sobs

Pas drsquoindexation pour

Somn

Moment

de lrsquoeacutenonciation To

Reacutefeacuterences bibliographiques

1) Bottineau T 2010 laquo Les valeurs seacutemantiques du suffixe franccedilais -acirctre- marqueur

drsquoopeacuterations sur le plan notionnel raquo in Syntaxe et seacutemantique ndeg11 Presses

Universitaires de Caen pp 35-54

2) Bottineau T 2012 laquo Les variations seacutemantiques du suffixe russe ndashovat- raquo Slavica

Occitania Universiteacute Toulouse - Le Mirail pp 211-227

3) Culioli A 1990 Pour une linguistique de lrsquoeacutenonciation v I-III Paris Ophrys

4) Efremova T 2000 Novyj slovarrsquo russkogo jazyka Tolkovo-slovobrazovatelrsquonyj

Moskva Russkij jazyk

5) Matushansky O 2005 laquo Les adjectifs - Une introduction raquo Recherches linguistiques de

Vincennes Lrsquoadjectif [En ligne] 34 pp 9-54

6) Morris Ch 1946 Signs Language and Behavior ch VI 89 sqq New-York Prentice

Hall

7) Švedova N (eacuteds) 1982 Grammatika russkogo jazyka (Grammaire de la langue russe)

Moskva Nauka

8) Zaliznjak A 2007 Grammatičeskij slovarrsquo russkogo jazyka (Dictionnaire grammatical

de la langue russe) Мoskva Institut russkogo jazyka imeni V V Vinogradova

63

Les verbes de perception en allemand quelques cas de reacuteversibiliteacute

Martine DALMAS

(Universiteacute Paris ndash Sorbonne)

Cette bregraveve preacutesentation se fixe pour objectif de donner une description syntaxico-

seacutemantique des verbes de perception en allemand contemporain et de montrer quau-delagrave

de la diversiteacute on constate des liens entre les domaines perceptifs sappuyant sur les

speacutecificiteacutes constructionnelles des verbes concerneacutes

Les verbes sur lesquels portent leacutetude sont schmecken riechen houmlren fuumlhlen spuumlren

sehen (schauengucken) Il sagit donc de verbes non-agentifs ou du moins pour les deux

derniers demplois non-agentifs42 Sur la base de leur fonctionnement morpho-syntaxique

que nous preacutesenterons dans un premier temps nous eacutetablirons un premier rapprochement

qui nous permettra de nous livrer agrave quelques reacuteflexions sur les notions de construction et de

reacuteversibiliteacute dune part et sur la fonction de certains preacuteverbes en allemand dautre part

Notre eacutetude eacutetant limiteacutee agrave lrsquoallemand et notre point de deacutepart eacutetant de nature

morpho-syntaxique nous avons choisi ici un ordre qui est exactement lrsquoinverse de la

hieacuterarchie proposeacutee par Viberg (1983 125)43 la symeacutetrie nrsquoen reste pas moins inteacuteressante

1 Le double jeu des goucircts et des odeurs

Les deux verbes concerneacutes sont pour le goucirct schmecken et pour lodorat riechen

Nous les traitons ensemble car ils se comportent du point de vue de leur valence syntaxique

et seacutemantique de maniegravere largement similaire

Dun point de vue seacutemantique le sujet peut deacutesigner dans les deux cas

bull le siegravege du procegraves

[a1] etwas [NPnom] schmeckt oslash xx [adj] nach etwas [preacutepnach + NPdat]

[a2] etwas [NPnom] riecht oslash xx [adj] nach etwas [preacutepnach + NPdat]

bull ou lexpeacuterient lindividu qui perccediloit un goucirct ou une odeur

[b1] jemand [NPnom] schmeckt etwas [NPacc]

42 Lrsquoemploi du terme lsquonon-agentifrsquo (vs lsquoagentifrsquo) nous a paru ecirctre ici le plus pertinent pour la seacutelection des verbes opeacutereacutee Nous nous limitons dans le cadre restreint de cet article agrave une perception non-agentive et excluons donc des verbes tels que kostenprobieren schnuppernschnuumlffeln horchen tasten ansehenanschauenangucken spaumlhen beobachten etc (goucircter renifler eacutecouter toucher eacutecouter regarder eacutepier observer etc) Une eacutetude plus large a eacuteteacute publieacutee par Whitt (2010) dans une perspective diffeacuterente de la nocirctre 43 Sur la base drsquoune eacutetude meneacutee sur plusieurs langues drsquoappartenances diverses Viberg (1983

136) propose la hieacuterarchie suivante sight gt hearing gt touch gt smelltaste

64

[b2] jemand [NPnom] riecht etwas [NPacc]

Au-delagrave de ce paralleacutelisme lieacute agrave la reacuteversibiliteacute des deux verbes sur laquelle nous aurons

loccasion de revenir plus loin nous pouvons observer plusieurs autres caracteacuteristiques

dordre morpho-syntaxique ou seacutemantique

11 Le sujet deacutesigne le siegravege du procegraves

Dun point de vue syntaxique les deux verbes peuvent avec un sujet qui deacutesigne le

siegravege du procegraves ecirctre employeacutes de maniegravere absolue cest-agrave-dire sans aucun autre

compleacutement mais induisant alors une interpreacutetation diffeacuterente Schmecken est orienteacute vers

le positif (cf (1) et (2)) riechen va du neutre (cf (3)) au neacutegatif (cf (4))

[c1] etwas [NPnom] schmeckt oslash [= qqch a bon goucirct est bon]

[c2] etwas [NPnom] riecht oslash [= qqch deacutegage une (mauvaise) odeur]

(1) Hats geschmeckt [= Ceacutetait bon laquo Ccedila a eacuteteacute raquo]

(2) Heute schmeckt der Kaumlse [= Aujourdhui le fromage est bon]

(3) Warum riechen Blumen [= Pourquoi les fleurs ont-elles une odeur ]

(4) Der Kaumlse riecht [= Le fromage sent (mauvais)]

Pour les deux verbes le type de goucirct ou dodeur peut ecirctre exprimeacute soit par un adjectif

deacutesignant une qualiteacute soit par un groupe preacutepositionnel introduit par nach qui indique le

rapprochement et deacutesigne une entiteacute dont le goucirct ou lodeur est consideacutereacute(e) comme

similaire

(6) Diese Gericht schmeckt komisch [= Ce plat a un goucirct bizarre]

(7) Dieser Tee riecht komisch [= Ce theacute a une odeur bizarre]

(8) Dieses Eis schmeckt nach Seife [= Cette glace a un goucirct de savon]

(9) Dieser Kaumlse riecht nach frischer Milch [= Ce fromage sent le a une odeur de lait

frais]

Si seul schmecken permet une construction avec agrave la fois un sujet qui deacutesigne le siegravege du

procegraves et la mention de lexpeacuterient (par un syntagme (pro)nominal au datif44) il faut

toutefois noter que ceci se fait uniquement avec une eacutevaluation positive et qui nest pas

neacutecessairement expliciteacutee par un adjectif45 (cf (10))

[d1] etwas [NPnom] schmeckt mir [NPdat] (gut [adj]) [= qqch me plaicirct (au goucirct)]

[d2] etwas [NPnom] schmeckt mir [NPdat] nicht [neacutegation] [= qqch ne me plaicirct pas (au goucirct)]

44 Lemploi du datif avec le verbe schmecken est agrave rapprocher demplois similaires avec des preacutedicats du type ltplairegt dans plusieurs langues 45 Cet emploi de schmecken pourrait ecirctre paraphraseacute par qqch agrave un goucirct qui me convient et lajout dun adjectif renforce lorientation positive

65

(10) Dort hat mir das Essen (gut) geschmeckt [= Lagrave-bas le repas ma plu jai trouveacute le

repas bon]

Lorsque leacutevaluation est expliciteacutee lexicalement par un adjectif seuls les adjectifs de la

famille ltgutgt sont possibles (cf (11) ndash (13)46 dans les autres cas un renvoi explicite agrave une

limite (deacutepasseacutee ou non atteinte) est neacutecessaire et le datif de la personne concerneacutee est tregraves

proche dun datif de jugement47 (cf (14) ndash (15))

(11) Jedenfalls hat mir der Nachtisch sehr gut geschmeckt [= En tout cas le dessert ma beau-

coup plu jai trouveacute le dessert tregraves bon]

(12) Der neue Whisky hat mir hervorragend geschmeckt [= Jai trouveacute le nouveau

whisky excellent]

(13) Die Vorspeise hat mir vorzuumlglich geschmeckt [= Jai trouveacute lentreacutee succulente]

(14) Der Schnaps schmeckt mir zu suumlszlig [= Je trouve cet alcool trop doux]

(15) Der Wein schmeckt mir nicht fruchtig genug [= Je trouve ce vin pas assez fruiteacute]

12 Le sujet deacutesigne lexpeacuterient

Lorsque le sujet syntaxique deacutesigne lexpeacuterient lemploi absolu nest possible pour

aucun des deux verbes dans les deux cas le goucirct ou lodeur perccedilu(e) est exprimeacute(e) par un

syntagme nominal (ou agrave deacutefaut par un pronom) agrave laccusatif

(16) Schmeckst du Riechst du den Wein in der Soszlige [= Sens-tu le vin dans la sauce ]

(17) Riechst du die frische Landluft [= Sens-tu lodeur fraicircche de la campagne ]

(18) Riechst Schmeckst du es [= Tu (le) sens ]

Ce sont les similitudes dans le fonctionnement de ces deux verbes qui dominent La

proximiteacute des deux types de perception par le goucirct et lodorat semble lieacutee agrave celle des

organes concerneacutes Est-ce dailleurs un hasard si dans son emploi dialectal (espace

46En dehors de gut (bon) notamment dans sa forme moduleacutee par sehr (tregraves) on trouve les adjectifs vorzuumlglich (succulent) et hervorragend (excellent) Toutefois ces emplois sont peu freacutequents une recherche sur le corpus DeReKo (Deutsches Referenzkorpus Mannheim plus de 25 milliards de mots) fournit un nombre doccurrences tregraves faible pour chaque adjectif dans ce type de construction (entre 5 et 15) 47 dativus iudicantis En dehors des adjectifs dont la signification est laquo bon raquo lemploi du graduatif zu (= trop) [ou de sa version neacutegative nicht hellip genug (= pas assez)] est alors quasiment obligatoire pour marquer justement la deacuteviance par rapport agrave lattente le deacutecalage par rapport agrave la norme et donc le renvoi implicite agrave un degreacute infeacuterieursupeacuterieur Cf Brandt (2006) qui analyse ces constructions sous lappellation laquo too comparatives raquo Nous renvoyons ici eacutegalement agrave la description que propose Krivocapić (2006 320 sq) du datif de point de vue accompagnant certains adjectifs en serbe

66

aleacutemanique)48 schmecken deacutesigne la perception par lodorat comme cela est le cas ndash en

langue standard ndash pour le verbe anglais correspondant smell

Nous allons voir agrave preacutesent que deux autres types de perception permettent eacutegalement

un rapprochement des verbes concerneacutes

2 Louiumle et le toucher

Les trois verbes concerneacutes sont ici houmlren (entendre) et fuumlhlenspuumlren49 (sentir) Ils

peuvent semployer avec un sujet qui deacutesigne lexpeacuterient ou qui deacutesigne le siegravege du procegraves50

Toutefois dans ce dernier cas seuls sont possibles houmlren et fuumlhlen ils ont alors un emploi

pronominal et sont accompagneacutes du preacuteverbe an qui exprime le contact

[e1] jemand [NPnom] houmlrt etwas [NPaccdasswieVP] [expeacuterient]

[e2] jemand [NPnom] fuumlhltspuumlrt etwas [NPacc] [expeacuterient]

[f1] etwasjemand [NPnom] houmlrt sich xx[adjwieNPPP hellip als obVP] an [siegravege]

[f2] etwasjemand [NPnom] fuumlhlt sich xx[adjwieNP] an [siegravege]

Lorsque le sujet est lexpeacuterient le verbe est transitif et il est compleacuteteacute soit par un

syntagme (pro)nominal (cf (19)-(20)) soit par un syntagme infinitival (cf (21)) soit par un

syntagme verbal deacutependant (compleacutetive en dass voire en wie51 (22)-(25))

(19) Houmlrst du die Glocken in der Ferne [= Entends-tu les cloches au loin ]

(20) Spuumlren Sie die Wirkung der Massage [= Sentez-vous lrsquoeffet du massage ]

(21) Sie fuumlhltespuumlrte ihr Herz schlagen [= Elle sentait son cœur battre]

(22) Sie houmlrte dass im Treppenhaus etwas los war [= Elle entendit quil se passait quel-

que chose dans la cage descalier]

48Le grand dictionnaire historique de la langue allemande Deutsches Woumlrterbuch (33 tomes) commenceacute au milieu du XIXe siegravecle par les fregraveres Grimm et termineacute plus de cent ans plus tard en 1960 est aujourdhui accessible en ligne Il donne agrave propos du verbe schmecken le commentaire suivant mentionnant la plaisanterie selon laquelle dans de telles reacutegions les gens ne disposeraient que de quatre senshellip laquo Steinbach 2 457 bezeichnet schmecken riechen als landschaftlich Frisch 2 204a als besonders fuumlr das alemannische charakteristisch und erwaumlhnt den scherz dasz man in solchen gegenden nur vier sinne habe hellip raquo httpwoerterbuchnetzdeDWBsigle=DWBampmode=Vernetzungamplemid=GS13306XGS13306 49 Sils servent tous les deux agrave exprimer la perception par le toucher ces deux verbes ne sont toutefois pas synonymes dans tous leurs emplois Le cadre reacuteduit de cet article ne nous permet pas drsquoentrer dans les deacutetails de leur description agrave travers leurs profils combinatoires respectifs 50

Nous faisons abstraction des tregraves nombreux verbes exprimant une eacutemission de bruit et qui varient en

fonction de la source concerneacutee (rattern droumlhnen knattern rasseln) voire de lrsquoimage choisie (donnern

haumlmmern) 51

La diffeacuterence entre les subordonnants dass et wie se situe ici au niveau du caractegravere statique de

leacuteveacutenement marqueacute par dass ou dynamique processuel souligneacute par wie Cet emploi de wie est speacutecifique

des verbes de perception

67

(23) Sie houmlrte dann wie die Schritte naumlher kamen [= Elle entendit alors les pas se

rapprocher]

(24) Er fuumlhlte dass sich etwas an seinen Handgelenken befand [= Il sentait quil avait

quelque chose aux poignets]

(25) Sie spuumlrte wie sie zu zittern begann [= Elle sentait quelle commenccedilait agrave

trembler]

Lorsque le sujet syntaxique est le siegravege du procegraves seuls les verbes houmlren et fuumlhlen

sont utiliseacutes Ils entrent dans une construction pronominale qui comporte la mention dune

qualiteacute se faisant soit explicitement par un adjectif (cf (26)-(28)) soit sur la base dune

comparaison (et la qualiteacute (preacute)supposeacutee connue reste alors implicite cf (29)-(30))

(26) Das Baby houmlrt sich verschnupft an [= Agrave lentendre le beacutebeacute est enrhumeacute]

(27) Das Kind fuumlhlt sich fiebrig an [= Au toucher lenfant est fieacutevreux]

(28) Meine Haare fuumlhlen sich rauh an [= Mes cheveux sont recircches au toucher]

(29) Mein Auto houmlrt sich an wie ein Traktor [= Ma voiture fait un bruit qui ressemble agrave

celui dun tracteur]

(30) Diese Radiostimme houmlrt sich wie vor 50 Jahren an

[= Cette voix radiophonique sonne comme

ressemble agrave une voix dil y a 50 ans On

dirait une voix dil y a 50 ans]

Le rapprochement que nous avons opeacutereacute ici entre perception auditive et perception tactile

pourrait en soi surprendre si les verbes ne nous avaient pas conduite vers une constatation

de similariteacute constructionnelle En effet tandis que les emplois de ces verbes avec un sujet

deacutesignant lexpeacuterient les rapprochent du couple preacuteceacutedent (schmecken ndash riechen) ce sont

les cas ougrave le sujet deacutesigne le siegravege du procegraves qui montrent une similariteacute frappante des

constructions de ces deux verbes houmlren et fuumlhlen Et lexpeacuterience humaine apporte elle aussi

une attestation de proximiteacute entre lrsquoouiumle et le toucher agrave un niveau nettement pragmatique

le lien entre les deux types de perception est acteacute par la forme proverbiale laquo Wer nicht houmlren

will muss fuumlhlen raquo52 ndash reflet de lexpeacuterience humaine ougrave la diminution volontaire de la

perception par louiumle entraicircne une augmentation de la perception par le toucher

52 Paraphrasable par Quand on ne veut pas entendre (les conseils) on sinstruit agrave ses deacutepends

68

3 La vue

Le dernier cas abordeacute dans le cadre de cette bregraveve contribution est la perception par

la vue Quatre verbes sont concerneacutes tous deacutesignent la perception visuelle avec des

modaliteacutes drsquoemploi diverses et ineacutegales sehen blicken schauen gucken53

Comme dans les cas eacutevoqueacutes preacuteceacutedemment on observe deux types demplois lun

ougrave le sujet deacutesigne lexpeacuterient avec un seul type de construction transitive

[g1] jemand [NPnom] sieht etwasjdn [NPacc] [expeacuterient]

lautre ougrave il correspond au siegravege du procegraves avec trois types de constructions et trois sens

diffeacuterents

[h1] etwas [NPnom] blicktschautguckt aufuumlberzuaus etwas [Preacutep + NPaccdat] [siegravege]

[h2] jemandetwas [NPnom] siehtschaut xx[adjwieNPals obVP] aus [siegravege]

[h3] etwas [NPnom] siehtschaut unter etwas[Preacutep + NPdat] hervor [siegravege]

Pour ce deuxiegraveme type de construction plusieurs aspects meacuteritent drsquoecirctre releveacutes

- Lrsquoemploi des verbes simples schauenblickengucken avec un sujet non-agentif implique

que celui-ci ne soit pas un animeacute (cf (31)-(32)) et sert agrave deacutesigner une orientation dans

lespace Le sujet deacutesigne ici un lieu dont lrsquoorientation reste neacuteanmoins associeacutee agrave celle du

regard humain Un sujet animeacute serait en revanche obligatoirement agentif et ne deacutesignerait

pas le siegravege du procegraves (le verbe correspondrait alors au franccedilais regarder)

(31) Das Zimmer blicktschautguckt in den Innenhof [= La piegravece donne sur la cour inteacuterieure]

(32) Die Gipfel schauten aus dem Nebel [= On voyait les sommets sortir du

brouillard]

Dans les deux autres cas ougrave le sujet est le siegravege du procegraves nous avons affaire agrave des verbes

composeacutes qui associent un preacuteverbe comme nous lrsquoavions deacutejagrave constateacute pour le couple de

verbes preacuteceacutedents (perception auditive et tactile houmlren et fuumlhlen) La reacuteversibiliteacute est donc

lieacutee agrave la preacutesence drsquoun preacuteverbe mais sans qursquoil y ait ici pronominalisation

Le preacuteverbe aus- marque une perspective qui eacutemane du siegravege du procegraves et sert agrave

exprimer une apparence (cf (33)-(35))

(33) Das Kind siehtschaut krank aus [= Lrsquoenfant a lrsquoair malade]

(34) Das Maumldchen siehtschaut aus wie ein kleiner Engel [= La fillette ressemble agrave un ange]

53 Nous nous limitons ici pour notre objectif agrave ces quatre verbes qui deacutesignent directement la perception visuelle mais tout comme dans le domaine auditif ce mode de perception a donneacute lieu au-delagrave des verbes exprimant directement la perception agrave un systegraveme lexical de verbes deacutesignant des lsquoeacutemissions visuellesrsquo tregraves eacutelaboreacute avec une grande varieacuteteacute de verbes (par ex pour exprimer un scintillement plus ou moins intense en fonction de lrsquoobjet concerneacute glitzern funkeln flimmern schimmern schillern)

69

(35) Die Kuumlche siehtschaut aus als ob sie nie benutzt wuumlrde [= La cuisine donne limpression

de necirctre jamais utiliseacutee]

Le preacuteverbe hervor- marque une perspective orienteacutee vers lrsquoobservateur et sert agrave

exprimer un lsquosurgissement agrave la vuersquo lrsquoapparition visuelle drsquoune entiteacute qui aurait puducirc rester

cacheacutee (cf (36)-(38))

(36) Eine blonde Locke schaute unter der Muumltze hervor [= Une boucle blonde sortait de

dessous le bonnet]

(37) Die Sonne schaute kurz hinter den dicken Wolken hervor [= Le soleil sortit un bref instant

de derriegravere les eacutepais nuages]

(38) Er trug einen Turban aber das rechte Ohr guckte hervor [= Il portait un turban mais on

voyait son oreille droite]

4 Conclusion jeux de rocircles et mises en perspective

Ce bref aperccedilu des verbes de perception non-agentifs de lallemand standard a permis

de mettre en valeur les facteurs de leur reacuteversibiliteacute changement de la nature seacutemantique

du sujet modification de lenvironnement syntaxique et dans certains cas ajout dun

preacuteverbe voire pronominalisation On constate que ces deux faccedilons de preacutesenter un

eacuteveacutenement perceptif font intervenir sur le plan syntactico-seacutemantique des variations qui

rappellent ce qui se passe pour dautres types de mise en perspective tels que la passivation

et les strateacutegies de recentrage sur un actant non-animeacute

Et cest preacuteciseacutement lorsque lexpeacuterient sefface au profit du siegravege du procegraves que la

construction integravegre une variable qualitative dont le seul garant est alors le locuteur

Travaux citeacutes

1) Brandt Patrick 2006 Receiving and perceiving datives (cipients) A view from

German in Datives and Other Cases Between argument structure and event structure

Daniel Hole Andreacute Meinunger amp Werner Abraham (ed) Amsterdam Philadelphia

Benjamins pp 103-139

2) Krivokapić Jelena 2006 Putting things into perspective The function of the dative in

adjectival constructions in Serbian In Datives and Other Cases Between argument

structure and event structure Daniel Hole Andreacute Meinunger amp Werner Abraham (ed)

Amsterdam Philadelphia Benjamins pp 301-329

3) Viberg Ake 1983 The Verbs of Perception in Linguistics 21 pp 123-162

4) Whitt Richard J 2010 Evidentiality and Perception Verbs in English ans German Bern

Peter Lang

70

Russe laquo slyšatrsquo raquo breton laquo klevout raquo confusion de sens ou

synestheacutesie

Steacutephane VIELLARD (Universiteacute Paris ndash Sorbonne)

Si lrsquoon doit agrave la chercheuse Irina Aleksandrovna Safonova de lrsquouniversiteacute de Volgograd

des eacutetudes inteacuteressantes sur les verbes de perception en vieux russe et en russe moderne

une question a cependant eacuteteacute laisseacutee de cocircteacute par la chercheuse qui agrave notre connaissance ne

lrsquoaborde pas celui du sens particulier en apparence paradoxal qursquoa pu prendre le verbe

russe slyšatacute (litteacuteralement lsquoentendrersquo) Observons quelques exemples

1) Slyšu zapax trav i penie ptic (E Pokuševa)

(httptriinochkarupost315563990)

Je [slyšu] lrsquoodeur des herbes et le chant des oiseaux

La phrase fait apparaicirctre une construction qui se situe entre le zeugme et lrsquoanacoluthe

puisque lrsquoeacutenonceacute joue sur les deux sens que possegravede le verbe slyšatrsquo en russe en mettant le

verbe en facteur commun

2) A vsjo že ljublju zemlju i gorod svoj v kotorom slučajno rodilsja Žalrsquo tolrsquoko sovsem

ne slyšu ja penja ptic zapaxa travy (K Vaginov Monastyrrsquo Gospoda našego Apollona

(httpkvaginovrucat=20))

Jrsquoaime quand mecircme ma terre et ma ville dans laquelle je suis neacute par hasard Je

regrette seulement de ne pas slyšatacute le chant des oiseaux lrsquoodeur de lrsquoherbe

Mais on peut dire aussi

3) Ja čuvstvuju zapax travy šorox listvy (httpwwwamor-paisrua-ljcmmpost-

608252)

Je sens lrsquoodeur de lrsquoherbe le bruissement du feuillage

Lrsquoemploi de slyšatacute nrsquoest pas exclu non plus du domaine onirique comme lrsquoattestent ces deux

exemples pris dans un recueil drsquointerpreacutetation des recircves

4) Slyšatrsquo vo sne zapax benzina ili nalivatrsquo benzin ndash k skoroj dalrsquonej doroge

Sentir en recircve lrsquoodeur de lrsquoessence ou verser de lrsquoessence est signe de voyage lointain

5) Slyšatrsquo vo sne vonrsquo ndash k mstitelrsquonoj ličnosti kotoraja možet isportitrsquo vam žiznrsquo

Sentir en recircve une mauvaise odeur est signe de rencontre avec une personne

vindicative qui peut vous gacirccher la vie (Tolkovatelrsquo snov La clef des songes

httpbolmagnarodrusonsonnik1htm)

71

Le sens de perception olfactive est eacutegalement exprimeacute par le preacutedicatif slyšno et lrsquoadjectif

slyšen formeacutes sur la mecircme racine

6) S reki pondimaetsja syrostrsquo silrsquonee slyšen zapax gnijuščix trav (M Gorrsquokij Gorodok

Okurok (1909) ruscorpora)

De la riviegravere monte lrsquohumiditeacute on sent encore plus fort lrsquoodeur des herbes en

deacutecomposition

7) byl slyšen silrsquonyj zapax nečistot voni pod mojkoj

(httpmonitorespecwssection10topic157606html)

8) Ozero s pelikanami nastolrsquoko grjaznoe čto ot nego na neskolrsquoko metrov slyšna vonrsquo

(Vesti httpvestiuakiev8641-slon-horas-iz-kievskogo-zooparka-zabolel-iz-za-

odinochestva)

Si lrsquoon se limite agrave lrsquoeacutetude de la forme verbale la question qui se pose est de savoir ce

qursquoil en est de la distribution des formes aspectuelles Lieacutee agrave la preacuteverbation leur

distribution est en fait irreacuteguliegravere

Le corpus informatiseacute de la langue russe (ruscorporaru) nrsquoatteste pas de forme

perfective transitive en po- (poslyšal zapax) Pour le perfectif en u- Ruscorpora donne 26

exemples entre le deacutebut du XIXe siegravecle et lrsquoeacutepoque contemporaine

9) Cirjulrsquonik Ivan Jakovlevič živuščij na Voznesenskom prospekte [hellip] prosnulsja

dovolrsquono rano i uslyšal zapax gorjačego xleba (N Gogolrsquo Nos (1836) ruscorpora)

Le barbier Ivan Iakovlevič qui vivait sur lrsquoavenue Voznesenskij [hellip] se reacuteveilla assez

tocirct et uslyšal une odeur de pain chaud

Le perfectif en po- est possible agrave la forme pronominale (6 exemples sur ruscorpora entre

1833 et 1989)

10) Luč tanceval na vysote dvyx futov ot pola Poslyšalsja zapax gorjaščego mjasa I

vdrug stalo tixo tolrsquoko gudelo plamja v apparate (А Tolstoj Giperboloid inženera

Garina (1925-1927) (ruscorpora)

Le rayon dansait agrave deux pieds du sol Poslyšalsja une odeur de viande en train de brucircler

Et soudain tout redevint silencieux seule la flamme ronronnait dans lrsquoappareil

On remarque que dans ce dernier exemple la phrase contenant le verbe poslyšatacutesja agrave valeur

essentiellement olfactive puisque combineacute avec le substantif zapax (odeur) est suivie drsquoune

phrase comportant deux termes agrave sens de perception auditive (tixo - silencieux gudetacute -

ronronner siffler)

72

Qursquoen pensent les russophones eux-mecircmes La question de savoir si ce sens est admis

semble les preacuteoccuper comme en teacutemoigne la question suivante poseacutee reacutecemment sur le

site de Russkij mir (Monde russe)

11) Možno li skazatrsquo laquo Uslyšal zapax cvetov (29042014) Soglasno tolkovym

russkogo jazyka upotreblenie glagola slyšatrsquo v otnošenii obonjatelrsquonyx ili taktilrsquonyx

oščuščenij javljaetsja razgovornym Pravilrsquonee počuvstvoval oščutil vdoxnul zapax

cvetov (Fond Russkij mir

httpwwwrusskiymirrueducation2servicesask84287)

Selon les dictionnaires raisonneacutes de la langue russe lrsquoemploi du verbe slyšatacute pour des

sensations olfactives ou tactiles relegraveve de la langue parleacutee Il est plus correct

drsquoemployer počuvstvoval oščutil vsdoxnul zapax cvetov

Cet emploi serait donc propre agrave la langue parleacutee Sans doute et cela nrsquoa pas manqueacute

dinteacuteresser au XIXe siegravecle le lexicographe Vladimir Dahl qui note dans son dictionnaire

(1862-1863) agrave lentreacutee Slux (Ouiumle)

12) Slyšatrsquo inogda voobšče čuvstvovatrsquo osjazatrsquo osobenno obonjatrsquo i govoritsja o

četyrjox čuvstvax krome zrenija Ja nikogda počti ugaru ne slyšu nosom obonjaniem

Jazyk ne lopatka slyšitrsquo čto gorrsquoko čto sladko poznajot vkus U slepyx osjazanie byvaet

tak tonko čto oni palrsquocami slyšat gde očko na karte Sobaka slyšit čutrsquojom Udilrsquoščik

slyšit kogda ryba kljunet Takže o vnutrennem čuvstve Serdce slyšit gore predveščaet

Duša vidit serdce slyšit (V Dahl Tolkovyj slovarrsquo živogo velikorusskogo jazyka 1862-

1863) parfois en geacuteneacuteral sentir en particulier par lodorat et se dit de quatre des

cinq sens sauf pour la vue

Les exemples donneacutes par Dahl portent sur lrsquoodorat le goucirct le toucher et les sentiments

perception interne ou intuition

Quant au Grand dictionnaire acadeacutemique de la langue russe en 17 volumes publieacute

dans les anneacutees 1950- 1960 il fait bien apparaicirctre ce sens qui arrive en quatriegraveme position

dans la description du champ seacutemantique du verbe Il nrsquoy a cependant aucune indication du

niveau de langue ce qui laisse penser que pour les auteurs qui le glosent par čuvstvovatrsquo

oščuščatrsquo (sentir) le sens de lsquosentir autrement que par louiumle occupe un rang eacutegal au sens

consideacutereacute comme premier (entendre) Le premier exemple est dailleurs emprunteacute agrave un

reacutecit de Vladimir Dahl qui fut aussi sans grand succegraves eacutecrivain Le verbe a ici le sens de

lsquoressentirrsquo

73

13) Mne stalo poveselej ustali ne slyšal ja nikakoj a tolrsquoko slovno stanovilosrsquo mne

volrsquonej i legče (V Dakrsquo Rasskazy lezgina Asana)

Je fus un peu plus joyeux je ne ressentais plus aucune fatigue ceacutetait comme si je

devenais plus libre et soulageacute

Un autre exemple joue sur la polyseacutemie du verbe

14) Proxor bez umolku rasskazyval Matrsquo vzdyxala krestilasrsquo ulybalasrsquo i ne ušami

slyšala ona - slova kak-to leteli mimo - slyšala svoim serdcem (V Šiškov Ugrjum-

reka)

Proxor racontai son histoire sans srsquoarrecircter Sa megravere soupirait se signait souriait et ce

nrsquoest pas avec ses oreilles qursquoelle slyšala car les mots passaient au-dessus drsquoelle elle

slyšala avec son cœur

Face agrave cette polyseacutemie que dit lrsquoeacutetymologie

La racine slux remonte agrave un eacutetymon indo-europeacuteen kleu- klū- qui signifie bien

lsquoentendrersquo comme lrsquoatteste lrsquoIndogermanisches etymologisches woumlrterbuch de Julius

Pokorny54 En slave cette racine est agrave la base des mots cлух (louiumle) слушать (eacutecouter)

слышать (entendre) слыть (avoir la reacuteputation de) слово (mot) слава (renommeacutee

gloire) (cf sur une autre racine latin fama - ce quon dit de quelquun renommeacutee reacuteputation

bonne ou mauvaise grec φήμη - mecircme sens formeacute sur la mecircme racine que le verbe φημί

lsquodirersquo) Un quelconque sens de sentir ne semble pas apparaicirctre dans la racine indo-

europeacuteenne

Dans son Etymological dictionary of the slavic inherited lexicon Brill Rick Derksen55

ne fait pas mention non plus de lien avec un quelconque sentir pour slyšati il renvoie agrave

slušati et fait eacutetat de la racine indo-europeacuteenne signifiant lsquoentendrersquo Il donne les sens du

verbe slušati dans lrsquoensemble des langues slaves et aucune drsquoentre elles nrsquoatteste un sens

lsquosentirrsquo Le seul sens particulier est celui de lsquobecome befitrsquo pour le tchegraveque slušeti et le

slovaque slušatacute (Derksen p 455)

Du cocircteacute du grec et du latin

54 J Pokorny Indogermanisches etymologisches woumlrterbuch Francke Verlag Bern und Muumlnchen 1959 t 2 p 605-607 Cf version informatiseacutee par sur httpwwwutexaseducolacenterslrcielexPokornyMaster-Xhtml agrave la page httpwwwutexaseducolacenterslrcielexXP0984html 55 R Derksen Etymological dictionary of the slavic inherited lexicon Brill Leiden-Boston 2008

74

Sens et eacutetymologie du grec ἀκούω (entendre entendre dire comprendre) et apregraves

Homegravere lsquoavoir telle ou telle reacuteputationrsquo crsquoest-agrave-dire lsquosrsquoentendre traiter bien ou malrsquo56

Lrsquoeacutetymologie nrsquoest pas sucircre mais les deux hypothegraveses mentionneacutees par Chantraine ne font

pas eacutetat drsquoun quelconque rapprochement avec lrsquoideacutee de lsquosentirrsquo

En latin audio est un verbe nouveau qui a remplaceacute lrsquoancien indo-europeacuteen kleu-

lsquoentendrersquo (la racine i-e avait donneacute en latin clueō lsquoavoir la reacuteputationrsquo cf russe slytrsquo [mecircme

racine] inclitus lsquoceacutelegravebre illustrersquo)57

Mais le grec possegravede un autre verbe lsquoentendrersquo crsquoest le verbe κλύω lsquoentendrersquo

lsquoeacutecouterrsquo lsquoavoir entendursquo drsquoougrave lsquoapprendrersquo lsquocomprendrersquo avoir conscience dersquo Or on trouve

chez Homegravere dans lrsquoOdysseacutee un passage ougrave ce verbe est employeacute avec un sens qui nrsquoest pas

celui de percevoir par lrsquoouiumle

[Σοὶ δὲ θεοὶ τόσα δοῖεν ὅσα φρεσὶ σῇσι μενοινᾷς 180

ἄνδρα τε καὶ οἶκον καὶ ὁμοφροσύνην ὀπάσειαν

ἐσθλήν] οὐ μὲν γὰρ τοῦ γε κρεῖσσον καὶ ἄρειον

ἢ ὅθ᾽ ὁμοφρονέοντε νοήμασιν οἶκον ἔχητον

ἀνὴρ ἠδὲ γυνή πόλλ᾽ ἄλγεα δυσμενέεσσι

χάρματα δ᾽ εὐμενέτῃσι μάλιστα δέ τ᾽ ἔκλυον αὐτοί raquo 185 (Homegravere Odysseacutee chant 6

vers 182-185)

Voici la traduction proposeacutee par Eugegravene Barreste en 1842 laquo Non il nest point de bonheur

plus grand de bonheur plus deacutesirable que celui de deux eacutepoux gouvernant leur maison

animeacutes par une seule et mecircme penseacutee Cette union fait le deacutesespoir de leurs ennemis la joie

de leurs amis et les eacutepoux eux-mecircmes sentent tout le prix de ce bonheur 58 raquo (p 94)

56 P Chantraine Diciotnnaire eacutetymologique de la langue grecque Histoire des mots Klincksieck Paris 1968 57 A Ernout A Meillet Dictionnaire eacutetymologique de la langue latine Histoire des mots Klincksieck Paris 2001 58 Note drsquoE Bareste Nous avons rendu ce passage μάλιστα δέ τ᾽ ἔκλυον αὐτοί (vers 185) par et ils sentent eux-mecircmes tout le prix de ce bonheur Madame Dacier et Dugas-Montbel se sont tous deux eacutecarteacutes du veacuteritable sens en disant la premiegravere laquo union qui est pour eux un treacutesor de gloire et de reacuteputation raquo et le second laquo eux surtout obtiennent une grande renommeacutee raquo Ce dernier auteur ajoute dans une note (Observat sur lOdysseacutee chant VI p 100) quil avait dabord traduit ce passage par laquo eux seuls connaissent toute leur feacuteliciteacute raquo en suivant le sens indiqueacute par les scoliastes qui rendent cette phrase par eux seuls connaissent et jouissent de ce mutuel avantage ou bien de leur mutuelle bienveillance mais plus tard sappuyant sur lautoriteacute dEustathe et sur celle de M Boissonade il pensa avec ce dernier auteur que μάλα κλύω correspondant agrave lexpression latine benegrave audire lien entendre ecirctre loueacute il fallait traduire ce passage par ils obtiennent une bonne renommeacutee Avant daller plus loin remarquons que cette analogie nest point fondeacutee car μάλιστα eacutetant le superlatif de μάλα (fort beaucoup) nrsquoa aucun rapport avec les mots prœclaregrave et optimegrave mais signifie tout simplement maximegrave Ainsi Dugas-Montbel a donc eu tort de dire que Barnegraves et Clarke avaient mal rendu la phrase grecque par maxime vero sentiunt et ipsi tandis quagrave tort il voulait lui quon la traduisicirct par prœclaregrave audiunt et ipsi Dailleurs Dubner sest entiegraverement conformeacute au texte de

75

Dans sa traduction rythmeacutee (bibliothegraveque de La Pleacuteiade) le grand Victor Beacuterard

(1864-1931) eacutevite la difficulteacute en rendant le vers 185 de la maniegravere suivante laquo Il nrsquoest rien

de meilleur ni de plus preacutecieux que lrsquoaccord au foyer de tous les sentiments entre mari et

femme grand deacutepit des jaloux grande joie des amis bonheur parfait du couple raquo (eacutedition

de la Pleacuteiade p 637)

Si la traduction russe faite au XIXe siegravecle par le poegravete Joukovskij ne peut guegravere ecirctre

prise en compte (Joukovskij ne connaissait pas le grec et reacutealisa sa traduction drsquoHomegravere agrave

partir drsquoune traduction litteacuterale allemande qursquoavait reacutealiseacutee pour lui le savant helleacuteniste

K H F Grashof59) il existe une traduction en russe moderne

15) laquo vedrsquo net ničego ni prekrasnej ni lučše

Esli muž i žena v ljubvi i polnejšem soglasrsquoji

Dom svoj vedut ndash v utešenrsquoje druzrsquojam a vragam v ogorčenrsquoje

Bolrsquoše vsego ž oni sami ot egravetogo čuvstvujut sčastrsquoje raquo

(httpwwwe-readingmechapterphp154709Gomer_-

_Odisseya_28Veresaev29html)

Revenons maintenant au slave et au russe proprement dit

Dans lrsquoarticle consacreacute au verbe слышати le Dictionnaire de lrsquoacadeacutemie russienne

publieacute de 1789 agrave 1794 sous la feacuterule de la princesse Ekaterina Romanovna Daškova et sous

la direction de Denis Fonvizin ne mentionne pas ce sens

Dans les documents sur eacutecorce de bouleau disponibles agrave ce jour le verbe слышати qui

apparaicirct quatre fois (donc peu repreacutesenteacute) a le sens drsquo lsquoentendre dirersquo mais jamais le sens de

lsquosentirrsquo (du moins dans la 2egraveme eacutedition du recueil eacutediteacute par A Zaliznjak60)

En vieux russe comme en vieux slave le verbe slyšati61 correspond essentiellement au

verbe grec ἀκούειν et Sreznevskij dans son dictionnaire du vieux russe le traduit en russe

moderne par slyšatrsquo vosprinimatrsquo sluxom (entendre percevoir par louiumle)

Clarke et Voss traduit ce passage par und mehr noch geniessen sie selber (et eux-mecircmes en jouissent encore davantage) (Traduction et notes drsquoEugegravene Bareste Paris Lavigne ibraire-eacutediteur 1842 sur le site httpremacleorgbloodwolfpoeteshomeretablehtm) 59 Cf E Lo Gatto Histoire de la litteacuterature russe 1965 p 212 60 А Zaliznjak Drevnenovgorodskij dialekt 2-е izdanie pererabotannoe s učotom materiala naxodok 1995-2003 gg Moskva Jazyki slavjanskoj kulrsquotury 2004 61 Le verbe vieux-slave a une forme plus ancienne слъшати que lrsquoon rencontre 6 fois dans le Marianus (cf Vaillant MVS p 262) Dans son dictionnaire eacutetymologique Miklosich signale slyšati comme laquo duratif raquo et slušati comme laquo iteacuteratif raquo (p 309) Sur lrsquoalternance оу ъi voir Vaillant Manuel du vieux slave Institut drsquoeacutetudes slaves Paris 1963 p 79

76

16) Имѣѩ оуши слышати да слышить (Matthieu XXV 30 Eacutevangile drsquoOstromir) qui

traduit litteacuteralement mot agrave mot le grec de lrsquooriginal

ὁ ἔχων ὦτα ἀκούειν άκουέτω

Dans le dictionnaire du vieux slave de Cejtlin et alii le verbe est donneacute comme imperfectif

dans le premier emploi agrave lrsquoinfinitif et comme perfectif dans la seconde occurrence

conjugueacutee62

Lrsquoemploi pronominal du participe preacutesent actif servait agrave signifier lsquocelui qui est nommeacutersquo

ὁ λεγόμενος иоуда слши сo искариотинъ (lsquoJudas dit lrsquoIscariote Supraslensis 410 13)

Les textes anciens ne font apparemment pas eacutetat drsquoun quelconque sens de perception

olfactive

Continuons notre exploration diachronique

Le Dictionnaire de la langue des XIe-XVIIe siegravecles nous apporte des donneacutees fort

inteacuteressantes Tout drsquoabord le verbe slyxatrsquo apparaicirct au XVIIe siegravecle comme susceptible de

prendre le sens de lsquosentirrsquo lsquoressentirrsquo lsquoavoir consciencersquo Eacuteloquent de ce point de vue est

lrsquoexemple du pauvre Michka Semionov qui comme le roi Stanislas Leczinsky srsquoest endormi

devant sa chemineacutee et est tombeacute dans le brasier sans srsquoen apercevoir La lettre qui relate

lrsquoaccident est dateacutee de 1646

17) слыхати 3 Почувствовать Мишка Семеновъ сидѣлъ у огня да вздремавъ

упалъ в огонь а какъ в огонь упалъ и того онъ и не слыхалъ (Пис к

Матюшкину 1646 г) Miška Semenov eacutetait assis pregraves du feu et srsquoeacutetant assoupi il tomba

dedanshellip Et comment il tomba dans le feu il ne le slyxal mecircme pas = ne srsquoen rendit

mecircme pas compte

Quant au verbe slyšatacute on le rencontre avec le sens de lsquoressentirrsquo dans la Bible dite de

Gennadij (1499) dans le passage sur la legravepre du roi Azarias

18) слышати 4 Чувствовать (почувствовать) ощущать (ощутить) Архиерҍи и

вси прочии сltвяgtщенници видҍша проказу на челҍ его [Азария] hellip изгнаша его

Но и тои устрашенъ тщася изыти того ради что слыша внезапу язву гltосподgtню

(sensisset)63 (2 Парал [II Chroniques] XXVI 20)

62 R Cejtlin R Večerka Egrave Blagova (reacuted) Staroslavjanskij slovarrsquo (po rukopisjam X-XI vekov) laquo Russkij jazyk raquo Moskva 1994 63 Cette preacutecision du texte slavon nrsquoest pas reprise dans la traduction synodale russe La Vulgate (saint Jeacuterocircme) dit laquo cumque respexisset eum Azarias pontifex et omnes reliqui sacerdotes viderunt lepram in fronte eius et festinato expulerunt eum sed et ipse perterritus adceleravit egredi eo quod sensisset ilico plagam Domini raquo Traduction litteacuterale du texte heacutebreu par Andreacute Chouraqui laquo 20

77

Cette preacutecision du texte slavon nrsquoest pas reprise dans la traduction synodale russe En reacutealiteacute

la Bible de Gennadij est en partie traduite de la Vulgate (saint Jeacuterocircme) pour les livres qui

nrsquoexistaient pas en slavon Or la Vulgate dit laquo cumque respexisset eum Azarias pontifex et

omnes reliqui sacerdotes viderunt lepram in fronte eius et festinato expulerunt eum sed et

ipse perterritus adceleravit egredi eo quod sensisset ilico plagam Domini raquo

Traduction litteacuterale du texte heacutebreu par Andreacute Chouraqui laquo 20 lsquoAzaryahou le

desservant en tecircte lui fait face avec tous les desservants Voici il est galeux sur son front

Ils lrsquoexpulsent de lagrave Lui aussi est presseacute de sortir oui IHVH-Adonaiuml lrsquoavait toucheacute raquo

(httpnachouraquitripodcomid62htm) Traduction de la Bible de Jeacuterusalem laquo Azaryahu

premier precirctre et tous les precirctres se tournegraverent vers lui et lui virent la legravepre au front Ils

lexpulsegraverent en hacircte et il se hacircta lui-mecircme de sortir car Yahveacute lavait frappeacute raquo

(httpunboundbiolaeduindexcfmmethod=searchResultsdoSearch) Traduction

grecque des Septante laquo καὶ ἐπέστρεψεν ἐπ αὐτὸν ὁ ἱερεὺς ὁ πρῶτος καὶ οἱ ἱερεῖς καὶ ἰδοὺ

αὐτὸς λεπρὸς ἐν τῷ μετώπῳ καὶ κατέσπευσαν αὐτὸν ἐκεῖθεν καὶ γὰρ αὐτὸς ἔσπευσεν

ἐξελθεῖν ὅτι ἤλεγξεν αὐτὸν κύριος raquo et traduction proposeacutee sur le site laquo Et le grand precirctre

Azarias et les precirctres en se retournant vers lui virent la legravepre sur son front ils eurent hacircte

de le faire sortir et lui-mecircme neacutetait pas moins empresseacute car le Seigneur lavait chacirctieacute raquo

(httpba21freefrseptuaginta2chroniques2chroniques_26html)

Ce passage sur la legravepre du roi Azarias tireacute de la Bible de Gennadij (Архиерѣи и вси

прочии сltвяgtщенници видҍша проказу на челҍ его [Азария] hellip изгнаша его Но и тои

устрашенъ тщася изыти того ради что слыша внезапу язву гltосподgtню) est

particuliegraverement inteacuteressant car il introduit dans le texte slavon un verbe qui napparaicirct pas

dans les autres traductions64 Ainsi dans la Bible drsquoOstrog on a simplement и егда же узре

lsquoAzaryahou le desservant en tecircte lui fait face avec tous les desservants Voici il est galeux sur son front Ils lrsquoexpulsent de lagrave Lui aussi est presseacute de sortir oui IHVH-Adonaiuml lrsquoavait toucheacute raquo (httpnachouraquitripodcomid62htm) Traduction de la Bible de Jeacuterusalem laquo Azaryahu premier precirctre et tous les precirctres se tournegraverent vers lui et lui virent la legravepre au front Ils lexpulsegraverent en hacircte et il se hacircta lui-mecircme de sortir car Yahveacute lavait frappeacute raquo (httpunboundbiolaeduindexcfmmethod=searchResultsdoSearch) Traduction grecque des Septante laquo καὶ ἐπέστρεψεν ἐπ αὐτὸν ὁ ἱερεὺς ὁ πρῶτος καὶ οἱ ἱερεῖς καὶ ἰδοὺ αὐτὸς λεπρὸς ἐν τῷ μετώπῳ καὶ κατέσπευσαν αὐτὸν ἐκεῖθεν καὶ γὰρ αὐτὸς ἔσπευσεν ἐξελθεῖν ὅτι ἤλεγξεν αὐτὸν κύριος raquo et traduction proposeacutee sur le site laquo Et le grand precirctre Azarias et les precirctres en se retournant vers lui virent la legravepre sur son front ils eurent hacircte de le faire sortir et lui-mecircme neacutetait pas moins empresseacute car le Seigneur lavait chacirctieacute raquo (httpba21freefrseptuaginta2chroniques2chroniques_26html) 64 laquo La Bible de Gennadij est disponible en partie sur Internet (httpoldstslrumanuscriptsuniqbooks pour linstant seulement les Psaumes et le NT cest une eacutedition en fac-simileacute reacutealiseacutee par le patriarcat de Moscou) Une partie a eacuteteacute traduite sur la Vulgate mais pas tout uniquement les livres qui neacutetaient pas disponibles en slavon - 1Pa 2Pa 1Es Ne 2Es

78

его Захариѧ [sic ] архиереи и вси прочии сltвяgtщенници видеша и се прокаженъ на

челѣ его Изгнаша его оттуду но и тои оубо тщасѧ изыити iaко обличи его гltосподgtь

Le verbe слышати nrsquoapparaicirct pas pas plus que dans la Bible eacutelisabeacutethaine (XVIIIe

siegravecle)

Lrsquoemploi de slyšati dans la Bible de Gennadij confirme bien que les deux livres des

Chroniques (Paralipomenon en grec Paroles des jours en heacutebreu Verba dierum dans la

Vulgate) sont traduits drsquoapregraves le texte latin (cf article sur httpksana-

knarodruBookalekseev0276htm)

La traduction de la Bible de Gennadij montre aussi que le sens de perception tactile

semble attesteacute au moins degraves le XVe siegravecle et comme le montrent les exemples indexeacutes dans

le Dictionnaire de la langue russe du XIe au XVIIe siegravecle au XVIe siegravecle le verbe slyšatacute permet

drsquoexprimer

- une perception tactile

19) Мужи храбри зѣло и велици богатыри яко лвы и яко медвѣди не слышатъ

бо на себѣ ранъ Ник лет X 71 XVIe siegravecle

Les hommes tregraves courageux et les grands chevaliers sont comme les lions et les ours

car ils ne slyšat (ressentent) par les blessures

20) У которого человѣка гдѣ кое мѣсто отерпнетъ и будетъ что судорога или

коихъ мѣстъ не слышитъ и тѣмъ масломъ помазать ЛечIII 149 XVIIe siegravecle ~

anneacutee 1672 Si une personne a un endroit (du corps) engourdi et comme des crampes

ou bien srsquoil est insensible (ne slyšit) agrave certains endroits il faut lrsquooindre avec cette

mecircme huile

- mais aussi une perception olfactive

21) Чувствовать какой-либо запах обонять Изъ горы идетъ пара и издалека

духъ вони слышать отъ той пары нефтяной ДАИ Х 327 anneacutee 1698

De la montagne srsquoeacutelegraveve une vapeur et de loin on sent (slyšatrsquo) lrsquoeacutemanation de cette

odeur qui vient de cette vapeur de naphte]

|| Figureacute обнаруживать замечать что-л Le verbe a aussi le sens de lsquocomprendrersquo

en particulier le sens drsquolsquoentendre les langues eacutetrangegraveresrsquo

Le sens figureacute semble plutocirct reacutecent et peut ecirctre dateacute de la fin du moyen russe

3Es To Ju Es 10-16 Sp Jr 1-25 et 46-51 1M 2M Cf Alekseev Tekstologija slavjanskoj Biblii p 197 (Merci agrave Florent Mouchard)

79

Il semble donc que le sens de lsquosentirrsquo en particulier par lrsquoodorat ne fasse pas

initialement partie du champ lexical de slyšatrsquo Inteacuteressante de ce point de vue est la

remarque que fait lrsquoeacutecrivain et theacuteoricien de la langue litteacuteraire Alexandre Sumarokov au

XVIIIe siegravecle lorsqursquoil eacutecrit laquo agrave propos des incongruiteacutes introduits dans notre langue raquo laquo De

telles incongruiteacutes ont eacuteteacute introduites eacutegalement dans notre langue par exemple les mots

obnarodovatacute presledovatacute podmetitacute etc Jrsquoignore seulement si nos descendants utiliseront

ces eacutetranges images Elles conduiront agrave gacircter la langue si des scribouilleurs illettreacutes ne

cessent de noircir du papier Par exemple le mot pobornik ne deacutesigne pas ce qursquoil est mais

signifie tout le contraire mon pobornik est par essence celui qui me poboraet (me combat)

mais par son emploi il deacutesigne celui qui combat les autres pour moi De cette maniegravere est

entreacutee [dans la langue] lrsquoexpression slyšu zapax bien que le zapax soit propre agrave lrsquoodorat et

non agrave lrsquoouiumle mais personne nrsquoa encore imprimeacute slyšu agrave la place de obonjaju bien que cela

puisse ecirctre utiliseacute dans le style simple65 raquo (Polnoe solbanie sočinenij Sumarokova М 1787 Х

14-15 citeacute de faccedilon tronqueacutee par V Vinogradov dans Jazyk Puškina [1935] M laquo Наука raquo

2000 p 53-54 et reprise dans Истoрия слов p 553)

Le purisme de Sumarokov qui annonce celui de lamiral Chichkov nempecircche pas

Pouchkine demployer le verbe dans le sens de ressentir

Chez Leacuteon Tolstoiuml

22) Vozvraščajasrsquo ustalyj i golodnyj s oxoty Levin tak opredeljonno mečtal o pirožkax

čto podxodja k kvartire on uže slyšal zapax i vkus ix vo rtu kak Laska čujala dič i

totčas velel Filippu podatrsquo sebe (L Tolstoj Anna Karenina (1878) ruscorpora)

Alors qursquoil rentrait de la chasse fatigueacute et affameacute Levin recircvait de petits pacircteacutes de

maniegravere si preacutecise qursquoen srsquoapprochant de lrsquoappartement il en slyšal deacutejagrave lrsquoodeur et le

goucirct dans sa bouche tout comme Laska flairait le gibier et il donna aussitocirct agrave

Philippe lrsquoordre de le servir

Le plus ancien exemple de slyšatacute zapax sur Ruscorpora date de 1861

65 laquo Такiя непристойности и въ языкъ нашъ введены на прим слова Обнародовать преслѣдовать предмѣтъ на какой конецъ и протч Не знаю только будутъ ли наши потомки сiи странныя изображенiя употреблять будутъ ко порчѣ языка ежели безграмотныя писцы не перестанутъ марать бумаги ибо древность и безобразныя рѣченiя благообразными дѣлаетъ какъ на прим слово Поборникъ не то знаменуетъ каково оно но совсѣмъ противное Поборникъ мой по естеству своему тотъ который меня побораетъ а по употребленiю тотъ который за меня другова побораетъ Симъ образомъ вошло сiе Слышу запахъ хотя запахъ обонянiю а не слуху свойствененъ но слышу вмѣсто обоняю ни кто еще въ печати не издавалъ хотя въ простомъ складѣ то употребить и можно raquo (A Sumarokov О правописании Соч т X сc 13 ndash 14)

80

23) Už ja slyšal zapax gari prinosimyj vetrom slyšal kak sredi sonnoj tišiny v izbax

treščali sverčki i gde-to sprosonrsquoja lajala sobaka (V Slepcov Vladimirka i Kljazrsquoma

(1860-1861) ruscorpora)

Je slyšal une odeur de brucircleacute apporteacutee par le vent je slyšal dans le silence du sommeil

chanter les grillons et un chien agrave moitieacute endormi aboyer

Lrsquoeacutenigme bretonne

Ne klevann quet ar gallec Je nrsquoentends pas le

franccedilais (Colloque franccedilais et breton Saint-

Brieuc 1863 p 88)

Le breton possegravede lui aussi deux verbes distincts pour entendre et sentir comme

lrsquoillustrent ces deux pareacutemies

24) Deuz da gleved66 ann alcrsquohouedez

Kana he zon drsquoar goulou-deiz

Viens entendre lrsquoalouette

Chanter sa chanson au point du jour67

25) An hini a zant ar crsquohouez

Diocrsquoh he reor e kouez

Sentez-vous puanteur

Crsquoest de votre c qursquoelle tombe68

Et pourtant le verbe KLEVout KLEVet srsquoil signifie lsquoentendrersquo (percevoir par lrsquoouiumle)

peut lui aussi avoir le sens de lsquosentir percevoir par lrsquoodoratrsquo

Dans le sens drsquoentendre il partagerait la mecircme eacutetymologie que le verbe grec κλύω

lsquoentendrersquo lsquoapprendre quersquo etc (par exemple Klevet em eus e oa bet da dad o pesketa lsquoJai

entendu dire que ton pegravere avait eacuteteacute agrave la pecircchersquo)

Cette racine se retrouve en sanscrit

66 Le passage de KLEV- agrave GLEV- est ducirc au pheacutenomegravene des mutations consonantiques caracteacuteristique du breton 67 Lous-Franccedilois Sauveacute Treacutesor des proverbes dictons formulettes amp conjurations magiques des Bretons Lavarou koz a Veiz Izel [litt Dits anciens de Basse-Bretagne] Eacutedition bilingue eacutetablie par Philippe Camby Terre de Brume Eacuteditions Rennes 2003 p 10 (ndeg 10) Cette eacutedition reprend en fait lrsquoeacutedition originale de Sauveacute parue en 1878 agrave Paris chez Champion 68 Ibid p 29 (n0 141)

81

Adolphe Pictet69 De lrsquoaffiniteacute des langues celtiques avec le sanscrit P 1837

Dans son Lexique eacutetymologique des termes les plus usuels du breton moderne (Rennes

1900 p 70) Victor Henry professeur de sanscrit et de grammaire compareacutee des langues

indo-europeacuteennes agrave lrsquouniversiteacute de Paris proposait lrsquoeacutetymologie suivante

Le breton klevout et le russe слышать partagent donc la mecircme eacutetymologie

Or ce verbe breton comme son lointain cousin russe est capable de prendre le sens de

percevoir par lrsquoodorat

Sur les deux sens du verbe breton Jean-Franccedilois Le Gonidec dans son Dictionnaire celto-

breton (1821 p 96 et dans lrsquoeacutedition en deux volumes vol 2 breton-franccedilais 1850 Saint-Brieuc)

fait le constat suivant

69 Adolphe Pictet neacute le 11 septembre 1799 agrave Genegraveve et mort dans la mecircme ville le 20 deacutecembre 1875 est un eacutecrivain et un linguiste suisse Ses vastes connaissances et son talent dans de multiples domaines (linguistique philosophie histoire litteacuterature balistique) lui valurent le qualificatif d laquo universel raquo donneacute par son ami le compositeur Franz Liszt (Wikipedia)

82

Dans son Dictionnaire franccedilais et celto-breton (Brest 1842) Amable-Emmanuel Troude

(1803-1885)70

donne le verbe klevout en premier pour le sens de lsquosentir respirer une odeurrsquo

70 Le colonel Amable-Emmanuel Troude est un militaire franccedilais et un lexicographe breton neacute agrave Brest en 1803 et deacuteceacutedeacute le 6 janvier 1885 agrave Brest Fils de Aimable-Gilles Troude officier de marine au grade de Contre-amiral qui sest distingueacute agrave la bataille dAlgeacutesiras Amable-Emmanuel Troude travaille en collaboration eacutetroite avec Gabriel Milin (Wikipedia)

83

A Troude Dictionnaire franccedilais et celto-breton (Brest 1842 p 521)

Ce mecircme Amable Emmanuel Troude dans son Diсtionnaire franccedilais-breton du Leacuteon

attire lrsquoattention du lecteur sur la polyseacutemie du verbe KLEVet

laquo SENTIR [] RESPIRER une odeur Je sens une mauvaise odeur chouez fall a glevann Je

sens le roussi crsquohouez al losk a glevann Sentez-vous cette odeur klevet a rit hu ar

crsquohouez-ze Je sens lodeur de chreacutetien me gleo chouez ar christen T Quest-ce que je

sens pe seurt chouez a glevann (Il y a vraiment lieu de remarquer dans les phrases

qui preacutecegravedent leacutetrangeteacute du verbe klevet qui signifie lsquoentendrersquo)raquo (Nouveau

dictionnaire pratique franccedilais amp breton du dialecte de Leacuteon avec les acceptions dans les

dialectes de Vannes de Treacuteguier et de la Cornouaille bretonne et la prononciation des

mots quand elle peut paraicirctre douteuse par A Troude colonel en retraite 3egraveme eacutedition

Brest J B et A Lefournier libraires-eacutediteurs 1886 p 825)

Enfin en breton contemporain crsquoest bien le verbe KLEVet qui est donneacute en premier avant le

verbe SANTet (cf F Favereau Geriadurig ar brezhoneg a-vremantilde brezhoneg galleg galleg

brezhoneg Dictionnaire compact du breton contemporain Bilingue Skol Vreizh Morlaix

2001)

Conclusion

Que conclure de tout cela Pour le domaine slave la polyseacutemie laquo entendresentir raquo

nrsquoexiste pas en Bosniaque Croate Monteacuteneacutegrin Serbe ni en polonais (et je remercie les

84

professeurs Paul-Louis Thomas et Heacutelegravene Wlodarczyk de me lrsquoavoir confirmeacute) Pour

lrsquoallemand pas de polyseacutemie non plus dans ce sens et je remercie le professeur Martine

Dalmas

La remarque de Dahl sur la capaciteacute du verbe slyšatrsquo agrave deacutesigner 4 des 5 sens montre

que le verbe se caracteacuterise par un syncreacutetisme seacutemantique ce que la chercheuse M

Pimenova a appeleacute la syncreacutetoseacutemie Il renvoie agrave une perception indiffeacuterencieacutee globale qui

caracteacuterise lrsquoecirctre vivant par opposition aux inanimeacutes La perception se speacutecialise avec les

arguments du verbe comme si le verbe slyšatrsquo devenait un verbe support ne conservant que

le segraveme [perception] pour reacutefeacuterer aux sens en fonction de lrsquoobjet de la perception Irina

Safonova a montreacute dans sa thegravese qursquoen vieux russe seul le verbe čuti posseacutedait une

seacutemantique indiffeacuterencieacutee (lsquosentirrsquo et lsquoentendrersquo) Le verbe slušati nrsquoentre pas dans cette

cateacutegorie

Drsquoun point de vue strictement lexicologique il serait inteacuteressant drsquoeacutetudier les

seacutequences dans lesquelles entre le verbe slyšatrsquo qui sert de verbe support avec substantif

zapax (odeur) + geacutenitif du nom de lrsquolsquoolfacteurrsquo ou lsquoosmogegravenersquo

Pistes bibliographiques (hormis les dictionnaires et ouvrages citeacutes dans le corps

de lrsquoarticle)

1) Padučeva E 2003 laquo Glagoly vosprijatija opyt vyjavlenija struktury tematičeskogo

klassa raquo in E Padučeva Problemy funkcionalrsquonoj grammatiki semantičeskaja

invariantnostrsquo variativnostrsquo Sankt-Peterburg Nauka pp 75-100

2) Pimenova M 2000 Semanticeskij sinkretism i sinkretsemija v drevnerusskom jazyke

Sankt-Peterburg Izdatelrsquostvo Sankt-Peterburgskogo universiteta

3) Safonova I 2008 Moduljacionno-derivacionnye semantičeskie izmenenija

drevnerusskix glagolov vosprijatija 100201 ndash russkij jazyk Avtoreferat dissertacii na

soiskanie učonoj stepeni kandidata filologičeskix nauk Kaliningrad

4) Safonova I 2009 laquo Izmenenija smyslovoj struktury glagolov vosprijatija v

drevnerusskom tekste raquo in Vestnik Volgogradskogo gosudarstvennogo universiteta Ser

2 Jazykoznanie Ndeg 1 (9) pp 11-15

5) Safonova I sd Semantičeskaja i smyslovaja struktura drevnerusskix glagolov

slyxovogo vosprijatija Volgogradskij gosudarstvennyj universitet fichier Word mis en

ligne

85

Flagrantes fragrances Les noms drsquoodeurs en russe

Irina THOMIERES (Universiteacute Paris ndash Sorbonne)

Introduction

Lrsquoobjet de cette eacutetude est constitueacute par les noms preacutedicatifs simples et composeacutes qui

renvoient agrave des sensations olfactives Le cadre theacuteorique est conforme aux travaux de Zellig

Harris (Opcit) et de Maurice Gross (Opcit) sur le preacutedicat seacutemantique Notre uniteacute

drsquoanalyse est la phrase simple deacutefinie comme lrsquoensemble du preacutedicat et des arguments qursquoil

seacutelectionne

Nous explorerons ici les deux pistes suivantes La premiegravere consiste agrave deacutegager les

conditions dans lesquelles les preacutedicats simples peuvent ecirctre employeacutes La deuxiegraveme

interrogation concerne les preacutedicats composeacutes Nous proposerons une classification des

preacutedicats composeacutes en fonction de leur structure interne

Sur le plan meacutethodologique nous ferons appel agrave deux notions cleacutes agrave savoir la theacuteorie

des prototypes et le principe du rasoir drsquoOccam

1 Remarques theacuteoriques Les preacutedicats simples et les preacutedicats composeacutes

Un premier constat srsquoimpose lorsque lrsquoon se penche sur les noms drsquoodeurs en russe il

peut srsquoagir de preacutedicats soit simples soit composeacutes71 Les noms preacutedicatifs simples ne sont

pas nombreux tout en eacutetant freacutequents Nous nous limiterons ici agrave en citer quelques-uns

aromat (arocircme) blagouxanie (arocircme parfum) smrad (odeur infecte puanteur) vonrsquo

(puanteur feacutetiditeacute) zlovonie (puanteur odeur nauseacuteabonde feacutetiditeacute)72 etc Dans le domaine

des noms composeacutes nous nous inteacuteresserons agrave ceux qui peuvent ecirctre repreacutesenteacutes par le

scheacutema laquo nom drsquoodeur + substantif au geacutenitif raquo dans lequel le nom au geacutenitif correspond agrave la

raison drsquoecirctre de la sensation olfactive deacutecrite Nous le deacutesignerons par le terme de

laquo speacutecifieur raquo Voici agrave titre drsquoexemple certains noms preacutedicatifs composeacutes que nous avons

releveacutes dans notre corpus73 zapax cvetov (odeur de fleurs) aromat čaja (arocircme du theacute)

smrad požara (puanteur de lrsquoincendie) etc

Afin drsquoillustrer lrsquoopposition laquo nom preacutedicatif simple ndash nom preacutedicatif composeacute raquo nous

allons analyser les exemples 1a et 1b

1a) V komnate stojal prijatnyj zapax

71 Dans ce travail nous nous inteacuteresserons uniquement aux preacutedicats qui possegravedent la structure suivante Nom drsquoodeur + Nom au geacutenitif 72 Les variantes de traduction proposeacutees ici proviennent de diffeacuterents dictionnaires qui comme on peut le constater proposent souvent plusieurs faccedilons de traduire un lexegraveme donneacute 73 Nos exemples ont eacuteteacute releveacutes dans la base des donneacutees laquo ruscorpora raquo (Universiteacute de Moscou) Pour les besoins drsquoanalyse nous avons eacutegalement eu recours agrave des exemples construits veacuterifieacutes aupregraves des locuteurs natifs

86

Une odeur agreacuteable reacutegnait dans la piegravece

1b) V komnate stojal zapax roz

Lrsquoodeur de parfum reacutegnait dans la piegravece

Dans lrsquoexemple 1a le nom drsquoodeur (zapax) nrsquoest accompagneacute drsquoaucun speacutecifieur Dans 1b en

revanche il srsquoagit drsquoun nom composeacute (zapax roz nom + speacutecifieur) A ce niveau drsquoanalyse

une remarque capitale srsquoinvite Drsquoapregraves nos observations les noms composeacutes se precirctent

souvent agrave une double interpreacutetation Ils renvoient tantocirct agrave une odeur reacuteellement ressentie

dont le locuteur a lrsquoexpeacuterience immeacutediate et dont il peut identifier la source Ils peuvent

aussi dans drsquoautres contextes ecirctre employeacutes pour deacutecrire une odeur similaire agrave celle qui est

bien connue du locuteur Ainsi zapax rozy (laquo odeur raquo + laquo rose au geacutenitif singulier raquo) peut ecirctre

employeacute theacuteoriquement pour eacutevoquer une odeur de roses laquo reacuteelles raquo crsquoest-agrave-dire preacutesentes

dans la situation de la communication Roza (rose) peut eacutegalement apparaicirctre lagrave ougrave le

locuteur compare lrsquoodeur qursquoil ressent agrave celle drsquoune rose en faisant appel agrave la connaissance

collective des locuteurs de la langue russe En drsquoautres termes roza dans ce type de

contextes sert donc de parangon de comparaison74

Une fois ces preacutemisses theacuteoriques expliciteacutees nous passons maintenant agrave lrsquoanalyse

des noms drsquoodeur Nous commencerons par aborder les noms drsquoodeurs simples

2 Les noms drsquoodeurs simples

Comme nous lrsquoavons mentionneacute ci-dessus les noms drsquoodeur simples (composeacutes drsquoun

seul lexegraveme) sont relativement freacutequents mais il srsquoagit drsquoun ensemble assez homogegravene

composeacute drsquoenviron une dizaine de lexegravemes Il convient de relever tout drsquoabord lrsquohyperonyme

zapax (odeur) largement majoritaire dans notre corpus On en note ensuite drsquoautres tels

que aromat75 (arocircme) blagouxanie (parfum) smrad (puanteur) zlovonie (puanteur) etc Ce

rapport laquo hyperonyme ndash hyponyme raquo est notamment manifeste dans lrsquoexemple suivant

2) Blagouxanie obdalo Andreja edva on perestupil porog konfortabelrsquonogo žilišča i

zapax egravetot vne somnenij byl kak i dvernoj zamok privezjon iz-za granicy i ottuda že

ndash tropičeskie rastenija v kadkax poxožie na palrsquomy (A Azolrsquoskij Lopušok)

Lrsquoarocircme envahit Andrej degraves qursquoil eut franchi le seuil du confortable appartement et

cette odeur avait sans doute eacuteteacute de mecircme que la serrure apporteacutee de lrsquoeacutetranger De

lagrave-bas venaient aussi les plantes tropicales dans leurs cuves semblables agrave des

74 La mecircme ambiguiumlteacute srsquoobserve lorsqursquoil srsquoagit de verbes de sensation olfactive V komnate paxlo kraskoj (Dans la piegravece cela sentait la peinture) 75 Aromaty (les arocircmes) renvoie parfois agrave des substances odorantes ou encore agrave un parfum (Tolkovyj slovarrsquo Dalja httpsslovariyandexru) drsquoougrave notamment la possibiliteacute pour ce substantif de fonctionner dans le rocircle de speacutecifieur blagouxanie aromatov (litt lrsquoarocircme des arocircmes)

87

palmiers (A Azolrsquoskij Ma chegravere bardane)

Le contexte citeacute met en eacutevidence deux noms drsquoodeurs blagouxanie (arocircme) et zapax (odeur)

Le second permet agrave lrsquoauteur drsquoeacuteviter la reacutepeacutetition Lrsquoexemple est facilement compreacutehensible

par le lecteur Ce premier constat en appelle un autre

Lrsquoanalyse du corpus a mis en eacutevidence que les noms drsquoodeur simples peuvent

apparaicirctre essentiellement dans trois types de situations

Drsquoabord il peut arriver que la raison drsquoecirctre de lrsquoodeur deacutesigneacutee par le preacutedicat soit

eacutevidente aux yeux du locuteur et qursquoaucun doute nrsquoest possible agrave ce niveau Par exemple

3) Ja sejčas delaju massaž s maslami Sdelala tolrsquoko 3 no potom rasskažu kak

polučilosrsquo No blagouxanie potrjasnoe osobenno s beloj akaciej (Krasota zdorovrsquoje

otdyx Krasota (forum) 2005)

Actuellement je pratique des massages aux huiles essentielles Je nrsquoen ai fait que 3 je

raconterai ensuite ce que cela a donneacute Mais lrsquoarocircme est extra surtout pour ce qui est

de lrsquohuile agrave lrsquoacacia blanc (Beauteacute santeacute repos La beauteacute (forum 2005)

Lrsquoorigine de lrsquoodeur est ici eacutevidente gracircce agrave lrsquoanaphore associative Le substantif maslo (huile

essentielle) deacutesigne une substance cosmeacutetique qui possegravede une odeur particuliegravere souvent

plaisante Le substantif blagouxanie (arocircme) constitue un meacuteronyme face agrave maslo Etant

donneacute ces faits le contexte est clair La notion de prototype (cf notamment G Kleiber Op cit

1990) srsquoavegravere primordiale pour deacutecrire un grand nombre drsquoautres exemples

4) V sadu raspustilisrsquo pervye rozy Do nas donosilosrsquo blagouxanije

Les premiegraveres roses venaient drsquoeacuteclore dans le jardin Lrsquoarocircme parvenait jusqursquoagrave nous

Drsquoapregraves notre connaissance du monde les roses possegravedent une odeur particuliegravere Le

contexte proposeacute met lrsquoaccent sur le fait qursquoil srsquoagit drsquoune odeur agreacuteable Celle-ci constitue

une proprieacuteteacute prototypique de la rose De mecircme que dans exemple 3 lrsquoexemple 4 met en

eacutevidence une anaphore associative

Le deuxiegraveme cas ougrave le nom drsquoodeur apparaicirct de faccedilon isoleacutee renvoie aux contextes ougrave

il est accompagneacute drsquoun modifieur agrave savoir un adjectif drsquoappartenance un adjectif relatif ou

encore un pronom-adjectif Ainsi par exemple les adjectifs relatifs permettent souvent au

locuteur de speacutecifier la cause de lrsquoodeur [telle qursquoil la conccediloit]76 Dans ce cas lrsquoabsence du

speacutecifieur est en quelque sorte laquo compenseacutee raquo par lrsquoadjectif comme le deacutemontre lrsquoexemple

5

76 Ce rapport de cause agrave effet peut ecirctre plus ou moins subjectif Voir agrave ce sujet Thomiegraveres-Kokochkina I laquo Odoris causa raquo Op cit

88

5) Vtoraja polovina avgusta Donosjatsja polevye zapaxi (E Ginsburg Krutoj maršrut)

Deuxiegraveme quinzaine du mois drsquoaoucirct On ressent lrsquoodeur des champs (E Ginsurg Le

tournant)

Le modifieur polevoj (de champ) formeacute agrave partir du substantif pole (un champ) permet de

caracteacuteriser la sensation olfactive du point de vue de sa raison drsquoecirctre En effet le contexte

(voyage en train de Moscou agrave Yaroslavlrsquo) ne laisse pas de doute quant au sens que le

narrateur rattache agrave lrsquoadjectif polevoj Consideacuterons un exemple ougrave apparaicirct un adjectif

drsquoappartenance

6) V vozduxe stoit lekarstvennyj zapax (P Bobrykin Trup)

Une odeur meacutedicamenteuse regravegne dans lrsquoair (P Bobrykin Le cadavre)

Lrsquoadjectif lekarstvennyj est formeacute agrave partir du substantif lekarstvo (un meacutedicament) De mecircme

que dans lrsquoexemple 4 ici lrsquoadjectif drsquoappartenance bloque lrsquoapparition du speacutecifieur Et bien

que lrsquoon ne puisse affirmer lrsquoidentiteacute de sens entre le speacutecifieur (le nom au geacutenitif) et

lrsquoadjectif drsquoappartenance77 il nrsquoen reste pas moins vrai que la cause est exprimeacutee une seule

fois au moyen drsquoun seul marqueur de sorte que le nom au geacutenitif et lrsquoadjectif de se trouvent

en distribution compleacutementaire

Un autre cas de figure que nous illustrerons met en œuvre les pronoms indeacutefinis

comme kakoj-to (un certain) nekij (un certain) etc Lorsqursquoils jouent le rocircle de modifieur le

speacutecifieur est geacuteneacuteralement absent Consideacuterons agrave ce titre lrsquoexemple 7

7) Kakoj-to novyj nejasnyj zapax došol do nas (Z Gippius Jabloni cvetut)

Une odeur nouvelle indistincte nous parvint (Z Gippius Les pommiers sont en fleur)

Le pronom indeacutefini est ici suivi de lrsquoadjectif novyj (nouveau)78 Le narrateur ne preacutecise pas

drsquoembleacutee lrsquoorigine de lrsquoodeur car il ne la connaicirct pas Or une minute plus tard il parvient agrave

lrsquoidentifier (pour lrsquoavoir deacutejagrave connue) Lrsquoodeur est due au fait que les premiegraveres fleurs

apparaissent sur le pommier79 Un pheacutenomegravene similaire est illustreacute par lrsquoexemple 8

77 A noter par exemple rajskij aromat (un arocircme paradisiaque) soljonyj zapax (une odeur saleacutee) Il est freacutequent qursquoun adjectif relationnel passe dans la cateacutegorie des qualificatifs 78 Comme nous allons le voir ci-dessous lorsque le substantif zapax (odeur) apparaicirct isoleacutement il renvoie agrave une odeur deacutesagreacuteable Crsquoest la raison pour laquelle les suites laquo pronom indeacutefini + zapax raquo sont inexistantes dans notre corpus Un adjectif se trouve systeacutematiquement inseacutereacute entre le pronom indeacutefini et le substantif lui-mecircme 79 Voici le contexte droit Nous la reconnucircmes aussitocirct et compricircmes aussitocirct drsquoougrave elle venait ndash La premiegravere fleur srsquoouvre dit Marta

89

8) My vošli v kabinet - Kakoj-to strannovatyj zapax - skazal ja (V Skvorcov Kanikuly

vne zakona)

Nous entracircmes dans le bureau - Drocircle drsquoodeur dis-je (V Skvorcov Vacances hors la

loi)

Deux modifieurs se trouvent ici combineacutes Le pronom indeacutefini kakoj-to (un certain) et

lrsquoadjectif strannovatyj (litt laquo un peu eacutetrange raquo drocircle drsquoodeur) Or aucun nrsquoidentifie lrsquoodeur le

narrateur se limite agrave exprimer son appreacuteciation Lrsquoodeur est preacutesenteacutee comme eacutetant

impossible agrave reconnaicirctre etou agrave exprimer verbalement Autrement dit le narrateur nrsquoen

preacutecise pas lrsquoorigine car elle lui est inconnue et qursquoil nrsquoest pas apte agrave la preacuteciser

Enfin un dernier type de contextes ougrave le nom drsquoodeur apparaicirct sans speacutecifieur

concerne en exclusiviteacute le preacutedicat zapax Ce substantif dans certains exemples deacutesigne une

odeur deacutesagreacuteable

9) U belrsquoja pojavilsja zapax a ranrsquoše ego ne bylo

Le linge acquit une odeur deacutesagreacuteable qursquoil ne posseacutedait pas auparavant

La simple apparition du nom zapax sans speacutecifieur signale ici au lecteur la faccedilon dont il doit

interpreacuteter le preacutedicat

Pour conclure ce sous-chapitre consacreacute aux conditions dans lesquelles fonctionnent

un nom drsquoodeur simple nous dirons ceci Cela est possible lorsque le contexte est

suffisamment explicite de sorte qursquoaucun doute ne persiste quant agrave lrsquoorigine de lrsquoodeur

Nous avons vu que la notion de prototype joue un rocircle primordial agrave ce niveau De mecircme le

nom drsquoodeur apparaicirct isoleacutement lorsqursquoil est accompagneacute drsquoun adjectif drsquoappartenance (qui

explicite la cause de lrsquoodeur) ou drsquoun pronom indeacutefini (parfois combineacute avec un adjectif

qualificatif) Les deux cas de figure mentionneacutes ont ceci de commun qursquoils constituent une

manifestation du principe du laquo rasoir drsquoOccam raquo Conformeacutement agrave ce principe pragmatique

la parcimonie constitue un fondement majeur pour lrsquoexplication des faits scientifiques Enfin

nous avons releveacutes des contextes dans lesquels le substantif zapax est employeacute sans

speacutecifieur car il est utiliseacute avec un sens particulier et plus exactement il deacutesigne une

sensation olfactive neacutegative

3 Les noms drsquoodeur composeacutes

Dans ce sous-chapitre consacreacute aux noms composeacutes nous nous inteacuteresserons agrave la

nature seacutemantique du speacutecifieur autrement dit du substantif au geacutenitif qui correspond agrave

lrsquoorigine de lrsquoodeur dans le but drsquoen proposer une classification Pour ce faire nous avons

diviseacute les noms preacutedicatifs releveacutes en trois sous-ensembles structures avec un nom drsquoobjet

ou de substance avec un nom de lieu et avec un nom abstrait

90

a) Structures avec un nom drsquoobjet ou de substance

Le premier grand ensemble que nous distinguerons concerne les noms drsquoobjets [au

sens large] et de substances zapax pyli (une odeur de poussiegravere) kerosina (de keacuterosegravene)

ladana (drsquoencens) naftalina (naphtaline) travy (drsquoherbe) berjozy (de bouleau) kanifoli (de

colophane) kolbasy (de saucisson) kraski (de peinture) xlora (de chlore) etc Par exemple

9) V koridore stojal dušnyj zapax kerosina (M Gorrsquokij Žiznrsquo Klima Samgina)

Une odeur suffocante de keacuterosegravene reacutegnait dans le couloir (M Gorrsquokij La vie de Klim

Samguine)

Si lrsquointercompreacutehension est possible crsquoest parce que le narrateur exploite ici une

connaissance collective agrave savoir un consensus communeacutement partageacute en vertu duquel le

keacuterosegravene possegravede une odeur particuliegravere Cela eacutetant dit tout locuteur nrsquoest pas obligeacute de

pouvoir expliciter les proprieacuteteacutes exactes de lrsquoodeur en question Si nous reformulons notre

propos en termes linguistiques nous dirons que sommes en preacutesence drsquoun cas ougrave la notion

de prototype apparaicirct de faccedilon eacutevidente La simple mention de tel ou tel aliment est censeacutee

eacutevoquer chez le lecteur une reacutefeacuterence preacutecise ou du moins une ideacutee relativement exacte de

lrsquoodeur en question

Dans cet ordre drsquoideacutees nous consideacuterons neacutecessaire de mentionner les objets qui

possegravedent une odeur par deacutefinition Leur proprieacuteteacute est de posseacuteder une odeur que nous

appellerons laquo fonctionnelle raquo Par exemple

10) Veter djorgal zanavesku i donosil v komnatu zapax lip (I Grekova Letom v

gorode)

Le vent tirait sur le rideau et apportait dans la piegravece lrsquoodeur des tilleuls (I Grekova

Un eacuteteacute dans la ville)

Zapax lip (odeur des tilleuls) fait partie drsquoun paradigme agrave savoir zapax berjoz (odeur des

bouleaux) elej (des sapins) etc Tous ces arbres possegravedent une odeur speacutecifique qui fait

partie de leur nature On est en droit de parler ici de proprieacuteteacute prototypique Un autre

exemple notoire concerne les substantifs de la classe laquo parfums raquo

11) Teperrsquo ja sjadu u spinki divana položu ruki na podborodok nečajanno vzdoxnuv

zapax prostyni ndash zapax laquo Šaneli nomer pjatrsquo raquo probočka (zolotoj plastmassovyj šar)

neplotno zakryvaetsja ja pomnju tam čto-to tresnulo teperrsquo vse vešči iz škafa

vynosjat na sebe egravetot rezkij zapax (P Nastin Sny rasskazannye malrsquočiku)

91

Je vais maintenant mrsquoappuyer contre le dossier du divan je poserai mes mains sur

mon menton je respirerai sans le vouloir lrsquoodeur du drap lrsquoodeur du laquo Chanel numeacutero

cinq raquo Le bouchon une boule en plastique doreacute nrsquoadhegravere pas complegravetement quelque

chose srsquoest fissureacute lagrave-dedans et agrave preacutesent tout ce que lrsquoon sort de lrsquoarmoire est

impreacutegneacute de cette odeur acircpre (P Nastin Les recircves raconteacutes au petit garccedilon)

Un parfum par deacutefinition a pour proprieacuteteacute essentielle drsquoavoir une odeur (geacuteneacuteralement

agreacuteable) Cependant chaque parfum et eau de toilette possegravede sa propre odeur Dans le

contexte citeacute par lrsquoemploi du nom propre laquo Chanel numeacutero cinq raquo lrsquoauteur preacutecise la marque

du parfum utiliseacute de faccedilon agrave permettre au lecteur drsquoidentifier lrsquoodeur Ce cas de figure est

relativement rare En effet les hyperonymes tels que duxi (parfum) odekolon (eau de

Cologne) etc sont plus freacutequents

(12) Perekladyvaja sumočku iz odnoj ruki v druguju ona dolgo ukutyvala šeju

prozračnym šarfikom vot nakonec sunula ruki v rukava Ejo zatylok byl sovsem

blizko Ja počustvoval gorrsquokovatyj zapax duxov (A Volos Nedvižimost)

Tout en passant son sac dune main agrave lautre elle entoura longuement son cou avec

un foulard transparent Enfin elle enfila son manteau Sa nuque eacutetait toute proche Je

sentis lrsquoodeur leacutegegraverement amegravere de [son] 80 parfum (A Volos Lrsquoimmobilier)

Le syntagme zapax duxov nrsquoest pas assez preacutecis les varieacuteteacutes de parfum eacutetant nombreuses81

Seule lrsquoappreacuteciation gorrsquokovatyj (leacutegegraverement amegravere) est preacutesente En lrsquoabsence drsquoindications

quant agrave la nature exacte de la substance odorante nous sommes en droit de parler de

prototypicalisation Celle-ci est directement lieacutee agrave la viseacutee communicative Elle semble ecirctre

toute particuliegravere dans lrsquoexemple 12 En effet le narrateur tient agrave souligner qursquoil se trouve si

pregraves de sa compagne qursquoil est capable de sentir le parfum qursquoelle srsquoest mis Il ne tient pas agrave

identifier la marque du parfum de ce fait il se limite agrave en donner une ideacutee Pour ce faire il

srsquoappuie sur le prototype en vertu duquel un parfum possegravede une odeur caracteacuteristique La

notion de prototype se manifeste eacutegalement dans lrsquoexemple 13

13) Aromat kofe i šveicarskij syr sozdajut atmosferu počti domašnego ijuta (A

Zubkov Via est vita V snegax Mak-Kinli laquo Vokrug sveta raquo 1995)

80 Le pronom-adjectif possessif est absent en russe mais nous avons consideacutereacute approprieacute lrsquointroduire dans notre traduction 81 Fait inteacuteressant lrsquoanalyse de notre corpus a mis en eacutevidence un rapport associatif qui existe entre les parfums et les fleurs Ona sidela zakryv jubkami vesrsquo divan v goluboj poluteni ot zontika podnjatogo nad svečami V vozduxe stojal zapax tuberoz i narcissov ndash ejo ljubimyx duxov (M Šiškin Vsex ožidaet odna noč) ndash Elle eacutetait assise sur le divan que ses jupes recouvraient entiegraverement dans la demi-ombre bleue du parasol suspendu au-dessus des bougies Lrsquoodeur des tubeacutereuses et des jonquilles remplissait lrsquoair Crsquoeacutetait son parfum preacutefeacutereacute (M Šiškin La mecircme nuit nous attend tous)

92

Lrsquoarocircme de cafeacute et le fromage suisse font presque sentir que lrsquoon est chez soi (A

Zubkov Via est vita Dans les neiges de Mak-Kinli laquo Autour du monde raquo 1995)

Lrsquoodeur du cafeacute change en fonction de sa varieacuteteacute Cependant le fait de geacuteneacuteraliser ne nuit

aucunement agrave la compreacutehension car ce nonobstant toutes les varieacuteteacutes de cette boisson

partagent une odeur caracteacuteristique prototypique gracircce agrave laquelle elles correspondent agrave

lrsquoappellation laquo cafeacute raquo et peuvent ecirctre distingueacutees du theacute du chocolat etc Consideacuterons des

exemples similaires mais qui mettent en eacutevidence un nom collectif

14) Ostavšisrsquo nočevatrsquo u Pavla ja prosypalsja s zavedovym čuvstvom dosady kak by

rano ni bylo s kuxni uže donosilisrsquo zapax žarenogo i ostorožnyj ljazg egraveto označalo

čto minut čerez desjatrsquo Anja postavit peredo mnoj gromadnuju tarelku na kotoroj

budut ležatrsquo štuki četyre polukilogrammovyx kotlet (A Volos Nedvižimostrsquo)

Lorsque je restais la nuit chez Pavel en me reacuteveillant jrsquoeacuteprouvais drsquoembleacutee un

sentiment de deacutepit Il pouvait ecirctre tregraves tocirct et cependant lrsquoodeur de friture et un leacuteger

fracas meacutetallique provenaient de la cuisine Cela voulait dire qursquoune dizaine minutes

plus tard Anja allait poser devant moi une eacutenorme assiette avec quatre boulettes de

viande drsquoune livre chacune (A Volos Lrsquoimmobilier)

Lrsquohyperonyme žarenoe (litt laquo le frit raquo la friture) nrsquoest pas anodin dans ce contexte car

encore une fois il srsquoagit lagrave de prototypiser Les caracteacuteristiques drsquoune odeur drsquoaliments cuits

sur poecircle varient drsquoun reacutecepteur (sujet humain) agrave un autre Il existe cependant une commune

mesure faute de quoi lrsquointercompreacutehension serait voueacutee agrave lrsquoeacutechec De la sorte lrsquoemploi de

lrsquohyperonyme nrsquoempecircche pas loin de lagrave la compreacutehension de lrsquoexemple dont la viseacutee

communicative est diffeacuterente Elle consiste agrave insister sur la caracteacuteristique saillante (dans un

contexte donneacute) de lrsquoodeur de mettre le lecteur sur le chemin de la compreacutehension du

contexte Par ailleurs le sens exact de žarenoe se trouve expliciteacute dans le contexte droit il

srsquoagit de boulettes de viande Consideacuterons agrave preacutesent lrsquoexemple 15

(15) Opjat že zanovo zapivatrsquo stala Odno vremja kak Zina pokalečilasrsquo brosila bylo a

teperrsquo snova zdorovo I v samom dele kogda Marrsquoja Mixajlovna prišla i stala protiratrsquo

pol pod moej krovatrsquoju ja javstvenno počujala zapax spirtnogo (I Grekova Perelom)

Et aussi elle se mit de nouveau agrave boire A une eacutepoque lorsque Zina eut son accident

elle avait semble-t-il cesseacute et lagrave elle reprit de plus belle En effet lorsque Marrsquoja

Mixajlovna vint et se mit agrave laver par terre sous mon lit je sentis distinctement une

odeur drsquoalcool (I Grekova Le Tournant)

93

La nature exacte de la boisson ingurgiteacutee nrsquoest pas identifieacutee par le narrateur Spirtnoe

adjectif substantiveacute peut renvoyer en russe agrave toute sorte de substances alcooliques

Conformeacutement au principe du rasoir drsquoOccam a) il ne peut pas donner de preacutecisions ou b) ne

le considegravere pas neacutecessaire On peut au contraire affirmer que crsquoest le procegraves qui est mis en

valeur Pour cette raison lrsquoapparition du nom collectif spirtnoe est suffisante sans que lrsquoon ait

besoin de deacutetails quant agrave sa nature exacte

Le cas des noms drsquoodeur composeacutes au moyen drsquoun nom drsquoobjet ou de substance

deacutemontre la neacutecessiteacute de faire appel aux outils theacuteoriques tels que la theacuteorie des prototypes

et le principe drsquoOccam En effet lrsquoorigine de lrsquoodeur est indiqueacutee si celle-ci est identifiable (la

notion de prototype y joue un rocircle cleacute) Si la raison drsquoecirctre de lrsquoodeur ne peut ecirctre expliciteacutee

ou encore si la viseacutee informative est la prototypicalisation le nom drsquoodeur nrsquoest pas

accompagneacute du speacutecifieur Dans la suite de cette eacutetude il srsquoagira de voir la porteacutee de ce

constat

b) Structures avec un substantif qui deacutesigne un lieu

Le deuxiegraveme grand groupe reacuteunit les exemples ougrave le speacutecifieur est un substantif de la

classe des +locatifs (terme de Maurice Gross) Tombent dans cette cateacutegorie les

toponymes et les noms communs Cependant une eacutetude pousseacutee reacutevegravele que les substantifs

mentionneacutes ne se situent pas tous sur le mecircme plan Le premier cas qui attire notre attention

concerne les noms des lieux que nous qualifierons de laquo fonctionnels raquo82 et qui apparaissent

dans lrsquoexemple 16

(16) Alfred Krupp k primeru obožal zapax konjušen ndash razbogatev i postroiv

ogromnyj zamok on provjol sootvetstvujuščie ventiljacionnye kanaly v svoju spalrsquonju

(A Filippov Otec geroja Uolt Disnej i ego Myš (2001) laquo Izvestia raquo 20011204)

Alfred Krupp par exemple adorait lrsquoodeur des eacutecuries Il srsquoenrichit il se fit construire

un chacircteau Les tuyaux de ventilation menaient des eacutecuries vers sa chambre agrave coucher

(A Filippov Le pegravere du heacuteros Walt Disney et son Mickey Mouse (2001) laquo Izvestia raquo

20011204)

Lrsquointerpreacutetation du syntagme zapax konjušen ne pose a priori de problegravemes drsquointerpreacutetation

majeurs Une eacutecurie est le lieu ougrave sont gardeacutes les chevaux En vertu du compromis social le

lecteur est capable de mettre en relation le lieu indiqueacute et le rocircle (et par conseacutequent

lrsquoodeur) qui lui est propre83 Or dans le cas de difficulteacutes au niveau de lrsquointerpreacutetation le

82 Ce terme est de nous 83 De la sorte de mecircme que les substances (dont il a eacuteteacute question ci-dessus) les lieux laquo fonctionnels raquo peuvent ecirctre identifieacutes par lrsquointermeacutediaire de lrsquoodeur qui y regravegne mecircme si une marge drsquoerreur est toujours possible

94

narrateur peut orienter la compreacutehension en donnant des deacutetails ou des preacutecisions

suppleacutementaires Lrsquoexemple 17 est reacuteveacutelateur agrave cet eacutegard

17) Stojal ostryj zapax konjušen opilok i tonkix duxov ndash tradicionnyj aromat cirka (А

Grin Blistajuščij mir)

Il y avait une odeur forte drsquoeacutecuries de sciures et drsquoun parfum fin un arocircme

traditionnel de cirque (A Grin Le monde brillant)

Contrairement agrave zapax konjušen dans lrsquoexemple 16 le sens rattacheacute agrave zapax cirka dans

lrsquoexemple 17 est expliciteacute Le narrateur qui souhaite transmettre au lecteur lrsquoatmosphegravere qui

regravegne dans le cirque srsquoefforce agrave preacuteciser ce qursquoil sous-entend par aromat cirka La

paraphrase explicative est en raison du principe drsquoOccam agrave la fois pertinente et neacutecessaire

dans ce cas

Si nous nous penchons maintenant sur les noms de lieux laquo naturels raquo nous nous

rendons compte que linguistiquement ils sont aussi parfois associeacutes agrave une odeur qui leur

est propre

18) Ljogkij vlažnyj veterok donosit syroj zapax bolota (V Oseeva Dinka proščaetsja s

detstvom)

Un vent leacuteger et un peu humide apporte une odeur humide de mareacutecage (V Oseeva

Dinka dit au revoir agrave son passeacute)

Dans lrsquoexemple 18 la preacutesence de lrsquoadjectif qualificatif vlažnyj (humide) anteacuteposeacute au preacutedicat

drsquoodeur zapax (odeur) permet drsquoentrevoir le sens rattacheacute agrave zapax bolota ou plutocirct agrave la

dominante de cette odeur composeacute de plusieurs eacuteleacutements (la mauvaise odeur lrsquoodeur de

plantes qui poussent dans les mareacutecages) la dominante que le locuteur vise agrave mettre en

valeur

Une autre remarque importante qui srsquoinvite au niveau des phrases dans lesquels

apparaicirct un nom de lieu est possible agrave partir de lrsquoexemple 19

19) Rajskij sad byl polon blagouxanija i penija ptic (E Xaeckaja Sinie strekozy

Vavilona)

Le jardin du paradis eacutetait rempli drsquoarocircmes et de chants drsquooiseaux (E Xaeckaja Les

libellules bleues de Babylon)

Contrairement agrave 18 dans lrsquoexemple 19 le rapport laquo lieu raquo - laquo odeur raquo pourrait ecirctre reformuleacute

comme laquo contenu ndash contenant raquo En drsquoautres termes le nom de lieu nrsquoest pas consideacutereacute ici en

tant que raison drsquoecirctre de la sensation olfactive mais comme le lieu ougrave celle-ci est concentreacutee

95

Les exemples similaires agrave 19 ne sont pas majoritaires dans notre corpus cependant leur

existence met le doigt sur un fait extrecircmement important Les laquo noms de lieux raquo lorsqursquoils

apparaissent en position de speacutecifieur preacutesentent un comportement diffeacuterent des noms des

substances par exemple

Jusqursquoagrave preacutesent nous avons consideacutereacute uniquement les exemples qui mettaient en

valeur des noms communs Mais il arrive aussi que le nom de lieu (en position de speacutecifieur)

soit un toponyme Moskva Leningrad etc Dans ce cas comme on a pu le constater

lrsquointerpreacutetation des exemples srsquoavegravere ecirctre tregraves deacutelicate Ainsi drsquoapregraves nos observations

lrsquoapparition drsquoun toponyme srsquoaccompagne geacuteneacuteralement drsquoune explicitation

(18) Paxlo fruktami spelymi jablokami i grušami - xarakternyj osennij zapax Moskvy

v jasnye suxie dni (P Bobrykin Kitai-gorod)

Ccedila sentait les fruits les pommes et les poires mucircres lrsquoodeur caracteacuteristique de

lrsquoautomne agrave Moscou par un temps deacutegageacute et sec (P Bobrykin Kitaiuml-gorod)

Le syntagme zapax Moskvy est speacutecifieacute ici doublement Drsquoun cocircteacute gracircce au contexte gauche

ougrave figure lrsquoindication exacte de la source de lrsquoodeur frukty (fruits) jabloki (pommes) gruši

(poires) De lrsquoautre cocircteacute on ne peut pas faire abstraction du contexte droit xarakternyj

(caracteacuteristique prototypique) automnal (drsquoautomne) v jaznye syxie dni (par un temps

deacutegageacute et sec) Lrsquoauteur reconnaicirct donc implicitement que laquo odeur de Moscou raquo est subjectif

qursquoil est composeacute de plusieurs odeurs et que par ailleurs il est susceptible de varier drsquoun

moment agrave un autre Enfin le point de vue du sujet est aussi primordial Aucune odeur

particuliegravere nrsquoest associeacutee agrave Moscou84 Il est facile de srsquoen rendre compte en consideacuterant un

autre contexte ougrave il srsquoagit aussi du toponyme Moscou

19) Sojdja s irkutskogo poezda na perron Rjazanskogo vokzala Maša polminutki

postojala zažmurivšisrsquo i vdyxaja zapax Moskvy ndash cvetočnyj mazutnyj bubličnyj (B

Akunin B Ljubovnica smerti)

Masha descendit du train en provenance drsquoIrkoutsk sur le quai de la gare de Riazan et

resta sans bouger trente secondes les yeux fermeacutes et en respirant lrsquoodeur de Moscou

faite de fleurs de mazout et de bagels (B Akounine La maicirctresse de la mort)

Le contexte explicatif semble ecirctre le sine qua non de lrsquointerpreacutetation dans 18 comme dans 19

Or dans 19 les composantes de lrsquolaquo odeur de Moscou raquo auxquelles la jeune fille pense ne sont

pas identiques agrave celles qui ont eacuteteacute mentionneacutees dans 18 Ce qui permet neacuteanmoins de

rapprocher ces deux exemples crsquoest que lrsquoodeur est repreacutesenteacutee ici comme eacutetant composeacutee

84

On peut neacuteanmoins supposer que le narrateur oppose lrsquoodeur de la ville de Saint-Peacutetersbourg agrave celle de la

campagne

96

de plusieurs eacuteleacutements nous sommes donc stricto sensu dans le domaine de la speacutecification Il

en va autrement dans drsquoautres contextes et notamment dans 20 et 21 ougrave le locuteur

caracteacuterise un toponyme par une seule odeur qui repreacutesente la quintessence de celui-ci

Deux exemples 21 et 22 sont reacuteveacutelateurs agrave cet eacutegard

20) Druzrsquoja moi vid krovi dajot ljudjam blaženstvo Egraveto svjataja radostrsquo Bez krovi net

veselrsquoja net veličija na zemle Zapax krovi ndash zapax Rima (D Merežkovskij Gobelrsquo

bogov)

Mes amis la vue du sang nous donne le bonheur suprecircme Crsquoest la sainte joie Sans le

sang il nrsquoy a pas de joie il nrsquoy a pas de grandeur sur Terre Lrsquoodeur du sang crsquoest

lrsquoodeur de Rome (D Merežkovskij La mort des dieux)

21) Zapax fleur drsquoorangersquoa ndash zapax Sicilii Každaja ulica ndash bolrsquošaja tjoplaja dušistaja

volna (M Cvetaeva Neizdannoe)

Lrsquoodeur de fleur drsquooranger crsquoest lrsquoodeur de la Sicile Chaque rue est une grosse vague

chaude et parfumeacutee (M Cvetaeva Lrsquoineacutedit)

Dans les deux exemples citeacutes la preacutesence du tiret indique la relation drsquoeacutequivalence qui

srsquoinstaure entre deux parties de chaque phrase Dans 20 crsquoest lrsquoidentification de deux odeurs

celle de sang et celle de Rome Dans 21 crsquoest lrsquoodeur de fleur drsquooranger et de la Sicile Il est agrave

noter agrave ce niveau que le substantif zapax (odeur) est agrave chaque fois repris tel quel il nrsquoest

remplaceacute par aucun autre nom drsquoodeur Lrsquoauteur choisit une caracteacuteristique saillante du nom

de lieu dont il srsquoagit ce qui nous semble-t-il augmente le caractegravere cateacutegorique et sans appel

de son message

Lrsquoanalyse des noms composeacutes construits agrave lrsquoaide drsquoun speacutecifieur de nature laquo locative raquo

a permis de se rendre compte encore une fois de la validiteacute des notions de prototype et du

rasoir drsquoOccam Les lieux laquo fonctionnels raquo peuvent ecirctre mis en relation avec une odeur

prototypique drsquoougrave la possibiliteacute drsquoavoir des structures du type laquo nom drsquoodeur + nom de lieu raquo

Dans le cas contraire le narrateur a recours aux paraphrases explicatives Enfin lrsquoanalyse ne

peut passer sous silence certains cas particulier par exemple les contextes ougrave il srsquoagit de

geacuteneacuteralisation

c) Structures avec un nom abstrait

Les cas ougrave le speacutecifieur est exprimeacute par un nom abstrait et plus preacuteciseacutement un nom

processif sont relativement rares dans notre corpus mais assez repreacutesentatifs drsquoun certain

nombre de pheacutenomegravenes De ce fait nous leur consacrons un sous-chapitre agrave part entiegravere

Consideacuterons lrsquoexemple 22

97

22) Egraveto byl zapax požara Poverrsquote mne dym očaga paxnet po-inomu (F Gregori

Korolevskaja šutixa)

Crsquoeacutetait lrsquoodeur de lrsquoincendie Croyez-moi la fumeacutee drsquoun foyer sent diffeacuteremment (F

Gregori La bouffonne du roi)

Lrsquoexemple choisi lrsquoa eacuteteacute pour une raison toute particuliegravere Zapax požara qui met en

eacutevidence un nom drsquoeacuteveacutenement est ici opposeacute agrave dym očaga ougrave figure un nom de lieu Si une

telle analogie est possible crsquoest que les deux sensations deacutecrites ont un eacuteleacutement en commun

il srsquoagit de lrsquoodeur de brucircleacute Conformeacutement au prototypeacute le brucircleacute est susceptible drsquoeacutevoquer

aussi bien un incendie que la preacutesence drsquoun habitat Mais ce qui nous importe surtout dans

ce contexte crsquoest que le laquo brucircleacute raquo nous permet de comprendre le sens rattacheacute agrave zapax

požara85 Požar est mis en parallegravele avec un nom concret garrsquo (le brucircleacute)86 Ce type de

transfert de sens est par ailleurs tout agrave fait leacutegitime dans la mesure ougrave seuls les objets

[concrets] se precirctent agrave lrsquoobservation par les sens y compris par lrsquoodorat Les notions

abstraites ne peuvent ecirctre observeacutees par deacutefinition87

Drsquoautres exemples que nous avons releveacutes posent des problegravemes de compreacutehensions

majeurs Il srsquoagit de laquo vrais raquo noms drsquoeacuteveacutenements tels que vojna (guerre) izbienie (massacre)

sraženie (bataille) etc Dans ce cas vu que lrsquointerpreacutetation a souvent besoin drsquoecirctre orienteacutee

les paraphrases explicatives sont de mise

23) Ot soldat paxnet bomžom i psinoj Ot nas uže tože Egraveto zapax vojny Im

propityvaešsja za sutki (I Najdjonov laquo My vyšli s podnjatymi rukami raquo laquo Russkij

reportjor raquo 31 21-28 avgusta 2008)

Les soldats sentent le clochard et le chien Nous de mecircme maintenant Crsquoest lrsquoodeur de

la guerre On srsquoen impregravegne dans lrsquoespace drsquoune journeacutee (I Najdjonov laquo Nous

sorticircmes les mains en lrsquoair raquo laquo Le reporter russe raquo 31 21-28 aoucirct 2008)

Lrsquohyperonyme vojna (la guerre) apparaicirct dans troisiegraveme phrase Or le contexte gauche

explicite le sens que le locuteur rattache agrave laquo zapax vojny raquo dans lrsquoexemple 23 au moyen

85 Le statut exact du substantif požar (incendie) est difficile agrave trancher dans la mesure ougrave il se combine aussi bien avec les verbes supports des noms drsquoeacuteveacutenements tels que slučatsja slučitrsquosja (se produire arriver avoir lieu) et proisxoditrsquo proizojti (avoir lieu se produire) il admet eacutegalement les verbes de perception comme par exemple smotretrsquo posmotretrsquo na (regarder qqch) 86 Lrsquoanalyse pourrait ecirctre approfondie en utilisant la notion de reacutesultat En effet si lrsquoon considegravere le procegraves deacutesigneacute par le substantif požar on se rend compte que celui-ci comporte un reacutesultat naturel La violence (et mecircme lrsquoexistence) drsquoun incendie est jugeacutee en fonction des deacutegacircts causeacutes de son effet ou encore de son reacutesultat Inversement le fait drsquoobserver les deacutegacircts permet de conclure [en vertu drsquoun consensus] qursquoun incendie a eu lieu 87 Pour cette mecircme raison les noms drsquoodeurs composeacutes dans lesquels le speacutecifieur est exprimeacute par un nom abstrait sont minoritaires dans notre corpus

98

drsquoautres substantifs bomž et psina Leur emploi obeacuteit au principe de parcimonie drsquoOccam En

effet le narrateur conscient des problegravemes susceptibles de se poser quant agrave lrsquointerpreacutetation

et pour eacuteviter une trop grande marge de subjectiviteacute explicite le sens qursquoil rattache au

syntagme zapax vojny Vojna est mis en parallegravele avec des noms concrets qui renvoient agrave des

objets [au sens large] perceptibles88

Un dernier cas de figure que nous mentionnerons concerne les exemples ougrave le

speacutecifieur est exprimeacute par un substantif qui renvoie agrave un pheacutenomegravene meacuteteacuteorologique dožd

(pluie) groza (tempecircte) etc Dans ce cas contrairement agrave vojna par exemple lrsquoapparition

des paraphrases est rare

24) V komnate s rešjotčatymi oknami syraja svežestrsquo zapax doždja mokroj krapivy

travy (I Bunin Dnevniki)

Dans la piegravece ougrave les fenecirctres sont couvertes de grilles il fait frais et humide on sent

lrsquoodeur de la pluie de lrsquoortie mouilleacutee et de lrsquoherbe (I Bunin Journal intime)

Le sens que lrsquoauteur rattache au syntagme zapax doždja (odeur de la pluie) nrsquoest pas ici

expliqueacute agrave travers des deacutetails particuliers Cependant mecircme si une marge de subjectiviteacute est

possible le substantif la pluie deacutesigne un pheacutenomegravene dont tous les lecteurs possegravedent une

connaissance directe De la sorte dans des contextes de ce type une paraphrase serait

superflue

Au terme de ce sous-chapitre consacreacute aux preacutedicats composeacutes laquo nom drsquoodeur + nom

abstrait raquo nous dirons que leur speacutecificiteacute consiste dans le fait que leur fonctionnement est

geacuteneacuteralement baseacute sur le pheacutenomegravene de meacutetonymie laquo nom concret vs nom abstrait raquo Celle-

ci se base sur les proprieacuteteacutes prototypiques associeacutees agrave tel ou tel eacuteveacutenement En vertu du

principe drsquoOccam les paraphrases explicatives sont de mise lorsque le contexte ne contient

pas suffisamment drsquoinformations relatives agrave lrsquoorigine de lrsquoodeur

3 Conclusion

Dans cet article nous nous sommes efforceacutes de veacuterifier certaines hypothegraveses relatives

au fonctionnement des noms drsquoodeurs simples et composeacutes en russe Nous avons pour ce

faire eu recours au principe pragmatique du rasoir drsquoOccam et agrave la theacuteorie des prototypes

Le principe du rasoir drsquoOccam possegravede une porteacutee double Il explique tout drsquoabord la

coexistence des noms preacutedicatifs simples et composeacutes Les noms drsquoodeur deacutesignent des

88 Les preacutedicats tels que zapax molodosti (odeur de la jeunesse) drevnosti (de lrsquoantiquiteacute) grusti (de la tristesse) seront consideacutereacutes dans une eacutetude ulteacuterieure Par ailleurs zapax vojny (odeur de la guerre) est agrave chaque fois expliciteacute de faccedilon diffeacuterente dans nos exemples ce qui deacutemontre le caractegravere subjectif de la sensation deacutesigneacutee par laquo zapax vojny raquo

99

pheacutenomegravenes dont la raison drsquoecirctre peut ecirctre exprimeacutee linguistiquement au moyen du

substantif au geacutenitif Lorsque lrsquoorigine de lrsquoodeur peut ecirctre reacutetablie agrave partir du contexte

(notamment lorsqursquoil srsquoagit drsquoanaphore associative) le narrateur utilise un nom simple Si le

contexte a besoin de preacutecisions il optera pour un nom composeacute De mecircme il arrive que le

contexte comporte une paraphrase explicative conformeacutement aux souhaits du narrateur

Enfin srsquoagissant du preacutedicat zapax il est parfois employeacute isoleacutement pour deacutesigner une odeur

deacutesagreacuteable

La notion de prototype est eacutegalement valable agrave deux niveaux Drsquoune part srsquoagissant

des noms preacutedicatifs simples il est la base du fonctionnement de lrsquoanaphore associative

Srsquoagissant des noms composeacutes lrsquoexistence des proprieacuteteacutes prototypiques (associeacutees agrave une

substance un objet un lieu etc) constitue le gage de la compreacutehension du contexte par le

locuteur Enfin nous avons eacutegalement releveacute des exemples ougrave le but du locuteur consiste agrave

prototypiser et nous avons expliciteacute les contraintes qui pegravesent sur lrsquoemploi des noms

preacutedicatifs simples et composeacutes

Bibliographie

1) Gross M 1981 laquo Les bases empiriques de la notion de preacutedicat

seacutemantique raquo Langages Ndeg 63 Paris Larousse pp 7-53

2) Harris ZS 1976 Notes de cours de syntaxe Paris Seuil

3) Kleiber G 2012 laquo Carte drsquoidentiteacute linguistique des odeurs raquo Revue IRIS Ndeg 33 pp

91-103

4) Kleiber G 1990 La seacutemantique du prototype Cateacutegories et sens lexical Paris

PUF

5) Kokochkina I laquo Le paradoxe du silence russe raquo Actes du 3e colloque Res per

nomen La reacutefeacuterence la conscience et le sujet eacutenonciateur du 26 au 28 mai 2011 agrave

Reims CIRLEP 2012 pp 162-170

6) Thomiegraveres-Kokochkina I 2012a laquo La faccedilon de dire le son en russe (Contribution

agrave lrsquoeacutetude des noms preacutedicatifs de laquo sensations auditives raquo) Revue des eacutetudes slaves

t 83 2-3 pp 579-592

7) ndash2012b laquo Predicative nouns of olfactory sensations (ldquosmell predicatesrdquo in modern

Russian) raquo communication au Congregraves de la Socieacuteteacute Internationale dEthnobiologie

Montpellier

8) -ndash2013c laquo Ode agrave lrsquoodeur raquo La Revue russe Ndeg 40 pp 49-60

9) --2014 laquo La petite grammaire des sons preacutedicats russes et leurs verbes

supports raquo sens formes langage Contributions en lrsquohonneur de Pierre Frath

Universiteacute de Reims pp 331-342

10) --2014 laquo Je sens donc je dis (Les noms preacutedicatifs drsquoodeurs simples et composeacutes

en russe) raquo 2013 32nd International Conference on Lexis and Grammar

100

Universidade do Algarve Faro Portugal September 10-14 2013 Pre-Proceedings

Jorge Baptista Mario Monteleone pp 159-163

11) --2014 laquo Cinquanta sfumature sonore in italiano e in russo raquo Parallelismi

linguistici letterari e culturali Ohrid 13-14 settembre 2014 sous presse

12) --2015a laquo Odoris causa raquo Aktuaknye problemy lingvistiki i gumanitarnyx nauk

(Problegravemes actuels de linguistique et des sciences humaines) Moskva RUDN pp

78-90

13) ndash2015b laquo Predikaty vosprijatija semantika sintaksis pragmatika raquo BASEES

Cambridge communication

14) ndash2015b laquo Les noms de sons et drsquoodeurs en russe Valeurs et emplois raquo

Neophilologica vol 28 sous presse

15) ndash2015c laquo Sens dits sens interdits Les noms drsquoodeurs simples et composeacutes en

russe raquo Actes de la Journeacutee drsquoeacutetudes laquo Pour une linguistique sensorielle raquo Universiteacute

Catholique de Lille organiseacutee par Reacutemi Digonnet le 17 avril 2015 Honoreacute

Champion sous presse

Page 2: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS

1

Le but de la Journeacutee eacutetait de reacuteunir et de faire dialoguer des chercheurs speacutecialistes

de diverses langues autour de la repreacutesentation linguistique des pheacutenomegravenes lieacutes agrave la perception notamment la perception auditive (Georges Kleiber Irina Kor-Chahine Steacutephane Viellard) olfactive (Pierre Frath Irina Thomiegraveres) et tactile (Tatiana Bottineau) En outre divers cadres theacuteoriques ont eacuteteacute utiliseacutes rendant ainsi possible une reacuteflexion drsquoune grande richesse ce qui est un atout consideacuterable de la Journeacutee

Georges Kleiber se penche sur la position de bruit et de silence ndashlsquoabsence de bruitrsquo vis-agrave-vis de lrsquoopposition laquo massif ndash comptable raquo Le chercheur deacutegage ainsi un certain nombre de proprieacuteteacutes inattendues pour certaines dentre-elles du nom silence et du nom bruit Il explique par lagrave mecircme certains paradoxes auxquels silence et bruit donnent lieu

Lrsquoarticle drsquoIrina Kor Chahine porte eacutegalement sur le domaine des bruits Lrsquoauteur se consacre aux verbes qui dans leurs emplois premiers deacutesignent les cris et les bruits eacutemis par les repreacutesentants du monde animal au sens large et qui dans leurs emplois secondaires srsquoappliquent eacutegalement aux humains ou encore aux objets et aux eacuteleacutements de la nature

En examinant la phraseacuteologie du mot odeur telle quelle apparaicirct dans un corpus de textes litteacuteraires contemporains de leacutepoque ougrave Marcel Proust reacutedigeait Agrave la recherche du temps perdu ou encore anteacuterieurs Pierre Frath arrive agrave la conclusion suivante Parler et eacutecrire de maniegravere creacuteative cest utiliser la langue en-dehors des phraseacuteologies habituelles mais en en tenant compte pour partager une expeacuterience neuve et originale

Tatiana Bottineau propose un essai de classification des adjectifs russes en ndashist- en recourant agrave des critegraveres agrave la fois seacutemantiques et pragmatiques formels et eacutenonciatifs Elle cherche notamment agrave preacuteciser le rocircle et le statut de lrsquoinstance locutive en charge de la perception sensorielle du monde et de sa repreacutesentation langagiegravere

Martine Dalmas se fixe pour objectif de donner une description syntaxico-seacutemantique des verbes de perception en allemand contemporain et de montrer quau-delagrave de leur diversiteacute on constate des liens entre les domaines perceptifs sappuyant sur les speacutecificiteacutes constructionnelles des verbes concerneacutes

En analysant le verbe slyšatrsquo en russe Steacutephane Viellard constate que ce verbe renvoie agrave une perception indiffeacuterencieacutee globale qui caracteacuterise lrsquoecirctre vivant par opposition aux inanimeacutes La perception se speacutecialise avec les arguments du verbe Cela permet agrave lrsquoauteur drsquoeacutemettre lrsquohypothegravese selon laquelle slyšatrsquo serait un verbe support ne conservant que le segraveme [perception] pour reacutefeacuterer aux sens en fonction de lrsquoobjet de la perception Lauteur compare eacutegalement le verbe slyšatrsquo et le verbe breton klevout klevet qui partagent la mecircme eacutetymologie Il fait ainsi un constat important Si klevout klevet signifie laquo entendre raquo (percevoir par louiumle) ce verbe peut lui aussi avoir le sens de laquo sentir percevoir par lodorat raquo

Enfin Irina Thomiegraveres analyse les noms drsquoodeurs simples et composeacutes en russe Elle essaie de deacutegager les critegraveres pragmatiques qui preacutesident au choix du locuteur entre un nom simple ou un nom composeacute Lauteur propose eacutegalement une classification des noms drsquoodeurs composeacutes (nom drsquoodeur + substantif au geacutenitif dit laquo speacutecifieur raquo) en fonction de la nature seacutemantique du speacutecifieur qui correspond agrave la raison drsquoecirctre de la sensation olfactive exprimeacutee par tel ou tel nom drsquoodeur1

1 Nous remercions Elena Simonato pour la relecture attentive qursquoelle a voulu faire des textes contenus dans ce recueil

2

Tables des matiegraveres

Georges KLEIBER Du silence au(x) bruit(s) p3 Irina KOR CHAHINE Tanja MILOSAVLJEVIC Paulina STOKOSA De la perception auditive au mot fonctionnement des verbes de bruit associeacutes aux animaux dans les langues slaves p19 Pierre FRATH Phraseacuteologie de la perception et creacuteativiteacute linguistique (La description des odeurs chez Proust) p 29 Tatiana BOTTINEAU Les modes de repreacutesentation du monde avec les adjectifs qualificatifs en ndashist- p46 Martine DALMAS Les verbes de perception en allemand quelques cas de reacuteversibiliteacute p63 Steacutephane VIELLARD Russe laquo slyšatrsquo raquo breton laquo klevout raquo confusion de sens ou synestheacutesie p70 Irina THOMIEgraveRES Flagrantes fragrances Les noms drsquoodeurs en russe p85

3

Du silence au(x) bruit(s)

Georges KLEIBER (Universiteacute de Strasbourg amp USIAS)

Introduction

Nous nous proposons drsquoaborder ici la troisiegraveme eacutetape drsquoun parcours dans le monde de

silence et le monde des bruits qui nrsquoeacutepouse pas le traceacute des habituelles enquecirctes lexico-

seacutemantiques Nous nrsquoavons en effet de maniegravere deacutelibeacutereacutee ni emprunteacute les voies classiques

des enquecirctes lexicographiques et lexicologique ni recouru aux meacutethodes de la ou des

linguistiques de corpus Non pas que nous rejetions ce type drsquoapproches Elles nous

paraissent tout agrave fait leacutegitimes et feacutecondes comme en teacutemoignent les reacutesultats foisonnants

obtenus par la seconde dans le domaine du sens lexical Et il est sucircr qursquoelles sont neacutecessaires

agrave toute description dont lrsquoambition est de saisir pleinement la complexiteacute seacutemantique drsquoune

uniteacute lexicale Mais si nous avons choisi un autre chemin crsquoest parce qursquoil nous semblait que

pour des noms comme bruit et silence tout particuliegraverement pour le second dont lrsquoatypiciteacute

semble deacutefier toute clocircture deacutefinitoire un chemin atypique pouvait donner accegraves agrave des

aspects et facettes seacutemantiques de silence et bruit que nrsquoauraient pas forceacutement permis

drsquoatteindre les voies drsquoinvestigation classiques

Notre premiegravere voie drsquoaccegraves (Kleiber 2010) a eacuteteacute lrsquoopposition abstrait concret elle

nous a servi agrave mettre en relief le statut de neacutegation lexicale de silence qui lrsquooppose

asymeacutetriquement agrave lrsquoantonyme bruit Nous avons montreacute que cette position laquo neacutegative raquo

qursquooccupe silence dans le domaine laquo auditif raquo avait une double conseacutequence sur son

fonctionnement Au niveau syntagmatique silence ne se combine pas avec des modificateurs

impliquant la sonoriteacute au niveau paradigmatique il ne donne pas lieu comme bruit agrave des

deacutenominations ou deacutesignations de sous-types laquo auditifs raquo

Nous avons choisi lors de notre deuxiegraveme eacutetape avec Ammar Azouzi (Kleiber et

Azouzi 2011) le syntagme binominal le silence de X dont nous avons eacutetudieacute en deacutetails les

tenants et aboutissants seacutemantiques Cette investigation nous a permis de faire ressortir les

trois modes drsquointerpreacutetation auxquels il donne lieu et par une confrontation avec les

structures correspondantes comportant bruit de mieux cerner les traits qui lrsquoopposent agrave

bruit Elle nous permettra aussi de preacuteciser au deacutebut de cette troisiegraveme eacutetape quel est le sens

de silence que nous retiendrons pour notre analyse

La porte drsquoentreacutee choisie pour cette troisiegraveme eacutetape est lrsquoopposition massif

comptable2 appliqueacutee agrave bruit et agrave silence pris dans le sens de lsquoabsence de bruitrsquo (cf infra) Le

problegraveme que nous essaierons de reacutesoudre est celui de la position de bruit et de silence-

lsquoabsence de bruitrsquo vis-agrave-vis de cette opposition sont-il massifs ou comptables ou encore

massifs et comptables La reacuteponse agrave cette question nous amegravenera comme on le verra agrave 2 Pour une mise au point sur la probleacutematique massif comptable voir le ndeg 183 de Langue franccedilaise (Kleiber 2014 a)

4

deacutegager des dimensions et proprieacuteteacutes inattendues pour certaines drsquoentre-elles du nom

silence mais eacutegalement du nom bruit et agrave expliquer quelques-uns des paradoxes auxquels

silence et bruit donnent lieu

Notre parcours se deacuteroulera en cinq parties qui nous megraveneront de la complexiteacute

seacutemantique de silence agrave la deacutetermination de la nature de sa massiviteacute en passant

successivement par la mise en eacutevidence des problegravemes que pose lrsquoapplication de lrsquoopposition

massif comptable aux noms silence et bruit lrsquoanalyse de lrsquoambivalence intrinsegraveque lsquomassif

comptablersquo de bruit et celle de la monovalence massive de silence Chemin faisant seront mis

en lumiegravere non seulement des aspects ineacutedits de la seacutemantique de silence et de bruit mais

eacutegalement des cocircteacutes geacuteneacuteralement oublieacutes du fonctionnement de lrsquoopposition massif

comptable elle-mecircme

1 En guise drsquoentreacutee en matiegravere silence = lsquoabsence de bruitrsquo

Le sens de silence que nous retiendrons pour notre analyse est celui ougrave il a comme

antonyme bruit et signifie donc lsquoabsence de bruit -i- soit dans un lieu -ii- soit de la part

drsquoune entiteacute animeacutee (ou de certains objets)rsquo Le cas -i- est celui du SN en interpreacutetation

micro-structurelle3

Le silence de la forecirct

Le cas -ii- celui du SN

Le silence du moteur

Le silence du chat de Paul4

Avec -i- crsquoest une relation de localisation qui unit silence agrave forecirct alors que dans -ii- le moteur

apparaicirct non comme un lieu caracteacuteriseacute par le silence mais en quelque sorte comme

laquo lrsquoauteur raquo du silence5 Lrsquointerpreacutetation laquo localisante raquo admet pour glose il nrsquoy a pas de bruit

dans X

Il nrsquoy a pas de bruit dans la forecirct mdashgt le silence de la forecirct

alors que lrsquointerpreacutetation ougrave X apparaicirct comme eacutetant la laquo source raquo du silence se laisse gloser

par X ne fait pas de bruit

Le moteur Le chat Paul ne fait pas de bruit mdashgt le silence du moteur du chat de

Paul

On soulignera que les lexicographes nrsquoont geacuteneacuteralement pas releveacute lrsquointerpreacutetation de

type -ii celle ougrave silence srsquoemploie agrave propos drsquoecirctres humains (et de certains objets cf moteur)

pour signifier lrsquoabsence de bruit de leur part Leur organisation du sens de silence (voir par

exemple le Petit Robert ou Le lexique actif du franccedilais de Melrsquočuk et Polguegravere 2007 412-

3Bartning (1992 1996 et 1998) parle drsquointerpreacutetation prototypique par opposition agrave lrsquointerpreacutetation pragmatique ou discursive des SN binominaux en de 4Le SN le silence de Paul est ouvert agrave lrsquointerpreacutetation lsquoPaul ne fait pas de bruitrsquo et agrave celle ougrave il signifie lsquoPaul ne parle pasrsquo ou lsquoPaul se taitrsquo Seule la premiegravere est pertinente pour notre propos 5Pour un traitement deacutetailleacute des deux situations voir Kleiber et Azzouzi (2011)

5

414) preacutesente en effet agrave cocircteacute du sens technique laquo musical raquo de silence (cf lsquoabsence de son ou

signe musical la repreacutesentantrsquo) qursquoillustre un eacutenonceacute comme

Tu as oublieacute le silence agrave la fin de la troisiegraveme mesure

une opposition entre le silence conccedilu comme laquo absence de son ou de bruit qui caracteacuterise

lrsquoeacutetat drsquoun lieu raquo illustreacute par

Le silence reacutegnait dans la salle

et le silence conccedilu soit comme le fait de ne pas parler

Il ne faut pas parler Le silence est de rigueur

Paul se tut mais son silence ne dura pas longtemps

soit agrave un niveau plus abstrait comme le fait de taire ou de ne pas reacuteveacuteler quelque chose (une

opinion un secret etc)

Le silence du gouvernement alimente les rumeurs

Comme on le voit une telle division ne laisse guegravere de place agrave -ii- crsquoest-agrave-dire au silence drsquoun

X laquo qui ne fait pas de bruit raquo lrsquointerpreacutetation laquo non localisante raquo de silence eacutetant reacuteserveacutee aux

seuls sous-cas de laquo ne pas parler raquo Or comme le montrent les exemples avec moteur ou chat

et celui de Paul dans une de ses interpreacutetations ou encore le SP en silence dans un eacutenonceacute tel

que

Nous marchions en silence (dans le sens de lsquone pas faire de bruitrsquo)

on ne saurait - crsquoest le cas de le dire - passer sous hellip silence lrsquoemploi -ii- Ce qui unit

rappelons-le -i- et -ii- crsquoest leur opposition commune agrave bruit et crsquoest cette opposition

commune agrave bruit qui est agrave lrsquoorigine de notre choix de nous en tenir agrave ce sens du N silence

compris comme lsquoabsence de bruit(s)rsquo Il ne srsquoagit pas de polyseacutemie preacutecisons-le mais de sens

sous-deacutetermineacutes alors qursquoavec lrsquointerpreacutetation lsquone pas parlerrsquo on a bien affaire agrave de la

polyseacutemie et non plus seulement de sous-deacutetermination il srsquoagit bien drsquoun sens diffeacuterent

Lrsquointerpreacutetation drsquoun SN binominal tel que

Le silence du bateau

permet de reacutesumer notre entreacutee en matiegravere Il donne en effet lieu aux trois interpreacutetations

eacutevoqueacutees ci-dessus Il peut se comprendre soit comme

-i- lsquoil nrsquoy a pas de bruit dans le bateaursquo

-ii- lsquole bateau ne fait pas de bruitrsquo

-iii- par meacutetonymie lsquole bateau ne reacutepond pasplusrsquo

Mecircme si nous toucherons agrave lrsquointerpreacutetation -iii- notre propos concernera avant tout comme

annonceacute le sens de silence qui permet les lectures -i- et -ii- agrave savoir silence = lsquoabsence de

bruitrsquo

6

2 De quelques problegravemes

Notre entreprise neacutecessite une justification On peut en effet se demander srsquoil est bien

utile de srsquoarrecircter encore sur le statut comptable ou massif des noms silence et bruit eacutetant

donneacute qursquoil ne semble pas poser de difficulteacutes particuliegraveres

Silence apparaicirct clairement comme eacutetant intrinsegravequement massif Il refuse le pluriel

et les deacuteterminants reacuteveacutelateurs du statut comptable et accepte par contre sans difficulteacute

ceux qui correspondent au statut massif Crsquoest ainsi qursquoil se laisse deacuteterminer par les

marqueurs de la massiviteacute que sont du et un peu de

Vous faites trop de bruit Du silence srsquoil vous plaicirct

Il faut du le silence pour travailler

Vous faites trop de bruit Un peu de silence srsquoil vous plaicirct

mais ne se met pas au pluriel ne srsquoaccorde pas avec lrsquoarticle indeacutefini quand il est non modifieacute

ni avec les deacuteterminants de la pluraliteacute comme des plusieurs quelques adjectifs numeacuteraux

cardinaux etc

Jrsquoaime le silence versus Jrsquoaime les silences

Le silence de la forecirct versus Les silences de la forecirct

Vous faites trop de bruit Un silence srsquoil vous plaicirct

Vous faites trop de bruit Des deux silences srsquoil vous plaicirct

Il faut un des deux plusieurs silence(s) pour travailler

Il existe certes des emplois de silence avec les deacuteterminants indicateurs de la comptabiliteacute

mais ces emplois ne relegravevent plus du sens lsquoabsence de bruitrsquo mais de celui de lsquone pas parlerrsquo

Ils renvoient alors agrave des intervalles ou moments de la chaicircne parleacutee pendant lesquels il nrsquoy a

pas de parole6

Je nrsquoaime pas les silences qui ponctuent le sermon du cureacute sur la chaire

La conversation traicircna entrecoupeacutee de quelques plusieurs trois beaucoup de

silences

Il nrsquoy eut qursquoun seul silence au milieu de son discours

Une preacutecision suppleacutementaire Le fait que les emplois de silence-lsquoabsence de bruitrsquo

avec les deacuteterminants de la comptabiliteacute apparaissent comme deacuteviants interdit par avance

de consideacuterer ceux ougrave il se lie aux deacuteterminants de la massiviteacute comme eacutetant des emplois

laquo seconds raquo deacuteriveacutes par transfert drsquoun emploi premier comptable Crsquoest dire drsquoune autre

maniegravere que silence est un nom intrinsegravequement massif Pour silence lrsquoaffaire semble donc

dans le sac

Elle lrsquoest toutefois un peu moins lorsqursquoon aborde la situation de bruit dans la mesure

ougrave cet antonyme de silence ne se comporte pas tout agrave fait de la mecircme maniegravere que silence Il

6 A raccrocher agrave cet emploi les sens techniques laquo musicaux raquo de silence deacutejagrave eacutevoqueacutes ci-dessus ougrave silence est compris (i) comme lsquoune interruption des sons au milieu de la chaicircne musicalersquo et (ii) comme les signes de notation musicale repreacutesentant (i) (voir supra)

7

paraicirct certes lui aussi intrinsegravequement massif comme en teacutemoignent ses affiniteacutes avec les

deacuteterminants de la massiviteacute du un peu de peu de + N (singulier) beaucoup de + N

(singulier)

Il y a du un peu de peu de beaucoup de bruit dans le dortoir

Il ne semble en effet guegravere neacutecessaire de recourir agrave une laquo machine raquo de transfert pour

expliquer de tels emplois Par contre chose plus curieuse contrairement agrave silence (cf supra)

il ne regimbe nullement agrave se combiner dans la mecircme situation avec les deacuteterminants

reacuteveacutelateurs de la comptabiliteacute Il accepte dans difficulteacute crsquoest-agrave-dire sans laquo coup de force raquo

interpreacutetatif un des plusieurs peu de + N (pluriel) beaucoup de + N (pluriel) ce qui donne agrave

croire qursquoil est aussi intrinsegravequement comptable

Il y a un bruit dans le dortoir qui mrsquoempecircche de dormir

Il y a beaucoup de bruits dans la rue

Les bruits de la forecirct

Il srsquoensuit deux questions Premiegraverement comment bruit peut-il ecirctre agrave la fois

intrinsegravequement massif et intrinsegravequement comptable Deuxiegravemement comment expliquer

qursquoil nrsquoen va pas de mecircme pour son antonyme silence

Il y a une autre raison encore qui pousse agrave ne pas refermer le dossier La divergence

que lrsquoon observe entre silence et bruit face agrave lrsquoopposition massif comptable pousse agrave se

pencher de plus pregraves sur la massiviteacute intrinsegraveque de silence Il ne suffit en effet pas de dire

que silence est un nom massif Il faut encore preacuteciser en quoi consiste sa massiviteacute Comme il

ne srsquoagit manifestement pas drsquoun nom de matiegravere la chose est moins facile qursquoil nrsquoy paraicirct

Elle est drsquoautant plus deacutelicate que lrsquoorigine de la massiviteacute de silence ne semble pas ecirctre la

mecircme que celle de la massiviteacute de lrsquoantonyme bruit ce qui agrave nouveau pose problegraveme

Il y a enfin une troisiegraveme raison comment rendre compte de lrsquoapparition obligatoire

de lrsquoarticle indeacutefini lorsque silence se trouve accompagneacute drsquoun modificateur

Il faut du silence pour travailler

Il faut un silence pour travailler

Il faut un silence total de moine pour travailler

Il faut du silence total de moine pour travailler

Un silence reacutegnait dans la forecirct

Un silence absolu inquieacutetant de mort reacutegnait dans la forecirct

Toutes ces questions on le voit invitent agrave remettre lrsquoouvrage sur le meacutetier et agrave voir de

plus pregraves comment silence et bruit se comportent sur les terres du massif comptable

Toutes ne seront toutefois pas abordeacutees ici Nous traiterons celle qui concerne le caractegravere

intrinsegravequement mixte (massif comptable) de bruit et celle qui pose le problegraveme de

lrsquoidentification de la massiviteacute de silence Celle qui se rapporte agrave lrsquoapparition du deacuteterminant

un en cas drsquoexpansion de silence ne sera pas prise en compte ici parce que nous lrsquoavons deacutejagrave

8

traiteacutee en partie ailleurs (Kleiber 2014 b) en eacutetudiant le comportement des noms de

proprieacuteteacutes modifieacutes

Nous commencerons par le premier problegraveme celui qui a trait agrave la double nature de

bruit agrave la fois intrinsegravequement massif et comptable face au mono-statut massif de silence

Comment bruit peut-il ecirctre agrave la fois massif et comptable

3 Bruit massif et bruits comptables

Si lrsquoon peut entendre du bruit comme des bruits sans supposer une opeacuteration de

transfert de lrsquoun agrave lrsquoautre crsquoest parce que la massiviteacute et la comptabiliteacute sont lieacutees au nom

bruit de maniegravere inheacuterente comme elles le sont agrave un nom tel que pain (cf Jrsquoai acheteacute du pain

versus Jrsquoai acheteacute un pain) Ce double statut intrinsegraveque du nom bruit agrave la fois comptable et

massif nrsquoest toutefois pas le mecircme que celui du nom pain

Avec pain la massiviteacute (du pain) et la comptabiliteacute (un pain) srsquoopposent sur le mecircme

niveau celui du formatage de leurs occurrences Lrsquoemploi du massif dans Jrsquoai acheteacute du pain

par exemple renvoie agrave une occurrence de pain qui nrsquoa pas de limites ou de bornes

intrinsegraveques crsquoest la situation drsquooccurrence7 (cf jrsquoai acheteacute hellip) qui en limitant la quantiteacute de

pain creacutee en mecircme temps lrsquooccurrence de pain Un pain par contre renvoie agrave une

occurrence de pain preacutesenteacutee comme ayant des limites inheacuterentes crsquoest-agrave-dire preacutesenteacutee

comme deacutejagrave constitueacutee ou conditionneacutee en occurrence indeacutependamment de la situation dans

laquelle elle se manifeste Ce nrsquoest pas le fait drsquoacheter un pain qui laquo forme raquo lrsquooccurrence de

pain acheteacutee Crsquoest ce formatage intrinsegraveque qui permet de compter combien de pains il y a

dans une situation drsquooccurrence (dans lrsquoexemple citeacute combien de pains jrsquoai acheteacutes) On voit

ainsi qursquoavec du pain un pain on ne change pas de niveau lorsqursquoon passe du massif au

comptable On reste dans les deux cas au niveau du formatage des occurrences avec un pain

le formatage est preacuteconstitueacute mdashce nrsquoest que le nombre drsquouniteacutes de pains que deacutelimite la

situation drsquooccurrencemdash alors qursquoavec du pain il nrsquoy a pas de tel preacuteconditionnement

occurrentiel crsquoest la situation drsquooccurrence elle-mecircme qui en limitant la quantiteacute de pain

porte agrave lrsquoexistence une occurrence massive de pain8

Avec du bruit des bruits il nrsquoen va plus de mecircme Le massif du bruit marque

lrsquoabsence de deacutelimitation pour lrsquointensiteacute de lrsquooccurrence de bruit Qursquoil srsquoagit bien de la

dimension lsquointensiteacutersquo est prouveacute par lrsquointerpreacutetation des SN beaucoup de bruit peu de bruit et

un peu de bruit

7 Pour plus de deacutetails sur les notions drsquooccurrence et de situation drsquooccurrence voir Kleiber (2011 a et b 2012 a 2013 a 2014 c et d et 2015) 8 Preacutecisons que si elle creacutee par la limitation quantitative apporteacutee lrsquooccurrence drsquoun nom concret massif la situation drsquooccurrence ne deacutelimite pas elle-mecircme les bornes preacutecises et donc la forme exacte que preacutesente lrsquooccurrence celle-ci peut ecirctre tregraves variable (cf une tranche de pain une mie de pain un morceau de pain etc) et peut ecirctre discontinue crsquoest-agrave-dire constitueacutee de laquo parties raquo seacutepareacutees (du pain dans jrsquoai acheteacute du pain peut renvoyer agrave une baguette + deux miches + un demi-pain long etc)

9

Il y avait beaucoup de peu de un peu de bruit dans la salle

Si le comptable un bruit des bruits plusieurs bruits srsquoopposait sur la mecircme dimension de

lrsquointensiteacute agrave du bruit massif il devrait marquer une deacutetermination du degreacute drsquointensiteacute laisseacute

non deacutetermineacute par le massif du bruit Ce nrsquoest eacutevidemment pas cela qui est mis en jeu par des

SN tels que un bruit des bruits plusieurs bruits etc Ce qui se trouve compteacute ce nrsquoest pas le

nombre de degreacutes drsquointensiteacute sonore drsquoun bruit mais le nombre de varieacuteteacutes ou de sortes de

bruits Il srsquoagit donc drsquoune comptabiliteacute qualitative qui repose sur lrsquoexistence de types de

bruits qui peuvent se manifester dans une situation drsquooccurrence On retrouve semblable

comptabiliteacute avec drsquoautres noms soit sans transfert crsquoest-agrave-dire intrinsegravequement comme

avec sentiment odeur couleur etc soit avec transfert mdash on fait intervenir alors le trieur

universel de Bunt (1985) (cf Jrsquoai goucircteacute trois vins = lsquojrsquoai goucircteacute trois types de vinsrsquo) Bruit

comptable relegraveve du premier type il renvoie intrinsegravequement agrave une reacutepartition en sous-

cateacutegories de bruits ce qui donne lieu agrave une opposition massif comptable tout agrave fait

particuliegravere puisque comme nous venons de le voir elle ne srsquoeffectue pas sur la mecircme

dimension comme pour pain Le massif est pertinent au niveau de lrsquointensiteacute la comptabiliteacute

lrsquoest au niveau de la division en sous-espegraveces de bruits La comptabiliteacute de bruit nrsquoexclut ainsi

pas sa massiviteacute puisque celle-ci est drsquoun ordre diffeacuterent si jrsquoentends des bruits ils peuvent

ecirctre forts faibles etc Srsquoils sont borneacutes qualitativement ils ne le sont pas du point de vue de

lrsquointensiteacute La question que soulegraveve le double statut de bruit est donc reacutegleacute mais cette

solution srsquoaccompagne drsquoun reacutesultat suppleacutementaire la mise en eacutevidence drsquoun cas de figure

sur laquelle la litteacuterature consacreacutee agrave lrsquoopposition massif comptable ne srsquoest guegravere pencheacutee

celui de lrsquoexistence de noms qui sont de maniegravere inheacuterente comptables et massifs mais sur

des plans diffeacuterents

4 Pourquoi silence nrsquoest pas comptable comme bruit

Reste agrave expliquer pourquoi silence bien qursquoantonyme de bruit ne preacutesente pas cette

ambivalence qui caracteacuterise bruit Pourquoi silence ne connaicirct-il pas une comptabiliteacute9

varieacutetale semblable agrave celle de bruit La raison en reacuteside dans lrsquoasymeacutetrie qui caracteacuterise la

relation bruit ndash silence Bruit suppose une perception auditive qui donne lieu agrave une possible

distinction des stimuli sonores perccedilus Bruit implique donc lrsquoexistence de sous-cateacutegories ou

varieacuteteacutes de bruits Son sens mecircme tout comme celui drsquoodeur (Kleiber 2011 b 2012 b 2013

b et c)10 comme en teacutemoignent drsquoune part lrsquoexistence drsquoun grand nombre drsquohyponymes

crsquoest-agrave-dire celle de veacuteritables noms de bruits et drsquoautre part celle de la construction bruit +

9 Rappelons qursquoavec le sens de lsquone pas parlerrsquo il peut ecirctre comptable mais non pour compter des types de silence mais des moments ou intervalles de silence 10 Odeur se diffeacuterencie de bruit en ce qursquoil nrsquoa quasiment pas drsquohyponymes crsquoest-agrave-dire des noms drsquoodeurs

10

de + N (agrave N non deacutetermineacute) qui sert agrave identifier le type de bruit eacutemis comme du cocircteacute des

odeurs le syntagme odeur de N permet drsquoidentifier lrsquoodeur ressentie11

Il nrsquoen va eacutevidemment pas ainsi pour silence Comme il marque fondamentalement

lrsquoabsence de perception auditive il nrsquooffre pas matiegravere agrave distinction auditive comme le fait

bruit Partant il ne peut avoir cette comptabiliteacute de sous-cateacutegories intrinsegravequement

attacheacutee agrave bruit De lagrave provient lrsquoabsence drsquohyponymes de silence similaires aux hyponymes

de bruit il nrsquoy a ainsi pas de noms de silence comme il y a des noms de bruits12 Et il nrsquoy a

pas non plus de constructions cateacutegorisantes N1 de N213 qui seraient identificatrices drsquoun

type de silence comme il y en a pour bruit (et pour odeur)

Un silence de voiture

Un bruit de voiture (qui deacutemarre qui freine deacuterape)

Une odeur de rose

Conseacutequence de cette absence de sous-cateacutegories de silence la difficulteacute de se combiner

avec des indicateurs comme une sorte de

Il y a diffeacuterentes sortes de silence

Il y a diffeacuterentes sortes de bruits

et celle drsquoavoir face agrave un syntagme binominal en de comportant bruit au pluriel un syntagme

eacutequivalent comportant silence

Les bruits de la forecirct

Les silences de la forecirct14

Le silence de la forecirct

Crsquoest pour la mecircme raison qursquoil est impossible de srsquointerroger sur le laquo type raquo la laquo varieacuteteacute raquo ou

encore la laquo nature raquo du silence comme on peut le faire agrave propos du bruit Face agrave quel bruit

lrsquointerrogation quel silence en interpreacutetation taxinomique ne semble ainsi guegravere

approprieacutee

Quel bruit (= quel type de bruit)

Quel silence (= quel type de silence)

11 Pour les odeurs nous avons appeleacute ce type de construction construction de cateacutegorisation des odeurs (CCO) (Kleiber 2013 b et c) 12 Le Petit Robert donne toute une seacuterie de laquo mots deacutesignant des bruits raquo bourdonnement brouhaha bruissement chuintement clapotis claquement cliquetis craquement creacutepitement etc 13 On a bien des SN binominaux comme un silence de mort ou un silence de catheacutedrale mais il ne srsquoagit pas de veacuteritables sous-cateacutegories de silence mais drsquoemplois intensifs (voir ci-dessous) un silence de mort signifie que rien ne bouge et ne fait donc de bruit comme si tout eacutetait mort et un silence de catheacutedrale que le silence est comme celui drsquoune catheacutedrale 14 Uniquement deacuteviant en interpreacutetation prototypique (Bartning 1992 et 1996) crsquoest-agrave-dire en interpreacutetation micro-structurelle ougrave le SN binominal N1 de N2 srsquointerpregravete agrave partir des seuls traits inheacuterents de N1 et de N2 En interpreacutetation macro-structurelle ou pragmatique ou encore discursive selon les termes de Bartning le pluriel est bien entendu possible puisqursquoil peut alors ecirctre justifieacute par des informations exteacuterieures

11

Se reacutevegravelent aussi incongrues des interrogations similaires portant sur la laquo nature raquo du

silence Crsquoest quoi comme silence

Crsquoest quoi comme bruit

Crsquoest un silence de quoi

Crsquoest un bruit de quoi

Quel est ce silence 15

Quel est ce bruit

Le constat qursquoil nrsquoy a pas de construction de cateacutegorisation N1 de N2 semblable agrave celle

que connaissent les bruits et les odeurs deacutebouche sur la mise en relief drsquoune autre

caracteacuteristique de silence par rapport agrave bruit Dans les constructions un bruit de voiture (qui

deacutemarre) et une odeur de rose lrsquoeacuteleacutement reacutegi par la preacuteposition nrsquoest un speacutecificateur

cateacutegoriel que parce qursquoil passe ou peut passer pour ecirctre la source drsquoun bruit ou drsquoune odeur

caracteacuteristique

Une voiture qui deacutemarre a un bruit caracteacuteristique

Les roses ont une odeur caracteacuteristique

Il faudrait preacuteciser les contraintes qui pegravesent sur ces constructions de cateacutegorisation et

insister sur la distinction mdash habituellement neacutegligeacutee mdash qursquoil y a agrave faire entre source

geacuteneacuterique et source effective du bruit particulier ou de lrsquoodeur particuliegravere perccedilus (voir

Kleiber 2012 b 2013 b et c et Kleiber et Vuillaume 20011) Mais nous ne nous

deacutevelopperons pas ici cet aspect des choses Ce qui nous retiendra par contre crsquoest le fait

que lrsquoimpossibiliteacute pour silence de srsquointeacutegrer dans de telles constructions de cateacutegorisation

non seulement montre qursquoil nrsquoy a pas de sous-cateacutegories de silence mais met en eacutevidence

une autre asymeacutetrie entre bruit et silence contrairement aux bruits (et aux odeurs) le

silence nrsquoa pas de source Alors qursquoil y a toujours quelque chose ou quelqursquoun qui fait du bruit

il nrsquoy a pas quelqursquoun ou quelque chose qui laquo fait raquo silence16 Ceci signifie que bruit mais non

silence renvoie agrave un pheacutenomegravene seacutemiotiquement indexical Semblable agrave la fumeacutee qui est un

indice de lrsquoexistence drsquoun feu qui en est la cause ou au tonnerre qui indique qursquoil y a eu un

eacuteclair ou encore agrave une odeur qui signale lrsquoexistence de quelque chose qui laquo sent raquo le bruit ou

les bruits sont des indices ou encore des symptocircmes de ce qursquoil y a quelqursquoun ou quelque

chose qui fait (volontairement ou involontairement) des mouvements qui font naicirctre le ou

les bruits

Trois points sont agrave preacuteciser pour eacuteviter tout malentendu Premiegraverement la laquo cause raquo du

bruit ou des bruits nrsquoest pas la chose ou la personne qui fait du bruit mais crsquoest le laquo faire raquo de

la chose ou de la personne crsquoest-agrave-dire ce que nous appelons par commoditeacute le mouvement

que fait X qui est agrave lrsquoorigine du ou des bruits Crsquoest la raison pour laquelle dans la

15 Possible avec lrsquointerpreacutetation que signifie ce silence 16 Preacutecisons deux choses il ne srsquoagit ni du sens de silence = laquo se taire raquo ni bien entendu de lrsquoexpression X faire silence (ougrave quelqursquoun obtient que drsquoautres cesses de faire du bruit ou de parler)

12

construction de cateacutegorisation un bruit de N il faut preacuteciser bien souvent par un preacutedicat

modificateur de N quel est le laquo mouvement raquo en question opeacutereacute par N Un N qui ne laquo bouge raquo

pas nrsquoa normalement pas de bruit Ainsi

Un bruit de voiture

suppose au moins que le moteur est en marche Une voiture au repos au garage ne fait

eacutevidemment pas de bruit Et si lrsquoon entend preacuteciser le type de bruit selon le type de

laquo mouvement raquo effectueacute il faut expliciter le mouvement en question (cf ci-dessus une voiture

qui deacuterape freine etc) Si diffeacuterents bruits sont possibles pour un mecircme laquo auteur raquo il est

souvent neacutecessaire de preacuteciser quel est le mouvement responsable du bruit en question la

mention seule de lrsquoauteur srsquoaveacuterant insuffisante Ainsi a-t-on difficilement

Un bruit drsquoeau17

mais plus facilement des SN avec des expansions qui parce qursquoils lient laquo mouvement raquo et

bruit produits apportent la speacutecification exigeacutee

Un bruit drsquoeau qui clapote qui ruisselle goutte

Le deuxiegraveme point est qursquoil nrsquoest pas neacutecessaire de voir quel le mouvement de X auquel

est rattacheacute indexicalement le bruit perccedilu La notion seacutemiotique drsquoindex srsquoapplique

preacuteciseacutement aux cas ougrave lrsquoobjet qui est signifieacute indexicalement par le signe indexical nrsquoest pas

immeacutediatement perceptible18 dans les cas donc ougrave lrsquoindex ou symptocircme reacutevegravele une entiteacute

(ou un pheacutenomegravene) cacheacute non directement accessible comme lrsquoillustre clairement le

pheacutenomegravene de la fiegravevre qui est le symptocircme drsquoun eacutetat non normal19 Le point important est

qursquoune telle relation autorise le deacutetachement du bruit par rapport agrave sa source on peut

percevoir le bruit deacutetacheacute de la source (mouvement de X) qui lrsquoa produit Avec le silence

nulle deacutependance ontologique et nul deacutetachement par rapport agrave une source

Troisiegraveme et dernier point le fait que bruit renvoie agrave un pheacutenomegravene indexical ne

signifie pas que bruit est lui-mecircme indexical Bruit est semblable en cela agrave fumeacutee tonnerre ou

odeur mecircme srsquoil deacutenote un pheacutenomegravene indexical il nrsquoest seacutemantiquement pas un signe

linguistique indexical Comme les noms fumeacutee tonnerre et odeur il a un sens symbolique

mais qui renvoie agrave une entiteacute agrave savoir le bruit qui lui est une entiteacute indexicale en ce qursquoil est

produit par un mouvement fait par un X Lagrave on le voit bruit retrouve son compegravere silence

qui bien entendu est aussi un signe symbolique et non indexical

5 Quelle est la massiviteacute de silence

La deuxiegraveme difficulteacute que nous avons releveacutee ci-dessus a trait agrave la deacutetermination de la

massiviteacute de silence Geacuteneacuteralement on ne srsquoarrecircte guegravere sur ce problegraveme parce que les noms

17 A noter qursquoon a fort bien le SN Le bruit de lrsquoeau ce qui met en relief le rocircle que jouent les constructions de cateacutegorisation du type N1 de N2 18 Voir ici les interjections et lrsquoexclamation en geacuteneacuteral qui sont le signe indexical drsquoune eacutemotion qursquoon ne perccediloit pas directement (Kleiber 2006) 19 Voir aussi le tonnerre ougrave bien souvent on nrsquoa pas perccedilu lrsquoeacuteclair qui le preacutecegravede

13

qui servent drsquoillustration agrave lrsquoopposition massif comptable sont des noms concrets mateacuteriels

(cf sable eau vin vs chien veacutelo arbre etc) qui en tant que tels donnent lieu agrave une massiviteacute

ou comptabiliteacute qui est transparente si sable est massif alors que chien est comptable crsquoest

parce qursquoune occurrence de sable nrsquoa pas de forme intrinsegraveque tandis qursquoune occurrence de

chien en a une Avec des noms non concrets dans le sens de laquo non mateacuteriels raquo les choses ne

sont pas aussi simples lrsquoabsence de substance rendant les choses un peu plus deacutelicates Nous

avons vu que pour bruit la massiviteacute reacutesidait dans lrsquoabsence de limites pour lrsquointensiteacute

sonore On srsquoattendrait donc agrave ce qursquoil en aille de mecircme pour son antonyme silence eacutetant

donneacute qursquoil se place dans le champ de la perception auditive Mais lagrave encore il nrsquoen va pas

tout agrave fait ainsi

La situation est il faut bien le reconnaicirctre complexe La raison en est la quasi-absence

de dimensions intrinsegraveques de silence Contrairement agrave bruit auquel srsquoattache lrsquoeacuteventail des

dimensions qui srsquoattachent aux sons et qui permettent de les distinguer silence ne reacutepond

pas agrave de semblables distinctions qualitatives puisqursquoil repreacutesente lrsquoabsence de bruit et donc

aussi lrsquoabsence de ces dimensions distinctives

Lrsquohypothegravese de lrsquointensiteacute peut malgreacute tout ecirctre envisageacutee Le fait que silence soit

lrsquoantonyme de bruit peut en effet inciter agrave attribuer eacutegalement agrave silence une indeacutetermination

drsquointensiteacute Contribuent agrave cette ideacutee lrsquoexistence de qualificatifs laquo intensifs raquo comme un silence

absolu complet total qui servent agrave exprimer qursquoil nrsquoy a pas de bruit du tout et lrsquoemploi de un

peu de silence pour signifier lsquoun peu moins de bruitrsquo Mais cela nrsquoest pas suffisant pour

assigner agrave silence une massiviteacute drsquointensiteacute On notera en premier lieu que un peu de silence

peut agrave cocircteacute de lsquoun peu moins de bruitrsquo aussi signifier lsquoun (court) moment de silencersquo mdash nous

y reviendrons ci-dessous mdash ce qui tire alors la massiviteacute du cocircteacute temporel En deuxiegraveme lieu

on soulignera que un silence absolu complet total et un peu de silence (dans le sens

drsquointensiteacute) reacutepondent en fait agrave un modegravele de quantification fondeacute sur celui de bruit

un silence absolu complet total = lsquoil nrsquoy a pas de bruit du toutrsquo

un peu de silence = lsquoun peu moins de bruitrsquo

Fait significatif la deacutetermination de silence par beaucoup de est tregraves rare alors qursquoelle est

tregraves freacutequente avec bruit Il en va de mecircme pour lrsquoexclamatif que de N qui nrsquoest possible

qursquoavec bruit

Que de silence

Que de bruit

alors que lrsquoexclamatif qualitatif Quel N convient aux deux

Quel silence

Quel bruit 20

20 Ce qui tend agrave montrer que Que de N et Quel N ne se confondent pas totalement lorsqursquoil srsquoagit de noms non concrets

14

Ces trois observations fragilisent lrsquohypothegravese drsquoune massiviteacute par la non saturation de

lrsquointensiteacute Celle-ci est rendue drsquoautant plus difficile que la notion de silence en tant

qursquoabsence de bruit est a priori eacuteloigneacutee de toute gradation srsquoil y a du bruit il nrsquoy a pas de

silence et srsquoil y a du silence il nrsquoy a pas de bruit On comprend du coup que lorsque le haut

degreacute srsquoinstalle avec lrsquoemploi des intensifs absolu complet et total (cf supra) crsquoest par

lrsquointermeacutediaire du gradatif bruit srsquoil ne peut y avoir theacuteoriquement plus ou moins de silence

il peut y avoir par contre plus ou moins de bruit et donc pas de bruit du tout crsquoest-agrave-dire un

silence absolu ou total Ce nrsquoest pas pour autant que silence est un nom massif agrave intensiteacute

indeacutetermineacutee

La piste temporelle eacutevoqueacutee ci-dessus semble en effet beaucoup plus pertinente elle

conduit agrave interpreacuteter la massiviteacute de silence comme une indeacutetermination de la dureacutee et agrave

postuler donc le temps comme eacutetant la dimension sur laquelle elle coulisse Crsquoest dire que du

silence reacutepond agrave une dureacutee indeacutetermineacutee de silence

Ce qui explique le caractegravere temporel de la massiviteacute de silence reacuteside dans la relation

asymeacutetrique qursquoil entretient avec bruit crsquoest le silence qui se trouve interrompu ou briseacute par

le bruit ou les bruits et non lrsquoinverse crsquoest-agrave-dire ce nrsquoest pas le bruit qui se trouve

appreacutehendeacute comme eacutetant briseacute ou coupeacute par le silence Le silence est en effet consideacutereacute

comme un eacutetat qui dure tant qursquoil nrsquoy a pas de bruit alors que le ou les bruits ne sont pas

appreacutehendeacutes comme eacutetant des dureacutees sonores que vient couper le silence21 La dureacutee est

ainsi une dimension basique du silence dimension sans laquelle il nrsquoexisterait pas et qui ne

se trouve pas intrinsegravequement borneacutee Il nrsquoy a en effet pas drsquointervalle de silence preacuteformateacute

crsquoest-agrave-dire drsquouniteacutes de silence conccedilues comme borneacutees a priori puisque seul le bruit ou les

bruits viennent briser de maniegravere contingente le silence et peuvent ainsi former des

intervalles espaces ou laquo morceaux raquo de silence eacutegalement contingents crsquoest-agrave-dire non

preacuteconstruits mais deacutelimiteacutes par la situation drsquooccurrence22

On rappellera drsquoabord en faveur de notre analyse que lrsquointerpreacutetation de un peu de

silence nrsquoest pas forceacutement intensive mais peut correspondre agrave lsquoun [court] moment de

silencersquo23 Comme un peu de est un reacuteveacutelateur du massif (Hilgert 2014) cette interpreacutetation

de un peu de silence est un argument non neacutegligeable pour reconnaicirctre agrave silence une

massiviteacute de nature temporelle Mais il y a un argument qui est beaucoup plus fort crsquoest celui

que constitue le type de substantifs quantificateurs (Benninger 1999) que peut prendre

silence pour apparaicirctre sous lrsquohabit drsquouniteacute Ces substantifs lorsqursquoils srsquoappliquent aux noms

21 Sauf bien entendu dans le sens de silence = lsquone pas parlerrsquo ougrave les silences viennent interrompre non pas le ou les bruits mais le cours de la chaicircne parleacutee 22 On soulignera une nouvelle fois que crsquoest juste le contraire avec lrsquoemploi de silence dans le sens de lsquone pas parlerrsquo emploi ougrave le silence peut srsquoinstaller comme le bruit le fait dans le silence dans la chaicircne discursive et donner ainsi lieu agrave des uniteacutes preacuteconstitueacutees de silence pouvant donc ecirctre compteacutees Dabs ce cas ce nrsquoest pas la parole qui rompt le silence mais le silence qui interrompt la parole 23 Il peut sans doute aussi correspondre agrave une interpreacutetation mecirclant les deux sens

15

massifs24 ont pour rocircle de borner les entiteacutes massives (Van de Velde 1995 et Benninger

1999) en speacutecifiant ou la forme (une goutte drsquoeau) ou la laquo quantiteacute raquo de lrsquooccurrence massive

agrave laquelle on les applique soit directement par un nom de mesure (un litre drsquoeau) soit

indirectement (un verre drsquoeau) Ils permettent donc mdash et crsquoest lagrave ce qui les rend preacutecieux mdash

de reacuteveacuteler par leur sens propre en quoi consiste la massiviteacute de lrsquoentiteacute massive agrave laquelle ils

srsquoappliquent Pour silence il srsquoagit de substantifs temporels qui parce qursquoils apportent des

bornes agrave la dureacutee de lrsquooccurrence de silence mettent en eacutevidence que la dimension massive

de silence qui se trouve borneacutee est bien celle du temps On aura ainsi un moment de silence ou

avec des noms de mesure de temps une minute une heure de silence Le point important est

que bruit mecircme srsquoil srsquoinscrit dans le temps accepte difficilement ce type de substantif

quantificateur La quantification temporelle preacutecise par une minute une heure ne lui est

certes pas inconnue mais elle est beaucoup moins naturelle qursquoavec silence comme le

montre lrsquoopposition entre les eacutenonceacutes suivants

Jrsquoaime les heures de silence qursquooffre la nuit

Je deacuteteste les heures de bruit que nous reacuteserve la grande ville

et bien souvent construite sur le modegravele de silence comme une minute de bruit que lrsquoon voit

apparaicirctre ccedilagrave et lagrave dans des manifestations en eacutecho ludique et contestataire agrave la

traditionnelle et commeacutemorative minute de silence On notera surtout en faveur de notre

hypothegravese que bruit ne paraicirct pas srsquoaccommoder de un moment de A la place de

() Il y eut un moment de bruit

crsquoest plutocirct le syntagme preacutepositionnel pendant un moment que lrsquoon trouve

Il y eut du bruit pendant un moment

ce qui tend agrave montrer drsquoune autre maniegravere que la massiviteacute de bruit nrsquoest pas drsquoordre

temporel comme celle de silence et ce qui ouvre en mecircme temps un autre deacutebat celui du

placement de bruit parmi les noms drsquoeacuteveacutenement25 avec comme conseacutequence une opposition

drsquoordre aspect lexical agrave un silence qui eacutevoluerait plutocirct dans la classe des noms drsquoeacutetats Cette

opposition bruit-nom drsquoeacuteveacutenement vs silence-nom drsquoeacutetat est-elle fondeacutee On trouvera chez

Kokochkina (2012) agrave propos du mot russe tišina (silence) une vue diffeacuterente originale

parce que lrsquoauteur considegravere que silence est eacutegalement aussi paradoxal que cela puisse

paraicirctre un nom drsquoeacuteveacutenement laquo (hellip) dans la langue le silence est vu comme un eacuteveacutenement

sonore et se rapporte agrave ce titre agrave ce qui est consideacutereacute intuitivement comme eacutetant une

sensation sonore raquo (Kokochkina 2012 323) Qursquoen est-il exactement pour le franccedilais Crsquoest

lagrave un deacutebat que nous ne poursuivrons pas aujourdrsquohui car le moment est venu de conclure

24 Ils peuvent aussi srsquoappliquer agrave des noms comptables (cf une flopeacutee de voitures un tas de voitures rouilleacutees etc) 25 Voir Gross et Kiefer (1995) Buvet et Blanco (2000) Vivegraves (2000) Dupuy-Engelhardt (2002) Gross (2012) etc

16

Pour conclure

En mecircme temps qursquoelle nous a permis drsquoapporter de nouvelles connaissances sur

lrsquoopposition massif comptable elle-mecircme surtout sur la variation des dimensions

responsables du trait massif ou comptable notre enquecircte a mis au clair plusieurs points

eacutenigmatiques de la seacutemantique de silence et de bruit en relation avec lrsquoopposition massif

comptable le statut double (massif comptable) inheacuterent de bruit la monovalence massive

de silence-lsquoabsence de bruitrsquo et la diffeacuterence de massiviteacute entre silence et bruit A plusieurs

endroits nous avons eacuteteacute ameneacute agrave sortir du cadre de notre analyse et agrave planter des questions-

balises pour de futures peacutereacutegrinations Avis donc aux amateurs de silence et de bruit(s) hellip

Bibliographie

1) Bartning I 1992 laquo La preacuteposition de et les interpreacutetations possibles du SN complexe

Essai drsquoapproche cognitive raquo Lexique 11 pp 163-191

2) Bartning I 1996 laquo Eleacutements pour une typologie des SN complexes en de en

franccedilais raquo Langue franccedilaise 109 pp 29-43

3) Benninger C 1999 De la quantiteacute aux substantifs quantificateurs Paris Klincksieck

4) Bunt HC 1985 Mass Terms and Model-Theoretic Semantics Cambridge Cambridge

University Press

5) Buvet P-A Blanco X 2000 laquo De lrsquoanalyse syntactico-seacutemantique du lexique agrave la

traduction automatique raquo BULAG 25 pp 69-87

6) Dupuy-Engelhardt H 2002 laquo Lrsquoidentiteacute cateacutegorielle du lexique allemand et franccedilais

de lrsquoaudible raquo in Dupuy-Engelhardt H et Montibus M-J (eacuteds) Parties du discours

seacutemantique perception cognition - Le domaine de lrsquoaudible Actes drsquoEUROSEM 2000

Reims Presses Universitaires de Reims 89-119 pp 11-34

7) Fasciolo M Lammert M 2014 laquo Connaissance directe et typologie nominale

comment les noms de couleurs et de bruits sont-ils deacutefinis raquo Travaux de linguistique

69 pp 91-109

8) Gross G 2012 Manuel drsquoanalyse linguistique Villeneuve drsquoAscq Presses

Universitaires du Septentrion

9) Gross G Kiefer F 1995 laquo La structure eacuteveacutenemetielle des substantifs raquo Folia

Linguistica 29 1 2 pp 43-65

10) Hilgert E 2014 laquo Un reacuteveacutelateur de massiviteacute lrsquoeacutenigmatique un peu de raquo Langue

Franccedilaise 183 pp 101-116

11) Kleiber G 2006 laquo Sur la seacutemiotique de lrsquointerjection raquo Langages 161 pp 9-23

12) Kleiber G 2010 laquo En quecircte de Enquecircte sur silence raquo in Gornikiewicz J Grzmil-

Tylutki H et Piechnik I (eacuteds) En quecircte de sens Etudes deacutedieacutees agrave Marcela

Swiatkowska Wydawnictwo Uniwersytetu Jagellonskiego Krakow pp 276-285

17

13) Kleiber G 2011 a laquo Types de noms le problegraveme des occurrences raquo Cahiers de

lexicologie 99 2 pp 49-69

14) Kleiber G 2011 b laquo Odeurs problegravemes drsquooccurrence raquo in Corminboeuf G et

Beacuteguelin M-J (eacuteds) Du systegraveme linguistique aux actions langagiegraveres Meacutelanges en

lrsquohonneur drsquoAlain Berrendonner Bruxelles De Boeck pp 301-313

15) Kleiber G 2012 a laquo Occurrences massives et occurrences comptables quelques

observations raquo in Dutka-Mankowska A Kieliszczyk A et Pilecka E (eacuteds)

Grammaticis Unitis Meacutelanges offerts agrave Bohdan Krzysztof Bogacki Varsovie

Wydawnictwa Uniwerssytetu Warszawskiego pp 199-207

16) Kleiber G 2012 b laquo De la deacutenomination agrave la deacutesignation le paradoxe ontologico-

deacutenominatif des odeurs raquo Langue Franccedilaise 174 pp 46-58

17) Kleiber G 2013 a laquo Lrsquoopposition Nom comptable Nom massif et la notion

drsquooccurrence raquo Cahiers de lexicologie 103 2 pp 85-106

18) Kleiber G 2013 b laquo Constructions laquo olfactives raquo le cas de [Deacutet] odeur + de + N2 raquo

Cahiers de lexicologie 102 1 pp 151-168

19) Kleiber G 2013 c laquo Y a-t-il des noms drsquoodeurs raquo in Casanova Herrero E et Calvo

Rigual C (eds) Actes del 26e Congreacutes de Linguumliacutestica i Filologia Romagraveniques (Valegravencia

6-11 de setembre de 2010) Berlin Walter de Gruyter Vol 3 pp 223-234

20) Kleiber G (eacuted) 2014 a Les noms agrave la croiseacutee du massif et du comptable Langue

Franccedilaise ndeg183

21) Kleiber G 2014 b laquo Massif comptable et noms de proprieacuteteacutes raquo Langue Franccedilaise

183 pp 71-86

22) Kleiber G 2014 c laquo Lorsque lrsquoopposition massif comptable rencontre les noms

superordonneacutes raquo Travaux de linguistique 69 pp 11-34

23) Kleiber G 2014 d laquo Cocircteacute comptable cocircteacute massif remarques sur les noms

superordonneacutes raquo in Cozma Ana-Maria Bellachhab Abdelhadi et Pescheux Marion

(eacuteds) Du sens agrave la signification De la signification aux sens Bruxelles Peter Lang pp

31-45

24) Kleiber G et Azzouzi A 2011 laquo La seacutemantique de silence ne se fait pas sans hellip bruit raquo

LrsquoInformation Grammaticale ndeg 128 pp 16-22

25) Kleiber G 2015 laquo Occurrences et noms raquo Langue franccedilaise 185 pp 113-125

26) Kleiber G et Vuillaume M 2011 laquo Seacutemantique des odeurs raquo Langages 181 pp 17-

36

27) Kokochkina I 2012 laquo Le paradoxe du silence russe raquo in Frath P Bourdier V

Breacutehaux K Hilgert E Dunphy-Blomfield J (eacuteds) Res per Nomen III Reacutefeacuterence

conscience et sujet eacutenonciateur Reims EPURE pp 313-325

28) MelrsquoCuk I et Polguegravere A 2007 Le lexique actif du franccedilais Bruxelles De Boeck

18

29) Van de Velde D 1995 Le spectre nominal Des noms de matiegravere aux noms

drsquoabstraction Paris-Louvain Editions Peeters

30) Vivegraves R 2000 laquo Quelques remarques agrave propos des preacutedicats de ltbruitgt 2000 in

Buvet P-A Colas-Matthieu M et Lepesant D (eacuteds) Lexique Syntaxe et Seacutemantique

Meacutelanges offerts agrave Gaston Gross agrave loccasion de son 60e anniversaire Numeacutero Hors

Seacuterie BULAG (Centre Tesniegravere Besanccedilon) pp 71-79

19

De la perception auditive au mot fonctionnement des verbes de bruit

associeacutes aux animaux dans les langues slaves

Irina KOR CHAHINE (Universiteacute Nice Sophia Antipolis BCL)

Tanja MILOSAVLJEVIC (Universiteacute Nice Sophia Antipolis BCL)

Paulina STOKOSA (Aix-Marseille Universiteacute ECHANGES)

0 Preacuteambule

Nous voudrions commencer cet article en relevant un fait reacutecent qui a provoqueacute un

gros scandale au Royaume-Uni Fin septembre 2014 dans une conversation priveacutee le

Premier ministre britannique David Cameron dit en parlant de la reine Elizabeth II qursquoelle

laquo purred with satisfaction raquo (laquo ronronnait de satisfaction raquo) en apprenant les reacutesultats du

referendum sur lrsquoindeacutependance de lrsquoEcosse26 Pourquoi ce commentaire avait-il susciteacute une

poleacutemique En fait le verbe purr en anglais est directement associeacute au ronronnement du

chat et la reine en raison de son statut ne peut pas laquo ronronner raquo Dans drsquoautres

circonstances ce verbe pouvait tregraves bien srsquoemployer pour deacutecrire une reacuteaction positive que

nrsquoimporte qui pourrait avoir dans une conversation priveacutee Mais dans ce cas preacutecis lorsqursquoon

applique ce verbe agrave la reine lrsquoassociation agrave un animal ne peut qursquoavoir un effet deacutepreacuteciatif

Le preacutesent article portera preacuteciseacutement sur ce type de verbes qui dans leurs emplois

premiers deacutesignent les cris et les bruits eacutemis par les repreacutesentants du monde animal au sens

large et qui dans leurs emplois secondaires srsquoappliquent eacutegalement aux humains ou encore

aux objets et aux eacuteleacutements de la nature Faute de place nous ne parlerons que du cas des

humains

Pour rester dans la theacutematique des communications consacreacutees agrave la perception nous

prendrons surtout en compte la relation qui existe entre notre perception du monde animal

et la lexicalisation des cris et bruits eacutemis par les animaux et nous parlerons des onomatopeacutees

et des verbes associeacutes aux animaux dans les trois langues slaves ndash le russe le polonais et le

serbe Une eacutetude approfondie de cette classe de verbes permet de mettre en eacutevidence drsquoune

part un parcours dit laquo logique raquo de la perception auditive vers le mot agrave travers sa

reproduction sonoreacoustique mais de lrsquoautre elle deacutemontre lrsquoimportance de la

perception visuelle pour la seacutemantique de ces lexegravemes

Dans cet article nous allons nous appuyer sur les donneacutees collecteacutees dans le cadre

drsquoun projet international auquel nous avons participeacute et qui avait pour objet drsquoeacutetude les

verbes de bruit associeacutes aux animaux dans les langues naturelles et les modegraveles de leur

meacutetaphorisation Ce projet a eacuteteacute meneacute conjointement avec une eacutequipe russe coordonneacutee par

EV Rakhilina Il avait pour objectif de deacutemontrer le caractegravere structureacute de ce type de lexique

26 httpwwwabcnetaunews2014-09-25 consulteacute le 28092014

20

pour appuyer une thegravese sur le bien-fondeacute de lrsquoapproche typologique du lexique Un volume

collectif drsquoarticles est actuellement en cours drsquoeacutedition aux PUP

1 Introduction

En regravegle geacuteneacuterale les espegraveces animales que nous cocirctoyons eacutemettent quasiment les

mecircmes cris ou bruits quel que soit lrsquoendroit ougrave ils vivent on peut lrsquoaffirmer pour les

animaux domestiques ou domestiqueacutes comme le chien et le chat mais aussi pour le cochon

la poule le coq le canard le cheval la vache etc Il en va de mecircme pour les animaux

sauvages comme lrsquoours le loup le tigre lrsquoeacuteleacutephanthellip les oiseaux ndash le coucou les pigeonshellip -

ou encore les batraciens ndash le serpent la grenouillehellip - et les insectes ndash le moustique la

mouche lrsquoabeille Les cris et bruits eacutemis par ces espegraveces sont universels et ne deacutependent que

de lrsquoespegravece elle-mecircme Les hommes disposant drsquoun mecircme appareil phonatoire devraient

percevoir les mecircmes cris ou bruits de la mecircme faccedilon indeacutependamment de leur lieu

drsquohabitation Or notre perception du monde animal est fortement influenceacutee par notre

culture et avant mecircme drsquoentendre le cri ou le bruit produit par tel ou tel animal lrsquoenfant

apprend agrave travers lrsquoadulte les sons conventionnels propres agrave sa langue (voir aussi Rubinstein

2005) Crsquoest ainsi que pour le cri du cochon il apprendra agrave dire oink-oink en anglais xrju-xrju

en russe chrum-chrum en polonais ou encore coui coui groin-groin et parfois grouic en

franccedilais (Enckell amp Reacutezeau 2003 41) On voit ainsi des diffeacuterences phoneacutetiques notables

entre le son perccedilu et sa lexicalisation dans les diffeacuterentes langues

Ces formes qui integravegrent le systegraveme linguistique de chaque langue repreacutesentent les

imitations sonores les onomatopeacutees Il srsquoagit de formes iconiques qui ont eacuteteacute creacuteeacutees de

maniegravere conventionnelle et intentionnelle pour repreacutesenter un bruit produit par lrsquoanimal

Assez curieusement la fideacuteliteacute avec laquelle on tente de reproduire le bruit ne garantit pas

que la forme obtenue sera bien assimileacutee par la langue Bien au contraire plus la forme se

rapproche de la description moins elle est naturelle pour la langue et moins elle est

assimileacutee par celle-ci (Reformatskij 1966 103 citeacute dans Šaronov 2008 98) Le dictionnaire

des onomatopeacutees franccedilaises cite plusieurs exemples litteacuteraires de ces formes non

conventionnelles (cf toujours agrave propos du cochon Enckell amp Reacutezeau 2003 41)

1) Sitocirct que jrsquoeacutetais dans la cour il frottait son groin contre mes jambes en faisant

Crrro crrrohellip (J Anglade Le Voleur de coloquintes 1972 49)

2) On entend la voix du porc Rrrff rrrff [hellip] ARLEQUIN Oh mon bon petit Rrrff rrrff

tu mrsquoas sauveacute la vie LE PORC Rrrff rrrff (L-E Duranty laquo La Trageacutedie drsquoArlequin raquo

Theacuteacirctre des marionnettes 1995 [1862] 73-74)

21

Les formes crrro crrro et rrrff rrrff sont difficilement compreacutehensibles en dehors du

contexte mecircme si elles semblent transmettre plus fidegravelement les sons produits par les

cochons Ce qui nous inteacuteresse ici ce sont les formes conventionnelles les onomatopeacutees

attesteacutees dans chaque langue qui renverront sans eacutequivoque agrave lrsquoanimal-eacutemetteur du son

Du point de vue de leur nature grammaticale on envisage souvent les onomatopeacutees

dans le cadre de la cateacutegorie des interjections Lrsquoune des diffeacuterences entre les deux formes

eacutetant que lrsquoonomatopeacutee sert agrave repreacutesenter un bruit laquo pur raquo accompagneacute eacuteventuellement

drsquoune ideacutee de rapiditeacute alors que lrsquointerjection srsquoemploie surtout pour transmettre les

eacutemotions eacuteprouveacutees par lrsquohomme Si cette affirmation semble juste pour les onomatopeacutees

traduisant les bruits des objets le cas des onomatopeacutees laquo animales raquo semble partager les

caracteacuteristiques seacutemantiques de chacune de ces deux classes Ainsi ces onomatopeacutees

servent bien agrave reproduire un bruit mais ce bruit sera geacuteneacuteralement caracteacuteristique drsquoun

certain eacutetat dans lequel se trouve lrsquoanimal il peut srsquoagir de la colegravere ou de la menace (chien)

de la peur (cochon) de la satisfaction (chat) etc De ce fait on peut dire que ces

onomatopeacutees traduisent eacutegalement les eacutemotions tout comme le font les interjections

Lorsque les onomatopeacutees laquo animales raquo srsquoappliquent par extension agrave lrsquohomme ce sont

drsquoailleurs ces caracteacuteristiques seacutemantiques qui remontent au premier plan Crsquoest ainsi que

dans lrsquoanecdote concernant la reine Elizabeth II le verbe purr sert surtout agrave transmettre

lrsquoideacutee de satisfaction et nullement agrave rendre par imitation le son qursquoelle ait pu eacutemettre

2 De lrsquoonomatopeacutee au verbe

Si le son produit par un animal est repreacutesenteacute par une forme onomatopeacuteique le fait

de produire ce bruit requiert geacuteneacuteralement dans les langues lrsquoemploi drsquoune construction En

regravegle geacuteneacuterale les langues ayant un systegraveme morphologique peu deacuteveloppeacute (comme par

exemple les langues drsquoAsie) se servent drsquoune construction associant lrsquoonomatopeacutee au verbe

lsquofairersquo lsquodirersquo lsquocrierrsquo Crsquoest drsquoailleurs cette mecircme construction que lrsquoon trouve dans les

langues europeacuteennes lorsqursquoon pose la question aux petits enfants que fait le chien

comment fait le chat etc Dans les langues agrave morphologie plus deacuteveloppeacutee comme les

langues slaves entrent en jeu les proceacutedeacutes deacuterivationnels qui permettent drsquointeacutegrer les

onomatopeacutees laquo animales raquo dans la langue sous forme verbale Voici quelques exemples de

ces formations

Nom de

lrsquoanimal

Onomatopeacutees et verbes associeacutes

en russe en polonais en serbe

Coq kukareku - kukarekatrsquo kukuryku ne pieć kukuriku - kukurikati

Coucou ku-ku - kukovatrsquo ku-ku - kukać

kukować ku-ku - kukati

Chegravevre bouc megraveegraveegrave - mekatrsquo meee - meczeć meee - meketati

22

Canard krja-krja - krjakatrsquo kwa-kwa - kwakać kva-kva - kvakati

Chat mjau - mjaukatrsquo miau - miauczeć mjau - mjaukati

La question de correspondance entre le bruit reproduit dans une onomatopeacutee et le

verbe qui lui est associeacute nrsquoest pas une question simple Les verbes de bruit qui sont associeacutes

agrave ces animaux peuvent prendre pour base une racine onomatopeacuteique Cette origine

onomatopeacuteique des verbes peut ecirctre transparente (ru krja-krja ndash krjakatrsquo ltcanardgt pl kwa-

kwa ndash kwakać ltcanardgt srb kva-kva ndash kvakati ltcanardgt) ou ne pas lrsquoecirctre (pl chau-chau ndash

szczekać ltchiengt ru uuu ndash vytrsquo ltloupgt srb av-av ndash lajati ltchiengt) certains animaux mecircme

si leur cri a eacuteteacute lexicaliseacute dans une onomatopeacutee ndash comme le cri de lrsquoacircne en russe qui fait ia-ia

ndash nrsquoont pas de verbe speacutecifique pour deacutesigner leur cri

Par ailleurs chaque langue utilise ses propres proceacutedeacutes deacuterivationnels pour creacuteer les

verbes Et parfois une base onomatopeacuteique se retrouve dans deux verbes diffeacuterents qui vont

laquo se speacutecialiser raquo drsquoapregraves le type de sujet que repreacutesente un eacutemetteur sonore Crsquoest le cas

notamment des couples russes šipetrsquo ndash šikatrsquo treščatrsquo ndash treskatrsquosja Formeacutes sur les

onomatopeacutees ši(p) et tr-tr les eacuteleacutements onomatopeacuteiques ši et tresk forment deux verbes le

verbe šipetrsquo srsquoapplique aux serpents tandis que le verbe šikatrsquo srsquoapplique aux humains quand

ils prononcent le son š pour demander qursquoon se taise Drsquoailleurs la forme š fait office de

symbole sonore signifiant laquo silence raquo dans drsquoautres langues cf hush en anglais par

exemple (Oswalt 1994 298) ou chut en franccedilais27

De mecircme le verbe treščatrsquo srsquoapplique surtout aux sauterelles alors que treskatrsquosja

sous sa forme pronominale est un verbe de bruit qui eacutevoque le craquement du bois sec Mais

parfois lrsquoun des verbes speacutecifiques disparaicirct au profit drsquoun autre Crsquoest ainsi que les verbes

russes piščatrsquo ndash piskatrsquo eacutetaient diffeacuterencieacutes agrave la fin du 19e s par le dictionnaire de Dahl piščatrsquo

srsquoappliquait aux souris et aux enfants alors que piskatrsquo totalement vieilli actuellement

renvoyait aux poussins myšrsquo piščit a cypljonok piskaet (Dahl 1863-66)

Dans ce grand reacutepertoire de verbes associeacutes aux animaux nous prendrons un

exemple qui illustre agrave sa maniegravere les relations qui existent entre la perception auditive et la

reproduction des sons eacutemis par les animaux sur lrsquoexemple des langues slaves ainsi que

lrsquoeacutevolution seacutemantique du mot obtenu qui se produit dans diffeacuterentes langues Il srsquoagit du

son associeacute au cri du coucou ndash ku-ku

3 Le cas de ku exemple drsquoune eacutevolution

Dans les langues slaves on trouve les verbes formeacutes agrave partir drsquoeacuteleacutements

onomatopeacuteiques ku-ku associeacutes au cri du coucou ndash ru kukovatrsquo pl kukać srb kukati

Lrsquoeacuteleacutement onomatopeacuteique ku interpreacuteteacute par les dictionnaires eacutetymologiques comme

27 Nous remercions le relecteur anonyme drsquoavoir attireacute notre attention sur ce fait

23

signifiant laquo crier raquo a donneacute la racine kuk-28 drsquoougrave est issu dans certains dialectes russes le

verbe ancien kukatrsquo qui signifiait laquo donner de la voix rouspeacuteter ecirctre triste pleurer raquo (Dahl

1863-66)29 et qui est actuellement attesteacute en serbe avec le sens de laquo pleurer geacutemir se

lamenter raquo

Il est remarquable qursquoen russe le verbe kukatrsquo aurait eacutegalement influenceacute un autre

verbe de bruit cette fois associeacute au chien ndash le verbe skulitrsquo laquo geacutemir ltchiengt raquo ndash qui se

serait produit de la fusion des deux verbes skolitrsquo laquo dial hurler geacutemir ltchiengt raquo et

skučatrsquo (kukatrsquo) (Vasmer 1950-58) cf dans les dialectes ndash (sobaka) skučit laquo (le chien)

geacutemit raquo (Dahl IV 193 citeacute drsquoapregraves Vasmer 1950-58) Le sens premier des mots skuka

laquo ennui raquo skučatrsquo laquo srsquoennuyer raquo nrsquoest apparu qursquoau deacutebut du 18e s qui est

vraisemblablement laquo inquieacutetude raquo laquo attente raquo laquo eacutetat de deacutesespoir lors qursquoon a envie

de hurler raquo etc (Černyx 1993 II 172) se retrouve bien dans les emplois du verbe

skulitrsquo ltchiengt en russe moderne

Mais ce verbe totalement disparu en russe a aussi donneacute en russe moderne le verbe skučatrsquo

au sens de laquo srsquoennuyer raquo (Preobraženskij in Vasmer 1950-1958)

Par ailleurs en russe moderne il y a eu un rapprochement seacutemantique entre le verbe

laquo animal raquo kukovatrsquo ltcoucougt et le verbe qui en est eacutetymologiquement proche skučatrsquo

laquo srsquoennuyer raquo (voir ci-dessus) Ainsi alors qursquoil continue agrave ecirctre associeacute au cri du coucou le

verbe kukovatrsquo a pris le sens de laquo srsquoennuyer raquo

3 Le cas de ku exemple drsquoune eacutevolution

Dans les langues slaves on trouve les verbes formeacutes agrave partir drsquoeacuteleacutements

onomatopeacuteiques ku-ku associeacutes au cri du coucou ndash ru kukovatrsquo pl kukać srb kukati

Lrsquoeacuteleacutement onomatopeacuteique ku interpreacuteteacute par les dictionnaires eacutetymologiques comme

signifiant laquo crier raquo a donneacute la racine kuk-30 drsquoougrave est issu dans certains dialectes russes le

verbe ancien kukatrsquo qui signifiait laquo donner de la voix rouspeacuteter ecirctre triste pleurer raquo (Dahl

1863-66)31 et qui est actuellement attesteacute en serbe avec le sens de laquo pleurer geacutemir se

lamenter raquo

28Drsquoougrave viendraient en russe les appellations de coucou laquo kukuška raquo et de poule laquo kurica raquo mais aussi les verbes kukovatrsquo ltcoucougt et kukarekatrsquo ltcoqgt ayant les bases onomatopeacuteiques ku-ku et kukareku respectivement 29Ce verbe appliqueacute exclusivement agrave lrsquohomme est attesteacute en slovegravene (k kati laquo ecirctre triste raquo) on le retrouve encore en serbe sous une forme adjectivale (kukav laquo triste raquo) 30Drsquoougrave viendraient en russe les appellations de coucou laquo kukuška raquo et de poule laquo kurica raquo mais aussi les verbes kukovatrsquo ltcoucougt et kukarekatrsquo ltcoqgt ayant les bases onomatopeacuteiques ku-ku et kukareku respectivement 31Ce verbe appliqueacute exclusivement agrave lrsquohomme est attesteacute en slovegravene (k kati laquo ecirctre triste raquo) on le retrouve encore en serbe sous une forme adjectivale (kukav laquo triste raquo)

24

Il est remarquable qursquoen russe le verbe kukatrsquo aurait eacutegalement influenceacute un autre

verbe de bruit cette fois associeacute au chien le verbe skulitrsquo laquo geacutemir ltchiengt raquo qui serait

produit de la fusion des deux verbes skolitrsquo laquo dial hurler geacutemir ltchiengt raquo et skučatrsquo

(kukatrsquo) (Vasmer 1950-58) cf dans les dialectes ndash (sobaka) skučit laquo (le chien) geacutemit raquo

(Dahl IV 193 citeacute drsquoapregraves Vasmer 1950-58) Le sens premier des mots skuka

laquo ennui raquo skučatrsquo laquo srsquoennuyer raquo nrsquoest apparu qursquoau deacutebut du 18e s est

vraisemblablement laquo inquieacutetude raquo laquo attente raquo laquo eacutetat de deacutesespoir lors qursquoon a envie

de hurler raquo etc (Černyx 172) se retrouve bien dans les emplois du verbe skulitrsquo

ltchiengt en russe moderne

Mais ce verbe totalement disparu en russe a aussi donneacute en russe moderne le verbe skučatrsquo

au sens de laquo srsquoennuyer raquo (Preobraženskij in Vasmer 1950-1958)

Par ailleurs en russe moderne il y a eu un rapprochement seacutemantique entre le verbe

laquo animal raquo kukovatrsquo ltcoucougt et le verbe qui lui est eacutetymologiquement proche skučatrsquo

laquo srsquoennuyer raquo (voir ci-dessus) Ainsi alors qursquoil continue agrave ecirctre associeacute au cri du coucou le

verbe kukovatrsquo a pris le sens de laquo srsquoennuyer raquo

3) Ejo neredko sprašivali počemu ona kukuet tut v odinočestve kogda u nejo muž v

Evrope brat v Amerike i ona otvečala laquo Mne i zdesrsquo xorošo raquo (G Markosjan-Kasper

Kariatidy laquo Zvezda raquo 2003)

On lui a souvent poseacute la question de savoir pourquoi elle vivait seule alors que son

mari eacutetait en Europe son fregravere ndash en Ameacuterique et elle reacutepondait laquo Mais je suis bien ougrave

je suis raquo

On trouve ici un exemple tregraves inteacuteressant de lrsquoeacutevolution drsquoun lexegraveme Drsquoun cocircteacute on

observe qursquoau niveau synchronique le verbe kukovatrsquo qui renvoie au coucou manifeste un

eacutelargissement seacutemantique (cri drsquooiseau gt comportement) la perception auditive associe ici

lrsquoideacutee du son agrave la perception visuelle agrave lrsquoideacutee que les Russes se font du comportement de cet

oiseau qui megravene une laquo vie raquo solitaire Drsquoun autre cocircteacute au niveau diachronique on observe

que ce nouveau sens nrsquoest autre chose que le retour vers sa composante eacutetymologique et que

lrsquoapparition de cette seacutemantique a eacuteteacute conditionneacutee par des rapports complexes entre tous

ces eacuteleacutements Drsquoailleurs dans quelques autres langues slaves ces deux significations ndash le cri

du coucou et le comportement humain solitaire ndash sont exprimeacutes par le mecircme verbe Crsquoest le

cas du serbe kukati laquo crier comme un coucou raquo et laquo pleurer geacutemir se lamenter raquo mais aussi

du bulgare kukam laquo je crie comme un coucou raquo laquo je reste seul jrsquohabite seul raquo (Vasmer 1950-

1958)

25

De son cocircteacute ayant agrave lrsquoorigine le mecircme eacuteleacutement kuk le verbe deacutesignant le cri du coq et

issu drsquoune base onomatopeacuteique kukareku est plus rare dans les langues slaves Il est attesteacute

en russe kukarekatrsquo et en serbe kukurikati (mais aussi ukr kukurikaty slovaque kikiriacutekať

lrsquointerjection eacutetant laquo kikirikiacute raquo) mais pas en polonais ougrave le cri du coq est lexicaliseacute dans le

verbe laquo animal raquo pieć ltcoqgt alors que son cognat russe petrsquo laquo chanter raquo lui est utiliseacute comme

verbe geacuteneacuterique pour tout eacutemetteur (homme ou certains animaux y compris le coq)

Sur ce point la situation en polonais est semblable agrave celle que lrsquoon trouve en franccedilais

ougrave lrsquoonomatopeacutee cocorico nrsquoa pas donneacute de verbe speacutecifique pour designer le cri du

coq Mais agrave la diffeacuterence du franccedilais le polonais associe au coq un type de chant

particulier plutocirct par analogie agrave des humains ndash pieć ltcoqgtspiewać lthommegt les

deux verbes ayant une racine commune

Le verbe kukarekatrsquo creacuteeacute agrave partir de cette onomatopeacutee est visiblement assez reacutecent

Seul le dictionnaire eacutetymologique de Šanskij (1971) en fait une mention tregraves bregraveve Le

premier exemple du Corpus national russe (ruscorporaru) date des anneacutees 30 du 19e s et

outre son emploi primaire il est souvent employeacute en tant que verbe de parole

4) Kak-to v prazdnik zabežal v kazarmu voenkom Čurkin kurarekal - Revoljucija hellip

Kontrrevoljucijahellip Mir bez anneksij i kontribucijhellip (А Vesjolyj Rossija krovrsquoju

umytaja 1924-1932)

Un jour pendant la fecircte le commandant Tchourkin srsquoest preacutecipiteacute en courant dans le

camp il criait comme un coq (litt cocorico) ndash Reacutevolutionhellip Contrereacutevolutionhellip Le

monde sans annexion ni contributionhellip

5) No ne mog že ja kak v romanax devjatnadcatogo veka povjazatrsquo galstuk kupitrsquo

rozu i kurarekatrsquo pro ljubovrsquo (А Gladilin Bolrsquošoj begovoj denrsquo (1976-1981))

Mais je ne pouvais quand mecircme pas comme cela se faisait dans les romans du

XIXegraveme mettre ma cravate acheter une rose et parler drsquoamour en le criant fort

comme un coq

Il est inteacuteressant de constater qursquoen russe le verbe kukarekatrsquo ltcoqgt peut eacutegalement

veacutehiculer le sens de laquo srsquoennuyer rester seul raquo et devenir synonyme de kukovatrsquo ltcoucougt

Sensiblement moins freacutequent que ce dernier ru kukarekatrsquo ltcoqgt privileacutegie les contextes au

futur ou dans les constructions avec lrsquoimpeacuteratif Cette preacutefeacuterence contextuelle ougrave le verbe de

bruit garde une forme invariable ndash comme avec le futur imperfectif ndash forme infinitive agrave

laquelle srsquoajoute un auxiliaire agrave mode fini srsquoexplique sans doute par un degreacute plus faible de

lexicalisation on vesrsquo denrsquo doma kukarekaet (il-toute-lajourneacutee-agravelamaison-criecocorico)

26

srsquoappliquera plus facilement agrave un coq qursquoagrave un homme En plus les exemples avec kukarekatrsquo

tireacutes du corpus sont beaucoup plus reacutecents

6) Spasibo Anja Kotljar zanesla ej kusoček masla i paru jaic inače ona mogla by sidetrsquo

i kukarekatrsquo so svoim xrustalrsquonym Degtjarčikom (А Lrsquovov Dvor (1981))

Merci agrave Ania Kotliar qui lui a apporteacute un morceau de beurre et deux œufs sinon elle

aurait pu rester seule agrave se tourner les pouces avec son fragile Degtiarchik

7) Ne budet že on vesrsquo denrsquo doma kukarekatrsquo kogda na dvore ijunrsquo (E Kozyrjova

Damskaja oxota (2001))

Il ne va pas quand mecircme rester toute la journeacutee enfermeacute agrave la maison alors qursquoon est

en plein mois de juin

Mais les deux verbes peuvent eacutegalement srsquoemployer dans les mecircmes contextes

8) () na polnoj skorosti čego dobrogo nedolgo zaletetrsquo na melrsquo ndash potom kukuj (V

Rasputin Proščanie s Matjoroj (1976))

(hellip) lanceacute agrave toute vitesse on risque de rester coinceacute sur un banc de sable ndash et apregraves

que fera-t-on (litt crie coucou )

9) Nado eščo sxoditrsquo xorošik dosok s potolka ili s pola vydratrsquo Na zapasnye vjosla

Slomaetsja veslo potom kukarekaj (B Ekimov Na xutore laquo Novyj Mir raquo 2002)

Il faut encore chercher de bonnes planches du plancher ou du sol Pour en faire des

rames de secours Si une rame casse que fera-t-on (litt crie cocorico )

A la diffeacuterence du russe le verbe polonais kukać ltcoucougt est un cas inteacuteressant de

lrsquoassociation de la perception auditive et de la perception visuelle Ce verbe nrsquoa pas

deacuteveloppeacute les significations constateacutees dans les verbes russe (kukovatrsquo ltcoucougt) et serbe

(kukati ltcoucougt) avec le sens de laquo srsquoennuyer raquo vu plus haut Mais on trouve en polonais

plutocirct parleacute une seacutemantique tout agrave fait singuliegravere

10) Kukałam na zegarek kilka razy kiedy na ciebie czekałam

Jai veacuterifieacute plusieurs fois lheure en trsquoattendant

11) Kuknij przez okno czy czasem tata tam nie idzie

Regarde par la fenecirctre si tu vois papa venir

12) Cały czas na dyskotece kukał na ciebie

27

A la discothegraveque il trsquoa lanceacute des regards pendant une heure

Lrsquoassociation entre lrsquoeacutemission sonore (le cri du coucou) et la perception visuelle

controcircleacutee (le fait de regarder) est assez singuliegravere Les informateurs polonais expliquent

cette seacutemantique chez le verbe kukać par lrsquoimage drsquoune horloge agrave coucou qui eacutemet un son

reacutegulier lorsque lrsquooiseau sort de sa maison Mais mecircme si les informateurs polonais associent

spontaneacutement le fait de jeter des regards agrave lrsquoimage drsquoun coucou meacutecanique qui sort de sa

maison-horloge il est peu probable que ce soit le reacutesultat drsquoun glissement seacutemantique agrave

partir drsquoun des verbes de bruit que nous avons observeacutes Compte tenu des transferts

seacutemantiques connus dans les langues il srsquoagit ici selon toute probabiliteacute drsquoune seacutemantique

apparue sous lrsquoinfluence de lrsquoallemand (all parleacute guckenou kucken lsquoregarder qqch (souvent

avec curiositeacute)rsquo (plus de deacutetails dans Rakhilina agrave paraicirctre)

Conclusion

En conclusion il convient de reprendre trois points essentiels concernant le

fonctionnement de ce type de lexique

les onomatopeacutees laquo animales raquo partagent les caracteacuteristiques seacutemantiques de la classe

des onomatopeacutees en reproduisant un bruit produit par un animal mais drsquoun autre

cocircteacute elles se rapprochent de la classe des interjections en transmettant un eacutetat

psychique particulier dans lequel se trouve cet animal crsquoest sur cette dominante

eacutemotionnelle que se fonde geacuteneacuteralement la meacutetaphore

dans les langues slaves les onomatopeacutees laquo animales raquo repreacutesentent une source

importante pour la deacuterivation des verbes qui ne sont pas uniquement associeacutes aux

animaux et peuvent laquo se speacutecialiser raquo sur un type particulier drsquoeacutemetteur (beacutebeacute

artefact etc)

une base onomatopeacuteique commune peut aussi donner des verbes diffeacuterents dans

diffeacuterentes langues slaves lrsquoeacutevolution seacutemantique de ces verbes se poursuit ensuite

de maniegravere indeacutependante ndash ducirc aux speacutecificiteacutes culturelles ndash de sorte qursquoon nrsquoobserve

pas toujours la mecircme seacutemantique drsquoune langue agrave lrsquoautre mecircme srsquoil srsquoagit de formes

cognats (cf lrsquoexemple de lrsquoeacuteleacutement ku)

Ainsi donc mecircme srsquoil srsquoagit de la mecircme situation de production sonore (par lrsquoanimal) et

de sa perception auditive (par lrsquohomme) concernant des cris et bruits produits par les

animaux la reproduction de ces sons sera diffeacuterente dans chaque langue Mais une tendance

geacuteneacuterale se profile plus on srsquoeacuteloigne de la composante sonore et de lrsquoonomatopeacutee plus le

sens du lexegraveme notamment du verbe srsquoenrichit et lagrave on observe que crsquoest lrsquoensemble des

paramegravetres accompagnant la perception auditive qui entre en jeu

28

Bibliographie

1) Černyx Pavel Ja 1993 Istoriko-egravetimologičeskij slovarrsquo sovremennogo russkogo

jazyka Moskva Russkij jazyk

2) Enckell Pierre Reacutezeau Pierre 2003 Dictionnaire des onomatopeacutees Paris PUF

3) Dahl Vladimir I 1863-66 Tolkovyj slovarrsquo živogo velikorusskogo jazyka In t 4 St-

P on-line version

4) Oswalt Robert L 1994 laquo Inanimate imitative in English raquo in Sound symbolism

(eds) Leanne Hinton Johanna Nichols John J Ohala Cambridge Cambridge

University Press pp 293-306

5) Rakhilina Ekaterina (agrave paraicirctre) laquo Structure des transferts meacutetaphoriques raquo in

Nommer le bruit PUP

6) Reformatskij Aleksandr 1966 laquo Nekanoničeskaja fonetika raquo Razvitie fonetiki

sovremennogo russkogo jazyka M pp 96-109

7) Šanskij Nikolaj 1971 Etimologičeskij slovarrsquo russkogo jazyka Moskva MGU

8) Šaronov Igor 2008 Meždometija v reči tekste i slovare Moskva RGGU

9) Sound symbolism 1994 (eds) Leanne Hinton Johanna Nichols John J Ohala

Cambridge Cambridge University Press

10) Vasmer Max 1950-1958 Etimologičeskij slovarrsquo accessible depuis

httpvasmernarodru

29

Phraseacuteologie de la perception et creacuteativiteacute linguistique

(La description des odeurs chez Proust)

Pierre FRATH (Universiteacute de Reims Champagne-Ardenne Universiteacute Paris ndash Sorbonne)

laquo Nous posseacutedons en nous toute une reacuteserve de

formules de deacutenominations de locutions toutes

precirctes qui sont de pure imitation qui nous deacutelivrent

du soin de penser et que nous avons tendance agrave

prendre pour des solutions valables et approprieacutees raquo

(Paul Valeacutery Le bilan de lrsquointelligence)

Introduction

On pense souvent que le rocircle des mots de la perception est de permettre lrsquoencodage

des percepts du locuteur agrave destination de ses interlocuteurs et sans doute jouent-ils ce

rocircle32 Cependant cela suppose que la penseacutee des percepts preacutecegravede leur mise en parole une

hypothegravese qui ne va pas sans problegravemes Si elle eacutetait toujours vraie comment pourrions-

nous rendre compte de descriptions relativement obscures telles que celle-ci releveacutee dans

Du cocircteacute de chez Swann de Marcel Proust

laquo hellip agrave peine goucircteacutes les arocircmes plus croustillants plus fins plus reacuteputeacutes mais plus secs

aussi du placard de la commode du papier agrave ramages je revenais toujours avec une

convoitise inavoueacutee mengluer dans lodeur meacutediane poisseuse fade indigeste et

fruiteacutee du couvre-lit agrave fleurs raquo (Du cocircteacute de chez Swann Marcel Proust)

Que peuvent bien ecirctre des arocircmes de placard de commode de papier agrave ramages qui soient

croustillants reacuteputeacutes fins et secs Que peut bien ecirctre une odeur poisseuse meacutediane ou

indigeste surtout eacutemanant drsquoun couvre-lit Le narrateur a-t-il reacuteellement perccedilu des odeurs

avec de telles caracteacuteristiques quil a voulu ensuite communiquer au lecteur en les

traduisant en langue

Nous pensons quant agrave nous quil ny a point de hiatus entre la penseacutee et la parole

suivant en cela un certain nombre drsquoauteurs Dans un des textes rassembleacutes dans les Eacutecrits

de linguistique geacuteneacuterale Saussure combat lrsquoideacutee drsquoun dualisme linguistique entre le son et

lrsquoideacutee entre le laquo pheacutenomegravene vocal raquo et le laquo pheacutenomegravene mental raquo car dit-il laquo crsquoest lagrave la faccedilon

facile et pernicieuse de le concevoir raquo

32 Voir le tregraves bel article drsquoIrina Thomiegraveres-Kokochkina au titre tout agrave fait significatif de ce rapport ontologique entre les odeurs et les mots pour les dire laquo Je sens donc je dis (Les noms preacutedicatifs drsquoodeurs simples et composeacutes en russe) raquo (2013)

30

laquo Ce dualisme reacuteside dans la dualiteacute du pheacutenomegravene vocal COMME TEL et du

pheacutenomegravene vocal COMME SIGNE ndash du fait physique (objectif) et du fait physico-mental

(subjectif) nullement du fait lsquophysiquersquo du son par opposition au fait lsquomentalrsquo de la

signification Il y a un premier domaine inteacuterieur psychique ougrave existe le signe autant

que la signification lrsquoun indissolublement lieacute agrave lrsquoautre il y en a un second exteacuterieur ougrave

nrsquoexiste plus que le lsquosignersquo mais agrave cet instant le signe reacuteduit agrave une succession drsquoondes

sonores ne meacuterite pour nous que le nom de figure vocale raquo33

Pour Saussure puisque le signe et la signification mentale sont inextricablement lieacutes

la penseacutee est faite de signes et la langue nest pas essentiellement un code au service des

individus pour transmettre aux autres leurs eacutetats inteacuterieurs crsquoest-agrave-dire un moyen vers une

fin Elle est avant tout un bien commun dans lequel nous baignons tous qui nous indique ce

qui existe pour nous qui nous permet de le penser et qui nous dit comment en parler Le

narrateur de Proust a puiseacute dans des ressources linguistiques communes que nous

comprenons donc aiseacutement Mais quelles sont-elles et quels sont les processus agrave lœuvre

Pour le comprendre nous allons examiner la phraseacuteologie du mot odeur telle quelle

apparait dans un corpus de textes litteacuteraires contemporains de leacutepoque ougrave Marcel Proust

reacutedigeait Agrave la recherche du temps perdu ou anteacuterieurs Mais lobservation des donneacutees

brutes dans quelque science que ce soit ne peut reacuteveacuteler toute sa richesse sans un cadre

theacuteorique qui leur donne sens et les relie les unes aux autres Cest pourquoi nous

commencerons par exposer les conceptions anthropologiques reacutefeacuterentielles et

phraseacuteologiques qui constituent larriegravere-plan de nos observations

1 Une conception anthropologique et reacutefeacuterentielle du langage34

Le langage est un code cela va de soi Cette opinion regravegne en maicirctre aussi bien parmi

les linguistes que dans le grand public qui reacutefleacutechit aux questions linguistiques Nous parlons

pour communiquer aux autres nos eacutetats inteacuterieurs et pour cela nous assemblons des

concepts pour former des penseacutees complexes que nous encodons en langue pour les

transmettre agrave nos interlocuteurs qui deacutecodent alors nos paroles pour les transformer en

penseacutees Crsquoest la syntaxe qui permet cela gracircce agrave un ensemble de regravegles qui donnent agrave notre

cerveau la possibiliteacute dengendrer des structures dans lesquelles les mots du lexique

viennent sinseacuterer en fonction de leurs contenus seacutemantiques et des besoins de la

communication

33 Saussure (2002 20-21) Les majuscules sont de Saussure le gras est de notre fait 34 La conception reacutefeacuterentielle et anthropologique que nous reacutesumons ici sinspire des travaux de Georges Kleiber (notamment Kleiber 2003 2001 1984) et de la philosophie de Ludwig Wittgenstein (essentiellement Wittgenstein 1961) Voir les publications de Pierre Frath sur httpwwwres-per-nomenorg notamment Frath 2014 2011 2010) et aussi lrsquoouvrage agrave paraicirctre Une seacutemantique de la deacutenomination reacutefeacuterentielle de P Frath et G Kleiber

31

Ces conceptions pour dominantes quelles soient ne vont pas sans difficulteacutes Tout

dabord elles sont profondeacutement reacuteductionnistes en ce quelles ramegravenent la penseacutee et le

langage agrave des meacutecanismes quon peut deacutecrire en termes fonctionnels ce qui megravene

ineacuteluctablement agrave un dualisme ontologique celui de lhomoncule carteacutesien aux commandes

du cerveau que Gilbert Ryle (1949) appelait par deacuterision le fantocircme dans la machine (laquo the

ghost in the machine raquo)

Ensuite et cest le point que nous allons aborder ici elles ne permettent pas de

comprendre des usages atypiques du langage laquo hors code raquo donc telle la description des

odeurs dans le passage de Proust que nous eacutetudions En effet pour les theacuteories seacutemantiques

qui font usage de codes le sens global de leacutenonceacute se construit en appariant entre eux les

composants seacutemiques des diffeacuterents mots qui constituent leacutenonceacute Faisons lrsquohypothegravese

quun couvre-lit soit deacutefini par les proprieacuteteacutes inanimeacute objet artefact fait de tissu

qui recouvre les lits odorant etc35 et laquo meacutediane raquo par la proprieacuteteacute qui se trouve au

milieu36 Pour justifier laquo lodeur meacutediane du couvre-lit raquo une telle seacutemantique se mettrait

en quecircte de segravemes compatibles entre laquo odeur raquo laquo meacutediane raquo et laquo couvre-lit raquo nen trouverait

pas et rejetterait lexpression comme incorrecte Elle pourrait eacuteventuellement faire

lhypothegravese dun segraveme odorant dans laquo meacutediane raquo mais ce serait tregraves arbitraire Ce serait

eacutegalement ingeacuterable puisquil faudrait alors accepter que tous les mots dune langue

possegravedent tous les types de segravemes possibles et imaginables pour le cas ougrave une jonction

inhabituelle serait faite par un locuteur Mais dans ce cas comment distinguer ce qui est

laquo normal raquo de ce qui ne lrsquoest pas de ce qui est laquo hors code raquo

Or nous avons bien le sentiment de comprendre la phrase de Proust Pour

appreacutehender cette intuition nous allons consideacuterer la langue comme un milieu naturel qui

consiste en quelques milliers de mots relieacutes les uns aux autres par lrsquousage de maniegravere plus

ou moins forte plus ou moins lointaine Une grande partie de ces mots reacutefegraverent agrave des

eacuteleacutements de notre expeacuterience commune Il sagit des deacutenominations reacutefeacuterentielles (comme

fleuve riviegravere gruyegravere voiture intelligence santeacute etc) qui ne sont pas de simples eacutetiquettes

poseacutees sur des objets preacuteexistants elles participent agrave lecirctre des choses deacutenommeacutees en ce

quelles leur donnent une existence seacutepareacutee37 Les francophones peuvent discuter de la

diffeacuterence entre les fleuves et les riviegraveres car leur langue agrave donneacute agrave ces types de cours deau

une existence seacutepareacutee en les nommant de deux noms diffeacuterents selon quils se jettent dans un

autre cours deau ou dans la mer Les anglophones ne le peuvent pas car leur langue na pas

proceacutedeacute agrave cette seacuteparation

35 Ces listes heacuteteacuteroclites et ad hoc drsquoeacuteleacutements seacutemantiques ressemblent beaucoup agrave un inventaire agrave la Preacutevert Crsquoest sans doute pour cette raison que la plupart des auteurs se contentent de les regrouper en grandes cateacutegories comme J Pustejovsky dans ses quatre qualia (1995) ou en grandes oppositions comme F Rastier avec sa distinction entre segravemes inheacuterents et affeacuterents (Rastier 1991) 36 Releveacutee dans le Larousse 2008 37 Voir Frath 2014 et Frath amp Kleiber 2016 (agrave paraicirctre)

32

2 Une conception phraseacuteologique du langage

Au niveau collectif la langue est produite et deacutetermineacutee par notre usage et elle est

contrainte par notre expeacuterience commune ce qui fait quelle eacutevolue et change au fil du temps

Au niveau individuel cest linverse cest la langue qui nous contraint qui nous dit ce qui

existe pour nous et comment en parler et cest elle qui deacutetermine notre usage Un objet non

nommeacute nexiste pas pour nous mais degraves quil lest nous pouvons en parler Il srsquoagregravege alors

autour de lui un corpus linguistique qui contient les connaissances que nous en avons ainsi

que sa laquo grammaire raquo crsquoest-agrave-dire la maniegravere drsquoen parler Comme tous les mots possegravedent

des contextes preacutefeacuterentiels le vocabulaire drsquoune langue est constitueacute non de mots isoleacutes

mais drsquouniteacutes phraseacuteologiques (UP) dont le voisinage est plus ou moins contraint

Nous avons distingueacute trois types drsquoUP en fonction de ces contraintes de voisinage38

Nous les classons selon trois critegraveres le degreacute de lexicalisation la reacutefeacuterence et la possibiliteacute

de modification

1 Les UP mono-lexicales (theacute danseur psychanalyse gendarme) ou poly-lexicales tregraves

figeacutees (pomme de terre chemin de fer)

Elles sont lexicaliseacutees elles reacutefegraverent agrave un seul objet les insertions et les modifications

sont difficiles quasiment impossibles Certains contextes sont plus freacutequents que

dautres ce qui fait que ces UP sont accompagneacutees de paradigmes preacutefeacuterentiels tregraves

ouverts peu ou pas structureacutes Nous verrons que laquo odeur raquo appartient agrave cette cateacutegorie

Le lecteur seacutetonnera peut-ecirctre que nous consideacuterions les mots isoleacutes comme des UP

mais nous rappelons quil y a toujours des contextes et que degraves lors il ny pas de mots

vraiment isoleacutes Saussure ne dit pas autre dans un de ses textes des Eacutecrits de Linguistique

Geacuteneacuterale (2002 24)

laquo Mais drsquoougrave prend-on drsquoabord qursquoil y a un mot lequel devra ecirctre consideacutereacute ensuite agrave

diffeacuterents points de vue On ne tire cette ideacutee elle-mecircme que drsquoun certain point de

vue car il mrsquoest impossible de voir que le mot au milieu de tous les usages qursquoon en

fait soit quelque chose de donneacute et qui srsquoimpose agrave moi comme la perception drsquoune

couleur raquo

2 Les UP poly-lexicales semi-figeacutees qursquoelles soient opaques ou non (un cordon bleu une

messe noire faire un canard)

Comme les preacuteceacutedentes elles sont lexicaliseacutees et reacutefegraverent agrave un seul objet Cependant elles

acceptent des modifications agrave la condition qursquoon puisse reconstituer lUP dorigine (un

cordon vraiment bleu pour signifier par exemple que la cuisiniegravere en plus drsquoecirctre

38 Voir notamment Frath Pierre amp Gledhill Christopher (2007 et 2005) et Gledhill Christopher amp Frath Pierre (2005a et 2005b)

33

excellente eacutetait habilleacutee de bleu ou alors qursquoelle eacutetait une deacutebutante en cuisine) Selon

cette deacutefinition les proverbes sont des UP semi-figeacutees Ils acceptent en effet des

modifications si on peut les reconstituer (lrsquohabit ne fait pas le campeur par exemple pour

se moquer drsquoun campeur qui aurait un attirail de camping sophistiqueacute mais ne saurait

pas srsquoen servir) Ils sont lexicaliseacutes et reacutefegraverent agrave un seul objet mais ils diffegraverent des UP

preacuteceacutedentes en ce qursquoils nrsquoeacutevoquent pas en eux-mecircmes de cateacutegories ou drsquoobjets bien

deacutefinis comme le feraient danseur psychanalyse ou faire un canard Ils permettent en

revanche de faire entrer des situations eacutevoqueacutees en discours dans des pseudo-cateacutegories

sans prototype ce qui a pour effet de leur donner une existence reacutefeacuterentielle dans la

langue Si quelqursquoun se tient dans une queue et fait la remarque qursquoil risque de perdre sa

place srsquoil la quitte pour quelque raison on lui reacutepondra laquo Qui va agrave la chasse perd sa

place raquo lui signalant ainsi que cette situation est connue et normale et que drsquoailleurs il

existe un proverbe ou un dicton dans la langue pour la nommer

3 UP ouvertes (cheveux noirs)

Elles sont construites sur un scheacutema reacutefeacuterentiel de type

pivot + [eacuteleacutement seacuteminal paradigme]

par exemple

cheveux + [blancs noirs roux blonds jaunes chacirctain gris poivre et sel verts ]

Lrsquoexpression cheveux noirs est tregraves certainement lexicaliseacutee car nous lrsquoavons deacutejagrave

entendue et utiliseacutee mille fois Elle reacutefegravere agrave deux objets cheveux ET noirs ensemble Le

paradigme est constitueacute drsquoune liste ouverte drsquoadjectifs eacutevoquant des couleurs ou un

aspect dont le plus freacutequent est laquo blanc raquo Crsquoest pourquoi nous lrsquoavons appeleacute laquo seacuteminal raquo

Des modifications sont accepteacutees et tregraves courantes au sein du paradigme mais difficiles

en dehors laquo cheveux fluorescents raquo sera facilement accepteacute mais il faudra un contexte

tregraves speacutecifique pour faire admettre laquo cheveux hippomobiles raquo Une telle association avec

un eacuteleacutement hors paradigme produit une figure de style appeleacutee hypallage

Nous verrons que les adjectifs tels que laquo meacutediane raquo laquo indigeste raquo ou laquo poisseuse raquo associeacutes agrave

laquo odeur raquo par Proust ne constituent pas des hypallages parce que ces associations ne sont

pas absolument transgressives et qursquoau contraire elles sont drsquoune certaine maniegravere

preacutedictibles

3 laquo Y a-t-il des noms dodeurs raquo

Avant de poursuivre nous examinons briegravevement les points qui semblent acquis en

linguistique des odeurs Pour cela nous nous reacutefeacuterons agrave larticle de Kleiber (2013) dans

lequel lauteur sinterroge sur lexistence de noms dodeurs Il fait le point sur la question et

ouvre des perspectives danalyse qui nous permettront de progresser dans notre propos

34

Il semble acquis quil ny a pas de deacutenominations des odeurs La plupart des

commentateurs sont daccord pour dire que laquo le proceacutedeacute geacuteneacuteralement utiliseacute pour pallier

cette absence lexicale consiste agrave recourir au nom de la source de lodeur employeacute dans des

syntagmes binomiaux du type Deacutet + odeur + de + (deacutet) + N2 (N de la source) comme une

odeur de citron lodeur du citron etc raquo

Quen est-il alors de mots comme roussi brucircleacute graillon fraichin ou parfum senteur

fragrance puanteur pestilence arocircme remugle relent Sont-ce des odoronymes

La reacuteponse nest pas si simple Pour Kleiber les premiers (roussi brucircleacute graillon fraichin)

sont plutocirct des sources dodeurs On peut dire

- une odeur de roussi de brucircleacute de graillon de fraichin

Mais pas

- un roussi un brucircleacute un graillon un fraichin de [source]

Quant agrave la seconde liste on peut dire

- un parfum une senteur une fragrance un arocircme de citron

- une puanteur une pestilence de charogne

- un relent un remugle de vieux draps

Ces mots peuvent ainsi commuter avec odeur Mais on ne peut pas dire

- une odeur de senteur de fragrance de puanteur de pestilence darocircme

Ces mots ne sont ainsi pas des sources dodeurs En revanche on peut dire

- une odeur de parfum agrave propos du parfum en tant que produit et qui degraves lors est

une source

- une odeur de remugle qui peut ecirctre consideacutereacute comme une source (du moisi du

renfermeacute)

Cest aussi le cas de relent dont nous avons trouveacute deux occurrences apregraves laquo odeur de hellip raquo

dans notre corpus (Capitaine Fracasse de Theacuteophile Gautier)

Degraves le seuil une odeur de relent un parfum de moisissure et dabandon le froid

humide et noir particulier aux lieux sombres vous montait aux narines comme

lorsquon legraveve la pierre dun caveau et quon se penche sur son obscuriteacute glaciale

Des fagots de geneacutevrier et de bois odorant brucircleacutes agrave grande flamme dans les

chemineacutees avaient chasseacute lodeur de relent et de moisissure

Il existe ainsi des laquo noms geacuteneacuteraux raquo dodeur dont le rocircle est de permettre au locuteur de

porter un jugement positif ou neacutegatif sur lodeur et eacuteventuellement sur sa persistance

(relent remugle) Parfum senteur fragrance puanteur pestilence arocircme neacutevoquent pas

dodeur speacutecifique par eux-mecircmes Quant agrave roussi brucircleacute graillon fraichin ils en eacutevoquent

mais en tant que source Comme le dit Kleiber (2013) laquo lexistence de ces noms geacuteneacuteraux

dodeurs ne fait que confirmer limportance releveacutee par tous les commentateurs de laxe

35

heacutedonique en matiegravere dodeurs et le rocircle primordial de la subjectiviteacute dans la cateacutegorisation

olfactive Elle met aussi en avant par le nom relent (et peut-ecirctre [hellip] un des emplois de

remugle) celle moins connue de la dureacutee raquo

Il ny a donc pas de noms dodeurs comme il y a des noms de couleur par exemple le

bleu et le rouge qui peuvent agrave leur tour se subdiviser en dautres couleurs bleu clair bleu de

Prusse et ainsi de suite et quon peut aiseacutement se repreacutesenter agrave chaque niveau

On a donc les scheacutemas reacutefeacuterentiels suivant

Deacutet + [odeur =gt bonne odeur parfum senteur fragrance arocircmehellip] + de + [source]

Deacutet + |odeur =gt mauvaise odeur puanteur pestilence remugle hellip] + de + [source]

Kleiber note eacutegalement que odeur est intrinsegravequement comptable ce qui le distingue

dautres laquo mots geacuteneacuteraux raquo comme tristesse ou impatience On peut dire

de la tristesse de limpatience

mais difficilement

de lodeur un peu dodeur

En revanche odeur laquo prend [hellip] sans difficulteacute aucune les deacuteterminants qui impliquent le

trait deacutenombrable comme une deux trois les des quelques plusieurs etc raquo Pourtant il y a

une diffeacuterence entre odeur et dautres noms comptables comme on le voit dans les exemples

suivants

Il y a trois fruits sur la table agrave savoir trois pommes

Trois odeurs regravegnent dans la maison agrave savoir trois odeurs de citrons

En revanche on peut dire

Trois (sortes d)odeurs regravegnent dans la maison agrave savoir une odeur de citron une de

pommes et une de lait

Ceci montre que contrairement agrave ce quon attendrait de la part dun deacutenombrable ce ne sont

pas agrave des occurrences individuelles auxquelles odeur renvoie mais agrave des sous-cateacutegories

Odeur de citron deacutesigne non un fruit particulier mais une source dodeur connue agrave savoir

les citrons la cateacutegorie des citrons

36

Il en reacutesulte ce que Kleiber appelle le laquo paradoxe ontologico-deacutenominatif des odeurs raquo

laquo Le N odeur renvoie bien agrave des entiteacutes conccedilues comme ayant des sous-cateacutegories

homogegravenes des espegraveces dodeurs et de lautre il ny a [hellip] (pratiquement) pas de

deacutenominations disponibles pour elles raquo Degraves lors comment faisons-nous pour parler des

odeurs

Pour le savoir nous avons eacutetudieacute la phraseacuteologie dodeur dans le corpus de textes

litteacuteraires que nous avons mentionneacute plus haut Nous verrons comme le suggegravere Kleiber agrave la

fin de son article que si les deacutenominations sont peu nombreuses cest que lexpression des

odeurs se fait essentiellement par le moyen de deacutesignations39

4 Phraseacuteologie des odeurs en contexte

Odeur apparait 468 fois dans notre corpus au singulier et 68 fois au pluriel Nous

nrsquoavons noteacute qursquoune seule UP semi-figeacutee (deux occurrences) ecirctre en odeur de sainteteacute

Examinons maintenant quelques contextes typiques drsquolaquo odeur raquo

- une odeur eacutecœurante de fers chauds

- cette odeur eacutepouvantable

- lodeur acircpre et douce

- une agreacuteable odeur

- une bonne odeur chaude de froment eacutecraseacute

- lodeur danis

- une forte odeur de cuir humain

- ceacutetait sa peau sa chair son odeur

- la lumiegravere les sons les odeurs les goucircts la chaleur et toutes les autres hellip

On observe lrsquoexistence du scheacutema syntaxique suivant

Deacutet + (adj) + odeur + (adj) + de + ((deacutet) + N de la source)

41 Types dadjectifs

Voici quelques exemples drsquoadjectifs qui accompagnent laquo odeur raquo dans notre corpus

regroupeacutes par nous dans diverses cateacutegories en fonction de leur caracteacuteristiques heacutedoniques

ou descriptives Les chiffres entre parenthegraveses indiquent la freacutequence drsquooccurrence des

adjectifs On constate qursquoaucun ne se deacutetache significativement des autres drsquoun point de vue

quantitatif

1) Adjectif heacutedoniques positifs acircpre et douce amegravere et douce agreacuteable chaude (4)

divine deacutelicieuse (2) suave (5) enivrante (2) grisante fraicircche (2) douce subtilehellip 39 Pour la diffeacuterence entre deacutenomination et deacutesignation voir par exemple Kleiber 2001 et 2003

37

2) Adjectifs heacutedoniques neacutegatifs eacutepouvantable eacutecœurante eacutetouffeacutee affreuse asphyxiante

deacutesagreacuteable ignoble infecte (2) insupportable (2) lourde moisie intoleacuterablehellip

3) Adjectifs purement descriptifs eacutechauffeacutee acircpre forte (13) fade (10) fauve (2) fine (4)

humaine leacutegegravere vague (3) violente peacuteneacutetrante (7) saleacuteehellip

4) Adjectifs exprimant la notion deacutetrangeteacute eacutetrange bizarre drocircle (drsquoodeur)hellip

5) Adjectifs exprimant des ideacutees sans rapport avec les odeurs obscure fieacutevreuse sain

sauvage mystiques hellip

42 Types de sources

Voici quelques exemples de sources drsquoodeurs eacutegalement regroupeacutes par nous dans

diverses cateacutegories en fonction de leur caracteacuteristiques heacutedoniques ou descriptives

Bonnes odeurs une odeur danis de jasmin de deacutejeuner de parfum de tilleul de lilas de cafeacute

de mer de cerises dorange de bruyegraveres de foins coupeacutes lodeur dun succulent mitonneacute

dun bouquet de lotus du veacutetiver dune eau de toilette de leacuteteacute du girofle de la soupe au

fromage (plusieurs fois) de lair laquo lodeur de tes vecirctements est comme lodeur du

Liban raquo (Cantiques) etc

Mauvaises odeurs lodeur de vieux caveaux de mort de cadavre dexcreacutements humains de

sueur dabsinthe et de caserne de lampe qui charbonne du gaz de corne brucircleacutee de

draps de graillon de relent de poussiegravere de chair grilleacutee de tombeau une odeur

deacutesagreacuteable de haschisch etc

Odeurs descriptives ni bonnes ni mauvaises une odeur de vecirctement de viande de lapin qui

bouillait doignon lodeur du soir fecircteacute des truffes de la poudre du sel des feuilles

humides des feuilles des cigarettes de roses de la cire du tabac du buis des plantes

des granges du vernis du grand marronnier de lencens du jardin de la diligence des

eacutetoffes du dehors du sang du collegravege des cimetiegraveres etc

Notons que cette classification en bonnes et mauvaises odeurs est difficile parfois arbitraire

Odeurs de personnes une odeur de femme (plusieurs fois) de fornication de courtisanerie

damants une odeur de musc que la peau de sa femme exhalait lodeur de nos filles de

ton sein chaleureux du musc quexhalait le corsage ouvert de lamour de son linge et de

sa nuque de ces corps presque nus dune jolie femme du musc humain des 70 000

clientes etc

Dans le corpus consideacutereacute les odeurs de personnes concernent presque toutes le corps

feacuteminin plus ou moins lieacutees agrave la sexualiteacute Mais on trouve eacutegalement quelques descriptions

38

non feacuteminines et non sexuelles comme laquo Lodeur de mon fils est comme lodeur dun champ

que lEternel a beacuteni raquo (Genegravese)

Objets pas habituellement associeacutees agrave une odeur mais auxquels lauteur en attribue une

ce qui provoque un effet deacutetrangeteacute lodeur de la santeacute de leur jeunesse dun chemin

de linvasion dune bataille de leau battue de la roseacutee la bonne odeur du ciel lacirccre

odeur des temps laquo une meacutechante odeur de guet-apens raquo (Capitaine Fracasse T

Gautier) laquo une odeur de vie une toute-puissance de femme raquo (Nana E Zola) et laquo Mais il

est un lit meilleur encore plein dodeurs divines Cest notre douce notre profonde

notre impeacuteneacutetrable amitieacute raquo (Les plaisirs et les jours M Proust)

Les deux exemples suivants sont particuliegraverement saisissants

Et cependant Franccediloise tournait agrave la broche un de ces poulets comme elle seule savait

en rocirctir qui avaient porteacute loin dans Combray lodeur de ses meacuterites

(Du cocircteacute de chez Swann M Proust lodeur des poulets rocirctis reacutepandaient dans

Combray les meacuterites de cuisiniegravere de Franccediloise)

Voilagrave assez de linge sale il sagit de le laver et de le bien laver

laquo Cest la gracircce que je vous souhaite Amen raquo

Ce qui fut dit fut fait On coula la lessive

Depuis ce dimanche meacutemorable le parfum des vertus de Cucugnan se respire agrave dix lieues

alentour

(Le cureacute de Cucugnan A Daudet le cureacute a reacuteussi agrave persuader ses ouailles de se

confesser et de mener une vie plus chreacutetienne et cela se sait alentour)

Un grand nombre de sources drsquoodeur nrsquoen sont pas reacuteellement si on les considegravere

objectivement Que peut bien ecirctre une odeur de chemin ou de roseacutee Si on peut comprendre

lrsquoodeur de ses meacuterites comme une meacutetonymie on a plus de mal agrave justifier logiquement le

parfum des vertus Pourtant nous acceptons ces deux expressions sans problegravemes

Il nrsquoy a donc pas de lien obligatoire entre la source des odeurs et leurs

caracteacuteristiques heacutedonique il est eacutegalement courant drsquoattribuer une odeur agrave des objets qui

nrsquoen ont pas en soi

43 laquo Puanteur relent parfum raquo

Notre corpus contient aussi les mots de puanteur relent et parfum dont un certain

nombre sont agrave contre-emploi il nrsquoy a pas de lien neacutecessaire entre un type drsquoodeur reacuteputeacutee

bonne ou mauvaise et ce qursquoon en dit

39

Cette bonne et chaude puanteur qui sexhale du fumier des vaches

Une saine puanteur de mareacutee

Lair plein de parfums atroces

Acirccres parfums du bitume et des aromates

Dans tes jupons remplis de ton parfum

Ensevelir ma tecircte endolorie

Et respirer comme une fleur fleacutetrie

Le doux relent de mon amour deacutefunt

(Le Leacutetheacute ndash Les Fleurs du Mal C Baudelaire)

Le bourdon se lamente et la bucircche enfumeacutee

Accompagne en fausset la pendule enrhumeacutee

Cependant quen un jeu plein de sales parfums

Heacuteritage fatal dune vieille hydropique

Le beau valet de cœur et la dame de pique

Causent sinistrement de leurs amours deacutefunts

(Spleen ndash Les Fleurs du Mal C Baudelaire)

laquo A noir corset velu des mouches eacuteclatantes

Qui bombinent autours de puanteurs cruelles raquo

(Voyelles ndash A Rimbaud)

laquo Ocirc cœurs de saleteacute bouches eacutepouvantables

Fonctionnez plus fort bouches de puanteurs

Un vin pour ces torpeurs ignobles sur ces tables

Vos ventres sont fondus de honteshellip raquo

(Lorgie parisienne ndash A Rimbaud)

44 Analyse de la phraseacuteologie des odeurs

On nrsquoobserve donc pas de scheacutema reacutefeacuterentiel comportant un paradigme structureacute

avec un eacuteleacutement seacuteminal de type pivot + [eacuteleacutement seacuteminal paradigme] laquo Odeur raquo nrsquoest

ainsi pas une UP ouverte (du type 3 tel que deacutefini au chapitre 2) mais une UP mono-

lexicale (de type 1) accompagneacutee de paradigmes sans eacuteleacutements seacuteminaux Pour le

lecteur qui srsquoeacutetonnerait qursquoun mot isoleacute puisse ecirctre appeleacute une uniteacute phraseacuteologique (UP)

rappelons qursquoil srsquoagit lagrave de notre point de vue sur le vocabulaire tel que deacutefini dans le

40

chapitre deux selon lequel tous les mots sont toujours accompagneacutes de contextes

preacutefeacuterentiels qui constituent un corpus drsquousages plus ou moins structureacute plus ou moins

contraint La possibiliteacute drsquousages atypiques drsquoadjectifs et de sources est ainsi bel et bien

inscrite dans la langue et il semble donc difficile de construire des hypallages avec laquo odeur raquo

Et si nimporte quel objet de notre expeacuterience peut ecirctre une source dodeurs si la

liste des adjectifs permettant de les deacutecrire est sans limite alors tout est possible Encore

faut-il en persuader le lecteur Crsquoest lagrave qursquointervient le talent de lrsquoauteur et pour montrer

comment M Proust srsquoy prend nous donnons ci-dessous le texte dont nous avons extrait la

description des odeurs donneacutee au deacutebut de cet article

laquo Ma tante nhabitait plus effectivement que deux chambres contigueumls restant lapregraves-

midi dans lune pendant quon aeacuterait lautre Ceacutetaient de ces chambres de province

qui - de mecircme quen certains pays des parties entiegraveres de lair ou de la mer sont

illumineacutees ou parfumeacutees par des myriades de protozoaires que nous ne voyons pas -

nous enchantent des mille odeurs quy deacutegagent les vertus la sagesse les habitudes

toute une vie secregravete invisible surabondante et morale que latmosphegravere y tient en

suspens odeurs naturelles encore certes et couleur du temps comme celles de la

campagne voisine mais deacutejagrave casaniegraveres humaines et renfermeacutees geleacutee exquise

industrieuse et limpide de tous les fruits de lanneacutee qui ont quitteacute le verger pour

larmoire saisonniegraveres mais mobiliegraveres et domestiques corrigeant le piquant de la

geleacutee blanche par la douceur du pain chaud oisives et ponctuelles comme une

horloge de village flacircneuses et rangeacutees insoucieuses et preacutevoyantes lingegraveres

matinales deacutevotes heureuses dune paix qui napporte quun surcroicirct danxieacuteteacute et

dun prosaiumlsme qui sert de grand reacuteservoir de poeacutesie agrave celui qui la traverse sans y

avoir veacutecu Lair y eacutetait satureacute de la fine fleur dun silence si nourricier si succulent

que je ne my avanccedilais quavec une sorte de gourmandise surtout par ces premiers

matins encore froids de la semaine de Pacircques ougrave je le goucirctais mieux parce que je

venais seulement darriver agrave Combray avant que jentrasse souhaiter le bonjour agrave ma

tante on me faisait attendre un instant dans la premiegravere piegravece ougrave le soleil dhiver

encore eacutetait venu se mettre au chaud devant le feu deacutejagrave allumeacute entre les deux

briques et qui badigeonnait toute la chambre dune odeur de suie en faisait comme

un de ces grands laquo devants de four raquo de campagne ou de ces manteaux de chemineacutee

de chacircteaux sous lesquels on souhaite que se deacuteclarent dehors la pluie la neige

mecircme quelque catastrophe diluvienne pour ajouter au confort de la reacuteclusion la

poeacutesie de lhivernage je faisais quelques pas du prie-Dieu aux fauteuils en velours

frappeacute toujours revecirctus dun appui-tecircte au crochet et le feu cuisant comme une pacircte

les appeacutetissantes odeurs dont lair de la chambre eacutetait tout grumeleux et quavait deacutejagrave

fait travailler et laquo lever raquo la fraicirccheur humide et ensoleilleacutee du matin il les feuilletait

41

les dorait les godait les boursouflait en faisant un invisible et palpable gacircteau

provincial un immense laquo chausson raquo ougrave agrave peine goucircteacutes les arocircmes plus croustillants

plus fins plus reacuteputeacutes mais plus secs aussi du placard de la commode du papier agrave

ramages je revenais toujours avec une convoitise inavoueacutee mengluer dans lodeur

meacutediane poisseuse fade indigeste et fruiteacutee du couvre-lit agrave fleurs raquo

(Du cocircteacute de chez Swann Marcel Proust)

On voit que la description des odeurs du couvre-lit nrsquoa rien de choquant Lrsquoodorat est mis en

relation avec les autres sens aux stimulations olfactives srsquoajoutent des perceptions sonores

gustatives tactiles et surtout visuelles Elles sont deacutecrites ensemble agrave laide dun vocabulaire

indiffeacuterencieacute lrsquoauteur nous emmegravene dans un monde foisonnant de sources de percepts

divers et varieacutes Lrsquousage de certains adjectifs comme grumeleux ou meacutediane nrsquoest degraves lors

pas surprenant drsquoautant plus que la phraseacuteologie des odeurs permet une tregraves grande liberteacute

deacutesignative Plutocirct que de concevoir le sens lexical comme un ensemble de proprieacuteteacutes

seacutemantiques qui entreraient en reacutesonnance avec les proprieacuteteacutes drsquoautres mots il serait sans

doute judicieux de le penser comme une sorte de reacutesultante des contextes dans lesquels ils

se trouvent et des objets qursquoils servent agrave nommer y compris ceux qui apparaissent de

maniegravere impreacutevisible et inhabituelle

Ce sont ces usages atypiques qui creacuteent pour le lecteur un monde agrave la fois reacuteel et

fantastique un monde familier dont nous avons sans doute nous aussi expeacuterimenteacute

lrsquoeacutetrangeteacute sans jamais avoir eu lrsquoideacutee de le deacutecrire ou le talent pour le faire Un usage neuf et

creacuteatif de la langue permet de faire entrevoir ne serait-ce qursquoun instant le mystegravere du

monde qui se cache habituellement derriegravere la laquo reacuteserve de formules de deacutenominations de

locutions toutes precirctes [hellip] de pure imitation qui nous deacutelivrent du soin de penser raquo (P

Valeacutery citation placeacutee en exergue de cet article)

La possibiliteacute de cette deacutecouverte est drsquoailleurs un des thegravemes majeurs de lrsquoœuvre de

Proust le monde recegravele une autre reacutealiteacute plus intime et peut-ecirctre plus profonde que celle

que nous percevons avec les mots de tous les jours Mais la deacutecrire demande un effort

Proust eacutetablit une distinction fondamentale entre ce qursquoil appelle laquo une litteacuterature de

notation raquo qui se contente de reprendre des descriptions conventionnelles et lrsquoart veacuteritable

qui recherche une approche plus authentique de la reacutealiteacute en se deacutegageant des lieux

communs et des locutions toutes faites

laquo Comment la litteacuterature de notations aurait-elle une valeur quelconque puisque cest

sous de petites choses comme celles quelle note que la reacutealiteacute est contenue (la

grandeur dans le bruit lointain dun aeacuteroplane dans la ligne du clocher de Saint-

Hilaire le passeacute dans la saveur dune madeleine etc) et quelles sont sans

signification par elles-mecircmes si on ne len deacutegage pas Peu agrave peu conserveacutee par

42

la meacutemoire cest la chaicircne de toutes ces expressions inexactes ougrave ne reste rien

de ce que nous avons reacuteellement eacuteprouveacute qui constitue pour nous notre penseacutee

notre vie la reacutealiteacute et cest ce mensonge-lagrave que ne ferait que reproduire un art soi-

disant laquo veacutecu raquo simple comme la vie sans beauteacute double emploi si ennuyeux et si

vain de ce que nos yeux voient et de ce que notre intelligence constate quon se

demande ougrave celui qui sy livre trouve leacutetincelle joyeuse et motrice capable de le

mettre en train et de le faire avancer dans sa besogne La grandeur de lart veacuteritable

au contraire de celui que M de Norpois eucirct appeleacute un jeu de dilettante ceacutetait de

retrouver de ressaisir de nous faire connaicirctre cette reacutealiteacute loin de laquelle nous

vivons de laquelle nous nous eacutecartons de plus en plus au fur et agrave mesure que prend

plus deacutepaisseur et dimpermeacuteabiliteacute la connaissance conventionnelle que nous lui

substituons cette reacutealiteacute que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue et

qui est tout simplement notre vie raquo

(Le temps retrouveacute M Proust p 256-257)

Conclusion

Abandonner les sentiers battus de lrsquoexpression conventionnelle est une grande

tentation pour le poegravete DrsquoArthur Rimbaud agrave Andreacute Breton de Reneacute Char agrave Saint John Perse

le corpus de la poeacutesie qui se deacutepartit du langage ordinaire est extrecircmement riche Lorsqursquoils

ont du talent les poegravetes reacuteussissent agrave nous faire entrapercevoir une autre reacutealiteacute que celle agrave

laquelle nous sommes habitueacutes au prix parfois drsquoune certaine opaciteacute de leurs textes Mais le

chemin est eacutetroit entre la creacuteativiteacute veacuteritable et lrsquoastuce litteacuteraire pareacutee drsquoinventiviteacute factice

Chez Proust il nrsquoy a ni opaciteacute ni inventiviteacute factice Son art ne consiste pas agrave

assembler des mots en dehors de toute contrainte drsquousage mais agrave deacutecrire clairement des

expeacuteriences personnelles individuelles certes mais que pour les avoir veacutecues nous

reconnaissons comme existant dans notre expeacuterience commune Certaines nrsquoont pas eacuteteacute

lrsquoobjet de descriptions avant Proust et elles ont donc eacuteteacute avant lui litteacuteralement hors

corpus et donc hors de la langue Lrsquoart de Proust est ainsi essentiellement reacutefeacuterentiel et

creacuteatif Il parle du monde de notre monde de maniegravere neuve originale et frappante au point

que des fragments importants de son œuvre sont passeacutes dans la culture commune et donc

dans la langue Ce qui se passe en nous lorsque nous nous endormons ou la maniegravere dont les

souvenirs peuvent revenir involontairement agrave la conscience gracircce agrave une odeur ou agrave une

saveur cela ne peut ecirctre eacutevoqueacute agrave notre eacutepoque sans reacutefeacuterence agrave lrsquoœuvre de Proust en

lrsquooccurrence la premiegravere page de Du cocircteacute de chez Swann et lrsquoeacutepisode de la madeleine dite de

Proust

Si ces descriptions sont entreacutees dans les corpus drsquousages crsquoest parce que Proust les a

fait exister pour ses lecteurs au prix drsquoun effort linguistique en assemblant des mots de

notre langue commune de maniegravere parfois non conventionnelle et crsquoest drsquoailleurs cet usage

43

souvent hors norme mais reconnaissable de la langue qui donne cette qualiteacute eacutetrange et

belle agrave son œuvre Crsquoest cet usage creacuteatif qui a constitueacute pour lui puis pour nous la reacutealiteacute de

ce qursquoil voulait dire Il nrsquoy a pas lagrave de traduction drsquoune penseacutee en langue mais la construction

mentale drsquoune ideacutee neuve agrave lrsquoaide de mots que nous reconnaissons agrave la lecture

En conclusion disons que parler et eacutecrire de maniegravere laquo normale raquo crsquoest reacuteutiliser les

deacutenominations existant dans la langue avec leurs phraseacuteologies cest-agrave-dire leurs usages

conventionnels pour pointer vers une expeacuterience commune fortement baliseacutee par le langage

Parler et eacutecrire de maniegravere creacuteative en revanche cest utiliser la langue en-dehors des

phraseacuteologies habituelles mais en en tenant compte pour partager une expeacuterience neuve et

originale

Pour finir cet article voici un extrait de La pheacutenomeacutenologie de la perception de

Maurice Merleau-Ponty ougrave cet auteur deacutecrit la diffeacuterence entre notre pratique quotidienne

de la langue et son usage creacuteatif qui permet de transformer laquo en parole un certain silence raquo

laquo Nous vivons dans un monde ougrave la parole est institueacutee Pour toutes ces paroles

banales nous posseacutedons en nous-mecircmes des significations deacutejagrave formeacutees Elles ne

suscitent en nous que des penseacutees secondes celles-ci agrave leur tour se traduisent en

dautres paroles qui nexigent de nous aucun veacuteritable effort de compreacutehension Ainsi

le langage et la compreacutehension du langage paraissent aller de soi Le monde

linguistique et intersubjectif ne nous eacutetonne plus nous ne le distinguons plus du

monde mecircme et cest agrave linteacuterieur dun monde deacutejagrave parleacute et parlant que nous

reacutefleacutechissons Nous perdons conscience de ce quil y a de contingent dans lexpression

et dans la communication soit chez lenfant qui apprend agrave parler soit chez leacutecrivain

qui dit et pense pour la premiegravere fois quelque chose soit enfin chez tous ceux qui

transforment en parole un certain silence raquo

(Pheacutenomeacutenologie de la perception Merleau-Ponty 1945 214)

Bibliographie

1) Frath Pierre laquo La conception de la deacutenomination chez Georges Kleiber raquo in Res-

per-nomen IV Les theacuteories du sens et de la reacutefeacuterence Hommage agrave Georges Kleiber

Editions et Presses Universitaires de Reims Coord E Hilgert S Palma R Daval P

Frath agrave paraicirctre

2) Frath Pierre 2011 laquo La conscience dans la theacuteorie linguistique raquo in Res-per-

nomen III La reacutefeacuterence la conscience et le sujet eacutenonciateur Reference

Consciousness and the Speaking Subject Coord P Frath V Bourdier E Hilgert K

Breacutehaux amp J Dunphy-Blomfield Reims Editions et Presses Universitaires de

Reims pp 25-40

44

3) Frath Pierre 2011 laquo La reacutefeacuterence par le nom vers une linguistique

anthropologique raquo in Res per Nomen 2 langue reacutefeacuterence et anthropologie

Coordinateurs P Frath J Pauchard amp L Lansari Reims pp 57-76

4) Frath Pierre Kleiber Georges Seacutemantique de la Deacutenomination Reacutefeacuterentielle agrave

paraicirctre

5) Frath Pierre Gledhill Christopher 2005 laquo Quest-ce quune uniteacute

phraseacuteologique laquo in La phraseacuteologie dans tous ses eacutetats Actes du Colloques

Phraseacuteologie 2005 Bolly C Klein JR Lamiroy B (eacuteds) Cahiers de lInstitut

linguistique de Louvain CILL 31 2-4 pp 11-25

6) Frath Pierre Gledhill Christopher 2005 ldquoFree-Range Clusters or Frozen Chunks

Reference as a defining criterion for linguistic units raquo in RANAM (Recherches

Anglaises et Nord-Ameacutericaines) ndeg 38 Strasbourg pp 25-43

7) Gledhill Christopher Frath Pierre 2007 laquo Collocation phrasegraveme deacutenomination

vers une theacuteorie de la creacuteativiteacute phraseacuteologique raquo La Linguistique vol 43 fasc 1

8) Gledhill Christopher Frath Pierre 2005a ldquoA Reference-based Theory of

Phraseological Units The Evidence of Fossilsrdquo in Corpus Linguistics Vol 1 no 1

Editors Pernilla Danielsson and Martijn Wagenmakers Birmingham

9) Gledhill Christopher Frath Pierre 2005b laquo Une tournure peu en cacher une

autre linnovation phraseacuteologique dans Trainspotting raquo Les Langues Modernes 3

pp 68-79

10) Kleiber Georges laquo Y a-t-il des noms drsquoodeurs raquo in Casanova Herrero E et Calvo

Rigual C (eds) Actes del 26e Congregraves de Linguistica i Filologia Romagraveniques

(Valegravencia 6-11 de setembre de 2010) Berlin Walter de Gruyter Vol 3 pp 223-

234

11) Kleiber Georges 2003 laquo Sur la seacutemantique de la deacutenomination raquo Verbum tome

XXV 1 pp 97-106

12) Kleiber Georges 2001 laquo Remarques sur la deacutenomination raquo Cahiers de

Praxeacutematique 36 pp 21-41

13) Kleiber Georges 1984 laquo Deacutenomination et relations deacutenominatives raquo Langages

76 pp 77-94

14) Merleau-Ponty Maurice 1945 Pheacutenomeacutenologie de la perception Paris Gallimard

15) Proust Marcel 1954 Du cocircteacute de chez Swann Paris Gallimard Le Livre de Poche

1egravere publication Grasset 1913

16) Proust Marcel 1954 Le temps retrouveacute Paris Gallimard Folio 1egravere publication

NRF 1927

17) Pustejovsky James 1995 The Generative Lexicon Cambridge MA MIT Press

18) Rastier Franccedilois 1991 Seacutemantique interpreacutetative Paris PUF

19) Ryle Gilbert 1949 The Concept of Mind Hutchison London

45

20) Saussure Ferdinand de 2002 Eacutecrits de linguistique geacuteneacuterale texte eacutetabli et eacutediteacute

par Simon Bouquet et Rudolf Engler Paris Gallimard

21) Thomiegraveres-Kokochkina Irina 2013 laquo Je sens donc je dis (Les noms preacutedicatifs

drsquoodeurs simples et composeacutes en russe) raquo 32nd International Conference on Lexis

and Grammar Universidade do Algarve Faro Portugal September 10-14 2013

Pre-Proceedings Jorge Baptista Mario Monteleone pp 159-163

22) Valeacutery Paul (1936 2012) Le bilan de lrsquointelligence Paris Eacuteditions Allia

23) Wittgenstein Ludwig 1961 Tractatus logico-philosophicus suivi de Investigations

philosophiques Traduit de lallemand par Pierre Klossowski Paris Gallimard

46

Les modes de repreacutesentation du monde avec

les adjectifs qualificatifs en ndashist-

Tatiana BOTTINEAU

(INALCO)

La repreacutesentation langagiegravere de la perception du monde sera abordeacutee ici agrave travers

lrsquoemploi des adjectifs qualificatifs qui sont formeacutes avec le suffixe ndashist- agrave partir des noms

communs drsquoorigine russe Je ne parlerai pas des adjectifs de relation en ndashist- deacuteriveacutes des

noms propres comme marksistskij laquo marxiste raquo des noms de courants ideacuteologiques ou

politiques comme bolrsquoševistskij laquo bolcheacutevik raquo ou de ceux qui sont formeacutes agrave partir de racines

drsquoorigine eacutetrangegravere comme kapitalističeskij laquo capitaliste raquo

Je proposerai un essai de classification des adjectifs en ndashist- en recourant aux critegraveres agrave

la fois seacutemantiques et pragmatiques formels et eacutenonciatifs Du point de vue de la

seacutemantique je prendrai en compte le sens lexical de la base de deacuterivation (X) de lrsquoadjectif et

celui du substantif (Y) qualifieacute par lrsquoadjectif en ndashist- Du point de vue formel je preacutesenterai le

suffixe comme un relateur qui instaure un lien particulier entre les notions X et Y lien fondeacute

sur les opeacuterations abstraites de quantification et drsquoextraction Du point de vue eacutenonciatif je

chercherai agrave preacuteciser le rocircle et le statut de lrsquoinstance locutive en charge de la perception

sensorielle du monde et de sa repreacutesentation langagiegravere

Selon le mode de preacutesentation du monde par les Adjist je distinguerai trois grandes

classes les laquo classificateurs raquo les laquo deacuteterminateurs raquo et les laquo appreacuteciateurs raquo

1 La preacutesentation de la deacuterivation adjectivale dans la litteacuterature linguistique

Dans la litteacuterature linguistique russe la deacuterivation suffixale des adjectifs qualificatifs

est traiteacutee essentiellement de deux points de vue Drsquoune part il est de tradition de tenir

compte de la nature grammaticale nominale ou verbale de la base X Drsquoautre part les eacutetudes

aussi bien en synchronie qursquoen diachronie traitent des pheacutenomegravenes drsquoalternance dus agrave

lrsquoadjonction des suffixes agrave la base de deacuterivation X et se manifestant sur le plan

morphonologique et orthographique

Par ailleurs la description de certains suffixes comme par exemple ceux qui servent agrave

former les participes ou le comparatif est associeacutee agrave leur fonction grammaticale

En ce qui concerne le seacutemantisme des adjectifs deacuteriveacutes on eacutevoque volontiers le cas de

certains deacuteterminants formeacutes agrave partir de la mecircme base par lrsquoadjonction de diffeacuterents suffixes

(slab-enrsquok-ij slab-ovat-yj laquoaffaibliraquo volos-ist-yjvolos-at-yj laquo chevelu poilu raquo nosistyjnosatyj

laquo au grand nez raquo zdorovušrsquoij zdorovyj (kulak) laquo (poing) eacutenorme tregraves fort raquo etc) Ces

adjectifs sont reacuteguliegraverement preacutesenteacutes comme synonymes ou comme tregraves proches par leur

signification mais exprimant des nuances au service de lrsquoincontournable expressiviteacute ou

47

subjectiviteacute du langage dont les distinctions varient au greacute de la perception subjective des

auteurs A partir de lagrave les suffixes se voient doteacutes des capaciteacutes drsquoexprimer des valeurs

seacutemantiques et reccediloivent des eacutetiquettes de suffixes de diminution drsquoindeacutetermination de

deacutepreacuteciation drsquoaugmentation etc

En lrsquoabsence de formalisation des donneacutees une telle deacutemarche ne fournit pas drsquooutils

pertinents qui permettraient drsquoeacutetablir une distinction rigoureuse entre les suffixes

consideacutereacutes comme seacutemantiquement proches ou de cerner avec une preacutecision plus ou moins

grande la valeur et le fonctionnement drsquoun suffixe comme crsquoest le cas de ndashist-

2 Lrsquoapproche theacuteorique adopteacutee agrave lrsquoeacutetude des adjectifs en ndashist-

Je pars du principe qursquoen eux-mecircmes les suffixes ne sont pas iconiques qursquoils ne

possegravedent pas de lien avec le monde reacutefeacuterentiel et qursquoils nrsquoont pas de valeur seacutemantique

preacutedeacutetermineacutee les suffixes ne sont pas intrinsegravequement signifiants dans la mesure ougrave ils ne

renvoient agrave aucun signifieacute

Cependant lrsquoabsence de signifieacute nrsquoest pas synonyme de lrsquoabsence de toute signification

et les morphegravemes suffixaux peuvent contribuer agrave rendre des sens implicites qui se reacutevegravelent

lorsque ces eacuteleacutements sont placeacutes dans un environnement particulier qursquoil soit syntagmatique

ou propositionnel

La repreacutesentation du monde par un syntagme adjectival engage neacutecessairement une

double opeacuteration drsquoinstanciation celle du reacutefeacuterent qualifieacute (Y) mais aussi celle du reacutefeacuterent

nommeacute par la base de deacuterivation de lrsquoadjectif (X) Lrsquoadjonction du suffixe et son choix

lorsqursquoil est possible traduisent lrsquoexistence des processus cognitifs fondamentaux et agrave

caractegravere reacutecurrent De maniegravere geacuteneacuterale et notamment dans le cas de ndashist- la deacuterivation

suffixale se reacutevegravele comme la trace drsquoun travail mental reacutealiseacute dans le domaine des notions

respectives X et Y -ist- joue le rocircle drsquoun relateur mettant en place et deacuteterminant le mode de

repeacuterage entre deux reacutefeacuterents distincts qui varie en fonction de la nature de X et de Y

Les diffeacuterences du mode de repeacuterage permettent en particulier de poser la distinction

entre les adjectifs seacutemantiquement proches comme par exemple des deacuteterminants en ndashist-

(cvetistyj skulistyj) et en ndashast- (cvetastyj skulastyj)

Dans cette perspective la repreacutesentation langagiegravere drsquoun eacutetat des choses renvoie

neacutecessairement agrave une instance agrave la fois source de la perception en charge drsquoune activiteacute

sensorielle et source de lrsquoeacutenonciation en charge drsquoune activiteacute langagiegravere Lrsquoanalyse agrave

premiegravere vue morphologique et seacutemantique requiert le recours aux outils de la description

formelle avec lrsquoactualisation des notions X et Y et des liens qursquoelles entretiennent ainsi que

des paramegravetres eacutenonciatifs tels que le statut et la localisation temporelle des instances

eacutenonciatives

Dans cette perspective jrsquoenvisage le suffixe ndashist- comme remplissant une double

fonction Drsquoune part je considegravere ndashist- comme un marqueur de preacutesence de X en Y ce qui

48

constitue un trait distinctif du reacutefeacuterent Y qui permet de le particulariser et de lrsquoextraire de sa

classe geacuteneacuterique Drsquoautre part jrsquoattribue agrave ndashist- la proprieacuteteacute de focaliser sur la preacutesence

quantitative mais non quantifieacutee du X en Y Ainsi pjatnistaja poverxnostrsquo laquo surface tacheteacutee raquo

est une surface (Y) couverte de plusieurs pjatno laquo tache raquo (Xquant) vetvistoe derevo laquo arbre

branchu raquo est un arbre (Y) comportant de nombreuses vetvrsquo laquo branche raquo (Xquant) izvilistaja

doroga laquo route sinueuse raquo est une route (Y) avec beaucoup de izvilina laquo virage raquo (Xquant)

Lrsquoopeacuteration de la focalisation sur la quantification de X et celle de lrsquoextraction de Y

drsquoune classe de reacutefeacuterents semblables sont agrave la charge drsquoune instance agrave la fois foyer de

perception qui constate la reacutealiteacute reacutefeacuterentielle et drsquoune instance eacutenonciative support de la

deacutetermination du monde et de sa repreacutesentation agrave travers les formes langagiegraveres

approprieacutees

La reacutealisation de ces opeacuterations abstraites est fortement lieacutee au mode de la perception

visuelle auditive olfactive gustative ou encore tactile de la reacutealiteacute

3 Les donneacutees existantes

Drsquoapregraves le dictionnaire grammatical de Zaliznjak (2007) le nombre drsquoadjectifs

qualificatifs en -ist- srsquoeacutelegraveve tregraves preacuteciseacutement agrave trois cent dix-sept Une consultation rapide

des donneacutees sur Internet permet de deacutecouvrir une liste de 510 uniteacutes et de constater

lrsquoexistence drsquoautres Adjist qui ne figurent pas dans le Dictionnaire de Zaliznjak dyristyj

laquo ayant de nombreux trous raquo vymistyj laquo posseacutedant un pis important raquo zakorjučistyj laquo ayant

de nombreux crochets accros raquo zazvonistyj laquo retentissant bien sonore raquo etc

Il va de soi qursquoil nrsquoy a pas de confusion entre le suffixe ndashist- et la racine ist- de lrsquoadjectif

istyj laquo correct reacutegulier vrai veacuteritable raquo (cf istina laquo veacuteriteacute vraie raquo) On govorit kak istyj

džentlrsquomen laquo Il parle comme un vrai gentlemen raquo

31 Les bases de deacuterivation des adjectifs en ndashist-

Les bases X et Y renvoient indiffeacuteremment aux reacutefeacuterents animeacutes (bolvanistyj učenik

laquo eacutelegraveve peu doueacute raquo) ou inanimeacutes (zolotistyj kolos laquo eacutepi doreacute raquo) concrets ou abstraits

(podxalimistaja myslrsquo laquo penseacutee flagorneuse raquo) cette derniegravere configuration eacutetant cependant

plutocirct minoritaire

Les Adjist sont majoritairement deacuteriveacutes

- de substantifs

pružina laquo ressort raquo pružinistyj mylo laquo savon raquo mylistyj bas laquo basse raquo basistyj

- drsquoadjectifs

vodjanoj laquo drsquoeau raquo vodjanistyj krovjanoj laquo se sang raquo krovjanistyj travjanoj

laquo herbeux raquo travjanistyj

49

- de verbes pour un nombre restreint drsquouniteacutes

prižimatrsquo laquoserrerraquo prižimistyj čelovek laquohomme avareraquo zadiratrsquo laquotaquiner accrocher qqnraquo

zadiristyj malrsquočik laquogarccedilon taquin accrocheurraquo preryvatrsquo laquointerrompreraquo preryvistaja

rečrsquo laquodiscours saccadeacuteraquo razvesitrsquo laquoeacutetendreraquo razvesistyj kust laquobuisson branchu raquo

Servant agrave former des adjectifs agrave partir des uniteacutes de langue qui appartiennent agrave

drsquoautres cateacutegories grammaticales le suffixe ndashist- permet une deacuterivation transcateacutegorielle

osanka laquo port prestance raquo osanistyj laquo drsquoune belle prestance raquo

vetvrsquo laquo branche raquo vetvistyj laquo branchu raquo

uvesitrsquo laquo accrocher suspendre tout autour raquo uvesistyj laquo lourd pesant raquo

La deacuterivation agrave lrsquointeacuterieur de la classe adjectivale est souvent accompagneacutee de la

modification plus ou moins signifiante du seacutemantisme de lrsquoadjectif preacuteexistant avec un

certain degreacute de conceptualisation dans le passage du concret agrave lrsquoabstrait

otryvnoj kalendarrsquo laquo calendrier agrave feuillets deacutetachables raquo otryvistyj ton laquo ton bref

saccadeacute raquo

mučnoj pirog laquo gacircteau fait avec de la farine raquo mučnistoe jabloko laquo pomme farineuse raquo

šolkovyj šarf laquo eacutecharpe en soie raquo šelkovistyj šarf laquo eacutecharpe soyeuse raquo etc

Lrsquoadjonction des suffixes diffeacuterents agrave la mecircme base est quelquefois agrave lrsquoorigine des

doublets qui diffegraverent consideacuterablement par leur signification respective

kožanyj pidžak laquo veste en cuir raquo kožistyj frukt laquo fruit agrave peau eacutepaisse raquo

ledjanoj dom laquo maison en glace raquo lrsquodistyj sneg laquo neige verglaccedilante raquo

gornyj xrebet laquochaicircne de montagne crecircte raquo goristyj landšaft laquo paysage montagneux raquo

korenistyj dub laquo checircne bien enracineacute raquo korenastyj čelovek laquo homme trapu raquo

napornyj mexanizm laquo meacutecanisme agrave pression raquo naporistyj čelovek laquo personne

insistante raquo

Dans certains cas la diffeacuterence seacutemantique entre les doublets reste agrave preacuteciser

Cvet laquocouleur raquo cvetistyj cvetastyj platok

Utroba laquo ventre raquo utrobistyjutrobnyj golos

Skula laquo pomette raquo skulastoe skulistoe lico

Gora laquo montagne raquo goristyj gornyj pejzaž

Sutulyj laquo vouteacute raquo sutulistaja sutulaja spina

Pokatyj laquo inclineacute raquo pokatistaja pokataja kryša etc

50

32 Les valeurs seacutemantiques exprimeacutees par les Ajdist

Selon Vinogradov les adjectifs qualificatifs en ndashist- expriment les valeurs suivantes

- preacutesence abondante de quelque chose ou possession de quelque chose drsquoabondant

(obilie čego-nibud obladanie množestvom čego-nibudrsquo)

- quantiteacute excessive de quelque chose (značenie izlišnego količestva čego-nibudrsquo)

- preacutesence drsquoune quantiteacute importante drsquoadditif (naličie bolrsquošoj primesi čego-nibudrsquo)

voda [eau]40 ndash vodjanistyj krovrsquo [sang] - krovjanistyj maslo [huile beurre]

masljanistyj trava [herbe] - travjanistyj sera [soufre] - sernistyj muka [farine] -

mučnistyj cf prizemistyj - bas)

- ressemblance agrave quelque chose (poxožij na čto-nibudrsquo napominajuščij svoimi

kačestvami to veščestvo)

- degreacute important de manifestation drsquoune capaciteacute drsquoun penchant (silrsquonaja stepenrsquo

sklonnosti sposobnosti k kakomu-nibudrsquo dejstviju) razgonistye stročki (lignes

eacutecriture eacutelanceacutee) laquo tabak črezvyčajno zaboristyj raquo (tabac trop fort) laquo Egraveti gospoda

razmasisty kak tjurja raquo (Ces messieurs sont trop mou comme de la bouillie) etc

La liste de valeurs seacutemantiques des Adjist dresseacutee par Vinogradov permet de constater

un trait reacutecurrent commun agrave tous les deacuteterminants Il srsquoagit de caracteacuteriser un reacutefeacuterent agrave

travers la preacutesence quantitativement importante mais indeacutetermineacutee drsquoun trait distinctif

nommeacute par le radical de lrsquoadjectif41

En revanche comme on peut lrsquoobserver sur lrsquoexemple des syntagmes comme škvalistyj

veter (vent agrave rafales) metelistyj veter (tempecircte de neige) serebristyj samoljot (avion argenteacute)

etc la liste de Vinogradov ne comporte pas les adjectifs Adjist qui deacuteterminent le degreacute de

manifestation de cette proprieacuteteacute comme atteacutenueacute

Restant dans le domaine seacutemantique je propose dans un premier temps de classer les

adjectifs Adjist du point de vue du moyen leur appreacutehension visuelle auditive tactile

gustative ou encore olfactive par une instance foyer de la perception du monde Cette

classification fait reacutefeacuterence aux proprieacuteteacutes intrinsegraveques du reacutefeacuterent Y

- sa forme zmeistaja tropinka laquo sentier serpentin raquo šrsquoelistyj pol laquo plancher fissureacute raquo

jačeistyj škaf laquo armoire agrave casier raquo

- sa couleur zemlistyj cvet lica laquo teint terreux raquo

- sa surface šelkovistaja tkanrsquo laquo tissu soyeux raquo

- sa composition glinistaja počva laquo sol argileux raquo ou sa structure jačeistyj škaf

laquo armoire agrave casier raquo)

40 Ce commentaire est de nous 41 Ce trait sera deacutesigneacute dans cet article par Xquant

51

- lrsquoeffet sonore qursquoil est susceptible de produire golosistyj pevec laquo chanteur avec une

voix puissante raquo basistyj golos laquo voix de basse raquo nadryvistyj krik laquo cri deacutechirant raquo

- lrsquoeffet olfactif qursquoil est susceptible de produire zapašistyj buket laquo bouquet

odorifeacuterant raquo dušistoe mylo laquo savonnette parfumeacutee raquo

- lrsquoeffet gustatif qursquoil est susceptible de produire vodjanistyj sok laquo jus de fruit aqueux raquo

mučnistoe jabloko laquo pomme farineuse raquo oskomistyj vinograd laquo raisin agrave goucirct aciduleacute raquo

- lrsquoeffet tactile qursquoil est susceptible de produire šelkovistaja tkanrsquo laquo tissu soyeux raquo

Parmi les 317 adjectifs en ndashist- citeacutes par le dictionnaire de Zaliznjak la majoriteacute rend la

perception visuelle du monde Un nombre significatif rend lrsquoeffet produit par le

comportement drsquoun individu qui est fondeacute sur sa perception visuelle immeacutediate ou sur un

savoir preacutealablement acquis (podxalimistyj laquo flagorneur raquo pokladistyj laquo accomodant raquo

uxrapistyj raquo smekalistyji laquo astucieux rapide raquo prižimistyj laquo radin raquo)

Une dizaine drsquoadjectifs essentiellement deacuteriveacutes de bases verbales rendent les

proprieacuteteacutes perccedilues par la voie auditive

basistyj baritonistyj golos laquo voix de basse de baryton raquo

golosistyj pevec laquo chanteur avec une belle voix raquo

perekatistyj pokatistyj raskatistyj grom laquo tonnerre grondant raquo

perelivistyj laquo vibrant (pour une voix) raquo

nadryvistyj laquo fecircleacute (pour une voix) raquo preryvistyj laquo entrecoupeacute interrompu (souffle voix

discours) raquo otryvistyj laquo saccadeacute sec (pour une voix) raquo

Quelques uniteacutes seulement rendent les sensations gustatives (oskomistyj mučnistyj

vodjanistyj navaristyj etc) tactiles (korjažistyj eršistyj pušistyj etc) ou olfactives (dušistyj

zapašistyj)

Lrsquoorigine des sensations reste cependant quelque peu ambigueuml dans la mesure ougrave les

mecircmes deacuteterminants peuvent se rapporter aux diffeacuterents types de perception Par exemple

lrsquoemploi de lrsquoadjectif podžaristyj rend agrave la fois une perception visuelle drsquoun plat agrave la

perception gustative lorsqursquoon le consomme ou auditive lorsqursquoon entend les sons

caracteacuteristiques agrave sa consommation

Pour tous ces deacuteterminants le substantif renvoie agrave un reacutefeacuterent Y inanimeacute agrave lrsquoexception

de ceux tregraves nombreux qui se rapportent agrave un reacutefeacuterent animeacute dont ils caracteacuterisent la

maniegravere de se comporter (naxrapistyj laquo culotteacute raquo bolvanistyj laquo becircte raquo smekalistyj laquo futeacute raquo

xuliganistyj laquodeacutesobeacuteissant irrespectueux raquo)

52

33 Le foyer de la perception Les impressions et les sensations

Le corpus indique que la valeur seacutemantique drsquoun Adjist a un lien naturel avec les

capaciteacutes physiologiques de lrsquohomme et implique la prise en compte des paramegravetres

cognitifs lors de lrsquoanalyse des emplois de ces deacuteterminants

Ce nrsquoest probablement pas tout agrave fait un hasard srsquoil existe en russe les expressions

meacutetaphoriques vsevidjaščee oko laquo œil qui voit tout raquo et vseslyšaščee uxo laquo oreille qui entend

toutraquo mais que de telles syntagmes nrsquoexistent pas en relation avec les sensations gustatives

olfactives ou tactiles Est-ce ducirc agrave la capaciteacute de lrsquohomme drsquoappreacutehender instantaneacutement

plusieurs reacutefeacuterents distincts ou plusieurs traits drsquoun seul reacutefeacuterent par la voie visuelle ou

auditive alors que la perception du monde par les autres voies serait limiteacutee agrave

lrsquoappreacutehension drsquoun seul trait distinctif drsquoun reacutefeacuterent unique dont on ne peut mesurer que le

degreacute de reacutealisation

La diffeacuterence entre les moyens de la perception physiologique agrave mon sens correspond

dans la langue agrave deux modes diffeacuterents de caracteacuterisation par Adjist de la proprieacuteteacute X lrsquoun

relevant de la focalisation sur la quantification indeacutetermineacutee de sa preacutesence multiple lrsquoautre

relevant de la focalisation sur lrsquointensiteacute de sa reacutealisation La reacutealisation intense de X en Y

induit la mise implicite de X sur un gradient et actualise sa nature scalaire

Exemples de la preacutesence en Y drsquoeacuteleacutements multiples X vetvistoe derevo laquo arbre

branchu raquo poristyj šokolad laquo tablette de chocolat souffleacute raquo jačeistyj jaščik laquo tiroir agrave casier raquo

mozolistye ruki laquo mains rugueuses (avec nombre drsquoampoules) raquo

Exemples de lrsquoexpression du degreacute de reacutealisation de X en Y sutulistaja spina laquo dos

voucircteacute raquo blondinistye volosy laquo cheveux blonds raquo pižonistyj pidžak laquo veste de dandy raquo

obrsquojomistaja kniga laquo livre volumineux raquo skulistoe lico laquo visage agrave pommettes raquo

La correacutelation entre les diffeacuterents domaines de lrsquoactiviteacute humaine justifie lrsquoexistence

des variations seacutemantiques des adjectifs en ndashist- et implique celle du degreacute drsquoimplication du

locuteur agrave la fois foyer de la perception des reacutefeacuterents et source de leur repreacutesentation

langagiegravere

La perception visuelle apparaicirct comme le mode de lrsquoappreacutehension du monde qui

confegravere au locuteur le statut drsquoobservateur externe (Sobs) qui constate lrsquoexistence de X en Y

mais son implication reste limiteacutee Lrsquohomme saisit visuellement une image instantaneacutee du

reacutefeacuterent Y mais il lui reste exteacuterieur il nrsquoy a pas drsquointeraction avec le foyer de la perception

et le reacutefeacuterent perccedilu Y nrsquoest que lrsquoobjet de lrsquoobservation et sa deacutetermination par le locuteur

porte sur sa forme sa couleur ou sa composition sans qursquoil y ait un contact physique direct

avec lrsquoobjet

La distance physique qui seacutepare le foyer de la perception visuelle du reacutefeacuterent

contribue agrave lrsquoemploi freacutequent des adjectifs Adjist avec des sens figureacutes et favorise la

construction des repreacutesentations meacutetaphoriques du monde par analogie le reacutefeacuterent

53

immeacutediatement perccedilu est mentalement rapprocheacute drsquoautres reacutefeacuterents absents du champ

drsquoobservation du locuteur

1) Na stole hellip močalistaja varjonaja govjadina i korobka iz-pod sardin (A Čexov citeacute

drsquoapregraves le dictionnaire de Ušakov)

Sur la table eacutetaient poseacutes un plat de viande filandreuse cuite agrave lrsquoeau et une boite de

sardines vide

2) Aspid smotrel kak serye pautinistye morščiny u glaz isčezajut pod tonkimi

mazkami krem-pudry laquo Maks Faktor raquo (A Bayette)

Aspid observait comment sous les touches fines du fond de teint laquo Max Factor raquo

poseacutees sous ses yeux disparaissaient les filaments gris de ses rides

En revanche la perception des sensations olfactive gustative et auditive induit

lrsquoappropriation physiologique Y par le foyer de la perception de lrsquoodeur du goucirct ou du son

qui eacutemanent de Y ce qui suppose une implication plus active de lrsquoinstance foyer de la

perception Lrsquoadjectif en ndashist- ne fait pas reacutefeacuterence agrave la preacutesence quantitative drsquoeacuteleacutements X en

Y mais signifie que la proprieacuteteacute X a atteint un degreacute important de manifestation et qursquoil

constitue pour le foyer de la perception la caracteacuteristique distinctive du reacutefeacuterent Y qui

laquo efface raquo ses autres proprieacuteteacutes Ainsi dans oskomistyj vinograd laquo raisin eacutecœurant raquo seul

lrsquoeffet drsquoeacutecœurement est rendu par Adjist alors mecircme que le raisin en question peut avoir

drsquoautres qualiteacutes gustatives mais non pertinentes pour le foyer de perception dans paxučij

cvetok laquo fleur odorifeacuterante raquo lrsquoodeur forte de la fleur efface les traits comme sa couleur sa

taille ou sa forme dans basistyj golos laquo voix proche drsquoune basse raquo le registre de la voix est

privileacutegieacute agrave sa puissance etc Lrsquoimplication du foyer de la perception dans la repreacutesentation

verbale de ces sensations est plus importante car il se preacutesente comme le nouveau siegravege de

lrsquoexistence de X avec lrsquoappreacuteciation subjective de son degreacute de reacutealisation

Lrsquoexpression des sensations tactile et gustative du monde est susceptible de se

confondre avec les impressions visuelles drsquoougrave le rocircle important du contexte qui permet de

deacutecider de quel mode de perception il srsquoagit

3) I srsquorsquojev plombir laquo Leningradskij raquo eščo nedolgo posasyvaet derevjannyju

zanozistuju paločku (Solomatin 2009) ndash perception tactile

Et ayant termineacute la glace laquo Leningradskij raquo elle continue quelque temps de sucer

son bacirctonnet rugueux

4) Vdolrsquo steny ležali zanozistyje nestrugannye doski a na nix počemu-to stojali

mužskie botinki (Usinova 2003) ndash perception visuelle

54

Le long du mur eacutetaient poseacutees des planches rugueses non raboteacutees et agrave cocircteacute

drsquoelles on ne sait pourquoi il y avait une paire de chaussures drsquohomme

5) V navaristom bulrsquojone plavali obnaružennye v kurice laquo nedojaički raquo ndash žoltye

vkusnye mučnistye na raskus šariki raznoj veličiny (Rubina 2006) ndash perception

gustative

Dans le consommeacute flottaient de petits œufs laquo inacheveacutes raquo trouveacutes agrave lrsquointeacuterieur de

la poule ndash des boules de diffeacuterentes tailles jaune de couleur bonne au goucirct

farineuses lorsqursquoon les croquait

6) V Širvane poražali potoki živoj massy stepi ustremljonnoj v krugooborot

žiznetvorenja kroxotnye palrsquočikovye sledy pesčanok vokrug norok miniatjurno

čotkie otpečatannye v mučnistoj pyli kogotok otdeljaetsja ot kogotka kroxotnoj

gorkoj (Iličevskij 2009) ndash perception visuelle

A Chirvan on eacutetait frappeacute par les flux vivants de la steppe lanceacutee dans le

mouvement tourbillonnant de la creacuteation de la vie de minuscules traces de pattes

des gerboises autour de leurs trous microscopiques et nettes laissaient des

empreintes dans la poussiegravere farineuse chaque trace de griffe eacutetait seacutepareacutee de

lrsquoautre par un petit monticule de terre

7) laquo Serebristyj zvon ručja raquo - smotrite online na oficialrsquonom sajte telekanala

laquo Rossija raquo raquo - perception auditive

laquo Murmure argentin du ruisseau raquo ndash regardez le film on line sur le site officiel du

teacuteleacute canal laquo Rossija raquo

8) Serebristaja doroga

Ty zovoš menja kuda

Svečkoj čistočetvergovoj

Nad toboj gorit zvezda (Esenin) ndash perception visuelle

Chemin argenteacute

Ougrave mrsquoappelles-tu

Tel le cierge du jeudi Saint

Brille au-dessus de toi une eacutetoile

A partir de ces observations impliquant lrsquoexpression du degreacute drsquoimplication du foyer de

la perception dans la description du monde je fais une distinction entre lrsquoappreacutehension

visuelle des reacutefeacuterents qui relegraveve du domaine des impressions et les autres modes de

perception relevant du domaine des sensations La dimension subjective dans la

55

deacutetermination proposeacutee par les Adjist reste toujours preacutesente mais son poids nrsquoest pas le

mecircme dans les deux cas

4 La perception visuelle et lrsquoopeacuteration de quantification indeacutetermineacutee de X

Dans la classe des Adjist qui rendent la perception visuelle du monde je distingue les

adjectifs laquo deacuteterminateurs raquo et les adjectifs laquo classificateurs raquo Cette distinction reflegravete les

diffeacuterences entre les opeacuterations cognitives qui preacutecegravedent la caracteacuterisation verbale des

reacutefeacuterents par une instance eacutenonciative

41 Les adjectifs laquo deacuteterminateurs raquo

Le fonctionnement des laquo deacuteterminateurs raquo se deacutecline sous deux configurations Y

possegravede Xquant et Y ressemble agrave X

411 Y possegravede Xquant

Lrsquoemploi des Adjist du type laquo Y possegravede Xquant raquo couvre deux opeacuterations cognitives

distinctes mais lieacutees entre elles La premiegravere consiste en la deacutetermination de Y reacutefeacuterent

concret et le plus souvent inanimeacute agrave travers la preacutesence du trait distinctif Xquant la deuxiegraveme

opeacuteration est celle de lrsquoextraction de Y de la classe geacuteneacuterique dont il fait partie

Du point de vue notionnel Y et X deacutesignent deux reacutefeacuterents indeacutependants lrsquoun de lrsquoautre

mais qui dans la reacutealiteacute reacutefeacuterentielle possegravedent un lien double

Drsquoune part ils sont lieacutes par une relation de possession (Y possegravede X) intrinsegraveque agrave la

nature de Y vetvistyj kust - un buisson est naturellement doteacute de branches izvilistaja

doroga - un chemin est susceptible drsquoavoir des virages šrsquoelistyj pol - un plancher a facilement

des fissures

Drsquoautre part X et Y sont lieacutes par une relation de deacutependance Y eacutetant la source de X

une branche est issue drsquoun arbre un virage fait partie drsquoune route une fissure ne peut exister

que sur un support mateacuteriel La relation liant Y et X nrsquoest pas celle drsquoeacutegaliteacute Y pourrait

eacuteventuellement ecirctre deacutepourvu de X mais X fait forceacutement partie de Y

Consubstantielle au reacutefeacuterent Y lrsquoexistence de X en elle-mecircme ne constitue pas son trait

distinctif et ne peut ecirctre eacutevoqueacutee pour deacuteterminer Y En revanche crsquoest lrsquoabondance

drsquoeacuteleacutements Xquant qui permet de speacutecifier de distinguer Y des autres reacutefeacuterents similaires et de

lrsquoextraire de la classe geacuteneacuterique dont il fait partie Aussi les bases nominales X renvoient-

elles agrave des reacutefeacuterents qui se soumettent agrave la quantification (objets deacutenombrables) vetvistoe

derevo laquo arbre branchu raquo šrsquoelistyj pol laquo plancher fissureacute raquo porožistaja reka laquo un cours drsquoeau

rapide raquo žilistoe mjaso laquo viande filandreuse raquo jačeistyj škaf laquo armoire agrave casiers raquo ušrsquoelistyj

massif laquo massif avec plusieurs gorges raquo skvažityj relief laquo relief agrave puits de peacutetrole raquo sloistoe

pirožnoe laquo mille-feuilles raquo korjažistyj stvol laquo tronc drsquoarbre noueux raquo

56

La deacutetermination quantitative de la preacutesence de X en Y opeacuteration mentale

explicitement rendue par un quantifieur nrsquoest pas envisageable dans le cas des adjectifs en ndash

ist- il srsquoagit en effet drsquoun acte implicite de coheacutesion de rassemblement des reacutefeacuterents Xquant

en Y

En revanche il nrsquoy a pas de contrainte seacutevegravere pour lrsquoemploi de ces deacuteterminants avec

les adverbes qui marquent aussi bien une grande quantiteacute qursquoune petite quantiteacute de X očenrsquo

(nemnogo) žilistoje mjaso laquo viande tregraves (un peu) filandreuse raquo vesrsquoma (slegka) šrsquoelistyj pol laquo

plancher tregraves (leacutegegraverement) fissureacute raquo črezvyčajno (edva) izvilistaja doroga laquo chemin

excessivement (agrave peine) accidenteacute raquo

La pluralisation de X ne conduit pas agrave la particularisation de chacun drsquoentre eux mais agrave

la speacutecification de Y qui attire lrsquoattention de lrsquoinstance foyer de la perception par la preacutesence

de Xquant en Y Etant le siegravege de preacutesence de Xquant Y deacutelimite quantitativement son

occurrence ce qui permet lrsquoactualisation de lrsquoexistence drsquoune situation particuliegravere

observable et observeacutee La deacutetermination de Y avec Adjist nrsquoa aucun fond poleacutemique mais

tend agrave transmettre la perception visuelle de la reacutealiteacute objective Y par un observateur

synchrone neutre Sobs

Cette opeacuteration confegravere aux Adjist une fonction deacuteterminative Y est diffeacuterent de Y1 Y2

Yn non pas parce qursquoil possegravede X mais parce qursquoil possegravede Xquant

Lrsquoexistence des deux reacutefeacuterents Xquant et Y est simultaneacutee et elle est indexeacutee sur le

mecircme espacetemps La relation qui les unit est agrave la fois celle de la localisation (Xquant est

laquo logeacute raquo en Y) et de la possession (Y possegravede Xquant) Mecircme si crsquoest bien Xquant qui permet la

speacutecification de Y la relation entre les deux reacutefeacuterents srsquoeacutequilibre et prend la forme drsquoun

constat objectif fait par un eacutenonciateur-observateur (Sobs) dont la position est synchrone agrave la

situation deacutecrite Lrsquoinstance perceptive reste exteacuterieure agrave Y elle se contente de poser son

regard sur lui sans avoir de contact direct avec les reacutefeacuterents Y ou avec X drsquoougrave un degreacute

drsquoimplication relativement limiteacute de lrsquoinstance de la perception du monde

Ces opeacuterations cognitives abstraites confegraverent aux Adjist une fonction deacuteterminative

Y est diffeacuterent de Y1 Y2 Yn non pas parce qursquoil possegravede X mais parce qursquoil possegravede Xquant

41 2 Y ressemble agrave X

Les adjectifs Adjist qui rendent la relation laquo Y ressemble agrave X raquo qualifient le reacutefeacuterent Y par

le truchement drsquoun rapprochement mental avec le reacutefeacuterent X Y et X existent

indeacutependamment lrsquoun de lrsquoautre mais auraient selon le foyer de la perception une proprieacuteteacute

commune qui permet de les comparer ou de les associer lrsquoun agrave lrsquoautre

Les substantifs aussi bien animeacutes qursquoinanimeacutes sont concerneacutes par cette configuration

Lrsquoopeacuteration mentale reacutealiseacutee srsquoappuie sur une impression visuelle immeacutediate susciteacutee

par le reacutefeacuterent Y que lrsquoon associe au reacutefeacuterent X absent du champ drsquoobservation Souvent ce

sont des emplois meacutetaphoriques permettant de deacutecrire la couleur de Y (serebristaja trava laquo

57

herbe argenteacutee raquo zemlistyj cvet lica laquo teint terreux raquo) sa forme (zvezdistoe ukrašenie

laquo deacutecoration en forme drsquoeacutetoile raquo) sa maniegravere de se comporter (podxalimistyj tip laquo flagorneur

hypocrite raquo) ou plusieurs proprieacuteteacutes agrave la fois comme crsquoest le cas du syntagme močalistye

volosy laquo cheveux en filasse raquo qui fait reacutefeacuterence agrave la couleur jaune etou agrave la consistance drsquoune

eacuteponge veacutegeacutetale

Le trait caracteacuteristique qui unit X et Y (couleur forme consistance comportement) est

consubstantiel agrave X mais il est conjoncturel agrave Y la proprieacuteteacute X nrsquoest pas intrinsegraveque agrave Y mais

Y fait penser agrave X

Contrairement agrave la configuration laquo Y possegravede Xquant raquo qui focalise sur la preacutesence

quantitativement importante de X en Y les Adjist laquo Y ressemble agrave X raquo nrsquoinduisent pas la

localisation virtuelle de X en Y Ils construisent un rapprochement fondeacute sur un trait

virtuellement commun qursquoils tendent agrave minorer et agrave introduire ainsi un certain degreacute

drsquoindeacutetermination dans la deacutetermination proposeacutee metelrsquo laquo tempecircte de neige raquo

metelistaja pogoda laquo temps agrave la tempecircte de neige raquo bolvan laquo creacutetin raquo bolvanistyj učenik laquo

eacutelegraveve peu doueacute raquo barxat laquo velours raquo barxatistaja tkanrsquo laquo eacutetoffe velouteacutee raquo

La deacutetermination quantitative minoreacutee de la preacutesence de X se trouve en correacutelation

avec la contrainte seacutevegravere pour lrsquoemploi de ces Adjist avec lrsquoadverbe de haut degreacute očenrsquo

laquo tregraves raquo očenrsquo metelistaja pogoda očenrsquo bolvanistyj učenik očenrsquo serebristyj samoljot

očenrsquo zemistyj cvet lica Il nrsquoest pas possible en effet drsquoindiquer qursquoune valeur faiblement

preacutesente a un haut degreacute de manifestation

Lrsquoexpression de lrsquoatteacutenuation dissimule la reacutealisation implicite drsquoune opeacuteration de

deacuteneacutegation temps agrave la tempecircte mais pas la tempecircte eacutelegraveve peu doueacute mais pas un

imbeacutecile complet eacutetoffe velouteacutee mais pas le velours Le deacuteterminant Adjist signale que la

ressemblance de Y agrave X nrsquoest que partielle et interdit lrsquoassimilation des deux reacutefeacuterents

Lrsquoatteacutenuation la neacutegation et lrsquoindeacutetermination absentes du mode de fonctionnement des

adjectifs laquo Y possegravede Xquantraquo impliquent un travail intellectuel drsquointerpreacutetation de

superposition de lrsquoacte immeacutediat de perception visuelle et de lrsquoacte meacutediat de transfert

mental qui passe par deux eacutetapes conseacutecutives

La premiegravere eacutetape relegraveve du domaine sensoriel ougrave lrsquoobservateur synchrone (Sobs)

perccediloit Y comme un stimulus suscitant chez lui une reacuteaction spontaneacutee

La deuxiegraveme eacutetape relegraveve du domaine du mental elle nrsquoest pas de nature immeacutediate et

spontaneacutee La perception de Y provoque la reacuteminiscence drsquoune sensation ou drsquoun savoir

anteacuterieurs Lrsquoopeacuteration intellectuelle fait appel agrave un transfert de proprieacuteteacute et implique un

acte drsquointerpreacutetation en infeacuterant agrave travers une proprieacuteteacute distinctive et conjoncturelle de Y

observeacute le rapprochement avec une proprieacuteteacute intrinsegraveque de X absent

Le deacutecalage temporel et spatial entre Y et X dans la reacutealiteacute reacutefeacuterentielle induit le

deacutedoublement de lrsquoinstance eacutenonciative en deux supports distincts la perception de Y est agrave

la charge drsquoun observateur neutre (Sobs) la reacuteminiscence de X est du ressort drsquoun

58

eacutenonciateur omniscient (Somn) Au moment de lrsquoeacutenonciation lrsquoinstance eacutenonciative concilie

les deux positions et devient lrsquoartisan de la repreacutesentation imageacutee du monde Ce mode de

construction des sens avec les Adjist deacuteterminateurs est une source ineacutepuisable de langage

meacutetaphorique Le double statut de lrsquoeacutenonciateur et la superposition de deux plans temporels

sont indispensables dans la construction drsquoune meacutetaphore et plus largement dans les

emplois des mots au sens figureacute

La structure du syntagme avec un adjectif Adjist ne correspond pas aux eacutetapes

successives du processus cognitif deacutecrit Dans la reacutealiteacute reacutefeacuterentielle lrsquoobservateur drsquoabord

perccediloit Y et ensuite seulement il le deacutetermine

Crsquoest pourtant lrsquoinverse dans le plan de la langue et de lrsquoordre des mots dans le

syntagme La deacutetermination du reacutefeacuterent agrave travers sa proprieacuteteacute distinctive est premiegravere par

rapport agrave sa nomination comme si la description du monde srsquoappuyait avant tout sur sa

perception visuelle et ensuite seulement sur le processus mental de la reacuteminiscence

lrsquoappreacuteciation subjective de la reacutealiteacute eacutetant plus importante que la reacutealiteacute elle-mecircme

5 Les adjectifs laquo classificateurs raquo Y engendre Xquant

Les adjectifs en ndashist- deacuteterminent le reacutefeacuterent Y comme susceptible drsquoengendrer Xquant

penistoe pivo laquo biegravere mousseuse raquo obvalistyj ovrag laquo ravin menaccedilant de glissement de

terrain raquo zanozistaja palka laquo bacircton rugueux (agrave eacutechardes) raquo mylistyj porošok laquo poudre

savonneuseraquo Leur emploi est marqueacute par une progression dans la preacutesentation abstraite du

monde et peut ecirctre consideacutereacute comme agrave mi-chemin entre les Adjist qui rendent la perception

visuelle ou les impressions gustative tactile ou olfactive du monde

Lagrave encore les adjectifs en -ist- permettent de distinguer le reacutefeacuterent Y des autres

repreacutesentants de la mecircme classe toutes les biegraveres ne sont pas mousseuses tous les ravins

ne provoquent pas drsquoeacuteboulement tous les bacirctons ne donnent pas des eacutechardes toutes les

poudres agrave laver ne sont pas moussantes

Dans cette configuration le suffixe ndashist- preacuteasserte la pluralisation puissantielle de X

9) On ljubit tolrsquoko penistoe pivo

Il nrsquoaime que la biegravere mousseuse

10) Ne trogaj palku ona zanozistaja

Ne touche pas agrave ce bacircton il donne des eacutechardes

11) Ne pokupaj egravetot porošok on sovsem ne mylistyj

Nrsquoachegravete pas cette poudre elle nrsquoest pas du tout savonneuse

59

Le lien entre les reacutefeacuterents X et Y est double fondeacute sur lrsquoanticipation et la relation de

cause agrave effet Lrsquoexistence de X au moment de lrsquoeacutenonciation est virtuelle il ne srsquoagit pas drsquoun

constat synchrone de X mais de la preacuteconstruction de son existence possible

Le reacutefeacuterent X est susceptible drsquoecirctre engendreacute par Y agrave la suite drsquoun acte speacutecifique qui

pourrait lrsquoaffecter la biegravere ne donnera de la mousse que si elle verseacutee le ravin ne

srsquoeacutecroulera que srsquoil est soumis agrave une pression le bacircton ne donnera des eacutechardes que srsquoil est

pris agrave mains nues En drsquoautres termes lrsquoexistence de Xquant est virtuelle et deacutepend de

lrsquoactualisation de la proprieacuteteacute de Y de lrsquoengendrer agrave la suite drsquoun acte speacutecifique

Une fois de plus du point de vue reacutefeacuterentiel Y est premier par rapport agrave X mais au

niveau de la langue crsquoest X qui apparaicirct en premier ce qui est consigneacute par lrsquoordre lineacuteaire

des mots dans le syntagme

Le processus mental nrsquoest pas deacuteclencheacute par la perception drsquoun trait immeacutediatement

observable et ne traduit ni la fusion ni lrsquoassociation mentale des deux reacutefeacuterents comme

crsquoeacutetait le cas des adjectifs deacuteterminateurs Les Adjist classificateurs attestent du reacutesultat drsquoun

transfert intellectuel reacutealiseacute par une instance omnisciente Somn qui construit un monde

potentiel en srsquoappuyant sur son savoir La faculteacute virtuelle de Y agrave produire Xquant est poseacutee

par anticipation eacutetant actualiseacutee par reacuteminiscence la preacutesentation du reacutefeacuterent Y est orienteacutee

vers le potentiel mais srsquoappuie sur lrsquoexpeacuterience acquise par le passeacute

Il y a ainsi un deacutecalage temporel dans lrsquoexistence des reacutefeacuterents Mais on observe

eacutegalement une dispariteacute eacutenonciative entre les points de vue exprimeacutes drsquoougrave une dichotomie

entre deux instances en charge de la vision du monde - lrsquoeacutenonciateur observateur (SoSobs)

garant drsquoexistence de Y et lrsquoeacutenonciateur omniscient (SoSomn) et prenant en charge

lrsquoexistence puissantielle de Xquant

Bien que la preacutesence de Xquant potentiel soit toujours exprimeacutee elle passe au second

plan et crsquoest drsquoabord lrsquoexistence mecircme de X qui pegravese dans la deacutetermination de Y par Adjist la

mousse de la biegravere peut ecirctre abondante mais lrsquoessentiel crsquoest qursquoil y ait de la mousse le

bacircton est susceptible de donner des eacutechardes mais une seule suffirait pour le qualifier avec

Adjist

6 Les impressions sensorielles Les adjectifs laquo appreacuteciateurs raquo

Je considegravere les adjectifs en ndashist- qui traduisent les autres modes de perception que

visuel comme les adjectifs appreacuteciateurs Leurs emplois sont quelquefois ambigus car ces

deacuteterminants peuvent rendre aussi bien lrsquoappreacutehension visuelle avec lrsquoattitude exteacuterieure et

passive de lrsquoobservateur ou la perception du monde autre que visuelle lorsque lrsquoinstance

lrsquoobservateur devient acteur et laquo srsquoapproprie raquo activement Y agrave travers un contact physique

direct

En voici une illustration avec lrsquoadjectif masljanistyj

Masljanistoe vino laquo vin onctueux raquo

60

- Vino vyzyvajuščee vo rtu oščuščenie prijatnoj barxatistosti ndash perception gustative

Vin donnant une sensation gustative drsquoun velouteacute agreacuteable

Masljanistoe pjatno laquo tacircche huileuse raquo

- Na egravekrane planšeta pojavilosrsquo masljanistoe pjatno ndash perception visuelle

Sur lrsquoeacutecran de la tablette est apparue une tache huileuse ndash perception visuelle

Masljanistyj polimer laquo polymegravere huileux raquo

- Poliegravetilen ndash ljogkij masljanistyj na oščuprsquo poluprozračnyj ili neprozračnyj v tolstom

sloe polimer ndash Perception tactile

Le polyeacutethylegravene est un polymegravere leacuteger huileux au toucher transparent ou non

transparent lorsqursquoil est eacutepais

La repreacutesentation des reacutefeacuterents avec les adjectifs appreacuteciateurs ne suit pas tout agrave fait

la mecircme logique que celle des adjectifs deacuteterminateurs ou classificateurs

Dans la reacutealiteacute objective les reacutefeacuterents X et Y actualiseacutes par les adjectifs de ce sous-

groupe sont indissociables X eacutetant consubstantiel agrave Y En effet tout chanteur est

neacutecessairement doteacute drsquoune voix (golosistyj pevec) les fleurs ont normalement une odeur

(dušistyj zapašistyj cvetok) lrsquoeacutecorce des arbres nrsquoest jamais lisse (korjažistyj stvol) tout

fruit possegravede une peau (kožistyj apelrsquosin) de mecircme qursquoon ne peut pas retirer la proprieacuteteacute

masljanistyj aux substantifs des exemples citeacutes

Les adjectifs appreacuteciateurs nrsquoattestent pas de la preacutesence multiple de X en Y comme les

adjectifs deacuteterminateurs ou classificateurs ils introduisent un nouveau type drsquoargument

celui du degreacute drsquointensiteacute de X en Y En effet la sensation ressentie par le foyer de perception

est conditionneacutee par un degreacute important de la proprieacuteteacute X dont lrsquointensiteacute deacutepasse la norme

conventionnelle ščetinistoe lico laquo visage mal raseacute raquo dušistyj cvetok laquo fleur odorifeacuterante raquo

ilistoe dno laquo fond couvert drsquoalgues raquo

La focalisation sur le degreacute drsquointensiteacute de la proprieacuteteacute X atteste de la seacutemantique

scalaire des adjectifs appreacuteciateurs et de leur mise implicite sur une eacutechelle de valeurs

Autrement dit les adjectifs appreacuteciateurs actualisent lrsquoexistence drsquoun repegravere par rapport

lequel est appreacutecieacutee la proprieacuteteacute distinctive X dont la preacutesentation reste cependant marqueacutee

par une dimension drsquoindeacutetermination

On constate en effet une gecircne dans la combinaison de ces adjectifs avec les adverbes

de bas degreacute nemnogo golosistyj pevec ne sovsem dušistyj zapašistyj cvetok čutrsquo

korjažistyj stvol edva kožistyj apelrsquosin En revanche les mecircmes adjectifs se combinent sans

contraintes avec les adverbes de haut degreacute očenrsquo laquo tregraves raquo vesrsquoma laquo assez raquo črezvyčajno

laquo excessivement raquo etc

61

En fonction du seacutemantisme de X et de Y et de la relation qui lie les deux reacutefeacuterents dans la

reacutealiteacute objective lrsquoeacutecart existant peut ecirctre jugeacute positivement comme une qualiteacute (zapašistyj

cvetok) ou drsquoun point de vue critique comme un deacutefaut (kožistyj apelrsquosin) Lrsquoemploi de

lrsquoadjectif en ndashist- atteste de la perception subjective de la reacutealiteacute dont la deacutetermination

neutre et objective par un observateur restant toujours possible gromkogolosyj pevec

laquo chanteur avec une voix puissante raquo šeršavyj stvol laquo tronc drsquoarbre rugueux raquo tolstokožyj

appelrsquosin laquo orange agrave peau eacutepaisse raquo etc

Dans la typologie des Adjist je propose de consideacuterer ces adjectifs comme des adjectifs

eacutevaluatifs qui permettent la caracteacuterisation drsquoun reacutefeacuterent Y par la mise en valeur du degreacute de

preacutesence de la proprieacuteteacute X dont la position sur le gradient reste indeacutetermineacutee

Le statut eacutenonciatif de lrsquoinstance eacutenonciative en charge de cette preacutesentation du monde

deacutepend des paramegravetres contextuels et peut ecirctre aussi bien celui de lrsquoobservateur synchrone

ou celui de lrsquoinstance omnisciente

7 Conclusion

Les adjectifs qualificatifs russes en -ist- expriment toujours une impression ou une

sensation susciteacutees chez lrsquoinstance foyer de la perception par le reacutefeacuterent Y gracircce agrave la

perception drsquoun trait distinctif X

Le suffixe ndashist- opegravere dans deux domaines distincts Drsquoune part il se preacutesente comme un

relateur qui rend les modes de correacutelation entre X et Y drsquoautre part il agit au niveau

notionnel et permet de construire lrsquooccurrence drsquoune situation particuliegravere agrave travers

lrsquoactualisation du reacutefeacuterent Xquant Les opeacuterations cognitives fondamentales de quantification

drsquoextraction et de deacutetermination sont agrave la charge drsquoun eacutenonciateur chaque opeacuteration

cognitive eacutetant un poids preacutepondeacuterant en fonction du mode de perception physiologique de

la situation

Lrsquoinstance eacutenonciative du foyer de la perception So se deacutedouble en deux supports soit Sobs

prenant en charge le constat synchrone du reacutefeacuterent soit Somn support drsquoune vision

reacutetrospective et drsquoune opeacuteration de transfert mental

La typologie des adjectifs qualificatifs Adjist eacutetablie est repreacutesenteacutee dans le tableau

suivant

Classificateurs Deacuteterminateurs Appreacuteciateurs

Y possegravede X

vetvistyj laquobran

churaquo

Y engendre X

penistyj laquo mousseux raquo

Y ressemble agrave X

serebristyj laquo argenteacute raquo

Degreacute de X

masljanistyj

laquoonctueuxraquo

Relation

temporelle

Simultaneacuteiteacute

Y et X

Posteacuterioriteacute

Y est premier X est

Anteacuterioriteacute

X preacutecegravede Y

Simultaneacuteiteacute

Y et X coexistent

62

entre Y et B coexistent second

Relation

reacutefeacuterentielle

entre Y et X

Fusion

Cause agrave effet

Ressemblance

Fusion

Sens concret + + - +

Sens figureacute - - + -

Appreacuteciation

quantitative

Majoreacutee

Majoreacutee

Minoreacutee

Majoreacutee

Statut de

lrsquoinstance

eacutenonciative

So Sobs So

Sobs Soms

So

Sobs Soms

So ou Sobs

Indexatśion

temporelle des

supports

eacutenonciatifs

Moment

de lrsquoeacutenonciatio

n To

Moment de lrsquoeacutenonciat

ion To pour So

Pas drsquoindexation pour

Somn

Moment de lrsquoeacutenonciatio

n To pour So Sobs

Pas drsquoindexation pour

Somn

Moment

de lrsquoeacutenonciation To

Reacutefeacuterences bibliographiques

1) Bottineau T 2010 laquo Les valeurs seacutemantiques du suffixe franccedilais -acirctre- marqueur

drsquoopeacuterations sur le plan notionnel raquo in Syntaxe et seacutemantique ndeg11 Presses

Universitaires de Caen pp 35-54

2) Bottineau T 2012 laquo Les variations seacutemantiques du suffixe russe ndashovat- raquo Slavica

Occitania Universiteacute Toulouse - Le Mirail pp 211-227

3) Culioli A 1990 Pour une linguistique de lrsquoeacutenonciation v I-III Paris Ophrys

4) Efremova T 2000 Novyj slovarrsquo russkogo jazyka Tolkovo-slovobrazovatelrsquonyj

Moskva Russkij jazyk

5) Matushansky O 2005 laquo Les adjectifs - Une introduction raquo Recherches linguistiques de

Vincennes Lrsquoadjectif [En ligne] 34 pp 9-54

6) Morris Ch 1946 Signs Language and Behavior ch VI 89 sqq New-York Prentice

Hall

7) Švedova N (eacuteds) 1982 Grammatika russkogo jazyka (Grammaire de la langue russe)

Moskva Nauka

8) Zaliznjak A 2007 Grammatičeskij slovarrsquo russkogo jazyka (Dictionnaire grammatical

de la langue russe) Мoskva Institut russkogo jazyka imeni V V Vinogradova

63

Les verbes de perception en allemand quelques cas de reacuteversibiliteacute

Martine DALMAS

(Universiteacute Paris ndash Sorbonne)

Cette bregraveve preacutesentation se fixe pour objectif de donner une description syntaxico-

seacutemantique des verbes de perception en allemand contemporain et de montrer quau-delagrave

de la diversiteacute on constate des liens entre les domaines perceptifs sappuyant sur les

speacutecificiteacutes constructionnelles des verbes concerneacutes

Les verbes sur lesquels portent leacutetude sont schmecken riechen houmlren fuumlhlen spuumlren

sehen (schauengucken) Il sagit donc de verbes non-agentifs ou du moins pour les deux

derniers demplois non-agentifs42 Sur la base de leur fonctionnement morpho-syntaxique

que nous preacutesenterons dans un premier temps nous eacutetablirons un premier rapprochement

qui nous permettra de nous livrer agrave quelques reacuteflexions sur les notions de construction et de

reacuteversibiliteacute dune part et sur la fonction de certains preacuteverbes en allemand dautre part

Notre eacutetude eacutetant limiteacutee agrave lrsquoallemand et notre point de deacutepart eacutetant de nature

morpho-syntaxique nous avons choisi ici un ordre qui est exactement lrsquoinverse de la

hieacuterarchie proposeacutee par Viberg (1983 125)43 la symeacutetrie nrsquoen reste pas moins inteacuteressante

1 Le double jeu des goucircts et des odeurs

Les deux verbes concerneacutes sont pour le goucirct schmecken et pour lodorat riechen

Nous les traitons ensemble car ils se comportent du point de vue de leur valence syntaxique

et seacutemantique de maniegravere largement similaire

Dun point de vue seacutemantique le sujet peut deacutesigner dans les deux cas

bull le siegravege du procegraves

[a1] etwas [NPnom] schmeckt oslash xx [adj] nach etwas [preacutepnach + NPdat]

[a2] etwas [NPnom] riecht oslash xx [adj] nach etwas [preacutepnach + NPdat]

bull ou lexpeacuterient lindividu qui perccediloit un goucirct ou une odeur

[b1] jemand [NPnom] schmeckt etwas [NPacc]

42 Lrsquoemploi du terme lsquonon-agentifrsquo (vs lsquoagentifrsquo) nous a paru ecirctre ici le plus pertinent pour la seacutelection des verbes opeacutereacutee Nous nous limitons dans le cadre restreint de cet article agrave une perception non-agentive et excluons donc des verbes tels que kostenprobieren schnuppernschnuumlffeln horchen tasten ansehenanschauenangucken spaumlhen beobachten etc (goucircter renifler eacutecouter toucher eacutecouter regarder eacutepier observer etc) Une eacutetude plus large a eacuteteacute publieacutee par Whitt (2010) dans une perspective diffeacuterente de la nocirctre 43 Sur la base drsquoune eacutetude meneacutee sur plusieurs langues drsquoappartenances diverses Viberg (1983

136) propose la hieacuterarchie suivante sight gt hearing gt touch gt smelltaste

64

[b2] jemand [NPnom] riecht etwas [NPacc]

Au-delagrave de ce paralleacutelisme lieacute agrave la reacuteversibiliteacute des deux verbes sur laquelle nous aurons

loccasion de revenir plus loin nous pouvons observer plusieurs autres caracteacuteristiques

dordre morpho-syntaxique ou seacutemantique

11 Le sujet deacutesigne le siegravege du procegraves

Dun point de vue syntaxique les deux verbes peuvent avec un sujet qui deacutesigne le

siegravege du procegraves ecirctre employeacutes de maniegravere absolue cest-agrave-dire sans aucun autre

compleacutement mais induisant alors une interpreacutetation diffeacuterente Schmecken est orienteacute vers

le positif (cf (1) et (2)) riechen va du neutre (cf (3)) au neacutegatif (cf (4))

[c1] etwas [NPnom] schmeckt oslash [= qqch a bon goucirct est bon]

[c2] etwas [NPnom] riecht oslash [= qqch deacutegage une (mauvaise) odeur]

(1) Hats geschmeckt [= Ceacutetait bon laquo Ccedila a eacuteteacute raquo]

(2) Heute schmeckt der Kaumlse [= Aujourdhui le fromage est bon]

(3) Warum riechen Blumen [= Pourquoi les fleurs ont-elles une odeur ]

(4) Der Kaumlse riecht [= Le fromage sent (mauvais)]

Pour les deux verbes le type de goucirct ou dodeur peut ecirctre exprimeacute soit par un adjectif

deacutesignant une qualiteacute soit par un groupe preacutepositionnel introduit par nach qui indique le

rapprochement et deacutesigne une entiteacute dont le goucirct ou lodeur est consideacutereacute(e) comme

similaire

(6) Diese Gericht schmeckt komisch [= Ce plat a un goucirct bizarre]

(7) Dieser Tee riecht komisch [= Ce theacute a une odeur bizarre]

(8) Dieses Eis schmeckt nach Seife [= Cette glace a un goucirct de savon]

(9) Dieser Kaumlse riecht nach frischer Milch [= Ce fromage sent le a une odeur de lait

frais]

Si seul schmecken permet une construction avec agrave la fois un sujet qui deacutesigne le siegravege du

procegraves et la mention de lexpeacuterient (par un syntagme (pro)nominal au datif44) il faut

toutefois noter que ceci se fait uniquement avec une eacutevaluation positive et qui nest pas

neacutecessairement expliciteacutee par un adjectif45 (cf (10))

[d1] etwas [NPnom] schmeckt mir [NPdat] (gut [adj]) [= qqch me plaicirct (au goucirct)]

[d2] etwas [NPnom] schmeckt mir [NPdat] nicht [neacutegation] [= qqch ne me plaicirct pas (au goucirct)]

44 Lemploi du datif avec le verbe schmecken est agrave rapprocher demplois similaires avec des preacutedicats du type ltplairegt dans plusieurs langues 45 Cet emploi de schmecken pourrait ecirctre paraphraseacute par qqch agrave un goucirct qui me convient et lajout dun adjectif renforce lorientation positive

65

(10) Dort hat mir das Essen (gut) geschmeckt [= Lagrave-bas le repas ma plu jai trouveacute le

repas bon]

Lorsque leacutevaluation est expliciteacutee lexicalement par un adjectif seuls les adjectifs de la

famille ltgutgt sont possibles (cf (11) ndash (13)46 dans les autres cas un renvoi explicite agrave une

limite (deacutepasseacutee ou non atteinte) est neacutecessaire et le datif de la personne concerneacutee est tregraves

proche dun datif de jugement47 (cf (14) ndash (15))

(11) Jedenfalls hat mir der Nachtisch sehr gut geschmeckt [= En tout cas le dessert ma beau-

coup plu jai trouveacute le dessert tregraves bon]

(12) Der neue Whisky hat mir hervorragend geschmeckt [= Jai trouveacute le nouveau

whisky excellent]

(13) Die Vorspeise hat mir vorzuumlglich geschmeckt [= Jai trouveacute lentreacutee succulente]

(14) Der Schnaps schmeckt mir zu suumlszlig [= Je trouve cet alcool trop doux]

(15) Der Wein schmeckt mir nicht fruchtig genug [= Je trouve ce vin pas assez fruiteacute]

12 Le sujet deacutesigne lexpeacuterient

Lorsque le sujet syntaxique deacutesigne lexpeacuterient lemploi absolu nest possible pour

aucun des deux verbes dans les deux cas le goucirct ou lodeur perccedilu(e) est exprimeacute(e) par un

syntagme nominal (ou agrave deacutefaut par un pronom) agrave laccusatif

(16) Schmeckst du Riechst du den Wein in der Soszlige [= Sens-tu le vin dans la sauce ]

(17) Riechst du die frische Landluft [= Sens-tu lodeur fraicircche de la campagne ]

(18) Riechst Schmeckst du es [= Tu (le) sens ]

Ce sont les similitudes dans le fonctionnement de ces deux verbes qui dominent La

proximiteacute des deux types de perception par le goucirct et lodorat semble lieacutee agrave celle des

organes concerneacutes Est-ce dailleurs un hasard si dans son emploi dialectal (espace

46En dehors de gut (bon) notamment dans sa forme moduleacutee par sehr (tregraves) on trouve les adjectifs vorzuumlglich (succulent) et hervorragend (excellent) Toutefois ces emplois sont peu freacutequents une recherche sur le corpus DeReKo (Deutsches Referenzkorpus Mannheim plus de 25 milliards de mots) fournit un nombre doccurrences tregraves faible pour chaque adjectif dans ce type de construction (entre 5 et 15) 47 dativus iudicantis En dehors des adjectifs dont la signification est laquo bon raquo lemploi du graduatif zu (= trop) [ou de sa version neacutegative nicht hellip genug (= pas assez)] est alors quasiment obligatoire pour marquer justement la deacuteviance par rapport agrave lattente le deacutecalage par rapport agrave la norme et donc le renvoi implicite agrave un degreacute infeacuterieursupeacuterieur Cf Brandt (2006) qui analyse ces constructions sous lappellation laquo too comparatives raquo Nous renvoyons ici eacutegalement agrave la description que propose Krivocapić (2006 320 sq) du datif de point de vue accompagnant certains adjectifs en serbe

66

aleacutemanique)48 schmecken deacutesigne la perception par lodorat comme cela est le cas ndash en

langue standard ndash pour le verbe anglais correspondant smell

Nous allons voir agrave preacutesent que deux autres types de perception permettent eacutegalement

un rapprochement des verbes concerneacutes

2 Louiumle et le toucher

Les trois verbes concerneacutes sont ici houmlren (entendre) et fuumlhlenspuumlren49 (sentir) Ils

peuvent semployer avec un sujet qui deacutesigne lexpeacuterient ou qui deacutesigne le siegravege du procegraves50

Toutefois dans ce dernier cas seuls sont possibles houmlren et fuumlhlen ils ont alors un emploi

pronominal et sont accompagneacutes du preacuteverbe an qui exprime le contact

[e1] jemand [NPnom] houmlrt etwas [NPaccdasswieVP] [expeacuterient]

[e2] jemand [NPnom] fuumlhltspuumlrt etwas [NPacc] [expeacuterient]

[f1] etwasjemand [NPnom] houmlrt sich xx[adjwieNPPP hellip als obVP] an [siegravege]

[f2] etwasjemand [NPnom] fuumlhlt sich xx[adjwieNP] an [siegravege]

Lorsque le sujet est lexpeacuterient le verbe est transitif et il est compleacuteteacute soit par un

syntagme (pro)nominal (cf (19)-(20)) soit par un syntagme infinitival (cf (21)) soit par un

syntagme verbal deacutependant (compleacutetive en dass voire en wie51 (22)-(25))

(19) Houmlrst du die Glocken in der Ferne [= Entends-tu les cloches au loin ]

(20) Spuumlren Sie die Wirkung der Massage [= Sentez-vous lrsquoeffet du massage ]

(21) Sie fuumlhltespuumlrte ihr Herz schlagen [= Elle sentait son cœur battre]

(22) Sie houmlrte dass im Treppenhaus etwas los war [= Elle entendit quil se passait quel-

que chose dans la cage descalier]

48Le grand dictionnaire historique de la langue allemande Deutsches Woumlrterbuch (33 tomes) commenceacute au milieu du XIXe siegravecle par les fregraveres Grimm et termineacute plus de cent ans plus tard en 1960 est aujourdhui accessible en ligne Il donne agrave propos du verbe schmecken le commentaire suivant mentionnant la plaisanterie selon laquelle dans de telles reacutegions les gens ne disposeraient que de quatre senshellip laquo Steinbach 2 457 bezeichnet schmecken riechen als landschaftlich Frisch 2 204a als besonders fuumlr das alemannische charakteristisch und erwaumlhnt den scherz dasz man in solchen gegenden nur vier sinne habe hellip raquo httpwoerterbuchnetzdeDWBsigle=DWBampmode=Vernetzungamplemid=GS13306XGS13306 49 Sils servent tous les deux agrave exprimer la perception par le toucher ces deux verbes ne sont toutefois pas synonymes dans tous leurs emplois Le cadre reacuteduit de cet article ne nous permet pas drsquoentrer dans les deacutetails de leur description agrave travers leurs profils combinatoires respectifs 50

Nous faisons abstraction des tregraves nombreux verbes exprimant une eacutemission de bruit et qui varient en

fonction de la source concerneacutee (rattern droumlhnen knattern rasseln) voire de lrsquoimage choisie (donnern

haumlmmern) 51

La diffeacuterence entre les subordonnants dass et wie se situe ici au niveau du caractegravere statique de

leacuteveacutenement marqueacute par dass ou dynamique processuel souligneacute par wie Cet emploi de wie est speacutecifique

des verbes de perception

67

(23) Sie houmlrte dann wie die Schritte naumlher kamen [= Elle entendit alors les pas se

rapprocher]

(24) Er fuumlhlte dass sich etwas an seinen Handgelenken befand [= Il sentait quil avait

quelque chose aux poignets]

(25) Sie spuumlrte wie sie zu zittern begann [= Elle sentait quelle commenccedilait agrave

trembler]

Lorsque le sujet syntaxique est le siegravege du procegraves seuls les verbes houmlren et fuumlhlen

sont utiliseacutes Ils entrent dans une construction pronominale qui comporte la mention dune

qualiteacute se faisant soit explicitement par un adjectif (cf (26)-(28)) soit sur la base dune

comparaison (et la qualiteacute (preacute)supposeacutee connue reste alors implicite cf (29)-(30))

(26) Das Baby houmlrt sich verschnupft an [= Agrave lentendre le beacutebeacute est enrhumeacute]

(27) Das Kind fuumlhlt sich fiebrig an [= Au toucher lenfant est fieacutevreux]

(28) Meine Haare fuumlhlen sich rauh an [= Mes cheveux sont recircches au toucher]

(29) Mein Auto houmlrt sich an wie ein Traktor [= Ma voiture fait un bruit qui ressemble agrave

celui dun tracteur]

(30) Diese Radiostimme houmlrt sich wie vor 50 Jahren an

[= Cette voix radiophonique sonne comme

ressemble agrave une voix dil y a 50 ans On

dirait une voix dil y a 50 ans]

Le rapprochement que nous avons opeacutereacute ici entre perception auditive et perception tactile

pourrait en soi surprendre si les verbes ne nous avaient pas conduite vers une constatation

de similariteacute constructionnelle En effet tandis que les emplois de ces verbes avec un sujet

deacutesignant lexpeacuterient les rapprochent du couple preacuteceacutedent (schmecken ndash riechen) ce sont

les cas ougrave le sujet deacutesigne le siegravege du procegraves qui montrent une similariteacute frappante des

constructions de ces deux verbes houmlren et fuumlhlen Et lexpeacuterience humaine apporte elle aussi

une attestation de proximiteacute entre lrsquoouiumle et le toucher agrave un niveau nettement pragmatique

le lien entre les deux types de perception est acteacute par la forme proverbiale laquo Wer nicht houmlren

will muss fuumlhlen raquo52 ndash reflet de lexpeacuterience humaine ougrave la diminution volontaire de la

perception par louiumle entraicircne une augmentation de la perception par le toucher

52 Paraphrasable par Quand on ne veut pas entendre (les conseils) on sinstruit agrave ses deacutepends

68

3 La vue

Le dernier cas abordeacute dans le cadre de cette bregraveve contribution est la perception par

la vue Quatre verbes sont concerneacutes tous deacutesignent la perception visuelle avec des

modaliteacutes drsquoemploi diverses et ineacutegales sehen blicken schauen gucken53

Comme dans les cas eacutevoqueacutes preacuteceacutedemment on observe deux types demplois lun

ougrave le sujet deacutesigne lexpeacuterient avec un seul type de construction transitive

[g1] jemand [NPnom] sieht etwasjdn [NPacc] [expeacuterient]

lautre ougrave il correspond au siegravege du procegraves avec trois types de constructions et trois sens

diffeacuterents

[h1] etwas [NPnom] blicktschautguckt aufuumlberzuaus etwas [Preacutep + NPaccdat] [siegravege]

[h2] jemandetwas [NPnom] siehtschaut xx[adjwieNPals obVP] aus [siegravege]

[h3] etwas [NPnom] siehtschaut unter etwas[Preacutep + NPdat] hervor [siegravege]

Pour ce deuxiegraveme type de construction plusieurs aspects meacuteritent drsquoecirctre releveacutes

- Lrsquoemploi des verbes simples schauenblickengucken avec un sujet non-agentif implique

que celui-ci ne soit pas un animeacute (cf (31)-(32)) et sert agrave deacutesigner une orientation dans

lespace Le sujet deacutesigne ici un lieu dont lrsquoorientation reste neacuteanmoins associeacutee agrave celle du

regard humain Un sujet animeacute serait en revanche obligatoirement agentif et ne deacutesignerait

pas le siegravege du procegraves (le verbe correspondrait alors au franccedilais regarder)

(31) Das Zimmer blicktschautguckt in den Innenhof [= La piegravece donne sur la cour inteacuterieure]

(32) Die Gipfel schauten aus dem Nebel [= On voyait les sommets sortir du

brouillard]

Dans les deux autres cas ougrave le sujet est le siegravege du procegraves nous avons affaire agrave des verbes

composeacutes qui associent un preacuteverbe comme nous lrsquoavions deacutejagrave constateacute pour le couple de

verbes preacuteceacutedents (perception auditive et tactile houmlren et fuumlhlen) La reacuteversibiliteacute est donc

lieacutee agrave la preacutesence drsquoun preacuteverbe mais sans qursquoil y ait ici pronominalisation

Le preacuteverbe aus- marque une perspective qui eacutemane du siegravege du procegraves et sert agrave

exprimer une apparence (cf (33)-(35))

(33) Das Kind siehtschaut krank aus [= Lrsquoenfant a lrsquoair malade]

(34) Das Maumldchen siehtschaut aus wie ein kleiner Engel [= La fillette ressemble agrave un ange]

53 Nous nous limitons ici pour notre objectif agrave ces quatre verbes qui deacutesignent directement la perception visuelle mais tout comme dans le domaine auditif ce mode de perception a donneacute lieu au-delagrave des verbes exprimant directement la perception agrave un systegraveme lexical de verbes deacutesignant des lsquoeacutemissions visuellesrsquo tregraves eacutelaboreacute avec une grande varieacuteteacute de verbes (par ex pour exprimer un scintillement plus ou moins intense en fonction de lrsquoobjet concerneacute glitzern funkeln flimmern schimmern schillern)

69

(35) Die Kuumlche siehtschaut aus als ob sie nie benutzt wuumlrde [= La cuisine donne limpression

de necirctre jamais utiliseacutee]

Le preacuteverbe hervor- marque une perspective orienteacutee vers lrsquoobservateur et sert agrave

exprimer un lsquosurgissement agrave la vuersquo lrsquoapparition visuelle drsquoune entiteacute qui aurait puducirc rester

cacheacutee (cf (36)-(38))

(36) Eine blonde Locke schaute unter der Muumltze hervor [= Une boucle blonde sortait de

dessous le bonnet]

(37) Die Sonne schaute kurz hinter den dicken Wolken hervor [= Le soleil sortit un bref instant

de derriegravere les eacutepais nuages]

(38) Er trug einen Turban aber das rechte Ohr guckte hervor [= Il portait un turban mais on

voyait son oreille droite]

4 Conclusion jeux de rocircles et mises en perspective

Ce bref aperccedilu des verbes de perception non-agentifs de lallemand standard a permis

de mettre en valeur les facteurs de leur reacuteversibiliteacute changement de la nature seacutemantique

du sujet modification de lenvironnement syntaxique et dans certains cas ajout dun

preacuteverbe voire pronominalisation On constate que ces deux faccedilons de preacutesenter un

eacuteveacutenement perceptif font intervenir sur le plan syntactico-seacutemantique des variations qui

rappellent ce qui se passe pour dautres types de mise en perspective tels que la passivation

et les strateacutegies de recentrage sur un actant non-animeacute

Et cest preacuteciseacutement lorsque lexpeacuterient sefface au profit du siegravege du procegraves que la

construction integravegre une variable qualitative dont le seul garant est alors le locuteur

Travaux citeacutes

1) Brandt Patrick 2006 Receiving and perceiving datives (cipients) A view from

German in Datives and Other Cases Between argument structure and event structure

Daniel Hole Andreacute Meinunger amp Werner Abraham (ed) Amsterdam Philadelphia

Benjamins pp 103-139

2) Krivokapić Jelena 2006 Putting things into perspective The function of the dative in

adjectival constructions in Serbian In Datives and Other Cases Between argument

structure and event structure Daniel Hole Andreacute Meinunger amp Werner Abraham (ed)

Amsterdam Philadelphia Benjamins pp 301-329

3) Viberg Ake 1983 The Verbs of Perception in Linguistics 21 pp 123-162

4) Whitt Richard J 2010 Evidentiality and Perception Verbs in English ans German Bern

Peter Lang

70

Russe laquo slyšatrsquo raquo breton laquo klevout raquo confusion de sens ou

synestheacutesie

Steacutephane VIELLARD (Universiteacute Paris ndash Sorbonne)

Si lrsquoon doit agrave la chercheuse Irina Aleksandrovna Safonova de lrsquouniversiteacute de Volgograd

des eacutetudes inteacuteressantes sur les verbes de perception en vieux russe et en russe moderne

une question a cependant eacuteteacute laisseacutee de cocircteacute par la chercheuse qui agrave notre connaissance ne

lrsquoaborde pas celui du sens particulier en apparence paradoxal qursquoa pu prendre le verbe

russe slyšatacute (litteacuteralement lsquoentendrersquo) Observons quelques exemples

1) Slyšu zapax trav i penie ptic (E Pokuševa)

(httptriinochkarupost315563990)

Je [slyšu] lrsquoodeur des herbes et le chant des oiseaux

La phrase fait apparaicirctre une construction qui se situe entre le zeugme et lrsquoanacoluthe

puisque lrsquoeacutenonceacute joue sur les deux sens que possegravede le verbe slyšatrsquo en russe en mettant le

verbe en facteur commun

2) A vsjo že ljublju zemlju i gorod svoj v kotorom slučajno rodilsja Žalrsquo tolrsquoko sovsem

ne slyšu ja penja ptic zapaxa travy (K Vaginov Monastyrrsquo Gospoda našego Apollona

(httpkvaginovrucat=20))

Jrsquoaime quand mecircme ma terre et ma ville dans laquelle je suis neacute par hasard Je

regrette seulement de ne pas slyšatacute le chant des oiseaux lrsquoodeur de lrsquoherbe

Mais on peut dire aussi

3) Ja čuvstvuju zapax travy šorox listvy (httpwwwamor-paisrua-ljcmmpost-

608252)

Je sens lrsquoodeur de lrsquoherbe le bruissement du feuillage

Lrsquoemploi de slyšatacute nrsquoest pas exclu non plus du domaine onirique comme lrsquoattestent ces deux

exemples pris dans un recueil drsquointerpreacutetation des recircves

4) Slyšatrsquo vo sne zapax benzina ili nalivatrsquo benzin ndash k skoroj dalrsquonej doroge

Sentir en recircve lrsquoodeur de lrsquoessence ou verser de lrsquoessence est signe de voyage lointain

5) Slyšatrsquo vo sne vonrsquo ndash k mstitelrsquonoj ličnosti kotoraja možet isportitrsquo vam žiznrsquo

Sentir en recircve une mauvaise odeur est signe de rencontre avec une personne

vindicative qui peut vous gacirccher la vie (Tolkovatelrsquo snov La clef des songes

httpbolmagnarodrusonsonnik1htm)

71

Le sens de perception olfactive est eacutegalement exprimeacute par le preacutedicatif slyšno et lrsquoadjectif

slyšen formeacutes sur la mecircme racine

6) S reki pondimaetsja syrostrsquo silrsquonee slyšen zapax gnijuščix trav (M Gorrsquokij Gorodok

Okurok (1909) ruscorpora)

De la riviegravere monte lrsquohumiditeacute on sent encore plus fort lrsquoodeur des herbes en

deacutecomposition

7) byl slyšen silrsquonyj zapax nečistot voni pod mojkoj

(httpmonitorespecwssection10topic157606html)

8) Ozero s pelikanami nastolrsquoko grjaznoe čto ot nego na neskolrsquoko metrov slyšna vonrsquo

(Vesti httpvestiuakiev8641-slon-horas-iz-kievskogo-zooparka-zabolel-iz-za-

odinochestva)

Si lrsquoon se limite agrave lrsquoeacutetude de la forme verbale la question qui se pose est de savoir ce

qursquoil en est de la distribution des formes aspectuelles Lieacutee agrave la preacuteverbation leur

distribution est en fait irreacuteguliegravere

Le corpus informatiseacute de la langue russe (ruscorporaru) nrsquoatteste pas de forme

perfective transitive en po- (poslyšal zapax) Pour le perfectif en u- Ruscorpora donne 26

exemples entre le deacutebut du XIXe siegravecle et lrsquoeacutepoque contemporaine

9) Cirjulrsquonik Ivan Jakovlevič živuščij na Voznesenskom prospekte [hellip] prosnulsja

dovolrsquono rano i uslyšal zapax gorjačego xleba (N Gogolrsquo Nos (1836) ruscorpora)

Le barbier Ivan Iakovlevič qui vivait sur lrsquoavenue Voznesenskij [hellip] se reacuteveilla assez

tocirct et uslyšal une odeur de pain chaud

Le perfectif en po- est possible agrave la forme pronominale (6 exemples sur ruscorpora entre

1833 et 1989)

10) Luč tanceval na vysote dvyx futov ot pola Poslyšalsja zapax gorjaščego mjasa I

vdrug stalo tixo tolrsquoko gudelo plamja v apparate (А Tolstoj Giperboloid inženera

Garina (1925-1927) (ruscorpora)

Le rayon dansait agrave deux pieds du sol Poslyšalsja une odeur de viande en train de brucircler

Et soudain tout redevint silencieux seule la flamme ronronnait dans lrsquoappareil

On remarque que dans ce dernier exemple la phrase contenant le verbe poslyšatacutesja agrave valeur

essentiellement olfactive puisque combineacute avec le substantif zapax (odeur) est suivie drsquoune

phrase comportant deux termes agrave sens de perception auditive (tixo - silencieux gudetacute -

ronronner siffler)

72

Qursquoen pensent les russophones eux-mecircmes La question de savoir si ce sens est admis

semble les preacuteoccuper comme en teacutemoigne la question suivante poseacutee reacutecemment sur le

site de Russkij mir (Monde russe)

11) Možno li skazatrsquo laquo Uslyšal zapax cvetov (29042014) Soglasno tolkovym

russkogo jazyka upotreblenie glagola slyšatrsquo v otnošenii obonjatelrsquonyx ili taktilrsquonyx

oščuščenij javljaetsja razgovornym Pravilrsquonee počuvstvoval oščutil vdoxnul zapax

cvetov (Fond Russkij mir

httpwwwrusskiymirrueducation2servicesask84287)

Selon les dictionnaires raisonneacutes de la langue russe lrsquoemploi du verbe slyšatacute pour des

sensations olfactives ou tactiles relegraveve de la langue parleacutee Il est plus correct

drsquoemployer počuvstvoval oščutil vsdoxnul zapax cvetov

Cet emploi serait donc propre agrave la langue parleacutee Sans doute et cela nrsquoa pas manqueacute

dinteacuteresser au XIXe siegravecle le lexicographe Vladimir Dahl qui note dans son dictionnaire

(1862-1863) agrave lentreacutee Slux (Ouiumle)

12) Slyšatrsquo inogda voobšče čuvstvovatrsquo osjazatrsquo osobenno obonjatrsquo i govoritsja o

četyrjox čuvstvax krome zrenija Ja nikogda počti ugaru ne slyšu nosom obonjaniem

Jazyk ne lopatka slyšitrsquo čto gorrsquoko čto sladko poznajot vkus U slepyx osjazanie byvaet

tak tonko čto oni palrsquocami slyšat gde očko na karte Sobaka slyšit čutrsquojom Udilrsquoščik

slyšit kogda ryba kljunet Takže o vnutrennem čuvstve Serdce slyšit gore predveščaet

Duša vidit serdce slyšit (V Dahl Tolkovyj slovarrsquo živogo velikorusskogo jazyka 1862-

1863) parfois en geacuteneacuteral sentir en particulier par lodorat et se dit de quatre des

cinq sens sauf pour la vue

Les exemples donneacutes par Dahl portent sur lrsquoodorat le goucirct le toucher et les sentiments

perception interne ou intuition

Quant au Grand dictionnaire acadeacutemique de la langue russe en 17 volumes publieacute

dans les anneacutees 1950- 1960 il fait bien apparaicirctre ce sens qui arrive en quatriegraveme position

dans la description du champ seacutemantique du verbe Il nrsquoy a cependant aucune indication du

niveau de langue ce qui laisse penser que pour les auteurs qui le glosent par čuvstvovatrsquo

oščuščatrsquo (sentir) le sens de lsquosentir autrement que par louiumle occupe un rang eacutegal au sens

consideacutereacute comme premier (entendre) Le premier exemple est dailleurs emprunteacute agrave un

reacutecit de Vladimir Dahl qui fut aussi sans grand succegraves eacutecrivain Le verbe a ici le sens de

lsquoressentirrsquo

73

13) Mne stalo poveselej ustali ne slyšal ja nikakoj a tolrsquoko slovno stanovilosrsquo mne

volrsquonej i legče (V Dakrsquo Rasskazy lezgina Asana)

Je fus un peu plus joyeux je ne ressentais plus aucune fatigue ceacutetait comme si je

devenais plus libre et soulageacute

Un autre exemple joue sur la polyseacutemie du verbe

14) Proxor bez umolku rasskazyval Matrsquo vzdyxala krestilasrsquo ulybalasrsquo i ne ušami

slyšala ona - slova kak-to leteli mimo - slyšala svoim serdcem (V Šiškov Ugrjum-

reka)

Proxor racontai son histoire sans srsquoarrecircter Sa megravere soupirait se signait souriait et ce

nrsquoest pas avec ses oreilles qursquoelle slyšala car les mots passaient au-dessus drsquoelle elle

slyšala avec son cœur

Face agrave cette polyseacutemie que dit lrsquoeacutetymologie

La racine slux remonte agrave un eacutetymon indo-europeacuteen kleu- klū- qui signifie bien

lsquoentendrersquo comme lrsquoatteste lrsquoIndogermanisches etymologisches woumlrterbuch de Julius

Pokorny54 En slave cette racine est agrave la base des mots cлух (louiumle) слушать (eacutecouter)

слышать (entendre) слыть (avoir la reacuteputation de) слово (mot) слава (renommeacutee

gloire) (cf sur une autre racine latin fama - ce quon dit de quelquun renommeacutee reacuteputation

bonne ou mauvaise grec φήμη - mecircme sens formeacute sur la mecircme racine que le verbe φημί

lsquodirersquo) Un quelconque sens de sentir ne semble pas apparaicirctre dans la racine indo-

europeacuteenne

Dans son Etymological dictionary of the slavic inherited lexicon Brill Rick Derksen55

ne fait pas mention non plus de lien avec un quelconque sentir pour slyšati il renvoie agrave

slušati et fait eacutetat de la racine indo-europeacuteenne signifiant lsquoentendrersquo Il donne les sens du

verbe slušati dans lrsquoensemble des langues slaves et aucune drsquoentre elles nrsquoatteste un sens

lsquosentirrsquo Le seul sens particulier est celui de lsquobecome befitrsquo pour le tchegraveque slušeti et le

slovaque slušatacute (Derksen p 455)

Du cocircteacute du grec et du latin

54 J Pokorny Indogermanisches etymologisches woumlrterbuch Francke Verlag Bern und Muumlnchen 1959 t 2 p 605-607 Cf version informatiseacutee par sur httpwwwutexaseducolacenterslrcielexPokornyMaster-Xhtml agrave la page httpwwwutexaseducolacenterslrcielexXP0984html 55 R Derksen Etymological dictionary of the slavic inherited lexicon Brill Leiden-Boston 2008

74

Sens et eacutetymologie du grec ἀκούω (entendre entendre dire comprendre) et apregraves

Homegravere lsquoavoir telle ou telle reacuteputationrsquo crsquoest-agrave-dire lsquosrsquoentendre traiter bien ou malrsquo56

Lrsquoeacutetymologie nrsquoest pas sucircre mais les deux hypothegraveses mentionneacutees par Chantraine ne font

pas eacutetat drsquoun quelconque rapprochement avec lrsquoideacutee de lsquosentirrsquo

En latin audio est un verbe nouveau qui a remplaceacute lrsquoancien indo-europeacuteen kleu-

lsquoentendrersquo (la racine i-e avait donneacute en latin clueō lsquoavoir la reacuteputationrsquo cf russe slytrsquo [mecircme

racine] inclitus lsquoceacutelegravebre illustrersquo)57

Mais le grec possegravede un autre verbe lsquoentendrersquo crsquoest le verbe κλύω lsquoentendrersquo

lsquoeacutecouterrsquo lsquoavoir entendursquo drsquoougrave lsquoapprendrersquo lsquocomprendrersquo avoir conscience dersquo Or on trouve

chez Homegravere dans lrsquoOdysseacutee un passage ougrave ce verbe est employeacute avec un sens qui nrsquoest pas

celui de percevoir par lrsquoouiumle

[Σοὶ δὲ θεοὶ τόσα δοῖεν ὅσα φρεσὶ σῇσι μενοινᾷς 180

ἄνδρα τε καὶ οἶκον καὶ ὁμοφροσύνην ὀπάσειαν

ἐσθλήν] οὐ μὲν γὰρ τοῦ γε κρεῖσσον καὶ ἄρειον

ἢ ὅθ᾽ ὁμοφρονέοντε νοήμασιν οἶκον ἔχητον

ἀνὴρ ἠδὲ γυνή πόλλ᾽ ἄλγεα δυσμενέεσσι

χάρματα δ᾽ εὐμενέτῃσι μάλιστα δέ τ᾽ ἔκλυον αὐτοί raquo 185 (Homegravere Odysseacutee chant 6

vers 182-185)

Voici la traduction proposeacutee par Eugegravene Barreste en 1842 laquo Non il nest point de bonheur

plus grand de bonheur plus deacutesirable que celui de deux eacutepoux gouvernant leur maison

animeacutes par une seule et mecircme penseacutee Cette union fait le deacutesespoir de leurs ennemis la joie

de leurs amis et les eacutepoux eux-mecircmes sentent tout le prix de ce bonheur 58 raquo (p 94)

56 P Chantraine Diciotnnaire eacutetymologique de la langue grecque Histoire des mots Klincksieck Paris 1968 57 A Ernout A Meillet Dictionnaire eacutetymologique de la langue latine Histoire des mots Klincksieck Paris 2001 58 Note drsquoE Bareste Nous avons rendu ce passage μάλιστα δέ τ᾽ ἔκλυον αὐτοί (vers 185) par et ils sentent eux-mecircmes tout le prix de ce bonheur Madame Dacier et Dugas-Montbel se sont tous deux eacutecarteacutes du veacuteritable sens en disant la premiegravere laquo union qui est pour eux un treacutesor de gloire et de reacuteputation raquo et le second laquo eux surtout obtiennent une grande renommeacutee raquo Ce dernier auteur ajoute dans une note (Observat sur lOdysseacutee chant VI p 100) quil avait dabord traduit ce passage par laquo eux seuls connaissent toute leur feacuteliciteacute raquo en suivant le sens indiqueacute par les scoliastes qui rendent cette phrase par eux seuls connaissent et jouissent de ce mutuel avantage ou bien de leur mutuelle bienveillance mais plus tard sappuyant sur lautoriteacute dEustathe et sur celle de M Boissonade il pensa avec ce dernier auteur que μάλα κλύω correspondant agrave lexpression latine benegrave audire lien entendre ecirctre loueacute il fallait traduire ce passage par ils obtiennent une bonne renommeacutee Avant daller plus loin remarquons que cette analogie nest point fondeacutee car μάλιστα eacutetant le superlatif de μάλα (fort beaucoup) nrsquoa aucun rapport avec les mots prœclaregrave et optimegrave mais signifie tout simplement maximegrave Ainsi Dugas-Montbel a donc eu tort de dire que Barnegraves et Clarke avaient mal rendu la phrase grecque par maxime vero sentiunt et ipsi tandis quagrave tort il voulait lui quon la traduisicirct par prœclaregrave audiunt et ipsi Dailleurs Dubner sest entiegraverement conformeacute au texte de

75

Dans sa traduction rythmeacutee (bibliothegraveque de La Pleacuteiade) le grand Victor Beacuterard

(1864-1931) eacutevite la difficulteacute en rendant le vers 185 de la maniegravere suivante laquo Il nrsquoest rien

de meilleur ni de plus preacutecieux que lrsquoaccord au foyer de tous les sentiments entre mari et

femme grand deacutepit des jaloux grande joie des amis bonheur parfait du couple raquo (eacutedition

de la Pleacuteiade p 637)

Si la traduction russe faite au XIXe siegravecle par le poegravete Joukovskij ne peut guegravere ecirctre

prise en compte (Joukovskij ne connaissait pas le grec et reacutealisa sa traduction drsquoHomegravere agrave

partir drsquoune traduction litteacuterale allemande qursquoavait reacutealiseacutee pour lui le savant helleacuteniste

K H F Grashof59) il existe une traduction en russe moderne

15) laquo vedrsquo net ničego ni prekrasnej ni lučše

Esli muž i žena v ljubvi i polnejšem soglasrsquoji

Dom svoj vedut ndash v utešenrsquoje druzrsquojam a vragam v ogorčenrsquoje

Bolrsquoše vsego ž oni sami ot egravetogo čuvstvujut sčastrsquoje raquo

(httpwwwe-readingmechapterphp154709Gomer_-

_Odisseya_28Veresaev29html)

Revenons maintenant au slave et au russe proprement dit

Dans lrsquoarticle consacreacute au verbe слышати le Dictionnaire de lrsquoacadeacutemie russienne

publieacute de 1789 agrave 1794 sous la feacuterule de la princesse Ekaterina Romanovna Daškova et sous

la direction de Denis Fonvizin ne mentionne pas ce sens

Dans les documents sur eacutecorce de bouleau disponibles agrave ce jour le verbe слышати qui

apparaicirct quatre fois (donc peu repreacutesenteacute) a le sens drsquo lsquoentendre dirersquo mais jamais le sens de

lsquosentirrsquo (du moins dans la 2egraveme eacutedition du recueil eacutediteacute par A Zaliznjak60)

En vieux russe comme en vieux slave le verbe slyšati61 correspond essentiellement au

verbe grec ἀκούειν et Sreznevskij dans son dictionnaire du vieux russe le traduit en russe

moderne par slyšatrsquo vosprinimatrsquo sluxom (entendre percevoir par louiumle)

Clarke et Voss traduit ce passage par und mehr noch geniessen sie selber (et eux-mecircmes en jouissent encore davantage) (Traduction et notes drsquoEugegravene Bareste Paris Lavigne ibraire-eacutediteur 1842 sur le site httpremacleorgbloodwolfpoeteshomeretablehtm) 59 Cf E Lo Gatto Histoire de la litteacuterature russe 1965 p 212 60 А Zaliznjak Drevnenovgorodskij dialekt 2-е izdanie pererabotannoe s učotom materiala naxodok 1995-2003 gg Moskva Jazyki slavjanskoj kulrsquotury 2004 61 Le verbe vieux-slave a une forme plus ancienne слъшати que lrsquoon rencontre 6 fois dans le Marianus (cf Vaillant MVS p 262) Dans son dictionnaire eacutetymologique Miklosich signale slyšati comme laquo duratif raquo et slušati comme laquo iteacuteratif raquo (p 309) Sur lrsquoalternance оу ъi voir Vaillant Manuel du vieux slave Institut drsquoeacutetudes slaves Paris 1963 p 79

76

16) Имѣѩ оуши слышати да слышить (Matthieu XXV 30 Eacutevangile drsquoOstromir) qui

traduit litteacuteralement mot agrave mot le grec de lrsquooriginal

ὁ ἔχων ὦτα ἀκούειν άκουέτω

Dans le dictionnaire du vieux slave de Cejtlin et alii le verbe est donneacute comme imperfectif

dans le premier emploi agrave lrsquoinfinitif et comme perfectif dans la seconde occurrence

conjugueacutee62

Lrsquoemploi pronominal du participe preacutesent actif servait agrave signifier lsquocelui qui est nommeacutersquo

ὁ λεγόμενος иоуда слши сo искариотинъ (lsquoJudas dit lrsquoIscariote Supraslensis 410 13)

Les textes anciens ne font apparemment pas eacutetat drsquoun quelconque sens de perception

olfactive

Continuons notre exploration diachronique

Le Dictionnaire de la langue des XIe-XVIIe siegravecles nous apporte des donneacutees fort

inteacuteressantes Tout drsquoabord le verbe slyxatrsquo apparaicirct au XVIIe siegravecle comme susceptible de

prendre le sens de lsquosentirrsquo lsquoressentirrsquo lsquoavoir consciencersquo Eacuteloquent de ce point de vue est

lrsquoexemple du pauvre Michka Semionov qui comme le roi Stanislas Leczinsky srsquoest endormi

devant sa chemineacutee et est tombeacute dans le brasier sans srsquoen apercevoir La lettre qui relate

lrsquoaccident est dateacutee de 1646

17) слыхати 3 Почувствовать Мишка Семеновъ сидѣлъ у огня да вздремавъ

упалъ в огонь а какъ в огонь упалъ и того онъ и не слыхалъ (Пис к

Матюшкину 1646 г) Miška Semenov eacutetait assis pregraves du feu et srsquoeacutetant assoupi il tomba

dedanshellip Et comment il tomba dans le feu il ne le slyxal mecircme pas = ne srsquoen rendit

mecircme pas compte

Quant au verbe slyšatacute on le rencontre avec le sens de lsquoressentirrsquo dans la Bible dite de

Gennadij (1499) dans le passage sur la legravepre du roi Azarias

18) слышати 4 Чувствовать (почувствовать) ощущать (ощутить) Архиерҍи и

вси прочии сltвяgtщенници видҍша проказу на челҍ его [Азария] hellip изгнаша его

Но и тои устрашенъ тщася изыти того ради что слыша внезапу язву гltосподgtню

(sensisset)63 (2 Парал [II Chroniques] XXVI 20)

62 R Cejtlin R Večerka Egrave Blagova (reacuted) Staroslavjanskij slovarrsquo (po rukopisjam X-XI vekov) laquo Russkij jazyk raquo Moskva 1994 63 Cette preacutecision du texte slavon nrsquoest pas reprise dans la traduction synodale russe La Vulgate (saint Jeacuterocircme) dit laquo cumque respexisset eum Azarias pontifex et omnes reliqui sacerdotes viderunt lepram in fronte eius et festinato expulerunt eum sed et ipse perterritus adceleravit egredi eo quod sensisset ilico plagam Domini raquo Traduction litteacuterale du texte heacutebreu par Andreacute Chouraqui laquo 20

77

Cette preacutecision du texte slavon nrsquoest pas reprise dans la traduction synodale russe En reacutealiteacute

la Bible de Gennadij est en partie traduite de la Vulgate (saint Jeacuterocircme) pour les livres qui

nrsquoexistaient pas en slavon Or la Vulgate dit laquo cumque respexisset eum Azarias pontifex et

omnes reliqui sacerdotes viderunt lepram in fronte eius et festinato expulerunt eum sed et

ipse perterritus adceleravit egredi eo quod sensisset ilico plagam Domini raquo

Traduction litteacuterale du texte heacutebreu par Andreacute Chouraqui laquo 20 lsquoAzaryahou le

desservant en tecircte lui fait face avec tous les desservants Voici il est galeux sur son front

Ils lrsquoexpulsent de lagrave Lui aussi est presseacute de sortir oui IHVH-Adonaiuml lrsquoavait toucheacute raquo

(httpnachouraquitripodcomid62htm) Traduction de la Bible de Jeacuterusalem laquo Azaryahu

premier precirctre et tous les precirctres se tournegraverent vers lui et lui virent la legravepre au front Ils

lexpulsegraverent en hacircte et il se hacircta lui-mecircme de sortir car Yahveacute lavait frappeacute raquo

(httpunboundbiolaeduindexcfmmethod=searchResultsdoSearch) Traduction

grecque des Septante laquo καὶ ἐπέστρεψεν ἐπ αὐτὸν ὁ ἱερεὺς ὁ πρῶτος καὶ οἱ ἱερεῖς καὶ ἰδοὺ

αὐτὸς λεπρὸς ἐν τῷ μετώπῳ καὶ κατέσπευσαν αὐτὸν ἐκεῖθεν καὶ γὰρ αὐτὸς ἔσπευσεν

ἐξελθεῖν ὅτι ἤλεγξεν αὐτὸν κύριος raquo et traduction proposeacutee sur le site laquo Et le grand precirctre

Azarias et les precirctres en se retournant vers lui virent la legravepre sur son front ils eurent hacircte

de le faire sortir et lui-mecircme neacutetait pas moins empresseacute car le Seigneur lavait chacirctieacute raquo

(httpba21freefrseptuaginta2chroniques2chroniques_26html)

Ce passage sur la legravepre du roi Azarias tireacute de la Bible de Gennadij (Архиерѣи и вси

прочии сltвяgtщенници видҍша проказу на челҍ его [Азария] hellip изгнаша его Но и тои

устрашенъ тщася изыти того ради что слыша внезапу язву гltосподgtню) est

particuliegraverement inteacuteressant car il introduit dans le texte slavon un verbe qui napparaicirct pas

dans les autres traductions64 Ainsi dans la Bible drsquoOstrog on a simplement и егда же узре

lsquoAzaryahou le desservant en tecircte lui fait face avec tous les desservants Voici il est galeux sur son front Ils lrsquoexpulsent de lagrave Lui aussi est presseacute de sortir oui IHVH-Adonaiuml lrsquoavait toucheacute raquo (httpnachouraquitripodcomid62htm) Traduction de la Bible de Jeacuterusalem laquo Azaryahu premier precirctre et tous les precirctres se tournegraverent vers lui et lui virent la legravepre au front Ils lexpulsegraverent en hacircte et il se hacircta lui-mecircme de sortir car Yahveacute lavait frappeacute raquo (httpunboundbiolaeduindexcfmmethod=searchResultsdoSearch) Traduction grecque des Septante laquo καὶ ἐπέστρεψεν ἐπ αὐτὸν ὁ ἱερεὺς ὁ πρῶτος καὶ οἱ ἱερεῖς καὶ ἰδοὺ αὐτὸς λεπρὸς ἐν τῷ μετώπῳ καὶ κατέσπευσαν αὐτὸν ἐκεῖθεν καὶ γὰρ αὐτὸς ἔσπευσεν ἐξελθεῖν ὅτι ἤλεγξεν αὐτὸν κύριος raquo et traduction proposeacutee sur le site laquo Et le grand precirctre Azarias et les precirctres en se retournant vers lui virent la legravepre sur son front ils eurent hacircte de le faire sortir et lui-mecircme neacutetait pas moins empresseacute car le Seigneur lavait chacirctieacute raquo (httpba21freefrseptuaginta2chroniques2chroniques_26html) 64 laquo La Bible de Gennadij est disponible en partie sur Internet (httpoldstslrumanuscriptsuniqbooks pour linstant seulement les Psaumes et le NT cest une eacutedition en fac-simileacute reacutealiseacutee par le patriarcat de Moscou) Une partie a eacuteteacute traduite sur la Vulgate mais pas tout uniquement les livres qui neacutetaient pas disponibles en slavon - 1Pa 2Pa 1Es Ne 2Es

78

его Захариѧ [sic ] архиереи и вси прочии сltвяgtщенници видеша и се прокаженъ на

челѣ его Изгнаша его оттуду но и тои оубо тщасѧ изыити iaко обличи его гltосподgtь

Le verbe слышати nrsquoapparaicirct pas pas plus que dans la Bible eacutelisabeacutethaine (XVIIIe

siegravecle)

Lrsquoemploi de slyšati dans la Bible de Gennadij confirme bien que les deux livres des

Chroniques (Paralipomenon en grec Paroles des jours en heacutebreu Verba dierum dans la

Vulgate) sont traduits drsquoapregraves le texte latin (cf article sur httpksana-

knarodruBookalekseev0276htm)

La traduction de la Bible de Gennadij montre aussi que le sens de perception tactile

semble attesteacute au moins degraves le XVe siegravecle et comme le montrent les exemples indexeacutes dans

le Dictionnaire de la langue russe du XIe au XVIIe siegravecle au XVIe siegravecle le verbe slyšatacute permet

drsquoexprimer

- une perception tactile

19) Мужи храбри зѣло и велици богатыри яко лвы и яко медвѣди не слышатъ

бо на себѣ ранъ Ник лет X 71 XVIe siegravecle

Les hommes tregraves courageux et les grands chevaliers sont comme les lions et les ours

car ils ne slyšat (ressentent) par les blessures

20) У которого человѣка гдѣ кое мѣсто отерпнетъ и будетъ что судорога или

коихъ мѣстъ не слышитъ и тѣмъ масломъ помазать ЛечIII 149 XVIIe siegravecle ~

anneacutee 1672 Si une personne a un endroit (du corps) engourdi et comme des crampes

ou bien srsquoil est insensible (ne slyšit) agrave certains endroits il faut lrsquooindre avec cette

mecircme huile

- mais aussi une perception olfactive

21) Чувствовать какой-либо запах обонять Изъ горы идетъ пара и издалека

духъ вони слышать отъ той пары нефтяной ДАИ Х 327 anneacutee 1698

De la montagne srsquoeacutelegraveve une vapeur et de loin on sent (slyšatrsquo) lrsquoeacutemanation de cette

odeur qui vient de cette vapeur de naphte]

|| Figureacute обнаруживать замечать что-л Le verbe a aussi le sens de lsquocomprendrersquo

en particulier le sens drsquolsquoentendre les langues eacutetrangegraveresrsquo

Le sens figureacute semble plutocirct reacutecent et peut ecirctre dateacute de la fin du moyen russe

3Es To Ju Es 10-16 Sp Jr 1-25 et 46-51 1M 2M Cf Alekseev Tekstologija slavjanskoj Biblii p 197 (Merci agrave Florent Mouchard)

79

Il semble donc que le sens de lsquosentirrsquo en particulier par lrsquoodorat ne fasse pas

initialement partie du champ lexical de slyšatrsquo Inteacuteressante de ce point de vue est la

remarque que fait lrsquoeacutecrivain et theacuteoricien de la langue litteacuteraire Alexandre Sumarokov au

XVIIIe siegravecle lorsqursquoil eacutecrit laquo agrave propos des incongruiteacutes introduits dans notre langue raquo laquo De

telles incongruiteacutes ont eacuteteacute introduites eacutegalement dans notre langue par exemple les mots

obnarodovatacute presledovatacute podmetitacute etc Jrsquoignore seulement si nos descendants utiliseront

ces eacutetranges images Elles conduiront agrave gacircter la langue si des scribouilleurs illettreacutes ne

cessent de noircir du papier Par exemple le mot pobornik ne deacutesigne pas ce qursquoil est mais

signifie tout le contraire mon pobornik est par essence celui qui me poboraet (me combat)

mais par son emploi il deacutesigne celui qui combat les autres pour moi De cette maniegravere est

entreacutee [dans la langue] lrsquoexpression slyšu zapax bien que le zapax soit propre agrave lrsquoodorat et

non agrave lrsquoouiumle mais personne nrsquoa encore imprimeacute slyšu agrave la place de obonjaju bien que cela

puisse ecirctre utiliseacute dans le style simple65 raquo (Polnoe solbanie sočinenij Sumarokova М 1787 Х

14-15 citeacute de faccedilon tronqueacutee par V Vinogradov dans Jazyk Puškina [1935] M laquo Наука raquo

2000 p 53-54 et reprise dans Истoрия слов p 553)

Le purisme de Sumarokov qui annonce celui de lamiral Chichkov nempecircche pas

Pouchkine demployer le verbe dans le sens de ressentir

Chez Leacuteon Tolstoiuml

22) Vozvraščajasrsquo ustalyj i golodnyj s oxoty Levin tak opredeljonno mečtal o pirožkax

čto podxodja k kvartire on uže slyšal zapax i vkus ix vo rtu kak Laska čujala dič i

totčas velel Filippu podatrsquo sebe (L Tolstoj Anna Karenina (1878) ruscorpora)

Alors qursquoil rentrait de la chasse fatigueacute et affameacute Levin recircvait de petits pacircteacutes de

maniegravere si preacutecise qursquoen srsquoapprochant de lrsquoappartement il en slyšal deacutejagrave lrsquoodeur et le

goucirct dans sa bouche tout comme Laska flairait le gibier et il donna aussitocirct agrave

Philippe lrsquoordre de le servir

Le plus ancien exemple de slyšatacute zapax sur Ruscorpora date de 1861

65 laquo Такiя непристойности и въ языкъ нашъ введены на прим слова Обнародовать преслѣдовать предмѣтъ на какой конецъ и протч Не знаю только будутъ ли наши потомки сiи странныя изображенiя употреблять будутъ ко порчѣ языка ежели безграмотныя писцы не перестанутъ марать бумаги ибо древность и безобразныя рѣченiя благообразными дѣлаетъ какъ на прим слово Поборникъ не то знаменуетъ каково оно но совсѣмъ противное Поборникъ мой по естеству своему тотъ который меня побораетъ а по употребленiю тотъ который за меня другова побораетъ Симъ образомъ вошло сiе Слышу запахъ хотя запахъ обонянiю а не слуху свойствененъ но слышу вмѣсто обоняю ни кто еще въ печати не издавалъ хотя въ простомъ складѣ то употребить и можно raquo (A Sumarokov О правописании Соч т X сc 13 ndash 14)

80

23) Už ja slyšal zapax gari prinosimyj vetrom slyšal kak sredi sonnoj tišiny v izbax

treščali sverčki i gde-to sprosonrsquoja lajala sobaka (V Slepcov Vladimirka i Kljazrsquoma

(1860-1861) ruscorpora)

Je slyšal une odeur de brucircleacute apporteacutee par le vent je slyšal dans le silence du sommeil

chanter les grillons et un chien agrave moitieacute endormi aboyer

Lrsquoeacutenigme bretonne

Ne klevann quet ar gallec Je nrsquoentends pas le

franccedilais (Colloque franccedilais et breton Saint-

Brieuc 1863 p 88)

Le breton possegravede lui aussi deux verbes distincts pour entendre et sentir comme

lrsquoillustrent ces deux pareacutemies

24) Deuz da gleved66 ann alcrsquohouedez

Kana he zon drsquoar goulou-deiz

Viens entendre lrsquoalouette

Chanter sa chanson au point du jour67

25) An hini a zant ar crsquohouez

Diocrsquoh he reor e kouez

Sentez-vous puanteur

Crsquoest de votre c qursquoelle tombe68

Et pourtant le verbe KLEVout KLEVet srsquoil signifie lsquoentendrersquo (percevoir par lrsquoouiumle)

peut lui aussi avoir le sens de lsquosentir percevoir par lrsquoodoratrsquo

Dans le sens drsquoentendre il partagerait la mecircme eacutetymologie que le verbe grec κλύω

lsquoentendrersquo lsquoapprendre quersquo etc (par exemple Klevet em eus e oa bet da dad o pesketa lsquoJai

entendu dire que ton pegravere avait eacuteteacute agrave la pecircchersquo)

Cette racine se retrouve en sanscrit

66 Le passage de KLEV- agrave GLEV- est ducirc au pheacutenomegravene des mutations consonantiques caracteacuteristique du breton 67 Lous-Franccedilois Sauveacute Treacutesor des proverbes dictons formulettes amp conjurations magiques des Bretons Lavarou koz a Veiz Izel [litt Dits anciens de Basse-Bretagne] Eacutedition bilingue eacutetablie par Philippe Camby Terre de Brume Eacuteditions Rennes 2003 p 10 (ndeg 10) Cette eacutedition reprend en fait lrsquoeacutedition originale de Sauveacute parue en 1878 agrave Paris chez Champion 68 Ibid p 29 (n0 141)

81

Adolphe Pictet69 De lrsquoaffiniteacute des langues celtiques avec le sanscrit P 1837

Dans son Lexique eacutetymologique des termes les plus usuels du breton moderne (Rennes

1900 p 70) Victor Henry professeur de sanscrit et de grammaire compareacutee des langues

indo-europeacuteennes agrave lrsquouniversiteacute de Paris proposait lrsquoeacutetymologie suivante

Le breton klevout et le russe слышать partagent donc la mecircme eacutetymologie

Or ce verbe breton comme son lointain cousin russe est capable de prendre le sens de

percevoir par lrsquoodorat

Sur les deux sens du verbe breton Jean-Franccedilois Le Gonidec dans son Dictionnaire celto-

breton (1821 p 96 et dans lrsquoeacutedition en deux volumes vol 2 breton-franccedilais 1850 Saint-Brieuc)

fait le constat suivant

69 Adolphe Pictet neacute le 11 septembre 1799 agrave Genegraveve et mort dans la mecircme ville le 20 deacutecembre 1875 est un eacutecrivain et un linguiste suisse Ses vastes connaissances et son talent dans de multiples domaines (linguistique philosophie histoire litteacuterature balistique) lui valurent le qualificatif d laquo universel raquo donneacute par son ami le compositeur Franz Liszt (Wikipedia)

82

Dans son Dictionnaire franccedilais et celto-breton (Brest 1842) Amable-Emmanuel Troude

(1803-1885)70

donne le verbe klevout en premier pour le sens de lsquosentir respirer une odeurrsquo

70 Le colonel Amable-Emmanuel Troude est un militaire franccedilais et un lexicographe breton neacute agrave Brest en 1803 et deacuteceacutedeacute le 6 janvier 1885 agrave Brest Fils de Aimable-Gilles Troude officier de marine au grade de Contre-amiral qui sest distingueacute agrave la bataille dAlgeacutesiras Amable-Emmanuel Troude travaille en collaboration eacutetroite avec Gabriel Milin (Wikipedia)

83

A Troude Dictionnaire franccedilais et celto-breton (Brest 1842 p 521)

Ce mecircme Amable Emmanuel Troude dans son Diсtionnaire franccedilais-breton du Leacuteon

attire lrsquoattention du lecteur sur la polyseacutemie du verbe KLEVet

laquo SENTIR [] RESPIRER une odeur Je sens une mauvaise odeur chouez fall a glevann Je

sens le roussi crsquohouez al losk a glevann Sentez-vous cette odeur klevet a rit hu ar

crsquohouez-ze Je sens lodeur de chreacutetien me gleo chouez ar christen T Quest-ce que je

sens pe seurt chouez a glevann (Il y a vraiment lieu de remarquer dans les phrases

qui preacutecegravedent leacutetrangeteacute du verbe klevet qui signifie lsquoentendrersquo)raquo (Nouveau

dictionnaire pratique franccedilais amp breton du dialecte de Leacuteon avec les acceptions dans les

dialectes de Vannes de Treacuteguier et de la Cornouaille bretonne et la prononciation des

mots quand elle peut paraicirctre douteuse par A Troude colonel en retraite 3egraveme eacutedition

Brest J B et A Lefournier libraires-eacutediteurs 1886 p 825)

Enfin en breton contemporain crsquoest bien le verbe KLEVet qui est donneacute en premier avant le

verbe SANTet (cf F Favereau Geriadurig ar brezhoneg a-vremantilde brezhoneg galleg galleg

brezhoneg Dictionnaire compact du breton contemporain Bilingue Skol Vreizh Morlaix

2001)

Conclusion

Que conclure de tout cela Pour le domaine slave la polyseacutemie laquo entendresentir raquo

nrsquoexiste pas en Bosniaque Croate Monteacuteneacutegrin Serbe ni en polonais (et je remercie les

84

professeurs Paul-Louis Thomas et Heacutelegravene Wlodarczyk de me lrsquoavoir confirmeacute) Pour

lrsquoallemand pas de polyseacutemie non plus dans ce sens et je remercie le professeur Martine

Dalmas

La remarque de Dahl sur la capaciteacute du verbe slyšatrsquo agrave deacutesigner 4 des 5 sens montre

que le verbe se caracteacuterise par un syncreacutetisme seacutemantique ce que la chercheuse M

Pimenova a appeleacute la syncreacutetoseacutemie Il renvoie agrave une perception indiffeacuterencieacutee globale qui

caracteacuterise lrsquoecirctre vivant par opposition aux inanimeacutes La perception se speacutecialise avec les

arguments du verbe comme si le verbe slyšatrsquo devenait un verbe support ne conservant que

le segraveme [perception] pour reacutefeacuterer aux sens en fonction de lrsquoobjet de la perception Irina

Safonova a montreacute dans sa thegravese qursquoen vieux russe seul le verbe čuti posseacutedait une

seacutemantique indiffeacuterencieacutee (lsquosentirrsquo et lsquoentendrersquo) Le verbe slušati nrsquoentre pas dans cette

cateacutegorie

Drsquoun point de vue strictement lexicologique il serait inteacuteressant drsquoeacutetudier les

seacutequences dans lesquelles entre le verbe slyšatrsquo qui sert de verbe support avec substantif

zapax (odeur) + geacutenitif du nom de lrsquolsquoolfacteurrsquo ou lsquoosmogegravenersquo

Pistes bibliographiques (hormis les dictionnaires et ouvrages citeacutes dans le corps

de lrsquoarticle)

1) Padučeva E 2003 laquo Glagoly vosprijatija opyt vyjavlenija struktury tematičeskogo

klassa raquo in E Padučeva Problemy funkcionalrsquonoj grammatiki semantičeskaja

invariantnostrsquo variativnostrsquo Sankt-Peterburg Nauka pp 75-100

2) Pimenova M 2000 Semanticeskij sinkretism i sinkretsemija v drevnerusskom jazyke

Sankt-Peterburg Izdatelrsquostvo Sankt-Peterburgskogo universiteta

3) Safonova I 2008 Moduljacionno-derivacionnye semantičeskie izmenenija

drevnerusskix glagolov vosprijatija 100201 ndash russkij jazyk Avtoreferat dissertacii na

soiskanie učonoj stepeni kandidata filologičeskix nauk Kaliningrad

4) Safonova I 2009 laquo Izmenenija smyslovoj struktury glagolov vosprijatija v

drevnerusskom tekste raquo in Vestnik Volgogradskogo gosudarstvennogo universiteta Ser

2 Jazykoznanie Ndeg 1 (9) pp 11-15

5) Safonova I sd Semantičeskaja i smyslovaja struktura drevnerusskix glagolov

slyxovogo vosprijatija Volgogradskij gosudarstvennyj universitet fichier Word mis en

ligne

85

Flagrantes fragrances Les noms drsquoodeurs en russe

Irina THOMIERES (Universiteacute Paris ndash Sorbonne)

Introduction

Lrsquoobjet de cette eacutetude est constitueacute par les noms preacutedicatifs simples et composeacutes qui

renvoient agrave des sensations olfactives Le cadre theacuteorique est conforme aux travaux de Zellig

Harris (Opcit) et de Maurice Gross (Opcit) sur le preacutedicat seacutemantique Notre uniteacute

drsquoanalyse est la phrase simple deacutefinie comme lrsquoensemble du preacutedicat et des arguments qursquoil

seacutelectionne

Nous explorerons ici les deux pistes suivantes La premiegravere consiste agrave deacutegager les

conditions dans lesquelles les preacutedicats simples peuvent ecirctre employeacutes La deuxiegraveme

interrogation concerne les preacutedicats composeacutes Nous proposerons une classification des

preacutedicats composeacutes en fonction de leur structure interne

Sur le plan meacutethodologique nous ferons appel agrave deux notions cleacutes agrave savoir la theacuteorie

des prototypes et le principe du rasoir drsquoOccam

1 Remarques theacuteoriques Les preacutedicats simples et les preacutedicats composeacutes

Un premier constat srsquoimpose lorsque lrsquoon se penche sur les noms drsquoodeurs en russe il

peut srsquoagir de preacutedicats soit simples soit composeacutes71 Les noms preacutedicatifs simples ne sont

pas nombreux tout en eacutetant freacutequents Nous nous limiterons ici agrave en citer quelques-uns

aromat (arocircme) blagouxanie (arocircme parfum) smrad (odeur infecte puanteur) vonrsquo

(puanteur feacutetiditeacute) zlovonie (puanteur odeur nauseacuteabonde feacutetiditeacute)72 etc Dans le domaine

des noms composeacutes nous nous inteacuteresserons agrave ceux qui peuvent ecirctre repreacutesenteacutes par le

scheacutema laquo nom drsquoodeur + substantif au geacutenitif raquo dans lequel le nom au geacutenitif correspond agrave la

raison drsquoecirctre de la sensation olfactive deacutecrite Nous le deacutesignerons par le terme de

laquo speacutecifieur raquo Voici agrave titre drsquoexemple certains noms preacutedicatifs composeacutes que nous avons

releveacutes dans notre corpus73 zapax cvetov (odeur de fleurs) aromat čaja (arocircme du theacute)

smrad požara (puanteur de lrsquoincendie) etc

Afin drsquoillustrer lrsquoopposition laquo nom preacutedicatif simple ndash nom preacutedicatif composeacute raquo nous

allons analyser les exemples 1a et 1b

1a) V komnate stojal prijatnyj zapax

71 Dans ce travail nous nous inteacuteresserons uniquement aux preacutedicats qui possegravedent la structure suivante Nom drsquoodeur + Nom au geacutenitif 72 Les variantes de traduction proposeacutees ici proviennent de diffeacuterents dictionnaires qui comme on peut le constater proposent souvent plusieurs faccedilons de traduire un lexegraveme donneacute 73 Nos exemples ont eacuteteacute releveacutes dans la base des donneacutees laquo ruscorpora raquo (Universiteacute de Moscou) Pour les besoins drsquoanalyse nous avons eacutegalement eu recours agrave des exemples construits veacuterifieacutes aupregraves des locuteurs natifs

86

Une odeur agreacuteable reacutegnait dans la piegravece

1b) V komnate stojal zapax roz

Lrsquoodeur de parfum reacutegnait dans la piegravece

Dans lrsquoexemple 1a le nom drsquoodeur (zapax) nrsquoest accompagneacute drsquoaucun speacutecifieur Dans 1b en

revanche il srsquoagit drsquoun nom composeacute (zapax roz nom + speacutecifieur) A ce niveau drsquoanalyse

une remarque capitale srsquoinvite Drsquoapregraves nos observations les noms composeacutes se precirctent

souvent agrave une double interpreacutetation Ils renvoient tantocirct agrave une odeur reacuteellement ressentie

dont le locuteur a lrsquoexpeacuterience immeacutediate et dont il peut identifier la source Ils peuvent

aussi dans drsquoautres contextes ecirctre employeacutes pour deacutecrire une odeur similaire agrave celle qui est

bien connue du locuteur Ainsi zapax rozy (laquo odeur raquo + laquo rose au geacutenitif singulier raquo) peut ecirctre

employeacute theacuteoriquement pour eacutevoquer une odeur de roses laquo reacuteelles raquo crsquoest-agrave-dire preacutesentes

dans la situation de la communication Roza (rose) peut eacutegalement apparaicirctre lagrave ougrave le

locuteur compare lrsquoodeur qursquoil ressent agrave celle drsquoune rose en faisant appel agrave la connaissance

collective des locuteurs de la langue russe En drsquoautres termes roza dans ce type de

contextes sert donc de parangon de comparaison74

Une fois ces preacutemisses theacuteoriques expliciteacutees nous passons maintenant agrave lrsquoanalyse

des noms drsquoodeur Nous commencerons par aborder les noms drsquoodeurs simples

2 Les noms drsquoodeurs simples

Comme nous lrsquoavons mentionneacute ci-dessus les noms drsquoodeur simples (composeacutes drsquoun

seul lexegraveme) sont relativement freacutequents mais il srsquoagit drsquoun ensemble assez homogegravene

composeacute drsquoenviron une dizaine de lexegravemes Il convient de relever tout drsquoabord lrsquohyperonyme

zapax (odeur) largement majoritaire dans notre corpus On en note ensuite drsquoautres tels

que aromat75 (arocircme) blagouxanie (parfum) smrad (puanteur) zlovonie (puanteur) etc Ce

rapport laquo hyperonyme ndash hyponyme raquo est notamment manifeste dans lrsquoexemple suivant

2) Blagouxanie obdalo Andreja edva on perestupil porog konfortabelrsquonogo žilišča i

zapax egravetot vne somnenij byl kak i dvernoj zamok privezjon iz-za granicy i ottuda že

ndash tropičeskie rastenija v kadkax poxožie na palrsquomy (A Azolrsquoskij Lopušok)

Lrsquoarocircme envahit Andrej degraves qursquoil eut franchi le seuil du confortable appartement et

cette odeur avait sans doute eacuteteacute de mecircme que la serrure apporteacutee de lrsquoeacutetranger De

lagrave-bas venaient aussi les plantes tropicales dans leurs cuves semblables agrave des

74 La mecircme ambiguiumlteacute srsquoobserve lorsqursquoil srsquoagit de verbes de sensation olfactive V komnate paxlo kraskoj (Dans la piegravece cela sentait la peinture) 75 Aromaty (les arocircmes) renvoie parfois agrave des substances odorantes ou encore agrave un parfum (Tolkovyj slovarrsquo Dalja httpsslovariyandexru) drsquoougrave notamment la possibiliteacute pour ce substantif de fonctionner dans le rocircle de speacutecifieur blagouxanie aromatov (litt lrsquoarocircme des arocircmes)

87

palmiers (A Azolrsquoskij Ma chegravere bardane)

Le contexte citeacute met en eacutevidence deux noms drsquoodeurs blagouxanie (arocircme) et zapax (odeur)

Le second permet agrave lrsquoauteur drsquoeacuteviter la reacutepeacutetition Lrsquoexemple est facilement compreacutehensible

par le lecteur Ce premier constat en appelle un autre

Lrsquoanalyse du corpus a mis en eacutevidence que les noms drsquoodeur simples peuvent

apparaicirctre essentiellement dans trois types de situations

Drsquoabord il peut arriver que la raison drsquoecirctre de lrsquoodeur deacutesigneacutee par le preacutedicat soit

eacutevidente aux yeux du locuteur et qursquoaucun doute nrsquoest possible agrave ce niveau Par exemple

3) Ja sejčas delaju massaž s maslami Sdelala tolrsquoko 3 no potom rasskažu kak

polučilosrsquo No blagouxanie potrjasnoe osobenno s beloj akaciej (Krasota zdorovrsquoje

otdyx Krasota (forum) 2005)

Actuellement je pratique des massages aux huiles essentielles Je nrsquoen ai fait que 3 je

raconterai ensuite ce que cela a donneacute Mais lrsquoarocircme est extra surtout pour ce qui est

de lrsquohuile agrave lrsquoacacia blanc (Beauteacute santeacute repos La beauteacute (forum 2005)

Lrsquoorigine de lrsquoodeur est ici eacutevidente gracircce agrave lrsquoanaphore associative Le substantif maslo (huile

essentielle) deacutesigne une substance cosmeacutetique qui possegravede une odeur particuliegravere souvent

plaisante Le substantif blagouxanie (arocircme) constitue un meacuteronyme face agrave maslo Etant

donneacute ces faits le contexte est clair La notion de prototype (cf notamment G Kleiber Op cit

1990) srsquoavegravere primordiale pour deacutecrire un grand nombre drsquoautres exemples

4) V sadu raspustilisrsquo pervye rozy Do nas donosilosrsquo blagouxanije

Les premiegraveres roses venaient drsquoeacuteclore dans le jardin Lrsquoarocircme parvenait jusqursquoagrave nous

Drsquoapregraves notre connaissance du monde les roses possegravedent une odeur particuliegravere Le

contexte proposeacute met lrsquoaccent sur le fait qursquoil srsquoagit drsquoune odeur agreacuteable Celle-ci constitue

une proprieacuteteacute prototypique de la rose De mecircme que dans exemple 3 lrsquoexemple 4 met en

eacutevidence une anaphore associative

Le deuxiegraveme cas ougrave le nom drsquoodeur apparaicirct de faccedilon isoleacutee renvoie aux contextes ougrave

il est accompagneacute drsquoun modifieur agrave savoir un adjectif drsquoappartenance un adjectif relatif ou

encore un pronom-adjectif Ainsi par exemple les adjectifs relatifs permettent souvent au

locuteur de speacutecifier la cause de lrsquoodeur [telle qursquoil la conccediloit]76 Dans ce cas lrsquoabsence du

speacutecifieur est en quelque sorte laquo compenseacutee raquo par lrsquoadjectif comme le deacutemontre lrsquoexemple

5

76 Ce rapport de cause agrave effet peut ecirctre plus ou moins subjectif Voir agrave ce sujet Thomiegraveres-Kokochkina I laquo Odoris causa raquo Op cit

88

5) Vtoraja polovina avgusta Donosjatsja polevye zapaxi (E Ginsburg Krutoj maršrut)

Deuxiegraveme quinzaine du mois drsquoaoucirct On ressent lrsquoodeur des champs (E Ginsurg Le

tournant)

Le modifieur polevoj (de champ) formeacute agrave partir du substantif pole (un champ) permet de

caracteacuteriser la sensation olfactive du point de vue de sa raison drsquoecirctre En effet le contexte

(voyage en train de Moscou agrave Yaroslavlrsquo) ne laisse pas de doute quant au sens que le

narrateur rattache agrave lrsquoadjectif polevoj Consideacuterons un exemple ougrave apparaicirct un adjectif

drsquoappartenance

6) V vozduxe stoit lekarstvennyj zapax (P Bobrykin Trup)

Une odeur meacutedicamenteuse regravegne dans lrsquoair (P Bobrykin Le cadavre)

Lrsquoadjectif lekarstvennyj est formeacute agrave partir du substantif lekarstvo (un meacutedicament) De mecircme

que dans lrsquoexemple 4 ici lrsquoadjectif drsquoappartenance bloque lrsquoapparition du speacutecifieur Et bien

que lrsquoon ne puisse affirmer lrsquoidentiteacute de sens entre le speacutecifieur (le nom au geacutenitif) et

lrsquoadjectif drsquoappartenance77 il nrsquoen reste pas moins vrai que la cause est exprimeacutee une seule

fois au moyen drsquoun seul marqueur de sorte que le nom au geacutenitif et lrsquoadjectif de se trouvent

en distribution compleacutementaire

Un autre cas de figure que nous illustrerons met en œuvre les pronoms indeacutefinis

comme kakoj-to (un certain) nekij (un certain) etc Lorsqursquoils jouent le rocircle de modifieur le

speacutecifieur est geacuteneacuteralement absent Consideacuterons agrave ce titre lrsquoexemple 7

7) Kakoj-to novyj nejasnyj zapax došol do nas (Z Gippius Jabloni cvetut)

Une odeur nouvelle indistincte nous parvint (Z Gippius Les pommiers sont en fleur)

Le pronom indeacutefini est ici suivi de lrsquoadjectif novyj (nouveau)78 Le narrateur ne preacutecise pas

drsquoembleacutee lrsquoorigine de lrsquoodeur car il ne la connaicirct pas Or une minute plus tard il parvient agrave

lrsquoidentifier (pour lrsquoavoir deacutejagrave connue) Lrsquoodeur est due au fait que les premiegraveres fleurs

apparaissent sur le pommier79 Un pheacutenomegravene similaire est illustreacute par lrsquoexemple 8

77 A noter par exemple rajskij aromat (un arocircme paradisiaque) soljonyj zapax (une odeur saleacutee) Il est freacutequent qursquoun adjectif relationnel passe dans la cateacutegorie des qualificatifs 78 Comme nous allons le voir ci-dessous lorsque le substantif zapax (odeur) apparaicirct isoleacutement il renvoie agrave une odeur deacutesagreacuteable Crsquoest la raison pour laquelle les suites laquo pronom indeacutefini + zapax raquo sont inexistantes dans notre corpus Un adjectif se trouve systeacutematiquement inseacutereacute entre le pronom indeacutefini et le substantif lui-mecircme 79 Voici le contexte droit Nous la reconnucircmes aussitocirct et compricircmes aussitocirct drsquoougrave elle venait ndash La premiegravere fleur srsquoouvre dit Marta

89

8) My vošli v kabinet - Kakoj-to strannovatyj zapax - skazal ja (V Skvorcov Kanikuly

vne zakona)

Nous entracircmes dans le bureau - Drocircle drsquoodeur dis-je (V Skvorcov Vacances hors la

loi)

Deux modifieurs se trouvent ici combineacutes Le pronom indeacutefini kakoj-to (un certain) et

lrsquoadjectif strannovatyj (litt laquo un peu eacutetrange raquo drocircle drsquoodeur) Or aucun nrsquoidentifie lrsquoodeur le

narrateur se limite agrave exprimer son appreacuteciation Lrsquoodeur est preacutesenteacutee comme eacutetant

impossible agrave reconnaicirctre etou agrave exprimer verbalement Autrement dit le narrateur nrsquoen

preacutecise pas lrsquoorigine car elle lui est inconnue et qursquoil nrsquoest pas apte agrave la preacuteciser

Enfin un dernier type de contextes ougrave le nom drsquoodeur apparaicirct sans speacutecifieur

concerne en exclusiviteacute le preacutedicat zapax Ce substantif dans certains exemples deacutesigne une

odeur deacutesagreacuteable

9) U belrsquoja pojavilsja zapax a ranrsquoše ego ne bylo

Le linge acquit une odeur deacutesagreacuteable qursquoil ne posseacutedait pas auparavant

La simple apparition du nom zapax sans speacutecifieur signale ici au lecteur la faccedilon dont il doit

interpreacuteter le preacutedicat

Pour conclure ce sous-chapitre consacreacute aux conditions dans lesquelles fonctionnent

un nom drsquoodeur simple nous dirons ceci Cela est possible lorsque le contexte est

suffisamment explicite de sorte qursquoaucun doute ne persiste quant agrave lrsquoorigine de lrsquoodeur

Nous avons vu que la notion de prototype joue un rocircle primordial agrave ce niveau De mecircme le

nom drsquoodeur apparaicirct isoleacutement lorsqursquoil est accompagneacute drsquoun adjectif drsquoappartenance (qui

explicite la cause de lrsquoodeur) ou drsquoun pronom indeacutefini (parfois combineacute avec un adjectif

qualificatif) Les deux cas de figure mentionneacutes ont ceci de commun qursquoils constituent une

manifestation du principe du laquo rasoir drsquoOccam raquo Conformeacutement agrave ce principe pragmatique

la parcimonie constitue un fondement majeur pour lrsquoexplication des faits scientifiques Enfin

nous avons releveacutes des contextes dans lesquels le substantif zapax est employeacute sans

speacutecifieur car il est utiliseacute avec un sens particulier et plus exactement il deacutesigne une

sensation olfactive neacutegative

3 Les noms drsquoodeur composeacutes

Dans ce sous-chapitre consacreacute aux noms composeacutes nous nous inteacuteresserons agrave la

nature seacutemantique du speacutecifieur autrement dit du substantif au geacutenitif qui correspond agrave

lrsquoorigine de lrsquoodeur dans le but drsquoen proposer une classification Pour ce faire nous avons

diviseacute les noms preacutedicatifs releveacutes en trois sous-ensembles structures avec un nom drsquoobjet

ou de substance avec un nom de lieu et avec un nom abstrait

90

a) Structures avec un nom drsquoobjet ou de substance

Le premier grand ensemble que nous distinguerons concerne les noms drsquoobjets [au

sens large] et de substances zapax pyli (une odeur de poussiegravere) kerosina (de keacuterosegravene)

ladana (drsquoencens) naftalina (naphtaline) travy (drsquoherbe) berjozy (de bouleau) kanifoli (de

colophane) kolbasy (de saucisson) kraski (de peinture) xlora (de chlore) etc Par exemple

9) V koridore stojal dušnyj zapax kerosina (M Gorrsquokij Žiznrsquo Klima Samgina)

Une odeur suffocante de keacuterosegravene reacutegnait dans le couloir (M Gorrsquokij La vie de Klim

Samguine)

Si lrsquointercompreacutehension est possible crsquoest parce que le narrateur exploite ici une

connaissance collective agrave savoir un consensus communeacutement partageacute en vertu duquel le

keacuterosegravene possegravede une odeur particuliegravere Cela eacutetant dit tout locuteur nrsquoest pas obligeacute de

pouvoir expliciter les proprieacuteteacutes exactes de lrsquoodeur en question Si nous reformulons notre

propos en termes linguistiques nous dirons que sommes en preacutesence drsquoun cas ougrave la notion

de prototype apparaicirct de faccedilon eacutevidente La simple mention de tel ou tel aliment est censeacutee

eacutevoquer chez le lecteur une reacutefeacuterence preacutecise ou du moins une ideacutee relativement exacte de

lrsquoodeur en question

Dans cet ordre drsquoideacutees nous consideacuterons neacutecessaire de mentionner les objets qui

possegravedent une odeur par deacutefinition Leur proprieacuteteacute est de posseacuteder une odeur que nous

appellerons laquo fonctionnelle raquo Par exemple

10) Veter djorgal zanavesku i donosil v komnatu zapax lip (I Grekova Letom v

gorode)

Le vent tirait sur le rideau et apportait dans la piegravece lrsquoodeur des tilleuls (I Grekova

Un eacuteteacute dans la ville)

Zapax lip (odeur des tilleuls) fait partie drsquoun paradigme agrave savoir zapax berjoz (odeur des

bouleaux) elej (des sapins) etc Tous ces arbres possegravedent une odeur speacutecifique qui fait

partie de leur nature On est en droit de parler ici de proprieacuteteacute prototypique Un autre

exemple notoire concerne les substantifs de la classe laquo parfums raquo

11) Teperrsquo ja sjadu u spinki divana položu ruki na podborodok nečajanno vzdoxnuv

zapax prostyni ndash zapax laquo Šaneli nomer pjatrsquo raquo probočka (zolotoj plastmassovyj šar)

neplotno zakryvaetsja ja pomnju tam čto-to tresnulo teperrsquo vse vešči iz škafa

vynosjat na sebe egravetot rezkij zapax (P Nastin Sny rasskazannye malrsquočiku)

91

Je vais maintenant mrsquoappuyer contre le dossier du divan je poserai mes mains sur

mon menton je respirerai sans le vouloir lrsquoodeur du drap lrsquoodeur du laquo Chanel numeacutero

cinq raquo Le bouchon une boule en plastique doreacute nrsquoadhegravere pas complegravetement quelque

chose srsquoest fissureacute lagrave-dedans et agrave preacutesent tout ce que lrsquoon sort de lrsquoarmoire est

impreacutegneacute de cette odeur acircpre (P Nastin Les recircves raconteacutes au petit garccedilon)

Un parfum par deacutefinition a pour proprieacuteteacute essentielle drsquoavoir une odeur (geacuteneacuteralement

agreacuteable) Cependant chaque parfum et eau de toilette possegravede sa propre odeur Dans le

contexte citeacute par lrsquoemploi du nom propre laquo Chanel numeacutero cinq raquo lrsquoauteur preacutecise la marque

du parfum utiliseacute de faccedilon agrave permettre au lecteur drsquoidentifier lrsquoodeur Ce cas de figure est

relativement rare En effet les hyperonymes tels que duxi (parfum) odekolon (eau de

Cologne) etc sont plus freacutequents

(12) Perekladyvaja sumočku iz odnoj ruki v druguju ona dolgo ukutyvala šeju

prozračnym šarfikom vot nakonec sunula ruki v rukava Ejo zatylok byl sovsem

blizko Ja počustvoval gorrsquokovatyj zapax duxov (A Volos Nedvižimost)

Tout en passant son sac dune main agrave lautre elle entoura longuement son cou avec

un foulard transparent Enfin elle enfila son manteau Sa nuque eacutetait toute proche Je

sentis lrsquoodeur leacutegegraverement amegravere de [son] 80 parfum (A Volos Lrsquoimmobilier)

Le syntagme zapax duxov nrsquoest pas assez preacutecis les varieacuteteacutes de parfum eacutetant nombreuses81

Seule lrsquoappreacuteciation gorrsquokovatyj (leacutegegraverement amegravere) est preacutesente En lrsquoabsence drsquoindications

quant agrave la nature exacte de la substance odorante nous sommes en droit de parler de

prototypicalisation Celle-ci est directement lieacutee agrave la viseacutee communicative Elle semble ecirctre

toute particuliegravere dans lrsquoexemple 12 En effet le narrateur tient agrave souligner qursquoil se trouve si

pregraves de sa compagne qursquoil est capable de sentir le parfum qursquoelle srsquoest mis Il ne tient pas agrave

identifier la marque du parfum de ce fait il se limite agrave en donner une ideacutee Pour ce faire il

srsquoappuie sur le prototype en vertu duquel un parfum possegravede une odeur caracteacuteristique La

notion de prototype se manifeste eacutegalement dans lrsquoexemple 13

13) Aromat kofe i šveicarskij syr sozdajut atmosferu počti domašnego ijuta (A

Zubkov Via est vita V snegax Mak-Kinli laquo Vokrug sveta raquo 1995)

80 Le pronom-adjectif possessif est absent en russe mais nous avons consideacutereacute approprieacute lrsquointroduire dans notre traduction 81 Fait inteacuteressant lrsquoanalyse de notre corpus a mis en eacutevidence un rapport associatif qui existe entre les parfums et les fleurs Ona sidela zakryv jubkami vesrsquo divan v goluboj poluteni ot zontika podnjatogo nad svečami V vozduxe stojal zapax tuberoz i narcissov ndash ejo ljubimyx duxov (M Šiškin Vsex ožidaet odna noč) ndash Elle eacutetait assise sur le divan que ses jupes recouvraient entiegraverement dans la demi-ombre bleue du parasol suspendu au-dessus des bougies Lrsquoodeur des tubeacutereuses et des jonquilles remplissait lrsquoair Crsquoeacutetait son parfum preacutefeacutereacute (M Šiškin La mecircme nuit nous attend tous)

92

Lrsquoarocircme de cafeacute et le fromage suisse font presque sentir que lrsquoon est chez soi (A

Zubkov Via est vita Dans les neiges de Mak-Kinli laquo Autour du monde raquo 1995)

Lrsquoodeur du cafeacute change en fonction de sa varieacuteteacute Cependant le fait de geacuteneacuteraliser ne nuit

aucunement agrave la compreacutehension car ce nonobstant toutes les varieacuteteacutes de cette boisson

partagent une odeur caracteacuteristique prototypique gracircce agrave laquelle elles correspondent agrave

lrsquoappellation laquo cafeacute raquo et peuvent ecirctre distingueacutees du theacute du chocolat etc Consideacuterons des

exemples similaires mais qui mettent en eacutevidence un nom collectif

14) Ostavšisrsquo nočevatrsquo u Pavla ja prosypalsja s zavedovym čuvstvom dosady kak by

rano ni bylo s kuxni uže donosilisrsquo zapax žarenogo i ostorožnyj ljazg egraveto označalo

čto minut čerez desjatrsquo Anja postavit peredo mnoj gromadnuju tarelku na kotoroj

budut ležatrsquo štuki četyre polukilogrammovyx kotlet (A Volos Nedvižimostrsquo)

Lorsque je restais la nuit chez Pavel en me reacuteveillant jrsquoeacuteprouvais drsquoembleacutee un

sentiment de deacutepit Il pouvait ecirctre tregraves tocirct et cependant lrsquoodeur de friture et un leacuteger

fracas meacutetallique provenaient de la cuisine Cela voulait dire qursquoune dizaine minutes

plus tard Anja allait poser devant moi une eacutenorme assiette avec quatre boulettes de

viande drsquoune livre chacune (A Volos Lrsquoimmobilier)

Lrsquohyperonyme žarenoe (litt laquo le frit raquo la friture) nrsquoest pas anodin dans ce contexte car

encore une fois il srsquoagit lagrave de prototypiser Les caracteacuteristiques drsquoune odeur drsquoaliments cuits

sur poecircle varient drsquoun reacutecepteur (sujet humain) agrave un autre Il existe cependant une commune

mesure faute de quoi lrsquointercompreacutehension serait voueacutee agrave lrsquoeacutechec De la sorte lrsquoemploi de

lrsquohyperonyme nrsquoempecircche pas loin de lagrave la compreacutehension de lrsquoexemple dont la viseacutee

communicative est diffeacuterente Elle consiste agrave insister sur la caracteacuteristique saillante (dans un

contexte donneacute) de lrsquoodeur de mettre le lecteur sur le chemin de la compreacutehension du

contexte Par ailleurs le sens exact de žarenoe se trouve expliciteacute dans le contexte droit il

srsquoagit de boulettes de viande Consideacuterons agrave preacutesent lrsquoexemple 15

(15) Opjat že zanovo zapivatrsquo stala Odno vremja kak Zina pokalečilasrsquo brosila bylo a

teperrsquo snova zdorovo I v samom dele kogda Marrsquoja Mixajlovna prišla i stala protiratrsquo

pol pod moej krovatrsquoju ja javstvenno počujala zapax spirtnogo (I Grekova Perelom)

Et aussi elle se mit de nouveau agrave boire A une eacutepoque lorsque Zina eut son accident

elle avait semble-t-il cesseacute et lagrave elle reprit de plus belle En effet lorsque Marrsquoja

Mixajlovna vint et se mit agrave laver par terre sous mon lit je sentis distinctement une

odeur drsquoalcool (I Grekova Le Tournant)

93

La nature exacte de la boisson ingurgiteacutee nrsquoest pas identifieacutee par le narrateur Spirtnoe

adjectif substantiveacute peut renvoyer en russe agrave toute sorte de substances alcooliques

Conformeacutement au principe du rasoir drsquoOccam a) il ne peut pas donner de preacutecisions ou b) ne

le considegravere pas neacutecessaire On peut au contraire affirmer que crsquoest le procegraves qui est mis en

valeur Pour cette raison lrsquoapparition du nom collectif spirtnoe est suffisante sans que lrsquoon ait

besoin de deacutetails quant agrave sa nature exacte

Le cas des noms drsquoodeur composeacutes au moyen drsquoun nom drsquoobjet ou de substance

deacutemontre la neacutecessiteacute de faire appel aux outils theacuteoriques tels que la theacuteorie des prototypes

et le principe drsquoOccam En effet lrsquoorigine de lrsquoodeur est indiqueacutee si celle-ci est identifiable (la

notion de prototype y joue un rocircle cleacute) Si la raison drsquoecirctre de lrsquoodeur ne peut ecirctre expliciteacutee

ou encore si la viseacutee informative est la prototypicalisation le nom drsquoodeur nrsquoest pas

accompagneacute du speacutecifieur Dans la suite de cette eacutetude il srsquoagira de voir la porteacutee de ce

constat

b) Structures avec un substantif qui deacutesigne un lieu

Le deuxiegraveme grand groupe reacuteunit les exemples ougrave le speacutecifieur est un substantif de la

classe des +locatifs (terme de Maurice Gross) Tombent dans cette cateacutegorie les

toponymes et les noms communs Cependant une eacutetude pousseacutee reacutevegravele que les substantifs

mentionneacutes ne se situent pas tous sur le mecircme plan Le premier cas qui attire notre attention

concerne les noms des lieux que nous qualifierons de laquo fonctionnels raquo82 et qui apparaissent

dans lrsquoexemple 16

(16) Alfred Krupp k primeru obožal zapax konjušen ndash razbogatev i postroiv

ogromnyj zamok on provjol sootvetstvujuščie ventiljacionnye kanaly v svoju spalrsquonju

(A Filippov Otec geroja Uolt Disnej i ego Myš (2001) laquo Izvestia raquo 20011204)

Alfred Krupp par exemple adorait lrsquoodeur des eacutecuries Il srsquoenrichit il se fit construire

un chacircteau Les tuyaux de ventilation menaient des eacutecuries vers sa chambre agrave coucher

(A Filippov Le pegravere du heacuteros Walt Disney et son Mickey Mouse (2001) laquo Izvestia raquo

20011204)

Lrsquointerpreacutetation du syntagme zapax konjušen ne pose a priori de problegravemes drsquointerpreacutetation

majeurs Une eacutecurie est le lieu ougrave sont gardeacutes les chevaux En vertu du compromis social le

lecteur est capable de mettre en relation le lieu indiqueacute et le rocircle (et par conseacutequent

lrsquoodeur) qui lui est propre83 Or dans le cas de difficulteacutes au niveau de lrsquointerpreacutetation le

82 Ce terme est de nous 83 De la sorte de mecircme que les substances (dont il a eacuteteacute question ci-dessus) les lieux laquo fonctionnels raquo peuvent ecirctre identifieacutes par lrsquointermeacutediaire de lrsquoodeur qui y regravegne mecircme si une marge drsquoerreur est toujours possible

94

narrateur peut orienter la compreacutehension en donnant des deacutetails ou des preacutecisions

suppleacutementaires Lrsquoexemple 17 est reacuteveacutelateur agrave cet eacutegard

17) Stojal ostryj zapax konjušen opilok i tonkix duxov ndash tradicionnyj aromat cirka (А

Grin Blistajuščij mir)

Il y avait une odeur forte drsquoeacutecuries de sciures et drsquoun parfum fin un arocircme

traditionnel de cirque (A Grin Le monde brillant)

Contrairement agrave zapax konjušen dans lrsquoexemple 16 le sens rattacheacute agrave zapax cirka dans

lrsquoexemple 17 est expliciteacute Le narrateur qui souhaite transmettre au lecteur lrsquoatmosphegravere qui

regravegne dans le cirque srsquoefforce agrave preacuteciser ce qursquoil sous-entend par aromat cirka La

paraphrase explicative est en raison du principe drsquoOccam agrave la fois pertinente et neacutecessaire

dans ce cas

Si nous nous penchons maintenant sur les noms de lieux laquo naturels raquo nous nous

rendons compte que linguistiquement ils sont aussi parfois associeacutes agrave une odeur qui leur

est propre

18) Ljogkij vlažnyj veterok donosit syroj zapax bolota (V Oseeva Dinka proščaetsja s

detstvom)

Un vent leacuteger et un peu humide apporte une odeur humide de mareacutecage (V Oseeva

Dinka dit au revoir agrave son passeacute)

Dans lrsquoexemple 18 la preacutesence de lrsquoadjectif qualificatif vlažnyj (humide) anteacuteposeacute au preacutedicat

drsquoodeur zapax (odeur) permet drsquoentrevoir le sens rattacheacute agrave zapax bolota ou plutocirct agrave la

dominante de cette odeur composeacute de plusieurs eacuteleacutements (la mauvaise odeur lrsquoodeur de

plantes qui poussent dans les mareacutecages) la dominante que le locuteur vise agrave mettre en

valeur

Une autre remarque importante qui srsquoinvite au niveau des phrases dans lesquels

apparaicirct un nom de lieu est possible agrave partir de lrsquoexemple 19

19) Rajskij sad byl polon blagouxanija i penija ptic (E Xaeckaja Sinie strekozy

Vavilona)

Le jardin du paradis eacutetait rempli drsquoarocircmes et de chants drsquooiseaux (E Xaeckaja Les

libellules bleues de Babylon)

Contrairement agrave 18 dans lrsquoexemple 19 le rapport laquo lieu raquo - laquo odeur raquo pourrait ecirctre reformuleacute

comme laquo contenu ndash contenant raquo En drsquoautres termes le nom de lieu nrsquoest pas consideacutereacute ici en

tant que raison drsquoecirctre de la sensation olfactive mais comme le lieu ougrave celle-ci est concentreacutee

95

Les exemples similaires agrave 19 ne sont pas majoritaires dans notre corpus cependant leur

existence met le doigt sur un fait extrecircmement important Les laquo noms de lieux raquo lorsqursquoils

apparaissent en position de speacutecifieur preacutesentent un comportement diffeacuterent des noms des

substances par exemple

Jusqursquoagrave preacutesent nous avons consideacutereacute uniquement les exemples qui mettaient en

valeur des noms communs Mais il arrive aussi que le nom de lieu (en position de speacutecifieur)

soit un toponyme Moskva Leningrad etc Dans ce cas comme on a pu le constater

lrsquointerpreacutetation des exemples srsquoavegravere ecirctre tregraves deacutelicate Ainsi drsquoapregraves nos observations

lrsquoapparition drsquoun toponyme srsquoaccompagne geacuteneacuteralement drsquoune explicitation

(18) Paxlo fruktami spelymi jablokami i grušami - xarakternyj osennij zapax Moskvy

v jasnye suxie dni (P Bobrykin Kitai-gorod)

Ccedila sentait les fruits les pommes et les poires mucircres lrsquoodeur caracteacuteristique de

lrsquoautomne agrave Moscou par un temps deacutegageacute et sec (P Bobrykin Kitaiuml-gorod)

Le syntagme zapax Moskvy est speacutecifieacute ici doublement Drsquoun cocircteacute gracircce au contexte gauche

ougrave figure lrsquoindication exacte de la source de lrsquoodeur frukty (fruits) jabloki (pommes) gruši

(poires) De lrsquoautre cocircteacute on ne peut pas faire abstraction du contexte droit xarakternyj

(caracteacuteristique prototypique) automnal (drsquoautomne) v jaznye syxie dni (par un temps

deacutegageacute et sec) Lrsquoauteur reconnaicirct donc implicitement que laquo odeur de Moscou raquo est subjectif

qursquoil est composeacute de plusieurs odeurs et que par ailleurs il est susceptible de varier drsquoun

moment agrave un autre Enfin le point de vue du sujet est aussi primordial Aucune odeur

particuliegravere nrsquoest associeacutee agrave Moscou84 Il est facile de srsquoen rendre compte en consideacuterant un

autre contexte ougrave il srsquoagit aussi du toponyme Moscou

19) Sojdja s irkutskogo poezda na perron Rjazanskogo vokzala Maša polminutki

postojala zažmurivšisrsquo i vdyxaja zapax Moskvy ndash cvetočnyj mazutnyj bubličnyj (B

Akunin B Ljubovnica smerti)

Masha descendit du train en provenance drsquoIrkoutsk sur le quai de la gare de Riazan et

resta sans bouger trente secondes les yeux fermeacutes et en respirant lrsquoodeur de Moscou

faite de fleurs de mazout et de bagels (B Akounine La maicirctresse de la mort)

Le contexte explicatif semble ecirctre le sine qua non de lrsquointerpreacutetation dans 18 comme dans 19

Or dans 19 les composantes de lrsquolaquo odeur de Moscou raquo auxquelles la jeune fille pense ne sont

pas identiques agrave celles qui ont eacuteteacute mentionneacutees dans 18 Ce qui permet neacuteanmoins de

rapprocher ces deux exemples crsquoest que lrsquoodeur est repreacutesenteacutee ici comme eacutetant composeacutee

84

On peut neacuteanmoins supposer que le narrateur oppose lrsquoodeur de la ville de Saint-Peacutetersbourg agrave celle de la

campagne

96

de plusieurs eacuteleacutements nous sommes donc stricto sensu dans le domaine de la speacutecification Il

en va autrement dans drsquoautres contextes et notamment dans 20 et 21 ougrave le locuteur

caracteacuterise un toponyme par une seule odeur qui repreacutesente la quintessence de celui-ci

Deux exemples 21 et 22 sont reacuteveacutelateurs agrave cet eacutegard

20) Druzrsquoja moi vid krovi dajot ljudjam blaženstvo Egraveto svjataja radostrsquo Bez krovi net

veselrsquoja net veličija na zemle Zapax krovi ndash zapax Rima (D Merežkovskij Gobelrsquo

bogov)

Mes amis la vue du sang nous donne le bonheur suprecircme Crsquoest la sainte joie Sans le

sang il nrsquoy a pas de joie il nrsquoy a pas de grandeur sur Terre Lrsquoodeur du sang crsquoest

lrsquoodeur de Rome (D Merežkovskij La mort des dieux)

21) Zapax fleur drsquoorangersquoa ndash zapax Sicilii Každaja ulica ndash bolrsquošaja tjoplaja dušistaja

volna (M Cvetaeva Neizdannoe)

Lrsquoodeur de fleur drsquooranger crsquoest lrsquoodeur de la Sicile Chaque rue est une grosse vague

chaude et parfumeacutee (M Cvetaeva Lrsquoineacutedit)

Dans les deux exemples citeacutes la preacutesence du tiret indique la relation drsquoeacutequivalence qui

srsquoinstaure entre deux parties de chaque phrase Dans 20 crsquoest lrsquoidentification de deux odeurs

celle de sang et celle de Rome Dans 21 crsquoest lrsquoodeur de fleur drsquooranger et de la Sicile Il est agrave

noter agrave ce niveau que le substantif zapax (odeur) est agrave chaque fois repris tel quel il nrsquoest

remplaceacute par aucun autre nom drsquoodeur Lrsquoauteur choisit une caracteacuteristique saillante du nom

de lieu dont il srsquoagit ce qui nous semble-t-il augmente le caractegravere cateacutegorique et sans appel

de son message

Lrsquoanalyse des noms composeacutes construits agrave lrsquoaide drsquoun speacutecifieur de nature laquo locative raquo

a permis de se rendre compte encore une fois de la validiteacute des notions de prototype et du

rasoir drsquoOccam Les lieux laquo fonctionnels raquo peuvent ecirctre mis en relation avec une odeur

prototypique drsquoougrave la possibiliteacute drsquoavoir des structures du type laquo nom drsquoodeur + nom de lieu raquo

Dans le cas contraire le narrateur a recours aux paraphrases explicatives Enfin lrsquoanalyse ne

peut passer sous silence certains cas particulier par exemple les contextes ougrave il srsquoagit de

geacuteneacuteralisation

c) Structures avec un nom abstrait

Les cas ougrave le speacutecifieur est exprimeacute par un nom abstrait et plus preacuteciseacutement un nom

processif sont relativement rares dans notre corpus mais assez repreacutesentatifs drsquoun certain

nombre de pheacutenomegravenes De ce fait nous leur consacrons un sous-chapitre agrave part entiegravere

Consideacuterons lrsquoexemple 22

97

22) Egraveto byl zapax požara Poverrsquote mne dym očaga paxnet po-inomu (F Gregori

Korolevskaja šutixa)

Crsquoeacutetait lrsquoodeur de lrsquoincendie Croyez-moi la fumeacutee drsquoun foyer sent diffeacuteremment (F

Gregori La bouffonne du roi)

Lrsquoexemple choisi lrsquoa eacuteteacute pour une raison toute particuliegravere Zapax požara qui met en

eacutevidence un nom drsquoeacuteveacutenement est ici opposeacute agrave dym očaga ougrave figure un nom de lieu Si une

telle analogie est possible crsquoest que les deux sensations deacutecrites ont un eacuteleacutement en commun

il srsquoagit de lrsquoodeur de brucircleacute Conformeacutement au prototypeacute le brucircleacute est susceptible drsquoeacutevoquer

aussi bien un incendie que la preacutesence drsquoun habitat Mais ce qui nous importe surtout dans

ce contexte crsquoest que le laquo brucircleacute raquo nous permet de comprendre le sens rattacheacute agrave zapax

požara85 Požar est mis en parallegravele avec un nom concret garrsquo (le brucircleacute)86 Ce type de

transfert de sens est par ailleurs tout agrave fait leacutegitime dans la mesure ougrave seuls les objets

[concrets] se precirctent agrave lrsquoobservation par les sens y compris par lrsquoodorat Les notions

abstraites ne peuvent ecirctre observeacutees par deacutefinition87

Drsquoautres exemples que nous avons releveacutes posent des problegravemes de compreacutehensions

majeurs Il srsquoagit de laquo vrais raquo noms drsquoeacuteveacutenements tels que vojna (guerre) izbienie (massacre)

sraženie (bataille) etc Dans ce cas vu que lrsquointerpreacutetation a souvent besoin drsquoecirctre orienteacutee

les paraphrases explicatives sont de mise

23) Ot soldat paxnet bomžom i psinoj Ot nas uže tože Egraveto zapax vojny Im

propityvaešsja za sutki (I Najdjonov laquo My vyšli s podnjatymi rukami raquo laquo Russkij

reportjor raquo 31 21-28 avgusta 2008)

Les soldats sentent le clochard et le chien Nous de mecircme maintenant Crsquoest lrsquoodeur de

la guerre On srsquoen impregravegne dans lrsquoespace drsquoune journeacutee (I Najdjonov laquo Nous

sorticircmes les mains en lrsquoair raquo laquo Le reporter russe raquo 31 21-28 aoucirct 2008)

Lrsquohyperonyme vojna (la guerre) apparaicirct dans troisiegraveme phrase Or le contexte gauche

explicite le sens que le locuteur rattache agrave laquo zapax vojny raquo dans lrsquoexemple 23 au moyen

85 Le statut exact du substantif požar (incendie) est difficile agrave trancher dans la mesure ougrave il se combine aussi bien avec les verbes supports des noms drsquoeacuteveacutenements tels que slučatsja slučitrsquosja (se produire arriver avoir lieu) et proisxoditrsquo proizojti (avoir lieu se produire) il admet eacutegalement les verbes de perception comme par exemple smotretrsquo posmotretrsquo na (regarder qqch) 86 Lrsquoanalyse pourrait ecirctre approfondie en utilisant la notion de reacutesultat En effet si lrsquoon considegravere le procegraves deacutesigneacute par le substantif požar on se rend compte que celui-ci comporte un reacutesultat naturel La violence (et mecircme lrsquoexistence) drsquoun incendie est jugeacutee en fonction des deacutegacircts causeacutes de son effet ou encore de son reacutesultat Inversement le fait drsquoobserver les deacutegacircts permet de conclure [en vertu drsquoun consensus] qursquoun incendie a eu lieu 87 Pour cette mecircme raison les noms drsquoodeurs composeacutes dans lesquels le speacutecifieur est exprimeacute par un nom abstrait sont minoritaires dans notre corpus

98

drsquoautres substantifs bomž et psina Leur emploi obeacuteit au principe de parcimonie drsquoOccam En

effet le narrateur conscient des problegravemes susceptibles de se poser quant agrave lrsquointerpreacutetation

et pour eacuteviter une trop grande marge de subjectiviteacute explicite le sens qursquoil rattache au

syntagme zapax vojny Vojna est mis en parallegravele avec des noms concrets qui renvoient agrave des

objets [au sens large] perceptibles88

Un dernier cas de figure que nous mentionnerons concerne les exemples ougrave le

speacutecifieur est exprimeacute par un substantif qui renvoie agrave un pheacutenomegravene meacuteteacuteorologique dožd

(pluie) groza (tempecircte) etc Dans ce cas contrairement agrave vojna par exemple lrsquoapparition

des paraphrases est rare

24) V komnate s rešjotčatymi oknami syraja svežestrsquo zapax doždja mokroj krapivy

travy (I Bunin Dnevniki)

Dans la piegravece ougrave les fenecirctres sont couvertes de grilles il fait frais et humide on sent

lrsquoodeur de la pluie de lrsquoortie mouilleacutee et de lrsquoherbe (I Bunin Journal intime)

Le sens que lrsquoauteur rattache au syntagme zapax doždja (odeur de la pluie) nrsquoest pas ici

expliqueacute agrave travers des deacutetails particuliers Cependant mecircme si une marge de subjectiviteacute est

possible le substantif la pluie deacutesigne un pheacutenomegravene dont tous les lecteurs possegravedent une

connaissance directe De la sorte dans des contextes de ce type une paraphrase serait

superflue

Au terme de ce sous-chapitre consacreacute aux preacutedicats composeacutes laquo nom drsquoodeur + nom

abstrait raquo nous dirons que leur speacutecificiteacute consiste dans le fait que leur fonctionnement est

geacuteneacuteralement baseacute sur le pheacutenomegravene de meacutetonymie laquo nom concret vs nom abstrait raquo Celle-

ci se base sur les proprieacuteteacutes prototypiques associeacutees agrave tel ou tel eacuteveacutenement En vertu du

principe drsquoOccam les paraphrases explicatives sont de mise lorsque le contexte ne contient

pas suffisamment drsquoinformations relatives agrave lrsquoorigine de lrsquoodeur

3 Conclusion

Dans cet article nous nous sommes efforceacutes de veacuterifier certaines hypothegraveses relatives

au fonctionnement des noms drsquoodeurs simples et composeacutes en russe Nous avons pour ce

faire eu recours au principe pragmatique du rasoir drsquoOccam et agrave la theacuteorie des prototypes

Le principe du rasoir drsquoOccam possegravede une porteacutee double Il explique tout drsquoabord la

coexistence des noms preacutedicatifs simples et composeacutes Les noms drsquoodeur deacutesignent des

88 Les preacutedicats tels que zapax molodosti (odeur de la jeunesse) drevnosti (de lrsquoantiquiteacute) grusti (de la tristesse) seront consideacutereacutes dans une eacutetude ulteacuterieure Par ailleurs zapax vojny (odeur de la guerre) est agrave chaque fois expliciteacute de faccedilon diffeacuterente dans nos exemples ce qui deacutemontre le caractegravere subjectif de la sensation deacutesigneacutee par laquo zapax vojny raquo

99

pheacutenomegravenes dont la raison drsquoecirctre peut ecirctre exprimeacutee linguistiquement au moyen du

substantif au geacutenitif Lorsque lrsquoorigine de lrsquoodeur peut ecirctre reacutetablie agrave partir du contexte

(notamment lorsqursquoil srsquoagit drsquoanaphore associative) le narrateur utilise un nom simple Si le

contexte a besoin de preacutecisions il optera pour un nom composeacute De mecircme il arrive que le

contexte comporte une paraphrase explicative conformeacutement aux souhaits du narrateur

Enfin srsquoagissant du preacutedicat zapax il est parfois employeacute isoleacutement pour deacutesigner une odeur

deacutesagreacuteable

La notion de prototype est eacutegalement valable agrave deux niveaux Drsquoune part srsquoagissant

des noms preacutedicatifs simples il est la base du fonctionnement de lrsquoanaphore associative

Srsquoagissant des noms composeacutes lrsquoexistence des proprieacuteteacutes prototypiques (associeacutees agrave une

substance un objet un lieu etc) constitue le gage de la compreacutehension du contexte par le

locuteur Enfin nous avons eacutegalement releveacute des exemples ougrave le but du locuteur consiste agrave

prototypiser et nous avons expliciteacute les contraintes qui pegravesent sur lrsquoemploi des noms

preacutedicatifs simples et composeacutes

Bibliographie

1) Gross M 1981 laquo Les bases empiriques de la notion de preacutedicat

seacutemantique raquo Langages Ndeg 63 Paris Larousse pp 7-53

2) Harris ZS 1976 Notes de cours de syntaxe Paris Seuil

3) Kleiber G 2012 laquo Carte drsquoidentiteacute linguistique des odeurs raquo Revue IRIS Ndeg 33 pp

91-103

4) Kleiber G 1990 La seacutemantique du prototype Cateacutegories et sens lexical Paris

PUF

5) Kokochkina I laquo Le paradoxe du silence russe raquo Actes du 3e colloque Res per

nomen La reacutefeacuterence la conscience et le sujet eacutenonciateur du 26 au 28 mai 2011 agrave

Reims CIRLEP 2012 pp 162-170

6) Thomiegraveres-Kokochkina I 2012a laquo La faccedilon de dire le son en russe (Contribution

agrave lrsquoeacutetude des noms preacutedicatifs de laquo sensations auditives raquo) Revue des eacutetudes slaves

t 83 2-3 pp 579-592

7) ndash2012b laquo Predicative nouns of olfactory sensations (ldquosmell predicatesrdquo in modern

Russian) raquo communication au Congregraves de la Socieacuteteacute Internationale dEthnobiologie

Montpellier

8) -ndash2013c laquo Ode agrave lrsquoodeur raquo La Revue russe Ndeg 40 pp 49-60

9) --2014 laquo La petite grammaire des sons preacutedicats russes et leurs verbes

supports raquo sens formes langage Contributions en lrsquohonneur de Pierre Frath

Universiteacute de Reims pp 331-342

10) --2014 laquo Je sens donc je dis (Les noms preacutedicatifs drsquoodeurs simples et composeacutes

en russe) raquo 2013 32nd International Conference on Lexis and Grammar

100

Universidade do Algarve Faro Portugal September 10-14 2013 Pre-Proceedings

Jorge Baptista Mario Monteleone pp 159-163

11) --2014 laquo Cinquanta sfumature sonore in italiano e in russo raquo Parallelismi

linguistici letterari e culturali Ohrid 13-14 settembre 2014 sous presse

12) --2015a laquo Odoris causa raquo Aktuaknye problemy lingvistiki i gumanitarnyx nauk

(Problegravemes actuels de linguistique et des sciences humaines) Moskva RUDN pp

78-90

13) ndash2015b laquo Predikaty vosprijatija semantika sintaksis pragmatika raquo BASEES

Cambridge communication

14) ndash2015b laquo Les noms de sons et drsquoodeurs en russe Valeurs et emplois raquo

Neophilologica vol 28 sous presse

15) ndash2015c laquo Sens dits sens interdits Les noms drsquoodeurs simples et composeacutes en

russe raquo Actes de la Journeacutee drsquoeacutetudes laquo Pour une linguistique sensorielle raquo Universiteacute

Catholique de Lille organiseacutee par Reacutemi Digonnet le 17 avril 2015 Honoreacute

Champion sous presse

Page 3: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS

2

Tables des matiegraveres

Georges KLEIBER Du silence au(x) bruit(s) p3 Irina KOR CHAHINE Tanja MILOSAVLJEVIC Paulina STOKOSA De la perception auditive au mot fonctionnement des verbes de bruit associeacutes aux animaux dans les langues slaves p19 Pierre FRATH Phraseacuteologie de la perception et creacuteativiteacute linguistique (La description des odeurs chez Proust) p 29 Tatiana BOTTINEAU Les modes de repreacutesentation du monde avec les adjectifs qualificatifs en ndashist- p46 Martine DALMAS Les verbes de perception en allemand quelques cas de reacuteversibiliteacute p63 Steacutephane VIELLARD Russe laquo slyšatrsquo raquo breton laquo klevout raquo confusion de sens ou synestheacutesie p70 Irina THOMIEgraveRES Flagrantes fragrances Les noms drsquoodeurs en russe p85

3

Du silence au(x) bruit(s)

Georges KLEIBER (Universiteacute de Strasbourg amp USIAS)

Introduction

Nous nous proposons drsquoaborder ici la troisiegraveme eacutetape drsquoun parcours dans le monde de

silence et le monde des bruits qui nrsquoeacutepouse pas le traceacute des habituelles enquecirctes lexico-

seacutemantiques Nous nrsquoavons en effet de maniegravere deacutelibeacutereacutee ni emprunteacute les voies classiques

des enquecirctes lexicographiques et lexicologique ni recouru aux meacutethodes de la ou des

linguistiques de corpus Non pas que nous rejetions ce type drsquoapproches Elles nous

paraissent tout agrave fait leacutegitimes et feacutecondes comme en teacutemoignent les reacutesultats foisonnants

obtenus par la seconde dans le domaine du sens lexical Et il est sucircr qursquoelles sont neacutecessaires

agrave toute description dont lrsquoambition est de saisir pleinement la complexiteacute seacutemantique drsquoune

uniteacute lexicale Mais si nous avons choisi un autre chemin crsquoest parce qursquoil nous semblait que

pour des noms comme bruit et silence tout particuliegraverement pour le second dont lrsquoatypiciteacute

semble deacutefier toute clocircture deacutefinitoire un chemin atypique pouvait donner accegraves agrave des

aspects et facettes seacutemantiques de silence et bruit que nrsquoauraient pas forceacutement permis

drsquoatteindre les voies drsquoinvestigation classiques

Notre premiegravere voie drsquoaccegraves (Kleiber 2010) a eacuteteacute lrsquoopposition abstrait concret elle

nous a servi agrave mettre en relief le statut de neacutegation lexicale de silence qui lrsquooppose

asymeacutetriquement agrave lrsquoantonyme bruit Nous avons montreacute que cette position laquo neacutegative raquo

qursquooccupe silence dans le domaine laquo auditif raquo avait une double conseacutequence sur son

fonctionnement Au niveau syntagmatique silence ne se combine pas avec des modificateurs

impliquant la sonoriteacute au niveau paradigmatique il ne donne pas lieu comme bruit agrave des

deacutenominations ou deacutesignations de sous-types laquo auditifs raquo

Nous avons choisi lors de notre deuxiegraveme eacutetape avec Ammar Azouzi (Kleiber et

Azouzi 2011) le syntagme binominal le silence de X dont nous avons eacutetudieacute en deacutetails les

tenants et aboutissants seacutemantiques Cette investigation nous a permis de faire ressortir les

trois modes drsquointerpreacutetation auxquels il donne lieu et par une confrontation avec les

structures correspondantes comportant bruit de mieux cerner les traits qui lrsquoopposent agrave

bruit Elle nous permettra aussi de preacuteciser au deacutebut de cette troisiegraveme eacutetape quel est le sens

de silence que nous retiendrons pour notre analyse

La porte drsquoentreacutee choisie pour cette troisiegraveme eacutetape est lrsquoopposition massif

comptable2 appliqueacutee agrave bruit et agrave silence pris dans le sens de lsquoabsence de bruitrsquo (cf infra) Le

problegraveme que nous essaierons de reacutesoudre est celui de la position de bruit et de silence-

lsquoabsence de bruitrsquo vis-agrave-vis de cette opposition sont-il massifs ou comptables ou encore

massifs et comptables La reacuteponse agrave cette question nous amegravenera comme on le verra agrave 2 Pour une mise au point sur la probleacutematique massif comptable voir le ndeg 183 de Langue franccedilaise (Kleiber 2014 a)

4

deacutegager des dimensions et proprieacuteteacutes inattendues pour certaines drsquoentre-elles du nom

silence mais eacutegalement du nom bruit et agrave expliquer quelques-uns des paradoxes auxquels

silence et bruit donnent lieu

Notre parcours se deacuteroulera en cinq parties qui nous megraveneront de la complexiteacute

seacutemantique de silence agrave la deacutetermination de la nature de sa massiviteacute en passant

successivement par la mise en eacutevidence des problegravemes que pose lrsquoapplication de lrsquoopposition

massif comptable aux noms silence et bruit lrsquoanalyse de lrsquoambivalence intrinsegraveque lsquomassif

comptablersquo de bruit et celle de la monovalence massive de silence Chemin faisant seront mis

en lumiegravere non seulement des aspects ineacutedits de la seacutemantique de silence et de bruit mais

eacutegalement des cocircteacutes geacuteneacuteralement oublieacutes du fonctionnement de lrsquoopposition massif

comptable elle-mecircme

1 En guise drsquoentreacutee en matiegravere silence = lsquoabsence de bruitrsquo

Le sens de silence que nous retiendrons pour notre analyse est celui ougrave il a comme

antonyme bruit et signifie donc lsquoabsence de bruit -i- soit dans un lieu -ii- soit de la part

drsquoune entiteacute animeacutee (ou de certains objets)rsquo Le cas -i- est celui du SN en interpreacutetation

micro-structurelle3

Le silence de la forecirct

Le cas -ii- celui du SN

Le silence du moteur

Le silence du chat de Paul4

Avec -i- crsquoest une relation de localisation qui unit silence agrave forecirct alors que dans -ii- le moteur

apparaicirct non comme un lieu caracteacuteriseacute par le silence mais en quelque sorte comme

laquo lrsquoauteur raquo du silence5 Lrsquointerpreacutetation laquo localisante raquo admet pour glose il nrsquoy a pas de bruit

dans X

Il nrsquoy a pas de bruit dans la forecirct mdashgt le silence de la forecirct

alors que lrsquointerpreacutetation ougrave X apparaicirct comme eacutetant la laquo source raquo du silence se laisse gloser

par X ne fait pas de bruit

Le moteur Le chat Paul ne fait pas de bruit mdashgt le silence du moteur du chat de

Paul

On soulignera que les lexicographes nrsquoont geacuteneacuteralement pas releveacute lrsquointerpreacutetation de

type -ii celle ougrave silence srsquoemploie agrave propos drsquoecirctres humains (et de certains objets cf moteur)

pour signifier lrsquoabsence de bruit de leur part Leur organisation du sens de silence (voir par

exemple le Petit Robert ou Le lexique actif du franccedilais de Melrsquočuk et Polguegravere 2007 412-

3Bartning (1992 1996 et 1998) parle drsquointerpreacutetation prototypique par opposition agrave lrsquointerpreacutetation pragmatique ou discursive des SN binominaux en de 4Le SN le silence de Paul est ouvert agrave lrsquointerpreacutetation lsquoPaul ne fait pas de bruitrsquo et agrave celle ougrave il signifie lsquoPaul ne parle pasrsquo ou lsquoPaul se taitrsquo Seule la premiegravere est pertinente pour notre propos 5Pour un traitement deacutetailleacute des deux situations voir Kleiber et Azzouzi (2011)

5

414) preacutesente en effet agrave cocircteacute du sens technique laquo musical raquo de silence (cf lsquoabsence de son ou

signe musical la repreacutesentantrsquo) qursquoillustre un eacutenonceacute comme

Tu as oublieacute le silence agrave la fin de la troisiegraveme mesure

une opposition entre le silence conccedilu comme laquo absence de son ou de bruit qui caracteacuterise

lrsquoeacutetat drsquoun lieu raquo illustreacute par

Le silence reacutegnait dans la salle

et le silence conccedilu soit comme le fait de ne pas parler

Il ne faut pas parler Le silence est de rigueur

Paul se tut mais son silence ne dura pas longtemps

soit agrave un niveau plus abstrait comme le fait de taire ou de ne pas reacuteveacuteler quelque chose (une

opinion un secret etc)

Le silence du gouvernement alimente les rumeurs

Comme on le voit une telle division ne laisse guegravere de place agrave -ii- crsquoest-agrave-dire au silence drsquoun

X laquo qui ne fait pas de bruit raquo lrsquointerpreacutetation laquo non localisante raquo de silence eacutetant reacuteserveacutee aux

seuls sous-cas de laquo ne pas parler raquo Or comme le montrent les exemples avec moteur ou chat

et celui de Paul dans une de ses interpreacutetations ou encore le SP en silence dans un eacutenonceacute tel

que

Nous marchions en silence (dans le sens de lsquone pas faire de bruitrsquo)

on ne saurait - crsquoest le cas de le dire - passer sous hellip silence lrsquoemploi -ii- Ce qui unit

rappelons-le -i- et -ii- crsquoest leur opposition commune agrave bruit et crsquoest cette opposition

commune agrave bruit qui est agrave lrsquoorigine de notre choix de nous en tenir agrave ce sens du N silence

compris comme lsquoabsence de bruit(s)rsquo Il ne srsquoagit pas de polyseacutemie preacutecisons-le mais de sens

sous-deacutetermineacutes alors qursquoavec lrsquointerpreacutetation lsquone pas parlerrsquo on a bien affaire agrave de la

polyseacutemie et non plus seulement de sous-deacutetermination il srsquoagit bien drsquoun sens diffeacuterent

Lrsquointerpreacutetation drsquoun SN binominal tel que

Le silence du bateau

permet de reacutesumer notre entreacutee en matiegravere Il donne en effet lieu aux trois interpreacutetations

eacutevoqueacutees ci-dessus Il peut se comprendre soit comme

-i- lsquoil nrsquoy a pas de bruit dans le bateaursquo

-ii- lsquole bateau ne fait pas de bruitrsquo

-iii- par meacutetonymie lsquole bateau ne reacutepond pasplusrsquo

Mecircme si nous toucherons agrave lrsquointerpreacutetation -iii- notre propos concernera avant tout comme

annonceacute le sens de silence qui permet les lectures -i- et -ii- agrave savoir silence = lsquoabsence de

bruitrsquo

6

2 De quelques problegravemes

Notre entreprise neacutecessite une justification On peut en effet se demander srsquoil est bien

utile de srsquoarrecircter encore sur le statut comptable ou massif des noms silence et bruit eacutetant

donneacute qursquoil ne semble pas poser de difficulteacutes particuliegraveres

Silence apparaicirct clairement comme eacutetant intrinsegravequement massif Il refuse le pluriel

et les deacuteterminants reacuteveacutelateurs du statut comptable et accepte par contre sans difficulteacute

ceux qui correspondent au statut massif Crsquoest ainsi qursquoil se laisse deacuteterminer par les

marqueurs de la massiviteacute que sont du et un peu de

Vous faites trop de bruit Du silence srsquoil vous plaicirct

Il faut du le silence pour travailler

Vous faites trop de bruit Un peu de silence srsquoil vous plaicirct

mais ne se met pas au pluriel ne srsquoaccorde pas avec lrsquoarticle indeacutefini quand il est non modifieacute

ni avec les deacuteterminants de la pluraliteacute comme des plusieurs quelques adjectifs numeacuteraux

cardinaux etc

Jrsquoaime le silence versus Jrsquoaime les silences

Le silence de la forecirct versus Les silences de la forecirct

Vous faites trop de bruit Un silence srsquoil vous plaicirct

Vous faites trop de bruit Des deux silences srsquoil vous plaicirct

Il faut un des deux plusieurs silence(s) pour travailler

Il existe certes des emplois de silence avec les deacuteterminants indicateurs de la comptabiliteacute

mais ces emplois ne relegravevent plus du sens lsquoabsence de bruitrsquo mais de celui de lsquone pas parlerrsquo

Ils renvoient alors agrave des intervalles ou moments de la chaicircne parleacutee pendant lesquels il nrsquoy a

pas de parole6

Je nrsquoaime pas les silences qui ponctuent le sermon du cureacute sur la chaire

La conversation traicircna entrecoupeacutee de quelques plusieurs trois beaucoup de

silences

Il nrsquoy eut qursquoun seul silence au milieu de son discours

Une preacutecision suppleacutementaire Le fait que les emplois de silence-lsquoabsence de bruitrsquo

avec les deacuteterminants de la comptabiliteacute apparaissent comme deacuteviants interdit par avance

de consideacuterer ceux ougrave il se lie aux deacuteterminants de la massiviteacute comme eacutetant des emplois

laquo seconds raquo deacuteriveacutes par transfert drsquoun emploi premier comptable Crsquoest dire drsquoune autre

maniegravere que silence est un nom intrinsegravequement massif Pour silence lrsquoaffaire semble donc

dans le sac

Elle lrsquoest toutefois un peu moins lorsqursquoon aborde la situation de bruit dans la mesure

ougrave cet antonyme de silence ne se comporte pas tout agrave fait de la mecircme maniegravere que silence Il

6 A raccrocher agrave cet emploi les sens techniques laquo musicaux raquo de silence deacutejagrave eacutevoqueacutes ci-dessus ougrave silence est compris (i) comme lsquoune interruption des sons au milieu de la chaicircne musicalersquo et (ii) comme les signes de notation musicale repreacutesentant (i) (voir supra)

7

paraicirct certes lui aussi intrinsegravequement massif comme en teacutemoignent ses affiniteacutes avec les

deacuteterminants de la massiviteacute du un peu de peu de + N (singulier) beaucoup de + N

(singulier)

Il y a du un peu de peu de beaucoup de bruit dans le dortoir

Il ne semble en effet guegravere neacutecessaire de recourir agrave une laquo machine raquo de transfert pour

expliquer de tels emplois Par contre chose plus curieuse contrairement agrave silence (cf supra)

il ne regimbe nullement agrave se combiner dans la mecircme situation avec les deacuteterminants

reacuteveacutelateurs de la comptabiliteacute Il accepte dans difficulteacute crsquoest-agrave-dire sans laquo coup de force raquo

interpreacutetatif un des plusieurs peu de + N (pluriel) beaucoup de + N (pluriel) ce qui donne agrave

croire qursquoil est aussi intrinsegravequement comptable

Il y a un bruit dans le dortoir qui mrsquoempecircche de dormir

Il y a beaucoup de bruits dans la rue

Les bruits de la forecirct

Il srsquoensuit deux questions Premiegraverement comment bruit peut-il ecirctre agrave la fois

intrinsegravequement massif et intrinsegravequement comptable Deuxiegravemement comment expliquer

qursquoil nrsquoen va pas de mecircme pour son antonyme silence

Il y a une autre raison encore qui pousse agrave ne pas refermer le dossier La divergence

que lrsquoon observe entre silence et bruit face agrave lrsquoopposition massif comptable pousse agrave se

pencher de plus pregraves sur la massiviteacute intrinsegraveque de silence Il ne suffit en effet pas de dire

que silence est un nom massif Il faut encore preacuteciser en quoi consiste sa massiviteacute Comme il

ne srsquoagit manifestement pas drsquoun nom de matiegravere la chose est moins facile qursquoil nrsquoy paraicirct

Elle est drsquoautant plus deacutelicate que lrsquoorigine de la massiviteacute de silence ne semble pas ecirctre la

mecircme que celle de la massiviteacute de lrsquoantonyme bruit ce qui agrave nouveau pose problegraveme

Il y a enfin une troisiegraveme raison comment rendre compte de lrsquoapparition obligatoire

de lrsquoarticle indeacutefini lorsque silence se trouve accompagneacute drsquoun modificateur

Il faut du silence pour travailler

Il faut un silence pour travailler

Il faut un silence total de moine pour travailler

Il faut du silence total de moine pour travailler

Un silence reacutegnait dans la forecirct

Un silence absolu inquieacutetant de mort reacutegnait dans la forecirct

Toutes ces questions on le voit invitent agrave remettre lrsquoouvrage sur le meacutetier et agrave voir de

plus pregraves comment silence et bruit se comportent sur les terres du massif comptable

Toutes ne seront toutefois pas abordeacutees ici Nous traiterons celle qui concerne le caractegravere

intrinsegravequement mixte (massif comptable) de bruit et celle qui pose le problegraveme de

lrsquoidentification de la massiviteacute de silence Celle qui se rapporte agrave lrsquoapparition du deacuteterminant

un en cas drsquoexpansion de silence ne sera pas prise en compte ici parce que nous lrsquoavons deacutejagrave

8

traiteacutee en partie ailleurs (Kleiber 2014 b) en eacutetudiant le comportement des noms de

proprieacuteteacutes modifieacutes

Nous commencerons par le premier problegraveme celui qui a trait agrave la double nature de

bruit agrave la fois intrinsegravequement massif et comptable face au mono-statut massif de silence

Comment bruit peut-il ecirctre agrave la fois massif et comptable

3 Bruit massif et bruits comptables

Si lrsquoon peut entendre du bruit comme des bruits sans supposer une opeacuteration de

transfert de lrsquoun agrave lrsquoautre crsquoest parce que la massiviteacute et la comptabiliteacute sont lieacutees au nom

bruit de maniegravere inheacuterente comme elles le sont agrave un nom tel que pain (cf Jrsquoai acheteacute du pain

versus Jrsquoai acheteacute un pain) Ce double statut intrinsegraveque du nom bruit agrave la fois comptable et

massif nrsquoest toutefois pas le mecircme que celui du nom pain

Avec pain la massiviteacute (du pain) et la comptabiliteacute (un pain) srsquoopposent sur le mecircme

niveau celui du formatage de leurs occurrences Lrsquoemploi du massif dans Jrsquoai acheteacute du pain

par exemple renvoie agrave une occurrence de pain qui nrsquoa pas de limites ou de bornes

intrinsegraveques crsquoest la situation drsquooccurrence7 (cf jrsquoai acheteacute hellip) qui en limitant la quantiteacute de

pain creacutee en mecircme temps lrsquooccurrence de pain Un pain par contre renvoie agrave une

occurrence de pain preacutesenteacutee comme ayant des limites inheacuterentes crsquoest-agrave-dire preacutesenteacutee

comme deacutejagrave constitueacutee ou conditionneacutee en occurrence indeacutependamment de la situation dans

laquelle elle se manifeste Ce nrsquoest pas le fait drsquoacheter un pain qui laquo forme raquo lrsquooccurrence de

pain acheteacutee Crsquoest ce formatage intrinsegraveque qui permet de compter combien de pains il y a

dans une situation drsquooccurrence (dans lrsquoexemple citeacute combien de pains jrsquoai acheteacutes) On voit

ainsi qursquoavec du pain un pain on ne change pas de niveau lorsqursquoon passe du massif au

comptable On reste dans les deux cas au niveau du formatage des occurrences avec un pain

le formatage est preacuteconstitueacute mdashce nrsquoest que le nombre drsquouniteacutes de pains que deacutelimite la

situation drsquooccurrencemdash alors qursquoavec du pain il nrsquoy a pas de tel preacuteconditionnement

occurrentiel crsquoest la situation drsquooccurrence elle-mecircme qui en limitant la quantiteacute de pain

porte agrave lrsquoexistence une occurrence massive de pain8

Avec du bruit des bruits il nrsquoen va plus de mecircme Le massif du bruit marque

lrsquoabsence de deacutelimitation pour lrsquointensiteacute de lrsquooccurrence de bruit Qursquoil srsquoagit bien de la

dimension lsquointensiteacutersquo est prouveacute par lrsquointerpreacutetation des SN beaucoup de bruit peu de bruit et

un peu de bruit

7 Pour plus de deacutetails sur les notions drsquooccurrence et de situation drsquooccurrence voir Kleiber (2011 a et b 2012 a 2013 a 2014 c et d et 2015) 8 Preacutecisons que si elle creacutee par la limitation quantitative apporteacutee lrsquooccurrence drsquoun nom concret massif la situation drsquooccurrence ne deacutelimite pas elle-mecircme les bornes preacutecises et donc la forme exacte que preacutesente lrsquooccurrence celle-ci peut ecirctre tregraves variable (cf une tranche de pain une mie de pain un morceau de pain etc) et peut ecirctre discontinue crsquoest-agrave-dire constitueacutee de laquo parties raquo seacutepareacutees (du pain dans jrsquoai acheteacute du pain peut renvoyer agrave une baguette + deux miches + un demi-pain long etc)

9

Il y avait beaucoup de peu de un peu de bruit dans la salle

Si le comptable un bruit des bruits plusieurs bruits srsquoopposait sur la mecircme dimension de

lrsquointensiteacute agrave du bruit massif il devrait marquer une deacutetermination du degreacute drsquointensiteacute laisseacute

non deacutetermineacute par le massif du bruit Ce nrsquoest eacutevidemment pas cela qui est mis en jeu par des

SN tels que un bruit des bruits plusieurs bruits etc Ce qui se trouve compteacute ce nrsquoest pas le

nombre de degreacutes drsquointensiteacute sonore drsquoun bruit mais le nombre de varieacuteteacutes ou de sortes de

bruits Il srsquoagit donc drsquoune comptabiliteacute qualitative qui repose sur lrsquoexistence de types de

bruits qui peuvent se manifester dans une situation drsquooccurrence On retrouve semblable

comptabiliteacute avec drsquoautres noms soit sans transfert crsquoest-agrave-dire intrinsegravequement comme

avec sentiment odeur couleur etc soit avec transfert mdash on fait intervenir alors le trieur

universel de Bunt (1985) (cf Jrsquoai goucircteacute trois vins = lsquojrsquoai goucircteacute trois types de vinsrsquo) Bruit

comptable relegraveve du premier type il renvoie intrinsegravequement agrave une reacutepartition en sous-

cateacutegories de bruits ce qui donne lieu agrave une opposition massif comptable tout agrave fait

particuliegravere puisque comme nous venons de le voir elle ne srsquoeffectue pas sur la mecircme

dimension comme pour pain Le massif est pertinent au niveau de lrsquointensiteacute la comptabiliteacute

lrsquoest au niveau de la division en sous-espegraveces de bruits La comptabiliteacute de bruit nrsquoexclut ainsi

pas sa massiviteacute puisque celle-ci est drsquoun ordre diffeacuterent si jrsquoentends des bruits ils peuvent

ecirctre forts faibles etc Srsquoils sont borneacutes qualitativement ils ne le sont pas du point de vue de

lrsquointensiteacute La question que soulegraveve le double statut de bruit est donc reacutegleacute mais cette

solution srsquoaccompagne drsquoun reacutesultat suppleacutementaire la mise en eacutevidence drsquoun cas de figure

sur laquelle la litteacuterature consacreacutee agrave lrsquoopposition massif comptable ne srsquoest guegravere pencheacutee

celui de lrsquoexistence de noms qui sont de maniegravere inheacuterente comptables et massifs mais sur

des plans diffeacuterents

4 Pourquoi silence nrsquoest pas comptable comme bruit

Reste agrave expliquer pourquoi silence bien qursquoantonyme de bruit ne preacutesente pas cette

ambivalence qui caracteacuterise bruit Pourquoi silence ne connaicirct-il pas une comptabiliteacute9

varieacutetale semblable agrave celle de bruit La raison en reacuteside dans lrsquoasymeacutetrie qui caracteacuterise la

relation bruit ndash silence Bruit suppose une perception auditive qui donne lieu agrave une possible

distinction des stimuli sonores perccedilus Bruit implique donc lrsquoexistence de sous-cateacutegories ou

varieacuteteacutes de bruits Son sens mecircme tout comme celui drsquoodeur (Kleiber 2011 b 2012 b 2013

b et c)10 comme en teacutemoignent drsquoune part lrsquoexistence drsquoun grand nombre drsquohyponymes

crsquoest-agrave-dire celle de veacuteritables noms de bruits et drsquoautre part celle de la construction bruit +

9 Rappelons qursquoavec le sens de lsquone pas parlerrsquo il peut ecirctre comptable mais non pour compter des types de silence mais des moments ou intervalles de silence 10 Odeur se diffeacuterencie de bruit en ce qursquoil nrsquoa quasiment pas drsquohyponymes crsquoest-agrave-dire des noms drsquoodeurs

10

de + N (agrave N non deacutetermineacute) qui sert agrave identifier le type de bruit eacutemis comme du cocircteacute des

odeurs le syntagme odeur de N permet drsquoidentifier lrsquoodeur ressentie11

Il nrsquoen va eacutevidemment pas ainsi pour silence Comme il marque fondamentalement

lrsquoabsence de perception auditive il nrsquooffre pas matiegravere agrave distinction auditive comme le fait

bruit Partant il ne peut avoir cette comptabiliteacute de sous-cateacutegories intrinsegravequement

attacheacutee agrave bruit De lagrave provient lrsquoabsence drsquohyponymes de silence similaires aux hyponymes

de bruit il nrsquoy a ainsi pas de noms de silence comme il y a des noms de bruits12 Et il nrsquoy a

pas non plus de constructions cateacutegorisantes N1 de N213 qui seraient identificatrices drsquoun

type de silence comme il y en a pour bruit (et pour odeur)

Un silence de voiture

Un bruit de voiture (qui deacutemarre qui freine deacuterape)

Une odeur de rose

Conseacutequence de cette absence de sous-cateacutegories de silence la difficulteacute de se combiner

avec des indicateurs comme une sorte de

Il y a diffeacuterentes sortes de silence

Il y a diffeacuterentes sortes de bruits

et celle drsquoavoir face agrave un syntagme binominal en de comportant bruit au pluriel un syntagme

eacutequivalent comportant silence

Les bruits de la forecirct

Les silences de la forecirct14

Le silence de la forecirct

Crsquoest pour la mecircme raison qursquoil est impossible de srsquointerroger sur le laquo type raquo la laquo varieacuteteacute raquo ou

encore la laquo nature raquo du silence comme on peut le faire agrave propos du bruit Face agrave quel bruit

lrsquointerrogation quel silence en interpreacutetation taxinomique ne semble ainsi guegravere

approprieacutee

Quel bruit (= quel type de bruit)

Quel silence (= quel type de silence)

11 Pour les odeurs nous avons appeleacute ce type de construction construction de cateacutegorisation des odeurs (CCO) (Kleiber 2013 b et c) 12 Le Petit Robert donne toute une seacuterie de laquo mots deacutesignant des bruits raquo bourdonnement brouhaha bruissement chuintement clapotis claquement cliquetis craquement creacutepitement etc 13 On a bien des SN binominaux comme un silence de mort ou un silence de catheacutedrale mais il ne srsquoagit pas de veacuteritables sous-cateacutegories de silence mais drsquoemplois intensifs (voir ci-dessous) un silence de mort signifie que rien ne bouge et ne fait donc de bruit comme si tout eacutetait mort et un silence de catheacutedrale que le silence est comme celui drsquoune catheacutedrale 14 Uniquement deacuteviant en interpreacutetation prototypique (Bartning 1992 et 1996) crsquoest-agrave-dire en interpreacutetation micro-structurelle ougrave le SN binominal N1 de N2 srsquointerpregravete agrave partir des seuls traits inheacuterents de N1 et de N2 En interpreacutetation macro-structurelle ou pragmatique ou encore discursive selon les termes de Bartning le pluriel est bien entendu possible puisqursquoil peut alors ecirctre justifieacute par des informations exteacuterieures

11

Se reacutevegravelent aussi incongrues des interrogations similaires portant sur la laquo nature raquo du

silence Crsquoest quoi comme silence

Crsquoest quoi comme bruit

Crsquoest un silence de quoi

Crsquoest un bruit de quoi

Quel est ce silence 15

Quel est ce bruit

Le constat qursquoil nrsquoy a pas de construction de cateacutegorisation N1 de N2 semblable agrave celle

que connaissent les bruits et les odeurs deacutebouche sur la mise en relief drsquoune autre

caracteacuteristique de silence par rapport agrave bruit Dans les constructions un bruit de voiture (qui

deacutemarre) et une odeur de rose lrsquoeacuteleacutement reacutegi par la preacuteposition nrsquoest un speacutecificateur

cateacutegoriel que parce qursquoil passe ou peut passer pour ecirctre la source drsquoun bruit ou drsquoune odeur

caracteacuteristique

Une voiture qui deacutemarre a un bruit caracteacuteristique

Les roses ont une odeur caracteacuteristique

Il faudrait preacuteciser les contraintes qui pegravesent sur ces constructions de cateacutegorisation et

insister sur la distinction mdash habituellement neacutegligeacutee mdash qursquoil y a agrave faire entre source

geacuteneacuterique et source effective du bruit particulier ou de lrsquoodeur particuliegravere perccedilus (voir

Kleiber 2012 b 2013 b et c et Kleiber et Vuillaume 20011) Mais nous ne nous

deacutevelopperons pas ici cet aspect des choses Ce qui nous retiendra par contre crsquoest le fait

que lrsquoimpossibiliteacute pour silence de srsquointeacutegrer dans de telles constructions de cateacutegorisation

non seulement montre qursquoil nrsquoy a pas de sous-cateacutegories de silence mais met en eacutevidence

une autre asymeacutetrie entre bruit et silence contrairement aux bruits (et aux odeurs) le

silence nrsquoa pas de source Alors qursquoil y a toujours quelque chose ou quelqursquoun qui fait du bruit

il nrsquoy a pas quelqursquoun ou quelque chose qui laquo fait raquo silence16 Ceci signifie que bruit mais non

silence renvoie agrave un pheacutenomegravene seacutemiotiquement indexical Semblable agrave la fumeacutee qui est un

indice de lrsquoexistence drsquoun feu qui en est la cause ou au tonnerre qui indique qursquoil y a eu un

eacuteclair ou encore agrave une odeur qui signale lrsquoexistence de quelque chose qui laquo sent raquo le bruit ou

les bruits sont des indices ou encore des symptocircmes de ce qursquoil y a quelqursquoun ou quelque

chose qui fait (volontairement ou involontairement) des mouvements qui font naicirctre le ou

les bruits

Trois points sont agrave preacuteciser pour eacuteviter tout malentendu Premiegraverement la laquo cause raquo du

bruit ou des bruits nrsquoest pas la chose ou la personne qui fait du bruit mais crsquoest le laquo faire raquo de

la chose ou de la personne crsquoest-agrave-dire ce que nous appelons par commoditeacute le mouvement

que fait X qui est agrave lrsquoorigine du ou des bruits Crsquoest la raison pour laquelle dans la

15 Possible avec lrsquointerpreacutetation que signifie ce silence 16 Preacutecisons deux choses il ne srsquoagit ni du sens de silence = laquo se taire raquo ni bien entendu de lrsquoexpression X faire silence (ougrave quelqursquoun obtient que drsquoautres cesses de faire du bruit ou de parler)

12

construction de cateacutegorisation un bruit de N il faut preacuteciser bien souvent par un preacutedicat

modificateur de N quel est le laquo mouvement raquo en question opeacutereacute par N Un N qui ne laquo bouge raquo

pas nrsquoa normalement pas de bruit Ainsi

Un bruit de voiture

suppose au moins que le moteur est en marche Une voiture au repos au garage ne fait

eacutevidemment pas de bruit Et si lrsquoon entend preacuteciser le type de bruit selon le type de

laquo mouvement raquo effectueacute il faut expliciter le mouvement en question (cf ci-dessus une voiture

qui deacuterape freine etc) Si diffeacuterents bruits sont possibles pour un mecircme laquo auteur raquo il est

souvent neacutecessaire de preacuteciser quel est le mouvement responsable du bruit en question la

mention seule de lrsquoauteur srsquoaveacuterant insuffisante Ainsi a-t-on difficilement

Un bruit drsquoeau17

mais plus facilement des SN avec des expansions qui parce qursquoils lient laquo mouvement raquo et

bruit produits apportent la speacutecification exigeacutee

Un bruit drsquoeau qui clapote qui ruisselle goutte

Le deuxiegraveme point est qursquoil nrsquoest pas neacutecessaire de voir quel le mouvement de X auquel

est rattacheacute indexicalement le bruit perccedilu La notion seacutemiotique drsquoindex srsquoapplique

preacuteciseacutement aux cas ougrave lrsquoobjet qui est signifieacute indexicalement par le signe indexical nrsquoest pas

immeacutediatement perceptible18 dans les cas donc ougrave lrsquoindex ou symptocircme reacutevegravele une entiteacute

(ou un pheacutenomegravene) cacheacute non directement accessible comme lrsquoillustre clairement le

pheacutenomegravene de la fiegravevre qui est le symptocircme drsquoun eacutetat non normal19 Le point important est

qursquoune telle relation autorise le deacutetachement du bruit par rapport agrave sa source on peut

percevoir le bruit deacutetacheacute de la source (mouvement de X) qui lrsquoa produit Avec le silence

nulle deacutependance ontologique et nul deacutetachement par rapport agrave une source

Troisiegraveme et dernier point le fait que bruit renvoie agrave un pheacutenomegravene indexical ne

signifie pas que bruit est lui-mecircme indexical Bruit est semblable en cela agrave fumeacutee tonnerre ou

odeur mecircme srsquoil deacutenote un pheacutenomegravene indexical il nrsquoest seacutemantiquement pas un signe

linguistique indexical Comme les noms fumeacutee tonnerre et odeur il a un sens symbolique

mais qui renvoie agrave une entiteacute agrave savoir le bruit qui lui est une entiteacute indexicale en ce qursquoil est

produit par un mouvement fait par un X Lagrave on le voit bruit retrouve son compegravere silence

qui bien entendu est aussi un signe symbolique et non indexical

5 Quelle est la massiviteacute de silence

La deuxiegraveme difficulteacute que nous avons releveacutee ci-dessus a trait agrave la deacutetermination de la

massiviteacute de silence Geacuteneacuteralement on ne srsquoarrecircte guegravere sur ce problegraveme parce que les noms

17 A noter qursquoon a fort bien le SN Le bruit de lrsquoeau ce qui met en relief le rocircle que jouent les constructions de cateacutegorisation du type N1 de N2 18 Voir ici les interjections et lrsquoexclamation en geacuteneacuteral qui sont le signe indexical drsquoune eacutemotion qursquoon ne perccediloit pas directement (Kleiber 2006) 19 Voir aussi le tonnerre ougrave bien souvent on nrsquoa pas perccedilu lrsquoeacuteclair qui le preacutecegravede

13

qui servent drsquoillustration agrave lrsquoopposition massif comptable sont des noms concrets mateacuteriels

(cf sable eau vin vs chien veacutelo arbre etc) qui en tant que tels donnent lieu agrave une massiviteacute

ou comptabiliteacute qui est transparente si sable est massif alors que chien est comptable crsquoest

parce qursquoune occurrence de sable nrsquoa pas de forme intrinsegraveque tandis qursquoune occurrence de

chien en a une Avec des noms non concrets dans le sens de laquo non mateacuteriels raquo les choses ne

sont pas aussi simples lrsquoabsence de substance rendant les choses un peu plus deacutelicates Nous

avons vu que pour bruit la massiviteacute reacutesidait dans lrsquoabsence de limites pour lrsquointensiteacute

sonore On srsquoattendrait donc agrave ce qursquoil en aille de mecircme pour son antonyme silence eacutetant

donneacute qursquoil se place dans le champ de la perception auditive Mais lagrave encore il nrsquoen va pas

tout agrave fait ainsi

La situation est il faut bien le reconnaicirctre complexe La raison en est la quasi-absence

de dimensions intrinsegraveques de silence Contrairement agrave bruit auquel srsquoattache lrsquoeacuteventail des

dimensions qui srsquoattachent aux sons et qui permettent de les distinguer silence ne reacutepond

pas agrave de semblables distinctions qualitatives puisqursquoil repreacutesente lrsquoabsence de bruit et donc

aussi lrsquoabsence de ces dimensions distinctives

Lrsquohypothegravese de lrsquointensiteacute peut malgreacute tout ecirctre envisageacutee Le fait que silence soit

lrsquoantonyme de bruit peut en effet inciter agrave attribuer eacutegalement agrave silence une indeacutetermination

drsquointensiteacute Contribuent agrave cette ideacutee lrsquoexistence de qualificatifs laquo intensifs raquo comme un silence

absolu complet total qui servent agrave exprimer qursquoil nrsquoy a pas de bruit du tout et lrsquoemploi de un

peu de silence pour signifier lsquoun peu moins de bruitrsquo Mais cela nrsquoest pas suffisant pour

assigner agrave silence une massiviteacute drsquointensiteacute On notera en premier lieu que un peu de silence

peut agrave cocircteacute de lsquoun peu moins de bruitrsquo aussi signifier lsquoun (court) moment de silencersquo mdash nous

y reviendrons ci-dessous mdash ce qui tire alors la massiviteacute du cocircteacute temporel En deuxiegraveme lieu

on soulignera que un silence absolu complet total et un peu de silence (dans le sens

drsquointensiteacute) reacutepondent en fait agrave un modegravele de quantification fondeacute sur celui de bruit

un silence absolu complet total = lsquoil nrsquoy a pas de bruit du toutrsquo

un peu de silence = lsquoun peu moins de bruitrsquo

Fait significatif la deacutetermination de silence par beaucoup de est tregraves rare alors qursquoelle est

tregraves freacutequente avec bruit Il en va de mecircme pour lrsquoexclamatif que de N qui nrsquoest possible

qursquoavec bruit

Que de silence

Que de bruit

alors que lrsquoexclamatif qualitatif Quel N convient aux deux

Quel silence

Quel bruit 20

20 Ce qui tend agrave montrer que Que de N et Quel N ne se confondent pas totalement lorsqursquoil srsquoagit de noms non concrets

14

Ces trois observations fragilisent lrsquohypothegravese drsquoune massiviteacute par la non saturation de

lrsquointensiteacute Celle-ci est rendue drsquoautant plus difficile que la notion de silence en tant

qursquoabsence de bruit est a priori eacuteloigneacutee de toute gradation srsquoil y a du bruit il nrsquoy a pas de

silence et srsquoil y a du silence il nrsquoy a pas de bruit On comprend du coup que lorsque le haut

degreacute srsquoinstalle avec lrsquoemploi des intensifs absolu complet et total (cf supra) crsquoest par

lrsquointermeacutediaire du gradatif bruit srsquoil ne peut y avoir theacuteoriquement plus ou moins de silence

il peut y avoir par contre plus ou moins de bruit et donc pas de bruit du tout crsquoest-agrave-dire un

silence absolu ou total Ce nrsquoest pas pour autant que silence est un nom massif agrave intensiteacute

indeacutetermineacutee

La piste temporelle eacutevoqueacutee ci-dessus semble en effet beaucoup plus pertinente elle

conduit agrave interpreacuteter la massiviteacute de silence comme une indeacutetermination de la dureacutee et agrave

postuler donc le temps comme eacutetant la dimension sur laquelle elle coulisse Crsquoest dire que du

silence reacutepond agrave une dureacutee indeacutetermineacutee de silence

Ce qui explique le caractegravere temporel de la massiviteacute de silence reacuteside dans la relation

asymeacutetrique qursquoil entretient avec bruit crsquoest le silence qui se trouve interrompu ou briseacute par

le bruit ou les bruits et non lrsquoinverse crsquoest-agrave-dire ce nrsquoest pas le bruit qui se trouve

appreacutehendeacute comme eacutetant briseacute ou coupeacute par le silence Le silence est en effet consideacutereacute

comme un eacutetat qui dure tant qursquoil nrsquoy a pas de bruit alors que le ou les bruits ne sont pas

appreacutehendeacutes comme eacutetant des dureacutees sonores que vient couper le silence21 La dureacutee est

ainsi une dimension basique du silence dimension sans laquelle il nrsquoexisterait pas et qui ne

se trouve pas intrinsegravequement borneacutee Il nrsquoy a en effet pas drsquointervalle de silence preacuteformateacute

crsquoest-agrave-dire drsquouniteacutes de silence conccedilues comme borneacutees a priori puisque seul le bruit ou les

bruits viennent briser de maniegravere contingente le silence et peuvent ainsi former des

intervalles espaces ou laquo morceaux raquo de silence eacutegalement contingents crsquoest-agrave-dire non

preacuteconstruits mais deacutelimiteacutes par la situation drsquooccurrence22

On rappellera drsquoabord en faveur de notre analyse que lrsquointerpreacutetation de un peu de

silence nrsquoest pas forceacutement intensive mais peut correspondre agrave lsquoun [court] moment de

silencersquo23 Comme un peu de est un reacuteveacutelateur du massif (Hilgert 2014) cette interpreacutetation

de un peu de silence est un argument non neacutegligeable pour reconnaicirctre agrave silence une

massiviteacute de nature temporelle Mais il y a un argument qui est beaucoup plus fort crsquoest celui

que constitue le type de substantifs quantificateurs (Benninger 1999) que peut prendre

silence pour apparaicirctre sous lrsquohabit drsquouniteacute Ces substantifs lorsqursquoils srsquoappliquent aux noms

21 Sauf bien entendu dans le sens de silence = lsquone pas parlerrsquo ougrave les silences viennent interrompre non pas le ou les bruits mais le cours de la chaicircne parleacutee 22 On soulignera une nouvelle fois que crsquoest juste le contraire avec lrsquoemploi de silence dans le sens de lsquone pas parlerrsquo emploi ougrave le silence peut srsquoinstaller comme le bruit le fait dans le silence dans la chaicircne discursive et donner ainsi lieu agrave des uniteacutes preacuteconstitueacutees de silence pouvant donc ecirctre compteacutees Dabs ce cas ce nrsquoest pas la parole qui rompt le silence mais le silence qui interrompt la parole 23 Il peut sans doute aussi correspondre agrave une interpreacutetation mecirclant les deux sens

15

massifs24 ont pour rocircle de borner les entiteacutes massives (Van de Velde 1995 et Benninger

1999) en speacutecifiant ou la forme (une goutte drsquoeau) ou la laquo quantiteacute raquo de lrsquooccurrence massive

agrave laquelle on les applique soit directement par un nom de mesure (un litre drsquoeau) soit

indirectement (un verre drsquoeau) Ils permettent donc mdash et crsquoest lagrave ce qui les rend preacutecieux mdash

de reacuteveacuteler par leur sens propre en quoi consiste la massiviteacute de lrsquoentiteacute massive agrave laquelle ils

srsquoappliquent Pour silence il srsquoagit de substantifs temporels qui parce qursquoils apportent des

bornes agrave la dureacutee de lrsquooccurrence de silence mettent en eacutevidence que la dimension massive

de silence qui se trouve borneacutee est bien celle du temps On aura ainsi un moment de silence ou

avec des noms de mesure de temps une minute une heure de silence Le point important est

que bruit mecircme srsquoil srsquoinscrit dans le temps accepte difficilement ce type de substantif

quantificateur La quantification temporelle preacutecise par une minute une heure ne lui est

certes pas inconnue mais elle est beaucoup moins naturelle qursquoavec silence comme le

montre lrsquoopposition entre les eacutenonceacutes suivants

Jrsquoaime les heures de silence qursquooffre la nuit

Je deacuteteste les heures de bruit que nous reacuteserve la grande ville

et bien souvent construite sur le modegravele de silence comme une minute de bruit que lrsquoon voit

apparaicirctre ccedilagrave et lagrave dans des manifestations en eacutecho ludique et contestataire agrave la

traditionnelle et commeacutemorative minute de silence On notera surtout en faveur de notre

hypothegravese que bruit ne paraicirct pas srsquoaccommoder de un moment de A la place de

() Il y eut un moment de bruit

crsquoest plutocirct le syntagme preacutepositionnel pendant un moment que lrsquoon trouve

Il y eut du bruit pendant un moment

ce qui tend agrave montrer drsquoune autre maniegravere que la massiviteacute de bruit nrsquoest pas drsquoordre

temporel comme celle de silence et ce qui ouvre en mecircme temps un autre deacutebat celui du

placement de bruit parmi les noms drsquoeacuteveacutenement25 avec comme conseacutequence une opposition

drsquoordre aspect lexical agrave un silence qui eacutevoluerait plutocirct dans la classe des noms drsquoeacutetats Cette

opposition bruit-nom drsquoeacuteveacutenement vs silence-nom drsquoeacutetat est-elle fondeacutee On trouvera chez

Kokochkina (2012) agrave propos du mot russe tišina (silence) une vue diffeacuterente originale

parce que lrsquoauteur considegravere que silence est eacutegalement aussi paradoxal que cela puisse

paraicirctre un nom drsquoeacuteveacutenement laquo (hellip) dans la langue le silence est vu comme un eacuteveacutenement

sonore et se rapporte agrave ce titre agrave ce qui est consideacutereacute intuitivement comme eacutetant une

sensation sonore raquo (Kokochkina 2012 323) Qursquoen est-il exactement pour le franccedilais Crsquoest

lagrave un deacutebat que nous ne poursuivrons pas aujourdrsquohui car le moment est venu de conclure

24 Ils peuvent aussi srsquoappliquer agrave des noms comptables (cf une flopeacutee de voitures un tas de voitures rouilleacutees etc) 25 Voir Gross et Kiefer (1995) Buvet et Blanco (2000) Vivegraves (2000) Dupuy-Engelhardt (2002) Gross (2012) etc

16

Pour conclure

En mecircme temps qursquoelle nous a permis drsquoapporter de nouvelles connaissances sur

lrsquoopposition massif comptable elle-mecircme surtout sur la variation des dimensions

responsables du trait massif ou comptable notre enquecircte a mis au clair plusieurs points

eacutenigmatiques de la seacutemantique de silence et de bruit en relation avec lrsquoopposition massif

comptable le statut double (massif comptable) inheacuterent de bruit la monovalence massive

de silence-lsquoabsence de bruitrsquo et la diffeacuterence de massiviteacute entre silence et bruit A plusieurs

endroits nous avons eacuteteacute ameneacute agrave sortir du cadre de notre analyse et agrave planter des questions-

balises pour de futures peacutereacutegrinations Avis donc aux amateurs de silence et de bruit(s) hellip

Bibliographie

1) Bartning I 1992 laquo La preacuteposition de et les interpreacutetations possibles du SN complexe

Essai drsquoapproche cognitive raquo Lexique 11 pp 163-191

2) Bartning I 1996 laquo Eleacutements pour une typologie des SN complexes en de en

franccedilais raquo Langue franccedilaise 109 pp 29-43

3) Benninger C 1999 De la quantiteacute aux substantifs quantificateurs Paris Klincksieck

4) Bunt HC 1985 Mass Terms and Model-Theoretic Semantics Cambridge Cambridge

University Press

5) Buvet P-A Blanco X 2000 laquo De lrsquoanalyse syntactico-seacutemantique du lexique agrave la

traduction automatique raquo BULAG 25 pp 69-87

6) Dupuy-Engelhardt H 2002 laquo Lrsquoidentiteacute cateacutegorielle du lexique allemand et franccedilais

de lrsquoaudible raquo in Dupuy-Engelhardt H et Montibus M-J (eacuteds) Parties du discours

seacutemantique perception cognition - Le domaine de lrsquoaudible Actes drsquoEUROSEM 2000

Reims Presses Universitaires de Reims 89-119 pp 11-34

7) Fasciolo M Lammert M 2014 laquo Connaissance directe et typologie nominale

comment les noms de couleurs et de bruits sont-ils deacutefinis raquo Travaux de linguistique

69 pp 91-109

8) Gross G 2012 Manuel drsquoanalyse linguistique Villeneuve drsquoAscq Presses

Universitaires du Septentrion

9) Gross G Kiefer F 1995 laquo La structure eacuteveacutenemetielle des substantifs raquo Folia

Linguistica 29 1 2 pp 43-65

10) Hilgert E 2014 laquo Un reacuteveacutelateur de massiviteacute lrsquoeacutenigmatique un peu de raquo Langue

Franccedilaise 183 pp 101-116

11) Kleiber G 2006 laquo Sur la seacutemiotique de lrsquointerjection raquo Langages 161 pp 9-23

12) Kleiber G 2010 laquo En quecircte de Enquecircte sur silence raquo in Gornikiewicz J Grzmil-

Tylutki H et Piechnik I (eacuteds) En quecircte de sens Etudes deacutedieacutees agrave Marcela

Swiatkowska Wydawnictwo Uniwersytetu Jagellonskiego Krakow pp 276-285

17

13) Kleiber G 2011 a laquo Types de noms le problegraveme des occurrences raquo Cahiers de

lexicologie 99 2 pp 49-69

14) Kleiber G 2011 b laquo Odeurs problegravemes drsquooccurrence raquo in Corminboeuf G et

Beacuteguelin M-J (eacuteds) Du systegraveme linguistique aux actions langagiegraveres Meacutelanges en

lrsquohonneur drsquoAlain Berrendonner Bruxelles De Boeck pp 301-313

15) Kleiber G 2012 a laquo Occurrences massives et occurrences comptables quelques

observations raquo in Dutka-Mankowska A Kieliszczyk A et Pilecka E (eacuteds)

Grammaticis Unitis Meacutelanges offerts agrave Bohdan Krzysztof Bogacki Varsovie

Wydawnictwa Uniwerssytetu Warszawskiego pp 199-207

16) Kleiber G 2012 b laquo De la deacutenomination agrave la deacutesignation le paradoxe ontologico-

deacutenominatif des odeurs raquo Langue Franccedilaise 174 pp 46-58

17) Kleiber G 2013 a laquo Lrsquoopposition Nom comptable Nom massif et la notion

drsquooccurrence raquo Cahiers de lexicologie 103 2 pp 85-106

18) Kleiber G 2013 b laquo Constructions laquo olfactives raquo le cas de [Deacutet] odeur + de + N2 raquo

Cahiers de lexicologie 102 1 pp 151-168

19) Kleiber G 2013 c laquo Y a-t-il des noms drsquoodeurs raquo in Casanova Herrero E et Calvo

Rigual C (eds) Actes del 26e Congreacutes de Linguumliacutestica i Filologia Romagraveniques (Valegravencia

6-11 de setembre de 2010) Berlin Walter de Gruyter Vol 3 pp 223-234

20) Kleiber G (eacuted) 2014 a Les noms agrave la croiseacutee du massif et du comptable Langue

Franccedilaise ndeg183

21) Kleiber G 2014 b laquo Massif comptable et noms de proprieacuteteacutes raquo Langue Franccedilaise

183 pp 71-86

22) Kleiber G 2014 c laquo Lorsque lrsquoopposition massif comptable rencontre les noms

superordonneacutes raquo Travaux de linguistique 69 pp 11-34

23) Kleiber G 2014 d laquo Cocircteacute comptable cocircteacute massif remarques sur les noms

superordonneacutes raquo in Cozma Ana-Maria Bellachhab Abdelhadi et Pescheux Marion

(eacuteds) Du sens agrave la signification De la signification aux sens Bruxelles Peter Lang pp

31-45

24) Kleiber G et Azzouzi A 2011 laquo La seacutemantique de silence ne se fait pas sans hellip bruit raquo

LrsquoInformation Grammaticale ndeg 128 pp 16-22

25) Kleiber G 2015 laquo Occurrences et noms raquo Langue franccedilaise 185 pp 113-125

26) Kleiber G et Vuillaume M 2011 laquo Seacutemantique des odeurs raquo Langages 181 pp 17-

36

27) Kokochkina I 2012 laquo Le paradoxe du silence russe raquo in Frath P Bourdier V

Breacutehaux K Hilgert E Dunphy-Blomfield J (eacuteds) Res per Nomen III Reacutefeacuterence

conscience et sujet eacutenonciateur Reims EPURE pp 313-325

28) MelrsquoCuk I et Polguegravere A 2007 Le lexique actif du franccedilais Bruxelles De Boeck

18

29) Van de Velde D 1995 Le spectre nominal Des noms de matiegravere aux noms

drsquoabstraction Paris-Louvain Editions Peeters

30) Vivegraves R 2000 laquo Quelques remarques agrave propos des preacutedicats de ltbruitgt 2000 in

Buvet P-A Colas-Matthieu M et Lepesant D (eacuteds) Lexique Syntaxe et Seacutemantique

Meacutelanges offerts agrave Gaston Gross agrave loccasion de son 60e anniversaire Numeacutero Hors

Seacuterie BULAG (Centre Tesniegravere Besanccedilon) pp 71-79

19

De la perception auditive au mot fonctionnement des verbes de bruit

associeacutes aux animaux dans les langues slaves

Irina KOR CHAHINE (Universiteacute Nice Sophia Antipolis BCL)

Tanja MILOSAVLJEVIC (Universiteacute Nice Sophia Antipolis BCL)

Paulina STOKOSA (Aix-Marseille Universiteacute ECHANGES)

0 Preacuteambule

Nous voudrions commencer cet article en relevant un fait reacutecent qui a provoqueacute un

gros scandale au Royaume-Uni Fin septembre 2014 dans une conversation priveacutee le

Premier ministre britannique David Cameron dit en parlant de la reine Elizabeth II qursquoelle

laquo purred with satisfaction raquo (laquo ronronnait de satisfaction raquo) en apprenant les reacutesultats du

referendum sur lrsquoindeacutependance de lrsquoEcosse26 Pourquoi ce commentaire avait-il susciteacute une

poleacutemique En fait le verbe purr en anglais est directement associeacute au ronronnement du

chat et la reine en raison de son statut ne peut pas laquo ronronner raquo Dans drsquoautres

circonstances ce verbe pouvait tregraves bien srsquoemployer pour deacutecrire une reacuteaction positive que

nrsquoimporte qui pourrait avoir dans une conversation priveacutee Mais dans ce cas preacutecis lorsqursquoon

applique ce verbe agrave la reine lrsquoassociation agrave un animal ne peut qursquoavoir un effet deacutepreacuteciatif

Le preacutesent article portera preacuteciseacutement sur ce type de verbes qui dans leurs emplois

premiers deacutesignent les cris et les bruits eacutemis par les repreacutesentants du monde animal au sens

large et qui dans leurs emplois secondaires srsquoappliquent eacutegalement aux humains ou encore

aux objets et aux eacuteleacutements de la nature Faute de place nous ne parlerons que du cas des

humains

Pour rester dans la theacutematique des communications consacreacutees agrave la perception nous

prendrons surtout en compte la relation qui existe entre notre perception du monde animal

et la lexicalisation des cris et bruits eacutemis par les animaux et nous parlerons des onomatopeacutees

et des verbes associeacutes aux animaux dans les trois langues slaves ndash le russe le polonais et le

serbe Une eacutetude approfondie de cette classe de verbes permet de mettre en eacutevidence drsquoune

part un parcours dit laquo logique raquo de la perception auditive vers le mot agrave travers sa

reproduction sonoreacoustique mais de lrsquoautre elle deacutemontre lrsquoimportance de la

perception visuelle pour la seacutemantique de ces lexegravemes

Dans cet article nous allons nous appuyer sur les donneacutees collecteacutees dans le cadre

drsquoun projet international auquel nous avons participeacute et qui avait pour objet drsquoeacutetude les

verbes de bruit associeacutes aux animaux dans les langues naturelles et les modegraveles de leur

meacutetaphorisation Ce projet a eacuteteacute meneacute conjointement avec une eacutequipe russe coordonneacutee par

EV Rakhilina Il avait pour objectif de deacutemontrer le caractegravere structureacute de ce type de lexique

26 httpwwwabcnetaunews2014-09-25 consulteacute le 28092014

20

pour appuyer une thegravese sur le bien-fondeacute de lrsquoapproche typologique du lexique Un volume

collectif drsquoarticles est actuellement en cours drsquoeacutedition aux PUP

1 Introduction

En regravegle geacuteneacuterale les espegraveces animales que nous cocirctoyons eacutemettent quasiment les

mecircmes cris ou bruits quel que soit lrsquoendroit ougrave ils vivent on peut lrsquoaffirmer pour les

animaux domestiques ou domestiqueacutes comme le chien et le chat mais aussi pour le cochon

la poule le coq le canard le cheval la vache etc Il en va de mecircme pour les animaux

sauvages comme lrsquoours le loup le tigre lrsquoeacuteleacutephanthellip les oiseaux ndash le coucou les pigeonshellip -

ou encore les batraciens ndash le serpent la grenouillehellip - et les insectes ndash le moustique la

mouche lrsquoabeille Les cris et bruits eacutemis par ces espegraveces sont universels et ne deacutependent que

de lrsquoespegravece elle-mecircme Les hommes disposant drsquoun mecircme appareil phonatoire devraient

percevoir les mecircmes cris ou bruits de la mecircme faccedilon indeacutependamment de leur lieu

drsquohabitation Or notre perception du monde animal est fortement influenceacutee par notre

culture et avant mecircme drsquoentendre le cri ou le bruit produit par tel ou tel animal lrsquoenfant

apprend agrave travers lrsquoadulte les sons conventionnels propres agrave sa langue (voir aussi Rubinstein

2005) Crsquoest ainsi que pour le cri du cochon il apprendra agrave dire oink-oink en anglais xrju-xrju

en russe chrum-chrum en polonais ou encore coui coui groin-groin et parfois grouic en

franccedilais (Enckell amp Reacutezeau 2003 41) On voit ainsi des diffeacuterences phoneacutetiques notables

entre le son perccedilu et sa lexicalisation dans les diffeacuterentes langues

Ces formes qui integravegrent le systegraveme linguistique de chaque langue repreacutesentent les

imitations sonores les onomatopeacutees Il srsquoagit de formes iconiques qui ont eacuteteacute creacuteeacutees de

maniegravere conventionnelle et intentionnelle pour repreacutesenter un bruit produit par lrsquoanimal

Assez curieusement la fideacuteliteacute avec laquelle on tente de reproduire le bruit ne garantit pas

que la forme obtenue sera bien assimileacutee par la langue Bien au contraire plus la forme se

rapproche de la description moins elle est naturelle pour la langue et moins elle est

assimileacutee par celle-ci (Reformatskij 1966 103 citeacute dans Šaronov 2008 98) Le dictionnaire

des onomatopeacutees franccedilaises cite plusieurs exemples litteacuteraires de ces formes non

conventionnelles (cf toujours agrave propos du cochon Enckell amp Reacutezeau 2003 41)

1) Sitocirct que jrsquoeacutetais dans la cour il frottait son groin contre mes jambes en faisant

Crrro crrrohellip (J Anglade Le Voleur de coloquintes 1972 49)

2) On entend la voix du porc Rrrff rrrff [hellip] ARLEQUIN Oh mon bon petit Rrrff rrrff

tu mrsquoas sauveacute la vie LE PORC Rrrff rrrff (L-E Duranty laquo La Trageacutedie drsquoArlequin raquo

Theacuteacirctre des marionnettes 1995 [1862] 73-74)

21

Les formes crrro crrro et rrrff rrrff sont difficilement compreacutehensibles en dehors du

contexte mecircme si elles semblent transmettre plus fidegravelement les sons produits par les

cochons Ce qui nous inteacuteresse ici ce sont les formes conventionnelles les onomatopeacutees

attesteacutees dans chaque langue qui renverront sans eacutequivoque agrave lrsquoanimal-eacutemetteur du son

Du point de vue de leur nature grammaticale on envisage souvent les onomatopeacutees

dans le cadre de la cateacutegorie des interjections Lrsquoune des diffeacuterences entre les deux formes

eacutetant que lrsquoonomatopeacutee sert agrave repreacutesenter un bruit laquo pur raquo accompagneacute eacuteventuellement

drsquoune ideacutee de rapiditeacute alors que lrsquointerjection srsquoemploie surtout pour transmettre les

eacutemotions eacuteprouveacutees par lrsquohomme Si cette affirmation semble juste pour les onomatopeacutees

traduisant les bruits des objets le cas des onomatopeacutees laquo animales raquo semble partager les

caracteacuteristiques seacutemantiques de chacune de ces deux classes Ainsi ces onomatopeacutees

servent bien agrave reproduire un bruit mais ce bruit sera geacuteneacuteralement caracteacuteristique drsquoun

certain eacutetat dans lequel se trouve lrsquoanimal il peut srsquoagir de la colegravere ou de la menace (chien)

de la peur (cochon) de la satisfaction (chat) etc De ce fait on peut dire que ces

onomatopeacutees traduisent eacutegalement les eacutemotions tout comme le font les interjections

Lorsque les onomatopeacutees laquo animales raquo srsquoappliquent par extension agrave lrsquohomme ce sont

drsquoailleurs ces caracteacuteristiques seacutemantiques qui remontent au premier plan Crsquoest ainsi que

dans lrsquoanecdote concernant la reine Elizabeth II le verbe purr sert surtout agrave transmettre

lrsquoideacutee de satisfaction et nullement agrave rendre par imitation le son qursquoelle ait pu eacutemettre

2 De lrsquoonomatopeacutee au verbe

Si le son produit par un animal est repreacutesenteacute par une forme onomatopeacuteique le fait

de produire ce bruit requiert geacuteneacuteralement dans les langues lrsquoemploi drsquoune construction En

regravegle geacuteneacuterale les langues ayant un systegraveme morphologique peu deacuteveloppeacute (comme par

exemple les langues drsquoAsie) se servent drsquoune construction associant lrsquoonomatopeacutee au verbe

lsquofairersquo lsquodirersquo lsquocrierrsquo Crsquoest drsquoailleurs cette mecircme construction que lrsquoon trouve dans les

langues europeacuteennes lorsqursquoon pose la question aux petits enfants que fait le chien

comment fait le chat etc Dans les langues agrave morphologie plus deacuteveloppeacutee comme les

langues slaves entrent en jeu les proceacutedeacutes deacuterivationnels qui permettent drsquointeacutegrer les

onomatopeacutees laquo animales raquo dans la langue sous forme verbale Voici quelques exemples de

ces formations

Nom de

lrsquoanimal

Onomatopeacutees et verbes associeacutes

en russe en polonais en serbe

Coq kukareku - kukarekatrsquo kukuryku ne pieć kukuriku - kukurikati

Coucou ku-ku - kukovatrsquo ku-ku - kukać

kukować ku-ku - kukati

Chegravevre bouc megraveegraveegrave - mekatrsquo meee - meczeć meee - meketati

22

Canard krja-krja - krjakatrsquo kwa-kwa - kwakać kva-kva - kvakati

Chat mjau - mjaukatrsquo miau - miauczeć mjau - mjaukati

La question de correspondance entre le bruit reproduit dans une onomatopeacutee et le

verbe qui lui est associeacute nrsquoest pas une question simple Les verbes de bruit qui sont associeacutes

agrave ces animaux peuvent prendre pour base une racine onomatopeacuteique Cette origine

onomatopeacuteique des verbes peut ecirctre transparente (ru krja-krja ndash krjakatrsquo ltcanardgt pl kwa-

kwa ndash kwakać ltcanardgt srb kva-kva ndash kvakati ltcanardgt) ou ne pas lrsquoecirctre (pl chau-chau ndash

szczekać ltchiengt ru uuu ndash vytrsquo ltloupgt srb av-av ndash lajati ltchiengt) certains animaux mecircme

si leur cri a eacuteteacute lexicaliseacute dans une onomatopeacutee ndash comme le cri de lrsquoacircne en russe qui fait ia-ia

ndash nrsquoont pas de verbe speacutecifique pour deacutesigner leur cri

Par ailleurs chaque langue utilise ses propres proceacutedeacutes deacuterivationnels pour creacuteer les

verbes Et parfois une base onomatopeacuteique se retrouve dans deux verbes diffeacuterents qui vont

laquo se speacutecialiser raquo drsquoapregraves le type de sujet que repreacutesente un eacutemetteur sonore Crsquoest le cas

notamment des couples russes šipetrsquo ndash šikatrsquo treščatrsquo ndash treskatrsquosja Formeacutes sur les

onomatopeacutees ši(p) et tr-tr les eacuteleacutements onomatopeacuteiques ši et tresk forment deux verbes le

verbe šipetrsquo srsquoapplique aux serpents tandis que le verbe šikatrsquo srsquoapplique aux humains quand

ils prononcent le son š pour demander qursquoon se taise Drsquoailleurs la forme š fait office de

symbole sonore signifiant laquo silence raquo dans drsquoautres langues cf hush en anglais par

exemple (Oswalt 1994 298) ou chut en franccedilais27

De mecircme le verbe treščatrsquo srsquoapplique surtout aux sauterelles alors que treskatrsquosja

sous sa forme pronominale est un verbe de bruit qui eacutevoque le craquement du bois sec Mais

parfois lrsquoun des verbes speacutecifiques disparaicirct au profit drsquoun autre Crsquoest ainsi que les verbes

russes piščatrsquo ndash piskatrsquo eacutetaient diffeacuterencieacutes agrave la fin du 19e s par le dictionnaire de Dahl piščatrsquo

srsquoappliquait aux souris et aux enfants alors que piskatrsquo totalement vieilli actuellement

renvoyait aux poussins myšrsquo piščit a cypljonok piskaet (Dahl 1863-66)

Dans ce grand reacutepertoire de verbes associeacutes aux animaux nous prendrons un

exemple qui illustre agrave sa maniegravere les relations qui existent entre la perception auditive et la

reproduction des sons eacutemis par les animaux sur lrsquoexemple des langues slaves ainsi que

lrsquoeacutevolution seacutemantique du mot obtenu qui se produit dans diffeacuterentes langues Il srsquoagit du

son associeacute au cri du coucou ndash ku-ku

3 Le cas de ku exemple drsquoune eacutevolution

Dans les langues slaves on trouve les verbes formeacutes agrave partir drsquoeacuteleacutements

onomatopeacuteiques ku-ku associeacutes au cri du coucou ndash ru kukovatrsquo pl kukać srb kukati

Lrsquoeacuteleacutement onomatopeacuteique ku interpreacuteteacute par les dictionnaires eacutetymologiques comme

27 Nous remercions le relecteur anonyme drsquoavoir attireacute notre attention sur ce fait

23

signifiant laquo crier raquo a donneacute la racine kuk-28 drsquoougrave est issu dans certains dialectes russes le

verbe ancien kukatrsquo qui signifiait laquo donner de la voix rouspeacuteter ecirctre triste pleurer raquo (Dahl

1863-66)29 et qui est actuellement attesteacute en serbe avec le sens de laquo pleurer geacutemir se

lamenter raquo

Il est remarquable qursquoen russe le verbe kukatrsquo aurait eacutegalement influenceacute un autre

verbe de bruit cette fois associeacute au chien ndash le verbe skulitrsquo laquo geacutemir ltchiengt raquo ndash qui se

serait produit de la fusion des deux verbes skolitrsquo laquo dial hurler geacutemir ltchiengt raquo et

skučatrsquo (kukatrsquo) (Vasmer 1950-58) cf dans les dialectes ndash (sobaka) skučit laquo (le chien)

geacutemit raquo (Dahl IV 193 citeacute drsquoapregraves Vasmer 1950-58) Le sens premier des mots skuka

laquo ennui raquo skučatrsquo laquo srsquoennuyer raquo nrsquoest apparu qursquoau deacutebut du 18e s qui est

vraisemblablement laquo inquieacutetude raquo laquo attente raquo laquo eacutetat de deacutesespoir lors qursquoon a envie

de hurler raquo etc (Černyx 1993 II 172) se retrouve bien dans les emplois du verbe

skulitrsquo ltchiengt en russe moderne

Mais ce verbe totalement disparu en russe a aussi donneacute en russe moderne le verbe skučatrsquo

au sens de laquo srsquoennuyer raquo (Preobraženskij in Vasmer 1950-1958)

Par ailleurs en russe moderne il y a eu un rapprochement seacutemantique entre le verbe

laquo animal raquo kukovatrsquo ltcoucougt et le verbe qui en est eacutetymologiquement proche skučatrsquo

laquo srsquoennuyer raquo (voir ci-dessus) Ainsi alors qursquoil continue agrave ecirctre associeacute au cri du coucou le

verbe kukovatrsquo a pris le sens de laquo srsquoennuyer raquo

3 Le cas de ku exemple drsquoune eacutevolution

Dans les langues slaves on trouve les verbes formeacutes agrave partir drsquoeacuteleacutements

onomatopeacuteiques ku-ku associeacutes au cri du coucou ndash ru kukovatrsquo pl kukać srb kukati

Lrsquoeacuteleacutement onomatopeacuteique ku interpreacuteteacute par les dictionnaires eacutetymologiques comme

signifiant laquo crier raquo a donneacute la racine kuk-30 drsquoougrave est issu dans certains dialectes russes le

verbe ancien kukatrsquo qui signifiait laquo donner de la voix rouspeacuteter ecirctre triste pleurer raquo (Dahl

1863-66)31 et qui est actuellement attesteacute en serbe avec le sens de laquo pleurer geacutemir se

lamenter raquo

28Drsquoougrave viendraient en russe les appellations de coucou laquo kukuška raquo et de poule laquo kurica raquo mais aussi les verbes kukovatrsquo ltcoucougt et kukarekatrsquo ltcoqgt ayant les bases onomatopeacuteiques ku-ku et kukareku respectivement 29Ce verbe appliqueacute exclusivement agrave lrsquohomme est attesteacute en slovegravene (k kati laquo ecirctre triste raquo) on le retrouve encore en serbe sous une forme adjectivale (kukav laquo triste raquo) 30Drsquoougrave viendraient en russe les appellations de coucou laquo kukuška raquo et de poule laquo kurica raquo mais aussi les verbes kukovatrsquo ltcoucougt et kukarekatrsquo ltcoqgt ayant les bases onomatopeacuteiques ku-ku et kukareku respectivement 31Ce verbe appliqueacute exclusivement agrave lrsquohomme est attesteacute en slovegravene (k kati laquo ecirctre triste raquo) on le retrouve encore en serbe sous une forme adjectivale (kukav laquo triste raquo)

24

Il est remarquable qursquoen russe le verbe kukatrsquo aurait eacutegalement influenceacute un autre

verbe de bruit cette fois associeacute au chien le verbe skulitrsquo laquo geacutemir ltchiengt raquo qui serait

produit de la fusion des deux verbes skolitrsquo laquo dial hurler geacutemir ltchiengt raquo et skučatrsquo

(kukatrsquo) (Vasmer 1950-58) cf dans les dialectes ndash (sobaka) skučit laquo (le chien) geacutemit raquo

(Dahl IV 193 citeacute drsquoapregraves Vasmer 1950-58) Le sens premier des mots skuka

laquo ennui raquo skučatrsquo laquo srsquoennuyer raquo nrsquoest apparu qursquoau deacutebut du 18e s est

vraisemblablement laquo inquieacutetude raquo laquo attente raquo laquo eacutetat de deacutesespoir lors qursquoon a envie

de hurler raquo etc (Černyx 172) se retrouve bien dans les emplois du verbe skulitrsquo

ltchiengt en russe moderne

Mais ce verbe totalement disparu en russe a aussi donneacute en russe moderne le verbe skučatrsquo

au sens de laquo srsquoennuyer raquo (Preobraženskij in Vasmer 1950-1958)

Par ailleurs en russe moderne il y a eu un rapprochement seacutemantique entre le verbe

laquo animal raquo kukovatrsquo ltcoucougt et le verbe qui lui est eacutetymologiquement proche skučatrsquo

laquo srsquoennuyer raquo (voir ci-dessus) Ainsi alors qursquoil continue agrave ecirctre associeacute au cri du coucou le

verbe kukovatrsquo a pris le sens de laquo srsquoennuyer raquo

3) Ejo neredko sprašivali počemu ona kukuet tut v odinočestve kogda u nejo muž v

Evrope brat v Amerike i ona otvečala laquo Mne i zdesrsquo xorošo raquo (G Markosjan-Kasper

Kariatidy laquo Zvezda raquo 2003)

On lui a souvent poseacute la question de savoir pourquoi elle vivait seule alors que son

mari eacutetait en Europe son fregravere ndash en Ameacuterique et elle reacutepondait laquo Mais je suis bien ougrave

je suis raquo

On trouve ici un exemple tregraves inteacuteressant de lrsquoeacutevolution drsquoun lexegraveme Drsquoun cocircteacute on

observe qursquoau niveau synchronique le verbe kukovatrsquo qui renvoie au coucou manifeste un

eacutelargissement seacutemantique (cri drsquooiseau gt comportement) la perception auditive associe ici

lrsquoideacutee du son agrave la perception visuelle agrave lrsquoideacutee que les Russes se font du comportement de cet

oiseau qui megravene une laquo vie raquo solitaire Drsquoun autre cocircteacute au niveau diachronique on observe

que ce nouveau sens nrsquoest autre chose que le retour vers sa composante eacutetymologique et que

lrsquoapparition de cette seacutemantique a eacuteteacute conditionneacutee par des rapports complexes entre tous

ces eacuteleacutements Drsquoailleurs dans quelques autres langues slaves ces deux significations ndash le cri

du coucou et le comportement humain solitaire ndash sont exprimeacutes par le mecircme verbe Crsquoest le

cas du serbe kukati laquo crier comme un coucou raquo et laquo pleurer geacutemir se lamenter raquo mais aussi

du bulgare kukam laquo je crie comme un coucou raquo laquo je reste seul jrsquohabite seul raquo (Vasmer 1950-

1958)

25

De son cocircteacute ayant agrave lrsquoorigine le mecircme eacuteleacutement kuk le verbe deacutesignant le cri du coq et

issu drsquoune base onomatopeacuteique kukareku est plus rare dans les langues slaves Il est attesteacute

en russe kukarekatrsquo et en serbe kukurikati (mais aussi ukr kukurikaty slovaque kikiriacutekať

lrsquointerjection eacutetant laquo kikirikiacute raquo) mais pas en polonais ougrave le cri du coq est lexicaliseacute dans le

verbe laquo animal raquo pieć ltcoqgt alors que son cognat russe petrsquo laquo chanter raquo lui est utiliseacute comme

verbe geacuteneacuterique pour tout eacutemetteur (homme ou certains animaux y compris le coq)

Sur ce point la situation en polonais est semblable agrave celle que lrsquoon trouve en franccedilais

ougrave lrsquoonomatopeacutee cocorico nrsquoa pas donneacute de verbe speacutecifique pour designer le cri du

coq Mais agrave la diffeacuterence du franccedilais le polonais associe au coq un type de chant

particulier plutocirct par analogie agrave des humains ndash pieć ltcoqgtspiewać lthommegt les

deux verbes ayant une racine commune

Le verbe kukarekatrsquo creacuteeacute agrave partir de cette onomatopeacutee est visiblement assez reacutecent

Seul le dictionnaire eacutetymologique de Šanskij (1971) en fait une mention tregraves bregraveve Le

premier exemple du Corpus national russe (ruscorporaru) date des anneacutees 30 du 19e s et

outre son emploi primaire il est souvent employeacute en tant que verbe de parole

4) Kak-to v prazdnik zabežal v kazarmu voenkom Čurkin kurarekal - Revoljucija hellip

Kontrrevoljucijahellip Mir bez anneksij i kontribucijhellip (А Vesjolyj Rossija krovrsquoju

umytaja 1924-1932)

Un jour pendant la fecircte le commandant Tchourkin srsquoest preacutecipiteacute en courant dans le

camp il criait comme un coq (litt cocorico) ndash Reacutevolutionhellip Contrereacutevolutionhellip Le

monde sans annexion ni contributionhellip

5) No ne mog že ja kak v romanax devjatnadcatogo veka povjazatrsquo galstuk kupitrsquo

rozu i kurarekatrsquo pro ljubovrsquo (А Gladilin Bolrsquošoj begovoj denrsquo (1976-1981))

Mais je ne pouvais quand mecircme pas comme cela se faisait dans les romans du

XIXegraveme mettre ma cravate acheter une rose et parler drsquoamour en le criant fort

comme un coq

Il est inteacuteressant de constater qursquoen russe le verbe kukarekatrsquo ltcoqgt peut eacutegalement

veacutehiculer le sens de laquo srsquoennuyer rester seul raquo et devenir synonyme de kukovatrsquo ltcoucougt

Sensiblement moins freacutequent que ce dernier ru kukarekatrsquo ltcoqgt privileacutegie les contextes au

futur ou dans les constructions avec lrsquoimpeacuteratif Cette preacutefeacuterence contextuelle ougrave le verbe de

bruit garde une forme invariable ndash comme avec le futur imperfectif ndash forme infinitive agrave

laquelle srsquoajoute un auxiliaire agrave mode fini srsquoexplique sans doute par un degreacute plus faible de

lexicalisation on vesrsquo denrsquo doma kukarekaet (il-toute-lajourneacutee-agravelamaison-criecocorico)

26

srsquoappliquera plus facilement agrave un coq qursquoagrave un homme En plus les exemples avec kukarekatrsquo

tireacutes du corpus sont beaucoup plus reacutecents

6) Spasibo Anja Kotljar zanesla ej kusoček masla i paru jaic inače ona mogla by sidetrsquo

i kukarekatrsquo so svoim xrustalrsquonym Degtjarčikom (А Lrsquovov Dvor (1981))

Merci agrave Ania Kotliar qui lui a apporteacute un morceau de beurre et deux œufs sinon elle

aurait pu rester seule agrave se tourner les pouces avec son fragile Degtiarchik

7) Ne budet že on vesrsquo denrsquo doma kukarekatrsquo kogda na dvore ijunrsquo (E Kozyrjova

Damskaja oxota (2001))

Il ne va pas quand mecircme rester toute la journeacutee enfermeacute agrave la maison alors qursquoon est

en plein mois de juin

Mais les deux verbes peuvent eacutegalement srsquoemployer dans les mecircmes contextes

8) () na polnoj skorosti čego dobrogo nedolgo zaletetrsquo na melrsquo ndash potom kukuj (V

Rasputin Proščanie s Matjoroj (1976))

(hellip) lanceacute agrave toute vitesse on risque de rester coinceacute sur un banc de sable ndash et apregraves

que fera-t-on (litt crie coucou )

9) Nado eščo sxoditrsquo xorošik dosok s potolka ili s pola vydratrsquo Na zapasnye vjosla

Slomaetsja veslo potom kukarekaj (B Ekimov Na xutore laquo Novyj Mir raquo 2002)

Il faut encore chercher de bonnes planches du plancher ou du sol Pour en faire des

rames de secours Si une rame casse que fera-t-on (litt crie cocorico )

A la diffeacuterence du russe le verbe polonais kukać ltcoucougt est un cas inteacuteressant de

lrsquoassociation de la perception auditive et de la perception visuelle Ce verbe nrsquoa pas

deacuteveloppeacute les significations constateacutees dans les verbes russe (kukovatrsquo ltcoucougt) et serbe

(kukati ltcoucougt) avec le sens de laquo srsquoennuyer raquo vu plus haut Mais on trouve en polonais

plutocirct parleacute une seacutemantique tout agrave fait singuliegravere

10) Kukałam na zegarek kilka razy kiedy na ciebie czekałam

Jai veacuterifieacute plusieurs fois lheure en trsquoattendant

11) Kuknij przez okno czy czasem tata tam nie idzie

Regarde par la fenecirctre si tu vois papa venir

12) Cały czas na dyskotece kukał na ciebie

27

A la discothegraveque il trsquoa lanceacute des regards pendant une heure

Lrsquoassociation entre lrsquoeacutemission sonore (le cri du coucou) et la perception visuelle

controcircleacutee (le fait de regarder) est assez singuliegravere Les informateurs polonais expliquent

cette seacutemantique chez le verbe kukać par lrsquoimage drsquoune horloge agrave coucou qui eacutemet un son

reacutegulier lorsque lrsquooiseau sort de sa maison Mais mecircme si les informateurs polonais associent

spontaneacutement le fait de jeter des regards agrave lrsquoimage drsquoun coucou meacutecanique qui sort de sa

maison-horloge il est peu probable que ce soit le reacutesultat drsquoun glissement seacutemantique agrave

partir drsquoun des verbes de bruit que nous avons observeacutes Compte tenu des transferts

seacutemantiques connus dans les langues il srsquoagit ici selon toute probabiliteacute drsquoune seacutemantique

apparue sous lrsquoinfluence de lrsquoallemand (all parleacute guckenou kucken lsquoregarder qqch (souvent

avec curiositeacute)rsquo (plus de deacutetails dans Rakhilina agrave paraicirctre)

Conclusion

En conclusion il convient de reprendre trois points essentiels concernant le

fonctionnement de ce type de lexique

les onomatopeacutees laquo animales raquo partagent les caracteacuteristiques seacutemantiques de la classe

des onomatopeacutees en reproduisant un bruit produit par un animal mais drsquoun autre

cocircteacute elles se rapprochent de la classe des interjections en transmettant un eacutetat

psychique particulier dans lequel se trouve cet animal crsquoest sur cette dominante

eacutemotionnelle que se fonde geacuteneacuteralement la meacutetaphore

dans les langues slaves les onomatopeacutees laquo animales raquo repreacutesentent une source

importante pour la deacuterivation des verbes qui ne sont pas uniquement associeacutes aux

animaux et peuvent laquo se speacutecialiser raquo sur un type particulier drsquoeacutemetteur (beacutebeacute

artefact etc)

une base onomatopeacuteique commune peut aussi donner des verbes diffeacuterents dans

diffeacuterentes langues slaves lrsquoeacutevolution seacutemantique de ces verbes se poursuit ensuite

de maniegravere indeacutependante ndash ducirc aux speacutecificiteacutes culturelles ndash de sorte qursquoon nrsquoobserve

pas toujours la mecircme seacutemantique drsquoune langue agrave lrsquoautre mecircme srsquoil srsquoagit de formes

cognats (cf lrsquoexemple de lrsquoeacuteleacutement ku)

Ainsi donc mecircme srsquoil srsquoagit de la mecircme situation de production sonore (par lrsquoanimal) et

de sa perception auditive (par lrsquohomme) concernant des cris et bruits produits par les

animaux la reproduction de ces sons sera diffeacuterente dans chaque langue Mais une tendance

geacuteneacuterale se profile plus on srsquoeacuteloigne de la composante sonore et de lrsquoonomatopeacutee plus le

sens du lexegraveme notamment du verbe srsquoenrichit et lagrave on observe que crsquoest lrsquoensemble des

paramegravetres accompagnant la perception auditive qui entre en jeu

28

Bibliographie

1) Černyx Pavel Ja 1993 Istoriko-egravetimologičeskij slovarrsquo sovremennogo russkogo

jazyka Moskva Russkij jazyk

2) Enckell Pierre Reacutezeau Pierre 2003 Dictionnaire des onomatopeacutees Paris PUF

3) Dahl Vladimir I 1863-66 Tolkovyj slovarrsquo živogo velikorusskogo jazyka In t 4 St-

P on-line version

4) Oswalt Robert L 1994 laquo Inanimate imitative in English raquo in Sound symbolism

(eds) Leanne Hinton Johanna Nichols John J Ohala Cambridge Cambridge

University Press pp 293-306

5) Rakhilina Ekaterina (agrave paraicirctre) laquo Structure des transferts meacutetaphoriques raquo in

Nommer le bruit PUP

6) Reformatskij Aleksandr 1966 laquo Nekanoničeskaja fonetika raquo Razvitie fonetiki

sovremennogo russkogo jazyka M pp 96-109

7) Šanskij Nikolaj 1971 Etimologičeskij slovarrsquo russkogo jazyka Moskva MGU

8) Šaronov Igor 2008 Meždometija v reči tekste i slovare Moskva RGGU

9) Sound symbolism 1994 (eds) Leanne Hinton Johanna Nichols John J Ohala

Cambridge Cambridge University Press

10) Vasmer Max 1950-1958 Etimologičeskij slovarrsquo accessible depuis

httpvasmernarodru

29

Phraseacuteologie de la perception et creacuteativiteacute linguistique

(La description des odeurs chez Proust)

Pierre FRATH (Universiteacute de Reims Champagne-Ardenne Universiteacute Paris ndash Sorbonne)

laquo Nous posseacutedons en nous toute une reacuteserve de

formules de deacutenominations de locutions toutes

precirctes qui sont de pure imitation qui nous deacutelivrent

du soin de penser et que nous avons tendance agrave

prendre pour des solutions valables et approprieacutees raquo

(Paul Valeacutery Le bilan de lrsquointelligence)

Introduction

On pense souvent que le rocircle des mots de la perception est de permettre lrsquoencodage

des percepts du locuteur agrave destination de ses interlocuteurs et sans doute jouent-ils ce

rocircle32 Cependant cela suppose que la penseacutee des percepts preacutecegravede leur mise en parole une

hypothegravese qui ne va pas sans problegravemes Si elle eacutetait toujours vraie comment pourrions-

nous rendre compte de descriptions relativement obscures telles que celle-ci releveacutee dans

Du cocircteacute de chez Swann de Marcel Proust

laquo hellip agrave peine goucircteacutes les arocircmes plus croustillants plus fins plus reacuteputeacutes mais plus secs

aussi du placard de la commode du papier agrave ramages je revenais toujours avec une

convoitise inavoueacutee mengluer dans lodeur meacutediane poisseuse fade indigeste et

fruiteacutee du couvre-lit agrave fleurs raquo (Du cocircteacute de chez Swann Marcel Proust)

Que peuvent bien ecirctre des arocircmes de placard de commode de papier agrave ramages qui soient

croustillants reacuteputeacutes fins et secs Que peut bien ecirctre une odeur poisseuse meacutediane ou

indigeste surtout eacutemanant drsquoun couvre-lit Le narrateur a-t-il reacuteellement perccedilu des odeurs

avec de telles caracteacuteristiques quil a voulu ensuite communiquer au lecteur en les

traduisant en langue

Nous pensons quant agrave nous quil ny a point de hiatus entre la penseacutee et la parole

suivant en cela un certain nombre drsquoauteurs Dans un des textes rassembleacutes dans les Eacutecrits

de linguistique geacuteneacuterale Saussure combat lrsquoideacutee drsquoun dualisme linguistique entre le son et

lrsquoideacutee entre le laquo pheacutenomegravene vocal raquo et le laquo pheacutenomegravene mental raquo car dit-il laquo crsquoest lagrave la faccedilon

facile et pernicieuse de le concevoir raquo

32 Voir le tregraves bel article drsquoIrina Thomiegraveres-Kokochkina au titre tout agrave fait significatif de ce rapport ontologique entre les odeurs et les mots pour les dire laquo Je sens donc je dis (Les noms preacutedicatifs drsquoodeurs simples et composeacutes en russe) raquo (2013)

30

laquo Ce dualisme reacuteside dans la dualiteacute du pheacutenomegravene vocal COMME TEL et du

pheacutenomegravene vocal COMME SIGNE ndash du fait physique (objectif) et du fait physico-mental

(subjectif) nullement du fait lsquophysiquersquo du son par opposition au fait lsquomentalrsquo de la

signification Il y a un premier domaine inteacuterieur psychique ougrave existe le signe autant

que la signification lrsquoun indissolublement lieacute agrave lrsquoautre il y en a un second exteacuterieur ougrave

nrsquoexiste plus que le lsquosignersquo mais agrave cet instant le signe reacuteduit agrave une succession drsquoondes

sonores ne meacuterite pour nous que le nom de figure vocale raquo33

Pour Saussure puisque le signe et la signification mentale sont inextricablement lieacutes

la penseacutee est faite de signes et la langue nest pas essentiellement un code au service des

individus pour transmettre aux autres leurs eacutetats inteacuterieurs crsquoest-agrave-dire un moyen vers une

fin Elle est avant tout un bien commun dans lequel nous baignons tous qui nous indique ce

qui existe pour nous qui nous permet de le penser et qui nous dit comment en parler Le

narrateur de Proust a puiseacute dans des ressources linguistiques communes que nous

comprenons donc aiseacutement Mais quelles sont-elles et quels sont les processus agrave lœuvre

Pour le comprendre nous allons examiner la phraseacuteologie du mot odeur telle quelle

apparait dans un corpus de textes litteacuteraires contemporains de leacutepoque ougrave Marcel Proust

reacutedigeait Agrave la recherche du temps perdu ou anteacuterieurs Mais lobservation des donneacutees

brutes dans quelque science que ce soit ne peut reacuteveacuteler toute sa richesse sans un cadre

theacuteorique qui leur donne sens et les relie les unes aux autres Cest pourquoi nous

commencerons par exposer les conceptions anthropologiques reacutefeacuterentielles et

phraseacuteologiques qui constituent larriegravere-plan de nos observations

1 Une conception anthropologique et reacutefeacuterentielle du langage34

Le langage est un code cela va de soi Cette opinion regravegne en maicirctre aussi bien parmi

les linguistes que dans le grand public qui reacutefleacutechit aux questions linguistiques Nous parlons

pour communiquer aux autres nos eacutetats inteacuterieurs et pour cela nous assemblons des

concepts pour former des penseacutees complexes que nous encodons en langue pour les

transmettre agrave nos interlocuteurs qui deacutecodent alors nos paroles pour les transformer en

penseacutees Crsquoest la syntaxe qui permet cela gracircce agrave un ensemble de regravegles qui donnent agrave notre

cerveau la possibiliteacute dengendrer des structures dans lesquelles les mots du lexique

viennent sinseacuterer en fonction de leurs contenus seacutemantiques et des besoins de la

communication

33 Saussure (2002 20-21) Les majuscules sont de Saussure le gras est de notre fait 34 La conception reacutefeacuterentielle et anthropologique que nous reacutesumons ici sinspire des travaux de Georges Kleiber (notamment Kleiber 2003 2001 1984) et de la philosophie de Ludwig Wittgenstein (essentiellement Wittgenstein 1961) Voir les publications de Pierre Frath sur httpwwwres-per-nomenorg notamment Frath 2014 2011 2010) et aussi lrsquoouvrage agrave paraicirctre Une seacutemantique de la deacutenomination reacutefeacuterentielle de P Frath et G Kleiber

31

Ces conceptions pour dominantes quelles soient ne vont pas sans difficulteacutes Tout

dabord elles sont profondeacutement reacuteductionnistes en ce quelles ramegravenent la penseacutee et le

langage agrave des meacutecanismes quon peut deacutecrire en termes fonctionnels ce qui megravene

ineacuteluctablement agrave un dualisme ontologique celui de lhomoncule carteacutesien aux commandes

du cerveau que Gilbert Ryle (1949) appelait par deacuterision le fantocircme dans la machine (laquo the

ghost in the machine raquo)

Ensuite et cest le point que nous allons aborder ici elles ne permettent pas de

comprendre des usages atypiques du langage laquo hors code raquo donc telle la description des

odeurs dans le passage de Proust que nous eacutetudions En effet pour les theacuteories seacutemantiques

qui font usage de codes le sens global de leacutenonceacute se construit en appariant entre eux les

composants seacutemiques des diffeacuterents mots qui constituent leacutenonceacute Faisons lrsquohypothegravese

quun couvre-lit soit deacutefini par les proprieacuteteacutes inanimeacute objet artefact fait de tissu

qui recouvre les lits odorant etc35 et laquo meacutediane raquo par la proprieacuteteacute qui se trouve au

milieu36 Pour justifier laquo lodeur meacutediane du couvre-lit raquo une telle seacutemantique se mettrait

en quecircte de segravemes compatibles entre laquo odeur raquo laquo meacutediane raquo et laquo couvre-lit raquo nen trouverait

pas et rejetterait lexpression comme incorrecte Elle pourrait eacuteventuellement faire

lhypothegravese dun segraveme odorant dans laquo meacutediane raquo mais ce serait tregraves arbitraire Ce serait

eacutegalement ingeacuterable puisquil faudrait alors accepter que tous les mots dune langue

possegravedent tous les types de segravemes possibles et imaginables pour le cas ougrave une jonction

inhabituelle serait faite par un locuteur Mais dans ce cas comment distinguer ce qui est

laquo normal raquo de ce qui ne lrsquoest pas de ce qui est laquo hors code raquo

Or nous avons bien le sentiment de comprendre la phrase de Proust Pour

appreacutehender cette intuition nous allons consideacuterer la langue comme un milieu naturel qui

consiste en quelques milliers de mots relieacutes les uns aux autres par lrsquousage de maniegravere plus

ou moins forte plus ou moins lointaine Une grande partie de ces mots reacutefegraverent agrave des

eacuteleacutements de notre expeacuterience commune Il sagit des deacutenominations reacutefeacuterentielles (comme

fleuve riviegravere gruyegravere voiture intelligence santeacute etc) qui ne sont pas de simples eacutetiquettes

poseacutees sur des objets preacuteexistants elles participent agrave lecirctre des choses deacutenommeacutees en ce

quelles leur donnent une existence seacutepareacutee37 Les francophones peuvent discuter de la

diffeacuterence entre les fleuves et les riviegraveres car leur langue agrave donneacute agrave ces types de cours deau

une existence seacutepareacutee en les nommant de deux noms diffeacuterents selon quils se jettent dans un

autre cours deau ou dans la mer Les anglophones ne le peuvent pas car leur langue na pas

proceacutedeacute agrave cette seacuteparation

35 Ces listes heacuteteacuteroclites et ad hoc drsquoeacuteleacutements seacutemantiques ressemblent beaucoup agrave un inventaire agrave la Preacutevert Crsquoest sans doute pour cette raison que la plupart des auteurs se contentent de les regrouper en grandes cateacutegories comme J Pustejovsky dans ses quatre qualia (1995) ou en grandes oppositions comme F Rastier avec sa distinction entre segravemes inheacuterents et affeacuterents (Rastier 1991) 36 Releveacutee dans le Larousse 2008 37 Voir Frath 2014 et Frath amp Kleiber 2016 (agrave paraicirctre)

32

2 Une conception phraseacuteologique du langage

Au niveau collectif la langue est produite et deacutetermineacutee par notre usage et elle est

contrainte par notre expeacuterience commune ce qui fait quelle eacutevolue et change au fil du temps

Au niveau individuel cest linverse cest la langue qui nous contraint qui nous dit ce qui

existe pour nous et comment en parler et cest elle qui deacutetermine notre usage Un objet non

nommeacute nexiste pas pour nous mais degraves quil lest nous pouvons en parler Il srsquoagregravege alors

autour de lui un corpus linguistique qui contient les connaissances que nous en avons ainsi

que sa laquo grammaire raquo crsquoest-agrave-dire la maniegravere drsquoen parler Comme tous les mots possegravedent

des contextes preacutefeacuterentiels le vocabulaire drsquoune langue est constitueacute non de mots isoleacutes

mais drsquouniteacutes phraseacuteologiques (UP) dont le voisinage est plus ou moins contraint

Nous avons distingueacute trois types drsquoUP en fonction de ces contraintes de voisinage38

Nous les classons selon trois critegraveres le degreacute de lexicalisation la reacutefeacuterence et la possibiliteacute

de modification

1 Les UP mono-lexicales (theacute danseur psychanalyse gendarme) ou poly-lexicales tregraves

figeacutees (pomme de terre chemin de fer)

Elles sont lexicaliseacutees elles reacutefegraverent agrave un seul objet les insertions et les modifications

sont difficiles quasiment impossibles Certains contextes sont plus freacutequents que

dautres ce qui fait que ces UP sont accompagneacutees de paradigmes preacutefeacuterentiels tregraves

ouverts peu ou pas structureacutes Nous verrons que laquo odeur raquo appartient agrave cette cateacutegorie

Le lecteur seacutetonnera peut-ecirctre que nous consideacuterions les mots isoleacutes comme des UP

mais nous rappelons quil y a toujours des contextes et que degraves lors il ny pas de mots

vraiment isoleacutes Saussure ne dit pas autre dans un de ses textes des Eacutecrits de Linguistique

Geacuteneacuterale (2002 24)

laquo Mais drsquoougrave prend-on drsquoabord qursquoil y a un mot lequel devra ecirctre consideacutereacute ensuite agrave

diffeacuterents points de vue On ne tire cette ideacutee elle-mecircme que drsquoun certain point de

vue car il mrsquoest impossible de voir que le mot au milieu de tous les usages qursquoon en

fait soit quelque chose de donneacute et qui srsquoimpose agrave moi comme la perception drsquoune

couleur raquo

2 Les UP poly-lexicales semi-figeacutees qursquoelles soient opaques ou non (un cordon bleu une

messe noire faire un canard)

Comme les preacuteceacutedentes elles sont lexicaliseacutees et reacutefegraverent agrave un seul objet Cependant elles

acceptent des modifications agrave la condition qursquoon puisse reconstituer lUP dorigine (un

cordon vraiment bleu pour signifier par exemple que la cuisiniegravere en plus drsquoecirctre

38 Voir notamment Frath Pierre amp Gledhill Christopher (2007 et 2005) et Gledhill Christopher amp Frath Pierre (2005a et 2005b)

33

excellente eacutetait habilleacutee de bleu ou alors qursquoelle eacutetait une deacutebutante en cuisine) Selon

cette deacutefinition les proverbes sont des UP semi-figeacutees Ils acceptent en effet des

modifications si on peut les reconstituer (lrsquohabit ne fait pas le campeur par exemple pour

se moquer drsquoun campeur qui aurait un attirail de camping sophistiqueacute mais ne saurait

pas srsquoen servir) Ils sont lexicaliseacutes et reacutefegraverent agrave un seul objet mais ils diffegraverent des UP

preacuteceacutedentes en ce qursquoils nrsquoeacutevoquent pas en eux-mecircmes de cateacutegories ou drsquoobjets bien

deacutefinis comme le feraient danseur psychanalyse ou faire un canard Ils permettent en

revanche de faire entrer des situations eacutevoqueacutees en discours dans des pseudo-cateacutegories

sans prototype ce qui a pour effet de leur donner une existence reacutefeacuterentielle dans la

langue Si quelqursquoun se tient dans une queue et fait la remarque qursquoil risque de perdre sa

place srsquoil la quitte pour quelque raison on lui reacutepondra laquo Qui va agrave la chasse perd sa

place raquo lui signalant ainsi que cette situation est connue et normale et que drsquoailleurs il

existe un proverbe ou un dicton dans la langue pour la nommer

3 UP ouvertes (cheveux noirs)

Elles sont construites sur un scheacutema reacutefeacuterentiel de type

pivot + [eacuteleacutement seacuteminal paradigme]

par exemple

cheveux + [blancs noirs roux blonds jaunes chacirctain gris poivre et sel verts ]

Lrsquoexpression cheveux noirs est tregraves certainement lexicaliseacutee car nous lrsquoavons deacutejagrave

entendue et utiliseacutee mille fois Elle reacutefegravere agrave deux objets cheveux ET noirs ensemble Le

paradigme est constitueacute drsquoune liste ouverte drsquoadjectifs eacutevoquant des couleurs ou un

aspect dont le plus freacutequent est laquo blanc raquo Crsquoest pourquoi nous lrsquoavons appeleacute laquo seacuteminal raquo

Des modifications sont accepteacutees et tregraves courantes au sein du paradigme mais difficiles

en dehors laquo cheveux fluorescents raquo sera facilement accepteacute mais il faudra un contexte

tregraves speacutecifique pour faire admettre laquo cheveux hippomobiles raquo Une telle association avec

un eacuteleacutement hors paradigme produit une figure de style appeleacutee hypallage

Nous verrons que les adjectifs tels que laquo meacutediane raquo laquo indigeste raquo ou laquo poisseuse raquo associeacutes agrave

laquo odeur raquo par Proust ne constituent pas des hypallages parce que ces associations ne sont

pas absolument transgressives et qursquoau contraire elles sont drsquoune certaine maniegravere

preacutedictibles

3 laquo Y a-t-il des noms dodeurs raquo

Avant de poursuivre nous examinons briegravevement les points qui semblent acquis en

linguistique des odeurs Pour cela nous nous reacutefeacuterons agrave larticle de Kleiber (2013) dans

lequel lauteur sinterroge sur lexistence de noms dodeurs Il fait le point sur la question et

ouvre des perspectives danalyse qui nous permettront de progresser dans notre propos

34

Il semble acquis quil ny a pas de deacutenominations des odeurs La plupart des

commentateurs sont daccord pour dire que laquo le proceacutedeacute geacuteneacuteralement utiliseacute pour pallier

cette absence lexicale consiste agrave recourir au nom de la source de lodeur employeacute dans des

syntagmes binomiaux du type Deacutet + odeur + de + (deacutet) + N2 (N de la source) comme une

odeur de citron lodeur du citron etc raquo

Quen est-il alors de mots comme roussi brucircleacute graillon fraichin ou parfum senteur

fragrance puanteur pestilence arocircme remugle relent Sont-ce des odoronymes

La reacuteponse nest pas si simple Pour Kleiber les premiers (roussi brucircleacute graillon fraichin)

sont plutocirct des sources dodeurs On peut dire

- une odeur de roussi de brucircleacute de graillon de fraichin

Mais pas

- un roussi un brucircleacute un graillon un fraichin de [source]

Quant agrave la seconde liste on peut dire

- un parfum une senteur une fragrance un arocircme de citron

- une puanteur une pestilence de charogne

- un relent un remugle de vieux draps

Ces mots peuvent ainsi commuter avec odeur Mais on ne peut pas dire

- une odeur de senteur de fragrance de puanteur de pestilence darocircme

Ces mots ne sont ainsi pas des sources dodeurs En revanche on peut dire

- une odeur de parfum agrave propos du parfum en tant que produit et qui degraves lors est

une source

- une odeur de remugle qui peut ecirctre consideacutereacute comme une source (du moisi du

renfermeacute)

Cest aussi le cas de relent dont nous avons trouveacute deux occurrences apregraves laquo odeur de hellip raquo

dans notre corpus (Capitaine Fracasse de Theacuteophile Gautier)

Degraves le seuil une odeur de relent un parfum de moisissure et dabandon le froid

humide et noir particulier aux lieux sombres vous montait aux narines comme

lorsquon legraveve la pierre dun caveau et quon se penche sur son obscuriteacute glaciale

Des fagots de geneacutevrier et de bois odorant brucircleacutes agrave grande flamme dans les

chemineacutees avaient chasseacute lodeur de relent et de moisissure

Il existe ainsi des laquo noms geacuteneacuteraux raquo dodeur dont le rocircle est de permettre au locuteur de

porter un jugement positif ou neacutegatif sur lodeur et eacuteventuellement sur sa persistance

(relent remugle) Parfum senteur fragrance puanteur pestilence arocircme neacutevoquent pas

dodeur speacutecifique par eux-mecircmes Quant agrave roussi brucircleacute graillon fraichin ils en eacutevoquent

mais en tant que source Comme le dit Kleiber (2013) laquo lexistence de ces noms geacuteneacuteraux

dodeurs ne fait que confirmer limportance releveacutee par tous les commentateurs de laxe

35

heacutedonique en matiegravere dodeurs et le rocircle primordial de la subjectiviteacute dans la cateacutegorisation

olfactive Elle met aussi en avant par le nom relent (et peut-ecirctre [hellip] un des emplois de

remugle) celle moins connue de la dureacutee raquo

Il ny a donc pas de noms dodeurs comme il y a des noms de couleur par exemple le

bleu et le rouge qui peuvent agrave leur tour se subdiviser en dautres couleurs bleu clair bleu de

Prusse et ainsi de suite et quon peut aiseacutement se repreacutesenter agrave chaque niveau

On a donc les scheacutemas reacutefeacuterentiels suivant

Deacutet + [odeur =gt bonne odeur parfum senteur fragrance arocircmehellip] + de + [source]

Deacutet + |odeur =gt mauvaise odeur puanteur pestilence remugle hellip] + de + [source]

Kleiber note eacutegalement que odeur est intrinsegravequement comptable ce qui le distingue

dautres laquo mots geacuteneacuteraux raquo comme tristesse ou impatience On peut dire

de la tristesse de limpatience

mais difficilement

de lodeur un peu dodeur

En revanche odeur laquo prend [hellip] sans difficulteacute aucune les deacuteterminants qui impliquent le

trait deacutenombrable comme une deux trois les des quelques plusieurs etc raquo Pourtant il y a

une diffeacuterence entre odeur et dautres noms comptables comme on le voit dans les exemples

suivants

Il y a trois fruits sur la table agrave savoir trois pommes

Trois odeurs regravegnent dans la maison agrave savoir trois odeurs de citrons

En revanche on peut dire

Trois (sortes d)odeurs regravegnent dans la maison agrave savoir une odeur de citron une de

pommes et une de lait

Ceci montre que contrairement agrave ce quon attendrait de la part dun deacutenombrable ce ne sont

pas agrave des occurrences individuelles auxquelles odeur renvoie mais agrave des sous-cateacutegories

Odeur de citron deacutesigne non un fruit particulier mais une source dodeur connue agrave savoir

les citrons la cateacutegorie des citrons

36

Il en reacutesulte ce que Kleiber appelle le laquo paradoxe ontologico-deacutenominatif des odeurs raquo

laquo Le N odeur renvoie bien agrave des entiteacutes conccedilues comme ayant des sous-cateacutegories

homogegravenes des espegraveces dodeurs et de lautre il ny a [hellip] (pratiquement) pas de

deacutenominations disponibles pour elles raquo Degraves lors comment faisons-nous pour parler des

odeurs

Pour le savoir nous avons eacutetudieacute la phraseacuteologie dodeur dans le corpus de textes

litteacuteraires que nous avons mentionneacute plus haut Nous verrons comme le suggegravere Kleiber agrave la

fin de son article que si les deacutenominations sont peu nombreuses cest que lexpression des

odeurs se fait essentiellement par le moyen de deacutesignations39

4 Phraseacuteologie des odeurs en contexte

Odeur apparait 468 fois dans notre corpus au singulier et 68 fois au pluriel Nous

nrsquoavons noteacute qursquoune seule UP semi-figeacutee (deux occurrences) ecirctre en odeur de sainteteacute

Examinons maintenant quelques contextes typiques drsquolaquo odeur raquo

- une odeur eacutecœurante de fers chauds

- cette odeur eacutepouvantable

- lodeur acircpre et douce

- une agreacuteable odeur

- une bonne odeur chaude de froment eacutecraseacute

- lodeur danis

- une forte odeur de cuir humain

- ceacutetait sa peau sa chair son odeur

- la lumiegravere les sons les odeurs les goucircts la chaleur et toutes les autres hellip

On observe lrsquoexistence du scheacutema syntaxique suivant

Deacutet + (adj) + odeur + (adj) + de + ((deacutet) + N de la source)

41 Types dadjectifs

Voici quelques exemples drsquoadjectifs qui accompagnent laquo odeur raquo dans notre corpus

regroupeacutes par nous dans diverses cateacutegories en fonction de leur caracteacuteristiques heacutedoniques

ou descriptives Les chiffres entre parenthegraveses indiquent la freacutequence drsquooccurrence des

adjectifs On constate qursquoaucun ne se deacutetache significativement des autres drsquoun point de vue

quantitatif

1) Adjectif heacutedoniques positifs acircpre et douce amegravere et douce agreacuteable chaude (4)

divine deacutelicieuse (2) suave (5) enivrante (2) grisante fraicircche (2) douce subtilehellip 39 Pour la diffeacuterence entre deacutenomination et deacutesignation voir par exemple Kleiber 2001 et 2003

37

2) Adjectifs heacutedoniques neacutegatifs eacutepouvantable eacutecœurante eacutetouffeacutee affreuse asphyxiante

deacutesagreacuteable ignoble infecte (2) insupportable (2) lourde moisie intoleacuterablehellip

3) Adjectifs purement descriptifs eacutechauffeacutee acircpre forte (13) fade (10) fauve (2) fine (4)

humaine leacutegegravere vague (3) violente peacuteneacutetrante (7) saleacuteehellip

4) Adjectifs exprimant la notion deacutetrangeteacute eacutetrange bizarre drocircle (drsquoodeur)hellip

5) Adjectifs exprimant des ideacutees sans rapport avec les odeurs obscure fieacutevreuse sain

sauvage mystiques hellip

42 Types de sources

Voici quelques exemples de sources drsquoodeurs eacutegalement regroupeacutes par nous dans

diverses cateacutegories en fonction de leur caracteacuteristiques heacutedoniques ou descriptives

Bonnes odeurs une odeur danis de jasmin de deacutejeuner de parfum de tilleul de lilas de cafeacute

de mer de cerises dorange de bruyegraveres de foins coupeacutes lodeur dun succulent mitonneacute

dun bouquet de lotus du veacutetiver dune eau de toilette de leacuteteacute du girofle de la soupe au

fromage (plusieurs fois) de lair laquo lodeur de tes vecirctements est comme lodeur du

Liban raquo (Cantiques) etc

Mauvaises odeurs lodeur de vieux caveaux de mort de cadavre dexcreacutements humains de

sueur dabsinthe et de caserne de lampe qui charbonne du gaz de corne brucircleacutee de

draps de graillon de relent de poussiegravere de chair grilleacutee de tombeau une odeur

deacutesagreacuteable de haschisch etc

Odeurs descriptives ni bonnes ni mauvaises une odeur de vecirctement de viande de lapin qui

bouillait doignon lodeur du soir fecircteacute des truffes de la poudre du sel des feuilles

humides des feuilles des cigarettes de roses de la cire du tabac du buis des plantes

des granges du vernis du grand marronnier de lencens du jardin de la diligence des

eacutetoffes du dehors du sang du collegravege des cimetiegraveres etc

Notons que cette classification en bonnes et mauvaises odeurs est difficile parfois arbitraire

Odeurs de personnes une odeur de femme (plusieurs fois) de fornication de courtisanerie

damants une odeur de musc que la peau de sa femme exhalait lodeur de nos filles de

ton sein chaleureux du musc quexhalait le corsage ouvert de lamour de son linge et de

sa nuque de ces corps presque nus dune jolie femme du musc humain des 70 000

clientes etc

Dans le corpus consideacutereacute les odeurs de personnes concernent presque toutes le corps

feacuteminin plus ou moins lieacutees agrave la sexualiteacute Mais on trouve eacutegalement quelques descriptions

38

non feacuteminines et non sexuelles comme laquo Lodeur de mon fils est comme lodeur dun champ

que lEternel a beacuteni raquo (Genegravese)

Objets pas habituellement associeacutees agrave une odeur mais auxquels lauteur en attribue une

ce qui provoque un effet deacutetrangeteacute lodeur de la santeacute de leur jeunesse dun chemin

de linvasion dune bataille de leau battue de la roseacutee la bonne odeur du ciel lacirccre

odeur des temps laquo une meacutechante odeur de guet-apens raquo (Capitaine Fracasse T

Gautier) laquo une odeur de vie une toute-puissance de femme raquo (Nana E Zola) et laquo Mais il

est un lit meilleur encore plein dodeurs divines Cest notre douce notre profonde

notre impeacuteneacutetrable amitieacute raquo (Les plaisirs et les jours M Proust)

Les deux exemples suivants sont particuliegraverement saisissants

Et cependant Franccediloise tournait agrave la broche un de ces poulets comme elle seule savait

en rocirctir qui avaient porteacute loin dans Combray lodeur de ses meacuterites

(Du cocircteacute de chez Swann M Proust lodeur des poulets rocirctis reacutepandaient dans

Combray les meacuterites de cuisiniegravere de Franccediloise)

Voilagrave assez de linge sale il sagit de le laver et de le bien laver

laquo Cest la gracircce que je vous souhaite Amen raquo

Ce qui fut dit fut fait On coula la lessive

Depuis ce dimanche meacutemorable le parfum des vertus de Cucugnan se respire agrave dix lieues

alentour

(Le cureacute de Cucugnan A Daudet le cureacute a reacuteussi agrave persuader ses ouailles de se

confesser et de mener une vie plus chreacutetienne et cela se sait alentour)

Un grand nombre de sources drsquoodeur nrsquoen sont pas reacuteellement si on les considegravere

objectivement Que peut bien ecirctre une odeur de chemin ou de roseacutee Si on peut comprendre

lrsquoodeur de ses meacuterites comme une meacutetonymie on a plus de mal agrave justifier logiquement le

parfum des vertus Pourtant nous acceptons ces deux expressions sans problegravemes

Il nrsquoy a donc pas de lien obligatoire entre la source des odeurs et leurs

caracteacuteristiques heacutedonique il est eacutegalement courant drsquoattribuer une odeur agrave des objets qui

nrsquoen ont pas en soi

43 laquo Puanteur relent parfum raquo

Notre corpus contient aussi les mots de puanteur relent et parfum dont un certain

nombre sont agrave contre-emploi il nrsquoy a pas de lien neacutecessaire entre un type drsquoodeur reacuteputeacutee

bonne ou mauvaise et ce qursquoon en dit

39

Cette bonne et chaude puanteur qui sexhale du fumier des vaches

Une saine puanteur de mareacutee

Lair plein de parfums atroces

Acirccres parfums du bitume et des aromates

Dans tes jupons remplis de ton parfum

Ensevelir ma tecircte endolorie

Et respirer comme une fleur fleacutetrie

Le doux relent de mon amour deacutefunt

(Le Leacutetheacute ndash Les Fleurs du Mal C Baudelaire)

Le bourdon se lamente et la bucircche enfumeacutee

Accompagne en fausset la pendule enrhumeacutee

Cependant quen un jeu plein de sales parfums

Heacuteritage fatal dune vieille hydropique

Le beau valet de cœur et la dame de pique

Causent sinistrement de leurs amours deacutefunts

(Spleen ndash Les Fleurs du Mal C Baudelaire)

laquo A noir corset velu des mouches eacuteclatantes

Qui bombinent autours de puanteurs cruelles raquo

(Voyelles ndash A Rimbaud)

laquo Ocirc cœurs de saleteacute bouches eacutepouvantables

Fonctionnez plus fort bouches de puanteurs

Un vin pour ces torpeurs ignobles sur ces tables

Vos ventres sont fondus de honteshellip raquo

(Lorgie parisienne ndash A Rimbaud)

44 Analyse de la phraseacuteologie des odeurs

On nrsquoobserve donc pas de scheacutema reacutefeacuterentiel comportant un paradigme structureacute

avec un eacuteleacutement seacuteminal de type pivot + [eacuteleacutement seacuteminal paradigme] laquo Odeur raquo nrsquoest

ainsi pas une UP ouverte (du type 3 tel que deacutefini au chapitre 2) mais une UP mono-

lexicale (de type 1) accompagneacutee de paradigmes sans eacuteleacutements seacuteminaux Pour le

lecteur qui srsquoeacutetonnerait qursquoun mot isoleacute puisse ecirctre appeleacute une uniteacute phraseacuteologique (UP)

rappelons qursquoil srsquoagit lagrave de notre point de vue sur le vocabulaire tel que deacutefini dans le

40

chapitre deux selon lequel tous les mots sont toujours accompagneacutes de contextes

preacutefeacuterentiels qui constituent un corpus drsquousages plus ou moins structureacute plus ou moins

contraint La possibiliteacute drsquousages atypiques drsquoadjectifs et de sources est ainsi bel et bien

inscrite dans la langue et il semble donc difficile de construire des hypallages avec laquo odeur raquo

Et si nimporte quel objet de notre expeacuterience peut ecirctre une source dodeurs si la

liste des adjectifs permettant de les deacutecrire est sans limite alors tout est possible Encore

faut-il en persuader le lecteur Crsquoest lagrave qursquointervient le talent de lrsquoauteur et pour montrer

comment M Proust srsquoy prend nous donnons ci-dessous le texte dont nous avons extrait la

description des odeurs donneacutee au deacutebut de cet article

laquo Ma tante nhabitait plus effectivement que deux chambres contigueumls restant lapregraves-

midi dans lune pendant quon aeacuterait lautre Ceacutetaient de ces chambres de province

qui - de mecircme quen certains pays des parties entiegraveres de lair ou de la mer sont

illumineacutees ou parfumeacutees par des myriades de protozoaires que nous ne voyons pas -

nous enchantent des mille odeurs quy deacutegagent les vertus la sagesse les habitudes

toute une vie secregravete invisible surabondante et morale que latmosphegravere y tient en

suspens odeurs naturelles encore certes et couleur du temps comme celles de la

campagne voisine mais deacutejagrave casaniegraveres humaines et renfermeacutees geleacutee exquise

industrieuse et limpide de tous les fruits de lanneacutee qui ont quitteacute le verger pour

larmoire saisonniegraveres mais mobiliegraveres et domestiques corrigeant le piquant de la

geleacutee blanche par la douceur du pain chaud oisives et ponctuelles comme une

horloge de village flacircneuses et rangeacutees insoucieuses et preacutevoyantes lingegraveres

matinales deacutevotes heureuses dune paix qui napporte quun surcroicirct danxieacuteteacute et

dun prosaiumlsme qui sert de grand reacuteservoir de poeacutesie agrave celui qui la traverse sans y

avoir veacutecu Lair y eacutetait satureacute de la fine fleur dun silence si nourricier si succulent

que je ne my avanccedilais quavec une sorte de gourmandise surtout par ces premiers

matins encore froids de la semaine de Pacircques ougrave je le goucirctais mieux parce que je

venais seulement darriver agrave Combray avant que jentrasse souhaiter le bonjour agrave ma

tante on me faisait attendre un instant dans la premiegravere piegravece ougrave le soleil dhiver

encore eacutetait venu se mettre au chaud devant le feu deacutejagrave allumeacute entre les deux

briques et qui badigeonnait toute la chambre dune odeur de suie en faisait comme

un de ces grands laquo devants de four raquo de campagne ou de ces manteaux de chemineacutee

de chacircteaux sous lesquels on souhaite que se deacuteclarent dehors la pluie la neige

mecircme quelque catastrophe diluvienne pour ajouter au confort de la reacuteclusion la

poeacutesie de lhivernage je faisais quelques pas du prie-Dieu aux fauteuils en velours

frappeacute toujours revecirctus dun appui-tecircte au crochet et le feu cuisant comme une pacircte

les appeacutetissantes odeurs dont lair de la chambre eacutetait tout grumeleux et quavait deacutejagrave

fait travailler et laquo lever raquo la fraicirccheur humide et ensoleilleacutee du matin il les feuilletait

41

les dorait les godait les boursouflait en faisant un invisible et palpable gacircteau

provincial un immense laquo chausson raquo ougrave agrave peine goucircteacutes les arocircmes plus croustillants

plus fins plus reacuteputeacutes mais plus secs aussi du placard de la commode du papier agrave

ramages je revenais toujours avec une convoitise inavoueacutee mengluer dans lodeur

meacutediane poisseuse fade indigeste et fruiteacutee du couvre-lit agrave fleurs raquo

(Du cocircteacute de chez Swann Marcel Proust)

On voit que la description des odeurs du couvre-lit nrsquoa rien de choquant Lrsquoodorat est mis en

relation avec les autres sens aux stimulations olfactives srsquoajoutent des perceptions sonores

gustatives tactiles et surtout visuelles Elles sont deacutecrites ensemble agrave laide dun vocabulaire

indiffeacuterencieacute lrsquoauteur nous emmegravene dans un monde foisonnant de sources de percepts

divers et varieacutes Lrsquousage de certains adjectifs comme grumeleux ou meacutediane nrsquoest degraves lors

pas surprenant drsquoautant plus que la phraseacuteologie des odeurs permet une tregraves grande liberteacute

deacutesignative Plutocirct que de concevoir le sens lexical comme un ensemble de proprieacuteteacutes

seacutemantiques qui entreraient en reacutesonnance avec les proprieacuteteacutes drsquoautres mots il serait sans

doute judicieux de le penser comme une sorte de reacutesultante des contextes dans lesquels ils

se trouvent et des objets qursquoils servent agrave nommer y compris ceux qui apparaissent de

maniegravere impreacutevisible et inhabituelle

Ce sont ces usages atypiques qui creacuteent pour le lecteur un monde agrave la fois reacuteel et

fantastique un monde familier dont nous avons sans doute nous aussi expeacuterimenteacute

lrsquoeacutetrangeteacute sans jamais avoir eu lrsquoideacutee de le deacutecrire ou le talent pour le faire Un usage neuf et

creacuteatif de la langue permet de faire entrevoir ne serait-ce qursquoun instant le mystegravere du

monde qui se cache habituellement derriegravere la laquo reacuteserve de formules de deacutenominations de

locutions toutes precirctes [hellip] de pure imitation qui nous deacutelivrent du soin de penser raquo (P

Valeacutery citation placeacutee en exergue de cet article)

La possibiliteacute de cette deacutecouverte est drsquoailleurs un des thegravemes majeurs de lrsquoœuvre de

Proust le monde recegravele une autre reacutealiteacute plus intime et peut-ecirctre plus profonde que celle

que nous percevons avec les mots de tous les jours Mais la deacutecrire demande un effort

Proust eacutetablit une distinction fondamentale entre ce qursquoil appelle laquo une litteacuterature de

notation raquo qui se contente de reprendre des descriptions conventionnelles et lrsquoart veacuteritable

qui recherche une approche plus authentique de la reacutealiteacute en se deacutegageant des lieux

communs et des locutions toutes faites

laquo Comment la litteacuterature de notations aurait-elle une valeur quelconque puisque cest

sous de petites choses comme celles quelle note que la reacutealiteacute est contenue (la

grandeur dans le bruit lointain dun aeacuteroplane dans la ligne du clocher de Saint-

Hilaire le passeacute dans la saveur dune madeleine etc) et quelles sont sans

signification par elles-mecircmes si on ne len deacutegage pas Peu agrave peu conserveacutee par

42

la meacutemoire cest la chaicircne de toutes ces expressions inexactes ougrave ne reste rien

de ce que nous avons reacuteellement eacuteprouveacute qui constitue pour nous notre penseacutee

notre vie la reacutealiteacute et cest ce mensonge-lagrave que ne ferait que reproduire un art soi-

disant laquo veacutecu raquo simple comme la vie sans beauteacute double emploi si ennuyeux et si

vain de ce que nos yeux voient et de ce que notre intelligence constate quon se

demande ougrave celui qui sy livre trouve leacutetincelle joyeuse et motrice capable de le

mettre en train et de le faire avancer dans sa besogne La grandeur de lart veacuteritable

au contraire de celui que M de Norpois eucirct appeleacute un jeu de dilettante ceacutetait de

retrouver de ressaisir de nous faire connaicirctre cette reacutealiteacute loin de laquelle nous

vivons de laquelle nous nous eacutecartons de plus en plus au fur et agrave mesure que prend

plus deacutepaisseur et dimpermeacuteabiliteacute la connaissance conventionnelle que nous lui

substituons cette reacutealiteacute que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue et

qui est tout simplement notre vie raquo

(Le temps retrouveacute M Proust p 256-257)

Conclusion

Abandonner les sentiers battus de lrsquoexpression conventionnelle est une grande

tentation pour le poegravete DrsquoArthur Rimbaud agrave Andreacute Breton de Reneacute Char agrave Saint John Perse

le corpus de la poeacutesie qui se deacutepartit du langage ordinaire est extrecircmement riche Lorsqursquoils

ont du talent les poegravetes reacuteussissent agrave nous faire entrapercevoir une autre reacutealiteacute que celle agrave

laquelle nous sommes habitueacutes au prix parfois drsquoune certaine opaciteacute de leurs textes Mais le

chemin est eacutetroit entre la creacuteativiteacute veacuteritable et lrsquoastuce litteacuteraire pareacutee drsquoinventiviteacute factice

Chez Proust il nrsquoy a ni opaciteacute ni inventiviteacute factice Son art ne consiste pas agrave

assembler des mots en dehors de toute contrainte drsquousage mais agrave deacutecrire clairement des

expeacuteriences personnelles individuelles certes mais que pour les avoir veacutecues nous

reconnaissons comme existant dans notre expeacuterience commune Certaines nrsquoont pas eacuteteacute

lrsquoobjet de descriptions avant Proust et elles ont donc eacuteteacute avant lui litteacuteralement hors

corpus et donc hors de la langue Lrsquoart de Proust est ainsi essentiellement reacutefeacuterentiel et

creacuteatif Il parle du monde de notre monde de maniegravere neuve originale et frappante au point

que des fragments importants de son œuvre sont passeacutes dans la culture commune et donc

dans la langue Ce qui se passe en nous lorsque nous nous endormons ou la maniegravere dont les

souvenirs peuvent revenir involontairement agrave la conscience gracircce agrave une odeur ou agrave une

saveur cela ne peut ecirctre eacutevoqueacute agrave notre eacutepoque sans reacutefeacuterence agrave lrsquoœuvre de Proust en

lrsquooccurrence la premiegravere page de Du cocircteacute de chez Swann et lrsquoeacutepisode de la madeleine dite de

Proust

Si ces descriptions sont entreacutees dans les corpus drsquousages crsquoest parce que Proust les a

fait exister pour ses lecteurs au prix drsquoun effort linguistique en assemblant des mots de

notre langue commune de maniegravere parfois non conventionnelle et crsquoest drsquoailleurs cet usage

43

souvent hors norme mais reconnaissable de la langue qui donne cette qualiteacute eacutetrange et

belle agrave son œuvre Crsquoest cet usage creacuteatif qui a constitueacute pour lui puis pour nous la reacutealiteacute de

ce qursquoil voulait dire Il nrsquoy a pas lagrave de traduction drsquoune penseacutee en langue mais la construction

mentale drsquoune ideacutee neuve agrave lrsquoaide de mots que nous reconnaissons agrave la lecture

En conclusion disons que parler et eacutecrire de maniegravere laquo normale raquo crsquoest reacuteutiliser les

deacutenominations existant dans la langue avec leurs phraseacuteologies cest-agrave-dire leurs usages

conventionnels pour pointer vers une expeacuterience commune fortement baliseacutee par le langage

Parler et eacutecrire de maniegravere creacuteative en revanche cest utiliser la langue en-dehors des

phraseacuteologies habituelles mais en en tenant compte pour partager une expeacuterience neuve et

originale

Pour finir cet article voici un extrait de La pheacutenomeacutenologie de la perception de

Maurice Merleau-Ponty ougrave cet auteur deacutecrit la diffeacuterence entre notre pratique quotidienne

de la langue et son usage creacuteatif qui permet de transformer laquo en parole un certain silence raquo

laquo Nous vivons dans un monde ougrave la parole est institueacutee Pour toutes ces paroles

banales nous posseacutedons en nous-mecircmes des significations deacutejagrave formeacutees Elles ne

suscitent en nous que des penseacutees secondes celles-ci agrave leur tour se traduisent en

dautres paroles qui nexigent de nous aucun veacuteritable effort de compreacutehension Ainsi

le langage et la compreacutehension du langage paraissent aller de soi Le monde

linguistique et intersubjectif ne nous eacutetonne plus nous ne le distinguons plus du

monde mecircme et cest agrave linteacuterieur dun monde deacutejagrave parleacute et parlant que nous

reacutefleacutechissons Nous perdons conscience de ce quil y a de contingent dans lexpression

et dans la communication soit chez lenfant qui apprend agrave parler soit chez leacutecrivain

qui dit et pense pour la premiegravere fois quelque chose soit enfin chez tous ceux qui

transforment en parole un certain silence raquo

(Pheacutenomeacutenologie de la perception Merleau-Ponty 1945 214)

Bibliographie

1) Frath Pierre laquo La conception de la deacutenomination chez Georges Kleiber raquo in Res-

per-nomen IV Les theacuteories du sens et de la reacutefeacuterence Hommage agrave Georges Kleiber

Editions et Presses Universitaires de Reims Coord E Hilgert S Palma R Daval P

Frath agrave paraicirctre

2) Frath Pierre 2011 laquo La conscience dans la theacuteorie linguistique raquo in Res-per-

nomen III La reacutefeacuterence la conscience et le sujet eacutenonciateur Reference

Consciousness and the Speaking Subject Coord P Frath V Bourdier E Hilgert K

Breacutehaux amp J Dunphy-Blomfield Reims Editions et Presses Universitaires de

Reims pp 25-40

44

3) Frath Pierre 2011 laquo La reacutefeacuterence par le nom vers une linguistique

anthropologique raquo in Res per Nomen 2 langue reacutefeacuterence et anthropologie

Coordinateurs P Frath J Pauchard amp L Lansari Reims pp 57-76

4) Frath Pierre Kleiber Georges Seacutemantique de la Deacutenomination Reacutefeacuterentielle agrave

paraicirctre

5) Frath Pierre Gledhill Christopher 2005 laquo Quest-ce quune uniteacute

phraseacuteologique laquo in La phraseacuteologie dans tous ses eacutetats Actes du Colloques

Phraseacuteologie 2005 Bolly C Klein JR Lamiroy B (eacuteds) Cahiers de lInstitut

linguistique de Louvain CILL 31 2-4 pp 11-25

6) Frath Pierre Gledhill Christopher 2005 ldquoFree-Range Clusters or Frozen Chunks

Reference as a defining criterion for linguistic units raquo in RANAM (Recherches

Anglaises et Nord-Ameacutericaines) ndeg 38 Strasbourg pp 25-43

7) Gledhill Christopher Frath Pierre 2007 laquo Collocation phrasegraveme deacutenomination

vers une theacuteorie de la creacuteativiteacute phraseacuteologique raquo La Linguistique vol 43 fasc 1

8) Gledhill Christopher Frath Pierre 2005a ldquoA Reference-based Theory of

Phraseological Units The Evidence of Fossilsrdquo in Corpus Linguistics Vol 1 no 1

Editors Pernilla Danielsson and Martijn Wagenmakers Birmingham

9) Gledhill Christopher Frath Pierre 2005b laquo Une tournure peu en cacher une

autre linnovation phraseacuteologique dans Trainspotting raquo Les Langues Modernes 3

pp 68-79

10) Kleiber Georges laquo Y a-t-il des noms drsquoodeurs raquo in Casanova Herrero E et Calvo

Rigual C (eds) Actes del 26e Congregraves de Linguistica i Filologia Romagraveniques

(Valegravencia 6-11 de setembre de 2010) Berlin Walter de Gruyter Vol 3 pp 223-

234

11) Kleiber Georges 2003 laquo Sur la seacutemantique de la deacutenomination raquo Verbum tome

XXV 1 pp 97-106

12) Kleiber Georges 2001 laquo Remarques sur la deacutenomination raquo Cahiers de

Praxeacutematique 36 pp 21-41

13) Kleiber Georges 1984 laquo Deacutenomination et relations deacutenominatives raquo Langages

76 pp 77-94

14) Merleau-Ponty Maurice 1945 Pheacutenomeacutenologie de la perception Paris Gallimard

15) Proust Marcel 1954 Du cocircteacute de chez Swann Paris Gallimard Le Livre de Poche

1egravere publication Grasset 1913

16) Proust Marcel 1954 Le temps retrouveacute Paris Gallimard Folio 1egravere publication

NRF 1927

17) Pustejovsky James 1995 The Generative Lexicon Cambridge MA MIT Press

18) Rastier Franccedilois 1991 Seacutemantique interpreacutetative Paris PUF

19) Ryle Gilbert 1949 The Concept of Mind Hutchison London

45

20) Saussure Ferdinand de 2002 Eacutecrits de linguistique geacuteneacuterale texte eacutetabli et eacutediteacute

par Simon Bouquet et Rudolf Engler Paris Gallimard

21) Thomiegraveres-Kokochkina Irina 2013 laquo Je sens donc je dis (Les noms preacutedicatifs

drsquoodeurs simples et composeacutes en russe) raquo 32nd International Conference on Lexis

and Grammar Universidade do Algarve Faro Portugal September 10-14 2013

Pre-Proceedings Jorge Baptista Mario Monteleone pp 159-163

22) Valeacutery Paul (1936 2012) Le bilan de lrsquointelligence Paris Eacuteditions Allia

23) Wittgenstein Ludwig 1961 Tractatus logico-philosophicus suivi de Investigations

philosophiques Traduit de lallemand par Pierre Klossowski Paris Gallimard

46

Les modes de repreacutesentation du monde avec

les adjectifs qualificatifs en ndashist-

Tatiana BOTTINEAU

(INALCO)

La repreacutesentation langagiegravere de la perception du monde sera abordeacutee ici agrave travers

lrsquoemploi des adjectifs qualificatifs qui sont formeacutes avec le suffixe ndashist- agrave partir des noms

communs drsquoorigine russe Je ne parlerai pas des adjectifs de relation en ndashist- deacuteriveacutes des

noms propres comme marksistskij laquo marxiste raquo des noms de courants ideacuteologiques ou

politiques comme bolrsquoševistskij laquo bolcheacutevik raquo ou de ceux qui sont formeacutes agrave partir de racines

drsquoorigine eacutetrangegravere comme kapitalističeskij laquo capitaliste raquo

Je proposerai un essai de classification des adjectifs en ndashist- en recourant aux critegraveres agrave

la fois seacutemantiques et pragmatiques formels et eacutenonciatifs Du point de vue de la

seacutemantique je prendrai en compte le sens lexical de la base de deacuterivation (X) de lrsquoadjectif et

celui du substantif (Y) qualifieacute par lrsquoadjectif en ndashist- Du point de vue formel je preacutesenterai le

suffixe comme un relateur qui instaure un lien particulier entre les notions X et Y lien fondeacute

sur les opeacuterations abstraites de quantification et drsquoextraction Du point de vue eacutenonciatif je

chercherai agrave preacuteciser le rocircle et le statut de lrsquoinstance locutive en charge de la perception

sensorielle du monde et de sa repreacutesentation langagiegravere

Selon le mode de preacutesentation du monde par les Adjist je distinguerai trois grandes

classes les laquo classificateurs raquo les laquo deacuteterminateurs raquo et les laquo appreacuteciateurs raquo

1 La preacutesentation de la deacuterivation adjectivale dans la litteacuterature linguistique

Dans la litteacuterature linguistique russe la deacuterivation suffixale des adjectifs qualificatifs

est traiteacutee essentiellement de deux points de vue Drsquoune part il est de tradition de tenir

compte de la nature grammaticale nominale ou verbale de la base X Drsquoautre part les eacutetudes

aussi bien en synchronie qursquoen diachronie traitent des pheacutenomegravenes drsquoalternance dus agrave

lrsquoadjonction des suffixes agrave la base de deacuterivation X et se manifestant sur le plan

morphonologique et orthographique

Par ailleurs la description de certains suffixes comme par exemple ceux qui servent agrave

former les participes ou le comparatif est associeacutee agrave leur fonction grammaticale

En ce qui concerne le seacutemantisme des adjectifs deacuteriveacutes on eacutevoque volontiers le cas de

certains deacuteterminants formeacutes agrave partir de la mecircme base par lrsquoadjonction de diffeacuterents suffixes

(slab-enrsquok-ij slab-ovat-yj laquoaffaibliraquo volos-ist-yjvolos-at-yj laquo chevelu poilu raquo nosistyjnosatyj

laquo au grand nez raquo zdorovušrsquoij zdorovyj (kulak) laquo (poing) eacutenorme tregraves fort raquo etc) Ces

adjectifs sont reacuteguliegraverement preacutesenteacutes comme synonymes ou comme tregraves proches par leur

signification mais exprimant des nuances au service de lrsquoincontournable expressiviteacute ou

47

subjectiviteacute du langage dont les distinctions varient au greacute de la perception subjective des

auteurs A partir de lagrave les suffixes se voient doteacutes des capaciteacutes drsquoexprimer des valeurs

seacutemantiques et reccediloivent des eacutetiquettes de suffixes de diminution drsquoindeacutetermination de

deacutepreacuteciation drsquoaugmentation etc

En lrsquoabsence de formalisation des donneacutees une telle deacutemarche ne fournit pas drsquooutils

pertinents qui permettraient drsquoeacutetablir une distinction rigoureuse entre les suffixes

consideacutereacutes comme seacutemantiquement proches ou de cerner avec une preacutecision plus ou moins

grande la valeur et le fonctionnement drsquoun suffixe comme crsquoest le cas de ndashist-

2 Lrsquoapproche theacuteorique adopteacutee agrave lrsquoeacutetude des adjectifs en ndashist-

Je pars du principe qursquoen eux-mecircmes les suffixes ne sont pas iconiques qursquoils ne

possegravedent pas de lien avec le monde reacutefeacuterentiel et qursquoils nrsquoont pas de valeur seacutemantique

preacutedeacutetermineacutee les suffixes ne sont pas intrinsegravequement signifiants dans la mesure ougrave ils ne

renvoient agrave aucun signifieacute

Cependant lrsquoabsence de signifieacute nrsquoest pas synonyme de lrsquoabsence de toute signification

et les morphegravemes suffixaux peuvent contribuer agrave rendre des sens implicites qui se reacutevegravelent

lorsque ces eacuteleacutements sont placeacutes dans un environnement particulier qursquoil soit syntagmatique

ou propositionnel

La repreacutesentation du monde par un syntagme adjectival engage neacutecessairement une

double opeacuteration drsquoinstanciation celle du reacutefeacuterent qualifieacute (Y) mais aussi celle du reacutefeacuterent

nommeacute par la base de deacuterivation de lrsquoadjectif (X) Lrsquoadjonction du suffixe et son choix

lorsqursquoil est possible traduisent lrsquoexistence des processus cognitifs fondamentaux et agrave

caractegravere reacutecurrent De maniegravere geacuteneacuterale et notamment dans le cas de ndashist- la deacuterivation

suffixale se reacutevegravele comme la trace drsquoun travail mental reacutealiseacute dans le domaine des notions

respectives X et Y -ist- joue le rocircle drsquoun relateur mettant en place et deacuteterminant le mode de

repeacuterage entre deux reacutefeacuterents distincts qui varie en fonction de la nature de X et de Y

Les diffeacuterences du mode de repeacuterage permettent en particulier de poser la distinction

entre les adjectifs seacutemantiquement proches comme par exemple des deacuteterminants en ndashist-

(cvetistyj skulistyj) et en ndashast- (cvetastyj skulastyj)

Dans cette perspective la repreacutesentation langagiegravere drsquoun eacutetat des choses renvoie

neacutecessairement agrave une instance agrave la fois source de la perception en charge drsquoune activiteacute

sensorielle et source de lrsquoeacutenonciation en charge drsquoune activiteacute langagiegravere Lrsquoanalyse agrave

premiegravere vue morphologique et seacutemantique requiert le recours aux outils de la description

formelle avec lrsquoactualisation des notions X et Y et des liens qursquoelles entretiennent ainsi que

des paramegravetres eacutenonciatifs tels que le statut et la localisation temporelle des instances

eacutenonciatives

Dans cette perspective jrsquoenvisage le suffixe ndashist- comme remplissant une double

fonction Drsquoune part je considegravere ndashist- comme un marqueur de preacutesence de X en Y ce qui

48

constitue un trait distinctif du reacutefeacuterent Y qui permet de le particulariser et de lrsquoextraire de sa

classe geacuteneacuterique Drsquoautre part jrsquoattribue agrave ndashist- la proprieacuteteacute de focaliser sur la preacutesence

quantitative mais non quantifieacutee du X en Y Ainsi pjatnistaja poverxnostrsquo laquo surface tacheteacutee raquo

est une surface (Y) couverte de plusieurs pjatno laquo tache raquo (Xquant) vetvistoe derevo laquo arbre

branchu raquo est un arbre (Y) comportant de nombreuses vetvrsquo laquo branche raquo (Xquant) izvilistaja

doroga laquo route sinueuse raquo est une route (Y) avec beaucoup de izvilina laquo virage raquo (Xquant)

Lrsquoopeacuteration de la focalisation sur la quantification de X et celle de lrsquoextraction de Y

drsquoune classe de reacutefeacuterents semblables sont agrave la charge drsquoune instance agrave la fois foyer de

perception qui constate la reacutealiteacute reacutefeacuterentielle et drsquoune instance eacutenonciative support de la

deacutetermination du monde et de sa repreacutesentation agrave travers les formes langagiegraveres

approprieacutees

La reacutealisation de ces opeacuterations abstraites est fortement lieacutee au mode de la perception

visuelle auditive olfactive gustative ou encore tactile de la reacutealiteacute

3 Les donneacutees existantes

Drsquoapregraves le dictionnaire grammatical de Zaliznjak (2007) le nombre drsquoadjectifs

qualificatifs en -ist- srsquoeacutelegraveve tregraves preacuteciseacutement agrave trois cent dix-sept Une consultation rapide

des donneacutees sur Internet permet de deacutecouvrir une liste de 510 uniteacutes et de constater

lrsquoexistence drsquoautres Adjist qui ne figurent pas dans le Dictionnaire de Zaliznjak dyristyj

laquo ayant de nombreux trous raquo vymistyj laquo posseacutedant un pis important raquo zakorjučistyj laquo ayant

de nombreux crochets accros raquo zazvonistyj laquo retentissant bien sonore raquo etc

Il va de soi qursquoil nrsquoy a pas de confusion entre le suffixe ndashist- et la racine ist- de lrsquoadjectif

istyj laquo correct reacutegulier vrai veacuteritable raquo (cf istina laquo veacuteriteacute vraie raquo) On govorit kak istyj

džentlrsquomen laquo Il parle comme un vrai gentlemen raquo

31 Les bases de deacuterivation des adjectifs en ndashist-

Les bases X et Y renvoient indiffeacuteremment aux reacutefeacuterents animeacutes (bolvanistyj učenik

laquo eacutelegraveve peu doueacute raquo) ou inanimeacutes (zolotistyj kolos laquo eacutepi doreacute raquo) concrets ou abstraits

(podxalimistaja myslrsquo laquo penseacutee flagorneuse raquo) cette derniegravere configuration eacutetant cependant

plutocirct minoritaire

Les Adjist sont majoritairement deacuteriveacutes

- de substantifs

pružina laquo ressort raquo pružinistyj mylo laquo savon raquo mylistyj bas laquo basse raquo basistyj

- drsquoadjectifs

vodjanoj laquo drsquoeau raquo vodjanistyj krovjanoj laquo se sang raquo krovjanistyj travjanoj

laquo herbeux raquo travjanistyj

49

- de verbes pour un nombre restreint drsquouniteacutes

prižimatrsquo laquoserrerraquo prižimistyj čelovek laquohomme avareraquo zadiratrsquo laquotaquiner accrocher qqnraquo

zadiristyj malrsquočik laquogarccedilon taquin accrocheurraquo preryvatrsquo laquointerrompreraquo preryvistaja

rečrsquo laquodiscours saccadeacuteraquo razvesitrsquo laquoeacutetendreraquo razvesistyj kust laquobuisson branchu raquo

Servant agrave former des adjectifs agrave partir des uniteacutes de langue qui appartiennent agrave

drsquoautres cateacutegories grammaticales le suffixe ndashist- permet une deacuterivation transcateacutegorielle

osanka laquo port prestance raquo osanistyj laquo drsquoune belle prestance raquo

vetvrsquo laquo branche raquo vetvistyj laquo branchu raquo

uvesitrsquo laquo accrocher suspendre tout autour raquo uvesistyj laquo lourd pesant raquo

La deacuterivation agrave lrsquointeacuterieur de la classe adjectivale est souvent accompagneacutee de la

modification plus ou moins signifiante du seacutemantisme de lrsquoadjectif preacuteexistant avec un

certain degreacute de conceptualisation dans le passage du concret agrave lrsquoabstrait

otryvnoj kalendarrsquo laquo calendrier agrave feuillets deacutetachables raquo otryvistyj ton laquo ton bref

saccadeacute raquo

mučnoj pirog laquo gacircteau fait avec de la farine raquo mučnistoe jabloko laquo pomme farineuse raquo

šolkovyj šarf laquo eacutecharpe en soie raquo šelkovistyj šarf laquo eacutecharpe soyeuse raquo etc

Lrsquoadjonction des suffixes diffeacuterents agrave la mecircme base est quelquefois agrave lrsquoorigine des

doublets qui diffegraverent consideacuterablement par leur signification respective

kožanyj pidžak laquo veste en cuir raquo kožistyj frukt laquo fruit agrave peau eacutepaisse raquo

ledjanoj dom laquo maison en glace raquo lrsquodistyj sneg laquo neige verglaccedilante raquo

gornyj xrebet laquochaicircne de montagne crecircte raquo goristyj landšaft laquo paysage montagneux raquo

korenistyj dub laquo checircne bien enracineacute raquo korenastyj čelovek laquo homme trapu raquo

napornyj mexanizm laquo meacutecanisme agrave pression raquo naporistyj čelovek laquo personne

insistante raquo

Dans certains cas la diffeacuterence seacutemantique entre les doublets reste agrave preacuteciser

Cvet laquocouleur raquo cvetistyj cvetastyj platok

Utroba laquo ventre raquo utrobistyjutrobnyj golos

Skula laquo pomette raquo skulastoe skulistoe lico

Gora laquo montagne raquo goristyj gornyj pejzaž

Sutulyj laquo vouteacute raquo sutulistaja sutulaja spina

Pokatyj laquo inclineacute raquo pokatistaja pokataja kryša etc

50

32 Les valeurs seacutemantiques exprimeacutees par les Ajdist

Selon Vinogradov les adjectifs qualificatifs en ndashist- expriment les valeurs suivantes

- preacutesence abondante de quelque chose ou possession de quelque chose drsquoabondant

(obilie čego-nibud obladanie množestvom čego-nibudrsquo)

- quantiteacute excessive de quelque chose (značenie izlišnego količestva čego-nibudrsquo)

- preacutesence drsquoune quantiteacute importante drsquoadditif (naličie bolrsquošoj primesi čego-nibudrsquo)

voda [eau]40 ndash vodjanistyj krovrsquo [sang] - krovjanistyj maslo [huile beurre]

masljanistyj trava [herbe] - travjanistyj sera [soufre] - sernistyj muka [farine] -

mučnistyj cf prizemistyj - bas)

- ressemblance agrave quelque chose (poxožij na čto-nibudrsquo napominajuščij svoimi

kačestvami to veščestvo)

- degreacute important de manifestation drsquoune capaciteacute drsquoun penchant (silrsquonaja stepenrsquo

sklonnosti sposobnosti k kakomu-nibudrsquo dejstviju) razgonistye stročki (lignes

eacutecriture eacutelanceacutee) laquo tabak črezvyčajno zaboristyj raquo (tabac trop fort) laquo Egraveti gospoda

razmasisty kak tjurja raquo (Ces messieurs sont trop mou comme de la bouillie) etc

La liste de valeurs seacutemantiques des Adjist dresseacutee par Vinogradov permet de constater

un trait reacutecurrent commun agrave tous les deacuteterminants Il srsquoagit de caracteacuteriser un reacutefeacuterent agrave

travers la preacutesence quantitativement importante mais indeacutetermineacutee drsquoun trait distinctif

nommeacute par le radical de lrsquoadjectif41

En revanche comme on peut lrsquoobserver sur lrsquoexemple des syntagmes comme škvalistyj

veter (vent agrave rafales) metelistyj veter (tempecircte de neige) serebristyj samoljot (avion argenteacute)

etc la liste de Vinogradov ne comporte pas les adjectifs Adjist qui deacuteterminent le degreacute de

manifestation de cette proprieacuteteacute comme atteacutenueacute

Restant dans le domaine seacutemantique je propose dans un premier temps de classer les

adjectifs Adjist du point de vue du moyen leur appreacutehension visuelle auditive tactile

gustative ou encore olfactive par une instance foyer de la perception du monde Cette

classification fait reacutefeacuterence aux proprieacuteteacutes intrinsegraveques du reacutefeacuterent Y

- sa forme zmeistaja tropinka laquo sentier serpentin raquo šrsquoelistyj pol laquo plancher fissureacute raquo

jačeistyj škaf laquo armoire agrave casier raquo

- sa couleur zemlistyj cvet lica laquo teint terreux raquo

- sa surface šelkovistaja tkanrsquo laquo tissu soyeux raquo

- sa composition glinistaja počva laquo sol argileux raquo ou sa structure jačeistyj škaf

laquo armoire agrave casier raquo)

40 Ce commentaire est de nous 41 Ce trait sera deacutesigneacute dans cet article par Xquant

51

- lrsquoeffet sonore qursquoil est susceptible de produire golosistyj pevec laquo chanteur avec une

voix puissante raquo basistyj golos laquo voix de basse raquo nadryvistyj krik laquo cri deacutechirant raquo

- lrsquoeffet olfactif qursquoil est susceptible de produire zapašistyj buket laquo bouquet

odorifeacuterant raquo dušistoe mylo laquo savonnette parfumeacutee raquo

- lrsquoeffet gustatif qursquoil est susceptible de produire vodjanistyj sok laquo jus de fruit aqueux raquo

mučnistoe jabloko laquo pomme farineuse raquo oskomistyj vinograd laquo raisin agrave goucirct aciduleacute raquo

- lrsquoeffet tactile qursquoil est susceptible de produire šelkovistaja tkanrsquo laquo tissu soyeux raquo

Parmi les 317 adjectifs en ndashist- citeacutes par le dictionnaire de Zaliznjak la majoriteacute rend la

perception visuelle du monde Un nombre significatif rend lrsquoeffet produit par le

comportement drsquoun individu qui est fondeacute sur sa perception visuelle immeacutediate ou sur un

savoir preacutealablement acquis (podxalimistyj laquo flagorneur raquo pokladistyj laquo accomodant raquo

uxrapistyj raquo smekalistyji laquo astucieux rapide raquo prižimistyj laquo radin raquo)

Une dizaine drsquoadjectifs essentiellement deacuteriveacutes de bases verbales rendent les

proprieacuteteacutes perccedilues par la voie auditive

basistyj baritonistyj golos laquo voix de basse de baryton raquo

golosistyj pevec laquo chanteur avec une belle voix raquo

perekatistyj pokatistyj raskatistyj grom laquo tonnerre grondant raquo

perelivistyj laquo vibrant (pour une voix) raquo

nadryvistyj laquo fecircleacute (pour une voix) raquo preryvistyj laquo entrecoupeacute interrompu (souffle voix

discours) raquo otryvistyj laquo saccadeacute sec (pour une voix) raquo

Quelques uniteacutes seulement rendent les sensations gustatives (oskomistyj mučnistyj

vodjanistyj navaristyj etc) tactiles (korjažistyj eršistyj pušistyj etc) ou olfactives (dušistyj

zapašistyj)

Lrsquoorigine des sensations reste cependant quelque peu ambigueuml dans la mesure ougrave les

mecircmes deacuteterminants peuvent se rapporter aux diffeacuterents types de perception Par exemple

lrsquoemploi de lrsquoadjectif podžaristyj rend agrave la fois une perception visuelle drsquoun plat agrave la

perception gustative lorsqursquoon le consomme ou auditive lorsqursquoon entend les sons

caracteacuteristiques agrave sa consommation

Pour tous ces deacuteterminants le substantif renvoie agrave un reacutefeacuterent Y inanimeacute agrave lrsquoexception

de ceux tregraves nombreux qui se rapportent agrave un reacutefeacuterent animeacute dont ils caracteacuterisent la

maniegravere de se comporter (naxrapistyj laquo culotteacute raquo bolvanistyj laquo becircte raquo smekalistyj laquo futeacute raquo

xuliganistyj laquodeacutesobeacuteissant irrespectueux raquo)

52

33 Le foyer de la perception Les impressions et les sensations

Le corpus indique que la valeur seacutemantique drsquoun Adjist a un lien naturel avec les

capaciteacutes physiologiques de lrsquohomme et implique la prise en compte des paramegravetres

cognitifs lors de lrsquoanalyse des emplois de ces deacuteterminants

Ce nrsquoest probablement pas tout agrave fait un hasard srsquoil existe en russe les expressions

meacutetaphoriques vsevidjaščee oko laquo œil qui voit tout raquo et vseslyšaščee uxo laquo oreille qui entend

toutraquo mais que de telles syntagmes nrsquoexistent pas en relation avec les sensations gustatives

olfactives ou tactiles Est-ce ducirc agrave la capaciteacute de lrsquohomme drsquoappreacutehender instantaneacutement

plusieurs reacutefeacuterents distincts ou plusieurs traits drsquoun seul reacutefeacuterent par la voie visuelle ou

auditive alors que la perception du monde par les autres voies serait limiteacutee agrave

lrsquoappreacutehension drsquoun seul trait distinctif drsquoun reacutefeacuterent unique dont on ne peut mesurer que le

degreacute de reacutealisation

La diffeacuterence entre les moyens de la perception physiologique agrave mon sens correspond

dans la langue agrave deux modes diffeacuterents de caracteacuterisation par Adjist de la proprieacuteteacute X lrsquoun

relevant de la focalisation sur la quantification indeacutetermineacutee de sa preacutesence multiple lrsquoautre

relevant de la focalisation sur lrsquointensiteacute de sa reacutealisation La reacutealisation intense de X en Y

induit la mise implicite de X sur un gradient et actualise sa nature scalaire

Exemples de la preacutesence en Y drsquoeacuteleacutements multiples X vetvistoe derevo laquo arbre

branchu raquo poristyj šokolad laquo tablette de chocolat souffleacute raquo jačeistyj jaščik laquo tiroir agrave casier raquo

mozolistye ruki laquo mains rugueuses (avec nombre drsquoampoules) raquo

Exemples de lrsquoexpression du degreacute de reacutealisation de X en Y sutulistaja spina laquo dos

voucircteacute raquo blondinistye volosy laquo cheveux blonds raquo pižonistyj pidžak laquo veste de dandy raquo

obrsquojomistaja kniga laquo livre volumineux raquo skulistoe lico laquo visage agrave pommettes raquo

La correacutelation entre les diffeacuterents domaines de lrsquoactiviteacute humaine justifie lrsquoexistence

des variations seacutemantiques des adjectifs en ndashist- et implique celle du degreacute drsquoimplication du

locuteur agrave la fois foyer de la perception des reacutefeacuterents et source de leur repreacutesentation

langagiegravere

La perception visuelle apparaicirct comme le mode de lrsquoappreacutehension du monde qui

confegravere au locuteur le statut drsquoobservateur externe (Sobs) qui constate lrsquoexistence de X en Y

mais son implication reste limiteacutee Lrsquohomme saisit visuellement une image instantaneacutee du

reacutefeacuterent Y mais il lui reste exteacuterieur il nrsquoy a pas drsquointeraction avec le foyer de la perception

et le reacutefeacuterent perccedilu Y nrsquoest que lrsquoobjet de lrsquoobservation et sa deacutetermination par le locuteur

porte sur sa forme sa couleur ou sa composition sans qursquoil y ait un contact physique direct

avec lrsquoobjet

La distance physique qui seacutepare le foyer de la perception visuelle du reacutefeacuterent

contribue agrave lrsquoemploi freacutequent des adjectifs Adjist avec des sens figureacutes et favorise la

construction des repreacutesentations meacutetaphoriques du monde par analogie le reacutefeacuterent

53

immeacutediatement perccedilu est mentalement rapprocheacute drsquoautres reacutefeacuterents absents du champ

drsquoobservation du locuteur

1) Na stole hellip močalistaja varjonaja govjadina i korobka iz-pod sardin (A Čexov citeacute

drsquoapregraves le dictionnaire de Ušakov)

Sur la table eacutetaient poseacutes un plat de viande filandreuse cuite agrave lrsquoeau et une boite de

sardines vide

2) Aspid smotrel kak serye pautinistye morščiny u glaz isčezajut pod tonkimi

mazkami krem-pudry laquo Maks Faktor raquo (A Bayette)

Aspid observait comment sous les touches fines du fond de teint laquo Max Factor raquo

poseacutees sous ses yeux disparaissaient les filaments gris de ses rides

En revanche la perception des sensations olfactive gustative et auditive induit

lrsquoappropriation physiologique Y par le foyer de la perception de lrsquoodeur du goucirct ou du son

qui eacutemanent de Y ce qui suppose une implication plus active de lrsquoinstance foyer de la

perception Lrsquoadjectif en ndashist- ne fait pas reacutefeacuterence agrave la preacutesence quantitative drsquoeacuteleacutements X en

Y mais signifie que la proprieacuteteacute X a atteint un degreacute important de manifestation et qursquoil

constitue pour le foyer de la perception la caracteacuteristique distinctive du reacutefeacuterent Y qui

laquo efface raquo ses autres proprieacuteteacutes Ainsi dans oskomistyj vinograd laquo raisin eacutecœurant raquo seul

lrsquoeffet drsquoeacutecœurement est rendu par Adjist alors mecircme que le raisin en question peut avoir

drsquoautres qualiteacutes gustatives mais non pertinentes pour le foyer de perception dans paxučij

cvetok laquo fleur odorifeacuterante raquo lrsquoodeur forte de la fleur efface les traits comme sa couleur sa

taille ou sa forme dans basistyj golos laquo voix proche drsquoune basse raquo le registre de la voix est

privileacutegieacute agrave sa puissance etc Lrsquoimplication du foyer de la perception dans la repreacutesentation

verbale de ces sensations est plus importante car il se preacutesente comme le nouveau siegravege de

lrsquoexistence de X avec lrsquoappreacuteciation subjective de son degreacute de reacutealisation

Lrsquoexpression des sensations tactile et gustative du monde est susceptible de se

confondre avec les impressions visuelles drsquoougrave le rocircle important du contexte qui permet de

deacutecider de quel mode de perception il srsquoagit

3) I srsquorsquojev plombir laquo Leningradskij raquo eščo nedolgo posasyvaet derevjannyju

zanozistuju paločku (Solomatin 2009) ndash perception tactile

Et ayant termineacute la glace laquo Leningradskij raquo elle continue quelque temps de sucer

son bacirctonnet rugueux

4) Vdolrsquo steny ležali zanozistyje nestrugannye doski a na nix počemu-to stojali

mužskie botinki (Usinova 2003) ndash perception visuelle

54

Le long du mur eacutetaient poseacutees des planches rugueses non raboteacutees et agrave cocircteacute

drsquoelles on ne sait pourquoi il y avait une paire de chaussures drsquohomme

5) V navaristom bulrsquojone plavali obnaružennye v kurice laquo nedojaički raquo ndash žoltye

vkusnye mučnistye na raskus šariki raznoj veličiny (Rubina 2006) ndash perception

gustative

Dans le consommeacute flottaient de petits œufs laquo inacheveacutes raquo trouveacutes agrave lrsquointeacuterieur de

la poule ndash des boules de diffeacuterentes tailles jaune de couleur bonne au goucirct

farineuses lorsqursquoon les croquait

6) V Širvane poražali potoki živoj massy stepi ustremljonnoj v krugooborot

žiznetvorenja kroxotnye palrsquočikovye sledy pesčanok vokrug norok miniatjurno

čotkie otpečatannye v mučnistoj pyli kogotok otdeljaetsja ot kogotka kroxotnoj

gorkoj (Iličevskij 2009) ndash perception visuelle

A Chirvan on eacutetait frappeacute par les flux vivants de la steppe lanceacutee dans le

mouvement tourbillonnant de la creacuteation de la vie de minuscules traces de pattes

des gerboises autour de leurs trous microscopiques et nettes laissaient des

empreintes dans la poussiegravere farineuse chaque trace de griffe eacutetait seacutepareacutee de

lrsquoautre par un petit monticule de terre

7) laquo Serebristyj zvon ručja raquo - smotrite online na oficialrsquonom sajte telekanala

laquo Rossija raquo raquo - perception auditive

laquo Murmure argentin du ruisseau raquo ndash regardez le film on line sur le site officiel du

teacuteleacute canal laquo Rossija raquo

8) Serebristaja doroga

Ty zovoš menja kuda

Svečkoj čistočetvergovoj

Nad toboj gorit zvezda (Esenin) ndash perception visuelle

Chemin argenteacute

Ougrave mrsquoappelles-tu

Tel le cierge du jeudi Saint

Brille au-dessus de toi une eacutetoile

A partir de ces observations impliquant lrsquoexpression du degreacute drsquoimplication du foyer de

la perception dans la description du monde je fais une distinction entre lrsquoappreacutehension

visuelle des reacutefeacuterents qui relegraveve du domaine des impressions et les autres modes de

perception relevant du domaine des sensations La dimension subjective dans la

55

deacutetermination proposeacutee par les Adjist reste toujours preacutesente mais son poids nrsquoest pas le

mecircme dans les deux cas

4 La perception visuelle et lrsquoopeacuteration de quantification indeacutetermineacutee de X

Dans la classe des Adjist qui rendent la perception visuelle du monde je distingue les

adjectifs laquo deacuteterminateurs raquo et les adjectifs laquo classificateurs raquo Cette distinction reflegravete les

diffeacuterences entre les opeacuterations cognitives qui preacutecegravedent la caracteacuterisation verbale des

reacutefeacuterents par une instance eacutenonciative

41 Les adjectifs laquo deacuteterminateurs raquo

Le fonctionnement des laquo deacuteterminateurs raquo se deacutecline sous deux configurations Y

possegravede Xquant et Y ressemble agrave X

411 Y possegravede Xquant

Lrsquoemploi des Adjist du type laquo Y possegravede Xquant raquo couvre deux opeacuterations cognitives

distinctes mais lieacutees entre elles La premiegravere consiste en la deacutetermination de Y reacutefeacuterent

concret et le plus souvent inanimeacute agrave travers la preacutesence du trait distinctif Xquant la deuxiegraveme

opeacuteration est celle de lrsquoextraction de Y de la classe geacuteneacuterique dont il fait partie

Du point de vue notionnel Y et X deacutesignent deux reacutefeacuterents indeacutependants lrsquoun de lrsquoautre

mais qui dans la reacutealiteacute reacutefeacuterentielle possegravedent un lien double

Drsquoune part ils sont lieacutes par une relation de possession (Y possegravede X) intrinsegraveque agrave la

nature de Y vetvistyj kust - un buisson est naturellement doteacute de branches izvilistaja

doroga - un chemin est susceptible drsquoavoir des virages šrsquoelistyj pol - un plancher a facilement

des fissures

Drsquoautre part X et Y sont lieacutes par une relation de deacutependance Y eacutetant la source de X

une branche est issue drsquoun arbre un virage fait partie drsquoune route une fissure ne peut exister

que sur un support mateacuteriel La relation liant Y et X nrsquoest pas celle drsquoeacutegaliteacute Y pourrait

eacuteventuellement ecirctre deacutepourvu de X mais X fait forceacutement partie de Y

Consubstantielle au reacutefeacuterent Y lrsquoexistence de X en elle-mecircme ne constitue pas son trait

distinctif et ne peut ecirctre eacutevoqueacutee pour deacuteterminer Y En revanche crsquoest lrsquoabondance

drsquoeacuteleacutements Xquant qui permet de speacutecifier de distinguer Y des autres reacutefeacuterents similaires et de

lrsquoextraire de la classe geacuteneacuterique dont il fait partie Aussi les bases nominales X renvoient-

elles agrave des reacutefeacuterents qui se soumettent agrave la quantification (objets deacutenombrables) vetvistoe

derevo laquo arbre branchu raquo šrsquoelistyj pol laquo plancher fissureacute raquo porožistaja reka laquo un cours drsquoeau

rapide raquo žilistoe mjaso laquo viande filandreuse raquo jačeistyj škaf laquo armoire agrave casiers raquo ušrsquoelistyj

massif laquo massif avec plusieurs gorges raquo skvažityj relief laquo relief agrave puits de peacutetrole raquo sloistoe

pirožnoe laquo mille-feuilles raquo korjažistyj stvol laquo tronc drsquoarbre noueux raquo

56

La deacutetermination quantitative de la preacutesence de X en Y opeacuteration mentale

explicitement rendue par un quantifieur nrsquoest pas envisageable dans le cas des adjectifs en ndash

ist- il srsquoagit en effet drsquoun acte implicite de coheacutesion de rassemblement des reacutefeacuterents Xquant

en Y

En revanche il nrsquoy a pas de contrainte seacutevegravere pour lrsquoemploi de ces deacuteterminants avec

les adverbes qui marquent aussi bien une grande quantiteacute qursquoune petite quantiteacute de X očenrsquo

(nemnogo) žilistoje mjaso laquo viande tregraves (un peu) filandreuse raquo vesrsquoma (slegka) šrsquoelistyj pol laquo

plancher tregraves (leacutegegraverement) fissureacute raquo črezvyčajno (edva) izvilistaja doroga laquo chemin

excessivement (agrave peine) accidenteacute raquo

La pluralisation de X ne conduit pas agrave la particularisation de chacun drsquoentre eux mais agrave

la speacutecification de Y qui attire lrsquoattention de lrsquoinstance foyer de la perception par la preacutesence

de Xquant en Y Etant le siegravege de preacutesence de Xquant Y deacutelimite quantitativement son

occurrence ce qui permet lrsquoactualisation de lrsquoexistence drsquoune situation particuliegravere

observable et observeacutee La deacutetermination de Y avec Adjist nrsquoa aucun fond poleacutemique mais

tend agrave transmettre la perception visuelle de la reacutealiteacute objective Y par un observateur

synchrone neutre Sobs

Cette opeacuteration confegravere aux Adjist une fonction deacuteterminative Y est diffeacuterent de Y1 Y2

Yn non pas parce qursquoil possegravede X mais parce qursquoil possegravede Xquant

Lrsquoexistence des deux reacutefeacuterents Xquant et Y est simultaneacutee et elle est indexeacutee sur le

mecircme espacetemps La relation qui les unit est agrave la fois celle de la localisation (Xquant est

laquo logeacute raquo en Y) et de la possession (Y possegravede Xquant) Mecircme si crsquoest bien Xquant qui permet la

speacutecification de Y la relation entre les deux reacutefeacuterents srsquoeacutequilibre et prend la forme drsquoun

constat objectif fait par un eacutenonciateur-observateur (Sobs) dont la position est synchrone agrave la

situation deacutecrite Lrsquoinstance perceptive reste exteacuterieure agrave Y elle se contente de poser son

regard sur lui sans avoir de contact direct avec les reacutefeacuterents Y ou avec X drsquoougrave un degreacute

drsquoimplication relativement limiteacute de lrsquoinstance de la perception du monde

Ces opeacuterations cognitives abstraites confegraverent aux Adjist une fonction deacuteterminative

Y est diffeacuterent de Y1 Y2 Yn non pas parce qursquoil possegravede X mais parce qursquoil possegravede Xquant

41 2 Y ressemble agrave X

Les adjectifs Adjist qui rendent la relation laquo Y ressemble agrave X raquo qualifient le reacutefeacuterent Y par

le truchement drsquoun rapprochement mental avec le reacutefeacuterent X Y et X existent

indeacutependamment lrsquoun de lrsquoautre mais auraient selon le foyer de la perception une proprieacuteteacute

commune qui permet de les comparer ou de les associer lrsquoun agrave lrsquoautre

Les substantifs aussi bien animeacutes qursquoinanimeacutes sont concerneacutes par cette configuration

Lrsquoopeacuteration mentale reacutealiseacutee srsquoappuie sur une impression visuelle immeacutediate susciteacutee

par le reacutefeacuterent Y que lrsquoon associe au reacutefeacuterent X absent du champ drsquoobservation Souvent ce

sont des emplois meacutetaphoriques permettant de deacutecrire la couleur de Y (serebristaja trava laquo

57

herbe argenteacutee raquo zemlistyj cvet lica laquo teint terreux raquo) sa forme (zvezdistoe ukrašenie

laquo deacutecoration en forme drsquoeacutetoile raquo) sa maniegravere de se comporter (podxalimistyj tip laquo flagorneur

hypocrite raquo) ou plusieurs proprieacuteteacutes agrave la fois comme crsquoest le cas du syntagme močalistye

volosy laquo cheveux en filasse raquo qui fait reacutefeacuterence agrave la couleur jaune etou agrave la consistance drsquoune

eacuteponge veacutegeacutetale

Le trait caracteacuteristique qui unit X et Y (couleur forme consistance comportement) est

consubstantiel agrave X mais il est conjoncturel agrave Y la proprieacuteteacute X nrsquoest pas intrinsegraveque agrave Y mais

Y fait penser agrave X

Contrairement agrave la configuration laquo Y possegravede Xquant raquo qui focalise sur la preacutesence

quantitativement importante de X en Y les Adjist laquo Y ressemble agrave X raquo nrsquoinduisent pas la

localisation virtuelle de X en Y Ils construisent un rapprochement fondeacute sur un trait

virtuellement commun qursquoils tendent agrave minorer et agrave introduire ainsi un certain degreacute

drsquoindeacutetermination dans la deacutetermination proposeacutee metelrsquo laquo tempecircte de neige raquo

metelistaja pogoda laquo temps agrave la tempecircte de neige raquo bolvan laquo creacutetin raquo bolvanistyj učenik laquo

eacutelegraveve peu doueacute raquo barxat laquo velours raquo barxatistaja tkanrsquo laquo eacutetoffe velouteacutee raquo

La deacutetermination quantitative minoreacutee de la preacutesence de X se trouve en correacutelation

avec la contrainte seacutevegravere pour lrsquoemploi de ces Adjist avec lrsquoadverbe de haut degreacute očenrsquo

laquo tregraves raquo očenrsquo metelistaja pogoda očenrsquo bolvanistyj učenik očenrsquo serebristyj samoljot

očenrsquo zemistyj cvet lica Il nrsquoest pas possible en effet drsquoindiquer qursquoune valeur faiblement

preacutesente a un haut degreacute de manifestation

Lrsquoexpression de lrsquoatteacutenuation dissimule la reacutealisation implicite drsquoune opeacuteration de

deacuteneacutegation temps agrave la tempecircte mais pas la tempecircte eacutelegraveve peu doueacute mais pas un

imbeacutecile complet eacutetoffe velouteacutee mais pas le velours Le deacuteterminant Adjist signale que la

ressemblance de Y agrave X nrsquoest que partielle et interdit lrsquoassimilation des deux reacutefeacuterents

Lrsquoatteacutenuation la neacutegation et lrsquoindeacutetermination absentes du mode de fonctionnement des

adjectifs laquo Y possegravede Xquantraquo impliquent un travail intellectuel drsquointerpreacutetation de

superposition de lrsquoacte immeacutediat de perception visuelle et de lrsquoacte meacutediat de transfert

mental qui passe par deux eacutetapes conseacutecutives

La premiegravere eacutetape relegraveve du domaine sensoriel ougrave lrsquoobservateur synchrone (Sobs)

perccediloit Y comme un stimulus suscitant chez lui une reacuteaction spontaneacutee

La deuxiegraveme eacutetape relegraveve du domaine du mental elle nrsquoest pas de nature immeacutediate et

spontaneacutee La perception de Y provoque la reacuteminiscence drsquoune sensation ou drsquoun savoir

anteacuterieurs Lrsquoopeacuteration intellectuelle fait appel agrave un transfert de proprieacuteteacute et implique un

acte drsquointerpreacutetation en infeacuterant agrave travers une proprieacuteteacute distinctive et conjoncturelle de Y

observeacute le rapprochement avec une proprieacuteteacute intrinsegraveque de X absent

Le deacutecalage temporel et spatial entre Y et X dans la reacutealiteacute reacutefeacuterentielle induit le

deacutedoublement de lrsquoinstance eacutenonciative en deux supports distincts la perception de Y est agrave

la charge drsquoun observateur neutre (Sobs) la reacuteminiscence de X est du ressort drsquoun

58

eacutenonciateur omniscient (Somn) Au moment de lrsquoeacutenonciation lrsquoinstance eacutenonciative concilie

les deux positions et devient lrsquoartisan de la repreacutesentation imageacutee du monde Ce mode de

construction des sens avec les Adjist deacuteterminateurs est une source ineacutepuisable de langage

meacutetaphorique Le double statut de lrsquoeacutenonciateur et la superposition de deux plans temporels

sont indispensables dans la construction drsquoune meacutetaphore et plus largement dans les

emplois des mots au sens figureacute

La structure du syntagme avec un adjectif Adjist ne correspond pas aux eacutetapes

successives du processus cognitif deacutecrit Dans la reacutealiteacute reacutefeacuterentielle lrsquoobservateur drsquoabord

perccediloit Y et ensuite seulement il le deacutetermine

Crsquoest pourtant lrsquoinverse dans le plan de la langue et de lrsquoordre des mots dans le

syntagme La deacutetermination du reacutefeacuterent agrave travers sa proprieacuteteacute distinctive est premiegravere par

rapport agrave sa nomination comme si la description du monde srsquoappuyait avant tout sur sa

perception visuelle et ensuite seulement sur le processus mental de la reacuteminiscence

lrsquoappreacuteciation subjective de la reacutealiteacute eacutetant plus importante que la reacutealiteacute elle-mecircme

5 Les adjectifs laquo classificateurs raquo Y engendre Xquant

Les adjectifs en ndashist- deacuteterminent le reacutefeacuterent Y comme susceptible drsquoengendrer Xquant

penistoe pivo laquo biegravere mousseuse raquo obvalistyj ovrag laquo ravin menaccedilant de glissement de

terrain raquo zanozistaja palka laquo bacircton rugueux (agrave eacutechardes) raquo mylistyj porošok laquo poudre

savonneuseraquo Leur emploi est marqueacute par une progression dans la preacutesentation abstraite du

monde et peut ecirctre consideacutereacute comme agrave mi-chemin entre les Adjist qui rendent la perception

visuelle ou les impressions gustative tactile ou olfactive du monde

Lagrave encore les adjectifs en -ist- permettent de distinguer le reacutefeacuterent Y des autres

repreacutesentants de la mecircme classe toutes les biegraveres ne sont pas mousseuses tous les ravins

ne provoquent pas drsquoeacuteboulement tous les bacirctons ne donnent pas des eacutechardes toutes les

poudres agrave laver ne sont pas moussantes

Dans cette configuration le suffixe ndashist- preacuteasserte la pluralisation puissantielle de X

9) On ljubit tolrsquoko penistoe pivo

Il nrsquoaime que la biegravere mousseuse

10) Ne trogaj palku ona zanozistaja

Ne touche pas agrave ce bacircton il donne des eacutechardes

11) Ne pokupaj egravetot porošok on sovsem ne mylistyj

Nrsquoachegravete pas cette poudre elle nrsquoest pas du tout savonneuse

59

Le lien entre les reacutefeacuterents X et Y est double fondeacute sur lrsquoanticipation et la relation de

cause agrave effet Lrsquoexistence de X au moment de lrsquoeacutenonciation est virtuelle il ne srsquoagit pas drsquoun

constat synchrone de X mais de la preacuteconstruction de son existence possible

Le reacutefeacuterent X est susceptible drsquoecirctre engendreacute par Y agrave la suite drsquoun acte speacutecifique qui

pourrait lrsquoaffecter la biegravere ne donnera de la mousse que si elle verseacutee le ravin ne

srsquoeacutecroulera que srsquoil est soumis agrave une pression le bacircton ne donnera des eacutechardes que srsquoil est

pris agrave mains nues En drsquoautres termes lrsquoexistence de Xquant est virtuelle et deacutepend de

lrsquoactualisation de la proprieacuteteacute de Y de lrsquoengendrer agrave la suite drsquoun acte speacutecifique

Une fois de plus du point de vue reacutefeacuterentiel Y est premier par rapport agrave X mais au

niveau de la langue crsquoest X qui apparaicirct en premier ce qui est consigneacute par lrsquoordre lineacuteaire

des mots dans le syntagme

Le processus mental nrsquoest pas deacuteclencheacute par la perception drsquoun trait immeacutediatement

observable et ne traduit ni la fusion ni lrsquoassociation mentale des deux reacutefeacuterents comme

crsquoeacutetait le cas des adjectifs deacuteterminateurs Les Adjist classificateurs attestent du reacutesultat drsquoun

transfert intellectuel reacutealiseacute par une instance omnisciente Somn qui construit un monde

potentiel en srsquoappuyant sur son savoir La faculteacute virtuelle de Y agrave produire Xquant est poseacutee

par anticipation eacutetant actualiseacutee par reacuteminiscence la preacutesentation du reacutefeacuterent Y est orienteacutee

vers le potentiel mais srsquoappuie sur lrsquoexpeacuterience acquise par le passeacute

Il y a ainsi un deacutecalage temporel dans lrsquoexistence des reacutefeacuterents Mais on observe

eacutegalement une dispariteacute eacutenonciative entre les points de vue exprimeacutes drsquoougrave une dichotomie

entre deux instances en charge de la vision du monde - lrsquoeacutenonciateur observateur (SoSobs)

garant drsquoexistence de Y et lrsquoeacutenonciateur omniscient (SoSomn) et prenant en charge

lrsquoexistence puissantielle de Xquant

Bien que la preacutesence de Xquant potentiel soit toujours exprimeacutee elle passe au second

plan et crsquoest drsquoabord lrsquoexistence mecircme de X qui pegravese dans la deacutetermination de Y par Adjist la

mousse de la biegravere peut ecirctre abondante mais lrsquoessentiel crsquoest qursquoil y ait de la mousse le

bacircton est susceptible de donner des eacutechardes mais une seule suffirait pour le qualifier avec

Adjist

6 Les impressions sensorielles Les adjectifs laquo appreacuteciateurs raquo

Je considegravere les adjectifs en ndashist- qui traduisent les autres modes de perception que

visuel comme les adjectifs appreacuteciateurs Leurs emplois sont quelquefois ambigus car ces

deacuteterminants peuvent rendre aussi bien lrsquoappreacutehension visuelle avec lrsquoattitude exteacuterieure et

passive de lrsquoobservateur ou la perception du monde autre que visuelle lorsque lrsquoinstance

lrsquoobservateur devient acteur et laquo srsquoapproprie raquo activement Y agrave travers un contact physique

direct

En voici une illustration avec lrsquoadjectif masljanistyj

Masljanistoe vino laquo vin onctueux raquo

60

- Vino vyzyvajuščee vo rtu oščuščenie prijatnoj barxatistosti ndash perception gustative

Vin donnant une sensation gustative drsquoun velouteacute agreacuteable

Masljanistoe pjatno laquo tacircche huileuse raquo

- Na egravekrane planšeta pojavilosrsquo masljanistoe pjatno ndash perception visuelle

Sur lrsquoeacutecran de la tablette est apparue une tache huileuse ndash perception visuelle

Masljanistyj polimer laquo polymegravere huileux raquo

- Poliegravetilen ndash ljogkij masljanistyj na oščuprsquo poluprozračnyj ili neprozračnyj v tolstom

sloe polimer ndash Perception tactile

Le polyeacutethylegravene est un polymegravere leacuteger huileux au toucher transparent ou non

transparent lorsqursquoil est eacutepais

La repreacutesentation des reacutefeacuterents avec les adjectifs appreacuteciateurs ne suit pas tout agrave fait

la mecircme logique que celle des adjectifs deacuteterminateurs ou classificateurs

Dans la reacutealiteacute objective les reacutefeacuterents X et Y actualiseacutes par les adjectifs de ce sous-

groupe sont indissociables X eacutetant consubstantiel agrave Y En effet tout chanteur est

neacutecessairement doteacute drsquoune voix (golosistyj pevec) les fleurs ont normalement une odeur

(dušistyj zapašistyj cvetok) lrsquoeacutecorce des arbres nrsquoest jamais lisse (korjažistyj stvol) tout

fruit possegravede une peau (kožistyj apelrsquosin) de mecircme qursquoon ne peut pas retirer la proprieacuteteacute

masljanistyj aux substantifs des exemples citeacutes

Les adjectifs appreacuteciateurs nrsquoattestent pas de la preacutesence multiple de X en Y comme les

adjectifs deacuteterminateurs ou classificateurs ils introduisent un nouveau type drsquoargument

celui du degreacute drsquointensiteacute de X en Y En effet la sensation ressentie par le foyer de perception

est conditionneacutee par un degreacute important de la proprieacuteteacute X dont lrsquointensiteacute deacutepasse la norme

conventionnelle ščetinistoe lico laquo visage mal raseacute raquo dušistyj cvetok laquo fleur odorifeacuterante raquo

ilistoe dno laquo fond couvert drsquoalgues raquo

La focalisation sur le degreacute drsquointensiteacute de la proprieacuteteacute X atteste de la seacutemantique

scalaire des adjectifs appreacuteciateurs et de leur mise implicite sur une eacutechelle de valeurs

Autrement dit les adjectifs appreacuteciateurs actualisent lrsquoexistence drsquoun repegravere par rapport

lequel est appreacutecieacutee la proprieacuteteacute distinctive X dont la preacutesentation reste cependant marqueacutee

par une dimension drsquoindeacutetermination

On constate en effet une gecircne dans la combinaison de ces adjectifs avec les adverbes

de bas degreacute nemnogo golosistyj pevec ne sovsem dušistyj zapašistyj cvetok čutrsquo

korjažistyj stvol edva kožistyj apelrsquosin En revanche les mecircmes adjectifs se combinent sans

contraintes avec les adverbes de haut degreacute očenrsquo laquo tregraves raquo vesrsquoma laquo assez raquo črezvyčajno

laquo excessivement raquo etc

61

En fonction du seacutemantisme de X et de Y et de la relation qui lie les deux reacutefeacuterents dans la

reacutealiteacute objective lrsquoeacutecart existant peut ecirctre jugeacute positivement comme une qualiteacute (zapašistyj

cvetok) ou drsquoun point de vue critique comme un deacutefaut (kožistyj apelrsquosin) Lrsquoemploi de

lrsquoadjectif en ndashist- atteste de la perception subjective de la reacutealiteacute dont la deacutetermination

neutre et objective par un observateur restant toujours possible gromkogolosyj pevec

laquo chanteur avec une voix puissante raquo šeršavyj stvol laquo tronc drsquoarbre rugueux raquo tolstokožyj

appelrsquosin laquo orange agrave peau eacutepaisse raquo etc

Dans la typologie des Adjist je propose de consideacuterer ces adjectifs comme des adjectifs

eacutevaluatifs qui permettent la caracteacuterisation drsquoun reacutefeacuterent Y par la mise en valeur du degreacute de

preacutesence de la proprieacuteteacute X dont la position sur le gradient reste indeacutetermineacutee

Le statut eacutenonciatif de lrsquoinstance eacutenonciative en charge de cette preacutesentation du monde

deacutepend des paramegravetres contextuels et peut ecirctre aussi bien celui de lrsquoobservateur synchrone

ou celui de lrsquoinstance omnisciente

7 Conclusion

Les adjectifs qualificatifs russes en -ist- expriment toujours une impression ou une

sensation susciteacutees chez lrsquoinstance foyer de la perception par le reacutefeacuterent Y gracircce agrave la

perception drsquoun trait distinctif X

Le suffixe ndashist- opegravere dans deux domaines distincts Drsquoune part il se preacutesente comme un

relateur qui rend les modes de correacutelation entre X et Y drsquoautre part il agit au niveau

notionnel et permet de construire lrsquooccurrence drsquoune situation particuliegravere agrave travers

lrsquoactualisation du reacutefeacuterent Xquant Les opeacuterations cognitives fondamentales de quantification

drsquoextraction et de deacutetermination sont agrave la charge drsquoun eacutenonciateur chaque opeacuteration

cognitive eacutetant un poids preacutepondeacuterant en fonction du mode de perception physiologique de

la situation

Lrsquoinstance eacutenonciative du foyer de la perception So se deacutedouble en deux supports soit Sobs

prenant en charge le constat synchrone du reacutefeacuterent soit Somn support drsquoune vision

reacutetrospective et drsquoune opeacuteration de transfert mental

La typologie des adjectifs qualificatifs Adjist eacutetablie est repreacutesenteacutee dans le tableau

suivant

Classificateurs Deacuteterminateurs Appreacuteciateurs

Y possegravede X

vetvistyj laquobran

churaquo

Y engendre X

penistyj laquo mousseux raquo

Y ressemble agrave X

serebristyj laquo argenteacute raquo

Degreacute de X

masljanistyj

laquoonctueuxraquo

Relation

temporelle

Simultaneacuteiteacute

Y et X

Posteacuterioriteacute

Y est premier X est

Anteacuterioriteacute

X preacutecegravede Y

Simultaneacuteiteacute

Y et X coexistent

62

entre Y et B coexistent second

Relation

reacutefeacuterentielle

entre Y et X

Fusion

Cause agrave effet

Ressemblance

Fusion

Sens concret + + - +

Sens figureacute - - + -

Appreacuteciation

quantitative

Majoreacutee

Majoreacutee

Minoreacutee

Majoreacutee

Statut de

lrsquoinstance

eacutenonciative

So Sobs So

Sobs Soms

So

Sobs Soms

So ou Sobs

Indexatśion

temporelle des

supports

eacutenonciatifs

Moment

de lrsquoeacutenonciatio

n To

Moment de lrsquoeacutenonciat

ion To pour So

Pas drsquoindexation pour

Somn

Moment de lrsquoeacutenonciatio

n To pour So Sobs

Pas drsquoindexation pour

Somn

Moment

de lrsquoeacutenonciation To

Reacutefeacuterences bibliographiques

1) Bottineau T 2010 laquo Les valeurs seacutemantiques du suffixe franccedilais -acirctre- marqueur

drsquoopeacuterations sur le plan notionnel raquo in Syntaxe et seacutemantique ndeg11 Presses

Universitaires de Caen pp 35-54

2) Bottineau T 2012 laquo Les variations seacutemantiques du suffixe russe ndashovat- raquo Slavica

Occitania Universiteacute Toulouse - Le Mirail pp 211-227

3) Culioli A 1990 Pour une linguistique de lrsquoeacutenonciation v I-III Paris Ophrys

4) Efremova T 2000 Novyj slovarrsquo russkogo jazyka Tolkovo-slovobrazovatelrsquonyj

Moskva Russkij jazyk

5) Matushansky O 2005 laquo Les adjectifs - Une introduction raquo Recherches linguistiques de

Vincennes Lrsquoadjectif [En ligne] 34 pp 9-54

6) Morris Ch 1946 Signs Language and Behavior ch VI 89 sqq New-York Prentice

Hall

7) Švedova N (eacuteds) 1982 Grammatika russkogo jazyka (Grammaire de la langue russe)

Moskva Nauka

8) Zaliznjak A 2007 Grammatičeskij slovarrsquo russkogo jazyka (Dictionnaire grammatical

de la langue russe) Мoskva Institut russkogo jazyka imeni V V Vinogradova

63

Les verbes de perception en allemand quelques cas de reacuteversibiliteacute

Martine DALMAS

(Universiteacute Paris ndash Sorbonne)

Cette bregraveve preacutesentation se fixe pour objectif de donner une description syntaxico-

seacutemantique des verbes de perception en allemand contemporain et de montrer quau-delagrave

de la diversiteacute on constate des liens entre les domaines perceptifs sappuyant sur les

speacutecificiteacutes constructionnelles des verbes concerneacutes

Les verbes sur lesquels portent leacutetude sont schmecken riechen houmlren fuumlhlen spuumlren

sehen (schauengucken) Il sagit donc de verbes non-agentifs ou du moins pour les deux

derniers demplois non-agentifs42 Sur la base de leur fonctionnement morpho-syntaxique

que nous preacutesenterons dans un premier temps nous eacutetablirons un premier rapprochement

qui nous permettra de nous livrer agrave quelques reacuteflexions sur les notions de construction et de

reacuteversibiliteacute dune part et sur la fonction de certains preacuteverbes en allemand dautre part

Notre eacutetude eacutetant limiteacutee agrave lrsquoallemand et notre point de deacutepart eacutetant de nature

morpho-syntaxique nous avons choisi ici un ordre qui est exactement lrsquoinverse de la

hieacuterarchie proposeacutee par Viberg (1983 125)43 la symeacutetrie nrsquoen reste pas moins inteacuteressante

1 Le double jeu des goucircts et des odeurs

Les deux verbes concerneacutes sont pour le goucirct schmecken et pour lodorat riechen

Nous les traitons ensemble car ils se comportent du point de vue de leur valence syntaxique

et seacutemantique de maniegravere largement similaire

Dun point de vue seacutemantique le sujet peut deacutesigner dans les deux cas

bull le siegravege du procegraves

[a1] etwas [NPnom] schmeckt oslash xx [adj] nach etwas [preacutepnach + NPdat]

[a2] etwas [NPnom] riecht oslash xx [adj] nach etwas [preacutepnach + NPdat]

bull ou lexpeacuterient lindividu qui perccediloit un goucirct ou une odeur

[b1] jemand [NPnom] schmeckt etwas [NPacc]

42 Lrsquoemploi du terme lsquonon-agentifrsquo (vs lsquoagentifrsquo) nous a paru ecirctre ici le plus pertinent pour la seacutelection des verbes opeacutereacutee Nous nous limitons dans le cadre restreint de cet article agrave une perception non-agentive et excluons donc des verbes tels que kostenprobieren schnuppernschnuumlffeln horchen tasten ansehenanschauenangucken spaumlhen beobachten etc (goucircter renifler eacutecouter toucher eacutecouter regarder eacutepier observer etc) Une eacutetude plus large a eacuteteacute publieacutee par Whitt (2010) dans une perspective diffeacuterente de la nocirctre 43 Sur la base drsquoune eacutetude meneacutee sur plusieurs langues drsquoappartenances diverses Viberg (1983

136) propose la hieacuterarchie suivante sight gt hearing gt touch gt smelltaste

64

[b2] jemand [NPnom] riecht etwas [NPacc]

Au-delagrave de ce paralleacutelisme lieacute agrave la reacuteversibiliteacute des deux verbes sur laquelle nous aurons

loccasion de revenir plus loin nous pouvons observer plusieurs autres caracteacuteristiques

dordre morpho-syntaxique ou seacutemantique

11 Le sujet deacutesigne le siegravege du procegraves

Dun point de vue syntaxique les deux verbes peuvent avec un sujet qui deacutesigne le

siegravege du procegraves ecirctre employeacutes de maniegravere absolue cest-agrave-dire sans aucun autre

compleacutement mais induisant alors une interpreacutetation diffeacuterente Schmecken est orienteacute vers

le positif (cf (1) et (2)) riechen va du neutre (cf (3)) au neacutegatif (cf (4))

[c1] etwas [NPnom] schmeckt oslash [= qqch a bon goucirct est bon]

[c2] etwas [NPnom] riecht oslash [= qqch deacutegage une (mauvaise) odeur]

(1) Hats geschmeckt [= Ceacutetait bon laquo Ccedila a eacuteteacute raquo]

(2) Heute schmeckt der Kaumlse [= Aujourdhui le fromage est bon]

(3) Warum riechen Blumen [= Pourquoi les fleurs ont-elles une odeur ]

(4) Der Kaumlse riecht [= Le fromage sent (mauvais)]

Pour les deux verbes le type de goucirct ou dodeur peut ecirctre exprimeacute soit par un adjectif

deacutesignant une qualiteacute soit par un groupe preacutepositionnel introduit par nach qui indique le

rapprochement et deacutesigne une entiteacute dont le goucirct ou lodeur est consideacutereacute(e) comme

similaire

(6) Diese Gericht schmeckt komisch [= Ce plat a un goucirct bizarre]

(7) Dieser Tee riecht komisch [= Ce theacute a une odeur bizarre]

(8) Dieses Eis schmeckt nach Seife [= Cette glace a un goucirct de savon]

(9) Dieser Kaumlse riecht nach frischer Milch [= Ce fromage sent le a une odeur de lait

frais]

Si seul schmecken permet une construction avec agrave la fois un sujet qui deacutesigne le siegravege du

procegraves et la mention de lexpeacuterient (par un syntagme (pro)nominal au datif44) il faut

toutefois noter que ceci se fait uniquement avec une eacutevaluation positive et qui nest pas

neacutecessairement expliciteacutee par un adjectif45 (cf (10))

[d1] etwas [NPnom] schmeckt mir [NPdat] (gut [adj]) [= qqch me plaicirct (au goucirct)]

[d2] etwas [NPnom] schmeckt mir [NPdat] nicht [neacutegation] [= qqch ne me plaicirct pas (au goucirct)]

44 Lemploi du datif avec le verbe schmecken est agrave rapprocher demplois similaires avec des preacutedicats du type ltplairegt dans plusieurs langues 45 Cet emploi de schmecken pourrait ecirctre paraphraseacute par qqch agrave un goucirct qui me convient et lajout dun adjectif renforce lorientation positive

65

(10) Dort hat mir das Essen (gut) geschmeckt [= Lagrave-bas le repas ma plu jai trouveacute le

repas bon]

Lorsque leacutevaluation est expliciteacutee lexicalement par un adjectif seuls les adjectifs de la

famille ltgutgt sont possibles (cf (11) ndash (13)46 dans les autres cas un renvoi explicite agrave une

limite (deacutepasseacutee ou non atteinte) est neacutecessaire et le datif de la personne concerneacutee est tregraves

proche dun datif de jugement47 (cf (14) ndash (15))

(11) Jedenfalls hat mir der Nachtisch sehr gut geschmeckt [= En tout cas le dessert ma beau-

coup plu jai trouveacute le dessert tregraves bon]

(12) Der neue Whisky hat mir hervorragend geschmeckt [= Jai trouveacute le nouveau

whisky excellent]

(13) Die Vorspeise hat mir vorzuumlglich geschmeckt [= Jai trouveacute lentreacutee succulente]

(14) Der Schnaps schmeckt mir zu suumlszlig [= Je trouve cet alcool trop doux]

(15) Der Wein schmeckt mir nicht fruchtig genug [= Je trouve ce vin pas assez fruiteacute]

12 Le sujet deacutesigne lexpeacuterient

Lorsque le sujet syntaxique deacutesigne lexpeacuterient lemploi absolu nest possible pour

aucun des deux verbes dans les deux cas le goucirct ou lodeur perccedilu(e) est exprimeacute(e) par un

syntagme nominal (ou agrave deacutefaut par un pronom) agrave laccusatif

(16) Schmeckst du Riechst du den Wein in der Soszlige [= Sens-tu le vin dans la sauce ]

(17) Riechst du die frische Landluft [= Sens-tu lodeur fraicircche de la campagne ]

(18) Riechst Schmeckst du es [= Tu (le) sens ]

Ce sont les similitudes dans le fonctionnement de ces deux verbes qui dominent La

proximiteacute des deux types de perception par le goucirct et lodorat semble lieacutee agrave celle des

organes concerneacutes Est-ce dailleurs un hasard si dans son emploi dialectal (espace

46En dehors de gut (bon) notamment dans sa forme moduleacutee par sehr (tregraves) on trouve les adjectifs vorzuumlglich (succulent) et hervorragend (excellent) Toutefois ces emplois sont peu freacutequents une recherche sur le corpus DeReKo (Deutsches Referenzkorpus Mannheim plus de 25 milliards de mots) fournit un nombre doccurrences tregraves faible pour chaque adjectif dans ce type de construction (entre 5 et 15) 47 dativus iudicantis En dehors des adjectifs dont la signification est laquo bon raquo lemploi du graduatif zu (= trop) [ou de sa version neacutegative nicht hellip genug (= pas assez)] est alors quasiment obligatoire pour marquer justement la deacuteviance par rapport agrave lattente le deacutecalage par rapport agrave la norme et donc le renvoi implicite agrave un degreacute infeacuterieursupeacuterieur Cf Brandt (2006) qui analyse ces constructions sous lappellation laquo too comparatives raquo Nous renvoyons ici eacutegalement agrave la description que propose Krivocapić (2006 320 sq) du datif de point de vue accompagnant certains adjectifs en serbe

66

aleacutemanique)48 schmecken deacutesigne la perception par lodorat comme cela est le cas ndash en

langue standard ndash pour le verbe anglais correspondant smell

Nous allons voir agrave preacutesent que deux autres types de perception permettent eacutegalement

un rapprochement des verbes concerneacutes

2 Louiumle et le toucher

Les trois verbes concerneacutes sont ici houmlren (entendre) et fuumlhlenspuumlren49 (sentir) Ils

peuvent semployer avec un sujet qui deacutesigne lexpeacuterient ou qui deacutesigne le siegravege du procegraves50

Toutefois dans ce dernier cas seuls sont possibles houmlren et fuumlhlen ils ont alors un emploi

pronominal et sont accompagneacutes du preacuteverbe an qui exprime le contact

[e1] jemand [NPnom] houmlrt etwas [NPaccdasswieVP] [expeacuterient]

[e2] jemand [NPnom] fuumlhltspuumlrt etwas [NPacc] [expeacuterient]

[f1] etwasjemand [NPnom] houmlrt sich xx[adjwieNPPP hellip als obVP] an [siegravege]

[f2] etwasjemand [NPnom] fuumlhlt sich xx[adjwieNP] an [siegravege]

Lorsque le sujet est lexpeacuterient le verbe est transitif et il est compleacuteteacute soit par un

syntagme (pro)nominal (cf (19)-(20)) soit par un syntagme infinitival (cf (21)) soit par un

syntagme verbal deacutependant (compleacutetive en dass voire en wie51 (22)-(25))

(19) Houmlrst du die Glocken in der Ferne [= Entends-tu les cloches au loin ]

(20) Spuumlren Sie die Wirkung der Massage [= Sentez-vous lrsquoeffet du massage ]

(21) Sie fuumlhltespuumlrte ihr Herz schlagen [= Elle sentait son cœur battre]

(22) Sie houmlrte dass im Treppenhaus etwas los war [= Elle entendit quil se passait quel-

que chose dans la cage descalier]

48Le grand dictionnaire historique de la langue allemande Deutsches Woumlrterbuch (33 tomes) commenceacute au milieu du XIXe siegravecle par les fregraveres Grimm et termineacute plus de cent ans plus tard en 1960 est aujourdhui accessible en ligne Il donne agrave propos du verbe schmecken le commentaire suivant mentionnant la plaisanterie selon laquelle dans de telles reacutegions les gens ne disposeraient que de quatre senshellip laquo Steinbach 2 457 bezeichnet schmecken riechen als landschaftlich Frisch 2 204a als besonders fuumlr das alemannische charakteristisch und erwaumlhnt den scherz dasz man in solchen gegenden nur vier sinne habe hellip raquo httpwoerterbuchnetzdeDWBsigle=DWBampmode=Vernetzungamplemid=GS13306XGS13306 49 Sils servent tous les deux agrave exprimer la perception par le toucher ces deux verbes ne sont toutefois pas synonymes dans tous leurs emplois Le cadre reacuteduit de cet article ne nous permet pas drsquoentrer dans les deacutetails de leur description agrave travers leurs profils combinatoires respectifs 50

Nous faisons abstraction des tregraves nombreux verbes exprimant une eacutemission de bruit et qui varient en

fonction de la source concerneacutee (rattern droumlhnen knattern rasseln) voire de lrsquoimage choisie (donnern

haumlmmern) 51

La diffeacuterence entre les subordonnants dass et wie se situe ici au niveau du caractegravere statique de

leacuteveacutenement marqueacute par dass ou dynamique processuel souligneacute par wie Cet emploi de wie est speacutecifique

des verbes de perception

67

(23) Sie houmlrte dann wie die Schritte naumlher kamen [= Elle entendit alors les pas se

rapprocher]

(24) Er fuumlhlte dass sich etwas an seinen Handgelenken befand [= Il sentait quil avait

quelque chose aux poignets]

(25) Sie spuumlrte wie sie zu zittern begann [= Elle sentait quelle commenccedilait agrave

trembler]

Lorsque le sujet syntaxique est le siegravege du procegraves seuls les verbes houmlren et fuumlhlen

sont utiliseacutes Ils entrent dans une construction pronominale qui comporte la mention dune

qualiteacute se faisant soit explicitement par un adjectif (cf (26)-(28)) soit sur la base dune

comparaison (et la qualiteacute (preacute)supposeacutee connue reste alors implicite cf (29)-(30))

(26) Das Baby houmlrt sich verschnupft an [= Agrave lentendre le beacutebeacute est enrhumeacute]

(27) Das Kind fuumlhlt sich fiebrig an [= Au toucher lenfant est fieacutevreux]

(28) Meine Haare fuumlhlen sich rauh an [= Mes cheveux sont recircches au toucher]

(29) Mein Auto houmlrt sich an wie ein Traktor [= Ma voiture fait un bruit qui ressemble agrave

celui dun tracteur]

(30) Diese Radiostimme houmlrt sich wie vor 50 Jahren an

[= Cette voix radiophonique sonne comme

ressemble agrave une voix dil y a 50 ans On

dirait une voix dil y a 50 ans]

Le rapprochement que nous avons opeacutereacute ici entre perception auditive et perception tactile

pourrait en soi surprendre si les verbes ne nous avaient pas conduite vers une constatation

de similariteacute constructionnelle En effet tandis que les emplois de ces verbes avec un sujet

deacutesignant lexpeacuterient les rapprochent du couple preacuteceacutedent (schmecken ndash riechen) ce sont

les cas ougrave le sujet deacutesigne le siegravege du procegraves qui montrent une similariteacute frappante des

constructions de ces deux verbes houmlren et fuumlhlen Et lexpeacuterience humaine apporte elle aussi

une attestation de proximiteacute entre lrsquoouiumle et le toucher agrave un niveau nettement pragmatique

le lien entre les deux types de perception est acteacute par la forme proverbiale laquo Wer nicht houmlren

will muss fuumlhlen raquo52 ndash reflet de lexpeacuterience humaine ougrave la diminution volontaire de la

perception par louiumle entraicircne une augmentation de la perception par le toucher

52 Paraphrasable par Quand on ne veut pas entendre (les conseils) on sinstruit agrave ses deacutepends

68

3 La vue

Le dernier cas abordeacute dans le cadre de cette bregraveve contribution est la perception par

la vue Quatre verbes sont concerneacutes tous deacutesignent la perception visuelle avec des

modaliteacutes drsquoemploi diverses et ineacutegales sehen blicken schauen gucken53

Comme dans les cas eacutevoqueacutes preacuteceacutedemment on observe deux types demplois lun

ougrave le sujet deacutesigne lexpeacuterient avec un seul type de construction transitive

[g1] jemand [NPnom] sieht etwasjdn [NPacc] [expeacuterient]

lautre ougrave il correspond au siegravege du procegraves avec trois types de constructions et trois sens

diffeacuterents

[h1] etwas [NPnom] blicktschautguckt aufuumlberzuaus etwas [Preacutep + NPaccdat] [siegravege]

[h2] jemandetwas [NPnom] siehtschaut xx[adjwieNPals obVP] aus [siegravege]

[h3] etwas [NPnom] siehtschaut unter etwas[Preacutep + NPdat] hervor [siegravege]

Pour ce deuxiegraveme type de construction plusieurs aspects meacuteritent drsquoecirctre releveacutes

- Lrsquoemploi des verbes simples schauenblickengucken avec un sujet non-agentif implique

que celui-ci ne soit pas un animeacute (cf (31)-(32)) et sert agrave deacutesigner une orientation dans

lespace Le sujet deacutesigne ici un lieu dont lrsquoorientation reste neacuteanmoins associeacutee agrave celle du

regard humain Un sujet animeacute serait en revanche obligatoirement agentif et ne deacutesignerait

pas le siegravege du procegraves (le verbe correspondrait alors au franccedilais regarder)

(31) Das Zimmer blicktschautguckt in den Innenhof [= La piegravece donne sur la cour inteacuterieure]

(32) Die Gipfel schauten aus dem Nebel [= On voyait les sommets sortir du

brouillard]

Dans les deux autres cas ougrave le sujet est le siegravege du procegraves nous avons affaire agrave des verbes

composeacutes qui associent un preacuteverbe comme nous lrsquoavions deacutejagrave constateacute pour le couple de

verbes preacuteceacutedents (perception auditive et tactile houmlren et fuumlhlen) La reacuteversibiliteacute est donc

lieacutee agrave la preacutesence drsquoun preacuteverbe mais sans qursquoil y ait ici pronominalisation

Le preacuteverbe aus- marque une perspective qui eacutemane du siegravege du procegraves et sert agrave

exprimer une apparence (cf (33)-(35))

(33) Das Kind siehtschaut krank aus [= Lrsquoenfant a lrsquoair malade]

(34) Das Maumldchen siehtschaut aus wie ein kleiner Engel [= La fillette ressemble agrave un ange]

53 Nous nous limitons ici pour notre objectif agrave ces quatre verbes qui deacutesignent directement la perception visuelle mais tout comme dans le domaine auditif ce mode de perception a donneacute lieu au-delagrave des verbes exprimant directement la perception agrave un systegraveme lexical de verbes deacutesignant des lsquoeacutemissions visuellesrsquo tregraves eacutelaboreacute avec une grande varieacuteteacute de verbes (par ex pour exprimer un scintillement plus ou moins intense en fonction de lrsquoobjet concerneacute glitzern funkeln flimmern schimmern schillern)

69

(35) Die Kuumlche siehtschaut aus als ob sie nie benutzt wuumlrde [= La cuisine donne limpression

de necirctre jamais utiliseacutee]

Le preacuteverbe hervor- marque une perspective orienteacutee vers lrsquoobservateur et sert agrave

exprimer un lsquosurgissement agrave la vuersquo lrsquoapparition visuelle drsquoune entiteacute qui aurait puducirc rester

cacheacutee (cf (36)-(38))

(36) Eine blonde Locke schaute unter der Muumltze hervor [= Une boucle blonde sortait de

dessous le bonnet]

(37) Die Sonne schaute kurz hinter den dicken Wolken hervor [= Le soleil sortit un bref instant

de derriegravere les eacutepais nuages]

(38) Er trug einen Turban aber das rechte Ohr guckte hervor [= Il portait un turban mais on

voyait son oreille droite]

4 Conclusion jeux de rocircles et mises en perspective

Ce bref aperccedilu des verbes de perception non-agentifs de lallemand standard a permis

de mettre en valeur les facteurs de leur reacuteversibiliteacute changement de la nature seacutemantique

du sujet modification de lenvironnement syntaxique et dans certains cas ajout dun

preacuteverbe voire pronominalisation On constate que ces deux faccedilons de preacutesenter un

eacuteveacutenement perceptif font intervenir sur le plan syntactico-seacutemantique des variations qui

rappellent ce qui se passe pour dautres types de mise en perspective tels que la passivation

et les strateacutegies de recentrage sur un actant non-animeacute

Et cest preacuteciseacutement lorsque lexpeacuterient sefface au profit du siegravege du procegraves que la

construction integravegre une variable qualitative dont le seul garant est alors le locuteur

Travaux citeacutes

1) Brandt Patrick 2006 Receiving and perceiving datives (cipients) A view from

German in Datives and Other Cases Between argument structure and event structure

Daniel Hole Andreacute Meinunger amp Werner Abraham (ed) Amsterdam Philadelphia

Benjamins pp 103-139

2) Krivokapić Jelena 2006 Putting things into perspective The function of the dative in

adjectival constructions in Serbian In Datives and Other Cases Between argument

structure and event structure Daniel Hole Andreacute Meinunger amp Werner Abraham (ed)

Amsterdam Philadelphia Benjamins pp 301-329

3) Viberg Ake 1983 The Verbs of Perception in Linguistics 21 pp 123-162

4) Whitt Richard J 2010 Evidentiality and Perception Verbs in English ans German Bern

Peter Lang

70

Russe laquo slyšatrsquo raquo breton laquo klevout raquo confusion de sens ou

synestheacutesie

Steacutephane VIELLARD (Universiteacute Paris ndash Sorbonne)

Si lrsquoon doit agrave la chercheuse Irina Aleksandrovna Safonova de lrsquouniversiteacute de Volgograd

des eacutetudes inteacuteressantes sur les verbes de perception en vieux russe et en russe moderne

une question a cependant eacuteteacute laisseacutee de cocircteacute par la chercheuse qui agrave notre connaissance ne

lrsquoaborde pas celui du sens particulier en apparence paradoxal qursquoa pu prendre le verbe

russe slyšatacute (litteacuteralement lsquoentendrersquo) Observons quelques exemples

1) Slyšu zapax trav i penie ptic (E Pokuševa)

(httptriinochkarupost315563990)

Je [slyšu] lrsquoodeur des herbes et le chant des oiseaux

La phrase fait apparaicirctre une construction qui se situe entre le zeugme et lrsquoanacoluthe

puisque lrsquoeacutenonceacute joue sur les deux sens que possegravede le verbe slyšatrsquo en russe en mettant le

verbe en facteur commun

2) A vsjo že ljublju zemlju i gorod svoj v kotorom slučajno rodilsja Žalrsquo tolrsquoko sovsem

ne slyšu ja penja ptic zapaxa travy (K Vaginov Monastyrrsquo Gospoda našego Apollona

(httpkvaginovrucat=20))

Jrsquoaime quand mecircme ma terre et ma ville dans laquelle je suis neacute par hasard Je

regrette seulement de ne pas slyšatacute le chant des oiseaux lrsquoodeur de lrsquoherbe

Mais on peut dire aussi

3) Ja čuvstvuju zapax travy šorox listvy (httpwwwamor-paisrua-ljcmmpost-

608252)

Je sens lrsquoodeur de lrsquoherbe le bruissement du feuillage

Lrsquoemploi de slyšatacute nrsquoest pas exclu non plus du domaine onirique comme lrsquoattestent ces deux

exemples pris dans un recueil drsquointerpreacutetation des recircves

4) Slyšatrsquo vo sne zapax benzina ili nalivatrsquo benzin ndash k skoroj dalrsquonej doroge

Sentir en recircve lrsquoodeur de lrsquoessence ou verser de lrsquoessence est signe de voyage lointain

5) Slyšatrsquo vo sne vonrsquo ndash k mstitelrsquonoj ličnosti kotoraja možet isportitrsquo vam žiznrsquo

Sentir en recircve une mauvaise odeur est signe de rencontre avec une personne

vindicative qui peut vous gacirccher la vie (Tolkovatelrsquo snov La clef des songes

httpbolmagnarodrusonsonnik1htm)

71

Le sens de perception olfactive est eacutegalement exprimeacute par le preacutedicatif slyšno et lrsquoadjectif

slyšen formeacutes sur la mecircme racine

6) S reki pondimaetsja syrostrsquo silrsquonee slyšen zapax gnijuščix trav (M Gorrsquokij Gorodok

Okurok (1909) ruscorpora)

De la riviegravere monte lrsquohumiditeacute on sent encore plus fort lrsquoodeur des herbes en

deacutecomposition

7) byl slyšen silrsquonyj zapax nečistot voni pod mojkoj

(httpmonitorespecwssection10topic157606html)

8) Ozero s pelikanami nastolrsquoko grjaznoe čto ot nego na neskolrsquoko metrov slyšna vonrsquo

(Vesti httpvestiuakiev8641-slon-horas-iz-kievskogo-zooparka-zabolel-iz-za-

odinochestva)

Si lrsquoon se limite agrave lrsquoeacutetude de la forme verbale la question qui se pose est de savoir ce

qursquoil en est de la distribution des formes aspectuelles Lieacutee agrave la preacuteverbation leur

distribution est en fait irreacuteguliegravere

Le corpus informatiseacute de la langue russe (ruscorporaru) nrsquoatteste pas de forme

perfective transitive en po- (poslyšal zapax) Pour le perfectif en u- Ruscorpora donne 26

exemples entre le deacutebut du XIXe siegravecle et lrsquoeacutepoque contemporaine

9) Cirjulrsquonik Ivan Jakovlevič živuščij na Voznesenskom prospekte [hellip] prosnulsja

dovolrsquono rano i uslyšal zapax gorjačego xleba (N Gogolrsquo Nos (1836) ruscorpora)

Le barbier Ivan Iakovlevič qui vivait sur lrsquoavenue Voznesenskij [hellip] se reacuteveilla assez

tocirct et uslyšal une odeur de pain chaud

Le perfectif en po- est possible agrave la forme pronominale (6 exemples sur ruscorpora entre

1833 et 1989)

10) Luč tanceval na vysote dvyx futov ot pola Poslyšalsja zapax gorjaščego mjasa I

vdrug stalo tixo tolrsquoko gudelo plamja v apparate (А Tolstoj Giperboloid inženera

Garina (1925-1927) (ruscorpora)

Le rayon dansait agrave deux pieds du sol Poslyšalsja une odeur de viande en train de brucircler

Et soudain tout redevint silencieux seule la flamme ronronnait dans lrsquoappareil

On remarque que dans ce dernier exemple la phrase contenant le verbe poslyšatacutesja agrave valeur

essentiellement olfactive puisque combineacute avec le substantif zapax (odeur) est suivie drsquoune

phrase comportant deux termes agrave sens de perception auditive (tixo - silencieux gudetacute -

ronronner siffler)

72

Qursquoen pensent les russophones eux-mecircmes La question de savoir si ce sens est admis

semble les preacuteoccuper comme en teacutemoigne la question suivante poseacutee reacutecemment sur le

site de Russkij mir (Monde russe)

11) Možno li skazatrsquo laquo Uslyšal zapax cvetov (29042014) Soglasno tolkovym

russkogo jazyka upotreblenie glagola slyšatrsquo v otnošenii obonjatelrsquonyx ili taktilrsquonyx

oščuščenij javljaetsja razgovornym Pravilrsquonee počuvstvoval oščutil vdoxnul zapax

cvetov (Fond Russkij mir

httpwwwrusskiymirrueducation2servicesask84287)

Selon les dictionnaires raisonneacutes de la langue russe lrsquoemploi du verbe slyšatacute pour des

sensations olfactives ou tactiles relegraveve de la langue parleacutee Il est plus correct

drsquoemployer počuvstvoval oščutil vsdoxnul zapax cvetov

Cet emploi serait donc propre agrave la langue parleacutee Sans doute et cela nrsquoa pas manqueacute

dinteacuteresser au XIXe siegravecle le lexicographe Vladimir Dahl qui note dans son dictionnaire

(1862-1863) agrave lentreacutee Slux (Ouiumle)

12) Slyšatrsquo inogda voobšče čuvstvovatrsquo osjazatrsquo osobenno obonjatrsquo i govoritsja o

četyrjox čuvstvax krome zrenija Ja nikogda počti ugaru ne slyšu nosom obonjaniem

Jazyk ne lopatka slyšitrsquo čto gorrsquoko čto sladko poznajot vkus U slepyx osjazanie byvaet

tak tonko čto oni palrsquocami slyšat gde očko na karte Sobaka slyšit čutrsquojom Udilrsquoščik

slyšit kogda ryba kljunet Takže o vnutrennem čuvstve Serdce slyšit gore predveščaet

Duša vidit serdce slyšit (V Dahl Tolkovyj slovarrsquo živogo velikorusskogo jazyka 1862-

1863) parfois en geacuteneacuteral sentir en particulier par lodorat et se dit de quatre des

cinq sens sauf pour la vue

Les exemples donneacutes par Dahl portent sur lrsquoodorat le goucirct le toucher et les sentiments

perception interne ou intuition

Quant au Grand dictionnaire acadeacutemique de la langue russe en 17 volumes publieacute

dans les anneacutees 1950- 1960 il fait bien apparaicirctre ce sens qui arrive en quatriegraveme position

dans la description du champ seacutemantique du verbe Il nrsquoy a cependant aucune indication du

niveau de langue ce qui laisse penser que pour les auteurs qui le glosent par čuvstvovatrsquo

oščuščatrsquo (sentir) le sens de lsquosentir autrement que par louiumle occupe un rang eacutegal au sens

consideacutereacute comme premier (entendre) Le premier exemple est dailleurs emprunteacute agrave un

reacutecit de Vladimir Dahl qui fut aussi sans grand succegraves eacutecrivain Le verbe a ici le sens de

lsquoressentirrsquo

73

13) Mne stalo poveselej ustali ne slyšal ja nikakoj a tolrsquoko slovno stanovilosrsquo mne

volrsquonej i legče (V Dakrsquo Rasskazy lezgina Asana)

Je fus un peu plus joyeux je ne ressentais plus aucune fatigue ceacutetait comme si je

devenais plus libre et soulageacute

Un autre exemple joue sur la polyseacutemie du verbe

14) Proxor bez umolku rasskazyval Matrsquo vzdyxala krestilasrsquo ulybalasrsquo i ne ušami

slyšala ona - slova kak-to leteli mimo - slyšala svoim serdcem (V Šiškov Ugrjum-

reka)

Proxor racontai son histoire sans srsquoarrecircter Sa megravere soupirait se signait souriait et ce

nrsquoest pas avec ses oreilles qursquoelle slyšala car les mots passaient au-dessus drsquoelle elle

slyšala avec son cœur

Face agrave cette polyseacutemie que dit lrsquoeacutetymologie

La racine slux remonte agrave un eacutetymon indo-europeacuteen kleu- klū- qui signifie bien

lsquoentendrersquo comme lrsquoatteste lrsquoIndogermanisches etymologisches woumlrterbuch de Julius

Pokorny54 En slave cette racine est agrave la base des mots cлух (louiumle) слушать (eacutecouter)

слышать (entendre) слыть (avoir la reacuteputation de) слово (mot) слава (renommeacutee

gloire) (cf sur une autre racine latin fama - ce quon dit de quelquun renommeacutee reacuteputation

bonne ou mauvaise grec φήμη - mecircme sens formeacute sur la mecircme racine que le verbe φημί

lsquodirersquo) Un quelconque sens de sentir ne semble pas apparaicirctre dans la racine indo-

europeacuteenne

Dans son Etymological dictionary of the slavic inherited lexicon Brill Rick Derksen55

ne fait pas mention non plus de lien avec un quelconque sentir pour slyšati il renvoie agrave

slušati et fait eacutetat de la racine indo-europeacuteenne signifiant lsquoentendrersquo Il donne les sens du

verbe slušati dans lrsquoensemble des langues slaves et aucune drsquoentre elles nrsquoatteste un sens

lsquosentirrsquo Le seul sens particulier est celui de lsquobecome befitrsquo pour le tchegraveque slušeti et le

slovaque slušatacute (Derksen p 455)

Du cocircteacute du grec et du latin

54 J Pokorny Indogermanisches etymologisches woumlrterbuch Francke Verlag Bern und Muumlnchen 1959 t 2 p 605-607 Cf version informatiseacutee par sur httpwwwutexaseducolacenterslrcielexPokornyMaster-Xhtml agrave la page httpwwwutexaseducolacenterslrcielexXP0984html 55 R Derksen Etymological dictionary of the slavic inherited lexicon Brill Leiden-Boston 2008

74

Sens et eacutetymologie du grec ἀκούω (entendre entendre dire comprendre) et apregraves

Homegravere lsquoavoir telle ou telle reacuteputationrsquo crsquoest-agrave-dire lsquosrsquoentendre traiter bien ou malrsquo56

Lrsquoeacutetymologie nrsquoest pas sucircre mais les deux hypothegraveses mentionneacutees par Chantraine ne font

pas eacutetat drsquoun quelconque rapprochement avec lrsquoideacutee de lsquosentirrsquo

En latin audio est un verbe nouveau qui a remplaceacute lrsquoancien indo-europeacuteen kleu-

lsquoentendrersquo (la racine i-e avait donneacute en latin clueō lsquoavoir la reacuteputationrsquo cf russe slytrsquo [mecircme

racine] inclitus lsquoceacutelegravebre illustrersquo)57

Mais le grec possegravede un autre verbe lsquoentendrersquo crsquoest le verbe κλύω lsquoentendrersquo

lsquoeacutecouterrsquo lsquoavoir entendursquo drsquoougrave lsquoapprendrersquo lsquocomprendrersquo avoir conscience dersquo Or on trouve

chez Homegravere dans lrsquoOdysseacutee un passage ougrave ce verbe est employeacute avec un sens qui nrsquoest pas

celui de percevoir par lrsquoouiumle

[Σοὶ δὲ θεοὶ τόσα δοῖεν ὅσα φρεσὶ σῇσι μενοινᾷς 180

ἄνδρα τε καὶ οἶκον καὶ ὁμοφροσύνην ὀπάσειαν

ἐσθλήν] οὐ μὲν γὰρ τοῦ γε κρεῖσσον καὶ ἄρειον

ἢ ὅθ᾽ ὁμοφρονέοντε νοήμασιν οἶκον ἔχητον

ἀνὴρ ἠδὲ γυνή πόλλ᾽ ἄλγεα δυσμενέεσσι

χάρματα δ᾽ εὐμενέτῃσι μάλιστα δέ τ᾽ ἔκλυον αὐτοί raquo 185 (Homegravere Odysseacutee chant 6

vers 182-185)

Voici la traduction proposeacutee par Eugegravene Barreste en 1842 laquo Non il nest point de bonheur

plus grand de bonheur plus deacutesirable que celui de deux eacutepoux gouvernant leur maison

animeacutes par une seule et mecircme penseacutee Cette union fait le deacutesespoir de leurs ennemis la joie

de leurs amis et les eacutepoux eux-mecircmes sentent tout le prix de ce bonheur 58 raquo (p 94)

56 P Chantraine Diciotnnaire eacutetymologique de la langue grecque Histoire des mots Klincksieck Paris 1968 57 A Ernout A Meillet Dictionnaire eacutetymologique de la langue latine Histoire des mots Klincksieck Paris 2001 58 Note drsquoE Bareste Nous avons rendu ce passage μάλιστα δέ τ᾽ ἔκλυον αὐτοί (vers 185) par et ils sentent eux-mecircmes tout le prix de ce bonheur Madame Dacier et Dugas-Montbel se sont tous deux eacutecarteacutes du veacuteritable sens en disant la premiegravere laquo union qui est pour eux un treacutesor de gloire et de reacuteputation raquo et le second laquo eux surtout obtiennent une grande renommeacutee raquo Ce dernier auteur ajoute dans une note (Observat sur lOdysseacutee chant VI p 100) quil avait dabord traduit ce passage par laquo eux seuls connaissent toute leur feacuteliciteacute raquo en suivant le sens indiqueacute par les scoliastes qui rendent cette phrase par eux seuls connaissent et jouissent de ce mutuel avantage ou bien de leur mutuelle bienveillance mais plus tard sappuyant sur lautoriteacute dEustathe et sur celle de M Boissonade il pensa avec ce dernier auteur que μάλα κλύω correspondant agrave lexpression latine benegrave audire lien entendre ecirctre loueacute il fallait traduire ce passage par ils obtiennent une bonne renommeacutee Avant daller plus loin remarquons que cette analogie nest point fondeacutee car μάλιστα eacutetant le superlatif de μάλα (fort beaucoup) nrsquoa aucun rapport avec les mots prœclaregrave et optimegrave mais signifie tout simplement maximegrave Ainsi Dugas-Montbel a donc eu tort de dire que Barnegraves et Clarke avaient mal rendu la phrase grecque par maxime vero sentiunt et ipsi tandis quagrave tort il voulait lui quon la traduisicirct par prœclaregrave audiunt et ipsi Dailleurs Dubner sest entiegraverement conformeacute au texte de

75

Dans sa traduction rythmeacutee (bibliothegraveque de La Pleacuteiade) le grand Victor Beacuterard

(1864-1931) eacutevite la difficulteacute en rendant le vers 185 de la maniegravere suivante laquo Il nrsquoest rien

de meilleur ni de plus preacutecieux que lrsquoaccord au foyer de tous les sentiments entre mari et

femme grand deacutepit des jaloux grande joie des amis bonheur parfait du couple raquo (eacutedition

de la Pleacuteiade p 637)

Si la traduction russe faite au XIXe siegravecle par le poegravete Joukovskij ne peut guegravere ecirctre

prise en compte (Joukovskij ne connaissait pas le grec et reacutealisa sa traduction drsquoHomegravere agrave

partir drsquoune traduction litteacuterale allemande qursquoavait reacutealiseacutee pour lui le savant helleacuteniste

K H F Grashof59) il existe une traduction en russe moderne

15) laquo vedrsquo net ničego ni prekrasnej ni lučše

Esli muž i žena v ljubvi i polnejšem soglasrsquoji

Dom svoj vedut ndash v utešenrsquoje druzrsquojam a vragam v ogorčenrsquoje

Bolrsquoše vsego ž oni sami ot egravetogo čuvstvujut sčastrsquoje raquo

(httpwwwe-readingmechapterphp154709Gomer_-

_Odisseya_28Veresaev29html)

Revenons maintenant au slave et au russe proprement dit

Dans lrsquoarticle consacreacute au verbe слышати le Dictionnaire de lrsquoacadeacutemie russienne

publieacute de 1789 agrave 1794 sous la feacuterule de la princesse Ekaterina Romanovna Daškova et sous

la direction de Denis Fonvizin ne mentionne pas ce sens

Dans les documents sur eacutecorce de bouleau disponibles agrave ce jour le verbe слышати qui

apparaicirct quatre fois (donc peu repreacutesenteacute) a le sens drsquo lsquoentendre dirersquo mais jamais le sens de

lsquosentirrsquo (du moins dans la 2egraveme eacutedition du recueil eacutediteacute par A Zaliznjak60)

En vieux russe comme en vieux slave le verbe slyšati61 correspond essentiellement au

verbe grec ἀκούειν et Sreznevskij dans son dictionnaire du vieux russe le traduit en russe

moderne par slyšatrsquo vosprinimatrsquo sluxom (entendre percevoir par louiumle)

Clarke et Voss traduit ce passage par und mehr noch geniessen sie selber (et eux-mecircmes en jouissent encore davantage) (Traduction et notes drsquoEugegravene Bareste Paris Lavigne ibraire-eacutediteur 1842 sur le site httpremacleorgbloodwolfpoeteshomeretablehtm) 59 Cf E Lo Gatto Histoire de la litteacuterature russe 1965 p 212 60 А Zaliznjak Drevnenovgorodskij dialekt 2-е izdanie pererabotannoe s učotom materiala naxodok 1995-2003 gg Moskva Jazyki slavjanskoj kulrsquotury 2004 61 Le verbe vieux-slave a une forme plus ancienne слъшати que lrsquoon rencontre 6 fois dans le Marianus (cf Vaillant MVS p 262) Dans son dictionnaire eacutetymologique Miklosich signale slyšati comme laquo duratif raquo et slušati comme laquo iteacuteratif raquo (p 309) Sur lrsquoalternance оу ъi voir Vaillant Manuel du vieux slave Institut drsquoeacutetudes slaves Paris 1963 p 79

76

16) Имѣѩ оуши слышати да слышить (Matthieu XXV 30 Eacutevangile drsquoOstromir) qui

traduit litteacuteralement mot agrave mot le grec de lrsquooriginal

ὁ ἔχων ὦτα ἀκούειν άκουέτω

Dans le dictionnaire du vieux slave de Cejtlin et alii le verbe est donneacute comme imperfectif

dans le premier emploi agrave lrsquoinfinitif et comme perfectif dans la seconde occurrence

conjugueacutee62

Lrsquoemploi pronominal du participe preacutesent actif servait agrave signifier lsquocelui qui est nommeacutersquo

ὁ λεγόμενος иоуда слши сo искариотинъ (lsquoJudas dit lrsquoIscariote Supraslensis 410 13)

Les textes anciens ne font apparemment pas eacutetat drsquoun quelconque sens de perception

olfactive

Continuons notre exploration diachronique

Le Dictionnaire de la langue des XIe-XVIIe siegravecles nous apporte des donneacutees fort

inteacuteressantes Tout drsquoabord le verbe slyxatrsquo apparaicirct au XVIIe siegravecle comme susceptible de

prendre le sens de lsquosentirrsquo lsquoressentirrsquo lsquoavoir consciencersquo Eacuteloquent de ce point de vue est

lrsquoexemple du pauvre Michka Semionov qui comme le roi Stanislas Leczinsky srsquoest endormi

devant sa chemineacutee et est tombeacute dans le brasier sans srsquoen apercevoir La lettre qui relate

lrsquoaccident est dateacutee de 1646

17) слыхати 3 Почувствовать Мишка Семеновъ сидѣлъ у огня да вздремавъ

упалъ в огонь а какъ в огонь упалъ и того онъ и не слыхалъ (Пис к

Матюшкину 1646 г) Miška Semenov eacutetait assis pregraves du feu et srsquoeacutetant assoupi il tomba

dedanshellip Et comment il tomba dans le feu il ne le slyxal mecircme pas = ne srsquoen rendit

mecircme pas compte

Quant au verbe slyšatacute on le rencontre avec le sens de lsquoressentirrsquo dans la Bible dite de

Gennadij (1499) dans le passage sur la legravepre du roi Azarias

18) слышати 4 Чувствовать (почувствовать) ощущать (ощутить) Архиерҍи и

вси прочии сltвяgtщенници видҍша проказу на челҍ его [Азария] hellip изгнаша его

Но и тои устрашенъ тщася изыти того ради что слыша внезапу язву гltосподgtню

(sensisset)63 (2 Парал [II Chroniques] XXVI 20)

62 R Cejtlin R Večerka Egrave Blagova (reacuted) Staroslavjanskij slovarrsquo (po rukopisjam X-XI vekov) laquo Russkij jazyk raquo Moskva 1994 63 Cette preacutecision du texte slavon nrsquoest pas reprise dans la traduction synodale russe La Vulgate (saint Jeacuterocircme) dit laquo cumque respexisset eum Azarias pontifex et omnes reliqui sacerdotes viderunt lepram in fronte eius et festinato expulerunt eum sed et ipse perterritus adceleravit egredi eo quod sensisset ilico plagam Domini raquo Traduction litteacuterale du texte heacutebreu par Andreacute Chouraqui laquo 20

77

Cette preacutecision du texte slavon nrsquoest pas reprise dans la traduction synodale russe En reacutealiteacute

la Bible de Gennadij est en partie traduite de la Vulgate (saint Jeacuterocircme) pour les livres qui

nrsquoexistaient pas en slavon Or la Vulgate dit laquo cumque respexisset eum Azarias pontifex et

omnes reliqui sacerdotes viderunt lepram in fronte eius et festinato expulerunt eum sed et

ipse perterritus adceleravit egredi eo quod sensisset ilico plagam Domini raquo

Traduction litteacuterale du texte heacutebreu par Andreacute Chouraqui laquo 20 lsquoAzaryahou le

desservant en tecircte lui fait face avec tous les desservants Voici il est galeux sur son front

Ils lrsquoexpulsent de lagrave Lui aussi est presseacute de sortir oui IHVH-Adonaiuml lrsquoavait toucheacute raquo

(httpnachouraquitripodcomid62htm) Traduction de la Bible de Jeacuterusalem laquo Azaryahu

premier precirctre et tous les precirctres se tournegraverent vers lui et lui virent la legravepre au front Ils

lexpulsegraverent en hacircte et il se hacircta lui-mecircme de sortir car Yahveacute lavait frappeacute raquo

(httpunboundbiolaeduindexcfmmethod=searchResultsdoSearch) Traduction

grecque des Septante laquo καὶ ἐπέστρεψεν ἐπ αὐτὸν ὁ ἱερεὺς ὁ πρῶτος καὶ οἱ ἱερεῖς καὶ ἰδοὺ

αὐτὸς λεπρὸς ἐν τῷ μετώπῳ καὶ κατέσπευσαν αὐτὸν ἐκεῖθεν καὶ γὰρ αὐτὸς ἔσπευσεν

ἐξελθεῖν ὅτι ἤλεγξεν αὐτὸν κύριος raquo et traduction proposeacutee sur le site laquo Et le grand precirctre

Azarias et les precirctres en se retournant vers lui virent la legravepre sur son front ils eurent hacircte

de le faire sortir et lui-mecircme neacutetait pas moins empresseacute car le Seigneur lavait chacirctieacute raquo

(httpba21freefrseptuaginta2chroniques2chroniques_26html)

Ce passage sur la legravepre du roi Azarias tireacute de la Bible de Gennadij (Архиерѣи и вси

прочии сltвяgtщенници видҍша проказу на челҍ его [Азария] hellip изгнаша его Но и тои

устрашенъ тщася изыти того ради что слыша внезапу язву гltосподgtню) est

particuliegraverement inteacuteressant car il introduit dans le texte slavon un verbe qui napparaicirct pas

dans les autres traductions64 Ainsi dans la Bible drsquoOstrog on a simplement и егда же узре

lsquoAzaryahou le desservant en tecircte lui fait face avec tous les desservants Voici il est galeux sur son front Ils lrsquoexpulsent de lagrave Lui aussi est presseacute de sortir oui IHVH-Adonaiuml lrsquoavait toucheacute raquo (httpnachouraquitripodcomid62htm) Traduction de la Bible de Jeacuterusalem laquo Azaryahu premier precirctre et tous les precirctres se tournegraverent vers lui et lui virent la legravepre au front Ils lexpulsegraverent en hacircte et il se hacircta lui-mecircme de sortir car Yahveacute lavait frappeacute raquo (httpunboundbiolaeduindexcfmmethod=searchResultsdoSearch) Traduction grecque des Septante laquo καὶ ἐπέστρεψεν ἐπ αὐτὸν ὁ ἱερεὺς ὁ πρῶτος καὶ οἱ ἱερεῖς καὶ ἰδοὺ αὐτὸς λεπρὸς ἐν τῷ μετώπῳ καὶ κατέσπευσαν αὐτὸν ἐκεῖθεν καὶ γὰρ αὐτὸς ἔσπευσεν ἐξελθεῖν ὅτι ἤλεγξεν αὐτὸν κύριος raquo et traduction proposeacutee sur le site laquo Et le grand precirctre Azarias et les precirctres en se retournant vers lui virent la legravepre sur son front ils eurent hacircte de le faire sortir et lui-mecircme neacutetait pas moins empresseacute car le Seigneur lavait chacirctieacute raquo (httpba21freefrseptuaginta2chroniques2chroniques_26html) 64 laquo La Bible de Gennadij est disponible en partie sur Internet (httpoldstslrumanuscriptsuniqbooks pour linstant seulement les Psaumes et le NT cest une eacutedition en fac-simileacute reacutealiseacutee par le patriarcat de Moscou) Une partie a eacuteteacute traduite sur la Vulgate mais pas tout uniquement les livres qui neacutetaient pas disponibles en slavon - 1Pa 2Pa 1Es Ne 2Es

78

его Захариѧ [sic ] архиереи и вси прочии сltвяgtщенници видеша и се прокаженъ на

челѣ его Изгнаша его оттуду но и тои оубо тщасѧ изыити iaко обличи его гltосподgtь

Le verbe слышати nrsquoapparaicirct pas pas plus que dans la Bible eacutelisabeacutethaine (XVIIIe

siegravecle)

Lrsquoemploi de slyšati dans la Bible de Gennadij confirme bien que les deux livres des

Chroniques (Paralipomenon en grec Paroles des jours en heacutebreu Verba dierum dans la

Vulgate) sont traduits drsquoapregraves le texte latin (cf article sur httpksana-

knarodruBookalekseev0276htm)

La traduction de la Bible de Gennadij montre aussi que le sens de perception tactile

semble attesteacute au moins degraves le XVe siegravecle et comme le montrent les exemples indexeacutes dans

le Dictionnaire de la langue russe du XIe au XVIIe siegravecle au XVIe siegravecle le verbe slyšatacute permet

drsquoexprimer

- une perception tactile

19) Мужи храбри зѣло и велици богатыри яко лвы и яко медвѣди не слышатъ

бо на себѣ ранъ Ник лет X 71 XVIe siegravecle

Les hommes tregraves courageux et les grands chevaliers sont comme les lions et les ours

car ils ne slyšat (ressentent) par les blessures

20) У которого человѣка гдѣ кое мѣсто отерпнетъ и будетъ что судорога или

коихъ мѣстъ не слышитъ и тѣмъ масломъ помазать ЛечIII 149 XVIIe siegravecle ~

anneacutee 1672 Si une personne a un endroit (du corps) engourdi et comme des crampes

ou bien srsquoil est insensible (ne slyšit) agrave certains endroits il faut lrsquooindre avec cette

mecircme huile

- mais aussi une perception olfactive

21) Чувствовать какой-либо запах обонять Изъ горы идетъ пара и издалека

духъ вони слышать отъ той пары нефтяной ДАИ Х 327 anneacutee 1698

De la montagne srsquoeacutelegraveve une vapeur et de loin on sent (slyšatrsquo) lrsquoeacutemanation de cette

odeur qui vient de cette vapeur de naphte]

|| Figureacute обнаруживать замечать что-л Le verbe a aussi le sens de lsquocomprendrersquo

en particulier le sens drsquolsquoentendre les langues eacutetrangegraveresrsquo

Le sens figureacute semble plutocirct reacutecent et peut ecirctre dateacute de la fin du moyen russe

3Es To Ju Es 10-16 Sp Jr 1-25 et 46-51 1M 2M Cf Alekseev Tekstologija slavjanskoj Biblii p 197 (Merci agrave Florent Mouchard)

79

Il semble donc que le sens de lsquosentirrsquo en particulier par lrsquoodorat ne fasse pas

initialement partie du champ lexical de slyšatrsquo Inteacuteressante de ce point de vue est la

remarque que fait lrsquoeacutecrivain et theacuteoricien de la langue litteacuteraire Alexandre Sumarokov au

XVIIIe siegravecle lorsqursquoil eacutecrit laquo agrave propos des incongruiteacutes introduits dans notre langue raquo laquo De

telles incongruiteacutes ont eacuteteacute introduites eacutegalement dans notre langue par exemple les mots

obnarodovatacute presledovatacute podmetitacute etc Jrsquoignore seulement si nos descendants utiliseront

ces eacutetranges images Elles conduiront agrave gacircter la langue si des scribouilleurs illettreacutes ne

cessent de noircir du papier Par exemple le mot pobornik ne deacutesigne pas ce qursquoil est mais

signifie tout le contraire mon pobornik est par essence celui qui me poboraet (me combat)

mais par son emploi il deacutesigne celui qui combat les autres pour moi De cette maniegravere est

entreacutee [dans la langue] lrsquoexpression slyšu zapax bien que le zapax soit propre agrave lrsquoodorat et

non agrave lrsquoouiumle mais personne nrsquoa encore imprimeacute slyšu agrave la place de obonjaju bien que cela

puisse ecirctre utiliseacute dans le style simple65 raquo (Polnoe solbanie sočinenij Sumarokova М 1787 Х

14-15 citeacute de faccedilon tronqueacutee par V Vinogradov dans Jazyk Puškina [1935] M laquo Наука raquo

2000 p 53-54 et reprise dans Истoрия слов p 553)

Le purisme de Sumarokov qui annonce celui de lamiral Chichkov nempecircche pas

Pouchkine demployer le verbe dans le sens de ressentir

Chez Leacuteon Tolstoiuml

22) Vozvraščajasrsquo ustalyj i golodnyj s oxoty Levin tak opredeljonno mečtal o pirožkax

čto podxodja k kvartire on uže slyšal zapax i vkus ix vo rtu kak Laska čujala dič i

totčas velel Filippu podatrsquo sebe (L Tolstoj Anna Karenina (1878) ruscorpora)

Alors qursquoil rentrait de la chasse fatigueacute et affameacute Levin recircvait de petits pacircteacutes de

maniegravere si preacutecise qursquoen srsquoapprochant de lrsquoappartement il en slyšal deacutejagrave lrsquoodeur et le

goucirct dans sa bouche tout comme Laska flairait le gibier et il donna aussitocirct agrave

Philippe lrsquoordre de le servir

Le plus ancien exemple de slyšatacute zapax sur Ruscorpora date de 1861

65 laquo Такiя непристойности и въ языкъ нашъ введены на прим слова Обнародовать преслѣдовать предмѣтъ на какой конецъ и протч Не знаю только будутъ ли наши потомки сiи странныя изображенiя употреблять будутъ ко порчѣ языка ежели безграмотныя писцы не перестанутъ марать бумаги ибо древность и безобразныя рѣченiя благообразными дѣлаетъ какъ на прим слово Поборникъ не то знаменуетъ каково оно но совсѣмъ противное Поборникъ мой по естеству своему тотъ который меня побораетъ а по употребленiю тотъ который за меня другова побораетъ Симъ образомъ вошло сiе Слышу запахъ хотя запахъ обонянiю а не слуху свойствененъ но слышу вмѣсто обоняю ни кто еще въ печати не издавалъ хотя въ простомъ складѣ то употребить и можно raquo (A Sumarokov О правописании Соч т X сc 13 ndash 14)

80

23) Už ja slyšal zapax gari prinosimyj vetrom slyšal kak sredi sonnoj tišiny v izbax

treščali sverčki i gde-to sprosonrsquoja lajala sobaka (V Slepcov Vladimirka i Kljazrsquoma

(1860-1861) ruscorpora)

Je slyšal une odeur de brucircleacute apporteacutee par le vent je slyšal dans le silence du sommeil

chanter les grillons et un chien agrave moitieacute endormi aboyer

Lrsquoeacutenigme bretonne

Ne klevann quet ar gallec Je nrsquoentends pas le

franccedilais (Colloque franccedilais et breton Saint-

Brieuc 1863 p 88)

Le breton possegravede lui aussi deux verbes distincts pour entendre et sentir comme

lrsquoillustrent ces deux pareacutemies

24) Deuz da gleved66 ann alcrsquohouedez

Kana he zon drsquoar goulou-deiz

Viens entendre lrsquoalouette

Chanter sa chanson au point du jour67

25) An hini a zant ar crsquohouez

Diocrsquoh he reor e kouez

Sentez-vous puanteur

Crsquoest de votre c qursquoelle tombe68

Et pourtant le verbe KLEVout KLEVet srsquoil signifie lsquoentendrersquo (percevoir par lrsquoouiumle)

peut lui aussi avoir le sens de lsquosentir percevoir par lrsquoodoratrsquo

Dans le sens drsquoentendre il partagerait la mecircme eacutetymologie que le verbe grec κλύω

lsquoentendrersquo lsquoapprendre quersquo etc (par exemple Klevet em eus e oa bet da dad o pesketa lsquoJai

entendu dire que ton pegravere avait eacuteteacute agrave la pecircchersquo)

Cette racine se retrouve en sanscrit

66 Le passage de KLEV- agrave GLEV- est ducirc au pheacutenomegravene des mutations consonantiques caracteacuteristique du breton 67 Lous-Franccedilois Sauveacute Treacutesor des proverbes dictons formulettes amp conjurations magiques des Bretons Lavarou koz a Veiz Izel [litt Dits anciens de Basse-Bretagne] Eacutedition bilingue eacutetablie par Philippe Camby Terre de Brume Eacuteditions Rennes 2003 p 10 (ndeg 10) Cette eacutedition reprend en fait lrsquoeacutedition originale de Sauveacute parue en 1878 agrave Paris chez Champion 68 Ibid p 29 (n0 141)

81

Adolphe Pictet69 De lrsquoaffiniteacute des langues celtiques avec le sanscrit P 1837

Dans son Lexique eacutetymologique des termes les plus usuels du breton moderne (Rennes

1900 p 70) Victor Henry professeur de sanscrit et de grammaire compareacutee des langues

indo-europeacuteennes agrave lrsquouniversiteacute de Paris proposait lrsquoeacutetymologie suivante

Le breton klevout et le russe слышать partagent donc la mecircme eacutetymologie

Or ce verbe breton comme son lointain cousin russe est capable de prendre le sens de

percevoir par lrsquoodorat

Sur les deux sens du verbe breton Jean-Franccedilois Le Gonidec dans son Dictionnaire celto-

breton (1821 p 96 et dans lrsquoeacutedition en deux volumes vol 2 breton-franccedilais 1850 Saint-Brieuc)

fait le constat suivant

69 Adolphe Pictet neacute le 11 septembre 1799 agrave Genegraveve et mort dans la mecircme ville le 20 deacutecembre 1875 est un eacutecrivain et un linguiste suisse Ses vastes connaissances et son talent dans de multiples domaines (linguistique philosophie histoire litteacuterature balistique) lui valurent le qualificatif d laquo universel raquo donneacute par son ami le compositeur Franz Liszt (Wikipedia)

82

Dans son Dictionnaire franccedilais et celto-breton (Brest 1842) Amable-Emmanuel Troude

(1803-1885)70

donne le verbe klevout en premier pour le sens de lsquosentir respirer une odeurrsquo

70 Le colonel Amable-Emmanuel Troude est un militaire franccedilais et un lexicographe breton neacute agrave Brest en 1803 et deacuteceacutedeacute le 6 janvier 1885 agrave Brest Fils de Aimable-Gilles Troude officier de marine au grade de Contre-amiral qui sest distingueacute agrave la bataille dAlgeacutesiras Amable-Emmanuel Troude travaille en collaboration eacutetroite avec Gabriel Milin (Wikipedia)

83

A Troude Dictionnaire franccedilais et celto-breton (Brest 1842 p 521)

Ce mecircme Amable Emmanuel Troude dans son Diсtionnaire franccedilais-breton du Leacuteon

attire lrsquoattention du lecteur sur la polyseacutemie du verbe KLEVet

laquo SENTIR [] RESPIRER une odeur Je sens une mauvaise odeur chouez fall a glevann Je

sens le roussi crsquohouez al losk a glevann Sentez-vous cette odeur klevet a rit hu ar

crsquohouez-ze Je sens lodeur de chreacutetien me gleo chouez ar christen T Quest-ce que je

sens pe seurt chouez a glevann (Il y a vraiment lieu de remarquer dans les phrases

qui preacutecegravedent leacutetrangeteacute du verbe klevet qui signifie lsquoentendrersquo)raquo (Nouveau

dictionnaire pratique franccedilais amp breton du dialecte de Leacuteon avec les acceptions dans les

dialectes de Vannes de Treacuteguier et de la Cornouaille bretonne et la prononciation des

mots quand elle peut paraicirctre douteuse par A Troude colonel en retraite 3egraveme eacutedition

Brest J B et A Lefournier libraires-eacutediteurs 1886 p 825)

Enfin en breton contemporain crsquoest bien le verbe KLEVet qui est donneacute en premier avant le

verbe SANTet (cf F Favereau Geriadurig ar brezhoneg a-vremantilde brezhoneg galleg galleg

brezhoneg Dictionnaire compact du breton contemporain Bilingue Skol Vreizh Morlaix

2001)

Conclusion

Que conclure de tout cela Pour le domaine slave la polyseacutemie laquo entendresentir raquo

nrsquoexiste pas en Bosniaque Croate Monteacuteneacutegrin Serbe ni en polonais (et je remercie les

84

professeurs Paul-Louis Thomas et Heacutelegravene Wlodarczyk de me lrsquoavoir confirmeacute) Pour

lrsquoallemand pas de polyseacutemie non plus dans ce sens et je remercie le professeur Martine

Dalmas

La remarque de Dahl sur la capaciteacute du verbe slyšatrsquo agrave deacutesigner 4 des 5 sens montre

que le verbe se caracteacuterise par un syncreacutetisme seacutemantique ce que la chercheuse M

Pimenova a appeleacute la syncreacutetoseacutemie Il renvoie agrave une perception indiffeacuterencieacutee globale qui

caracteacuterise lrsquoecirctre vivant par opposition aux inanimeacutes La perception se speacutecialise avec les

arguments du verbe comme si le verbe slyšatrsquo devenait un verbe support ne conservant que

le segraveme [perception] pour reacutefeacuterer aux sens en fonction de lrsquoobjet de la perception Irina

Safonova a montreacute dans sa thegravese qursquoen vieux russe seul le verbe čuti posseacutedait une

seacutemantique indiffeacuterencieacutee (lsquosentirrsquo et lsquoentendrersquo) Le verbe slušati nrsquoentre pas dans cette

cateacutegorie

Drsquoun point de vue strictement lexicologique il serait inteacuteressant drsquoeacutetudier les

seacutequences dans lesquelles entre le verbe slyšatrsquo qui sert de verbe support avec substantif

zapax (odeur) + geacutenitif du nom de lrsquolsquoolfacteurrsquo ou lsquoosmogegravenersquo

Pistes bibliographiques (hormis les dictionnaires et ouvrages citeacutes dans le corps

de lrsquoarticle)

1) Padučeva E 2003 laquo Glagoly vosprijatija opyt vyjavlenija struktury tematičeskogo

klassa raquo in E Padučeva Problemy funkcionalrsquonoj grammatiki semantičeskaja

invariantnostrsquo variativnostrsquo Sankt-Peterburg Nauka pp 75-100

2) Pimenova M 2000 Semanticeskij sinkretism i sinkretsemija v drevnerusskom jazyke

Sankt-Peterburg Izdatelrsquostvo Sankt-Peterburgskogo universiteta

3) Safonova I 2008 Moduljacionno-derivacionnye semantičeskie izmenenija

drevnerusskix glagolov vosprijatija 100201 ndash russkij jazyk Avtoreferat dissertacii na

soiskanie učonoj stepeni kandidata filologičeskix nauk Kaliningrad

4) Safonova I 2009 laquo Izmenenija smyslovoj struktury glagolov vosprijatija v

drevnerusskom tekste raquo in Vestnik Volgogradskogo gosudarstvennogo universiteta Ser

2 Jazykoznanie Ndeg 1 (9) pp 11-15

5) Safonova I sd Semantičeskaja i smyslovaja struktura drevnerusskix glagolov

slyxovogo vosprijatija Volgogradskij gosudarstvennyj universitet fichier Word mis en

ligne

85

Flagrantes fragrances Les noms drsquoodeurs en russe

Irina THOMIERES (Universiteacute Paris ndash Sorbonne)

Introduction

Lrsquoobjet de cette eacutetude est constitueacute par les noms preacutedicatifs simples et composeacutes qui

renvoient agrave des sensations olfactives Le cadre theacuteorique est conforme aux travaux de Zellig

Harris (Opcit) et de Maurice Gross (Opcit) sur le preacutedicat seacutemantique Notre uniteacute

drsquoanalyse est la phrase simple deacutefinie comme lrsquoensemble du preacutedicat et des arguments qursquoil

seacutelectionne

Nous explorerons ici les deux pistes suivantes La premiegravere consiste agrave deacutegager les

conditions dans lesquelles les preacutedicats simples peuvent ecirctre employeacutes La deuxiegraveme

interrogation concerne les preacutedicats composeacutes Nous proposerons une classification des

preacutedicats composeacutes en fonction de leur structure interne

Sur le plan meacutethodologique nous ferons appel agrave deux notions cleacutes agrave savoir la theacuteorie

des prototypes et le principe du rasoir drsquoOccam

1 Remarques theacuteoriques Les preacutedicats simples et les preacutedicats composeacutes

Un premier constat srsquoimpose lorsque lrsquoon se penche sur les noms drsquoodeurs en russe il

peut srsquoagir de preacutedicats soit simples soit composeacutes71 Les noms preacutedicatifs simples ne sont

pas nombreux tout en eacutetant freacutequents Nous nous limiterons ici agrave en citer quelques-uns

aromat (arocircme) blagouxanie (arocircme parfum) smrad (odeur infecte puanteur) vonrsquo

(puanteur feacutetiditeacute) zlovonie (puanteur odeur nauseacuteabonde feacutetiditeacute)72 etc Dans le domaine

des noms composeacutes nous nous inteacuteresserons agrave ceux qui peuvent ecirctre repreacutesenteacutes par le

scheacutema laquo nom drsquoodeur + substantif au geacutenitif raquo dans lequel le nom au geacutenitif correspond agrave la

raison drsquoecirctre de la sensation olfactive deacutecrite Nous le deacutesignerons par le terme de

laquo speacutecifieur raquo Voici agrave titre drsquoexemple certains noms preacutedicatifs composeacutes que nous avons

releveacutes dans notre corpus73 zapax cvetov (odeur de fleurs) aromat čaja (arocircme du theacute)

smrad požara (puanteur de lrsquoincendie) etc

Afin drsquoillustrer lrsquoopposition laquo nom preacutedicatif simple ndash nom preacutedicatif composeacute raquo nous

allons analyser les exemples 1a et 1b

1a) V komnate stojal prijatnyj zapax

71 Dans ce travail nous nous inteacuteresserons uniquement aux preacutedicats qui possegravedent la structure suivante Nom drsquoodeur + Nom au geacutenitif 72 Les variantes de traduction proposeacutees ici proviennent de diffeacuterents dictionnaires qui comme on peut le constater proposent souvent plusieurs faccedilons de traduire un lexegraveme donneacute 73 Nos exemples ont eacuteteacute releveacutes dans la base des donneacutees laquo ruscorpora raquo (Universiteacute de Moscou) Pour les besoins drsquoanalyse nous avons eacutegalement eu recours agrave des exemples construits veacuterifieacutes aupregraves des locuteurs natifs

86

Une odeur agreacuteable reacutegnait dans la piegravece

1b) V komnate stojal zapax roz

Lrsquoodeur de parfum reacutegnait dans la piegravece

Dans lrsquoexemple 1a le nom drsquoodeur (zapax) nrsquoest accompagneacute drsquoaucun speacutecifieur Dans 1b en

revanche il srsquoagit drsquoun nom composeacute (zapax roz nom + speacutecifieur) A ce niveau drsquoanalyse

une remarque capitale srsquoinvite Drsquoapregraves nos observations les noms composeacutes se precirctent

souvent agrave une double interpreacutetation Ils renvoient tantocirct agrave une odeur reacuteellement ressentie

dont le locuteur a lrsquoexpeacuterience immeacutediate et dont il peut identifier la source Ils peuvent

aussi dans drsquoautres contextes ecirctre employeacutes pour deacutecrire une odeur similaire agrave celle qui est

bien connue du locuteur Ainsi zapax rozy (laquo odeur raquo + laquo rose au geacutenitif singulier raquo) peut ecirctre

employeacute theacuteoriquement pour eacutevoquer une odeur de roses laquo reacuteelles raquo crsquoest-agrave-dire preacutesentes

dans la situation de la communication Roza (rose) peut eacutegalement apparaicirctre lagrave ougrave le

locuteur compare lrsquoodeur qursquoil ressent agrave celle drsquoune rose en faisant appel agrave la connaissance

collective des locuteurs de la langue russe En drsquoautres termes roza dans ce type de

contextes sert donc de parangon de comparaison74

Une fois ces preacutemisses theacuteoriques expliciteacutees nous passons maintenant agrave lrsquoanalyse

des noms drsquoodeur Nous commencerons par aborder les noms drsquoodeurs simples

2 Les noms drsquoodeurs simples

Comme nous lrsquoavons mentionneacute ci-dessus les noms drsquoodeur simples (composeacutes drsquoun

seul lexegraveme) sont relativement freacutequents mais il srsquoagit drsquoun ensemble assez homogegravene

composeacute drsquoenviron une dizaine de lexegravemes Il convient de relever tout drsquoabord lrsquohyperonyme

zapax (odeur) largement majoritaire dans notre corpus On en note ensuite drsquoautres tels

que aromat75 (arocircme) blagouxanie (parfum) smrad (puanteur) zlovonie (puanteur) etc Ce

rapport laquo hyperonyme ndash hyponyme raquo est notamment manifeste dans lrsquoexemple suivant

2) Blagouxanie obdalo Andreja edva on perestupil porog konfortabelrsquonogo žilišča i

zapax egravetot vne somnenij byl kak i dvernoj zamok privezjon iz-za granicy i ottuda že

ndash tropičeskie rastenija v kadkax poxožie na palrsquomy (A Azolrsquoskij Lopušok)

Lrsquoarocircme envahit Andrej degraves qursquoil eut franchi le seuil du confortable appartement et

cette odeur avait sans doute eacuteteacute de mecircme que la serrure apporteacutee de lrsquoeacutetranger De

lagrave-bas venaient aussi les plantes tropicales dans leurs cuves semblables agrave des

74 La mecircme ambiguiumlteacute srsquoobserve lorsqursquoil srsquoagit de verbes de sensation olfactive V komnate paxlo kraskoj (Dans la piegravece cela sentait la peinture) 75 Aromaty (les arocircmes) renvoie parfois agrave des substances odorantes ou encore agrave un parfum (Tolkovyj slovarrsquo Dalja httpsslovariyandexru) drsquoougrave notamment la possibiliteacute pour ce substantif de fonctionner dans le rocircle de speacutecifieur blagouxanie aromatov (litt lrsquoarocircme des arocircmes)

87

palmiers (A Azolrsquoskij Ma chegravere bardane)

Le contexte citeacute met en eacutevidence deux noms drsquoodeurs blagouxanie (arocircme) et zapax (odeur)

Le second permet agrave lrsquoauteur drsquoeacuteviter la reacutepeacutetition Lrsquoexemple est facilement compreacutehensible

par le lecteur Ce premier constat en appelle un autre

Lrsquoanalyse du corpus a mis en eacutevidence que les noms drsquoodeur simples peuvent

apparaicirctre essentiellement dans trois types de situations

Drsquoabord il peut arriver que la raison drsquoecirctre de lrsquoodeur deacutesigneacutee par le preacutedicat soit

eacutevidente aux yeux du locuteur et qursquoaucun doute nrsquoest possible agrave ce niveau Par exemple

3) Ja sejčas delaju massaž s maslami Sdelala tolrsquoko 3 no potom rasskažu kak

polučilosrsquo No blagouxanie potrjasnoe osobenno s beloj akaciej (Krasota zdorovrsquoje

otdyx Krasota (forum) 2005)

Actuellement je pratique des massages aux huiles essentielles Je nrsquoen ai fait que 3 je

raconterai ensuite ce que cela a donneacute Mais lrsquoarocircme est extra surtout pour ce qui est

de lrsquohuile agrave lrsquoacacia blanc (Beauteacute santeacute repos La beauteacute (forum 2005)

Lrsquoorigine de lrsquoodeur est ici eacutevidente gracircce agrave lrsquoanaphore associative Le substantif maslo (huile

essentielle) deacutesigne une substance cosmeacutetique qui possegravede une odeur particuliegravere souvent

plaisante Le substantif blagouxanie (arocircme) constitue un meacuteronyme face agrave maslo Etant

donneacute ces faits le contexte est clair La notion de prototype (cf notamment G Kleiber Op cit

1990) srsquoavegravere primordiale pour deacutecrire un grand nombre drsquoautres exemples

4) V sadu raspustilisrsquo pervye rozy Do nas donosilosrsquo blagouxanije

Les premiegraveres roses venaient drsquoeacuteclore dans le jardin Lrsquoarocircme parvenait jusqursquoagrave nous

Drsquoapregraves notre connaissance du monde les roses possegravedent une odeur particuliegravere Le

contexte proposeacute met lrsquoaccent sur le fait qursquoil srsquoagit drsquoune odeur agreacuteable Celle-ci constitue

une proprieacuteteacute prototypique de la rose De mecircme que dans exemple 3 lrsquoexemple 4 met en

eacutevidence une anaphore associative

Le deuxiegraveme cas ougrave le nom drsquoodeur apparaicirct de faccedilon isoleacutee renvoie aux contextes ougrave

il est accompagneacute drsquoun modifieur agrave savoir un adjectif drsquoappartenance un adjectif relatif ou

encore un pronom-adjectif Ainsi par exemple les adjectifs relatifs permettent souvent au

locuteur de speacutecifier la cause de lrsquoodeur [telle qursquoil la conccediloit]76 Dans ce cas lrsquoabsence du

speacutecifieur est en quelque sorte laquo compenseacutee raquo par lrsquoadjectif comme le deacutemontre lrsquoexemple

5

76 Ce rapport de cause agrave effet peut ecirctre plus ou moins subjectif Voir agrave ce sujet Thomiegraveres-Kokochkina I laquo Odoris causa raquo Op cit

88

5) Vtoraja polovina avgusta Donosjatsja polevye zapaxi (E Ginsburg Krutoj maršrut)

Deuxiegraveme quinzaine du mois drsquoaoucirct On ressent lrsquoodeur des champs (E Ginsurg Le

tournant)

Le modifieur polevoj (de champ) formeacute agrave partir du substantif pole (un champ) permet de

caracteacuteriser la sensation olfactive du point de vue de sa raison drsquoecirctre En effet le contexte

(voyage en train de Moscou agrave Yaroslavlrsquo) ne laisse pas de doute quant au sens que le

narrateur rattache agrave lrsquoadjectif polevoj Consideacuterons un exemple ougrave apparaicirct un adjectif

drsquoappartenance

6) V vozduxe stoit lekarstvennyj zapax (P Bobrykin Trup)

Une odeur meacutedicamenteuse regravegne dans lrsquoair (P Bobrykin Le cadavre)

Lrsquoadjectif lekarstvennyj est formeacute agrave partir du substantif lekarstvo (un meacutedicament) De mecircme

que dans lrsquoexemple 4 ici lrsquoadjectif drsquoappartenance bloque lrsquoapparition du speacutecifieur Et bien

que lrsquoon ne puisse affirmer lrsquoidentiteacute de sens entre le speacutecifieur (le nom au geacutenitif) et

lrsquoadjectif drsquoappartenance77 il nrsquoen reste pas moins vrai que la cause est exprimeacutee une seule

fois au moyen drsquoun seul marqueur de sorte que le nom au geacutenitif et lrsquoadjectif de se trouvent

en distribution compleacutementaire

Un autre cas de figure que nous illustrerons met en œuvre les pronoms indeacutefinis

comme kakoj-to (un certain) nekij (un certain) etc Lorsqursquoils jouent le rocircle de modifieur le

speacutecifieur est geacuteneacuteralement absent Consideacuterons agrave ce titre lrsquoexemple 7

7) Kakoj-to novyj nejasnyj zapax došol do nas (Z Gippius Jabloni cvetut)

Une odeur nouvelle indistincte nous parvint (Z Gippius Les pommiers sont en fleur)

Le pronom indeacutefini est ici suivi de lrsquoadjectif novyj (nouveau)78 Le narrateur ne preacutecise pas

drsquoembleacutee lrsquoorigine de lrsquoodeur car il ne la connaicirct pas Or une minute plus tard il parvient agrave

lrsquoidentifier (pour lrsquoavoir deacutejagrave connue) Lrsquoodeur est due au fait que les premiegraveres fleurs

apparaissent sur le pommier79 Un pheacutenomegravene similaire est illustreacute par lrsquoexemple 8

77 A noter par exemple rajskij aromat (un arocircme paradisiaque) soljonyj zapax (une odeur saleacutee) Il est freacutequent qursquoun adjectif relationnel passe dans la cateacutegorie des qualificatifs 78 Comme nous allons le voir ci-dessous lorsque le substantif zapax (odeur) apparaicirct isoleacutement il renvoie agrave une odeur deacutesagreacuteable Crsquoest la raison pour laquelle les suites laquo pronom indeacutefini + zapax raquo sont inexistantes dans notre corpus Un adjectif se trouve systeacutematiquement inseacutereacute entre le pronom indeacutefini et le substantif lui-mecircme 79 Voici le contexte droit Nous la reconnucircmes aussitocirct et compricircmes aussitocirct drsquoougrave elle venait ndash La premiegravere fleur srsquoouvre dit Marta

89

8) My vošli v kabinet - Kakoj-to strannovatyj zapax - skazal ja (V Skvorcov Kanikuly

vne zakona)

Nous entracircmes dans le bureau - Drocircle drsquoodeur dis-je (V Skvorcov Vacances hors la

loi)

Deux modifieurs se trouvent ici combineacutes Le pronom indeacutefini kakoj-to (un certain) et

lrsquoadjectif strannovatyj (litt laquo un peu eacutetrange raquo drocircle drsquoodeur) Or aucun nrsquoidentifie lrsquoodeur le

narrateur se limite agrave exprimer son appreacuteciation Lrsquoodeur est preacutesenteacutee comme eacutetant

impossible agrave reconnaicirctre etou agrave exprimer verbalement Autrement dit le narrateur nrsquoen

preacutecise pas lrsquoorigine car elle lui est inconnue et qursquoil nrsquoest pas apte agrave la preacuteciser

Enfin un dernier type de contextes ougrave le nom drsquoodeur apparaicirct sans speacutecifieur

concerne en exclusiviteacute le preacutedicat zapax Ce substantif dans certains exemples deacutesigne une

odeur deacutesagreacuteable

9) U belrsquoja pojavilsja zapax a ranrsquoše ego ne bylo

Le linge acquit une odeur deacutesagreacuteable qursquoil ne posseacutedait pas auparavant

La simple apparition du nom zapax sans speacutecifieur signale ici au lecteur la faccedilon dont il doit

interpreacuteter le preacutedicat

Pour conclure ce sous-chapitre consacreacute aux conditions dans lesquelles fonctionnent

un nom drsquoodeur simple nous dirons ceci Cela est possible lorsque le contexte est

suffisamment explicite de sorte qursquoaucun doute ne persiste quant agrave lrsquoorigine de lrsquoodeur

Nous avons vu que la notion de prototype joue un rocircle primordial agrave ce niveau De mecircme le

nom drsquoodeur apparaicirct isoleacutement lorsqursquoil est accompagneacute drsquoun adjectif drsquoappartenance (qui

explicite la cause de lrsquoodeur) ou drsquoun pronom indeacutefini (parfois combineacute avec un adjectif

qualificatif) Les deux cas de figure mentionneacutes ont ceci de commun qursquoils constituent une

manifestation du principe du laquo rasoir drsquoOccam raquo Conformeacutement agrave ce principe pragmatique

la parcimonie constitue un fondement majeur pour lrsquoexplication des faits scientifiques Enfin

nous avons releveacutes des contextes dans lesquels le substantif zapax est employeacute sans

speacutecifieur car il est utiliseacute avec un sens particulier et plus exactement il deacutesigne une

sensation olfactive neacutegative

3 Les noms drsquoodeur composeacutes

Dans ce sous-chapitre consacreacute aux noms composeacutes nous nous inteacuteresserons agrave la

nature seacutemantique du speacutecifieur autrement dit du substantif au geacutenitif qui correspond agrave

lrsquoorigine de lrsquoodeur dans le but drsquoen proposer une classification Pour ce faire nous avons

diviseacute les noms preacutedicatifs releveacutes en trois sous-ensembles structures avec un nom drsquoobjet

ou de substance avec un nom de lieu et avec un nom abstrait

90

a) Structures avec un nom drsquoobjet ou de substance

Le premier grand ensemble que nous distinguerons concerne les noms drsquoobjets [au

sens large] et de substances zapax pyli (une odeur de poussiegravere) kerosina (de keacuterosegravene)

ladana (drsquoencens) naftalina (naphtaline) travy (drsquoherbe) berjozy (de bouleau) kanifoli (de

colophane) kolbasy (de saucisson) kraski (de peinture) xlora (de chlore) etc Par exemple

9) V koridore stojal dušnyj zapax kerosina (M Gorrsquokij Žiznrsquo Klima Samgina)

Une odeur suffocante de keacuterosegravene reacutegnait dans le couloir (M Gorrsquokij La vie de Klim

Samguine)

Si lrsquointercompreacutehension est possible crsquoest parce que le narrateur exploite ici une

connaissance collective agrave savoir un consensus communeacutement partageacute en vertu duquel le

keacuterosegravene possegravede une odeur particuliegravere Cela eacutetant dit tout locuteur nrsquoest pas obligeacute de

pouvoir expliciter les proprieacuteteacutes exactes de lrsquoodeur en question Si nous reformulons notre

propos en termes linguistiques nous dirons que sommes en preacutesence drsquoun cas ougrave la notion

de prototype apparaicirct de faccedilon eacutevidente La simple mention de tel ou tel aliment est censeacutee

eacutevoquer chez le lecteur une reacutefeacuterence preacutecise ou du moins une ideacutee relativement exacte de

lrsquoodeur en question

Dans cet ordre drsquoideacutees nous consideacuterons neacutecessaire de mentionner les objets qui

possegravedent une odeur par deacutefinition Leur proprieacuteteacute est de posseacuteder une odeur que nous

appellerons laquo fonctionnelle raquo Par exemple

10) Veter djorgal zanavesku i donosil v komnatu zapax lip (I Grekova Letom v

gorode)

Le vent tirait sur le rideau et apportait dans la piegravece lrsquoodeur des tilleuls (I Grekova

Un eacuteteacute dans la ville)

Zapax lip (odeur des tilleuls) fait partie drsquoun paradigme agrave savoir zapax berjoz (odeur des

bouleaux) elej (des sapins) etc Tous ces arbres possegravedent une odeur speacutecifique qui fait

partie de leur nature On est en droit de parler ici de proprieacuteteacute prototypique Un autre

exemple notoire concerne les substantifs de la classe laquo parfums raquo

11) Teperrsquo ja sjadu u spinki divana položu ruki na podborodok nečajanno vzdoxnuv

zapax prostyni ndash zapax laquo Šaneli nomer pjatrsquo raquo probočka (zolotoj plastmassovyj šar)

neplotno zakryvaetsja ja pomnju tam čto-to tresnulo teperrsquo vse vešči iz škafa

vynosjat na sebe egravetot rezkij zapax (P Nastin Sny rasskazannye malrsquočiku)

91

Je vais maintenant mrsquoappuyer contre le dossier du divan je poserai mes mains sur

mon menton je respirerai sans le vouloir lrsquoodeur du drap lrsquoodeur du laquo Chanel numeacutero

cinq raquo Le bouchon une boule en plastique doreacute nrsquoadhegravere pas complegravetement quelque

chose srsquoest fissureacute lagrave-dedans et agrave preacutesent tout ce que lrsquoon sort de lrsquoarmoire est

impreacutegneacute de cette odeur acircpre (P Nastin Les recircves raconteacutes au petit garccedilon)

Un parfum par deacutefinition a pour proprieacuteteacute essentielle drsquoavoir une odeur (geacuteneacuteralement

agreacuteable) Cependant chaque parfum et eau de toilette possegravede sa propre odeur Dans le

contexte citeacute par lrsquoemploi du nom propre laquo Chanel numeacutero cinq raquo lrsquoauteur preacutecise la marque

du parfum utiliseacute de faccedilon agrave permettre au lecteur drsquoidentifier lrsquoodeur Ce cas de figure est

relativement rare En effet les hyperonymes tels que duxi (parfum) odekolon (eau de

Cologne) etc sont plus freacutequents

(12) Perekladyvaja sumočku iz odnoj ruki v druguju ona dolgo ukutyvala šeju

prozračnym šarfikom vot nakonec sunula ruki v rukava Ejo zatylok byl sovsem

blizko Ja počustvoval gorrsquokovatyj zapax duxov (A Volos Nedvižimost)

Tout en passant son sac dune main agrave lautre elle entoura longuement son cou avec

un foulard transparent Enfin elle enfila son manteau Sa nuque eacutetait toute proche Je

sentis lrsquoodeur leacutegegraverement amegravere de [son] 80 parfum (A Volos Lrsquoimmobilier)

Le syntagme zapax duxov nrsquoest pas assez preacutecis les varieacuteteacutes de parfum eacutetant nombreuses81

Seule lrsquoappreacuteciation gorrsquokovatyj (leacutegegraverement amegravere) est preacutesente En lrsquoabsence drsquoindications

quant agrave la nature exacte de la substance odorante nous sommes en droit de parler de

prototypicalisation Celle-ci est directement lieacutee agrave la viseacutee communicative Elle semble ecirctre

toute particuliegravere dans lrsquoexemple 12 En effet le narrateur tient agrave souligner qursquoil se trouve si

pregraves de sa compagne qursquoil est capable de sentir le parfum qursquoelle srsquoest mis Il ne tient pas agrave

identifier la marque du parfum de ce fait il se limite agrave en donner une ideacutee Pour ce faire il

srsquoappuie sur le prototype en vertu duquel un parfum possegravede une odeur caracteacuteristique La

notion de prototype se manifeste eacutegalement dans lrsquoexemple 13

13) Aromat kofe i šveicarskij syr sozdajut atmosferu počti domašnego ijuta (A

Zubkov Via est vita V snegax Mak-Kinli laquo Vokrug sveta raquo 1995)

80 Le pronom-adjectif possessif est absent en russe mais nous avons consideacutereacute approprieacute lrsquointroduire dans notre traduction 81 Fait inteacuteressant lrsquoanalyse de notre corpus a mis en eacutevidence un rapport associatif qui existe entre les parfums et les fleurs Ona sidela zakryv jubkami vesrsquo divan v goluboj poluteni ot zontika podnjatogo nad svečami V vozduxe stojal zapax tuberoz i narcissov ndash ejo ljubimyx duxov (M Šiškin Vsex ožidaet odna noč) ndash Elle eacutetait assise sur le divan que ses jupes recouvraient entiegraverement dans la demi-ombre bleue du parasol suspendu au-dessus des bougies Lrsquoodeur des tubeacutereuses et des jonquilles remplissait lrsquoair Crsquoeacutetait son parfum preacutefeacutereacute (M Šiškin La mecircme nuit nous attend tous)

92

Lrsquoarocircme de cafeacute et le fromage suisse font presque sentir que lrsquoon est chez soi (A

Zubkov Via est vita Dans les neiges de Mak-Kinli laquo Autour du monde raquo 1995)

Lrsquoodeur du cafeacute change en fonction de sa varieacuteteacute Cependant le fait de geacuteneacuteraliser ne nuit

aucunement agrave la compreacutehension car ce nonobstant toutes les varieacuteteacutes de cette boisson

partagent une odeur caracteacuteristique prototypique gracircce agrave laquelle elles correspondent agrave

lrsquoappellation laquo cafeacute raquo et peuvent ecirctre distingueacutees du theacute du chocolat etc Consideacuterons des

exemples similaires mais qui mettent en eacutevidence un nom collectif

14) Ostavšisrsquo nočevatrsquo u Pavla ja prosypalsja s zavedovym čuvstvom dosady kak by

rano ni bylo s kuxni uže donosilisrsquo zapax žarenogo i ostorožnyj ljazg egraveto označalo

čto minut čerez desjatrsquo Anja postavit peredo mnoj gromadnuju tarelku na kotoroj

budut ležatrsquo štuki četyre polukilogrammovyx kotlet (A Volos Nedvižimostrsquo)

Lorsque je restais la nuit chez Pavel en me reacuteveillant jrsquoeacuteprouvais drsquoembleacutee un

sentiment de deacutepit Il pouvait ecirctre tregraves tocirct et cependant lrsquoodeur de friture et un leacuteger

fracas meacutetallique provenaient de la cuisine Cela voulait dire qursquoune dizaine minutes

plus tard Anja allait poser devant moi une eacutenorme assiette avec quatre boulettes de

viande drsquoune livre chacune (A Volos Lrsquoimmobilier)

Lrsquohyperonyme žarenoe (litt laquo le frit raquo la friture) nrsquoest pas anodin dans ce contexte car

encore une fois il srsquoagit lagrave de prototypiser Les caracteacuteristiques drsquoune odeur drsquoaliments cuits

sur poecircle varient drsquoun reacutecepteur (sujet humain) agrave un autre Il existe cependant une commune

mesure faute de quoi lrsquointercompreacutehension serait voueacutee agrave lrsquoeacutechec De la sorte lrsquoemploi de

lrsquohyperonyme nrsquoempecircche pas loin de lagrave la compreacutehension de lrsquoexemple dont la viseacutee

communicative est diffeacuterente Elle consiste agrave insister sur la caracteacuteristique saillante (dans un

contexte donneacute) de lrsquoodeur de mettre le lecteur sur le chemin de la compreacutehension du

contexte Par ailleurs le sens exact de žarenoe se trouve expliciteacute dans le contexte droit il

srsquoagit de boulettes de viande Consideacuterons agrave preacutesent lrsquoexemple 15

(15) Opjat že zanovo zapivatrsquo stala Odno vremja kak Zina pokalečilasrsquo brosila bylo a

teperrsquo snova zdorovo I v samom dele kogda Marrsquoja Mixajlovna prišla i stala protiratrsquo

pol pod moej krovatrsquoju ja javstvenno počujala zapax spirtnogo (I Grekova Perelom)

Et aussi elle se mit de nouveau agrave boire A une eacutepoque lorsque Zina eut son accident

elle avait semble-t-il cesseacute et lagrave elle reprit de plus belle En effet lorsque Marrsquoja

Mixajlovna vint et se mit agrave laver par terre sous mon lit je sentis distinctement une

odeur drsquoalcool (I Grekova Le Tournant)

93

La nature exacte de la boisson ingurgiteacutee nrsquoest pas identifieacutee par le narrateur Spirtnoe

adjectif substantiveacute peut renvoyer en russe agrave toute sorte de substances alcooliques

Conformeacutement au principe du rasoir drsquoOccam a) il ne peut pas donner de preacutecisions ou b) ne

le considegravere pas neacutecessaire On peut au contraire affirmer que crsquoest le procegraves qui est mis en

valeur Pour cette raison lrsquoapparition du nom collectif spirtnoe est suffisante sans que lrsquoon ait

besoin de deacutetails quant agrave sa nature exacte

Le cas des noms drsquoodeur composeacutes au moyen drsquoun nom drsquoobjet ou de substance

deacutemontre la neacutecessiteacute de faire appel aux outils theacuteoriques tels que la theacuteorie des prototypes

et le principe drsquoOccam En effet lrsquoorigine de lrsquoodeur est indiqueacutee si celle-ci est identifiable (la

notion de prototype y joue un rocircle cleacute) Si la raison drsquoecirctre de lrsquoodeur ne peut ecirctre expliciteacutee

ou encore si la viseacutee informative est la prototypicalisation le nom drsquoodeur nrsquoest pas

accompagneacute du speacutecifieur Dans la suite de cette eacutetude il srsquoagira de voir la porteacutee de ce

constat

b) Structures avec un substantif qui deacutesigne un lieu

Le deuxiegraveme grand groupe reacuteunit les exemples ougrave le speacutecifieur est un substantif de la

classe des +locatifs (terme de Maurice Gross) Tombent dans cette cateacutegorie les

toponymes et les noms communs Cependant une eacutetude pousseacutee reacutevegravele que les substantifs

mentionneacutes ne se situent pas tous sur le mecircme plan Le premier cas qui attire notre attention

concerne les noms des lieux que nous qualifierons de laquo fonctionnels raquo82 et qui apparaissent

dans lrsquoexemple 16

(16) Alfred Krupp k primeru obožal zapax konjušen ndash razbogatev i postroiv

ogromnyj zamok on provjol sootvetstvujuščie ventiljacionnye kanaly v svoju spalrsquonju

(A Filippov Otec geroja Uolt Disnej i ego Myš (2001) laquo Izvestia raquo 20011204)

Alfred Krupp par exemple adorait lrsquoodeur des eacutecuries Il srsquoenrichit il se fit construire

un chacircteau Les tuyaux de ventilation menaient des eacutecuries vers sa chambre agrave coucher

(A Filippov Le pegravere du heacuteros Walt Disney et son Mickey Mouse (2001) laquo Izvestia raquo

20011204)

Lrsquointerpreacutetation du syntagme zapax konjušen ne pose a priori de problegravemes drsquointerpreacutetation

majeurs Une eacutecurie est le lieu ougrave sont gardeacutes les chevaux En vertu du compromis social le

lecteur est capable de mettre en relation le lieu indiqueacute et le rocircle (et par conseacutequent

lrsquoodeur) qui lui est propre83 Or dans le cas de difficulteacutes au niveau de lrsquointerpreacutetation le

82 Ce terme est de nous 83 De la sorte de mecircme que les substances (dont il a eacuteteacute question ci-dessus) les lieux laquo fonctionnels raquo peuvent ecirctre identifieacutes par lrsquointermeacutediaire de lrsquoodeur qui y regravegne mecircme si une marge drsquoerreur est toujours possible

94

narrateur peut orienter la compreacutehension en donnant des deacutetails ou des preacutecisions

suppleacutementaires Lrsquoexemple 17 est reacuteveacutelateur agrave cet eacutegard

17) Stojal ostryj zapax konjušen opilok i tonkix duxov ndash tradicionnyj aromat cirka (А

Grin Blistajuščij mir)

Il y avait une odeur forte drsquoeacutecuries de sciures et drsquoun parfum fin un arocircme

traditionnel de cirque (A Grin Le monde brillant)

Contrairement agrave zapax konjušen dans lrsquoexemple 16 le sens rattacheacute agrave zapax cirka dans

lrsquoexemple 17 est expliciteacute Le narrateur qui souhaite transmettre au lecteur lrsquoatmosphegravere qui

regravegne dans le cirque srsquoefforce agrave preacuteciser ce qursquoil sous-entend par aromat cirka La

paraphrase explicative est en raison du principe drsquoOccam agrave la fois pertinente et neacutecessaire

dans ce cas

Si nous nous penchons maintenant sur les noms de lieux laquo naturels raquo nous nous

rendons compte que linguistiquement ils sont aussi parfois associeacutes agrave une odeur qui leur

est propre

18) Ljogkij vlažnyj veterok donosit syroj zapax bolota (V Oseeva Dinka proščaetsja s

detstvom)

Un vent leacuteger et un peu humide apporte une odeur humide de mareacutecage (V Oseeva

Dinka dit au revoir agrave son passeacute)

Dans lrsquoexemple 18 la preacutesence de lrsquoadjectif qualificatif vlažnyj (humide) anteacuteposeacute au preacutedicat

drsquoodeur zapax (odeur) permet drsquoentrevoir le sens rattacheacute agrave zapax bolota ou plutocirct agrave la

dominante de cette odeur composeacute de plusieurs eacuteleacutements (la mauvaise odeur lrsquoodeur de

plantes qui poussent dans les mareacutecages) la dominante que le locuteur vise agrave mettre en

valeur

Une autre remarque importante qui srsquoinvite au niveau des phrases dans lesquels

apparaicirct un nom de lieu est possible agrave partir de lrsquoexemple 19

19) Rajskij sad byl polon blagouxanija i penija ptic (E Xaeckaja Sinie strekozy

Vavilona)

Le jardin du paradis eacutetait rempli drsquoarocircmes et de chants drsquooiseaux (E Xaeckaja Les

libellules bleues de Babylon)

Contrairement agrave 18 dans lrsquoexemple 19 le rapport laquo lieu raquo - laquo odeur raquo pourrait ecirctre reformuleacute

comme laquo contenu ndash contenant raquo En drsquoautres termes le nom de lieu nrsquoest pas consideacutereacute ici en

tant que raison drsquoecirctre de la sensation olfactive mais comme le lieu ougrave celle-ci est concentreacutee

95

Les exemples similaires agrave 19 ne sont pas majoritaires dans notre corpus cependant leur

existence met le doigt sur un fait extrecircmement important Les laquo noms de lieux raquo lorsqursquoils

apparaissent en position de speacutecifieur preacutesentent un comportement diffeacuterent des noms des

substances par exemple

Jusqursquoagrave preacutesent nous avons consideacutereacute uniquement les exemples qui mettaient en

valeur des noms communs Mais il arrive aussi que le nom de lieu (en position de speacutecifieur)

soit un toponyme Moskva Leningrad etc Dans ce cas comme on a pu le constater

lrsquointerpreacutetation des exemples srsquoavegravere ecirctre tregraves deacutelicate Ainsi drsquoapregraves nos observations

lrsquoapparition drsquoun toponyme srsquoaccompagne geacuteneacuteralement drsquoune explicitation

(18) Paxlo fruktami spelymi jablokami i grušami - xarakternyj osennij zapax Moskvy

v jasnye suxie dni (P Bobrykin Kitai-gorod)

Ccedila sentait les fruits les pommes et les poires mucircres lrsquoodeur caracteacuteristique de

lrsquoautomne agrave Moscou par un temps deacutegageacute et sec (P Bobrykin Kitaiuml-gorod)

Le syntagme zapax Moskvy est speacutecifieacute ici doublement Drsquoun cocircteacute gracircce au contexte gauche

ougrave figure lrsquoindication exacte de la source de lrsquoodeur frukty (fruits) jabloki (pommes) gruši

(poires) De lrsquoautre cocircteacute on ne peut pas faire abstraction du contexte droit xarakternyj

(caracteacuteristique prototypique) automnal (drsquoautomne) v jaznye syxie dni (par un temps

deacutegageacute et sec) Lrsquoauteur reconnaicirct donc implicitement que laquo odeur de Moscou raquo est subjectif

qursquoil est composeacute de plusieurs odeurs et que par ailleurs il est susceptible de varier drsquoun

moment agrave un autre Enfin le point de vue du sujet est aussi primordial Aucune odeur

particuliegravere nrsquoest associeacutee agrave Moscou84 Il est facile de srsquoen rendre compte en consideacuterant un

autre contexte ougrave il srsquoagit aussi du toponyme Moscou

19) Sojdja s irkutskogo poezda na perron Rjazanskogo vokzala Maša polminutki

postojala zažmurivšisrsquo i vdyxaja zapax Moskvy ndash cvetočnyj mazutnyj bubličnyj (B

Akunin B Ljubovnica smerti)

Masha descendit du train en provenance drsquoIrkoutsk sur le quai de la gare de Riazan et

resta sans bouger trente secondes les yeux fermeacutes et en respirant lrsquoodeur de Moscou

faite de fleurs de mazout et de bagels (B Akounine La maicirctresse de la mort)

Le contexte explicatif semble ecirctre le sine qua non de lrsquointerpreacutetation dans 18 comme dans 19

Or dans 19 les composantes de lrsquolaquo odeur de Moscou raquo auxquelles la jeune fille pense ne sont

pas identiques agrave celles qui ont eacuteteacute mentionneacutees dans 18 Ce qui permet neacuteanmoins de

rapprocher ces deux exemples crsquoest que lrsquoodeur est repreacutesenteacutee ici comme eacutetant composeacutee

84

On peut neacuteanmoins supposer que le narrateur oppose lrsquoodeur de la ville de Saint-Peacutetersbourg agrave celle de la

campagne

96

de plusieurs eacuteleacutements nous sommes donc stricto sensu dans le domaine de la speacutecification Il

en va autrement dans drsquoautres contextes et notamment dans 20 et 21 ougrave le locuteur

caracteacuterise un toponyme par une seule odeur qui repreacutesente la quintessence de celui-ci

Deux exemples 21 et 22 sont reacuteveacutelateurs agrave cet eacutegard

20) Druzrsquoja moi vid krovi dajot ljudjam blaženstvo Egraveto svjataja radostrsquo Bez krovi net

veselrsquoja net veličija na zemle Zapax krovi ndash zapax Rima (D Merežkovskij Gobelrsquo

bogov)

Mes amis la vue du sang nous donne le bonheur suprecircme Crsquoest la sainte joie Sans le

sang il nrsquoy a pas de joie il nrsquoy a pas de grandeur sur Terre Lrsquoodeur du sang crsquoest

lrsquoodeur de Rome (D Merežkovskij La mort des dieux)

21) Zapax fleur drsquoorangersquoa ndash zapax Sicilii Každaja ulica ndash bolrsquošaja tjoplaja dušistaja

volna (M Cvetaeva Neizdannoe)

Lrsquoodeur de fleur drsquooranger crsquoest lrsquoodeur de la Sicile Chaque rue est une grosse vague

chaude et parfumeacutee (M Cvetaeva Lrsquoineacutedit)

Dans les deux exemples citeacutes la preacutesence du tiret indique la relation drsquoeacutequivalence qui

srsquoinstaure entre deux parties de chaque phrase Dans 20 crsquoest lrsquoidentification de deux odeurs

celle de sang et celle de Rome Dans 21 crsquoest lrsquoodeur de fleur drsquooranger et de la Sicile Il est agrave

noter agrave ce niveau que le substantif zapax (odeur) est agrave chaque fois repris tel quel il nrsquoest

remplaceacute par aucun autre nom drsquoodeur Lrsquoauteur choisit une caracteacuteristique saillante du nom

de lieu dont il srsquoagit ce qui nous semble-t-il augmente le caractegravere cateacutegorique et sans appel

de son message

Lrsquoanalyse des noms composeacutes construits agrave lrsquoaide drsquoun speacutecifieur de nature laquo locative raquo

a permis de se rendre compte encore une fois de la validiteacute des notions de prototype et du

rasoir drsquoOccam Les lieux laquo fonctionnels raquo peuvent ecirctre mis en relation avec une odeur

prototypique drsquoougrave la possibiliteacute drsquoavoir des structures du type laquo nom drsquoodeur + nom de lieu raquo

Dans le cas contraire le narrateur a recours aux paraphrases explicatives Enfin lrsquoanalyse ne

peut passer sous silence certains cas particulier par exemple les contextes ougrave il srsquoagit de

geacuteneacuteralisation

c) Structures avec un nom abstrait

Les cas ougrave le speacutecifieur est exprimeacute par un nom abstrait et plus preacuteciseacutement un nom

processif sont relativement rares dans notre corpus mais assez repreacutesentatifs drsquoun certain

nombre de pheacutenomegravenes De ce fait nous leur consacrons un sous-chapitre agrave part entiegravere

Consideacuterons lrsquoexemple 22

97

22) Egraveto byl zapax požara Poverrsquote mne dym očaga paxnet po-inomu (F Gregori

Korolevskaja šutixa)

Crsquoeacutetait lrsquoodeur de lrsquoincendie Croyez-moi la fumeacutee drsquoun foyer sent diffeacuteremment (F

Gregori La bouffonne du roi)

Lrsquoexemple choisi lrsquoa eacuteteacute pour une raison toute particuliegravere Zapax požara qui met en

eacutevidence un nom drsquoeacuteveacutenement est ici opposeacute agrave dym očaga ougrave figure un nom de lieu Si une

telle analogie est possible crsquoest que les deux sensations deacutecrites ont un eacuteleacutement en commun

il srsquoagit de lrsquoodeur de brucircleacute Conformeacutement au prototypeacute le brucircleacute est susceptible drsquoeacutevoquer

aussi bien un incendie que la preacutesence drsquoun habitat Mais ce qui nous importe surtout dans

ce contexte crsquoest que le laquo brucircleacute raquo nous permet de comprendre le sens rattacheacute agrave zapax

požara85 Požar est mis en parallegravele avec un nom concret garrsquo (le brucircleacute)86 Ce type de

transfert de sens est par ailleurs tout agrave fait leacutegitime dans la mesure ougrave seuls les objets

[concrets] se precirctent agrave lrsquoobservation par les sens y compris par lrsquoodorat Les notions

abstraites ne peuvent ecirctre observeacutees par deacutefinition87

Drsquoautres exemples que nous avons releveacutes posent des problegravemes de compreacutehensions

majeurs Il srsquoagit de laquo vrais raquo noms drsquoeacuteveacutenements tels que vojna (guerre) izbienie (massacre)

sraženie (bataille) etc Dans ce cas vu que lrsquointerpreacutetation a souvent besoin drsquoecirctre orienteacutee

les paraphrases explicatives sont de mise

23) Ot soldat paxnet bomžom i psinoj Ot nas uže tože Egraveto zapax vojny Im

propityvaešsja za sutki (I Najdjonov laquo My vyšli s podnjatymi rukami raquo laquo Russkij

reportjor raquo 31 21-28 avgusta 2008)

Les soldats sentent le clochard et le chien Nous de mecircme maintenant Crsquoest lrsquoodeur de

la guerre On srsquoen impregravegne dans lrsquoespace drsquoune journeacutee (I Najdjonov laquo Nous

sorticircmes les mains en lrsquoair raquo laquo Le reporter russe raquo 31 21-28 aoucirct 2008)

Lrsquohyperonyme vojna (la guerre) apparaicirct dans troisiegraveme phrase Or le contexte gauche

explicite le sens que le locuteur rattache agrave laquo zapax vojny raquo dans lrsquoexemple 23 au moyen

85 Le statut exact du substantif požar (incendie) est difficile agrave trancher dans la mesure ougrave il se combine aussi bien avec les verbes supports des noms drsquoeacuteveacutenements tels que slučatsja slučitrsquosja (se produire arriver avoir lieu) et proisxoditrsquo proizojti (avoir lieu se produire) il admet eacutegalement les verbes de perception comme par exemple smotretrsquo posmotretrsquo na (regarder qqch) 86 Lrsquoanalyse pourrait ecirctre approfondie en utilisant la notion de reacutesultat En effet si lrsquoon considegravere le procegraves deacutesigneacute par le substantif požar on se rend compte que celui-ci comporte un reacutesultat naturel La violence (et mecircme lrsquoexistence) drsquoun incendie est jugeacutee en fonction des deacutegacircts causeacutes de son effet ou encore de son reacutesultat Inversement le fait drsquoobserver les deacutegacircts permet de conclure [en vertu drsquoun consensus] qursquoun incendie a eu lieu 87 Pour cette mecircme raison les noms drsquoodeurs composeacutes dans lesquels le speacutecifieur est exprimeacute par un nom abstrait sont minoritaires dans notre corpus

98

drsquoautres substantifs bomž et psina Leur emploi obeacuteit au principe de parcimonie drsquoOccam En

effet le narrateur conscient des problegravemes susceptibles de se poser quant agrave lrsquointerpreacutetation

et pour eacuteviter une trop grande marge de subjectiviteacute explicite le sens qursquoil rattache au

syntagme zapax vojny Vojna est mis en parallegravele avec des noms concrets qui renvoient agrave des

objets [au sens large] perceptibles88

Un dernier cas de figure que nous mentionnerons concerne les exemples ougrave le

speacutecifieur est exprimeacute par un substantif qui renvoie agrave un pheacutenomegravene meacuteteacuteorologique dožd

(pluie) groza (tempecircte) etc Dans ce cas contrairement agrave vojna par exemple lrsquoapparition

des paraphrases est rare

24) V komnate s rešjotčatymi oknami syraja svežestrsquo zapax doždja mokroj krapivy

travy (I Bunin Dnevniki)

Dans la piegravece ougrave les fenecirctres sont couvertes de grilles il fait frais et humide on sent

lrsquoodeur de la pluie de lrsquoortie mouilleacutee et de lrsquoherbe (I Bunin Journal intime)

Le sens que lrsquoauteur rattache au syntagme zapax doždja (odeur de la pluie) nrsquoest pas ici

expliqueacute agrave travers des deacutetails particuliers Cependant mecircme si une marge de subjectiviteacute est

possible le substantif la pluie deacutesigne un pheacutenomegravene dont tous les lecteurs possegravedent une

connaissance directe De la sorte dans des contextes de ce type une paraphrase serait

superflue

Au terme de ce sous-chapitre consacreacute aux preacutedicats composeacutes laquo nom drsquoodeur + nom

abstrait raquo nous dirons que leur speacutecificiteacute consiste dans le fait que leur fonctionnement est

geacuteneacuteralement baseacute sur le pheacutenomegravene de meacutetonymie laquo nom concret vs nom abstrait raquo Celle-

ci se base sur les proprieacuteteacutes prototypiques associeacutees agrave tel ou tel eacuteveacutenement En vertu du

principe drsquoOccam les paraphrases explicatives sont de mise lorsque le contexte ne contient

pas suffisamment drsquoinformations relatives agrave lrsquoorigine de lrsquoodeur

3 Conclusion

Dans cet article nous nous sommes efforceacutes de veacuterifier certaines hypothegraveses relatives

au fonctionnement des noms drsquoodeurs simples et composeacutes en russe Nous avons pour ce

faire eu recours au principe pragmatique du rasoir drsquoOccam et agrave la theacuteorie des prototypes

Le principe du rasoir drsquoOccam possegravede une porteacutee double Il explique tout drsquoabord la

coexistence des noms preacutedicatifs simples et composeacutes Les noms drsquoodeur deacutesignent des

88 Les preacutedicats tels que zapax molodosti (odeur de la jeunesse) drevnosti (de lrsquoantiquiteacute) grusti (de la tristesse) seront consideacutereacutes dans une eacutetude ulteacuterieure Par ailleurs zapax vojny (odeur de la guerre) est agrave chaque fois expliciteacute de faccedilon diffeacuterente dans nos exemples ce qui deacutemontre le caractegravere subjectif de la sensation deacutesigneacutee par laquo zapax vojny raquo

99

pheacutenomegravenes dont la raison drsquoecirctre peut ecirctre exprimeacutee linguistiquement au moyen du

substantif au geacutenitif Lorsque lrsquoorigine de lrsquoodeur peut ecirctre reacutetablie agrave partir du contexte

(notamment lorsqursquoil srsquoagit drsquoanaphore associative) le narrateur utilise un nom simple Si le

contexte a besoin de preacutecisions il optera pour un nom composeacute De mecircme il arrive que le

contexte comporte une paraphrase explicative conformeacutement aux souhaits du narrateur

Enfin srsquoagissant du preacutedicat zapax il est parfois employeacute isoleacutement pour deacutesigner une odeur

deacutesagreacuteable

La notion de prototype est eacutegalement valable agrave deux niveaux Drsquoune part srsquoagissant

des noms preacutedicatifs simples il est la base du fonctionnement de lrsquoanaphore associative

Srsquoagissant des noms composeacutes lrsquoexistence des proprieacuteteacutes prototypiques (associeacutees agrave une

substance un objet un lieu etc) constitue le gage de la compreacutehension du contexte par le

locuteur Enfin nous avons eacutegalement releveacute des exemples ougrave le but du locuteur consiste agrave

prototypiser et nous avons expliciteacute les contraintes qui pegravesent sur lrsquoemploi des noms

preacutedicatifs simples et composeacutes

Bibliographie

1) Gross M 1981 laquo Les bases empiriques de la notion de preacutedicat

seacutemantique raquo Langages Ndeg 63 Paris Larousse pp 7-53

2) Harris ZS 1976 Notes de cours de syntaxe Paris Seuil

3) Kleiber G 2012 laquo Carte drsquoidentiteacute linguistique des odeurs raquo Revue IRIS Ndeg 33 pp

91-103

4) Kleiber G 1990 La seacutemantique du prototype Cateacutegories et sens lexical Paris

PUF

5) Kokochkina I laquo Le paradoxe du silence russe raquo Actes du 3e colloque Res per

nomen La reacutefeacuterence la conscience et le sujet eacutenonciateur du 26 au 28 mai 2011 agrave

Reims CIRLEP 2012 pp 162-170

6) Thomiegraveres-Kokochkina I 2012a laquo La faccedilon de dire le son en russe (Contribution

agrave lrsquoeacutetude des noms preacutedicatifs de laquo sensations auditives raquo) Revue des eacutetudes slaves

t 83 2-3 pp 579-592

7) ndash2012b laquo Predicative nouns of olfactory sensations (ldquosmell predicatesrdquo in modern

Russian) raquo communication au Congregraves de la Socieacuteteacute Internationale dEthnobiologie

Montpellier

8) -ndash2013c laquo Ode agrave lrsquoodeur raquo La Revue russe Ndeg 40 pp 49-60

9) --2014 laquo La petite grammaire des sons preacutedicats russes et leurs verbes

supports raquo sens formes langage Contributions en lrsquohonneur de Pierre Frath

Universiteacute de Reims pp 331-342

10) --2014 laquo Je sens donc je dis (Les noms preacutedicatifs drsquoodeurs simples et composeacutes

en russe) raquo 2013 32nd International Conference on Lexis and Grammar

100

Universidade do Algarve Faro Portugal September 10-14 2013 Pre-Proceedings

Jorge Baptista Mario Monteleone pp 159-163

11) --2014 laquo Cinquanta sfumature sonore in italiano e in russo raquo Parallelismi

linguistici letterari e culturali Ohrid 13-14 settembre 2014 sous presse

12) --2015a laquo Odoris causa raquo Aktuaknye problemy lingvistiki i gumanitarnyx nauk

(Problegravemes actuels de linguistique et des sciences humaines) Moskva RUDN pp

78-90

13) ndash2015b laquo Predikaty vosprijatija semantika sintaksis pragmatika raquo BASEES

Cambridge communication

14) ndash2015b laquo Les noms de sons et drsquoodeurs en russe Valeurs et emplois raquo

Neophilologica vol 28 sous presse

15) ndash2015c laquo Sens dits sens interdits Les noms drsquoodeurs simples et composeacutes en

russe raquo Actes de la Journeacutee drsquoeacutetudes laquo Pour une linguistique sensorielle raquo Universiteacute

Catholique de Lille organiseacutee par Reacutemi Digonnet le 17 avril 2015 Honoreacute

Champion sous presse

Page 4: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS

3

Du silence au(x) bruit(s)

Georges KLEIBER (Universiteacute de Strasbourg amp USIAS)

Introduction

Nous nous proposons drsquoaborder ici la troisiegraveme eacutetape drsquoun parcours dans le monde de

silence et le monde des bruits qui nrsquoeacutepouse pas le traceacute des habituelles enquecirctes lexico-

seacutemantiques Nous nrsquoavons en effet de maniegravere deacutelibeacutereacutee ni emprunteacute les voies classiques

des enquecirctes lexicographiques et lexicologique ni recouru aux meacutethodes de la ou des

linguistiques de corpus Non pas que nous rejetions ce type drsquoapproches Elles nous

paraissent tout agrave fait leacutegitimes et feacutecondes comme en teacutemoignent les reacutesultats foisonnants

obtenus par la seconde dans le domaine du sens lexical Et il est sucircr qursquoelles sont neacutecessaires

agrave toute description dont lrsquoambition est de saisir pleinement la complexiteacute seacutemantique drsquoune

uniteacute lexicale Mais si nous avons choisi un autre chemin crsquoest parce qursquoil nous semblait que

pour des noms comme bruit et silence tout particuliegraverement pour le second dont lrsquoatypiciteacute

semble deacutefier toute clocircture deacutefinitoire un chemin atypique pouvait donner accegraves agrave des

aspects et facettes seacutemantiques de silence et bruit que nrsquoauraient pas forceacutement permis

drsquoatteindre les voies drsquoinvestigation classiques

Notre premiegravere voie drsquoaccegraves (Kleiber 2010) a eacuteteacute lrsquoopposition abstrait concret elle

nous a servi agrave mettre en relief le statut de neacutegation lexicale de silence qui lrsquooppose

asymeacutetriquement agrave lrsquoantonyme bruit Nous avons montreacute que cette position laquo neacutegative raquo

qursquooccupe silence dans le domaine laquo auditif raquo avait une double conseacutequence sur son

fonctionnement Au niveau syntagmatique silence ne se combine pas avec des modificateurs

impliquant la sonoriteacute au niveau paradigmatique il ne donne pas lieu comme bruit agrave des

deacutenominations ou deacutesignations de sous-types laquo auditifs raquo

Nous avons choisi lors de notre deuxiegraveme eacutetape avec Ammar Azouzi (Kleiber et

Azouzi 2011) le syntagme binominal le silence de X dont nous avons eacutetudieacute en deacutetails les

tenants et aboutissants seacutemantiques Cette investigation nous a permis de faire ressortir les

trois modes drsquointerpreacutetation auxquels il donne lieu et par une confrontation avec les

structures correspondantes comportant bruit de mieux cerner les traits qui lrsquoopposent agrave

bruit Elle nous permettra aussi de preacuteciser au deacutebut de cette troisiegraveme eacutetape quel est le sens

de silence que nous retiendrons pour notre analyse

La porte drsquoentreacutee choisie pour cette troisiegraveme eacutetape est lrsquoopposition massif

comptable2 appliqueacutee agrave bruit et agrave silence pris dans le sens de lsquoabsence de bruitrsquo (cf infra) Le

problegraveme que nous essaierons de reacutesoudre est celui de la position de bruit et de silence-

lsquoabsence de bruitrsquo vis-agrave-vis de cette opposition sont-il massifs ou comptables ou encore

massifs et comptables La reacuteponse agrave cette question nous amegravenera comme on le verra agrave 2 Pour une mise au point sur la probleacutematique massif comptable voir le ndeg 183 de Langue franccedilaise (Kleiber 2014 a)

4

deacutegager des dimensions et proprieacuteteacutes inattendues pour certaines drsquoentre-elles du nom

silence mais eacutegalement du nom bruit et agrave expliquer quelques-uns des paradoxes auxquels

silence et bruit donnent lieu

Notre parcours se deacuteroulera en cinq parties qui nous megraveneront de la complexiteacute

seacutemantique de silence agrave la deacutetermination de la nature de sa massiviteacute en passant

successivement par la mise en eacutevidence des problegravemes que pose lrsquoapplication de lrsquoopposition

massif comptable aux noms silence et bruit lrsquoanalyse de lrsquoambivalence intrinsegraveque lsquomassif

comptablersquo de bruit et celle de la monovalence massive de silence Chemin faisant seront mis

en lumiegravere non seulement des aspects ineacutedits de la seacutemantique de silence et de bruit mais

eacutegalement des cocircteacutes geacuteneacuteralement oublieacutes du fonctionnement de lrsquoopposition massif

comptable elle-mecircme

1 En guise drsquoentreacutee en matiegravere silence = lsquoabsence de bruitrsquo

Le sens de silence que nous retiendrons pour notre analyse est celui ougrave il a comme

antonyme bruit et signifie donc lsquoabsence de bruit -i- soit dans un lieu -ii- soit de la part

drsquoune entiteacute animeacutee (ou de certains objets)rsquo Le cas -i- est celui du SN en interpreacutetation

micro-structurelle3

Le silence de la forecirct

Le cas -ii- celui du SN

Le silence du moteur

Le silence du chat de Paul4

Avec -i- crsquoest une relation de localisation qui unit silence agrave forecirct alors que dans -ii- le moteur

apparaicirct non comme un lieu caracteacuteriseacute par le silence mais en quelque sorte comme

laquo lrsquoauteur raquo du silence5 Lrsquointerpreacutetation laquo localisante raquo admet pour glose il nrsquoy a pas de bruit

dans X

Il nrsquoy a pas de bruit dans la forecirct mdashgt le silence de la forecirct

alors que lrsquointerpreacutetation ougrave X apparaicirct comme eacutetant la laquo source raquo du silence se laisse gloser

par X ne fait pas de bruit

Le moteur Le chat Paul ne fait pas de bruit mdashgt le silence du moteur du chat de

Paul

On soulignera que les lexicographes nrsquoont geacuteneacuteralement pas releveacute lrsquointerpreacutetation de

type -ii celle ougrave silence srsquoemploie agrave propos drsquoecirctres humains (et de certains objets cf moteur)

pour signifier lrsquoabsence de bruit de leur part Leur organisation du sens de silence (voir par

exemple le Petit Robert ou Le lexique actif du franccedilais de Melrsquočuk et Polguegravere 2007 412-

3Bartning (1992 1996 et 1998) parle drsquointerpreacutetation prototypique par opposition agrave lrsquointerpreacutetation pragmatique ou discursive des SN binominaux en de 4Le SN le silence de Paul est ouvert agrave lrsquointerpreacutetation lsquoPaul ne fait pas de bruitrsquo et agrave celle ougrave il signifie lsquoPaul ne parle pasrsquo ou lsquoPaul se taitrsquo Seule la premiegravere est pertinente pour notre propos 5Pour un traitement deacutetailleacute des deux situations voir Kleiber et Azzouzi (2011)

5

414) preacutesente en effet agrave cocircteacute du sens technique laquo musical raquo de silence (cf lsquoabsence de son ou

signe musical la repreacutesentantrsquo) qursquoillustre un eacutenonceacute comme

Tu as oublieacute le silence agrave la fin de la troisiegraveme mesure

une opposition entre le silence conccedilu comme laquo absence de son ou de bruit qui caracteacuterise

lrsquoeacutetat drsquoun lieu raquo illustreacute par

Le silence reacutegnait dans la salle

et le silence conccedilu soit comme le fait de ne pas parler

Il ne faut pas parler Le silence est de rigueur

Paul se tut mais son silence ne dura pas longtemps

soit agrave un niveau plus abstrait comme le fait de taire ou de ne pas reacuteveacuteler quelque chose (une

opinion un secret etc)

Le silence du gouvernement alimente les rumeurs

Comme on le voit une telle division ne laisse guegravere de place agrave -ii- crsquoest-agrave-dire au silence drsquoun

X laquo qui ne fait pas de bruit raquo lrsquointerpreacutetation laquo non localisante raquo de silence eacutetant reacuteserveacutee aux

seuls sous-cas de laquo ne pas parler raquo Or comme le montrent les exemples avec moteur ou chat

et celui de Paul dans une de ses interpreacutetations ou encore le SP en silence dans un eacutenonceacute tel

que

Nous marchions en silence (dans le sens de lsquone pas faire de bruitrsquo)

on ne saurait - crsquoest le cas de le dire - passer sous hellip silence lrsquoemploi -ii- Ce qui unit

rappelons-le -i- et -ii- crsquoest leur opposition commune agrave bruit et crsquoest cette opposition

commune agrave bruit qui est agrave lrsquoorigine de notre choix de nous en tenir agrave ce sens du N silence

compris comme lsquoabsence de bruit(s)rsquo Il ne srsquoagit pas de polyseacutemie preacutecisons-le mais de sens

sous-deacutetermineacutes alors qursquoavec lrsquointerpreacutetation lsquone pas parlerrsquo on a bien affaire agrave de la

polyseacutemie et non plus seulement de sous-deacutetermination il srsquoagit bien drsquoun sens diffeacuterent

Lrsquointerpreacutetation drsquoun SN binominal tel que

Le silence du bateau

permet de reacutesumer notre entreacutee en matiegravere Il donne en effet lieu aux trois interpreacutetations

eacutevoqueacutees ci-dessus Il peut se comprendre soit comme

-i- lsquoil nrsquoy a pas de bruit dans le bateaursquo

-ii- lsquole bateau ne fait pas de bruitrsquo

-iii- par meacutetonymie lsquole bateau ne reacutepond pasplusrsquo

Mecircme si nous toucherons agrave lrsquointerpreacutetation -iii- notre propos concernera avant tout comme

annonceacute le sens de silence qui permet les lectures -i- et -ii- agrave savoir silence = lsquoabsence de

bruitrsquo

6

2 De quelques problegravemes

Notre entreprise neacutecessite une justification On peut en effet se demander srsquoil est bien

utile de srsquoarrecircter encore sur le statut comptable ou massif des noms silence et bruit eacutetant

donneacute qursquoil ne semble pas poser de difficulteacutes particuliegraveres

Silence apparaicirct clairement comme eacutetant intrinsegravequement massif Il refuse le pluriel

et les deacuteterminants reacuteveacutelateurs du statut comptable et accepte par contre sans difficulteacute

ceux qui correspondent au statut massif Crsquoest ainsi qursquoil se laisse deacuteterminer par les

marqueurs de la massiviteacute que sont du et un peu de

Vous faites trop de bruit Du silence srsquoil vous plaicirct

Il faut du le silence pour travailler

Vous faites trop de bruit Un peu de silence srsquoil vous plaicirct

mais ne se met pas au pluriel ne srsquoaccorde pas avec lrsquoarticle indeacutefini quand il est non modifieacute

ni avec les deacuteterminants de la pluraliteacute comme des plusieurs quelques adjectifs numeacuteraux

cardinaux etc

Jrsquoaime le silence versus Jrsquoaime les silences

Le silence de la forecirct versus Les silences de la forecirct

Vous faites trop de bruit Un silence srsquoil vous plaicirct

Vous faites trop de bruit Des deux silences srsquoil vous plaicirct

Il faut un des deux plusieurs silence(s) pour travailler

Il existe certes des emplois de silence avec les deacuteterminants indicateurs de la comptabiliteacute

mais ces emplois ne relegravevent plus du sens lsquoabsence de bruitrsquo mais de celui de lsquone pas parlerrsquo

Ils renvoient alors agrave des intervalles ou moments de la chaicircne parleacutee pendant lesquels il nrsquoy a

pas de parole6

Je nrsquoaime pas les silences qui ponctuent le sermon du cureacute sur la chaire

La conversation traicircna entrecoupeacutee de quelques plusieurs trois beaucoup de

silences

Il nrsquoy eut qursquoun seul silence au milieu de son discours

Une preacutecision suppleacutementaire Le fait que les emplois de silence-lsquoabsence de bruitrsquo

avec les deacuteterminants de la comptabiliteacute apparaissent comme deacuteviants interdit par avance

de consideacuterer ceux ougrave il se lie aux deacuteterminants de la massiviteacute comme eacutetant des emplois

laquo seconds raquo deacuteriveacutes par transfert drsquoun emploi premier comptable Crsquoest dire drsquoune autre

maniegravere que silence est un nom intrinsegravequement massif Pour silence lrsquoaffaire semble donc

dans le sac

Elle lrsquoest toutefois un peu moins lorsqursquoon aborde la situation de bruit dans la mesure

ougrave cet antonyme de silence ne se comporte pas tout agrave fait de la mecircme maniegravere que silence Il

6 A raccrocher agrave cet emploi les sens techniques laquo musicaux raquo de silence deacutejagrave eacutevoqueacutes ci-dessus ougrave silence est compris (i) comme lsquoune interruption des sons au milieu de la chaicircne musicalersquo et (ii) comme les signes de notation musicale repreacutesentant (i) (voir supra)

7

paraicirct certes lui aussi intrinsegravequement massif comme en teacutemoignent ses affiniteacutes avec les

deacuteterminants de la massiviteacute du un peu de peu de + N (singulier) beaucoup de + N

(singulier)

Il y a du un peu de peu de beaucoup de bruit dans le dortoir

Il ne semble en effet guegravere neacutecessaire de recourir agrave une laquo machine raquo de transfert pour

expliquer de tels emplois Par contre chose plus curieuse contrairement agrave silence (cf supra)

il ne regimbe nullement agrave se combiner dans la mecircme situation avec les deacuteterminants

reacuteveacutelateurs de la comptabiliteacute Il accepte dans difficulteacute crsquoest-agrave-dire sans laquo coup de force raquo

interpreacutetatif un des plusieurs peu de + N (pluriel) beaucoup de + N (pluriel) ce qui donne agrave

croire qursquoil est aussi intrinsegravequement comptable

Il y a un bruit dans le dortoir qui mrsquoempecircche de dormir

Il y a beaucoup de bruits dans la rue

Les bruits de la forecirct

Il srsquoensuit deux questions Premiegraverement comment bruit peut-il ecirctre agrave la fois

intrinsegravequement massif et intrinsegravequement comptable Deuxiegravemement comment expliquer

qursquoil nrsquoen va pas de mecircme pour son antonyme silence

Il y a une autre raison encore qui pousse agrave ne pas refermer le dossier La divergence

que lrsquoon observe entre silence et bruit face agrave lrsquoopposition massif comptable pousse agrave se

pencher de plus pregraves sur la massiviteacute intrinsegraveque de silence Il ne suffit en effet pas de dire

que silence est un nom massif Il faut encore preacuteciser en quoi consiste sa massiviteacute Comme il

ne srsquoagit manifestement pas drsquoun nom de matiegravere la chose est moins facile qursquoil nrsquoy paraicirct

Elle est drsquoautant plus deacutelicate que lrsquoorigine de la massiviteacute de silence ne semble pas ecirctre la

mecircme que celle de la massiviteacute de lrsquoantonyme bruit ce qui agrave nouveau pose problegraveme

Il y a enfin une troisiegraveme raison comment rendre compte de lrsquoapparition obligatoire

de lrsquoarticle indeacutefini lorsque silence se trouve accompagneacute drsquoun modificateur

Il faut du silence pour travailler

Il faut un silence pour travailler

Il faut un silence total de moine pour travailler

Il faut du silence total de moine pour travailler

Un silence reacutegnait dans la forecirct

Un silence absolu inquieacutetant de mort reacutegnait dans la forecirct

Toutes ces questions on le voit invitent agrave remettre lrsquoouvrage sur le meacutetier et agrave voir de

plus pregraves comment silence et bruit se comportent sur les terres du massif comptable

Toutes ne seront toutefois pas abordeacutees ici Nous traiterons celle qui concerne le caractegravere

intrinsegravequement mixte (massif comptable) de bruit et celle qui pose le problegraveme de

lrsquoidentification de la massiviteacute de silence Celle qui se rapporte agrave lrsquoapparition du deacuteterminant

un en cas drsquoexpansion de silence ne sera pas prise en compte ici parce que nous lrsquoavons deacutejagrave

8

traiteacutee en partie ailleurs (Kleiber 2014 b) en eacutetudiant le comportement des noms de

proprieacuteteacutes modifieacutes

Nous commencerons par le premier problegraveme celui qui a trait agrave la double nature de

bruit agrave la fois intrinsegravequement massif et comptable face au mono-statut massif de silence

Comment bruit peut-il ecirctre agrave la fois massif et comptable

3 Bruit massif et bruits comptables

Si lrsquoon peut entendre du bruit comme des bruits sans supposer une opeacuteration de

transfert de lrsquoun agrave lrsquoautre crsquoest parce que la massiviteacute et la comptabiliteacute sont lieacutees au nom

bruit de maniegravere inheacuterente comme elles le sont agrave un nom tel que pain (cf Jrsquoai acheteacute du pain

versus Jrsquoai acheteacute un pain) Ce double statut intrinsegraveque du nom bruit agrave la fois comptable et

massif nrsquoest toutefois pas le mecircme que celui du nom pain

Avec pain la massiviteacute (du pain) et la comptabiliteacute (un pain) srsquoopposent sur le mecircme

niveau celui du formatage de leurs occurrences Lrsquoemploi du massif dans Jrsquoai acheteacute du pain

par exemple renvoie agrave une occurrence de pain qui nrsquoa pas de limites ou de bornes

intrinsegraveques crsquoest la situation drsquooccurrence7 (cf jrsquoai acheteacute hellip) qui en limitant la quantiteacute de

pain creacutee en mecircme temps lrsquooccurrence de pain Un pain par contre renvoie agrave une

occurrence de pain preacutesenteacutee comme ayant des limites inheacuterentes crsquoest-agrave-dire preacutesenteacutee

comme deacutejagrave constitueacutee ou conditionneacutee en occurrence indeacutependamment de la situation dans

laquelle elle se manifeste Ce nrsquoest pas le fait drsquoacheter un pain qui laquo forme raquo lrsquooccurrence de

pain acheteacutee Crsquoest ce formatage intrinsegraveque qui permet de compter combien de pains il y a

dans une situation drsquooccurrence (dans lrsquoexemple citeacute combien de pains jrsquoai acheteacutes) On voit

ainsi qursquoavec du pain un pain on ne change pas de niveau lorsqursquoon passe du massif au

comptable On reste dans les deux cas au niveau du formatage des occurrences avec un pain

le formatage est preacuteconstitueacute mdashce nrsquoest que le nombre drsquouniteacutes de pains que deacutelimite la

situation drsquooccurrencemdash alors qursquoavec du pain il nrsquoy a pas de tel preacuteconditionnement

occurrentiel crsquoest la situation drsquooccurrence elle-mecircme qui en limitant la quantiteacute de pain

porte agrave lrsquoexistence une occurrence massive de pain8

Avec du bruit des bruits il nrsquoen va plus de mecircme Le massif du bruit marque

lrsquoabsence de deacutelimitation pour lrsquointensiteacute de lrsquooccurrence de bruit Qursquoil srsquoagit bien de la

dimension lsquointensiteacutersquo est prouveacute par lrsquointerpreacutetation des SN beaucoup de bruit peu de bruit et

un peu de bruit

7 Pour plus de deacutetails sur les notions drsquooccurrence et de situation drsquooccurrence voir Kleiber (2011 a et b 2012 a 2013 a 2014 c et d et 2015) 8 Preacutecisons que si elle creacutee par la limitation quantitative apporteacutee lrsquooccurrence drsquoun nom concret massif la situation drsquooccurrence ne deacutelimite pas elle-mecircme les bornes preacutecises et donc la forme exacte que preacutesente lrsquooccurrence celle-ci peut ecirctre tregraves variable (cf une tranche de pain une mie de pain un morceau de pain etc) et peut ecirctre discontinue crsquoest-agrave-dire constitueacutee de laquo parties raquo seacutepareacutees (du pain dans jrsquoai acheteacute du pain peut renvoyer agrave une baguette + deux miches + un demi-pain long etc)

9

Il y avait beaucoup de peu de un peu de bruit dans la salle

Si le comptable un bruit des bruits plusieurs bruits srsquoopposait sur la mecircme dimension de

lrsquointensiteacute agrave du bruit massif il devrait marquer une deacutetermination du degreacute drsquointensiteacute laisseacute

non deacutetermineacute par le massif du bruit Ce nrsquoest eacutevidemment pas cela qui est mis en jeu par des

SN tels que un bruit des bruits plusieurs bruits etc Ce qui se trouve compteacute ce nrsquoest pas le

nombre de degreacutes drsquointensiteacute sonore drsquoun bruit mais le nombre de varieacuteteacutes ou de sortes de

bruits Il srsquoagit donc drsquoune comptabiliteacute qualitative qui repose sur lrsquoexistence de types de

bruits qui peuvent se manifester dans une situation drsquooccurrence On retrouve semblable

comptabiliteacute avec drsquoautres noms soit sans transfert crsquoest-agrave-dire intrinsegravequement comme

avec sentiment odeur couleur etc soit avec transfert mdash on fait intervenir alors le trieur

universel de Bunt (1985) (cf Jrsquoai goucircteacute trois vins = lsquojrsquoai goucircteacute trois types de vinsrsquo) Bruit

comptable relegraveve du premier type il renvoie intrinsegravequement agrave une reacutepartition en sous-

cateacutegories de bruits ce qui donne lieu agrave une opposition massif comptable tout agrave fait

particuliegravere puisque comme nous venons de le voir elle ne srsquoeffectue pas sur la mecircme

dimension comme pour pain Le massif est pertinent au niveau de lrsquointensiteacute la comptabiliteacute

lrsquoest au niveau de la division en sous-espegraveces de bruits La comptabiliteacute de bruit nrsquoexclut ainsi

pas sa massiviteacute puisque celle-ci est drsquoun ordre diffeacuterent si jrsquoentends des bruits ils peuvent

ecirctre forts faibles etc Srsquoils sont borneacutes qualitativement ils ne le sont pas du point de vue de

lrsquointensiteacute La question que soulegraveve le double statut de bruit est donc reacutegleacute mais cette

solution srsquoaccompagne drsquoun reacutesultat suppleacutementaire la mise en eacutevidence drsquoun cas de figure

sur laquelle la litteacuterature consacreacutee agrave lrsquoopposition massif comptable ne srsquoest guegravere pencheacutee

celui de lrsquoexistence de noms qui sont de maniegravere inheacuterente comptables et massifs mais sur

des plans diffeacuterents

4 Pourquoi silence nrsquoest pas comptable comme bruit

Reste agrave expliquer pourquoi silence bien qursquoantonyme de bruit ne preacutesente pas cette

ambivalence qui caracteacuterise bruit Pourquoi silence ne connaicirct-il pas une comptabiliteacute9

varieacutetale semblable agrave celle de bruit La raison en reacuteside dans lrsquoasymeacutetrie qui caracteacuterise la

relation bruit ndash silence Bruit suppose une perception auditive qui donne lieu agrave une possible

distinction des stimuli sonores perccedilus Bruit implique donc lrsquoexistence de sous-cateacutegories ou

varieacuteteacutes de bruits Son sens mecircme tout comme celui drsquoodeur (Kleiber 2011 b 2012 b 2013

b et c)10 comme en teacutemoignent drsquoune part lrsquoexistence drsquoun grand nombre drsquohyponymes

crsquoest-agrave-dire celle de veacuteritables noms de bruits et drsquoautre part celle de la construction bruit +

9 Rappelons qursquoavec le sens de lsquone pas parlerrsquo il peut ecirctre comptable mais non pour compter des types de silence mais des moments ou intervalles de silence 10 Odeur se diffeacuterencie de bruit en ce qursquoil nrsquoa quasiment pas drsquohyponymes crsquoest-agrave-dire des noms drsquoodeurs

10

de + N (agrave N non deacutetermineacute) qui sert agrave identifier le type de bruit eacutemis comme du cocircteacute des

odeurs le syntagme odeur de N permet drsquoidentifier lrsquoodeur ressentie11

Il nrsquoen va eacutevidemment pas ainsi pour silence Comme il marque fondamentalement

lrsquoabsence de perception auditive il nrsquooffre pas matiegravere agrave distinction auditive comme le fait

bruit Partant il ne peut avoir cette comptabiliteacute de sous-cateacutegories intrinsegravequement

attacheacutee agrave bruit De lagrave provient lrsquoabsence drsquohyponymes de silence similaires aux hyponymes

de bruit il nrsquoy a ainsi pas de noms de silence comme il y a des noms de bruits12 Et il nrsquoy a

pas non plus de constructions cateacutegorisantes N1 de N213 qui seraient identificatrices drsquoun

type de silence comme il y en a pour bruit (et pour odeur)

Un silence de voiture

Un bruit de voiture (qui deacutemarre qui freine deacuterape)

Une odeur de rose

Conseacutequence de cette absence de sous-cateacutegories de silence la difficulteacute de se combiner

avec des indicateurs comme une sorte de

Il y a diffeacuterentes sortes de silence

Il y a diffeacuterentes sortes de bruits

et celle drsquoavoir face agrave un syntagme binominal en de comportant bruit au pluriel un syntagme

eacutequivalent comportant silence

Les bruits de la forecirct

Les silences de la forecirct14

Le silence de la forecirct

Crsquoest pour la mecircme raison qursquoil est impossible de srsquointerroger sur le laquo type raquo la laquo varieacuteteacute raquo ou

encore la laquo nature raquo du silence comme on peut le faire agrave propos du bruit Face agrave quel bruit

lrsquointerrogation quel silence en interpreacutetation taxinomique ne semble ainsi guegravere

approprieacutee

Quel bruit (= quel type de bruit)

Quel silence (= quel type de silence)

11 Pour les odeurs nous avons appeleacute ce type de construction construction de cateacutegorisation des odeurs (CCO) (Kleiber 2013 b et c) 12 Le Petit Robert donne toute une seacuterie de laquo mots deacutesignant des bruits raquo bourdonnement brouhaha bruissement chuintement clapotis claquement cliquetis craquement creacutepitement etc 13 On a bien des SN binominaux comme un silence de mort ou un silence de catheacutedrale mais il ne srsquoagit pas de veacuteritables sous-cateacutegories de silence mais drsquoemplois intensifs (voir ci-dessous) un silence de mort signifie que rien ne bouge et ne fait donc de bruit comme si tout eacutetait mort et un silence de catheacutedrale que le silence est comme celui drsquoune catheacutedrale 14 Uniquement deacuteviant en interpreacutetation prototypique (Bartning 1992 et 1996) crsquoest-agrave-dire en interpreacutetation micro-structurelle ougrave le SN binominal N1 de N2 srsquointerpregravete agrave partir des seuls traits inheacuterents de N1 et de N2 En interpreacutetation macro-structurelle ou pragmatique ou encore discursive selon les termes de Bartning le pluriel est bien entendu possible puisqursquoil peut alors ecirctre justifieacute par des informations exteacuterieures

11

Se reacutevegravelent aussi incongrues des interrogations similaires portant sur la laquo nature raquo du

silence Crsquoest quoi comme silence

Crsquoest quoi comme bruit

Crsquoest un silence de quoi

Crsquoest un bruit de quoi

Quel est ce silence 15

Quel est ce bruit

Le constat qursquoil nrsquoy a pas de construction de cateacutegorisation N1 de N2 semblable agrave celle

que connaissent les bruits et les odeurs deacutebouche sur la mise en relief drsquoune autre

caracteacuteristique de silence par rapport agrave bruit Dans les constructions un bruit de voiture (qui

deacutemarre) et une odeur de rose lrsquoeacuteleacutement reacutegi par la preacuteposition nrsquoest un speacutecificateur

cateacutegoriel que parce qursquoil passe ou peut passer pour ecirctre la source drsquoun bruit ou drsquoune odeur

caracteacuteristique

Une voiture qui deacutemarre a un bruit caracteacuteristique

Les roses ont une odeur caracteacuteristique

Il faudrait preacuteciser les contraintes qui pegravesent sur ces constructions de cateacutegorisation et

insister sur la distinction mdash habituellement neacutegligeacutee mdash qursquoil y a agrave faire entre source

geacuteneacuterique et source effective du bruit particulier ou de lrsquoodeur particuliegravere perccedilus (voir

Kleiber 2012 b 2013 b et c et Kleiber et Vuillaume 20011) Mais nous ne nous

deacutevelopperons pas ici cet aspect des choses Ce qui nous retiendra par contre crsquoest le fait

que lrsquoimpossibiliteacute pour silence de srsquointeacutegrer dans de telles constructions de cateacutegorisation

non seulement montre qursquoil nrsquoy a pas de sous-cateacutegories de silence mais met en eacutevidence

une autre asymeacutetrie entre bruit et silence contrairement aux bruits (et aux odeurs) le

silence nrsquoa pas de source Alors qursquoil y a toujours quelque chose ou quelqursquoun qui fait du bruit

il nrsquoy a pas quelqursquoun ou quelque chose qui laquo fait raquo silence16 Ceci signifie que bruit mais non

silence renvoie agrave un pheacutenomegravene seacutemiotiquement indexical Semblable agrave la fumeacutee qui est un

indice de lrsquoexistence drsquoun feu qui en est la cause ou au tonnerre qui indique qursquoil y a eu un

eacuteclair ou encore agrave une odeur qui signale lrsquoexistence de quelque chose qui laquo sent raquo le bruit ou

les bruits sont des indices ou encore des symptocircmes de ce qursquoil y a quelqursquoun ou quelque

chose qui fait (volontairement ou involontairement) des mouvements qui font naicirctre le ou

les bruits

Trois points sont agrave preacuteciser pour eacuteviter tout malentendu Premiegraverement la laquo cause raquo du

bruit ou des bruits nrsquoest pas la chose ou la personne qui fait du bruit mais crsquoest le laquo faire raquo de

la chose ou de la personne crsquoest-agrave-dire ce que nous appelons par commoditeacute le mouvement

que fait X qui est agrave lrsquoorigine du ou des bruits Crsquoest la raison pour laquelle dans la

15 Possible avec lrsquointerpreacutetation que signifie ce silence 16 Preacutecisons deux choses il ne srsquoagit ni du sens de silence = laquo se taire raquo ni bien entendu de lrsquoexpression X faire silence (ougrave quelqursquoun obtient que drsquoautres cesses de faire du bruit ou de parler)

12

construction de cateacutegorisation un bruit de N il faut preacuteciser bien souvent par un preacutedicat

modificateur de N quel est le laquo mouvement raquo en question opeacutereacute par N Un N qui ne laquo bouge raquo

pas nrsquoa normalement pas de bruit Ainsi

Un bruit de voiture

suppose au moins que le moteur est en marche Une voiture au repos au garage ne fait

eacutevidemment pas de bruit Et si lrsquoon entend preacuteciser le type de bruit selon le type de

laquo mouvement raquo effectueacute il faut expliciter le mouvement en question (cf ci-dessus une voiture

qui deacuterape freine etc) Si diffeacuterents bruits sont possibles pour un mecircme laquo auteur raquo il est

souvent neacutecessaire de preacuteciser quel est le mouvement responsable du bruit en question la

mention seule de lrsquoauteur srsquoaveacuterant insuffisante Ainsi a-t-on difficilement

Un bruit drsquoeau17

mais plus facilement des SN avec des expansions qui parce qursquoils lient laquo mouvement raquo et

bruit produits apportent la speacutecification exigeacutee

Un bruit drsquoeau qui clapote qui ruisselle goutte

Le deuxiegraveme point est qursquoil nrsquoest pas neacutecessaire de voir quel le mouvement de X auquel

est rattacheacute indexicalement le bruit perccedilu La notion seacutemiotique drsquoindex srsquoapplique

preacuteciseacutement aux cas ougrave lrsquoobjet qui est signifieacute indexicalement par le signe indexical nrsquoest pas

immeacutediatement perceptible18 dans les cas donc ougrave lrsquoindex ou symptocircme reacutevegravele une entiteacute

(ou un pheacutenomegravene) cacheacute non directement accessible comme lrsquoillustre clairement le

pheacutenomegravene de la fiegravevre qui est le symptocircme drsquoun eacutetat non normal19 Le point important est

qursquoune telle relation autorise le deacutetachement du bruit par rapport agrave sa source on peut

percevoir le bruit deacutetacheacute de la source (mouvement de X) qui lrsquoa produit Avec le silence

nulle deacutependance ontologique et nul deacutetachement par rapport agrave une source

Troisiegraveme et dernier point le fait que bruit renvoie agrave un pheacutenomegravene indexical ne

signifie pas que bruit est lui-mecircme indexical Bruit est semblable en cela agrave fumeacutee tonnerre ou

odeur mecircme srsquoil deacutenote un pheacutenomegravene indexical il nrsquoest seacutemantiquement pas un signe

linguistique indexical Comme les noms fumeacutee tonnerre et odeur il a un sens symbolique

mais qui renvoie agrave une entiteacute agrave savoir le bruit qui lui est une entiteacute indexicale en ce qursquoil est

produit par un mouvement fait par un X Lagrave on le voit bruit retrouve son compegravere silence

qui bien entendu est aussi un signe symbolique et non indexical

5 Quelle est la massiviteacute de silence

La deuxiegraveme difficulteacute que nous avons releveacutee ci-dessus a trait agrave la deacutetermination de la

massiviteacute de silence Geacuteneacuteralement on ne srsquoarrecircte guegravere sur ce problegraveme parce que les noms

17 A noter qursquoon a fort bien le SN Le bruit de lrsquoeau ce qui met en relief le rocircle que jouent les constructions de cateacutegorisation du type N1 de N2 18 Voir ici les interjections et lrsquoexclamation en geacuteneacuteral qui sont le signe indexical drsquoune eacutemotion qursquoon ne perccediloit pas directement (Kleiber 2006) 19 Voir aussi le tonnerre ougrave bien souvent on nrsquoa pas perccedilu lrsquoeacuteclair qui le preacutecegravede

13

qui servent drsquoillustration agrave lrsquoopposition massif comptable sont des noms concrets mateacuteriels

(cf sable eau vin vs chien veacutelo arbre etc) qui en tant que tels donnent lieu agrave une massiviteacute

ou comptabiliteacute qui est transparente si sable est massif alors que chien est comptable crsquoest

parce qursquoune occurrence de sable nrsquoa pas de forme intrinsegraveque tandis qursquoune occurrence de

chien en a une Avec des noms non concrets dans le sens de laquo non mateacuteriels raquo les choses ne

sont pas aussi simples lrsquoabsence de substance rendant les choses un peu plus deacutelicates Nous

avons vu que pour bruit la massiviteacute reacutesidait dans lrsquoabsence de limites pour lrsquointensiteacute

sonore On srsquoattendrait donc agrave ce qursquoil en aille de mecircme pour son antonyme silence eacutetant

donneacute qursquoil se place dans le champ de la perception auditive Mais lagrave encore il nrsquoen va pas

tout agrave fait ainsi

La situation est il faut bien le reconnaicirctre complexe La raison en est la quasi-absence

de dimensions intrinsegraveques de silence Contrairement agrave bruit auquel srsquoattache lrsquoeacuteventail des

dimensions qui srsquoattachent aux sons et qui permettent de les distinguer silence ne reacutepond

pas agrave de semblables distinctions qualitatives puisqursquoil repreacutesente lrsquoabsence de bruit et donc

aussi lrsquoabsence de ces dimensions distinctives

Lrsquohypothegravese de lrsquointensiteacute peut malgreacute tout ecirctre envisageacutee Le fait que silence soit

lrsquoantonyme de bruit peut en effet inciter agrave attribuer eacutegalement agrave silence une indeacutetermination

drsquointensiteacute Contribuent agrave cette ideacutee lrsquoexistence de qualificatifs laquo intensifs raquo comme un silence

absolu complet total qui servent agrave exprimer qursquoil nrsquoy a pas de bruit du tout et lrsquoemploi de un

peu de silence pour signifier lsquoun peu moins de bruitrsquo Mais cela nrsquoest pas suffisant pour

assigner agrave silence une massiviteacute drsquointensiteacute On notera en premier lieu que un peu de silence

peut agrave cocircteacute de lsquoun peu moins de bruitrsquo aussi signifier lsquoun (court) moment de silencersquo mdash nous

y reviendrons ci-dessous mdash ce qui tire alors la massiviteacute du cocircteacute temporel En deuxiegraveme lieu

on soulignera que un silence absolu complet total et un peu de silence (dans le sens

drsquointensiteacute) reacutepondent en fait agrave un modegravele de quantification fondeacute sur celui de bruit

un silence absolu complet total = lsquoil nrsquoy a pas de bruit du toutrsquo

un peu de silence = lsquoun peu moins de bruitrsquo

Fait significatif la deacutetermination de silence par beaucoup de est tregraves rare alors qursquoelle est

tregraves freacutequente avec bruit Il en va de mecircme pour lrsquoexclamatif que de N qui nrsquoest possible

qursquoavec bruit

Que de silence

Que de bruit

alors que lrsquoexclamatif qualitatif Quel N convient aux deux

Quel silence

Quel bruit 20

20 Ce qui tend agrave montrer que Que de N et Quel N ne se confondent pas totalement lorsqursquoil srsquoagit de noms non concrets

14

Ces trois observations fragilisent lrsquohypothegravese drsquoune massiviteacute par la non saturation de

lrsquointensiteacute Celle-ci est rendue drsquoautant plus difficile que la notion de silence en tant

qursquoabsence de bruit est a priori eacuteloigneacutee de toute gradation srsquoil y a du bruit il nrsquoy a pas de

silence et srsquoil y a du silence il nrsquoy a pas de bruit On comprend du coup que lorsque le haut

degreacute srsquoinstalle avec lrsquoemploi des intensifs absolu complet et total (cf supra) crsquoest par

lrsquointermeacutediaire du gradatif bruit srsquoil ne peut y avoir theacuteoriquement plus ou moins de silence

il peut y avoir par contre plus ou moins de bruit et donc pas de bruit du tout crsquoest-agrave-dire un

silence absolu ou total Ce nrsquoest pas pour autant que silence est un nom massif agrave intensiteacute

indeacutetermineacutee

La piste temporelle eacutevoqueacutee ci-dessus semble en effet beaucoup plus pertinente elle

conduit agrave interpreacuteter la massiviteacute de silence comme une indeacutetermination de la dureacutee et agrave

postuler donc le temps comme eacutetant la dimension sur laquelle elle coulisse Crsquoest dire que du

silence reacutepond agrave une dureacutee indeacutetermineacutee de silence

Ce qui explique le caractegravere temporel de la massiviteacute de silence reacuteside dans la relation

asymeacutetrique qursquoil entretient avec bruit crsquoest le silence qui se trouve interrompu ou briseacute par

le bruit ou les bruits et non lrsquoinverse crsquoest-agrave-dire ce nrsquoest pas le bruit qui se trouve

appreacutehendeacute comme eacutetant briseacute ou coupeacute par le silence Le silence est en effet consideacutereacute

comme un eacutetat qui dure tant qursquoil nrsquoy a pas de bruit alors que le ou les bruits ne sont pas

appreacutehendeacutes comme eacutetant des dureacutees sonores que vient couper le silence21 La dureacutee est

ainsi une dimension basique du silence dimension sans laquelle il nrsquoexisterait pas et qui ne

se trouve pas intrinsegravequement borneacutee Il nrsquoy a en effet pas drsquointervalle de silence preacuteformateacute

crsquoest-agrave-dire drsquouniteacutes de silence conccedilues comme borneacutees a priori puisque seul le bruit ou les

bruits viennent briser de maniegravere contingente le silence et peuvent ainsi former des

intervalles espaces ou laquo morceaux raquo de silence eacutegalement contingents crsquoest-agrave-dire non

preacuteconstruits mais deacutelimiteacutes par la situation drsquooccurrence22

On rappellera drsquoabord en faveur de notre analyse que lrsquointerpreacutetation de un peu de

silence nrsquoest pas forceacutement intensive mais peut correspondre agrave lsquoun [court] moment de

silencersquo23 Comme un peu de est un reacuteveacutelateur du massif (Hilgert 2014) cette interpreacutetation

de un peu de silence est un argument non neacutegligeable pour reconnaicirctre agrave silence une

massiviteacute de nature temporelle Mais il y a un argument qui est beaucoup plus fort crsquoest celui

que constitue le type de substantifs quantificateurs (Benninger 1999) que peut prendre

silence pour apparaicirctre sous lrsquohabit drsquouniteacute Ces substantifs lorsqursquoils srsquoappliquent aux noms

21 Sauf bien entendu dans le sens de silence = lsquone pas parlerrsquo ougrave les silences viennent interrompre non pas le ou les bruits mais le cours de la chaicircne parleacutee 22 On soulignera une nouvelle fois que crsquoest juste le contraire avec lrsquoemploi de silence dans le sens de lsquone pas parlerrsquo emploi ougrave le silence peut srsquoinstaller comme le bruit le fait dans le silence dans la chaicircne discursive et donner ainsi lieu agrave des uniteacutes preacuteconstitueacutees de silence pouvant donc ecirctre compteacutees Dabs ce cas ce nrsquoest pas la parole qui rompt le silence mais le silence qui interrompt la parole 23 Il peut sans doute aussi correspondre agrave une interpreacutetation mecirclant les deux sens

15

massifs24 ont pour rocircle de borner les entiteacutes massives (Van de Velde 1995 et Benninger

1999) en speacutecifiant ou la forme (une goutte drsquoeau) ou la laquo quantiteacute raquo de lrsquooccurrence massive

agrave laquelle on les applique soit directement par un nom de mesure (un litre drsquoeau) soit

indirectement (un verre drsquoeau) Ils permettent donc mdash et crsquoest lagrave ce qui les rend preacutecieux mdash

de reacuteveacuteler par leur sens propre en quoi consiste la massiviteacute de lrsquoentiteacute massive agrave laquelle ils

srsquoappliquent Pour silence il srsquoagit de substantifs temporels qui parce qursquoils apportent des

bornes agrave la dureacutee de lrsquooccurrence de silence mettent en eacutevidence que la dimension massive

de silence qui se trouve borneacutee est bien celle du temps On aura ainsi un moment de silence ou

avec des noms de mesure de temps une minute une heure de silence Le point important est

que bruit mecircme srsquoil srsquoinscrit dans le temps accepte difficilement ce type de substantif

quantificateur La quantification temporelle preacutecise par une minute une heure ne lui est

certes pas inconnue mais elle est beaucoup moins naturelle qursquoavec silence comme le

montre lrsquoopposition entre les eacutenonceacutes suivants

Jrsquoaime les heures de silence qursquooffre la nuit

Je deacuteteste les heures de bruit que nous reacuteserve la grande ville

et bien souvent construite sur le modegravele de silence comme une minute de bruit que lrsquoon voit

apparaicirctre ccedilagrave et lagrave dans des manifestations en eacutecho ludique et contestataire agrave la

traditionnelle et commeacutemorative minute de silence On notera surtout en faveur de notre

hypothegravese que bruit ne paraicirct pas srsquoaccommoder de un moment de A la place de

() Il y eut un moment de bruit

crsquoest plutocirct le syntagme preacutepositionnel pendant un moment que lrsquoon trouve

Il y eut du bruit pendant un moment

ce qui tend agrave montrer drsquoune autre maniegravere que la massiviteacute de bruit nrsquoest pas drsquoordre

temporel comme celle de silence et ce qui ouvre en mecircme temps un autre deacutebat celui du

placement de bruit parmi les noms drsquoeacuteveacutenement25 avec comme conseacutequence une opposition

drsquoordre aspect lexical agrave un silence qui eacutevoluerait plutocirct dans la classe des noms drsquoeacutetats Cette

opposition bruit-nom drsquoeacuteveacutenement vs silence-nom drsquoeacutetat est-elle fondeacutee On trouvera chez

Kokochkina (2012) agrave propos du mot russe tišina (silence) une vue diffeacuterente originale

parce que lrsquoauteur considegravere que silence est eacutegalement aussi paradoxal que cela puisse

paraicirctre un nom drsquoeacuteveacutenement laquo (hellip) dans la langue le silence est vu comme un eacuteveacutenement

sonore et se rapporte agrave ce titre agrave ce qui est consideacutereacute intuitivement comme eacutetant une

sensation sonore raquo (Kokochkina 2012 323) Qursquoen est-il exactement pour le franccedilais Crsquoest

lagrave un deacutebat que nous ne poursuivrons pas aujourdrsquohui car le moment est venu de conclure

24 Ils peuvent aussi srsquoappliquer agrave des noms comptables (cf une flopeacutee de voitures un tas de voitures rouilleacutees etc) 25 Voir Gross et Kiefer (1995) Buvet et Blanco (2000) Vivegraves (2000) Dupuy-Engelhardt (2002) Gross (2012) etc

16

Pour conclure

En mecircme temps qursquoelle nous a permis drsquoapporter de nouvelles connaissances sur

lrsquoopposition massif comptable elle-mecircme surtout sur la variation des dimensions

responsables du trait massif ou comptable notre enquecircte a mis au clair plusieurs points

eacutenigmatiques de la seacutemantique de silence et de bruit en relation avec lrsquoopposition massif

comptable le statut double (massif comptable) inheacuterent de bruit la monovalence massive

de silence-lsquoabsence de bruitrsquo et la diffeacuterence de massiviteacute entre silence et bruit A plusieurs

endroits nous avons eacuteteacute ameneacute agrave sortir du cadre de notre analyse et agrave planter des questions-

balises pour de futures peacutereacutegrinations Avis donc aux amateurs de silence et de bruit(s) hellip

Bibliographie

1) Bartning I 1992 laquo La preacuteposition de et les interpreacutetations possibles du SN complexe

Essai drsquoapproche cognitive raquo Lexique 11 pp 163-191

2) Bartning I 1996 laquo Eleacutements pour une typologie des SN complexes en de en

franccedilais raquo Langue franccedilaise 109 pp 29-43

3) Benninger C 1999 De la quantiteacute aux substantifs quantificateurs Paris Klincksieck

4) Bunt HC 1985 Mass Terms and Model-Theoretic Semantics Cambridge Cambridge

University Press

5) Buvet P-A Blanco X 2000 laquo De lrsquoanalyse syntactico-seacutemantique du lexique agrave la

traduction automatique raquo BULAG 25 pp 69-87

6) Dupuy-Engelhardt H 2002 laquo Lrsquoidentiteacute cateacutegorielle du lexique allemand et franccedilais

de lrsquoaudible raquo in Dupuy-Engelhardt H et Montibus M-J (eacuteds) Parties du discours

seacutemantique perception cognition - Le domaine de lrsquoaudible Actes drsquoEUROSEM 2000

Reims Presses Universitaires de Reims 89-119 pp 11-34

7) Fasciolo M Lammert M 2014 laquo Connaissance directe et typologie nominale

comment les noms de couleurs et de bruits sont-ils deacutefinis raquo Travaux de linguistique

69 pp 91-109

8) Gross G 2012 Manuel drsquoanalyse linguistique Villeneuve drsquoAscq Presses

Universitaires du Septentrion

9) Gross G Kiefer F 1995 laquo La structure eacuteveacutenemetielle des substantifs raquo Folia

Linguistica 29 1 2 pp 43-65

10) Hilgert E 2014 laquo Un reacuteveacutelateur de massiviteacute lrsquoeacutenigmatique un peu de raquo Langue

Franccedilaise 183 pp 101-116

11) Kleiber G 2006 laquo Sur la seacutemiotique de lrsquointerjection raquo Langages 161 pp 9-23

12) Kleiber G 2010 laquo En quecircte de Enquecircte sur silence raquo in Gornikiewicz J Grzmil-

Tylutki H et Piechnik I (eacuteds) En quecircte de sens Etudes deacutedieacutees agrave Marcela

Swiatkowska Wydawnictwo Uniwersytetu Jagellonskiego Krakow pp 276-285

17

13) Kleiber G 2011 a laquo Types de noms le problegraveme des occurrences raquo Cahiers de

lexicologie 99 2 pp 49-69

14) Kleiber G 2011 b laquo Odeurs problegravemes drsquooccurrence raquo in Corminboeuf G et

Beacuteguelin M-J (eacuteds) Du systegraveme linguistique aux actions langagiegraveres Meacutelanges en

lrsquohonneur drsquoAlain Berrendonner Bruxelles De Boeck pp 301-313

15) Kleiber G 2012 a laquo Occurrences massives et occurrences comptables quelques

observations raquo in Dutka-Mankowska A Kieliszczyk A et Pilecka E (eacuteds)

Grammaticis Unitis Meacutelanges offerts agrave Bohdan Krzysztof Bogacki Varsovie

Wydawnictwa Uniwerssytetu Warszawskiego pp 199-207

16) Kleiber G 2012 b laquo De la deacutenomination agrave la deacutesignation le paradoxe ontologico-

deacutenominatif des odeurs raquo Langue Franccedilaise 174 pp 46-58

17) Kleiber G 2013 a laquo Lrsquoopposition Nom comptable Nom massif et la notion

drsquooccurrence raquo Cahiers de lexicologie 103 2 pp 85-106

18) Kleiber G 2013 b laquo Constructions laquo olfactives raquo le cas de [Deacutet] odeur + de + N2 raquo

Cahiers de lexicologie 102 1 pp 151-168

19) Kleiber G 2013 c laquo Y a-t-il des noms drsquoodeurs raquo in Casanova Herrero E et Calvo

Rigual C (eds) Actes del 26e Congreacutes de Linguumliacutestica i Filologia Romagraveniques (Valegravencia

6-11 de setembre de 2010) Berlin Walter de Gruyter Vol 3 pp 223-234

20) Kleiber G (eacuted) 2014 a Les noms agrave la croiseacutee du massif et du comptable Langue

Franccedilaise ndeg183

21) Kleiber G 2014 b laquo Massif comptable et noms de proprieacuteteacutes raquo Langue Franccedilaise

183 pp 71-86

22) Kleiber G 2014 c laquo Lorsque lrsquoopposition massif comptable rencontre les noms

superordonneacutes raquo Travaux de linguistique 69 pp 11-34

23) Kleiber G 2014 d laquo Cocircteacute comptable cocircteacute massif remarques sur les noms

superordonneacutes raquo in Cozma Ana-Maria Bellachhab Abdelhadi et Pescheux Marion

(eacuteds) Du sens agrave la signification De la signification aux sens Bruxelles Peter Lang pp

31-45

24) Kleiber G et Azzouzi A 2011 laquo La seacutemantique de silence ne se fait pas sans hellip bruit raquo

LrsquoInformation Grammaticale ndeg 128 pp 16-22

25) Kleiber G 2015 laquo Occurrences et noms raquo Langue franccedilaise 185 pp 113-125

26) Kleiber G et Vuillaume M 2011 laquo Seacutemantique des odeurs raquo Langages 181 pp 17-

36

27) Kokochkina I 2012 laquo Le paradoxe du silence russe raquo in Frath P Bourdier V

Breacutehaux K Hilgert E Dunphy-Blomfield J (eacuteds) Res per Nomen III Reacutefeacuterence

conscience et sujet eacutenonciateur Reims EPURE pp 313-325

28) MelrsquoCuk I et Polguegravere A 2007 Le lexique actif du franccedilais Bruxelles De Boeck

18

29) Van de Velde D 1995 Le spectre nominal Des noms de matiegravere aux noms

drsquoabstraction Paris-Louvain Editions Peeters

30) Vivegraves R 2000 laquo Quelques remarques agrave propos des preacutedicats de ltbruitgt 2000 in

Buvet P-A Colas-Matthieu M et Lepesant D (eacuteds) Lexique Syntaxe et Seacutemantique

Meacutelanges offerts agrave Gaston Gross agrave loccasion de son 60e anniversaire Numeacutero Hors

Seacuterie BULAG (Centre Tesniegravere Besanccedilon) pp 71-79

19

De la perception auditive au mot fonctionnement des verbes de bruit

associeacutes aux animaux dans les langues slaves

Irina KOR CHAHINE (Universiteacute Nice Sophia Antipolis BCL)

Tanja MILOSAVLJEVIC (Universiteacute Nice Sophia Antipolis BCL)

Paulina STOKOSA (Aix-Marseille Universiteacute ECHANGES)

0 Preacuteambule

Nous voudrions commencer cet article en relevant un fait reacutecent qui a provoqueacute un

gros scandale au Royaume-Uni Fin septembre 2014 dans une conversation priveacutee le

Premier ministre britannique David Cameron dit en parlant de la reine Elizabeth II qursquoelle

laquo purred with satisfaction raquo (laquo ronronnait de satisfaction raquo) en apprenant les reacutesultats du

referendum sur lrsquoindeacutependance de lrsquoEcosse26 Pourquoi ce commentaire avait-il susciteacute une

poleacutemique En fait le verbe purr en anglais est directement associeacute au ronronnement du

chat et la reine en raison de son statut ne peut pas laquo ronronner raquo Dans drsquoautres

circonstances ce verbe pouvait tregraves bien srsquoemployer pour deacutecrire une reacuteaction positive que

nrsquoimporte qui pourrait avoir dans une conversation priveacutee Mais dans ce cas preacutecis lorsqursquoon

applique ce verbe agrave la reine lrsquoassociation agrave un animal ne peut qursquoavoir un effet deacutepreacuteciatif

Le preacutesent article portera preacuteciseacutement sur ce type de verbes qui dans leurs emplois

premiers deacutesignent les cris et les bruits eacutemis par les repreacutesentants du monde animal au sens

large et qui dans leurs emplois secondaires srsquoappliquent eacutegalement aux humains ou encore

aux objets et aux eacuteleacutements de la nature Faute de place nous ne parlerons que du cas des

humains

Pour rester dans la theacutematique des communications consacreacutees agrave la perception nous

prendrons surtout en compte la relation qui existe entre notre perception du monde animal

et la lexicalisation des cris et bruits eacutemis par les animaux et nous parlerons des onomatopeacutees

et des verbes associeacutes aux animaux dans les trois langues slaves ndash le russe le polonais et le

serbe Une eacutetude approfondie de cette classe de verbes permet de mettre en eacutevidence drsquoune

part un parcours dit laquo logique raquo de la perception auditive vers le mot agrave travers sa

reproduction sonoreacoustique mais de lrsquoautre elle deacutemontre lrsquoimportance de la

perception visuelle pour la seacutemantique de ces lexegravemes

Dans cet article nous allons nous appuyer sur les donneacutees collecteacutees dans le cadre

drsquoun projet international auquel nous avons participeacute et qui avait pour objet drsquoeacutetude les

verbes de bruit associeacutes aux animaux dans les langues naturelles et les modegraveles de leur

meacutetaphorisation Ce projet a eacuteteacute meneacute conjointement avec une eacutequipe russe coordonneacutee par

EV Rakhilina Il avait pour objectif de deacutemontrer le caractegravere structureacute de ce type de lexique

26 httpwwwabcnetaunews2014-09-25 consulteacute le 28092014

20

pour appuyer une thegravese sur le bien-fondeacute de lrsquoapproche typologique du lexique Un volume

collectif drsquoarticles est actuellement en cours drsquoeacutedition aux PUP

1 Introduction

En regravegle geacuteneacuterale les espegraveces animales que nous cocirctoyons eacutemettent quasiment les

mecircmes cris ou bruits quel que soit lrsquoendroit ougrave ils vivent on peut lrsquoaffirmer pour les

animaux domestiques ou domestiqueacutes comme le chien et le chat mais aussi pour le cochon

la poule le coq le canard le cheval la vache etc Il en va de mecircme pour les animaux

sauvages comme lrsquoours le loup le tigre lrsquoeacuteleacutephanthellip les oiseaux ndash le coucou les pigeonshellip -

ou encore les batraciens ndash le serpent la grenouillehellip - et les insectes ndash le moustique la

mouche lrsquoabeille Les cris et bruits eacutemis par ces espegraveces sont universels et ne deacutependent que

de lrsquoespegravece elle-mecircme Les hommes disposant drsquoun mecircme appareil phonatoire devraient

percevoir les mecircmes cris ou bruits de la mecircme faccedilon indeacutependamment de leur lieu

drsquohabitation Or notre perception du monde animal est fortement influenceacutee par notre

culture et avant mecircme drsquoentendre le cri ou le bruit produit par tel ou tel animal lrsquoenfant

apprend agrave travers lrsquoadulte les sons conventionnels propres agrave sa langue (voir aussi Rubinstein

2005) Crsquoest ainsi que pour le cri du cochon il apprendra agrave dire oink-oink en anglais xrju-xrju

en russe chrum-chrum en polonais ou encore coui coui groin-groin et parfois grouic en

franccedilais (Enckell amp Reacutezeau 2003 41) On voit ainsi des diffeacuterences phoneacutetiques notables

entre le son perccedilu et sa lexicalisation dans les diffeacuterentes langues

Ces formes qui integravegrent le systegraveme linguistique de chaque langue repreacutesentent les

imitations sonores les onomatopeacutees Il srsquoagit de formes iconiques qui ont eacuteteacute creacuteeacutees de

maniegravere conventionnelle et intentionnelle pour repreacutesenter un bruit produit par lrsquoanimal

Assez curieusement la fideacuteliteacute avec laquelle on tente de reproduire le bruit ne garantit pas

que la forme obtenue sera bien assimileacutee par la langue Bien au contraire plus la forme se

rapproche de la description moins elle est naturelle pour la langue et moins elle est

assimileacutee par celle-ci (Reformatskij 1966 103 citeacute dans Šaronov 2008 98) Le dictionnaire

des onomatopeacutees franccedilaises cite plusieurs exemples litteacuteraires de ces formes non

conventionnelles (cf toujours agrave propos du cochon Enckell amp Reacutezeau 2003 41)

1) Sitocirct que jrsquoeacutetais dans la cour il frottait son groin contre mes jambes en faisant

Crrro crrrohellip (J Anglade Le Voleur de coloquintes 1972 49)

2) On entend la voix du porc Rrrff rrrff [hellip] ARLEQUIN Oh mon bon petit Rrrff rrrff

tu mrsquoas sauveacute la vie LE PORC Rrrff rrrff (L-E Duranty laquo La Trageacutedie drsquoArlequin raquo

Theacuteacirctre des marionnettes 1995 [1862] 73-74)

21

Les formes crrro crrro et rrrff rrrff sont difficilement compreacutehensibles en dehors du

contexte mecircme si elles semblent transmettre plus fidegravelement les sons produits par les

cochons Ce qui nous inteacuteresse ici ce sont les formes conventionnelles les onomatopeacutees

attesteacutees dans chaque langue qui renverront sans eacutequivoque agrave lrsquoanimal-eacutemetteur du son

Du point de vue de leur nature grammaticale on envisage souvent les onomatopeacutees

dans le cadre de la cateacutegorie des interjections Lrsquoune des diffeacuterences entre les deux formes

eacutetant que lrsquoonomatopeacutee sert agrave repreacutesenter un bruit laquo pur raquo accompagneacute eacuteventuellement

drsquoune ideacutee de rapiditeacute alors que lrsquointerjection srsquoemploie surtout pour transmettre les

eacutemotions eacuteprouveacutees par lrsquohomme Si cette affirmation semble juste pour les onomatopeacutees

traduisant les bruits des objets le cas des onomatopeacutees laquo animales raquo semble partager les

caracteacuteristiques seacutemantiques de chacune de ces deux classes Ainsi ces onomatopeacutees

servent bien agrave reproduire un bruit mais ce bruit sera geacuteneacuteralement caracteacuteristique drsquoun

certain eacutetat dans lequel se trouve lrsquoanimal il peut srsquoagir de la colegravere ou de la menace (chien)

de la peur (cochon) de la satisfaction (chat) etc De ce fait on peut dire que ces

onomatopeacutees traduisent eacutegalement les eacutemotions tout comme le font les interjections

Lorsque les onomatopeacutees laquo animales raquo srsquoappliquent par extension agrave lrsquohomme ce sont

drsquoailleurs ces caracteacuteristiques seacutemantiques qui remontent au premier plan Crsquoest ainsi que

dans lrsquoanecdote concernant la reine Elizabeth II le verbe purr sert surtout agrave transmettre

lrsquoideacutee de satisfaction et nullement agrave rendre par imitation le son qursquoelle ait pu eacutemettre

2 De lrsquoonomatopeacutee au verbe

Si le son produit par un animal est repreacutesenteacute par une forme onomatopeacuteique le fait

de produire ce bruit requiert geacuteneacuteralement dans les langues lrsquoemploi drsquoune construction En

regravegle geacuteneacuterale les langues ayant un systegraveme morphologique peu deacuteveloppeacute (comme par

exemple les langues drsquoAsie) se servent drsquoune construction associant lrsquoonomatopeacutee au verbe

lsquofairersquo lsquodirersquo lsquocrierrsquo Crsquoest drsquoailleurs cette mecircme construction que lrsquoon trouve dans les

langues europeacuteennes lorsqursquoon pose la question aux petits enfants que fait le chien

comment fait le chat etc Dans les langues agrave morphologie plus deacuteveloppeacutee comme les

langues slaves entrent en jeu les proceacutedeacutes deacuterivationnels qui permettent drsquointeacutegrer les

onomatopeacutees laquo animales raquo dans la langue sous forme verbale Voici quelques exemples de

ces formations

Nom de

lrsquoanimal

Onomatopeacutees et verbes associeacutes

en russe en polonais en serbe

Coq kukareku - kukarekatrsquo kukuryku ne pieć kukuriku - kukurikati

Coucou ku-ku - kukovatrsquo ku-ku - kukać

kukować ku-ku - kukati

Chegravevre bouc megraveegraveegrave - mekatrsquo meee - meczeć meee - meketati

22

Canard krja-krja - krjakatrsquo kwa-kwa - kwakać kva-kva - kvakati

Chat mjau - mjaukatrsquo miau - miauczeć mjau - mjaukati

La question de correspondance entre le bruit reproduit dans une onomatopeacutee et le

verbe qui lui est associeacute nrsquoest pas une question simple Les verbes de bruit qui sont associeacutes

agrave ces animaux peuvent prendre pour base une racine onomatopeacuteique Cette origine

onomatopeacuteique des verbes peut ecirctre transparente (ru krja-krja ndash krjakatrsquo ltcanardgt pl kwa-

kwa ndash kwakać ltcanardgt srb kva-kva ndash kvakati ltcanardgt) ou ne pas lrsquoecirctre (pl chau-chau ndash

szczekać ltchiengt ru uuu ndash vytrsquo ltloupgt srb av-av ndash lajati ltchiengt) certains animaux mecircme

si leur cri a eacuteteacute lexicaliseacute dans une onomatopeacutee ndash comme le cri de lrsquoacircne en russe qui fait ia-ia

ndash nrsquoont pas de verbe speacutecifique pour deacutesigner leur cri

Par ailleurs chaque langue utilise ses propres proceacutedeacutes deacuterivationnels pour creacuteer les

verbes Et parfois une base onomatopeacuteique se retrouve dans deux verbes diffeacuterents qui vont

laquo se speacutecialiser raquo drsquoapregraves le type de sujet que repreacutesente un eacutemetteur sonore Crsquoest le cas

notamment des couples russes šipetrsquo ndash šikatrsquo treščatrsquo ndash treskatrsquosja Formeacutes sur les

onomatopeacutees ši(p) et tr-tr les eacuteleacutements onomatopeacuteiques ši et tresk forment deux verbes le

verbe šipetrsquo srsquoapplique aux serpents tandis que le verbe šikatrsquo srsquoapplique aux humains quand

ils prononcent le son š pour demander qursquoon se taise Drsquoailleurs la forme š fait office de

symbole sonore signifiant laquo silence raquo dans drsquoautres langues cf hush en anglais par

exemple (Oswalt 1994 298) ou chut en franccedilais27

De mecircme le verbe treščatrsquo srsquoapplique surtout aux sauterelles alors que treskatrsquosja

sous sa forme pronominale est un verbe de bruit qui eacutevoque le craquement du bois sec Mais

parfois lrsquoun des verbes speacutecifiques disparaicirct au profit drsquoun autre Crsquoest ainsi que les verbes

russes piščatrsquo ndash piskatrsquo eacutetaient diffeacuterencieacutes agrave la fin du 19e s par le dictionnaire de Dahl piščatrsquo

srsquoappliquait aux souris et aux enfants alors que piskatrsquo totalement vieilli actuellement

renvoyait aux poussins myšrsquo piščit a cypljonok piskaet (Dahl 1863-66)

Dans ce grand reacutepertoire de verbes associeacutes aux animaux nous prendrons un

exemple qui illustre agrave sa maniegravere les relations qui existent entre la perception auditive et la

reproduction des sons eacutemis par les animaux sur lrsquoexemple des langues slaves ainsi que

lrsquoeacutevolution seacutemantique du mot obtenu qui se produit dans diffeacuterentes langues Il srsquoagit du

son associeacute au cri du coucou ndash ku-ku

3 Le cas de ku exemple drsquoune eacutevolution

Dans les langues slaves on trouve les verbes formeacutes agrave partir drsquoeacuteleacutements

onomatopeacuteiques ku-ku associeacutes au cri du coucou ndash ru kukovatrsquo pl kukać srb kukati

Lrsquoeacuteleacutement onomatopeacuteique ku interpreacuteteacute par les dictionnaires eacutetymologiques comme

27 Nous remercions le relecteur anonyme drsquoavoir attireacute notre attention sur ce fait

23

signifiant laquo crier raquo a donneacute la racine kuk-28 drsquoougrave est issu dans certains dialectes russes le

verbe ancien kukatrsquo qui signifiait laquo donner de la voix rouspeacuteter ecirctre triste pleurer raquo (Dahl

1863-66)29 et qui est actuellement attesteacute en serbe avec le sens de laquo pleurer geacutemir se

lamenter raquo

Il est remarquable qursquoen russe le verbe kukatrsquo aurait eacutegalement influenceacute un autre

verbe de bruit cette fois associeacute au chien ndash le verbe skulitrsquo laquo geacutemir ltchiengt raquo ndash qui se

serait produit de la fusion des deux verbes skolitrsquo laquo dial hurler geacutemir ltchiengt raquo et

skučatrsquo (kukatrsquo) (Vasmer 1950-58) cf dans les dialectes ndash (sobaka) skučit laquo (le chien)

geacutemit raquo (Dahl IV 193 citeacute drsquoapregraves Vasmer 1950-58) Le sens premier des mots skuka

laquo ennui raquo skučatrsquo laquo srsquoennuyer raquo nrsquoest apparu qursquoau deacutebut du 18e s qui est

vraisemblablement laquo inquieacutetude raquo laquo attente raquo laquo eacutetat de deacutesespoir lors qursquoon a envie

de hurler raquo etc (Černyx 1993 II 172) se retrouve bien dans les emplois du verbe

skulitrsquo ltchiengt en russe moderne

Mais ce verbe totalement disparu en russe a aussi donneacute en russe moderne le verbe skučatrsquo

au sens de laquo srsquoennuyer raquo (Preobraženskij in Vasmer 1950-1958)

Par ailleurs en russe moderne il y a eu un rapprochement seacutemantique entre le verbe

laquo animal raquo kukovatrsquo ltcoucougt et le verbe qui en est eacutetymologiquement proche skučatrsquo

laquo srsquoennuyer raquo (voir ci-dessus) Ainsi alors qursquoil continue agrave ecirctre associeacute au cri du coucou le

verbe kukovatrsquo a pris le sens de laquo srsquoennuyer raquo

3 Le cas de ku exemple drsquoune eacutevolution

Dans les langues slaves on trouve les verbes formeacutes agrave partir drsquoeacuteleacutements

onomatopeacuteiques ku-ku associeacutes au cri du coucou ndash ru kukovatrsquo pl kukać srb kukati

Lrsquoeacuteleacutement onomatopeacuteique ku interpreacuteteacute par les dictionnaires eacutetymologiques comme

signifiant laquo crier raquo a donneacute la racine kuk-30 drsquoougrave est issu dans certains dialectes russes le

verbe ancien kukatrsquo qui signifiait laquo donner de la voix rouspeacuteter ecirctre triste pleurer raquo (Dahl

1863-66)31 et qui est actuellement attesteacute en serbe avec le sens de laquo pleurer geacutemir se

lamenter raquo

28Drsquoougrave viendraient en russe les appellations de coucou laquo kukuška raquo et de poule laquo kurica raquo mais aussi les verbes kukovatrsquo ltcoucougt et kukarekatrsquo ltcoqgt ayant les bases onomatopeacuteiques ku-ku et kukareku respectivement 29Ce verbe appliqueacute exclusivement agrave lrsquohomme est attesteacute en slovegravene (k kati laquo ecirctre triste raquo) on le retrouve encore en serbe sous une forme adjectivale (kukav laquo triste raquo) 30Drsquoougrave viendraient en russe les appellations de coucou laquo kukuška raquo et de poule laquo kurica raquo mais aussi les verbes kukovatrsquo ltcoucougt et kukarekatrsquo ltcoqgt ayant les bases onomatopeacuteiques ku-ku et kukareku respectivement 31Ce verbe appliqueacute exclusivement agrave lrsquohomme est attesteacute en slovegravene (k kati laquo ecirctre triste raquo) on le retrouve encore en serbe sous une forme adjectivale (kukav laquo triste raquo)

24

Il est remarquable qursquoen russe le verbe kukatrsquo aurait eacutegalement influenceacute un autre

verbe de bruit cette fois associeacute au chien le verbe skulitrsquo laquo geacutemir ltchiengt raquo qui serait

produit de la fusion des deux verbes skolitrsquo laquo dial hurler geacutemir ltchiengt raquo et skučatrsquo

(kukatrsquo) (Vasmer 1950-58) cf dans les dialectes ndash (sobaka) skučit laquo (le chien) geacutemit raquo

(Dahl IV 193 citeacute drsquoapregraves Vasmer 1950-58) Le sens premier des mots skuka

laquo ennui raquo skučatrsquo laquo srsquoennuyer raquo nrsquoest apparu qursquoau deacutebut du 18e s est

vraisemblablement laquo inquieacutetude raquo laquo attente raquo laquo eacutetat de deacutesespoir lors qursquoon a envie

de hurler raquo etc (Černyx 172) se retrouve bien dans les emplois du verbe skulitrsquo

ltchiengt en russe moderne

Mais ce verbe totalement disparu en russe a aussi donneacute en russe moderne le verbe skučatrsquo

au sens de laquo srsquoennuyer raquo (Preobraženskij in Vasmer 1950-1958)

Par ailleurs en russe moderne il y a eu un rapprochement seacutemantique entre le verbe

laquo animal raquo kukovatrsquo ltcoucougt et le verbe qui lui est eacutetymologiquement proche skučatrsquo

laquo srsquoennuyer raquo (voir ci-dessus) Ainsi alors qursquoil continue agrave ecirctre associeacute au cri du coucou le

verbe kukovatrsquo a pris le sens de laquo srsquoennuyer raquo

3) Ejo neredko sprašivali počemu ona kukuet tut v odinočestve kogda u nejo muž v

Evrope brat v Amerike i ona otvečala laquo Mne i zdesrsquo xorošo raquo (G Markosjan-Kasper

Kariatidy laquo Zvezda raquo 2003)

On lui a souvent poseacute la question de savoir pourquoi elle vivait seule alors que son

mari eacutetait en Europe son fregravere ndash en Ameacuterique et elle reacutepondait laquo Mais je suis bien ougrave

je suis raquo

On trouve ici un exemple tregraves inteacuteressant de lrsquoeacutevolution drsquoun lexegraveme Drsquoun cocircteacute on

observe qursquoau niveau synchronique le verbe kukovatrsquo qui renvoie au coucou manifeste un

eacutelargissement seacutemantique (cri drsquooiseau gt comportement) la perception auditive associe ici

lrsquoideacutee du son agrave la perception visuelle agrave lrsquoideacutee que les Russes se font du comportement de cet

oiseau qui megravene une laquo vie raquo solitaire Drsquoun autre cocircteacute au niveau diachronique on observe

que ce nouveau sens nrsquoest autre chose que le retour vers sa composante eacutetymologique et que

lrsquoapparition de cette seacutemantique a eacuteteacute conditionneacutee par des rapports complexes entre tous

ces eacuteleacutements Drsquoailleurs dans quelques autres langues slaves ces deux significations ndash le cri

du coucou et le comportement humain solitaire ndash sont exprimeacutes par le mecircme verbe Crsquoest le

cas du serbe kukati laquo crier comme un coucou raquo et laquo pleurer geacutemir se lamenter raquo mais aussi

du bulgare kukam laquo je crie comme un coucou raquo laquo je reste seul jrsquohabite seul raquo (Vasmer 1950-

1958)

25

De son cocircteacute ayant agrave lrsquoorigine le mecircme eacuteleacutement kuk le verbe deacutesignant le cri du coq et

issu drsquoune base onomatopeacuteique kukareku est plus rare dans les langues slaves Il est attesteacute

en russe kukarekatrsquo et en serbe kukurikati (mais aussi ukr kukurikaty slovaque kikiriacutekať

lrsquointerjection eacutetant laquo kikirikiacute raquo) mais pas en polonais ougrave le cri du coq est lexicaliseacute dans le

verbe laquo animal raquo pieć ltcoqgt alors que son cognat russe petrsquo laquo chanter raquo lui est utiliseacute comme

verbe geacuteneacuterique pour tout eacutemetteur (homme ou certains animaux y compris le coq)

Sur ce point la situation en polonais est semblable agrave celle que lrsquoon trouve en franccedilais

ougrave lrsquoonomatopeacutee cocorico nrsquoa pas donneacute de verbe speacutecifique pour designer le cri du

coq Mais agrave la diffeacuterence du franccedilais le polonais associe au coq un type de chant

particulier plutocirct par analogie agrave des humains ndash pieć ltcoqgtspiewać lthommegt les

deux verbes ayant une racine commune

Le verbe kukarekatrsquo creacuteeacute agrave partir de cette onomatopeacutee est visiblement assez reacutecent

Seul le dictionnaire eacutetymologique de Šanskij (1971) en fait une mention tregraves bregraveve Le

premier exemple du Corpus national russe (ruscorporaru) date des anneacutees 30 du 19e s et

outre son emploi primaire il est souvent employeacute en tant que verbe de parole

4) Kak-to v prazdnik zabežal v kazarmu voenkom Čurkin kurarekal - Revoljucija hellip

Kontrrevoljucijahellip Mir bez anneksij i kontribucijhellip (А Vesjolyj Rossija krovrsquoju

umytaja 1924-1932)

Un jour pendant la fecircte le commandant Tchourkin srsquoest preacutecipiteacute en courant dans le

camp il criait comme un coq (litt cocorico) ndash Reacutevolutionhellip Contrereacutevolutionhellip Le

monde sans annexion ni contributionhellip

5) No ne mog že ja kak v romanax devjatnadcatogo veka povjazatrsquo galstuk kupitrsquo

rozu i kurarekatrsquo pro ljubovrsquo (А Gladilin Bolrsquošoj begovoj denrsquo (1976-1981))

Mais je ne pouvais quand mecircme pas comme cela se faisait dans les romans du

XIXegraveme mettre ma cravate acheter une rose et parler drsquoamour en le criant fort

comme un coq

Il est inteacuteressant de constater qursquoen russe le verbe kukarekatrsquo ltcoqgt peut eacutegalement

veacutehiculer le sens de laquo srsquoennuyer rester seul raquo et devenir synonyme de kukovatrsquo ltcoucougt

Sensiblement moins freacutequent que ce dernier ru kukarekatrsquo ltcoqgt privileacutegie les contextes au

futur ou dans les constructions avec lrsquoimpeacuteratif Cette preacutefeacuterence contextuelle ougrave le verbe de

bruit garde une forme invariable ndash comme avec le futur imperfectif ndash forme infinitive agrave

laquelle srsquoajoute un auxiliaire agrave mode fini srsquoexplique sans doute par un degreacute plus faible de

lexicalisation on vesrsquo denrsquo doma kukarekaet (il-toute-lajourneacutee-agravelamaison-criecocorico)

26

srsquoappliquera plus facilement agrave un coq qursquoagrave un homme En plus les exemples avec kukarekatrsquo

tireacutes du corpus sont beaucoup plus reacutecents

6) Spasibo Anja Kotljar zanesla ej kusoček masla i paru jaic inače ona mogla by sidetrsquo

i kukarekatrsquo so svoim xrustalrsquonym Degtjarčikom (А Lrsquovov Dvor (1981))

Merci agrave Ania Kotliar qui lui a apporteacute un morceau de beurre et deux œufs sinon elle

aurait pu rester seule agrave se tourner les pouces avec son fragile Degtiarchik

7) Ne budet že on vesrsquo denrsquo doma kukarekatrsquo kogda na dvore ijunrsquo (E Kozyrjova

Damskaja oxota (2001))

Il ne va pas quand mecircme rester toute la journeacutee enfermeacute agrave la maison alors qursquoon est

en plein mois de juin

Mais les deux verbes peuvent eacutegalement srsquoemployer dans les mecircmes contextes

8) () na polnoj skorosti čego dobrogo nedolgo zaletetrsquo na melrsquo ndash potom kukuj (V

Rasputin Proščanie s Matjoroj (1976))

(hellip) lanceacute agrave toute vitesse on risque de rester coinceacute sur un banc de sable ndash et apregraves

que fera-t-on (litt crie coucou )

9) Nado eščo sxoditrsquo xorošik dosok s potolka ili s pola vydratrsquo Na zapasnye vjosla

Slomaetsja veslo potom kukarekaj (B Ekimov Na xutore laquo Novyj Mir raquo 2002)

Il faut encore chercher de bonnes planches du plancher ou du sol Pour en faire des

rames de secours Si une rame casse que fera-t-on (litt crie cocorico )

A la diffeacuterence du russe le verbe polonais kukać ltcoucougt est un cas inteacuteressant de

lrsquoassociation de la perception auditive et de la perception visuelle Ce verbe nrsquoa pas

deacuteveloppeacute les significations constateacutees dans les verbes russe (kukovatrsquo ltcoucougt) et serbe

(kukati ltcoucougt) avec le sens de laquo srsquoennuyer raquo vu plus haut Mais on trouve en polonais

plutocirct parleacute une seacutemantique tout agrave fait singuliegravere

10) Kukałam na zegarek kilka razy kiedy na ciebie czekałam

Jai veacuterifieacute plusieurs fois lheure en trsquoattendant

11) Kuknij przez okno czy czasem tata tam nie idzie

Regarde par la fenecirctre si tu vois papa venir

12) Cały czas na dyskotece kukał na ciebie

27

A la discothegraveque il trsquoa lanceacute des regards pendant une heure

Lrsquoassociation entre lrsquoeacutemission sonore (le cri du coucou) et la perception visuelle

controcircleacutee (le fait de regarder) est assez singuliegravere Les informateurs polonais expliquent

cette seacutemantique chez le verbe kukać par lrsquoimage drsquoune horloge agrave coucou qui eacutemet un son

reacutegulier lorsque lrsquooiseau sort de sa maison Mais mecircme si les informateurs polonais associent

spontaneacutement le fait de jeter des regards agrave lrsquoimage drsquoun coucou meacutecanique qui sort de sa

maison-horloge il est peu probable que ce soit le reacutesultat drsquoun glissement seacutemantique agrave

partir drsquoun des verbes de bruit que nous avons observeacutes Compte tenu des transferts

seacutemantiques connus dans les langues il srsquoagit ici selon toute probabiliteacute drsquoune seacutemantique

apparue sous lrsquoinfluence de lrsquoallemand (all parleacute guckenou kucken lsquoregarder qqch (souvent

avec curiositeacute)rsquo (plus de deacutetails dans Rakhilina agrave paraicirctre)

Conclusion

En conclusion il convient de reprendre trois points essentiels concernant le

fonctionnement de ce type de lexique

les onomatopeacutees laquo animales raquo partagent les caracteacuteristiques seacutemantiques de la classe

des onomatopeacutees en reproduisant un bruit produit par un animal mais drsquoun autre

cocircteacute elles se rapprochent de la classe des interjections en transmettant un eacutetat

psychique particulier dans lequel se trouve cet animal crsquoest sur cette dominante

eacutemotionnelle que se fonde geacuteneacuteralement la meacutetaphore

dans les langues slaves les onomatopeacutees laquo animales raquo repreacutesentent une source

importante pour la deacuterivation des verbes qui ne sont pas uniquement associeacutes aux

animaux et peuvent laquo se speacutecialiser raquo sur un type particulier drsquoeacutemetteur (beacutebeacute

artefact etc)

une base onomatopeacuteique commune peut aussi donner des verbes diffeacuterents dans

diffeacuterentes langues slaves lrsquoeacutevolution seacutemantique de ces verbes se poursuit ensuite

de maniegravere indeacutependante ndash ducirc aux speacutecificiteacutes culturelles ndash de sorte qursquoon nrsquoobserve

pas toujours la mecircme seacutemantique drsquoune langue agrave lrsquoautre mecircme srsquoil srsquoagit de formes

cognats (cf lrsquoexemple de lrsquoeacuteleacutement ku)

Ainsi donc mecircme srsquoil srsquoagit de la mecircme situation de production sonore (par lrsquoanimal) et

de sa perception auditive (par lrsquohomme) concernant des cris et bruits produits par les

animaux la reproduction de ces sons sera diffeacuterente dans chaque langue Mais une tendance

geacuteneacuterale se profile plus on srsquoeacuteloigne de la composante sonore et de lrsquoonomatopeacutee plus le

sens du lexegraveme notamment du verbe srsquoenrichit et lagrave on observe que crsquoest lrsquoensemble des

paramegravetres accompagnant la perception auditive qui entre en jeu

28

Bibliographie

1) Černyx Pavel Ja 1993 Istoriko-egravetimologičeskij slovarrsquo sovremennogo russkogo

jazyka Moskva Russkij jazyk

2) Enckell Pierre Reacutezeau Pierre 2003 Dictionnaire des onomatopeacutees Paris PUF

3) Dahl Vladimir I 1863-66 Tolkovyj slovarrsquo živogo velikorusskogo jazyka In t 4 St-

P on-line version

4) Oswalt Robert L 1994 laquo Inanimate imitative in English raquo in Sound symbolism

(eds) Leanne Hinton Johanna Nichols John J Ohala Cambridge Cambridge

University Press pp 293-306

5) Rakhilina Ekaterina (agrave paraicirctre) laquo Structure des transferts meacutetaphoriques raquo in

Nommer le bruit PUP

6) Reformatskij Aleksandr 1966 laquo Nekanoničeskaja fonetika raquo Razvitie fonetiki

sovremennogo russkogo jazyka M pp 96-109

7) Šanskij Nikolaj 1971 Etimologičeskij slovarrsquo russkogo jazyka Moskva MGU

8) Šaronov Igor 2008 Meždometija v reči tekste i slovare Moskva RGGU

9) Sound symbolism 1994 (eds) Leanne Hinton Johanna Nichols John J Ohala

Cambridge Cambridge University Press

10) Vasmer Max 1950-1958 Etimologičeskij slovarrsquo accessible depuis

httpvasmernarodru

29

Phraseacuteologie de la perception et creacuteativiteacute linguistique

(La description des odeurs chez Proust)

Pierre FRATH (Universiteacute de Reims Champagne-Ardenne Universiteacute Paris ndash Sorbonne)

laquo Nous posseacutedons en nous toute une reacuteserve de

formules de deacutenominations de locutions toutes

precirctes qui sont de pure imitation qui nous deacutelivrent

du soin de penser et que nous avons tendance agrave

prendre pour des solutions valables et approprieacutees raquo

(Paul Valeacutery Le bilan de lrsquointelligence)

Introduction

On pense souvent que le rocircle des mots de la perception est de permettre lrsquoencodage

des percepts du locuteur agrave destination de ses interlocuteurs et sans doute jouent-ils ce

rocircle32 Cependant cela suppose que la penseacutee des percepts preacutecegravede leur mise en parole une

hypothegravese qui ne va pas sans problegravemes Si elle eacutetait toujours vraie comment pourrions-

nous rendre compte de descriptions relativement obscures telles que celle-ci releveacutee dans

Du cocircteacute de chez Swann de Marcel Proust

laquo hellip agrave peine goucircteacutes les arocircmes plus croustillants plus fins plus reacuteputeacutes mais plus secs

aussi du placard de la commode du papier agrave ramages je revenais toujours avec une

convoitise inavoueacutee mengluer dans lodeur meacutediane poisseuse fade indigeste et

fruiteacutee du couvre-lit agrave fleurs raquo (Du cocircteacute de chez Swann Marcel Proust)

Que peuvent bien ecirctre des arocircmes de placard de commode de papier agrave ramages qui soient

croustillants reacuteputeacutes fins et secs Que peut bien ecirctre une odeur poisseuse meacutediane ou

indigeste surtout eacutemanant drsquoun couvre-lit Le narrateur a-t-il reacuteellement perccedilu des odeurs

avec de telles caracteacuteristiques quil a voulu ensuite communiquer au lecteur en les

traduisant en langue

Nous pensons quant agrave nous quil ny a point de hiatus entre la penseacutee et la parole

suivant en cela un certain nombre drsquoauteurs Dans un des textes rassembleacutes dans les Eacutecrits

de linguistique geacuteneacuterale Saussure combat lrsquoideacutee drsquoun dualisme linguistique entre le son et

lrsquoideacutee entre le laquo pheacutenomegravene vocal raquo et le laquo pheacutenomegravene mental raquo car dit-il laquo crsquoest lagrave la faccedilon

facile et pernicieuse de le concevoir raquo

32 Voir le tregraves bel article drsquoIrina Thomiegraveres-Kokochkina au titre tout agrave fait significatif de ce rapport ontologique entre les odeurs et les mots pour les dire laquo Je sens donc je dis (Les noms preacutedicatifs drsquoodeurs simples et composeacutes en russe) raquo (2013)

30

laquo Ce dualisme reacuteside dans la dualiteacute du pheacutenomegravene vocal COMME TEL et du

pheacutenomegravene vocal COMME SIGNE ndash du fait physique (objectif) et du fait physico-mental

(subjectif) nullement du fait lsquophysiquersquo du son par opposition au fait lsquomentalrsquo de la

signification Il y a un premier domaine inteacuterieur psychique ougrave existe le signe autant

que la signification lrsquoun indissolublement lieacute agrave lrsquoautre il y en a un second exteacuterieur ougrave

nrsquoexiste plus que le lsquosignersquo mais agrave cet instant le signe reacuteduit agrave une succession drsquoondes

sonores ne meacuterite pour nous que le nom de figure vocale raquo33

Pour Saussure puisque le signe et la signification mentale sont inextricablement lieacutes

la penseacutee est faite de signes et la langue nest pas essentiellement un code au service des

individus pour transmettre aux autres leurs eacutetats inteacuterieurs crsquoest-agrave-dire un moyen vers une

fin Elle est avant tout un bien commun dans lequel nous baignons tous qui nous indique ce

qui existe pour nous qui nous permet de le penser et qui nous dit comment en parler Le

narrateur de Proust a puiseacute dans des ressources linguistiques communes que nous

comprenons donc aiseacutement Mais quelles sont-elles et quels sont les processus agrave lœuvre

Pour le comprendre nous allons examiner la phraseacuteologie du mot odeur telle quelle

apparait dans un corpus de textes litteacuteraires contemporains de leacutepoque ougrave Marcel Proust

reacutedigeait Agrave la recherche du temps perdu ou anteacuterieurs Mais lobservation des donneacutees

brutes dans quelque science que ce soit ne peut reacuteveacuteler toute sa richesse sans un cadre

theacuteorique qui leur donne sens et les relie les unes aux autres Cest pourquoi nous

commencerons par exposer les conceptions anthropologiques reacutefeacuterentielles et

phraseacuteologiques qui constituent larriegravere-plan de nos observations

1 Une conception anthropologique et reacutefeacuterentielle du langage34

Le langage est un code cela va de soi Cette opinion regravegne en maicirctre aussi bien parmi

les linguistes que dans le grand public qui reacutefleacutechit aux questions linguistiques Nous parlons

pour communiquer aux autres nos eacutetats inteacuterieurs et pour cela nous assemblons des

concepts pour former des penseacutees complexes que nous encodons en langue pour les

transmettre agrave nos interlocuteurs qui deacutecodent alors nos paroles pour les transformer en

penseacutees Crsquoest la syntaxe qui permet cela gracircce agrave un ensemble de regravegles qui donnent agrave notre

cerveau la possibiliteacute dengendrer des structures dans lesquelles les mots du lexique

viennent sinseacuterer en fonction de leurs contenus seacutemantiques et des besoins de la

communication

33 Saussure (2002 20-21) Les majuscules sont de Saussure le gras est de notre fait 34 La conception reacutefeacuterentielle et anthropologique que nous reacutesumons ici sinspire des travaux de Georges Kleiber (notamment Kleiber 2003 2001 1984) et de la philosophie de Ludwig Wittgenstein (essentiellement Wittgenstein 1961) Voir les publications de Pierre Frath sur httpwwwres-per-nomenorg notamment Frath 2014 2011 2010) et aussi lrsquoouvrage agrave paraicirctre Une seacutemantique de la deacutenomination reacutefeacuterentielle de P Frath et G Kleiber

31

Ces conceptions pour dominantes quelles soient ne vont pas sans difficulteacutes Tout

dabord elles sont profondeacutement reacuteductionnistes en ce quelles ramegravenent la penseacutee et le

langage agrave des meacutecanismes quon peut deacutecrire en termes fonctionnels ce qui megravene

ineacuteluctablement agrave un dualisme ontologique celui de lhomoncule carteacutesien aux commandes

du cerveau que Gilbert Ryle (1949) appelait par deacuterision le fantocircme dans la machine (laquo the

ghost in the machine raquo)

Ensuite et cest le point que nous allons aborder ici elles ne permettent pas de

comprendre des usages atypiques du langage laquo hors code raquo donc telle la description des

odeurs dans le passage de Proust que nous eacutetudions En effet pour les theacuteories seacutemantiques

qui font usage de codes le sens global de leacutenonceacute se construit en appariant entre eux les

composants seacutemiques des diffeacuterents mots qui constituent leacutenonceacute Faisons lrsquohypothegravese

quun couvre-lit soit deacutefini par les proprieacuteteacutes inanimeacute objet artefact fait de tissu

qui recouvre les lits odorant etc35 et laquo meacutediane raquo par la proprieacuteteacute qui se trouve au

milieu36 Pour justifier laquo lodeur meacutediane du couvre-lit raquo une telle seacutemantique se mettrait

en quecircte de segravemes compatibles entre laquo odeur raquo laquo meacutediane raquo et laquo couvre-lit raquo nen trouverait

pas et rejetterait lexpression comme incorrecte Elle pourrait eacuteventuellement faire

lhypothegravese dun segraveme odorant dans laquo meacutediane raquo mais ce serait tregraves arbitraire Ce serait

eacutegalement ingeacuterable puisquil faudrait alors accepter que tous les mots dune langue

possegravedent tous les types de segravemes possibles et imaginables pour le cas ougrave une jonction

inhabituelle serait faite par un locuteur Mais dans ce cas comment distinguer ce qui est

laquo normal raquo de ce qui ne lrsquoest pas de ce qui est laquo hors code raquo

Or nous avons bien le sentiment de comprendre la phrase de Proust Pour

appreacutehender cette intuition nous allons consideacuterer la langue comme un milieu naturel qui

consiste en quelques milliers de mots relieacutes les uns aux autres par lrsquousage de maniegravere plus

ou moins forte plus ou moins lointaine Une grande partie de ces mots reacutefegraverent agrave des

eacuteleacutements de notre expeacuterience commune Il sagit des deacutenominations reacutefeacuterentielles (comme

fleuve riviegravere gruyegravere voiture intelligence santeacute etc) qui ne sont pas de simples eacutetiquettes

poseacutees sur des objets preacuteexistants elles participent agrave lecirctre des choses deacutenommeacutees en ce

quelles leur donnent une existence seacutepareacutee37 Les francophones peuvent discuter de la

diffeacuterence entre les fleuves et les riviegraveres car leur langue agrave donneacute agrave ces types de cours deau

une existence seacutepareacutee en les nommant de deux noms diffeacuterents selon quils se jettent dans un

autre cours deau ou dans la mer Les anglophones ne le peuvent pas car leur langue na pas

proceacutedeacute agrave cette seacuteparation

35 Ces listes heacuteteacuteroclites et ad hoc drsquoeacuteleacutements seacutemantiques ressemblent beaucoup agrave un inventaire agrave la Preacutevert Crsquoest sans doute pour cette raison que la plupart des auteurs se contentent de les regrouper en grandes cateacutegories comme J Pustejovsky dans ses quatre qualia (1995) ou en grandes oppositions comme F Rastier avec sa distinction entre segravemes inheacuterents et affeacuterents (Rastier 1991) 36 Releveacutee dans le Larousse 2008 37 Voir Frath 2014 et Frath amp Kleiber 2016 (agrave paraicirctre)

32

2 Une conception phraseacuteologique du langage

Au niveau collectif la langue est produite et deacutetermineacutee par notre usage et elle est

contrainte par notre expeacuterience commune ce qui fait quelle eacutevolue et change au fil du temps

Au niveau individuel cest linverse cest la langue qui nous contraint qui nous dit ce qui

existe pour nous et comment en parler et cest elle qui deacutetermine notre usage Un objet non

nommeacute nexiste pas pour nous mais degraves quil lest nous pouvons en parler Il srsquoagregravege alors

autour de lui un corpus linguistique qui contient les connaissances que nous en avons ainsi

que sa laquo grammaire raquo crsquoest-agrave-dire la maniegravere drsquoen parler Comme tous les mots possegravedent

des contextes preacutefeacuterentiels le vocabulaire drsquoune langue est constitueacute non de mots isoleacutes

mais drsquouniteacutes phraseacuteologiques (UP) dont le voisinage est plus ou moins contraint

Nous avons distingueacute trois types drsquoUP en fonction de ces contraintes de voisinage38

Nous les classons selon trois critegraveres le degreacute de lexicalisation la reacutefeacuterence et la possibiliteacute

de modification

1 Les UP mono-lexicales (theacute danseur psychanalyse gendarme) ou poly-lexicales tregraves

figeacutees (pomme de terre chemin de fer)

Elles sont lexicaliseacutees elles reacutefegraverent agrave un seul objet les insertions et les modifications

sont difficiles quasiment impossibles Certains contextes sont plus freacutequents que

dautres ce qui fait que ces UP sont accompagneacutees de paradigmes preacutefeacuterentiels tregraves

ouverts peu ou pas structureacutes Nous verrons que laquo odeur raquo appartient agrave cette cateacutegorie

Le lecteur seacutetonnera peut-ecirctre que nous consideacuterions les mots isoleacutes comme des UP

mais nous rappelons quil y a toujours des contextes et que degraves lors il ny pas de mots

vraiment isoleacutes Saussure ne dit pas autre dans un de ses textes des Eacutecrits de Linguistique

Geacuteneacuterale (2002 24)

laquo Mais drsquoougrave prend-on drsquoabord qursquoil y a un mot lequel devra ecirctre consideacutereacute ensuite agrave

diffeacuterents points de vue On ne tire cette ideacutee elle-mecircme que drsquoun certain point de

vue car il mrsquoest impossible de voir que le mot au milieu de tous les usages qursquoon en

fait soit quelque chose de donneacute et qui srsquoimpose agrave moi comme la perception drsquoune

couleur raquo

2 Les UP poly-lexicales semi-figeacutees qursquoelles soient opaques ou non (un cordon bleu une

messe noire faire un canard)

Comme les preacuteceacutedentes elles sont lexicaliseacutees et reacutefegraverent agrave un seul objet Cependant elles

acceptent des modifications agrave la condition qursquoon puisse reconstituer lUP dorigine (un

cordon vraiment bleu pour signifier par exemple que la cuisiniegravere en plus drsquoecirctre

38 Voir notamment Frath Pierre amp Gledhill Christopher (2007 et 2005) et Gledhill Christopher amp Frath Pierre (2005a et 2005b)

33

excellente eacutetait habilleacutee de bleu ou alors qursquoelle eacutetait une deacutebutante en cuisine) Selon

cette deacutefinition les proverbes sont des UP semi-figeacutees Ils acceptent en effet des

modifications si on peut les reconstituer (lrsquohabit ne fait pas le campeur par exemple pour

se moquer drsquoun campeur qui aurait un attirail de camping sophistiqueacute mais ne saurait

pas srsquoen servir) Ils sont lexicaliseacutes et reacutefegraverent agrave un seul objet mais ils diffegraverent des UP

preacuteceacutedentes en ce qursquoils nrsquoeacutevoquent pas en eux-mecircmes de cateacutegories ou drsquoobjets bien

deacutefinis comme le feraient danseur psychanalyse ou faire un canard Ils permettent en

revanche de faire entrer des situations eacutevoqueacutees en discours dans des pseudo-cateacutegories

sans prototype ce qui a pour effet de leur donner une existence reacutefeacuterentielle dans la

langue Si quelqursquoun se tient dans une queue et fait la remarque qursquoil risque de perdre sa

place srsquoil la quitte pour quelque raison on lui reacutepondra laquo Qui va agrave la chasse perd sa

place raquo lui signalant ainsi que cette situation est connue et normale et que drsquoailleurs il

existe un proverbe ou un dicton dans la langue pour la nommer

3 UP ouvertes (cheveux noirs)

Elles sont construites sur un scheacutema reacutefeacuterentiel de type

pivot + [eacuteleacutement seacuteminal paradigme]

par exemple

cheveux + [blancs noirs roux blonds jaunes chacirctain gris poivre et sel verts ]

Lrsquoexpression cheveux noirs est tregraves certainement lexicaliseacutee car nous lrsquoavons deacutejagrave

entendue et utiliseacutee mille fois Elle reacutefegravere agrave deux objets cheveux ET noirs ensemble Le

paradigme est constitueacute drsquoune liste ouverte drsquoadjectifs eacutevoquant des couleurs ou un

aspect dont le plus freacutequent est laquo blanc raquo Crsquoest pourquoi nous lrsquoavons appeleacute laquo seacuteminal raquo

Des modifications sont accepteacutees et tregraves courantes au sein du paradigme mais difficiles

en dehors laquo cheveux fluorescents raquo sera facilement accepteacute mais il faudra un contexte

tregraves speacutecifique pour faire admettre laquo cheveux hippomobiles raquo Une telle association avec

un eacuteleacutement hors paradigme produit une figure de style appeleacutee hypallage

Nous verrons que les adjectifs tels que laquo meacutediane raquo laquo indigeste raquo ou laquo poisseuse raquo associeacutes agrave

laquo odeur raquo par Proust ne constituent pas des hypallages parce que ces associations ne sont

pas absolument transgressives et qursquoau contraire elles sont drsquoune certaine maniegravere

preacutedictibles

3 laquo Y a-t-il des noms dodeurs raquo

Avant de poursuivre nous examinons briegravevement les points qui semblent acquis en

linguistique des odeurs Pour cela nous nous reacutefeacuterons agrave larticle de Kleiber (2013) dans

lequel lauteur sinterroge sur lexistence de noms dodeurs Il fait le point sur la question et

ouvre des perspectives danalyse qui nous permettront de progresser dans notre propos

34

Il semble acquis quil ny a pas de deacutenominations des odeurs La plupart des

commentateurs sont daccord pour dire que laquo le proceacutedeacute geacuteneacuteralement utiliseacute pour pallier

cette absence lexicale consiste agrave recourir au nom de la source de lodeur employeacute dans des

syntagmes binomiaux du type Deacutet + odeur + de + (deacutet) + N2 (N de la source) comme une

odeur de citron lodeur du citron etc raquo

Quen est-il alors de mots comme roussi brucircleacute graillon fraichin ou parfum senteur

fragrance puanteur pestilence arocircme remugle relent Sont-ce des odoronymes

La reacuteponse nest pas si simple Pour Kleiber les premiers (roussi brucircleacute graillon fraichin)

sont plutocirct des sources dodeurs On peut dire

- une odeur de roussi de brucircleacute de graillon de fraichin

Mais pas

- un roussi un brucircleacute un graillon un fraichin de [source]

Quant agrave la seconde liste on peut dire

- un parfum une senteur une fragrance un arocircme de citron

- une puanteur une pestilence de charogne

- un relent un remugle de vieux draps

Ces mots peuvent ainsi commuter avec odeur Mais on ne peut pas dire

- une odeur de senteur de fragrance de puanteur de pestilence darocircme

Ces mots ne sont ainsi pas des sources dodeurs En revanche on peut dire

- une odeur de parfum agrave propos du parfum en tant que produit et qui degraves lors est

une source

- une odeur de remugle qui peut ecirctre consideacutereacute comme une source (du moisi du

renfermeacute)

Cest aussi le cas de relent dont nous avons trouveacute deux occurrences apregraves laquo odeur de hellip raquo

dans notre corpus (Capitaine Fracasse de Theacuteophile Gautier)

Degraves le seuil une odeur de relent un parfum de moisissure et dabandon le froid

humide et noir particulier aux lieux sombres vous montait aux narines comme

lorsquon legraveve la pierre dun caveau et quon se penche sur son obscuriteacute glaciale

Des fagots de geneacutevrier et de bois odorant brucircleacutes agrave grande flamme dans les

chemineacutees avaient chasseacute lodeur de relent et de moisissure

Il existe ainsi des laquo noms geacuteneacuteraux raquo dodeur dont le rocircle est de permettre au locuteur de

porter un jugement positif ou neacutegatif sur lodeur et eacuteventuellement sur sa persistance

(relent remugle) Parfum senteur fragrance puanteur pestilence arocircme neacutevoquent pas

dodeur speacutecifique par eux-mecircmes Quant agrave roussi brucircleacute graillon fraichin ils en eacutevoquent

mais en tant que source Comme le dit Kleiber (2013) laquo lexistence de ces noms geacuteneacuteraux

dodeurs ne fait que confirmer limportance releveacutee par tous les commentateurs de laxe

35

heacutedonique en matiegravere dodeurs et le rocircle primordial de la subjectiviteacute dans la cateacutegorisation

olfactive Elle met aussi en avant par le nom relent (et peut-ecirctre [hellip] un des emplois de

remugle) celle moins connue de la dureacutee raquo

Il ny a donc pas de noms dodeurs comme il y a des noms de couleur par exemple le

bleu et le rouge qui peuvent agrave leur tour se subdiviser en dautres couleurs bleu clair bleu de

Prusse et ainsi de suite et quon peut aiseacutement se repreacutesenter agrave chaque niveau

On a donc les scheacutemas reacutefeacuterentiels suivant

Deacutet + [odeur =gt bonne odeur parfum senteur fragrance arocircmehellip] + de + [source]

Deacutet + |odeur =gt mauvaise odeur puanteur pestilence remugle hellip] + de + [source]

Kleiber note eacutegalement que odeur est intrinsegravequement comptable ce qui le distingue

dautres laquo mots geacuteneacuteraux raquo comme tristesse ou impatience On peut dire

de la tristesse de limpatience

mais difficilement

de lodeur un peu dodeur

En revanche odeur laquo prend [hellip] sans difficulteacute aucune les deacuteterminants qui impliquent le

trait deacutenombrable comme une deux trois les des quelques plusieurs etc raquo Pourtant il y a

une diffeacuterence entre odeur et dautres noms comptables comme on le voit dans les exemples

suivants

Il y a trois fruits sur la table agrave savoir trois pommes

Trois odeurs regravegnent dans la maison agrave savoir trois odeurs de citrons

En revanche on peut dire

Trois (sortes d)odeurs regravegnent dans la maison agrave savoir une odeur de citron une de

pommes et une de lait

Ceci montre que contrairement agrave ce quon attendrait de la part dun deacutenombrable ce ne sont

pas agrave des occurrences individuelles auxquelles odeur renvoie mais agrave des sous-cateacutegories

Odeur de citron deacutesigne non un fruit particulier mais une source dodeur connue agrave savoir

les citrons la cateacutegorie des citrons

36

Il en reacutesulte ce que Kleiber appelle le laquo paradoxe ontologico-deacutenominatif des odeurs raquo

laquo Le N odeur renvoie bien agrave des entiteacutes conccedilues comme ayant des sous-cateacutegories

homogegravenes des espegraveces dodeurs et de lautre il ny a [hellip] (pratiquement) pas de

deacutenominations disponibles pour elles raquo Degraves lors comment faisons-nous pour parler des

odeurs

Pour le savoir nous avons eacutetudieacute la phraseacuteologie dodeur dans le corpus de textes

litteacuteraires que nous avons mentionneacute plus haut Nous verrons comme le suggegravere Kleiber agrave la

fin de son article que si les deacutenominations sont peu nombreuses cest que lexpression des

odeurs se fait essentiellement par le moyen de deacutesignations39

4 Phraseacuteologie des odeurs en contexte

Odeur apparait 468 fois dans notre corpus au singulier et 68 fois au pluriel Nous

nrsquoavons noteacute qursquoune seule UP semi-figeacutee (deux occurrences) ecirctre en odeur de sainteteacute

Examinons maintenant quelques contextes typiques drsquolaquo odeur raquo

- une odeur eacutecœurante de fers chauds

- cette odeur eacutepouvantable

- lodeur acircpre et douce

- une agreacuteable odeur

- une bonne odeur chaude de froment eacutecraseacute

- lodeur danis

- une forte odeur de cuir humain

- ceacutetait sa peau sa chair son odeur

- la lumiegravere les sons les odeurs les goucircts la chaleur et toutes les autres hellip

On observe lrsquoexistence du scheacutema syntaxique suivant

Deacutet + (adj) + odeur + (adj) + de + ((deacutet) + N de la source)

41 Types dadjectifs

Voici quelques exemples drsquoadjectifs qui accompagnent laquo odeur raquo dans notre corpus

regroupeacutes par nous dans diverses cateacutegories en fonction de leur caracteacuteristiques heacutedoniques

ou descriptives Les chiffres entre parenthegraveses indiquent la freacutequence drsquooccurrence des

adjectifs On constate qursquoaucun ne se deacutetache significativement des autres drsquoun point de vue

quantitatif

1) Adjectif heacutedoniques positifs acircpre et douce amegravere et douce agreacuteable chaude (4)

divine deacutelicieuse (2) suave (5) enivrante (2) grisante fraicircche (2) douce subtilehellip 39 Pour la diffeacuterence entre deacutenomination et deacutesignation voir par exemple Kleiber 2001 et 2003

37

2) Adjectifs heacutedoniques neacutegatifs eacutepouvantable eacutecœurante eacutetouffeacutee affreuse asphyxiante

deacutesagreacuteable ignoble infecte (2) insupportable (2) lourde moisie intoleacuterablehellip

3) Adjectifs purement descriptifs eacutechauffeacutee acircpre forte (13) fade (10) fauve (2) fine (4)

humaine leacutegegravere vague (3) violente peacuteneacutetrante (7) saleacuteehellip

4) Adjectifs exprimant la notion deacutetrangeteacute eacutetrange bizarre drocircle (drsquoodeur)hellip

5) Adjectifs exprimant des ideacutees sans rapport avec les odeurs obscure fieacutevreuse sain

sauvage mystiques hellip

42 Types de sources

Voici quelques exemples de sources drsquoodeurs eacutegalement regroupeacutes par nous dans

diverses cateacutegories en fonction de leur caracteacuteristiques heacutedoniques ou descriptives

Bonnes odeurs une odeur danis de jasmin de deacutejeuner de parfum de tilleul de lilas de cafeacute

de mer de cerises dorange de bruyegraveres de foins coupeacutes lodeur dun succulent mitonneacute

dun bouquet de lotus du veacutetiver dune eau de toilette de leacuteteacute du girofle de la soupe au

fromage (plusieurs fois) de lair laquo lodeur de tes vecirctements est comme lodeur du

Liban raquo (Cantiques) etc

Mauvaises odeurs lodeur de vieux caveaux de mort de cadavre dexcreacutements humains de

sueur dabsinthe et de caserne de lampe qui charbonne du gaz de corne brucircleacutee de

draps de graillon de relent de poussiegravere de chair grilleacutee de tombeau une odeur

deacutesagreacuteable de haschisch etc

Odeurs descriptives ni bonnes ni mauvaises une odeur de vecirctement de viande de lapin qui

bouillait doignon lodeur du soir fecircteacute des truffes de la poudre du sel des feuilles

humides des feuilles des cigarettes de roses de la cire du tabac du buis des plantes

des granges du vernis du grand marronnier de lencens du jardin de la diligence des

eacutetoffes du dehors du sang du collegravege des cimetiegraveres etc

Notons que cette classification en bonnes et mauvaises odeurs est difficile parfois arbitraire

Odeurs de personnes une odeur de femme (plusieurs fois) de fornication de courtisanerie

damants une odeur de musc que la peau de sa femme exhalait lodeur de nos filles de

ton sein chaleureux du musc quexhalait le corsage ouvert de lamour de son linge et de

sa nuque de ces corps presque nus dune jolie femme du musc humain des 70 000

clientes etc

Dans le corpus consideacutereacute les odeurs de personnes concernent presque toutes le corps

feacuteminin plus ou moins lieacutees agrave la sexualiteacute Mais on trouve eacutegalement quelques descriptions

38

non feacuteminines et non sexuelles comme laquo Lodeur de mon fils est comme lodeur dun champ

que lEternel a beacuteni raquo (Genegravese)

Objets pas habituellement associeacutees agrave une odeur mais auxquels lauteur en attribue une

ce qui provoque un effet deacutetrangeteacute lodeur de la santeacute de leur jeunesse dun chemin

de linvasion dune bataille de leau battue de la roseacutee la bonne odeur du ciel lacirccre

odeur des temps laquo une meacutechante odeur de guet-apens raquo (Capitaine Fracasse T

Gautier) laquo une odeur de vie une toute-puissance de femme raquo (Nana E Zola) et laquo Mais il

est un lit meilleur encore plein dodeurs divines Cest notre douce notre profonde

notre impeacuteneacutetrable amitieacute raquo (Les plaisirs et les jours M Proust)

Les deux exemples suivants sont particuliegraverement saisissants

Et cependant Franccediloise tournait agrave la broche un de ces poulets comme elle seule savait

en rocirctir qui avaient porteacute loin dans Combray lodeur de ses meacuterites

(Du cocircteacute de chez Swann M Proust lodeur des poulets rocirctis reacutepandaient dans

Combray les meacuterites de cuisiniegravere de Franccediloise)

Voilagrave assez de linge sale il sagit de le laver et de le bien laver

laquo Cest la gracircce que je vous souhaite Amen raquo

Ce qui fut dit fut fait On coula la lessive

Depuis ce dimanche meacutemorable le parfum des vertus de Cucugnan se respire agrave dix lieues

alentour

(Le cureacute de Cucugnan A Daudet le cureacute a reacuteussi agrave persuader ses ouailles de se

confesser et de mener une vie plus chreacutetienne et cela se sait alentour)

Un grand nombre de sources drsquoodeur nrsquoen sont pas reacuteellement si on les considegravere

objectivement Que peut bien ecirctre une odeur de chemin ou de roseacutee Si on peut comprendre

lrsquoodeur de ses meacuterites comme une meacutetonymie on a plus de mal agrave justifier logiquement le

parfum des vertus Pourtant nous acceptons ces deux expressions sans problegravemes

Il nrsquoy a donc pas de lien obligatoire entre la source des odeurs et leurs

caracteacuteristiques heacutedonique il est eacutegalement courant drsquoattribuer une odeur agrave des objets qui

nrsquoen ont pas en soi

43 laquo Puanteur relent parfum raquo

Notre corpus contient aussi les mots de puanteur relent et parfum dont un certain

nombre sont agrave contre-emploi il nrsquoy a pas de lien neacutecessaire entre un type drsquoodeur reacuteputeacutee

bonne ou mauvaise et ce qursquoon en dit

39

Cette bonne et chaude puanteur qui sexhale du fumier des vaches

Une saine puanteur de mareacutee

Lair plein de parfums atroces

Acirccres parfums du bitume et des aromates

Dans tes jupons remplis de ton parfum

Ensevelir ma tecircte endolorie

Et respirer comme une fleur fleacutetrie

Le doux relent de mon amour deacutefunt

(Le Leacutetheacute ndash Les Fleurs du Mal C Baudelaire)

Le bourdon se lamente et la bucircche enfumeacutee

Accompagne en fausset la pendule enrhumeacutee

Cependant quen un jeu plein de sales parfums

Heacuteritage fatal dune vieille hydropique

Le beau valet de cœur et la dame de pique

Causent sinistrement de leurs amours deacutefunts

(Spleen ndash Les Fleurs du Mal C Baudelaire)

laquo A noir corset velu des mouches eacuteclatantes

Qui bombinent autours de puanteurs cruelles raquo

(Voyelles ndash A Rimbaud)

laquo Ocirc cœurs de saleteacute bouches eacutepouvantables

Fonctionnez plus fort bouches de puanteurs

Un vin pour ces torpeurs ignobles sur ces tables

Vos ventres sont fondus de honteshellip raquo

(Lorgie parisienne ndash A Rimbaud)

44 Analyse de la phraseacuteologie des odeurs

On nrsquoobserve donc pas de scheacutema reacutefeacuterentiel comportant un paradigme structureacute

avec un eacuteleacutement seacuteminal de type pivot + [eacuteleacutement seacuteminal paradigme] laquo Odeur raquo nrsquoest

ainsi pas une UP ouverte (du type 3 tel que deacutefini au chapitre 2) mais une UP mono-

lexicale (de type 1) accompagneacutee de paradigmes sans eacuteleacutements seacuteminaux Pour le

lecteur qui srsquoeacutetonnerait qursquoun mot isoleacute puisse ecirctre appeleacute une uniteacute phraseacuteologique (UP)

rappelons qursquoil srsquoagit lagrave de notre point de vue sur le vocabulaire tel que deacutefini dans le

40

chapitre deux selon lequel tous les mots sont toujours accompagneacutes de contextes

preacutefeacuterentiels qui constituent un corpus drsquousages plus ou moins structureacute plus ou moins

contraint La possibiliteacute drsquousages atypiques drsquoadjectifs et de sources est ainsi bel et bien

inscrite dans la langue et il semble donc difficile de construire des hypallages avec laquo odeur raquo

Et si nimporte quel objet de notre expeacuterience peut ecirctre une source dodeurs si la

liste des adjectifs permettant de les deacutecrire est sans limite alors tout est possible Encore

faut-il en persuader le lecteur Crsquoest lagrave qursquointervient le talent de lrsquoauteur et pour montrer

comment M Proust srsquoy prend nous donnons ci-dessous le texte dont nous avons extrait la

description des odeurs donneacutee au deacutebut de cet article

laquo Ma tante nhabitait plus effectivement que deux chambres contigueumls restant lapregraves-

midi dans lune pendant quon aeacuterait lautre Ceacutetaient de ces chambres de province

qui - de mecircme quen certains pays des parties entiegraveres de lair ou de la mer sont

illumineacutees ou parfumeacutees par des myriades de protozoaires que nous ne voyons pas -

nous enchantent des mille odeurs quy deacutegagent les vertus la sagesse les habitudes

toute une vie secregravete invisible surabondante et morale que latmosphegravere y tient en

suspens odeurs naturelles encore certes et couleur du temps comme celles de la

campagne voisine mais deacutejagrave casaniegraveres humaines et renfermeacutees geleacutee exquise

industrieuse et limpide de tous les fruits de lanneacutee qui ont quitteacute le verger pour

larmoire saisonniegraveres mais mobiliegraveres et domestiques corrigeant le piquant de la

geleacutee blanche par la douceur du pain chaud oisives et ponctuelles comme une

horloge de village flacircneuses et rangeacutees insoucieuses et preacutevoyantes lingegraveres

matinales deacutevotes heureuses dune paix qui napporte quun surcroicirct danxieacuteteacute et

dun prosaiumlsme qui sert de grand reacuteservoir de poeacutesie agrave celui qui la traverse sans y

avoir veacutecu Lair y eacutetait satureacute de la fine fleur dun silence si nourricier si succulent

que je ne my avanccedilais quavec une sorte de gourmandise surtout par ces premiers

matins encore froids de la semaine de Pacircques ougrave je le goucirctais mieux parce que je

venais seulement darriver agrave Combray avant que jentrasse souhaiter le bonjour agrave ma

tante on me faisait attendre un instant dans la premiegravere piegravece ougrave le soleil dhiver

encore eacutetait venu se mettre au chaud devant le feu deacutejagrave allumeacute entre les deux

briques et qui badigeonnait toute la chambre dune odeur de suie en faisait comme

un de ces grands laquo devants de four raquo de campagne ou de ces manteaux de chemineacutee

de chacircteaux sous lesquels on souhaite que se deacuteclarent dehors la pluie la neige

mecircme quelque catastrophe diluvienne pour ajouter au confort de la reacuteclusion la

poeacutesie de lhivernage je faisais quelques pas du prie-Dieu aux fauteuils en velours

frappeacute toujours revecirctus dun appui-tecircte au crochet et le feu cuisant comme une pacircte

les appeacutetissantes odeurs dont lair de la chambre eacutetait tout grumeleux et quavait deacutejagrave

fait travailler et laquo lever raquo la fraicirccheur humide et ensoleilleacutee du matin il les feuilletait

41

les dorait les godait les boursouflait en faisant un invisible et palpable gacircteau

provincial un immense laquo chausson raquo ougrave agrave peine goucircteacutes les arocircmes plus croustillants

plus fins plus reacuteputeacutes mais plus secs aussi du placard de la commode du papier agrave

ramages je revenais toujours avec une convoitise inavoueacutee mengluer dans lodeur

meacutediane poisseuse fade indigeste et fruiteacutee du couvre-lit agrave fleurs raquo

(Du cocircteacute de chez Swann Marcel Proust)

On voit que la description des odeurs du couvre-lit nrsquoa rien de choquant Lrsquoodorat est mis en

relation avec les autres sens aux stimulations olfactives srsquoajoutent des perceptions sonores

gustatives tactiles et surtout visuelles Elles sont deacutecrites ensemble agrave laide dun vocabulaire

indiffeacuterencieacute lrsquoauteur nous emmegravene dans un monde foisonnant de sources de percepts

divers et varieacutes Lrsquousage de certains adjectifs comme grumeleux ou meacutediane nrsquoest degraves lors

pas surprenant drsquoautant plus que la phraseacuteologie des odeurs permet une tregraves grande liberteacute

deacutesignative Plutocirct que de concevoir le sens lexical comme un ensemble de proprieacuteteacutes

seacutemantiques qui entreraient en reacutesonnance avec les proprieacuteteacutes drsquoautres mots il serait sans

doute judicieux de le penser comme une sorte de reacutesultante des contextes dans lesquels ils

se trouvent et des objets qursquoils servent agrave nommer y compris ceux qui apparaissent de

maniegravere impreacutevisible et inhabituelle

Ce sont ces usages atypiques qui creacuteent pour le lecteur un monde agrave la fois reacuteel et

fantastique un monde familier dont nous avons sans doute nous aussi expeacuterimenteacute

lrsquoeacutetrangeteacute sans jamais avoir eu lrsquoideacutee de le deacutecrire ou le talent pour le faire Un usage neuf et

creacuteatif de la langue permet de faire entrevoir ne serait-ce qursquoun instant le mystegravere du

monde qui se cache habituellement derriegravere la laquo reacuteserve de formules de deacutenominations de

locutions toutes precirctes [hellip] de pure imitation qui nous deacutelivrent du soin de penser raquo (P

Valeacutery citation placeacutee en exergue de cet article)

La possibiliteacute de cette deacutecouverte est drsquoailleurs un des thegravemes majeurs de lrsquoœuvre de

Proust le monde recegravele une autre reacutealiteacute plus intime et peut-ecirctre plus profonde que celle

que nous percevons avec les mots de tous les jours Mais la deacutecrire demande un effort

Proust eacutetablit une distinction fondamentale entre ce qursquoil appelle laquo une litteacuterature de

notation raquo qui se contente de reprendre des descriptions conventionnelles et lrsquoart veacuteritable

qui recherche une approche plus authentique de la reacutealiteacute en se deacutegageant des lieux

communs et des locutions toutes faites

laquo Comment la litteacuterature de notations aurait-elle une valeur quelconque puisque cest

sous de petites choses comme celles quelle note que la reacutealiteacute est contenue (la

grandeur dans le bruit lointain dun aeacuteroplane dans la ligne du clocher de Saint-

Hilaire le passeacute dans la saveur dune madeleine etc) et quelles sont sans

signification par elles-mecircmes si on ne len deacutegage pas Peu agrave peu conserveacutee par

42

la meacutemoire cest la chaicircne de toutes ces expressions inexactes ougrave ne reste rien

de ce que nous avons reacuteellement eacuteprouveacute qui constitue pour nous notre penseacutee

notre vie la reacutealiteacute et cest ce mensonge-lagrave que ne ferait que reproduire un art soi-

disant laquo veacutecu raquo simple comme la vie sans beauteacute double emploi si ennuyeux et si

vain de ce que nos yeux voient et de ce que notre intelligence constate quon se

demande ougrave celui qui sy livre trouve leacutetincelle joyeuse et motrice capable de le

mettre en train et de le faire avancer dans sa besogne La grandeur de lart veacuteritable

au contraire de celui que M de Norpois eucirct appeleacute un jeu de dilettante ceacutetait de

retrouver de ressaisir de nous faire connaicirctre cette reacutealiteacute loin de laquelle nous

vivons de laquelle nous nous eacutecartons de plus en plus au fur et agrave mesure que prend

plus deacutepaisseur et dimpermeacuteabiliteacute la connaissance conventionnelle que nous lui

substituons cette reacutealiteacute que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue et

qui est tout simplement notre vie raquo

(Le temps retrouveacute M Proust p 256-257)

Conclusion

Abandonner les sentiers battus de lrsquoexpression conventionnelle est une grande

tentation pour le poegravete DrsquoArthur Rimbaud agrave Andreacute Breton de Reneacute Char agrave Saint John Perse

le corpus de la poeacutesie qui se deacutepartit du langage ordinaire est extrecircmement riche Lorsqursquoils

ont du talent les poegravetes reacuteussissent agrave nous faire entrapercevoir une autre reacutealiteacute que celle agrave

laquelle nous sommes habitueacutes au prix parfois drsquoune certaine opaciteacute de leurs textes Mais le

chemin est eacutetroit entre la creacuteativiteacute veacuteritable et lrsquoastuce litteacuteraire pareacutee drsquoinventiviteacute factice

Chez Proust il nrsquoy a ni opaciteacute ni inventiviteacute factice Son art ne consiste pas agrave

assembler des mots en dehors de toute contrainte drsquousage mais agrave deacutecrire clairement des

expeacuteriences personnelles individuelles certes mais que pour les avoir veacutecues nous

reconnaissons comme existant dans notre expeacuterience commune Certaines nrsquoont pas eacuteteacute

lrsquoobjet de descriptions avant Proust et elles ont donc eacuteteacute avant lui litteacuteralement hors

corpus et donc hors de la langue Lrsquoart de Proust est ainsi essentiellement reacutefeacuterentiel et

creacuteatif Il parle du monde de notre monde de maniegravere neuve originale et frappante au point

que des fragments importants de son œuvre sont passeacutes dans la culture commune et donc

dans la langue Ce qui se passe en nous lorsque nous nous endormons ou la maniegravere dont les

souvenirs peuvent revenir involontairement agrave la conscience gracircce agrave une odeur ou agrave une

saveur cela ne peut ecirctre eacutevoqueacute agrave notre eacutepoque sans reacutefeacuterence agrave lrsquoœuvre de Proust en

lrsquooccurrence la premiegravere page de Du cocircteacute de chez Swann et lrsquoeacutepisode de la madeleine dite de

Proust

Si ces descriptions sont entreacutees dans les corpus drsquousages crsquoest parce que Proust les a

fait exister pour ses lecteurs au prix drsquoun effort linguistique en assemblant des mots de

notre langue commune de maniegravere parfois non conventionnelle et crsquoest drsquoailleurs cet usage

43

souvent hors norme mais reconnaissable de la langue qui donne cette qualiteacute eacutetrange et

belle agrave son œuvre Crsquoest cet usage creacuteatif qui a constitueacute pour lui puis pour nous la reacutealiteacute de

ce qursquoil voulait dire Il nrsquoy a pas lagrave de traduction drsquoune penseacutee en langue mais la construction

mentale drsquoune ideacutee neuve agrave lrsquoaide de mots que nous reconnaissons agrave la lecture

En conclusion disons que parler et eacutecrire de maniegravere laquo normale raquo crsquoest reacuteutiliser les

deacutenominations existant dans la langue avec leurs phraseacuteologies cest-agrave-dire leurs usages

conventionnels pour pointer vers une expeacuterience commune fortement baliseacutee par le langage

Parler et eacutecrire de maniegravere creacuteative en revanche cest utiliser la langue en-dehors des

phraseacuteologies habituelles mais en en tenant compte pour partager une expeacuterience neuve et

originale

Pour finir cet article voici un extrait de La pheacutenomeacutenologie de la perception de

Maurice Merleau-Ponty ougrave cet auteur deacutecrit la diffeacuterence entre notre pratique quotidienne

de la langue et son usage creacuteatif qui permet de transformer laquo en parole un certain silence raquo

laquo Nous vivons dans un monde ougrave la parole est institueacutee Pour toutes ces paroles

banales nous posseacutedons en nous-mecircmes des significations deacutejagrave formeacutees Elles ne

suscitent en nous que des penseacutees secondes celles-ci agrave leur tour se traduisent en

dautres paroles qui nexigent de nous aucun veacuteritable effort de compreacutehension Ainsi

le langage et la compreacutehension du langage paraissent aller de soi Le monde

linguistique et intersubjectif ne nous eacutetonne plus nous ne le distinguons plus du

monde mecircme et cest agrave linteacuterieur dun monde deacutejagrave parleacute et parlant que nous

reacutefleacutechissons Nous perdons conscience de ce quil y a de contingent dans lexpression

et dans la communication soit chez lenfant qui apprend agrave parler soit chez leacutecrivain

qui dit et pense pour la premiegravere fois quelque chose soit enfin chez tous ceux qui

transforment en parole un certain silence raquo

(Pheacutenomeacutenologie de la perception Merleau-Ponty 1945 214)

Bibliographie

1) Frath Pierre laquo La conception de la deacutenomination chez Georges Kleiber raquo in Res-

per-nomen IV Les theacuteories du sens et de la reacutefeacuterence Hommage agrave Georges Kleiber

Editions et Presses Universitaires de Reims Coord E Hilgert S Palma R Daval P

Frath agrave paraicirctre

2) Frath Pierre 2011 laquo La conscience dans la theacuteorie linguistique raquo in Res-per-

nomen III La reacutefeacuterence la conscience et le sujet eacutenonciateur Reference

Consciousness and the Speaking Subject Coord P Frath V Bourdier E Hilgert K

Breacutehaux amp J Dunphy-Blomfield Reims Editions et Presses Universitaires de

Reims pp 25-40

44

3) Frath Pierre 2011 laquo La reacutefeacuterence par le nom vers une linguistique

anthropologique raquo in Res per Nomen 2 langue reacutefeacuterence et anthropologie

Coordinateurs P Frath J Pauchard amp L Lansari Reims pp 57-76

4) Frath Pierre Kleiber Georges Seacutemantique de la Deacutenomination Reacutefeacuterentielle agrave

paraicirctre

5) Frath Pierre Gledhill Christopher 2005 laquo Quest-ce quune uniteacute

phraseacuteologique laquo in La phraseacuteologie dans tous ses eacutetats Actes du Colloques

Phraseacuteologie 2005 Bolly C Klein JR Lamiroy B (eacuteds) Cahiers de lInstitut

linguistique de Louvain CILL 31 2-4 pp 11-25

6) Frath Pierre Gledhill Christopher 2005 ldquoFree-Range Clusters or Frozen Chunks

Reference as a defining criterion for linguistic units raquo in RANAM (Recherches

Anglaises et Nord-Ameacutericaines) ndeg 38 Strasbourg pp 25-43

7) Gledhill Christopher Frath Pierre 2007 laquo Collocation phrasegraveme deacutenomination

vers une theacuteorie de la creacuteativiteacute phraseacuteologique raquo La Linguistique vol 43 fasc 1

8) Gledhill Christopher Frath Pierre 2005a ldquoA Reference-based Theory of

Phraseological Units The Evidence of Fossilsrdquo in Corpus Linguistics Vol 1 no 1

Editors Pernilla Danielsson and Martijn Wagenmakers Birmingham

9) Gledhill Christopher Frath Pierre 2005b laquo Une tournure peu en cacher une

autre linnovation phraseacuteologique dans Trainspotting raquo Les Langues Modernes 3

pp 68-79

10) Kleiber Georges laquo Y a-t-il des noms drsquoodeurs raquo in Casanova Herrero E et Calvo

Rigual C (eds) Actes del 26e Congregraves de Linguistica i Filologia Romagraveniques

(Valegravencia 6-11 de setembre de 2010) Berlin Walter de Gruyter Vol 3 pp 223-

234

11) Kleiber Georges 2003 laquo Sur la seacutemantique de la deacutenomination raquo Verbum tome

XXV 1 pp 97-106

12) Kleiber Georges 2001 laquo Remarques sur la deacutenomination raquo Cahiers de

Praxeacutematique 36 pp 21-41

13) Kleiber Georges 1984 laquo Deacutenomination et relations deacutenominatives raquo Langages

76 pp 77-94

14) Merleau-Ponty Maurice 1945 Pheacutenomeacutenologie de la perception Paris Gallimard

15) Proust Marcel 1954 Du cocircteacute de chez Swann Paris Gallimard Le Livre de Poche

1egravere publication Grasset 1913

16) Proust Marcel 1954 Le temps retrouveacute Paris Gallimard Folio 1egravere publication

NRF 1927

17) Pustejovsky James 1995 The Generative Lexicon Cambridge MA MIT Press

18) Rastier Franccedilois 1991 Seacutemantique interpreacutetative Paris PUF

19) Ryle Gilbert 1949 The Concept of Mind Hutchison London

45

20) Saussure Ferdinand de 2002 Eacutecrits de linguistique geacuteneacuterale texte eacutetabli et eacutediteacute

par Simon Bouquet et Rudolf Engler Paris Gallimard

21) Thomiegraveres-Kokochkina Irina 2013 laquo Je sens donc je dis (Les noms preacutedicatifs

drsquoodeurs simples et composeacutes en russe) raquo 32nd International Conference on Lexis

and Grammar Universidade do Algarve Faro Portugal September 10-14 2013

Pre-Proceedings Jorge Baptista Mario Monteleone pp 159-163

22) Valeacutery Paul (1936 2012) Le bilan de lrsquointelligence Paris Eacuteditions Allia

23) Wittgenstein Ludwig 1961 Tractatus logico-philosophicus suivi de Investigations

philosophiques Traduit de lallemand par Pierre Klossowski Paris Gallimard

46

Les modes de repreacutesentation du monde avec

les adjectifs qualificatifs en ndashist-

Tatiana BOTTINEAU

(INALCO)

La repreacutesentation langagiegravere de la perception du monde sera abordeacutee ici agrave travers

lrsquoemploi des adjectifs qualificatifs qui sont formeacutes avec le suffixe ndashist- agrave partir des noms

communs drsquoorigine russe Je ne parlerai pas des adjectifs de relation en ndashist- deacuteriveacutes des

noms propres comme marksistskij laquo marxiste raquo des noms de courants ideacuteologiques ou

politiques comme bolrsquoševistskij laquo bolcheacutevik raquo ou de ceux qui sont formeacutes agrave partir de racines

drsquoorigine eacutetrangegravere comme kapitalističeskij laquo capitaliste raquo

Je proposerai un essai de classification des adjectifs en ndashist- en recourant aux critegraveres agrave

la fois seacutemantiques et pragmatiques formels et eacutenonciatifs Du point de vue de la

seacutemantique je prendrai en compte le sens lexical de la base de deacuterivation (X) de lrsquoadjectif et

celui du substantif (Y) qualifieacute par lrsquoadjectif en ndashist- Du point de vue formel je preacutesenterai le

suffixe comme un relateur qui instaure un lien particulier entre les notions X et Y lien fondeacute

sur les opeacuterations abstraites de quantification et drsquoextraction Du point de vue eacutenonciatif je

chercherai agrave preacuteciser le rocircle et le statut de lrsquoinstance locutive en charge de la perception

sensorielle du monde et de sa repreacutesentation langagiegravere

Selon le mode de preacutesentation du monde par les Adjist je distinguerai trois grandes

classes les laquo classificateurs raquo les laquo deacuteterminateurs raquo et les laquo appreacuteciateurs raquo

1 La preacutesentation de la deacuterivation adjectivale dans la litteacuterature linguistique

Dans la litteacuterature linguistique russe la deacuterivation suffixale des adjectifs qualificatifs

est traiteacutee essentiellement de deux points de vue Drsquoune part il est de tradition de tenir

compte de la nature grammaticale nominale ou verbale de la base X Drsquoautre part les eacutetudes

aussi bien en synchronie qursquoen diachronie traitent des pheacutenomegravenes drsquoalternance dus agrave

lrsquoadjonction des suffixes agrave la base de deacuterivation X et se manifestant sur le plan

morphonologique et orthographique

Par ailleurs la description de certains suffixes comme par exemple ceux qui servent agrave

former les participes ou le comparatif est associeacutee agrave leur fonction grammaticale

En ce qui concerne le seacutemantisme des adjectifs deacuteriveacutes on eacutevoque volontiers le cas de

certains deacuteterminants formeacutes agrave partir de la mecircme base par lrsquoadjonction de diffeacuterents suffixes

(slab-enrsquok-ij slab-ovat-yj laquoaffaibliraquo volos-ist-yjvolos-at-yj laquo chevelu poilu raquo nosistyjnosatyj

laquo au grand nez raquo zdorovušrsquoij zdorovyj (kulak) laquo (poing) eacutenorme tregraves fort raquo etc) Ces

adjectifs sont reacuteguliegraverement preacutesenteacutes comme synonymes ou comme tregraves proches par leur

signification mais exprimant des nuances au service de lrsquoincontournable expressiviteacute ou

47

subjectiviteacute du langage dont les distinctions varient au greacute de la perception subjective des

auteurs A partir de lagrave les suffixes se voient doteacutes des capaciteacutes drsquoexprimer des valeurs

seacutemantiques et reccediloivent des eacutetiquettes de suffixes de diminution drsquoindeacutetermination de

deacutepreacuteciation drsquoaugmentation etc

En lrsquoabsence de formalisation des donneacutees une telle deacutemarche ne fournit pas drsquooutils

pertinents qui permettraient drsquoeacutetablir une distinction rigoureuse entre les suffixes

consideacutereacutes comme seacutemantiquement proches ou de cerner avec une preacutecision plus ou moins

grande la valeur et le fonctionnement drsquoun suffixe comme crsquoest le cas de ndashist-

2 Lrsquoapproche theacuteorique adopteacutee agrave lrsquoeacutetude des adjectifs en ndashist-

Je pars du principe qursquoen eux-mecircmes les suffixes ne sont pas iconiques qursquoils ne

possegravedent pas de lien avec le monde reacutefeacuterentiel et qursquoils nrsquoont pas de valeur seacutemantique

preacutedeacutetermineacutee les suffixes ne sont pas intrinsegravequement signifiants dans la mesure ougrave ils ne

renvoient agrave aucun signifieacute

Cependant lrsquoabsence de signifieacute nrsquoest pas synonyme de lrsquoabsence de toute signification

et les morphegravemes suffixaux peuvent contribuer agrave rendre des sens implicites qui se reacutevegravelent

lorsque ces eacuteleacutements sont placeacutes dans un environnement particulier qursquoil soit syntagmatique

ou propositionnel

La repreacutesentation du monde par un syntagme adjectival engage neacutecessairement une

double opeacuteration drsquoinstanciation celle du reacutefeacuterent qualifieacute (Y) mais aussi celle du reacutefeacuterent

nommeacute par la base de deacuterivation de lrsquoadjectif (X) Lrsquoadjonction du suffixe et son choix

lorsqursquoil est possible traduisent lrsquoexistence des processus cognitifs fondamentaux et agrave

caractegravere reacutecurrent De maniegravere geacuteneacuterale et notamment dans le cas de ndashist- la deacuterivation

suffixale se reacutevegravele comme la trace drsquoun travail mental reacutealiseacute dans le domaine des notions

respectives X et Y -ist- joue le rocircle drsquoun relateur mettant en place et deacuteterminant le mode de

repeacuterage entre deux reacutefeacuterents distincts qui varie en fonction de la nature de X et de Y

Les diffeacuterences du mode de repeacuterage permettent en particulier de poser la distinction

entre les adjectifs seacutemantiquement proches comme par exemple des deacuteterminants en ndashist-

(cvetistyj skulistyj) et en ndashast- (cvetastyj skulastyj)

Dans cette perspective la repreacutesentation langagiegravere drsquoun eacutetat des choses renvoie

neacutecessairement agrave une instance agrave la fois source de la perception en charge drsquoune activiteacute

sensorielle et source de lrsquoeacutenonciation en charge drsquoune activiteacute langagiegravere Lrsquoanalyse agrave

premiegravere vue morphologique et seacutemantique requiert le recours aux outils de la description

formelle avec lrsquoactualisation des notions X et Y et des liens qursquoelles entretiennent ainsi que

des paramegravetres eacutenonciatifs tels que le statut et la localisation temporelle des instances

eacutenonciatives

Dans cette perspective jrsquoenvisage le suffixe ndashist- comme remplissant une double

fonction Drsquoune part je considegravere ndashist- comme un marqueur de preacutesence de X en Y ce qui

48

constitue un trait distinctif du reacutefeacuterent Y qui permet de le particulariser et de lrsquoextraire de sa

classe geacuteneacuterique Drsquoautre part jrsquoattribue agrave ndashist- la proprieacuteteacute de focaliser sur la preacutesence

quantitative mais non quantifieacutee du X en Y Ainsi pjatnistaja poverxnostrsquo laquo surface tacheteacutee raquo

est une surface (Y) couverte de plusieurs pjatno laquo tache raquo (Xquant) vetvistoe derevo laquo arbre

branchu raquo est un arbre (Y) comportant de nombreuses vetvrsquo laquo branche raquo (Xquant) izvilistaja

doroga laquo route sinueuse raquo est une route (Y) avec beaucoup de izvilina laquo virage raquo (Xquant)

Lrsquoopeacuteration de la focalisation sur la quantification de X et celle de lrsquoextraction de Y

drsquoune classe de reacutefeacuterents semblables sont agrave la charge drsquoune instance agrave la fois foyer de

perception qui constate la reacutealiteacute reacutefeacuterentielle et drsquoune instance eacutenonciative support de la

deacutetermination du monde et de sa repreacutesentation agrave travers les formes langagiegraveres

approprieacutees

La reacutealisation de ces opeacuterations abstraites est fortement lieacutee au mode de la perception

visuelle auditive olfactive gustative ou encore tactile de la reacutealiteacute

3 Les donneacutees existantes

Drsquoapregraves le dictionnaire grammatical de Zaliznjak (2007) le nombre drsquoadjectifs

qualificatifs en -ist- srsquoeacutelegraveve tregraves preacuteciseacutement agrave trois cent dix-sept Une consultation rapide

des donneacutees sur Internet permet de deacutecouvrir une liste de 510 uniteacutes et de constater

lrsquoexistence drsquoautres Adjist qui ne figurent pas dans le Dictionnaire de Zaliznjak dyristyj

laquo ayant de nombreux trous raquo vymistyj laquo posseacutedant un pis important raquo zakorjučistyj laquo ayant

de nombreux crochets accros raquo zazvonistyj laquo retentissant bien sonore raquo etc

Il va de soi qursquoil nrsquoy a pas de confusion entre le suffixe ndashist- et la racine ist- de lrsquoadjectif

istyj laquo correct reacutegulier vrai veacuteritable raquo (cf istina laquo veacuteriteacute vraie raquo) On govorit kak istyj

džentlrsquomen laquo Il parle comme un vrai gentlemen raquo

31 Les bases de deacuterivation des adjectifs en ndashist-

Les bases X et Y renvoient indiffeacuteremment aux reacutefeacuterents animeacutes (bolvanistyj učenik

laquo eacutelegraveve peu doueacute raquo) ou inanimeacutes (zolotistyj kolos laquo eacutepi doreacute raquo) concrets ou abstraits

(podxalimistaja myslrsquo laquo penseacutee flagorneuse raquo) cette derniegravere configuration eacutetant cependant

plutocirct minoritaire

Les Adjist sont majoritairement deacuteriveacutes

- de substantifs

pružina laquo ressort raquo pružinistyj mylo laquo savon raquo mylistyj bas laquo basse raquo basistyj

- drsquoadjectifs

vodjanoj laquo drsquoeau raquo vodjanistyj krovjanoj laquo se sang raquo krovjanistyj travjanoj

laquo herbeux raquo travjanistyj

49

- de verbes pour un nombre restreint drsquouniteacutes

prižimatrsquo laquoserrerraquo prižimistyj čelovek laquohomme avareraquo zadiratrsquo laquotaquiner accrocher qqnraquo

zadiristyj malrsquočik laquogarccedilon taquin accrocheurraquo preryvatrsquo laquointerrompreraquo preryvistaja

rečrsquo laquodiscours saccadeacuteraquo razvesitrsquo laquoeacutetendreraquo razvesistyj kust laquobuisson branchu raquo

Servant agrave former des adjectifs agrave partir des uniteacutes de langue qui appartiennent agrave

drsquoautres cateacutegories grammaticales le suffixe ndashist- permet une deacuterivation transcateacutegorielle

osanka laquo port prestance raquo osanistyj laquo drsquoune belle prestance raquo

vetvrsquo laquo branche raquo vetvistyj laquo branchu raquo

uvesitrsquo laquo accrocher suspendre tout autour raquo uvesistyj laquo lourd pesant raquo

La deacuterivation agrave lrsquointeacuterieur de la classe adjectivale est souvent accompagneacutee de la

modification plus ou moins signifiante du seacutemantisme de lrsquoadjectif preacuteexistant avec un

certain degreacute de conceptualisation dans le passage du concret agrave lrsquoabstrait

otryvnoj kalendarrsquo laquo calendrier agrave feuillets deacutetachables raquo otryvistyj ton laquo ton bref

saccadeacute raquo

mučnoj pirog laquo gacircteau fait avec de la farine raquo mučnistoe jabloko laquo pomme farineuse raquo

šolkovyj šarf laquo eacutecharpe en soie raquo šelkovistyj šarf laquo eacutecharpe soyeuse raquo etc

Lrsquoadjonction des suffixes diffeacuterents agrave la mecircme base est quelquefois agrave lrsquoorigine des

doublets qui diffegraverent consideacuterablement par leur signification respective

kožanyj pidžak laquo veste en cuir raquo kožistyj frukt laquo fruit agrave peau eacutepaisse raquo

ledjanoj dom laquo maison en glace raquo lrsquodistyj sneg laquo neige verglaccedilante raquo

gornyj xrebet laquochaicircne de montagne crecircte raquo goristyj landšaft laquo paysage montagneux raquo

korenistyj dub laquo checircne bien enracineacute raquo korenastyj čelovek laquo homme trapu raquo

napornyj mexanizm laquo meacutecanisme agrave pression raquo naporistyj čelovek laquo personne

insistante raquo

Dans certains cas la diffeacuterence seacutemantique entre les doublets reste agrave preacuteciser

Cvet laquocouleur raquo cvetistyj cvetastyj platok

Utroba laquo ventre raquo utrobistyjutrobnyj golos

Skula laquo pomette raquo skulastoe skulistoe lico

Gora laquo montagne raquo goristyj gornyj pejzaž

Sutulyj laquo vouteacute raquo sutulistaja sutulaja spina

Pokatyj laquo inclineacute raquo pokatistaja pokataja kryša etc

50

32 Les valeurs seacutemantiques exprimeacutees par les Ajdist

Selon Vinogradov les adjectifs qualificatifs en ndashist- expriment les valeurs suivantes

- preacutesence abondante de quelque chose ou possession de quelque chose drsquoabondant

(obilie čego-nibud obladanie množestvom čego-nibudrsquo)

- quantiteacute excessive de quelque chose (značenie izlišnego količestva čego-nibudrsquo)

- preacutesence drsquoune quantiteacute importante drsquoadditif (naličie bolrsquošoj primesi čego-nibudrsquo)

voda [eau]40 ndash vodjanistyj krovrsquo [sang] - krovjanistyj maslo [huile beurre]

masljanistyj trava [herbe] - travjanistyj sera [soufre] - sernistyj muka [farine] -

mučnistyj cf prizemistyj - bas)

- ressemblance agrave quelque chose (poxožij na čto-nibudrsquo napominajuščij svoimi

kačestvami to veščestvo)

- degreacute important de manifestation drsquoune capaciteacute drsquoun penchant (silrsquonaja stepenrsquo

sklonnosti sposobnosti k kakomu-nibudrsquo dejstviju) razgonistye stročki (lignes

eacutecriture eacutelanceacutee) laquo tabak črezvyčajno zaboristyj raquo (tabac trop fort) laquo Egraveti gospoda

razmasisty kak tjurja raquo (Ces messieurs sont trop mou comme de la bouillie) etc

La liste de valeurs seacutemantiques des Adjist dresseacutee par Vinogradov permet de constater

un trait reacutecurrent commun agrave tous les deacuteterminants Il srsquoagit de caracteacuteriser un reacutefeacuterent agrave

travers la preacutesence quantitativement importante mais indeacutetermineacutee drsquoun trait distinctif

nommeacute par le radical de lrsquoadjectif41

En revanche comme on peut lrsquoobserver sur lrsquoexemple des syntagmes comme škvalistyj

veter (vent agrave rafales) metelistyj veter (tempecircte de neige) serebristyj samoljot (avion argenteacute)

etc la liste de Vinogradov ne comporte pas les adjectifs Adjist qui deacuteterminent le degreacute de

manifestation de cette proprieacuteteacute comme atteacutenueacute

Restant dans le domaine seacutemantique je propose dans un premier temps de classer les

adjectifs Adjist du point de vue du moyen leur appreacutehension visuelle auditive tactile

gustative ou encore olfactive par une instance foyer de la perception du monde Cette

classification fait reacutefeacuterence aux proprieacuteteacutes intrinsegraveques du reacutefeacuterent Y

- sa forme zmeistaja tropinka laquo sentier serpentin raquo šrsquoelistyj pol laquo plancher fissureacute raquo

jačeistyj škaf laquo armoire agrave casier raquo

- sa couleur zemlistyj cvet lica laquo teint terreux raquo

- sa surface šelkovistaja tkanrsquo laquo tissu soyeux raquo

- sa composition glinistaja počva laquo sol argileux raquo ou sa structure jačeistyj škaf

laquo armoire agrave casier raquo)

40 Ce commentaire est de nous 41 Ce trait sera deacutesigneacute dans cet article par Xquant

51

- lrsquoeffet sonore qursquoil est susceptible de produire golosistyj pevec laquo chanteur avec une

voix puissante raquo basistyj golos laquo voix de basse raquo nadryvistyj krik laquo cri deacutechirant raquo

- lrsquoeffet olfactif qursquoil est susceptible de produire zapašistyj buket laquo bouquet

odorifeacuterant raquo dušistoe mylo laquo savonnette parfumeacutee raquo

- lrsquoeffet gustatif qursquoil est susceptible de produire vodjanistyj sok laquo jus de fruit aqueux raquo

mučnistoe jabloko laquo pomme farineuse raquo oskomistyj vinograd laquo raisin agrave goucirct aciduleacute raquo

- lrsquoeffet tactile qursquoil est susceptible de produire šelkovistaja tkanrsquo laquo tissu soyeux raquo

Parmi les 317 adjectifs en ndashist- citeacutes par le dictionnaire de Zaliznjak la majoriteacute rend la

perception visuelle du monde Un nombre significatif rend lrsquoeffet produit par le

comportement drsquoun individu qui est fondeacute sur sa perception visuelle immeacutediate ou sur un

savoir preacutealablement acquis (podxalimistyj laquo flagorneur raquo pokladistyj laquo accomodant raquo

uxrapistyj raquo smekalistyji laquo astucieux rapide raquo prižimistyj laquo radin raquo)

Une dizaine drsquoadjectifs essentiellement deacuteriveacutes de bases verbales rendent les

proprieacuteteacutes perccedilues par la voie auditive

basistyj baritonistyj golos laquo voix de basse de baryton raquo

golosistyj pevec laquo chanteur avec une belle voix raquo

perekatistyj pokatistyj raskatistyj grom laquo tonnerre grondant raquo

perelivistyj laquo vibrant (pour une voix) raquo

nadryvistyj laquo fecircleacute (pour une voix) raquo preryvistyj laquo entrecoupeacute interrompu (souffle voix

discours) raquo otryvistyj laquo saccadeacute sec (pour une voix) raquo

Quelques uniteacutes seulement rendent les sensations gustatives (oskomistyj mučnistyj

vodjanistyj navaristyj etc) tactiles (korjažistyj eršistyj pušistyj etc) ou olfactives (dušistyj

zapašistyj)

Lrsquoorigine des sensations reste cependant quelque peu ambigueuml dans la mesure ougrave les

mecircmes deacuteterminants peuvent se rapporter aux diffeacuterents types de perception Par exemple

lrsquoemploi de lrsquoadjectif podžaristyj rend agrave la fois une perception visuelle drsquoun plat agrave la

perception gustative lorsqursquoon le consomme ou auditive lorsqursquoon entend les sons

caracteacuteristiques agrave sa consommation

Pour tous ces deacuteterminants le substantif renvoie agrave un reacutefeacuterent Y inanimeacute agrave lrsquoexception

de ceux tregraves nombreux qui se rapportent agrave un reacutefeacuterent animeacute dont ils caracteacuterisent la

maniegravere de se comporter (naxrapistyj laquo culotteacute raquo bolvanistyj laquo becircte raquo smekalistyj laquo futeacute raquo

xuliganistyj laquodeacutesobeacuteissant irrespectueux raquo)

52

33 Le foyer de la perception Les impressions et les sensations

Le corpus indique que la valeur seacutemantique drsquoun Adjist a un lien naturel avec les

capaciteacutes physiologiques de lrsquohomme et implique la prise en compte des paramegravetres

cognitifs lors de lrsquoanalyse des emplois de ces deacuteterminants

Ce nrsquoest probablement pas tout agrave fait un hasard srsquoil existe en russe les expressions

meacutetaphoriques vsevidjaščee oko laquo œil qui voit tout raquo et vseslyšaščee uxo laquo oreille qui entend

toutraquo mais que de telles syntagmes nrsquoexistent pas en relation avec les sensations gustatives

olfactives ou tactiles Est-ce ducirc agrave la capaciteacute de lrsquohomme drsquoappreacutehender instantaneacutement

plusieurs reacutefeacuterents distincts ou plusieurs traits drsquoun seul reacutefeacuterent par la voie visuelle ou

auditive alors que la perception du monde par les autres voies serait limiteacutee agrave

lrsquoappreacutehension drsquoun seul trait distinctif drsquoun reacutefeacuterent unique dont on ne peut mesurer que le

degreacute de reacutealisation

La diffeacuterence entre les moyens de la perception physiologique agrave mon sens correspond

dans la langue agrave deux modes diffeacuterents de caracteacuterisation par Adjist de la proprieacuteteacute X lrsquoun

relevant de la focalisation sur la quantification indeacutetermineacutee de sa preacutesence multiple lrsquoautre

relevant de la focalisation sur lrsquointensiteacute de sa reacutealisation La reacutealisation intense de X en Y

induit la mise implicite de X sur un gradient et actualise sa nature scalaire

Exemples de la preacutesence en Y drsquoeacuteleacutements multiples X vetvistoe derevo laquo arbre

branchu raquo poristyj šokolad laquo tablette de chocolat souffleacute raquo jačeistyj jaščik laquo tiroir agrave casier raquo

mozolistye ruki laquo mains rugueuses (avec nombre drsquoampoules) raquo

Exemples de lrsquoexpression du degreacute de reacutealisation de X en Y sutulistaja spina laquo dos

voucircteacute raquo blondinistye volosy laquo cheveux blonds raquo pižonistyj pidžak laquo veste de dandy raquo

obrsquojomistaja kniga laquo livre volumineux raquo skulistoe lico laquo visage agrave pommettes raquo

La correacutelation entre les diffeacuterents domaines de lrsquoactiviteacute humaine justifie lrsquoexistence

des variations seacutemantiques des adjectifs en ndashist- et implique celle du degreacute drsquoimplication du

locuteur agrave la fois foyer de la perception des reacutefeacuterents et source de leur repreacutesentation

langagiegravere

La perception visuelle apparaicirct comme le mode de lrsquoappreacutehension du monde qui

confegravere au locuteur le statut drsquoobservateur externe (Sobs) qui constate lrsquoexistence de X en Y

mais son implication reste limiteacutee Lrsquohomme saisit visuellement une image instantaneacutee du

reacutefeacuterent Y mais il lui reste exteacuterieur il nrsquoy a pas drsquointeraction avec le foyer de la perception

et le reacutefeacuterent perccedilu Y nrsquoest que lrsquoobjet de lrsquoobservation et sa deacutetermination par le locuteur

porte sur sa forme sa couleur ou sa composition sans qursquoil y ait un contact physique direct

avec lrsquoobjet

La distance physique qui seacutepare le foyer de la perception visuelle du reacutefeacuterent

contribue agrave lrsquoemploi freacutequent des adjectifs Adjist avec des sens figureacutes et favorise la

construction des repreacutesentations meacutetaphoriques du monde par analogie le reacutefeacuterent

53

immeacutediatement perccedilu est mentalement rapprocheacute drsquoautres reacutefeacuterents absents du champ

drsquoobservation du locuteur

1) Na stole hellip močalistaja varjonaja govjadina i korobka iz-pod sardin (A Čexov citeacute

drsquoapregraves le dictionnaire de Ušakov)

Sur la table eacutetaient poseacutes un plat de viande filandreuse cuite agrave lrsquoeau et une boite de

sardines vide

2) Aspid smotrel kak serye pautinistye morščiny u glaz isčezajut pod tonkimi

mazkami krem-pudry laquo Maks Faktor raquo (A Bayette)

Aspid observait comment sous les touches fines du fond de teint laquo Max Factor raquo

poseacutees sous ses yeux disparaissaient les filaments gris de ses rides

En revanche la perception des sensations olfactive gustative et auditive induit

lrsquoappropriation physiologique Y par le foyer de la perception de lrsquoodeur du goucirct ou du son

qui eacutemanent de Y ce qui suppose une implication plus active de lrsquoinstance foyer de la

perception Lrsquoadjectif en ndashist- ne fait pas reacutefeacuterence agrave la preacutesence quantitative drsquoeacuteleacutements X en

Y mais signifie que la proprieacuteteacute X a atteint un degreacute important de manifestation et qursquoil

constitue pour le foyer de la perception la caracteacuteristique distinctive du reacutefeacuterent Y qui

laquo efface raquo ses autres proprieacuteteacutes Ainsi dans oskomistyj vinograd laquo raisin eacutecœurant raquo seul

lrsquoeffet drsquoeacutecœurement est rendu par Adjist alors mecircme que le raisin en question peut avoir

drsquoautres qualiteacutes gustatives mais non pertinentes pour le foyer de perception dans paxučij

cvetok laquo fleur odorifeacuterante raquo lrsquoodeur forte de la fleur efface les traits comme sa couleur sa

taille ou sa forme dans basistyj golos laquo voix proche drsquoune basse raquo le registre de la voix est

privileacutegieacute agrave sa puissance etc Lrsquoimplication du foyer de la perception dans la repreacutesentation

verbale de ces sensations est plus importante car il se preacutesente comme le nouveau siegravege de

lrsquoexistence de X avec lrsquoappreacuteciation subjective de son degreacute de reacutealisation

Lrsquoexpression des sensations tactile et gustative du monde est susceptible de se

confondre avec les impressions visuelles drsquoougrave le rocircle important du contexte qui permet de

deacutecider de quel mode de perception il srsquoagit

3) I srsquorsquojev plombir laquo Leningradskij raquo eščo nedolgo posasyvaet derevjannyju

zanozistuju paločku (Solomatin 2009) ndash perception tactile

Et ayant termineacute la glace laquo Leningradskij raquo elle continue quelque temps de sucer

son bacirctonnet rugueux

4) Vdolrsquo steny ležali zanozistyje nestrugannye doski a na nix počemu-to stojali

mužskie botinki (Usinova 2003) ndash perception visuelle

54

Le long du mur eacutetaient poseacutees des planches rugueses non raboteacutees et agrave cocircteacute

drsquoelles on ne sait pourquoi il y avait une paire de chaussures drsquohomme

5) V navaristom bulrsquojone plavali obnaružennye v kurice laquo nedojaički raquo ndash žoltye

vkusnye mučnistye na raskus šariki raznoj veličiny (Rubina 2006) ndash perception

gustative

Dans le consommeacute flottaient de petits œufs laquo inacheveacutes raquo trouveacutes agrave lrsquointeacuterieur de

la poule ndash des boules de diffeacuterentes tailles jaune de couleur bonne au goucirct

farineuses lorsqursquoon les croquait

6) V Širvane poražali potoki živoj massy stepi ustremljonnoj v krugooborot

žiznetvorenja kroxotnye palrsquočikovye sledy pesčanok vokrug norok miniatjurno

čotkie otpečatannye v mučnistoj pyli kogotok otdeljaetsja ot kogotka kroxotnoj

gorkoj (Iličevskij 2009) ndash perception visuelle

A Chirvan on eacutetait frappeacute par les flux vivants de la steppe lanceacutee dans le

mouvement tourbillonnant de la creacuteation de la vie de minuscules traces de pattes

des gerboises autour de leurs trous microscopiques et nettes laissaient des

empreintes dans la poussiegravere farineuse chaque trace de griffe eacutetait seacutepareacutee de

lrsquoautre par un petit monticule de terre

7) laquo Serebristyj zvon ručja raquo - smotrite online na oficialrsquonom sajte telekanala

laquo Rossija raquo raquo - perception auditive

laquo Murmure argentin du ruisseau raquo ndash regardez le film on line sur le site officiel du

teacuteleacute canal laquo Rossija raquo

8) Serebristaja doroga

Ty zovoš menja kuda

Svečkoj čistočetvergovoj

Nad toboj gorit zvezda (Esenin) ndash perception visuelle

Chemin argenteacute

Ougrave mrsquoappelles-tu

Tel le cierge du jeudi Saint

Brille au-dessus de toi une eacutetoile

A partir de ces observations impliquant lrsquoexpression du degreacute drsquoimplication du foyer de

la perception dans la description du monde je fais une distinction entre lrsquoappreacutehension

visuelle des reacutefeacuterents qui relegraveve du domaine des impressions et les autres modes de

perception relevant du domaine des sensations La dimension subjective dans la

55

deacutetermination proposeacutee par les Adjist reste toujours preacutesente mais son poids nrsquoest pas le

mecircme dans les deux cas

4 La perception visuelle et lrsquoopeacuteration de quantification indeacutetermineacutee de X

Dans la classe des Adjist qui rendent la perception visuelle du monde je distingue les

adjectifs laquo deacuteterminateurs raquo et les adjectifs laquo classificateurs raquo Cette distinction reflegravete les

diffeacuterences entre les opeacuterations cognitives qui preacutecegravedent la caracteacuterisation verbale des

reacutefeacuterents par une instance eacutenonciative

41 Les adjectifs laquo deacuteterminateurs raquo

Le fonctionnement des laquo deacuteterminateurs raquo se deacutecline sous deux configurations Y

possegravede Xquant et Y ressemble agrave X

411 Y possegravede Xquant

Lrsquoemploi des Adjist du type laquo Y possegravede Xquant raquo couvre deux opeacuterations cognitives

distinctes mais lieacutees entre elles La premiegravere consiste en la deacutetermination de Y reacutefeacuterent

concret et le plus souvent inanimeacute agrave travers la preacutesence du trait distinctif Xquant la deuxiegraveme

opeacuteration est celle de lrsquoextraction de Y de la classe geacuteneacuterique dont il fait partie

Du point de vue notionnel Y et X deacutesignent deux reacutefeacuterents indeacutependants lrsquoun de lrsquoautre

mais qui dans la reacutealiteacute reacutefeacuterentielle possegravedent un lien double

Drsquoune part ils sont lieacutes par une relation de possession (Y possegravede X) intrinsegraveque agrave la

nature de Y vetvistyj kust - un buisson est naturellement doteacute de branches izvilistaja

doroga - un chemin est susceptible drsquoavoir des virages šrsquoelistyj pol - un plancher a facilement

des fissures

Drsquoautre part X et Y sont lieacutes par une relation de deacutependance Y eacutetant la source de X

une branche est issue drsquoun arbre un virage fait partie drsquoune route une fissure ne peut exister

que sur un support mateacuteriel La relation liant Y et X nrsquoest pas celle drsquoeacutegaliteacute Y pourrait

eacuteventuellement ecirctre deacutepourvu de X mais X fait forceacutement partie de Y

Consubstantielle au reacutefeacuterent Y lrsquoexistence de X en elle-mecircme ne constitue pas son trait

distinctif et ne peut ecirctre eacutevoqueacutee pour deacuteterminer Y En revanche crsquoest lrsquoabondance

drsquoeacuteleacutements Xquant qui permet de speacutecifier de distinguer Y des autres reacutefeacuterents similaires et de

lrsquoextraire de la classe geacuteneacuterique dont il fait partie Aussi les bases nominales X renvoient-

elles agrave des reacutefeacuterents qui se soumettent agrave la quantification (objets deacutenombrables) vetvistoe

derevo laquo arbre branchu raquo šrsquoelistyj pol laquo plancher fissureacute raquo porožistaja reka laquo un cours drsquoeau

rapide raquo žilistoe mjaso laquo viande filandreuse raquo jačeistyj škaf laquo armoire agrave casiers raquo ušrsquoelistyj

massif laquo massif avec plusieurs gorges raquo skvažityj relief laquo relief agrave puits de peacutetrole raquo sloistoe

pirožnoe laquo mille-feuilles raquo korjažistyj stvol laquo tronc drsquoarbre noueux raquo

56

La deacutetermination quantitative de la preacutesence de X en Y opeacuteration mentale

explicitement rendue par un quantifieur nrsquoest pas envisageable dans le cas des adjectifs en ndash

ist- il srsquoagit en effet drsquoun acte implicite de coheacutesion de rassemblement des reacutefeacuterents Xquant

en Y

En revanche il nrsquoy a pas de contrainte seacutevegravere pour lrsquoemploi de ces deacuteterminants avec

les adverbes qui marquent aussi bien une grande quantiteacute qursquoune petite quantiteacute de X očenrsquo

(nemnogo) žilistoje mjaso laquo viande tregraves (un peu) filandreuse raquo vesrsquoma (slegka) šrsquoelistyj pol laquo

plancher tregraves (leacutegegraverement) fissureacute raquo črezvyčajno (edva) izvilistaja doroga laquo chemin

excessivement (agrave peine) accidenteacute raquo

La pluralisation de X ne conduit pas agrave la particularisation de chacun drsquoentre eux mais agrave

la speacutecification de Y qui attire lrsquoattention de lrsquoinstance foyer de la perception par la preacutesence

de Xquant en Y Etant le siegravege de preacutesence de Xquant Y deacutelimite quantitativement son

occurrence ce qui permet lrsquoactualisation de lrsquoexistence drsquoune situation particuliegravere

observable et observeacutee La deacutetermination de Y avec Adjist nrsquoa aucun fond poleacutemique mais

tend agrave transmettre la perception visuelle de la reacutealiteacute objective Y par un observateur

synchrone neutre Sobs

Cette opeacuteration confegravere aux Adjist une fonction deacuteterminative Y est diffeacuterent de Y1 Y2

Yn non pas parce qursquoil possegravede X mais parce qursquoil possegravede Xquant

Lrsquoexistence des deux reacutefeacuterents Xquant et Y est simultaneacutee et elle est indexeacutee sur le

mecircme espacetemps La relation qui les unit est agrave la fois celle de la localisation (Xquant est

laquo logeacute raquo en Y) et de la possession (Y possegravede Xquant) Mecircme si crsquoest bien Xquant qui permet la

speacutecification de Y la relation entre les deux reacutefeacuterents srsquoeacutequilibre et prend la forme drsquoun

constat objectif fait par un eacutenonciateur-observateur (Sobs) dont la position est synchrone agrave la

situation deacutecrite Lrsquoinstance perceptive reste exteacuterieure agrave Y elle se contente de poser son

regard sur lui sans avoir de contact direct avec les reacutefeacuterents Y ou avec X drsquoougrave un degreacute

drsquoimplication relativement limiteacute de lrsquoinstance de la perception du monde

Ces opeacuterations cognitives abstraites confegraverent aux Adjist une fonction deacuteterminative

Y est diffeacuterent de Y1 Y2 Yn non pas parce qursquoil possegravede X mais parce qursquoil possegravede Xquant

41 2 Y ressemble agrave X

Les adjectifs Adjist qui rendent la relation laquo Y ressemble agrave X raquo qualifient le reacutefeacuterent Y par

le truchement drsquoun rapprochement mental avec le reacutefeacuterent X Y et X existent

indeacutependamment lrsquoun de lrsquoautre mais auraient selon le foyer de la perception une proprieacuteteacute

commune qui permet de les comparer ou de les associer lrsquoun agrave lrsquoautre

Les substantifs aussi bien animeacutes qursquoinanimeacutes sont concerneacutes par cette configuration

Lrsquoopeacuteration mentale reacutealiseacutee srsquoappuie sur une impression visuelle immeacutediate susciteacutee

par le reacutefeacuterent Y que lrsquoon associe au reacutefeacuterent X absent du champ drsquoobservation Souvent ce

sont des emplois meacutetaphoriques permettant de deacutecrire la couleur de Y (serebristaja trava laquo

57

herbe argenteacutee raquo zemlistyj cvet lica laquo teint terreux raquo) sa forme (zvezdistoe ukrašenie

laquo deacutecoration en forme drsquoeacutetoile raquo) sa maniegravere de se comporter (podxalimistyj tip laquo flagorneur

hypocrite raquo) ou plusieurs proprieacuteteacutes agrave la fois comme crsquoest le cas du syntagme močalistye

volosy laquo cheveux en filasse raquo qui fait reacutefeacuterence agrave la couleur jaune etou agrave la consistance drsquoune

eacuteponge veacutegeacutetale

Le trait caracteacuteristique qui unit X et Y (couleur forme consistance comportement) est

consubstantiel agrave X mais il est conjoncturel agrave Y la proprieacuteteacute X nrsquoest pas intrinsegraveque agrave Y mais

Y fait penser agrave X

Contrairement agrave la configuration laquo Y possegravede Xquant raquo qui focalise sur la preacutesence

quantitativement importante de X en Y les Adjist laquo Y ressemble agrave X raquo nrsquoinduisent pas la

localisation virtuelle de X en Y Ils construisent un rapprochement fondeacute sur un trait

virtuellement commun qursquoils tendent agrave minorer et agrave introduire ainsi un certain degreacute

drsquoindeacutetermination dans la deacutetermination proposeacutee metelrsquo laquo tempecircte de neige raquo

metelistaja pogoda laquo temps agrave la tempecircte de neige raquo bolvan laquo creacutetin raquo bolvanistyj učenik laquo

eacutelegraveve peu doueacute raquo barxat laquo velours raquo barxatistaja tkanrsquo laquo eacutetoffe velouteacutee raquo

La deacutetermination quantitative minoreacutee de la preacutesence de X se trouve en correacutelation

avec la contrainte seacutevegravere pour lrsquoemploi de ces Adjist avec lrsquoadverbe de haut degreacute očenrsquo

laquo tregraves raquo očenrsquo metelistaja pogoda očenrsquo bolvanistyj učenik očenrsquo serebristyj samoljot

očenrsquo zemistyj cvet lica Il nrsquoest pas possible en effet drsquoindiquer qursquoune valeur faiblement

preacutesente a un haut degreacute de manifestation

Lrsquoexpression de lrsquoatteacutenuation dissimule la reacutealisation implicite drsquoune opeacuteration de

deacuteneacutegation temps agrave la tempecircte mais pas la tempecircte eacutelegraveve peu doueacute mais pas un

imbeacutecile complet eacutetoffe velouteacutee mais pas le velours Le deacuteterminant Adjist signale que la

ressemblance de Y agrave X nrsquoest que partielle et interdit lrsquoassimilation des deux reacutefeacuterents

Lrsquoatteacutenuation la neacutegation et lrsquoindeacutetermination absentes du mode de fonctionnement des

adjectifs laquo Y possegravede Xquantraquo impliquent un travail intellectuel drsquointerpreacutetation de

superposition de lrsquoacte immeacutediat de perception visuelle et de lrsquoacte meacutediat de transfert

mental qui passe par deux eacutetapes conseacutecutives

La premiegravere eacutetape relegraveve du domaine sensoriel ougrave lrsquoobservateur synchrone (Sobs)

perccediloit Y comme un stimulus suscitant chez lui une reacuteaction spontaneacutee

La deuxiegraveme eacutetape relegraveve du domaine du mental elle nrsquoest pas de nature immeacutediate et

spontaneacutee La perception de Y provoque la reacuteminiscence drsquoune sensation ou drsquoun savoir

anteacuterieurs Lrsquoopeacuteration intellectuelle fait appel agrave un transfert de proprieacuteteacute et implique un

acte drsquointerpreacutetation en infeacuterant agrave travers une proprieacuteteacute distinctive et conjoncturelle de Y

observeacute le rapprochement avec une proprieacuteteacute intrinsegraveque de X absent

Le deacutecalage temporel et spatial entre Y et X dans la reacutealiteacute reacutefeacuterentielle induit le

deacutedoublement de lrsquoinstance eacutenonciative en deux supports distincts la perception de Y est agrave

la charge drsquoun observateur neutre (Sobs) la reacuteminiscence de X est du ressort drsquoun

58

eacutenonciateur omniscient (Somn) Au moment de lrsquoeacutenonciation lrsquoinstance eacutenonciative concilie

les deux positions et devient lrsquoartisan de la repreacutesentation imageacutee du monde Ce mode de

construction des sens avec les Adjist deacuteterminateurs est une source ineacutepuisable de langage

meacutetaphorique Le double statut de lrsquoeacutenonciateur et la superposition de deux plans temporels

sont indispensables dans la construction drsquoune meacutetaphore et plus largement dans les

emplois des mots au sens figureacute

La structure du syntagme avec un adjectif Adjist ne correspond pas aux eacutetapes

successives du processus cognitif deacutecrit Dans la reacutealiteacute reacutefeacuterentielle lrsquoobservateur drsquoabord

perccediloit Y et ensuite seulement il le deacutetermine

Crsquoest pourtant lrsquoinverse dans le plan de la langue et de lrsquoordre des mots dans le

syntagme La deacutetermination du reacutefeacuterent agrave travers sa proprieacuteteacute distinctive est premiegravere par

rapport agrave sa nomination comme si la description du monde srsquoappuyait avant tout sur sa

perception visuelle et ensuite seulement sur le processus mental de la reacuteminiscence

lrsquoappreacuteciation subjective de la reacutealiteacute eacutetant plus importante que la reacutealiteacute elle-mecircme

5 Les adjectifs laquo classificateurs raquo Y engendre Xquant

Les adjectifs en ndashist- deacuteterminent le reacutefeacuterent Y comme susceptible drsquoengendrer Xquant

penistoe pivo laquo biegravere mousseuse raquo obvalistyj ovrag laquo ravin menaccedilant de glissement de

terrain raquo zanozistaja palka laquo bacircton rugueux (agrave eacutechardes) raquo mylistyj porošok laquo poudre

savonneuseraquo Leur emploi est marqueacute par une progression dans la preacutesentation abstraite du

monde et peut ecirctre consideacutereacute comme agrave mi-chemin entre les Adjist qui rendent la perception

visuelle ou les impressions gustative tactile ou olfactive du monde

Lagrave encore les adjectifs en -ist- permettent de distinguer le reacutefeacuterent Y des autres

repreacutesentants de la mecircme classe toutes les biegraveres ne sont pas mousseuses tous les ravins

ne provoquent pas drsquoeacuteboulement tous les bacirctons ne donnent pas des eacutechardes toutes les

poudres agrave laver ne sont pas moussantes

Dans cette configuration le suffixe ndashist- preacuteasserte la pluralisation puissantielle de X

9) On ljubit tolrsquoko penistoe pivo

Il nrsquoaime que la biegravere mousseuse

10) Ne trogaj palku ona zanozistaja

Ne touche pas agrave ce bacircton il donne des eacutechardes

11) Ne pokupaj egravetot porošok on sovsem ne mylistyj

Nrsquoachegravete pas cette poudre elle nrsquoest pas du tout savonneuse

59

Le lien entre les reacutefeacuterents X et Y est double fondeacute sur lrsquoanticipation et la relation de

cause agrave effet Lrsquoexistence de X au moment de lrsquoeacutenonciation est virtuelle il ne srsquoagit pas drsquoun

constat synchrone de X mais de la preacuteconstruction de son existence possible

Le reacutefeacuterent X est susceptible drsquoecirctre engendreacute par Y agrave la suite drsquoun acte speacutecifique qui

pourrait lrsquoaffecter la biegravere ne donnera de la mousse que si elle verseacutee le ravin ne

srsquoeacutecroulera que srsquoil est soumis agrave une pression le bacircton ne donnera des eacutechardes que srsquoil est

pris agrave mains nues En drsquoautres termes lrsquoexistence de Xquant est virtuelle et deacutepend de

lrsquoactualisation de la proprieacuteteacute de Y de lrsquoengendrer agrave la suite drsquoun acte speacutecifique

Une fois de plus du point de vue reacutefeacuterentiel Y est premier par rapport agrave X mais au

niveau de la langue crsquoest X qui apparaicirct en premier ce qui est consigneacute par lrsquoordre lineacuteaire

des mots dans le syntagme

Le processus mental nrsquoest pas deacuteclencheacute par la perception drsquoun trait immeacutediatement

observable et ne traduit ni la fusion ni lrsquoassociation mentale des deux reacutefeacuterents comme

crsquoeacutetait le cas des adjectifs deacuteterminateurs Les Adjist classificateurs attestent du reacutesultat drsquoun

transfert intellectuel reacutealiseacute par une instance omnisciente Somn qui construit un monde

potentiel en srsquoappuyant sur son savoir La faculteacute virtuelle de Y agrave produire Xquant est poseacutee

par anticipation eacutetant actualiseacutee par reacuteminiscence la preacutesentation du reacutefeacuterent Y est orienteacutee

vers le potentiel mais srsquoappuie sur lrsquoexpeacuterience acquise par le passeacute

Il y a ainsi un deacutecalage temporel dans lrsquoexistence des reacutefeacuterents Mais on observe

eacutegalement une dispariteacute eacutenonciative entre les points de vue exprimeacutes drsquoougrave une dichotomie

entre deux instances en charge de la vision du monde - lrsquoeacutenonciateur observateur (SoSobs)

garant drsquoexistence de Y et lrsquoeacutenonciateur omniscient (SoSomn) et prenant en charge

lrsquoexistence puissantielle de Xquant

Bien que la preacutesence de Xquant potentiel soit toujours exprimeacutee elle passe au second

plan et crsquoest drsquoabord lrsquoexistence mecircme de X qui pegravese dans la deacutetermination de Y par Adjist la

mousse de la biegravere peut ecirctre abondante mais lrsquoessentiel crsquoest qursquoil y ait de la mousse le

bacircton est susceptible de donner des eacutechardes mais une seule suffirait pour le qualifier avec

Adjist

6 Les impressions sensorielles Les adjectifs laquo appreacuteciateurs raquo

Je considegravere les adjectifs en ndashist- qui traduisent les autres modes de perception que

visuel comme les adjectifs appreacuteciateurs Leurs emplois sont quelquefois ambigus car ces

deacuteterminants peuvent rendre aussi bien lrsquoappreacutehension visuelle avec lrsquoattitude exteacuterieure et

passive de lrsquoobservateur ou la perception du monde autre que visuelle lorsque lrsquoinstance

lrsquoobservateur devient acteur et laquo srsquoapproprie raquo activement Y agrave travers un contact physique

direct

En voici une illustration avec lrsquoadjectif masljanistyj

Masljanistoe vino laquo vin onctueux raquo

60

- Vino vyzyvajuščee vo rtu oščuščenie prijatnoj barxatistosti ndash perception gustative

Vin donnant une sensation gustative drsquoun velouteacute agreacuteable

Masljanistoe pjatno laquo tacircche huileuse raquo

- Na egravekrane planšeta pojavilosrsquo masljanistoe pjatno ndash perception visuelle

Sur lrsquoeacutecran de la tablette est apparue une tache huileuse ndash perception visuelle

Masljanistyj polimer laquo polymegravere huileux raquo

- Poliegravetilen ndash ljogkij masljanistyj na oščuprsquo poluprozračnyj ili neprozračnyj v tolstom

sloe polimer ndash Perception tactile

Le polyeacutethylegravene est un polymegravere leacuteger huileux au toucher transparent ou non

transparent lorsqursquoil est eacutepais

La repreacutesentation des reacutefeacuterents avec les adjectifs appreacuteciateurs ne suit pas tout agrave fait

la mecircme logique que celle des adjectifs deacuteterminateurs ou classificateurs

Dans la reacutealiteacute objective les reacutefeacuterents X et Y actualiseacutes par les adjectifs de ce sous-

groupe sont indissociables X eacutetant consubstantiel agrave Y En effet tout chanteur est

neacutecessairement doteacute drsquoune voix (golosistyj pevec) les fleurs ont normalement une odeur

(dušistyj zapašistyj cvetok) lrsquoeacutecorce des arbres nrsquoest jamais lisse (korjažistyj stvol) tout

fruit possegravede une peau (kožistyj apelrsquosin) de mecircme qursquoon ne peut pas retirer la proprieacuteteacute

masljanistyj aux substantifs des exemples citeacutes

Les adjectifs appreacuteciateurs nrsquoattestent pas de la preacutesence multiple de X en Y comme les

adjectifs deacuteterminateurs ou classificateurs ils introduisent un nouveau type drsquoargument

celui du degreacute drsquointensiteacute de X en Y En effet la sensation ressentie par le foyer de perception

est conditionneacutee par un degreacute important de la proprieacuteteacute X dont lrsquointensiteacute deacutepasse la norme

conventionnelle ščetinistoe lico laquo visage mal raseacute raquo dušistyj cvetok laquo fleur odorifeacuterante raquo

ilistoe dno laquo fond couvert drsquoalgues raquo

La focalisation sur le degreacute drsquointensiteacute de la proprieacuteteacute X atteste de la seacutemantique

scalaire des adjectifs appreacuteciateurs et de leur mise implicite sur une eacutechelle de valeurs

Autrement dit les adjectifs appreacuteciateurs actualisent lrsquoexistence drsquoun repegravere par rapport

lequel est appreacutecieacutee la proprieacuteteacute distinctive X dont la preacutesentation reste cependant marqueacutee

par une dimension drsquoindeacutetermination

On constate en effet une gecircne dans la combinaison de ces adjectifs avec les adverbes

de bas degreacute nemnogo golosistyj pevec ne sovsem dušistyj zapašistyj cvetok čutrsquo

korjažistyj stvol edva kožistyj apelrsquosin En revanche les mecircmes adjectifs se combinent sans

contraintes avec les adverbes de haut degreacute očenrsquo laquo tregraves raquo vesrsquoma laquo assez raquo črezvyčajno

laquo excessivement raquo etc

61

En fonction du seacutemantisme de X et de Y et de la relation qui lie les deux reacutefeacuterents dans la

reacutealiteacute objective lrsquoeacutecart existant peut ecirctre jugeacute positivement comme une qualiteacute (zapašistyj

cvetok) ou drsquoun point de vue critique comme un deacutefaut (kožistyj apelrsquosin) Lrsquoemploi de

lrsquoadjectif en ndashist- atteste de la perception subjective de la reacutealiteacute dont la deacutetermination

neutre et objective par un observateur restant toujours possible gromkogolosyj pevec

laquo chanteur avec une voix puissante raquo šeršavyj stvol laquo tronc drsquoarbre rugueux raquo tolstokožyj

appelrsquosin laquo orange agrave peau eacutepaisse raquo etc

Dans la typologie des Adjist je propose de consideacuterer ces adjectifs comme des adjectifs

eacutevaluatifs qui permettent la caracteacuterisation drsquoun reacutefeacuterent Y par la mise en valeur du degreacute de

preacutesence de la proprieacuteteacute X dont la position sur le gradient reste indeacutetermineacutee

Le statut eacutenonciatif de lrsquoinstance eacutenonciative en charge de cette preacutesentation du monde

deacutepend des paramegravetres contextuels et peut ecirctre aussi bien celui de lrsquoobservateur synchrone

ou celui de lrsquoinstance omnisciente

7 Conclusion

Les adjectifs qualificatifs russes en -ist- expriment toujours une impression ou une

sensation susciteacutees chez lrsquoinstance foyer de la perception par le reacutefeacuterent Y gracircce agrave la

perception drsquoun trait distinctif X

Le suffixe ndashist- opegravere dans deux domaines distincts Drsquoune part il se preacutesente comme un

relateur qui rend les modes de correacutelation entre X et Y drsquoautre part il agit au niveau

notionnel et permet de construire lrsquooccurrence drsquoune situation particuliegravere agrave travers

lrsquoactualisation du reacutefeacuterent Xquant Les opeacuterations cognitives fondamentales de quantification

drsquoextraction et de deacutetermination sont agrave la charge drsquoun eacutenonciateur chaque opeacuteration

cognitive eacutetant un poids preacutepondeacuterant en fonction du mode de perception physiologique de

la situation

Lrsquoinstance eacutenonciative du foyer de la perception So se deacutedouble en deux supports soit Sobs

prenant en charge le constat synchrone du reacutefeacuterent soit Somn support drsquoune vision

reacutetrospective et drsquoune opeacuteration de transfert mental

La typologie des adjectifs qualificatifs Adjist eacutetablie est repreacutesenteacutee dans le tableau

suivant

Classificateurs Deacuteterminateurs Appreacuteciateurs

Y possegravede X

vetvistyj laquobran

churaquo

Y engendre X

penistyj laquo mousseux raquo

Y ressemble agrave X

serebristyj laquo argenteacute raquo

Degreacute de X

masljanistyj

laquoonctueuxraquo

Relation

temporelle

Simultaneacuteiteacute

Y et X

Posteacuterioriteacute

Y est premier X est

Anteacuterioriteacute

X preacutecegravede Y

Simultaneacuteiteacute

Y et X coexistent

62

entre Y et B coexistent second

Relation

reacutefeacuterentielle

entre Y et X

Fusion

Cause agrave effet

Ressemblance

Fusion

Sens concret + + - +

Sens figureacute - - + -

Appreacuteciation

quantitative

Majoreacutee

Majoreacutee

Minoreacutee

Majoreacutee

Statut de

lrsquoinstance

eacutenonciative

So Sobs So

Sobs Soms

So

Sobs Soms

So ou Sobs

Indexatśion

temporelle des

supports

eacutenonciatifs

Moment

de lrsquoeacutenonciatio

n To

Moment de lrsquoeacutenonciat

ion To pour So

Pas drsquoindexation pour

Somn

Moment de lrsquoeacutenonciatio

n To pour So Sobs

Pas drsquoindexation pour

Somn

Moment

de lrsquoeacutenonciation To

Reacutefeacuterences bibliographiques

1) Bottineau T 2010 laquo Les valeurs seacutemantiques du suffixe franccedilais -acirctre- marqueur

drsquoopeacuterations sur le plan notionnel raquo in Syntaxe et seacutemantique ndeg11 Presses

Universitaires de Caen pp 35-54

2) Bottineau T 2012 laquo Les variations seacutemantiques du suffixe russe ndashovat- raquo Slavica

Occitania Universiteacute Toulouse - Le Mirail pp 211-227

3) Culioli A 1990 Pour une linguistique de lrsquoeacutenonciation v I-III Paris Ophrys

4) Efremova T 2000 Novyj slovarrsquo russkogo jazyka Tolkovo-slovobrazovatelrsquonyj

Moskva Russkij jazyk

5) Matushansky O 2005 laquo Les adjectifs - Une introduction raquo Recherches linguistiques de

Vincennes Lrsquoadjectif [En ligne] 34 pp 9-54

6) Morris Ch 1946 Signs Language and Behavior ch VI 89 sqq New-York Prentice

Hall

7) Švedova N (eacuteds) 1982 Grammatika russkogo jazyka (Grammaire de la langue russe)

Moskva Nauka

8) Zaliznjak A 2007 Grammatičeskij slovarrsquo russkogo jazyka (Dictionnaire grammatical

de la langue russe) Мoskva Institut russkogo jazyka imeni V V Vinogradova

63

Les verbes de perception en allemand quelques cas de reacuteversibiliteacute

Martine DALMAS

(Universiteacute Paris ndash Sorbonne)

Cette bregraveve preacutesentation se fixe pour objectif de donner une description syntaxico-

seacutemantique des verbes de perception en allemand contemporain et de montrer quau-delagrave

de la diversiteacute on constate des liens entre les domaines perceptifs sappuyant sur les

speacutecificiteacutes constructionnelles des verbes concerneacutes

Les verbes sur lesquels portent leacutetude sont schmecken riechen houmlren fuumlhlen spuumlren

sehen (schauengucken) Il sagit donc de verbes non-agentifs ou du moins pour les deux

derniers demplois non-agentifs42 Sur la base de leur fonctionnement morpho-syntaxique

que nous preacutesenterons dans un premier temps nous eacutetablirons un premier rapprochement

qui nous permettra de nous livrer agrave quelques reacuteflexions sur les notions de construction et de

reacuteversibiliteacute dune part et sur la fonction de certains preacuteverbes en allemand dautre part

Notre eacutetude eacutetant limiteacutee agrave lrsquoallemand et notre point de deacutepart eacutetant de nature

morpho-syntaxique nous avons choisi ici un ordre qui est exactement lrsquoinverse de la

hieacuterarchie proposeacutee par Viberg (1983 125)43 la symeacutetrie nrsquoen reste pas moins inteacuteressante

1 Le double jeu des goucircts et des odeurs

Les deux verbes concerneacutes sont pour le goucirct schmecken et pour lodorat riechen

Nous les traitons ensemble car ils se comportent du point de vue de leur valence syntaxique

et seacutemantique de maniegravere largement similaire

Dun point de vue seacutemantique le sujet peut deacutesigner dans les deux cas

bull le siegravege du procegraves

[a1] etwas [NPnom] schmeckt oslash xx [adj] nach etwas [preacutepnach + NPdat]

[a2] etwas [NPnom] riecht oslash xx [adj] nach etwas [preacutepnach + NPdat]

bull ou lexpeacuterient lindividu qui perccediloit un goucirct ou une odeur

[b1] jemand [NPnom] schmeckt etwas [NPacc]

42 Lrsquoemploi du terme lsquonon-agentifrsquo (vs lsquoagentifrsquo) nous a paru ecirctre ici le plus pertinent pour la seacutelection des verbes opeacutereacutee Nous nous limitons dans le cadre restreint de cet article agrave une perception non-agentive et excluons donc des verbes tels que kostenprobieren schnuppernschnuumlffeln horchen tasten ansehenanschauenangucken spaumlhen beobachten etc (goucircter renifler eacutecouter toucher eacutecouter regarder eacutepier observer etc) Une eacutetude plus large a eacuteteacute publieacutee par Whitt (2010) dans une perspective diffeacuterente de la nocirctre 43 Sur la base drsquoune eacutetude meneacutee sur plusieurs langues drsquoappartenances diverses Viberg (1983

136) propose la hieacuterarchie suivante sight gt hearing gt touch gt smelltaste

64

[b2] jemand [NPnom] riecht etwas [NPacc]

Au-delagrave de ce paralleacutelisme lieacute agrave la reacuteversibiliteacute des deux verbes sur laquelle nous aurons

loccasion de revenir plus loin nous pouvons observer plusieurs autres caracteacuteristiques

dordre morpho-syntaxique ou seacutemantique

11 Le sujet deacutesigne le siegravege du procegraves

Dun point de vue syntaxique les deux verbes peuvent avec un sujet qui deacutesigne le

siegravege du procegraves ecirctre employeacutes de maniegravere absolue cest-agrave-dire sans aucun autre

compleacutement mais induisant alors une interpreacutetation diffeacuterente Schmecken est orienteacute vers

le positif (cf (1) et (2)) riechen va du neutre (cf (3)) au neacutegatif (cf (4))

[c1] etwas [NPnom] schmeckt oslash [= qqch a bon goucirct est bon]

[c2] etwas [NPnom] riecht oslash [= qqch deacutegage une (mauvaise) odeur]

(1) Hats geschmeckt [= Ceacutetait bon laquo Ccedila a eacuteteacute raquo]

(2) Heute schmeckt der Kaumlse [= Aujourdhui le fromage est bon]

(3) Warum riechen Blumen [= Pourquoi les fleurs ont-elles une odeur ]

(4) Der Kaumlse riecht [= Le fromage sent (mauvais)]

Pour les deux verbes le type de goucirct ou dodeur peut ecirctre exprimeacute soit par un adjectif

deacutesignant une qualiteacute soit par un groupe preacutepositionnel introduit par nach qui indique le

rapprochement et deacutesigne une entiteacute dont le goucirct ou lodeur est consideacutereacute(e) comme

similaire

(6) Diese Gericht schmeckt komisch [= Ce plat a un goucirct bizarre]

(7) Dieser Tee riecht komisch [= Ce theacute a une odeur bizarre]

(8) Dieses Eis schmeckt nach Seife [= Cette glace a un goucirct de savon]

(9) Dieser Kaumlse riecht nach frischer Milch [= Ce fromage sent le a une odeur de lait

frais]

Si seul schmecken permet une construction avec agrave la fois un sujet qui deacutesigne le siegravege du

procegraves et la mention de lexpeacuterient (par un syntagme (pro)nominal au datif44) il faut

toutefois noter que ceci se fait uniquement avec une eacutevaluation positive et qui nest pas

neacutecessairement expliciteacutee par un adjectif45 (cf (10))

[d1] etwas [NPnom] schmeckt mir [NPdat] (gut [adj]) [= qqch me plaicirct (au goucirct)]

[d2] etwas [NPnom] schmeckt mir [NPdat] nicht [neacutegation] [= qqch ne me plaicirct pas (au goucirct)]

44 Lemploi du datif avec le verbe schmecken est agrave rapprocher demplois similaires avec des preacutedicats du type ltplairegt dans plusieurs langues 45 Cet emploi de schmecken pourrait ecirctre paraphraseacute par qqch agrave un goucirct qui me convient et lajout dun adjectif renforce lorientation positive

65

(10) Dort hat mir das Essen (gut) geschmeckt [= Lagrave-bas le repas ma plu jai trouveacute le

repas bon]

Lorsque leacutevaluation est expliciteacutee lexicalement par un adjectif seuls les adjectifs de la

famille ltgutgt sont possibles (cf (11) ndash (13)46 dans les autres cas un renvoi explicite agrave une

limite (deacutepasseacutee ou non atteinte) est neacutecessaire et le datif de la personne concerneacutee est tregraves

proche dun datif de jugement47 (cf (14) ndash (15))

(11) Jedenfalls hat mir der Nachtisch sehr gut geschmeckt [= En tout cas le dessert ma beau-

coup plu jai trouveacute le dessert tregraves bon]

(12) Der neue Whisky hat mir hervorragend geschmeckt [= Jai trouveacute le nouveau

whisky excellent]

(13) Die Vorspeise hat mir vorzuumlglich geschmeckt [= Jai trouveacute lentreacutee succulente]

(14) Der Schnaps schmeckt mir zu suumlszlig [= Je trouve cet alcool trop doux]

(15) Der Wein schmeckt mir nicht fruchtig genug [= Je trouve ce vin pas assez fruiteacute]

12 Le sujet deacutesigne lexpeacuterient

Lorsque le sujet syntaxique deacutesigne lexpeacuterient lemploi absolu nest possible pour

aucun des deux verbes dans les deux cas le goucirct ou lodeur perccedilu(e) est exprimeacute(e) par un

syntagme nominal (ou agrave deacutefaut par un pronom) agrave laccusatif

(16) Schmeckst du Riechst du den Wein in der Soszlige [= Sens-tu le vin dans la sauce ]

(17) Riechst du die frische Landluft [= Sens-tu lodeur fraicircche de la campagne ]

(18) Riechst Schmeckst du es [= Tu (le) sens ]

Ce sont les similitudes dans le fonctionnement de ces deux verbes qui dominent La

proximiteacute des deux types de perception par le goucirct et lodorat semble lieacutee agrave celle des

organes concerneacutes Est-ce dailleurs un hasard si dans son emploi dialectal (espace

46En dehors de gut (bon) notamment dans sa forme moduleacutee par sehr (tregraves) on trouve les adjectifs vorzuumlglich (succulent) et hervorragend (excellent) Toutefois ces emplois sont peu freacutequents une recherche sur le corpus DeReKo (Deutsches Referenzkorpus Mannheim plus de 25 milliards de mots) fournit un nombre doccurrences tregraves faible pour chaque adjectif dans ce type de construction (entre 5 et 15) 47 dativus iudicantis En dehors des adjectifs dont la signification est laquo bon raquo lemploi du graduatif zu (= trop) [ou de sa version neacutegative nicht hellip genug (= pas assez)] est alors quasiment obligatoire pour marquer justement la deacuteviance par rapport agrave lattente le deacutecalage par rapport agrave la norme et donc le renvoi implicite agrave un degreacute infeacuterieursupeacuterieur Cf Brandt (2006) qui analyse ces constructions sous lappellation laquo too comparatives raquo Nous renvoyons ici eacutegalement agrave la description que propose Krivocapić (2006 320 sq) du datif de point de vue accompagnant certains adjectifs en serbe

66

aleacutemanique)48 schmecken deacutesigne la perception par lodorat comme cela est le cas ndash en

langue standard ndash pour le verbe anglais correspondant smell

Nous allons voir agrave preacutesent que deux autres types de perception permettent eacutegalement

un rapprochement des verbes concerneacutes

2 Louiumle et le toucher

Les trois verbes concerneacutes sont ici houmlren (entendre) et fuumlhlenspuumlren49 (sentir) Ils

peuvent semployer avec un sujet qui deacutesigne lexpeacuterient ou qui deacutesigne le siegravege du procegraves50

Toutefois dans ce dernier cas seuls sont possibles houmlren et fuumlhlen ils ont alors un emploi

pronominal et sont accompagneacutes du preacuteverbe an qui exprime le contact

[e1] jemand [NPnom] houmlrt etwas [NPaccdasswieVP] [expeacuterient]

[e2] jemand [NPnom] fuumlhltspuumlrt etwas [NPacc] [expeacuterient]

[f1] etwasjemand [NPnom] houmlrt sich xx[adjwieNPPP hellip als obVP] an [siegravege]

[f2] etwasjemand [NPnom] fuumlhlt sich xx[adjwieNP] an [siegravege]

Lorsque le sujet est lexpeacuterient le verbe est transitif et il est compleacuteteacute soit par un

syntagme (pro)nominal (cf (19)-(20)) soit par un syntagme infinitival (cf (21)) soit par un

syntagme verbal deacutependant (compleacutetive en dass voire en wie51 (22)-(25))

(19) Houmlrst du die Glocken in der Ferne [= Entends-tu les cloches au loin ]

(20) Spuumlren Sie die Wirkung der Massage [= Sentez-vous lrsquoeffet du massage ]

(21) Sie fuumlhltespuumlrte ihr Herz schlagen [= Elle sentait son cœur battre]

(22) Sie houmlrte dass im Treppenhaus etwas los war [= Elle entendit quil se passait quel-

que chose dans la cage descalier]

48Le grand dictionnaire historique de la langue allemande Deutsches Woumlrterbuch (33 tomes) commenceacute au milieu du XIXe siegravecle par les fregraveres Grimm et termineacute plus de cent ans plus tard en 1960 est aujourdhui accessible en ligne Il donne agrave propos du verbe schmecken le commentaire suivant mentionnant la plaisanterie selon laquelle dans de telles reacutegions les gens ne disposeraient que de quatre senshellip laquo Steinbach 2 457 bezeichnet schmecken riechen als landschaftlich Frisch 2 204a als besonders fuumlr das alemannische charakteristisch und erwaumlhnt den scherz dasz man in solchen gegenden nur vier sinne habe hellip raquo httpwoerterbuchnetzdeDWBsigle=DWBampmode=Vernetzungamplemid=GS13306XGS13306 49 Sils servent tous les deux agrave exprimer la perception par le toucher ces deux verbes ne sont toutefois pas synonymes dans tous leurs emplois Le cadre reacuteduit de cet article ne nous permet pas drsquoentrer dans les deacutetails de leur description agrave travers leurs profils combinatoires respectifs 50

Nous faisons abstraction des tregraves nombreux verbes exprimant une eacutemission de bruit et qui varient en

fonction de la source concerneacutee (rattern droumlhnen knattern rasseln) voire de lrsquoimage choisie (donnern

haumlmmern) 51

La diffeacuterence entre les subordonnants dass et wie se situe ici au niveau du caractegravere statique de

leacuteveacutenement marqueacute par dass ou dynamique processuel souligneacute par wie Cet emploi de wie est speacutecifique

des verbes de perception

67

(23) Sie houmlrte dann wie die Schritte naumlher kamen [= Elle entendit alors les pas se

rapprocher]

(24) Er fuumlhlte dass sich etwas an seinen Handgelenken befand [= Il sentait quil avait

quelque chose aux poignets]

(25) Sie spuumlrte wie sie zu zittern begann [= Elle sentait quelle commenccedilait agrave

trembler]

Lorsque le sujet syntaxique est le siegravege du procegraves seuls les verbes houmlren et fuumlhlen

sont utiliseacutes Ils entrent dans une construction pronominale qui comporte la mention dune

qualiteacute se faisant soit explicitement par un adjectif (cf (26)-(28)) soit sur la base dune

comparaison (et la qualiteacute (preacute)supposeacutee connue reste alors implicite cf (29)-(30))

(26) Das Baby houmlrt sich verschnupft an [= Agrave lentendre le beacutebeacute est enrhumeacute]

(27) Das Kind fuumlhlt sich fiebrig an [= Au toucher lenfant est fieacutevreux]

(28) Meine Haare fuumlhlen sich rauh an [= Mes cheveux sont recircches au toucher]

(29) Mein Auto houmlrt sich an wie ein Traktor [= Ma voiture fait un bruit qui ressemble agrave

celui dun tracteur]

(30) Diese Radiostimme houmlrt sich wie vor 50 Jahren an

[= Cette voix radiophonique sonne comme

ressemble agrave une voix dil y a 50 ans On

dirait une voix dil y a 50 ans]

Le rapprochement que nous avons opeacutereacute ici entre perception auditive et perception tactile

pourrait en soi surprendre si les verbes ne nous avaient pas conduite vers une constatation

de similariteacute constructionnelle En effet tandis que les emplois de ces verbes avec un sujet

deacutesignant lexpeacuterient les rapprochent du couple preacuteceacutedent (schmecken ndash riechen) ce sont

les cas ougrave le sujet deacutesigne le siegravege du procegraves qui montrent une similariteacute frappante des

constructions de ces deux verbes houmlren et fuumlhlen Et lexpeacuterience humaine apporte elle aussi

une attestation de proximiteacute entre lrsquoouiumle et le toucher agrave un niveau nettement pragmatique

le lien entre les deux types de perception est acteacute par la forme proverbiale laquo Wer nicht houmlren

will muss fuumlhlen raquo52 ndash reflet de lexpeacuterience humaine ougrave la diminution volontaire de la

perception par louiumle entraicircne une augmentation de la perception par le toucher

52 Paraphrasable par Quand on ne veut pas entendre (les conseils) on sinstruit agrave ses deacutepends

68

3 La vue

Le dernier cas abordeacute dans le cadre de cette bregraveve contribution est la perception par

la vue Quatre verbes sont concerneacutes tous deacutesignent la perception visuelle avec des

modaliteacutes drsquoemploi diverses et ineacutegales sehen blicken schauen gucken53

Comme dans les cas eacutevoqueacutes preacuteceacutedemment on observe deux types demplois lun

ougrave le sujet deacutesigne lexpeacuterient avec un seul type de construction transitive

[g1] jemand [NPnom] sieht etwasjdn [NPacc] [expeacuterient]

lautre ougrave il correspond au siegravege du procegraves avec trois types de constructions et trois sens

diffeacuterents

[h1] etwas [NPnom] blicktschautguckt aufuumlberzuaus etwas [Preacutep + NPaccdat] [siegravege]

[h2] jemandetwas [NPnom] siehtschaut xx[adjwieNPals obVP] aus [siegravege]

[h3] etwas [NPnom] siehtschaut unter etwas[Preacutep + NPdat] hervor [siegravege]

Pour ce deuxiegraveme type de construction plusieurs aspects meacuteritent drsquoecirctre releveacutes

- Lrsquoemploi des verbes simples schauenblickengucken avec un sujet non-agentif implique

que celui-ci ne soit pas un animeacute (cf (31)-(32)) et sert agrave deacutesigner une orientation dans

lespace Le sujet deacutesigne ici un lieu dont lrsquoorientation reste neacuteanmoins associeacutee agrave celle du

regard humain Un sujet animeacute serait en revanche obligatoirement agentif et ne deacutesignerait

pas le siegravege du procegraves (le verbe correspondrait alors au franccedilais regarder)

(31) Das Zimmer blicktschautguckt in den Innenhof [= La piegravece donne sur la cour inteacuterieure]

(32) Die Gipfel schauten aus dem Nebel [= On voyait les sommets sortir du

brouillard]

Dans les deux autres cas ougrave le sujet est le siegravege du procegraves nous avons affaire agrave des verbes

composeacutes qui associent un preacuteverbe comme nous lrsquoavions deacutejagrave constateacute pour le couple de

verbes preacuteceacutedents (perception auditive et tactile houmlren et fuumlhlen) La reacuteversibiliteacute est donc

lieacutee agrave la preacutesence drsquoun preacuteverbe mais sans qursquoil y ait ici pronominalisation

Le preacuteverbe aus- marque une perspective qui eacutemane du siegravege du procegraves et sert agrave

exprimer une apparence (cf (33)-(35))

(33) Das Kind siehtschaut krank aus [= Lrsquoenfant a lrsquoair malade]

(34) Das Maumldchen siehtschaut aus wie ein kleiner Engel [= La fillette ressemble agrave un ange]

53 Nous nous limitons ici pour notre objectif agrave ces quatre verbes qui deacutesignent directement la perception visuelle mais tout comme dans le domaine auditif ce mode de perception a donneacute lieu au-delagrave des verbes exprimant directement la perception agrave un systegraveme lexical de verbes deacutesignant des lsquoeacutemissions visuellesrsquo tregraves eacutelaboreacute avec une grande varieacuteteacute de verbes (par ex pour exprimer un scintillement plus ou moins intense en fonction de lrsquoobjet concerneacute glitzern funkeln flimmern schimmern schillern)

69

(35) Die Kuumlche siehtschaut aus als ob sie nie benutzt wuumlrde [= La cuisine donne limpression

de necirctre jamais utiliseacutee]

Le preacuteverbe hervor- marque une perspective orienteacutee vers lrsquoobservateur et sert agrave

exprimer un lsquosurgissement agrave la vuersquo lrsquoapparition visuelle drsquoune entiteacute qui aurait puducirc rester

cacheacutee (cf (36)-(38))

(36) Eine blonde Locke schaute unter der Muumltze hervor [= Une boucle blonde sortait de

dessous le bonnet]

(37) Die Sonne schaute kurz hinter den dicken Wolken hervor [= Le soleil sortit un bref instant

de derriegravere les eacutepais nuages]

(38) Er trug einen Turban aber das rechte Ohr guckte hervor [= Il portait un turban mais on

voyait son oreille droite]

4 Conclusion jeux de rocircles et mises en perspective

Ce bref aperccedilu des verbes de perception non-agentifs de lallemand standard a permis

de mettre en valeur les facteurs de leur reacuteversibiliteacute changement de la nature seacutemantique

du sujet modification de lenvironnement syntaxique et dans certains cas ajout dun

preacuteverbe voire pronominalisation On constate que ces deux faccedilons de preacutesenter un

eacuteveacutenement perceptif font intervenir sur le plan syntactico-seacutemantique des variations qui

rappellent ce qui se passe pour dautres types de mise en perspective tels que la passivation

et les strateacutegies de recentrage sur un actant non-animeacute

Et cest preacuteciseacutement lorsque lexpeacuterient sefface au profit du siegravege du procegraves que la

construction integravegre une variable qualitative dont le seul garant est alors le locuteur

Travaux citeacutes

1) Brandt Patrick 2006 Receiving and perceiving datives (cipients) A view from

German in Datives and Other Cases Between argument structure and event structure

Daniel Hole Andreacute Meinunger amp Werner Abraham (ed) Amsterdam Philadelphia

Benjamins pp 103-139

2) Krivokapić Jelena 2006 Putting things into perspective The function of the dative in

adjectival constructions in Serbian In Datives and Other Cases Between argument

structure and event structure Daniel Hole Andreacute Meinunger amp Werner Abraham (ed)

Amsterdam Philadelphia Benjamins pp 301-329

3) Viberg Ake 1983 The Verbs of Perception in Linguistics 21 pp 123-162

4) Whitt Richard J 2010 Evidentiality and Perception Verbs in English ans German Bern

Peter Lang

70

Russe laquo slyšatrsquo raquo breton laquo klevout raquo confusion de sens ou

synestheacutesie

Steacutephane VIELLARD (Universiteacute Paris ndash Sorbonne)

Si lrsquoon doit agrave la chercheuse Irina Aleksandrovna Safonova de lrsquouniversiteacute de Volgograd

des eacutetudes inteacuteressantes sur les verbes de perception en vieux russe et en russe moderne

une question a cependant eacuteteacute laisseacutee de cocircteacute par la chercheuse qui agrave notre connaissance ne

lrsquoaborde pas celui du sens particulier en apparence paradoxal qursquoa pu prendre le verbe

russe slyšatacute (litteacuteralement lsquoentendrersquo) Observons quelques exemples

1) Slyšu zapax trav i penie ptic (E Pokuševa)

(httptriinochkarupost315563990)

Je [slyšu] lrsquoodeur des herbes et le chant des oiseaux

La phrase fait apparaicirctre une construction qui se situe entre le zeugme et lrsquoanacoluthe

puisque lrsquoeacutenonceacute joue sur les deux sens que possegravede le verbe slyšatrsquo en russe en mettant le

verbe en facteur commun

2) A vsjo že ljublju zemlju i gorod svoj v kotorom slučajno rodilsja Žalrsquo tolrsquoko sovsem

ne slyšu ja penja ptic zapaxa travy (K Vaginov Monastyrrsquo Gospoda našego Apollona

(httpkvaginovrucat=20))

Jrsquoaime quand mecircme ma terre et ma ville dans laquelle je suis neacute par hasard Je

regrette seulement de ne pas slyšatacute le chant des oiseaux lrsquoodeur de lrsquoherbe

Mais on peut dire aussi

3) Ja čuvstvuju zapax travy šorox listvy (httpwwwamor-paisrua-ljcmmpost-

608252)

Je sens lrsquoodeur de lrsquoherbe le bruissement du feuillage

Lrsquoemploi de slyšatacute nrsquoest pas exclu non plus du domaine onirique comme lrsquoattestent ces deux

exemples pris dans un recueil drsquointerpreacutetation des recircves

4) Slyšatrsquo vo sne zapax benzina ili nalivatrsquo benzin ndash k skoroj dalrsquonej doroge

Sentir en recircve lrsquoodeur de lrsquoessence ou verser de lrsquoessence est signe de voyage lointain

5) Slyšatrsquo vo sne vonrsquo ndash k mstitelrsquonoj ličnosti kotoraja možet isportitrsquo vam žiznrsquo

Sentir en recircve une mauvaise odeur est signe de rencontre avec une personne

vindicative qui peut vous gacirccher la vie (Tolkovatelrsquo snov La clef des songes

httpbolmagnarodrusonsonnik1htm)

71

Le sens de perception olfactive est eacutegalement exprimeacute par le preacutedicatif slyšno et lrsquoadjectif

slyšen formeacutes sur la mecircme racine

6) S reki pondimaetsja syrostrsquo silrsquonee slyšen zapax gnijuščix trav (M Gorrsquokij Gorodok

Okurok (1909) ruscorpora)

De la riviegravere monte lrsquohumiditeacute on sent encore plus fort lrsquoodeur des herbes en

deacutecomposition

7) byl slyšen silrsquonyj zapax nečistot voni pod mojkoj

(httpmonitorespecwssection10topic157606html)

8) Ozero s pelikanami nastolrsquoko grjaznoe čto ot nego na neskolrsquoko metrov slyšna vonrsquo

(Vesti httpvestiuakiev8641-slon-horas-iz-kievskogo-zooparka-zabolel-iz-za-

odinochestva)

Si lrsquoon se limite agrave lrsquoeacutetude de la forme verbale la question qui se pose est de savoir ce

qursquoil en est de la distribution des formes aspectuelles Lieacutee agrave la preacuteverbation leur

distribution est en fait irreacuteguliegravere

Le corpus informatiseacute de la langue russe (ruscorporaru) nrsquoatteste pas de forme

perfective transitive en po- (poslyšal zapax) Pour le perfectif en u- Ruscorpora donne 26

exemples entre le deacutebut du XIXe siegravecle et lrsquoeacutepoque contemporaine

9) Cirjulrsquonik Ivan Jakovlevič živuščij na Voznesenskom prospekte [hellip] prosnulsja

dovolrsquono rano i uslyšal zapax gorjačego xleba (N Gogolrsquo Nos (1836) ruscorpora)

Le barbier Ivan Iakovlevič qui vivait sur lrsquoavenue Voznesenskij [hellip] se reacuteveilla assez

tocirct et uslyšal une odeur de pain chaud

Le perfectif en po- est possible agrave la forme pronominale (6 exemples sur ruscorpora entre

1833 et 1989)

10) Luč tanceval na vysote dvyx futov ot pola Poslyšalsja zapax gorjaščego mjasa I

vdrug stalo tixo tolrsquoko gudelo plamja v apparate (А Tolstoj Giperboloid inženera

Garina (1925-1927) (ruscorpora)

Le rayon dansait agrave deux pieds du sol Poslyšalsja une odeur de viande en train de brucircler

Et soudain tout redevint silencieux seule la flamme ronronnait dans lrsquoappareil

On remarque que dans ce dernier exemple la phrase contenant le verbe poslyšatacutesja agrave valeur

essentiellement olfactive puisque combineacute avec le substantif zapax (odeur) est suivie drsquoune

phrase comportant deux termes agrave sens de perception auditive (tixo - silencieux gudetacute -

ronronner siffler)

72

Qursquoen pensent les russophones eux-mecircmes La question de savoir si ce sens est admis

semble les preacuteoccuper comme en teacutemoigne la question suivante poseacutee reacutecemment sur le

site de Russkij mir (Monde russe)

11) Možno li skazatrsquo laquo Uslyšal zapax cvetov (29042014) Soglasno tolkovym

russkogo jazyka upotreblenie glagola slyšatrsquo v otnošenii obonjatelrsquonyx ili taktilrsquonyx

oščuščenij javljaetsja razgovornym Pravilrsquonee počuvstvoval oščutil vdoxnul zapax

cvetov (Fond Russkij mir

httpwwwrusskiymirrueducation2servicesask84287)

Selon les dictionnaires raisonneacutes de la langue russe lrsquoemploi du verbe slyšatacute pour des

sensations olfactives ou tactiles relegraveve de la langue parleacutee Il est plus correct

drsquoemployer počuvstvoval oščutil vsdoxnul zapax cvetov

Cet emploi serait donc propre agrave la langue parleacutee Sans doute et cela nrsquoa pas manqueacute

dinteacuteresser au XIXe siegravecle le lexicographe Vladimir Dahl qui note dans son dictionnaire

(1862-1863) agrave lentreacutee Slux (Ouiumle)

12) Slyšatrsquo inogda voobšče čuvstvovatrsquo osjazatrsquo osobenno obonjatrsquo i govoritsja o

četyrjox čuvstvax krome zrenija Ja nikogda počti ugaru ne slyšu nosom obonjaniem

Jazyk ne lopatka slyšitrsquo čto gorrsquoko čto sladko poznajot vkus U slepyx osjazanie byvaet

tak tonko čto oni palrsquocami slyšat gde očko na karte Sobaka slyšit čutrsquojom Udilrsquoščik

slyšit kogda ryba kljunet Takže o vnutrennem čuvstve Serdce slyšit gore predveščaet

Duša vidit serdce slyšit (V Dahl Tolkovyj slovarrsquo živogo velikorusskogo jazyka 1862-

1863) parfois en geacuteneacuteral sentir en particulier par lodorat et se dit de quatre des

cinq sens sauf pour la vue

Les exemples donneacutes par Dahl portent sur lrsquoodorat le goucirct le toucher et les sentiments

perception interne ou intuition

Quant au Grand dictionnaire acadeacutemique de la langue russe en 17 volumes publieacute

dans les anneacutees 1950- 1960 il fait bien apparaicirctre ce sens qui arrive en quatriegraveme position

dans la description du champ seacutemantique du verbe Il nrsquoy a cependant aucune indication du

niveau de langue ce qui laisse penser que pour les auteurs qui le glosent par čuvstvovatrsquo

oščuščatrsquo (sentir) le sens de lsquosentir autrement que par louiumle occupe un rang eacutegal au sens

consideacutereacute comme premier (entendre) Le premier exemple est dailleurs emprunteacute agrave un

reacutecit de Vladimir Dahl qui fut aussi sans grand succegraves eacutecrivain Le verbe a ici le sens de

lsquoressentirrsquo

73

13) Mne stalo poveselej ustali ne slyšal ja nikakoj a tolrsquoko slovno stanovilosrsquo mne

volrsquonej i legče (V Dakrsquo Rasskazy lezgina Asana)

Je fus un peu plus joyeux je ne ressentais plus aucune fatigue ceacutetait comme si je

devenais plus libre et soulageacute

Un autre exemple joue sur la polyseacutemie du verbe

14) Proxor bez umolku rasskazyval Matrsquo vzdyxala krestilasrsquo ulybalasrsquo i ne ušami

slyšala ona - slova kak-to leteli mimo - slyšala svoim serdcem (V Šiškov Ugrjum-

reka)

Proxor racontai son histoire sans srsquoarrecircter Sa megravere soupirait se signait souriait et ce

nrsquoest pas avec ses oreilles qursquoelle slyšala car les mots passaient au-dessus drsquoelle elle

slyšala avec son cœur

Face agrave cette polyseacutemie que dit lrsquoeacutetymologie

La racine slux remonte agrave un eacutetymon indo-europeacuteen kleu- klū- qui signifie bien

lsquoentendrersquo comme lrsquoatteste lrsquoIndogermanisches etymologisches woumlrterbuch de Julius

Pokorny54 En slave cette racine est agrave la base des mots cлух (louiumle) слушать (eacutecouter)

слышать (entendre) слыть (avoir la reacuteputation de) слово (mot) слава (renommeacutee

gloire) (cf sur une autre racine latin fama - ce quon dit de quelquun renommeacutee reacuteputation

bonne ou mauvaise grec φήμη - mecircme sens formeacute sur la mecircme racine que le verbe φημί

lsquodirersquo) Un quelconque sens de sentir ne semble pas apparaicirctre dans la racine indo-

europeacuteenne

Dans son Etymological dictionary of the slavic inherited lexicon Brill Rick Derksen55

ne fait pas mention non plus de lien avec un quelconque sentir pour slyšati il renvoie agrave

slušati et fait eacutetat de la racine indo-europeacuteenne signifiant lsquoentendrersquo Il donne les sens du

verbe slušati dans lrsquoensemble des langues slaves et aucune drsquoentre elles nrsquoatteste un sens

lsquosentirrsquo Le seul sens particulier est celui de lsquobecome befitrsquo pour le tchegraveque slušeti et le

slovaque slušatacute (Derksen p 455)

Du cocircteacute du grec et du latin

54 J Pokorny Indogermanisches etymologisches woumlrterbuch Francke Verlag Bern und Muumlnchen 1959 t 2 p 605-607 Cf version informatiseacutee par sur httpwwwutexaseducolacenterslrcielexPokornyMaster-Xhtml agrave la page httpwwwutexaseducolacenterslrcielexXP0984html 55 R Derksen Etymological dictionary of the slavic inherited lexicon Brill Leiden-Boston 2008

74

Sens et eacutetymologie du grec ἀκούω (entendre entendre dire comprendre) et apregraves

Homegravere lsquoavoir telle ou telle reacuteputationrsquo crsquoest-agrave-dire lsquosrsquoentendre traiter bien ou malrsquo56

Lrsquoeacutetymologie nrsquoest pas sucircre mais les deux hypothegraveses mentionneacutees par Chantraine ne font

pas eacutetat drsquoun quelconque rapprochement avec lrsquoideacutee de lsquosentirrsquo

En latin audio est un verbe nouveau qui a remplaceacute lrsquoancien indo-europeacuteen kleu-

lsquoentendrersquo (la racine i-e avait donneacute en latin clueō lsquoavoir la reacuteputationrsquo cf russe slytrsquo [mecircme

racine] inclitus lsquoceacutelegravebre illustrersquo)57

Mais le grec possegravede un autre verbe lsquoentendrersquo crsquoest le verbe κλύω lsquoentendrersquo

lsquoeacutecouterrsquo lsquoavoir entendursquo drsquoougrave lsquoapprendrersquo lsquocomprendrersquo avoir conscience dersquo Or on trouve

chez Homegravere dans lrsquoOdysseacutee un passage ougrave ce verbe est employeacute avec un sens qui nrsquoest pas

celui de percevoir par lrsquoouiumle

[Σοὶ δὲ θεοὶ τόσα δοῖεν ὅσα φρεσὶ σῇσι μενοινᾷς 180

ἄνδρα τε καὶ οἶκον καὶ ὁμοφροσύνην ὀπάσειαν

ἐσθλήν] οὐ μὲν γὰρ τοῦ γε κρεῖσσον καὶ ἄρειον

ἢ ὅθ᾽ ὁμοφρονέοντε νοήμασιν οἶκον ἔχητον

ἀνὴρ ἠδὲ γυνή πόλλ᾽ ἄλγεα δυσμενέεσσι

χάρματα δ᾽ εὐμενέτῃσι μάλιστα δέ τ᾽ ἔκλυον αὐτοί raquo 185 (Homegravere Odysseacutee chant 6

vers 182-185)

Voici la traduction proposeacutee par Eugegravene Barreste en 1842 laquo Non il nest point de bonheur

plus grand de bonheur plus deacutesirable que celui de deux eacutepoux gouvernant leur maison

animeacutes par une seule et mecircme penseacutee Cette union fait le deacutesespoir de leurs ennemis la joie

de leurs amis et les eacutepoux eux-mecircmes sentent tout le prix de ce bonheur 58 raquo (p 94)

56 P Chantraine Diciotnnaire eacutetymologique de la langue grecque Histoire des mots Klincksieck Paris 1968 57 A Ernout A Meillet Dictionnaire eacutetymologique de la langue latine Histoire des mots Klincksieck Paris 2001 58 Note drsquoE Bareste Nous avons rendu ce passage μάλιστα δέ τ᾽ ἔκλυον αὐτοί (vers 185) par et ils sentent eux-mecircmes tout le prix de ce bonheur Madame Dacier et Dugas-Montbel se sont tous deux eacutecarteacutes du veacuteritable sens en disant la premiegravere laquo union qui est pour eux un treacutesor de gloire et de reacuteputation raquo et le second laquo eux surtout obtiennent une grande renommeacutee raquo Ce dernier auteur ajoute dans une note (Observat sur lOdysseacutee chant VI p 100) quil avait dabord traduit ce passage par laquo eux seuls connaissent toute leur feacuteliciteacute raquo en suivant le sens indiqueacute par les scoliastes qui rendent cette phrase par eux seuls connaissent et jouissent de ce mutuel avantage ou bien de leur mutuelle bienveillance mais plus tard sappuyant sur lautoriteacute dEustathe et sur celle de M Boissonade il pensa avec ce dernier auteur que μάλα κλύω correspondant agrave lexpression latine benegrave audire lien entendre ecirctre loueacute il fallait traduire ce passage par ils obtiennent une bonne renommeacutee Avant daller plus loin remarquons que cette analogie nest point fondeacutee car μάλιστα eacutetant le superlatif de μάλα (fort beaucoup) nrsquoa aucun rapport avec les mots prœclaregrave et optimegrave mais signifie tout simplement maximegrave Ainsi Dugas-Montbel a donc eu tort de dire que Barnegraves et Clarke avaient mal rendu la phrase grecque par maxime vero sentiunt et ipsi tandis quagrave tort il voulait lui quon la traduisicirct par prœclaregrave audiunt et ipsi Dailleurs Dubner sest entiegraverement conformeacute au texte de

75

Dans sa traduction rythmeacutee (bibliothegraveque de La Pleacuteiade) le grand Victor Beacuterard

(1864-1931) eacutevite la difficulteacute en rendant le vers 185 de la maniegravere suivante laquo Il nrsquoest rien

de meilleur ni de plus preacutecieux que lrsquoaccord au foyer de tous les sentiments entre mari et

femme grand deacutepit des jaloux grande joie des amis bonheur parfait du couple raquo (eacutedition

de la Pleacuteiade p 637)

Si la traduction russe faite au XIXe siegravecle par le poegravete Joukovskij ne peut guegravere ecirctre

prise en compte (Joukovskij ne connaissait pas le grec et reacutealisa sa traduction drsquoHomegravere agrave

partir drsquoune traduction litteacuterale allemande qursquoavait reacutealiseacutee pour lui le savant helleacuteniste

K H F Grashof59) il existe une traduction en russe moderne

15) laquo vedrsquo net ničego ni prekrasnej ni lučše

Esli muž i žena v ljubvi i polnejšem soglasrsquoji

Dom svoj vedut ndash v utešenrsquoje druzrsquojam a vragam v ogorčenrsquoje

Bolrsquoše vsego ž oni sami ot egravetogo čuvstvujut sčastrsquoje raquo

(httpwwwe-readingmechapterphp154709Gomer_-

_Odisseya_28Veresaev29html)

Revenons maintenant au slave et au russe proprement dit

Dans lrsquoarticle consacreacute au verbe слышати le Dictionnaire de lrsquoacadeacutemie russienne

publieacute de 1789 agrave 1794 sous la feacuterule de la princesse Ekaterina Romanovna Daškova et sous

la direction de Denis Fonvizin ne mentionne pas ce sens

Dans les documents sur eacutecorce de bouleau disponibles agrave ce jour le verbe слышати qui

apparaicirct quatre fois (donc peu repreacutesenteacute) a le sens drsquo lsquoentendre dirersquo mais jamais le sens de

lsquosentirrsquo (du moins dans la 2egraveme eacutedition du recueil eacutediteacute par A Zaliznjak60)

En vieux russe comme en vieux slave le verbe slyšati61 correspond essentiellement au

verbe grec ἀκούειν et Sreznevskij dans son dictionnaire du vieux russe le traduit en russe

moderne par slyšatrsquo vosprinimatrsquo sluxom (entendre percevoir par louiumle)

Clarke et Voss traduit ce passage par und mehr noch geniessen sie selber (et eux-mecircmes en jouissent encore davantage) (Traduction et notes drsquoEugegravene Bareste Paris Lavigne ibraire-eacutediteur 1842 sur le site httpremacleorgbloodwolfpoeteshomeretablehtm) 59 Cf E Lo Gatto Histoire de la litteacuterature russe 1965 p 212 60 А Zaliznjak Drevnenovgorodskij dialekt 2-е izdanie pererabotannoe s učotom materiala naxodok 1995-2003 gg Moskva Jazyki slavjanskoj kulrsquotury 2004 61 Le verbe vieux-slave a une forme plus ancienne слъшати que lrsquoon rencontre 6 fois dans le Marianus (cf Vaillant MVS p 262) Dans son dictionnaire eacutetymologique Miklosich signale slyšati comme laquo duratif raquo et slušati comme laquo iteacuteratif raquo (p 309) Sur lrsquoalternance оу ъi voir Vaillant Manuel du vieux slave Institut drsquoeacutetudes slaves Paris 1963 p 79

76

16) Имѣѩ оуши слышати да слышить (Matthieu XXV 30 Eacutevangile drsquoOstromir) qui

traduit litteacuteralement mot agrave mot le grec de lrsquooriginal

ὁ ἔχων ὦτα ἀκούειν άκουέτω

Dans le dictionnaire du vieux slave de Cejtlin et alii le verbe est donneacute comme imperfectif

dans le premier emploi agrave lrsquoinfinitif et comme perfectif dans la seconde occurrence

conjugueacutee62

Lrsquoemploi pronominal du participe preacutesent actif servait agrave signifier lsquocelui qui est nommeacutersquo

ὁ λεγόμενος иоуда слши сo искариотинъ (lsquoJudas dit lrsquoIscariote Supraslensis 410 13)

Les textes anciens ne font apparemment pas eacutetat drsquoun quelconque sens de perception

olfactive

Continuons notre exploration diachronique

Le Dictionnaire de la langue des XIe-XVIIe siegravecles nous apporte des donneacutees fort

inteacuteressantes Tout drsquoabord le verbe slyxatrsquo apparaicirct au XVIIe siegravecle comme susceptible de

prendre le sens de lsquosentirrsquo lsquoressentirrsquo lsquoavoir consciencersquo Eacuteloquent de ce point de vue est

lrsquoexemple du pauvre Michka Semionov qui comme le roi Stanislas Leczinsky srsquoest endormi

devant sa chemineacutee et est tombeacute dans le brasier sans srsquoen apercevoir La lettre qui relate

lrsquoaccident est dateacutee de 1646

17) слыхати 3 Почувствовать Мишка Семеновъ сидѣлъ у огня да вздремавъ

упалъ в огонь а какъ в огонь упалъ и того онъ и не слыхалъ (Пис к

Матюшкину 1646 г) Miška Semenov eacutetait assis pregraves du feu et srsquoeacutetant assoupi il tomba

dedanshellip Et comment il tomba dans le feu il ne le slyxal mecircme pas = ne srsquoen rendit

mecircme pas compte

Quant au verbe slyšatacute on le rencontre avec le sens de lsquoressentirrsquo dans la Bible dite de

Gennadij (1499) dans le passage sur la legravepre du roi Azarias

18) слышати 4 Чувствовать (почувствовать) ощущать (ощутить) Архиерҍи и

вси прочии сltвяgtщенници видҍша проказу на челҍ его [Азария] hellip изгнаша его

Но и тои устрашенъ тщася изыти того ради что слыша внезапу язву гltосподgtню

(sensisset)63 (2 Парал [II Chroniques] XXVI 20)

62 R Cejtlin R Večerka Egrave Blagova (reacuted) Staroslavjanskij slovarrsquo (po rukopisjam X-XI vekov) laquo Russkij jazyk raquo Moskva 1994 63 Cette preacutecision du texte slavon nrsquoest pas reprise dans la traduction synodale russe La Vulgate (saint Jeacuterocircme) dit laquo cumque respexisset eum Azarias pontifex et omnes reliqui sacerdotes viderunt lepram in fronte eius et festinato expulerunt eum sed et ipse perterritus adceleravit egredi eo quod sensisset ilico plagam Domini raquo Traduction litteacuterale du texte heacutebreu par Andreacute Chouraqui laquo 20

77

Cette preacutecision du texte slavon nrsquoest pas reprise dans la traduction synodale russe En reacutealiteacute

la Bible de Gennadij est en partie traduite de la Vulgate (saint Jeacuterocircme) pour les livres qui

nrsquoexistaient pas en slavon Or la Vulgate dit laquo cumque respexisset eum Azarias pontifex et

omnes reliqui sacerdotes viderunt lepram in fronte eius et festinato expulerunt eum sed et

ipse perterritus adceleravit egredi eo quod sensisset ilico plagam Domini raquo

Traduction litteacuterale du texte heacutebreu par Andreacute Chouraqui laquo 20 lsquoAzaryahou le

desservant en tecircte lui fait face avec tous les desservants Voici il est galeux sur son front

Ils lrsquoexpulsent de lagrave Lui aussi est presseacute de sortir oui IHVH-Adonaiuml lrsquoavait toucheacute raquo

(httpnachouraquitripodcomid62htm) Traduction de la Bible de Jeacuterusalem laquo Azaryahu

premier precirctre et tous les precirctres se tournegraverent vers lui et lui virent la legravepre au front Ils

lexpulsegraverent en hacircte et il se hacircta lui-mecircme de sortir car Yahveacute lavait frappeacute raquo

(httpunboundbiolaeduindexcfmmethod=searchResultsdoSearch) Traduction

grecque des Septante laquo καὶ ἐπέστρεψεν ἐπ αὐτὸν ὁ ἱερεὺς ὁ πρῶτος καὶ οἱ ἱερεῖς καὶ ἰδοὺ

αὐτὸς λεπρὸς ἐν τῷ μετώπῳ καὶ κατέσπευσαν αὐτὸν ἐκεῖθεν καὶ γὰρ αὐτὸς ἔσπευσεν

ἐξελθεῖν ὅτι ἤλεγξεν αὐτὸν κύριος raquo et traduction proposeacutee sur le site laquo Et le grand precirctre

Azarias et les precirctres en se retournant vers lui virent la legravepre sur son front ils eurent hacircte

de le faire sortir et lui-mecircme neacutetait pas moins empresseacute car le Seigneur lavait chacirctieacute raquo

(httpba21freefrseptuaginta2chroniques2chroniques_26html)

Ce passage sur la legravepre du roi Azarias tireacute de la Bible de Gennadij (Архиерѣи и вси

прочии сltвяgtщенници видҍша проказу на челҍ его [Азария] hellip изгнаша его Но и тои

устрашенъ тщася изыти того ради что слыша внезапу язву гltосподgtню) est

particuliegraverement inteacuteressant car il introduit dans le texte slavon un verbe qui napparaicirct pas

dans les autres traductions64 Ainsi dans la Bible drsquoOstrog on a simplement и егда же узре

lsquoAzaryahou le desservant en tecircte lui fait face avec tous les desservants Voici il est galeux sur son front Ils lrsquoexpulsent de lagrave Lui aussi est presseacute de sortir oui IHVH-Adonaiuml lrsquoavait toucheacute raquo (httpnachouraquitripodcomid62htm) Traduction de la Bible de Jeacuterusalem laquo Azaryahu premier precirctre et tous les precirctres se tournegraverent vers lui et lui virent la legravepre au front Ils lexpulsegraverent en hacircte et il se hacircta lui-mecircme de sortir car Yahveacute lavait frappeacute raquo (httpunboundbiolaeduindexcfmmethod=searchResultsdoSearch) Traduction grecque des Septante laquo καὶ ἐπέστρεψεν ἐπ αὐτὸν ὁ ἱερεὺς ὁ πρῶτος καὶ οἱ ἱερεῖς καὶ ἰδοὺ αὐτὸς λεπρὸς ἐν τῷ μετώπῳ καὶ κατέσπευσαν αὐτὸν ἐκεῖθεν καὶ γὰρ αὐτὸς ἔσπευσεν ἐξελθεῖν ὅτι ἤλεγξεν αὐτὸν κύριος raquo et traduction proposeacutee sur le site laquo Et le grand precirctre Azarias et les precirctres en se retournant vers lui virent la legravepre sur son front ils eurent hacircte de le faire sortir et lui-mecircme neacutetait pas moins empresseacute car le Seigneur lavait chacirctieacute raquo (httpba21freefrseptuaginta2chroniques2chroniques_26html) 64 laquo La Bible de Gennadij est disponible en partie sur Internet (httpoldstslrumanuscriptsuniqbooks pour linstant seulement les Psaumes et le NT cest une eacutedition en fac-simileacute reacutealiseacutee par le patriarcat de Moscou) Une partie a eacuteteacute traduite sur la Vulgate mais pas tout uniquement les livres qui neacutetaient pas disponibles en slavon - 1Pa 2Pa 1Es Ne 2Es

78

его Захариѧ [sic ] архиереи и вси прочии сltвяgtщенници видеша и се прокаженъ на

челѣ его Изгнаша его оттуду но и тои оубо тщасѧ изыити iaко обличи его гltосподgtь

Le verbe слышати nrsquoapparaicirct pas pas plus que dans la Bible eacutelisabeacutethaine (XVIIIe

siegravecle)

Lrsquoemploi de slyšati dans la Bible de Gennadij confirme bien que les deux livres des

Chroniques (Paralipomenon en grec Paroles des jours en heacutebreu Verba dierum dans la

Vulgate) sont traduits drsquoapregraves le texte latin (cf article sur httpksana-

knarodruBookalekseev0276htm)

La traduction de la Bible de Gennadij montre aussi que le sens de perception tactile

semble attesteacute au moins degraves le XVe siegravecle et comme le montrent les exemples indexeacutes dans

le Dictionnaire de la langue russe du XIe au XVIIe siegravecle au XVIe siegravecle le verbe slyšatacute permet

drsquoexprimer

- une perception tactile

19) Мужи храбри зѣло и велици богатыри яко лвы и яко медвѣди не слышатъ

бо на себѣ ранъ Ник лет X 71 XVIe siegravecle

Les hommes tregraves courageux et les grands chevaliers sont comme les lions et les ours

car ils ne slyšat (ressentent) par les blessures

20) У которого человѣка гдѣ кое мѣсто отерпнетъ и будетъ что судорога или

коихъ мѣстъ не слышитъ и тѣмъ масломъ помазать ЛечIII 149 XVIIe siegravecle ~

anneacutee 1672 Si une personne a un endroit (du corps) engourdi et comme des crampes

ou bien srsquoil est insensible (ne slyšit) agrave certains endroits il faut lrsquooindre avec cette

mecircme huile

- mais aussi une perception olfactive

21) Чувствовать какой-либо запах обонять Изъ горы идетъ пара и издалека

духъ вони слышать отъ той пары нефтяной ДАИ Х 327 anneacutee 1698

De la montagne srsquoeacutelegraveve une vapeur et de loin on sent (slyšatrsquo) lrsquoeacutemanation de cette

odeur qui vient de cette vapeur de naphte]

|| Figureacute обнаруживать замечать что-л Le verbe a aussi le sens de lsquocomprendrersquo

en particulier le sens drsquolsquoentendre les langues eacutetrangegraveresrsquo

Le sens figureacute semble plutocirct reacutecent et peut ecirctre dateacute de la fin du moyen russe

3Es To Ju Es 10-16 Sp Jr 1-25 et 46-51 1M 2M Cf Alekseev Tekstologija slavjanskoj Biblii p 197 (Merci agrave Florent Mouchard)

79

Il semble donc que le sens de lsquosentirrsquo en particulier par lrsquoodorat ne fasse pas

initialement partie du champ lexical de slyšatrsquo Inteacuteressante de ce point de vue est la

remarque que fait lrsquoeacutecrivain et theacuteoricien de la langue litteacuteraire Alexandre Sumarokov au

XVIIIe siegravecle lorsqursquoil eacutecrit laquo agrave propos des incongruiteacutes introduits dans notre langue raquo laquo De

telles incongruiteacutes ont eacuteteacute introduites eacutegalement dans notre langue par exemple les mots

obnarodovatacute presledovatacute podmetitacute etc Jrsquoignore seulement si nos descendants utiliseront

ces eacutetranges images Elles conduiront agrave gacircter la langue si des scribouilleurs illettreacutes ne

cessent de noircir du papier Par exemple le mot pobornik ne deacutesigne pas ce qursquoil est mais

signifie tout le contraire mon pobornik est par essence celui qui me poboraet (me combat)

mais par son emploi il deacutesigne celui qui combat les autres pour moi De cette maniegravere est

entreacutee [dans la langue] lrsquoexpression slyšu zapax bien que le zapax soit propre agrave lrsquoodorat et

non agrave lrsquoouiumle mais personne nrsquoa encore imprimeacute slyšu agrave la place de obonjaju bien que cela

puisse ecirctre utiliseacute dans le style simple65 raquo (Polnoe solbanie sočinenij Sumarokova М 1787 Х

14-15 citeacute de faccedilon tronqueacutee par V Vinogradov dans Jazyk Puškina [1935] M laquo Наука raquo

2000 p 53-54 et reprise dans Истoрия слов p 553)

Le purisme de Sumarokov qui annonce celui de lamiral Chichkov nempecircche pas

Pouchkine demployer le verbe dans le sens de ressentir

Chez Leacuteon Tolstoiuml

22) Vozvraščajasrsquo ustalyj i golodnyj s oxoty Levin tak opredeljonno mečtal o pirožkax

čto podxodja k kvartire on uže slyšal zapax i vkus ix vo rtu kak Laska čujala dič i

totčas velel Filippu podatrsquo sebe (L Tolstoj Anna Karenina (1878) ruscorpora)

Alors qursquoil rentrait de la chasse fatigueacute et affameacute Levin recircvait de petits pacircteacutes de

maniegravere si preacutecise qursquoen srsquoapprochant de lrsquoappartement il en slyšal deacutejagrave lrsquoodeur et le

goucirct dans sa bouche tout comme Laska flairait le gibier et il donna aussitocirct agrave

Philippe lrsquoordre de le servir

Le plus ancien exemple de slyšatacute zapax sur Ruscorpora date de 1861

65 laquo Такiя непристойности и въ языкъ нашъ введены на прим слова Обнародовать преслѣдовать предмѣтъ на какой конецъ и протч Не знаю только будутъ ли наши потомки сiи странныя изображенiя употреблять будутъ ко порчѣ языка ежели безграмотныя писцы не перестанутъ марать бумаги ибо древность и безобразныя рѣченiя благообразными дѣлаетъ какъ на прим слово Поборникъ не то знаменуетъ каково оно но совсѣмъ противное Поборникъ мой по естеству своему тотъ который меня побораетъ а по употребленiю тотъ который за меня другова побораетъ Симъ образомъ вошло сiе Слышу запахъ хотя запахъ обонянiю а не слуху свойствененъ но слышу вмѣсто обоняю ни кто еще въ печати не издавалъ хотя въ простомъ складѣ то употребить и можно raquo (A Sumarokov О правописании Соч т X сc 13 ndash 14)

80

23) Už ja slyšal zapax gari prinosimyj vetrom slyšal kak sredi sonnoj tišiny v izbax

treščali sverčki i gde-to sprosonrsquoja lajala sobaka (V Slepcov Vladimirka i Kljazrsquoma

(1860-1861) ruscorpora)

Je slyšal une odeur de brucircleacute apporteacutee par le vent je slyšal dans le silence du sommeil

chanter les grillons et un chien agrave moitieacute endormi aboyer

Lrsquoeacutenigme bretonne

Ne klevann quet ar gallec Je nrsquoentends pas le

franccedilais (Colloque franccedilais et breton Saint-

Brieuc 1863 p 88)

Le breton possegravede lui aussi deux verbes distincts pour entendre et sentir comme

lrsquoillustrent ces deux pareacutemies

24) Deuz da gleved66 ann alcrsquohouedez

Kana he zon drsquoar goulou-deiz

Viens entendre lrsquoalouette

Chanter sa chanson au point du jour67

25) An hini a zant ar crsquohouez

Diocrsquoh he reor e kouez

Sentez-vous puanteur

Crsquoest de votre c qursquoelle tombe68

Et pourtant le verbe KLEVout KLEVet srsquoil signifie lsquoentendrersquo (percevoir par lrsquoouiumle)

peut lui aussi avoir le sens de lsquosentir percevoir par lrsquoodoratrsquo

Dans le sens drsquoentendre il partagerait la mecircme eacutetymologie que le verbe grec κλύω

lsquoentendrersquo lsquoapprendre quersquo etc (par exemple Klevet em eus e oa bet da dad o pesketa lsquoJai

entendu dire que ton pegravere avait eacuteteacute agrave la pecircchersquo)

Cette racine se retrouve en sanscrit

66 Le passage de KLEV- agrave GLEV- est ducirc au pheacutenomegravene des mutations consonantiques caracteacuteristique du breton 67 Lous-Franccedilois Sauveacute Treacutesor des proverbes dictons formulettes amp conjurations magiques des Bretons Lavarou koz a Veiz Izel [litt Dits anciens de Basse-Bretagne] Eacutedition bilingue eacutetablie par Philippe Camby Terre de Brume Eacuteditions Rennes 2003 p 10 (ndeg 10) Cette eacutedition reprend en fait lrsquoeacutedition originale de Sauveacute parue en 1878 agrave Paris chez Champion 68 Ibid p 29 (n0 141)

81

Adolphe Pictet69 De lrsquoaffiniteacute des langues celtiques avec le sanscrit P 1837

Dans son Lexique eacutetymologique des termes les plus usuels du breton moderne (Rennes

1900 p 70) Victor Henry professeur de sanscrit et de grammaire compareacutee des langues

indo-europeacuteennes agrave lrsquouniversiteacute de Paris proposait lrsquoeacutetymologie suivante

Le breton klevout et le russe слышать partagent donc la mecircme eacutetymologie

Or ce verbe breton comme son lointain cousin russe est capable de prendre le sens de

percevoir par lrsquoodorat

Sur les deux sens du verbe breton Jean-Franccedilois Le Gonidec dans son Dictionnaire celto-

breton (1821 p 96 et dans lrsquoeacutedition en deux volumes vol 2 breton-franccedilais 1850 Saint-Brieuc)

fait le constat suivant

69 Adolphe Pictet neacute le 11 septembre 1799 agrave Genegraveve et mort dans la mecircme ville le 20 deacutecembre 1875 est un eacutecrivain et un linguiste suisse Ses vastes connaissances et son talent dans de multiples domaines (linguistique philosophie histoire litteacuterature balistique) lui valurent le qualificatif d laquo universel raquo donneacute par son ami le compositeur Franz Liszt (Wikipedia)

82

Dans son Dictionnaire franccedilais et celto-breton (Brest 1842) Amable-Emmanuel Troude

(1803-1885)70

donne le verbe klevout en premier pour le sens de lsquosentir respirer une odeurrsquo

70 Le colonel Amable-Emmanuel Troude est un militaire franccedilais et un lexicographe breton neacute agrave Brest en 1803 et deacuteceacutedeacute le 6 janvier 1885 agrave Brest Fils de Aimable-Gilles Troude officier de marine au grade de Contre-amiral qui sest distingueacute agrave la bataille dAlgeacutesiras Amable-Emmanuel Troude travaille en collaboration eacutetroite avec Gabriel Milin (Wikipedia)

83

A Troude Dictionnaire franccedilais et celto-breton (Brest 1842 p 521)

Ce mecircme Amable Emmanuel Troude dans son Diсtionnaire franccedilais-breton du Leacuteon

attire lrsquoattention du lecteur sur la polyseacutemie du verbe KLEVet

laquo SENTIR [] RESPIRER une odeur Je sens une mauvaise odeur chouez fall a glevann Je

sens le roussi crsquohouez al losk a glevann Sentez-vous cette odeur klevet a rit hu ar

crsquohouez-ze Je sens lodeur de chreacutetien me gleo chouez ar christen T Quest-ce que je

sens pe seurt chouez a glevann (Il y a vraiment lieu de remarquer dans les phrases

qui preacutecegravedent leacutetrangeteacute du verbe klevet qui signifie lsquoentendrersquo)raquo (Nouveau

dictionnaire pratique franccedilais amp breton du dialecte de Leacuteon avec les acceptions dans les

dialectes de Vannes de Treacuteguier et de la Cornouaille bretonne et la prononciation des

mots quand elle peut paraicirctre douteuse par A Troude colonel en retraite 3egraveme eacutedition

Brest J B et A Lefournier libraires-eacutediteurs 1886 p 825)

Enfin en breton contemporain crsquoest bien le verbe KLEVet qui est donneacute en premier avant le

verbe SANTet (cf F Favereau Geriadurig ar brezhoneg a-vremantilde brezhoneg galleg galleg

brezhoneg Dictionnaire compact du breton contemporain Bilingue Skol Vreizh Morlaix

2001)

Conclusion

Que conclure de tout cela Pour le domaine slave la polyseacutemie laquo entendresentir raquo

nrsquoexiste pas en Bosniaque Croate Monteacuteneacutegrin Serbe ni en polonais (et je remercie les

84

professeurs Paul-Louis Thomas et Heacutelegravene Wlodarczyk de me lrsquoavoir confirmeacute) Pour

lrsquoallemand pas de polyseacutemie non plus dans ce sens et je remercie le professeur Martine

Dalmas

La remarque de Dahl sur la capaciteacute du verbe slyšatrsquo agrave deacutesigner 4 des 5 sens montre

que le verbe se caracteacuterise par un syncreacutetisme seacutemantique ce que la chercheuse M

Pimenova a appeleacute la syncreacutetoseacutemie Il renvoie agrave une perception indiffeacuterencieacutee globale qui

caracteacuterise lrsquoecirctre vivant par opposition aux inanimeacutes La perception se speacutecialise avec les

arguments du verbe comme si le verbe slyšatrsquo devenait un verbe support ne conservant que

le segraveme [perception] pour reacutefeacuterer aux sens en fonction de lrsquoobjet de la perception Irina

Safonova a montreacute dans sa thegravese qursquoen vieux russe seul le verbe čuti posseacutedait une

seacutemantique indiffeacuterencieacutee (lsquosentirrsquo et lsquoentendrersquo) Le verbe slušati nrsquoentre pas dans cette

cateacutegorie

Drsquoun point de vue strictement lexicologique il serait inteacuteressant drsquoeacutetudier les

seacutequences dans lesquelles entre le verbe slyšatrsquo qui sert de verbe support avec substantif

zapax (odeur) + geacutenitif du nom de lrsquolsquoolfacteurrsquo ou lsquoosmogegravenersquo

Pistes bibliographiques (hormis les dictionnaires et ouvrages citeacutes dans le corps

de lrsquoarticle)

1) Padučeva E 2003 laquo Glagoly vosprijatija opyt vyjavlenija struktury tematičeskogo

klassa raquo in E Padučeva Problemy funkcionalrsquonoj grammatiki semantičeskaja

invariantnostrsquo variativnostrsquo Sankt-Peterburg Nauka pp 75-100

2) Pimenova M 2000 Semanticeskij sinkretism i sinkretsemija v drevnerusskom jazyke

Sankt-Peterburg Izdatelrsquostvo Sankt-Peterburgskogo universiteta

3) Safonova I 2008 Moduljacionno-derivacionnye semantičeskie izmenenija

drevnerusskix glagolov vosprijatija 100201 ndash russkij jazyk Avtoreferat dissertacii na

soiskanie učonoj stepeni kandidata filologičeskix nauk Kaliningrad

4) Safonova I 2009 laquo Izmenenija smyslovoj struktury glagolov vosprijatija v

drevnerusskom tekste raquo in Vestnik Volgogradskogo gosudarstvennogo universiteta Ser

2 Jazykoznanie Ndeg 1 (9) pp 11-15

5) Safonova I sd Semantičeskaja i smyslovaja struktura drevnerusskix glagolov

slyxovogo vosprijatija Volgogradskij gosudarstvennyj universitet fichier Word mis en

ligne

85

Flagrantes fragrances Les noms drsquoodeurs en russe

Irina THOMIERES (Universiteacute Paris ndash Sorbonne)

Introduction

Lrsquoobjet de cette eacutetude est constitueacute par les noms preacutedicatifs simples et composeacutes qui

renvoient agrave des sensations olfactives Le cadre theacuteorique est conforme aux travaux de Zellig

Harris (Opcit) et de Maurice Gross (Opcit) sur le preacutedicat seacutemantique Notre uniteacute

drsquoanalyse est la phrase simple deacutefinie comme lrsquoensemble du preacutedicat et des arguments qursquoil

seacutelectionne

Nous explorerons ici les deux pistes suivantes La premiegravere consiste agrave deacutegager les

conditions dans lesquelles les preacutedicats simples peuvent ecirctre employeacutes La deuxiegraveme

interrogation concerne les preacutedicats composeacutes Nous proposerons une classification des

preacutedicats composeacutes en fonction de leur structure interne

Sur le plan meacutethodologique nous ferons appel agrave deux notions cleacutes agrave savoir la theacuteorie

des prototypes et le principe du rasoir drsquoOccam

1 Remarques theacuteoriques Les preacutedicats simples et les preacutedicats composeacutes

Un premier constat srsquoimpose lorsque lrsquoon se penche sur les noms drsquoodeurs en russe il

peut srsquoagir de preacutedicats soit simples soit composeacutes71 Les noms preacutedicatifs simples ne sont

pas nombreux tout en eacutetant freacutequents Nous nous limiterons ici agrave en citer quelques-uns

aromat (arocircme) blagouxanie (arocircme parfum) smrad (odeur infecte puanteur) vonrsquo

(puanteur feacutetiditeacute) zlovonie (puanteur odeur nauseacuteabonde feacutetiditeacute)72 etc Dans le domaine

des noms composeacutes nous nous inteacuteresserons agrave ceux qui peuvent ecirctre repreacutesenteacutes par le

scheacutema laquo nom drsquoodeur + substantif au geacutenitif raquo dans lequel le nom au geacutenitif correspond agrave la

raison drsquoecirctre de la sensation olfactive deacutecrite Nous le deacutesignerons par le terme de

laquo speacutecifieur raquo Voici agrave titre drsquoexemple certains noms preacutedicatifs composeacutes que nous avons

releveacutes dans notre corpus73 zapax cvetov (odeur de fleurs) aromat čaja (arocircme du theacute)

smrad požara (puanteur de lrsquoincendie) etc

Afin drsquoillustrer lrsquoopposition laquo nom preacutedicatif simple ndash nom preacutedicatif composeacute raquo nous

allons analyser les exemples 1a et 1b

1a) V komnate stojal prijatnyj zapax

71 Dans ce travail nous nous inteacuteresserons uniquement aux preacutedicats qui possegravedent la structure suivante Nom drsquoodeur + Nom au geacutenitif 72 Les variantes de traduction proposeacutees ici proviennent de diffeacuterents dictionnaires qui comme on peut le constater proposent souvent plusieurs faccedilons de traduire un lexegraveme donneacute 73 Nos exemples ont eacuteteacute releveacutes dans la base des donneacutees laquo ruscorpora raquo (Universiteacute de Moscou) Pour les besoins drsquoanalyse nous avons eacutegalement eu recours agrave des exemples construits veacuterifieacutes aupregraves des locuteurs natifs

86

Une odeur agreacuteable reacutegnait dans la piegravece

1b) V komnate stojal zapax roz

Lrsquoodeur de parfum reacutegnait dans la piegravece

Dans lrsquoexemple 1a le nom drsquoodeur (zapax) nrsquoest accompagneacute drsquoaucun speacutecifieur Dans 1b en

revanche il srsquoagit drsquoun nom composeacute (zapax roz nom + speacutecifieur) A ce niveau drsquoanalyse

une remarque capitale srsquoinvite Drsquoapregraves nos observations les noms composeacutes se precirctent

souvent agrave une double interpreacutetation Ils renvoient tantocirct agrave une odeur reacuteellement ressentie

dont le locuteur a lrsquoexpeacuterience immeacutediate et dont il peut identifier la source Ils peuvent

aussi dans drsquoautres contextes ecirctre employeacutes pour deacutecrire une odeur similaire agrave celle qui est

bien connue du locuteur Ainsi zapax rozy (laquo odeur raquo + laquo rose au geacutenitif singulier raquo) peut ecirctre

employeacute theacuteoriquement pour eacutevoquer une odeur de roses laquo reacuteelles raquo crsquoest-agrave-dire preacutesentes

dans la situation de la communication Roza (rose) peut eacutegalement apparaicirctre lagrave ougrave le

locuteur compare lrsquoodeur qursquoil ressent agrave celle drsquoune rose en faisant appel agrave la connaissance

collective des locuteurs de la langue russe En drsquoautres termes roza dans ce type de

contextes sert donc de parangon de comparaison74

Une fois ces preacutemisses theacuteoriques expliciteacutees nous passons maintenant agrave lrsquoanalyse

des noms drsquoodeur Nous commencerons par aborder les noms drsquoodeurs simples

2 Les noms drsquoodeurs simples

Comme nous lrsquoavons mentionneacute ci-dessus les noms drsquoodeur simples (composeacutes drsquoun

seul lexegraveme) sont relativement freacutequents mais il srsquoagit drsquoun ensemble assez homogegravene

composeacute drsquoenviron une dizaine de lexegravemes Il convient de relever tout drsquoabord lrsquohyperonyme

zapax (odeur) largement majoritaire dans notre corpus On en note ensuite drsquoautres tels

que aromat75 (arocircme) blagouxanie (parfum) smrad (puanteur) zlovonie (puanteur) etc Ce

rapport laquo hyperonyme ndash hyponyme raquo est notamment manifeste dans lrsquoexemple suivant

2) Blagouxanie obdalo Andreja edva on perestupil porog konfortabelrsquonogo žilišča i

zapax egravetot vne somnenij byl kak i dvernoj zamok privezjon iz-za granicy i ottuda že

ndash tropičeskie rastenija v kadkax poxožie na palrsquomy (A Azolrsquoskij Lopušok)

Lrsquoarocircme envahit Andrej degraves qursquoil eut franchi le seuil du confortable appartement et

cette odeur avait sans doute eacuteteacute de mecircme que la serrure apporteacutee de lrsquoeacutetranger De

lagrave-bas venaient aussi les plantes tropicales dans leurs cuves semblables agrave des

74 La mecircme ambiguiumlteacute srsquoobserve lorsqursquoil srsquoagit de verbes de sensation olfactive V komnate paxlo kraskoj (Dans la piegravece cela sentait la peinture) 75 Aromaty (les arocircmes) renvoie parfois agrave des substances odorantes ou encore agrave un parfum (Tolkovyj slovarrsquo Dalja httpsslovariyandexru) drsquoougrave notamment la possibiliteacute pour ce substantif de fonctionner dans le rocircle de speacutecifieur blagouxanie aromatov (litt lrsquoarocircme des arocircmes)

87

palmiers (A Azolrsquoskij Ma chegravere bardane)

Le contexte citeacute met en eacutevidence deux noms drsquoodeurs blagouxanie (arocircme) et zapax (odeur)

Le second permet agrave lrsquoauteur drsquoeacuteviter la reacutepeacutetition Lrsquoexemple est facilement compreacutehensible

par le lecteur Ce premier constat en appelle un autre

Lrsquoanalyse du corpus a mis en eacutevidence que les noms drsquoodeur simples peuvent

apparaicirctre essentiellement dans trois types de situations

Drsquoabord il peut arriver que la raison drsquoecirctre de lrsquoodeur deacutesigneacutee par le preacutedicat soit

eacutevidente aux yeux du locuteur et qursquoaucun doute nrsquoest possible agrave ce niveau Par exemple

3) Ja sejčas delaju massaž s maslami Sdelala tolrsquoko 3 no potom rasskažu kak

polučilosrsquo No blagouxanie potrjasnoe osobenno s beloj akaciej (Krasota zdorovrsquoje

otdyx Krasota (forum) 2005)

Actuellement je pratique des massages aux huiles essentielles Je nrsquoen ai fait que 3 je

raconterai ensuite ce que cela a donneacute Mais lrsquoarocircme est extra surtout pour ce qui est

de lrsquohuile agrave lrsquoacacia blanc (Beauteacute santeacute repos La beauteacute (forum 2005)

Lrsquoorigine de lrsquoodeur est ici eacutevidente gracircce agrave lrsquoanaphore associative Le substantif maslo (huile

essentielle) deacutesigne une substance cosmeacutetique qui possegravede une odeur particuliegravere souvent

plaisante Le substantif blagouxanie (arocircme) constitue un meacuteronyme face agrave maslo Etant

donneacute ces faits le contexte est clair La notion de prototype (cf notamment G Kleiber Op cit

1990) srsquoavegravere primordiale pour deacutecrire un grand nombre drsquoautres exemples

4) V sadu raspustilisrsquo pervye rozy Do nas donosilosrsquo blagouxanije

Les premiegraveres roses venaient drsquoeacuteclore dans le jardin Lrsquoarocircme parvenait jusqursquoagrave nous

Drsquoapregraves notre connaissance du monde les roses possegravedent une odeur particuliegravere Le

contexte proposeacute met lrsquoaccent sur le fait qursquoil srsquoagit drsquoune odeur agreacuteable Celle-ci constitue

une proprieacuteteacute prototypique de la rose De mecircme que dans exemple 3 lrsquoexemple 4 met en

eacutevidence une anaphore associative

Le deuxiegraveme cas ougrave le nom drsquoodeur apparaicirct de faccedilon isoleacutee renvoie aux contextes ougrave

il est accompagneacute drsquoun modifieur agrave savoir un adjectif drsquoappartenance un adjectif relatif ou

encore un pronom-adjectif Ainsi par exemple les adjectifs relatifs permettent souvent au

locuteur de speacutecifier la cause de lrsquoodeur [telle qursquoil la conccediloit]76 Dans ce cas lrsquoabsence du

speacutecifieur est en quelque sorte laquo compenseacutee raquo par lrsquoadjectif comme le deacutemontre lrsquoexemple

5

76 Ce rapport de cause agrave effet peut ecirctre plus ou moins subjectif Voir agrave ce sujet Thomiegraveres-Kokochkina I laquo Odoris causa raquo Op cit

88

5) Vtoraja polovina avgusta Donosjatsja polevye zapaxi (E Ginsburg Krutoj maršrut)

Deuxiegraveme quinzaine du mois drsquoaoucirct On ressent lrsquoodeur des champs (E Ginsurg Le

tournant)

Le modifieur polevoj (de champ) formeacute agrave partir du substantif pole (un champ) permet de

caracteacuteriser la sensation olfactive du point de vue de sa raison drsquoecirctre En effet le contexte

(voyage en train de Moscou agrave Yaroslavlrsquo) ne laisse pas de doute quant au sens que le

narrateur rattache agrave lrsquoadjectif polevoj Consideacuterons un exemple ougrave apparaicirct un adjectif

drsquoappartenance

6) V vozduxe stoit lekarstvennyj zapax (P Bobrykin Trup)

Une odeur meacutedicamenteuse regravegne dans lrsquoair (P Bobrykin Le cadavre)

Lrsquoadjectif lekarstvennyj est formeacute agrave partir du substantif lekarstvo (un meacutedicament) De mecircme

que dans lrsquoexemple 4 ici lrsquoadjectif drsquoappartenance bloque lrsquoapparition du speacutecifieur Et bien

que lrsquoon ne puisse affirmer lrsquoidentiteacute de sens entre le speacutecifieur (le nom au geacutenitif) et

lrsquoadjectif drsquoappartenance77 il nrsquoen reste pas moins vrai que la cause est exprimeacutee une seule

fois au moyen drsquoun seul marqueur de sorte que le nom au geacutenitif et lrsquoadjectif de se trouvent

en distribution compleacutementaire

Un autre cas de figure que nous illustrerons met en œuvre les pronoms indeacutefinis

comme kakoj-to (un certain) nekij (un certain) etc Lorsqursquoils jouent le rocircle de modifieur le

speacutecifieur est geacuteneacuteralement absent Consideacuterons agrave ce titre lrsquoexemple 7

7) Kakoj-to novyj nejasnyj zapax došol do nas (Z Gippius Jabloni cvetut)

Une odeur nouvelle indistincte nous parvint (Z Gippius Les pommiers sont en fleur)

Le pronom indeacutefini est ici suivi de lrsquoadjectif novyj (nouveau)78 Le narrateur ne preacutecise pas

drsquoembleacutee lrsquoorigine de lrsquoodeur car il ne la connaicirct pas Or une minute plus tard il parvient agrave

lrsquoidentifier (pour lrsquoavoir deacutejagrave connue) Lrsquoodeur est due au fait que les premiegraveres fleurs

apparaissent sur le pommier79 Un pheacutenomegravene similaire est illustreacute par lrsquoexemple 8

77 A noter par exemple rajskij aromat (un arocircme paradisiaque) soljonyj zapax (une odeur saleacutee) Il est freacutequent qursquoun adjectif relationnel passe dans la cateacutegorie des qualificatifs 78 Comme nous allons le voir ci-dessous lorsque le substantif zapax (odeur) apparaicirct isoleacutement il renvoie agrave une odeur deacutesagreacuteable Crsquoest la raison pour laquelle les suites laquo pronom indeacutefini + zapax raquo sont inexistantes dans notre corpus Un adjectif se trouve systeacutematiquement inseacutereacute entre le pronom indeacutefini et le substantif lui-mecircme 79 Voici le contexte droit Nous la reconnucircmes aussitocirct et compricircmes aussitocirct drsquoougrave elle venait ndash La premiegravere fleur srsquoouvre dit Marta

89

8) My vošli v kabinet - Kakoj-to strannovatyj zapax - skazal ja (V Skvorcov Kanikuly

vne zakona)

Nous entracircmes dans le bureau - Drocircle drsquoodeur dis-je (V Skvorcov Vacances hors la

loi)

Deux modifieurs se trouvent ici combineacutes Le pronom indeacutefini kakoj-to (un certain) et

lrsquoadjectif strannovatyj (litt laquo un peu eacutetrange raquo drocircle drsquoodeur) Or aucun nrsquoidentifie lrsquoodeur le

narrateur se limite agrave exprimer son appreacuteciation Lrsquoodeur est preacutesenteacutee comme eacutetant

impossible agrave reconnaicirctre etou agrave exprimer verbalement Autrement dit le narrateur nrsquoen

preacutecise pas lrsquoorigine car elle lui est inconnue et qursquoil nrsquoest pas apte agrave la preacuteciser

Enfin un dernier type de contextes ougrave le nom drsquoodeur apparaicirct sans speacutecifieur

concerne en exclusiviteacute le preacutedicat zapax Ce substantif dans certains exemples deacutesigne une

odeur deacutesagreacuteable

9) U belrsquoja pojavilsja zapax a ranrsquoše ego ne bylo

Le linge acquit une odeur deacutesagreacuteable qursquoil ne posseacutedait pas auparavant

La simple apparition du nom zapax sans speacutecifieur signale ici au lecteur la faccedilon dont il doit

interpreacuteter le preacutedicat

Pour conclure ce sous-chapitre consacreacute aux conditions dans lesquelles fonctionnent

un nom drsquoodeur simple nous dirons ceci Cela est possible lorsque le contexte est

suffisamment explicite de sorte qursquoaucun doute ne persiste quant agrave lrsquoorigine de lrsquoodeur

Nous avons vu que la notion de prototype joue un rocircle primordial agrave ce niveau De mecircme le

nom drsquoodeur apparaicirct isoleacutement lorsqursquoil est accompagneacute drsquoun adjectif drsquoappartenance (qui

explicite la cause de lrsquoodeur) ou drsquoun pronom indeacutefini (parfois combineacute avec un adjectif

qualificatif) Les deux cas de figure mentionneacutes ont ceci de commun qursquoils constituent une

manifestation du principe du laquo rasoir drsquoOccam raquo Conformeacutement agrave ce principe pragmatique

la parcimonie constitue un fondement majeur pour lrsquoexplication des faits scientifiques Enfin

nous avons releveacutes des contextes dans lesquels le substantif zapax est employeacute sans

speacutecifieur car il est utiliseacute avec un sens particulier et plus exactement il deacutesigne une

sensation olfactive neacutegative

3 Les noms drsquoodeur composeacutes

Dans ce sous-chapitre consacreacute aux noms composeacutes nous nous inteacuteresserons agrave la

nature seacutemantique du speacutecifieur autrement dit du substantif au geacutenitif qui correspond agrave

lrsquoorigine de lrsquoodeur dans le but drsquoen proposer une classification Pour ce faire nous avons

diviseacute les noms preacutedicatifs releveacutes en trois sous-ensembles structures avec un nom drsquoobjet

ou de substance avec un nom de lieu et avec un nom abstrait

90

a) Structures avec un nom drsquoobjet ou de substance

Le premier grand ensemble que nous distinguerons concerne les noms drsquoobjets [au

sens large] et de substances zapax pyli (une odeur de poussiegravere) kerosina (de keacuterosegravene)

ladana (drsquoencens) naftalina (naphtaline) travy (drsquoherbe) berjozy (de bouleau) kanifoli (de

colophane) kolbasy (de saucisson) kraski (de peinture) xlora (de chlore) etc Par exemple

9) V koridore stojal dušnyj zapax kerosina (M Gorrsquokij Žiznrsquo Klima Samgina)

Une odeur suffocante de keacuterosegravene reacutegnait dans le couloir (M Gorrsquokij La vie de Klim

Samguine)

Si lrsquointercompreacutehension est possible crsquoest parce que le narrateur exploite ici une

connaissance collective agrave savoir un consensus communeacutement partageacute en vertu duquel le

keacuterosegravene possegravede une odeur particuliegravere Cela eacutetant dit tout locuteur nrsquoest pas obligeacute de

pouvoir expliciter les proprieacuteteacutes exactes de lrsquoodeur en question Si nous reformulons notre

propos en termes linguistiques nous dirons que sommes en preacutesence drsquoun cas ougrave la notion

de prototype apparaicirct de faccedilon eacutevidente La simple mention de tel ou tel aliment est censeacutee

eacutevoquer chez le lecteur une reacutefeacuterence preacutecise ou du moins une ideacutee relativement exacte de

lrsquoodeur en question

Dans cet ordre drsquoideacutees nous consideacuterons neacutecessaire de mentionner les objets qui

possegravedent une odeur par deacutefinition Leur proprieacuteteacute est de posseacuteder une odeur que nous

appellerons laquo fonctionnelle raquo Par exemple

10) Veter djorgal zanavesku i donosil v komnatu zapax lip (I Grekova Letom v

gorode)

Le vent tirait sur le rideau et apportait dans la piegravece lrsquoodeur des tilleuls (I Grekova

Un eacuteteacute dans la ville)

Zapax lip (odeur des tilleuls) fait partie drsquoun paradigme agrave savoir zapax berjoz (odeur des

bouleaux) elej (des sapins) etc Tous ces arbres possegravedent une odeur speacutecifique qui fait

partie de leur nature On est en droit de parler ici de proprieacuteteacute prototypique Un autre

exemple notoire concerne les substantifs de la classe laquo parfums raquo

11) Teperrsquo ja sjadu u spinki divana položu ruki na podborodok nečajanno vzdoxnuv

zapax prostyni ndash zapax laquo Šaneli nomer pjatrsquo raquo probočka (zolotoj plastmassovyj šar)

neplotno zakryvaetsja ja pomnju tam čto-to tresnulo teperrsquo vse vešči iz škafa

vynosjat na sebe egravetot rezkij zapax (P Nastin Sny rasskazannye malrsquočiku)

91

Je vais maintenant mrsquoappuyer contre le dossier du divan je poserai mes mains sur

mon menton je respirerai sans le vouloir lrsquoodeur du drap lrsquoodeur du laquo Chanel numeacutero

cinq raquo Le bouchon une boule en plastique doreacute nrsquoadhegravere pas complegravetement quelque

chose srsquoest fissureacute lagrave-dedans et agrave preacutesent tout ce que lrsquoon sort de lrsquoarmoire est

impreacutegneacute de cette odeur acircpre (P Nastin Les recircves raconteacutes au petit garccedilon)

Un parfum par deacutefinition a pour proprieacuteteacute essentielle drsquoavoir une odeur (geacuteneacuteralement

agreacuteable) Cependant chaque parfum et eau de toilette possegravede sa propre odeur Dans le

contexte citeacute par lrsquoemploi du nom propre laquo Chanel numeacutero cinq raquo lrsquoauteur preacutecise la marque

du parfum utiliseacute de faccedilon agrave permettre au lecteur drsquoidentifier lrsquoodeur Ce cas de figure est

relativement rare En effet les hyperonymes tels que duxi (parfum) odekolon (eau de

Cologne) etc sont plus freacutequents

(12) Perekladyvaja sumočku iz odnoj ruki v druguju ona dolgo ukutyvala šeju

prozračnym šarfikom vot nakonec sunula ruki v rukava Ejo zatylok byl sovsem

blizko Ja počustvoval gorrsquokovatyj zapax duxov (A Volos Nedvižimost)

Tout en passant son sac dune main agrave lautre elle entoura longuement son cou avec

un foulard transparent Enfin elle enfila son manteau Sa nuque eacutetait toute proche Je

sentis lrsquoodeur leacutegegraverement amegravere de [son] 80 parfum (A Volos Lrsquoimmobilier)

Le syntagme zapax duxov nrsquoest pas assez preacutecis les varieacuteteacutes de parfum eacutetant nombreuses81

Seule lrsquoappreacuteciation gorrsquokovatyj (leacutegegraverement amegravere) est preacutesente En lrsquoabsence drsquoindications

quant agrave la nature exacte de la substance odorante nous sommes en droit de parler de

prototypicalisation Celle-ci est directement lieacutee agrave la viseacutee communicative Elle semble ecirctre

toute particuliegravere dans lrsquoexemple 12 En effet le narrateur tient agrave souligner qursquoil se trouve si

pregraves de sa compagne qursquoil est capable de sentir le parfum qursquoelle srsquoest mis Il ne tient pas agrave

identifier la marque du parfum de ce fait il se limite agrave en donner une ideacutee Pour ce faire il

srsquoappuie sur le prototype en vertu duquel un parfum possegravede une odeur caracteacuteristique La

notion de prototype se manifeste eacutegalement dans lrsquoexemple 13

13) Aromat kofe i šveicarskij syr sozdajut atmosferu počti domašnego ijuta (A

Zubkov Via est vita V snegax Mak-Kinli laquo Vokrug sveta raquo 1995)

80 Le pronom-adjectif possessif est absent en russe mais nous avons consideacutereacute approprieacute lrsquointroduire dans notre traduction 81 Fait inteacuteressant lrsquoanalyse de notre corpus a mis en eacutevidence un rapport associatif qui existe entre les parfums et les fleurs Ona sidela zakryv jubkami vesrsquo divan v goluboj poluteni ot zontika podnjatogo nad svečami V vozduxe stojal zapax tuberoz i narcissov ndash ejo ljubimyx duxov (M Šiškin Vsex ožidaet odna noč) ndash Elle eacutetait assise sur le divan que ses jupes recouvraient entiegraverement dans la demi-ombre bleue du parasol suspendu au-dessus des bougies Lrsquoodeur des tubeacutereuses et des jonquilles remplissait lrsquoair Crsquoeacutetait son parfum preacutefeacutereacute (M Šiškin La mecircme nuit nous attend tous)

92

Lrsquoarocircme de cafeacute et le fromage suisse font presque sentir que lrsquoon est chez soi (A

Zubkov Via est vita Dans les neiges de Mak-Kinli laquo Autour du monde raquo 1995)

Lrsquoodeur du cafeacute change en fonction de sa varieacuteteacute Cependant le fait de geacuteneacuteraliser ne nuit

aucunement agrave la compreacutehension car ce nonobstant toutes les varieacuteteacutes de cette boisson

partagent une odeur caracteacuteristique prototypique gracircce agrave laquelle elles correspondent agrave

lrsquoappellation laquo cafeacute raquo et peuvent ecirctre distingueacutees du theacute du chocolat etc Consideacuterons des

exemples similaires mais qui mettent en eacutevidence un nom collectif

14) Ostavšisrsquo nočevatrsquo u Pavla ja prosypalsja s zavedovym čuvstvom dosady kak by

rano ni bylo s kuxni uže donosilisrsquo zapax žarenogo i ostorožnyj ljazg egraveto označalo

čto minut čerez desjatrsquo Anja postavit peredo mnoj gromadnuju tarelku na kotoroj

budut ležatrsquo štuki četyre polukilogrammovyx kotlet (A Volos Nedvižimostrsquo)

Lorsque je restais la nuit chez Pavel en me reacuteveillant jrsquoeacuteprouvais drsquoembleacutee un

sentiment de deacutepit Il pouvait ecirctre tregraves tocirct et cependant lrsquoodeur de friture et un leacuteger

fracas meacutetallique provenaient de la cuisine Cela voulait dire qursquoune dizaine minutes

plus tard Anja allait poser devant moi une eacutenorme assiette avec quatre boulettes de

viande drsquoune livre chacune (A Volos Lrsquoimmobilier)

Lrsquohyperonyme žarenoe (litt laquo le frit raquo la friture) nrsquoest pas anodin dans ce contexte car

encore une fois il srsquoagit lagrave de prototypiser Les caracteacuteristiques drsquoune odeur drsquoaliments cuits

sur poecircle varient drsquoun reacutecepteur (sujet humain) agrave un autre Il existe cependant une commune

mesure faute de quoi lrsquointercompreacutehension serait voueacutee agrave lrsquoeacutechec De la sorte lrsquoemploi de

lrsquohyperonyme nrsquoempecircche pas loin de lagrave la compreacutehension de lrsquoexemple dont la viseacutee

communicative est diffeacuterente Elle consiste agrave insister sur la caracteacuteristique saillante (dans un

contexte donneacute) de lrsquoodeur de mettre le lecteur sur le chemin de la compreacutehension du

contexte Par ailleurs le sens exact de žarenoe se trouve expliciteacute dans le contexte droit il

srsquoagit de boulettes de viande Consideacuterons agrave preacutesent lrsquoexemple 15

(15) Opjat že zanovo zapivatrsquo stala Odno vremja kak Zina pokalečilasrsquo brosila bylo a

teperrsquo snova zdorovo I v samom dele kogda Marrsquoja Mixajlovna prišla i stala protiratrsquo

pol pod moej krovatrsquoju ja javstvenno počujala zapax spirtnogo (I Grekova Perelom)

Et aussi elle se mit de nouveau agrave boire A une eacutepoque lorsque Zina eut son accident

elle avait semble-t-il cesseacute et lagrave elle reprit de plus belle En effet lorsque Marrsquoja

Mixajlovna vint et se mit agrave laver par terre sous mon lit je sentis distinctement une

odeur drsquoalcool (I Grekova Le Tournant)

93

La nature exacte de la boisson ingurgiteacutee nrsquoest pas identifieacutee par le narrateur Spirtnoe

adjectif substantiveacute peut renvoyer en russe agrave toute sorte de substances alcooliques

Conformeacutement au principe du rasoir drsquoOccam a) il ne peut pas donner de preacutecisions ou b) ne

le considegravere pas neacutecessaire On peut au contraire affirmer que crsquoest le procegraves qui est mis en

valeur Pour cette raison lrsquoapparition du nom collectif spirtnoe est suffisante sans que lrsquoon ait

besoin de deacutetails quant agrave sa nature exacte

Le cas des noms drsquoodeur composeacutes au moyen drsquoun nom drsquoobjet ou de substance

deacutemontre la neacutecessiteacute de faire appel aux outils theacuteoriques tels que la theacuteorie des prototypes

et le principe drsquoOccam En effet lrsquoorigine de lrsquoodeur est indiqueacutee si celle-ci est identifiable (la

notion de prototype y joue un rocircle cleacute) Si la raison drsquoecirctre de lrsquoodeur ne peut ecirctre expliciteacutee

ou encore si la viseacutee informative est la prototypicalisation le nom drsquoodeur nrsquoest pas

accompagneacute du speacutecifieur Dans la suite de cette eacutetude il srsquoagira de voir la porteacutee de ce

constat

b) Structures avec un substantif qui deacutesigne un lieu

Le deuxiegraveme grand groupe reacuteunit les exemples ougrave le speacutecifieur est un substantif de la

classe des +locatifs (terme de Maurice Gross) Tombent dans cette cateacutegorie les

toponymes et les noms communs Cependant une eacutetude pousseacutee reacutevegravele que les substantifs

mentionneacutes ne se situent pas tous sur le mecircme plan Le premier cas qui attire notre attention

concerne les noms des lieux que nous qualifierons de laquo fonctionnels raquo82 et qui apparaissent

dans lrsquoexemple 16

(16) Alfred Krupp k primeru obožal zapax konjušen ndash razbogatev i postroiv

ogromnyj zamok on provjol sootvetstvujuščie ventiljacionnye kanaly v svoju spalrsquonju

(A Filippov Otec geroja Uolt Disnej i ego Myš (2001) laquo Izvestia raquo 20011204)

Alfred Krupp par exemple adorait lrsquoodeur des eacutecuries Il srsquoenrichit il se fit construire

un chacircteau Les tuyaux de ventilation menaient des eacutecuries vers sa chambre agrave coucher

(A Filippov Le pegravere du heacuteros Walt Disney et son Mickey Mouse (2001) laquo Izvestia raquo

20011204)

Lrsquointerpreacutetation du syntagme zapax konjušen ne pose a priori de problegravemes drsquointerpreacutetation

majeurs Une eacutecurie est le lieu ougrave sont gardeacutes les chevaux En vertu du compromis social le

lecteur est capable de mettre en relation le lieu indiqueacute et le rocircle (et par conseacutequent

lrsquoodeur) qui lui est propre83 Or dans le cas de difficulteacutes au niveau de lrsquointerpreacutetation le

82 Ce terme est de nous 83 De la sorte de mecircme que les substances (dont il a eacuteteacute question ci-dessus) les lieux laquo fonctionnels raquo peuvent ecirctre identifieacutes par lrsquointermeacutediaire de lrsquoodeur qui y regravegne mecircme si une marge drsquoerreur est toujours possible

94

narrateur peut orienter la compreacutehension en donnant des deacutetails ou des preacutecisions

suppleacutementaires Lrsquoexemple 17 est reacuteveacutelateur agrave cet eacutegard

17) Stojal ostryj zapax konjušen opilok i tonkix duxov ndash tradicionnyj aromat cirka (А

Grin Blistajuščij mir)

Il y avait une odeur forte drsquoeacutecuries de sciures et drsquoun parfum fin un arocircme

traditionnel de cirque (A Grin Le monde brillant)

Contrairement agrave zapax konjušen dans lrsquoexemple 16 le sens rattacheacute agrave zapax cirka dans

lrsquoexemple 17 est expliciteacute Le narrateur qui souhaite transmettre au lecteur lrsquoatmosphegravere qui

regravegne dans le cirque srsquoefforce agrave preacuteciser ce qursquoil sous-entend par aromat cirka La

paraphrase explicative est en raison du principe drsquoOccam agrave la fois pertinente et neacutecessaire

dans ce cas

Si nous nous penchons maintenant sur les noms de lieux laquo naturels raquo nous nous

rendons compte que linguistiquement ils sont aussi parfois associeacutes agrave une odeur qui leur

est propre

18) Ljogkij vlažnyj veterok donosit syroj zapax bolota (V Oseeva Dinka proščaetsja s

detstvom)

Un vent leacuteger et un peu humide apporte une odeur humide de mareacutecage (V Oseeva

Dinka dit au revoir agrave son passeacute)

Dans lrsquoexemple 18 la preacutesence de lrsquoadjectif qualificatif vlažnyj (humide) anteacuteposeacute au preacutedicat

drsquoodeur zapax (odeur) permet drsquoentrevoir le sens rattacheacute agrave zapax bolota ou plutocirct agrave la

dominante de cette odeur composeacute de plusieurs eacuteleacutements (la mauvaise odeur lrsquoodeur de

plantes qui poussent dans les mareacutecages) la dominante que le locuteur vise agrave mettre en

valeur

Une autre remarque importante qui srsquoinvite au niveau des phrases dans lesquels

apparaicirct un nom de lieu est possible agrave partir de lrsquoexemple 19

19) Rajskij sad byl polon blagouxanija i penija ptic (E Xaeckaja Sinie strekozy

Vavilona)

Le jardin du paradis eacutetait rempli drsquoarocircmes et de chants drsquooiseaux (E Xaeckaja Les

libellules bleues de Babylon)

Contrairement agrave 18 dans lrsquoexemple 19 le rapport laquo lieu raquo - laquo odeur raquo pourrait ecirctre reformuleacute

comme laquo contenu ndash contenant raquo En drsquoautres termes le nom de lieu nrsquoest pas consideacutereacute ici en

tant que raison drsquoecirctre de la sensation olfactive mais comme le lieu ougrave celle-ci est concentreacutee

95

Les exemples similaires agrave 19 ne sont pas majoritaires dans notre corpus cependant leur

existence met le doigt sur un fait extrecircmement important Les laquo noms de lieux raquo lorsqursquoils

apparaissent en position de speacutecifieur preacutesentent un comportement diffeacuterent des noms des

substances par exemple

Jusqursquoagrave preacutesent nous avons consideacutereacute uniquement les exemples qui mettaient en

valeur des noms communs Mais il arrive aussi que le nom de lieu (en position de speacutecifieur)

soit un toponyme Moskva Leningrad etc Dans ce cas comme on a pu le constater

lrsquointerpreacutetation des exemples srsquoavegravere ecirctre tregraves deacutelicate Ainsi drsquoapregraves nos observations

lrsquoapparition drsquoun toponyme srsquoaccompagne geacuteneacuteralement drsquoune explicitation

(18) Paxlo fruktami spelymi jablokami i grušami - xarakternyj osennij zapax Moskvy

v jasnye suxie dni (P Bobrykin Kitai-gorod)

Ccedila sentait les fruits les pommes et les poires mucircres lrsquoodeur caracteacuteristique de

lrsquoautomne agrave Moscou par un temps deacutegageacute et sec (P Bobrykin Kitaiuml-gorod)

Le syntagme zapax Moskvy est speacutecifieacute ici doublement Drsquoun cocircteacute gracircce au contexte gauche

ougrave figure lrsquoindication exacte de la source de lrsquoodeur frukty (fruits) jabloki (pommes) gruši

(poires) De lrsquoautre cocircteacute on ne peut pas faire abstraction du contexte droit xarakternyj

(caracteacuteristique prototypique) automnal (drsquoautomne) v jaznye syxie dni (par un temps

deacutegageacute et sec) Lrsquoauteur reconnaicirct donc implicitement que laquo odeur de Moscou raquo est subjectif

qursquoil est composeacute de plusieurs odeurs et que par ailleurs il est susceptible de varier drsquoun

moment agrave un autre Enfin le point de vue du sujet est aussi primordial Aucune odeur

particuliegravere nrsquoest associeacutee agrave Moscou84 Il est facile de srsquoen rendre compte en consideacuterant un

autre contexte ougrave il srsquoagit aussi du toponyme Moscou

19) Sojdja s irkutskogo poezda na perron Rjazanskogo vokzala Maša polminutki

postojala zažmurivšisrsquo i vdyxaja zapax Moskvy ndash cvetočnyj mazutnyj bubličnyj (B

Akunin B Ljubovnica smerti)

Masha descendit du train en provenance drsquoIrkoutsk sur le quai de la gare de Riazan et

resta sans bouger trente secondes les yeux fermeacutes et en respirant lrsquoodeur de Moscou

faite de fleurs de mazout et de bagels (B Akounine La maicirctresse de la mort)

Le contexte explicatif semble ecirctre le sine qua non de lrsquointerpreacutetation dans 18 comme dans 19

Or dans 19 les composantes de lrsquolaquo odeur de Moscou raquo auxquelles la jeune fille pense ne sont

pas identiques agrave celles qui ont eacuteteacute mentionneacutees dans 18 Ce qui permet neacuteanmoins de

rapprocher ces deux exemples crsquoest que lrsquoodeur est repreacutesenteacutee ici comme eacutetant composeacutee

84

On peut neacuteanmoins supposer que le narrateur oppose lrsquoodeur de la ville de Saint-Peacutetersbourg agrave celle de la

campagne

96

de plusieurs eacuteleacutements nous sommes donc stricto sensu dans le domaine de la speacutecification Il

en va autrement dans drsquoautres contextes et notamment dans 20 et 21 ougrave le locuteur

caracteacuterise un toponyme par une seule odeur qui repreacutesente la quintessence de celui-ci

Deux exemples 21 et 22 sont reacuteveacutelateurs agrave cet eacutegard

20) Druzrsquoja moi vid krovi dajot ljudjam blaženstvo Egraveto svjataja radostrsquo Bez krovi net

veselrsquoja net veličija na zemle Zapax krovi ndash zapax Rima (D Merežkovskij Gobelrsquo

bogov)

Mes amis la vue du sang nous donne le bonheur suprecircme Crsquoest la sainte joie Sans le

sang il nrsquoy a pas de joie il nrsquoy a pas de grandeur sur Terre Lrsquoodeur du sang crsquoest

lrsquoodeur de Rome (D Merežkovskij La mort des dieux)

21) Zapax fleur drsquoorangersquoa ndash zapax Sicilii Každaja ulica ndash bolrsquošaja tjoplaja dušistaja

volna (M Cvetaeva Neizdannoe)

Lrsquoodeur de fleur drsquooranger crsquoest lrsquoodeur de la Sicile Chaque rue est une grosse vague

chaude et parfumeacutee (M Cvetaeva Lrsquoineacutedit)

Dans les deux exemples citeacutes la preacutesence du tiret indique la relation drsquoeacutequivalence qui

srsquoinstaure entre deux parties de chaque phrase Dans 20 crsquoest lrsquoidentification de deux odeurs

celle de sang et celle de Rome Dans 21 crsquoest lrsquoodeur de fleur drsquooranger et de la Sicile Il est agrave

noter agrave ce niveau que le substantif zapax (odeur) est agrave chaque fois repris tel quel il nrsquoest

remplaceacute par aucun autre nom drsquoodeur Lrsquoauteur choisit une caracteacuteristique saillante du nom

de lieu dont il srsquoagit ce qui nous semble-t-il augmente le caractegravere cateacutegorique et sans appel

de son message

Lrsquoanalyse des noms composeacutes construits agrave lrsquoaide drsquoun speacutecifieur de nature laquo locative raquo

a permis de se rendre compte encore une fois de la validiteacute des notions de prototype et du

rasoir drsquoOccam Les lieux laquo fonctionnels raquo peuvent ecirctre mis en relation avec une odeur

prototypique drsquoougrave la possibiliteacute drsquoavoir des structures du type laquo nom drsquoodeur + nom de lieu raquo

Dans le cas contraire le narrateur a recours aux paraphrases explicatives Enfin lrsquoanalyse ne

peut passer sous silence certains cas particulier par exemple les contextes ougrave il srsquoagit de

geacuteneacuteralisation

c) Structures avec un nom abstrait

Les cas ougrave le speacutecifieur est exprimeacute par un nom abstrait et plus preacuteciseacutement un nom

processif sont relativement rares dans notre corpus mais assez repreacutesentatifs drsquoun certain

nombre de pheacutenomegravenes De ce fait nous leur consacrons un sous-chapitre agrave part entiegravere

Consideacuterons lrsquoexemple 22

97

22) Egraveto byl zapax požara Poverrsquote mne dym očaga paxnet po-inomu (F Gregori

Korolevskaja šutixa)

Crsquoeacutetait lrsquoodeur de lrsquoincendie Croyez-moi la fumeacutee drsquoun foyer sent diffeacuteremment (F

Gregori La bouffonne du roi)

Lrsquoexemple choisi lrsquoa eacuteteacute pour une raison toute particuliegravere Zapax požara qui met en

eacutevidence un nom drsquoeacuteveacutenement est ici opposeacute agrave dym očaga ougrave figure un nom de lieu Si une

telle analogie est possible crsquoest que les deux sensations deacutecrites ont un eacuteleacutement en commun

il srsquoagit de lrsquoodeur de brucircleacute Conformeacutement au prototypeacute le brucircleacute est susceptible drsquoeacutevoquer

aussi bien un incendie que la preacutesence drsquoun habitat Mais ce qui nous importe surtout dans

ce contexte crsquoest que le laquo brucircleacute raquo nous permet de comprendre le sens rattacheacute agrave zapax

požara85 Požar est mis en parallegravele avec un nom concret garrsquo (le brucircleacute)86 Ce type de

transfert de sens est par ailleurs tout agrave fait leacutegitime dans la mesure ougrave seuls les objets

[concrets] se precirctent agrave lrsquoobservation par les sens y compris par lrsquoodorat Les notions

abstraites ne peuvent ecirctre observeacutees par deacutefinition87

Drsquoautres exemples que nous avons releveacutes posent des problegravemes de compreacutehensions

majeurs Il srsquoagit de laquo vrais raquo noms drsquoeacuteveacutenements tels que vojna (guerre) izbienie (massacre)

sraženie (bataille) etc Dans ce cas vu que lrsquointerpreacutetation a souvent besoin drsquoecirctre orienteacutee

les paraphrases explicatives sont de mise

23) Ot soldat paxnet bomžom i psinoj Ot nas uže tože Egraveto zapax vojny Im

propityvaešsja za sutki (I Najdjonov laquo My vyšli s podnjatymi rukami raquo laquo Russkij

reportjor raquo 31 21-28 avgusta 2008)

Les soldats sentent le clochard et le chien Nous de mecircme maintenant Crsquoest lrsquoodeur de

la guerre On srsquoen impregravegne dans lrsquoespace drsquoune journeacutee (I Najdjonov laquo Nous

sorticircmes les mains en lrsquoair raquo laquo Le reporter russe raquo 31 21-28 aoucirct 2008)

Lrsquohyperonyme vojna (la guerre) apparaicirct dans troisiegraveme phrase Or le contexte gauche

explicite le sens que le locuteur rattache agrave laquo zapax vojny raquo dans lrsquoexemple 23 au moyen

85 Le statut exact du substantif požar (incendie) est difficile agrave trancher dans la mesure ougrave il se combine aussi bien avec les verbes supports des noms drsquoeacuteveacutenements tels que slučatsja slučitrsquosja (se produire arriver avoir lieu) et proisxoditrsquo proizojti (avoir lieu se produire) il admet eacutegalement les verbes de perception comme par exemple smotretrsquo posmotretrsquo na (regarder qqch) 86 Lrsquoanalyse pourrait ecirctre approfondie en utilisant la notion de reacutesultat En effet si lrsquoon considegravere le procegraves deacutesigneacute par le substantif požar on se rend compte que celui-ci comporte un reacutesultat naturel La violence (et mecircme lrsquoexistence) drsquoun incendie est jugeacutee en fonction des deacutegacircts causeacutes de son effet ou encore de son reacutesultat Inversement le fait drsquoobserver les deacutegacircts permet de conclure [en vertu drsquoun consensus] qursquoun incendie a eu lieu 87 Pour cette mecircme raison les noms drsquoodeurs composeacutes dans lesquels le speacutecifieur est exprimeacute par un nom abstrait sont minoritaires dans notre corpus

98

drsquoautres substantifs bomž et psina Leur emploi obeacuteit au principe de parcimonie drsquoOccam En

effet le narrateur conscient des problegravemes susceptibles de se poser quant agrave lrsquointerpreacutetation

et pour eacuteviter une trop grande marge de subjectiviteacute explicite le sens qursquoil rattache au

syntagme zapax vojny Vojna est mis en parallegravele avec des noms concrets qui renvoient agrave des

objets [au sens large] perceptibles88

Un dernier cas de figure que nous mentionnerons concerne les exemples ougrave le

speacutecifieur est exprimeacute par un substantif qui renvoie agrave un pheacutenomegravene meacuteteacuteorologique dožd

(pluie) groza (tempecircte) etc Dans ce cas contrairement agrave vojna par exemple lrsquoapparition

des paraphrases est rare

24) V komnate s rešjotčatymi oknami syraja svežestrsquo zapax doždja mokroj krapivy

travy (I Bunin Dnevniki)

Dans la piegravece ougrave les fenecirctres sont couvertes de grilles il fait frais et humide on sent

lrsquoodeur de la pluie de lrsquoortie mouilleacutee et de lrsquoherbe (I Bunin Journal intime)

Le sens que lrsquoauteur rattache au syntagme zapax doždja (odeur de la pluie) nrsquoest pas ici

expliqueacute agrave travers des deacutetails particuliers Cependant mecircme si une marge de subjectiviteacute est

possible le substantif la pluie deacutesigne un pheacutenomegravene dont tous les lecteurs possegravedent une

connaissance directe De la sorte dans des contextes de ce type une paraphrase serait

superflue

Au terme de ce sous-chapitre consacreacute aux preacutedicats composeacutes laquo nom drsquoodeur + nom

abstrait raquo nous dirons que leur speacutecificiteacute consiste dans le fait que leur fonctionnement est

geacuteneacuteralement baseacute sur le pheacutenomegravene de meacutetonymie laquo nom concret vs nom abstrait raquo Celle-

ci se base sur les proprieacuteteacutes prototypiques associeacutees agrave tel ou tel eacuteveacutenement En vertu du

principe drsquoOccam les paraphrases explicatives sont de mise lorsque le contexte ne contient

pas suffisamment drsquoinformations relatives agrave lrsquoorigine de lrsquoodeur

3 Conclusion

Dans cet article nous nous sommes efforceacutes de veacuterifier certaines hypothegraveses relatives

au fonctionnement des noms drsquoodeurs simples et composeacutes en russe Nous avons pour ce

faire eu recours au principe pragmatique du rasoir drsquoOccam et agrave la theacuteorie des prototypes

Le principe du rasoir drsquoOccam possegravede une porteacutee double Il explique tout drsquoabord la

coexistence des noms preacutedicatifs simples et composeacutes Les noms drsquoodeur deacutesignent des

88 Les preacutedicats tels que zapax molodosti (odeur de la jeunesse) drevnosti (de lrsquoantiquiteacute) grusti (de la tristesse) seront consideacutereacutes dans une eacutetude ulteacuterieure Par ailleurs zapax vojny (odeur de la guerre) est agrave chaque fois expliciteacute de faccedilon diffeacuterente dans nos exemples ce qui deacutemontre le caractegravere subjectif de la sensation deacutesigneacutee par laquo zapax vojny raquo

99

pheacutenomegravenes dont la raison drsquoecirctre peut ecirctre exprimeacutee linguistiquement au moyen du

substantif au geacutenitif Lorsque lrsquoorigine de lrsquoodeur peut ecirctre reacutetablie agrave partir du contexte

(notamment lorsqursquoil srsquoagit drsquoanaphore associative) le narrateur utilise un nom simple Si le

contexte a besoin de preacutecisions il optera pour un nom composeacute De mecircme il arrive que le

contexte comporte une paraphrase explicative conformeacutement aux souhaits du narrateur

Enfin srsquoagissant du preacutedicat zapax il est parfois employeacute isoleacutement pour deacutesigner une odeur

deacutesagreacuteable

La notion de prototype est eacutegalement valable agrave deux niveaux Drsquoune part srsquoagissant

des noms preacutedicatifs simples il est la base du fonctionnement de lrsquoanaphore associative

Srsquoagissant des noms composeacutes lrsquoexistence des proprieacuteteacutes prototypiques (associeacutees agrave une

substance un objet un lieu etc) constitue le gage de la compreacutehension du contexte par le

locuteur Enfin nous avons eacutegalement releveacute des exemples ougrave le but du locuteur consiste agrave

prototypiser et nous avons expliciteacute les contraintes qui pegravesent sur lrsquoemploi des noms

preacutedicatifs simples et composeacutes

Bibliographie

1) Gross M 1981 laquo Les bases empiriques de la notion de preacutedicat

seacutemantique raquo Langages Ndeg 63 Paris Larousse pp 7-53

2) Harris ZS 1976 Notes de cours de syntaxe Paris Seuil

3) Kleiber G 2012 laquo Carte drsquoidentiteacute linguistique des odeurs raquo Revue IRIS Ndeg 33 pp

91-103

4) Kleiber G 1990 La seacutemantique du prototype Cateacutegories et sens lexical Paris

PUF

5) Kokochkina I laquo Le paradoxe du silence russe raquo Actes du 3e colloque Res per

nomen La reacutefeacuterence la conscience et le sujet eacutenonciateur du 26 au 28 mai 2011 agrave

Reims CIRLEP 2012 pp 162-170

6) Thomiegraveres-Kokochkina I 2012a laquo La faccedilon de dire le son en russe (Contribution

agrave lrsquoeacutetude des noms preacutedicatifs de laquo sensations auditives raquo) Revue des eacutetudes slaves

t 83 2-3 pp 579-592

7) ndash2012b laquo Predicative nouns of olfactory sensations (ldquosmell predicatesrdquo in modern

Russian) raquo communication au Congregraves de la Socieacuteteacute Internationale dEthnobiologie

Montpellier

8) -ndash2013c laquo Ode agrave lrsquoodeur raquo La Revue russe Ndeg 40 pp 49-60

9) --2014 laquo La petite grammaire des sons preacutedicats russes et leurs verbes

supports raquo sens formes langage Contributions en lrsquohonneur de Pierre Frath

Universiteacute de Reims pp 331-342

10) --2014 laquo Je sens donc je dis (Les noms preacutedicatifs drsquoodeurs simples et composeacutes

en russe) raquo 2013 32nd International Conference on Lexis and Grammar

100

Universidade do Algarve Faro Portugal September 10-14 2013 Pre-Proceedings

Jorge Baptista Mario Monteleone pp 159-163

11) --2014 laquo Cinquanta sfumature sonore in italiano e in russo raquo Parallelismi

linguistici letterari e culturali Ohrid 13-14 settembre 2014 sous presse

12) --2015a laquo Odoris causa raquo Aktuaknye problemy lingvistiki i gumanitarnyx nauk

(Problegravemes actuels de linguistique et des sciences humaines) Moskva RUDN pp

78-90

13) ndash2015b laquo Predikaty vosprijatija semantika sintaksis pragmatika raquo BASEES

Cambridge communication

14) ndash2015b laquo Les noms de sons et drsquoodeurs en russe Valeurs et emplois raquo

Neophilologica vol 28 sous presse

15) ndash2015c laquo Sens dits sens interdits Les noms drsquoodeurs simples et composeacutes en

russe raquo Actes de la Journeacutee drsquoeacutetudes laquo Pour une linguistique sensorielle raquo Universiteacute

Catholique de Lille organiseacutee par Reacutemi Digonnet le 17 avril 2015 Honoreacute

Champion sous presse

Page 5: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS

4

deacutegager des dimensions et proprieacuteteacutes inattendues pour certaines drsquoentre-elles du nom

silence mais eacutegalement du nom bruit et agrave expliquer quelques-uns des paradoxes auxquels

silence et bruit donnent lieu

Notre parcours se deacuteroulera en cinq parties qui nous megraveneront de la complexiteacute

seacutemantique de silence agrave la deacutetermination de la nature de sa massiviteacute en passant

successivement par la mise en eacutevidence des problegravemes que pose lrsquoapplication de lrsquoopposition

massif comptable aux noms silence et bruit lrsquoanalyse de lrsquoambivalence intrinsegraveque lsquomassif

comptablersquo de bruit et celle de la monovalence massive de silence Chemin faisant seront mis

en lumiegravere non seulement des aspects ineacutedits de la seacutemantique de silence et de bruit mais

eacutegalement des cocircteacutes geacuteneacuteralement oublieacutes du fonctionnement de lrsquoopposition massif

comptable elle-mecircme

1 En guise drsquoentreacutee en matiegravere silence = lsquoabsence de bruitrsquo

Le sens de silence que nous retiendrons pour notre analyse est celui ougrave il a comme

antonyme bruit et signifie donc lsquoabsence de bruit -i- soit dans un lieu -ii- soit de la part

drsquoune entiteacute animeacutee (ou de certains objets)rsquo Le cas -i- est celui du SN en interpreacutetation

micro-structurelle3

Le silence de la forecirct

Le cas -ii- celui du SN

Le silence du moteur

Le silence du chat de Paul4

Avec -i- crsquoest une relation de localisation qui unit silence agrave forecirct alors que dans -ii- le moteur

apparaicirct non comme un lieu caracteacuteriseacute par le silence mais en quelque sorte comme

laquo lrsquoauteur raquo du silence5 Lrsquointerpreacutetation laquo localisante raquo admet pour glose il nrsquoy a pas de bruit

dans X

Il nrsquoy a pas de bruit dans la forecirct mdashgt le silence de la forecirct

alors que lrsquointerpreacutetation ougrave X apparaicirct comme eacutetant la laquo source raquo du silence se laisse gloser

par X ne fait pas de bruit

Le moteur Le chat Paul ne fait pas de bruit mdashgt le silence du moteur du chat de

Paul

On soulignera que les lexicographes nrsquoont geacuteneacuteralement pas releveacute lrsquointerpreacutetation de

type -ii celle ougrave silence srsquoemploie agrave propos drsquoecirctres humains (et de certains objets cf moteur)

pour signifier lrsquoabsence de bruit de leur part Leur organisation du sens de silence (voir par

exemple le Petit Robert ou Le lexique actif du franccedilais de Melrsquočuk et Polguegravere 2007 412-

3Bartning (1992 1996 et 1998) parle drsquointerpreacutetation prototypique par opposition agrave lrsquointerpreacutetation pragmatique ou discursive des SN binominaux en de 4Le SN le silence de Paul est ouvert agrave lrsquointerpreacutetation lsquoPaul ne fait pas de bruitrsquo et agrave celle ougrave il signifie lsquoPaul ne parle pasrsquo ou lsquoPaul se taitrsquo Seule la premiegravere est pertinente pour notre propos 5Pour un traitement deacutetailleacute des deux situations voir Kleiber et Azzouzi (2011)

5

414) preacutesente en effet agrave cocircteacute du sens technique laquo musical raquo de silence (cf lsquoabsence de son ou

signe musical la repreacutesentantrsquo) qursquoillustre un eacutenonceacute comme

Tu as oublieacute le silence agrave la fin de la troisiegraveme mesure

une opposition entre le silence conccedilu comme laquo absence de son ou de bruit qui caracteacuterise

lrsquoeacutetat drsquoun lieu raquo illustreacute par

Le silence reacutegnait dans la salle

et le silence conccedilu soit comme le fait de ne pas parler

Il ne faut pas parler Le silence est de rigueur

Paul se tut mais son silence ne dura pas longtemps

soit agrave un niveau plus abstrait comme le fait de taire ou de ne pas reacuteveacuteler quelque chose (une

opinion un secret etc)

Le silence du gouvernement alimente les rumeurs

Comme on le voit une telle division ne laisse guegravere de place agrave -ii- crsquoest-agrave-dire au silence drsquoun

X laquo qui ne fait pas de bruit raquo lrsquointerpreacutetation laquo non localisante raquo de silence eacutetant reacuteserveacutee aux

seuls sous-cas de laquo ne pas parler raquo Or comme le montrent les exemples avec moteur ou chat

et celui de Paul dans une de ses interpreacutetations ou encore le SP en silence dans un eacutenonceacute tel

que

Nous marchions en silence (dans le sens de lsquone pas faire de bruitrsquo)

on ne saurait - crsquoest le cas de le dire - passer sous hellip silence lrsquoemploi -ii- Ce qui unit

rappelons-le -i- et -ii- crsquoest leur opposition commune agrave bruit et crsquoest cette opposition

commune agrave bruit qui est agrave lrsquoorigine de notre choix de nous en tenir agrave ce sens du N silence

compris comme lsquoabsence de bruit(s)rsquo Il ne srsquoagit pas de polyseacutemie preacutecisons-le mais de sens

sous-deacutetermineacutes alors qursquoavec lrsquointerpreacutetation lsquone pas parlerrsquo on a bien affaire agrave de la

polyseacutemie et non plus seulement de sous-deacutetermination il srsquoagit bien drsquoun sens diffeacuterent

Lrsquointerpreacutetation drsquoun SN binominal tel que

Le silence du bateau

permet de reacutesumer notre entreacutee en matiegravere Il donne en effet lieu aux trois interpreacutetations

eacutevoqueacutees ci-dessus Il peut se comprendre soit comme

-i- lsquoil nrsquoy a pas de bruit dans le bateaursquo

-ii- lsquole bateau ne fait pas de bruitrsquo

-iii- par meacutetonymie lsquole bateau ne reacutepond pasplusrsquo

Mecircme si nous toucherons agrave lrsquointerpreacutetation -iii- notre propos concernera avant tout comme

annonceacute le sens de silence qui permet les lectures -i- et -ii- agrave savoir silence = lsquoabsence de

bruitrsquo

6

2 De quelques problegravemes

Notre entreprise neacutecessite une justification On peut en effet se demander srsquoil est bien

utile de srsquoarrecircter encore sur le statut comptable ou massif des noms silence et bruit eacutetant

donneacute qursquoil ne semble pas poser de difficulteacutes particuliegraveres

Silence apparaicirct clairement comme eacutetant intrinsegravequement massif Il refuse le pluriel

et les deacuteterminants reacuteveacutelateurs du statut comptable et accepte par contre sans difficulteacute

ceux qui correspondent au statut massif Crsquoest ainsi qursquoil se laisse deacuteterminer par les

marqueurs de la massiviteacute que sont du et un peu de

Vous faites trop de bruit Du silence srsquoil vous plaicirct

Il faut du le silence pour travailler

Vous faites trop de bruit Un peu de silence srsquoil vous plaicirct

mais ne se met pas au pluriel ne srsquoaccorde pas avec lrsquoarticle indeacutefini quand il est non modifieacute

ni avec les deacuteterminants de la pluraliteacute comme des plusieurs quelques adjectifs numeacuteraux

cardinaux etc

Jrsquoaime le silence versus Jrsquoaime les silences

Le silence de la forecirct versus Les silences de la forecirct

Vous faites trop de bruit Un silence srsquoil vous plaicirct

Vous faites trop de bruit Des deux silences srsquoil vous plaicirct

Il faut un des deux plusieurs silence(s) pour travailler

Il existe certes des emplois de silence avec les deacuteterminants indicateurs de la comptabiliteacute

mais ces emplois ne relegravevent plus du sens lsquoabsence de bruitrsquo mais de celui de lsquone pas parlerrsquo

Ils renvoient alors agrave des intervalles ou moments de la chaicircne parleacutee pendant lesquels il nrsquoy a

pas de parole6

Je nrsquoaime pas les silences qui ponctuent le sermon du cureacute sur la chaire

La conversation traicircna entrecoupeacutee de quelques plusieurs trois beaucoup de

silences

Il nrsquoy eut qursquoun seul silence au milieu de son discours

Une preacutecision suppleacutementaire Le fait que les emplois de silence-lsquoabsence de bruitrsquo

avec les deacuteterminants de la comptabiliteacute apparaissent comme deacuteviants interdit par avance

de consideacuterer ceux ougrave il se lie aux deacuteterminants de la massiviteacute comme eacutetant des emplois

laquo seconds raquo deacuteriveacutes par transfert drsquoun emploi premier comptable Crsquoest dire drsquoune autre

maniegravere que silence est un nom intrinsegravequement massif Pour silence lrsquoaffaire semble donc

dans le sac

Elle lrsquoest toutefois un peu moins lorsqursquoon aborde la situation de bruit dans la mesure

ougrave cet antonyme de silence ne se comporte pas tout agrave fait de la mecircme maniegravere que silence Il

6 A raccrocher agrave cet emploi les sens techniques laquo musicaux raquo de silence deacutejagrave eacutevoqueacutes ci-dessus ougrave silence est compris (i) comme lsquoune interruption des sons au milieu de la chaicircne musicalersquo et (ii) comme les signes de notation musicale repreacutesentant (i) (voir supra)

7

paraicirct certes lui aussi intrinsegravequement massif comme en teacutemoignent ses affiniteacutes avec les

deacuteterminants de la massiviteacute du un peu de peu de + N (singulier) beaucoup de + N

(singulier)

Il y a du un peu de peu de beaucoup de bruit dans le dortoir

Il ne semble en effet guegravere neacutecessaire de recourir agrave une laquo machine raquo de transfert pour

expliquer de tels emplois Par contre chose plus curieuse contrairement agrave silence (cf supra)

il ne regimbe nullement agrave se combiner dans la mecircme situation avec les deacuteterminants

reacuteveacutelateurs de la comptabiliteacute Il accepte dans difficulteacute crsquoest-agrave-dire sans laquo coup de force raquo

interpreacutetatif un des plusieurs peu de + N (pluriel) beaucoup de + N (pluriel) ce qui donne agrave

croire qursquoil est aussi intrinsegravequement comptable

Il y a un bruit dans le dortoir qui mrsquoempecircche de dormir

Il y a beaucoup de bruits dans la rue

Les bruits de la forecirct

Il srsquoensuit deux questions Premiegraverement comment bruit peut-il ecirctre agrave la fois

intrinsegravequement massif et intrinsegravequement comptable Deuxiegravemement comment expliquer

qursquoil nrsquoen va pas de mecircme pour son antonyme silence

Il y a une autre raison encore qui pousse agrave ne pas refermer le dossier La divergence

que lrsquoon observe entre silence et bruit face agrave lrsquoopposition massif comptable pousse agrave se

pencher de plus pregraves sur la massiviteacute intrinsegraveque de silence Il ne suffit en effet pas de dire

que silence est un nom massif Il faut encore preacuteciser en quoi consiste sa massiviteacute Comme il

ne srsquoagit manifestement pas drsquoun nom de matiegravere la chose est moins facile qursquoil nrsquoy paraicirct

Elle est drsquoautant plus deacutelicate que lrsquoorigine de la massiviteacute de silence ne semble pas ecirctre la

mecircme que celle de la massiviteacute de lrsquoantonyme bruit ce qui agrave nouveau pose problegraveme

Il y a enfin une troisiegraveme raison comment rendre compte de lrsquoapparition obligatoire

de lrsquoarticle indeacutefini lorsque silence se trouve accompagneacute drsquoun modificateur

Il faut du silence pour travailler

Il faut un silence pour travailler

Il faut un silence total de moine pour travailler

Il faut du silence total de moine pour travailler

Un silence reacutegnait dans la forecirct

Un silence absolu inquieacutetant de mort reacutegnait dans la forecirct

Toutes ces questions on le voit invitent agrave remettre lrsquoouvrage sur le meacutetier et agrave voir de

plus pregraves comment silence et bruit se comportent sur les terres du massif comptable

Toutes ne seront toutefois pas abordeacutees ici Nous traiterons celle qui concerne le caractegravere

intrinsegravequement mixte (massif comptable) de bruit et celle qui pose le problegraveme de

lrsquoidentification de la massiviteacute de silence Celle qui se rapporte agrave lrsquoapparition du deacuteterminant

un en cas drsquoexpansion de silence ne sera pas prise en compte ici parce que nous lrsquoavons deacutejagrave

8

traiteacutee en partie ailleurs (Kleiber 2014 b) en eacutetudiant le comportement des noms de

proprieacuteteacutes modifieacutes

Nous commencerons par le premier problegraveme celui qui a trait agrave la double nature de

bruit agrave la fois intrinsegravequement massif et comptable face au mono-statut massif de silence

Comment bruit peut-il ecirctre agrave la fois massif et comptable

3 Bruit massif et bruits comptables

Si lrsquoon peut entendre du bruit comme des bruits sans supposer une opeacuteration de

transfert de lrsquoun agrave lrsquoautre crsquoest parce que la massiviteacute et la comptabiliteacute sont lieacutees au nom

bruit de maniegravere inheacuterente comme elles le sont agrave un nom tel que pain (cf Jrsquoai acheteacute du pain

versus Jrsquoai acheteacute un pain) Ce double statut intrinsegraveque du nom bruit agrave la fois comptable et

massif nrsquoest toutefois pas le mecircme que celui du nom pain

Avec pain la massiviteacute (du pain) et la comptabiliteacute (un pain) srsquoopposent sur le mecircme

niveau celui du formatage de leurs occurrences Lrsquoemploi du massif dans Jrsquoai acheteacute du pain

par exemple renvoie agrave une occurrence de pain qui nrsquoa pas de limites ou de bornes

intrinsegraveques crsquoest la situation drsquooccurrence7 (cf jrsquoai acheteacute hellip) qui en limitant la quantiteacute de

pain creacutee en mecircme temps lrsquooccurrence de pain Un pain par contre renvoie agrave une

occurrence de pain preacutesenteacutee comme ayant des limites inheacuterentes crsquoest-agrave-dire preacutesenteacutee

comme deacutejagrave constitueacutee ou conditionneacutee en occurrence indeacutependamment de la situation dans

laquelle elle se manifeste Ce nrsquoest pas le fait drsquoacheter un pain qui laquo forme raquo lrsquooccurrence de

pain acheteacutee Crsquoest ce formatage intrinsegraveque qui permet de compter combien de pains il y a

dans une situation drsquooccurrence (dans lrsquoexemple citeacute combien de pains jrsquoai acheteacutes) On voit

ainsi qursquoavec du pain un pain on ne change pas de niveau lorsqursquoon passe du massif au

comptable On reste dans les deux cas au niveau du formatage des occurrences avec un pain

le formatage est preacuteconstitueacute mdashce nrsquoest que le nombre drsquouniteacutes de pains que deacutelimite la

situation drsquooccurrencemdash alors qursquoavec du pain il nrsquoy a pas de tel preacuteconditionnement

occurrentiel crsquoest la situation drsquooccurrence elle-mecircme qui en limitant la quantiteacute de pain

porte agrave lrsquoexistence une occurrence massive de pain8

Avec du bruit des bruits il nrsquoen va plus de mecircme Le massif du bruit marque

lrsquoabsence de deacutelimitation pour lrsquointensiteacute de lrsquooccurrence de bruit Qursquoil srsquoagit bien de la

dimension lsquointensiteacutersquo est prouveacute par lrsquointerpreacutetation des SN beaucoup de bruit peu de bruit et

un peu de bruit

7 Pour plus de deacutetails sur les notions drsquooccurrence et de situation drsquooccurrence voir Kleiber (2011 a et b 2012 a 2013 a 2014 c et d et 2015) 8 Preacutecisons que si elle creacutee par la limitation quantitative apporteacutee lrsquooccurrence drsquoun nom concret massif la situation drsquooccurrence ne deacutelimite pas elle-mecircme les bornes preacutecises et donc la forme exacte que preacutesente lrsquooccurrence celle-ci peut ecirctre tregraves variable (cf une tranche de pain une mie de pain un morceau de pain etc) et peut ecirctre discontinue crsquoest-agrave-dire constitueacutee de laquo parties raquo seacutepareacutees (du pain dans jrsquoai acheteacute du pain peut renvoyer agrave une baguette + deux miches + un demi-pain long etc)

9

Il y avait beaucoup de peu de un peu de bruit dans la salle

Si le comptable un bruit des bruits plusieurs bruits srsquoopposait sur la mecircme dimension de

lrsquointensiteacute agrave du bruit massif il devrait marquer une deacutetermination du degreacute drsquointensiteacute laisseacute

non deacutetermineacute par le massif du bruit Ce nrsquoest eacutevidemment pas cela qui est mis en jeu par des

SN tels que un bruit des bruits plusieurs bruits etc Ce qui se trouve compteacute ce nrsquoest pas le

nombre de degreacutes drsquointensiteacute sonore drsquoun bruit mais le nombre de varieacuteteacutes ou de sortes de

bruits Il srsquoagit donc drsquoune comptabiliteacute qualitative qui repose sur lrsquoexistence de types de

bruits qui peuvent se manifester dans une situation drsquooccurrence On retrouve semblable

comptabiliteacute avec drsquoautres noms soit sans transfert crsquoest-agrave-dire intrinsegravequement comme

avec sentiment odeur couleur etc soit avec transfert mdash on fait intervenir alors le trieur

universel de Bunt (1985) (cf Jrsquoai goucircteacute trois vins = lsquojrsquoai goucircteacute trois types de vinsrsquo) Bruit

comptable relegraveve du premier type il renvoie intrinsegravequement agrave une reacutepartition en sous-

cateacutegories de bruits ce qui donne lieu agrave une opposition massif comptable tout agrave fait

particuliegravere puisque comme nous venons de le voir elle ne srsquoeffectue pas sur la mecircme

dimension comme pour pain Le massif est pertinent au niveau de lrsquointensiteacute la comptabiliteacute

lrsquoest au niveau de la division en sous-espegraveces de bruits La comptabiliteacute de bruit nrsquoexclut ainsi

pas sa massiviteacute puisque celle-ci est drsquoun ordre diffeacuterent si jrsquoentends des bruits ils peuvent

ecirctre forts faibles etc Srsquoils sont borneacutes qualitativement ils ne le sont pas du point de vue de

lrsquointensiteacute La question que soulegraveve le double statut de bruit est donc reacutegleacute mais cette

solution srsquoaccompagne drsquoun reacutesultat suppleacutementaire la mise en eacutevidence drsquoun cas de figure

sur laquelle la litteacuterature consacreacutee agrave lrsquoopposition massif comptable ne srsquoest guegravere pencheacutee

celui de lrsquoexistence de noms qui sont de maniegravere inheacuterente comptables et massifs mais sur

des plans diffeacuterents

4 Pourquoi silence nrsquoest pas comptable comme bruit

Reste agrave expliquer pourquoi silence bien qursquoantonyme de bruit ne preacutesente pas cette

ambivalence qui caracteacuterise bruit Pourquoi silence ne connaicirct-il pas une comptabiliteacute9

varieacutetale semblable agrave celle de bruit La raison en reacuteside dans lrsquoasymeacutetrie qui caracteacuterise la

relation bruit ndash silence Bruit suppose une perception auditive qui donne lieu agrave une possible

distinction des stimuli sonores perccedilus Bruit implique donc lrsquoexistence de sous-cateacutegories ou

varieacuteteacutes de bruits Son sens mecircme tout comme celui drsquoodeur (Kleiber 2011 b 2012 b 2013

b et c)10 comme en teacutemoignent drsquoune part lrsquoexistence drsquoun grand nombre drsquohyponymes

crsquoest-agrave-dire celle de veacuteritables noms de bruits et drsquoautre part celle de la construction bruit +

9 Rappelons qursquoavec le sens de lsquone pas parlerrsquo il peut ecirctre comptable mais non pour compter des types de silence mais des moments ou intervalles de silence 10 Odeur se diffeacuterencie de bruit en ce qursquoil nrsquoa quasiment pas drsquohyponymes crsquoest-agrave-dire des noms drsquoodeurs

10

de + N (agrave N non deacutetermineacute) qui sert agrave identifier le type de bruit eacutemis comme du cocircteacute des

odeurs le syntagme odeur de N permet drsquoidentifier lrsquoodeur ressentie11

Il nrsquoen va eacutevidemment pas ainsi pour silence Comme il marque fondamentalement

lrsquoabsence de perception auditive il nrsquooffre pas matiegravere agrave distinction auditive comme le fait

bruit Partant il ne peut avoir cette comptabiliteacute de sous-cateacutegories intrinsegravequement

attacheacutee agrave bruit De lagrave provient lrsquoabsence drsquohyponymes de silence similaires aux hyponymes

de bruit il nrsquoy a ainsi pas de noms de silence comme il y a des noms de bruits12 Et il nrsquoy a

pas non plus de constructions cateacutegorisantes N1 de N213 qui seraient identificatrices drsquoun

type de silence comme il y en a pour bruit (et pour odeur)

Un silence de voiture

Un bruit de voiture (qui deacutemarre qui freine deacuterape)

Une odeur de rose

Conseacutequence de cette absence de sous-cateacutegories de silence la difficulteacute de se combiner

avec des indicateurs comme une sorte de

Il y a diffeacuterentes sortes de silence

Il y a diffeacuterentes sortes de bruits

et celle drsquoavoir face agrave un syntagme binominal en de comportant bruit au pluriel un syntagme

eacutequivalent comportant silence

Les bruits de la forecirct

Les silences de la forecirct14

Le silence de la forecirct

Crsquoest pour la mecircme raison qursquoil est impossible de srsquointerroger sur le laquo type raquo la laquo varieacuteteacute raquo ou

encore la laquo nature raquo du silence comme on peut le faire agrave propos du bruit Face agrave quel bruit

lrsquointerrogation quel silence en interpreacutetation taxinomique ne semble ainsi guegravere

approprieacutee

Quel bruit (= quel type de bruit)

Quel silence (= quel type de silence)

11 Pour les odeurs nous avons appeleacute ce type de construction construction de cateacutegorisation des odeurs (CCO) (Kleiber 2013 b et c) 12 Le Petit Robert donne toute une seacuterie de laquo mots deacutesignant des bruits raquo bourdonnement brouhaha bruissement chuintement clapotis claquement cliquetis craquement creacutepitement etc 13 On a bien des SN binominaux comme un silence de mort ou un silence de catheacutedrale mais il ne srsquoagit pas de veacuteritables sous-cateacutegories de silence mais drsquoemplois intensifs (voir ci-dessous) un silence de mort signifie que rien ne bouge et ne fait donc de bruit comme si tout eacutetait mort et un silence de catheacutedrale que le silence est comme celui drsquoune catheacutedrale 14 Uniquement deacuteviant en interpreacutetation prototypique (Bartning 1992 et 1996) crsquoest-agrave-dire en interpreacutetation micro-structurelle ougrave le SN binominal N1 de N2 srsquointerpregravete agrave partir des seuls traits inheacuterents de N1 et de N2 En interpreacutetation macro-structurelle ou pragmatique ou encore discursive selon les termes de Bartning le pluriel est bien entendu possible puisqursquoil peut alors ecirctre justifieacute par des informations exteacuterieures

11

Se reacutevegravelent aussi incongrues des interrogations similaires portant sur la laquo nature raquo du

silence Crsquoest quoi comme silence

Crsquoest quoi comme bruit

Crsquoest un silence de quoi

Crsquoest un bruit de quoi

Quel est ce silence 15

Quel est ce bruit

Le constat qursquoil nrsquoy a pas de construction de cateacutegorisation N1 de N2 semblable agrave celle

que connaissent les bruits et les odeurs deacutebouche sur la mise en relief drsquoune autre

caracteacuteristique de silence par rapport agrave bruit Dans les constructions un bruit de voiture (qui

deacutemarre) et une odeur de rose lrsquoeacuteleacutement reacutegi par la preacuteposition nrsquoest un speacutecificateur

cateacutegoriel que parce qursquoil passe ou peut passer pour ecirctre la source drsquoun bruit ou drsquoune odeur

caracteacuteristique

Une voiture qui deacutemarre a un bruit caracteacuteristique

Les roses ont une odeur caracteacuteristique

Il faudrait preacuteciser les contraintes qui pegravesent sur ces constructions de cateacutegorisation et

insister sur la distinction mdash habituellement neacutegligeacutee mdash qursquoil y a agrave faire entre source

geacuteneacuterique et source effective du bruit particulier ou de lrsquoodeur particuliegravere perccedilus (voir

Kleiber 2012 b 2013 b et c et Kleiber et Vuillaume 20011) Mais nous ne nous

deacutevelopperons pas ici cet aspect des choses Ce qui nous retiendra par contre crsquoest le fait

que lrsquoimpossibiliteacute pour silence de srsquointeacutegrer dans de telles constructions de cateacutegorisation

non seulement montre qursquoil nrsquoy a pas de sous-cateacutegories de silence mais met en eacutevidence

une autre asymeacutetrie entre bruit et silence contrairement aux bruits (et aux odeurs) le

silence nrsquoa pas de source Alors qursquoil y a toujours quelque chose ou quelqursquoun qui fait du bruit

il nrsquoy a pas quelqursquoun ou quelque chose qui laquo fait raquo silence16 Ceci signifie que bruit mais non

silence renvoie agrave un pheacutenomegravene seacutemiotiquement indexical Semblable agrave la fumeacutee qui est un

indice de lrsquoexistence drsquoun feu qui en est la cause ou au tonnerre qui indique qursquoil y a eu un

eacuteclair ou encore agrave une odeur qui signale lrsquoexistence de quelque chose qui laquo sent raquo le bruit ou

les bruits sont des indices ou encore des symptocircmes de ce qursquoil y a quelqursquoun ou quelque

chose qui fait (volontairement ou involontairement) des mouvements qui font naicirctre le ou

les bruits

Trois points sont agrave preacuteciser pour eacuteviter tout malentendu Premiegraverement la laquo cause raquo du

bruit ou des bruits nrsquoest pas la chose ou la personne qui fait du bruit mais crsquoest le laquo faire raquo de

la chose ou de la personne crsquoest-agrave-dire ce que nous appelons par commoditeacute le mouvement

que fait X qui est agrave lrsquoorigine du ou des bruits Crsquoest la raison pour laquelle dans la

15 Possible avec lrsquointerpreacutetation que signifie ce silence 16 Preacutecisons deux choses il ne srsquoagit ni du sens de silence = laquo se taire raquo ni bien entendu de lrsquoexpression X faire silence (ougrave quelqursquoun obtient que drsquoautres cesses de faire du bruit ou de parler)

12

construction de cateacutegorisation un bruit de N il faut preacuteciser bien souvent par un preacutedicat

modificateur de N quel est le laquo mouvement raquo en question opeacutereacute par N Un N qui ne laquo bouge raquo

pas nrsquoa normalement pas de bruit Ainsi

Un bruit de voiture

suppose au moins que le moteur est en marche Une voiture au repos au garage ne fait

eacutevidemment pas de bruit Et si lrsquoon entend preacuteciser le type de bruit selon le type de

laquo mouvement raquo effectueacute il faut expliciter le mouvement en question (cf ci-dessus une voiture

qui deacuterape freine etc) Si diffeacuterents bruits sont possibles pour un mecircme laquo auteur raquo il est

souvent neacutecessaire de preacuteciser quel est le mouvement responsable du bruit en question la

mention seule de lrsquoauteur srsquoaveacuterant insuffisante Ainsi a-t-on difficilement

Un bruit drsquoeau17

mais plus facilement des SN avec des expansions qui parce qursquoils lient laquo mouvement raquo et

bruit produits apportent la speacutecification exigeacutee

Un bruit drsquoeau qui clapote qui ruisselle goutte

Le deuxiegraveme point est qursquoil nrsquoest pas neacutecessaire de voir quel le mouvement de X auquel

est rattacheacute indexicalement le bruit perccedilu La notion seacutemiotique drsquoindex srsquoapplique

preacuteciseacutement aux cas ougrave lrsquoobjet qui est signifieacute indexicalement par le signe indexical nrsquoest pas

immeacutediatement perceptible18 dans les cas donc ougrave lrsquoindex ou symptocircme reacutevegravele une entiteacute

(ou un pheacutenomegravene) cacheacute non directement accessible comme lrsquoillustre clairement le

pheacutenomegravene de la fiegravevre qui est le symptocircme drsquoun eacutetat non normal19 Le point important est

qursquoune telle relation autorise le deacutetachement du bruit par rapport agrave sa source on peut

percevoir le bruit deacutetacheacute de la source (mouvement de X) qui lrsquoa produit Avec le silence

nulle deacutependance ontologique et nul deacutetachement par rapport agrave une source

Troisiegraveme et dernier point le fait que bruit renvoie agrave un pheacutenomegravene indexical ne

signifie pas que bruit est lui-mecircme indexical Bruit est semblable en cela agrave fumeacutee tonnerre ou

odeur mecircme srsquoil deacutenote un pheacutenomegravene indexical il nrsquoest seacutemantiquement pas un signe

linguistique indexical Comme les noms fumeacutee tonnerre et odeur il a un sens symbolique

mais qui renvoie agrave une entiteacute agrave savoir le bruit qui lui est une entiteacute indexicale en ce qursquoil est

produit par un mouvement fait par un X Lagrave on le voit bruit retrouve son compegravere silence

qui bien entendu est aussi un signe symbolique et non indexical

5 Quelle est la massiviteacute de silence

La deuxiegraveme difficulteacute que nous avons releveacutee ci-dessus a trait agrave la deacutetermination de la

massiviteacute de silence Geacuteneacuteralement on ne srsquoarrecircte guegravere sur ce problegraveme parce que les noms

17 A noter qursquoon a fort bien le SN Le bruit de lrsquoeau ce qui met en relief le rocircle que jouent les constructions de cateacutegorisation du type N1 de N2 18 Voir ici les interjections et lrsquoexclamation en geacuteneacuteral qui sont le signe indexical drsquoune eacutemotion qursquoon ne perccediloit pas directement (Kleiber 2006) 19 Voir aussi le tonnerre ougrave bien souvent on nrsquoa pas perccedilu lrsquoeacuteclair qui le preacutecegravede

13

qui servent drsquoillustration agrave lrsquoopposition massif comptable sont des noms concrets mateacuteriels

(cf sable eau vin vs chien veacutelo arbre etc) qui en tant que tels donnent lieu agrave une massiviteacute

ou comptabiliteacute qui est transparente si sable est massif alors que chien est comptable crsquoest

parce qursquoune occurrence de sable nrsquoa pas de forme intrinsegraveque tandis qursquoune occurrence de

chien en a une Avec des noms non concrets dans le sens de laquo non mateacuteriels raquo les choses ne

sont pas aussi simples lrsquoabsence de substance rendant les choses un peu plus deacutelicates Nous

avons vu que pour bruit la massiviteacute reacutesidait dans lrsquoabsence de limites pour lrsquointensiteacute

sonore On srsquoattendrait donc agrave ce qursquoil en aille de mecircme pour son antonyme silence eacutetant

donneacute qursquoil se place dans le champ de la perception auditive Mais lagrave encore il nrsquoen va pas

tout agrave fait ainsi

La situation est il faut bien le reconnaicirctre complexe La raison en est la quasi-absence

de dimensions intrinsegraveques de silence Contrairement agrave bruit auquel srsquoattache lrsquoeacuteventail des

dimensions qui srsquoattachent aux sons et qui permettent de les distinguer silence ne reacutepond

pas agrave de semblables distinctions qualitatives puisqursquoil repreacutesente lrsquoabsence de bruit et donc

aussi lrsquoabsence de ces dimensions distinctives

Lrsquohypothegravese de lrsquointensiteacute peut malgreacute tout ecirctre envisageacutee Le fait que silence soit

lrsquoantonyme de bruit peut en effet inciter agrave attribuer eacutegalement agrave silence une indeacutetermination

drsquointensiteacute Contribuent agrave cette ideacutee lrsquoexistence de qualificatifs laquo intensifs raquo comme un silence

absolu complet total qui servent agrave exprimer qursquoil nrsquoy a pas de bruit du tout et lrsquoemploi de un

peu de silence pour signifier lsquoun peu moins de bruitrsquo Mais cela nrsquoest pas suffisant pour

assigner agrave silence une massiviteacute drsquointensiteacute On notera en premier lieu que un peu de silence

peut agrave cocircteacute de lsquoun peu moins de bruitrsquo aussi signifier lsquoun (court) moment de silencersquo mdash nous

y reviendrons ci-dessous mdash ce qui tire alors la massiviteacute du cocircteacute temporel En deuxiegraveme lieu

on soulignera que un silence absolu complet total et un peu de silence (dans le sens

drsquointensiteacute) reacutepondent en fait agrave un modegravele de quantification fondeacute sur celui de bruit

un silence absolu complet total = lsquoil nrsquoy a pas de bruit du toutrsquo

un peu de silence = lsquoun peu moins de bruitrsquo

Fait significatif la deacutetermination de silence par beaucoup de est tregraves rare alors qursquoelle est

tregraves freacutequente avec bruit Il en va de mecircme pour lrsquoexclamatif que de N qui nrsquoest possible

qursquoavec bruit

Que de silence

Que de bruit

alors que lrsquoexclamatif qualitatif Quel N convient aux deux

Quel silence

Quel bruit 20

20 Ce qui tend agrave montrer que Que de N et Quel N ne se confondent pas totalement lorsqursquoil srsquoagit de noms non concrets

14

Ces trois observations fragilisent lrsquohypothegravese drsquoune massiviteacute par la non saturation de

lrsquointensiteacute Celle-ci est rendue drsquoautant plus difficile que la notion de silence en tant

qursquoabsence de bruit est a priori eacuteloigneacutee de toute gradation srsquoil y a du bruit il nrsquoy a pas de

silence et srsquoil y a du silence il nrsquoy a pas de bruit On comprend du coup que lorsque le haut

degreacute srsquoinstalle avec lrsquoemploi des intensifs absolu complet et total (cf supra) crsquoest par

lrsquointermeacutediaire du gradatif bruit srsquoil ne peut y avoir theacuteoriquement plus ou moins de silence

il peut y avoir par contre plus ou moins de bruit et donc pas de bruit du tout crsquoest-agrave-dire un

silence absolu ou total Ce nrsquoest pas pour autant que silence est un nom massif agrave intensiteacute

indeacutetermineacutee

La piste temporelle eacutevoqueacutee ci-dessus semble en effet beaucoup plus pertinente elle

conduit agrave interpreacuteter la massiviteacute de silence comme une indeacutetermination de la dureacutee et agrave

postuler donc le temps comme eacutetant la dimension sur laquelle elle coulisse Crsquoest dire que du

silence reacutepond agrave une dureacutee indeacutetermineacutee de silence

Ce qui explique le caractegravere temporel de la massiviteacute de silence reacuteside dans la relation

asymeacutetrique qursquoil entretient avec bruit crsquoest le silence qui se trouve interrompu ou briseacute par

le bruit ou les bruits et non lrsquoinverse crsquoest-agrave-dire ce nrsquoest pas le bruit qui se trouve

appreacutehendeacute comme eacutetant briseacute ou coupeacute par le silence Le silence est en effet consideacutereacute

comme un eacutetat qui dure tant qursquoil nrsquoy a pas de bruit alors que le ou les bruits ne sont pas

appreacutehendeacutes comme eacutetant des dureacutees sonores que vient couper le silence21 La dureacutee est

ainsi une dimension basique du silence dimension sans laquelle il nrsquoexisterait pas et qui ne

se trouve pas intrinsegravequement borneacutee Il nrsquoy a en effet pas drsquointervalle de silence preacuteformateacute

crsquoest-agrave-dire drsquouniteacutes de silence conccedilues comme borneacutees a priori puisque seul le bruit ou les

bruits viennent briser de maniegravere contingente le silence et peuvent ainsi former des

intervalles espaces ou laquo morceaux raquo de silence eacutegalement contingents crsquoest-agrave-dire non

preacuteconstruits mais deacutelimiteacutes par la situation drsquooccurrence22

On rappellera drsquoabord en faveur de notre analyse que lrsquointerpreacutetation de un peu de

silence nrsquoest pas forceacutement intensive mais peut correspondre agrave lsquoun [court] moment de

silencersquo23 Comme un peu de est un reacuteveacutelateur du massif (Hilgert 2014) cette interpreacutetation

de un peu de silence est un argument non neacutegligeable pour reconnaicirctre agrave silence une

massiviteacute de nature temporelle Mais il y a un argument qui est beaucoup plus fort crsquoest celui

que constitue le type de substantifs quantificateurs (Benninger 1999) que peut prendre

silence pour apparaicirctre sous lrsquohabit drsquouniteacute Ces substantifs lorsqursquoils srsquoappliquent aux noms

21 Sauf bien entendu dans le sens de silence = lsquone pas parlerrsquo ougrave les silences viennent interrompre non pas le ou les bruits mais le cours de la chaicircne parleacutee 22 On soulignera une nouvelle fois que crsquoest juste le contraire avec lrsquoemploi de silence dans le sens de lsquone pas parlerrsquo emploi ougrave le silence peut srsquoinstaller comme le bruit le fait dans le silence dans la chaicircne discursive et donner ainsi lieu agrave des uniteacutes preacuteconstitueacutees de silence pouvant donc ecirctre compteacutees Dabs ce cas ce nrsquoest pas la parole qui rompt le silence mais le silence qui interrompt la parole 23 Il peut sans doute aussi correspondre agrave une interpreacutetation mecirclant les deux sens

15

massifs24 ont pour rocircle de borner les entiteacutes massives (Van de Velde 1995 et Benninger

1999) en speacutecifiant ou la forme (une goutte drsquoeau) ou la laquo quantiteacute raquo de lrsquooccurrence massive

agrave laquelle on les applique soit directement par un nom de mesure (un litre drsquoeau) soit

indirectement (un verre drsquoeau) Ils permettent donc mdash et crsquoest lagrave ce qui les rend preacutecieux mdash

de reacuteveacuteler par leur sens propre en quoi consiste la massiviteacute de lrsquoentiteacute massive agrave laquelle ils

srsquoappliquent Pour silence il srsquoagit de substantifs temporels qui parce qursquoils apportent des

bornes agrave la dureacutee de lrsquooccurrence de silence mettent en eacutevidence que la dimension massive

de silence qui se trouve borneacutee est bien celle du temps On aura ainsi un moment de silence ou

avec des noms de mesure de temps une minute une heure de silence Le point important est

que bruit mecircme srsquoil srsquoinscrit dans le temps accepte difficilement ce type de substantif

quantificateur La quantification temporelle preacutecise par une minute une heure ne lui est

certes pas inconnue mais elle est beaucoup moins naturelle qursquoavec silence comme le

montre lrsquoopposition entre les eacutenonceacutes suivants

Jrsquoaime les heures de silence qursquooffre la nuit

Je deacuteteste les heures de bruit que nous reacuteserve la grande ville

et bien souvent construite sur le modegravele de silence comme une minute de bruit que lrsquoon voit

apparaicirctre ccedilagrave et lagrave dans des manifestations en eacutecho ludique et contestataire agrave la

traditionnelle et commeacutemorative minute de silence On notera surtout en faveur de notre

hypothegravese que bruit ne paraicirct pas srsquoaccommoder de un moment de A la place de

() Il y eut un moment de bruit

crsquoest plutocirct le syntagme preacutepositionnel pendant un moment que lrsquoon trouve

Il y eut du bruit pendant un moment

ce qui tend agrave montrer drsquoune autre maniegravere que la massiviteacute de bruit nrsquoest pas drsquoordre

temporel comme celle de silence et ce qui ouvre en mecircme temps un autre deacutebat celui du

placement de bruit parmi les noms drsquoeacuteveacutenement25 avec comme conseacutequence une opposition

drsquoordre aspect lexical agrave un silence qui eacutevoluerait plutocirct dans la classe des noms drsquoeacutetats Cette

opposition bruit-nom drsquoeacuteveacutenement vs silence-nom drsquoeacutetat est-elle fondeacutee On trouvera chez

Kokochkina (2012) agrave propos du mot russe tišina (silence) une vue diffeacuterente originale

parce que lrsquoauteur considegravere que silence est eacutegalement aussi paradoxal que cela puisse

paraicirctre un nom drsquoeacuteveacutenement laquo (hellip) dans la langue le silence est vu comme un eacuteveacutenement

sonore et se rapporte agrave ce titre agrave ce qui est consideacutereacute intuitivement comme eacutetant une

sensation sonore raquo (Kokochkina 2012 323) Qursquoen est-il exactement pour le franccedilais Crsquoest

lagrave un deacutebat que nous ne poursuivrons pas aujourdrsquohui car le moment est venu de conclure

24 Ils peuvent aussi srsquoappliquer agrave des noms comptables (cf une flopeacutee de voitures un tas de voitures rouilleacutees etc) 25 Voir Gross et Kiefer (1995) Buvet et Blanco (2000) Vivegraves (2000) Dupuy-Engelhardt (2002) Gross (2012) etc

16

Pour conclure

En mecircme temps qursquoelle nous a permis drsquoapporter de nouvelles connaissances sur

lrsquoopposition massif comptable elle-mecircme surtout sur la variation des dimensions

responsables du trait massif ou comptable notre enquecircte a mis au clair plusieurs points

eacutenigmatiques de la seacutemantique de silence et de bruit en relation avec lrsquoopposition massif

comptable le statut double (massif comptable) inheacuterent de bruit la monovalence massive

de silence-lsquoabsence de bruitrsquo et la diffeacuterence de massiviteacute entre silence et bruit A plusieurs

endroits nous avons eacuteteacute ameneacute agrave sortir du cadre de notre analyse et agrave planter des questions-

balises pour de futures peacutereacutegrinations Avis donc aux amateurs de silence et de bruit(s) hellip

Bibliographie

1) Bartning I 1992 laquo La preacuteposition de et les interpreacutetations possibles du SN complexe

Essai drsquoapproche cognitive raquo Lexique 11 pp 163-191

2) Bartning I 1996 laquo Eleacutements pour une typologie des SN complexes en de en

franccedilais raquo Langue franccedilaise 109 pp 29-43

3) Benninger C 1999 De la quantiteacute aux substantifs quantificateurs Paris Klincksieck

4) Bunt HC 1985 Mass Terms and Model-Theoretic Semantics Cambridge Cambridge

University Press

5) Buvet P-A Blanco X 2000 laquo De lrsquoanalyse syntactico-seacutemantique du lexique agrave la

traduction automatique raquo BULAG 25 pp 69-87

6) Dupuy-Engelhardt H 2002 laquo Lrsquoidentiteacute cateacutegorielle du lexique allemand et franccedilais

de lrsquoaudible raquo in Dupuy-Engelhardt H et Montibus M-J (eacuteds) Parties du discours

seacutemantique perception cognition - Le domaine de lrsquoaudible Actes drsquoEUROSEM 2000

Reims Presses Universitaires de Reims 89-119 pp 11-34

7) Fasciolo M Lammert M 2014 laquo Connaissance directe et typologie nominale

comment les noms de couleurs et de bruits sont-ils deacutefinis raquo Travaux de linguistique

69 pp 91-109

8) Gross G 2012 Manuel drsquoanalyse linguistique Villeneuve drsquoAscq Presses

Universitaires du Septentrion

9) Gross G Kiefer F 1995 laquo La structure eacuteveacutenemetielle des substantifs raquo Folia

Linguistica 29 1 2 pp 43-65

10) Hilgert E 2014 laquo Un reacuteveacutelateur de massiviteacute lrsquoeacutenigmatique un peu de raquo Langue

Franccedilaise 183 pp 101-116

11) Kleiber G 2006 laquo Sur la seacutemiotique de lrsquointerjection raquo Langages 161 pp 9-23

12) Kleiber G 2010 laquo En quecircte de Enquecircte sur silence raquo in Gornikiewicz J Grzmil-

Tylutki H et Piechnik I (eacuteds) En quecircte de sens Etudes deacutedieacutees agrave Marcela

Swiatkowska Wydawnictwo Uniwersytetu Jagellonskiego Krakow pp 276-285

17

13) Kleiber G 2011 a laquo Types de noms le problegraveme des occurrences raquo Cahiers de

lexicologie 99 2 pp 49-69

14) Kleiber G 2011 b laquo Odeurs problegravemes drsquooccurrence raquo in Corminboeuf G et

Beacuteguelin M-J (eacuteds) Du systegraveme linguistique aux actions langagiegraveres Meacutelanges en

lrsquohonneur drsquoAlain Berrendonner Bruxelles De Boeck pp 301-313

15) Kleiber G 2012 a laquo Occurrences massives et occurrences comptables quelques

observations raquo in Dutka-Mankowska A Kieliszczyk A et Pilecka E (eacuteds)

Grammaticis Unitis Meacutelanges offerts agrave Bohdan Krzysztof Bogacki Varsovie

Wydawnictwa Uniwerssytetu Warszawskiego pp 199-207

16) Kleiber G 2012 b laquo De la deacutenomination agrave la deacutesignation le paradoxe ontologico-

deacutenominatif des odeurs raquo Langue Franccedilaise 174 pp 46-58

17) Kleiber G 2013 a laquo Lrsquoopposition Nom comptable Nom massif et la notion

drsquooccurrence raquo Cahiers de lexicologie 103 2 pp 85-106

18) Kleiber G 2013 b laquo Constructions laquo olfactives raquo le cas de [Deacutet] odeur + de + N2 raquo

Cahiers de lexicologie 102 1 pp 151-168

19) Kleiber G 2013 c laquo Y a-t-il des noms drsquoodeurs raquo in Casanova Herrero E et Calvo

Rigual C (eds) Actes del 26e Congreacutes de Linguumliacutestica i Filologia Romagraveniques (Valegravencia

6-11 de setembre de 2010) Berlin Walter de Gruyter Vol 3 pp 223-234

20) Kleiber G (eacuted) 2014 a Les noms agrave la croiseacutee du massif et du comptable Langue

Franccedilaise ndeg183

21) Kleiber G 2014 b laquo Massif comptable et noms de proprieacuteteacutes raquo Langue Franccedilaise

183 pp 71-86

22) Kleiber G 2014 c laquo Lorsque lrsquoopposition massif comptable rencontre les noms

superordonneacutes raquo Travaux de linguistique 69 pp 11-34

23) Kleiber G 2014 d laquo Cocircteacute comptable cocircteacute massif remarques sur les noms

superordonneacutes raquo in Cozma Ana-Maria Bellachhab Abdelhadi et Pescheux Marion

(eacuteds) Du sens agrave la signification De la signification aux sens Bruxelles Peter Lang pp

31-45

24) Kleiber G et Azzouzi A 2011 laquo La seacutemantique de silence ne se fait pas sans hellip bruit raquo

LrsquoInformation Grammaticale ndeg 128 pp 16-22

25) Kleiber G 2015 laquo Occurrences et noms raquo Langue franccedilaise 185 pp 113-125

26) Kleiber G et Vuillaume M 2011 laquo Seacutemantique des odeurs raquo Langages 181 pp 17-

36

27) Kokochkina I 2012 laquo Le paradoxe du silence russe raquo in Frath P Bourdier V

Breacutehaux K Hilgert E Dunphy-Blomfield J (eacuteds) Res per Nomen III Reacutefeacuterence

conscience et sujet eacutenonciateur Reims EPURE pp 313-325

28) MelrsquoCuk I et Polguegravere A 2007 Le lexique actif du franccedilais Bruxelles De Boeck

18

29) Van de Velde D 1995 Le spectre nominal Des noms de matiegravere aux noms

drsquoabstraction Paris-Louvain Editions Peeters

30) Vivegraves R 2000 laquo Quelques remarques agrave propos des preacutedicats de ltbruitgt 2000 in

Buvet P-A Colas-Matthieu M et Lepesant D (eacuteds) Lexique Syntaxe et Seacutemantique

Meacutelanges offerts agrave Gaston Gross agrave loccasion de son 60e anniversaire Numeacutero Hors

Seacuterie BULAG (Centre Tesniegravere Besanccedilon) pp 71-79

19

De la perception auditive au mot fonctionnement des verbes de bruit

associeacutes aux animaux dans les langues slaves

Irina KOR CHAHINE (Universiteacute Nice Sophia Antipolis BCL)

Tanja MILOSAVLJEVIC (Universiteacute Nice Sophia Antipolis BCL)

Paulina STOKOSA (Aix-Marseille Universiteacute ECHANGES)

0 Preacuteambule

Nous voudrions commencer cet article en relevant un fait reacutecent qui a provoqueacute un

gros scandale au Royaume-Uni Fin septembre 2014 dans une conversation priveacutee le

Premier ministre britannique David Cameron dit en parlant de la reine Elizabeth II qursquoelle

laquo purred with satisfaction raquo (laquo ronronnait de satisfaction raquo) en apprenant les reacutesultats du

referendum sur lrsquoindeacutependance de lrsquoEcosse26 Pourquoi ce commentaire avait-il susciteacute une

poleacutemique En fait le verbe purr en anglais est directement associeacute au ronronnement du

chat et la reine en raison de son statut ne peut pas laquo ronronner raquo Dans drsquoautres

circonstances ce verbe pouvait tregraves bien srsquoemployer pour deacutecrire une reacuteaction positive que

nrsquoimporte qui pourrait avoir dans une conversation priveacutee Mais dans ce cas preacutecis lorsqursquoon

applique ce verbe agrave la reine lrsquoassociation agrave un animal ne peut qursquoavoir un effet deacutepreacuteciatif

Le preacutesent article portera preacuteciseacutement sur ce type de verbes qui dans leurs emplois

premiers deacutesignent les cris et les bruits eacutemis par les repreacutesentants du monde animal au sens

large et qui dans leurs emplois secondaires srsquoappliquent eacutegalement aux humains ou encore

aux objets et aux eacuteleacutements de la nature Faute de place nous ne parlerons que du cas des

humains

Pour rester dans la theacutematique des communications consacreacutees agrave la perception nous

prendrons surtout en compte la relation qui existe entre notre perception du monde animal

et la lexicalisation des cris et bruits eacutemis par les animaux et nous parlerons des onomatopeacutees

et des verbes associeacutes aux animaux dans les trois langues slaves ndash le russe le polonais et le

serbe Une eacutetude approfondie de cette classe de verbes permet de mettre en eacutevidence drsquoune

part un parcours dit laquo logique raquo de la perception auditive vers le mot agrave travers sa

reproduction sonoreacoustique mais de lrsquoautre elle deacutemontre lrsquoimportance de la

perception visuelle pour la seacutemantique de ces lexegravemes

Dans cet article nous allons nous appuyer sur les donneacutees collecteacutees dans le cadre

drsquoun projet international auquel nous avons participeacute et qui avait pour objet drsquoeacutetude les

verbes de bruit associeacutes aux animaux dans les langues naturelles et les modegraveles de leur

meacutetaphorisation Ce projet a eacuteteacute meneacute conjointement avec une eacutequipe russe coordonneacutee par

EV Rakhilina Il avait pour objectif de deacutemontrer le caractegravere structureacute de ce type de lexique

26 httpwwwabcnetaunews2014-09-25 consulteacute le 28092014

20

pour appuyer une thegravese sur le bien-fondeacute de lrsquoapproche typologique du lexique Un volume

collectif drsquoarticles est actuellement en cours drsquoeacutedition aux PUP

1 Introduction

En regravegle geacuteneacuterale les espegraveces animales que nous cocirctoyons eacutemettent quasiment les

mecircmes cris ou bruits quel que soit lrsquoendroit ougrave ils vivent on peut lrsquoaffirmer pour les

animaux domestiques ou domestiqueacutes comme le chien et le chat mais aussi pour le cochon

la poule le coq le canard le cheval la vache etc Il en va de mecircme pour les animaux

sauvages comme lrsquoours le loup le tigre lrsquoeacuteleacutephanthellip les oiseaux ndash le coucou les pigeonshellip -

ou encore les batraciens ndash le serpent la grenouillehellip - et les insectes ndash le moustique la

mouche lrsquoabeille Les cris et bruits eacutemis par ces espegraveces sont universels et ne deacutependent que

de lrsquoespegravece elle-mecircme Les hommes disposant drsquoun mecircme appareil phonatoire devraient

percevoir les mecircmes cris ou bruits de la mecircme faccedilon indeacutependamment de leur lieu

drsquohabitation Or notre perception du monde animal est fortement influenceacutee par notre

culture et avant mecircme drsquoentendre le cri ou le bruit produit par tel ou tel animal lrsquoenfant

apprend agrave travers lrsquoadulte les sons conventionnels propres agrave sa langue (voir aussi Rubinstein

2005) Crsquoest ainsi que pour le cri du cochon il apprendra agrave dire oink-oink en anglais xrju-xrju

en russe chrum-chrum en polonais ou encore coui coui groin-groin et parfois grouic en

franccedilais (Enckell amp Reacutezeau 2003 41) On voit ainsi des diffeacuterences phoneacutetiques notables

entre le son perccedilu et sa lexicalisation dans les diffeacuterentes langues

Ces formes qui integravegrent le systegraveme linguistique de chaque langue repreacutesentent les

imitations sonores les onomatopeacutees Il srsquoagit de formes iconiques qui ont eacuteteacute creacuteeacutees de

maniegravere conventionnelle et intentionnelle pour repreacutesenter un bruit produit par lrsquoanimal

Assez curieusement la fideacuteliteacute avec laquelle on tente de reproduire le bruit ne garantit pas

que la forme obtenue sera bien assimileacutee par la langue Bien au contraire plus la forme se

rapproche de la description moins elle est naturelle pour la langue et moins elle est

assimileacutee par celle-ci (Reformatskij 1966 103 citeacute dans Šaronov 2008 98) Le dictionnaire

des onomatopeacutees franccedilaises cite plusieurs exemples litteacuteraires de ces formes non

conventionnelles (cf toujours agrave propos du cochon Enckell amp Reacutezeau 2003 41)

1) Sitocirct que jrsquoeacutetais dans la cour il frottait son groin contre mes jambes en faisant

Crrro crrrohellip (J Anglade Le Voleur de coloquintes 1972 49)

2) On entend la voix du porc Rrrff rrrff [hellip] ARLEQUIN Oh mon bon petit Rrrff rrrff

tu mrsquoas sauveacute la vie LE PORC Rrrff rrrff (L-E Duranty laquo La Trageacutedie drsquoArlequin raquo

Theacuteacirctre des marionnettes 1995 [1862] 73-74)

21

Les formes crrro crrro et rrrff rrrff sont difficilement compreacutehensibles en dehors du

contexte mecircme si elles semblent transmettre plus fidegravelement les sons produits par les

cochons Ce qui nous inteacuteresse ici ce sont les formes conventionnelles les onomatopeacutees

attesteacutees dans chaque langue qui renverront sans eacutequivoque agrave lrsquoanimal-eacutemetteur du son

Du point de vue de leur nature grammaticale on envisage souvent les onomatopeacutees

dans le cadre de la cateacutegorie des interjections Lrsquoune des diffeacuterences entre les deux formes

eacutetant que lrsquoonomatopeacutee sert agrave repreacutesenter un bruit laquo pur raquo accompagneacute eacuteventuellement

drsquoune ideacutee de rapiditeacute alors que lrsquointerjection srsquoemploie surtout pour transmettre les

eacutemotions eacuteprouveacutees par lrsquohomme Si cette affirmation semble juste pour les onomatopeacutees

traduisant les bruits des objets le cas des onomatopeacutees laquo animales raquo semble partager les

caracteacuteristiques seacutemantiques de chacune de ces deux classes Ainsi ces onomatopeacutees

servent bien agrave reproduire un bruit mais ce bruit sera geacuteneacuteralement caracteacuteristique drsquoun

certain eacutetat dans lequel se trouve lrsquoanimal il peut srsquoagir de la colegravere ou de la menace (chien)

de la peur (cochon) de la satisfaction (chat) etc De ce fait on peut dire que ces

onomatopeacutees traduisent eacutegalement les eacutemotions tout comme le font les interjections

Lorsque les onomatopeacutees laquo animales raquo srsquoappliquent par extension agrave lrsquohomme ce sont

drsquoailleurs ces caracteacuteristiques seacutemantiques qui remontent au premier plan Crsquoest ainsi que

dans lrsquoanecdote concernant la reine Elizabeth II le verbe purr sert surtout agrave transmettre

lrsquoideacutee de satisfaction et nullement agrave rendre par imitation le son qursquoelle ait pu eacutemettre

2 De lrsquoonomatopeacutee au verbe

Si le son produit par un animal est repreacutesenteacute par une forme onomatopeacuteique le fait

de produire ce bruit requiert geacuteneacuteralement dans les langues lrsquoemploi drsquoune construction En

regravegle geacuteneacuterale les langues ayant un systegraveme morphologique peu deacuteveloppeacute (comme par

exemple les langues drsquoAsie) se servent drsquoune construction associant lrsquoonomatopeacutee au verbe

lsquofairersquo lsquodirersquo lsquocrierrsquo Crsquoest drsquoailleurs cette mecircme construction que lrsquoon trouve dans les

langues europeacuteennes lorsqursquoon pose la question aux petits enfants que fait le chien

comment fait le chat etc Dans les langues agrave morphologie plus deacuteveloppeacutee comme les

langues slaves entrent en jeu les proceacutedeacutes deacuterivationnels qui permettent drsquointeacutegrer les

onomatopeacutees laquo animales raquo dans la langue sous forme verbale Voici quelques exemples de

ces formations

Nom de

lrsquoanimal

Onomatopeacutees et verbes associeacutes

en russe en polonais en serbe

Coq kukareku - kukarekatrsquo kukuryku ne pieć kukuriku - kukurikati

Coucou ku-ku - kukovatrsquo ku-ku - kukać

kukować ku-ku - kukati

Chegravevre bouc megraveegraveegrave - mekatrsquo meee - meczeć meee - meketati

22

Canard krja-krja - krjakatrsquo kwa-kwa - kwakać kva-kva - kvakati

Chat mjau - mjaukatrsquo miau - miauczeć mjau - mjaukati

La question de correspondance entre le bruit reproduit dans une onomatopeacutee et le

verbe qui lui est associeacute nrsquoest pas une question simple Les verbes de bruit qui sont associeacutes

agrave ces animaux peuvent prendre pour base une racine onomatopeacuteique Cette origine

onomatopeacuteique des verbes peut ecirctre transparente (ru krja-krja ndash krjakatrsquo ltcanardgt pl kwa-

kwa ndash kwakać ltcanardgt srb kva-kva ndash kvakati ltcanardgt) ou ne pas lrsquoecirctre (pl chau-chau ndash

szczekać ltchiengt ru uuu ndash vytrsquo ltloupgt srb av-av ndash lajati ltchiengt) certains animaux mecircme

si leur cri a eacuteteacute lexicaliseacute dans une onomatopeacutee ndash comme le cri de lrsquoacircne en russe qui fait ia-ia

ndash nrsquoont pas de verbe speacutecifique pour deacutesigner leur cri

Par ailleurs chaque langue utilise ses propres proceacutedeacutes deacuterivationnels pour creacuteer les

verbes Et parfois une base onomatopeacuteique se retrouve dans deux verbes diffeacuterents qui vont

laquo se speacutecialiser raquo drsquoapregraves le type de sujet que repreacutesente un eacutemetteur sonore Crsquoest le cas

notamment des couples russes šipetrsquo ndash šikatrsquo treščatrsquo ndash treskatrsquosja Formeacutes sur les

onomatopeacutees ši(p) et tr-tr les eacuteleacutements onomatopeacuteiques ši et tresk forment deux verbes le

verbe šipetrsquo srsquoapplique aux serpents tandis que le verbe šikatrsquo srsquoapplique aux humains quand

ils prononcent le son š pour demander qursquoon se taise Drsquoailleurs la forme š fait office de

symbole sonore signifiant laquo silence raquo dans drsquoautres langues cf hush en anglais par

exemple (Oswalt 1994 298) ou chut en franccedilais27

De mecircme le verbe treščatrsquo srsquoapplique surtout aux sauterelles alors que treskatrsquosja

sous sa forme pronominale est un verbe de bruit qui eacutevoque le craquement du bois sec Mais

parfois lrsquoun des verbes speacutecifiques disparaicirct au profit drsquoun autre Crsquoest ainsi que les verbes

russes piščatrsquo ndash piskatrsquo eacutetaient diffeacuterencieacutes agrave la fin du 19e s par le dictionnaire de Dahl piščatrsquo

srsquoappliquait aux souris et aux enfants alors que piskatrsquo totalement vieilli actuellement

renvoyait aux poussins myšrsquo piščit a cypljonok piskaet (Dahl 1863-66)

Dans ce grand reacutepertoire de verbes associeacutes aux animaux nous prendrons un

exemple qui illustre agrave sa maniegravere les relations qui existent entre la perception auditive et la

reproduction des sons eacutemis par les animaux sur lrsquoexemple des langues slaves ainsi que

lrsquoeacutevolution seacutemantique du mot obtenu qui se produit dans diffeacuterentes langues Il srsquoagit du

son associeacute au cri du coucou ndash ku-ku

3 Le cas de ku exemple drsquoune eacutevolution

Dans les langues slaves on trouve les verbes formeacutes agrave partir drsquoeacuteleacutements

onomatopeacuteiques ku-ku associeacutes au cri du coucou ndash ru kukovatrsquo pl kukać srb kukati

Lrsquoeacuteleacutement onomatopeacuteique ku interpreacuteteacute par les dictionnaires eacutetymologiques comme

27 Nous remercions le relecteur anonyme drsquoavoir attireacute notre attention sur ce fait

23

signifiant laquo crier raquo a donneacute la racine kuk-28 drsquoougrave est issu dans certains dialectes russes le

verbe ancien kukatrsquo qui signifiait laquo donner de la voix rouspeacuteter ecirctre triste pleurer raquo (Dahl

1863-66)29 et qui est actuellement attesteacute en serbe avec le sens de laquo pleurer geacutemir se

lamenter raquo

Il est remarquable qursquoen russe le verbe kukatrsquo aurait eacutegalement influenceacute un autre

verbe de bruit cette fois associeacute au chien ndash le verbe skulitrsquo laquo geacutemir ltchiengt raquo ndash qui se

serait produit de la fusion des deux verbes skolitrsquo laquo dial hurler geacutemir ltchiengt raquo et

skučatrsquo (kukatrsquo) (Vasmer 1950-58) cf dans les dialectes ndash (sobaka) skučit laquo (le chien)

geacutemit raquo (Dahl IV 193 citeacute drsquoapregraves Vasmer 1950-58) Le sens premier des mots skuka

laquo ennui raquo skučatrsquo laquo srsquoennuyer raquo nrsquoest apparu qursquoau deacutebut du 18e s qui est

vraisemblablement laquo inquieacutetude raquo laquo attente raquo laquo eacutetat de deacutesespoir lors qursquoon a envie

de hurler raquo etc (Černyx 1993 II 172) se retrouve bien dans les emplois du verbe

skulitrsquo ltchiengt en russe moderne

Mais ce verbe totalement disparu en russe a aussi donneacute en russe moderne le verbe skučatrsquo

au sens de laquo srsquoennuyer raquo (Preobraženskij in Vasmer 1950-1958)

Par ailleurs en russe moderne il y a eu un rapprochement seacutemantique entre le verbe

laquo animal raquo kukovatrsquo ltcoucougt et le verbe qui en est eacutetymologiquement proche skučatrsquo

laquo srsquoennuyer raquo (voir ci-dessus) Ainsi alors qursquoil continue agrave ecirctre associeacute au cri du coucou le

verbe kukovatrsquo a pris le sens de laquo srsquoennuyer raquo

3 Le cas de ku exemple drsquoune eacutevolution

Dans les langues slaves on trouve les verbes formeacutes agrave partir drsquoeacuteleacutements

onomatopeacuteiques ku-ku associeacutes au cri du coucou ndash ru kukovatrsquo pl kukać srb kukati

Lrsquoeacuteleacutement onomatopeacuteique ku interpreacuteteacute par les dictionnaires eacutetymologiques comme

signifiant laquo crier raquo a donneacute la racine kuk-30 drsquoougrave est issu dans certains dialectes russes le

verbe ancien kukatrsquo qui signifiait laquo donner de la voix rouspeacuteter ecirctre triste pleurer raquo (Dahl

1863-66)31 et qui est actuellement attesteacute en serbe avec le sens de laquo pleurer geacutemir se

lamenter raquo

28Drsquoougrave viendraient en russe les appellations de coucou laquo kukuška raquo et de poule laquo kurica raquo mais aussi les verbes kukovatrsquo ltcoucougt et kukarekatrsquo ltcoqgt ayant les bases onomatopeacuteiques ku-ku et kukareku respectivement 29Ce verbe appliqueacute exclusivement agrave lrsquohomme est attesteacute en slovegravene (k kati laquo ecirctre triste raquo) on le retrouve encore en serbe sous une forme adjectivale (kukav laquo triste raquo) 30Drsquoougrave viendraient en russe les appellations de coucou laquo kukuška raquo et de poule laquo kurica raquo mais aussi les verbes kukovatrsquo ltcoucougt et kukarekatrsquo ltcoqgt ayant les bases onomatopeacuteiques ku-ku et kukareku respectivement 31Ce verbe appliqueacute exclusivement agrave lrsquohomme est attesteacute en slovegravene (k kati laquo ecirctre triste raquo) on le retrouve encore en serbe sous une forme adjectivale (kukav laquo triste raquo)

24

Il est remarquable qursquoen russe le verbe kukatrsquo aurait eacutegalement influenceacute un autre

verbe de bruit cette fois associeacute au chien le verbe skulitrsquo laquo geacutemir ltchiengt raquo qui serait

produit de la fusion des deux verbes skolitrsquo laquo dial hurler geacutemir ltchiengt raquo et skučatrsquo

(kukatrsquo) (Vasmer 1950-58) cf dans les dialectes ndash (sobaka) skučit laquo (le chien) geacutemit raquo

(Dahl IV 193 citeacute drsquoapregraves Vasmer 1950-58) Le sens premier des mots skuka

laquo ennui raquo skučatrsquo laquo srsquoennuyer raquo nrsquoest apparu qursquoau deacutebut du 18e s est

vraisemblablement laquo inquieacutetude raquo laquo attente raquo laquo eacutetat de deacutesespoir lors qursquoon a envie

de hurler raquo etc (Černyx 172) se retrouve bien dans les emplois du verbe skulitrsquo

ltchiengt en russe moderne

Mais ce verbe totalement disparu en russe a aussi donneacute en russe moderne le verbe skučatrsquo

au sens de laquo srsquoennuyer raquo (Preobraženskij in Vasmer 1950-1958)

Par ailleurs en russe moderne il y a eu un rapprochement seacutemantique entre le verbe

laquo animal raquo kukovatrsquo ltcoucougt et le verbe qui lui est eacutetymologiquement proche skučatrsquo

laquo srsquoennuyer raquo (voir ci-dessus) Ainsi alors qursquoil continue agrave ecirctre associeacute au cri du coucou le

verbe kukovatrsquo a pris le sens de laquo srsquoennuyer raquo

3) Ejo neredko sprašivali počemu ona kukuet tut v odinočestve kogda u nejo muž v

Evrope brat v Amerike i ona otvečala laquo Mne i zdesrsquo xorošo raquo (G Markosjan-Kasper

Kariatidy laquo Zvezda raquo 2003)

On lui a souvent poseacute la question de savoir pourquoi elle vivait seule alors que son

mari eacutetait en Europe son fregravere ndash en Ameacuterique et elle reacutepondait laquo Mais je suis bien ougrave

je suis raquo

On trouve ici un exemple tregraves inteacuteressant de lrsquoeacutevolution drsquoun lexegraveme Drsquoun cocircteacute on

observe qursquoau niveau synchronique le verbe kukovatrsquo qui renvoie au coucou manifeste un

eacutelargissement seacutemantique (cri drsquooiseau gt comportement) la perception auditive associe ici

lrsquoideacutee du son agrave la perception visuelle agrave lrsquoideacutee que les Russes se font du comportement de cet

oiseau qui megravene une laquo vie raquo solitaire Drsquoun autre cocircteacute au niveau diachronique on observe

que ce nouveau sens nrsquoest autre chose que le retour vers sa composante eacutetymologique et que

lrsquoapparition de cette seacutemantique a eacuteteacute conditionneacutee par des rapports complexes entre tous

ces eacuteleacutements Drsquoailleurs dans quelques autres langues slaves ces deux significations ndash le cri

du coucou et le comportement humain solitaire ndash sont exprimeacutes par le mecircme verbe Crsquoest le

cas du serbe kukati laquo crier comme un coucou raquo et laquo pleurer geacutemir se lamenter raquo mais aussi

du bulgare kukam laquo je crie comme un coucou raquo laquo je reste seul jrsquohabite seul raquo (Vasmer 1950-

1958)

25

De son cocircteacute ayant agrave lrsquoorigine le mecircme eacuteleacutement kuk le verbe deacutesignant le cri du coq et

issu drsquoune base onomatopeacuteique kukareku est plus rare dans les langues slaves Il est attesteacute

en russe kukarekatrsquo et en serbe kukurikati (mais aussi ukr kukurikaty slovaque kikiriacutekať

lrsquointerjection eacutetant laquo kikirikiacute raquo) mais pas en polonais ougrave le cri du coq est lexicaliseacute dans le

verbe laquo animal raquo pieć ltcoqgt alors que son cognat russe petrsquo laquo chanter raquo lui est utiliseacute comme

verbe geacuteneacuterique pour tout eacutemetteur (homme ou certains animaux y compris le coq)

Sur ce point la situation en polonais est semblable agrave celle que lrsquoon trouve en franccedilais

ougrave lrsquoonomatopeacutee cocorico nrsquoa pas donneacute de verbe speacutecifique pour designer le cri du

coq Mais agrave la diffeacuterence du franccedilais le polonais associe au coq un type de chant

particulier plutocirct par analogie agrave des humains ndash pieć ltcoqgtspiewać lthommegt les

deux verbes ayant une racine commune

Le verbe kukarekatrsquo creacuteeacute agrave partir de cette onomatopeacutee est visiblement assez reacutecent

Seul le dictionnaire eacutetymologique de Šanskij (1971) en fait une mention tregraves bregraveve Le

premier exemple du Corpus national russe (ruscorporaru) date des anneacutees 30 du 19e s et

outre son emploi primaire il est souvent employeacute en tant que verbe de parole

4) Kak-to v prazdnik zabežal v kazarmu voenkom Čurkin kurarekal - Revoljucija hellip

Kontrrevoljucijahellip Mir bez anneksij i kontribucijhellip (А Vesjolyj Rossija krovrsquoju

umytaja 1924-1932)

Un jour pendant la fecircte le commandant Tchourkin srsquoest preacutecipiteacute en courant dans le

camp il criait comme un coq (litt cocorico) ndash Reacutevolutionhellip Contrereacutevolutionhellip Le

monde sans annexion ni contributionhellip

5) No ne mog že ja kak v romanax devjatnadcatogo veka povjazatrsquo galstuk kupitrsquo

rozu i kurarekatrsquo pro ljubovrsquo (А Gladilin Bolrsquošoj begovoj denrsquo (1976-1981))

Mais je ne pouvais quand mecircme pas comme cela se faisait dans les romans du

XIXegraveme mettre ma cravate acheter une rose et parler drsquoamour en le criant fort

comme un coq

Il est inteacuteressant de constater qursquoen russe le verbe kukarekatrsquo ltcoqgt peut eacutegalement

veacutehiculer le sens de laquo srsquoennuyer rester seul raquo et devenir synonyme de kukovatrsquo ltcoucougt

Sensiblement moins freacutequent que ce dernier ru kukarekatrsquo ltcoqgt privileacutegie les contextes au

futur ou dans les constructions avec lrsquoimpeacuteratif Cette preacutefeacuterence contextuelle ougrave le verbe de

bruit garde une forme invariable ndash comme avec le futur imperfectif ndash forme infinitive agrave

laquelle srsquoajoute un auxiliaire agrave mode fini srsquoexplique sans doute par un degreacute plus faible de

lexicalisation on vesrsquo denrsquo doma kukarekaet (il-toute-lajourneacutee-agravelamaison-criecocorico)

26

srsquoappliquera plus facilement agrave un coq qursquoagrave un homme En plus les exemples avec kukarekatrsquo

tireacutes du corpus sont beaucoup plus reacutecents

6) Spasibo Anja Kotljar zanesla ej kusoček masla i paru jaic inače ona mogla by sidetrsquo

i kukarekatrsquo so svoim xrustalrsquonym Degtjarčikom (А Lrsquovov Dvor (1981))

Merci agrave Ania Kotliar qui lui a apporteacute un morceau de beurre et deux œufs sinon elle

aurait pu rester seule agrave se tourner les pouces avec son fragile Degtiarchik

7) Ne budet že on vesrsquo denrsquo doma kukarekatrsquo kogda na dvore ijunrsquo (E Kozyrjova

Damskaja oxota (2001))

Il ne va pas quand mecircme rester toute la journeacutee enfermeacute agrave la maison alors qursquoon est

en plein mois de juin

Mais les deux verbes peuvent eacutegalement srsquoemployer dans les mecircmes contextes

8) () na polnoj skorosti čego dobrogo nedolgo zaletetrsquo na melrsquo ndash potom kukuj (V

Rasputin Proščanie s Matjoroj (1976))

(hellip) lanceacute agrave toute vitesse on risque de rester coinceacute sur un banc de sable ndash et apregraves

que fera-t-on (litt crie coucou )

9) Nado eščo sxoditrsquo xorošik dosok s potolka ili s pola vydratrsquo Na zapasnye vjosla

Slomaetsja veslo potom kukarekaj (B Ekimov Na xutore laquo Novyj Mir raquo 2002)

Il faut encore chercher de bonnes planches du plancher ou du sol Pour en faire des

rames de secours Si une rame casse que fera-t-on (litt crie cocorico )

A la diffeacuterence du russe le verbe polonais kukać ltcoucougt est un cas inteacuteressant de

lrsquoassociation de la perception auditive et de la perception visuelle Ce verbe nrsquoa pas

deacuteveloppeacute les significations constateacutees dans les verbes russe (kukovatrsquo ltcoucougt) et serbe

(kukati ltcoucougt) avec le sens de laquo srsquoennuyer raquo vu plus haut Mais on trouve en polonais

plutocirct parleacute une seacutemantique tout agrave fait singuliegravere

10) Kukałam na zegarek kilka razy kiedy na ciebie czekałam

Jai veacuterifieacute plusieurs fois lheure en trsquoattendant

11) Kuknij przez okno czy czasem tata tam nie idzie

Regarde par la fenecirctre si tu vois papa venir

12) Cały czas na dyskotece kukał na ciebie

27

A la discothegraveque il trsquoa lanceacute des regards pendant une heure

Lrsquoassociation entre lrsquoeacutemission sonore (le cri du coucou) et la perception visuelle

controcircleacutee (le fait de regarder) est assez singuliegravere Les informateurs polonais expliquent

cette seacutemantique chez le verbe kukać par lrsquoimage drsquoune horloge agrave coucou qui eacutemet un son

reacutegulier lorsque lrsquooiseau sort de sa maison Mais mecircme si les informateurs polonais associent

spontaneacutement le fait de jeter des regards agrave lrsquoimage drsquoun coucou meacutecanique qui sort de sa

maison-horloge il est peu probable que ce soit le reacutesultat drsquoun glissement seacutemantique agrave

partir drsquoun des verbes de bruit que nous avons observeacutes Compte tenu des transferts

seacutemantiques connus dans les langues il srsquoagit ici selon toute probabiliteacute drsquoune seacutemantique

apparue sous lrsquoinfluence de lrsquoallemand (all parleacute guckenou kucken lsquoregarder qqch (souvent

avec curiositeacute)rsquo (plus de deacutetails dans Rakhilina agrave paraicirctre)

Conclusion

En conclusion il convient de reprendre trois points essentiels concernant le

fonctionnement de ce type de lexique

les onomatopeacutees laquo animales raquo partagent les caracteacuteristiques seacutemantiques de la classe

des onomatopeacutees en reproduisant un bruit produit par un animal mais drsquoun autre

cocircteacute elles se rapprochent de la classe des interjections en transmettant un eacutetat

psychique particulier dans lequel se trouve cet animal crsquoest sur cette dominante

eacutemotionnelle que se fonde geacuteneacuteralement la meacutetaphore

dans les langues slaves les onomatopeacutees laquo animales raquo repreacutesentent une source

importante pour la deacuterivation des verbes qui ne sont pas uniquement associeacutes aux

animaux et peuvent laquo se speacutecialiser raquo sur un type particulier drsquoeacutemetteur (beacutebeacute

artefact etc)

une base onomatopeacuteique commune peut aussi donner des verbes diffeacuterents dans

diffeacuterentes langues slaves lrsquoeacutevolution seacutemantique de ces verbes se poursuit ensuite

de maniegravere indeacutependante ndash ducirc aux speacutecificiteacutes culturelles ndash de sorte qursquoon nrsquoobserve

pas toujours la mecircme seacutemantique drsquoune langue agrave lrsquoautre mecircme srsquoil srsquoagit de formes

cognats (cf lrsquoexemple de lrsquoeacuteleacutement ku)

Ainsi donc mecircme srsquoil srsquoagit de la mecircme situation de production sonore (par lrsquoanimal) et

de sa perception auditive (par lrsquohomme) concernant des cris et bruits produits par les

animaux la reproduction de ces sons sera diffeacuterente dans chaque langue Mais une tendance

geacuteneacuterale se profile plus on srsquoeacuteloigne de la composante sonore et de lrsquoonomatopeacutee plus le

sens du lexegraveme notamment du verbe srsquoenrichit et lagrave on observe que crsquoest lrsquoensemble des

paramegravetres accompagnant la perception auditive qui entre en jeu

28

Bibliographie

1) Černyx Pavel Ja 1993 Istoriko-egravetimologičeskij slovarrsquo sovremennogo russkogo

jazyka Moskva Russkij jazyk

2) Enckell Pierre Reacutezeau Pierre 2003 Dictionnaire des onomatopeacutees Paris PUF

3) Dahl Vladimir I 1863-66 Tolkovyj slovarrsquo živogo velikorusskogo jazyka In t 4 St-

P on-line version

4) Oswalt Robert L 1994 laquo Inanimate imitative in English raquo in Sound symbolism

(eds) Leanne Hinton Johanna Nichols John J Ohala Cambridge Cambridge

University Press pp 293-306

5) Rakhilina Ekaterina (agrave paraicirctre) laquo Structure des transferts meacutetaphoriques raquo in

Nommer le bruit PUP

6) Reformatskij Aleksandr 1966 laquo Nekanoničeskaja fonetika raquo Razvitie fonetiki

sovremennogo russkogo jazyka M pp 96-109

7) Šanskij Nikolaj 1971 Etimologičeskij slovarrsquo russkogo jazyka Moskva MGU

8) Šaronov Igor 2008 Meždometija v reči tekste i slovare Moskva RGGU

9) Sound symbolism 1994 (eds) Leanne Hinton Johanna Nichols John J Ohala

Cambridge Cambridge University Press

10) Vasmer Max 1950-1958 Etimologičeskij slovarrsquo accessible depuis

httpvasmernarodru

29

Phraseacuteologie de la perception et creacuteativiteacute linguistique

(La description des odeurs chez Proust)

Pierre FRATH (Universiteacute de Reims Champagne-Ardenne Universiteacute Paris ndash Sorbonne)

laquo Nous posseacutedons en nous toute une reacuteserve de

formules de deacutenominations de locutions toutes

precirctes qui sont de pure imitation qui nous deacutelivrent

du soin de penser et que nous avons tendance agrave

prendre pour des solutions valables et approprieacutees raquo

(Paul Valeacutery Le bilan de lrsquointelligence)

Introduction

On pense souvent que le rocircle des mots de la perception est de permettre lrsquoencodage

des percepts du locuteur agrave destination de ses interlocuteurs et sans doute jouent-ils ce

rocircle32 Cependant cela suppose que la penseacutee des percepts preacutecegravede leur mise en parole une

hypothegravese qui ne va pas sans problegravemes Si elle eacutetait toujours vraie comment pourrions-

nous rendre compte de descriptions relativement obscures telles que celle-ci releveacutee dans

Du cocircteacute de chez Swann de Marcel Proust

laquo hellip agrave peine goucircteacutes les arocircmes plus croustillants plus fins plus reacuteputeacutes mais plus secs

aussi du placard de la commode du papier agrave ramages je revenais toujours avec une

convoitise inavoueacutee mengluer dans lodeur meacutediane poisseuse fade indigeste et

fruiteacutee du couvre-lit agrave fleurs raquo (Du cocircteacute de chez Swann Marcel Proust)

Que peuvent bien ecirctre des arocircmes de placard de commode de papier agrave ramages qui soient

croustillants reacuteputeacutes fins et secs Que peut bien ecirctre une odeur poisseuse meacutediane ou

indigeste surtout eacutemanant drsquoun couvre-lit Le narrateur a-t-il reacuteellement perccedilu des odeurs

avec de telles caracteacuteristiques quil a voulu ensuite communiquer au lecteur en les

traduisant en langue

Nous pensons quant agrave nous quil ny a point de hiatus entre la penseacutee et la parole

suivant en cela un certain nombre drsquoauteurs Dans un des textes rassembleacutes dans les Eacutecrits

de linguistique geacuteneacuterale Saussure combat lrsquoideacutee drsquoun dualisme linguistique entre le son et

lrsquoideacutee entre le laquo pheacutenomegravene vocal raquo et le laquo pheacutenomegravene mental raquo car dit-il laquo crsquoest lagrave la faccedilon

facile et pernicieuse de le concevoir raquo

32 Voir le tregraves bel article drsquoIrina Thomiegraveres-Kokochkina au titre tout agrave fait significatif de ce rapport ontologique entre les odeurs et les mots pour les dire laquo Je sens donc je dis (Les noms preacutedicatifs drsquoodeurs simples et composeacutes en russe) raquo (2013)

30

laquo Ce dualisme reacuteside dans la dualiteacute du pheacutenomegravene vocal COMME TEL et du

pheacutenomegravene vocal COMME SIGNE ndash du fait physique (objectif) et du fait physico-mental

(subjectif) nullement du fait lsquophysiquersquo du son par opposition au fait lsquomentalrsquo de la

signification Il y a un premier domaine inteacuterieur psychique ougrave existe le signe autant

que la signification lrsquoun indissolublement lieacute agrave lrsquoautre il y en a un second exteacuterieur ougrave

nrsquoexiste plus que le lsquosignersquo mais agrave cet instant le signe reacuteduit agrave une succession drsquoondes

sonores ne meacuterite pour nous que le nom de figure vocale raquo33

Pour Saussure puisque le signe et la signification mentale sont inextricablement lieacutes

la penseacutee est faite de signes et la langue nest pas essentiellement un code au service des

individus pour transmettre aux autres leurs eacutetats inteacuterieurs crsquoest-agrave-dire un moyen vers une

fin Elle est avant tout un bien commun dans lequel nous baignons tous qui nous indique ce

qui existe pour nous qui nous permet de le penser et qui nous dit comment en parler Le

narrateur de Proust a puiseacute dans des ressources linguistiques communes que nous

comprenons donc aiseacutement Mais quelles sont-elles et quels sont les processus agrave lœuvre

Pour le comprendre nous allons examiner la phraseacuteologie du mot odeur telle quelle

apparait dans un corpus de textes litteacuteraires contemporains de leacutepoque ougrave Marcel Proust

reacutedigeait Agrave la recherche du temps perdu ou anteacuterieurs Mais lobservation des donneacutees

brutes dans quelque science que ce soit ne peut reacuteveacuteler toute sa richesse sans un cadre

theacuteorique qui leur donne sens et les relie les unes aux autres Cest pourquoi nous

commencerons par exposer les conceptions anthropologiques reacutefeacuterentielles et

phraseacuteologiques qui constituent larriegravere-plan de nos observations

1 Une conception anthropologique et reacutefeacuterentielle du langage34

Le langage est un code cela va de soi Cette opinion regravegne en maicirctre aussi bien parmi

les linguistes que dans le grand public qui reacutefleacutechit aux questions linguistiques Nous parlons

pour communiquer aux autres nos eacutetats inteacuterieurs et pour cela nous assemblons des

concepts pour former des penseacutees complexes que nous encodons en langue pour les

transmettre agrave nos interlocuteurs qui deacutecodent alors nos paroles pour les transformer en

penseacutees Crsquoest la syntaxe qui permet cela gracircce agrave un ensemble de regravegles qui donnent agrave notre

cerveau la possibiliteacute dengendrer des structures dans lesquelles les mots du lexique

viennent sinseacuterer en fonction de leurs contenus seacutemantiques et des besoins de la

communication

33 Saussure (2002 20-21) Les majuscules sont de Saussure le gras est de notre fait 34 La conception reacutefeacuterentielle et anthropologique que nous reacutesumons ici sinspire des travaux de Georges Kleiber (notamment Kleiber 2003 2001 1984) et de la philosophie de Ludwig Wittgenstein (essentiellement Wittgenstein 1961) Voir les publications de Pierre Frath sur httpwwwres-per-nomenorg notamment Frath 2014 2011 2010) et aussi lrsquoouvrage agrave paraicirctre Une seacutemantique de la deacutenomination reacutefeacuterentielle de P Frath et G Kleiber

31

Ces conceptions pour dominantes quelles soient ne vont pas sans difficulteacutes Tout

dabord elles sont profondeacutement reacuteductionnistes en ce quelles ramegravenent la penseacutee et le

langage agrave des meacutecanismes quon peut deacutecrire en termes fonctionnels ce qui megravene

ineacuteluctablement agrave un dualisme ontologique celui de lhomoncule carteacutesien aux commandes

du cerveau que Gilbert Ryle (1949) appelait par deacuterision le fantocircme dans la machine (laquo the

ghost in the machine raquo)

Ensuite et cest le point que nous allons aborder ici elles ne permettent pas de

comprendre des usages atypiques du langage laquo hors code raquo donc telle la description des

odeurs dans le passage de Proust que nous eacutetudions En effet pour les theacuteories seacutemantiques

qui font usage de codes le sens global de leacutenonceacute se construit en appariant entre eux les

composants seacutemiques des diffeacuterents mots qui constituent leacutenonceacute Faisons lrsquohypothegravese

quun couvre-lit soit deacutefini par les proprieacuteteacutes inanimeacute objet artefact fait de tissu

qui recouvre les lits odorant etc35 et laquo meacutediane raquo par la proprieacuteteacute qui se trouve au

milieu36 Pour justifier laquo lodeur meacutediane du couvre-lit raquo une telle seacutemantique se mettrait

en quecircte de segravemes compatibles entre laquo odeur raquo laquo meacutediane raquo et laquo couvre-lit raquo nen trouverait

pas et rejetterait lexpression comme incorrecte Elle pourrait eacuteventuellement faire

lhypothegravese dun segraveme odorant dans laquo meacutediane raquo mais ce serait tregraves arbitraire Ce serait

eacutegalement ingeacuterable puisquil faudrait alors accepter que tous les mots dune langue

possegravedent tous les types de segravemes possibles et imaginables pour le cas ougrave une jonction

inhabituelle serait faite par un locuteur Mais dans ce cas comment distinguer ce qui est

laquo normal raquo de ce qui ne lrsquoest pas de ce qui est laquo hors code raquo

Or nous avons bien le sentiment de comprendre la phrase de Proust Pour

appreacutehender cette intuition nous allons consideacuterer la langue comme un milieu naturel qui

consiste en quelques milliers de mots relieacutes les uns aux autres par lrsquousage de maniegravere plus

ou moins forte plus ou moins lointaine Une grande partie de ces mots reacutefegraverent agrave des

eacuteleacutements de notre expeacuterience commune Il sagit des deacutenominations reacutefeacuterentielles (comme

fleuve riviegravere gruyegravere voiture intelligence santeacute etc) qui ne sont pas de simples eacutetiquettes

poseacutees sur des objets preacuteexistants elles participent agrave lecirctre des choses deacutenommeacutees en ce

quelles leur donnent une existence seacutepareacutee37 Les francophones peuvent discuter de la

diffeacuterence entre les fleuves et les riviegraveres car leur langue agrave donneacute agrave ces types de cours deau

une existence seacutepareacutee en les nommant de deux noms diffeacuterents selon quils se jettent dans un

autre cours deau ou dans la mer Les anglophones ne le peuvent pas car leur langue na pas

proceacutedeacute agrave cette seacuteparation

35 Ces listes heacuteteacuteroclites et ad hoc drsquoeacuteleacutements seacutemantiques ressemblent beaucoup agrave un inventaire agrave la Preacutevert Crsquoest sans doute pour cette raison que la plupart des auteurs se contentent de les regrouper en grandes cateacutegories comme J Pustejovsky dans ses quatre qualia (1995) ou en grandes oppositions comme F Rastier avec sa distinction entre segravemes inheacuterents et affeacuterents (Rastier 1991) 36 Releveacutee dans le Larousse 2008 37 Voir Frath 2014 et Frath amp Kleiber 2016 (agrave paraicirctre)

32

2 Une conception phraseacuteologique du langage

Au niveau collectif la langue est produite et deacutetermineacutee par notre usage et elle est

contrainte par notre expeacuterience commune ce qui fait quelle eacutevolue et change au fil du temps

Au niveau individuel cest linverse cest la langue qui nous contraint qui nous dit ce qui

existe pour nous et comment en parler et cest elle qui deacutetermine notre usage Un objet non

nommeacute nexiste pas pour nous mais degraves quil lest nous pouvons en parler Il srsquoagregravege alors

autour de lui un corpus linguistique qui contient les connaissances que nous en avons ainsi

que sa laquo grammaire raquo crsquoest-agrave-dire la maniegravere drsquoen parler Comme tous les mots possegravedent

des contextes preacutefeacuterentiels le vocabulaire drsquoune langue est constitueacute non de mots isoleacutes

mais drsquouniteacutes phraseacuteologiques (UP) dont le voisinage est plus ou moins contraint

Nous avons distingueacute trois types drsquoUP en fonction de ces contraintes de voisinage38

Nous les classons selon trois critegraveres le degreacute de lexicalisation la reacutefeacuterence et la possibiliteacute

de modification

1 Les UP mono-lexicales (theacute danseur psychanalyse gendarme) ou poly-lexicales tregraves

figeacutees (pomme de terre chemin de fer)

Elles sont lexicaliseacutees elles reacutefegraverent agrave un seul objet les insertions et les modifications

sont difficiles quasiment impossibles Certains contextes sont plus freacutequents que

dautres ce qui fait que ces UP sont accompagneacutees de paradigmes preacutefeacuterentiels tregraves

ouverts peu ou pas structureacutes Nous verrons que laquo odeur raquo appartient agrave cette cateacutegorie

Le lecteur seacutetonnera peut-ecirctre que nous consideacuterions les mots isoleacutes comme des UP

mais nous rappelons quil y a toujours des contextes et que degraves lors il ny pas de mots

vraiment isoleacutes Saussure ne dit pas autre dans un de ses textes des Eacutecrits de Linguistique

Geacuteneacuterale (2002 24)

laquo Mais drsquoougrave prend-on drsquoabord qursquoil y a un mot lequel devra ecirctre consideacutereacute ensuite agrave

diffeacuterents points de vue On ne tire cette ideacutee elle-mecircme que drsquoun certain point de

vue car il mrsquoest impossible de voir que le mot au milieu de tous les usages qursquoon en

fait soit quelque chose de donneacute et qui srsquoimpose agrave moi comme la perception drsquoune

couleur raquo

2 Les UP poly-lexicales semi-figeacutees qursquoelles soient opaques ou non (un cordon bleu une

messe noire faire un canard)

Comme les preacuteceacutedentes elles sont lexicaliseacutees et reacutefegraverent agrave un seul objet Cependant elles

acceptent des modifications agrave la condition qursquoon puisse reconstituer lUP dorigine (un

cordon vraiment bleu pour signifier par exemple que la cuisiniegravere en plus drsquoecirctre

38 Voir notamment Frath Pierre amp Gledhill Christopher (2007 et 2005) et Gledhill Christopher amp Frath Pierre (2005a et 2005b)

33

excellente eacutetait habilleacutee de bleu ou alors qursquoelle eacutetait une deacutebutante en cuisine) Selon

cette deacutefinition les proverbes sont des UP semi-figeacutees Ils acceptent en effet des

modifications si on peut les reconstituer (lrsquohabit ne fait pas le campeur par exemple pour

se moquer drsquoun campeur qui aurait un attirail de camping sophistiqueacute mais ne saurait

pas srsquoen servir) Ils sont lexicaliseacutes et reacutefegraverent agrave un seul objet mais ils diffegraverent des UP

preacuteceacutedentes en ce qursquoils nrsquoeacutevoquent pas en eux-mecircmes de cateacutegories ou drsquoobjets bien

deacutefinis comme le feraient danseur psychanalyse ou faire un canard Ils permettent en

revanche de faire entrer des situations eacutevoqueacutees en discours dans des pseudo-cateacutegories

sans prototype ce qui a pour effet de leur donner une existence reacutefeacuterentielle dans la

langue Si quelqursquoun se tient dans une queue et fait la remarque qursquoil risque de perdre sa

place srsquoil la quitte pour quelque raison on lui reacutepondra laquo Qui va agrave la chasse perd sa

place raquo lui signalant ainsi que cette situation est connue et normale et que drsquoailleurs il

existe un proverbe ou un dicton dans la langue pour la nommer

3 UP ouvertes (cheveux noirs)

Elles sont construites sur un scheacutema reacutefeacuterentiel de type

pivot + [eacuteleacutement seacuteminal paradigme]

par exemple

cheveux + [blancs noirs roux blonds jaunes chacirctain gris poivre et sel verts ]

Lrsquoexpression cheveux noirs est tregraves certainement lexicaliseacutee car nous lrsquoavons deacutejagrave

entendue et utiliseacutee mille fois Elle reacutefegravere agrave deux objets cheveux ET noirs ensemble Le

paradigme est constitueacute drsquoune liste ouverte drsquoadjectifs eacutevoquant des couleurs ou un

aspect dont le plus freacutequent est laquo blanc raquo Crsquoest pourquoi nous lrsquoavons appeleacute laquo seacuteminal raquo

Des modifications sont accepteacutees et tregraves courantes au sein du paradigme mais difficiles

en dehors laquo cheveux fluorescents raquo sera facilement accepteacute mais il faudra un contexte

tregraves speacutecifique pour faire admettre laquo cheveux hippomobiles raquo Une telle association avec

un eacuteleacutement hors paradigme produit une figure de style appeleacutee hypallage

Nous verrons que les adjectifs tels que laquo meacutediane raquo laquo indigeste raquo ou laquo poisseuse raquo associeacutes agrave

laquo odeur raquo par Proust ne constituent pas des hypallages parce que ces associations ne sont

pas absolument transgressives et qursquoau contraire elles sont drsquoune certaine maniegravere

preacutedictibles

3 laquo Y a-t-il des noms dodeurs raquo

Avant de poursuivre nous examinons briegravevement les points qui semblent acquis en

linguistique des odeurs Pour cela nous nous reacutefeacuterons agrave larticle de Kleiber (2013) dans

lequel lauteur sinterroge sur lexistence de noms dodeurs Il fait le point sur la question et

ouvre des perspectives danalyse qui nous permettront de progresser dans notre propos

34

Il semble acquis quil ny a pas de deacutenominations des odeurs La plupart des

commentateurs sont daccord pour dire que laquo le proceacutedeacute geacuteneacuteralement utiliseacute pour pallier

cette absence lexicale consiste agrave recourir au nom de la source de lodeur employeacute dans des

syntagmes binomiaux du type Deacutet + odeur + de + (deacutet) + N2 (N de la source) comme une

odeur de citron lodeur du citron etc raquo

Quen est-il alors de mots comme roussi brucircleacute graillon fraichin ou parfum senteur

fragrance puanteur pestilence arocircme remugle relent Sont-ce des odoronymes

La reacuteponse nest pas si simple Pour Kleiber les premiers (roussi brucircleacute graillon fraichin)

sont plutocirct des sources dodeurs On peut dire

- une odeur de roussi de brucircleacute de graillon de fraichin

Mais pas

- un roussi un brucircleacute un graillon un fraichin de [source]

Quant agrave la seconde liste on peut dire

- un parfum une senteur une fragrance un arocircme de citron

- une puanteur une pestilence de charogne

- un relent un remugle de vieux draps

Ces mots peuvent ainsi commuter avec odeur Mais on ne peut pas dire

- une odeur de senteur de fragrance de puanteur de pestilence darocircme

Ces mots ne sont ainsi pas des sources dodeurs En revanche on peut dire

- une odeur de parfum agrave propos du parfum en tant que produit et qui degraves lors est

une source

- une odeur de remugle qui peut ecirctre consideacutereacute comme une source (du moisi du

renfermeacute)

Cest aussi le cas de relent dont nous avons trouveacute deux occurrences apregraves laquo odeur de hellip raquo

dans notre corpus (Capitaine Fracasse de Theacuteophile Gautier)

Degraves le seuil une odeur de relent un parfum de moisissure et dabandon le froid

humide et noir particulier aux lieux sombres vous montait aux narines comme

lorsquon legraveve la pierre dun caveau et quon se penche sur son obscuriteacute glaciale

Des fagots de geneacutevrier et de bois odorant brucircleacutes agrave grande flamme dans les

chemineacutees avaient chasseacute lodeur de relent et de moisissure

Il existe ainsi des laquo noms geacuteneacuteraux raquo dodeur dont le rocircle est de permettre au locuteur de

porter un jugement positif ou neacutegatif sur lodeur et eacuteventuellement sur sa persistance

(relent remugle) Parfum senteur fragrance puanteur pestilence arocircme neacutevoquent pas

dodeur speacutecifique par eux-mecircmes Quant agrave roussi brucircleacute graillon fraichin ils en eacutevoquent

mais en tant que source Comme le dit Kleiber (2013) laquo lexistence de ces noms geacuteneacuteraux

dodeurs ne fait que confirmer limportance releveacutee par tous les commentateurs de laxe

35

heacutedonique en matiegravere dodeurs et le rocircle primordial de la subjectiviteacute dans la cateacutegorisation

olfactive Elle met aussi en avant par le nom relent (et peut-ecirctre [hellip] un des emplois de

remugle) celle moins connue de la dureacutee raquo

Il ny a donc pas de noms dodeurs comme il y a des noms de couleur par exemple le

bleu et le rouge qui peuvent agrave leur tour se subdiviser en dautres couleurs bleu clair bleu de

Prusse et ainsi de suite et quon peut aiseacutement se repreacutesenter agrave chaque niveau

On a donc les scheacutemas reacutefeacuterentiels suivant

Deacutet + [odeur =gt bonne odeur parfum senteur fragrance arocircmehellip] + de + [source]

Deacutet + |odeur =gt mauvaise odeur puanteur pestilence remugle hellip] + de + [source]

Kleiber note eacutegalement que odeur est intrinsegravequement comptable ce qui le distingue

dautres laquo mots geacuteneacuteraux raquo comme tristesse ou impatience On peut dire

de la tristesse de limpatience

mais difficilement

de lodeur un peu dodeur

En revanche odeur laquo prend [hellip] sans difficulteacute aucune les deacuteterminants qui impliquent le

trait deacutenombrable comme une deux trois les des quelques plusieurs etc raquo Pourtant il y a

une diffeacuterence entre odeur et dautres noms comptables comme on le voit dans les exemples

suivants

Il y a trois fruits sur la table agrave savoir trois pommes

Trois odeurs regravegnent dans la maison agrave savoir trois odeurs de citrons

En revanche on peut dire

Trois (sortes d)odeurs regravegnent dans la maison agrave savoir une odeur de citron une de

pommes et une de lait

Ceci montre que contrairement agrave ce quon attendrait de la part dun deacutenombrable ce ne sont

pas agrave des occurrences individuelles auxquelles odeur renvoie mais agrave des sous-cateacutegories

Odeur de citron deacutesigne non un fruit particulier mais une source dodeur connue agrave savoir

les citrons la cateacutegorie des citrons

36

Il en reacutesulte ce que Kleiber appelle le laquo paradoxe ontologico-deacutenominatif des odeurs raquo

laquo Le N odeur renvoie bien agrave des entiteacutes conccedilues comme ayant des sous-cateacutegories

homogegravenes des espegraveces dodeurs et de lautre il ny a [hellip] (pratiquement) pas de

deacutenominations disponibles pour elles raquo Degraves lors comment faisons-nous pour parler des

odeurs

Pour le savoir nous avons eacutetudieacute la phraseacuteologie dodeur dans le corpus de textes

litteacuteraires que nous avons mentionneacute plus haut Nous verrons comme le suggegravere Kleiber agrave la

fin de son article que si les deacutenominations sont peu nombreuses cest que lexpression des

odeurs se fait essentiellement par le moyen de deacutesignations39

4 Phraseacuteologie des odeurs en contexte

Odeur apparait 468 fois dans notre corpus au singulier et 68 fois au pluriel Nous

nrsquoavons noteacute qursquoune seule UP semi-figeacutee (deux occurrences) ecirctre en odeur de sainteteacute

Examinons maintenant quelques contextes typiques drsquolaquo odeur raquo

- une odeur eacutecœurante de fers chauds

- cette odeur eacutepouvantable

- lodeur acircpre et douce

- une agreacuteable odeur

- une bonne odeur chaude de froment eacutecraseacute

- lodeur danis

- une forte odeur de cuir humain

- ceacutetait sa peau sa chair son odeur

- la lumiegravere les sons les odeurs les goucircts la chaleur et toutes les autres hellip

On observe lrsquoexistence du scheacutema syntaxique suivant

Deacutet + (adj) + odeur + (adj) + de + ((deacutet) + N de la source)

41 Types dadjectifs

Voici quelques exemples drsquoadjectifs qui accompagnent laquo odeur raquo dans notre corpus

regroupeacutes par nous dans diverses cateacutegories en fonction de leur caracteacuteristiques heacutedoniques

ou descriptives Les chiffres entre parenthegraveses indiquent la freacutequence drsquooccurrence des

adjectifs On constate qursquoaucun ne se deacutetache significativement des autres drsquoun point de vue

quantitatif

1) Adjectif heacutedoniques positifs acircpre et douce amegravere et douce agreacuteable chaude (4)

divine deacutelicieuse (2) suave (5) enivrante (2) grisante fraicircche (2) douce subtilehellip 39 Pour la diffeacuterence entre deacutenomination et deacutesignation voir par exemple Kleiber 2001 et 2003

37

2) Adjectifs heacutedoniques neacutegatifs eacutepouvantable eacutecœurante eacutetouffeacutee affreuse asphyxiante

deacutesagreacuteable ignoble infecte (2) insupportable (2) lourde moisie intoleacuterablehellip

3) Adjectifs purement descriptifs eacutechauffeacutee acircpre forte (13) fade (10) fauve (2) fine (4)

humaine leacutegegravere vague (3) violente peacuteneacutetrante (7) saleacuteehellip

4) Adjectifs exprimant la notion deacutetrangeteacute eacutetrange bizarre drocircle (drsquoodeur)hellip

5) Adjectifs exprimant des ideacutees sans rapport avec les odeurs obscure fieacutevreuse sain

sauvage mystiques hellip

42 Types de sources

Voici quelques exemples de sources drsquoodeurs eacutegalement regroupeacutes par nous dans

diverses cateacutegories en fonction de leur caracteacuteristiques heacutedoniques ou descriptives

Bonnes odeurs une odeur danis de jasmin de deacutejeuner de parfum de tilleul de lilas de cafeacute

de mer de cerises dorange de bruyegraveres de foins coupeacutes lodeur dun succulent mitonneacute

dun bouquet de lotus du veacutetiver dune eau de toilette de leacuteteacute du girofle de la soupe au

fromage (plusieurs fois) de lair laquo lodeur de tes vecirctements est comme lodeur du

Liban raquo (Cantiques) etc

Mauvaises odeurs lodeur de vieux caveaux de mort de cadavre dexcreacutements humains de

sueur dabsinthe et de caserne de lampe qui charbonne du gaz de corne brucircleacutee de

draps de graillon de relent de poussiegravere de chair grilleacutee de tombeau une odeur

deacutesagreacuteable de haschisch etc

Odeurs descriptives ni bonnes ni mauvaises une odeur de vecirctement de viande de lapin qui

bouillait doignon lodeur du soir fecircteacute des truffes de la poudre du sel des feuilles

humides des feuilles des cigarettes de roses de la cire du tabac du buis des plantes

des granges du vernis du grand marronnier de lencens du jardin de la diligence des

eacutetoffes du dehors du sang du collegravege des cimetiegraveres etc

Notons que cette classification en bonnes et mauvaises odeurs est difficile parfois arbitraire

Odeurs de personnes une odeur de femme (plusieurs fois) de fornication de courtisanerie

damants une odeur de musc que la peau de sa femme exhalait lodeur de nos filles de

ton sein chaleureux du musc quexhalait le corsage ouvert de lamour de son linge et de

sa nuque de ces corps presque nus dune jolie femme du musc humain des 70 000

clientes etc

Dans le corpus consideacutereacute les odeurs de personnes concernent presque toutes le corps

feacuteminin plus ou moins lieacutees agrave la sexualiteacute Mais on trouve eacutegalement quelques descriptions

38

non feacuteminines et non sexuelles comme laquo Lodeur de mon fils est comme lodeur dun champ

que lEternel a beacuteni raquo (Genegravese)

Objets pas habituellement associeacutees agrave une odeur mais auxquels lauteur en attribue une

ce qui provoque un effet deacutetrangeteacute lodeur de la santeacute de leur jeunesse dun chemin

de linvasion dune bataille de leau battue de la roseacutee la bonne odeur du ciel lacirccre

odeur des temps laquo une meacutechante odeur de guet-apens raquo (Capitaine Fracasse T

Gautier) laquo une odeur de vie une toute-puissance de femme raquo (Nana E Zola) et laquo Mais il

est un lit meilleur encore plein dodeurs divines Cest notre douce notre profonde

notre impeacuteneacutetrable amitieacute raquo (Les plaisirs et les jours M Proust)

Les deux exemples suivants sont particuliegraverement saisissants

Et cependant Franccediloise tournait agrave la broche un de ces poulets comme elle seule savait

en rocirctir qui avaient porteacute loin dans Combray lodeur de ses meacuterites

(Du cocircteacute de chez Swann M Proust lodeur des poulets rocirctis reacutepandaient dans

Combray les meacuterites de cuisiniegravere de Franccediloise)

Voilagrave assez de linge sale il sagit de le laver et de le bien laver

laquo Cest la gracircce que je vous souhaite Amen raquo

Ce qui fut dit fut fait On coula la lessive

Depuis ce dimanche meacutemorable le parfum des vertus de Cucugnan se respire agrave dix lieues

alentour

(Le cureacute de Cucugnan A Daudet le cureacute a reacuteussi agrave persuader ses ouailles de se

confesser et de mener une vie plus chreacutetienne et cela se sait alentour)

Un grand nombre de sources drsquoodeur nrsquoen sont pas reacuteellement si on les considegravere

objectivement Que peut bien ecirctre une odeur de chemin ou de roseacutee Si on peut comprendre

lrsquoodeur de ses meacuterites comme une meacutetonymie on a plus de mal agrave justifier logiquement le

parfum des vertus Pourtant nous acceptons ces deux expressions sans problegravemes

Il nrsquoy a donc pas de lien obligatoire entre la source des odeurs et leurs

caracteacuteristiques heacutedonique il est eacutegalement courant drsquoattribuer une odeur agrave des objets qui

nrsquoen ont pas en soi

43 laquo Puanteur relent parfum raquo

Notre corpus contient aussi les mots de puanteur relent et parfum dont un certain

nombre sont agrave contre-emploi il nrsquoy a pas de lien neacutecessaire entre un type drsquoodeur reacuteputeacutee

bonne ou mauvaise et ce qursquoon en dit

39

Cette bonne et chaude puanteur qui sexhale du fumier des vaches

Une saine puanteur de mareacutee

Lair plein de parfums atroces

Acirccres parfums du bitume et des aromates

Dans tes jupons remplis de ton parfum

Ensevelir ma tecircte endolorie

Et respirer comme une fleur fleacutetrie

Le doux relent de mon amour deacutefunt

(Le Leacutetheacute ndash Les Fleurs du Mal C Baudelaire)

Le bourdon se lamente et la bucircche enfumeacutee

Accompagne en fausset la pendule enrhumeacutee

Cependant quen un jeu plein de sales parfums

Heacuteritage fatal dune vieille hydropique

Le beau valet de cœur et la dame de pique

Causent sinistrement de leurs amours deacutefunts

(Spleen ndash Les Fleurs du Mal C Baudelaire)

laquo A noir corset velu des mouches eacuteclatantes

Qui bombinent autours de puanteurs cruelles raquo

(Voyelles ndash A Rimbaud)

laquo Ocirc cœurs de saleteacute bouches eacutepouvantables

Fonctionnez plus fort bouches de puanteurs

Un vin pour ces torpeurs ignobles sur ces tables

Vos ventres sont fondus de honteshellip raquo

(Lorgie parisienne ndash A Rimbaud)

44 Analyse de la phraseacuteologie des odeurs

On nrsquoobserve donc pas de scheacutema reacutefeacuterentiel comportant un paradigme structureacute

avec un eacuteleacutement seacuteminal de type pivot + [eacuteleacutement seacuteminal paradigme] laquo Odeur raquo nrsquoest

ainsi pas une UP ouverte (du type 3 tel que deacutefini au chapitre 2) mais une UP mono-

lexicale (de type 1) accompagneacutee de paradigmes sans eacuteleacutements seacuteminaux Pour le

lecteur qui srsquoeacutetonnerait qursquoun mot isoleacute puisse ecirctre appeleacute une uniteacute phraseacuteologique (UP)

rappelons qursquoil srsquoagit lagrave de notre point de vue sur le vocabulaire tel que deacutefini dans le

40

chapitre deux selon lequel tous les mots sont toujours accompagneacutes de contextes

preacutefeacuterentiels qui constituent un corpus drsquousages plus ou moins structureacute plus ou moins

contraint La possibiliteacute drsquousages atypiques drsquoadjectifs et de sources est ainsi bel et bien

inscrite dans la langue et il semble donc difficile de construire des hypallages avec laquo odeur raquo

Et si nimporte quel objet de notre expeacuterience peut ecirctre une source dodeurs si la

liste des adjectifs permettant de les deacutecrire est sans limite alors tout est possible Encore

faut-il en persuader le lecteur Crsquoest lagrave qursquointervient le talent de lrsquoauteur et pour montrer

comment M Proust srsquoy prend nous donnons ci-dessous le texte dont nous avons extrait la

description des odeurs donneacutee au deacutebut de cet article

laquo Ma tante nhabitait plus effectivement que deux chambres contigueumls restant lapregraves-

midi dans lune pendant quon aeacuterait lautre Ceacutetaient de ces chambres de province

qui - de mecircme quen certains pays des parties entiegraveres de lair ou de la mer sont

illumineacutees ou parfumeacutees par des myriades de protozoaires que nous ne voyons pas -

nous enchantent des mille odeurs quy deacutegagent les vertus la sagesse les habitudes

toute une vie secregravete invisible surabondante et morale que latmosphegravere y tient en

suspens odeurs naturelles encore certes et couleur du temps comme celles de la

campagne voisine mais deacutejagrave casaniegraveres humaines et renfermeacutees geleacutee exquise

industrieuse et limpide de tous les fruits de lanneacutee qui ont quitteacute le verger pour

larmoire saisonniegraveres mais mobiliegraveres et domestiques corrigeant le piquant de la

geleacutee blanche par la douceur du pain chaud oisives et ponctuelles comme une

horloge de village flacircneuses et rangeacutees insoucieuses et preacutevoyantes lingegraveres

matinales deacutevotes heureuses dune paix qui napporte quun surcroicirct danxieacuteteacute et

dun prosaiumlsme qui sert de grand reacuteservoir de poeacutesie agrave celui qui la traverse sans y

avoir veacutecu Lair y eacutetait satureacute de la fine fleur dun silence si nourricier si succulent

que je ne my avanccedilais quavec une sorte de gourmandise surtout par ces premiers

matins encore froids de la semaine de Pacircques ougrave je le goucirctais mieux parce que je

venais seulement darriver agrave Combray avant que jentrasse souhaiter le bonjour agrave ma

tante on me faisait attendre un instant dans la premiegravere piegravece ougrave le soleil dhiver

encore eacutetait venu se mettre au chaud devant le feu deacutejagrave allumeacute entre les deux

briques et qui badigeonnait toute la chambre dune odeur de suie en faisait comme

un de ces grands laquo devants de four raquo de campagne ou de ces manteaux de chemineacutee

de chacircteaux sous lesquels on souhaite que se deacuteclarent dehors la pluie la neige

mecircme quelque catastrophe diluvienne pour ajouter au confort de la reacuteclusion la

poeacutesie de lhivernage je faisais quelques pas du prie-Dieu aux fauteuils en velours

frappeacute toujours revecirctus dun appui-tecircte au crochet et le feu cuisant comme une pacircte

les appeacutetissantes odeurs dont lair de la chambre eacutetait tout grumeleux et quavait deacutejagrave

fait travailler et laquo lever raquo la fraicirccheur humide et ensoleilleacutee du matin il les feuilletait

41

les dorait les godait les boursouflait en faisant un invisible et palpable gacircteau

provincial un immense laquo chausson raquo ougrave agrave peine goucircteacutes les arocircmes plus croustillants

plus fins plus reacuteputeacutes mais plus secs aussi du placard de la commode du papier agrave

ramages je revenais toujours avec une convoitise inavoueacutee mengluer dans lodeur

meacutediane poisseuse fade indigeste et fruiteacutee du couvre-lit agrave fleurs raquo

(Du cocircteacute de chez Swann Marcel Proust)

On voit que la description des odeurs du couvre-lit nrsquoa rien de choquant Lrsquoodorat est mis en

relation avec les autres sens aux stimulations olfactives srsquoajoutent des perceptions sonores

gustatives tactiles et surtout visuelles Elles sont deacutecrites ensemble agrave laide dun vocabulaire

indiffeacuterencieacute lrsquoauteur nous emmegravene dans un monde foisonnant de sources de percepts

divers et varieacutes Lrsquousage de certains adjectifs comme grumeleux ou meacutediane nrsquoest degraves lors

pas surprenant drsquoautant plus que la phraseacuteologie des odeurs permet une tregraves grande liberteacute

deacutesignative Plutocirct que de concevoir le sens lexical comme un ensemble de proprieacuteteacutes

seacutemantiques qui entreraient en reacutesonnance avec les proprieacuteteacutes drsquoautres mots il serait sans

doute judicieux de le penser comme une sorte de reacutesultante des contextes dans lesquels ils

se trouvent et des objets qursquoils servent agrave nommer y compris ceux qui apparaissent de

maniegravere impreacutevisible et inhabituelle

Ce sont ces usages atypiques qui creacuteent pour le lecteur un monde agrave la fois reacuteel et

fantastique un monde familier dont nous avons sans doute nous aussi expeacuterimenteacute

lrsquoeacutetrangeteacute sans jamais avoir eu lrsquoideacutee de le deacutecrire ou le talent pour le faire Un usage neuf et

creacuteatif de la langue permet de faire entrevoir ne serait-ce qursquoun instant le mystegravere du

monde qui se cache habituellement derriegravere la laquo reacuteserve de formules de deacutenominations de

locutions toutes precirctes [hellip] de pure imitation qui nous deacutelivrent du soin de penser raquo (P

Valeacutery citation placeacutee en exergue de cet article)

La possibiliteacute de cette deacutecouverte est drsquoailleurs un des thegravemes majeurs de lrsquoœuvre de

Proust le monde recegravele une autre reacutealiteacute plus intime et peut-ecirctre plus profonde que celle

que nous percevons avec les mots de tous les jours Mais la deacutecrire demande un effort

Proust eacutetablit une distinction fondamentale entre ce qursquoil appelle laquo une litteacuterature de

notation raquo qui se contente de reprendre des descriptions conventionnelles et lrsquoart veacuteritable

qui recherche une approche plus authentique de la reacutealiteacute en se deacutegageant des lieux

communs et des locutions toutes faites

laquo Comment la litteacuterature de notations aurait-elle une valeur quelconque puisque cest

sous de petites choses comme celles quelle note que la reacutealiteacute est contenue (la

grandeur dans le bruit lointain dun aeacuteroplane dans la ligne du clocher de Saint-

Hilaire le passeacute dans la saveur dune madeleine etc) et quelles sont sans

signification par elles-mecircmes si on ne len deacutegage pas Peu agrave peu conserveacutee par

42

la meacutemoire cest la chaicircne de toutes ces expressions inexactes ougrave ne reste rien

de ce que nous avons reacuteellement eacuteprouveacute qui constitue pour nous notre penseacutee

notre vie la reacutealiteacute et cest ce mensonge-lagrave que ne ferait que reproduire un art soi-

disant laquo veacutecu raquo simple comme la vie sans beauteacute double emploi si ennuyeux et si

vain de ce que nos yeux voient et de ce que notre intelligence constate quon se

demande ougrave celui qui sy livre trouve leacutetincelle joyeuse et motrice capable de le

mettre en train et de le faire avancer dans sa besogne La grandeur de lart veacuteritable

au contraire de celui que M de Norpois eucirct appeleacute un jeu de dilettante ceacutetait de

retrouver de ressaisir de nous faire connaicirctre cette reacutealiteacute loin de laquelle nous

vivons de laquelle nous nous eacutecartons de plus en plus au fur et agrave mesure que prend

plus deacutepaisseur et dimpermeacuteabiliteacute la connaissance conventionnelle que nous lui

substituons cette reacutealiteacute que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue et

qui est tout simplement notre vie raquo

(Le temps retrouveacute M Proust p 256-257)

Conclusion

Abandonner les sentiers battus de lrsquoexpression conventionnelle est une grande

tentation pour le poegravete DrsquoArthur Rimbaud agrave Andreacute Breton de Reneacute Char agrave Saint John Perse

le corpus de la poeacutesie qui se deacutepartit du langage ordinaire est extrecircmement riche Lorsqursquoils

ont du talent les poegravetes reacuteussissent agrave nous faire entrapercevoir une autre reacutealiteacute que celle agrave

laquelle nous sommes habitueacutes au prix parfois drsquoune certaine opaciteacute de leurs textes Mais le

chemin est eacutetroit entre la creacuteativiteacute veacuteritable et lrsquoastuce litteacuteraire pareacutee drsquoinventiviteacute factice

Chez Proust il nrsquoy a ni opaciteacute ni inventiviteacute factice Son art ne consiste pas agrave

assembler des mots en dehors de toute contrainte drsquousage mais agrave deacutecrire clairement des

expeacuteriences personnelles individuelles certes mais que pour les avoir veacutecues nous

reconnaissons comme existant dans notre expeacuterience commune Certaines nrsquoont pas eacuteteacute

lrsquoobjet de descriptions avant Proust et elles ont donc eacuteteacute avant lui litteacuteralement hors

corpus et donc hors de la langue Lrsquoart de Proust est ainsi essentiellement reacutefeacuterentiel et

creacuteatif Il parle du monde de notre monde de maniegravere neuve originale et frappante au point

que des fragments importants de son œuvre sont passeacutes dans la culture commune et donc

dans la langue Ce qui se passe en nous lorsque nous nous endormons ou la maniegravere dont les

souvenirs peuvent revenir involontairement agrave la conscience gracircce agrave une odeur ou agrave une

saveur cela ne peut ecirctre eacutevoqueacute agrave notre eacutepoque sans reacutefeacuterence agrave lrsquoœuvre de Proust en

lrsquooccurrence la premiegravere page de Du cocircteacute de chez Swann et lrsquoeacutepisode de la madeleine dite de

Proust

Si ces descriptions sont entreacutees dans les corpus drsquousages crsquoest parce que Proust les a

fait exister pour ses lecteurs au prix drsquoun effort linguistique en assemblant des mots de

notre langue commune de maniegravere parfois non conventionnelle et crsquoest drsquoailleurs cet usage

43

souvent hors norme mais reconnaissable de la langue qui donne cette qualiteacute eacutetrange et

belle agrave son œuvre Crsquoest cet usage creacuteatif qui a constitueacute pour lui puis pour nous la reacutealiteacute de

ce qursquoil voulait dire Il nrsquoy a pas lagrave de traduction drsquoune penseacutee en langue mais la construction

mentale drsquoune ideacutee neuve agrave lrsquoaide de mots que nous reconnaissons agrave la lecture

En conclusion disons que parler et eacutecrire de maniegravere laquo normale raquo crsquoest reacuteutiliser les

deacutenominations existant dans la langue avec leurs phraseacuteologies cest-agrave-dire leurs usages

conventionnels pour pointer vers une expeacuterience commune fortement baliseacutee par le langage

Parler et eacutecrire de maniegravere creacuteative en revanche cest utiliser la langue en-dehors des

phraseacuteologies habituelles mais en en tenant compte pour partager une expeacuterience neuve et

originale

Pour finir cet article voici un extrait de La pheacutenomeacutenologie de la perception de

Maurice Merleau-Ponty ougrave cet auteur deacutecrit la diffeacuterence entre notre pratique quotidienne

de la langue et son usage creacuteatif qui permet de transformer laquo en parole un certain silence raquo

laquo Nous vivons dans un monde ougrave la parole est institueacutee Pour toutes ces paroles

banales nous posseacutedons en nous-mecircmes des significations deacutejagrave formeacutees Elles ne

suscitent en nous que des penseacutees secondes celles-ci agrave leur tour se traduisent en

dautres paroles qui nexigent de nous aucun veacuteritable effort de compreacutehension Ainsi

le langage et la compreacutehension du langage paraissent aller de soi Le monde

linguistique et intersubjectif ne nous eacutetonne plus nous ne le distinguons plus du

monde mecircme et cest agrave linteacuterieur dun monde deacutejagrave parleacute et parlant que nous

reacutefleacutechissons Nous perdons conscience de ce quil y a de contingent dans lexpression

et dans la communication soit chez lenfant qui apprend agrave parler soit chez leacutecrivain

qui dit et pense pour la premiegravere fois quelque chose soit enfin chez tous ceux qui

transforment en parole un certain silence raquo

(Pheacutenomeacutenologie de la perception Merleau-Ponty 1945 214)

Bibliographie

1) Frath Pierre laquo La conception de la deacutenomination chez Georges Kleiber raquo in Res-

per-nomen IV Les theacuteories du sens et de la reacutefeacuterence Hommage agrave Georges Kleiber

Editions et Presses Universitaires de Reims Coord E Hilgert S Palma R Daval P

Frath agrave paraicirctre

2) Frath Pierre 2011 laquo La conscience dans la theacuteorie linguistique raquo in Res-per-

nomen III La reacutefeacuterence la conscience et le sujet eacutenonciateur Reference

Consciousness and the Speaking Subject Coord P Frath V Bourdier E Hilgert K

Breacutehaux amp J Dunphy-Blomfield Reims Editions et Presses Universitaires de

Reims pp 25-40

44

3) Frath Pierre 2011 laquo La reacutefeacuterence par le nom vers une linguistique

anthropologique raquo in Res per Nomen 2 langue reacutefeacuterence et anthropologie

Coordinateurs P Frath J Pauchard amp L Lansari Reims pp 57-76

4) Frath Pierre Kleiber Georges Seacutemantique de la Deacutenomination Reacutefeacuterentielle agrave

paraicirctre

5) Frath Pierre Gledhill Christopher 2005 laquo Quest-ce quune uniteacute

phraseacuteologique laquo in La phraseacuteologie dans tous ses eacutetats Actes du Colloques

Phraseacuteologie 2005 Bolly C Klein JR Lamiroy B (eacuteds) Cahiers de lInstitut

linguistique de Louvain CILL 31 2-4 pp 11-25

6) Frath Pierre Gledhill Christopher 2005 ldquoFree-Range Clusters or Frozen Chunks

Reference as a defining criterion for linguistic units raquo in RANAM (Recherches

Anglaises et Nord-Ameacutericaines) ndeg 38 Strasbourg pp 25-43

7) Gledhill Christopher Frath Pierre 2007 laquo Collocation phrasegraveme deacutenomination

vers une theacuteorie de la creacuteativiteacute phraseacuteologique raquo La Linguistique vol 43 fasc 1

8) Gledhill Christopher Frath Pierre 2005a ldquoA Reference-based Theory of

Phraseological Units The Evidence of Fossilsrdquo in Corpus Linguistics Vol 1 no 1

Editors Pernilla Danielsson and Martijn Wagenmakers Birmingham

9) Gledhill Christopher Frath Pierre 2005b laquo Une tournure peu en cacher une

autre linnovation phraseacuteologique dans Trainspotting raquo Les Langues Modernes 3

pp 68-79

10) Kleiber Georges laquo Y a-t-il des noms drsquoodeurs raquo in Casanova Herrero E et Calvo

Rigual C (eds) Actes del 26e Congregraves de Linguistica i Filologia Romagraveniques

(Valegravencia 6-11 de setembre de 2010) Berlin Walter de Gruyter Vol 3 pp 223-

234

11) Kleiber Georges 2003 laquo Sur la seacutemantique de la deacutenomination raquo Verbum tome

XXV 1 pp 97-106

12) Kleiber Georges 2001 laquo Remarques sur la deacutenomination raquo Cahiers de

Praxeacutematique 36 pp 21-41

13) Kleiber Georges 1984 laquo Deacutenomination et relations deacutenominatives raquo Langages

76 pp 77-94

14) Merleau-Ponty Maurice 1945 Pheacutenomeacutenologie de la perception Paris Gallimard

15) Proust Marcel 1954 Du cocircteacute de chez Swann Paris Gallimard Le Livre de Poche

1egravere publication Grasset 1913

16) Proust Marcel 1954 Le temps retrouveacute Paris Gallimard Folio 1egravere publication

NRF 1927

17) Pustejovsky James 1995 The Generative Lexicon Cambridge MA MIT Press

18) Rastier Franccedilois 1991 Seacutemantique interpreacutetative Paris PUF

19) Ryle Gilbert 1949 The Concept of Mind Hutchison London

45

20) Saussure Ferdinand de 2002 Eacutecrits de linguistique geacuteneacuterale texte eacutetabli et eacutediteacute

par Simon Bouquet et Rudolf Engler Paris Gallimard

21) Thomiegraveres-Kokochkina Irina 2013 laquo Je sens donc je dis (Les noms preacutedicatifs

drsquoodeurs simples et composeacutes en russe) raquo 32nd International Conference on Lexis

and Grammar Universidade do Algarve Faro Portugal September 10-14 2013

Pre-Proceedings Jorge Baptista Mario Monteleone pp 159-163

22) Valeacutery Paul (1936 2012) Le bilan de lrsquointelligence Paris Eacuteditions Allia

23) Wittgenstein Ludwig 1961 Tractatus logico-philosophicus suivi de Investigations

philosophiques Traduit de lallemand par Pierre Klossowski Paris Gallimard

46

Les modes de repreacutesentation du monde avec

les adjectifs qualificatifs en ndashist-

Tatiana BOTTINEAU

(INALCO)

La repreacutesentation langagiegravere de la perception du monde sera abordeacutee ici agrave travers

lrsquoemploi des adjectifs qualificatifs qui sont formeacutes avec le suffixe ndashist- agrave partir des noms

communs drsquoorigine russe Je ne parlerai pas des adjectifs de relation en ndashist- deacuteriveacutes des

noms propres comme marksistskij laquo marxiste raquo des noms de courants ideacuteologiques ou

politiques comme bolrsquoševistskij laquo bolcheacutevik raquo ou de ceux qui sont formeacutes agrave partir de racines

drsquoorigine eacutetrangegravere comme kapitalističeskij laquo capitaliste raquo

Je proposerai un essai de classification des adjectifs en ndashist- en recourant aux critegraveres agrave

la fois seacutemantiques et pragmatiques formels et eacutenonciatifs Du point de vue de la

seacutemantique je prendrai en compte le sens lexical de la base de deacuterivation (X) de lrsquoadjectif et

celui du substantif (Y) qualifieacute par lrsquoadjectif en ndashist- Du point de vue formel je preacutesenterai le

suffixe comme un relateur qui instaure un lien particulier entre les notions X et Y lien fondeacute

sur les opeacuterations abstraites de quantification et drsquoextraction Du point de vue eacutenonciatif je

chercherai agrave preacuteciser le rocircle et le statut de lrsquoinstance locutive en charge de la perception

sensorielle du monde et de sa repreacutesentation langagiegravere

Selon le mode de preacutesentation du monde par les Adjist je distinguerai trois grandes

classes les laquo classificateurs raquo les laquo deacuteterminateurs raquo et les laquo appreacuteciateurs raquo

1 La preacutesentation de la deacuterivation adjectivale dans la litteacuterature linguistique

Dans la litteacuterature linguistique russe la deacuterivation suffixale des adjectifs qualificatifs

est traiteacutee essentiellement de deux points de vue Drsquoune part il est de tradition de tenir

compte de la nature grammaticale nominale ou verbale de la base X Drsquoautre part les eacutetudes

aussi bien en synchronie qursquoen diachronie traitent des pheacutenomegravenes drsquoalternance dus agrave

lrsquoadjonction des suffixes agrave la base de deacuterivation X et se manifestant sur le plan

morphonologique et orthographique

Par ailleurs la description de certains suffixes comme par exemple ceux qui servent agrave

former les participes ou le comparatif est associeacutee agrave leur fonction grammaticale

En ce qui concerne le seacutemantisme des adjectifs deacuteriveacutes on eacutevoque volontiers le cas de

certains deacuteterminants formeacutes agrave partir de la mecircme base par lrsquoadjonction de diffeacuterents suffixes

(slab-enrsquok-ij slab-ovat-yj laquoaffaibliraquo volos-ist-yjvolos-at-yj laquo chevelu poilu raquo nosistyjnosatyj

laquo au grand nez raquo zdorovušrsquoij zdorovyj (kulak) laquo (poing) eacutenorme tregraves fort raquo etc) Ces

adjectifs sont reacuteguliegraverement preacutesenteacutes comme synonymes ou comme tregraves proches par leur

signification mais exprimant des nuances au service de lrsquoincontournable expressiviteacute ou

47

subjectiviteacute du langage dont les distinctions varient au greacute de la perception subjective des

auteurs A partir de lagrave les suffixes se voient doteacutes des capaciteacutes drsquoexprimer des valeurs

seacutemantiques et reccediloivent des eacutetiquettes de suffixes de diminution drsquoindeacutetermination de

deacutepreacuteciation drsquoaugmentation etc

En lrsquoabsence de formalisation des donneacutees une telle deacutemarche ne fournit pas drsquooutils

pertinents qui permettraient drsquoeacutetablir une distinction rigoureuse entre les suffixes

consideacutereacutes comme seacutemantiquement proches ou de cerner avec une preacutecision plus ou moins

grande la valeur et le fonctionnement drsquoun suffixe comme crsquoest le cas de ndashist-

2 Lrsquoapproche theacuteorique adopteacutee agrave lrsquoeacutetude des adjectifs en ndashist-

Je pars du principe qursquoen eux-mecircmes les suffixes ne sont pas iconiques qursquoils ne

possegravedent pas de lien avec le monde reacutefeacuterentiel et qursquoils nrsquoont pas de valeur seacutemantique

preacutedeacutetermineacutee les suffixes ne sont pas intrinsegravequement signifiants dans la mesure ougrave ils ne

renvoient agrave aucun signifieacute

Cependant lrsquoabsence de signifieacute nrsquoest pas synonyme de lrsquoabsence de toute signification

et les morphegravemes suffixaux peuvent contribuer agrave rendre des sens implicites qui se reacutevegravelent

lorsque ces eacuteleacutements sont placeacutes dans un environnement particulier qursquoil soit syntagmatique

ou propositionnel

La repreacutesentation du monde par un syntagme adjectival engage neacutecessairement une

double opeacuteration drsquoinstanciation celle du reacutefeacuterent qualifieacute (Y) mais aussi celle du reacutefeacuterent

nommeacute par la base de deacuterivation de lrsquoadjectif (X) Lrsquoadjonction du suffixe et son choix

lorsqursquoil est possible traduisent lrsquoexistence des processus cognitifs fondamentaux et agrave

caractegravere reacutecurrent De maniegravere geacuteneacuterale et notamment dans le cas de ndashist- la deacuterivation

suffixale se reacutevegravele comme la trace drsquoun travail mental reacutealiseacute dans le domaine des notions

respectives X et Y -ist- joue le rocircle drsquoun relateur mettant en place et deacuteterminant le mode de

repeacuterage entre deux reacutefeacuterents distincts qui varie en fonction de la nature de X et de Y

Les diffeacuterences du mode de repeacuterage permettent en particulier de poser la distinction

entre les adjectifs seacutemantiquement proches comme par exemple des deacuteterminants en ndashist-

(cvetistyj skulistyj) et en ndashast- (cvetastyj skulastyj)

Dans cette perspective la repreacutesentation langagiegravere drsquoun eacutetat des choses renvoie

neacutecessairement agrave une instance agrave la fois source de la perception en charge drsquoune activiteacute

sensorielle et source de lrsquoeacutenonciation en charge drsquoune activiteacute langagiegravere Lrsquoanalyse agrave

premiegravere vue morphologique et seacutemantique requiert le recours aux outils de la description

formelle avec lrsquoactualisation des notions X et Y et des liens qursquoelles entretiennent ainsi que

des paramegravetres eacutenonciatifs tels que le statut et la localisation temporelle des instances

eacutenonciatives

Dans cette perspective jrsquoenvisage le suffixe ndashist- comme remplissant une double

fonction Drsquoune part je considegravere ndashist- comme un marqueur de preacutesence de X en Y ce qui

48

constitue un trait distinctif du reacutefeacuterent Y qui permet de le particulariser et de lrsquoextraire de sa

classe geacuteneacuterique Drsquoautre part jrsquoattribue agrave ndashist- la proprieacuteteacute de focaliser sur la preacutesence

quantitative mais non quantifieacutee du X en Y Ainsi pjatnistaja poverxnostrsquo laquo surface tacheteacutee raquo

est une surface (Y) couverte de plusieurs pjatno laquo tache raquo (Xquant) vetvistoe derevo laquo arbre

branchu raquo est un arbre (Y) comportant de nombreuses vetvrsquo laquo branche raquo (Xquant) izvilistaja

doroga laquo route sinueuse raquo est une route (Y) avec beaucoup de izvilina laquo virage raquo (Xquant)

Lrsquoopeacuteration de la focalisation sur la quantification de X et celle de lrsquoextraction de Y

drsquoune classe de reacutefeacuterents semblables sont agrave la charge drsquoune instance agrave la fois foyer de

perception qui constate la reacutealiteacute reacutefeacuterentielle et drsquoune instance eacutenonciative support de la

deacutetermination du monde et de sa repreacutesentation agrave travers les formes langagiegraveres

approprieacutees

La reacutealisation de ces opeacuterations abstraites est fortement lieacutee au mode de la perception

visuelle auditive olfactive gustative ou encore tactile de la reacutealiteacute

3 Les donneacutees existantes

Drsquoapregraves le dictionnaire grammatical de Zaliznjak (2007) le nombre drsquoadjectifs

qualificatifs en -ist- srsquoeacutelegraveve tregraves preacuteciseacutement agrave trois cent dix-sept Une consultation rapide

des donneacutees sur Internet permet de deacutecouvrir une liste de 510 uniteacutes et de constater

lrsquoexistence drsquoautres Adjist qui ne figurent pas dans le Dictionnaire de Zaliznjak dyristyj

laquo ayant de nombreux trous raquo vymistyj laquo posseacutedant un pis important raquo zakorjučistyj laquo ayant

de nombreux crochets accros raquo zazvonistyj laquo retentissant bien sonore raquo etc

Il va de soi qursquoil nrsquoy a pas de confusion entre le suffixe ndashist- et la racine ist- de lrsquoadjectif

istyj laquo correct reacutegulier vrai veacuteritable raquo (cf istina laquo veacuteriteacute vraie raquo) On govorit kak istyj

džentlrsquomen laquo Il parle comme un vrai gentlemen raquo

31 Les bases de deacuterivation des adjectifs en ndashist-

Les bases X et Y renvoient indiffeacuteremment aux reacutefeacuterents animeacutes (bolvanistyj učenik

laquo eacutelegraveve peu doueacute raquo) ou inanimeacutes (zolotistyj kolos laquo eacutepi doreacute raquo) concrets ou abstraits

(podxalimistaja myslrsquo laquo penseacutee flagorneuse raquo) cette derniegravere configuration eacutetant cependant

plutocirct minoritaire

Les Adjist sont majoritairement deacuteriveacutes

- de substantifs

pružina laquo ressort raquo pružinistyj mylo laquo savon raquo mylistyj bas laquo basse raquo basistyj

- drsquoadjectifs

vodjanoj laquo drsquoeau raquo vodjanistyj krovjanoj laquo se sang raquo krovjanistyj travjanoj

laquo herbeux raquo travjanistyj

49

- de verbes pour un nombre restreint drsquouniteacutes

prižimatrsquo laquoserrerraquo prižimistyj čelovek laquohomme avareraquo zadiratrsquo laquotaquiner accrocher qqnraquo

zadiristyj malrsquočik laquogarccedilon taquin accrocheurraquo preryvatrsquo laquointerrompreraquo preryvistaja

rečrsquo laquodiscours saccadeacuteraquo razvesitrsquo laquoeacutetendreraquo razvesistyj kust laquobuisson branchu raquo

Servant agrave former des adjectifs agrave partir des uniteacutes de langue qui appartiennent agrave

drsquoautres cateacutegories grammaticales le suffixe ndashist- permet une deacuterivation transcateacutegorielle

osanka laquo port prestance raquo osanistyj laquo drsquoune belle prestance raquo

vetvrsquo laquo branche raquo vetvistyj laquo branchu raquo

uvesitrsquo laquo accrocher suspendre tout autour raquo uvesistyj laquo lourd pesant raquo

La deacuterivation agrave lrsquointeacuterieur de la classe adjectivale est souvent accompagneacutee de la

modification plus ou moins signifiante du seacutemantisme de lrsquoadjectif preacuteexistant avec un

certain degreacute de conceptualisation dans le passage du concret agrave lrsquoabstrait

otryvnoj kalendarrsquo laquo calendrier agrave feuillets deacutetachables raquo otryvistyj ton laquo ton bref

saccadeacute raquo

mučnoj pirog laquo gacircteau fait avec de la farine raquo mučnistoe jabloko laquo pomme farineuse raquo

šolkovyj šarf laquo eacutecharpe en soie raquo šelkovistyj šarf laquo eacutecharpe soyeuse raquo etc

Lrsquoadjonction des suffixes diffeacuterents agrave la mecircme base est quelquefois agrave lrsquoorigine des

doublets qui diffegraverent consideacuterablement par leur signification respective

kožanyj pidžak laquo veste en cuir raquo kožistyj frukt laquo fruit agrave peau eacutepaisse raquo

ledjanoj dom laquo maison en glace raquo lrsquodistyj sneg laquo neige verglaccedilante raquo

gornyj xrebet laquochaicircne de montagne crecircte raquo goristyj landšaft laquo paysage montagneux raquo

korenistyj dub laquo checircne bien enracineacute raquo korenastyj čelovek laquo homme trapu raquo

napornyj mexanizm laquo meacutecanisme agrave pression raquo naporistyj čelovek laquo personne

insistante raquo

Dans certains cas la diffeacuterence seacutemantique entre les doublets reste agrave preacuteciser

Cvet laquocouleur raquo cvetistyj cvetastyj platok

Utroba laquo ventre raquo utrobistyjutrobnyj golos

Skula laquo pomette raquo skulastoe skulistoe lico

Gora laquo montagne raquo goristyj gornyj pejzaž

Sutulyj laquo vouteacute raquo sutulistaja sutulaja spina

Pokatyj laquo inclineacute raquo pokatistaja pokataja kryša etc

50

32 Les valeurs seacutemantiques exprimeacutees par les Ajdist

Selon Vinogradov les adjectifs qualificatifs en ndashist- expriment les valeurs suivantes

- preacutesence abondante de quelque chose ou possession de quelque chose drsquoabondant

(obilie čego-nibud obladanie množestvom čego-nibudrsquo)

- quantiteacute excessive de quelque chose (značenie izlišnego količestva čego-nibudrsquo)

- preacutesence drsquoune quantiteacute importante drsquoadditif (naličie bolrsquošoj primesi čego-nibudrsquo)

voda [eau]40 ndash vodjanistyj krovrsquo [sang] - krovjanistyj maslo [huile beurre]

masljanistyj trava [herbe] - travjanistyj sera [soufre] - sernistyj muka [farine] -

mučnistyj cf prizemistyj - bas)

- ressemblance agrave quelque chose (poxožij na čto-nibudrsquo napominajuščij svoimi

kačestvami to veščestvo)

- degreacute important de manifestation drsquoune capaciteacute drsquoun penchant (silrsquonaja stepenrsquo

sklonnosti sposobnosti k kakomu-nibudrsquo dejstviju) razgonistye stročki (lignes

eacutecriture eacutelanceacutee) laquo tabak črezvyčajno zaboristyj raquo (tabac trop fort) laquo Egraveti gospoda

razmasisty kak tjurja raquo (Ces messieurs sont trop mou comme de la bouillie) etc

La liste de valeurs seacutemantiques des Adjist dresseacutee par Vinogradov permet de constater

un trait reacutecurrent commun agrave tous les deacuteterminants Il srsquoagit de caracteacuteriser un reacutefeacuterent agrave

travers la preacutesence quantitativement importante mais indeacutetermineacutee drsquoun trait distinctif

nommeacute par le radical de lrsquoadjectif41

En revanche comme on peut lrsquoobserver sur lrsquoexemple des syntagmes comme škvalistyj

veter (vent agrave rafales) metelistyj veter (tempecircte de neige) serebristyj samoljot (avion argenteacute)

etc la liste de Vinogradov ne comporte pas les adjectifs Adjist qui deacuteterminent le degreacute de

manifestation de cette proprieacuteteacute comme atteacutenueacute

Restant dans le domaine seacutemantique je propose dans un premier temps de classer les

adjectifs Adjist du point de vue du moyen leur appreacutehension visuelle auditive tactile

gustative ou encore olfactive par une instance foyer de la perception du monde Cette

classification fait reacutefeacuterence aux proprieacuteteacutes intrinsegraveques du reacutefeacuterent Y

- sa forme zmeistaja tropinka laquo sentier serpentin raquo šrsquoelistyj pol laquo plancher fissureacute raquo

jačeistyj škaf laquo armoire agrave casier raquo

- sa couleur zemlistyj cvet lica laquo teint terreux raquo

- sa surface šelkovistaja tkanrsquo laquo tissu soyeux raquo

- sa composition glinistaja počva laquo sol argileux raquo ou sa structure jačeistyj škaf

laquo armoire agrave casier raquo)

40 Ce commentaire est de nous 41 Ce trait sera deacutesigneacute dans cet article par Xquant

51

- lrsquoeffet sonore qursquoil est susceptible de produire golosistyj pevec laquo chanteur avec une

voix puissante raquo basistyj golos laquo voix de basse raquo nadryvistyj krik laquo cri deacutechirant raquo

- lrsquoeffet olfactif qursquoil est susceptible de produire zapašistyj buket laquo bouquet

odorifeacuterant raquo dušistoe mylo laquo savonnette parfumeacutee raquo

- lrsquoeffet gustatif qursquoil est susceptible de produire vodjanistyj sok laquo jus de fruit aqueux raquo

mučnistoe jabloko laquo pomme farineuse raquo oskomistyj vinograd laquo raisin agrave goucirct aciduleacute raquo

- lrsquoeffet tactile qursquoil est susceptible de produire šelkovistaja tkanrsquo laquo tissu soyeux raquo

Parmi les 317 adjectifs en ndashist- citeacutes par le dictionnaire de Zaliznjak la majoriteacute rend la

perception visuelle du monde Un nombre significatif rend lrsquoeffet produit par le

comportement drsquoun individu qui est fondeacute sur sa perception visuelle immeacutediate ou sur un

savoir preacutealablement acquis (podxalimistyj laquo flagorneur raquo pokladistyj laquo accomodant raquo

uxrapistyj raquo smekalistyji laquo astucieux rapide raquo prižimistyj laquo radin raquo)

Une dizaine drsquoadjectifs essentiellement deacuteriveacutes de bases verbales rendent les

proprieacuteteacutes perccedilues par la voie auditive

basistyj baritonistyj golos laquo voix de basse de baryton raquo

golosistyj pevec laquo chanteur avec une belle voix raquo

perekatistyj pokatistyj raskatistyj grom laquo tonnerre grondant raquo

perelivistyj laquo vibrant (pour une voix) raquo

nadryvistyj laquo fecircleacute (pour une voix) raquo preryvistyj laquo entrecoupeacute interrompu (souffle voix

discours) raquo otryvistyj laquo saccadeacute sec (pour une voix) raquo

Quelques uniteacutes seulement rendent les sensations gustatives (oskomistyj mučnistyj

vodjanistyj navaristyj etc) tactiles (korjažistyj eršistyj pušistyj etc) ou olfactives (dušistyj

zapašistyj)

Lrsquoorigine des sensations reste cependant quelque peu ambigueuml dans la mesure ougrave les

mecircmes deacuteterminants peuvent se rapporter aux diffeacuterents types de perception Par exemple

lrsquoemploi de lrsquoadjectif podžaristyj rend agrave la fois une perception visuelle drsquoun plat agrave la

perception gustative lorsqursquoon le consomme ou auditive lorsqursquoon entend les sons

caracteacuteristiques agrave sa consommation

Pour tous ces deacuteterminants le substantif renvoie agrave un reacutefeacuterent Y inanimeacute agrave lrsquoexception

de ceux tregraves nombreux qui se rapportent agrave un reacutefeacuterent animeacute dont ils caracteacuterisent la

maniegravere de se comporter (naxrapistyj laquo culotteacute raquo bolvanistyj laquo becircte raquo smekalistyj laquo futeacute raquo

xuliganistyj laquodeacutesobeacuteissant irrespectueux raquo)

52

33 Le foyer de la perception Les impressions et les sensations

Le corpus indique que la valeur seacutemantique drsquoun Adjist a un lien naturel avec les

capaciteacutes physiologiques de lrsquohomme et implique la prise en compte des paramegravetres

cognitifs lors de lrsquoanalyse des emplois de ces deacuteterminants

Ce nrsquoest probablement pas tout agrave fait un hasard srsquoil existe en russe les expressions

meacutetaphoriques vsevidjaščee oko laquo œil qui voit tout raquo et vseslyšaščee uxo laquo oreille qui entend

toutraquo mais que de telles syntagmes nrsquoexistent pas en relation avec les sensations gustatives

olfactives ou tactiles Est-ce ducirc agrave la capaciteacute de lrsquohomme drsquoappreacutehender instantaneacutement

plusieurs reacutefeacuterents distincts ou plusieurs traits drsquoun seul reacutefeacuterent par la voie visuelle ou

auditive alors que la perception du monde par les autres voies serait limiteacutee agrave

lrsquoappreacutehension drsquoun seul trait distinctif drsquoun reacutefeacuterent unique dont on ne peut mesurer que le

degreacute de reacutealisation

La diffeacuterence entre les moyens de la perception physiologique agrave mon sens correspond

dans la langue agrave deux modes diffeacuterents de caracteacuterisation par Adjist de la proprieacuteteacute X lrsquoun

relevant de la focalisation sur la quantification indeacutetermineacutee de sa preacutesence multiple lrsquoautre

relevant de la focalisation sur lrsquointensiteacute de sa reacutealisation La reacutealisation intense de X en Y

induit la mise implicite de X sur un gradient et actualise sa nature scalaire

Exemples de la preacutesence en Y drsquoeacuteleacutements multiples X vetvistoe derevo laquo arbre

branchu raquo poristyj šokolad laquo tablette de chocolat souffleacute raquo jačeistyj jaščik laquo tiroir agrave casier raquo

mozolistye ruki laquo mains rugueuses (avec nombre drsquoampoules) raquo

Exemples de lrsquoexpression du degreacute de reacutealisation de X en Y sutulistaja spina laquo dos

voucircteacute raquo blondinistye volosy laquo cheveux blonds raquo pižonistyj pidžak laquo veste de dandy raquo

obrsquojomistaja kniga laquo livre volumineux raquo skulistoe lico laquo visage agrave pommettes raquo

La correacutelation entre les diffeacuterents domaines de lrsquoactiviteacute humaine justifie lrsquoexistence

des variations seacutemantiques des adjectifs en ndashist- et implique celle du degreacute drsquoimplication du

locuteur agrave la fois foyer de la perception des reacutefeacuterents et source de leur repreacutesentation

langagiegravere

La perception visuelle apparaicirct comme le mode de lrsquoappreacutehension du monde qui

confegravere au locuteur le statut drsquoobservateur externe (Sobs) qui constate lrsquoexistence de X en Y

mais son implication reste limiteacutee Lrsquohomme saisit visuellement une image instantaneacutee du

reacutefeacuterent Y mais il lui reste exteacuterieur il nrsquoy a pas drsquointeraction avec le foyer de la perception

et le reacutefeacuterent perccedilu Y nrsquoest que lrsquoobjet de lrsquoobservation et sa deacutetermination par le locuteur

porte sur sa forme sa couleur ou sa composition sans qursquoil y ait un contact physique direct

avec lrsquoobjet

La distance physique qui seacutepare le foyer de la perception visuelle du reacutefeacuterent

contribue agrave lrsquoemploi freacutequent des adjectifs Adjist avec des sens figureacutes et favorise la

construction des repreacutesentations meacutetaphoriques du monde par analogie le reacutefeacuterent

53

immeacutediatement perccedilu est mentalement rapprocheacute drsquoautres reacutefeacuterents absents du champ

drsquoobservation du locuteur

1) Na stole hellip močalistaja varjonaja govjadina i korobka iz-pod sardin (A Čexov citeacute

drsquoapregraves le dictionnaire de Ušakov)

Sur la table eacutetaient poseacutes un plat de viande filandreuse cuite agrave lrsquoeau et une boite de

sardines vide

2) Aspid smotrel kak serye pautinistye morščiny u glaz isčezajut pod tonkimi

mazkami krem-pudry laquo Maks Faktor raquo (A Bayette)

Aspid observait comment sous les touches fines du fond de teint laquo Max Factor raquo

poseacutees sous ses yeux disparaissaient les filaments gris de ses rides

En revanche la perception des sensations olfactive gustative et auditive induit

lrsquoappropriation physiologique Y par le foyer de la perception de lrsquoodeur du goucirct ou du son

qui eacutemanent de Y ce qui suppose une implication plus active de lrsquoinstance foyer de la

perception Lrsquoadjectif en ndashist- ne fait pas reacutefeacuterence agrave la preacutesence quantitative drsquoeacuteleacutements X en

Y mais signifie que la proprieacuteteacute X a atteint un degreacute important de manifestation et qursquoil

constitue pour le foyer de la perception la caracteacuteristique distinctive du reacutefeacuterent Y qui

laquo efface raquo ses autres proprieacuteteacutes Ainsi dans oskomistyj vinograd laquo raisin eacutecœurant raquo seul

lrsquoeffet drsquoeacutecœurement est rendu par Adjist alors mecircme que le raisin en question peut avoir

drsquoautres qualiteacutes gustatives mais non pertinentes pour le foyer de perception dans paxučij

cvetok laquo fleur odorifeacuterante raquo lrsquoodeur forte de la fleur efface les traits comme sa couleur sa

taille ou sa forme dans basistyj golos laquo voix proche drsquoune basse raquo le registre de la voix est

privileacutegieacute agrave sa puissance etc Lrsquoimplication du foyer de la perception dans la repreacutesentation

verbale de ces sensations est plus importante car il se preacutesente comme le nouveau siegravege de

lrsquoexistence de X avec lrsquoappreacuteciation subjective de son degreacute de reacutealisation

Lrsquoexpression des sensations tactile et gustative du monde est susceptible de se

confondre avec les impressions visuelles drsquoougrave le rocircle important du contexte qui permet de

deacutecider de quel mode de perception il srsquoagit

3) I srsquorsquojev plombir laquo Leningradskij raquo eščo nedolgo posasyvaet derevjannyju

zanozistuju paločku (Solomatin 2009) ndash perception tactile

Et ayant termineacute la glace laquo Leningradskij raquo elle continue quelque temps de sucer

son bacirctonnet rugueux

4) Vdolrsquo steny ležali zanozistyje nestrugannye doski a na nix počemu-to stojali

mužskie botinki (Usinova 2003) ndash perception visuelle

54

Le long du mur eacutetaient poseacutees des planches rugueses non raboteacutees et agrave cocircteacute

drsquoelles on ne sait pourquoi il y avait une paire de chaussures drsquohomme

5) V navaristom bulrsquojone plavali obnaružennye v kurice laquo nedojaički raquo ndash žoltye

vkusnye mučnistye na raskus šariki raznoj veličiny (Rubina 2006) ndash perception

gustative

Dans le consommeacute flottaient de petits œufs laquo inacheveacutes raquo trouveacutes agrave lrsquointeacuterieur de

la poule ndash des boules de diffeacuterentes tailles jaune de couleur bonne au goucirct

farineuses lorsqursquoon les croquait

6) V Širvane poražali potoki živoj massy stepi ustremljonnoj v krugooborot

žiznetvorenja kroxotnye palrsquočikovye sledy pesčanok vokrug norok miniatjurno

čotkie otpečatannye v mučnistoj pyli kogotok otdeljaetsja ot kogotka kroxotnoj

gorkoj (Iličevskij 2009) ndash perception visuelle

A Chirvan on eacutetait frappeacute par les flux vivants de la steppe lanceacutee dans le

mouvement tourbillonnant de la creacuteation de la vie de minuscules traces de pattes

des gerboises autour de leurs trous microscopiques et nettes laissaient des

empreintes dans la poussiegravere farineuse chaque trace de griffe eacutetait seacutepareacutee de

lrsquoautre par un petit monticule de terre

7) laquo Serebristyj zvon ručja raquo - smotrite online na oficialrsquonom sajte telekanala

laquo Rossija raquo raquo - perception auditive

laquo Murmure argentin du ruisseau raquo ndash regardez le film on line sur le site officiel du

teacuteleacute canal laquo Rossija raquo

8) Serebristaja doroga

Ty zovoš menja kuda

Svečkoj čistočetvergovoj

Nad toboj gorit zvezda (Esenin) ndash perception visuelle

Chemin argenteacute

Ougrave mrsquoappelles-tu

Tel le cierge du jeudi Saint

Brille au-dessus de toi une eacutetoile

A partir de ces observations impliquant lrsquoexpression du degreacute drsquoimplication du foyer de

la perception dans la description du monde je fais une distinction entre lrsquoappreacutehension

visuelle des reacutefeacuterents qui relegraveve du domaine des impressions et les autres modes de

perception relevant du domaine des sensations La dimension subjective dans la

55

deacutetermination proposeacutee par les Adjist reste toujours preacutesente mais son poids nrsquoest pas le

mecircme dans les deux cas

4 La perception visuelle et lrsquoopeacuteration de quantification indeacutetermineacutee de X

Dans la classe des Adjist qui rendent la perception visuelle du monde je distingue les

adjectifs laquo deacuteterminateurs raquo et les adjectifs laquo classificateurs raquo Cette distinction reflegravete les

diffeacuterences entre les opeacuterations cognitives qui preacutecegravedent la caracteacuterisation verbale des

reacutefeacuterents par une instance eacutenonciative

41 Les adjectifs laquo deacuteterminateurs raquo

Le fonctionnement des laquo deacuteterminateurs raquo se deacutecline sous deux configurations Y

possegravede Xquant et Y ressemble agrave X

411 Y possegravede Xquant

Lrsquoemploi des Adjist du type laquo Y possegravede Xquant raquo couvre deux opeacuterations cognitives

distinctes mais lieacutees entre elles La premiegravere consiste en la deacutetermination de Y reacutefeacuterent

concret et le plus souvent inanimeacute agrave travers la preacutesence du trait distinctif Xquant la deuxiegraveme

opeacuteration est celle de lrsquoextraction de Y de la classe geacuteneacuterique dont il fait partie

Du point de vue notionnel Y et X deacutesignent deux reacutefeacuterents indeacutependants lrsquoun de lrsquoautre

mais qui dans la reacutealiteacute reacutefeacuterentielle possegravedent un lien double

Drsquoune part ils sont lieacutes par une relation de possession (Y possegravede X) intrinsegraveque agrave la

nature de Y vetvistyj kust - un buisson est naturellement doteacute de branches izvilistaja

doroga - un chemin est susceptible drsquoavoir des virages šrsquoelistyj pol - un plancher a facilement

des fissures

Drsquoautre part X et Y sont lieacutes par une relation de deacutependance Y eacutetant la source de X

une branche est issue drsquoun arbre un virage fait partie drsquoune route une fissure ne peut exister

que sur un support mateacuteriel La relation liant Y et X nrsquoest pas celle drsquoeacutegaliteacute Y pourrait

eacuteventuellement ecirctre deacutepourvu de X mais X fait forceacutement partie de Y

Consubstantielle au reacutefeacuterent Y lrsquoexistence de X en elle-mecircme ne constitue pas son trait

distinctif et ne peut ecirctre eacutevoqueacutee pour deacuteterminer Y En revanche crsquoest lrsquoabondance

drsquoeacuteleacutements Xquant qui permet de speacutecifier de distinguer Y des autres reacutefeacuterents similaires et de

lrsquoextraire de la classe geacuteneacuterique dont il fait partie Aussi les bases nominales X renvoient-

elles agrave des reacutefeacuterents qui se soumettent agrave la quantification (objets deacutenombrables) vetvistoe

derevo laquo arbre branchu raquo šrsquoelistyj pol laquo plancher fissureacute raquo porožistaja reka laquo un cours drsquoeau

rapide raquo žilistoe mjaso laquo viande filandreuse raquo jačeistyj škaf laquo armoire agrave casiers raquo ušrsquoelistyj

massif laquo massif avec plusieurs gorges raquo skvažityj relief laquo relief agrave puits de peacutetrole raquo sloistoe

pirožnoe laquo mille-feuilles raquo korjažistyj stvol laquo tronc drsquoarbre noueux raquo

56

La deacutetermination quantitative de la preacutesence de X en Y opeacuteration mentale

explicitement rendue par un quantifieur nrsquoest pas envisageable dans le cas des adjectifs en ndash

ist- il srsquoagit en effet drsquoun acte implicite de coheacutesion de rassemblement des reacutefeacuterents Xquant

en Y

En revanche il nrsquoy a pas de contrainte seacutevegravere pour lrsquoemploi de ces deacuteterminants avec

les adverbes qui marquent aussi bien une grande quantiteacute qursquoune petite quantiteacute de X očenrsquo

(nemnogo) žilistoje mjaso laquo viande tregraves (un peu) filandreuse raquo vesrsquoma (slegka) šrsquoelistyj pol laquo

plancher tregraves (leacutegegraverement) fissureacute raquo črezvyčajno (edva) izvilistaja doroga laquo chemin

excessivement (agrave peine) accidenteacute raquo

La pluralisation de X ne conduit pas agrave la particularisation de chacun drsquoentre eux mais agrave

la speacutecification de Y qui attire lrsquoattention de lrsquoinstance foyer de la perception par la preacutesence

de Xquant en Y Etant le siegravege de preacutesence de Xquant Y deacutelimite quantitativement son

occurrence ce qui permet lrsquoactualisation de lrsquoexistence drsquoune situation particuliegravere

observable et observeacutee La deacutetermination de Y avec Adjist nrsquoa aucun fond poleacutemique mais

tend agrave transmettre la perception visuelle de la reacutealiteacute objective Y par un observateur

synchrone neutre Sobs

Cette opeacuteration confegravere aux Adjist une fonction deacuteterminative Y est diffeacuterent de Y1 Y2

Yn non pas parce qursquoil possegravede X mais parce qursquoil possegravede Xquant

Lrsquoexistence des deux reacutefeacuterents Xquant et Y est simultaneacutee et elle est indexeacutee sur le

mecircme espacetemps La relation qui les unit est agrave la fois celle de la localisation (Xquant est

laquo logeacute raquo en Y) et de la possession (Y possegravede Xquant) Mecircme si crsquoest bien Xquant qui permet la

speacutecification de Y la relation entre les deux reacutefeacuterents srsquoeacutequilibre et prend la forme drsquoun

constat objectif fait par un eacutenonciateur-observateur (Sobs) dont la position est synchrone agrave la

situation deacutecrite Lrsquoinstance perceptive reste exteacuterieure agrave Y elle se contente de poser son

regard sur lui sans avoir de contact direct avec les reacutefeacuterents Y ou avec X drsquoougrave un degreacute

drsquoimplication relativement limiteacute de lrsquoinstance de la perception du monde

Ces opeacuterations cognitives abstraites confegraverent aux Adjist une fonction deacuteterminative

Y est diffeacuterent de Y1 Y2 Yn non pas parce qursquoil possegravede X mais parce qursquoil possegravede Xquant

41 2 Y ressemble agrave X

Les adjectifs Adjist qui rendent la relation laquo Y ressemble agrave X raquo qualifient le reacutefeacuterent Y par

le truchement drsquoun rapprochement mental avec le reacutefeacuterent X Y et X existent

indeacutependamment lrsquoun de lrsquoautre mais auraient selon le foyer de la perception une proprieacuteteacute

commune qui permet de les comparer ou de les associer lrsquoun agrave lrsquoautre

Les substantifs aussi bien animeacutes qursquoinanimeacutes sont concerneacutes par cette configuration

Lrsquoopeacuteration mentale reacutealiseacutee srsquoappuie sur une impression visuelle immeacutediate susciteacutee

par le reacutefeacuterent Y que lrsquoon associe au reacutefeacuterent X absent du champ drsquoobservation Souvent ce

sont des emplois meacutetaphoriques permettant de deacutecrire la couleur de Y (serebristaja trava laquo

57

herbe argenteacutee raquo zemlistyj cvet lica laquo teint terreux raquo) sa forme (zvezdistoe ukrašenie

laquo deacutecoration en forme drsquoeacutetoile raquo) sa maniegravere de se comporter (podxalimistyj tip laquo flagorneur

hypocrite raquo) ou plusieurs proprieacuteteacutes agrave la fois comme crsquoest le cas du syntagme močalistye

volosy laquo cheveux en filasse raquo qui fait reacutefeacuterence agrave la couleur jaune etou agrave la consistance drsquoune

eacuteponge veacutegeacutetale

Le trait caracteacuteristique qui unit X et Y (couleur forme consistance comportement) est

consubstantiel agrave X mais il est conjoncturel agrave Y la proprieacuteteacute X nrsquoest pas intrinsegraveque agrave Y mais

Y fait penser agrave X

Contrairement agrave la configuration laquo Y possegravede Xquant raquo qui focalise sur la preacutesence

quantitativement importante de X en Y les Adjist laquo Y ressemble agrave X raquo nrsquoinduisent pas la

localisation virtuelle de X en Y Ils construisent un rapprochement fondeacute sur un trait

virtuellement commun qursquoils tendent agrave minorer et agrave introduire ainsi un certain degreacute

drsquoindeacutetermination dans la deacutetermination proposeacutee metelrsquo laquo tempecircte de neige raquo

metelistaja pogoda laquo temps agrave la tempecircte de neige raquo bolvan laquo creacutetin raquo bolvanistyj učenik laquo

eacutelegraveve peu doueacute raquo barxat laquo velours raquo barxatistaja tkanrsquo laquo eacutetoffe velouteacutee raquo

La deacutetermination quantitative minoreacutee de la preacutesence de X se trouve en correacutelation

avec la contrainte seacutevegravere pour lrsquoemploi de ces Adjist avec lrsquoadverbe de haut degreacute očenrsquo

laquo tregraves raquo očenrsquo metelistaja pogoda očenrsquo bolvanistyj učenik očenrsquo serebristyj samoljot

očenrsquo zemistyj cvet lica Il nrsquoest pas possible en effet drsquoindiquer qursquoune valeur faiblement

preacutesente a un haut degreacute de manifestation

Lrsquoexpression de lrsquoatteacutenuation dissimule la reacutealisation implicite drsquoune opeacuteration de

deacuteneacutegation temps agrave la tempecircte mais pas la tempecircte eacutelegraveve peu doueacute mais pas un

imbeacutecile complet eacutetoffe velouteacutee mais pas le velours Le deacuteterminant Adjist signale que la

ressemblance de Y agrave X nrsquoest que partielle et interdit lrsquoassimilation des deux reacutefeacuterents

Lrsquoatteacutenuation la neacutegation et lrsquoindeacutetermination absentes du mode de fonctionnement des

adjectifs laquo Y possegravede Xquantraquo impliquent un travail intellectuel drsquointerpreacutetation de

superposition de lrsquoacte immeacutediat de perception visuelle et de lrsquoacte meacutediat de transfert

mental qui passe par deux eacutetapes conseacutecutives

La premiegravere eacutetape relegraveve du domaine sensoriel ougrave lrsquoobservateur synchrone (Sobs)

perccediloit Y comme un stimulus suscitant chez lui une reacuteaction spontaneacutee

La deuxiegraveme eacutetape relegraveve du domaine du mental elle nrsquoest pas de nature immeacutediate et

spontaneacutee La perception de Y provoque la reacuteminiscence drsquoune sensation ou drsquoun savoir

anteacuterieurs Lrsquoopeacuteration intellectuelle fait appel agrave un transfert de proprieacuteteacute et implique un

acte drsquointerpreacutetation en infeacuterant agrave travers une proprieacuteteacute distinctive et conjoncturelle de Y

observeacute le rapprochement avec une proprieacuteteacute intrinsegraveque de X absent

Le deacutecalage temporel et spatial entre Y et X dans la reacutealiteacute reacutefeacuterentielle induit le

deacutedoublement de lrsquoinstance eacutenonciative en deux supports distincts la perception de Y est agrave

la charge drsquoun observateur neutre (Sobs) la reacuteminiscence de X est du ressort drsquoun

58

eacutenonciateur omniscient (Somn) Au moment de lrsquoeacutenonciation lrsquoinstance eacutenonciative concilie

les deux positions et devient lrsquoartisan de la repreacutesentation imageacutee du monde Ce mode de

construction des sens avec les Adjist deacuteterminateurs est une source ineacutepuisable de langage

meacutetaphorique Le double statut de lrsquoeacutenonciateur et la superposition de deux plans temporels

sont indispensables dans la construction drsquoune meacutetaphore et plus largement dans les

emplois des mots au sens figureacute

La structure du syntagme avec un adjectif Adjist ne correspond pas aux eacutetapes

successives du processus cognitif deacutecrit Dans la reacutealiteacute reacutefeacuterentielle lrsquoobservateur drsquoabord

perccediloit Y et ensuite seulement il le deacutetermine

Crsquoest pourtant lrsquoinverse dans le plan de la langue et de lrsquoordre des mots dans le

syntagme La deacutetermination du reacutefeacuterent agrave travers sa proprieacuteteacute distinctive est premiegravere par

rapport agrave sa nomination comme si la description du monde srsquoappuyait avant tout sur sa

perception visuelle et ensuite seulement sur le processus mental de la reacuteminiscence

lrsquoappreacuteciation subjective de la reacutealiteacute eacutetant plus importante que la reacutealiteacute elle-mecircme

5 Les adjectifs laquo classificateurs raquo Y engendre Xquant

Les adjectifs en ndashist- deacuteterminent le reacutefeacuterent Y comme susceptible drsquoengendrer Xquant

penistoe pivo laquo biegravere mousseuse raquo obvalistyj ovrag laquo ravin menaccedilant de glissement de

terrain raquo zanozistaja palka laquo bacircton rugueux (agrave eacutechardes) raquo mylistyj porošok laquo poudre

savonneuseraquo Leur emploi est marqueacute par une progression dans la preacutesentation abstraite du

monde et peut ecirctre consideacutereacute comme agrave mi-chemin entre les Adjist qui rendent la perception

visuelle ou les impressions gustative tactile ou olfactive du monde

Lagrave encore les adjectifs en -ist- permettent de distinguer le reacutefeacuterent Y des autres

repreacutesentants de la mecircme classe toutes les biegraveres ne sont pas mousseuses tous les ravins

ne provoquent pas drsquoeacuteboulement tous les bacirctons ne donnent pas des eacutechardes toutes les

poudres agrave laver ne sont pas moussantes

Dans cette configuration le suffixe ndashist- preacuteasserte la pluralisation puissantielle de X

9) On ljubit tolrsquoko penistoe pivo

Il nrsquoaime que la biegravere mousseuse

10) Ne trogaj palku ona zanozistaja

Ne touche pas agrave ce bacircton il donne des eacutechardes

11) Ne pokupaj egravetot porošok on sovsem ne mylistyj

Nrsquoachegravete pas cette poudre elle nrsquoest pas du tout savonneuse

59

Le lien entre les reacutefeacuterents X et Y est double fondeacute sur lrsquoanticipation et la relation de

cause agrave effet Lrsquoexistence de X au moment de lrsquoeacutenonciation est virtuelle il ne srsquoagit pas drsquoun

constat synchrone de X mais de la preacuteconstruction de son existence possible

Le reacutefeacuterent X est susceptible drsquoecirctre engendreacute par Y agrave la suite drsquoun acte speacutecifique qui

pourrait lrsquoaffecter la biegravere ne donnera de la mousse que si elle verseacutee le ravin ne

srsquoeacutecroulera que srsquoil est soumis agrave une pression le bacircton ne donnera des eacutechardes que srsquoil est

pris agrave mains nues En drsquoautres termes lrsquoexistence de Xquant est virtuelle et deacutepend de

lrsquoactualisation de la proprieacuteteacute de Y de lrsquoengendrer agrave la suite drsquoun acte speacutecifique

Une fois de plus du point de vue reacutefeacuterentiel Y est premier par rapport agrave X mais au

niveau de la langue crsquoest X qui apparaicirct en premier ce qui est consigneacute par lrsquoordre lineacuteaire

des mots dans le syntagme

Le processus mental nrsquoest pas deacuteclencheacute par la perception drsquoun trait immeacutediatement

observable et ne traduit ni la fusion ni lrsquoassociation mentale des deux reacutefeacuterents comme

crsquoeacutetait le cas des adjectifs deacuteterminateurs Les Adjist classificateurs attestent du reacutesultat drsquoun

transfert intellectuel reacutealiseacute par une instance omnisciente Somn qui construit un monde

potentiel en srsquoappuyant sur son savoir La faculteacute virtuelle de Y agrave produire Xquant est poseacutee

par anticipation eacutetant actualiseacutee par reacuteminiscence la preacutesentation du reacutefeacuterent Y est orienteacutee

vers le potentiel mais srsquoappuie sur lrsquoexpeacuterience acquise par le passeacute

Il y a ainsi un deacutecalage temporel dans lrsquoexistence des reacutefeacuterents Mais on observe

eacutegalement une dispariteacute eacutenonciative entre les points de vue exprimeacutes drsquoougrave une dichotomie

entre deux instances en charge de la vision du monde - lrsquoeacutenonciateur observateur (SoSobs)

garant drsquoexistence de Y et lrsquoeacutenonciateur omniscient (SoSomn) et prenant en charge

lrsquoexistence puissantielle de Xquant

Bien que la preacutesence de Xquant potentiel soit toujours exprimeacutee elle passe au second

plan et crsquoest drsquoabord lrsquoexistence mecircme de X qui pegravese dans la deacutetermination de Y par Adjist la

mousse de la biegravere peut ecirctre abondante mais lrsquoessentiel crsquoest qursquoil y ait de la mousse le

bacircton est susceptible de donner des eacutechardes mais une seule suffirait pour le qualifier avec

Adjist

6 Les impressions sensorielles Les adjectifs laquo appreacuteciateurs raquo

Je considegravere les adjectifs en ndashist- qui traduisent les autres modes de perception que

visuel comme les adjectifs appreacuteciateurs Leurs emplois sont quelquefois ambigus car ces

deacuteterminants peuvent rendre aussi bien lrsquoappreacutehension visuelle avec lrsquoattitude exteacuterieure et

passive de lrsquoobservateur ou la perception du monde autre que visuelle lorsque lrsquoinstance

lrsquoobservateur devient acteur et laquo srsquoapproprie raquo activement Y agrave travers un contact physique

direct

En voici une illustration avec lrsquoadjectif masljanistyj

Masljanistoe vino laquo vin onctueux raquo

60

- Vino vyzyvajuščee vo rtu oščuščenie prijatnoj barxatistosti ndash perception gustative

Vin donnant une sensation gustative drsquoun velouteacute agreacuteable

Masljanistoe pjatno laquo tacircche huileuse raquo

- Na egravekrane planšeta pojavilosrsquo masljanistoe pjatno ndash perception visuelle

Sur lrsquoeacutecran de la tablette est apparue une tache huileuse ndash perception visuelle

Masljanistyj polimer laquo polymegravere huileux raquo

- Poliegravetilen ndash ljogkij masljanistyj na oščuprsquo poluprozračnyj ili neprozračnyj v tolstom

sloe polimer ndash Perception tactile

Le polyeacutethylegravene est un polymegravere leacuteger huileux au toucher transparent ou non

transparent lorsqursquoil est eacutepais

La repreacutesentation des reacutefeacuterents avec les adjectifs appreacuteciateurs ne suit pas tout agrave fait

la mecircme logique que celle des adjectifs deacuteterminateurs ou classificateurs

Dans la reacutealiteacute objective les reacutefeacuterents X et Y actualiseacutes par les adjectifs de ce sous-

groupe sont indissociables X eacutetant consubstantiel agrave Y En effet tout chanteur est

neacutecessairement doteacute drsquoune voix (golosistyj pevec) les fleurs ont normalement une odeur

(dušistyj zapašistyj cvetok) lrsquoeacutecorce des arbres nrsquoest jamais lisse (korjažistyj stvol) tout

fruit possegravede une peau (kožistyj apelrsquosin) de mecircme qursquoon ne peut pas retirer la proprieacuteteacute

masljanistyj aux substantifs des exemples citeacutes

Les adjectifs appreacuteciateurs nrsquoattestent pas de la preacutesence multiple de X en Y comme les

adjectifs deacuteterminateurs ou classificateurs ils introduisent un nouveau type drsquoargument

celui du degreacute drsquointensiteacute de X en Y En effet la sensation ressentie par le foyer de perception

est conditionneacutee par un degreacute important de la proprieacuteteacute X dont lrsquointensiteacute deacutepasse la norme

conventionnelle ščetinistoe lico laquo visage mal raseacute raquo dušistyj cvetok laquo fleur odorifeacuterante raquo

ilistoe dno laquo fond couvert drsquoalgues raquo

La focalisation sur le degreacute drsquointensiteacute de la proprieacuteteacute X atteste de la seacutemantique

scalaire des adjectifs appreacuteciateurs et de leur mise implicite sur une eacutechelle de valeurs

Autrement dit les adjectifs appreacuteciateurs actualisent lrsquoexistence drsquoun repegravere par rapport

lequel est appreacutecieacutee la proprieacuteteacute distinctive X dont la preacutesentation reste cependant marqueacutee

par une dimension drsquoindeacutetermination

On constate en effet une gecircne dans la combinaison de ces adjectifs avec les adverbes

de bas degreacute nemnogo golosistyj pevec ne sovsem dušistyj zapašistyj cvetok čutrsquo

korjažistyj stvol edva kožistyj apelrsquosin En revanche les mecircmes adjectifs se combinent sans

contraintes avec les adverbes de haut degreacute očenrsquo laquo tregraves raquo vesrsquoma laquo assez raquo črezvyčajno

laquo excessivement raquo etc

61

En fonction du seacutemantisme de X et de Y et de la relation qui lie les deux reacutefeacuterents dans la

reacutealiteacute objective lrsquoeacutecart existant peut ecirctre jugeacute positivement comme une qualiteacute (zapašistyj

cvetok) ou drsquoun point de vue critique comme un deacutefaut (kožistyj apelrsquosin) Lrsquoemploi de

lrsquoadjectif en ndashist- atteste de la perception subjective de la reacutealiteacute dont la deacutetermination

neutre et objective par un observateur restant toujours possible gromkogolosyj pevec

laquo chanteur avec une voix puissante raquo šeršavyj stvol laquo tronc drsquoarbre rugueux raquo tolstokožyj

appelrsquosin laquo orange agrave peau eacutepaisse raquo etc

Dans la typologie des Adjist je propose de consideacuterer ces adjectifs comme des adjectifs

eacutevaluatifs qui permettent la caracteacuterisation drsquoun reacutefeacuterent Y par la mise en valeur du degreacute de

preacutesence de la proprieacuteteacute X dont la position sur le gradient reste indeacutetermineacutee

Le statut eacutenonciatif de lrsquoinstance eacutenonciative en charge de cette preacutesentation du monde

deacutepend des paramegravetres contextuels et peut ecirctre aussi bien celui de lrsquoobservateur synchrone

ou celui de lrsquoinstance omnisciente

7 Conclusion

Les adjectifs qualificatifs russes en -ist- expriment toujours une impression ou une

sensation susciteacutees chez lrsquoinstance foyer de la perception par le reacutefeacuterent Y gracircce agrave la

perception drsquoun trait distinctif X

Le suffixe ndashist- opegravere dans deux domaines distincts Drsquoune part il se preacutesente comme un

relateur qui rend les modes de correacutelation entre X et Y drsquoautre part il agit au niveau

notionnel et permet de construire lrsquooccurrence drsquoune situation particuliegravere agrave travers

lrsquoactualisation du reacutefeacuterent Xquant Les opeacuterations cognitives fondamentales de quantification

drsquoextraction et de deacutetermination sont agrave la charge drsquoun eacutenonciateur chaque opeacuteration

cognitive eacutetant un poids preacutepondeacuterant en fonction du mode de perception physiologique de

la situation

Lrsquoinstance eacutenonciative du foyer de la perception So se deacutedouble en deux supports soit Sobs

prenant en charge le constat synchrone du reacutefeacuterent soit Somn support drsquoune vision

reacutetrospective et drsquoune opeacuteration de transfert mental

La typologie des adjectifs qualificatifs Adjist eacutetablie est repreacutesenteacutee dans le tableau

suivant

Classificateurs Deacuteterminateurs Appreacuteciateurs

Y possegravede X

vetvistyj laquobran

churaquo

Y engendre X

penistyj laquo mousseux raquo

Y ressemble agrave X

serebristyj laquo argenteacute raquo

Degreacute de X

masljanistyj

laquoonctueuxraquo

Relation

temporelle

Simultaneacuteiteacute

Y et X

Posteacuterioriteacute

Y est premier X est

Anteacuterioriteacute

X preacutecegravede Y

Simultaneacuteiteacute

Y et X coexistent

62

entre Y et B coexistent second

Relation

reacutefeacuterentielle

entre Y et X

Fusion

Cause agrave effet

Ressemblance

Fusion

Sens concret + + - +

Sens figureacute - - + -

Appreacuteciation

quantitative

Majoreacutee

Majoreacutee

Minoreacutee

Majoreacutee

Statut de

lrsquoinstance

eacutenonciative

So Sobs So

Sobs Soms

So

Sobs Soms

So ou Sobs

Indexatśion

temporelle des

supports

eacutenonciatifs

Moment

de lrsquoeacutenonciatio

n To

Moment de lrsquoeacutenonciat

ion To pour So

Pas drsquoindexation pour

Somn

Moment de lrsquoeacutenonciatio

n To pour So Sobs

Pas drsquoindexation pour

Somn

Moment

de lrsquoeacutenonciation To

Reacutefeacuterences bibliographiques

1) Bottineau T 2010 laquo Les valeurs seacutemantiques du suffixe franccedilais -acirctre- marqueur

drsquoopeacuterations sur le plan notionnel raquo in Syntaxe et seacutemantique ndeg11 Presses

Universitaires de Caen pp 35-54

2) Bottineau T 2012 laquo Les variations seacutemantiques du suffixe russe ndashovat- raquo Slavica

Occitania Universiteacute Toulouse - Le Mirail pp 211-227

3) Culioli A 1990 Pour une linguistique de lrsquoeacutenonciation v I-III Paris Ophrys

4) Efremova T 2000 Novyj slovarrsquo russkogo jazyka Tolkovo-slovobrazovatelrsquonyj

Moskva Russkij jazyk

5) Matushansky O 2005 laquo Les adjectifs - Une introduction raquo Recherches linguistiques de

Vincennes Lrsquoadjectif [En ligne] 34 pp 9-54

6) Morris Ch 1946 Signs Language and Behavior ch VI 89 sqq New-York Prentice

Hall

7) Švedova N (eacuteds) 1982 Grammatika russkogo jazyka (Grammaire de la langue russe)

Moskva Nauka

8) Zaliznjak A 2007 Grammatičeskij slovarrsquo russkogo jazyka (Dictionnaire grammatical

de la langue russe) Мoskva Institut russkogo jazyka imeni V V Vinogradova

63

Les verbes de perception en allemand quelques cas de reacuteversibiliteacute

Martine DALMAS

(Universiteacute Paris ndash Sorbonne)

Cette bregraveve preacutesentation se fixe pour objectif de donner une description syntaxico-

seacutemantique des verbes de perception en allemand contemporain et de montrer quau-delagrave

de la diversiteacute on constate des liens entre les domaines perceptifs sappuyant sur les

speacutecificiteacutes constructionnelles des verbes concerneacutes

Les verbes sur lesquels portent leacutetude sont schmecken riechen houmlren fuumlhlen spuumlren

sehen (schauengucken) Il sagit donc de verbes non-agentifs ou du moins pour les deux

derniers demplois non-agentifs42 Sur la base de leur fonctionnement morpho-syntaxique

que nous preacutesenterons dans un premier temps nous eacutetablirons un premier rapprochement

qui nous permettra de nous livrer agrave quelques reacuteflexions sur les notions de construction et de

reacuteversibiliteacute dune part et sur la fonction de certains preacuteverbes en allemand dautre part

Notre eacutetude eacutetant limiteacutee agrave lrsquoallemand et notre point de deacutepart eacutetant de nature

morpho-syntaxique nous avons choisi ici un ordre qui est exactement lrsquoinverse de la

hieacuterarchie proposeacutee par Viberg (1983 125)43 la symeacutetrie nrsquoen reste pas moins inteacuteressante

1 Le double jeu des goucircts et des odeurs

Les deux verbes concerneacutes sont pour le goucirct schmecken et pour lodorat riechen

Nous les traitons ensemble car ils se comportent du point de vue de leur valence syntaxique

et seacutemantique de maniegravere largement similaire

Dun point de vue seacutemantique le sujet peut deacutesigner dans les deux cas

bull le siegravege du procegraves

[a1] etwas [NPnom] schmeckt oslash xx [adj] nach etwas [preacutepnach + NPdat]

[a2] etwas [NPnom] riecht oslash xx [adj] nach etwas [preacutepnach + NPdat]

bull ou lexpeacuterient lindividu qui perccediloit un goucirct ou une odeur

[b1] jemand [NPnom] schmeckt etwas [NPacc]

42 Lrsquoemploi du terme lsquonon-agentifrsquo (vs lsquoagentifrsquo) nous a paru ecirctre ici le plus pertinent pour la seacutelection des verbes opeacutereacutee Nous nous limitons dans le cadre restreint de cet article agrave une perception non-agentive et excluons donc des verbes tels que kostenprobieren schnuppernschnuumlffeln horchen tasten ansehenanschauenangucken spaumlhen beobachten etc (goucircter renifler eacutecouter toucher eacutecouter regarder eacutepier observer etc) Une eacutetude plus large a eacuteteacute publieacutee par Whitt (2010) dans une perspective diffeacuterente de la nocirctre 43 Sur la base drsquoune eacutetude meneacutee sur plusieurs langues drsquoappartenances diverses Viberg (1983

136) propose la hieacuterarchie suivante sight gt hearing gt touch gt smelltaste

64

[b2] jemand [NPnom] riecht etwas [NPacc]

Au-delagrave de ce paralleacutelisme lieacute agrave la reacuteversibiliteacute des deux verbes sur laquelle nous aurons

loccasion de revenir plus loin nous pouvons observer plusieurs autres caracteacuteristiques

dordre morpho-syntaxique ou seacutemantique

11 Le sujet deacutesigne le siegravege du procegraves

Dun point de vue syntaxique les deux verbes peuvent avec un sujet qui deacutesigne le

siegravege du procegraves ecirctre employeacutes de maniegravere absolue cest-agrave-dire sans aucun autre

compleacutement mais induisant alors une interpreacutetation diffeacuterente Schmecken est orienteacute vers

le positif (cf (1) et (2)) riechen va du neutre (cf (3)) au neacutegatif (cf (4))

[c1] etwas [NPnom] schmeckt oslash [= qqch a bon goucirct est bon]

[c2] etwas [NPnom] riecht oslash [= qqch deacutegage une (mauvaise) odeur]

(1) Hats geschmeckt [= Ceacutetait bon laquo Ccedila a eacuteteacute raquo]

(2) Heute schmeckt der Kaumlse [= Aujourdhui le fromage est bon]

(3) Warum riechen Blumen [= Pourquoi les fleurs ont-elles une odeur ]

(4) Der Kaumlse riecht [= Le fromage sent (mauvais)]

Pour les deux verbes le type de goucirct ou dodeur peut ecirctre exprimeacute soit par un adjectif

deacutesignant une qualiteacute soit par un groupe preacutepositionnel introduit par nach qui indique le

rapprochement et deacutesigne une entiteacute dont le goucirct ou lodeur est consideacutereacute(e) comme

similaire

(6) Diese Gericht schmeckt komisch [= Ce plat a un goucirct bizarre]

(7) Dieser Tee riecht komisch [= Ce theacute a une odeur bizarre]

(8) Dieses Eis schmeckt nach Seife [= Cette glace a un goucirct de savon]

(9) Dieser Kaumlse riecht nach frischer Milch [= Ce fromage sent le a une odeur de lait

frais]

Si seul schmecken permet une construction avec agrave la fois un sujet qui deacutesigne le siegravege du

procegraves et la mention de lexpeacuterient (par un syntagme (pro)nominal au datif44) il faut

toutefois noter que ceci se fait uniquement avec une eacutevaluation positive et qui nest pas

neacutecessairement expliciteacutee par un adjectif45 (cf (10))

[d1] etwas [NPnom] schmeckt mir [NPdat] (gut [adj]) [= qqch me plaicirct (au goucirct)]

[d2] etwas [NPnom] schmeckt mir [NPdat] nicht [neacutegation] [= qqch ne me plaicirct pas (au goucirct)]

44 Lemploi du datif avec le verbe schmecken est agrave rapprocher demplois similaires avec des preacutedicats du type ltplairegt dans plusieurs langues 45 Cet emploi de schmecken pourrait ecirctre paraphraseacute par qqch agrave un goucirct qui me convient et lajout dun adjectif renforce lorientation positive

65

(10) Dort hat mir das Essen (gut) geschmeckt [= Lagrave-bas le repas ma plu jai trouveacute le

repas bon]

Lorsque leacutevaluation est expliciteacutee lexicalement par un adjectif seuls les adjectifs de la

famille ltgutgt sont possibles (cf (11) ndash (13)46 dans les autres cas un renvoi explicite agrave une

limite (deacutepasseacutee ou non atteinte) est neacutecessaire et le datif de la personne concerneacutee est tregraves

proche dun datif de jugement47 (cf (14) ndash (15))

(11) Jedenfalls hat mir der Nachtisch sehr gut geschmeckt [= En tout cas le dessert ma beau-

coup plu jai trouveacute le dessert tregraves bon]

(12) Der neue Whisky hat mir hervorragend geschmeckt [= Jai trouveacute le nouveau

whisky excellent]

(13) Die Vorspeise hat mir vorzuumlglich geschmeckt [= Jai trouveacute lentreacutee succulente]

(14) Der Schnaps schmeckt mir zu suumlszlig [= Je trouve cet alcool trop doux]

(15) Der Wein schmeckt mir nicht fruchtig genug [= Je trouve ce vin pas assez fruiteacute]

12 Le sujet deacutesigne lexpeacuterient

Lorsque le sujet syntaxique deacutesigne lexpeacuterient lemploi absolu nest possible pour

aucun des deux verbes dans les deux cas le goucirct ou lodeur perccedilu(e) est exprimeacute(e) par un

syntagme nominal (ou agrave deacutefaut par un pronom) agrave laccusatif

(16) Schmeckst du Riechst du den Wein in der Soszlige [= Sens-tu le vin dans la sauce ]

(17) Riechst du die frische Landluft [= Sens-tu lodeur fraicircche de la campagne ]

(18) Riechst Schmeckst du es [= Tu (le) sens ]

Ce sont les similitudes dans le fonctionnement de ces deux verbes qui dominent La

proximiteacute des deux types de perception par le goucirct et lodorat semble lieacutee agrave celle des

organes concerneacutes Est-ce dailleurs un hasard si dans son emploi dialectal (espace

46En dehors de gut (bon) notamment dans sa forme moduleacutee par sehr (tregraves) on trouve les adjectifs vorzuumlglich (succulent) et hervorragend (excellent) Toutefois ces emplois sont peu freacutequents une recherche sur le corpus DeReKo (Deutsches Referenzkorpus Mannheim plus de 25 milliards de mots) fournit un nombre doccurrences tregraves faible pour chaque adjectif dans ce type de construction (entre 5 et 15) 47 dativus iudicantis En dehors des adjectifs dont la signification est laquo bon raquo lemploi du graduatif zu (= trop) [ou de sa version neacutegative nicht hellip genug (= pas assez)] est alors quasiment obligatoire pour marquer justement la deacuteviance par rapport agrave lattente le deacutecalage par rapport agrave la norme et donc le renvoi implicite agrave un degreacute infeacuterieursupeacuterieur Cf Brandt (2006) qui analyse ces constructions sous lappellation laquo too comparatives raquo Nous renvoyons ici eacutegalement agrave la description que propose Krivocapić (2006 320 sq) du datif de point de vue accompagnant certains adjectifs en serbe

66

aleacutemanique)48 schmecken deacutesigne la perception par lodorat comme cela est le cas ndash en

langue standard ndash pour le verbe anglais correspondant smell

Nous allons voir agrave preacutesent que deux autres types de perception permettent eacutegalement

un rapprochement des verbes concerneacutes

2 Louiumle et le toucher

Les trois verbes concerneacutes sont ici houmlren (entendre) et fuumlhlenspuumlren49 (sentir) Ils

peuvent semployer avec un sujet qui deacutesigne lexpeacuterient ou qui deacutesigne le siegravege du procegraves50

Toutefois dans ce dernier cas seuls sont possibles houmlren et fuumlhlen ils ont alors un emploi

pronominal et sont accompagneacutes du preacuteverbe an qui exprime le contact

[e1] jemand [NPnom] houmlrt etwas [NPaccdasswieVP] [expeacuterient]

[e2] jemand [NPnom] fuumlhltspuumlrt etwas [NPacc] [expeacuterient]

[f1] etwasjemand [NPnom] houmlrt sich xx[adjwieNPPP hellip als obVP] an [siegravege]

[f2] etwasjemand [NPnom] fuumlhlt sich xx[adjwieNP] an [siegravege]

Lorsque le sujet est lexpeacuterient le verbe est transitif et il est compleacuteteacute soit par un

syntagme (pro)nominal (cf (19)-(20)) soit par un syntagme infinitival (cf (21)) soit par un

syntagme verbal deacutependant (compleacutetive en dass voire en wie51 (22)-(25))

(19) Houmlrst du die Glocken in der Ferne [= Entends-tu les cloches au loin ]

(20) Spuumlren Sie die Wirkung der Massage [= Sentez-vous lrsquoeffet du massage ]

(21) Sie fuumlhltespuumlrte ihr Herz schlagen [= Elle sentait son cœur battre]

(22) Sie houmlrte dass im Treppenhaus etwas los war [= Elle entendit quil se passait quel-

que chose dans la cage descalier]

48Le grand dictionnaire historique de la langue allemande Deutsches Woumlrterbuch (33 tomes) commenceacute au milieu du XIXe siegravecle par les fregraveres Grimm et termineacute plus de cent ans plus tard en 1960 est aujourdhui accessible en ligne Il donne agrave propos du verbe schmecken le commentaire suivant mentionnant la plaisanterie selon laquelle dans de telles reacutegions les gens ne disposeraient que de quatre senshellip laquo Steinbach 2 457 bezeichnet schmecken riechen als landschaftlich Frisch 2 204a als besonders fuumlr das alemannische charakteristisch und erwaumlhnt den scherz dasz man in solchen gegenden nur vier sinne habe hellip raquo httpwoerterbuchnetzdeDWBsigle=DWBampmode=Vernetzungamplemid=GS13306XGS13306 49 Sils servent tous les deux agrave exprimer la perception par le toucher ces deux verbes ne sont toutefois pas synonymes dans tous leurs emplois Le cadre reacuteduit de cet article ne nous permet pas drsquoentrer dans les deacutetails de leur description agrave travers leurs profils combinatoires respectifs 50

Nous faisons abstraction des tregraves nombreux verbes exprimant une eacutemission de bruit et qui varient en

fonction de la source concerneacutee (rattern droumlhnen knattern rasseln) voire de lrsquoimage choisie (donnern

haumlmmern) 51

La diffeacuterence entre les subordonnants dass et wie se situe ici au niveau du caractegravere statique de

leacuteveacutenement marqueacute par dass ou dynamique processuel souligneacute par wie Cet emploi de wie est speacutecifique

des verbes de perception

67

(23) Sie houmlrte dann wie die Schritte naumlher kamen [= Elle entendit alors les pas se

rapprocher]

(24) Er fuumlhlte dass sich etwas an seinen Handgelenken befand [= Il sentait quil avait

quelque chose aux poignets]

(25) Sie spuumlrte wie sie zu zittern begann [= Elle sentait quelle commenccedilait agrave

trembler]

Lorsque le sujet syntaxique est le siegravege du procegraves seuls les verbes houmlren et fuumlhlen

sont utiliseacutes Ils entrent dans une construction pronominale qui comporte la mention dune

qualiteacute se faisant soit explicitement par un adjectif (cf (26)-(28)) soit sur la base dune

comparaison (et la qualiteacute (preacute)supposeacutee connue reste alors implicite cf (29)-(30))

(26) Das Baby houmlrt sich verschnupft an [= Agrave lentendre le beacutebeacute est enrhumeacute]

(27) Das Kind fuumlhlt sich fiebrig an [= Au toucher lenfant est fieacutevreux]

(28) Meine Haare fuumlhlen sich rauh an [= Mes cheveux sont recircches au toucher]

(29) Mein Auto houmlrt sich an wie ein Traktor [= Ma voiture fait un bruit qui ressemble agrave

celui dun tracteur]

(30) Diese Radiostimme houmlrt sich wie vor 50 Jahren an

[= Cette voix radiophonique sonne comme

ressemble agrave une voix dil y a 50 ans On

dirait une voix dil y a 50 ans]

Le rapprochement que nous avons opeacutereacute ici entre perception auditive et perception tactile

pourrait en soi surprendre si les verbes ne nous avaient pas conduite vers une constatation

de similariteacute constructionnelle En effet tandis que les emplois de ces verbes avec un sujet

deacutesignant lexpeacuterient les rapprochent du couple preacuteceacutedent (schmecken ndash riechen) ce sont

les cas ougrave le sujet deacutesigne le siegravege du procegraves qui montrent une similariteacute frappante des

constructions de ces deux verbes houmlren et fuumlhlen Et lexpeacuterience humaine apporte elle aussi

une attestation de proximiteacute entre lrsquoouiumle et le toucher agrave un niveau nettement pragmatique

le lien entre les deux types de perception est acteacute par la forme proverbiale laquo Wer nicht houmlren

will muss fuumlhlen raquo52 ndash reflet de lexpeacuterience humaine ougrave la diminution volontaire de la

perception par louiumle entraicircne une augmentation de la perception par le toucher

52 Paraphrasable par Quand on ne veut pas entendre (les conseils) on sinstruit agrave ses deacutepends

68

3 La vue

Le dernier cas abordeacute dans le cadre de cette bregraveve contribution est la perception par

la vue Quatre verbes sont concerneacutes tous deacutesignent la perception visuelle avec des

modaliteacutes drsquoemploi diverses et ineacutegales sehen blicken schauen gucken53

Comme dans les cas eacutevoqueacutes preacuteceacutedemment on observe deux types demplois lun

ougrave le sujet deacutesigne lexpeacuterient avec un seul type de construction transitive

[g1] jemand [NPnom] sieht etwasjdn [NPacc] [expeacuterient]

lautre ougrave il correspond au siegravege du procegraves avec trois types de constructions et trois sens

diffeacuterents

[h1] etwas [NPnom] blicktschautguckt aufuumlberzuaus etwas [Preacutep + NPaccdat] [siegravege]

[h2] jemandetwas [NPnom] siehtschaut xx[adjwieNPals obVP] aus [siegravege]

[h3] etwas [NPnom] siehtschaut unter etwas[Preacutep + NPdat] hervor [siegravege]

Pour ce deuxiegraveme type de construction plusieurs aspects meacuteritent drsquoecirctre releveacutes

- Lrsquoemploi des verbes simples schauenblickengucken avec un sujet non-agentif implique

que celui-ci ne soit pas un animeacute (cf (31)-(32)) et sert agrave deacutesigner une orientation dans

lespace Le sujet deacutesigne ici un lieu dont lrsquoorientation reste neacuteanmoins associeacutee agrave celle du

regard humain Un sujet animeacute serait en revanche obligatoirement agentif et ne deacutesignerait

pas le siegravege du procegraves (le verbe correspondrait alors au franccedilais regarder)

(31) Das Zimmer blicktschautguckt in den Innenhof [= La piegravece donne sur la cour inteacuterieure]

(32) Die Gipfel schauten aus dem Nebel [= On voyait les sommets sortir du

brouillard]

Dans les deux autres cas ougrave le sujet est le siegravege du procegraves nous avons affaire agrave des verbes

composeacutes qui associent un preacuteverbe comme nous lrsquoavions deacutejagrave constateacute pour le couple de

verbes preacuteceacutedents (perception auditive et tactile houmlren et fuumlhlen) La reacuteversibiliteacute est donc

lieacutee agrave la preacutesence drsquoun preacuteverbe mais sans qursquoil y ait ici pronominalisation

Le preacuteverbe aus- marque une perspective qui eacutemane du siegravege du procegraves et sert agrave

exprimer une apparence (cf (33)-(35))

(33) Das Kind siehtschaut krank aus [= Lrsquoenfant a lrsquoair malade]

(34) Das Maumldchen siehtschaut aus wie ein kleiner Engel [= La fillette ressemble agrave un ange]

53 Nous nous limitons ici pour notre objectif agrave ces quatre verbes qui deacutesignent directement la perception visuelle mais tout comme dans le domaine auditif ce mode de perception a donneacute lieu au-delagrave des verbes exprimant directement la perception agrave un systegraveme lexical de verbes deacutesignant des lsquoeacutemissions visuellesrsquo tregraves eacutelaboreacute avec une grande varieacuteteacute de verbes (par ex pour exprimer un scintillement plus ou moins intense en fonction de lrsquoobjet concerneacute glitzern funkeln flimmern schimmern schillern)

69

(35) Die Kuumlche siehtschaut aus als ob sie nie benutzt wuumlrde [= La cuisine donne limpression

de necirctre jamais utiliseacutee]

Le preacuteverbe hervor- marque une perspective orienteacutee vers lrsquoobservateur et sert agrave

exprimer un lsquosurgissement agrave la vuersquo lrsquoapparition visuelle drsquoune entiteacute qui aurait puducirc rester

cacheacutee (cf (36)-(38))

(36) Eine blonde Locke schaute unter der Muumltze hervor [= Une boucle blonde sortait de

dessous le bonnet]

(37) Die Sonne schaute kurz hinter den dicken Wolken hervor [= Le soleil sortit un bref instant

de derriegravere les eacutepais nuages]

(38) Er trug einen Turban aber das rechte Ohr guckte hervor [= Il portait un turban mais on

voyait son oreille droite]

4 Conclusion jeux de rocircles et mises en perspective

Ce bref aperccedilu des verbes de perception non-agentifs de lallemand standard a permis

de mettre en valeur les facteurs de leur reacuteversibiliteacute changement de la nature seacutemantique

du sujet modification de lenvironnement syntaxique et dans certains cas ajout dun

preacuteverbe voire pronominalisation On constate que ces deux faccedilons de preacutesenter un

eacuteveacutenement perceptif font intervenir sur le plan syntactico-seacutemantique des variations qui

rappellent ce qui se passe pour dautres types de mise en perspective tels que la passivation

et les strateacutegies de recentrage sur un actant non-animeacute

Et cest preacuteciseacutement lorsque lexpeacuterient sefface au profit du siegravege du procegraves que la

construction integravegre une variable qualitative dont le seul garant est alors le locuteur

Travaux citeacutes

1) Brandt Patrick 2006 Receiving and perceiving datives (cipients) A view from

German in Datives and Other Cases Between argument structure and event structure

Daniel Hole Andreacute Meinunger amp Werner Abraham (ed) Amsterdam Philadelphia

Benjamins pp 103-139

2) Krivokapić Jelena 2006 Putting things into perspective The function of the dative in

adjectival constructions in Serbian In Datives and Other Cases Between argument

structure and event structure Daniel Hole Andreacute Meinunger amp Werner Abraham (ed)

Amsterdam Philadelphia Benjamins pp 301-329

3) Viberg Ake 1983 The Verbs of Perception in Linguistics 21 pp 123-162

4) Whitt Richard J 2010 Evidentiality and Perception Verbs in English ans German Bern

Peter Lang

70

Russe laquo slyšatrsquo raquo breton laquo klevout raquo confusion de sens ou

synestheacutesie

Steacutephane VIELLARD (Universiteacute Paris ndash Sorbonne)

Si lrsquoon doit agrave la chercheuse Irina Aleksandrovna Safonova de lrsquouniversiteacute de Volgograd

des eacutetudes inteacuteressantes sur les verbes de perception en vieux russe et en russe moderne

une question a cependant eacuteteacute laisseacutee de cocircteacute par la chercheuse qui agrave notre connaissance ne

lrsquoaborde pas celui du sens particulier en apparence paradoxal qursquoa pu prendre le verbe

russe slyšatacute (litteacuteralement lsquoentendrersquo) Observons quelques exemples

1) Slyšu zapax trav i penie ptic (E Pokuševa)

(httptriinochkarupost315563990)

Je [slyšu] lrsquoodeur des herbes et le chant des oiseaux

La phrase fait apparaicirctre une construction qui se situe entre le zeugme et lrsquoanacoluthe

puisque lrsquoeacutenonceacute joue sur les deux sens que possegravede le verbe slyšatrsquo en russe en mettant le

verbe en facteur commun

2) A vsjo že ljublju zemlju i gorod svoj v kotorom slučajno rodilsja Žalrsquo tolrsquoko sovsem

ne slyšu ja penja ptic zapaxa travy (K Vaginov Monastyrrsquo Gospoda našego Apollona

(httpkvaginovrucat=20))

Jrsquoaime quand mecircme ma terre et ma ville dans laquelle je suis neacute par hasard Je

regrette seulement de ne pas slyšatacute le chant des oiseaux lrsquoodeur de lrsquoherbe

Mais on peut dire aussi

3) Ja čuvstvuju zapax travy šorox listvy (httpwwwamor-paisrua-ljcmmpost-

608252)

Je sens lrsquoodeur de lrsquoherbe le bruissement du feuillage

Lrsquoemploi de slyšatacute nrsquoest pas exclu non plus du domaine onirique comme lrsquoattestent ces deux

exemples pris dans un recueil drsquointerpreacutetation des recircves

4) Slyšatrsquo vo sne zapax benzina ili nalivatrsquo benzin ndash k skoroj dalrsquonej doroge

Sentir en recircve lrsquoodeur de lrsquoessence ou verser de lrsquoessence est signe de voyage lointain

5) Slyšatrsquo vo sne vonrsquo ndash k mstitelrsquonoj ličnosti kotoraja možet isportitrsquo vam žiznrsquo

Sentir en recircve une mauvaise odeur est signe de rencontre avec une personne

vindicative qui peut vous gacirccher la vie (Tolkovatelrsquo snov La clef des songes

httpbolmagnarodrusonsonnik1htm)

71

Le sens de perception olfactive est eacutegalement exprimeacute par le preacutedicatif slyšno et lrsquoadjectif

slyšen formeacutes sur la mecircme racine

6) S reki pondimaetsja syrostrsquo silrsquonee slyšen zapax gnijuščix trav (M Gorrsquokij Gorodok

Okurok (1909) ruscorpora)

De la riviegravere monte lrsquohumiditeacute on sent encore plus fort lrsquoodeur des herbes en

deacutecomposition

7) byl slyšen silrsquonyj zapax nečistot voni pod mojkoj

(httpmonitorespecwssection10topic157606html)

8) Ozero s pelikanami nastolrsquoko grjaznoe čto ot nego na neskolrsquoko metrov slyšna vonrsquo

(Vesti httpvestiuakiev8641-slon-horas-iz-kievskogo-zooparka-zabolel-iz-za-

odinochestva)

Si lrsquoon se limite agrave lrsquoeacutetude de la forme verbale la question qui se pose est de savoir ce

qursquoil en est de la distribution des formes aspectuelles Lieacutee agrave la preacuteverbation leur

distribution est en fait irreacuteguliegravere

Le corpus informatiseacute de la langue russe (ruscorporaru) nrsquoatteste pas de forme

perfective transitive en po- (poslyšal zapax) Pour le perfectif en u- Ruscorpora donne 26

exemples entre le deacutebut du XIXe siegravecle et lrsquoeacutepoque contemporaine

9) Cirjulrsquonik Ivan Jakovlevič živuščij na Voznesenskom prospekte [hellip] prosnulsja

dovolrsquono rano i uslyšal zapax gorjačego xleba (N Gogolrsquo Nos (1836) ruscorpora)

Le barbier Ivan Iakovlevič qui vivait sur lrsquoavenue Voznesenskij [hellip] se reacuteveilla assez

tocirct et uslyšal une odeur de pain chaud

Le perfectif en po- est possible agrave la forme pronominale (6 exemples sur ruscorpora entre

1833 et 1989)

10) Luč tanceval na vysote dvyx futov ot pola Poslyšalsja zapax gorjaščego mjasa I

vdrug stalo tixo tolrsquoko gudelo plamja v apparate (А Tolstoj Giperboloid inženera

Garina (1925-1927) (ruscorpora)

Le rayon dansait agrave deux pieds du sol Poslyšalsja une odeur de viande en train de brucircler

Et soudain tout redevint silencieux seule la flamme ronronnait dans lrsquoappareil

On remarque que dans ce dernier exemple la phrase contenant le verbe poslyšatacutesja agrave valeur

essentiellement olfactive puisque combineacute avec le substantif zapax (odeur) est suivie drsquoune

phrase comportant deux termes agrave sens de perception auditive (tixo - silencieux gudetacute -

ronronner siffler)

72

Qursquoen pensent les russophones eux-mecircmes La question de savoir si ce sens est admis

semble les preacuteoccuper comme en teacutemoigne la question suivante poseacutee reacutecemment sur le

site de Russkij mir (Monde russe)

11) Možno li skazatrsquo laquo Uslyšal zapax cvetov (29042014) Soglasno tolkovym

russkogo jazyka upotreblenie glagola slyšatrsquo v otnošenii obonjatelrsquonyx ili taktilrsquonyx

oščuščenij javljaetsja razgovornym Pravilrsquonee počuvstvoval oščutil vdoxnul zapax

cvetov (Fond Russkij mir

httpwwwrusskiymirrueducation2servicesask84287)

Selon les dictionnaires raisonneacutes de la langue russe lrsquoemploi du verbe slyšatacute pour des

sensations olfactives ou tactiles relegraveve de la langue parleacutee Il est plus correct

drsquoemployer počuvstvoval oščutil vsdoxnul zapax cvetov

Cet emploi serait donc propre agrave la langue parleacutee Sans doute et cela nrsquoa pas manqueacute

dinteacuteresser au XIXe siegravecle le lexicographe Vladimir Dahl qui note dans son dictionnaire

(1862-1863) agrave lentreacutee Slux (Ouiumle)

12) Slyšatrsquo inogda voobšče čuvstvovatrsquo osjazatrsquo osobenno obonjatrsquo i govoritsja o

četyrjox čuvstvax krome zrenija Ja nikogda počti ugaru ne slyšu nosom obonjaniem

Jazyk ne lopatka slyšitrsquo čto gorrsquoko čto sladko poznajot vkus U slepyx osjazanie byvaet

tak tonko čto oni palrsquocami slyšat gde očko na karte Sobaka slyšit čutrsquojom Udilrsquoščik

slyšit kogda ryba kljunet Takže o vnutrennem čuvstve Serdce slyšit gore predveščaet

Duša vidit serdce slyšit (V Dahl Tolkovyj slovarrsquo živogo velikorusskogo jazyka 1862-

1863) parfois en geacuteneacuteral sentir en particulier par lodorat et se dit de quatre des

cinq sens sauf pour la vue

Les exemples donneacutes par Dahl portent sur lrsquoodorat le goucirct le toucher et les sentiments

perception interne ou intuition

Quant au Grand dictionnaire acadeacutemique de la langue russe en 17 volumes publieacute

dans les anneacutees 1950- 1960 il fait bien apparaicirctre ce sens qui arrive en quatriegraveme position

dans la description du champ seacutemantique du verbe Il nrsquoy a cependant aucune indication du

niveau de langue ce qui laisse penser que pour les auteurs qui le glosent par čuvstvovatrsquo

oščuščatrsquo (sentir) le sens de lsquosentir autrement que par louiumle occupe un rang eacutegal au sens

consideacutereacute comme premier (entendre) Le premier exemple est dailleurs emprunteacute agrave un

reacutecit de Vladimir Dahl qui fut aussi sans grand succegraves eacutecrivain Le verbe a ici le sens de

lsquoressentirrsquo

73

13) Mne stalo poveselej ustali ne slyšal ja nikakoj a tolrsquoko slovno stanovilosrsquo mne

volrsquonej i legče (V Dakrsquo Rasskazy lezgina Asana)

Je fus un peu plus joyeux je ne ressentais plus aucune fatigue ceacutetait comme si je

devenais plus libre et soulageacute

Un autre exemple joue sur la polyseacutemie du verbe

14) Proxor bez umolku rasskazyval Matrsquo vzdyxala krestilasrsquo ulybalasrsquo i ne ušami

slyšala ona - slova kak-to leteli mimo - slyšala svoim serdcem (V Šiškov Ugrjum-

reka)

Proxor racontai son histoire sans srsquoarrecircter Sa megravere soupirait se signait souriait et ce

nrsquoest pas avec ses oreilles qursquoelle slyšala car les mots passaient au-dessus drsquoelle elle

slyšala avec son cœur

Face agrave cette polyseacutemie que dit lrsquoeacutetymologie

La racine slux remonte agrave un eacutetymon indo-europeacuteen kleu- klū- qui signifie bien

lsquoentendrersquo comme lrsquoatteste lrsquoIndogermanisches etymologisches woumlrterbuch de Julius

Pokorny54 En slave cette racine est agrave la base des mots cлух (louiumle) слушать (eacutecouter)

слышать (entendre) слыть (avoir la reacuteputation de) слово (mot) слава (renommeacutee

gloire) (cf sur une autre racine latin fama - ce quon dit de quelquun renommeacutee reacuteputation

bonne ou mauvaise grec φήμη - mecircme sens formeacute sur la mecircme racine que le verbe φημί

lsquodirersquo) Un quelconque sens de sentir ne semble pas apparaicirctre dans la racine indo-

europeacuteenne

Dans son Etymological dictionary of the slavic inherited lexicon Brill Rick Derksen55

ne fait pas mention non plus de lien avec un quelconque sentir pour slyšati il renvoie agrave

slušati et fait eacutetat de la racine indo-europeacuteenne signifiant lsquoentendrersquo Il donne les sens du

verbe slušati dans lrsquoensemble des langues slaves et aucune drsquoentre elles nrsquoatteste un sens

lsquosentirrsquo Le seul sens particulier est celui de lsquobecome befitrsquo pour le tchegraveque slušeti et le

slovaque slušatacute (Derksen p 455)

Du cocircteacute du grec et du latin

54 J Pokorny Indogermanisches etymologisches woumlrterbuch Francke Verlag Bern und Muumlnchen 1959 t 2 p 605-607 Cf version informatiseacutee par sur httpwwwutexaseducolacenterslrcielexPokornyMaster-Xhtml agrave la page httpwwwutexaseducolacenterslrcielexXP0984html 55 R Derksen Etymological dictionary of the slavic inherited lexicon Brill Leiden-Boston 2008

74

Sens et eacutetymologie du grec ἀκούω (entendre entendre dire comprendre) et apregraves

Homegravere lsquoavoir telle ou telle reacuteputationrsquo crsquoest-agrave-dire lsquosrsquoentendre traiter bien ou malrsquo56

Lrsquoeacutetymologie nrsquoest pas sucircre mais les deux hypothegraveses mentionneacutees par Chantraine ne font

pas eacutetat drsquoun quelconque rapprochement avec lrsquoideacutee de lsquosentirrsquo

En latin audio est un verbe nouveau qui a remplaceacute lrsquoancien indo-europeacuteen kleu-

lsquoentendrersquo (la racine i-e avait donneacute en latin clueō lsquoavoir la reacuteputationrsquo cf russe slytrsquo [mecircme

racine] inclitus lsquoceacutelegravebre illustrersquo)57

Mais le grec possegravede un autre verbe lsquoentendrersquo crsquoest le verbe κλύω lsquoentendrersquo

lsquoeacutecouterrsquo lsquoavoir entendursquo drsquoougrave lsquoapprendrersquo lsquocomprendrersquo avoir conscience dersquo Or on trouve

chez Homegravere dans lrsquoOdysseacutee un passage ougrave ce verbe est employeacute avec un sens qui nrsquoest pas

celui de percevoir par lrsquoouiumle

[Σοὶ δὲ θεοὶ τόσα δοῖεν ὅσα φρεσὶ σῇσι μενοινᾷς 180

ἄνδρα τε καὶ οἶκον καὶ ὁμοφροσύνην ὀπάσειαν

ἐσθλήν] οὐ μὲν γὰρ τοῦ γε κρεῖσσον καὶ ἄρειον

ἢ ὅθ᾽ ὁμοφρονέοντε νοήμασιν οἶκον ἔχητον

ἀνὴρ ἠδὲ γυνή πόλλ᾽ ἄλγεα δυσμενέεσσι

χάρματα δ᾽ εὐμενέτῃσι μάλιστα δέ τ᾽ ἔκλυον αὐτοί raquo 185 (Homegravere Odysseacutee chant 6

vers 182-185)

Voici la traduction proposeacutee par Eugegravene Barreste en 1842 laquo Non il nest point de bonheur

plus grand de bonheur plus deacutesirable que celui de deux eacutepoux gouvernant leur maison

animeacutes par une seule et mecircme penseacutee Cette union fait le deacutesespoir de leurs ennemis la joie

de leurs amis et les eacutepoux eux-mecircmes sentent tout le prix de ce bonheur 58 raquo (p 94)

56 P Chantraine Diciotnnaire eacutetymologique de la langue grecque Histoire des mots Klincksieck Paris 1968 57 A Ernout A Meillet Dictionnaire eacutetymologique de la langue latine Histoire des mots Klincksieck Paris 2001 58 Note drsquoE Bareste Nous avons rendu ce passage μάλιστα δέ τ᾽ ἔκλυον αὐτοί (vers 185) par et ils sentent eux-mecircmes tout le prix de ce bonheur Madame Dacier et Dugas-Montbel se sont tous deux eacutecarteacutes du veacuteritable sens en disant la premiegravere laquo union qui est pour eux un treacutesor de gloire et de reacuteputation raquo et le second laquo eux surtout obtiennent une grande renommeacutee raquo Ce dernier auteur ajoute dans une note (Observat sur lOdysseacutee chant VI p 100) quil avait dabord traduit ce passage par laquo eux seuls connaissent toute leur feacuteliciteacute raquo en suivant le sens indiqueacute par les scoliastes qui rendent cette phrase par eux seuls connaissent et jouissent de ce mutuel avantage ou bien de leur mutuelle bienveillance mais plus tard sappuyant sur lautoriteacute dEustathe et sur celle de M Boissonade il pensa avec ce dernier auteur que μάλα κλύω correspondant agrave lexpression latine benegrave audire lien entendre ecirctre loueacute il fallait traduire ce passage par ils obtiennent une bonne renommeacutee Avant daller plus loin remarquons que cette analogie nest point fondeacutee car μάλιστα eacutetant le superlatif de μάλα (fort beaucoup) nrsquoa aucun rapport avec les mots prœclaregrave et optimegrave mais signifie tout simplement maximegrave Ainsi Dugas-Montbel a donc eu tort de dire que Barnegraves et Clarke avaient mal rendu la phrase grecque par maxime vero sentiunt et ipsi tandis quagrave tort il voulait lui quon la traduisicirct par prœclaregrave audiunt et ipsi Dailleurs Dubner sest entiegraverement conformeacute au texte de

75

Dans sa traduction rythmeacutee (bibliothegraveque de La Pleacuteiade) le grand Victor Beacuterard

(1864-1931) eacutevite la difficulteacute en rendant le vers 185 de la maniegravere suivante laquo Il nrsquoest rien

de meilleur ni de plus preacutecieux que lrsquoaccord au foyer de tous les sentiments entre mari et

femme grand deacutepit des jaloux grande joie des amis bonheur parfait du couple raquo (eacutedition

de la Pleacuteiade p 637)

Si la traduction russe faite au XIXe siegravecle par le poegravete Joukovskij ne peut guegravere ecirctre

prise en compte (Joukovskij ne connaissait pas le grec et reacutealisa sa traduction drsquoHomegravere agrave

partir drsquoune traduction litteacuterale allemande qursquoavait reacutealiseacutee pour lui le savant helleacuteniste

K H F Grashof59) il existe une traduction en russe moderne

15) laquo vedrsquo net ničego ni prekrasnej ni lučše

Esli muž i žena v ljubvi i polnejšem soglasrsquoji

Dom svoj vedut ndash v utešenrsquoje druzrsquojam a vragam v ogorčenrsquoje

Bolrsquoše vsego ž oni sami ot egravetogo čuvstvujut sčastrsquoje raquo

(httpwwwe-readingmechapterphp154709Gomer_-

_Odisseya_28Veresaev29html)

Revenons maintenant au slave et au russe proprement dit

Dans lrsquoarticle consacreacute au verbe слышати le Dictionnaire de lrsquoacadeacutemie russienne

publieacute de 1789 agrave 1794 sous la feacuterule de la princesse Ekaterina Romanovna Daškova et sous

la direction de Denis Fonvizin ne mentionne pas ce sens

Dans les documents sur eacutecorce de bouleau disponibles agrave ce jour le verbe слышати qui

apparaicirct quatre fois (donc peu repreacutesenteacute) a le sens drsquo lsquoentendre dirersquo mais jamais le sens de

lsquosentirrsquo (du moins dans la 2egraveme eacutedition du recueil eacutediteacute par A Zaliznjak60)

En vieux russe comme en vieux slave le verbe slyšati61 correspond essentiellement au

verbe grec ἀκούειν et Sreznevskij dans son dictionnaire du vieux russe le traduit en russe

moderne par slyšatrsquo vosprinimatrsquo sluxom (entendre percevoir par louiumle)

Clarke et Voss traduit ce passage par und mehr noch geniessen sie selber (et eux-mecircmes en jouissent encore davantage) (Traduction et notes drsquoEugegravene Bareste Paris Lavigne ibraire-eacutediteur 1842 sur le site httpremacleorgbloodwolfpoeteshomeretablehtm) 59 Cf E Lo Gatto Histoire de la litteacuterature russe 1965 p 212 60 А Zaliznjak Drevnenovgorodskij dialekt 2-е izdanie pererabotannoe s učotom materiala naxodok 1995-2003 gg Moskva Jazyki slavjanskoj kulrsquotury 2004 61 Le verbe vieux-slave a une forme plus ancienne слъшати que lrsquoon rencontre 6 fois dans le Marianus (cf Vaillant MVS p 262) Dans son dictionnaire eacutetymologique Miklosich signale slyšati comme laquo duratif raquo et slušati comme laquo iteacuteratif raquo (p 309) Sur lrsquoalternance оу ъi voir Vaillant Manuel du vieux slave Institut drsquoeacutetudes slaves Paris 1963 p 79

76

16) Имѣѩ оуши слышати да слышить (Matthieu XXV 30 Eacutevangile drsquoOstromir) qui

traduit litteacuteralement mot agrave mot le grec de lrsquooriginal

ὁ ἔχων ὦτα ἀκούειν άκουέτω

Dans le dictionnaire du vieux slave de Cejtlin et alii le verbe est donneacute comme imperfectif

dans le premier emploi agrave lrsquoinfinitif et comme perfectif dans la seconde occurrence

conjugueacutee62

Lrsquoemploi pronominal du participe preacutesent actif servait agrave signifier lsquocelui qui est nommeacutersquo

ὁ λεγόμενος иоуда слши сo искариотинъ (lsquoJudas dit lrsquoIscariote Supraslensis 410 13)

Les textes anciens ne font apparemment pas eacutetat drsquoun quelconque sens de perception

olfactive

Continuons notre exploration diachronique

Le Dictionnaire de la langue des XIe-XVIIe siegravecles nous apporte des donneacutees fort

inteacuteressantes Tout drsquoabord le verbe slyxatrsquo apparaicirct au XVIIe siegravecle comme susceptible de

prendre le sens de lsquosentirrsquo lsquoressentirrsquo lsquoavoir consciencersquo Eacuteloquent de ce point de vue est

lrsquoexemple du pauvre Michka Semionov qui comme le roi Stanislas Leczinsky srsquoest endormi

devant sa chemineacutee et est tombeacute dans le brasier sans srsquoen apercevoir La lettre qui relate

lrsquoaccident est dateacutee de 1646

17) слыхати 3 Почувствовать Мишка Семеновъ сидѣлъ у огня да вздремавъ

упалъ в огонь а какъ в огонь упалъ и того онъ и не слыхалъ (Пис к

Матюшкину 1646 г) Miška Semenov eacutetait assis pregraves du feu et srsquoeacutetant assoupi il tomba

dedanshellip Et comment il tomba dans le feu il ne le slyxal mecircme pas = ne srsquoen rendit

mecircme pas compte

Quant au verbe slyšatacute on le rencontre avec le sens de lsquoressentirrsquo dans la Bible dite de

Gennadij (1499) dans le passage sur la legravepre du roi Azarias

18) слышати 4 Чувствовать (почувствовать) ощущать (ощутить) Архиерҍи и

вси прочии сltвяgtщенници видҍша проказу на челҍ его [Азария] hellip изгнаша его

Но и тои устрашенъ тщася изыти того ради что слыша внезапу язву гltосподgtню

(sensisset)63 (2 Парал [II Chroniques] XXVI 20)

62 R Cejtlin R Večerka Egrave Blagova (reacuted) Staroslavjanskij slovarrsquo (po rukopisjam X-XI vekov) laquo Russkij jazyk raquo Moskva 1994 63 Cette preacutecision du texte slavon nrsquoest pas reprise dans la traduction synodale russe La Vulgate (saint Jeacuterocircme) dit laquo cumque respexisset eum Azarias pontifex et omnes reliqui sacerdotes viderunt lepram in fronte eius et festinato expulerunt eum sed et ipse perterritus adceleravit egredi eo quod sensisset ilico plagam Domini raquo Traduction litteacuterale du texte heacutebreu par Andreacute Chouraqui laquo 20

77

Cette preacutecision du texte slavon nrsquoest pas reprise dans la traduction synodale russe En reacutealiteacute

la Bible de Gennadij est en partie traduite de la Vulgate (saint Jeacuterocircme) pour les livres qui

nrsquoexistaient pas en slavon Or la Vulgate dit laquo cumque respexisset eum Azarias pontifex et

omnes reliqui sacerdotes viderunt lepram in fronte eius et festinato expulerunt eum sed et

ipse perterritus adceleravit egredi eo quod sensisset ilico plagam Domini raquo

Traduction litteacuterale du texte heacutebreu par Andreacute Chouraqui laquo 20 lsquoAzaryahou le

desservant en tecircte lui fait face avec tous les desservants Voici il est galeux sur son front

Ils lrsquoexpulsent de lagrave Lui aussi est presseacute de sortir oui IHVH-Adonaiuml lrsquoavait toucheacute raquo

(httpnachouraquitripodcomid62htm) Traduction de la Bible de Jeacuterusalem laquo Azaryahu

premier precirctre et tous les precirctres se tournegraverent vers lui et lui virent la legravepre au front Ils

lexpulsegraverent en hacircte et il se hacircta lui-mecircme de sortir car Yahveacute lavait frappeacute raquo

(httpunboundbiolaeduindexcfmmethod=searchResultsdoSearch) Traduction

grecque des Septante laquo καὶ ἐπέστρεψεν ἐπ αὐτὸν ὁ ἱερεὺς ὁ πρῶτος καὶ οἱ ἱερεῖς καὶ ἰδοὺ

αὐτὸς λεπρὸς ἐν τῷ μετώπῳ καὶ κατέσπευσαν αὐτὸν ἐκεῖθεν καὶ γὰρ αὐτὸς ἔσπευσεν

ἐξελθεῖν ὅτι ἤλεγξεν αὐτὸν κύριος raquo et traduction proposeacutee sur le site laquo Et le grand precirctre

Azarias et les precirctres en se retournant vers lui virent la legravepre sur son front ils eurent hacircte

de le faire sortir et lui-mecircme neacutetait pas moins empresseacute car le Seigneur lavait chacirctieacute raquo

(httpba21freefrseptuaginta2chroniques2chroniques_26html)

Ce passage sur la legravepre du roi Azarias tireacute de la Bible de Gennadij (Архиерѣи и вси

прочии сltвяgtщенници видҍша проказу на челҍ его [Азария] hellip изгнаша его Но и тои

устрашенъ тщася изыти того ради что слыша внезапу язву гltосподgtню) est

particuliegraverement inteacuteressant car il introduit dans le texte slavon un verbe qui napparaicirct pas

dans les autres traductions64 Ainsi dans la Bible drsquoOstrog on a simplement и егда же узре

lsquoAzaryahou le desservant en tecircte lui fait face avec tous les desservants Voici il est galeux sur son front Ils lrsquoexpulsent de lagrave Lui aussi est presseacute de sortir oui IHVH-Adonaiuml lrsquoavait toucheacute raquo (httpnachouraquitripodcomid62htm) Traduction de la Bible de Jeacuterusalem laquo Azaryahu premier precirctre et tous les precirctres se tournegraverent vers lui et lui virent la legravepre au front Ils lexpulsegraverent en hacircte et il se hacircta lui-mecircme de sortir car Yahveacute lavait frappeacute raquo (httpunboundbiolaeduindexcfmmethod=searchResultsdoSearch) Traduction grecque des Septante laquo καὶ ἐπέστρεψεν ἐπ αὐτὸν ὁ ἱερεὺς ὁ πρῶτος καὶ οἱ ἱερεῖς καὶ ἰδοὺ αὐτὸς λεπρὸς ἐν τῷ μετώπῳ καὶ κατέσπευσαν αὐτὸν ἐκεῖθεν καὶ γὰρ αὐτὸς ἔσπευσεν ἐξελθεῖν ὅτι ἤλεγξεν αὐτὸν κύριος raquo et traduction proposeacutee sur le site laquo Et le grand precirctre Azarias et les precirctres en se retournant vers lui virent la legravepre sur son front ils eurent hacircte de le faire sortir et lui-mecircme neacutetait pas moins empresseacute car le Seigneur lavait chacirctieacute raquo (httpba21freefrseptuaginta2chroniques2chroniques_26html) 64 laquo La Bible de Gennadij est disponible en partie sur Internet (httpoldstslrumanuscriptsuniqbooks pour linstant seulement les Psaumes et le NT cest une eacutedition en fac-simileacute reacutealiseacutee par le patriarcat de Moscou) Une partie a eacuteteacute traduite sur la Vulgate mais pas tout uniquement les livres qui neacutetaient pas disponibles en slavon - 1Pa 2Pa 1Es Ne 2Es

78

его Захариѧ [sic ] архиереи и вси прочии сltвяgtщенници видеша и се прокаженъ на

челѣ его Изгнаша его оттуду но и тои оубо тщасѧ изыити iaко обличи его гltосподgtь

Le verbe слышати nrsquoapparaicirct pas pas plus que dans la Bible eacutelisabeacutethaine (XVIIIe

siegravecle)

Lrsquoemploi de slyšati dans la Bible de Gennadij confirme bien que les deux livres des

Chroniques (Paralipomenon en grec Paroles des jours en heacutebreu Verba dierum dans la

Vulgate) sont traduits drsquoapregraves le texte latin (cf article sur httpksana-

knarodruBookalekseev0276htm)

La traduction de la Bible de Gennadij montre aussi que le sens de perception tactile

semble attesteacute au moins degraves le XVe siegravecle et comme le montrent les exemples indexeacutes dans

le Dictionnaire de la langue russe du XIe au XVIIe siegravecle au XVIe siegravecle le verbe slyšatacute permet

drsquoexprimer

- une perception tactile

19) Мужи храбри зѣло и велици богатыри яко лвы и яко медвѣди не слышатъ

бо на себѣ ранъ Ник лет X 71 XVIe siegravecle

Les hommes tregraves courageux et les grands chevaliers sont comme les lions et les ours

car ils ne slyšat (ressentent) par les blessures

20) У которого человѣка гдѣ кое мѣсто отерпнетъ и будетъ что судорога или

коихъ мѣстъ не слышитъ и тѣмъ масломъ помазать ЛечIII 149 XVIIe siegravecle ~

anneacutee 1672 Si une personne a un endroit (du corps) engourdi et comme des crampes

ou bien srsquoil est insensible (ne slyšit) agrave certains endroits il faut lrsquooindre avec cette

mecircme huile

- mais aussi une perception olfactive

21) Чувствовать какой-либо запах обонять Изъ горы идетъ пара и издалека

духъ вони слышать отъ той пары нефтяной ДАИ Х 327 anneacutee 1698

De la montagne srsquoeacutelegraveve une vapeur et de loin on sent (slyšatrsquo) lrsquoeacutemanation de cette

odeur qui vient de cette vapeur de naphte]

|| Figureacute обнаруживать замечать что-л Le verbe a aussi le sens de lsquocomprendrersquo

en particulier le sens drsquolsquoentendre les langues eacutetrangegraveresrsquo

Le sens figureacute semble plutocirct reacutecent et peut ecirctre dateacute de la fin du moyen russe

3Es To Ju Es 10-16 Sp Jr 1-25 et 46-51 1M 2M Cf Alekseev Tekstologija slavjanskoj Biblii p 197 (Merci agrave Florent Mouchard)

79

Il semble donc que le sens de lsquosentirrsquo en particulier par lrsquoodorat ne fasse pas

initialement partie du champ lexical de slyšatrsquo Inteacuteressante de ce point de vue est la

remarque que fait lrsquoeacutecrivain et theacuteoricien de la langue litteacuteraire Alexandre Sumarokov au

XVIIIe siegravecle lorsqursquoil eacutecrit laquo agrave propos des incongruiteacutes introduits dans notre langue raquo laquo De

telles incongruiteacutes ont eacuteteacute introduites eacutegalement dans notre langue par exemple les mots

obnarodovatacute presledovatacute podmetitacute etc Jrsquoignore seulement si nos descendants utiliseront

ces eacutetranges images Elles conduiront agrave gacircter la langue si des scribouilleurs illettreacutes ne

cessent de noircir du papier Par exemple le mot pobornik ne deacutesigne pas ce qursquoil est mais

signifie tout le contraire mon pobornik est par essence celui qui me poboraet (me combat)

mais par son emploi il deacutesigne celui qui combat les autres pour moi De cette maniegravere est

entreacutee [dans la langue] lrsquoexpression slyšu zapax bien que le zapax soit propre agrave lrsquoodorat et

non agrave lrsquoouiumle mais personne nrsquoa encore imprimeacute slyšu agrave la place de obonjaju bien que cela

puisse ecirctre utiliseacute dans le style simple65 raquo (Polnoe solbanie sočinenij Sumarokova М 1787 Х

14-15 citeacute de faccedilon tronqueacutee par V Vinogradov dans Jazyk Puškina [1935] M laquo Наука raquo

2000 p 53-54 et reprise dans Истoрия слов p 553)

Le purisme de Sumarokov qui annonce celui de lamiral Chichkov nempecircche pas

Pouchkine demployer le verbe dans le sens de ressentir

Chez Leacuteon Tolstoiuml

22) Vozvraščajasrsquo ustalyj i golodnyj s oxoty Levin tak opredeljonno mečtal o pirožkax

čto podxodja k kvartire on uže slyšal zapax i vkus ix vo rtu kak Laska čujala dič i

totčas velel Filippu podatrsquo sebe (L Tolstoj Anna Karenina (1878) ruscorpora)

Alors qursquoil rentrait de la chasse fatigueacute et affameacute Levin recircvait de petits pacircteacutes de

maniegravere si preacutecise qursquoen srsquoapprochant de lrsquoappartement il en slyšal deacutejagrave lrsquoodeur et le

goucirct dans sa bouche tout comme Laska flairait le gibier et il donna aussitocirct agrave

Philippe lrsquoordre de le servir

Le plus ancien exemple de slyšatacute zapax sur Ruscorpora date de 1861

65 laquo Такiя непристойности и въ языкъ нашъ введены на прим слова Обнародовать преслѣдовать предмѣтъ на какой конецъ и протч Не знаю только будутъ ли наши потомки сiи странныя изображенiя употреблять будутъ ко порчѣ языка ежели безграмотныя писцы не перестанутъ марать бумаги ибо древность и безобразныя рѣченiя благообразными дѣлаетъ какъ на прим слово Поборникъ не то знаменуетъ каково оно но совсѣмъ противное Поборникъ мой по естеству своему тотъ который меня побораетъ а по употребленiю тотъ который за меня другова побораетъ Симъ образомъ вошло сiе Слышу запахъ хотя запахъ обонянiю а не слуху свойствененъ но слышу вмѣсто обоняю ни кто еще въ печати не издавалъ хотя въ простомъ складѣ то употребить и можно raquo (A Sumarokov О правописании Соч т X сc 13 ndash 14)

80

23) Už ja slyšal zapax gari prinosimyj vetrom slyšal kak sredi sonnoj tišiny v izbax

treščali sverčki i gde-to sprosonrsquoja lajala sobaka (V Slepcov Vladimirka i Kljazrsquoma

(1860-1861) ruscorpora)

Je slyšal une odeur de brucircleacute apporteacutee par le vent je slyšal dans le silence du sommeil

chanter les grillons et un chien agrave moitieacute endormi aboyer

Lrsquoeacutenigme bretonne

Ne klevann quet ar gallec Je nrsquoentends pas le

franccedilais (Colloque franccedilais et breton Saint-

Brieuc 1863 p 88)

Le breton possegravede lui aussi deux verbes distincts pour entendre et sentir comme

lrsquoillustrent ces deux pareacutemies

24) Deuz da gleved66 ann alcrsquohouedez

Kana he zon drsquoar goulou-deiz

Viens entendre lrsquoalouette

Chanter sa chanson au point du jour67

25) An hini a zant ar crsquohouez

Diocrsquoh he reor e kouez

Sentez-vous puanteur

Crsquoest de votre c qursquoelle tombe68

Et pourtant le verbe KLEVout KLEVet srsquoil signifie lsquoentendrersquo (percevoir par lrsquoouiumle)

peut lui aussi avoir le sens de lsquosentir percevoir par lrsquoodoratrsquo

Dans le sens drsquoentendre il partagerait la mecircme eacutetymologie que le verbe grec κλύω

lsquoentendrersquo lsquoapprendre quersquo etc (par exemple Klevet em eus e oa bet da dad o pesketa lsquoJai

entendu dire que ton pegravere avait eacuteteacute agrave la pecircchersquo)

Cette racine se retrouve en sanscrit

66 Le passage de KLEV- agrave GLEV- est ducirc au pheacutenomegravene des mutations consonantiques caracteacuteristique du breton 67 Lous-Franccedilois Sauveacute Treacutesor des proverbes dictons formulettes amp conjurations magiques des Bretons Lavarou koz a Veiz Izel [litt Dits anciens de Basse-Bretagne] Eacutedition bilingue eacutetablie par Philippe Camby Terre de Brume Eacuteditions Rennes 2003 p 10 (ndeg 10) Cette eacutedition reprend en fait lrsquoeacutedition originale de Sauveacute parue en 1878 agrave Paris chez Champion 68 Ibid p 29 (n0 141)

81

Adolphe Pictet69 De lrsquoaffiniteacute des langues celtiques avec le sanscrit P 1837

Dans son Lexique eacutetymologique des termes les plus usuels du breton moderne (Rennes

1900 p 70) Victor Henry professeur de sanscrit et de grammaire compareacutee des langues

indo-europeacuteennes agrave lrsquouniversiteacute de Paris proposait lrsquoeacutetymologie suivante

Le breton klevout et le russe слышать partagent donc la mecircme eacutetymologie

Or ce verbe breton comme son lointain cousin russe est capable de prendre le sens de

percevoir par lrsquoodorat

Sur les deux sens du verbe breton Jean-Franccedilois Le Gonidec dans son Dictionnaire celto-

breton (1821 p 96 et dans lrsquoeacutedition en deux volumes vol 2 breton-franccedilais 1850 Saint-Brieuc)

fait le constat suivant

69 Adolphe Pictet neacute le 11 septembre 1799 agrave Genegraveve et mort dans la mecircme ville le 20 deacutecembre 1875 est un eacutecrivain et un linguiste suisse Ses vastes connaissances et son talent dans de multiples domaines (linguistique philosophie histoire litteacuterature balistique) lui valurent le qualificatif d laquo universel raquo donneacute par son ami le compositeur Franz Liszt (Wikipedia)

82

Dans son Dictionnaire franccedilais et celto-breton (Brest 1842) Amable-Emmanuel Troude

(1803-1885)70

donne le verbe klevout en premier pour le sens de lsquosentir respirer une odeurrsquo

70 Le colonel Amable-Emmanuel Troude est un militaire franccedilais et un lexicographe breton neacute agrave Brest en 1803 et deacuteceacutedeacute le 6 janvier 1885 agrave Brest Fils de Aimable-Gilles Troude officier de marine au grade de Contre-amiral qui sest distingueacute agrave la bataille dAlgeacutesiras Amable-Emmanuel Troude travaille en collaboration eacutetroite avec Gabriel Milin (Wikipedia)

83

A Troude Dictionnaire franccedilais et celto-breton (Brest 1842 p 521)

Ce mecircme Amable Emmanuel Troude dans son Diсtionnaire franccedilais-breton du Leacuteon

attire lrsquoattention du lecteur sur la polyseacutemie du verbe KLEVet

laquo SENTIR [] RESPIRER une odeur Je sens une mauvaise odeur chouez fall a glevann Je

sens le roussi crsquohouez al losk a glevann Sentez-vous cette odeur klevet a rit hu ar

crsquohouez-ze Je sens lodeur de chreacutetien me gleo chouez ar christen T Quest-ce que je

sens pe seurt chouez a glevann (Il y a vraiment lieu de remarquer dans les phrases

qui preacutecegravedent leacutetrangeteacute du verbe klevet qui signifie lsquoentendrersquo)raquo (Nouveau

dictionnaire pratique franccedilais amp breton du dialecte de Leacuteon avec les acceptions dans les

dialectes de Vannes de Treacuteguier et de la Cornouaille bretonne et la prononciation des

mots quand elle peut paraicirctre douteuse par A Troude colonel en retraite 3egraveme eacutedition

Brest J B et A Lefournier libraires-eacutediteurs 1886 p 825)

Enfin en breton contemporain crsquoest bien le verbe KLEVet qui est donneacute en premier avant le

verbe SANTet (cf F Favereau Geriadurig ar brezhoneg a-vremantilde brezhoneg galleg galleg

brezhoneg Dictionnaire compact du breton contemporain Bilingue Skol Vreizh Morlaix

2001)

Conclusion

Que conclure de tout cela Pour le domaine slave la polyseacutemie laquo entendresentir raquo

nrsquoexiste pas en Bosniaque Croate Monteacuteneacutegrin Serbe ni en polonais (et je remercie les

84

professeurs Paul-Louis Thomas et Heacutelegravene Wlodarczyk de me lrsquoavoir confirmeacute) Pour

lrsquoallemand pas de polyseacutemie non plus dans ce sens et je remercie le professeur Martine

Dalmas

La remarque de Dahl sur la capaciteacute du verbe slyšatrsquo agrave deacutesigner 4 des 5 sens montre

que le verbe se caracteacuterise par un syncreacutetisme seacutemantique ce que la chercheuse M

Pimenova a appeleacute la syncreacutetoseacutemie Il renvoie agrave une perception indiffeacuterencieacutee globale qui

caracteacuterise lrsquoecirctre vivant par opposition aux inanimeacutes La perception se speacutecialise avec les

arguments du verbe comme si le verbe slyšatrsquo devenait un verbe support ne conservant que

le segraveme [perception] pour reacutefeacuterer aux sens en fonction de lrsquoobjet de la perception Irina

Safonova a montreacute dans sa thegravese qursquoen vieux russe seul le verbe čuti posseacutedait une

seacutemantique indiffeacuterencieacutee (lsquosentirrsquo et lsquoentendrersquo) Le verbe slušati nrsquoentre pas dans cette

cateacutegorie

Drsquoun point de vue strictement lexicologique il serait inteacuteressant drsquoeacutetudier les

seacutequences dans lesquelles entre le verbe slyšatrsquo qui sert de verbe support avec substantif

zapax (odeur) + geacutenitif du nom de lrsquolsquoolfacteurrsquo ou lsquoosmogegravenersquo

Pistes bibliographiques (hormis les dictionnaires et ouvrages citeacutes dans le corps

de lrsquoarticle)

1) Padučeva E 2003 laquo Glagoly vosprijatija opyt vyjavlenija struktury tematičeskogo

klassa raquo in E Padučeva Problemy funkcionalrsquonoj grammatiki semantičeskaja

invariantnostrsquo variativnostrsquo Sankt-Peterburg Nauka pp 75-100

2) Pimenova M 2000 Semanticeskij sinkretism i sinkretsemija v drevnerusskom jazyke

Sankt-Peterburg Izdatelrsquostvo Sankt-Peterburgskogo universiteta

3) Safonova I 2008 Moduljacionno-derivacionnye semantičeskie izmenenija

drevnerusskix glagolov vosprijatija 100201 ndash russkij jazyk Avtoreferat dissertacii na

soiskanie učonoj stepeni kandidata filologičeskix nauk Kaliningrad

4) Safonova I 2009 laquo Izmenenija smyslovoj struktury glagolov vosprijatija v

drevnerusskom tekste raquo in Vestnik Volgogradskogo gosudarstvennogo universiteta Ser

2 Jazykoznanie Ndeg 1 (9) pp 11-15

5) Safonova I sd Semantičeskaja i smyslovaja struktura drevnerusskix glagolov

slyxovogo vosprijatija Volgogradskij gosudarstvennyj universitet fichier Word mis en

ligne

85

Flagrantes fragrances Les noms drsquoodeurs en russe

Irina THOMIERES (Universiteacute Paris ndash Sorbonne)

Introduction

Lrsquoobjet de cette eacutetude est constitueacute par les noms preacutedicatifs simples et composeacutes qui

renvoient agrave des sensations olfactives Le cadre theacuteorique est conforme aux travaux de Zellig

Harris (Opcit) et de Maurice Gross (Opcit) sur le preacutedicat seacutemantique Notre uniteacute

drsquoanalyse est la phrase simple deacutefinie comme lrsquoensemble du preacutedicat et des arguments qursquoil

seacutelectionne

Nous explorerons ici les deux pistes suivantes La premiegravere consiste agrave deacutegager les

conditions dans lesquelles les preacutedicats simples peuvent ecirctre employeacutes La deuxiegraveme

interrogation concerne les preacutedicats composeacutes Nous proposerons une classification des

preacutedicats composeacutes en fonction de leur structure interne

Sur le plan meacutethodologique nous ferons appel agrave deux notions cleacutes agrave savoir la theacuteorie

des prototypes et le principe du rasoir drsquoOccam

1 Remarques theacuteoriques Les preacutedicats simples et les preacutedicats composeacutes

Un premier constat srsquoimpose lorsque lrsquoon se penche sur les noms drsquoodeurs en russe il

peut srsquoagir de preacutedicats soit simples soit composeacutes71 Les noms preacutedicatifs simples ne sont

pas nombreux tout en eacutetant freacutequents Nous nous limiterons ici agrave en citer quelques-uns

aromat (arocircme) blagouxanie (arocircme parfum) smrad (odeur infecte puanteur) vonrsquo

(puanteur feacutetiditeacute) zlovonie (puanteur odeur nauseacuteabonde feacutetiditeacute)72 etc Dans le domaine

des noms composeacutes nous nous inteacuteresserons agrave ceux qui peuvent ecirctre repreacutesenteacutes par le

scheacutema laquo nom drsquoodeur + substantif au geacutenitif raquo dans lequel le nom au geacutenitif correspond agrave la

raison drsquoecirctre de la sensation olfactive deacutecrite Nous le deacutesignerons par le terme de

laquo speacutecifieur raquo Voici agrave titre drsquoexemple certains noms preacutedicatifs composeacutes que nous avons

releveacutes dans notre corpus73 zapax cvetov (odeur de fleurs) aromat čaja (arocircme du theacute)

smrad požara (puanteur de lrsquoincendie) etc

Afin drsquoillustrer lrsquoopposition laquo nom preacutedicatif simple ndash nom preacutedicatif composeacute raquo nous

allons analyser les exemples 1a et 1b

1a) V komnate stojal prijatnyj zapax

71 Dans ce travail nous nous inteacuteresserons uniquement aux preacutedicats qui possegravedent la structure suivante Nom drsquoodeur + Nom au geacutenitif 72 Les variantes de traduction proposeacutees ici proviennent de diffeacuterents dictionnaires qui comme on peut le constater proposent souvent plusieurs faccedilons de traduire un lexegraveme donneacute 73 Nos exemples ont eacuteteacute releveacutes dans la base des donneacutees laquo ruscorpora raquo (Universiteacute de Moscou) Pour les besoins drsquoanalyse nous avons eacutegalement eu recours agrave des exemples construits veacuterifieacutes aupregraves des locuteurs natifs

86

Une odeur agreacuteable reacutegnait dans la piegravece

1b) V komnate stojal zapax roz

Lrsquoodeur de parfum reacutegnait dans la piegravece

Dans lrsquoexemple 1a le nom drsquoodeur (zapax) nrsquoest accompagneacute drsquoaucun speacutecifieur Dans 1b en

revanche il srsquoagit drsquoun nom composeacute (zapax roz nom + speacutecifieur) A ce niveau drsquoanalyse

une remarque capitale srsquoinvite Drsquoapregraves nos observations les noms composeacutes se precirctent

souvent agrave une double interpreacutetation Ils renvoient tantocirct agrave une odeur reacuteellement ressentie

dont le locuteur a lrsquoexpeacuterience immeacutediate et dont il peut identifier la source Ils peuvent

aussi dans drsquoautres contextes ecirctre employeacutes pour deacutecrire une odeur similaire agrave celle qui est

bien connue du locuteur Ainsi zapax rozy (laquo odeur raquo + laquo rose au geacutenitif singulier raquo) peut ecirctre

employeacute theacuteoriquement pour eacutevoquer une odeur de roses laquo reacuteelles raquo crsquoest-agrave-dire preacutesentes

dans la situation de la communication Roza (rose) peut eacutegalement apparaicirctre lagrave ougrave le

locuteur compare lrsquoodeur qursquoil ressent agrave celle drsquoune rose en faisant appel agrave la connaissance

collective des locuteurs de la langue russe En drsquoautres termes roza dans ce type de

contextes sert donc de parangon de comparaison74

Une fois ces preacutemisses theacuteoriques expliciteacutees nous passons maintenant agrave lrsquoanalyse

des noms drsquoodeur Nous commencerons par aborder les noms drsquoodeurs simples

2 Les noms drsquoodeurs simples

Comme nous lrsquoavons mentionneacute ci-dessus les noms drsquoodeur simples (composeacutes drsquoun

seul lexegraveme) sont relativement freacutequents mais il srsquoagit drsquoun ensemble assez homogegravene

composeacute drsquoenviron une dizaine de lexegravemes Il convient de relever tout drsquoabord lrsquohyperonyme

zapax (odeur) largement majoritaire dans notre corpus On en note ensuite drsquoautres tels

que aromat75 (arocircme) blagouxanie (parfum) smrad (puanteur) zlovonie (puanteur) etc Ce

rapport laquo hyperonyme ndash hyponyme raquo est notamment manifeste dans lrsquoexemple suivant

2) Blagouxanie obdalo Andreja edva on perestupil porog konfortabelrsquonogo žilišča i

zapax egravetot vne somnenij byl kak i dvernoj zamok privezjon iz-za granicy i ottuda že

ndash tropičeskie rastenija v kadkax poxožie na palrsquomy (A Azolrsquoskij Lopušok)

Lrsquoarocircme envahit Andrej degraves qursquoil eut franchi le seuil du confortable appartement et

cette odeur avait sans doute eacuteteacute de mecircme que la serrure apporteacutee de lrsquoeacutetranger De

lagrave-bas venaient aussi les plantes tropicales dans leurs cuves semblables agrave des

74 La mecircme ambiguiumlteacute srsquoobserve lorsqursquoil srsquoagit de verbes de sensation olfactive V komnate paxlo kraskoj (Dans la piegravece cela sentait la peinture) 75 Aromaty (les arocircmes) renvoie parfois agrave des substances odorantes ou encore agrave un parfum (Tolkovyj slovarrsquo Dalja httpsslovariyandexru) drsquoougrave notamment la possibiliteacute pour ce substantif de fonctionner dans le rocircle de speacutecifieur blagouxanie aromatov (litt lrsquoarocircme des arocircmes)

87

palmiers (A Azolrsquoskij Ma chegravere bardane)

Le contexte citeacute met en eacutevidence deux noms drsquoodeurs blagouxanie (arocircme) et zapax (odeur)

Le second permet agrave lrsquoauteur drsquoeacuteviter la reacutepeacutetition Lrsquoexemple est facilement compreacutehensible

par le lecteur Ce premier constat en appelle un autre

Lrsquoanalyse du corpus a mis en eacutevidence que les noms drsquoodeur simples peuvent

apparaicirctre essentiellement dans trois types de situations

Drsquoabord il peut arriver que la raison drsquoecirctre de lrsquoodeur deacutesigneacutee par le preacutedicat soit

eacutevidente aux yeux du locuteur et qursquoaucun doute nrsquoest possible agrave ce niveau Par exemple

3) Ja sejčas delaju massaž s maslami Sdelala tolrsquoko 3 no potom rasskažu kak

polučilosrsquo No blagouxanie potrjasnoe osobenno s beloj akaciej (Krasota zdorovrsquoje

otdyx Krasota (forum) 2005)

Actuellement je pratique des massages aux huiles essentielles Je nrsquoen ai fait que 3 je

raconterai ensuite ce que cela a donneacute Mais lrsquoarocircme est extra surtout pour ce qui est

de lrsquohuile agrave lrsquoacacia blanc (Beauteacute santeacute repos La beauteacute (forum 2005)

Lrsquoorigine de lrsquoodeur est ici eacutevidente gracircce agrave lrsquoanaphore associative Le substantif maslo (huile

essentielle) deacutesigne une substance cosmeacutetique qui possegravede une odeur particuliegravere souvent

plaisante Le substantif blagouxanie (arocircme) constitue un meacuteronyme face agrave maslo Etant

donneacute ces faits le contexte est clair La notion de prototype (cf notamment G Kleiber Op cit

1990) srsquoavegravere primordiale pour deacutecrire un grand nombre drsquoautres exemples

4) V sadu raspustilisrsquo pervye rozy Do nas donosilosrsquo blagouxanije

Les premiegraveres roses venaient drsquoeacuteclore dans le jardin Lrsquoarocircme parvenait jusqursquoagrave nous

Drsquoapregraves notre connaissance du monde les roses possegravedent une odeur particuliegravere Le

contexte proposeacute met lrsquoaccent sur le fait qursquoil srsquoagit drsquoune odeur agreacuteable Celle-ci constitue

une proprieacuteteacute prototypique de la rose De mecircme que dans exemple 3 lrsquoexemple 4 met en

eacutevidence une anaphore associative

Le deuxiegraveme cas ougrave le nom drsquoodeur apparaicirct de faccedilon isoleacutee renvoie aux contextes ougrave

il est accompagneacute drsquoun modifieur agrave savoir un adjectif drsquoappartenance un adjectif relatif ou

encore un pronom-adjectif Ainsi par exemple les adjectifs relatifs permettent souvent au

locuteur de speacutecifier la cause de lrsquoodeur [telle qursquoil la conccediloit]76 Dans ce cas lrsquoabsence du

speacutecifieur est en quelque sorte laquo compenseacutee raquo par lrsquoadjectif comme le deacutemontre lrsquoexemple

5

76 Ce rapport de cause agrave effet peut ecirctre plus ou moins subjectif Voir agrave ce sujet Thomiegraveres-Kokochkina I laquo Odoris causa raquo Op cit

88

5) Vtoraja polovina avgusta Donosjatsja polevye zapaxi (E Ginsburg Krutoj maršrut)

Deuxiegraveme quinzaine du mois drsquoaoucirct On ressent lrsquoodeur des champs (E Ginsurg Le

tournant)

Le modifieur polevoj (de champ) formeacute agrave partir du substantif pole (un champ) permet de

caracteacuteriser la sensation olfactive du point de vue de sa raison drsquoecirctre En effet le contexte

(voyage en train de Moscou agrave Yaroslavlrsquo) ne laisse pas de doute quant au sens que le

narrateur rattache agrave lrsquoadjectif polevoj Consideacuterons un exemple ougrave apparaicirct un adjectif

drsquoappartenance

6) V vozduxe stoit lekarstvennyj zapax (P Bobrykin Trup)

Une odeur meacutedicamenteuse regravegne dans lrsquoair (P Bobrykin Le cadavre)

Lrsquoadjectif lekarstvennyj est formeacute agrave partir du substantif lekarstvo (un meacutedicament) De mecircme

que dans lrsquoexemple 4 ici lrsquoadjectif drsquoappartenance bloque lrsquoapparition du speacutecifieur Et bien

que lrsquoon ne puisse affirmer lrsquoidentiteacute de sens entre le speacutecifieur (le nom au geacutenitif) et

lrsquoadjectif drsquoappartenance77 il nrsquoen reste pas moins vrai que la cause est exprimeacutee une seule

fois au moyen drsquoun seul marqueur de sorte que le nom au geacutenitif et lrsquoadjectif de se trouvent

en distribution compleacutementaire

Un autre cas de figure que nous illustrerons met en œuvre les pronoms indeacutefinis

comme kakoj-to (un certain) nekij (un certain) etc Lorsqursquoils jouent le rocircle de modifieur le

speacutecifieur est geacuteneacuteralement absent Consideacuterons agrave ce titre lrsquoexemple 7

7) Kakoj-to novyj nejasnyj zapax došol do nas (Z Gippius Jabloni cvetut)

Une odeur nouvelle indistincte nous parvint (Z Gippius Les pommiers sont en fleur)

Le pronom indeacutefini est ici suivi de lrsquoadjectif novyj (nouveau)78 Le narrateur ne preacutecise pas

drsquoembleacutee lrsquoorigine de lrsquoodeur car il ne la connaicirct pas Or une minute plus tard il parvient agrave

lrsquoidentifier (pour lrsquoavoir deacutejagrave connue) Lrsquoodeur est due au fait que les premiegraveres fleurs

apparaissent sur le pommier79 Un pheacutenomegravene similaire est illustreacute par lrsquoexemple 8

77 A noter par exemple rajskij aromat (un arocircme paradisiaque) soljonyj zapax (une odeur saleacutee) Il est freacutequent qursquoun adjectif relationnel passe dans la cateacutegorie des qualificatifs 78 Comme nous allons le voir ci-dessous lorsque le substantif zapax (odeur) apparaicirct isoleacutement il renvoie agrave une odeur deacutesagreacuteable Crsquoest la raison pour laquelle les suites laquo pronom indeacutefini + zapax raquo sont inexistantes dans notre corpus Un adjectif se trouve systeacutematiquement inseacutereacute entre le pronom indeacutefini et le substantif lui-mecircme 79 Voici le contexte droit Nous la reconnucircmes aussitocirct et compricircmes aussitocirct drsquoougrave elle venait ndash La premiegravere fleur srsquoouvre dit Marta

89

8) My vošli v kabinet - Kakoj-to strannovatyj zapax - skazal ja (V Skvorcov Kanikuly

vne zakona)

Nous entracircmes dans le bureau - Drocircle drsquoodeur dis-je (V Skvorcov Vacances hors la

loi)

Deux modifieurs se trouvent ici combineacutes Le pronom indeacutefini kakoj-to (un certain) et

lrsquoadjectif strannovatyj (litt laquo un peu eacutetrange raquo drocircle drsquoodeur) Or aucun nrsquoidentifie lrsquoodeur le

narrateur se limite agrave exprimer son appreacuteciation Lrsquoodeur est preacutesenteacutee comme eacutetant

impossible agrave reconnaicirctre etou agrave exprimer verbalement Autrement dit le narrateur nrsquoen

preacutecise pas lrsquoorigine car elle lui est inconnue et qursquoil nrsquoest pas apte agrave la preacuteciser

Enfin un dernier type de contextes ougrave le nom drsquoodeur apparaicirct sans speacutecifieur

concerne en exclusiviteacute le preacutedicat zapax Ce substantif dans certains exemples deacutesigne une

odeur deacutesagreacuteable

9) U belrsquoja pojavilsja zapax a ranrsquoše ego ne bylo

Le linge acquit une odeur deacutesagreacuteable qursquoil ne posseacutedait pas auparavant

La simple apparition du nom zapax sans speacutecifieur signale ici au lecteur la faccedilon dont il doit

interpreacuteter le preacutedicat

Pour conclure ce sous-chapitre consacreacute aux conditions dans lesquelles fonctionnent

un nom drsquoodeur simple nous dirons ceci Cela est possible lorsque le contexte est

suffisamment explicite de sorte qursquoaucun doute ne persiste quant agrave lrsquoorigine de lrsquoodeur

Nous avons vu que la notion de prototype joue un rocircle primordial agrave ce niveau De mecircme le

nom drsquoodeur apparaicirct isoleacutement lorsqursquoil est accompagneacute drsquoun adjectif drsquoappartenance (qui

explicite la cause de lrsquoodeur) ou drsquoun pronom indeacutefini (parfois combineacute avec un adjectif

qualificatif) Les deux cas de figure mentionneacutes ont ceci de commun qursquoils constituent une

manifestation du principe du laquo rasoir drsquoOccam raquo Conformeacutement agrave ce principe pragmatique

la parcimonie constitue un fondement majeur pour lrsquoexplication des faits scientifiques Enfin

nous avons releveacutes des contextes dans lesquels le substantif zapax est employeacute sans

speacutecifieur car il est utiliseacute avec un sens particulier et plus exactement il deacutesigne une

sensation olfactive neacutegative

3 Les noms drsquoodeur composeacutes

Dans ce sous-chapitre consacreacute aux noms composeacutes nous nous inteacuteresserons agrave la

nature seacutemantique du speacutecifieur autrement dit du substantif au geacutenitif qui correspond agrave

lrsquoorigine de lrsquoodeur dans le but drsquoen proposer une classification Pour ce faire nous avons

diviseacute les noms preacutedicatifs releveacutes en trois sous-ensembles structures avec un nom drsquoobjet

ou de substance avec un nom de lieu et avec un nom abstrait

90

a) Structures avec un nom drsquoobjet ou de substance

Le premier grand ensemble que nous distinguerons concerne les noms drsquoobjets [au

sens large] et de substances zapax pyli (une odeur de poussiegravere) kerosina (de keacuterosegravene)

ladana (drsquoencens) naftalina (naphtaline) travy (drsquoherbe) berjozy (de bouleau) kanifoli (de

colophane) kolbasy (de saucisson) kraski (de peinture) xlora (de chlore) etc Par exemple

9) V koridore stojal dušnyj zapax kerosina (M Gorrsquokij Žiznrsquo Klima Samgina)

Une odeur suffocante de keacuterosegravene reacutegnait dans le couloir (M Gorrsquokij La vie de Klim

Samguine)

Si lrsquointercompreacutehension est possible crsquoest parce que le narrateur exploite ici une

connaissance collective agrave savoir un consensus communeacutement partageacute en vertu duquel le

keacuterosegravene possegravede une odeur particuliegravere Cela eacutetant dit tout locuteur nrsquoest pas obligeacute de

pouvoir expliciter les proprieacuteteacutes exactes de lrsquoodeur en question Si nous reformulons notre

propos en termes linguistiques nous dirons que sommes en preacutesence drsquoun cas ougrave la notion

de prototype apparaicirct de faccedilon eacutevidente La simple mention de tel ou tel aliment est censeacutee

eacutevoquer chez le lecteur une reacutefeacuterence preacutecise ou du moins une ideacutee relativement exacte de

lrsquoodeur en question

Dans cet ordre drsquoideacutees nous consideacuterons neacutecessaire de mentionner les objets qui

possegravedent une odeur par deacutefinition Leur proprieacuteteacute est de posseacuteder une odeur que nous

appellerons laquo fonctionnelle raquo Par exemple

10) Veter djorgal zanavesku i donosil v komnatu zapax lip (I Grekova Letom v

gorode)

Le vent tirait sur le rideau et apportait dans la piegravece lrsquoodeur des tilleuls (I Grekova

Un eacuteteacute dans la ville)

Zapax lip (odeur des tilleuls) fait partie drsquoun paradigme agrave savoir zapax berjoz (odeur des

bouleaux) elej (des sapins) etc Tous ces arbres possegravedent une odeur speacutecifique qui fait

partie de leur nature On est en droit de parler ici de proprieacuteteacute prototypique Un autre

exemple notoire concerne les substantifs de la classe laquo parfums raquo

11) Teperrsquo ja sjadu u spinki divana položu ruki na podborodok nečajanno vzdoxnuv

zapax prostyni ndash zapax laquo Šaneli nomer pjatrsquo raquo probočka (zolotoj plastmassovyj šar)

neplotno zakryvaetsja ja pomnju tam čto-to tresnulo teperrsquo vse vešči iz škafa

vynosjat na sebe egravetot rezkij zapax (P Nastin Sny rasskazannye malrsquočiku)

91

Je vais maintenant mrsquoappuyer contre le dossier du divan je poserai mes mains sur

mon menton je respirerai sans le vouloir lrsquoodeur du drap lrsquoodeur du laquo Chanel numeacutero

cinq raquo Le bouchon une boule en plastique doreacute nrsquoadhegravere pas complegravetement quelque

chose srsquoest fissureacute lagrave-dedans et agrave preacutesent tout ce que lrsquoon sort de lrsquoarmoire est

impreacutegneacute de cette odeur acircpre (P Nastin Les recircves raconteacutes au petit garccedilon)

Un parfum par deacutefinition a pour proprieacuteteacute essentielle drsquoavoir une odeur (geacuteneacuteralement

agreacuteable) Cependant chaque parfum et eau de toilette possegravede sa propre odeur Dans le

contexte citeacute par lrsquoemploi du nom propre laquo Chanel numeacutero cinq raquo lrsquoauteur preacutecise la marque

du parfum utiliseacute de faccedilon agrave permettre au lecteur drsquoidentifier lrsquoodeur Ce cas de figure est

relativement rare En effet les hyperonymes tels que duxi (parfum) odekolon (eau de

Cologne) etc sont plus freacutequents

(12) Perekladyvaja sumočku iz odnoj ruki v druguju ona dolgo ukutyvala šeju

prozračnym šarfikom vot nakonec sunula ruki v rukava Ejo zatylok byl sovsem

blizko Ja počustvoval gorrsquokovatyj zapax duxov (A Volos Nedvižimost)

Tout en passant son sac dune main agrave lautre elle entoura longuement son cou avec

un foulard transparent Enfin elle enfila son manteau Sa nuque eacutetait toute proche Je

sentis lrsquoodeur leacutegegraverement amegravere de [son] 80 parfum (A Volos Lrsquoimmobilier)

Le syntagme zapax duxov nrsquoest pas assez preacutecis les varieacuteteacutes de parfum eacutetant nombreuses81

Seule lrsquoappreacuteciation gorrsquokovatyj (leacutegegraverement amegravere) est preacutesente En lrsquoabsence drsquoindications

quant agrave la nature exacte de la substance odorante nous sommes en droit de parler de

prototypicalisation Celle-ci est directement lieacutee agrave la viseacutee communicative Elle semble ecirctre

toute particuliegravere dans lrsquoexemple 12 En effet le narrateur tient agrave souligner qursquoil se trouve si

pregraves de sa compagne qursquoil est capable de sentir le parfum qursquoelle srsquoest mis Il ne tient pas agrave

identifier la marque du parfum de ce fait il se limite agrave en donner une ideacutee Pour ce faire il

srsquoappuie sur le prototype en vertu duquel un parfum possegravede une odeur caracteacuteristique La

notion de prototype se manifeste eacutegalement dans lrsquoexemple 13

13) Aromat kofe i šveicarskij syr sozdajut atmosferu počti domašnego ijuta (A

Zubkov Via est vita V snegax Mak-Kinli laquo Vokrug sveta raquo 1995)

80 Le pronom-adjectif possessif est absent en russe mais nous avons consideacutereacute approprieacute lrsquointroduire dans notre traduction 81 Fait inteacuteressant lrsquoanalyse de notre corpus a mis en eacutevidence un rapport associatif qui existe entre les parfums et les fleurs Ona sidela zakryv jubkami vesrsquo divan v goluboj poluteni ot zontika podnjatogo nad svečami V vozduxe stojal zapax tuberoz i narcissov ndash ejo ljubimyx duxov (M Šiškin Vsex ožidaet odna noč) ndash Elle eacutetait assise sur le divan que ses jupes recouvraient entiegraverement dans la demi-ombre bleue du parasol suspendu au-dessus des bougies Lrsquoodeur des tubeacutereuses et des jonquilles remplissait lrsquoair Crsquoeacutetait son parfum preacutefeacutereacute (M Šiškin La mecircme nuit nous attend tous)

92

Lrsquoarocircme de cafeacute et le fromage suisse font presque sentir que lrsquoon est chez soi (A

Zubkov Via est vita Dans les neiges de Mak-Kinli laquo Autour du monde raquo 1995)

Lrsquoodeur du cafeacute change en fonction de sa varieacuteteacute Cependant le fait de geacuteneacuteraliser ne nuit

aucunement agrave la compreacutehension car ce nonobstant toutes les varieacuteteacutes de cette boisson

partagent une odeur caracteacuteristique prototypique gracircce agrave laquelle elles correspondent agrave

lrsquoappellation laquo cafeacute raquo et peuvent ecirctre distingueacutees du theacute du chocolat etc Consideacuterons des

exemples similaires mais qui mettent en eacutevidence un nom collectif

14) Ostavšisrsquo nočevatrsquo u Pavla ja prosypalsja s zavedovym čuvstvom dosady kak by

rano ni bylo s kuxni uže donosilisrsquo zapax žarenogo i ostorožnyj ljazg egraveto označalo

čto minut čerez desjatrsquo Anja postavit peredo mnoj gromadnuju tarelku na kotoroj

budut ležatrsquo štuki četyre polukilogrammovyx kotlet (A Volos Nedvižimostrsquo)

Lorsque je restais la nuit chez Pavel en me reacuteveillant jrsquoeacuteprouvais drsquoembleacutee un

sentiment de deacutepit Il pouvait ecirctre tregraves tocirct et cependant lrsquoodeur de friture et un leacuteger

fracas meacutetallique provenaient de la cuisine Cela voulait dire qursquoune dizaine minutes

plus tard Anja allait poser devant moi une eacutenorme assiette avec quatre boulettes de

viande drsquoune livre chacune (A Volos Lrsquoimmobilier)

Lrsquohyperonyme žarenoe (litt laquo le frit raquo la friture) nrsquoest pas anodin dans ce contexte car

encore une fois il srsquoagit lagrave de prototypiser Les caracteacuteristiques drsquoune odeur drsquoaliments cuits

sur poecircle varient drsquoun reacutecepteur (sujet humain) agrave un autre Il existe cependant une commune

mesure faute de quoi lrsquointercompreacutehension serait voueacutee agrave lrsquoeacutechec De la sorte lrsquoemploi de

lrsquohyperonyme nrsquoempecircche pas loin de lagrave la compreacutehension de lrsquoexemple dont la viseacutee

communicative est diffeacuterente Elle consiste agrave insister sur la caracteacuteristique saillante (dans un

contexte donneacute) de lrsquoodeur de mettre le lecteur sur le chemin de la compreacutehension du

contexte Par ailleurs le sens exact de žarenoe se trouve expliciteacute dans le contexte droit il

srsquoagit de boulettes de viande Consideacuterons agrave preacutesent lrsquoexemple 15

(15) Opjat že zanovo zapivatrsquo stala Odno vremja kak Zina pokalečilasrsquo brosila bylo a

teperrsquo snova zdorovo I v samom dele kogda Marrsquoja Mixajlovna prišla i stala protiratrsquo

pol pod moej krovatrsquoju ja javstvenno počujala zapax spirtnogo (I Grekova Perelom)

Et aussi elle se mit de nouveau agrave boire A une eacutepoque lorsque Zina eut son accident

elle avait semble-t-il cesseacute et lagrave elle reprit de plus belle En effet lorsque Marrsquoja

Mixajlovna vint et se mit agrave laver par terre sous mon lit je sentis distinctement une

odeur drsquoalcool (I Grekova Le Tournant)

93

La nature exacte de la boisson ingurgiteacutee nrsquoest pas identifieacutee par le narrateur Spirtnoe

adjectif substantiveacute peut renvoyer en russe agrave toute sorte de substances alcooliques

Conformeacutement au principe du rasoir drsquoOccam a) il ne peut pas donner de preacutecisions ou b) ne

le considegravere pas neacutecessaire On peut au contraire affirmer que crsquoest le procegraves qui est mis en

valeur Pour cette raison lrsquoapparition du nom collectif spirtnoe est suffisante sans que lrsquoon ait

besoin de deacutetails quant agrave sa nature exacte

Le cas des noms drsquoodeur composeacutes au moyen drsquoun nom drsquoobjet ou de substance

deacutemontre la neacutecessiteacute de faire appel aux outils theacuteoriques tels que la theacuteorie des prototypes

et le principe drsquoOccam En effet lrsquoorigine de lrsquoodeur est indiqueacutee si celle-ci est identifiable (la

notion de prototype y joue un rocircle cleacute) Si la raison drsquoecirctre de lrsquoodeur ne peut ecirctre expliciteacutee

ou encore si la viseacutee informative est la prototypicalisation le nom drsquoodeur nrsquoest pas

accompagneacute du speacutecifieur Dans la suite de cette eacutetude il srsquoagira de voir la porteacutee de ce

constat

b) Structures avec un substantif qui deacutesigne un lieu

Le deuxiegraveme grand groupe reacuteunit les exemples ougrave le speacutecifieur est un substantif de la

classe des +locatifs (terme de Maurice Gross) Tombent dans cette cateacutegorie les

toponymes et les noms communs Cependant une eacutetude pousseacutee reacutevegravele que les substantifs

mentionneacutes ne se situent pas tous sur le mecircme plan Le premier cas qui attire notre attention

concerne les noms des lieux que nous qualifierons de laquo fonctionnels raquo82 et qui apparaissent

dans lrsquoexemple 16

(16) Alfred Krupp k primeru obožal zapax konjušen ndash razbogatev i postroiv

ogromnyj zamok on provjol sootvetstvujuščie ventiljacionnye kanaly v svoju spalrsquonju

(A Filippov Otec geroja Uolt Disnej i ego Myš (2001) laquo Izvestia raquo 20011204)

Alfred Krupp par exemple adorait lrsquoodeur des eacutecuries Il srsquoenrichit il se fit construire

un chacircteau Les tuyaux de ventilation menaient des eacutecuries vers sa chambre agrave coucher

(A Filippov Le pegravere du heacuteros Walt Disney et son Mickey Mouse (2001) laquo Izvestia raquo

20011204)

Lrsquointerpreacutetation du syntagme zapax konjušen ne pose a priori de problegravemes drsquointerpreacutetation

majeurs Une eacutecurie est le lieu ougrave sont gardeacutes les chevaux En vertu du compromis social le

lecteur est capable de mettre en relation le lieu indiqueacute et le rocircle (et par conseacutequent

lrsquoodeur) qui lui est propre83 Or dans le cas de difficulteacutes au niveau de lrsquointerpreacutetation le

82 Ce terme est de nous 83 De la sorte de mecircme que les substances (dont il a eacuteteacute question ci-dessus) les lieux laquo fonctionnels raquo peuvent ecirctre identifieacutes par lrsquointermeacutediaire de lrsquoodeur qui y regravegne mecircme si une marge drsquoerreur est toujours possible

94

narrateur peut orienter la compreacutehension en donnant des deacutetails ou des preacutecisions

suppleacutementaires Lrsquoexemple 17 est reacuteveacutelateur agrave cet eacutegard

17) Stojal ostryj zapax konjušen opilok i tonkix duxov ndash tradicionnyj aromat cirka (А

Grin Blistajuščij mir)

Il y avait une odeur forte drsquoeacutecuries de sciures et drsquoun parfum fin un arocircme

traditionnel de cirque (A Grin Le monde brillant)

Contrairement agrave zapax konjušen dans lrsquoexemple 16 le sens rattacheacute agrave zapax cirka dans

lrsquoexemple 17 est expliciteacute Le narrateur qui souhaite transmettre au lecteur lrsquoatmosphegravere qui

regravegne dans le cirque srsquoefforce agrave preacuteciser ce qursquoil sous-entend par aromat cirka La

paraphrase explicative est en raison du principe drsquoOccam agrave la fois pertinente et neacutecessaire

dans ce cas

Si nous nous penchons maintenant sur les noms de lieux laquo naturels raquo nous nous

rendons compte que linguistiquement ils sont aussi parfois associeacutes agrave une odeur qui leur

est propre

18) Ljogkij vlažnyj veterok donosit syroj zapax bolota (V Oseeva Dinka proščaetsja s

detstvom)

Un vent leacuteger et un peu humide apporte une odeur humide de mareacutecage (V Oseeva

Dinka dit au revoir agrave son passeacute)

Dans lrsquoexemple 18 la preacutesence de lrsquoadjectif qualificatif vlažnyj (humide) anteacuteposeacute au preacutedicat

drsquoodeur zapax (odeur) permet drsquoentrevoir le sens rattacheacute agrave zapax bolota ou plutocirct agrave la

dominante de cette odeur composeacute de plusieurs eacuteleacutements (la mauvaise odeur lrsquoodeur de

plantes qui poussent dans les mareacutecages) la dominante que le locuteur vise agrave mettre en

valeur

Une autre remarque importante qui srsquoinvite au niveau des phrases dans lesquels

apparaicirct un nom de lieu est possible agrave partir de lrsquoexemple 19

19) Rajskij sad byl polon blagouxanija i penija ptic (E Xaeckaja Sinie strekozy

Vavilona)

Le jardin du paradis eacutetait rempli drsquoarocircmes et de chants drsquooiseaux (E Xaeckaja Les

libellules bleues de Babylon)

Contrairement agrave 18 dans lrsquoexemple 19 le rapport laquo lieu raquo - laquo odeur raquo pourrait ecirctre reformuleacute

comme laquo contenu ndash contenant raquo En drsquoautres termes le nom de lieu nrsquoest pas consideacutereacute ici en

tant que raison drsquoecirctre de la sensation olfactive mais comme le lieu ougrave celle-ci est concentreacutee

95

Les exemples similaires agrave 19 ne sont pas majoritaires dans notre corpus cependant leur

existence met le doigt sur un fait extrecircmement important Les laquo noms de lieux raquo lorsqursquoils

apparaissent en position de speacutecifieur preacutesentent un comportement diffeacuterent des noms des

substances par exemple

Jusqursquoagrave preacutesent nous avons consideacutereacute uniquement les exemples qui mettaient en

valeur des noms communs Mais il arrive aussi que le nom de lieu (en position de speacutecifieur)

soit un toponyme Moskva Leningrad etc Dans ce cas comme on a pu le constater

lrsquointerpreacutetation des exemples srsquoavegravere ecirctre tregraves deacutelicate Ainsi drsquoapregraves nos observations

lrsquoapparition drsquoun toponyme srsquoaccompagne geacuteneacuteralement drsquoune explicitation

(18) Paxlo fruktami spelymi jablokami i grušami - xarakternyj osennij zapax Moskvy

v jasnye suxie dni (P Bobrykin Kitai-gorod)

Ccedila sentait les fruits les pommes et les poires mucircres lrsquoodeur caracteacuteristique de

lrsquoautomne agrave Moscou par un temps deacutegageacute et sec (P Bobrykin Kitaiuml-gorod)

Le syntagme zapax Moskvy est speacutecifieacute ici doublement Drsquoun cocircteacute gracircce au contexte gauche

ougrave figure lrsquoindication exacte de la source de lrsquoodeur frukty (fruits) jabloki (pommes) gruši

(poires) De lrsquoautre cocircteacute on ne peut pas faire abstraction du contexte droit xarakternyj

(caracteacuteristique prototypique) automnal (drsquoautomne) v jaznye syxie dni (par un temps

deacutegageacute et sec) Lrsquoauteur reconnaicirct donc implicitement que laquo odeur de Moscou raquo est subjectif

qursquoil est composeacute de plusieurs odeurs et que par ailleurs il est susceptible de varier drsquoun

moment agrave un autre Enfin le point de vue du sujet est aussi primordial Aucune odeur

particuliegravere nrsquoest associeacutee agrave Moscou84 Il est facile de srsquoen rendre compte en consideacuterant un

autre contexte ougrave il srsquoagit aussi du toponyme Moscou

19) Sojdja s irkutskogo poezda na perron Rjazanskogo vokzala Maša polminutki

postojala zažmurivšisrsquo i vdyxaja zapax Moskvy ndash cvetočnyj mazutnyj bubličnyj (B

Akunin B Ljubovnica smerti)

Masha descendit du train en provenance drsquoIrkoutsk sur le quai de la gare de Riazan et

resta sans bouger trente secondes les yeux fermeacutes et en respirant lrsquoodeur de Moscou

faite de fleurs de mazout et de bagels (B Akounine La maicirctresse de la mort)

Le contexte explicatif semble ecirctre le sine qua non de lrsquointerpreacutetation dans 18 comme dans 19

Or dans 19 les composantes de lrsquolaquo odeur de Moscou raquo auxquelles la jeune fille pense ne sont

pas identiques agrave celles qui ont eacuteteacute mentionneacutees dans 18 Ce qui permet neacuteanmoins de

rapprocher ces deux exemples crsquoest que lrsquoodeur est repreacutesenteacutee ici comme eacutetant composeacutee

84

On peut neacuteanmoins supposer que le narrateur oppose lrsquoodeur de la ville de Saint-Peacutetersbourg agrave celle de la

campagne

96

de plusieurs eacuteleacutements nous sommes donc stricto sensu dans le domaine de la speacutecification Il

en va autrement dans drsquoautres contextes et notamment dans 20 et 21 ougrave le locuteur

caracteacuterise un toponyme par une seule odeur qui repreacutesente la quintessence de celui-ci

Deux exemples 21 et 22 sont reacuteveacutelateurs agrave cet eacutegard

20) Druzrsquoja moi vid krovi dajot ljudjam blaženstvo Egraveto svjataja radostrsquo Bez krovi net

veselrsquoja net veličija na zemle Zapax krovi ndash zapax Rima (D Merežkovskij Gobelrsquo

bogov)

Mes amis la vue du sang nous donne le bonheur suprecircme Crsquoest la sainte joie Sans le

sang il nrsquoy a pas de joie il nrsquoy a pas de grandeur sur Terre Lrsquoodeur du sang crsquoest

lrsquoodeur de Rome (D Merežkovskij La mort des dieux)

21) Zapax fleur drsquoorangersquoa ndash zapax Sicilii Každaja ulica ndash bolrsquošaja tjoplaja dušistaja

volna (M Cvetaeva Neizdannoe)

Lrsquoodeur de fleur drsquooranger crsquoest lrsquoodeur de la Sicile Chaque rue est une grosse vague

chaude et parfumeacutee (M Cvetaeva Lrsquoineacutedit)

Dans les deux exemples citeacutes la preacutesence du tiret indique la relation drsquoeacutequivalence qui

srsquoinstaure entre deux parties de chaque phrase Dans 20 crsquoest lrsquoidentification de deux odeurs

celle de sang et celle de Rome Dans 21 crsquoest lrsquoodeur de fleur drsquooranger et de la Sicile Il est agrave

noter agrave ce niveau que le substantif zapax (odeur) est agrave chaque fois repris tel quel il nrsquoest

remplaceacute par aucun autre nom drsquoodeur Lrsquoauteur choisit une caracteacuteristique saillante du nom

de lieu dont il srsquoagit ce qui nous semble-t-il augmente le caractegravere cateacutegorique et sans appel

de son message

Lrsquoanalyse des noms composeacutes construits agrave lrsquoaide drsquoun speacutecifieur de nature laquo locative raquo

a permis de se rendre compte encore une fois de la validiteacute des notions de prototype et du

rasoir drsquoOccam Les lieux laquo fonctionnels raquo peuvent ecirctre mis en relation avec une odeur

prototypique drsquoougrave la possibiliteacute drsquoavoir des structures du type laquo nom drsquoodeur + nom de lieu raquo

Dans le cas contraire le narrateur a recours aux paraphrases explicatives Enfin lrsquoanalyse ne

peut passer sous silence certains cas particulier par exemple les contextes ougrave il srsquoagit de

geacuteneacuteralisation

c) Structures avec un nom abstrait

Les cas ougrave le speacutecifieur est exprimeacute par un nom abstrait et plus preacuteciseacutement un nom

processif sont relativement rares dans notre corpus mais assez repreacutesentatifs drsquoun certain

nombre de pheacutenomegravenes De ce fait nous leur consacrons un sous-chapitre agrave part entiegravere

Consideacuterons lrsquoexemple 22

97

22) Egraveto byl zapax požara Poverrsquote mne dym očaga paxnet po-inomu (F Gregori

Korolevskaja šutixa)

Crsquoeacutetait lrsquoodeur de lrsquoincendie Croyez-moi la fumeacutee drsquoun foyer sent diffeacuteremment (F

Gregori La bouffonne du roi)

Lrsquoexemple choisi lrsquoa eacuteteacute pour une raison toute particuliegravere Zapax požara qui met en

eacutevidence un nom drsquoeacuteveacutenement est ici opposeacute agrave dym očaga ougrave figure un nom de lieu Si une

telle analogie est possible crsquoest que les deux sensations deacutecrites ont un eacuteleacutement en commun

il srsquoagit de lrsquoodeur de brucircleacute Conformeacutement au prototypeacute le brucircleacute est susceptible drsquoeacutevoquer

aussi bien un incendie que la preacutesence drsquoun habitat Mais ce qui nous importe surtout dans

ce contexte crsquoest que le laquo brucircleacute raquo nous permet de comprendre le sens rattacheacute agrave zapax

požara85 Požar est mis en parallegravele avec un nom concret garrsquo (le brucircleacute)86 Ce type de

transfert de sens est par ailleurs tout agrave fait leacutegitime dans la mesure ougrave seuls les objets

[concrets] se precirctent agrave lrsquoobservation par les sens y compris par lrsquoodorat Les notions

abstraites ne peuvent ecirctre observeacutees par deacutefinition87

Drsquoautres exemples que nous avons releveacutes posent des problegravemes de compreacutehensions

majeurs Il srsquoagit de laquo vrais raquo noms drsquoeacuteveacutenements tels que vojna (guerre) izbienie (massacre)

sraženie (bataille) etc Dans ce cas vu que lrsquointerpreacutetation a souvent besoin drsquoecirctre orienteacutee

les paraphrases explicatives sont de mise

23) Ot soldat paxnet bomžom i psinoj Ot nas uže tože Egraveto zapax vojny Im

propityvaešsja za sutki (I Najdjonov laquo My vyšli s podnjatymi rukami raquo laquo Russkij

reportjor raquo 31 21-28 avgusta 2008)

Les soldats sentent le clochard et le chien Nous de mecircme maintenant Crsquoest lrsquoodeur de

la guerre On srsquoen impregravegne dans lrsquoespace drsquoune journeacutee (I Najdjonov laquo Nous

sorticircmes les mains en lrsquoair raquo laquo Le reporter russe raquo 31 21-28 aoucirct 2008)

Lrsquohyperonyme vojna (la guerre) apparaicirct dans troisiegraveme phrase Or le contexte gauche

explicite le sens que le locuteur rattache agrave laquo zapax vojny raquo dans lrsquoexemple 23 au moyen

85 Le statut exact du substantif požar (incendie) est difficile agrave trancher dans la mesure ougrave il se combine aussi bien avec les verbes supports des noms drsquoeacuteveacutenements tels que slučatsja slučitrsquosja (se produire arriver avoir lieu) et proisxoditrsquo proizojti (avoir lieu se produire) il admet eacutegalement les verbes de perception comme par exemple smotretrsquo posmotretrsquo na (regarder qqch) 86 Lrsquoanalyse pourrait ecirctre approfondie en utilisant la notion de reacutesultat En effet si lrsquoon considegravere le procegraves deacutesigneacute par le substantif požar on se rend compte que celui-ci comporte un reacutesultat naturel La violence (et mecircme lrsquoexistence) drsquoun incendie est jugeacutee en fonction des deacutegacircts causeacutes de son effet ou encore de son reacutesultat Inversement le fait drsquoobserver les deacutegacircts permet de conclure [en vertu drsquoun consensus] qursquoun incendie a eu lieu 87 Pour cette mecircme raison les noms drsquoodeurs composeacutes dans lesquels le speacutecifieur est exprimeacute par un nom abstrait sont minoritaires dans notre corpus

98

drsquoautres substantifs bomž et psina Leur emploi obeacuteit au principe de parcimonie drsquoOccam En

effet le narrateur conscient des problegravemes susceptibles de se poser quant agrave lrsquointerpreacutetation

et pour eacuteviter une trop grande marge de subjectiviteacute explicite le sens qursquoil rattache au

syntagme zapax vojny Vojna est mis en parallegravele avec des noms concrets qui renvoient agrave des

objets [au sens large] perceptibles88

Un dernier cas de figure que nous mentionnerons concerne les exemples ougrave le

speacutecifieur est exprimeacute par un substantif qui renvoie agrave un pheacutenomegravene meacuteteacuteorologique dožd

(pluie) groza (tempecircte) etc Dans ce cas contrairement agrave vojna par exemple lrsquoapparition

des paraphrases est rare

24) V komnate s rešjotčatymi oknami syraja svežestrsquo zapax doždja mokroj krapivy

travy (I Bunin Dnevniki)

Dans la piegravece ougrave les fenecirctres sont couvertes de grilles il fait frais et humide on sent

lrsquoodeur de la pluie de lrsquoortie mouilleacutee et de lrsquoherbe (I Bunin Journal intime)

Le sens que lrsquoauteur rattache au syntagme zapax doždja (odeur de la pluie) nrsquoest pas ici

expliqueacute agrave travers des deacutetails particuliers Cependant mecircme si une marge de subjectiviteacute est

possible le substantif la pluie deacutesigne un pheacutenomegravene dont tous les lecteurs possegravedent une

connaissance directe De la sorte dans des contextes de ce type une paraphrase serait

superflue

Au terme de ce sous-chapitre consacreacute aux preacutedicats composeacutes laquo nom drsquoodeur + nom

abstrait raquo nous dirons que leur speacutecificiteacute consiste dans le fait que leur fonctionnement est

geacuteneacuteralement baseacute sur le pheacutenomegravene de meacutetonymie laquo nom concret vs nom abstrait raquo Celle-

ci se base sur les proprieacuteteacutes prototypiques associeacutees agrave tel ou tel eacuteveacutenement En vertu du

principe drsquoOccam les paraphrases explicatives sont de mise lorsque le contexte ne contient

pas suffisamment drsquoinformations relatives agrave lrsquoorigine de lrsquoodeur

3 Conclusion

Dans cet article nous nous sommes efforceacutes de veacuterifier certaines hypothegraveses relatives

au fonctionnement des noms drsquoodeurs simples et composeacutes en russe Nous avons pour ce

faire eu recours au principe pragmatique du rasoir drsquoOccam et agrave la theacuteorie des prototypes

Le principe du rasoir drsquoOccam possegravede une porteacutee double Il explique tout drsquoabord la

coexistence des noms preacutedicatifs simples et composeacutes Les noms drsquoodeur deacutesignent des

88 Les preacutedicats tels que zapax molodosti (odeur de la jeunesse) drevnosti (de lrsquoantiquiteacute) grusti (de la tristesse) seront consideacutereacutes dans une eacutetude ulteacuterieure Par ailleurs zapax vojny (odeur de la guerre) est agrave chaque fois expliciteacute de faccedilon diffeacuterente dans nos exemples ce qui deacutemontre le caractegravere subjectif de la sensation deacutesigneacutee par laquo zapax vojny raquo

99

pheacutenomegravenes dont la raison drsquoecirctre peut ecirctre exprimeacutee linguistiquement au moyen du

substantif au geacutenitif Lorsque lrsquoorigine de lrsquoodeur peut ecirctre reacutetablie agrave partir du contexte

(notamment lorsqursquoil srsquoagit drsquoanaphore associative) le narrateur utilise un nom simple Si le

contexte a besoin de preacutecisions il optera pour un nom composeacute De mecircme il arrive que le

contexte comporte une paraphrase explicative conformeacutement aux souhaits du narrateur

Enfin srsquoagissant du preacutedicat zapax il est parfois employeacute isoleacutement pour deacutesigner une odeur

deacutesagreacuteable

La notion de prototype est eacutegalement valable agrave deux niveaux Drsquoune part srsquoagissant

des noms preacutedicatifs simples il est la base du fonctionnement de lrsquoanaphore associative

Srsquoagissant des noms composeacutes lrsquoexistence des proprieacuteteacutes prototypiques (associeacutees agrave une

substance un objet un lieu etc) constitue le gage de la compreacutehension du contexte par le

locuteur Enfin nous avons eacutegalement releveacute des exemples ougrave le but du locuteur consiste agrave

prototypiser et nous avons expliciteacute les contraintes qui pegravesent sur lrsquoemploi des noms

preacutedicatifs simples et composeacutes

Bibliographie

1) Gross M 1981 laquo Les bases empiriques de la notion de preacutedicat

seacutemantique raquo Langages Ndeg 63 Paris Larousse pp 7-53

2) Harris ZS 1976 Notes de cours de syntaxe Paris Seuil

3) Kleiber G 2012 laquo Carte drsquoidentiteacute linguistique des odeurs raquo Revue IRIS Ndeg 33 pp

91-103

4) Kleiber G 1990 La seacutemantique du prototype Cateacutegories et sens lexical Paris

PUF

5) Kokochkina I laquo Le paradoxe du silence russe raquo Actes du 3e colloque Res per

nomen La reacutefeacuterence la conscience et le sujet eacutenonciateur du 26 au 28 mai 2011 agrave

Reims CIRLEP 2012 pp 162-170

6) Thomiegraveres-Kokochkina I 2012a laquo La faccedilon de dire le son en russe (Contribution

agrave lrsquoeacutetude des noms preacutedicatifs de laquo sensations auditives raquo) Revue des eacutetudes slaves

t 83 2-3 pp 579-592

7) ndash2012b laquo Predicative nouns of olfactory sensations (ldquosmell predicatesrdquo in modern

Russian) raquo communication au Congregraves de la Socieacuteteacute Internationale dEthnobiologie

Montpellier

8) -ndash2013c laquo Ode agrave lrsquoodeur raquo La Revue russe Ndeg 40 pp 49-60

9) --2014 laquo La petite grammaire des sons preacutedicats russes et leurs verbes

supports raquo sens formes langage Contributions en lrsquohonneur de Pierre Frath

Universiteacute de Reims pp 331-342

10) --2014 laquo Je sens donc je dis (Les noms preacutedicatifs drsquoodeurs simples et composeacutes

en russe) raquo 2013 32nd International Conference on Lexis and Grammar

100

Universidade do Algarve Faro Portugal September 10-14 2013 Pre-Proceedings

Jorge Baptista Mario Monteleone pp 159-163

11) --2014 laquo Cinquanta sfumature sonore in italiano e in russo raquo Parallelismi

linguistici letterari e culturali Ohrid 13-14 settembre 2014 sous presse

12) --2015a laquo Odoris causa raquo Aktuaknye problemy lingvistiki i gumanitarnyx nauk

(Problegravemes actuels de linguistique et des sciences humaines) Moskva RUDN pp

78-90

13) ndash2015b laquo Predikaty vosprijatija semantika sintaksis pragmatika raquo BASEES

Cambridge communication

14) ndash2015b laquo Les noms de sons et drsquoodeurs en russe Valeurs et emplois raquo

Neophilologica vol 28 sous presse

15) ndash2015c laquo Sens dits sens interdits Les noms drsquoodeurs simples et composeacutes en

russe raquo Actes de la Journeacutee drsquoeacutetudes laquo Pour une linguistique sensorielle raquo Universiteacute

Catholique de Lille organiseacutee par Reacutemi Digonnet le 17 avril 2015 Honoreacute

Champion sous presse

Page 6: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS

5

414) preacutesente en effet agrave cocircteacute du sens technique laquo musical raquo de silence (cf lsquoabsence de son ou

signe musical la repreacutesentantrsquo) qursquoillustre un eacutenonceacute comme

Tu as oublieacute le silence agrave la fin de la troisiegraveme mesure

une opposition entre le silence conccedilu comme laquo absence de son ou de bruit qui caracteacuterise

lrsquoeacutetat drsquoun lieu raquo illustreacute par

Le silence reacutegnait dans la salle

et le silence conccedilu soit comme le fait de ne pas parler

Il ne faut pas parler Le silence est de rigueur

Paul se tut mais son silence ne dura pas longtemps

soit agrave un niveau plus abstrait comme le fait de taire ou de ne pas reacuteveacuteler quelque chose (une

opinion un secret etc)

Le silence du gouvernement alimente les rumeurs

Comme on le voit une telle division ne laisse guegravere de place agrave -ii- crsquoest-agrave-dire au silence drsquoun

X laquo qui ne fait pas de bruit raquo lrsquointerpreacutetation laquo non localisante raquo de silence eacutetant reacuteserveacutee aux

seuls sous-cas de laquo ne pas parler raquo Or comme le montrent les exemples avec moteur ou chat

et celui de Paul dans une de ses interpreacutetations ou encore le SP en silence dans un eacutenonceacute tel

que

Nous marchions en silence (dans le sens de lsquone pas faire de bruitrsquo)

on ne saurait - crsquoest le cas de le dire - passer sous hellip silence lrsquoemploi -ii- Ce qui unit

rappelons-le -i- et -ii- crsquoest leur opposition commune agrave bruit et crsquoest cette opposition

commune agrave bruit qui est agrave lrsquoorigine de notre choix de nous en tenir agrave ce sens du N silence

compris comme lsquoabsence de bruit(s)rsquo Il ne srsquoagit pas de polyseacutemie preacutecisons-le mais de sens

sous-deacutetermineacutes alors qursquoavec lrsquointerpreacutetation lsquone pas parlerrsquo on a bien affaire agrave de la

polyseacutemie et non plus seulement de sous-deacutetermination il srsquoagit bien drsquoun sens diffeacuterent

Lrsquointerpreacutetation drsquoun SN binominal tel que

Le silence du bateau

permet de reacutesumer notre entreacutee en matiegravere Il donne en effet lieu aux trois interpreacutetations

eacutevoqueacutees ci-dessus Il peut se comprendre soit comme

-i- lsquoil nrsquoy a pas de bruit dans le bateaursquo

-ii- lsquole bateau ne fait pas de bruitrsquo

-iii- par meacutetonymie lsquole bateau ne reacutepond pasplusrsquo

Mecircme si nous toucherons agrave lrsquointerpreacutetation -iii- notre propos concernera avant tout comme

annonceacute le sens de silence qui permet les lectures -i- et -ii- agrave savoir silence = lsquoabsence de

bruitrsquo

6

2 De quelques problegravemes

Notre entreprise neacutecessite une justification On peut en effet se demander srsquoil est bien

utile de srsquoarrecircter encore sur le statut comptable ou massif des noms silence et bruit eacutetant

donneacute qursquoil ne semble pas poser de difficulteacutes particuliegraveres

Silence apparaicirct clairement comme eacutetant intrinsegravequement massif Il refuse le pluriel

et les deacuteterminants reacuteveacutelateurs du statut comptable et accepte par contre sans difficulteacute

ceux qui correspondent au statut massif Crsquoest ainsi qursquoil se laisse deacuteterminer par les

marqueurs de la massiviteacute que sont du et un peu de

Vous faites trop de bruit Du silence srsquoil vous plaicirct

Il faut du le silence pour travailler

Vous faites trop de bruit Un peu de silence srsquoil vous plaicirct

mais ne se met pas au pluriel ne srsquoaccorde pas avec lrsquoarticle indeacutefini quand il est non modifieacute

ni avec les deacuteterminants de la pluraliteacute comme des plusieurs quelques adjectifs numeacuteraux

cardinaux etc

Jrsquoaime le silence versus Jrsquoaime les silences

Le silence de la forecirct versus Les silences de la forecirct

Vous faites trop de bruit Un silence srsquoil vous plaicirct

Vous faites trop de bruit Des deux silences srsquoil vous plaicirct

Il faut un des deux plusieurs silence(s) pour travailler

Il existe certes des emplois de silence avec les deacuteterminants indicateurs de la comptabiliteacute

mais ces emplois ne relegravevent plus du sens lsquoabsence de bruitrsquo mais de celui de lsquone pas parlerrsquo

Ils renvoient alors agrave des intervalles ou moments de la chaicircne parleacutee pendant lesquels il nrsquoy a

pas de parole6

Je nrsquoaime pas les silences qui ponctuent le sermon du cureacute sur la chaire

La conversation traicircna entrecoupeacutee de quelques plusieurs trois beaucoup de

silences

Il nrsquoy eut qursquoun seul silence au milieu de son discours

Une preacutecision suppleacutementaire Le fait que les emplois de silence-lsquoabsence de bruitrsquo

avec les deacuteterminants de la comptabiliteacute apparaissent comme deacuteviants interdit par avance

de consideacuterer ceux ougrave il se lie aux deacuteterminants de la massiviteacute comme eacutetant des emplois

laquo seconds raquo deacuteriveacutes par transfert drsquoun emploi premier comptable Crsquoest dire drsquoune autre

maniegravere que silence est un nom intrinsegravequement massif Pour silence lrsquoaffaire semble donc

dans le sac

Elle lrsquoest toutefois un peu moins lorsqursquoon aborde la situation de bruit dans la mesure

ougrave cet antonyme de silence ne se comporte pas tout agrave fait de la mecircme maniegravere que silence Il

6 A raccrocher agrave cet emploi les sens techniques laquo musicaux raquo de silence deacutejagrave eacutevoqueacutes ci-dessus ougrave silence est compris (i) comme lsquoune interruption des sons au milieu de la chaicircne musicalersquo et (ii) comme les signes de notation musicale repreacutesentant (i) (voir supra)

7

paraicirct certes lui aussi intrinsegravequement massif comme en teacutemoignent ses affiniteacutes avec les

deacuteterminants de la massiviteacute du un peu de peu de + N (singulier) beaucoup de + N

(singulier)

Il y a du un peu de peu de beaucoup de bruit dans le dortoir

Il ne semble en effet guegravere neacutecessaire de recourir agrave une laquo machine raquo de transfert pour

expliquer de tels emplois Par contre chose plus curieuse contrairement agrave silence (cf supra)

il ne regimbe nullement agrave se combiner dans la mecircme situation avec les deacuteterminants

reacuteveacutelateurs de la comptabiliteacute Il accepte dans difficulteacute crsquoest-agrave-dire sans laquo coup de force raquo

interpreacutetatif un des plusieurs peu de + N (pluriel) beaucoup de + N (pluriel) ce qui donne agrave

croire qursquoil est aussi intrinsegravequement comptable

Il y a un bruit dans le dortoir qui mrsquoempecircche de dormir

Il y a beaucoup de bruits dans la rue

Les bruits de la forecirct

Il srsquoensuit deux questions Premiegraverement comment bruit peut-il ecirctre agrave la fois

intrinsegravequement massif et intrinsegravequement comptable Deuxiegravemement comment expliquer

qursquoil nrsquoen va pas de mecircme pour son antonyme silence

Il y a une autre raison encore qui pousse agrave ne pas refermer le dossier La divergence

que lrsquoon observe entre silence et bruit face agrave lrsquoopposition massif comptable pousse agrave se

pencher de plus pregraves sur la massiviteacute intrinsegraveque de silence Il ne suffit en effet pas de dire

que silence est un nom massif Il faut encore preacuteciser en quoi consiste sa massiviteacute Comme il

ne srsquoagit manifestement pas drsquoun nom de matiegravere la chose est moins facile qursquoil nrsquoy paraicirct

Elle est drsquoautant plus deacutelicate que lrsquoorigine de la massiviteacute de silence ne semble pas ecirctre la

mecircme que celle de la massiviteacute de lrsquoantonyme bruit ce qui agrave nouveau pose problegraveme

Il y a enfin une troisiegraveme raison comment rendre compte de lrsquoapparition obligatoire

de lrsquoarticle indeacutefini lorsque silence se trouve accompagneacute drsquoun modificateur

Il faut du silence pour travailler

Il faut un silence pour travailler

Il faut un silence total de moine pour travailler

Il faut du silence total de moine pour travailler

Un silence reacutegnait dans la forecirct

Un silence absolu inquieacutetant de mort reacutegnait dans la forecirct

Toutes ces questions on le voit invitent agrave remettre lrsquoouvrage sur le meacutetier et agrave voir de

plus pregraves comment silence et bruit se comportent sur les terres du massif comptable

Toutes ne seront toutefois pas abordeacutees ici Nous traiterons celle qui concerne le caractegravere

intrinsegravequement mixte (massif comptable) de bruit et celle qui pose le problegraveme de

lrsquoidentification de la massiviteacute de silence Celle qui se rapporte agrave lrsquoapparition du deacuteterminant

un en cas drsquoexpansion de silence ne sera pas prise en compte ici parce que nous lrsquoavons deacutejagrave

8

traiteacutee en partie ailleurs (Kleiber 2014 b) en eacutetudiant le comportement des noms de

proprieacuteteacutes modifieacutes

Nous commencerons par le premier problegraveme celui qui a trait agrave la double nature de

bruit agrave la fois intrinsegravequement massif et comptable face au mono-statut massif de silence

Comment bruit peut-il ecirctre agrave la fois massif et comptable

3 Bruit massif et bruits comptables

Si lrsquoon peut entendre du bruit comme des bruits sans supposer une opeacuteration de

transfert de lrsquoun agrave lrsquoautre crsquoest parce que la massiviteacute et la comptabiliteacute sont lieacutees au nom

bruit de maniegravere inheacuterente comme elles le sont agrave un nom tel que pain (cf Jrsquoai acheteacute du pain

versus Jrsquoai acheteacute un pain) Ce double statut intrinsegraveque du nom bruit agrave la fois comptable et

massif nrsquoest toutefois pas le mecircme que celui du nom pain

Avec pain la massiviteacute (du pain) et la comptabiliteacute (un pain) srsquoopposent sur le mecircme

niveau celui du formatage de leurs occurrences Lrsquoemploi du massif dans Jrsquoai acheteacute du pain

par exemple renvoie agrave une occurrence de pain qui nrsquoa pas de limites ou de bornes

intrinsegraveques crsquoest la situation drsquooccurrence7 (cf jrsquoai acheteacute hellip) qui en limitant la quantiteacute de

pain creacutee en mecircme temps lrsquooccurrence de pain Un pain par contre renvoie agrave une

occurrence de pain preacutesenteacutee comme ayant des limites inheacuterentes crsquoest-agrave-dire preacutesenteacutee

comme deacutejagrave constitueacutee ou conditionneacutee en occurrence indeacutependamment de la situation dans

laquelle elle se manifeste Ce nrsquoest pas le fait drsquoacheter un pain qui laquo forme raquo lrsquooccurrence de

pain acheteacutee Crsquoest ce formatage intrinsegraveque qui permet de compter combien de pains il y a

dans une situation drsquooccurrence (dans lrsquoexemple citeacute combien de pains jrsquoai acheteacutes) On voit

ainsi qursquoavec du pain un pain on ne change pas de niveau lorsqursquoon passe du massif au

comptable On reste dans les deux cas au niveau du formatage des occurrences avec un pain

le formatage est preacuteconstitueacute mdashce nrsquoest que le nombre drsquouniteacutes de pains que deacutelimite la

situation drsquooccurrencemdash alors qursquoavec du pain il nrsquoy a pas de tel preacuteconditionnement

occurrentiel crsquoest la situation drsquooccurrence elle-mecircme qui en limitant la quantiteacute de pain

porte agrave lrsquoexistence une occurrence massive de pain8

Avec du bruit des bruits il nrsquoen va plus de mecircme Le massif du bruit marque

lrsquoabsence de deacutelimitation pour lrsquointensiteacute de lrsquooccurrence de bruit Qursquoil srsquoagit bien de la

dimension lsquointensiteacutersquo est prouveacute par lrsquointerpreacutetation des SN beaucoup de bruit peu de bruit et

un peu de bruit

7 Pour plus de deacutetails sur les notions drsquooccurrence et de situation drsquooccurrence voir Kleiber (2011 a et b 2012 a 2013 a 2014 c et d et 2015) 8 Preacutecisons que si elle creacutee par la limitation quantitative apporteacutee lrsquooccurrence drsquoun nom concret massif la situation drsquooccurrence ne deacutelimite pas elle-mecircme les bornes preacutecises et donc la forme exacte que preacutesente lrsquooccurrence celle-ci peut ecirctre tregraves variable (cf une tranche de pain une mie de pain un morceau de pain etc) et peut ecirctre discontinue crsquoest-agrave-dire constitueacutee de laquo parties raquo seacutepareacutees (du pain dans jrsquoai acheteacute du pain peut renvoyer agrave une baguette + deux miches + un demi-pain long etc)

9

Il y avait beaucoup de peu de un peu de bruit dans la salle

Si le comptable un bruit des bruits plusieurs bruits srsquoopposait sur la mecircme dimension de

lrsquointensiteacute agrave du bruit massif il devrait marquer une deacutetermination du degreacute drsquointensiteacute laisseacute

non deacutetermineacute par le massif du bruit Ce nrsquoest eacutevidemment pas cela qui est mis en jeu par des

SN tels que un bruit des bruits plusieurs bruits etc Ce qui se trouve compteacute ce nrsquoest pas le

nombre de degreacutes drsquointensiteacute sonore drsquoun bruit mais le nombre de varieacuteteacutes ou de sortes de

bruits Il srsquoagit donc drsquoune comptabiliteacute qualitative qui repose sur lrsquoexistence de types de

bruits qui peuvent se manifester dans une situation drsquooccurrence On retrouve semblable

comptabiliteacute avec drsquoautres noms soit sans transfert crsquoest-agrave-dire intrinsegravequement comme

avec sentiment odeur couleur etc soit avec transfert mdash on fait intervenir alors le trieur

universel de Bunt (1985) (cf Jrsquoai goucircteacute trois vins = lsquojrsquoai goucircteacute trois types de vinsrsquo) Bruit

comptable relegraveve du premier type il renvoie intrinsegravequement agrave une reacutepartition en sous-

cateacutegories de bruits ce qui donne lieu agrave une opposition massif comptable tout agrave fait

particuliegravere puisque comme nous venons de le voir elle ne srsquoeffectue pas sur la mecircme

dimension comme pour pain Le massif est pertinent au niveau de lrsquointensiteacute la comptabiliteacute

lrsquoest au niveau de la division en sous-espegraveces de bruits La comptabiliteacute de bruit nrsquoexclut ainsi

pas sa massiviteacute puisque celle-ci est drsquoun ordre diffeacuterent si jrsquoentends des bruits ils peuvent

ecirctre forts faibles etc Srsquoils sont borneacutes qualitativement ils ne le sont pas du point de vue de

lrsquointensiteacute La question que soulegraveve le double statut de bruit est donc reacutegleacute mais cette

solution srsquoaccompagne drsquoun reacutesultat suppleacutementaire la mise en eacutevidence drsquoun cas de figure

sur laquelle la litteacuterature consacreacutee agrave lrsquoopposition massif comptable ne srsquoest guegravere pencheacutee

celui de lrsquoexistence de noms qui sont de maniegravere inheacuterente comptables et massifs mais sur

des plans diffeacuterents

4 Pourquoi silence nrsquoest pas comptable comme bruit

Reste agrave expliquer pourquoi silence bien qursquoantonyme de bruit ne preacutesente pas cette

ambivalence qui caracteacuterise bruit Pourquoi silence ne connaicirct-il pas une comptabiliteacute9

varieacutetale semblable agrave celle de bruit La raison en reacuteside dans lrsquoasymeacutetrie qui caracteacuterise la

relation bruit ndash silence Bruit suppose une perception auditive qui donne lieu agrave une possible

distinction des stimuli sonores perccedilus Bruit implique donc lrsquoexistence de sous-cateacutegories ou

varieacuteteacutes de bruits Son sens mecircme tout comme celui drsquoodeur (Kleiber 2011 b 2012 b 2013

b et c)10 comme en teacutemoignent drsquoune part lrsquoexistence drsquoun grand nombre drsquohyponymes

crsquoest-agrave-dire celle de veacuteritables noms de bruits et drsquoautre part celle de la construction bruit +

9 Rappelons qursquoavec le sens de lsquone pas parlerrsquo il peut ecirctre comptable mais non pour compter des types de silence mais des moments ou intervalles de silence 10 Odeur se diffeacuterencie de bruit en ce qursquoil nrsquoa quasiment pas drsquohyponymes crsquoest-agrave-dire des noms drsquoodeurs

10

de + N (agrave N non deacutetermineacute) qui sert agrave identifier le type de bruit eacutemis comme du cocircteacute des

odeurs le syntagme odeur de N permet drsquoidentifier lrsquoodeur ressentie11

Il nrsquoen va eacutevidemment pas ainsi pour silence Comme il marque fondamentalement

lrsquoabsence de perception auditive il nrsquooffre pas matiegravere agrave distinction auditive comme le fait

bruit Partant il ne peut avoir cette comptabiliteacute de sous-cateacutegories intrinsegravequement

attacheacutee agrave bruit De lagrave provient lrsquoabsence drsquohyponymes de silence similaires aux hyponymes

de bruit il nrsquoy a ainsi pas de noms de silence comme il y a des noms de bruits12 Et il nrsquoy a

pas non plus de constructions cateacutegorisantes N1 de N213 qui seraient identificatrices drsquoun

type de silence comme il y en a pour bruit (et pour odeur)

Un silence de voiture

Un bruit de voiture (qui deacutemarre qui freine deacuterape)

Une odeur de rose

Conseacutequence de cette absence de sous-cateacutegories de silence la difficulteacute de se combiner

avec des indicateurs comme une sorte de

Il y a diffeacuterentes sortes de silence

Il y a diffeacuterentes sortes de bruits

et celle drsquoavoir face agrave un syntagme binominal en de comportant bruit au pluriel un syntagme

eacutequivalent comportant silence

Les bruits de la forecirct

Les silences de la forecirct14

Le silence de la forecirct

Crsquoest pour la mecircme raison qursquoil est impossible de srsquointerroger sur le laquo type raquo la laquo varieacuteteacute raquo ou

encore la laquo nature raquo du silence comme on peut le faire agrave propos du bruit Face agrave quel bruit

lrsquointerrogation quel silence en interpreacutetation taxinomique ne semble ainsi guegravere

approprieacutee

Quel bruit (= quel type de bruit)

Quel silence (= quel type de silence)

11 Pour les odeurs nous avons appeleacute ce type de construction construction de cateacutegorisation des odeurs (CCO) (Kleiber 2013 b et c) 12 Le Petit Robert donne toute une seacuterie de laquo mots deacutesignant des bruits raquo bourdonnement brouhaha bruissement chuintement clapotis claquement cliquetis craquement creacutepitement etc 13 On a bien des SN binominaux comme un silence de mort ou un silence de catheacutedrale mais il ne srsquoagit pas de veacuteritables sous-cateacutegories de silence mais drsquoemplois intensifs (voir ci-dessous) un silence de mort signifie que rien ne bouge et ne fait donc de bruit comme si tout eacutetait mort et un silence de catheacutedrale que le silence est comme celui drsquoune catheacutedrale 14 Uniquement deacuteviant en interpreacutetation prototypique (Bartning 1992 et 1996) crsquoest-agrave-dire en interpreacutetation micro-structurelle ougrave le SN binominal N1 de N2 srsquointerpregravete agrave partir des seuls traits inheacuterents de N1 et de N2 En interpreacutetation macro-structurelle ou pragmatique ou encore discursive selon les termes de Bartning le pluriel est bien entendu possible puisqursquoil peut alors ecirctre justifieacute par des informations exteacuterieures

11

Se reacutevegravelent aussi incongrues des interrogations similaires portant sur la laquo nature raquo du

silence Crsquoest quoi comme silence

Crsquoest quoi comme bruit

Crsquoest un silence de quoi

Crsquoest un bruit de quoi

Quel est ce silence 15

Quel est ce bruit

Le constat qursquoil nrsquoy a pas de construction de cateacutegorisation N1 de N2 semblable agrave celle

que connaissent les bruits et les odeurs deacutebouche sur la mise en relief drsquoune autre

caracteacuteristique de silence par rapport agrave bruit Dans les constructions un bruit de voiture (qui

deacutemarre) et une odeur de rose lrsquoeacuteleacutement reacutegi par la preacuteposition nrsquoest un speacutecificateur

cateacutegoriel que parce qursquoil passe ou peut passer pour ecirctre la source drsquoun bruit ou drsquoune odeur

caracteacuteristique

Une voiture qui deacutemarre a un bruit caracteacuteristique

Les roses ont une odeur caracteacuteristique

Il faudrait preacuteciser les contraintes qui pegravesent sur ces constructions de cateacutegorisation et

insister sur la distinction mdash habituellement neacutegligeacutee mdash qursquoil y a agrave faire entre source

geacuteneacuterique et source effective du bruit particulier ou de lrsquoodeur particuliegravere perccedilus (voir

Kleiber 2012 b 2013 b et c et Kleiber et Vuillaume 20011) Mais nous ne nous

deacutevelopperons pas ici cet aspect des choses Ce qui nous retiendra par contre crsquoest le fait

que lrsquoimpossibiliteacute pour silence de srsquointeacutegrer dans de telles constructions de cateacutegorisation

non seulement montre qursquoil nrsquoy a pas de sous-cateacutegories de silence mais met en eacutevidence

une autre asymeacutetrie entre bruit et silence contrairement aux bruits (et aux odeurs) le

silence nrsquoa pas de source Alors qursquoil y a toujours quelque chose ou quelqursquoun qui fait du bruit

il nrsquoy a pas quelqursquoun ou quelque chose qui laquo fait raquo silence16 Ceci signifie que bruit mais non

silence renvoie agrave un pheacutenomegravene seacutemiotiquement indexical Semblable agrave la fumeacutee qui est un

indice de lrsquoexistence drsquoun feu qui en est la cause ou au tonnerre qui indique qursquoil y a eu un

eacuteclair ou encore agrave une odeur qui signale lrsquoexistence de quelque chose qui laquo sent raquo le bruit ou

les bruits sont des indices ou encore des symptocircmes de ce qursquoil y a quelqursquoun ou quelque

chose qui fait (volontairement ou involontairement) des mouvements qui font naicirctre le ou

les bruits

Trois points sont agrave preacuteciser pour eacuteviter tout malentendu Premiegraverement la laquo cause raquo du

bruit ou des bruits nrsquoest pas la chose ou la personne qui fait du bruit mais crsquoest le laquo faire raquo de

la chose ou de la personne crsquoest-agrave-dire ce que nous appelons par commoditeacute le mouvement

que fait X qui est agrave lrsquoorigine du ou des bruits Crsquoest la raison pour laquelle dans la

15 Possible avec lrsquointerpreacutetation que signifie ce silence 16 Preacutecisons deux choses il ne srsquoagit ni du sens de silence = laquo se taire raquo ni bien entendu de lrsquoexpression X faire silence (ougrave quelqursquoun obtient que drsquoautres cesses de faire du bruit ou de parler)

12

construction de cateacutegorisation un bruit de N il faut preacuteciser bien souvent par un preacutedicat

modificateur de N quel est le laquo mouvement raquo en question opeacutereacute par N Un N qui ne laquo bouge raquo

pas nrsquoa normalement pas de bruit Ainsi

Un bruit de voiture

suppose au moins que le moteur est en marche Une voiture au repos au garage ne fait

eacutevidemment pas de bruit Et si lrsquoon entend preacuteciser le type de bruit selon le type de

laquo mouvement raquo effectueacute il faut expliciter le mouvement en question (cf ci-dessus une voiture

qui deacuterape freine etc) Si diffeacuterents bruits sont possibles pour un mecircme laquo auteur raquo il est

souvent neacutecessaire de preacuteciser quel est le mouvement responsable du bruit en question la

mention seule de lrsquoauteur srsquoaveacuterant insuffisante Ainsi a-t-on difficilement

Un bruit drsquoeau17

mais plus facilement des SN avec des expansions qui parce qursquoils lient laquo mouvement raquo et

bruit produits apportent la speacutecification exigeacutee

Un bruit drsquoeau qui clapote qui ruisselle goutte

Le deuxiegraveme point est qursquoil nrsquoest pas neacutecessaire de voir quel le mouvement de X auquel

est rattacheacute indexicalement le bruit perccedilu La notion seacutemiotique drsquoindex srsquoapplique

preacuteciseacutement aux cas ougrave lrsquoobjet qui est signifieacute indexicalement par le signe indexical nrsquoest pas

immeacutediatement perceptible18 dans les cas donc ougrave lrsquoindex ou symptocircme reacutevegravele une entiteacute

(ou un pheacutenomegravene) cacheacute non directement accessible comme lrsquoillustre clairement le

pheacutenomegravene de la fiegravevre qui est le symptocircme drsquoun eacutetat non normal19 Le point important est

qursquoune telle relation autorise le deacutetachement du bruit par rapport agrave sa source on peut

percevoir le bruit deacutetacheacute de la source (mouvement de X) qui lrsquoa produit Avec le silence

nulle deacutependance ontologique et nul deacutetachement par rapport agrave une source

Troisiegraveme et dernier point le fait que bruit renvoie agrave un pheacutenomegravene indexical ne

signifie pas que bruit est lui-mecircme indexical Bruit est semblable en cela agrave fumeacutee tonnerre ou

odeur mecircme srsquoil deacutenote un pheacutenomegravene indexical il nrsquoest seacutemantiquement pas un signe

linguistique indexical Comme les noms fumeacutee tonnerre et odeur il a un sens symbolique

mais qui renvoie agrave une entiteacute agrave savoir le bruit qui lui est une entiteacute indexicale en ce qursquoil est

produit par un mouvement fait par un X Lagrave on le voit bruit retrouve son compegravere silence

qui bien entendu est aussi un signe symbolique et non indexical

5 Quelle est la massiviteacute de silence

La deuxiegraveme difficulteacute que nous avons releveacutee ci-dessus a trait agrave la deacutetermination de la

massiviteacute de silence Geacuteneacuteralement on ne srsquoarrecircte guegravere sur ce problegraveme parce que les noms

17 A noter qursquoon a fort bien le SN Le bruit de lrsquoeau ce qui met en relief le rocircle que jouent les constructions de cateacutegorisation du type N1 de N2 18 Voir ici les interjections et lrsquoexclamation en geacuteneacuteral qui sont le signe indexical drsquoune eacutemotion qursquoon ne perccediloit pas directement (Kleiber 2006) 19 Voir aussi le tonnerre ougrave bien souvent on nrsquoa pas perccedilu lrsquoeacuteclair qui le preacutecegravede

13

qui servent drsquoillustration agrave lrsquoopposition massif comptable sont des noms concrets mateacuteriels

(cf sable eau vin vs chien veacutelo arbre etc) qui en tant que tels donnent lieu agrave une massiviteacute

ou comptabiliteacute qui est transparente si sable est massif alors que chien est comptable crsquoest

parce qursquoune occurrence de sable nrsquoa pas de forme intrinsegraveque tandis qursquoune occurrence de

chien en a une Avec des noms non concrets dans le sens de laquo non mateacuteriels raquo les choses ne

sont pas aussi simples lrsquoabsence de substance rendant les choses un peu plus deacutelicates Nous

avons vu que pour bruit la massiviteacute reacutesidait dans lrsquoabsence de limites pour lrsquointensiteacute

sonore On srsquoattendrait donc agrave ce qursquoil en aille de mecircme pour son antonyme silence eacutetant

donneacute qursquoil se place dans le champ de la perception auditive Mais lagrave encore il nrsquoen va pas

tout agrave fait ainsi

La situation est il faut bien le reconnaicirctre complexe La raison en est la quasi-absence

de dimensions intrinsegraveques de silence Contrairement agrave bruit auquel srsquoattache lrsquoeacuteventail des

dimensions qui srsquoattachent aux sons et qui permettent de les distinguer silence ne reacutepond

pas agrave de semblables distinctions qualitatives puisqursquoil repreacutesente lrsquoabsence de bruit et donc

aussi lrsquoabsence de ces dimensions distinctives

Lrsquohypothegravese de lrsquointensiteacute peut malgreacute tout ecirctre envisageacutee Le fait que silence soit

lrsquoantonyme de bruit peut en effet inciter agrave attribuer eacutegalement agrave silence une indeacutetermination

drsquointensiteacute Contribuent agrave cette ideacutee lrsquoexistence de qualificatifs laquo intensifs raquo comme un silence

absolu complet total qui servent agrave exprimer qursquoil nrsquoy a pas de bruit du tout et lrsquoemploi de un

peu de silence pour signifier lsquoun peu moins de bruitrsquo Mais cela nrsquoest pas suffisant pour

assigner agrave silence une massiviteacute drsquointensiteacute On notera en premier lieu que un peu de silence

peut agrave cocircteacute de lsquoun peu moins de bruitrsquo aussi signifier lsquoun (court) moment de silencersquo mdash nous

y reviendrons ci-dessous mdash ce qui tire alors la massiviteacute du cocircteacute temporel En deuxiegraveme lieu

on soulignera que un silence absolu complet total et un peu de silence (dans le sens

drsquointensiteacute) reacutepondent en fait agrave un modegravele de quantification fondeacute sur celui de bruit

un silence absolu complet total = lsquoil nrsquoy a pas de bruit du toutrsquo

un peu de silence = lsquoun peu moins de bruitrsquo

Fait significatif la deacutetermination de silence par beaucoup de est tregraves rare alors qursquoelle est

tregraves freacutequente avec bruit Il en va de mecircme pour lrsquoexclamatif que de N qui nrsquoest possible

qursquoavec bruit

Que de silence

Que de bruit

alors que lrsquoexclamatif qualitatif Quel N convient aux deux

Quel silence

Quel bruit 20

20 Ce qui tend agrave montrer que Que de N et Quel N ne se confondent pas totalement lorsqursquoil srsquoagit de noms non concrets

14

Ces trois observations fragilisent lrsquohypothegravese drsquoune massiviteacute par la non saturation de

lrsquointensiteacute Celle-ci est rendue drsquoautant plus difficile que la notion de silence en tant

qursquoabsence de bruit est a priori eacuteloigneacutee de toute gradation srsquoil y a du bruit il nrsquoy a pas de

silence et srsquoil y a du silence il nrsquoy a pas de bruit On comprend du coup que lorsque le haut

degreacute srsquoinstalle avec lrsquoemploi des intensifs absolu complet et total (cf supra) crsquoest par

lrsquointermeacutediaire du gradatif bruit srsquoil ne peut y avoir theacuteoriquement plus ou moins de silence

il peut y avoir par contre plus ou moins de bruit et donc pas de bruit du tout crsquoest-agrave-dire un

silence absolu ou total Ce nrsquoest pas pour autant que silence est un nom massif agrave intensiteacute

indeacutetermineacutee

La piste temporelle eacutevoqueacutee ci-dessus semble en effet beaucoup plus pertinente elle

conduit agrave interpreacuteter la massiviteacute de silence comme une indeacutetermination de la dureacutee et agrave

postuler donc le temps comme eacutetant la dimension sur laquelle elle coulisse Crsquoest dire que du

silence reacutepond agrave une dureacutee indeacutetermineacutee de silence

Ce qui explique le caractegravere temporel de la massiviteacute de silence reacuteside dans la relation

asymeacutetrique qursquoil entretient avec bruit crsquoest le silence qui se trouve interrompu ou briseacute par

le bruit ou les bruits et non lrsquoinverse crsquoest-agrave-dire ce nrsquoest pas le bruit qui se trouve

appreacutehendeacute comme eacutetant briseacute ou coupeacute par le silence Le silence est en effet consideacutereacute

comme un eacutetat qui dure tant qursquoil nrsquoy a pas de bruit alors que le ou les bruits ne sont pas

appreacutehendeacutes comme eacutetant des dureacutees sonores que vient couper le silence21 La dureacutee est

ainsi une dimension basique du silence dimension sans laquelle il nrsquoexisterait pas et qui ne

se trouve pas intrinsegravequement borneacutee Il nrsquoy a en effet pas drsquointervalle de silence preacuteformateacute

crsquoest-agrave-dire drsquouniteacutes de silence conccedilues comme borneacutees a priori puisque seul le bruit ou les

bruits viennent briser de maniegravere contingente le silence et peuvent ainsi former des

intervalles espaces ou laquo morceaux raquo de silence eacutegalement contingents crsquoest-agrave-dire non

preacuteconstruits mais deacutelimiteacutes par la situation drsquooccurrence22

On rappellera drsquoabord en faveur de notre analyse que lrsquointerpreacutetation de un peu de

silence nrsquoest pas forceacutement intensive mais peut correspondre agrave lsquoun [court] moment de

silencersquo23 Comme un peu de est un reacuteveacutelateur du massif (Hilgert 2014) cette interpreacutetation

de un peu de silence est un argument non neacutegligeable pour reconnaicirctre agrave silence une

massiviteacute de nature temporelle Mais il y a un argument qui est beaucoup plus fort crsquoest celui

que constitue le type de substantifs quantificateurs (Benninger 1999) que peut prendre

silence pour apparaicirctre sous lrsquohabit drsquouniteacute Ces substantifs lorsqursquoils srsquoappliquent aux noms

21 Sauf bien entendu dans le sens de silence = lsquone pas parlerrsquo ougrave les silences viennent interrompre non pas le ou les bruits mais le cours de la chaicircne parleacutee 22 On soulignera une nouvelle fois que crsquoest juste le contraire avec lrsquoemploi de silence dans le sens de lsquone pas parlerrsquo emploi ougrave le silence peut srsquoinstaller comme le bruit le fait dans le silence dans la chaicircne discursive et donner ainsi lieu agrave des uniteacutes preacuteconstitueacutees de silence pouvant donc ecirctre compteacutees Dabs ce cas ce nrsquoest pas la parole qui rompt le silence mais le silence qui interrompt la parole 23 Il peut sans doute aussi correspondre agrave une interpreacutetation mecirclant les deux sens

15

massifs24 ont pour rocircle de borner les entiteacutes massives (Van de Velde 1995 et Benninger

1999) en speacutecifiant ou la forme (une goutte drsquoeau) ou la laquo quantiteacute raquo de lrsquooccurrence massive

agrave laquelle on les applique soit directement par un nom de mesure (un litre drsquoeau) soit

indirectement (un verre drsquoeau) Ils permettent donc mdash et crsquoest lagrave ce qui les rend preacutecieux mdash

de reacuteveacuteler par leur sens propre en quoi consiste la massiviteacute de lrsquoentiteacute massive agrave laquelle ils

srsquoappliquent Pour silence il srsquoagit de substantifs temporels qui parce qursquoils apportent des

bornes agrave la dureacutee de lrsquooccurrence de silence mettent en eacutevidence que la dimension massive

de silence qui se trouve borneacutee est bien celle du temps On aura ainsi un moment de silence ou

avec des noms de mesure de temps une minute une heure de silence Le point important est

que bruit mecircme srsquoil srsquoinscrit dans le temps accepte difficilement ce type de substantif

quantificateur La quantification temporelle preacutecise par une minute une heure ne lui est

certes pas inconnue mais elle est beaucoup moins naturelle qursquoavec silence comme le

montre lrsquoopposition entre les eacutenonceacutes suivants

Jrsquoaime les heures de silence qursquooffre la nuit

Je deacuteteste les heures de bruit que nous reacuteserve la grande ville

et bien souvent construite sur le modegravele de silence comme une minute de bruit que lrsquoon voit

apparaicirctre ccedilagrave et lagrave dans des manifestations en eacutecho ludique et contestataire agrave la

traditionnelle et commeacutemorative minute de silence On notera surtout en faveur de notre

hypothegravese que bruit ne paraicirct pas srsquoaccommoder de un moment de A la place de

() Il y eut un moment de bruit

crsquoest plutocirct le syntagme preacutepositionnel pendant un moment que lrsquoon trouve

Il y eut du bruit pendant un moment

ce qui tend agrave montrer drsquoune autre maniegravere que la massiviteacute de bruit nrsquoest pas drsquoordre

temporel comme celle de silence et ce qui ouvre en mecircme temps un autre deacutebat celui du

placement de bruit parmi les noms drsquoeacuteveacutenement25 avec comme conseacutequence une opposition

drsquoordre aspect lexical agrave un silence qui eacutevoluerait plutocirct dans la classe des noms drsquoeacutetats Cette

opposition bruit-nom drsquoeacuteveacutenement vs silence-nom drsquoeacutetat est-elle fondeacutee On trouvera chez

Kokochkina (2012) agrave propos du mot russe tišina (silence) une vue diffeacuterente originale

parce que lrsquoauteur considegravere que silence est eacutegalement aussi paradoxal que cela puisse

paraicirctre un nom drsquoeacuteveacutenement laquo (hellip) dans la langue le silence est vu comme un eacuteveacutenement

sonore et se rapporte agrave ce titre agrave ce qui est consideacutereacute intuitivement comme eacutetant une

sensation sonore raquo (Kokochkina 2012 323) Qursquoen est-il exactement pour le franccedilais Crsquoest

lagrave un deacutebat que nous ne poursuivrons pas aujourdrsquohui car le moment est venu de conclure

24 Ils peuvent aussi srsquoappliquer agrave des noms comptables (cf une flopeacutee de voitures un tas de voitures rouilleacutees etc) 25 Voir Gross et Kiefer (1995) Buvet et Blanco (2000) Vivegraves (2000) Dupuy-Engelhardt (2002) Gross (2012) etc

16

Pour conclure

En mecircme temps qursquoelle nous a permis drsquoapporter de nouvelles connaissances sur

lrsquoopposition massif comptable elle-mecircme surtout sur la variation des dimensions

responsables du trait massif ou comptable notre enquecircte a mis au clair plusieurs points

eacutenigmatiques de la seacutemantique de silence et de bruit en relation avec lrsquoopposition massif

comptable le statut double (massif comptable) inheacuterent de bruit la monovalence massive

de silence-lsquoabsence de bruitrsquo et la diffeacuterence de massiviteacute entre silence et bruit A plusieurs

endroits nous avons eacuteteacute ameneacute agrave sortir du cadre de notre analyse et agrave planter des questions-

balises pour de futures peacutereacutegrinations Avis donc aux amateurs de silence et de bruit(s) hellip

Bibliographie

1) Bartning I 1992 laquo La preacuteposition de et les interpreacutetations possibles du SN complexe

Essai drsquoapproche cognitive raquo Lexique 11 pp 163-191

2) Bartning I 1996 laquo Eleacutements pour une typologie des SN complexes en de en

franccedilais raquo Langue franccedilaise 109 pp 29-43

3) Benninger C 1999 De la quantiteacute aux substantifs quantificateurs Paris Klincksieck

4) Bunt HC 1985 Mass Terms and Model-Theoretic Semantics Cambridge Cambridge

University Press

5) Buvet P-A Blanco X 2000 laquo De lrsquoanalyse syntactico-seacutemantique du lexique agrave la

traduction automatique raquo BULAG 25 pp 69-87

6) Dupuy-Engelhardt H 2002 laquo Lrsquoidentiteacute cateacutegorielle du lexique allemand et franccedilais

de lrsquoaudible raquo in Dupuy-Engelhardt H et Montibus M-J (eacuteds) Parties du discours

seacutemantique perception cognition - Le domaine de lrsquoaudible Actes drsquoEUROSEM 2000

Reims Presses Universitaires de Reims 89-119 pp 11-34

7) Fasciolo M Lammert M 2014 laquo Connaissance directe et typologie nominale

comment les noms de couleurs et de bruits sont-ils deacutefinis raquo Travaux de linguistique

69 pp 91-109

8) Gross G 2012 Manuel drsquoanalyse linguistique Villeneuve drsquoAscq Presses

Universitaires du Septentrion

9) Gross G Kiefer F 1995 laquo La structure eacuteveacutenemetielle des substantifs raquo Folia

Linguistica 29 1 2 pp 43-65

10) Hilgert E 2014 laquo Un reacuteveacutelateur de massiviteacute lrsquoeacutenigmatique un peu de raquo Langue

Franccedilaise 183 pp 101-116

11) Kleiber G 2006 laquo Sur la seacutemiotique de lrsquointerjection raquo Langages 161 pp 9-23

12) Kleiber G 2010 laquo En quecircte de Enquecircte sur silence raquo in Gornikiewicz J Grzmil-

Tylutki H et Piechnik I (eacuteds) En quecircte de sens Etudes deacutedieacutees agrave Marcela

Swiatkowska Wydawnictwo Uniwersytetu Jagellonskiego Krakow pp 276-285

17

13) Kleiber G 2011 a laquo Types de noms le problegraveme des occurrences raquo Cahiers de

lexicologie 99 2 pp 49-69

14) Kleiber G 2011 b laquo Odeurs problegravemes drsquooccurrence raquo in Corminboeuf G et

Beacuteguelin M-J (eacuteds) Du systegraveme linguistique aux actions langagiegraveres Meacutelanges en

lrsquohonneur drsquoAlain Berrendonner Bruxelles De Boeck pp 301-313

15) Kleiber G 2012 a laquo Occurrences massives et occurrences comptables quelques

observations raquo in Dutka-Mankowska A Kieliszczyk A et Pilecka E (eacuteds)

Grammaticis Unitis Meacutelanges offerts agrave Bohdan Krzysztof Bogacki Varsovie

Wydawnictwa Uniwerssytetu Warszawskiego pp 199-207

16) Kleiber G 2012 b laquo De la deacutenomination agrave la deacutesignation le paradoxe ontologico-

deacutenominatif des odeurs raquo Langue Franccedilaise 174 pp 46-58

17) Kleiber G 2013 a laquo Lrsquoopposition Nom comptable Nom massif et la notion

drsquooccurrence raquo Cahiers de lexicologie 103 2 pp 85-106

18) Kleiber G 2013 b laquo Constructions laquo olfactives raquo le cas de [Deacutet] odeur + de + N2 raquo

Cahiers de lexicologie 102 1 pp 151-168

19) Kleiber G 2013 c laquo Y a-t-il des noms drsquoodeurs raquo in Casanova Herrero E et Calvo

Rigual C (eds) Actes del 26e Congreacutes de Linguumliacutestica i Filologia Romagraveniques (Valegravencia

6-11 de setembre de 2010) Berlin Walter de Gruyter Vol 3 pp 223-234

20) Kleiber G (eacuted) 2014 a Les noms agrave la croiseacutee du massif et du comptable Langue

Franccedilaise ndeg183

21) Kleiber G 2014 b laquo Massif comptable et noms de proprieacuteteacutes raquo Langue Franccedilaise

183 pp 71-86

22) Kleiber G 2014 c laquo Lorsque lrsquoopposition massif comptable rencontre les noms

superordonneacutes raquo Travaux de linguistique 69 pp 11-34

23) Kleiber G 2014 d laquo Cocircteacute comptable cocircteacute massif remarques sur les noms

superordonneacutes raquo in Cozma Ana-Maria Bellachhab Abdelhadi et Pescheux Marion

(eacuteds) Du sens agrave la signification De la signification aux sens Bruxelles Peter Lang pp

31-45

24) Kleiber G et Azzouzi A 2011 laquo La seacutemantique de silence ne se fait pas sans hellip bruit raquo

LrsquoInformation Grammaticale ndeg 128 pp 16-22

25) Kleiber G 2015 laquo Occurrences et noms raquo Langue franccedilaise 185 pp 113-125

26) Kleiber G et Vuillaume M 2011 laquo Seacutemantique des odeurs raquo Langages 181 pp 17-

36

27) Kokochkina I 2012 laquo Le paradoxe du silence russe raquo in Frath P Bourdier V

Breacutehaux K Hilgert E Dunphy-Blomfield J (eacuteds) Res per Nomen III Reacutefeacuterence

conscience et sujet eacutenonciateur Reims EPURE pp 313-325

28) MelrsquoCuk I et Polguegravere A 2007 Le lexique actif du franccedilais Bruxelles De Boeck

18

29) Van de Velde D 1995 Le spectre nominal Des noms de matiegravere aux noms

drsquoabstraction Paris-Louvain Editions Peeters

30) Vivegraves R 2000 laquo Quelques remarques agrave propos des preacutedicats de ltbruitgt 2000 in

Buvet P-A Colas-Matthieu M et Lepesant D (eacuteds) Lexique Syntaxe et Seacutemantique

Meacutelanges offerts agrave Gaston Gross agrave loccasion de son 60e anniversaire Numeacutero Hors

Seacuterie BULAG (Centre Tesniegravere Besanccedilon) pp 71-79

19

De la perception auditive au mot fonctionnement des verbes de bruit

associeacutes aux animaux dans les langues slaves

Irina KOR CHAHINE (Universiteacute Nice Sophia Antipolis BCL)

Tanja MILOSAVLJEVIC (Universiteacute Nice Sophia Antipolis BCL)

Paulina STOKOSA (Aix-Marseille Universiteacute ECHANGES)

0 Preacuteambule

Nous voudrions commencer cet article en relevant un fait reacutecent qui a provoqueacute un

gros scandale au Royaume-Uni Fin septembre 2014 dans une conversation priveacutee le

Premier ministre britannique David Cameron dit en parlant de la reine Elizabeth II qursquoelle

laquo purred with satisfaction raquo (laquo ronronnait de satisfaction raquo) en apprenant les reacutesultats du

referendum sur lrsquoindeacutependance de lrsquoEcosse26 Pourquoi ce commentaire avait-il susciteacute une

poleacutemique En fait le verbe purr en anglais est directement associeacute au ronronnement du

chat et la reine en raison de son statut ne peut pas laquo ronronner raquo Dans drsquoautres

circonstances ce verbe pouvait tregraves bien srsquoemployer pour deacutecrire une reacuteaction positive que

nrsquoimporte qui pourrait avoir dans une conversation priveacutee Mais dans ce cas preacutecis lorsqursquoon

applique ce verbe agrave la reine lrsquoassociation agrave un animal ne peut qursquoavoir un effet deacutepreacuteciatif

Le preacutesent article portera preacuteciseacutement sur ce type de verbes qui dans leurs emplois

premiers deacutesignent les cris et les bruits eacutemis par les repreacutesentants du monde animal au sens

large et qui dans leurs emplois secondaires srsquoappliquent eacutegalement aux humains ou encore

aux objets et aux eacuteleacutements de la nature Faute de place nous ne parlerons que du cas des

humains

Pour rester dans la theacutematique des communications consacreacutees agrave la perception nous

prendrons surtout en compte la relation qui existe entre notre perception du monde animal

et la lexicalisation des cris et bruits eacutemis par les animaux et nous parlerons des onomatopeacutees

et des verbes associeacutes aux animaux dans les trois langues slaves ndash le russe le polonais et le

serbe Une eacutetude approfondie de cette classe de verbes permet de mettre en eacutevidence drsquoune

part un parcours dit laquo logique raquo de la perception auditive vers le mot agrave travers sa

reproduction sonoreacoustique mais de lrsquoautre elle deacutemontre lrsquoimportance de la

perception visuelle pour la seacutemantique de ces lexegravemes

Dans cet article nous allons nous appuyer sur les donneacutees collecteacutees dans le cadre

drsquoun projet international auquel nous avons participeacute et qui avait pour objet drsquoeacutetude les

verbes de bruit associeacutes aux animaux dans les langues naturelles et les modegraveles de leur

meacutetaphorisation Ce projet a eacuteteacute meneacute conjointement avec une eacutequipe russe coordonneacutee par

EV Rakhilina Il avait pour objectif de deacutemontrer le caractegravere structureacute de ce type de lexique

26 httpwwwabcnetaunews2014-09-25 consulteacute le 28092014

20

pour appuyer une thegravese sur le bien-fondeacute de lrsquoapproche typologique du lexique Un volume

collectif drsquoarticles est actuellement en cours drsquoeacutedition aux PUP

1 Introduction

En regravegle geacuteneacuterale les espegraveces animales que nous cocirctoyons eacutemettent quasiment les

mecircmes cris ou bruits quel que soit lrsquoendroit ougrave ils vivent on peut lrsquoaffirmer pour les

animaux domestiques ou domestiqueacutes comme le chien et le chat mais aussi pour le cochon

la poule le coq le canard le cheval la vache etc Il en va de mecircme pour les animaux

sauvages comme lrsquoours le loup le tigre lrsquoeacuteleacutephanthellip les oiseaux ndash le coucou les pigeonshellip -

ou encore les batraciens ndash le serpent la grenouillehellip - et les insectes ndash le moustique la

mouche lrsquoabeille Les cris et bruits eacutemis par ces espegraveces sont universels et ne deacutependent que

de lrsquoespegravece elle-mecircme Les hommes disposant drsquoun mecircme appareil phonatoire devraient

percevoir les mecircmes cris ou bruits de la mecircme faccedilon indeacutependamment de leur lieu

drsquohabitation Or notre perception du monde animal est fortement influenceacutee par notre

culture et avant mecircme drsquoentendre le cri ou le bruit produit par tel ou tel animal lrsquoenfant

apprend agrave travers lrsquoadulte les sons conventionnels propres agrave sa langue (voir aussi Rubinstein

2005) Crsquoest ainsi que pour le cri du cochon il apprendra agrave dire oink-oink en anglais xrju-xrju

en russe chrum-chrum en polonais ou encore coui coui groin-groin et parfois grouic en

franccedilais (Enckell amp Reacutezeau 2003 41) On voit ainsi des diffeacuterences phoneacutetiques notables

entre le son perccedilu et sa lexicalisation dans les diffeacuterentes langues

Ces formes qui integravegrent le systegraveme linguistique de chaque langue repreacutesentent les

imitations sonores les onomatopeacutees Il srsquoagit de formes iconiques qui ont eacuteteacute creacuteeacutees de

maniegravere conventionnelle et intentionnelle pour repreacutesenter un bruit produit par lrsquoanimal

Assez curieusement la fideacuteliteacute avec laquelle on tente de reproduire le bruit ne garantit pas

que la forme obtenue sera bien assimileacutee par la langue Bien au contraire plus la forme se

rapproche de la description moins elle est naturelle pour la langue et moins elle est

assimileacutee par celle-ci (Reformatskij 1966 103 citeacute dans Šaronov 2008 98) Le dictionnaire

des onomatopeacutees franccedilaises cite plusieurs exemples litteacuteraires de ces formes non

conventionnelles (cf toujours agrave propos du cochon Enckell amp Reacutezeau 2003 41)

1) Sitocirct que jrsquoeacutetais dans la cour il frottait son groin contre mes jambes en faisant

Crrro crrrohellip (J Anglade Le Voleur de coloquintes 1972 49)

2) On entend la voix du porc Rrrff rrrff [hellip] ARLEQUIN Oh mon bon petit Rrrff rrrff

tu mrsquoas sauveacute la vie LE PORC Rrrff rrrff (L-E Duranty laquo La Trageacutedie drsquoArlequin raquo

Theacuteacirctre des marionnettes 1995 [1862] 73-74)

21

Les formes crrro crrro et rrrff rrrff sont difficilement compreacutehensibles en dehors du

contexte mecircme si elles semblent transmettre plus fidegravelement les sons produits par les

cochons Ce qui nous inteacuteresse ici ce sont les formes conventionnelles les onomatopeacutees

attesteacutees dans chaque langue qui renverront sans eacutequivoque agrave lrsquoanimal-eacutemetteur du son

Du point de vue de leur nature grammaticale on envisage souvent les onomatopeacutees

dans le cadre de la cateacutegorie des interjections Lrsquoune des diffeacuterences entre les deux formes

eacutetant que lrsquoonomatopeacutee sert agrave repreacutesenter un bruit laquo pur raquo accompagneacute eacuteventuellement

drsquoune ideacutee de rapiditeacute alors que lrsquointerjection srsquoemploie surtout pour transmettre les

eacutemotions eacuteprouveacutees par lrsquohomme Si cette affirmation semble juste pour les onomatopeacutees

traduisant les bruits des objets le cas des onomatopeacutees laquo animales raquo semble partager les

caracteacuteristiques seacutemantiques de chacune de ces deux classes Ainsi ces onomatopeacutees

servent bien agrave reproduire un bruit mais ce bruit sera geacuteneacuteralement caracteacuteristique drsquoun

certain eacutetat dans lequel se trouve lrsquoanimal il peut srsquoagir de la colegravere ou de la menace (chien)

de la peur (cochon) de la satisfaction (chat) etc De ce fait on peut dire que ces

onomatopeacutees traduisent eacutegalement les eacutemotions tout comme le font les interjections

Lorsque les onomatopeacutees laquo animales raquo srsquoappliquent par extension agrave lrsquohomme ce sont

drsquoailleurs ces caracteacuteristiques seacutemantiques qui remontent au premier plan Crsquoest ainsi que

dans lrsquoanecdote concernant la reine Elizabeth II le verbe purr sert surtout agrave transmettre

lrsquoideacutee de satisfaction et nullement agrave rendre par imitation le son qursquoelle ait pu eacutemettre

2 De lrsquoonomatopeacutee au verbe

Si le son produit par un animal est repreacutesenteacute par une forme onomatopeacuteique le fait

de produire ce bruit requiert geacuteneacuteralement dans les langues lrsquoemploi drsquoune construction En

regravegle geacuteneacuterale les langues ayant un systegraveme morphologique peu deacuteveloppeacute (comme par

exemple les langues drsquoAsie) se servent drsquoune construction associant lrsquoonomatopeacutee au verbe

lsquofairersquo lsquodirersquo lsquocrierrsquo Crsquoest drsquoailleurs cette mecircme construction que lrsquoon trouve dans les

langues europeacuteennes lorsqursquoon pose la question aux petits enfants que fait le chien

comment fait le chat etc Dans les langues agrave morphologie plus deacuteveloppeacutee comme les

langues slaves entrent en jeu les proceacutedeacutes deacuterivationnels qui permettent drsquointeacutegrer les

onomatopeacutees laquo animales raquo dans la langue sous forme verbale Voici quelques exemples de

ces formations

Nom de

lrsquoanimal

Onomatopeacutees et verbes associeacutes

en russe en polonais en serbe

Coq kukareku - kukarekatrsquo kukuryku ne pieć kukuriku - kukurikati

Coucou ku-ku - kukovatrsquo ku-ku - kukać

kukować ku-ku - kukati

Chegravevre bouc megraveegraveegrave - mekatrsquo meee - meczeć meee - meketati

22

Canard krja-krja - krjakatrsquo kwa-kwa - kwakać kva-kva - kvakati

Chat mjau - mjaukatrsquo miau - miauczeć mjau - mjaukati

La question de correspondance entre le bruit reproduit dans une onomatopeacutee et le

verbe qui lui est associeacute nrsquoest pas une question simple Les verbes de bruit qui sont associeacutes

agrave ces animaux peuvent prendre pour base une racine onomatopeacuteique Cette origine

onomatopeacuteique des verbes peut ecirctre transparente (ru krja-krja ndash krjakatrsquo ltcanardgt pl kwa-

kwa ndash kwakać ltcanardgt srb kva-kva ndash kvakati ltcanardgt) ou ne pas lrsquoecirctre (pl chau-chau ndash

szczekać ltchiengt ru uuu ndash vytrsquo ltloupgt srb av-av ndash lajati ltchiengt) certains animaux mecircme

si leur cri a eacuteteacute lexicaliseacute dans une onomatopeacutee ndash comme le cri de lrsquoacircne en russe qui fait ia-ia

ndash nrsquoont pas de verbe speacutecifique pour deacutesigner leur cri

Par ailleurs chaque langue utilise ses propres proceacutedeacutes deacuterivationnels pour creacuteer les

verbes Et parfois une base onomatopeacuteique se retrouve dans deux verbes diffeacuterents qui vont

laquo se speacutecialiser raquo drsquoapregraves le type de sujet que repreacutesente un eacutemetteur sonore Crsquoest le cas

notamment des couples russes šipetrsquo ndash šikatrsquo treščatrsquo ndash treskatrsquosja Formeacutes sur les

onomatopeacutees ši(p) et tr-tr les eacuteleacutements onomatopeacuteiques ši et tresk forment deux verbes le

verbe šipetrsquo srsquoapplique aux serpents tandis que le verbe šikatrsquo srsquoapplique aux humains quand

ils prononcent le son š pour demander qursquoon se taise Drsquoailleurs la forme š fait office de

symbole sonore signifiant laquo silence raquo dans drsquoautres langues cf hush en anglais par

exemple (Oswalt 1994 298) ou chut en franccedilais27

De mecircme le verbe treščatrsquo srsquoapplique surtout aux sauterelles alors que treskatrsquosja

sous sa forme pronominale est un verbe de bruit qui eacutevoque le craquement du bois sec Mais

parfois lrsquoun des verbes speacutecifiques disparaicirct au profit drsquoun autre Crsquoest ainsi que les verbes

russes piščatrsquo ndash piskatrsquo eacutetaient diffeacuterencieacutes agrave la fin du 19e s par le dictionnaire de Dahl piščatrsquo

srsquoappliquait aux souris et aux enfants alors que piskatrsquo totalement vieilli actuellement

renvoyait aux poussins myšrsquo piščit a cypljonok piskaet (Dahl 1863-66)

Dans ce grand reacutepertoire de verbes associeacutes aux animaux nous prendrons un

exemple qui illustre agrave sa maniegravere les relations qui existent entre la perception auditive et la

reproduction des sons eacutemis par les animaux sur lrsquoexemple des langues slaves ainsi que

lrsquoeacutevolution seacutemantique du mot obtenu qui se produit dans diffeacuterentes langues Il srsquoagit du

son associeacute au cri du coucou ndash ku-ku

3 Le cas de ku exemple drsquoune eacutevolution

Dans les langues slaves on trouve les verbes formeacutes agrave partir drsquoeacuteleacutements

onomatopeacuteiques ku-ku associeacutes au cri du coucou ndash ru kukovatrsquo pl kukać srb kukati

Lrsquoeacuteleacutement onomatopeacuteique ku interpreacuteteacute par les dictionnaires eacutetymologiques comme

27 Nous remercions le relecteur anonyme drsquoavoir attireacute notre attention sur ce fait

23

signifiant laquo crier raquo a donneacute la racine kuk-28 drsquoougrave est issu dans certains dialectes russes le

verbe ancien kukatrsquo qui signifiait laquo donner de la voix rouspeacuteter ecirctre triste pleurer raquo (Dahl

1863-66)29 et qui est actuellement attesteacute en serbe avec le sens de laquo pleurer geacutemir se

lamenter raquo

Il est remarquable qursquoen russe le verbe kukatrsquo aurait eacutegalement influenceacute un autre

verbe de bruit cette fois associeacute au chien ndash le verbe skulitrsquo laquo geacutemir ltchiengt raquo ndash qui se

serait produit de la fusion des deux verbes skolitrsquo laquo dial hurler geacutemir ltchiengt raquo et

skučatrsquo (kukatrsquo) (Vasmer 1950-58) cf dans les dialectes ndash (sobaka) skučit laquo (le chien)

geacutemit raquo (Dahl IV 193 citeacute drsquoapregraves Vasmer 1950-58) Le sens premier des mots skuka

laquo ennui raquo skučatrsquo laquo srsquoennuyer raquo nrsquoest apparu qursquoau deacutebut du 18e s qui est

vraisemblablement laquo inquieacutetude raquo laquo attente raquo laquo eacutetat de deacutesespoir lors qursquoon a envie

de hurler raquo etc (Černyx 1993 II 172) se retrouve bien dans les emplois du verbe

skulitrsquo ltchiengt en russe moderne

Mais ce verbe totalement disparu en russe a aussi donneacute en russe moderne le verbe skučatrsquo

au sens de laquo srsquoennuyer raquo (Preobraženskij in Vasmer 1950-1958)

Par ailleurs en russe moderne il y a eu un rapprochement seacutemantique entre le verbe

laquo animal raquo kukovatrsquo ltcoucougt et le verbe qui en est eacutetymologiquement proche skučatrsquo

laquo srsquoennuyer raquo (voir ci-dessus) Ainsi alors qursquoil continue agrave ecirctre associeacute au cri du coucou le

verbe kukovatrsquo a pris le sens de laquo srsquoennuyer raquo

3 Le cas de ku exemple drsquoune eacutevolution

Dans les langues slaves on trouve les verbes formeacutes agrave partir drsquoeacuteleacutements

onomatopeacuteiques ku-ku associeacutes au cri du coucou ndash ru kukovatrsquo pl kukać srb kukati

Lrsquoeacuteleacutement onomatopeacuteique ku interpreacuteteacute par les dictionnaires eacutetymologiques comme

signifiant laquo crier raquo a donneacute la racine kuk-30 drsquoougrave est issu dans certains dialectes russes le

verbe ancien kukatrsquo qui signifiait laquo donner de la voix rouspeacuteter ecirctre triste pleurer raquo (Dahl

1863-66)31 et qui est actuellement attesteacute en serbe avec le sens de laquo pleurer geacutemir se

lamenter raquo

28Drsquoougrave viendraient en russe les appellations de coucou laquo kukuška raquo et de poule laquo kurica raquo mais aussi les verbes kukovatrsquo ltcoucougt et kukarekatrsquo ltcoqgt ayant les bases onomatopeacuteiques ku-ku et kukareku respectivement 29Ce verbe appliqueacute exclusivement agrave lrsquohomme est attesteacute en slovegravene (k kati laquo ecirctre triste raquo) on le retrouve encore en serbe sous une forme adjectivale (kukav laquo triste raquo) 30Drsquoougrave viendraient en russe les appellations de coucou laquo kukuška raquo et de poule laquo kurica raquo mais aussi les verbes kukovatrsquo ltcoucougt et kukarekatrsquo ltcoqgt ayant les bases onomatopeacuteiques ku-ku et kukareku respectivement 31Ce verbe appliqueacute exclusivement agrave lrsquohomme est attesteacute en slovegravene (k kati laquo ecirctre triste raquo) on le retrouve encore en serbe sous une forme adjectivale (kukav laquo triste raquo)

24

Il est remarquable qursquoen russe le verbe kukatrsquo aurait eacutegalement influenceacute un autre

verbe de bruit cette fois associeacute au chien le verbe skulitrsquo laquo geacutemir ltchiengt raquo qui serait

produit de la fusion des deux verbes skolitrsquo laquo dial hurler geacutemir ltchiengt raquo et skučatrsquo

(kukatrsquo) (Vasmer 1950-58) cf dans les dialectes ndash (sobaka) skučit laquo (le chien) geacutemit raquo

(Dahl IV 193 citeacute drsquoapregraves Vasmer 1950-58) Le sens premier des mots skuka

laquo ennui raquo skučatrsquo laquo srsquoennuyer raquo nrsquoest apparu qursquoau deacutebut du 18e s est

vraisemblablement laquo inquieacutetude raquo laquo attente raquo laquo eacutetat de deacutesespoir lors qursquoon a envie

de hurler raquo etc (Černyx 172) se retrouve bien dans les emplois du verbe skulitrsquo

ltchiengt en russe moderne

Mais ce verbe totalement disparu en russe a aussi donneacute en russe moderne le verbe skučatrsquo

au sens de laquo srsquoennuyer raquo (Preobraženskij in Vasmer 1950-1958)

Par ailleurs en russe moderne il y a eu un rapprochement seacutemantique entre le verbe

laquo animal raquo kukovatrsquo ltcoucougt et le verbe qui lui est eacutetymologiquement proche skučatrsquo

laquo srsquoennuyer raquo (voir ci-dessus) Ainsi alors qursquoil continue agrave ecirctre associeacute au cri du coucou le

verbe kukovatrsquo a pris le sens de laquo srsquoennuyer raquo

3) Ejo neredko sprašivali počemu ona kukuet tut v odinočestve kogda u nejo muž v

Evrope brat v Amerike i ona otvečala laquo Mne i zdesrsquo xorošo raquo (G Markosjan-Kasper

Kariatidy laquo Zvezda raquo 2003)

On lui a souvent poseacute la question de savoir pourquoi elle vivait seule alors que son

mari eacutetait en Europe son fregravere ndash en Ameacuterique et elle reacutepondait laquo Mais je suis bien ougrave

je suis raquo

On trouve ici un exemple tregraves inteacuteressant de lrsquoeacutevolution drsquoun lexegraveme Drsquoun cocircteacute on

observe qursquoau niveau synchronique le verbe kukovatrsquo qui renvoie au coucou manifeste un

eacutelargissement seacutemantique (cri drsquooiseau gt comportement) la perception auditive associe ici

lrsquoideacutee du son agrave la perception visuelle agrave lrsquoideacutee que les Russes se font du comportement de cet

oiseau qui megravene une laquo vie raquo solitaire Drsquoun autre cocircteacute au niveau diachronique on observe

que ce nouveau sens nrsquoest autre chose que le retour vers sa composante eacutetymologique et que

lrsquoapparition de cette seacutemantique a eacuteteacute conditionneacutee par des rapports complexes entre tous

ces eacuteleacutements Drsquoailleurs dans quelques autres langues slaves ces deux significations ndash le cri

du coucou et le comportement humain solitaire ndash sont exprimeacutes par le mecircme verbe Crsquoest le

cas du serbe kukati laquo crier comme un coucou raquo et laquo pleurer geacutemir se lamenter raquo mais aussi

du bulgare kukam laquo je crie comme un coucou raquo laquo je reste seul jrsquohabite seul raquo (Vasmer 1950-

1958)

25

De son cocircteacute ayant agrave lrsquoorigine le mecircme eacuteleacutement kuk le verbe deacutesignant le cri du coq et

issu drsquoune base onomatopeacuteique kukareku est plus rare dans les langues slaves Il est attesteacute

en russe kukarekatrsquo et en serbe kukurikati (mais aussi ukr kukurikaty slovaque kikiriacutekať

lrsquointerjection eacutetant laquo kikirikiacute raquo) mais pas en polonais ougrave le cri du coq est lexicaliseacute dans le

verbe laquo animal raquo pieć ltcoqgt alors que son cognat russe petrsquo laquo chanter raquo lui est utiliseacute comme

verbe geacuteneacuterique pour tout eacutemetteur (homme ou certains animaux y compris le coq)

Sur ce point la situation en polonais est semblable agrave celle que lrsquoon trouve en franccedilais

ougrave lrsquoonomatopeacutee cocorico nrsquoa pas donneacute de verbe speacutecifique pour designer le cri du

coq Mais agrave la diffeacuterence du franccedilais le polonais associe au coq un type de chant

particulier plutocirct par analogie agrave des humains ndash pieć ltcoqgtspiewać lthommegt les

deux verbes ayant une racine commune

Le verbe kukarekatrsquo creacuteeacute agrave partir de cette onomatopeacutee est visiblement assez reacutecent

Seul le dictionnaire eacutetymologique de Šanskij (1971) en fait une mention tregraves bregraveve Le

premier exemple du Corpus national russe (ruscorporaru) date des anneacutees 30 du 19e s et

outre son emploi primaire il est souvent employeacute en tant que verbe de parole

4) Kak-to v prazdnik zabežal v kazarmu voenkom Čurkin kurarekal - Revoljucija hellip

Kontrrevoljucijahellip Mir bez anneksij i kontribucijhellip (А Vesjolyj Rossija krovrsquoju

umytaja 1924-1932)

Un jour pendant la fecircte le commandant Tchourkin srsquoest preacutecipiteacute en courant dans le

camp il criait comme un coq (litt cocorico) ndash Reacutevolutionhellip Contrereacutevolutionhellip Le

monde sans annexion ni contributionhellip

5) No ne mog že ja kak v romanax devjatnadcatogo veka povjazatrsquo galstuk kupitrsquo

rozu i kurarekatrsquo pro ljubovrsquo (А Gladilin Bolrsquošoj begovoj denrsquo (1976-1981))

Mais je ne pouvais quand mecircme pas comme cela se faisait dans les romans du

XIXegraveme mettre ma cravate acheter une rose et parler drsquoamour en le criant fort

comme un coq

Il est inteacuteressant de constater qursquoen russe le verbe kukarekatrsquo ltcoqgt peut eacutegalement

veacutehiculer le sens de laquo srsquoennuyer rester seul raquo et devenir synonyme de kukovatrsquo ltcoucougt

Sensiblement moins freacutequent que ce dernier ru kukarekatrsquo ltcoqgt privileacutegie les contextes au

futur ou dans les constructions avec lrsquoimpeacuteratif Cette preacutefeacuterence contextuelle ougrave le verbe de

bruit garde une forme invariable ndash comme avec le futur imperfectif ndash forme infinitive agrave

laquelle srsquoajoute un auxiliaire agrave mode fini srsquoexplique sans doute par un degreacute plus faible de

lexicalisation on vesrsquo denrsquo doma kukarekaet (il-toute-lajourneacutee-agravelamaison-criecocorico)

26

srsquoappliquera plus facilement agrave un coq qursquoagrave un homme En plus les exemples avec kukarekatrsquo

tireacutes du corpus sont beaucoup plus reacutecents

6) Spasibo Anja Kotljar zanesla ej kusoček masla i paru jaic inače ona mogla by sidetrsquo

i kukarekatrsquo so svoim xrustalrsquonym Degtjarčikom (А Lrsquovov Dvor (1981))

Merci agrave Ania Kotliar qui lui a apporteacute un morceau de beurre et deux œufs sinon elle

aurait pu rester seule agrave se tourner les pouces avec son fragile Degtiarchik

7) Ne budet že on vesrsquo denrsquo doma kukarekatrsquo kogda na dvore ijunrsquo (E Kozyrjova

Damskaja oxota (2001))

Il ne va pas quand mecircme rester toute la journeacutee enfermeacute agrave la maison alors qursquoon est

en plein mois de juin

Mais les deux verbes peuvent eacutegalement srsquoemployer dans les mecircmes contextes

8) () na polnoj skorosti čego dobrogo nedolgo zaletetrsquo na melrsquo ndash potom kukuj (V

Rasputin Proščanie s Matjoroj (1976))

(hellip) lanceacute agrave toute vitesse on risque de rester coinceacute sur un banc de sable ndash et apregraves

que fera-t-on (litt crie coucou )

9) Nado eščo sxoditrsquo xorošik dosok s potolka ili s pola vydratrsquo Na zapasnye vjosla

Slomaetsja veslo potom kukarekaj (B Ekimov Na xutore laquo Novyj Mir raquo 2002)

Il faut encore chercher de bonnes planches du plancher ou du sol Pour en faire des

rames de secours Si une rame casse que fera-t-on (litt crie cocorico )

A la diffeacuterence du russe le verbe polonais kukać ltcoucougt est un cas inteacuteressant de

lrsquoassociation de la perception auditive et de la perception visuelle Ce verbe nrsquoa pas

deacuteveloppeacute les significations constateacutees dans les verbes russe (kukovatrsquo ltcoucougt) et serbe

(kukati ltcoucougt) avec le sens de laquo srsquoennuyer raquo vu plus haut Mais on trouve en polonais

plutocirct parleacute une seacutemantique tout agrave fait singuliegravere

10) Kukałam na zegarek kilka razy kiedy na ciebie czekałam

Jai veacuterifieacute plusieurs fois lheure en trsquoattendant

11) Kuknij przez okno czy czasem tata tam nie idzie

Regarde par la fenecirctre si tu vois papa venir

12) Cały czas na dyskotece kukał na ciebie

27

A la discothegraveque il trsquoa lanceacute des regards pendant une heure

Lrsquoassociation entre lrsquoeacutemission sonore (le cri du coucou) et la perception visuelle

controcircleacutee (le fait de regarder) est assez singuliegravere Les informateurs polonais expliquent

cette seacutemantique chez le verbe kukać par lrsquoimage drsquoune horloge agrave coucou qui eacutemet un son

reacutegulier lorsque lrsquooiseau sort de sa maison Mais mecircme si les informateurs polonais associent

spontaneacutement le fait de jeter des regards agrave lrsquoimage drsquoun coucou meacutecanique qui sort de sa

maison-horloge il est peu probable que ce soit le reacutesultat drsquoun glissement seacutemantique agrave

partir drsquoun des verbes de bruit que nous avons observeacutes Compte tenu des transferts

seacutemantiques connus dans les langues il srsquoagit ici selon toute probabiliteacute drsquoune seacutemantique

apparue sous lrsquoinfluence de lrsquoallemand (all parleacute guckenou kucken lsquoregarder qqch (souvent

avec curiositeacute)rsquo (plus de deacutetails dans Rakhilina agrave paraicirctre)

Conclusion

En conclusion il convient de reprendre trois points essentiels concernant le

fonctionnement de ce type de lexique

les onomatopeacutees laquo animales raquo partagent les caracteacuteristiques seacutemantiques de la classe

des onomatopeacutees en reproduisant un bruit produit par un animal mais drsquoun autre

cocircteacute elles se rapprochent de la classe des interjections en transmettant un eacutetat

psychique particulier dans lequel se trouve cet animal crsquoest sur cette dominante

eacutemotionnelle que se fonde geacuteneacuteralement la meacutetaphore

dans les langues slaves les onomatopeacutees laquo animales raquo repreacutesentent une source

importante pour la deacuterivation des verbes qui ne sont pas uniquement associeacutes aux

animaux et peuvent laquo se speacutecialiser raquo sur un type particulier drsquoeacutemetteur (beacutebeacute

artefact etc)

une base onomatopeacuteique commune peut aussi donner des verbes diffeacuterents dans

diffeacuterentes langues slaves lrsquoeacutevolution seacutemantique de ces verbes se poursuit ensuite

de maniegravere indeacutependante ndash ducirc aux speacutecificiteacutes culturelles ndash de sorte qursquoon nrsquoobserve

pas toujours la mecircme seacutemantique drsquoune langue agrave lrsquoautre mecircme srsquoil srsquoagit de formes

cognats (cf lrsquoexemple de lrsquoeacuteleacutement ku)

Ainsi donc mecircme srsquoil srsquoagit de la mecircme situation de production sonore (par lrsquoanimal) et

de sa perception auditive (par lrsquohomme) concernant des cris et bruits produits par les

animaux la reproduction de ces sons sera diffeacuterente dans chaque langue Mais une tendance

geacuteneacuterale se profile plus on srsquoeacuteloigne de la composante sonore et de lrsquoonomatopeacutee plus le

sens du lexegraveme notamment du verbe srsquoenrichit et lagrave on observe que crsquoest lrsquoensemble des

paramegravetres accompagnant la perception auditive qui entre en jeu

28

Bibliographie

1) Černyx Pavel Ja 1993 Istoriko-egravetimologičeskij slovarrsquo sovremennogo russkogo

jazyka Moskva Russkij jazyk

2) Enckell Pierre Reacutezeau Pierre 2003 Dictionnaire des onomatopeacutees Paris PUF

3) Dahl Vladimir I 1863-66 Tolkovyj slovarrsquo živogo velikorusskogo jazyka In t 4 St-

P on-line version

4) Oswalt Robert L 1994 laquo Inanimate imitative in English raquo in Sound symbolism

(eds) Leanne Hinton Johanna Nichols John J Ohala Cambridge Cambridge

University Press pp 293-306

5) Rakhilina Ekaterina (agrave paraicirctre) laquo Structure des transferts meacutetaphoriques raquo in

Nommer le bruit PUP

6) Reformatskij Aleksandr 1966 laquo Nekanoničeskaja fonetika raquo Razvitie fonetiki

sovremennogo russkogo jazyka M pp 96-109

7) Šanskij Nikolaj 1971 Etimologičeskij slovarrsquo russkogo jazyka Moskva MGU

8) Šaronov Igor 2008 Meždometija v reči tekste i slovare Moskva RGGU

9) Sound symbolism 1994 (eds) Leanne Hinton Johanna Nichols John J Ohala

Cambridge Cambridge University Press

10) Vasmer Max 1950-1958 Etimologičeskij slovarrsquo accessible depuis

httpvasmernarodru

29

Phraseacuteologie de la perception et creacuteativiteacute linguistique

(La description des odeurs chez Proust)

Pierre FRATH (Universiteacute de Reims Champagne-Ardenne Universiteacute Paris ndash Sorbonne)

laquo Nous posseacutedons en nous toute une reacuteserve de

formules de deacutenominations de locutions toutes

precirctes qui sont de pure imitation qui nous deacutelivrent

du soin de penser et que nous avons tendance agrave

prendre pour des solutions valables et approprieacutees raquo

(Paul Valeacutery Le bilan de lrsquointelligence)

Introduction

On pense souvent que le rocircle des mots de la perception est de permettre lrsquoencodage

des percepts du locuteur agrave destination de ses interlocuteurs et sans doute jouent-ils ce

rocircle32 Cependant cela suppose que la penseacutee des percepts preacutecegravede leur mise en parole une

hypothegravese qui ne va pas sans problegravemes Si elle eacutetait toujours vraie comment pourrions-

nous rendre compte de descriptions relativement obscures telles que celle-ci releveacutee dans

Du cocircteacute de chez Swann de Marcel Proust

laquo hellip agrave peine goucircteacutes les arocircmes plus croustillants plus fins plus reacuteputeacutes mais plus secs

aussi du placard de la commode du papier agrave ramages je revenais toujours avec une

convoitise inavoueacutee mengluer dans lodeur meacutediane poisseuse fade indigeste et

fruiteacutee du couvre-lit agrave fleurs raquo (Du cocircteacute de chez Swann Marcel Proust)

Que peuvent bien ecirctre des arocircmes de placard de commode de papier agrave ramages qui soient

croustillants reacuteputeacutes fins et secs Que peut bien ecirctre une odeur poisseuse meacutediane ou

indigeste surtout eacutemanant drsquoun couvre-lit Le narrateur a-t-il reacuteellement perccedilu des odeurs

avec de telles caracteacuteristiques quil a voulu ensuite communiquer au lecteur en les

traduisant en langue

Nous pensons quant agrave nous quil ny a point de hiatus entre la penseacutee et la parole

suivant en cela un certain nombre drsquoauteurs Dans un des textes rassembleacutes dans les Eacutecrits

de linguistique geacuteneacuterale Saussure combat lrsquoideacutee drsquoun dualisme linguistique entre le son et

lrsquoideacutee entre le laquo pheacutenomegravene vocal raquo et le laquo pheacutenomegravene mental raquo car dit-il laquo crsquoest lagrave la faccedilon

facile et pernicieuse de le concevoir raquo

32 Voir le tregraves bel article drsquoIrina Thomiegraveres-Kokochkina au titre tout agrave fait significatif de ce rapport ontologique entre les odeurs et les mots pour les dire laquo Je sens donc je dis (Les noms preacutedicatifs drsquoodeurs simples et composeacutes en russe) raquo (2013)

30

laquo Ce dualisme reacuteside dans la dualiteacute du pheacutenomegravene vocal COMME TEL et du

pheacutenomegravene vocal COMME SIGNE ndash du fait physique (objectif) et du fait physico-mental

(subjectif) nullement du fait lsquophysiquersquo du son par opposition au fait lsquomentalrsquo de la

signification Il y a un premier domaine inteacuterieur psychique ougrave existe le signe autant

que la signification lrsquoun indissolublement lieacute agrave lrsquoautre il y en a un second exteacuterieur ougrave

nrsquoexiste plus que le lsquosignersquo mais agrave cet instant le signe reacuteduit agrave une succession drsquoondes

sonores ne meacuterite pour nous que le nom de figure vocale raquo33

Pour Saussure puisque le signe et la signification mentale sont inextricablement lieacutes

la penseacutee est faite de signes et la langue nest pas essentiellement un code au service des

individus pour transmettre aux autres leurs eacutetats inteacuterieurs crsquoest-agrave-dire un moyen vers une

fin Elle est avant tout un bien commun dans lequel nous baignons tous qui nous indique ce

qui existe pour nous qui nous permet de le penser et qui nous dit comment en parler Le

narrateur de Proust a puiseacute dans des ressources linguistiques communes que nous

comprenons donc aiseacutement Mais quelles sont-elles et quels sont les processus agrave lœuvre

Pour le comprendre nous allons examiner la phraseacuteologie du mot odeur telle quelle

apparait dans un corpus de textes litteacuteraires contemporains de leacutepoque ougrave Marcel Proust

reacutedigeait Agrave la recherche du temps perdu ou anteacuterieurs Mais lobservation des donneacutees

brutes dans quelque science que ce soit ne peut reacuteveacuteler toute sa richesse sans un cadre

theacuteorique qui leur donne sens et les relie les unes aux autres Cest pourquoi nous

commencerons par exposer les conceptions anthropologiques reacutefeacuterentielles et

phraseacuteologiques qui constituent larriegravere-plan de nos observations

1 Une conception anthropologique et reacutefeacuterentielle du langage34

Le langage est un code cela va de soi Cette opinion regravegne en maicirctre aussi bien parmi

les linguistes que dans le grand public qui reacutefleacutechit aux questions linguistiques Nous parlons

pour communiquer aux autres nos eacutetats inteacuterieurs et pour cela nous assemblons des

concepts pour former des penseacutees complexes que nous encodons en langue pour les

transmettre agrave nos interlocuteurs qui deacutecodent alors nos paroles pour les transformer en

penseacutees Crsquoest la syntaxe qui permet cela gracircce agrave un ensemble de regravegles qui donnent agrave notre

cerveau la possibiliteacute dengendrer des structures dans lesquelles les mots du lexique

viennent sinseacuterer en fonction de leurs contenus seacutemantiques et des besoins de la

communication

33 Saussure (2002 20-21) Les majuscules sont de Saussure le gras est de notre fait 34 La conception reacutefeacuterentielle et anthropologique que nous reacutesumons ici sinspire des travaux de Georges Kleiber (notamment Kleiber 2003 2001 1984) et de la philosophie de Ludwig Wittgenstein (essentiellement Wittgenstein 1961) Voir les publications de Pierre Frath sur httpwwwres-per-nomenorg notamment Frath 2014 2011 2010) et aussi lrsquoouvrage agrave paraicirctre Une seacutemantique de la deacutenomination reacutefeacuterentielle de P Frath et G Kleiber

31

Ces conceptions pour dominantes quelles soient ne vont pas sans difficulteacutes Tout

dabord elles sont profondeacutement reacuteductionnistes en ce quelles ramegravenent la penseacutee et le

langage agrave des meacutecanismes quon peut deacutecrire en termes fonctionnels ce qui megravene

ineacuteluctablement agrave un dualisme ontologique celui de lhomoncule carteacutesien aux commandes

du cerveau que Gilbert Ryle (1949) appelait par deacuterision le fantocircme dans la machine (laquo the

ghost in the machine raquo)

Ensuite et cest le point que nous allons aborder ici elles ne permettent pas de

comprendre des usages atypiques du langage laquo hors code raquo donc telle la description des

odeurs dans le passage de Proust que nous eacutetudions En effet pour les theacuteories seacutemantiques

qui font usage de codes le sens global de leacutenonceacute se construit en appariant entre eux les

composants seacutemiques des diffeacuterents mots qui constituent leacutenonceacute Faisons lrsquohypothegravese

quun couvre-lit soit deacutefini par les proprieacuteteacutes inanimeacute objet artefact fait de tissu

qui recouvre les lits odorant etc35 et laquo meacutediane raquo par la proprieacuteteacute qui se trouve au

milieu36 Pour justifier laquo lodeur meacutediane du couvre-lit raquo une telle seacutemantique se mettrait

en quecircte de segravemes compatibles entre laquo odeur raquo laquo meacutediane raquo et laquo couvre-lit raquo nen trouverait

pas et rejetterait lexpression comme incorrecte Elle pourrait eacuteventuellement faire

lhypothegravese dun segraveme odorant dans laquo meacutediane raquo mais ce serait tregraves arbitraire Ce serait

eacutegalement ingeacuterable puisquil faudrait alors accepter que tous les mots dune langue

possegravedent tous les types de segravemes possibles et imaginables pour le cas ougrave une jonction

inhabituelle serait faite par un locuteur Mais dans ce cas comment distinguer ce qui est

laquo normal raquo de ce qui ne lrsquoest pas de ce qui est laquo hors code raquo

Or nous avons bien le sentiment de comprendre la phrase de Proust Pour

appreacutehender cette intuition nous allons consideacuterer la langue comme un milieu naturel qui

consiste en quelques milliers de mots relieacutes les uns aux autres par lrsquousage de maniegravere plus

ou moins forte plus ou moins lointaine Une grande partie de ces mots reacutefegraverent agrave des

eacuteleacutements de notre expeacuterience commune Il sagit des deacutenominations reacutefeacuterentielles (comme

fleuve riviegravere gruyegravere voiture intelligence santeacute etc) qui ne sont pas de simples eacutetiquettes

poseacutees sur des objets preacuteexistants elles participent agrave lecirctre des choses deacutenommeacutees en ce

quelles leur donnent une existence seacutepareacutee37 Les francophones peuvent discuter de la

diffeacuterence entre les fleuves et les riviegraveres car leur langue agrave donneacute agrave ces types de cours deau

une existence seacutepareacutee en les nommant de deux noms diffeacuterents selon quils se jettent dans un

autre cours deau ou dans la mer Les anglophones ne le peuvent pas car leur langue na pas

proceacutedeacute agrave cette seacuteparation

35 Ces listes heacuteteacuteroclites et ad hoc drsquoeacuteleacutements seacutemantiques ressemblent beaucoup agrave un inventaire agrave la Preacutevert Crsquoest sans doute pour cette raison que la plupart des auteurs se contentent de les regrouper en grandes cateacutegories comme J Pustejovsky dans ses quatre qualia (1995) ou en grandes oppositions comme F Rastier avec sa distinction entre segravemes inheacuterents et affeacuterents (Rastier 1991) 36 Releveacutee dans le Larousse 2008 37 Voir Frath 2014 et Frath amp Kleiber 2016 (agrave paraicirctre)

32

2 Une conception phraseacuteologique du langage

Au niveau collectif la langue est produite et deacutetermineacutee par notre usage et elle est

contrainte par notre expeacuterience commune ce qui fait quelle eacutevolue et change au fil du temps

Au niveau individuel cest linverse cest la langue qui nous contraint qui nous dit ce qui

existe pour nous et comment en parler et cest elle qui deacutetermine notre usage Un objet non

nommeacute nexiste pas pour nous mais degraves quil lest nous pouvons en parler Il srsquoagregravege alors

autour de lui un corpus linguistique qui contient les connaissances que nous en avons ainsi

que sa laquo grammaire raquo crsquoest-agrave-dire la maniegravere drsquoen parler Comme tous les mots possegravedent

des contextes preacutefeacuterentiels le vocabulaire drsquoune langue est constitueacute non de mots isoleacutes

mais drsquouniteacutes phraseacuteologiques (UP) dont le voisinage est plus ou moins contraint

Nous avons distingueacute trois types drsquoUP en fonction de ces contraintes de voisinage38

Nous les classons selon trois critegraveres le degreacute de lexicalisation la reacutefeacuterence et la possibiliteacute

de modification

1 Les UP mono-lexicales (theacute danseur psychanalyse gendarme) ou poly-lexicales tregraves

figeacutees (pomme de terre chemin de fer)

Elles sont lexicaliseacutees elles reacutefegraverent agrave un seul objet les insertions et les modifications

sont difficiles quasiment impossibles Certains contextes sont plus freacutequents que

dautres ce qui fait que ces UP sont accompagneacutees de paradigmes preacutefeacuterentiels tregraves

ouverts peu ou pas structureacutes Nous verrons que laquo odeur raquo appartient agrave cette cateacutegorie

Le lecteur seacutetonnera peut-ecirctre que nous consideacuterions les mots isoleacutes comme des UP

mais nous rappelons quil y a toujours des contextes et que degraves lors il ny pas de mots

vraiment isoleacutes Saussure ne dit pas autre dans un de ses textes des Eacutecrits de Linguistique

Geacuteneacuterale (2002 24)

laquo Mais drsquoougrave prend-on drsquoabord qursquoil y a un mot lequel devra ecirctre consideacutereacute ensuite agrave

diffeacuterents points de vue On ne tire cette ideacutee elle-mecircme que drsquoun certain point de

vue car il mrsquoest impossible de voir que le mot au milieu de tous les usages qursquoon en

fait soit quelque chose de donneacute et qui srsquoimpose agrave moi comme la perception drsquoune

couleur raquo

2 Les UP poly-lexicales semi-figeacutees qursquoelles soient opaques ou non (un cordon bleu une

messe noire faire un canard)

Comme les preacuteceacutedentes elles sont lexicaliseacutees et reacutefegraverent agrave un seul objet Cependant elles

acceptent des modifications agrave la condition qursquoon puisse reconstituer lUP dorigine (un

cordon vraiment bleu pour signifier par exemple que la cuisiniegravere en plus drsquoecirctre

38 Voir notamment Frath Pierre amp Gledhill Christopher (2007 et 2005) et Gledhill Christopher amp Frath Pierre (2005a et 2005b)

33

excellente eacutetait habilleacutee de bleu ou alors qursquoelle eacutetait une deacutebutante en cuisine) Selon

cette deacutefinition les proverbes sont des UP semi-figeacutees Ils acceptent en effet des

modifications si on peut les reconstituer (lrsquohabit ne fait pas le campeur par exemple pour

se moquer drsquoun campeur qui aurait un attirail de camping sophistiqueacute mais ne saurait

pas srsquoen servir) Ils sont lexicaliseacutes et reacutefegraverent agrave un seul objet mais ils diffegraverent des UP

preacuteceacutedentes en ce qursquoils nrsquoeacutevoquent pas en eux-mecircmes de cateacutegories ou drsquoobjets bien

deacutefinis comme le feraient danseur psychanalyse ou faire un canard Ils permettent en

revanche de faire entrer des situations eacutevoqueacutees en discours dans des pseudo-cateacutegories

sans prototype ce qui a pour effet de leur donner une existence reacutefeacuterentielle dans la

langue Si quelqursquoun se tient dans une queue et fait la remarque qursquoil risque de perdre sa

place srsquoil la quitte pour quelque raison on lui reacutepondra laquo Qui va agrave la chasse perd sa

place raquo lui signalant ainsi que cette situation est connue et normale et que drsquoailleurs il

existe un proverbe ou un dicton dans la langue pour la nommer

3 UP ouvertes (cheveux noirs)

Elles sont construites sur un scheacutema reacutefeacuterentiel de type

pivot + [eacuteleacutement seacuteminal paradigme]

par exemple

cheveux + [blancs noirs roux blonds jaunes chacirctain gris poivre et sel verts ]

Lrsquoexpression cheveux noirs est tregraves certainement lexicaliseacutee car nous lrsquoavons deacutejagrave

entendue et utiliseacutee mille fois Elle reacutefegravere agrave deux objets cheveux ET noirs ensemble Le

paradigme est constitueacute drsquoune liste ouverte drsquoadjectifs eacutevoquant des couleurs ou un

aspect dont le plus freacutequent est laquo blanc raquo Crsquoest pourquoi nous lrsquoavons appeleacute laquo seacuteminal raquo

Des modifications sont accepteacutees et tregraves courantes au sein du paradigme mais difficiles

en dehors laquo cheveux fluorescents raquo sera facilement accepteacute mais il faudra un contexte

tregraves speacutecifique pour faire admettre laquo cheveux hippomobiles raquo Une telle association avec

un eacuteleacutement hors paradigme produit une figure de style appeleacutee hypallage

Nous verrons que les adjectifs tels que laquo meacutediane raquo laquo indigeste raquo ou laquo poisseuse raquo associeacutes agrave

laquo odeur raquo par Proust ne constituent pas des hypallages parce que ces associations ne sont

pas absolument transgressives et qursquoau contraire elles sont drsquoune certaine maniegravere

preacutedictibles

3 laquo Y a-t-il des noms dodeurs raquo

Avant de poursuivre nous examinons briegravevement les points qui semblent acquis en

linguistique des odeurs Pour cela nous nous reacutefeacuterons agrave larticle de Kleiber (2013) dans

lequel lauteur sinterroge sur lexistence de noms dodeurs Il fait le point sur la question et

ouvre des perspectives danalyse qui nous permettront de progresser dans notre propos

34

Il semble acquis quil ny a pas de deacutenominations des odeurs La plupart des

commentateurs sont daccord pour dire que laquo le proceacutedeacute geacuteneacuteralement utiliseacute pour pallier

cette absence lexicale consiste agrave recourir au nom de la source de lodeur employeacute dans des

syntagmes binomiaux du type Deacutet + odeur + de + (deacutet) + N2 (N de la source) comme une

odeur de citron lodeur du citron etc raquo

Quen est-il alors de mots comme roussi brucircleacute graillon fraichin ou parfum senteur

fragrance puanteur pestilence arocircme remugle relent Sont-ce des odoronymes

La reacuteponse nest pas si simple Pour Kleiber les premiers (roussi brucircleacute graillon fraichin)

sont plutocirct des sources dodeurs On peut dire

- une odeur de roussi de brucircleacute de graillon de fraichin

Mais pas

- un roussi un brucircleacute un graillon un fraichin de [source]

Quant agrave la seconde liste on peut dire

- un parfum une senteur une fragrance un arocircme de citron

- une puanteur une pestilence de charogne

- un relent un remugle de vieux draps

Ces mots peuvent ainsi commuter avec odeur Mais on ne peut pas dire

- une odeur de senteur de fragrance de puanteur de pestilence darocircme

Ces mots ne sont ainsi pas des sources dodeurs En revanche on peut dire

- une odeur de parfum agrave propos du parfum en tant que produit et qui degraves lors est

une source

- une odeur de remugle qui peut ecirctre consideacutereacute comme une source (du moisi du

renfermeacute)

Cest aussi le cas de relent dont nous avons trouveacute deux occurrences apregraves laquo odeur de hellip raquo

dans notre corpus (Capitaine Fracasse de Theacuteophile Gautier)

Degraves le seuil une odeur de relent un parfum de moisissure et dabandon le froid

humide et noir particulier aux lieux sombres vous montait aux narines comme

lorsquon legraveve la pierre dun caveau et quon se penche sur son obscuriteacute glaciale

Des fagots de geneacutevrier et de bois odorant brucircleacutes agrave grande flamme dans les

chemineacutees avaient chasseacute lodeur de relent et de moisissure

Il existe ainsi des laquo noms geacuteneacuteraux raquo dodeur dont le rocircle est de permettre au locuteur de

porter un jugement positif ou neacutegatif sur lodeur et eacuteventuellement sur sa persistance

(relent remugle) Parfum senteur fragrance puanteur pestilence arocircme neacutevoquent pas

dodeur speacutecifique par eux-mecircmes Quant agrave roussi brucircleacute graillon fraichin ils en eacutevoquent

mais en tant que source Comme le dit Kleiber (2013) laquo lexistence de ces noms geacuteneacuteraux

dodeurs ne fait que confirmer limportance releveacutee par tous les commentateurs de laxe

35

heacutedonique en matiegravere dodeurs et le rocircle primordial de la subjectiviteacute dans la cateacutegorisation

olfactive Elle met aussi en avant par le nom relent (et peut-ecirctre [hellip] un des emplois de

remugle) celle moins connue de la dureacutee raquo

Il ny a donc pas de noms dodeurs comme il y a des noms de couleur par exemple le

bleu et le rouge qui peuvent agrave leur tour se subdiviser en dautres couleurs bleu clair bleu de

Prusse et ainsi de suite et quon peut aiseacutement se repreacutesenter agrave chaque niveau

On a donc les scheacutemas reacutefeacuterentiels suivant

Deacutet + [odeur =gt bonne odeur parfum senteur fragrance arocircmehellip] + de + [source]

Deacutet + |odeur =gt mauvaise odeur puanteur pestilence remugle hellip] + de + [source]

Kleiber note eacutegalement que odeur est intrinsegravequement comptable ce qui le distingue

dautres laquo mots geacuteneacuteraux raquo comme tristesse ou impatience On peut dire

de la tristesse de limpatience

mais difficilement

de lodeur un peu dodeur

En revanche odeur laquo prend [hellip] sans difficulteacute aucune les deacuteterminants qui impliquent le

trait deacutenombrable comme une deux trois les des quelques plusieurs etc raquo Pourtant il y a

une diffeacuterence entre odeur et dautres noms comptables comme on le voit dans les exemples

suivants

Il y a trois fruits sur la table agrave savoir trois pommes

Trois odeurs regravegnent dans la maison agrave savoir trois odeurs de citrons

En revanche on peut dire

Trois (sortes d)odeurs regravegnent dans la maison agrave savoir une odeur de citron une de

pommes et une de lait

Ceci montre que contrairement agrave ce quon attendrait de la part dun deacutenombrable ce ne sont

pas agrave des occurrences individuelles auxquelles odeur renvoie mais agrave des sous-cateacutegories

Odeur de citron deacutesigne non un fruit particulier mais une source dodeur connue agrave savoir

les citrons la cateacutegorie des citrons

36

Il en reacutesulte ce que Kleiber appelle le laquo paradoxe ontologico-deacutenominatif des odeurs raquo

laquo Le N odeur renvoie bien agrave des entiteacutes conccedilues comme ayant des sous-cateacutegories

homogegravenes des espegraveces dodeurs et de lautre il ny a [hellip] (pratiquement) pas de

deacutenominations disponibles pour elles raquo Degraves lors comment faisons-nous pour parler des

odeurs

Pour le savoir nous avons eacutetudieacute la phraseacuteologie dodeur dans le corpus de textes

litteacuteraires que nous avons mentionneacute plus haut Nous verrons comme le suggegravere Kleiber agrave la

fin de son article que si les deacutenominations sont peu nombreuses cest que lexpression des

odeurs se fait essentiellement par le moyen de deacutesignations39

4 Phraseacuteologie des odeurs en contexte

Odeur apparait 468 fois dans notre corpus au singulier et 68 fois au pluriel Nous

nrsquoavons noteacute qursquoune seule UP semi-figeacutee (deux occurrences) ecirctre en odeur de sainteteacute

Examinons maintenant quelques contextes typiques drsquolaquo odeur raquo

- une odeur eacutecœurante de fers chauds

- cette odeur eacutepouvantable

- lodeur acircpre et douce

- une agreacuteable odeur

- une bonne odeur chaude de froment eacutecraseacute

- lodeur danis

- une forte odeur de cuir humain

- ceacutetait sa peau sa chair son odeur

- la lumiegravere les sons les odeurs les goucircts la chaleur et toutes les autres hellip

On observe lrsquoexistence du scheacutema syntaxique suivant

Deacutet + (adj) + odeur + (adj) + de + ((deacutet) + N de la source)

41 Types dadjectifs

Voici quelques exemples drsquoadjectifs qui accompagnent laquo odeur raquo dans notre corpus

regroupeacutes par nous dans diverses cateacutegories en fonction de leur caracteacuteristiques heacutedoniques

ou descriptives Les chiffres entre parenthegraveses indiquent la freacutequence drsquooccurrence des

adjectifs On constate qursquoaucun ne se deacutetache significativement des autres drsquoun point de vue

quantitatif

1) Adjectif heacutedoniques positifs acircpre et douce amegravere et douce agreacuteable chaude (4)

divine deacutelicieuse (2) suave (5) enivrante (2) grisante fraicircche (2) douce subtilehellip 39 Pour la diffeacuterence entre deacutenomination et deacutesignation voir par exemple Kleiber 2001 et 2003

37

2) Adjectifs heacutedoniques neacutegatifs eacutepouvantable eacutecœurante eacutetouffeacutee affreuse asphyxiante

deacutesagreacuteable ignoble infecte (2) insupportable (2) lourde moisie intoleacuterablehellip

3) Adjectifs purement descriptifs eacutechauffeacutee acircpre forte (13) fade (10) fauve (2) fine (4)

humaine leacutegegravere vague (3) violente peacuteneacutetrante (7) saleacuteehellip

4) Adjectifs exprimant la notion deacutetrangeteacute eacutetrange bizarre drocircle (drsquoodeur)hellip

5) Adjectifs exprimant des ideacutees sans rapport avec les odeurs obscure fieacutevreuse sain

sauvage mystiques hellip

42 Types de sources

Voici quelques exemples de sources drsquoodeurs eacutegalement regroupeacutes par nous dans

diverses cateacutegories en fonction de leur caracteacuteristiques heacutedoniques ou descriptives

Bonnes odeurs une odeur danis de jasmin de deacutejeuner de parfum de tilleul de lilas de cafeacute

de mer de cerises dorange de bruyegraveres de foins coupeacutes lodeur dun succulent mitonneacute

dun bouquet de lotus du veacutetiver dune eau de toilette de leacuteteacute du girofle de la soupe au

fromage (plusieurs fois) de lair laquo lodeur de tes vecirctements est comme lodeur du

Liban raquo (Cantiques) etc

Mauvaises odeurs lodeur de vieux caveaux de mort de cadavre dexcreacutements humains de

sueur dabsinthe et de caserne de lampe qui charbonne du gaz de corne brucircleacutee de

draps de graillon de relent de poussiegravere de chair grilleacutee de tombeau une odeur

deacutesagreacuteable de haschisch etc

Odeurs descriptives ni bonnes ni mauvaises une odeur de vecirctement de viande de lapin qui

bouillait doignon lodeur du soir fecircteacute des truffes de la poudre du sel des feuilles

humides des feuilles des cigarettes de roses de la cire du tabac du buis des plantes

des granges du vernis du grand marronnier de lencens du jardin de la diligence des

eacutetoffes du dehors du sang du collegravege des cimetiegraveres etc

Notons que cette classification en bonnes et mauvaises odeurs est difficile parfois arbitraire

Odeurs de personnes une odeur de femme (plusieurs fois) de fornication de courtisanerie

damants une odeur de musc que la peau de sa femme exhalait lodeur de nos filles de

ton sein chaleureux du musc quexhalait le corsage ouvert de lamour de son linge et de

sa nuque de ces corps presque nus dune jolie femme du musc humain des 70 000

clientes etc

Dans le corpus consideacutereacute les odeurs de personnes concernent presque toutes le corps

feacuteminin plus ou moins lieacutees agrave la sexualiteacute Mais on trouve eacutegalement quelques descriptions

38

non feacuteminines et non sexuelles comme laquo Lodeur de mon fils est comme lodeur dun champ

que lEternel a beacuteni raquo (Genegravese)

Objets pas habituellement associeacutees agrave une odeur mais auxquels lauteur en attribue une

ce qui provoque un effet deacutetrangeteacute lodeur de la santeacute de leur jeunesse dun chemin

de linvasion dune bataille de leau battue de la roseacutee la bonne odeur du ciel lacirccre

odeur des temps laquo une meacutechante odeur de guet-apens raquo (Capitaine Fracasse T

Gautier) laquo une odeur de vie une toute-puissance de femme raquo (Nana E Zola) et laquo Mais il

est un lit meilleur encore plein dodeurs divines Cest notre douce notre profonde

notre impeacuteneacutetrable amitieacute raquo (Les plaisirs et les jours M Proust)

Les deux exemples suivants sont particuliegraverement saisissants

Et cependant Franccediloise tournait agrave la broche un de ces poulets comme elle seule savait

en rocirctir qui avaient porteacute loin dans Combray lodeur de ses meacuterites

(Du cocircteacute de chez Swann M Proust lodeur des poulets rocirctis reacutepandaient dans

Combray les meacuterites de cuisiniegravere de Franccediloise)

Voilagrave assez de linge sale il sagit de le laver et de le bien laver

laquo Cest la gracircce que je vous souhaite Amen raquo

Ce qui fut dit fut fait On coula la lessive

Depuis ce dimanche meacutemorable le parfum des vertus de Cucugnan se respire agrave dix lieues

alentour

(Le cureacute de Cucugnan A Daudet le cureacute a reacuteussi agrave persuader ses ouailles de se

confesser et de mener une vie plus chreacutetienne et cela se sait alentour)

Un grand nombre de sources drsquoodeur nrsquoen sont pas reacuteellement si on les considegravere

objectivement Que peut bien ecirctre une odeur de chemin ou de roseacutee Si on peut comprendre

lrsquoodeur de ses meacuterites comme une meacutetonymie on a plus de mal agrave justifier logiquement le

parfum des vertus Pourtant nous acceptons ces deux expressions sans problegravemes

Il nrsquoy a donc pas de lien obligatoire entre la source des odeurs et leurs

caracteacuteristiques heacutedonique il est eacutegalement courant drsquoattribuer une odeur agrave des objets qui

nrsquoen ont pas en soi

43 laquo Puanteur relent parfum raquo

Notre corpus contient aussi les mots de puanteur relent et parfum dont un certain

nombre sont agrave contre-emploi il nrsquoy a pas de lien neacutecessaire entre un type drsquoodeur reacuteputeacutee

bonne ou mauvaise et ce qursquoon en dit

39

Cette bonne et chaude puanteur qui sexhale du fumier des vaches

Une saine puanteur de mareacutee

Lair plein de parfums atroces

Acirccres parfums du bitume et des aromates

Dans tes jupons remplis de ton parfum

Ensevelir ma tecircte endolorie

Et respirer comme une fleur fleacutetrie

Le doux relent de mon amour deacutefunt

(Le Leacutetheacute ndash Les Fleurs du Mal C Baudelaire)

Le bourdon se lamente et la bucircche enfumeacutee

Accompagne en fausset la pendule enrhumeacutee

Cependant quen un jeu plein de sales parfums

Heacuteritage fatal dune vieille hydropique

Le beau valet de cœur et la dame de pique

Causent sinistrement de leurs amours deacutefunts

(Spleen ndash Les Fleurs du Mal C Baudelaire)

laquo A noir corset velu des mouches eacuteclatantes

Qui bombinent autours de puanteurs cruelles raquo

(Voyelles ndash A Rimbaud)

laquo Ocirc cœurs de saleteacute bouches eacutepouvantables

Fonctionnez plus fort bouches de puanteurs

Un vin pour ces torpeurs ignobles sur ces tables

Vos ventres sont fondus de honteshellip raquo

(Lorgie parisienne ndash A Rimbaud)

44 Analyse de la phraseacuteologie des odeurs

On nrsquoobserve donc pas de scheacutema reacutefeacuterentiel comportant un paradigme structureacute

avec un eacuteleacutement seacuteminal de type pivot + [eacuteleacutement seacuteminal paradigme] laquo Odeur raquo nrsquoest

ainsi pas une UP ouverte (du type 3 tel que deacutefini au chapitre 2) mais une UP mono-

lexicale (de type 1) accompagneacutee de paradigmes sans eacuteleacutements seacuteminaux Pour le

lecteur qui srsquoeacutetonnerait qursquoun mot isoleacute puisse ecirctre appeleacute une uniteacute phraseacuteologique (UP)

rappelons qursquoil srsquoagit lagrave de notre point de vue sur le vocabulaire tel que deacutefini dans le

40

chapitre deux selon lequel tous les mots sont toujours accompagneacutes de contextes

preacutefeacuterentiels qui constituent un corpus drsquousages plus ou moins structureacute plus ou moins

contraint La possibiliteacute drsquousages atypiques drsquoadjectifs et de sources est ainsi bel et bien

inscrite dans la langue et il semble donc difficile de construire des hypallages avec laquo odeur raquo

Et si nimporte quel objet de notre expeacuterience peut ecirctre une source dodeurs si la

liste des adjectifs permettant de les deacutecrire est sans limite alors tout est possible Encore

faut-il en persuader le lecteur Crsquoest lagrave qursquointervient le talent de lrsquoauteur et pour montrer

comment M Proust srsquoy prend nous donnons ci-dessous le texte dont nous avons extrait la

description des odeurs donneacutee au deacutebut de cet article

laquo Ma tante nhabitait plus effectivement que deux chambres contigueumls restant lapregraves-

midi dans lune pendant quon aeacuterait lautre Ceacutetaient de ces chambres de province

qui - de mecircme quen certains pays des parties entiegraveres de lair ou de la mer sont

illumineacutees ou parfumeacutees par des myriades de protozoaires que nous ne voyons pas -

nous enchantent des mille odeurs quy deacutegagent les vertus la sagesse les habitudes

toute une vie secregravete invisible surabondante et morale que latmosphegravere y tient en

suspens odeurs naturelles encore certes et couleur du temps comme celles de la

campagne voisine mais deacutejagrave casaniegraveres humaines et renfermeacutees geleacutee exquise

industrieuse et limpide de tous les fruits de lanneacutee qui ont quitteacute le verger pour

larmoire saisonniegraveres mais mobiliegraveres et domestiques corrigeant le piquant de la

geleacutee blanche par la douceur du pain chaud oisives et ponctuelles comme une

horloge de village flacircneuses et rangeacutees insoucieuses et preacutevoyantes lingegraveres

matinales deacutevotes heureuses dune paix qui napporte quun surcroicirct danxieacuteteacute et

dun prosaiumlsme qui sert de grand reacuteservoir de poeacutesie agrave celui qui la traverse sans y

avoir veacutecu Lair y eacutetait satureacute de la fine fleur dun silence si nourricier si succulent

que je ne my avanccedilais quavec une sorte de gourmandise surtout par ces premiers

matins encore froids de la semaine de Pacircques ougrave je le goucirctais mieux parce que je

venais seulement darriver agrave Combray avant que jentrasse souhaiter le bonjour agrave ma

tante on me faisait attendre un instant dans la premiegravere piegravece ougrave le soleil dhiver

encore eacutetait venu se mettre au chaud devant le feu deacutejagrave allumeacute entre les deux

briques et qui badigeonnait toute la chambre dune odeur de suie en faisait comme

un de ces grands laquo devants de four raquo de campagne ou de ces manteaux de chemineacutee

de chacircteaux sous lesquels on souhaite que se deacuteclarent dehors la pluie la neige

mecircme quelque catastrophe diluvienne pour ajouter au confort de la reacuteclusion la

poeacutesie de lhivernage je faisais quelques pas du prie-Dieu aux fauteuils en velours

frappeacute toujours revecirctus dun appui-tecircte au crochet et le feu cuisant comme une pacircte

les appeacutetissantes odeurs dont lair de la chambre eacutetait tout grumeleux et quavait deacutejagrave

fait travailler et laquo lever raquo la fraicirccheur humide et ensoleilleacutee du matin il les feuilletait

41

les dorait les godait les boursouflait en faisant un invisible et palpable gacircteau

provincial un immense laquo chausson raquo ougrave agrave peine goucircteacutes les arocircmes plus croustillants

plus fins plus reacuteputeacutes mais plus secs aussi du placard de la commode du papier agrave

ramages je revenais toujours avec une convoitise inavoueacutee mengluer dans lodeur

meacutediane poisseuse fade indigeste et fruiteacutee du couvre-lit agrave fleurs raquo

(Du cocircteacute de chez Swann Marcel Proust)

On voit que la description des odeurs du couvre-lit nrsquoa rien de choquant Lrsquoodorat est mis en

relation avec les autres sens aux stimulations olfactives srsquoajoutent des perceptions sonores

gustatives tactiles et surtout visuelles Elles sont deacutecrites ensemble agrave laide dun vocabulaire

indiffeacuterencieacute lrsquoauteur nous emmegravene dans un monde foisonnant de sources de percepts

divers et varieacutes Lrsquousage de certains adjectifs comme grumeleux ou meacutediane nrsquoest degraves lors

pas surprenant drsquoautant plus que la phraseacuteologie des odeurs permet une tregraves grande liberteacute

deacutesignative Plutocirct que de concevoir le sens lexical comme un ensemble de proprieacuteteacutes

seacutemantiques qui entreraient en reacutesonnance avec les proprieacuteteacutes drsquoautres mots il serait sans

doute judicieux de le penser comme une sorte de reacutesultante des contextes dans lesquels ils

se trouvent et des objets qursquoils servent agrave nommer y compris ceux qui apparaissent de

maniegravere impreacutevisible et inhabituelle

Ce sont ces usages atypiques qui creacuteent pour le lecteur un monde agrave la fois reacuteel et

fantastique un monde familier dont nous avons sans doute nous aussi expeacuterimenteacute

lrsquoeacutetrangeteacute sans jamais avoir eu lrsquoideacutee de le deacutecrire ou le talent pour le faire Un usage neuf et

creacuteatif de la langue permet de faire entrevoir ne serait-ce qursquoun instant le mystegravere du

monde qui se cache habituellement derriegravere la laquo reacuteserve de formules de deacutenominations de

locutions toutes precirctes [hellip] de pure imitation qui nous deacutelivrent du soin de penser raquo (P

Valeacutery citation placeacutee en exergue de cet article)

La possibiliteacute de cette deacutecouverte est drsquoailleurs un des thegravemes majeurs de lrsquoœuvre de

Proust le monde recegravele une autre reacutealiteacute plus intime et peut-ecirctre plus profonde que celle

que nous percevons avec les mots de tous les jours Mais la deacutecrire demande un effort

Proust eacutetablit une distinction fondamentale entre ce qursquoil appelle laquo une litteacuterature de

notation raquo qui se contente de reprendre des descriptions conventionnelles et lrsquoart veacuteritable

qui recherche une approche plus authentique de la reacutealiteacute en se deacutegageant des lieux

communs et des locutions toutes faites

laquo Comment la litteacuterature de notations aurait-elle une valeur quelconque puisque cest

sous de petites choses comme celles quelle note que la reacutealiteacute est contenue (la

grandeur dans le bruit lointain dun aeacuteroplane dans la ligne du clocher de Saint-

Hilaire le passeacute dans la saveur dune madeleine etc) et quelles sont sans

signification par elles-mecircmes si on ne len deacutegage pas Peu agrave peu conserveacutee par

42

la meacutemoire cest la chaicircne de toutes ces expressions inexactes ougrave ne reste rien

de ce que nous avons reacuteellement eacuteprouveacute qui constitue pour nous notre penseacutee

notre vie la reacutealiteacute et cest ce mensonge-lagrave que ne ferait que reproduire un art soi-

disant laquo veacutecu raquo simple comme la vie sans beauteacute double emploi si ennuyeux et si

vain de ce que nos yeux voient et de ce que notre intelligence constate quon se

demande ougrave celui qui sy livre trouve leacutetincelle joyeuse et motrice capable de le

mettre en train et de le faire avancer dans sa besogne La grandeur de lart veacuteritable

au contraire de celui que M de Norpois eucirct appeleacute un jeu de dilettante ceacutetait de

retrouver de ressaisir de nous faire connaicirctre cette reacutealiteacute loin de laquelle nous

vivons de laquelle nous nous eacutecartons de plus en plus au fur et agrave mesure que prend

plus deacutepaisseur et dimpermeacuteabiliteacute la connaissance conventionnelle que nous lui

substituons cette reacutealiteacute que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue et

qui est tout simplement notre vie raquo

(Le temps retrouveacute M Proust p 256-257)

Conclusion

Abandonner les sentiers battus de lrsquoexpression conventionnelle est une grande

tentation pour le poegravete DrsquoArthur Rimbaud agrave Andreacute Breton de Reneacute Char agrave Saint John Perse

le corpus de la poeacutesie qui se deacutepartit du langage ordinaire est extrecircmement riche Lorsqursquoils

ont du talent les poegravetes reacuteussissent agrave nous faire entrapercevoir une autre reacutealiteacute que celle agrave

laquelle nous sommes habitueacutes au prix parfois drsquoune certaine opaciteacute de leurs textes Mais le

chemin est eacutetroit entre la creacuteativiteacute veacuteritable et lrsquoastuce litteacuteraire pareacutee drsquoinventiviteacute factice

Chez Proust il nrsquoy a ni opaciteacute ni inventiviteacute factice Son art ne consiste pas agrave

assembler des mots en dehors de toute contrainte drsquousage mais agrave deacutecrire clairement des

expeacuteriences personnelles individuelles certes mais que pour les avoir veacutecues nous

reconnaissons comme existant dans notre expeacuterience commune Certaines nrsquoont pas eacuteteacute

lrsquoobjet de descriptions avant Proust et elles ont donc eacuteteacute avant lui litteacuteralement hors

corpus et donc hors de la langue Lrsquoart de Proust est ainsi essentiellement reacutefeacuterentiel et

creacuteatif Il parle du monde de notre monde de maniegravere neuve originale et frappante au point

que des fragments importants de son œuvre sont passeacutes dans la culture commune et donc

dans la langue Ce qui se passe en nous lorsque nous nous endormons ou la maniegravere dont les

souvenirs peuvent revenir involontairement agrave la conscience gracircce agrave une odeur ou agrave une

saveur cela ne peut ecirctre eacutevoqueacute agrave notre eacutepoque sans reacutefeacuterence agrave lrsquoœuvre de Proust en

lrsquooccurrence la premiegravere page de Du cocircteacute de chez Swann et lrsquoeacutepisode de la madeleine dite de

Proust

Si ces descriptions sont entreacutees dans les corpus drsquousages crsquoest parce que Proust les a

fait exister pour ses lecteurs au prix drsquoun effort linguistique en assemblant des mots de

notre langue commune de maniegravere parfois non conventionnelle et crsquoest drsquoailleurs cet usage

43

souvent hors norme mais reconnaissable de la langue qui donne cette qualiteacute eacutetrange et

belle agrave son œuvre Crsquoest cet usage creacuteatif qui a constitueacute pour lui puis pour nous la reacutealiteacute de

ce qursquoil voulait dire Il nrsquoy a pas lagrave de traduction drsquoune penseacutee en langue mais la construction

mentale drsquoune ideacutee neuve agrave lrsquoaide de mots que nous reconnaissons agrave la lecture

En conclusion disons que parler et eacutecrire de maniegravere laquo normale raquo crsquoest reacuteutiliser les

deacutenominations existant dans la langue avec leurs phraseacuteologies cest-agrave-dire leurs usages

conventionnels pour pointer vers une expeacuterience commune fortement baliseacutee par le langage

Parler et eacutecrire de maniegravere creacuteative en revanche cest utiliser la langue en-dehors des

phraseacuteologies habituelles mais en en tenant compte pour partager une expeacuterience neuve et

originale

Pour finir cet article voici un extrait de La pheacutenomeacutenologie de la perception de

Maurice Merleau-Ponty ougrave cet auteur deacutecrit la diffeacuterence entre notre pratique quotidienne

de la langue et son usage creacuteatif qui permet de transformer laquo en parole un certain silence raquo

laquo Nous vivons dans un monde ougrave la parole est institueacutee Pour toutes ces paroles

banales nous posseacutedons en nous-mecircmes des significations deacutejagrave formeacutees Elles ne

suscitent en nous que des penseacutees secondes celles-ci agrave leur tour se traduisent en

dautres paroles qui nexigent de nous aucun veacuteritable effort de compreacutehension Ainsi

le langage et la compreacutehension du langage paraissent aller de soi Le monde

linguistique et intersubjectif ne nous eacutetonne plus nous ne le distinguons plus du

monde mecircme et cest agrave linteacuterieur dun monde deacutejagrave parleacute et parlant que nous

reacutefleacutechissons Nous perdons conscience de ce quil y a de contingent dans lexpression

et dans la communication soit chez lenfant qui apprend agrave parler soit chez leacutecrivain

qui dit et pense pour la premiegravere fois quelque chose soit enfin chez tous ceux qui

transforment en parole un certain silence raquo

(Pheacutenomeacutenologie de la perception Merleau-Ponty 1945 214)

Bibliographie

1) Frath Pierre laquo La conception de la deacutenomination chez Georges Kleiber raquo in Res-

per-nomen IV Les theacuteories du sens et de la reacutefeacuterence Hommage agrave Georges Kleiber

Editions et Presses Universitaires de Reims Coord E Hilgert S Palma R Daval P

Frath agrave paraicirctre

2) Frath Pierre 2011 laquo La conscience dans la theacuteorie linguistique raquo in Res-per-

nomen III La reacutefeacuterence la conscience et le sujet eacutenonciateur Reference

Consciousness and the Speaking Subject Coord P Frath V Bourdier E Hilgert K

Breacutehaux amp J Dunphy-Blomfield Reims Editions et Presses Universitaires de

Reims pp 25-40

44

3) Frath Pierre 2011 laquo La reacutefeacuterence par le nom vers une linguistique

anthropologique raquo in Res per Nomen 2 langue reacutefeacuterence et anthropologie

Coordinateurs P Frath J Pauchard amp L Lansari Reims pp 57-76

4) Frath Pierre Kleiber Georges Seacutemantique de la Deacutenomination Reacutefeacuterentielle agrave

paraicirctre

5) Frath Pierre Gledhill Christopher 2005 laquo Quest-ce quune uniteacute

phraseacuteologique laquo in La phraseacuteologie dans tous ses eacutetats Actes du Colloques

Phraseacuteologie 2005 Bolly C Klein JR Lamiroy B (eacuteds) Cahiers de lInstitut

linguistique de Louvain CILL 31 2-4 pp 11-25

6) Frath Pierre Gledhill Christopher 2005 ldquoFree-Range Clusters or Frozen Chunks

Reference as a defining criterion for linguistic units raquo in RANAM (Recherches

Anglaises et Nord-Ameacutericaines) ndeg 38 Strasbourg pp 25-43

7) Gledhill Christopher Frath Pierre 2007 laquo Collocation phrasegraveme deacutenomination

vers une theacuteorie de la creacuteativiteacute phraseacuteologique raquo La Linguistique vol 43 fasc 1

8) Gledhill Christopher Frath Pierre 2005a ldquoA Reference-based Theory of

Phraseological Units The Evidence of Fossilsrdquo in Corpus Linguistics Vol 1 no 1

Editors Pernilla Danielsson and Martijn Wagenmakers Birmingham

9) Gledhill Christopher Frath Pierre 2005b laquo Une tournure peu en cacher une

autre linnovation phraseacuteologique dans Trainspotting raquo Les Langues Modernes 3

pp 68-79

10) Kleiber Georges laquo Y a-t-il des noms drsquoodeurs raquo in Casanova Herrero E et Calvo

Rigual C (eds) Actes del 26e Congregraves de Linguistica i Filologia Romagraveniques

(Valegravencia 6-11 de setembre de 2010) Berlin Walter de Gruyter Vol 3 pp 223-

234

11) Kleiber Georges 2003 laquo Sur la seacutemantique de la deacutenomination raquo Verbum tome

XXV 1 pp 97-106

12) Kleiber Georges 2001 laquo Remarques sur la deacutenomination raquo Cahiers de

Praxeacutematique 36 pp 21-41

13) Kleiber Georges 1984 laquo Deacutenomination et relations deacutenominatives raquo Langages

76 pp 77-94

14) Merleau-Ponty Maurice 1945 Pheacutenomeacutenologie de la perception Paris Gallimard

15) Proust Marcel 1954 Du cocircteacute de chez Swann Paris Gallimard Le Livre de Poche

1egravere publication Grasset 1913

16) Proust Marcel 1954 Le temps retrouveacute Paris Gallimard Folio 1egravere publication

NRF 1927

17) Pustejovsky James 1995 The Generative Lexicon Cambridge MA MIT Press

18) Rastier Franccedilois 1991 Seacutemantique interpreacutetative Paris PUF

19) Ryle Gilbert 1949 The Concept of Mind Hutchison London

45

20) Saussure Ferdinand de 2002 Eacutecrits de linguistique geacuteneacuterale texte eacutetabli et eacutediteacute

par Simon Bouquet et Rudolf Engler Paris Gallimard

21) Thomiegraveres-Kokochkina Irina 2013 laquo Je sens donc je dis (Les noms preacutedicatifs

drsquoodeurs simples et composeacutes en russe) raquo 32nd International Conference on Lexis

and Grammar Universidade do Algarve Faro Portugal September 10-14 2013

Pre-Proceedings Jorge Baptista Mario Monteleone pp 159-163

22) Valeacutery Paul (1936 2012) Le bilan de lrsquointelligence Paris Eacuteditions Allia

23) Wittgenstein Ludwig 1961 Tractatus logico-philosophicus suivi de Investigations

philosophiques Traduit de lallemand par Pierre Klossowski Paris Gallimard

46

Les modes de repreacutesentation du monde avec

les adjectifs qualificatifs en ndashist-

Tatiana BOTTINEAU

(INALCO)

La repreacutesentation langagiegravere de la perception du monde sera abordeacutee ici agrave travers

lrsquoemploi des adjectifs qualificatifs qui sont formeacutes avec le suffixe ndashist- agrave partir des noms

communs drsquoorigine russe Je ne parlerai pas des adjectifs de relation en ndashist- deacuteriveacutes des

noms propres comme marksistskij laquo marxiste raquo des noms de courants ideacuteologiques ou

politiques comme bolrsquoševistskij laquo bolcheacutevik raquo ou de ceux qui sont formeacutes agrave partir de racines

drsquoorigine eacutetrangegravere comme kapitalističeskij laquo capitaliste raquo

Je proposerai un essai de classification des adjectifs en ndashist- en recourant aux critegraveres agrave

la fois seacutemantiques et pragmatiques formels et eacutenonciatifs Du point de vue de la

seacutemantique je prendrai en compte le sens lexical de la base de deacuterivation (X) de lrsquoadjectif et

celui du substantif (Y) qualifieacute par lrsquoadjectif en ndashist- Du point de vue formel je preacutesenterai le

suffixe comme un relateur qui instaure un lien particulier entre les notions X et Y lien fondeacute

sur les opeacuterations abstraites de quantification et drsquoextraction Du point de vue eacutenonciatif je

chercherai agrave preacuteciser le rocircle et le statut de lrsquoinstance locutive en charge de la perception

sensorielle du monde et de sa repreacutesentation langagiegravere

Selon le mode de preacutesentation du monde par les Adjist je distinguerai trois grandes

classes les laquo classificateurs raquo les laquo deacuteterminateurs raquo et les laquo appreacuteciateurs raquo

1 La preacutesentation de la deacuterivation adjectivale dans la litteacuterature linguistique

Dans la litteacuterature linguistique russe la deacuterivation suffixale des adjectifs qualificatifs

est traiteacutee essentiellement de deux points de vue Drsquoune part il est de tradition de tenir

compte de la nature grammaticale nominale ou verbale de la base X Drsquoautre part les eacutetudes

aussi bien en synchronie qursquoen diachronie traitent des pheacutenomegravenes drsquoalternance dus agrave

lrsquoadjonction des suffixes agrave la base de deacuterivation X et se manifestant sur le plan

morphonologique et orthographique

Par ailleurs la description de certains suffixes comme par exemple ceux qui servent agrave

former les participes ou le comparatif est associeacutee agrave leur fonction grammaticale

En ce qui concerne le seacutemantisme des adjectifs deacuteriveacutes on eacutevoque volontiers le cas de

certains deacuteterminants formeacutes agrave partir de la mecircme base par lrsquoadjonction de diffeacuterents suffixes

(slab-enrsquok-ij slab-ovat-yj laquoaffaibliraquo volos-ist-yjvolos-at-yj laquo chevelu poilu raquo nosistyjnosatyj

laquo au grand nez raquo zdorovušrsquoij zdorovyj (kulak) laquo (poing) eacutenorme tregraves fort raquo etc) Ces

adjectifs sont reacuteguliegraverement preacutesenteacutes comme synonymes ou comme tregraves proches par leur

signification mais exprimant des nuances au service de lrsquoincontournable expressiviteacute ou

47

subjectiviteacute du langage dont les distinctions varient au greacute de la perception subjective des

auteurs A partir de lagrave les suffixes se voient doteacutes des capaciteacutes drsquoexprimer des valeurs

seacutemantiques et reccediloivent des eacutetiquettes de suffixes de diminution drsquoindeacutetermination de

deacutepreacuteciation drsquoaugmentation etc

En lrsquoabsence de formalisation des donneacutees une telle deacutemarche ne fournit pas drsquooutils

pertinents qui permettraient drsquoeacutetablir une distinction rigoureuse entre les suffixes

consideacutereacutes comme seacutemantiquement proches ou de cerner avec une preacutecision plus ou moins

grande la valeur et le fonctionnement drsquoun suffixe comme crsquoest le cas de ndashist-

2 Lrsquoapproche theacuteorique adopteacutee agrave lrsquoeacutetude des adjectifs en ndashist-

Je pars du principe qursquoen eux-mecircmes les suffixes ne sont pas iconiques qursquoils ne

possegravedent pas de lien avec le monde reacutefeacuterentiel et qursquoils nrsquoont pas de valeur seacutemantique

preacutedeacutetermineacutee les suffixes ne sont pas intrinsegravequement signifiants dans la mesure ougrave ils ne

renvoient agrave aucun signifieacute

Cependant lrsquoabsence de signifieacute nrsquoest pas synonyme de lrsquoabsence de toute signification

et les morphegravemes suffixaux peuvent contribuer agrave rendre des sens implicites qui se reacutevegravelent

lorsque ces eacuteleacutements sont placeacutes dans un environnement particulier qursquoil soit syntagmatique

ou propositionnel

La repreacutesentation du monde par un syntagme adjectival engage neacutecessairement une

double opeacuteration drsquoinstanciation celle du reacutefeacuterent qualifieacute (Y) mais aussi celle du reacutefeacuterent

nommeacute par la base de deacuterivation de lrsquoadjectif (X) Lrsquoadjonction du suffixe et son choix

lorsqursquoil est possible traduisent lrsquoexistence des processus cognitifs fondamentaux et agrave

caractegravere reacutecurrent De maniegravere geacuteneacuterale et notamment dans le cas de ndashist- la deacuterivation

suffixale se reacutevegravele comme la trace drsquoun travail mental reacutealiseacute dans le domaine des notions

respectives X et Y -ist- joue le rocircle drsquoun relateur mettant en place et deacuteterminant le mode de

repeacuterage entre deux reacutefeacuterents distincts qui varie en fonction de la nature de X et de Y

Les diffeacuterences du mode de repeacuterage permettent en particulier de poser la distinction

entre les adjectifs seacutemantiquement proches comme par exemple des deacuteterminants en ndashist-

(cvetistyj skulistyj) et en ndashast- (cvetastyj skulastyj)

Dans cette perspective la repreacutesentation langagiegravere drsquoun eacutetat des choses renvoie

neacutecessairement agrave une instance agrave la fois source de la perception en charge drsquoune activiteacute

sensorielle et source de lrsquoeacutenonciation en charge drsquoune activiteacute langagiegravere Lrsquoanalyse agrave

premiegravere vue morphologique et seacutemantique requiert le recours aux outils de la description

formelle avec lrsquoactualisation des notions X et Y et des liens qursquoelles entretiennent ainsi que

des paramegravetres eacutenonciatifs tels que le statut et la localisation temporelle des instances

eacutenonciatives

Dans cette perspective jrsquoenvisage le suffixe ndashist- comme remplissant une double

fonction Drsquoune part je considegravere ndashist- comme un marqueur de preacutesence de X en Y ce qui

48

constitue un trait distinctif du reacutefeacuterent Y qui permet de le particulariser et de lrsquoextraire de sa

classe geacuteneacuterique Drsquoautre part jrsquoattribue agrave ndashist- la proprieacuteteacute de focaliser sur la preacutesence

quantitative mais non quantifieacutee du X en Y Ainsi pjatnistaja poverxnostrsquo laquo surface tacheteacutee raquo

est une surface (Y) couverte de plusieurs pjatno laquo tache raquo (Xquant) vetvistoe derevo laquo arbre

branchu raquo est un arbre (Y) comportant de nombreuses vetvrsquo laquo branche raquo (Xquant) izvilistaja

doroga laquo route sinueuse raquo est une route (Y) avec beaucoup de izvilina laquo virage raquo (Xquant)

Lrsquoopeacuteration de la focalisation sur la quantification de X et celle de lrsquoextraction de Y

drsquoune classe de reacutefeacuterents semblables sont agrave la charge drsquoune instance agrave la fois foyer de

perception qui constate la reacutealiteacute reacutefeacuterentielle et drsquoune instance eacutenonciative support de la

deacutetermination du monde et de sa repreacutesentation agrave travers les formes langagiegraveres

approprieacutees

La reacutealisation de ces opeacuterations abstraites est fortement lieacutee au mode de la perception

visuelle auditive olfactive gustative ou encore tactile de la reacutealiteacute

3 Les donneacutees existantes

Drsquoapregraves le dictionnaire grammatical de Zaliznjak (2007) le nombre drsquoadjectifs

qualificatifs en -ist- srsquoeacutelegraveve tregraves preacuteciseacutement agrave trois cent dix-sept Une consultation rapide

des donneacutees sur Internet permet de deacutecouvrir une liste de 510 uniteacutes et de constater

lrsquoexistence drsquoautres Adjist qui ne figurent pas dans le Dictionnaire de Zaliznjak dyristyj

laquo ayant de nombreux trous raquo vymistyj laquo posseacutedant un pis important raquo zakorjučistyj laquo ayant

de nombreux crochets accros raquo zazvonistyj laquo retentissant bien sonore raquo etc

Il va de soi qursquoil nrsquoy a pas de confusion entre le suffixe ndashist- et la racine ist- de lrsquoadjectif

istyj laquo correct reacutegulier vrai veacuteritable raquo (cf istina laquo veacuteriteacute vraie raquo) On govorit kak istyj

džentlrsquomen laquo Il parle comme un vrai gentlemen raquo

31 Les bases de deacuterivation des adjectifs en ndashist-

Les bases X et Y renvoient indiffeacuteremment aux reacutefeacuterents animeacutes (bolvanistyj učenik

laquo eacutelegraveve peu doueacute raquo) ou inanimeacutes (zolotistyj kolos laquo eacutepi doreacute raquo) concrets ou abstraits

(podxalimistaja myslrsquo laquo penseacutee flagorneuse raquo) cette derniegravere configuration eacutetant cependant

plutocirct minoritaire

Les Adjist sont majoritairement deacuteriveacutes

- de substantifs

pružina laquo ressort raquo pružinistyj mylo laquo savon raquo mylistyj bas laquo basse raquo basistyj

- drsquoadjectifs

vodjanoj laquo drsquoeau raquo vodjanistyj krovjanoj laquo se sang raquo krovjanistyj travjanoj

laquo herbeux raquo travjanistyj

49

- de verbes pour un nombre restreint drsquouniteacutes

prižimatrsquo laquoserrerraquo prižimistyj čelovek laquohomme avareraquo zadiratrsquo laquotaquiner accrocher qqnraquo

zadiristyj malrsquočik laquogarccedilon taquin accrocheurraquo preryvatrsquo laquointerrompreraquo preryvistaja

rečrsquo laquodiscours saccadeacuteraquo razvesitrsquo laquoeacutetendreraquo razvesistyj kust laquobuisson branchu raquo

Servant agrave former des adjectifs agrave partir des uniteacutes de langue qui appartiennent agrave

drsquoautres cateacutegories grammaticales le suffixe ndashist- permet une deacuterivation transcateacutegorielle

osanka laquo port prestance raquo osanistyj laquo drsquoune belle prestance raquo

vetvrsquo laquo branche raquo vetvistyj laquo branchu raquo

uvesitrsquo laquo accrocher suspendre tout autour raquo uvesistyj laquo lourd pesant raquo

La deacuterivation agrave lrsquointeacuterieur de la classe adjectivale est souvent accompagneacutee de la

modification plus ou moins signifiante du seacutemantisme de lrsquoadjectif preacuteexistant avec un

certain degreacute de conceptualisation dans le passage du concret agrave lrsquoabstrait

otryvnoj kalendarrsquo laquo calendrier agrave feuillets deacutetachables raquo otryvistyj ton laquo ton bref

saccadeacute raquo

mučnoj pirog laquo gacircteau fait avec de la farine raquo mučnistoe jabloko laquo pomme farineuse raquo

šolkovyj šarf laquo eacutecharpe en soie raquo šelkovistyj šarf laquo eacutecharpe soyeuse raquo etc

Lrsquoadjonction des suffixes diffeacuterents agrave la mecircme base est quelquefois agrave lrsquoorigine des

doublets qui diffegraverent consideacuterablement par leur signification respective

kožanyj pidžak laquo veste en cuir raquo kožistyj frukt laquo fruit agrave peau eacutepaisse raquo

ledjanoj dom laquo maison en glace raquo lrsquodistyj sneg laquo neige verglaccedilante raquo

gornyj xrebet laquochaicircne de montagne crecircte raquo goristyj landšaft laquo paysage montagneux raquo

korenistyj dub laquo checircne bien enracineacute raquo korenastyj čelovek laquo homme trapu raquo

napornyj mexanizm laquo meacutecanisme agrave pression raquo naporistyj čelovek laquo personne

insistante raquo

Dans certains cas la diffeacuterence seacutemantique entre les doublets reste agrave preacuteciser

Cvet laquocouleur raquo cvetistyj cvetastyj platok

Utroba laquo ventre raquo utrobistyjutrobnyj golos

Skula laquo pomette raquo skulastoe skulistoe lico

Gora laquo montagne raquo goristyj gornyj pejzaž

Sutulyj laquo vouteacute raquo sutulistaja sutulaja spina

Pokatyj laquo inclineacute raquo pokatistaja pokataja kryša etc

50

32 Les valeurs seacutemantiques exprimeacutees par les Ajdist

Selon Vinogradov les adjectifs qualificatifs en ndashist- expriment les valeurs suivantes

- preacutesence abondante de quelque chose ou possession de quelque chose drsquoabondant

(obilie čego-nibud obladanie množestvom čego-nibudrsquo)

- quantiteacute excessive de quelque chose (značenie izlišnego količestva čego-nibudrsquo)

- preacutesence drsquoune quantiteacute importante drsquoadditif (naličie bolrsquošoj primesi čego-nibudrsquo)

voda [eau]40 ndash vodjanistyj krovrsquo [sang] - krovjanistyj maslo [huile beurre]

masljanistyj trava [herbe] - travjanistyj sera [soufre] - sernistyj muka [farine] -

mučnistyj cf prizemistyj - bas)

- ressemblance agrave quelque chose (poxožij na čto-nibudrsquo napominajuščij svoimi

kačestvami to veščestvo)

- degreacute important de manifestation drsquoune capaciteacute drsquoun penchant (silrsquonaja stepenrsquo

sklonnosti sposobnosti k kakomu-nibudrsquo dejstviju) razgonistye stročki (lignes

eacutecriture eacutelanceacutee) laquo tabak črezvyčajno zaboristyj raquo (tabac trop fort) laquo Egraveti gospoda

razmasisty kak tjurja raquo (Ces messieurs sont trop mou comme de la bouillie) etc

La liste de valeurs seacutemantiques des Adjist dresseacutee par Vinogradov permet de constater

un trait reacutecurrent commun agrave tous les deacuteterminants Il srsquoagit de caracteacuteriser un reacutefeacuterent agrave

travers la preacutesence quantitativement importante mais indeacutetermineacutee drsquoun trait distinctif

nommeacute par le radical de lrsquoadjectif41

En revanche comme on peut lrsquoobserver sur lrsquoexemple des syntagmes comme škvalistyj

veter (vent agrave rafales) metelistyj veter (tempecircte de neige) serebristyj samoljot (avion argenteacute)

etc la liste de Vinogradov ne comporte pas les adjectifs Adjist qui deacuteterminent le degreacute de

manifestation de cette proprieacuteteacute comme atteacutenueacute

Restant dans le domaine seacutemantique je propose dans un premier temps de classer les

adjectifs Adjist du point de vue du moyen leur appreacutehension visuelle auditive tactile

gustative ou encore olfactive par une instance foyer de la perception du monde Cette

classification fait reacutefeacuterence aux proprieacuteteacutes intrinsegraveques du reacutefeacuterent Y

- sa forme zmeistaja tropinka laquo sentier serpentin raquo šrsquoelistyj pol laquo plancher fissureacute raquo

jačeistyj škaf laquo armoire agrave casier raquo

- sa couleur zemlistyj cvet lica laquo teint terreux raquo

- sa surface šelkovistaja tkanrsquo laquo tissu soyeux raquo

- sa composition glinistaja počva laquo sol argileux raquo ou sa structure jačeistyj škaf

laquo armoire agrave casier raquo)

40 Ce commentaire est de nous 41 Ce trait sera deacutesigneacute dans cet article par Xquant

51

- lrsquoeffet sonore qursquoil est susceptible de produire golosistyj pevec laquo chanteur avec une

voix puissante raquo basistyj golos laquo voix de basse raquo nadryvistyj krik laquo cri deacutechirant raquo

- lrsquoeffet olfactif qursquoil est susceptible de produire zapašistyj buket laquo bouquet

odorifeacuterant raquo dušistoe mylo laquo savonnette parfumeacutee raquo

- lrsquoeffet gustatif qursquoil est susceptible de produire vodjanistyj sok laquo jus de fruit aqueux raquo

mučnistoe jabloko laquo pomme farineuse raquo oskomistyj vinograd laquo raisin agrave goucirct aciduleacute raquo

- lrsquoeffet tactile qursquoil est susceptible de produire šelkovistaja tkanrsquo laquo tissu soyeux raquo

Parmi les 317 adjectifs en ndashist- citeacutes par le dictionnaire de Zaliznjak la majoriteacute rend la

perception visuelle du monde Un nombre significatif rend lrsquoeffet produit par le

comportement drsquoun individu qui est fondeacute sur sa perception visuelle immeacutediate ou sur un

savoir preacutealablement acquis (podxalimistyj laquo flagorneur raquo pokladistyj laquo accomodant raquo

uxrapistyj raquo smekalistyji laquo astucieux rapide raquo prižimistyj laquo radin raquo)

Une dizaine drsquoadjectifs essentiellement deacuteriveacutes de bases verbales rendent les

proprieacuteteacutes perccedilues par la voie auditive

basistyj baritonistyj golos laquo voix de basse de baryton raquo

golosistyj pevec laquo chanteur avec une belle voix raquo

perekatistyj pokatistyj raskatistyj grom laquo tonnerre grondant raquo

perelivistyj laquo vibrant (pour une voix) raquo

nadryvistyj laquo fecircleacute (pour une voix) raquo preryvistyj laquo entrecoupeacute interrompu (souffle voix

discours) raquo otryvistyj laquo saccadeacute sec (pour une voix) raquo

Quelques uniteacutes seulement rendent les sensations gustatives (oskomistyj mučnistyj

vodjanistyj navaristyj etc) tactiles (korjažistyj eršistyj pušistyj etc) ou olfactives (dušistyj

zapašistyj)

Lrsquoorigine des sensations reste cependant quelque peu ambigueuml dans la mesure ougrave les

mecircmes deacuteterminants peuvent se rapporter aux diffeacuterents types de perception Par exemple

lrsquoemploi de lrsquoadjectif podžaristyj rend agrave la fois une perception visuelle drsquoun plat agrave la

perception gustative lorsqursquoon le consomme ou auditive lorsqursquoon entend les sons

caracteacuteristiques agrave sa consommation

Pour tous ces deacuteterminants le substantif renvoie agrave un reacutefeacuterent Y inanimeacute agrave lrsquoexception

de ceux tregraves nombreux qui se rapportent agrave un reacutefeacuterent animeacute dont ils caracteacuterisent la

maniegravere de se comporter (naxrapistyj laquo culotteacute raquo bolvanistyj laquo becircte raquo smekalistyj laquo futeacute raquo

xuliganistyj laquodeacutesobeacuteissant irrespectueux raquo)

52

33 Le foyer de la perception Les impressions et les sensations

Le corpus indique que la valeur seacutemantique drsquoun Adjist a un lien naturel avec les

capaciteacutes physiologiques de lrsquohomme et implique la prise en compte des paramegravetres

cognitifs lors de lrsquoanalyse des emplois de ces deacuteterminants

Ce nrsquoest probablement pas tout agrave fait un hasard srsquoil existe en russe les expressions

meacutetaphoriques vsevidjaščee oko laquo œil qui voit tout raquo et vseslyšaščee uxo laquo oreille qui entend

toutraquo mais que de telles syntagmes nrsquoexistent pas en relation avec les sensations gustatives

olfactives ou tactiles Est-ce ducirc agrave la capaciteacute de lrsquohomme drsquoappreacutehender instantaneacutement

plusieurs reacutefeacuterents distincts ou plusieurs traits drsquoun seul reacutefeacuterent par la voie visuelle ou

auditive alors que la perception du monde par les autres voies serait limiteacutee agrave

lrsquoappreacutehension drsquoun seul trait distinctif drsquoun reacutefeacuterent unique dont on ne peut mesurer que le

degreacute de reacutealisation

La diffeacuterence entre les moyens de la perception physiologique agrave mon sens correspond

dans la langue agrave deux modes diffeacuterents de caracteacuterisation par Adjist de la proprieacuteteacute X lrsquoun

relevant de la focalisation sur la quantification indeacutetermineacutee de sa preacutesence multiple lrsquoautre

relevant de la focalisation sur lrsquointensiteacute de sa reacutealisation La reacutealisation intense de X en Y

induit la mise implicite de X sur un gradient et actualise sa nature scalaire

Exemples de la preacutesence en Y drsquoeacuteleacutements multiples X vetvistoe derevo laquo arbre

branchu raquo poristyj šokolad laquo tablette de chocolat souffleacute raquo jačeistyj jaščik laquo tiroir agrave casier raquo

mozolistye ruki laquo mains rugueuses (avec nombre drsquoampoules) raquo

Exemples de lrsquoexpression du degreacute de reacutealisation de X en Y sutulistaja spina laquo dos

voucircteacute raquo blondinistye volosy laquo cheveux blonds raquo pižonistyj pidžak laquo veste de dandy raquo

obrsquojomistaja kniga laquo livre volumineux raquo skulistoe lico laquo visage agrave pommettes raquo

La correacutelation entre les diffeacuterents domaines de lrsquoactiviteacute humaine justifie lrsquoexistence

des variations seacutemantiques des adjectifs en ndashist- et implique celle du degreacute drsquoimplication du

locuteur agrave la fois foyer de la perception des reacutefeacuterents et source de leur repreacutesentation

langagiegravere

La perception visuelle apparaicirct comme le mode de lrsquoappreacutehension du monde qui

confegravere au locuteur le statut drsquoobservateur externe (Sobs) qui constate lrsquoexistence de X en Y

mais son implication reste limiteacutee Lrsquohomme saisit visuellement une image instantaneacutee du

reacutefeacuterent Y mais il lui reste exteacuterieur il nrsquoy a pas drsquointeraction avec le foyer de la perception

et le reacutefeacuterent perccedilu Y nrsquoest que lrsquoobjet de lrsquoobservation et sa deacutetermination par le locuteur

porte sur sa forme sa couleur ou sa composition sans qursquoil y ait un contact physique direct

avec lrsquoobjet

La distance physique qui seacutepare le foyer de la perception visuelle du reacutefeacuterent

contribue agrave lrsquoemploi freacutequent des adjectifs Adjist avec des sens figureacutes et favorise la

construction des repreacutesentations meacutetaphoriques du monde par analogie le reacutefeacuterent

53

immeacutediatement perccedilu est mentalement rapprocheacute drsquoautres reacutefeacuterents absents du champ

drsquoobservation du locuteur

1) Na stole hellip močalistaja varjonaja govjadina i korobka iz-pod sardin (A Čexov citeacute

drsquoapregraves le dictionnaire de Ušakov)

Sur la table eacutetaient poseacutes un plat de viande filandreuse cuite agrave lrsquoeau et une boite de

sardines vide

2) Aspid smotrel kak serye pautinistye morščiny u glaz isčezajut pod tonkimi

mazkami krem-pudry laquo Maks Faktor raquo (A Bayette)

Aspid observait comment sous les touches fines du fond de teint laquo Max Factor raquo

poseacutees sous ses yeux disparaissaient les filaments gris de ses rides

En revanche la perception des sensations olfactive gustative et auditive induit

lrsquoappropriation physiologique Y par le foyer de la perception de lrsquoodeur du goucirct ou du son

qui eacutemanent de Y ce qui suppose une implication plus active de lrsquoinstance foyer de la

perception Lrsquoadjectif en ndashist- ne fait pas reacutefeacuterence agrave la preacutesence quantitative drsquoeacuteleacutements X en

Y mais signifie que la proprieacuteteacute X a atteint un degreacute important de manifestation et qursquoil

constitue pour le foyer de la perception la caracteacuteristique distinctive du reacutefeacuterent Y qui

laquo efface raquo ses autres proprieacuteteacutes Ainsi dans oskomistyj vinograd laquo raisin eacutecœurant raquo seul

lrsquoeffet drsquoeacutecœurement est rendu par Adjist alors mecircme que le raisin en question peut avoir

drsquoautres qualiteacutes gustatives mais non pertinentes pour le foyer de perception dans paxučij

cvetok laquo fleur odorifeacuterante raquo lrsquoodeur forte de la fleur efface les traits comme sa couleur sa

taille ou sa forme dans basistyj golos laquo voix proche drsquoune basse raquo le registre de la voix est

privileacutegieacute agrave sa puissance etc Lrsquoimplication du foyer de la perception dans la repreacutesentation

verbale de ces sensations est plus importante car il se preacutesente comme le nouveau siegravege de

lrsquoexistence de X avec lrsquoappreacuteciation subjective de son degreacute de reacutealisation

Lrsquoexpression des sensations tactile et gustative du monde est susceptible de se

confondre avec les impressions visuelles drsquoougrave le rocircle important du contexte qui permet de

deacutecider de quel mode de perception il srsquoagit

3) I srsquorsquojev plombir laquo Leningradskij raquo eščo nedolgo posasyvaet derevjannyju

zanozistuju paločku (Solomatin 2009) ndash perception tactile

Et ayant termineacute la glace laquo Leningradskij raquo elle continue quelque temps de sucer

son bacirctonnet rugueux

4) Vdolrsquo steny ležali zanozistyje nestrugannye doski a na nix počemu-to stojali

mužskie botinki (Usinova 2003) ndash perception visuelle

54

Le long du mur eacutetaient poseacutees des planches rugueses non raboteacutees et agrave cocircteacute

drsquoelles on ne sait pourquoi il y avait une paire de chaussures drsquohomme

5) V navaristom bulrsquojone plavali obnaružennye v kurice laquo nedojaički raquo ndash žoltye

vkusnye mučnistye na raskus šariki raznoj veličiny (Rubina 2006) ndash perception

gustative

Dans le consommeacute flottaient de petits œufs laquo inacheveacutes raquo trouveacutes agrave lrsquointeacuterieur de

la poule ndash des boules de diffeacuterentes tailles jaune de couleur bonne au goucirct

farineuses lorsqursquoon les croquait

6) V Širvane poražali potoki živoj massy stepi ustremljonnoj v krugooborot

žiznetvorenja kroxotnye palrsquočikovye sledy pesčanok vokrug norok miniatjurno

čotkie otpečatannye v mučnistoj pyli kogotok otdeljaetsja ot kogotka kroxotnoj

gorkoj (Iličevskij 2009) ndash perception visuelle

A Chirvan on eacutetait frappeacute par les flux vivants de la steppe lanceacutee dans le

mouvement tourbillonnant de la creacuteation de la vie de minuscules traces de pattes

des gerboises autour de leurs trous microscopiques et nettes laissaient des

empreintes dans la poussiegravere farineuse chaque trace de griffe eacutetait seacutepareacutee de

lrsquoautre par un petit monticule de terre

7) laquo Serebristyj zvon ručja raquo - smotrite online na oficialrsquonom sajte telekanala

laquo Rossija raquo raquo - perception auditive

laquo Murmure argentin du ruisseau raquo ndash regardez le film on line sur le site officiel du

teacuteleacute canal laquo Rossija raquo

8) Serebristaja doroga

Ty zovoš menja kuda

Svečkoj čistočetvergovoj

Nad toboj gorit zvezda (Esenin) ndash perception visuelle

Chemin argenteacute

Ougrave mrsquoappelles-tu

Tel le cierge du jeudi Saint

Brille au-dessus de toi une eacutetoile

A partir de ces observations impliquant lrsquoexpression du degreacute drsquoimplication du foyer de

la perception dans la description du monde je fais une distinction entre lrsquoappreacutehension

visuelle des reacutefeacuterents qui relegraveve du domaine des impressions et les autres modes de

perception relevant du domaine des sensations La dimension subjective dans la

55

deacutetermination proposeacutee par les Adjist reste toujours preacutesente mais son poids nrsquoest pas le

mecircme dans les deux cas

4 La perception visuelle et lrsquoopeacuteration de quantification indeacutetermineacutee de X

Dans la classe des Adjist qui rendent la perception visuelle du monde je distingue les

adjectifs laquo deacuteterminateurs raquo et les adjectifs laquo classificateurs raquo Cette distinction reflegravete les

diffeacuterences entre les opeacuterations cognitives qui preacutecegravedent la caracteacuterisation verbale des

reacutefeacuterents par une instance eacutenonciative

41 Les adjectifs laquo deacuteterminateurs raquo

Le fonctionnement des laquo deacuteterminateurs raquo se deacutecline sous deux configurations Y

possegravede Xquant et Y ressemble agrave X

411 Y possegravede Xquant

Lrsquoemploi des Adjist du type laquo Y possegravede Xquant raquo couvre deux opeacuterations cognitives

distinctes mais lieacutees entre elles La premiegravere consiste en la deacutetermination de Y reacutefeacuterent

concret et le plus souvent inanimeacute agrave travers la preacutesence du trait distinctif Xquant la deuxiegraveme

opeacuteration est celle de lrsquoextraction de Y de la classe geacuteneacuterique dont il fait partie

Du point de vue notionnel Y et X deacutesignent deux reacutefeacuterents indeacutependants lrsquoun de lrsquoautre

mais qui dans la reacutealiteacute reacutefeacuterentielle possegravedent un lien double

Drsquoune part ils sont lieacutes par une relation de possession (Y possegravede X) intrinsegraveque agrave la

nature de Y vetvistyj kust - un buisson est naturellement doteacute de branches izvilistaja

doroga - un chemin est susceptible drsquoavoir des virages šrsquoelistyj pol - un plancher a facilement

des fissures

Drsquoautre part X et Y sont lieacutes par une relation de deacutependance Y eacutetant la source de X

une branche est issue drsquoun arbre un virage fait partie drsquoune route une fissure ne peut exister

que sur un support mateacuteriel La relation liant Y et X nrsquoest pas celle drsquoeacutegaliteacute Y pourrait

eacuteventuellement ecirctre deacutepourvu de X mais X fait forceacutement partie de Y

Consubstantielle au reacutefeacuterent Y lrsquoexistence de X en elle-mecircme ne constitue pas son trait

distinctif et ne peut ecirctre eacutevoqueacutee pour deacuteterminer Y En revanche crsquoest lrsquoabondance

drsquoeacuteleacutements Xquant qui permet de speacutecifier de distinguer Y des autres reacutefeacuterents similaires et de

lrsquoextraire de la classe geacuteneacuterique dont il fait partie Aussi les bases nominales X renvoient-

elles agrave des reacutefeacuterents qui se soumettent agrave la quantification (objets deacutenombrables) vetvistoe

derevo laquo arbre branchu raquo šrsquoelistyj pol laquo plancher fissureacute raquo porožistaja reka laquo un cours drsquoeau

rapide raquo žilistoe mjaso laquo viande filandreuse raquo jačeistyj škaf laquo armoire agrave casiers raquo ušrsquoelistyj

massif laquo massif avec plusieurs gorges raquo skvažityj relief laquo relief agrave puits de peacutetrole raquo sloistoe

pirožnoe laquo mille-feuilles raquo korjažistyj stvol laquo tronc drsquoarbre noueux raquo

56

La deacutetermination quantitative de la preacutesence de X en Y opeacuteration mentale

explicitement rendue par un quantifieur nrsquoest pas envisageable dans le cas des adjectifs en ndash

ist- il srsquoagit en effet drsquoun acte implicite de coheacutesion de rassemblement des reacutefeacuterents Xquant

en Y

En revanche il nrsquoy a pas de contrainte seacutevegravere pour lrsquoemploi de ces deacuteterminants avec

les adverbes qui marquent aussi bien une grande quantiteacute qursquoune petite quantiteacute de X očenrsquo

(nemnogo) žilistoje mjaso laquo viande tregraves (un peu) filandreuse raquo vesrsquoma (slegka) šrsquoelistyj pol laquo

plancher tregraves (leacutegegraverement) fissureacute raquo črezvyčajno (edva) izvilistaja doroga laquo chemin

excessivement (agrave peine) accidenteacute raquo

La pluralisation de X ne conduit pas agrave la particularisation de chacun drsquoentre eux mais agrave

la speacutecification de Y qui attire lrsquoattention de lrsquoinstance foyer de la perception par la preacutesence

de Xquant en Y Etant le siegravege de preacutesence de Xquant Y deacutelimite quantitativement son

occurrence ce qui permet lrsquoactualisation de lrsquoexistence drsquoune situation particuliegravere

observable et observeacutee La deacutetermination de Y avec Adjist nrsquoa aucun fond poleacutemique mais

tend agrave transmettre la perception visuelle de la reacutealiteacute objective Y par un observateur

synchrone neutre Sobs

Cette opeacuteration confegravere aux Adjist une fonction deacuteterminative Y est diffeacuterent de Y1 Y2

Yn non pas parce qursquoil possegravede X mais parce qursquoil possegravede Xquant

Lrsquoexistence des deux reacutefeacuterents Xquant et Y est simultaneacutee et elle est indexeacutee sur le

mecircme espacetemps La relation qui les unit est agrave la fois celle de la localisation (Xquant est

laquo logeacute raquo en Y) et de la possession (Y possegravede Xquant) Mecircme si crsquoest bien Xquant qui permet la

speacutecification de Y la relation entre les deux reacutefeacuterents srsquoeacutequilibre et prend la forme drsquoun

constat objectif fait par un eacutenonciateur-observateur (Sobs) dont la position est synchrone agrave la

situation deacutecrite Lrsquoinstance perceptive reste exteacuterieure agrave Y elle se contente de poser son

regard sur lui sans avoir de contact direct avec les reacutefeacuterents Y ou avec X drsquoougrave un degreacute

drsquoimplication relativement limiteacute de lrsquoinstance de la perception du monde

Ces opeacuterations cognitives abstraites confegraverent aux Adjist une fonction deacuteterminative

Y est diffeacuterent de Y1 Y2 Yn non pas parce qursquoil possegravede X mais parce qursquoil possegravede Xquant

41 2 Y ressemble agrave X

Les adjectifs Adjist qui rendent la relation laquo Y ressemble agrave X raquo qualifient le reacutefeacuterent Y par

le truchement drsquoun rapprochement mental avec le reacutefeacuterent X Y et X existent

indeacutependamment lrsquoun de lrsquoautre mais auraient selon le foyer de la perception une proprieacuteteacute

commune qui permet de les comparer ou de les associer lrsquoun agrave lrsquoautre

Les substantifs aussi bien animeacutes qursquoinanimeacutes sont concerneacutes par cette configuration

Lrsquoopeacuteration mentale reacutealiseacutee srsquoappuie sur une impression visuelle immeacutediate susciteacutee

par le reacutefeacuterent Y que lrsquoon associe au reacutefeacuterent X absent du champ drsquoobservation Souvent ce

sont des emplois meacutetaphoriques permettant de deacutecrire la couleur de Y (serebristaja trava laquo

57

herbe argenteacutee raquo zemlistyj cvet lica laquo teint terreux raquo) sa forme (zvezdistoe ukrašenie

laquo deacutecoration en forme drsquoeacutetoile raquo) sa maniegravere de se comporter (podxalimistyj tip laquo flagorneur

hypocrite raquo) ou plusieurs proprieacuteteacutes agrave la fois comme crsquoest le cas du syntagme močalistye

volosy laquo cheveux en filasse raquo qui fait reacutefeacuterence agrave la couleur jaune etou agrave la consistance drsquoune

eacuteponge veacutegeacutetale

Le trait caracteacuteristique qui unit X et Y (couleur forme consistance comportement) est

consubstantiel agrave X mais il est conjoncturel agrave Y la proprieacuteteacute X nrsquoest pas intrinsegraveque agrave Y mais

Y fait penser agrave X

Contrairement agrave la configuration laquo Y possegravede Xquant raquo qui focalise sur la preacutesence

quantitativement importante de X en Y les Adjist laquo Y ressemble agrave X raquo nrsquoinduisent pas la

localisation virtuelle de X en Y Ils construisent un rapprochement fondeacute sur un trait

virtuellement commun qursquoils tendent agrave minorer et agrave introduire ainsi un certain degreacute

drsquoindeacutetermination dans la deacutetermination proposeacutee metelrsquo laquo tempecircte de neige raquo

metelistaja pogoda laquo temps agrave la tempecircte de neige raquo bolvan laquo creacutetin raquo bolvanistyj učenik laquo

eacutelegraveve peu doueacute raquo barxat laquo velours raquo barxatistaja tkanrsquo laquo eacutetoffe velouteacutee raquo

La deacutetermination quantitative minoreacutee de la preacutesence de X se trouve en correacutelation

avec la contrainte seacutevegravere pour lrsquoemploi de ces Adjist avec lrsquoadverbe de haut degreacute očenrsquo

laquo tregraves raquo očenrsquo metelistaja pogoda očenrsquo bolvanistyj učenik očenrsquo serebristyj samoljot

očenrsquo zemistyj cvet lica Il nrsquoest pas possible en effet drsquoindiquer qursquoune valeur faiblement

preacutesente a un haut degreacute de manifestation

Lrsquoexpression de lrsquoatteacutenuation dissimule la reacutealisation implicite drsquoune opeacuteration de

deacuteneacutegation temps agrave la tempecircte mais pas la tempecircte eacutelegraveve peu doueacute mais pas un

imbeacutecile complet eacutetoffe velouteacutee mais pas le velours Le deacuteterminant Adjist signale que la

ressemblance de Y agrave X nrsquoest que partielle et interdit lrsquoassimilation des deux reacutefeacuterents

Lrsquoatteacutenuation la neacutegation et lrsquoindeacutetermination absentes du mode de fonctionnement des

adjectifs laquo Y possegravede Xquantraquo impliquent un travail intellectuel drsquointerpreacutetation de

superposition de lrsquoacte immeacutediat de perception visuelle et de lrsquoacte meacutediat de transfert

mental qui passe par deux eacutetapes conseacutecutives

La premiegravere eacutetape relegraveve du domaine sensoriel ougrave lrsquoobservateur synchrone (Sobs)

perccediloit Y comme un stimulus suscitant chez lui une reacuteaction spontaneacutee

La deuxiegraveme eacutetape relegraveve du domaine du mental elle nrsquoest pas de nature immeacutediate et

spontaneacutee La perception de Y provoque la reacuteminiscence drsquoune sensation ou drsquoun savoir

anteacuterieurs Lrsquoopeacuteration intellectuelle fait appel agrave un transfert de proprieacuteteacute et implique un

acte drsquointerpreacutetation en infeacuterant agrave travers une proprieacuteteacute distinctive et conjoncturelle de Y

observeacute le rapprochement avec une proprieacuteteacute intrinsegraveque de X absent

Le deacutecalage temporel et spatial entre Y et X dans la reacutealiteacute reacutefeacuterentielle induit le

deacutedoublement de lrsquoinstance eacutenonciative en deux supports distincts la perception de Y est agrave

la charge drsquoun observateur neutre (Sobs) la reacuteminiscence de X est du ressort drsquoun

58

eacutenonciateur omniscient (Somn) Au moment de lrsquoeacutenonciation lrsquoinstance eacutenonciative concilie

les deux positions et devient lrsquoartisan de la repreacutesentation imageacutee du monde Ce mode de

construction des sens avec les Adjist deacuteterminateurs est une source ineacutepuisable de langage

meacutetaphorique Le double statut de lrsquoeacutenonciateur et la superposition de deux plans temporels

sont indispensables dans la construction drsquoune meacutetaphore et plus largement dans les

emplois des mots au sens figureacute

La structure du syntagme avec un adjectif Adjist ne correspond pas aux eacutetapes

successives du processus cognitif deacutecrit Dans la reacutealiteacute reacutefeacuterentielle lrsquoobservateur drsquoabord

perccediloit Y et ensuite seulement il le deacutetermine

Crsquoest pourtant lrsquoinverse dans le plan de la langue et de lrsquoordre des mots dans le

syntagme La deacutetermination du reacutefeacuterent agrave travers sa proprieacuteteacute distinctive est premiegravere par

rapport agrave sa nomination comme si la description du monde srsquoappuyait avant tout sur sa

perception visuelle et ensuite seulement sur le processus mental de la reacuteminiscence

lrsquoappreacuteciation subjective de la reacutealiteacute eacutetant plus importante que la reacutealiteacute elle-mecircme

5 Les adjectifs laquo classificateurs raquo Y engendre Xquant

Les adjectifs en ndashist- deacuteterminent le reacutefeacuterent Y comme susceptible drsquoengendrer Xquant

penistoe pivo laquo biegravere mousseuse raquo obvalistyj ovrag laquo ravin menaccedilant de glissement de

terrain raquo zanozistaja palka laquo bacircton rugueux (agrave eacutechardes) raquo mylistyj porošok laquo poudre

savonneuseraquo Leur emploi est marqueacute par une progression dans la preacutesentation abstraite du

monde et peut ecirctre consideacutereacute comme agrave mi-chemin entre les Adjist qui rendent la perception

visuelle ou les impressions gustative tactile ou olfactive du monde

Lagrave encore les adjectifs en -ist- permettent de distinguer le reacutefeacuterent Y des autres

repreacutesentants de la mecircme classe toutes les biegraveres ne sont pas mousseuses tous les ravins

ne provoquent pas drsquoeacuteboulement tous les bacirctons ne donnent pas des eacutechardes toutes les

poudres agrave laver ne sont pas moussantes

Dans cette configuration le suffixe ndashist- preacuteasserte la pluralisation puissantielle de X

9) On ljubit tolrsquoko penistoe pivo

Il nrsquoaime que la biegravere mousseuse

10) Ne trogaj palku ona zanozistaja

Ne touche pas agrave ce bacircton il donne des eacutechardes

11) Ne pokupaj egravetot porošok on sovsem ne mylistyj

Nrsquoachegravete pas cette poudre elle nrsquoest pas du tout savonneuse

59

Le lien entre les reacutefeacuterents X et Y est double fondeacute sur lrsquoanticipation et la relation de

cause agrave effet Lrsquoexistence de X au moment de lrsquoeacutenonciation est virtuelle il ne srsquoagit pas drsquoun

constat synchrone de X mais de la preacuteconstruction de son existence possible

Le reacutefeacuterent X est susceptible drsquoecirctre engendreacute par Y agrave la suite drsquoun acte speacutecifique qui

pourrait lrsquoaffecter la biegravere ne donnera de la mousse que si elle verseacutee le ravin ne

srsquoeacutecroulera que srsquoil est soumis agrave une pression le bacircton ne donnera des eacutechardes que srsquoil est

pris agrave mains nues En drsquoautres termes lrsquoexistence de Xquant est virtuelle et deacutepend de

lrsquoactualisation de la proprieacuteteacute de Y de lrsquoengendrer agrave la suite drsquoun acte speacutecifique

Une fois de plus du point de vue reacutefeacuterentiel Y est premier par rapport agrave X mais au

niveau de la langue crsquoest X qui apparaicirct en premier ce qui est consigneacute par lrsquoordre lineacuteaire

des mots dans le syntagme

Le processus mental nrsquoest pas deacuteclencheacute par la perception drsquoun trait immeacutediatement

observable et ne traduit ni la fusion ni lrsquoassociation mentale des deux reacutefeacuterents comme

crsquoeacutetait le cas des adjectifs deacuteterminateurs Les Adjist classificateurs attestent du reacutesultat drsquoun

transfert intellectuel reacutealiseacute par une instance omnisciente Somn qui construit un monde

potentiel en srsquoappuyant sur son savoir La faculteacute virtuelle de Y agrave produire Xquant est poseacutee

par anticipation eacutetant actualiseacutee par reacuteminiscence la preacutesentation du reacutefeacuterent Y est orienteacutee

vers le potentiel mais srsquoappuie sur lrsquoexpeacuterience acquise par le passeacute

Il y a ainsi un deacutecalage temporel dans lrsquoexistence des reacutefeacuterents Mais on observe

eacutegalement une dispariteacute eacutenonciative entre les points de vue exprimeacutes drsquoougrave une dichotomie

entre deux instances en charge de la vision du monde - lrsquoeacutenonciateur observateur (SoSobs)

garant drsquoexistence de Y et lrsquoeacutenonciateur omniscient (SoSomn) et prenant en charge

lrsquoexistence puissantielle de Xquant

Bien que la preacutesence de Xquant potentiel soit toujours exprimeacutee elle passe au second

plan et crsquoest drsquoabord lrsquoexistence mecircme de X qui pegravese dans la deacutetermination de Y par Adjist la

mousse de la biegravere peut ecirctre abondante mais lrsquoessentiel crsquoest qursquoil y ait de la mousse le

bacircton est susceptible de donner des eacutechardes mais une seule suffirait pour le qualifier avec

Adjist

6 Les impressions sensorielles Les adjectifs laquo appreacuteciateurs raquo

Je considegravere les adjectifs en ndashist- qui traduisent les autres modes de perception que

visuel comme les adjectifs appreacuteciateurs Leurs emplois sont quelquefois ambigus car ces

deacuteterminants peuvent rendre aussi bien lrsquoappreacutehension visuelle avec lrsquoattitude exteacuterieure et

passive de lrsquoobservateur ou la perception du monde autre que visuelle lorsque lrsquoinstance

lrsquoobservateur devient acteur et laquo srsquoapproprie raquo activement Y agrave travers un contact physique

direct

En voici une illustration avec lrsquoadjectif masljanistyj

Masljanistoe vino laquo vin onctueux raquo

60

- Vino vyzyvajuščee vo rtu oščuščenie prijatnoj barxatistosti ndash perception gustative

Vin donnant une sensation gustative drsquoun velouteacute agreacuteable

Masljanistoe pjatno laquo tacircche huileuse raquo

- Na egravekrane planšeta pojavilosrsquo masljanistoe pjatno ndash perception visuelle

Sur lrsquoeacutecran de la tablette est apparue une tache huileuse ndash perception visuelle

Masljanistyj polimer laquo polymegravere huileux raquo

- Poliegravetilen ndash ljogkij masljanistyj na oščuprsquo poluprozračnyj ili neprozračnyj v tolstom

sloe polimer ndash Perception tactile

Le polyeacutethylegravene est un polymegravere leacuteger huileux au toucher transparent ou non

transparent lorsqursquoil est eacutepais

La repreacutesentation des reacutefeacuterents avec les adjectifs appreacuteciateurs ne suit pas tout agrave fait

la mecircme logique que celle des adjectifs deacuteterminateurs ou classificateurs

Dans la reacutealiteacute objective les reacutefeacuterents X et Y actualiseacutes par les adjectifs de ce sous-

groupe sont indissociables X eacutetant consubstantiel agrave Y En effet tout chanteur est

neacutecessairement doteacute drsquoune voix (golosistyj pevec) les fleurs ont normalement une odeur

(dušistyj zapašistyj cvetok) lrsquoeacutecorce des arbres nrsquoest jamais lisse (korjažistyj stvol) tout

fruit possegravede une peau (kožistyj apelrsquosin) de mecircme qursquoon ne peut pas retirer la proprieacuteteacute

masljanistyj aux substantifs des exemples citeacutes

Les adjectifs appreacuteciateurs nrsquoattestent pas de la preacutesence multiple de X en Y comme les

adjectifs deacuteterminateurs ou classificateurs ils introduisent un nouveau type drsquoargument

celui du degreacute drsquointensiteacute de X en Y En effet la sensation ressentie par le foyer de perception

est conditionneacutee par un degreacute important de la proprieacuteteacute X dont lrsquointensiteacute deacutepasse la norme

conventionnelle ščetinistoe lico laquo visage mal raseacute raquo dušistyj cvetok laquo fleur odorifeacuterante raquo

ilistoe dno laquo fond couvert drsquoalgues raquo

La focalisation sur le degreacute drsquointensiteacute de la proprieacuteteacute X atteste de la seacutemantique

scalaire des adjectifs appreacuteciateurs et de leur mise implicite sur une eacutechelle de valeurs

Autrement dit les adjectifs appreacuteciateurs actualisent lrsquoexistence drsquoun repegravere par rapport

lequel est appreacutecieacutee la proprieacuteteacute distinctive X dont la preacutesentation reste cependant marqueacutee

par une dimension drsquoindeacutetermination

On constate en effet une gecircne dans la combinaison de ces adjectifs avec les adverbes

de bas degreacute nemnogo golosistyj pevec ne sovsem dušistyj zapašistyj cvetok čutrsquo

korjažistyj stvol edva kožistyj apelrsquosin En revanche les mecircmes adjectifs se combinent sans

contraintes avec les adverbes de haut degreacute očenrsquo laquo tregraves raquo vesrsquoma laquo assez raquo črezvyčajno

laquo excessivement raquo etc

61

En fonction du seacutemantisme de X et de Y et de la relation qui lie les deux reacutefeacuterents dans la

reacutealiteacute objective lrsquoeacutecart existant peut ecirctre jugeacute positivement comme une qualiteacute (zapašistyj

cvetok) ou drsquoun point de vue critique comme un deacutefaut (kožistyj apelrsquosin) Lrsquoemploi de

lrsquoadjectif en ndashist- atteste de la perception subjective de la reacutealiteacute dont la deacutetermination

neutre et objective par un observateur restant toujours possible gromkogolosyj pevec

laquo chanteur avec une voix puissante raquo šeršavyj stvol laquo tronc drsquoarbre rugueux raquo tolstokožyj

appelrsquosin laquo orange agrave peau eacutepaisse raquo etc

Dans la typologie des Adjist je propose de consideacuterer ces adjectifs comme des adjectifs

eacutevaluatifs qui permettent la caracteacuterisation drsquoun reacutefeacuterent Y par la mise en valeur du degreacute de

preacutesence de la proprieacuteteacute X dont la position sur le gradient reste indeacutetermineacutee

Le statut eacutenonciatif de lrsquoinstance eacutenonciative en charge de cette preacutesentation du monde

deacutepend des paramegravetres contextuels et peut ecirctre aussi bien celui de lrsquoobservateur synchrone

ou celui de lrsquoinstance omnisciente

7 Conclusion

Les adjectifs qualificatifs russes en -ist- expriment toujours une impression ou une

sensation susciteacutees chez lrsquoinstance foyer de la perception par le reacutefeacuterent Y gracircce agrave la

perception drsquoun trait distinctif X

Le suffixe ndashist- opegravere dans deux domaines distincts Drsquoune part il se preacutesente comme un

relateur qui rend les modes de correacutelation entre X et Y drsquoautre part il agit au niveau

notionnel et permet de construire lrsquooccurrence drsquoune situation particuliegravere agrave travers

lrsquoactualisation du reacutefeacuterent Xquant Les opeacuterations cognitives fondamentales de quantification

drsquoextraction et de deacutetermination sont agrave la charge drsquoun eacutenonciateur chaque opeacuteration

cognitive eacutetant un poids preacutepondeacuterant en fonction du mode de perception physiologique de

la situation

Lrsquoinstance eacutenonciative du foyer de la perception So se deacutedouble en deux supports soit Sobs

prenant en charge le constat synchrone du reacutefeacuterent soit Somn support drsquoune vision

reacutetrospective et drsquoune opeacuteration de transfert mental

La typologie des adjectifs qualificatifs Adjist eacutetablie est repreacutesenteacutee dans le tableau

suivant

Classificateurs Deacuteterminateurs Appreacuteciateurs

Y possegravede X

vetvistyj laquobran

churaquo

Y engendre X

penistyj laquo mousseux raquo

Y ressemble agrave X

serebristyj laquo argenteacute raquo

Degreacute de X

masljanistyj

laquoonctueuxraquo

Relation

temporelle

Simultaneacuteiteacute

Y et X

Posteacuterioriteacute

Y est premier X est

Anteacuterioriteacute

X preacutecegravede Y

Simultaneacuteiteacute

Y et X coexistent

62

entre Y et B coexistent second

Relation

reacutefeacuterentielle

entre Y et X

Fusion

Cause agrave effet

Ressemblance

Fusion

Sens concret + + - +

Sens figureacute - - + -

Appreacuteciation

quantitative

Majoreacutee

Majoreacutee

Minoreacutee

Majoreacutee

Statut de

lrsquoinstance

eacutenonciative

So Sobs So

Sobs Soms

So

Sobs Soms

So ou Sobs

Indexatśion

temporelle des

supports

eacutenonciatifs

Moment

de lrsquoeacutenonciatio

n To

Moment de lrsquoeacutenonciat

ion To pour So

Pas drsquoindexation pour

Somn

Moment de lrsquoeacutenonciatio

n To pour So Sobs

Pas drsquoindexation pour

Somn

Moment

de lrsquoeacutenonciation To

Reacutefeacuterences bibliographiques

1) Bottineau T 2010 laquo Les valeurs seacutemantiques du suffixe franccedilais -acirctre- marqueur

drsquoopeacuterations sur le plan notionnel raquo in Syntaxe et seacutemantique ndeg11 Presses

Universitaires de Caen pp 35-54

2) Bottineau T 2012 laquo Les variations seacutemantiques du suffixe russe ndashovat- raquo Slavica

Occitania Universiteacute Toulouse - Le Mirail pp 211-227

3) Culioli A 1990 Pour une linguistique de lrsquoeacutenonciation v I-III Paris Ophrys

4) Efremova T 2000 Novyj slovarrsquo russkogo jazyka Tolkovo-slovobrazovatelrsquonyj

Moskva Russkij jazyk

5) Matushansky O 2005 laquo Les adjectifs - Une introduction raquo Recherches linguistiques de

Vincennes Lrsquoadjectif [En ligne] 34 pp 9-54

6) Morris Ch 1946 Signs Language and Behavior ch VI 89 sqq New-York Prentice

Hall

7) Švedova N (eacuteds) 1982 Grammatika russkogo jazyka (Grammaire de la langue russe)

Moskva Nauka

8) Zaliznjak A 2007 Grammatičeskij slovarrsquo russkogo jazyka (Dictionnaire grammatical

de la langue russe) Мoskva Institut russkogo jazyka imeni V V Vinogradova

63

Les verbes de perception en allemand quelques cas de reacuteversibiliteacute

Martine DALMAS

(Universiteacute Paris ndash Sorbonne)

Cette bregraveve preacutesentation se fixe pour objectif de donner une description syntaxico-

seacutemantique des verbes de perception en allemand contemporain et de montrer quau-delagrave

de la diversiteacute on constate des liens entre les domaines perceptifs sappuyant sur les

speacutecificiteacutes constructionnelles des verbes concerneacutes

Les verbes sur lesquels portent leacutetude sont schmecken riechen houmlren fuumlhlen spuumlren

sehen (schauengucken) Il sagit donc de verbes non-agentifs ou du moins pour les deux

derniers demplois non-agentifs42 Sur la base de leur fonctionnement morpho-syntaxique

que nous preacutesenterons dans un premier temps nous eacutetablirons un premier rapprochement

qui nous permettra de nous livrer agrave quelques reacuteflexions sur les notions de construction et de

reacuteversibiliteacute dune part et sur la fonction de certains preacuteverbes en allemand dautre part

Notre eacutetude eacutetant limiteacutee agrave lrsquoallemand et notre point de deacutepart eacutetant de nature

morpho-syntaxique nous avons choisi ici un ordre qui est exactement lrsquoinverse de la

hieacuterarchie proposeacutee par Viberg (1983 125)43 la symeacutetrie nrsquoen reste pas moins inteacuteressante

1 Le double jeu des goucircts et des odeurs

Les deux verbes concerneacutes sont pour le goucirct schmecken et pour lodorat riechen

Nous les traitons ensemble car ils se comportent du point de vue de leur valence syntaxique

et seacutemantique de maniegravere largement similaire

Dun point de vue seacutemantique le sujet peut deacutesigner dans les deux cas

bull le siegravege du procegraves

[a1] etwas [NPnom] schmeckt oslash xx [adj] nach etwas [preacutepnach + NPdat]

[a2] etwas [NPnom] riecht oslash xx [adj] nach etwas [preacutepnach + NPdat]

bull ou lexpeacuterient lindividu qui perccediloit un goucirct ou une odeur

[b1] jemand [NPnom] schmeckt etwas [NPacc]

42 Lrsquoemploi du terme lsquonon-agentifrsquo (vs lsquoagentifrsquo) nous a paru ecirctre ici le plus pertinent pour la seacutelection des verbes opeacutereacutee Nous nous limitons dans le cadre restreint de cet article agrave une perception non-agentive et excluons donc des verbes tels que kostenprobieren schnuppernschnuumlffeln horchen tasten ansehenanschauenangucken spaumlhen beobachten etc (goucircter renifler eacutecouter toucher eacutecouter regarder eacutepier observer etc) Une eacutetude plus large a eacuteteacute publieacutee par Whitt (2010) dans une perspective diffeacuterente de la nocirctre 43 Sur la base drsquoune eacutetude meneacutee sur plusieurs langues drsquoappartenances diverses Viberg (1983

136) propose la hieacuterarchie suivante sight gt hearing gt touch gt smelltaste

64

[b2] jemand [NPnom] riecht etwas [NPacc]

Au-delagrave de ce paralleacutelisme lieacute agrave la reacuteversibiliteacute des deux verbes sur laquelle nous aurons

loccasion de revenir plus loin nous pouvons observer plusieurs autres caracteacuteristiques

dordre morpho-syntaxique ou seacutemantique

11 Le sujet deacutesigne le siegravege du procegraves

Dun point de vue syntaxique les deux verbes peuvent avec un sujet qui deacutesigne le

siegravege du procegraves ecirctre employeacutes de maniegravere absolue cest-agrave-dire sans aucun autre

compleacutement mais induisant alors une interpreacutetation diffeacuterente Schmecken est orienteacute vers

le positif (cf (1) et (2)) riechen va du neutre (cf (3)) au neacutegatif (cf (4))

[c1] etwas [NPnom] schmeckt oslash [= qqch a bon goucirct est bon]

[c2] etwas [NPnom] riecht oslash [= qqch deacutegage une (mauvaise) odeur]

(1) Hats geschmeckt [= Ceacutetait bon laquo Ccedila a eacuteteacute raquo]

(2) Heute schmeckt der Kaumlse [= Aujourdhui le fromage est bon]

(3) Warum riechen Blumen [= Pourquoi les fleurs ont-elles une odeur ]

(4) Der Kaumlse riecht [= Le fromage sent (mauvais)]

Pour les deux verbes le type de goucirct ou dodeur peut ecirctre exprimeacute soit par un adjectif

deacutesignant une qualiteacute soit par un groupe preacutepositionnel introduit par nach qui indique le

rapprochement et deacutesigne une entiteacute dont le goucirct ou lodeur est consideacutereacute(e) comme

similaire

(6) Diese Gericht schmeckt komisch [= Ce plat a un goucirct bizarre]

(7) Dieser Tee riecht komisch [= Ce theacute a une odeur bizarre]

(8) Dieses Eis schmeckt nach Seife [= Cette glace a un goucirct de savon]

(9) Dieser Kaumlse riecht nach frischer Milch [= Ce fromage sent le a une odeur de lait

frais]

Si seul schmecken permet une construction avec agrave la fois un sujet qui deacutesigne le siegravege du

procegraves et la mention de lexpeacuterient (par un syntagme (pro)nominal au datif44) il faut

toutefois noter que ceci se fait uniquement avec une eacutevaluation positive et qui nest pas

neacutecessairement expliciteacutee par un adjectif45 (cf (10))

[d1] etwas [NPnom] schmeckt mir [NPdat] (gut [adj]) [= qqch me plaicirct (au goucirct)]

[d2] etwas [NPnom] schmeckt mir [NPdat] nicht [neacutegation] [= qqch ne me plaicirct pas (au goucirct)]

44 Lemploi du datif avec le verbe schmecken est agrave rapprocher demplois similaires avec des preacutedicats du type ltplairegt dans plusieurs langues 45 Cet emploi de schmecken pourrait ecirctre paraphraseacute par qqch agrave un goucirct qui me convient et lajout dun adjectif renforce lorientation positive

65

(10) Dort hat mir das Essen (gut) geschmeckt [= Lagrave-bas le repas ma plu jai trouveacute le

repas bon]

Lorsque leacutevaluation est expliciteacutee lexicalement par un adjectif seuls les adjectifs de la

famille ltgutgt sont possibles (cf (11) ndash (13)46 dans les autres cas un renvoi explicite agrave une

limite (deacutepasseacutee ou non atteinte) est neacutecessaire et le datif de la personne concerneacutee est tregraves

proche dun datif de jugement47 (cf (14) ndash (15))

(11) Jedenfalls hat mir der Nachtisch sehr gut geschmeckt [= En tout cas le dessert ma beau-

coup plu jai trouveacute le dessert tregraves bon]

(12) Der neue Whisky hat mir hervorragend geschmeckt [= Jai trouveacute le nouveau

whisky excellent]

(13) Die Vorspeise hat mir vorzuumlglich geschmeckt [= Jai trouveacute lentreacutee succulente]

(14) Der Schnaps schmeckt mir zu suumlszlig [= Je trouve cet alcool trop doux]

(15) Der Wein schmeckt mir nicht fruchtig genug [= Je trouve ce vin pas assez fruiteacute]

12 Le sujet deacutesigne lexpeacuterient

Lorsque le sujet syntaxique deacutesigne lexpeacuterient lemploi absolu nest possible pour

aucun des deux verbes dans les deux cas le goucirct ou lodeur perccedilu(e) est exprimeacute(e) par un

syntagme nominal (ou agrave deacutefaut par un pronom) agrave laccusatif

(16) Schmeckst du Riechst du den Wein in der Soszlige [= Sens-tu le vin dans la sauce ]

(17) Riechst du die frische Landluft [= Sens-tu lodeur fraicircche de la campagne ]

(18) Riechst Schmeckst du es [= Tu (le) sens ]

Ce sont les similitudes dans le fonctionnement de ces deux verbes qui dominent La

proximiteacute des deux types de perception par le goucirct et lodorat semble lieacutee agrave celle des

organes concerneacutes Est-ce dailleurs un hasard si dans son emploi dialectal (espace

46En dehors de gut (bon) notamment dans sa forme moduleacutee par sehr (tregraves) on trouve les adjectifs vorzuumlglich (succulent) et hervorragend (excellent) Toutefois ces emplois sont peu freacutequents une recherche sur le corpus DeReKo (Deutsches Referenzkorpus Mannheim plus de 25 milliards de mots) fournit un nombre doccurrences tregraves faible pour chaque adjectif dans ce type de construction (entre 5 et 15) 47 dativus iudicantis En dehors des adjectifs dont la signification est laquo bon raquo lemploi du graduatif zu (= trop) [ou de sa version neacutegative nicht hellip genug (= pas assez)] est alors quasiment obligatoire pour marquer justement la deacuteviance par rapport agrave lattente le deacutecalage par rapport agrave la norme et donc le renvoi implicite agrave un degreacute infeacuterieursupeacuterieur Cf Brandt (2006) qui analyse ces constructions sous lappellation laquo too comparatives raquo Nous renvoyons ici eacutegalement agrave la description que propose Krivocapić (2006 320 sq) du datif de point de vue accompagnant certains adjectifs en serbe

66

aleacutemanique)48 schmecken deacutesigne la perception par lodorat comme cela est le cas ndash en

langue standard ndash pour le verbe anglais correspondant smell

Nous allons voir agrave preacutesent que deux autres types de perception permettent eacutegalement

un rapprochement des verbes concerneacutes

2 Louiumle et le toucher

Les trois verbes concerneacutes sont ici houmlren (entendre) et fuumlhlenspuumlren49 (sentir) Ils

peuvent semployer avec un sujet qui deacutesigne lexpeacuterient ou qui deacutesigne le siegravege du procegraves50

Toutefois dans ce dernier cas seuls sont possibles houmlren et fuumlhlen ils ont alors un emploi

pronominal et sont accompagneacutes du preacuteverbe an qui exprime le contact

[e1] jemand [NPnom] houmlrt etwas [NPaccdasswieVP] [expeacuterient]

[e2] jemand [NPnom] fuumlhltspuumlrt etwas [NPacc] [expeacuterient]

[f1] etwasjemand [NPnom] houmlrt sich xx[adjwieNPPP hellip als obVP] an [siegravege]

[f2] etwasjemand [NPnom] fuumlhlt sich xx[adjwieNP] an [siegravege]

Lorsque le sujet est lexpeacuterient le verbe est transitif et il est compleacuteteacute soit par un

syntagme (pro)nominal (cf (19)-(20)) soit par un syntagme infinitival (cf (21)) soit par un

syntagme verbal deacutependant (compleacutetive en dass voire en wie51 (22)-(25))

(19) Houmlrst du die Glocken in der Ferne [= Entends-tu les cloches au loin ]

(20) Spuumlren Sie die Wirkung der Massage [= Sentez-vous lrsquoeffet du massage ]

(21) Sie fuumlhltespuumlrte ihr Herz schlagen [= Elle sentait son cœur battre]

(22) Sie houmlrte dass im Treppenhaus etwas los war [= Elle entendit quil se passait quel-

que chose dans la cage descalier]

48Le grand dictionnaire historique de la langue allemande Deutsches Woumlrterbuch (33 tomes) commenceacute au milieu du XIXe siegravecle par les fregraveres Grimm et termineacute plus de cent ans plus tard en 1960 est aujourdhui accessible en ligne Il donne agrave propos du verbe schmecken le commentaire suivant mentionnant la plaisanterie selon laquelle dans de telles reacutegions les gens ne disposeraient que de quatre senshellip laquo Steinbach 2 457 bezeichnet schmecken riechen als landschaftlich Frisch 2 204a als besonders fuumlr das alemannische charakteristisch und erwaumlhnt den scherz dasz man in solchen gegenden nur vier sinne habe hellip raquo httpwoerterbuchnetzdeDWBsigle=DWBampmode=Vernetzungamplemid=GS13306XGS13306 49 Sils servent tous les deux agrave exprimer la perception par le toucher ces deux verbes ne sont toutefois pas synonymes dans tous leurs emplois Le cadre reacuteduit de cet article ne nous permet pas drsquoentrer dans les deacutetails de leur description agrave travers leurs profils combinatoires respectifs 50

Nous faisons abstraction des tregraves nombreux verbes exprimant une eacutemission de bruit et qui varient en

fonction de la source concerneacutee (rattern droumlhnen knattern rasseln) voire de lrsquoimage choisie (donnern

haumlmmern) 51

La diffeacuterence entre les subordonnants dass et wie se situe ici au niveau du caractegravere statique de

leacuteveacutenement marqueacute par dass ou dynamique processuel souligneacute par wie Cet emploi de wie est speacutecifique

des verbes de perception

67

(23) Sie houmlrte dann wie die Schritte naumlher kamen [= Elle entendit alors les pas se

rapprocher]

(24) Er fuumlhlte dass sich etwas an seinen Handgelenken befand [= Il sentait quil avait

quelque chose aux poignets]

(25) Sie spuumlrte wie sie zu zittern begann [= Elle sentait quelle commenccedilait agrave

trembler]

Lorsque le sujet syntaxique est le siegravege du procegraves seuls les verbes houmlren et fuumlhlen

sont utiliseacutes Ils entrent dans une construction pronominale qui comporte la mention dune

qualiteacute se faisant soit explicitement par un adjectif (cf (26)-(28)) soit sur la base dune

comparaison (et la qualiteacute (preacute)supposeacutee connue reste alors implicite cf (29)-(30))

(26) Das Baby houmlrt sich verschnupft an [= Agrave lentendre le beacutebeacute est enrhumeacute]

(27) Das Kind fuumlhlt sich fiebrig an [= Au toucher lenfant est fieacutevreux]

(28) Meine Haare fuumlhlen sich rauh an [= Mes cheveux sont recircches au toucher]

(29) Mein Auto houmlrt sich an wie ein Traktor [= Ma voiture fait un bruit qui ressemble agrave

celui dun tracteur]

(30) Diese Radiostimme houmlrt sich wie vor 50 Jahren an

[= Cette voix radiophonique sonne comme

ressemble agrave une voix dil y a 50 ans On

dirait une voix dil y a 50 ans]

Le rapprochement que nous avons opeacutereacute ici entre perception auditive et perception tactile

pourrait en soi surprendre si les verbes ne nous avaient pas conduite vers une constatation

de similariteacute constructionnelle En effet tandis que les emplois de ces verbes avec un sujet

deacutesignant lexpeacuterient les rapprochent du couple preacuteceacutedent (schmecken ndash riechen) ce sont

les cas ougrave le sujet deacutesigne le siegravege du procegraves qui montrent une similariteacute frappante des

constructions de ces deux verbes houmlren et fuumlhlen Et lexpeacuterience humaine apporte elle aussi

une attestation de proximiteacute entre lrsquoouiumle et le toucher agrave un niveau nettement pragmatique

le lien entre les deux types de perception est acteacute par la forme proverbiale laquo Wer nicht houmlren

will muss fuumlhlen raquo52 ndash reflet de lexpeacuterience humaine ougrave la diminution volontaire de la

perception par louiumle entraicircne une augmentation de la perception par le toucher

52 Paraphrasable par Quand on ne veut pas entendre (les conseils) on sinstruit agrave ses deacutepends

68

3 La vue

Le dernier cas abordeacute dans le cadre de cette bregraveve contribution est la perception par

la vue Quatre verbes sont concerneacutes tous deacutesignent la perception visuelle avec des

modaliteacutes drsquoemploi diverses et ineacutegales sehen blicken schauen gucken53

Comme dans les cas eacutevoqueacutes preacuteceacutedemment on observe deux types demplois lun

ougrave le sujet deacutesigne lexpeacuterient avec un seul type de construction transitive

[g1] jemand [NPnom] sieht etwasjdn [NPacc] [expeacuterient]

lautre ougrave il correspond au siegravege du procegraves avec trois types de constructions et trois sens

diffeacuterents

[h1] etwas [NPnom] blicktschautguckt aufuumlberzuaus etwas [Preacutep + NPaccdat] [siegravege]

[h2] jemandetwas [NPnom] siehtschaut xx[adjwieNPals obVP] aus [siegravege]

[h3] etwas [NPnom] siehtschaut unter etwas[Preacutep + NPdat] hervor [siegravege]

Pour ce deuxiegraveme type de construction plusieurs aspects meacuteritent drsquoecirctre releveacutes

- Lrsquoemploi des verbes simples schauenblickengucken avec un sujet non-agentif implique

que celui-ci ne soit pas un animeacute (cf (31)-(32)) et sert agrave deacutesigner une orientation dans

lespace Le sujet deacutesigne ici un lieu dont lrsquoorientation reste neacuteanmoins associeacutee agrave celle du

regard humain Un sujet animeacute serait en revanche obligatoirement agentif et ne deacutesignerait

pas le siegravege du procegraves (le verbe correspondrait alors au franccedilais regarder)

(31) Das Zimmer blicktschautguckt in den Innenhof [= La piegravece donne sur la cour inteacuterieure]

(32) Die Gipfel schauten aus dem Nebel [= On voyait les sommets sortir du

brouillard]

Dans les deux autres cas ougrave le sujet est le siegravege du procegraves nous avons affaire agrave des verbes

composeacutes qui associent un preacuteverbe comme nous lrsquoavions deacutejagrave constateacute pour le couple de

verbes preacuteceacutedents (perception auditive et tactile houmlren et fuumlhlen) La reacuteversibiliteacute est donc

lieacutee agrave la preacutesence drsquoun preacuteverbe mais sans qursquoil y ait ici pronominalisation

Le preacuteverbe aus- marque une perspective qui eacutemane du siegravege du procegraves et sert agrave

exprimer une apparence (cf (33)-(35))

(33) Das Kind siehtschaut krank aus [= Lrsquoenfant a lrsquoair malade]

(34) Das Maumldchen siehtschaut aus wie ein kleiner Engel [= La fillette ressemble agrave un ange]

53 Nous nous limitons ici pour notre objectif agrave ces quatre verbes qui deacutesignent directement la perception visuelle mais tout comme dans le domaine auditif ce mode de perception a donneacute lieu au-delagrave des verbes exprimant directement la perception agrave un systegraveme lexical de verbes deacutesignant des lsquoeacutemissions visuellesrsquo tregraves eacutelaboreacute avec une grande varieacuteteacute de verbes (par ex pour exprimer un scintillement plus ou moins intense en fonction de lrsquoobjet concerneacute glitzern funkeln flimmern schimmern schillern)

69

(35) Die Kuumlche siehtschaut aus als ob sie nie benutzt wuumlrde [= La cuisine donne limpression

de necirctre jamais utiliseacutee]

Le preacuteverbe hervor- marque une perspective orienteacutee vers lrsquoobservateur et sert agrave

exprimer un lsquosurgissement agrave la vuersquo lrsquoapparition visuelle drsquoune entiteacute qui aurait puducirc rester

cacheacutee (cf (36)-(38))

(36) Eine blonde Locke schaute unter der Muumltze hervor [= Une boucle blonde sortait de

dessous le bonnet]

(37) Die Sonne schaute kurz hinter den dicken Wolken hervor [= Le soleil sortit un bref instant

de derriegravere les eacutepais nuages]

(38) Er trug einen Turban aber das rechte Ohr guckte hervor [= Il portait un turban mais on

voyait son oreille droite]

4 Conclusion jeux de rocircles et mises en perspective

Ce bref aperccedilu des verbes de perception non-agentifs de lallemand standard a permis

de mettre en valeur les facteurs de leur reacuteversibiliteacute changement de la nature seacutemantique

du sujet modification de lenvironnement syntaxique et dans certains cas ajout dun

preacuteverbe voire pronominalisation On constate que ces deux faccedilons de preacutesenter un

eacuteveacutenement perceptif font intervenir sur le plan syntactico-seacutemantique des variations qui

rappellent ce qui se passe pour dautres types de mise en perspective tels que la passivation

et les strateacutegies de recentrage sur un actant non-animeacute

Et cest preacuteciseacutement lorsque lexpeacuterient sefface au profit du siegravege du procegraves que la

construction integravegre une variable qualitative dont le seul garant est alors le locuteur

Travaux citeacutes

1) Brandt Patrick 2006 Receiving and perceiving datives (cipients) A view from

German in Datives and Other Cases Between argument structure and event structure

Daniel Hole Andreacute Meinunger amp Werner Abraham (ed) Amsterdam Philadelphia

Benjamins pp 103-139

2) Krivokapić Jelena 2006 Putting things into perspective The function of the dative in

adjectival constructions in Serbian In Datives and Other Cases Between argument

structure and event structure Daniel Hole Andreacute Meinunger amp Werner Abraham (ed)

Amsterdam Philadelphia Benjamins pp 301-329

3) Viberg Ake 1983 The Verbs of Perception in Linguistics 21 pp 123-162

4) Whitt Richard J 2010 Evidentiality and Perception Verbs in English ans German Bern

Peter Lang

70

Russe laquo slyšatrsquo raquo breton laquo klevout raquo confusion de sens ou

synestheacutesie

Steacutephane VIELLARD (Universiteacute Paris ndash Sorbonne)

Si lrsquoon doit agrave la chercheuse Irina Aleksandrovna Safonova de lrsquouniversiteacute de Volgograd

des eacutetudes inteacuteressantes sur les verbes de perception en vieux russe et en russe moderne

une question a cependant eacuteteacute laisseacutee de cocircteacute par la chercheuse qui agrave notre connaissance ne

lrsquoaborde pas celui du sens particulier en apparence paradoxal qursquoa pu prendre le verbe

russe slyšatacute (litteacuteralement lsquoentendrersquo) Observons quelques exemples

1) Slyšu zapax trav i penie ptic (E Pokuševa)

(httptriinochkarupost315563990)

Je [slyšu] lrsquoodeur des herbes et le chant des oiseaux

La phrase fait apparaicirctre une construction qui se situe entre le zeugme et lrsquoanacoluthe

puisque lrsquoeacutenonceacute joue sur les deux sens que possegravede le verbe slyšatrsquo en russe en mettant le

verbe en facteur commun

2) A vsjo že ljublju zemlju i gorod svoj v kotorom slučajno rodilsja Žalrsquo tolrsquoko sovsem

ne slyšu ja penja ptic zapaxa travy (K Vaginov Monastyrrsquo Gospoda našego Apollona

(httpkvaginovrucat=20))

Jrsquoaime quand mecircme ma terre et ma ville dans laquelle je suis neacute par hasard Je

regrette seulement de ne pas slyšatacute le chant des oiseaux lrsquoodeur de lrsquoherbe

Mais on peut dire aussi

3) Ja čuvstvuju zapax travy šorox listvy (httpwwwamor-paisrua-ljcmmpost-

608252)

Je sens lrsquoodeur de lrsquoherbe le bruissement du feuillage

Lrsquoemploi de slyšatacute nrsquoest pas exclu non plus du domaine onirique comme lrsquoattestent ces deux

exemples pris dans un recueil drsquointerpreacutetation des recircves

4) Slyšatrsquo vo sne zapax benzina ili nalivatrsquo benzin ndash k skoroj dalrsquonej doroge

Sentir en recircve lrsquoodeur de lrsquoessence ou verser de lrsquoessence est signe de voyage lointain

5) Slyšatrsquo vo sne vonrsquo ndash k mstitelrsquonoj ličnosti kotoraja možet isportitrsquo vam žiznrsquo

Sentir en recircve une mauvaise odeur est signe de rencontre avec une personne

vindicative qui peut vous gacirccher la vie (Tolkovatelrsquo snov La clef des songes

httpbolmagnarodrusonsonnik1htm)

71

Le sens de perception olfactive est eacutegalement exprimeacute par le preacutedicatif slyšno et lrsquoadjectif

slyšen formeacutes sur la mecircme racine

6) S reki pondimaetsja syrostrsquo silrsquonee slyšen zapax gnijuščix trav (M Gorrsquokij Gorodok

Okurok (1909) ruscorpora)

De la riviegravere monte lrsquohumiditeacute on sent encore plus fort lrsquoodeur des herbes en

deacutecomposition

7) byl slyšen silrsquonyj zapax nečistot voni pod mojkoj

(httpmonitorespecwssection10topic157606html)

8) Ozero s pelikanami nastolrsquoko grjaznoe čto ot nego na neskolrsquoko metrov slyšna vonrsquo

(Vesti httpvestiuakiev8641-slon-horas-iz-kievskogo-zooparka-zabolel-iz-za-

odinochestva)

Si lrsquoon se limite agrave lrsquoeacutetude de la forme verbale la question qui se pose est de savoir ce

qursquoil en est de la distribution des formes aspectuelles Lieacutee agrave la preacuteverbation leur

distribution est en fait irreacuteguliegravere

Le corpus informatiseacute de la langue russe (ruscorporaru) nrsquoatteste pas de forme

perfective transitive en po- (poslyšal zapax) Pour le perfectif en u- Ruscorpora donne 26

exemples entre le deacutebut du XIXe siegravecle et lrsquoeacutepoque contemporaine

9) Cirjulrsquonik Ivan Jakovlevič živuščij na Voznesenskom prospekte [hellip] prosnulsja

dovolrsquono rano i uslyšal zapax gorjačego xleba (N Gogolrsquo Nos (1836) ruscorpora)

Le barbier Ivan Iakovlevič qui vivait sur lrsquoavenue Voznesenskij [hellip] se reacuteveilla assez

tocirct et uslyšal une odeur de pain chaud

Le perfectif en po- est possible agrave la forme pronominale (6 exemples sur ruscorpora entre

1833 et 1989)

10) Luč tanceval na vysote dvyx futov ot pola Poslyšalsja zapax gorjaščego mjasa I

vdrug stalo tixo tolrsquoko gudelo plamja v apparate (А Tolstoj Giperboloid inženera

Garina (1925-1927) (ruscorpora)

Le rayon dansait agrave deux pieds du sol Poslyšalsja une odeur de viande en train de brucircler

Et soudain tout redevint silencieux seule la flamme ronronnait dans lrsquoappareil

On remarque que dans ce dernier exemple la phrase contenant le verbe poslyšatacutesja agrave valeur

essentiellement olfactive puisque combineacute avec le substantif zapax (odeur) est suivie drsquoune

phrase comportant deux termes agrave sens de perception auditive (tixo - silencieux gudetacute -

ronronner siffler)

72

Qursquoen pensent les russophones eux-mecircmes La question de savoir si ce sens est admis

semble les preacuteoccuper comme en teacutemoigne la question suivante poseacutee reacutecemment sur le

site de Russkij mir (Monde russe)

11) Možno li skazatrsquo laquo Uslyšal zapax cvetov (29042014) Soglasno tolkovym

russkogo jazyka upotreblenie glagola slyšatrsquo v otnošenii obonjatelrsquonyx ili taktilrsquonyx

oščuščenij javljaetsja razgovornym Pravilrsquonee počuvstvoval oščutil vdoxnul zapax

cvetov (Fond Russkij mir

httpwwwrusskiymirrueducation2servicesask84287)

Selon les dictionnaires raisonneacutes de la langue russe lrsquoemploi du verbe slyšatacute pour des

sensations olfactives ou tactiles relegraveve de la langue parleacutee Il est plus correct

drsquoemployer počuvstvoval oščutil vsdoxnul zapax cvetov

Cet emploi serait donc propre agrave la langue parleacutee Sans doute et cela nrsquoa pas manqueacute

dinteacuteresser au XIXe siegravecle le lexicographe Vladimir Dahl qui note dans son dictionnaire

(1862-1863) agrave lentreacutee Slux (Ouiumle)

12) Slyšatrsquo inogda voobšče čuvstvovatrsquo osjazatrsquo osobenno obonjatrsquo i govoritsja o

četyrjox čuvstvax krome zrenija Ja nikogda počti ugaru ne slyšu nosom obonjaniem

Jazyk ne lopatka slyšitrsquo čto gorrsquoko čto sladko poznajot vkus U slepyx osjazanie byvaet

tak tonko čto oni palrsquocami slyšat gde očko na karte Sobaka slyšit čutrsquojom Udilrsquoščik

slyšit kogda ryba kljunet Takže o vnutrennem čuvstve Serdce slyšit gore predveščaet

Duša vidit serdce slyšit (V Dahl Tolkovyj slovarrsquo živogo velikorusskogo jazyka 1862-

1863) parfois en geacuteneacuteral sentir en particulier par lodorat et se dit de quatre des

cinq sens sauf pour la vue

Les exemples donneacutes par Dahl portent sur lrsquoodorat le goucirct le toucher et les sentiments

perception interne ou intuition

Quant au Grand dictionnaire acadeacutemique de la langue russe en 17 volumes publieacute

dans les anneacutees 1950- 1960 il fait bien apparaicirctre ce sens qui arrive en quatriegraveme position

dans la description du champ seacutemantique du verbe Il nrsquoy a cependant aucune indication du

niveau de langue ce qui laisse penser que pour les auteurs qui le glosent par čuvstvovatrsquo

oščuščatrsquo (sentir) le sens de lsquosentir autrement que par louiumle occupe un rang eacutegal au sens

consideacutereacute comme premier (entendre) Le premier exemple est dailleurs emprunteacute agrave un

reacutecit de Vladimir Dahl qui fut aussi sans grand succegraves eacutecrivain Le verbe a ici le sens de

lsquoressentirrsquo

73

13) Mne stalo poveselej ustali ne slyšal ja nikakoj a tolrsquoko slovno stanovilosrsquo mne

volrsquonej i legče (V Dakrsquo Rasskazy lezgina Asana)

Je fus un peu plus joyeux je ne ressentais plus aucune fatigue ceacutetait comme si je

devenais plus libre et soulageacute

Un autre exemple joue sur la polyseacutemie du verbe

14) Proxor bez umolku rasskazyval Matrsquo vzdyxala krestilasrsquo ulybalasrsquo i ne ušami

slyšala ona - slova kak-to leteli mimo - slyšala svoim serdcem (V Šiškov Ugrjum-

reka)

Proxor racontai son histoire sans srsquoarrecircter Sa megravere soupirait se signait souriait et ce

nrsquoest pas avec ses oreilles qursquoelle slyšala car les mots passaient au-dessus drsquoelle elle

slyšala avec son cœur

Face agrave cette polyseacutemie que dit lrsquoeacutetymologie

La racine slux remonte agrave un eacutetymon indo-europeacuteen kleu- klū- qui signifie bien

lsquoentendrersquo comme lrsquoatteste lrsquoIndogermanisches etymologisches woumlrterbuch de Julius

Pokorny54 En slave cette racine est agrave la base des mots cлух (louiumle) слушать (eacutecouter)

слышать (entendre) слыть (avoir la reacuteputation de) слово (mot) слава (renommeacutee

gloire) (cf sur une autre racine latin fama - ce quon dit de quelquun renommeacutee reacuteputation

bonne ou mauvaise grec φήμη - mecircme sens formeacute sur la mecircme racine que le verbe φημί

lsquodirersquo) Un quelconque sens de sentir ne semble pas apparaicirctre dans la racine indo-

europeacuteenne

Dans son Etymological dictionary of the slavic inherited lexicon Brill Rick Derksen55

ne fait pas mention non plus de lien avec un quelconque sentir pour slyšati il renvoie agrave

slušati et fait eacutetat de la racine indo-europeacuteenne signifiant lsquoentendrersquo Il donne les sens du

verbe slušati dans lrsquoensemble des langues slaves et aucune drsquoentre elles nrsquoatteste un sens

lsquosentirrsquo Le seul sens particulier est celui de lsquobecome befitrsquo pour le tchegraveque slušeti et le

slovaque slušatacute (Derksen p 455)

Du cocircteacute du grec et du latin

54 J Pokorny Indogermanisches etymologisches woumlrterbuch Francke Verlag Bern und Muumlnchen 1959 t 2 p 605-607 Cf version informatiseacutee par sur httpwwwutexaseducolacenterslrcielexPokornyMaster-Xhtml agrave la page httpwwwutexaseducolacenterslrcielexXP0984html 55 R Derksen Etymological dictionary of the slavic inherited lexicon Brill Leiden-Boston 2008

74

Sens et eacutetymologie du grec ἀκούω (entendre entendre dire comprendre) et apregraves

Homegravere lsquoavoir telle ou telle reacuteputationrsquo crsquoest-agrave-dire lsquosrsquoentendre traiter bien ou malrsquo56

Lrsquoeacutetymologie nrsquoest pas sucircre mais les deux hypothegraveses mentionneacutees par Chantraine ne font

pas eacutetat drsquoun quelconque rapprochement avec lrsquoideacutee de lsquosentirrsquo

En latin audio est un verbe nouveau qui a remplaceacute lrsquoancien indo-europeacuteen kleu-

lsquoentendrersquo (la racine i-e avait donneacute en latin clueō lsquoavoir la reacuteputationrsquo cf russe slytrsquo [mecircme

racine] inclitus lsquoceacutelegravebre illustrersquo)57

Mais le grec possegravede un autre verbe lsquoentendrersquo crsquoest le verbe κλύω lsquoentendrersquo

lsquoeacutecouterrsquo lsquoavoir entendursquo drsquoougrave lsquoapprendrersquo lsquocomprendrersquo avoir conscience dersquo Or on trouve

chez Homegravere dans lrsquoOdysseacutee un passage ougrave ce verbe est employeacute avec un sens qui nrsquoest pas

celui de percevoir par lrsquoouiumle

[Σοὶ δὲ θεοὶ τόσα δοῖεν ὅσα φρεσὶ σῇσι μενοινᾷς 180

ἄνδρα τε καὶ οἶκον καὶ ὁμοφροσύνην ὀπάσειαν

ἐσθλήν] οὐ μὲν γὰρ τοῦ γε κρεῖσσον καὶ ἄρειον

ἢ ὅθ᾽ ὁμοφρονέοντε νοήμασιν οἶκον ἔχητον

ἀνὴρ ἠδὲ γυνή πόλλ᾽ ἄλγεα δυσμενέεσσι

χάρματα δ᾽ εὐμενέτῃσι μάλιστα δέ τ᾽ ἔκλυον αὐτοί raquo 185 (Homegravere Odysseacutee chant 6

vers 182-185)

Voici la traduction proposeacutee par Eugegravene Barreste en 1842 laquo Non il nest point de bonheur

plus grand de bonheur plus deacutesirable que celui de deux eacutepoux gouvernant leur maison

animeacutes par une seule et mecircme penseacutee Cette union fait le deacutesespoir de leurs ennemis la joie

de leurs amis et les eacutepoux eux-mecircmes sentent tout le prix de ce bonheur 58 raquo (p 94)

56 P Chantraine Diciotnnaire eacutetymologique de la langue grecque Histoire des mots Klincksieck Paris 1968 57 A Ernout A Meillet Dictionnaire eacutetymologique de la langue latine Histoire des mots Klincksieck Paris 2001 58 Note drsquoE Bareste Nous avons rendu ce passage μάλιστα δέ τ᾽ ἔκλυον αὐτοί (vers 185) par et ils sentent eux-mecircmes tout le prix de ce bonheur Madame Dacier et Dugas-Montbel se sont tous deux eacutecarteacutes du veacuteritable sens en disant la premiegravere laquo union qui est pour eux un treacutesor de gloire et de reacuteputation raquo et le second laquo eux surtout obtiennent une grande renommeacutee raquo Ce dernier auteur ajoute dans une note (Observat sur lOdysseacutee chant VI p 100) quil avait dabord traduit ce passage par laquo eux seuls connaissent toute leur feacuteliciteacute raquo en suivant le sens indiqueacute par les scoliastes qui rendent cette phrase par eux seuls connaissent et jouissent de ce mutuel avantage ou bien de leur mutuelle bienveillance mais plus tard sappuyant sur lautoriteacute dEustathe et sur celle de M Boissonade il pensa avec ce dernier auteur que μάλα κλύω correspondant agrave lexpression latine benegrave audire lien entendre ecirctre loueacute il fallait traduire ce passage par ils obtiennent une bonne renommeacutee Avant daller plus loin remarquons que cette analogie nest point fondeacutee car μάλιστα eacutetant le superlatif de μάλα (fort beaucoup) nrsquoa aucun rapport avec les mots prœclaregrave et optimegrave mais signifie tout simplement maximegrave Ainsi Dugas-Montbel a donc eu tort de dire que Barnegraves et Clarke avaient mal rendu la phrase grecque par maxime vero sentiunt et ipsi tandis quagrave tort il voulait lui quon la traduisicirct par prœclaregrave audiunt et ipsi Dailleurs Dubner sest entiegraverement conformeacute au texte de

75

Dans sa traduction rythmeacutee (bibliothegraveque de La Pleacuteiade) le grand Victor Beacuterard

(1864-1931) eacutevite la difficulteacute en rendant le vers 185 de la maniegravere suivante laquo Il nrsquoest rien

de meilleur ni de plus preacutecieux que lrsquoaccord au foyer de tous les sentiments entre mari et

femme grand deacutepit des jaloux grande joie des amis bonheur parfait du couple raquo (eacutedition

de la Pleacuteiade p 637)

Si la traduction russe faite au XIXe siegravecle par le poegravete Joukovskij ne peut guegravere ecirctre

prise en compte (Joukovskij ne connaissait pas le grec et reacutealisa sa traduction drsquoHomegravere agrave

partir drsquoune traduction litteacuterale allemande qursquoavait reacutealiseacutee pour lui le savant helleacuteniste

K H F Grashof59) il existe une traduction en russe moderne

15) laquo vedrsquo net ničego ni prekrasnej ni lučše

Esli muž i žena v ljubvi i polnejšem soglasrsquoji

Dom svoj vedut ndash v utešenrsquoje druzrsquojam a vragam v ogorčenrsquoje

Bolrsquoše vsego ž oni sami ot egravetogo čuvstvujut sčastrsquoje raquo

(httpwwwe-readingmechapterphp154709Gomer_-

_Odisseya_28Veresaev29html)

Revenons maintenant au slave et au russe proprement dit

Dans lrsquoarticle consacreacute au verbe слышати le Dictionnaire de lrsquoacadeacutemie russienne

publieacute de 1789 agrave 1794 sous la feacuterule de la princesse Ekaterina Romanovna Daškova et sous

la direction de Denis Fonvizin ne mentionne pas ce sens

Dans les documents sur eacutecorce de bouleau disponibles agrave ce jour le verbe слышати qui

apparaicirct quatre fois (donc peu repreacutesenteacute) a le sens drsquo lsquoentendre dirersquo mais jamais le sens de

lsquosentirrsquo (du moins dans la 2egraveme eacutedition du recueil eacutediteacute par A Zaliznjak60)

En vieux russe comme en vieux slave le verbe slyšati61 correspond essentiellement au

verbe grec ἀκούειν et Sreznevskij dans son dictionnaire du vieux russe le traduit en russe

moderne par slyšatrsquo vosprinimatrsquo sluxom (entendre percevoir par louiumle)

Clarke et Voss traduit ce passage par und mehr noch geniessen sie selber (et eux-mecircmes en jouissent encore davantage) (Traduction et notes drsquoEugegravene Bareste Paris Lavigne ibraire-eacutediteur 1842 sur le site httpremacleorgbloodwolfpoeteshomeretablehtm) 59 Cf E Lo Gatto Histoire de la litteacuterature russe 1965 p 212 60 А Zaliznjak Drevnenovgorodskij dialekt 2-е izdanie pererabotannoe s učotom materiala naxodok 1995-2003 gg Moskva Jazyki slavjanskoj kulrsquotury 2004 61 Le verbe vieux-slave a une forme plus ancienne слъшати que lrsquoon rencontre 6 fois dans le Marianus (cf Vaillant MVS p 262) Dans son dictionnaire eacutetymologique Miklosich signale slyšati comme laquo duratif raquo et slušati comme laquo iteacuteratif raquo (p 309) Sur lrsquoalternance оу ъi voir Vaillant Manuel du vieux slave Institut drsquoeacutetudes slaves Paris 1963 p 79

76

16) Имѣѩ оуши слышати да слышить (Matthieu XXV 30 Eacutevangile drsquoOstromir) qui

traduit litteacuteralement mot agrave mot le grec de lrsquooriginal

ὁ ἔχων ὦτα ἀκούειν άκουέτω

Dans le dictionnaire du vieux slave de Cejtlin et alii le verbe est donneacute comme imperfectif

dans le premier emploi agrave lrsquoinfinitif et comme perfectif dans la seconde occurrence

conjugueacutee62

Lrsquoemploi pronominal du participe preacutesent actif servait agrave signifier lsquocelui qui est nommeacutersquo

ὁ λεγόμενος иоуда слши сo искариотинъ (lsquoJudas dit lrsquoIscariote Supraslensis 410 13)

Les textes anciens ne font apparemment pas eacutetat drsquoun quelconque sens de perception

olfactive

Continuons notre exploration diachronique

Le Dictionnaire de la langue des XIe-XVIIe siegravecles nous apporte des donneacutees fort

inteacuteressantes Tout drsquoabord le verbe slyxatrsquo apparaicirct au XVIIe siegravecle comme susceptible de

prendre le sens de lsquosentirrsquo lsquoressentirrsquo lsquoavoir consciencersquo Eacuteloquent de ce point de vue est

lrsquoexemple du pauvre Michka Semionov qui comme le roi Stanislas Leczinsky srsquoest endormi

devant sa chemineacutee et est tombeacute dans le brasier sans srsquoen apercevoir La lettre qui relate

lrsquoaccident est dateacutee de 1646

17) слыхати 3 Почувствовать Мишка Семеновъ сидѣлъ у огня да вздремавъ

упалъ в огонь а какъ в огонь упалъ и того онъ и не слыхалъ (Пис к

Матюшкину 1646 г) Miška Semenov eacutetait assis pregraves du feu et srsquoeacutetant assoupi il tomba

dedanshellip Et comment il tomba dans le feu il ne le slyxal mecircme pas = ne srsquoen rendit

mecircme pas compte

Quant au verbe slyšatacute on le rencontre avec le sens de lsquoressentirrsquo dans la Bible dite de

Gennadij (1499) dans le passage sur la legravepre du roi Azarias

18) слышати 4 Чувствовать (почувствовать) ощущать (ощутить) Архиерҍи и

вси прочии сltвяgtщенници видҍша проказу на челҍ его [Азария] hellip изгнаша его

Но и тои устрашенъ тщася изыти того ради что слыша внезапу язву гltосподgtню

(sensisset)63 (2 Парал [II Chroniques] XXVI 20)

62 R Cejtlin R Večerka Egrave Blagova (reacuted) Staroslavjanskij slovarrsquo (po rukopisjam X-XI vekov) laquo Russkij jazyk raquo Moskva 1994 63 Cette preacutecision du texte slavon nrsquoest pas reprise dans la traduction synodale russe La Vulgate (saint Jeacuterocircme) dit laquo cumque respexisset eum Azarias pontifex et omnes reliqui sacerdotes viderunt lepram in fronte eius et festinato expulerunt eum sed et ipse perterritus adceleravit egredi eo quod sensisset ilico plagam Domini raquo Traduction litteacuterale du texte heacutebreu par Andreacute Chouraqui laquo 20

77

Cette preacutecision du texte slavon nrsquoest pas reprise dans la traduction synodale russe En reacutealiteacute

la Bible de Gennadij est en partie traduite de la Vulgate (saint Jeacuterocircme) pour les livres qui

nrsquoexistaient pas en slavon Or la Vulgate dit laquo cumque respexisset eum Azarias pontifex et

omnes reliqui sacerdotes viderunt lepram in fronte eius et festinato expulerunt eum sed et

ipse perterritus adceleravit egredi eo quod sensisset ilico plagam Domini raquo

Traduction litteacuterale du texte heacutebreu par Andreacute Chouraqui laquo 20 lsquoAzaryahou le

desservant en tecircte lui fait face avec tous les desservants Voici il est galeux sur son front

Ils lrsquoexpulsent de lagrave Lui aussi est presseacute de sortir oui IHVH-Adonaiuml lrsquoavait toucheacute raquo

(httpnachouraquitripodcomid62htm) Traduction de la Bible de Jeacuterusalem laquo Azaryahu

premier precirctre et tous les precirctres se tournegraverent vers lui et lui virent la legravepre au front Ils

lexpulsegraverent en hacircte et il se hacircta lui-mecircme de sortir car Yahveacute lavait frappeacute raquo

(httpunboundbiolaeduindexcfmmethod=searchResultsdoSearch) Traduction

grecque des Septante laquo καὶ ἐπέστρεψεν ἐπ αὐτὸν ὁ ἱερεὺς ὁ πρῶτος καὶ οἱ ἱερεῖς καὶ ἰδοὺ

αὐτὸς λεπρὸς ἐν τῷ μετώπῳ καὶ κατέσπευσαν αὐτὸν ἐκεῖθεν καὶ γὰρ αὐτὸς ἔσπευσεν

ἐξελθεῖν ὅτι ἤλεγξεν αὐτὸν κύριος raquo et traduction proposeacutee sur le site laquo Et le grand precirctre

Azarias et les precirctres en se retournant vers lui virent la legravepre sur son front ils eurent hacircte

de le faire sortir et lui-mecircme neacutetait pas moins empresseacute car le Seigneur lavait chacirctieacute raquo

(httpba21freefrseptuaginta2chroniques2chroniques_26html)

Ce passage sur la legravepre du roi Azarias tireacute de la Bible de Gennadij (Архиерѣи и вси

прочии сltвяgtщенници видҍша проказу на челҍ его [Азария] hellip изгнаша его Но и тои

устрашенъ тщася изыти того ради что слыша внезапу язву гltосподgtню) est

particuliegraverement inteacuteressant car il introduit dans le texte slavon un verbe qui napparaicirct pas

dans les autres traductions64 Ainsi dans la Bible drsquoOstrog on a simplement и егда же узре

lsquoAzaryahou le desservant en tecircte lui fait face avec tous les desservants Voici il est galeux sur son front Ils lrsquoexpulsent de lagrave Lui aussi est presseacute de sortir oui IHVH-Adonaiuml lrsquoavait toucheacute raquo (httpnachouraquitripodcomid62htm) Traduction de la Bible de Jeacuterusalem laquo Azaryahu premier precirctre et tous les precirctres se tournegraverent vers lui et lui virent la legravepre au front Ils lexpulsegraverent en hacircte et il se hacircta lui-mecircme de sortir car Yahveacute lavait frappeacute raquo (httpunboundbiolaeduindexcfmmethod=searchResultsdoSearch) Traduction grecque des Septante laquo καὶ ἐπέστρεψεν ἐπ αὐτὸν ὁ ἱερεὺς ὁ πρῶτος καὶ οἱ ἱερεῖς καὶ ἰδοὺ αὐτὸς λεπρὸς ἐν τῷ μετώπῳ καὶ κατέσπευσαν αὐτὸν ἐκεῖθεν καὶ γὰρ αὐτὸς ἔσπευσεν ἐξελθεῖν ὅτι ἤλεγξεν αὐτὸν κύριος raquo et traduction proposeacutee sur le site laquo Et le grand precirctre Azarias et les precirctres en se retournant vers lui virent la legravepre sur son front ils eurent hacircte de le faire sortir et lui-mecircme neacutetait pas moins empresseacute car le Seigneur lavait chacirctieacute raquo (httpba21freefrseptuaginta2chroniques2chroniques_26html) 64 laquo La Bible de Gennadij est disponible en partie sur Internet (httpoldstslrumanuscriptsuniqbooks pour linstant seulement les Psaumes et le NT cest une eacutedition en fac-simileacute reacutealiseacutee par le patriarcat de Moscou) Une partie a eacuteteacute traduite sur la Vulgate mais pas tout uniquement les livres qui neacutetaient pas disponibles en slavon - 1Pa 2Pa 1Es Ne 2Es

78

его Захариѧ [sic ] архиереи и вси прочии сltвяgtщенници видеша и се прокаженъ на

челѣ его Изгнаша его оттуду но и тои оубо тщасѧ изыити iaко обличи его гltосподgtь

Le verbe слышати nrsquoapparaicirct pas pas plus que dans la Bible eacutelisabeacutethaine (XVIIIe

siegravecle)

Lrsquoemploi de slyšati dans la Bible de Gennadij confirme bien que les deux livres des

Chroniques (Paralipomenon en grec Paroles des jours en heacutebreu Verba dierum dans la

Vulgate) sont traduits drsquoapregraves le texte latin (cf article sur httpksana-

knarodruBookalekseev0276htm)

La traduction de la Bible de Gennadij montre aussi que le sens de perception tactile

semble attesteacute au moins degraves le XVe siegravecle et comme le montrent les exemples indexeacutes dans

le Dictionnaire de la langue russe du XIe au XVIIe siegravecle au XVIe siegravecle le verbe slyšatacute permet

drsquoexprimer

- une perception tactile

19) Мужи храбри зѣло и велици богатыри яко лвы и яко медвѣди не слышатъ

бо на себѣ ранъ Ник лет X 71 XVIe siegravecle

Les hommes tregraves courageux et les grands chevaliers sont comme les lions et les ours

car ils ne slyšat (ressentent) par les blessures

20) У которого человѣка гдѣ кое мѣсто отерпнетъ и будетъ что судорога или

коихъ мѣстъ не слышитъ и тѣмъ масломъ помазать ЛечIII 149 XVIIe siegravecle ~

anneacutee 1672 Si une personne a un endroit (du corps) engourdi et comme des crampes

ou bien srsquoil est insensible (ne slyšit) agrave certains endroits il faut lrsquooindre avec cette

mecircme huile

- mais aussi une perception olfactive

21) Чувствовать какой-либо запах обонять Изъ горы идетъ пара и издалека

духъ вони слышать отъ той пары нефтяной ДАИ Х 327 anneacutee 1698

De la montagne srsquoeacutelegraveve une vapeur et de loin on sent (slyšatrsquo) lrsquoeacutemanation de cette

odeur qui vient de cette vapeur de naphte]

|| Figureacute обнаруживать замечать что-л Le verbe a aussi le sens de lsquocomprendrersquo

en particulier le sens drsquolsquoentendre les langues eacutetrangegraveresrsquo

Le sens figureacute semble plutocirct reacutecent et peut ecirctre dateacute de la fin du moyen russe

3Es To Ju Es 10-16 Sp Jr 1-25 et 46-51 1M 2M Cf Alekseev Tekstologija slavjanskoj Biblii p 197 (Merci agrave Florent Mouchard)

79

Il semble donc que le sens de lsquosentirrsquo en particulier par lrsquoodorat ne fasse pas

initialement partie du champ lexical de slyšatrsquo Inteacuteressante de ce point de vue est la

remarque que fait lrsquoeacutecrivain et theacuteoricien de la langue litteacuteraire Alexandre Sumarokov au

XVIIIe siegravecle lorsqursquoil eacutecrit laquo agrave propos des incongruiteacutes introduits dans notre langue raquo laquo De

telles incongruiteacutes ont eacuteteacute introduites eacutegalement dans notre langue par exemple les mots

obnarodovatacute presledovatacute podmetitacute etc Jrsquoignore seulement si nos descendants utiliseront

ces eacutetranges images Elles conduiront agrave gacircter la langue si des scribouilleurs illettreacutes ne

cessent de noircir du papier Par exemple le mot pobornik ne deacutesigne pas ce qursquoil est mais

signifie tout le contraire mon pobornik est par essence celui qui me poboraet (me combat)

mais par son emploi il deacutesigne celui qui combat les autres pour moi De cette maniegravere est

entreacutee [dans la langue] lrsquoexpression slyšu zapax bien que le zapax soit propre agrave lrsquoodorat et

non agrave lrsquoouiumle mais personne nrsquoa encore imprimeacute slyšu agrave la place de obonjaju bien que cela

puisse ecirctre utiliseacute dans le style simple65 raquo (Polnoe solbanie sočinenij Sumarokova М 1787 Х

14-15 citeacute de faccedilon tronqueacutee par V Vinogradov dans Jazyk Puškina [1935] M laquo Наука raquo

2000 p 53-54 et reprise dans Истoрия слов p 553)

Le purisme de Sumarokov qui annonce celui de lamiral Chichkov nempecircche pas

Pouchkine demployer le verbe dans le sens de ressentir

Chez Leacuteon Tolstoiuml

22) Vozvraščajasrsquo ustalyj i golodnyj s oxoty Levin tak opredeljonno mečtal o pirožkax

čto podxodja k kvartire on uže slyšal zapax i vkus ix vo rtu kak Laska čujala dič i

totčas velel Filippu podatrsquo sebe (L Tolstoj Anna Karenina (1878) ruscorpora)

Alors qursquoil rentrait de la chasse fatigueacute et affameacute Levin recircvait de petits pacircteacutes de

maniegravere si preacutecise qursquoen srsquoapprochant de lrsquoappartement il en slyšal deacutejagrave lrsquoodeur et le

goucirct dans sa bouche tout comme Laska flairait le gibier et il donna aussitocirct agrave

Philippe lrsquoordre de le servir

Le plus ancien exemple de slyšatacute zapax sur Ruscorpora date de 1861

65 laquo Такiя непристойности и въ языкъ нашъ введены на прим слова Обнародовать преслѣдовать предмѣтъ на какой конецъ и протч Не знаю только будутъ ли наши потомки сiи странныя изображенiя употреблять будутъ ко порчѣ языка ежели безграмотныя писцы не перестанутъ марать бумаги ибо древность и безобразныя рѣченiя благообразными дѣлаетъ какъ на прим слово Поборникъ не то знаменуетъ каково оно но совсѣмъ противное Поборникъ мой по естеству своему тотъ который меня побораетъ а по употребленiю тотъ который за меня другова побораетъ Симъ образомъ вошло сiе Слышу запахъ хотя запахъ обонянiю а не слуху свойствененъ но слышу вмѣсто обоняю ни кто еще въ печати не издавалъ хотя въ простомъ складѣ то употребить и можно raquo (A Sumarokov О правописании Соч т X сc 13 ndash 14)

80

23) Už ja slyšal zapax gari prinosimyj vetrom slyšal kak sredi sonnoj tišiny v izbax

treščali sverčki i gde-to sprosonrsquoja lajala sobaka (V Slepcov Vladimirka i Kljazrsquoma

(1860-1861) ruscorpora)

Je slyšal une odeur de brucircleacute apporteacutee par le vent je slyšal dans le silence du sommeil

chanter les grillons et un chien agrave moitieacute endormi aboyer

Lrsquoeacutenigme bretonne

Ne klevann quet ar gallec Je nrsquoentends pas le

franccedilais (Colloque franccedilais et breton Saint-

Brieuc 1863 p 88)

Le breton possegravede lui aussi deux verbes distincts pour entendre et sentir comme

lrsquoillustrent ces deux pareacutemies

24) Deuz da gleved66 ann alcrsquohouedez

Kana he zon drsquoar goulou-deiz

Viens entendre lrsquoalouette

Chanter sa chanson au point du jour67

25) An hini a zant ar crsquohouez

Diocrsquoh he reor e kouez

Sentez-vous puanteur

Crsquoest de votre c qursquoelle tombe68

Et pourtant le verbe KLEVout KLEVet srsquoil signifie lsquoentendrersquo (percevoir par lrsquoouiumle)

peut lui aussi avoir le sens de lsquosentir percevoir par lrsquoodoratrsquo

Dans le sens drsquoentendre il partagerait la mecircme eacutetymologie que le verbe grec κλύω

lsquoentendrersquo lsquoapprendre quersquo etc (par exemple Klevet em eus e oa bet da dad o pesketa lsquoJai

entendu dire que ton pegravere avait eacuteteacute agrave la pecircchersquo)

Cette racine se retrouve en sanscrit

66 Le passage de KLEV- agrave GLEV- est ducirc au pheacutenomegravene des mutations consonantiques caracteacuteristique du breton 67 Lous-Franccedilois Sauveacute Treacutesor des proverbes dictons formulettes amp conjurations magiques des Bretons Lavarou koz a Veiz Izel [litt Dits anciens de Basse-Bretagne] Eacutedition bilingue eacutetablie par Philippe Camby Terre de Brume Eacuteditions Rennes 2003 p 10 (ndeg 10) Cette eacutedition reprend en fait lrsquoeacutedition originale de Sauveacute parue en 1878 agrave Paris chez Champion 68 Ibid p 29 (n0 141)

81

Adolphe Pictet69 De lrsquoaffiniteacute des langues celtiques avec le sanscrit P 1837

Dans son Lexique eacutetymologique des termes les plus usuels du breton moderne (Rennes

1900 p 70) Victor Henry professeur de sanscrit et de grammaire compareacutee des langues

indo-europeacuteennes agrave lrsquouniversiteacute de Paris proposait lrsquoeacutetymologie suivante

Le breton klevout et le russe слышать partagent donc la mecircme eacutetymologie

Or ce verbe breton comme son lointain cousin russe est capable de prendre le sens de

percevoir par lrsquoodorat

Sur les deux sens du verbe breton Jean-Franccedilois Le Gonidec dans son Dictionnaire celto-

breton (1821 p 96 et dans lrsquoeacutedition en deux volumes vol 2 breton-franccedilais 1850 Saint-Brieuc)

fait le constat suivant

69 Adolphe Pictet neacute le 11 septembre 1799 agrave Genegraveve et mort dans la mecircme ville le 20 deacutecembre 1875 est un eacutecrivain et un linguiste suisse Ses vastes connaissances et son talent dans de multiples domaines (linguistique philosophie histoire litteacuterature balistique) lui valurent le qualificatif d laquo universel raquo donneacute par son ami le compositeur Franz Liszt (Wikipedia)

82

Dans son Dictionnaire franccedilais et celto-breton (Brest 1842) Amable-Emmanuel Troude

(1803-1885)70

donne le verbe klevout en premier pour le sens de lsquosentir respirer une odeurrsquo

70 Le colonel Amable-Emmanuel Troude est un militaire franccedilais et un lexicographe breton neacute agrave Brest en 1803 et deacuteceacutedeacute le 6 janvier 1885 agrave Brest Fils de Aimable-Gilles Troude officier de marine au grade de Contre-amiral qui sest distingueacute agrave la bataille dAlgeacutesiras Amable-Emmanuel Troude travaille en collaboration eacutetroite avec Gabriel Milin (Wikipedia)

83

A Troude Dictionnaire franccedilais et celto-breton (Brest 1842 p 521)

Ce mecircme Amable Emmanuel Troude dans son Diсtionnaire franccedilais-breton du Leacuteon

attire lrsquoattention du lecteur sur la polyseacutemie du verbe KLEVet

laquo SENTIR [] RESPIRER une odeur Je sens une mauvaise odeur chouez fall a glevann Je

sens le roussi crsquohouez al losk a glevann Sentez-vous cette odeur klevet a rit hu ar

crsquohouez-ze Je sens lodeur de chreacutetien me gleo chouez ar christen T Quest-ce que je

sens pe seurt chouez a glevann (Il y a vraiment lieu de remarquer dans les phrases

qui preacutecegravedent leacutetrangeteacute du verbe klevet qui signifie lsquoentendrersquo)raquo (Nouveau

dictionnaire pratique franccedilais amp breton du dialecte de Leacuteon avec les acceptions dans les

dialectes de Vannes de Treacuteguier et de la Cornouaille bretonne et la prononciation des

mots quand elle peut paraicirctre douteuse par A Troude colonel en retraite 3egraveme eacutedition

Brest J B et A Lefournier libraires-eacutediteurs 1886 p 825)

Enfin en breton contemporain crsquoest bien le verbe KLEVet qui est donneacute en premier avant le

verbe SANTet (cf F Favereau Geriadurig ar brezhoneg a-vremantilde brezhoneg galleg galleg

brezhoneg Dictionnaire compact du breton contemporain Bilingue Skol Vreizh Morlaix

2001)

Conclusion

Que conclure de tout cela Pour le domaine slave la polyseacutemie laquo entendresentir raquo

nrsquoexiste pas en Bosniaque Croate Monteacuteneacutegrin Serbe ni en polonais (et je remercie les

84

professeurs Paul-Louis Thomas et Heacutelegravene Wlodarczyk de me lrsquoavoir confirmeacute) Pour

lrsquoallemand pas de polyseacutemie non plus dans ce sens et je remercie le professeur Martine

Dalmas

La remarque de Dahl sur la capaciteacute du verbe slyšatrsquo agrave deacutesigner 4 des 5 sens montre

que le verbe se caracteacuterise par un syncreacutetisme seacutemantique ce que la chercheuse M

Pimenova a appeleacute la syncreacutetoseacutemie Il renvoie agrave une perception indiffeacuterencieacutee globale qui

caracteacuterise lrsquoecirctre vivant par opposition aux inanimeacutes La perception se speacutecialise avec les

arguments du verbe comme si le verbe slyšatrsquo devenait un verbe support ne conservant que

le segraveme [perception] pour reacutefeacuterer aux sens en fonction de lrsquoobjet de la perception Irina

Safonova a montreacute dans sa thegravese qursquoen vieux russe seul le verbe čuti posseacutedait une

seacutemantique indiffeacuterencieacutee (lsquosentirrsquo et lsquoentendrersquo) Le verbe slušati nrsquoentre pas dans cette

cateacutegorie

Drsquoun point de vue strictement lexicologique il serait inteacuteressant drsquoeacutetudier les

seacutequences dans lesquelles entre le verbe slyšatrsquo qui sert de verbe support avec substantif

zapax (odeur) + geacutenitif du nom de lrsquolsquoolfacteurrsquo ou lsquoosmogegravenersquo

Pistes bibliographiques (hormis les dictionnaires et ouvrages citeacutes dans le corps

de lrsquoarticle)

1) Padučeva E 2003 laquo Glagoly vosprijatija opyt vyjavlenija struktury tematičeskogo

klassa raquo in E Padučeva Problemy funkcionalrsquonoj grammatiki semantičeskaja

invariantnostrsquo variativnostrsquo Sankt-Peterburg Nauka pp 75-100

2) Pimenova M 2000 Semanticeskij sinkretism i sinkretsemija v drevnerusskom jazyke

Sankt-Peterburg Izdatelrsquostvo Sankt-Peterburgskogo universiteta

3) Safonova I 2008 Moduljacionno-derivacionnye semantičeskie izmenenija

drevnerusskix glagolov vosprijatija 100201 ndash russkij jazyk Avtoreferat dissertacii na

soiskanie učonoj stepeni kandidata filologičeskix nauk Kaliningrad

4) Safonova I 2009 laquo Izmenenija smyslovoj struktury glagolov vosprijatija v

drevnerusskom tekste raquo in Vestnik Volgogradskogo gosudarstvennogo universiteta Ser

2 Jazykoznanie Ndeg 1 (9) pp 11-15

5) Safonova I sd Semantičeskaja i smyslovaja struktura drevnerusskix glagolov

slyxovogo vosprijatija Volgogradskij gosudarstvennyj universitet fichier Word mis en

ligne

85

Flagrantes fragrances Les noms drsquoodeurs en russe

Irina THOMIERES (Universiteacute Paris ndash Sorbonne)

Introduction

Lrsquoobjet de cette eacutetude est constitueacute par les noms preacutedicatifs simples et composeacutes qui

renvoient agrave des sensations olfactives Le cadre theacuteorique est conforme aux travaux de Zellig

Harris (Opcit) et de Maurice Gross (Opcit) sur le preacutedicat seacutemantique Notre uniteacute

drsquoanalyse est la phrase simple deacutefinie comme lrsquoensemble du preacutedicat et des arguments qursquoil

seacutelectionne

Nous explorerons ici les deux pistes suivantes La premiegravere consiste agrave deacutegager les

conditions dans lesquelles les preacutedicats simples peuvent ecirctre employeacutes La deuxiegraveme

interrogation concerne les preacutedicats composeacutes Nous proposerons une classification des

preacutedicats composeacutes en fonction de leur structure interne

Sur le plan meacutethodologique nous ferons appel agrave deux notions cleacutes agrave savoir la theacuteorie

des prototypes et le principe du rasoir drsquoOccam

1 Remarques theacuteoriques Les preacutedicats simples et les preacutedicats composeacutes

Un premier constat srsquoimpose lorsque lrsquoon se penche sur les noms drsquoodeurs en russe il

peut srsquoagir de preacutedicats soit simples soit composeacutes71 Les noms preacutedicatifs simples ne sont

pas nombreux tout en eacutetant freacutequents Nous nous limiterons ici agrave en citer quelques-uns

aromat (arocircme) blagouxanie (arocircme parfum) smrad (odeur infecte puanteur) vonrsquo

(puanteur feacutetiditeacute) zlovonie (puanteur odeur nauseacuteabonde feacutetiditeacute)72 etc Dans le domaine

des noms composeacutes nous nous inteacuteresserons agrave ceux qui peuvent ecirctre repreacutesenteacutes par le

scheacutema laquo nom drsquoodeur + substantif au geacutenitif raquo dans lequel le nom au geacutenitif correspond agrave la

raison drsquoecirctre de la sensation olfactive deacutecrite Nous le deacutesignerons par le terme de

laquo speacutecifieur raquo Voici agrave titre drsquoexemple certains noms preacutedicatifs composeacutes que nous avons

releveacutes dans notre corpus73 zapax cvetov (odeur de fleurs) aromat čaja (arocircme du theacute)

smrad požara (puanteur de lrsquoincendie) etc

Afin drsquoillustrer lrsquoopposition laquo nom preacutedicatif simple ndash nom preacutedicatif composeacute raquo nous

allons analyser les exemples 1a et 1b

1a) V komnate stojal prijatnyj zapax

71 Dans ce travail nous nous inteacuteresserons uniquement aux preacutedicats qui possegravedent la structure suivante Nom drsquoodeur + Nom au geacutenitif 72 Les variantes de traduction proposeacutees ici proviennent de diffeacuterents dictionnaires qui comme on peut le constater proposent souvent plusieurs faccedilons de traduire un lexegraveme donneacute 73 Nos exemples ont eacuteteacute releveacutes dans la base des donneacutees laquo ruscorpora raquo (Universiteacute de Moscou) Pour les besoins drsquoanalyse nous avons eacutegalement eu recours agrave des exemples construits veacuterifieacutes aupregraves des locuteurs natifs

86

Une odeur agreacuteable reacutegnait dans la piegravece

1b) V komnate stojal zapax roz

Lrsquoodeur de parfum reacutegnait dans la piegravece

Dans lrsquoexemple 1a le nom drsquoodeur (zapax) nrsquoest accompagneacute drsquoaucun speacutecifieur Dans 1b en

revanche il srsquoagit drsquoun nom composeacute (zapax roz nom + speacutecifieur) A ce niveau drsquoanalyse

une remarque capitale srsquoinvite Drsquoapregraves nos observations les noms composeacutes se precirctent

souvent agrave une double interpreacutetation Ils renvoient tantocirct agrave une odeur reacuteellement ressentie

dont le locuteur a lrsquoexpeacuterience immeacutediate et dont il peut identifier la source Ils peuvent

aussi dans drsquoautres contextes ecirctre employeacutes pour deacutecrire une odeur similaire agrave celle qui est

bien connue du locuteur Ainsi zapax rozy (laquo odeur raquo + laquo rose au geacutenitif singulier raquo) peut ecirctre

employeacute theacuteoriquement pour eacutevoquer une odeur de roses laquo reacuteelles raquo crsquoest-agrave-dire preacutesentes

dans la situation de la communication Roza (rose) peut eacutegalement apparaicirctre lagrave ougrave le

locuteur compare lrsquoodeur qursquoil ressent agrave celle drsquoune rose en faisant appel agrave la connaissance

collective des locuteurs de la langue russe En drsquoautres termes roza dans ce type de

contextes sert donc de parangon de comparaison74

Une fois ces preacutemisses theacuteoriques expliciteacutees nous passons maintenant agrave lrsquoanalyse

des noms drsquoodeur Nous commencerons par aborder les noms drsquoodeurs simples

2 Les noms drsquoodeurs simples

Comme nous lrsquoavons mentionneacute ci-dessus les noms drsquoodeur simples (composeacutes drsquoun

seul lexegraveme) sont relativement freacutequents mais il srsquoagit drsquoun ensemble assez homogegravene

composeacute drsquoenviron une dizaine de lexegravemes Il convient de relever tout drsquoabord lrsquohyperonyme

zapax (odeur) largement majoritaire dans notre corpus On en note ensuite drsquoautres tels

que aromat75 (arocircme) blagouxanie (parfum) smrad (puanteur) zlovonie (puanteur) etc Ce

rapport laquo hyperonyme ndash hyponyme raquo est notamment manifeste dans lrsquoexemple suivant

2) Blagouxanie obdalo Andreja edva on perestupil porog konfortabelrsquonogo žilišča i

zapax egravetot vne somnenij byl kak i dvernoj zamok privezjon iz-za granicy i ottuda že

ndash tropičeskie rastenija v kadkax poxožie na palrsquomy (A Azolrsquoskij Lopušok)

Lrsquoarocircme envahit Andrej degraves qursquoil eut franchi le seuil du confortable appartement et

cette odeur avait sans doute eacuteteacute de mecircme que la serrure apporteacutee de lrsquoeacutetranger De

lagrave-bas venaient aussi les plantes tropicales dans leurs cuves semblables agrave des

74 La mecircme ambiguiumlteacute srsquoobserve lorsqursquoil srsquoagit de verbes de sensation olfactive V komnate paxlo kraskoj (Dans la piegravece cela sentait la peinture) 75 Aromaty (les arocircmes) renvoie parfois agrave des substances odorantes ou encore agrave un parfum (Tolkovyj slovarrsquo Dalja httpsslovariyandexru) drsquoougrave notamment la possibiliteacute pour ce substantif de fonctionner dans le rocircle de speacutecifieur blagouxanie aromatov (litt lrsquoarocircme des arocircmes)

87

palmiers (A Azolrsquoskij Ma chegravere bardane)

Le contexte citeacute met en eacutevidence deux noms drsquoodeurs blagouxanie (arocircme) et zapax (odeur)

Le second permet agrave lrsquoauteur drsquoeacuteviter la reacutepeacutetition Lrsquoexemple est facilement compreacutehensible

par le lecteur Ce premier constat en appelle un autre

Lrsquoanalyse du corpus a mis en eacutevidence que les noms drsquoodeur simples peuvent

apparaicirctre essentiellement dans trois types de situations

Drsquoabord il peut arriver que la raison drsquoecirctre de lrsquoodeur deacutesigneacutee par le preacutedicat soit

eacutevidente aux yeux du locuteur et qursquoaucun doute nrsquoest possible agrave ce niveau Par exemple

3) Ja sejčas delaju massaž s maslami Sdelala tolrsquoko 3 no potom rasskažu kak

polučilosrsquo No blagouxanie potrjasnoe osobenno s beloj akaciej (Krasota zdorovrsquoje

otdyx Krasota (forum) 2005)

Actuellement je pratique des massages aux huiles essentielles Je nrsquoen ai fait que 3 je

raconterai ensuite ce que cela a donneacute Mais lrsquoarocircme est extra surtout pour ce qui est

de lrsquohuile agrave lrsquoacacia blanc (Beauteacute santeacute repos La beauteacute (forum 2005)

Lrsquoorigine de lrsquoodeur est ici eacutevidente gracircce agrave lrsquoanaphore associative Le substantif maslo (huile

essentielle) deacutesigne une substance cosmeacutetique qui possegravede une odeur particuliegravere souvent

plaisante Le substantif blagouxanie (arocircme) constitue un meacuteronyme face agrave maslo Etant

donneacute ces faits le contexte est clair La notion de prototype (cf notamment G Kleiber Op cit

1990) srsquoavegravere primordiale pour deacutecrire un grand nombre drsquoautres exemples

4) V sadu raspustilisrsquo pervye rozy Do nas donosilosrsquo blagouxanije

Les premiegraveres roses venaient drsquoeacuteclore dans le jardin Lrsquoarocircme parvenait jusqursquoagrave nous

Drsquoapregraves notre connaissance du monde les roses possegravedent une odeur particuliegravere Le

contexte proposeacute met lrsquoaccent sur le fait qursquoil srsquoagit drsquoune odeur agreacuteable Celle-ci constitue

une proprieacuteteacute prototypique de la rose De mecircme que dans exemple 3 lrsquoexemple 4 met en

eacutevidence une anaphore associative

Le deuxiegraveme cas ougrave le nom drsquoodeur apparaicirct de faccedilon isoleacutee renvoie aux contextes ougrave

il est accompagneacute drsquoun modifieur agrave savoir un adjectif drsquoappartenance un adjectif relatif ou

encore un pronom-adjectif Ainsi par exemple les adjectifs relatifs permettent souvent au

locuteur de speacutecifier la cause de lrsquoodeur [telle qursquoil la conccediloit]76 Dans ce cas lrsquoabsence du

speacutecifieur est en quelque sorte laquo compenseacutee raquo par lrsquoadjectif comme le deacutemontre lrsquoexemple

5

76 Ce rapport de cause agrave effet peut ecirctre plus ou moins subjectif Voir agrave ce sujet Thomiegraveres-Kokochkina I laquo Odoris causa raquo Op cit

88

5) Vtoraja polovina avgusta Donosjatsja polevye zapaxi (E Ginsburg Krutoj maršrut)

Deuxiegraveme quinzaine du mois drsquoaoucirct On ressent lrsquoodeur des champs (E Ginsurg Le

tournant)

Le modifieur polevoj (de champ) formeacute agrave partir du substantif pole (un champ) permet de

caracteacuteriser la sensation olfactive du point de vue de sa raison drsquoecirctre En effet le contexte

(voyage en train de Moscou agrave Yaroslavlrsquo) ne laisse pas de doute quant au sens que le

narrateur rattache agrave lrsquoadjectif polevoj Consideacuterons un exemple ougrave apparaicirct un adjectif

drsquoappartenance

6) V vozduxe stoit lekarstvennyj zapax (P Bobrykin Trup)

Une odeur meacutedicamenteuse regravegne dans lrsquoair (P Bobrykin Le cadavre)

Lrsquoadjectif lekarstvennyj est formeacute agrave partir du substantif lekarstvo (un meacutedicament) De mecircme

que dans lrsquoexemple 4 ici lrsquoadjectif drsquoappartenance bloque lrsquoapparition du speacutecifieur Et bien

que lrsquoon ne puisse affirmer lrsquoidentiteacute de sens entre le speacutecifieur (le nom au geacutenitif) et

lrsquoadjectif drsquoappartenance77 il nrsquoen reste pas moins vrai que la cause est exprimeacutee une seule

fois au moyen drsquoun seul marqueur de sorte que le nom au geacutenitif et lrsquoadjectif de se trouvent

en distribution compleacutementaire

Un autre cas de figure que nous illustrerons met en œuvre les pronoms indeacutefinis

comme kakoj-to (un certain) nekij (un certain) etc Lorsqursquoils jouent le rocircle de modifieur le

speacutecifieur est geacuteneacuteralement absent Consideacuterons agrave ce titre lrsquoexemple 7

7) Kakoj-to novyj nejasnyj zapax došol do nas (Z Gippius Jabloni cvetut)

Une odeur nouvelle indistincte nous parvint (Z Gippius Les pommiers sont en fleur)

Le pronom indeacutefini est ici suivi de lrsquoadjectif novyj (nouveau)78 Le narrateur ne preacutecise pas

drsquoembleacutee lrsquoorigine de lrsquoodeur car il ne la connaicirct pas Or une minute plus tard il parvient agrave

lrsquoidentifier (pour lrsquoavoir deacutejagrave connue) Lrsquoodeur est due au fait que les premiegraveres fleurs

apparaissent sur le pommier79 Un pheacutenomegravene similaire est illustreacute par lrsquoexemple 8

77 A noter par exemple rajskij aromat (un arocircme paradisiaque) soljonyj zapax (une odeur saleacutee) Il est freacutequent qursquoun adjectif relationnel passe dans la cateacutegorie des qualificatifs 78 Comme nous allons le voir ci-dessous lorsque le substantif zapax (odeur) apparaicirct isoleacutement il renvoie agrave une odeur deacutesagreacuteable Crsquoest la raison pour laquelle les suites laquo pronom indeacutefini + zapax raquo sont inexistantes dans notre corpus Un adjectif se trouve systeacutematiquement inseacutereacute entre le pronom indeacutefini et le substantif lui-mecircme 79 Voici le contexte droit Nous la reconnucircmes aussitocirct et compricircmes aussitocirct drsquoougrave elle venait ndash La premiegravere fleur srsquoouvre dit Marta

89

8) My vošli v kabinet - Kakoj-to strannovatyj zapax - skazal ja (V Skvorcov Kanikuly

vne zakona)

Nous entracircmes dans le bureau - Drocircle drsquoodeur dis-je (V Skvorcov Vacances hors la

loi)

Deux modifieurs se trouvent ici combineacutes Le pronom indeacutefini kakoj-to (un certain) et

lrsquoadjectif strannovatyj (litt laquo un peu eacutetrange raquo drocircle drsquoodeur) Or aucun nrsquoidentifie lrsquoodeur le

narrateur se limite agrave exprimer son appreacuteciation Lrsquoodeur est preacutesenteacutee comme eacutetant

impossible agrave reconnaicirctre etou agrave exprimer verbalement Autrement dit le narrateur nrsquoen

preacutecise pas lrsquoorigine car elle lui est inconnue et qursquoil nrsquoest pas apte agrave la preacuteciser

Enfin un dernier type de contextes ougrave le nom drsquoodeur apparaicirct sans speacutecifieur

concerne en exclusiviteacute le preacutedicat zapax Ce substantif dans certains exemples deacutesigne une

odeur deacutesagreacuteable

9) U belrsquoja pojavilsja zapax a ranrsquoše ego ne bylo

Le linge acquit une odeur deacutesagreacuteable qursquoil ne posseacutedait pas auparavant

La simple apparition du nom zapax sans speacutecifieur signale ici au lecteur la faccedilon dont il doit

interpreacuteter le preacutedicat

Pour conclure ce sous-chapitre consacreacute aux conditions dans lesquelles fonctionnent

un nom drsquoodeur simple nous dirons ceci Cela est possible lorsque le contexte est

suffisamment explicite de sorte qursquoaucun doute ne persiste quant agrave lrsquoorigine de lrsquoodeur

Nous avons vu que la notion de prototype joue un rocircle primordial agrave ce niveau De mecircme le

nom drsquoodeur apparaicirct isoleacutement lorsqursquoil est accompagneacute drsquoun adjectif drsquoappartenance (qui

explicite la cause de lrsquoodeur) ou drsquoun pronom indeacutefini (parfois combineacute avec un adjectif

qualificatif) Les deux cas de figure mentionneacutes ont ceci de commun qursquoils constituent une

manifestation du principe du laquo rasoir drsquoOccam raquo Conformeacutement agrave ce principe pragmatique

la parcimonie constitue un fondement majeur pour lrsquoexplication des faits scientifiques Enfin

nous avons releveacutes des contextes dans lesquels le substantif zapax est employeacute sans

speacutecifieur car il est utiliseacute avec un sens particulier et plus exactement il deacutesigne une

sensation olfactive neacutegative

3 Les noms drsquoodeur composeacutes

Dans ce sous-chapitre consacreacute aux noms composeacutes nous nous inteacuteresserons agrave la

nature seacutemantique du speacutecifieur autrement dit du substantif au geacutenitif qui correspond agrave

lrsquoorigine de lrsquoodeur dans le but drsquoen proposer une classification Pour ce faire nous avons

diviseacute les noms preacutedicatifs releveacutes en trois sous-ensembles structures avec un nom drsquoobjet

ou de substance avec un nom de lieu et avec un nom abstrait

90

a) Structures avec un nom drsquoobjet ou de substance

Le premier grand ensemble que nous distinguerons concerne les noms drsquoobjets [au

sens large] et de substances zapax pyli (une odeur de poussiegravere) kerosina (de keacuterosegravene)

ladana (drsquoencens) naftalina (naphtaline) travy (drsquoherbe) berjozy (de bouleau) kanifoli (de

colophane) kolbasy (de saucisson) kraski (de peinture) xlora (de chlore) etc Par exemple

9) V koridore stojal dušnyj zapax kerosina (M Gorrsquokij Žiznrsquo Klima Samgina)

Une odeur suffocante de keacuterosegravene reacutegnait dans le couloir (M Gorrsquokij La vie de Klim

Samguine)

Si lrsquointercompreacutehension est possible crsquoest parce que le narrateur exploite ici une

connaissance collective agrave savoir un consensus communeacutement partageacute en vertu duquel le

keacuterosegravene possegravede une odeur particuliegravere Cela eacutetant dit tout locuteur nrsquoest pas obligeacute de

pouvoir expliciter les proprieacuteteacutes exactes de lrsquoodeur en question Si nous reformulons notre

propos en termes linguistiques nous dirons que sommes en preacutesence drsquoun cas ougrave la notion

de prototype apparaicirct de faccedilon eacutevidente La simple mention de tel ou tel aliment est censeacutee

eacutevoquer chez le lecteur une reacutefeacuterence preacutecise ou du moins une ideacutee relativement exacte de

lrsquoodeur en question

Dans cet ordre drsquoideacutees nous consideacuterons neacutecessaire de mentionner les objets qui

possegravedent une odeur par deacutefinition Leur proprieacuteteacute est de posseacuteder une odeur que nous

appellerons laquo fonctionnelle raquo Par exemple

10) Veter djorgal zanavesku i donosil v komnatu zapax lip (I Grekova Letom v

gorode)

Le vent tirait sur le rideau et apportait dans la piegravece lrsquoodeur des tilleuls (I Grekova

Un eacuteteacute dans la ville)

Zapax lip (odeur des tilleuls) fait partie drsquoun paradigme agrave savoir zapax berjoz (odeur des

bouleaux) elej (des sapins) etc Tous ces arbres possegravedent une odeur speacutecifique qui fait

partie de leur nature On est en droit de parler ici de proprieacuteteacute prototypique Un autre

exemple notoire concerne les substantifs de la classe laquo parfums raquo

11) Teperrsquo ja sjadu u spinki divana položu ruki na podborodok nečajanno vzdoxnuv

zapax prostyni ndash zapax laquo Šaneli nomer pjatrsquo raquo probočka (zolotoj plastmassovyj šar)

neplotno zakryvaetsja ja pomnju tam čto-to tresnulo teperrsquo vse vešči iz škafa

vynosjat na sebe egravetot rezkij zapax (P Nastin Sny rasskazannye malrsquočiku)

91

Je vais maintenant mrsquoappuyer contre le dossier du divan je poserai mes mains sur

mon menton je respirerai sans le vouloir lrsquoodeur du drap lrsquoodeur du laquo Chanel numeacutero

cinq raquo Le bouchon une boule en plastique doreacute nrsquoadhegravere pas complegravetement quelque

chose srsquoest fissureacute lagrave-dedans et agrave preacutesent tout ce que lrsquoon sort de lrsquoarmoire est

impreacutegneacute de cette odeur acircpre (P Nastin Les recircves raconteacutes au petit garccedilon)

Un parfum par deacutefinition a pour proprieacuteteacute essentielle drsquoavoir une odeur (geacuteneacuteralement

agreacuteable) Cependant chaque parfum et eau de toilette possegravede sa propre odeur Dans le

contexte citeacute par lrsquoemploi du nom propre laquo Chanel numeacutero cinq raquo lrsquoauteur preacutecise la marque

du parfum utiliseacute de faccedilon agrave permettre au lecteur drsquoidentifier lrsquoodeur Ce cas de figure est

relativement rare En effet les hyperonymes tels que duxi (parfum) odekolon (eau de

Cologne) etc sont plus freacutequents

(12) Perekladyvaja sumočku iz odnoj ruki v druguju ona dolgo ukutyvala šeju

prozračnym šarfikom vot nakonec sunula ruki v rukava Ejo zatylok byl sovsem

blizko Ja počustvoval gorrsquokovatyj zapax duxov (A Volos Nedvižimost)

Tout en passant son sac dune main agrave lautre elle entoura longuement son cou avec

un foulard transparent Enfin elle enfila son manteau Sa nuque eacutetait toute proche Je

sentis lrsquoodeur leacutegegraverement amegravere de [son] 80 parfum (A Volos Lrsquoimmobilier)

Le syntagme zapax duxov nrsquoest pas assez preacutecis les varieacuteteacutes de parfum eacutetant nombreuses81

Seule lrsquoappreacuteciation gorrsquokovatyj (leacutegegraverement amegravere) est preacutesente En lrsquoabsence drsquoindications

quant agrave la nature exacte de la substance odorante nous sommes en droit de parler de

prototypicalisation Celle-ci est directement lieacutee agrave la viseacutee communicative Elle semble ecirctre

toute particuliegravere dans lrsquoexemple 12 En effet le narrateur tient agrave souligner qursquoil se trouve si

pregraves de sa compagne qursquoil est capable de sentir le parfum qursquoelle srsquoest mis Il ne tient pas agrave

identifier la marque du parfum de ce fait il se limite agrave en donner une ideacutee Pour ce faire il

srsquoappuie sur le prototype en vertu duquel un parfum possegravede une odeur caracteacuteristique La

notion de prototype se manifeste eacutegalement dans lrsquoexemple 13

13) Aromat kofe i šveicarskij syr sozdajut atmosferu počti domašnego ijuta (A

Zubkov Via est vita V snegax Mak-Kinli laquo Vokrug sveta raquo 1995)

80 Le pronom-adjectif possessif est absent en russe mais nous avons consideacutereacute approprieacute lrsquointroduire dans notre traduction 81 Fait inteacuteressant lrsquoanalyse de notre corpus a mis en eacutevidence un rapport associatif qui existe entre les parfums et les fleurs Ona sidela zakryv jubkami vesrsquo divan v goluboj poluteni ot zontika podnjatogo nad svečami V vozduxe stojal zapax tuberoz i narcissov ndash ejo ljubimyx duxov (M Šiškin Vsex ožidaet odna noč) ndash Elle eacutetait assise sur le divan que ses jupes recouvraient entiegraverement dans la demi-ombre bleue du parasol suspendu au-dessus des bougies Lrsquoodeur des tubeacutereuses et des jonquilles remplissait lrsquoair Crsquoeacutetait son parfum preacutefeacutereacute (M Šiškin La mecircme nuit nous attend tous)

92

Lrsquoarocircme de cafeacute et le fromage suisse font presque sentir que lrsquoon est chez soi (A

Zubkov Via est vita Dans les neiges de Mak-Kinli laquo Autour du monde raquo 1995)

Lrsquoodeur du cafeacute change en fonction de sa varieacuteteacute Cependant le fait de geacuteneacuteraliser ne nuit

aucunement agrave la compreacutehension car ce nonobstant toutes les varieacuteteacutes de cette boisson

partagent une odeur caracteacuteristique prototypique gracircce agrave laquelle elles correspondent agrave

lrsquoappellation laquo cafeacute raquo et peuvent ecirctre distingueacutees du theacute du chocolat etc Consideacuterons des

exemples similaires mais qui mettent en eacutevidence un nom collectif

14) Ostavšisrsquo nočevatrsquo u Pavla ja prosypalsja s zavedovym čuvstvom dosady kak by

rano ni bylo s kuxni uže donosilisrsquo zapax žarenogo i ostorožnyj ljazg egraveto označalo

čto minut čerez desjatrsquo Anja postavit peredo mnoj gromadnuju tarelku na kotoroj

budut ležatrsquo štuki četyre polukilogrammovyx kotlet (A Volos Nedvižimostrsquo)

Lorsque je restais la nuit chez Pavel en me reacuteveillant jrsquoeacuteprouvais drsquoembleacutee un

sentiment de deacutepit Il pouvait ecirctre tregraves tocirct et cependant lrsquoodeur de friture et un leacuteger

fracas meacutetallique provenaient de la cuisine Cela voulait dire qursquoune dizaine minutes

plus tard Anja allait poser devant moi une eacutenorme assiette avec quatre boulettes de

viande drsquoune livre chacune (A Volos Lrsquoimmobilier)

Lrsquohyperonyme žarenoe (litt laquo le frit raquo la friture) nrsquoest pas anodin dans ce contexte car

encore une fois il srsquoagit lagrave de prototypiser Les caracteacuteristiques drsquoune odeur drsquoaliments cuits

sur poecircle varient drsquoun reacutecepteur (sujet humain) agrave un autre Il existe cependant une commune

mesure faute de quoi lrsquointercompreacutehension serait voueacutee agrave lrsquoeacutechec De la sorte lrsquoemploi de

lrsquohyperonyme nrsquoempecircche pas loin de lagrave la compreacutehension de lrsquoexemple dont la viseacutee

communicative est diffeacuterente Elle consiste agrave insister sur la caracteacuteristique saillante (dans un

contexte donneacute) de lrsquoodeur de mettre le lecteur sur le chemin de la compreacutehension du

contexte Par ailleurs le sens exact de žarenoe se trouve expliciteacute dans le contexte droit il

srsquoagit de boulettes de viande Consideacuterons agrave preacutesent lrsquoexemple 15

(15) Opjat že zanovo zapivatrsquo stala Odno vremja kak Zina pokalečilasrsquo brosila bylo a

teperrsquo snova zdorovo I v samom dele kogda Marrsquoja Mixajlovna prišla i stala protiratrsquo

pol pod moej krovatrsquoju ja javstvenno počujala zapax spirtnogo (I Grekova Perelom)

Et aussi elle se mit de nouveau agrave boire A une eacutepoque lorsque Zina eut son accident

elle avait semble-t-il cesseacute et lagrave elle reprit de plus belle En effet lorsque Marrsquoja

Mixajlovna vint et se mit agrave laver par terre sous mon lit je sentis distinctement une

odeur drsquoalcool (I Grekova Le Tournant)

93

La nature exacte de la boisson ingurgiteacutee nrsquoest pas identifieacutee par le narrateur Spirtnoe

adjectif substantiveacute peut renvoyer en russe agrave toute sorte de substances alcooliques

Conformeacutement au principe du rasoir drsquoOccam a) il ne peut pas donner de preacutecisions ou b) ne

le considegravere pas neacutecessaire On peut au contraire affirmer que crsquoest le procegraves qui est mis en

valeur Pour cette raison lrsquoapparition du nom collectif spirtnoe est suffisante sans que lrsquoon ait

besoin de deacutetails quant agrave sa nature exacte

Le cas des noms drsquoodeur composeacutes au moyen drsquoun nom drsquoobjet ou de substance

deacutemontre la neacutecessiteacute de faire appel aux outils theacuteoriques tels que la theacuteorie des prototypes

et le principe drsquoOccam En effet lrsquoorigine de lrsquoodeur est indiqueacutee si celle-ci est identifiable (la

notion de prototype y joue un rocircle cleacute) Si la raison drsquoecirctre de lrsquoodeur ne peut ecirctre expliciteacutee

ou encore si la viseacutee informative est la prototypicalisation le nom drsquoodeur nrsquoest pas

accompagneacute du speacutecifieur Dans la suite de cette eacutetude il srsquoagira de voir la porteacutee de ce

constat

b) Structures avec un substantif qui deacutesigne un lieu

Le deuxiegraveme grand groupe reacuteunit les exemples ougrave le speacutecifieur est un substantif de la

classe des +locatifs (terme de Maurice Gross) Tombent dans cette cateacutegorie les

toponymes et les noms communs Cependant une eacutetude pousseacutee reacutevegravele que les substantifs

mentionneacutes ne se situent pas tous sur le mecircme plan Le premier cas qui attire notre attention

concerne les noms des lieux que nous qualifierons de laquo fonctionnels raquo82 et qui apparaissent

dans lrsquoexemple 16

(16) Alfred Krupp k primeru obožal zapax konjušen ndash razbogatev i postroiv

ogromnyj zamok on provjol sootvetstvujuščie ventiljacionnye kanaly v svoju spalrsquonju

(A Filippov Otec geroja Uolt Disnej i ego Myš (2001) laquo Izvestia raquo 20011204)

Alfred Krupp par exemple adorait lrsquoodeur des eacutecuries Il srsquoenrichit il se fit construire

un chacircteau Les tuyaux de ventilation menaient des eacutecuries vers sa chambre agrave coucher

(A Filippov Le pegravere du heacuteros Walt Disney et son Mickey Mouse (2001) laquo Izvestia raquo

20011204)

Lrsquointerpreacutetation du syntagme zapax konjušen ne pose a priori de problegravemes drsquointerpreacutetation

majeurs Une eacutecurie est le lieu ougrave sont gardeacutes les chevaux En vertu du compromis social le

lecteur est capable de mettre en relation le lieu indiqueacute et le rocircle (et par conseacutequent

lrsquoodeur) qui lui est propre83 Or dans le cas de difficulteacutes au niveau de lrsquointerpreacutetation le

82 Ce terme est de nous 83 De la sorte de mecircme que les substances (dont il a eacuteteacute question ci-dessus) les lieux laquo fonctionnels raquo peuvent ecirctre identifieacutes par lrsquointermeacutediaire de lrsquoodeur qui y regravegne mecircme si une marge drsquoerreur est toujours possible

94

narrateur peut orienter la compreacutehension en donnant des deacutetails ou des preacutecisions

suppleacutementaires Lrsquoexemple 17 est reacuteveacutelateur agrave cet eacutegard

17) Stojal ostryj zapax konjušen opilok i tonkix duxov ndash tradicionnyj aromat cirka (А

Grin Blistajuščij mir)

Il y avait une odeur forte drsquoeacutecuries de sciures et drsquoun parfum fin un arocircme

traditionnel de cirque (A Grin Le monde brillant)

Contrairement agrave zapax konjušen dans lrsquoexemple 16 le sens rattacheacute agrave zapax cirka dans

lrsquoexemple 17 est expliciteacute Le narrateur qui souhaite transmettre au lecteur lrsquoatmosphegravere qui

regravegne dans le cirque srsquoefforce agrave preacuteciser ce qursquoil sous-entend par aromat cirka La

paraphrase explicative est en raison du principe drsquoOccam agrave la fois pertinente et neacutecessaire

dans ce cas

Si nous nous penchons maintenant sur les noms de lieux laquo naturels raquo nous nous

rendons compte que linguistiquement ils sont aussi parfois associeacutes agrave une odeur qui leur

est propre

18) Ljogkij vlažnyj veterok donosit syroj zapax bolota (V Oseeva Dinka proščaetsja s

detstvom)

Un vent leacuteger et un peu humide apporte une odeur humide de mareacutecage (V Oseeva

Dinka dit au revoir agrave son passeacute)

Dans lrsquoexemple 18 la preacutesence de lrsquoadjectif qualificatif vlažnyj (humide) anteacuteposeacute au preacutedicat

drsquoodeur zapax (odeur) permet drsquoentrevoir le sens rattacheacute agrave zapax bolota ou plutocirct agrave la

dominante de cette odeur composeacute de plusieurs eacuteleacutements (la mauvaise odeur lrsquoodeur de

plantes qui poussent dans les mareacutecages) la dominante que le locuteur vise agrave mettre en

valeur

Une autre remarque importante qui srsquoinvite au niveau des phrases dans lesquels

apparaicirct un nom de lieu est possible agrave partir de lrsquoexemple 19

19) Rajskij sad byl polon blagouxanija i penija ptic (E Xaeckaja Sinie strekozy

Vavilona)

Le jardin du paradis eacutetait rempli drsquoarocircmes et de chants drsquooiseaux (E Xaeckaja Les

libellules bleues de Babylon)

Contrairement agrave 18 dans lrsquoexemple 19 le rapport laquo lieu raquo - laquo odeur raquo pourrait ecirctre reformuleacute

comme laquo contenu ndash contenant raquo En drsquoautres termes le nom de lieu nrsquoest pas consideacutereacute ici en

tant que raison drsquoecirctre de la sensation olfactive mais comme le lieu ougrave celle-ci est concentreacutee

95

Les exemples similaires agrave 19 ne sont pas majoritaires dans notre corpus cependant leur

existence met le doigt sur un fait extrecircmement important Les laquo noms de lieux raquo lorsqursquoils

apparaissent en position de speacutecifieur preacutesentent un comportement diffeacuterent des noms des

substances par exemple

Jusqursquoagrave preacutesent nous avons consideacutereacute uniquement les exemples qui mettaient en

valeur des noms communs Mais il arrive aussi que le nom de lieu (en position de speacutecifieur)

soit un toponyme Moskva Leningrad etc Dans ce cas comme on a pu le constater

lrsquointerpreacutetation des exemples srsquoavegravere ecirctre tregraves deacutelicate Ainsi drsquoapregraves nos observations

lrsquoapparition drsquoun toponyme srsquoaccompagne geacuteneacuteralement drsquoune explicitation

(18) Paxlo fruktami spelymi jablokami i grušami - xarakternyj osennij zapax Moskvy

v jasnye suxie dni (P Bobrykin Kitai-gorod)

Ccedila sentait les fruits les pommes et les poires mucircres lrsquoodeur caracteacuteristique de

lrsquoautomne agrave Moscou par un temps deacutegageacute et sec (P Bobrykin Kitaiuml-gorod)

Le syntagme zapax Moskvy est speacutecifieacute ici doublement Drsquoun cocircteacute gracircce au contexte gauche

ougrave figure lrsquoindication exacte de la source de lrsquoodeur frukty (fruits) jabloki (pommes) gruši

(poires) De lrsquoautre cocircteacute on ne peut pas faire abstraction du contexte droit xarakternyj

(caracteacuteristique prototypique) automnal (drsquoautomne) v jaznye syxie dni (par un temps

deacutegageacute et sec) Lrsquoauteur reconnaicirct donc implicitement que laquo odeur de Moscou raquo est subjectif

qursquoil est composeacute de plusieurs odeurs et que par ailleurs il est susceptible de varier drsquoun

moment agrave un autre Enfin le point de vue du sujet est aussi primordial Aucune odeur

particuliegravere nrsquoest associeacutee agrave Moscou84 Il est facile de srsquoen rendre compte en consideacuterant un

autre contexte ougrave il srsquoagit aussi du toponyme Moscou

19) Sojdja s irkutskogo poezda na perron Rjazanskogo vokzala Maša polminutki

postojala zažmurivšisrsquo i vdyxaja zapax Moskvy ndash cvetočnyj mazutnyj bubličnyj (B

Akunin B Ljubovnica smerti)

Masha descendit du train en provenance drsquoIrkoutsk sur le quai de la gare de Riazan et

resta sans bouger trente secondes les yeux fermeacutes et en respirant lrsquoodeur de Moscou

faite de fleurs de mazout et de bagels (B Akounine La maicirctresse de la mort)

Le contexte explicatif semble ecirctre le sine qua non de lrsquointerpreacutetation dans 18 comme dans 19

Or dans 19 les composantes de lrsquolaquo odeur de Moscou raquo auxquelles la jeune fille pense ne sont

pas identiques agrave celles qui ont eacuteteacute mentionneacutees dans 18 Ce qui permet neacuteanmoins de

rapprocher ces deux exemples crsquoest que lrsquoodeur est repreacutesenteacutee ici comme eacutetant composeacutee

84

On peut neacuteanmoins supposer que le narrateur oppose lrsquoodeur de la ville de Saint-Peacutetersbourg agrave celle de la

campagne

96

de plusieurs eacuteleacutements nous sommes donc stricto sensu dans le domaine de la speacutecification Il

en va autrement dans drsquoautres contextes et notamment dans 20 et 21 ougrave le locuteur

caracteacuterise un toponyme par une seule odeur qui repreacutesente la quintessence de celui-ci

Deux exemples 21 et 22 sont reacuteveacutelateurs agrave cet eacutegard

20) Druzrsquoja moi vid krovi dajot ljudjam blaženstvo Egraveto svjataja radostrsquo Bez krovi net

veselrsquoja net veličija na zemle Zapax krovi ndash zapax Rima (D Merežkovskij Gobelrsquo

bogov)

Mes amis la vue du sang nous donne le bonheur suprecircme Crsquoest la sainte joie Sans le

sang il nrsquoy a pas de joie il nrsquoy a pas de grandeur sur Terre Lrsquoodeur du sang crsquoest

lrsquoodeur de Rome (D Merežkovskij La mort des dieux)

21) Zapax fleur drsquoorangersquoa ndash zapax Sicilii Každaja ulica ndash bolrsquošaja tjoplaja dušistaja

volna (M Cvetaeva Neizdannoe)

Lrsquoodeur de fleur drsquooranger crsquoest lrsquoodeur de la Sicile Chaque rue est une grosse vague

chaude et parfumeacutee (M Cvetaeva Lrsquoineacutedit)

Dans les deux exemples citeacutes la preacutesence du tiret indique la relation drsquoeacutequivalence qui

srsquoinstaure entre deux parties de chaque phrase Dans 20 crsquoest lrsquoidentification de deux odeurs

celle de sang et celle de Rome Dans 21 crsquoest lrsquoodeur de fleur drsquooranger et de la Sicile Il est agrave

noter agrave ce niveau que le substantif zapax (odeur) est agrave chaque fois repris tel quel il nrsquoest

remplaceacute par aucun autre nom drsquoodeur Lrsquoauteur choisit une caracteacuteristique saillante du nom

de lieu dont il srsquoagit ce qui nous semble-t-il augmente le caractegravere cateacutegorique et sans appel

de son message

Lrsquoanalyse des noms composeacutes construits agrave lrsquoaide drsquoun speacutecifieur de nature laquo locative raquo

a permis de se rendre compte encore une fois de la validiteacute des notions de prototype et du

rasoir drsquoOccam Les lieux laquo fonctionnels raquo peuvent ecirctre mis en relation avec une odeur

prototypique drsquoougrave la possibiliteacute drsquoavoir des structures du type laquo nom drsquoodeur + nom de lieu raquo

Dans le cas contraire le narrateur a recours aux paraphrases explicatives Enfin lrsquoanalyse ne

peut passer sous silence certains cas particulier par exemple les contextes ougrave il srsquoagit de

geacuteneacuteralisation

c) Structures avec un nom abstrait

Les cas ougrave le speacutecifieur est exprimeacute par un nom abstrait et plus preacuteciseacutement un nom

processif sont relativement rares dans notre corpus mais assez repreacutesentatifs drsquoun certain

nombre de pheacutenomegravenes De ce fait nous leur consacrons un sous-chapitre agrave part entiegravere

Consideacuterons lrsquoexemple 22

97

22) Egraveto byl zapax požara Poverrsquote mne dym očaga paxnet po-inomu (F Gregori

Korolevskaja šutixa)

Crsquoeacutetait lrsquoodeur de lrsquoincendie Croyez-moi la fumeacutee drsquoun foyer sent diffeacuteremment (F

Gregori La bouffonne du roi)

Lrsquoexemple choisi lrsquoa eacuteteacute pour une raison toute particuliegravere Zapax požara qui met en

eacutevidence un nom drsquoeacuteveacutenement est ici opposeacute agrave dym očaga ougrave figure un nom de lieu Si une

telle analogie est possible crsquoest que les deux sensations deacutecrites ont un eacuteleacutement en commun

il srsquoagit de lrsquoodeur de brucircleacute Conformeacutement au prototypeacute le brucircleacute est susceptible drsquoeacutevoquer

aussi bien un incendie que la preacutesence drsquoun habitat Mais ce qui nous importe surtout dans

ce contexte crsquoest que le laquo brucircleacute raquo nous permet de comprendre le sens rattacheacute agrave zapax

požara85 Požar est mis en parallegravele avec un nom concret garrsquo (le brucircleacute)86 Ce type de

transfert de sens est par ailleurs tout agrave fait leacutegitime dans la mesure ougrave seuls les objets

[concrets] se precirctent agrave lrsquoobservation par les sens y compris par lrsquoodorat Les notions

abstraites ne peuvent ecirctre observeacutees par deacutefinition87

Drsquoautres exemples que nous avons releveacutes posent des problegravemes de compreacutehensions

majeurs Il srsquoagit de laquo vrais raquo noms drsquoeacuteveacutenements tels que vojna (guerre) izbienie (massacre)

sraženie (bataille) etc Dans ce cas vu que lrsquointerpreacutetation a souvent besoin drsquoecirctre orienteacutee

les paraphrases explicatives sont de mise

23) Ot soldat paxnet bomžom i psinoj Ot nas uže tože Egraveto zapax vojny Im

propityvaešsja za sutki (I Najdjonov laquo My vyšli s podnjatymi rukami raquo laquo Russkij

reportjor raquo 31 21-28 avgusta 2008)

Les soldats sentent le clochard et le chien Nous de mecircme maintenant Crsquoest lrsquoodeur de

la guerre On srsquoen impregravegne dans lrsquoespace drsquoune journeacutee (I Najdjonov laquo Nous

sorticircmes les mains en lrsquoair raquo laquo Le reporter russe raquo 31 21-28 aoucirct 2008)

Lrsquohyperonyme vojna (la guerre) apparaicirct dans troisiegraveme phrase Or le contexte gauche

explicite le sens que le locuteur rattache agrave laquo zapax vojny raquo dans lrsquoexemple 23 au moyen

85 Le statut exact du substantif požar (incendie) est difficile agrave trancher dans la mesure ougrave il se combine aussi bien avec les verbes supports des noms drsquoeacuteveacutenements tels que slučatsja slučitrsquosja (se produire arriver avoir lieu) et proisxoditrsquo proizojti (avoir lieu se produire) il admet eacutegalement les verbes de perception comme par exemple smotretrsquo posmotretrsquo na (regarder qqch) 86 Lrsquoanalyse pourrait ecirctre approfondie en utilisant la notion de reacutesultat En effet si lrsquoon considegravere le procegraves deacutesigneacute par le substantif požar on se rend compte que celui-ci comporte un reacutesultat naturel La violence (et mecircme lrsquoexistence) drsquoun incendie est jugeacutee en fonction des deacutegacircts causeacutes de son effet ou encore de son reacutesultat Inversement le fait drsquoobserver les deacutegacircts permet de conclure [en vertu drsquoun consensus] qursquoun incendie a eu lieu 87 Pour cette mecircme raison les noms drsquoodeurs composeacutes dans lesquels le speacutecifieur est exprimeacute par un nom abstrait sont minoritaires dans notre corpus

98

drsquoautres substantifs bomž et psina Leur emploi obeacuteit au principe de parcimonie drsquoOccam En

effet le narrateur conscient des problegravemes susceptibles de se poser quant agrave lrsquointerpreacutetation

et pour eacuteviter une trop grande marge de subjectiviteacute explicite le sens qursquoil rattache au

syntagme zapax vojny Vojna est mis en parallegravele avec des noms concrets qui renvoient agrave des

objets [au sens large] perceptibles88

Un dernier cas de figure que nous mentionnerons concerne les exemples ougrave le

speacutecifieur est exprimeacute par un substantif qui renvoie agrave un pheacutenomegravene meacuteteacuteorologique dožd

(pluie) groza (tempecircte) etc Dans ce cas contrairement agrave vojna par exemple lrsquoapparition

des paraphrases est rare

24) V komnate s rešjotčatymi oknami syraja svežestrsquo zapax doždja mokroj krapivy

travy (I Bunin Dnevniki)

Dans la piegravece ougrave les fenecirctres sont couvertes de grilles il fait frais et humide on sent

lrsquoodeur de la pluie de lrsquoortie mouilleacutee et de lrsquoherbe (I Bunin Journal intime)

Le sens que lrsquoauteur rattache au syntagme zapax doždja (odeur de la pluie) nrsquoest pas ici

expliqueacute agrave travers des deacutetails particuliers Cependant mecircme si une marge de subjectiviteacute est

possible le substantif la pluie deacutesigne un pheacutenomegravene dont tous les lecteurs possegravedent une

connaissance directe De la sorte dans des contextes de ce type une paraphrase serait

superflue

Au terme de ce sous-chapitre consacreacute aux preacutedicats composeacutes laquo nom drsquoodeur + nom

abstrait raquo nous dirons que leur speacutecificiteacute consiste dans le fait que leur fonctionnement est

geacuteneacuteralement baseacute sur le pheacutenomegravene de meacutetonymie laquo nom concret vs nom abstrait raquo Celle-

ci se base sur les proprieacuteteacutes prototypiques associeacutees agrave tel ou tel eacuteveacutenement En vertu du

principe drsquoOccam les paraphrases explicatives sont de mise lorsque le contexte ne contient

pas suffisamment drsquoinformations relatives agrave lrsquoorigine de lrsquoodeur

3 Conclusion

Dans cet article nous nous sommes efforceacutes de veacuterifier certaines hypothegraveses relatives

au fonctionnement des noms drsquoodeurs simples et composeacutes en russe Nous avons pour ce

faire eu recours au principe pragmatique du rasoir drsquoOccam et agrave la theacuteorie des prototypes

Le principe du rasoir drsquoOccam possegravede une porteacutee double Il explique tout drsquoabord la

coexistence des noms preacutedicatifs simples et composeacutes Les noms drsquoodeur deacutesignent des

88 Les preacutedicats tels que zapax molodosti (odeur de la jeunesse) drevnosti (de lrsquoantiquiteacute) grusti (de la tristesse) seront consideacutereacutes dans une eacutetude ulteacuterieure Par ailleurs zapax vojny (odeur de la guerre) est agrave chaque fois expliciteacute de faccedilon diffeacuterente dans nos exemples ce qui deacutemontre le caractegravere subjectif de la sensation deacutesigneacutee par laquo zapax vojny raquo

99

pheacutenomegravenes dont la raison drsquoecirctre peut ecirctre exprimeacutee linguistiquement au moyen du

substantif au geacutenitif Lorsque lrsquoorigine de lrsquoodeur peut ecirctre reacutetablie agrave partir du contexte

(notamment lorsqursquoil srsquoagit drsquoanaphore associative) le narrateur utilise un nom simple Si le

contexte a besoin de preacutecisions il optera pour un nom composeacute De mecircme il arrive que le

contexte comporte une paraphrase explicative conformeacutement aux souhaits du narrateur

Enfin srsquoagissant du preacutedicat zapax il est parfois employeacute isoleacutement pour deacutesigner une odeur

deacutesagreacuteable

La notion de prototype est eacutegalement valable agrave deux niveaux Drsquoune part srsquoagissant

des noms preacutedicatifs simples il est la base du fonctionnement de lrsquoanaphore associative

Srsquoagissant des noms composeacutes lrsquoexistence des proprieacuteteacutes prototypiques (associeacutees agrave une

substance un objet un lieu etc) constitue le gage de la compreacutehension du contexte par le

locuteur Enfin nous avons eacutegalement releveacute des exemples ougrave le but du locuteur consiste agrave

prototypiser et nous avons expliciteacute les contraintes qui pegravesent sur lrsquoemploi des noms

preacutedicatifs simples et composeacutes

Bibliographie

1) Gross M 1981 laquo Les bases empiriques de la notion de preacutedicat

seacutemantique raquo Langages Ndeg 63 Paris Larousse pp 7-53

2) Harris ZS 1976 Notes de cours de syntaxe Paris Seuil

3) Kleiber G 2012 laquo Carte drsquoidentiteacute linguistique des odeurs raquo Revue IRIS Ndeg 33 pp

91-103

4) Kleiber G 1990 La seacutemantique du prototype Cateacutegories et sens lexical Paris

PUF

5) Kokochkina I laquo Le paradoxe du silence russe raquo Actes du 3e colloque Res per

nomen La reacutefeacuterence la conscience et le sujet eacutenonciateur du 26 au 28 mai 2011 agrave

Reims CIRLEP 2012 pp 162-170

6) Thomiegraveres-Kokochkina I 2012a laquo La faccedilon de dire le son en russe (Contribution

agrave lrsquoeacutetude des noms preacutedicatifs de laquo sensations auditives raquo) Revue des eacutetudes slaves

t 83 2-3 pp 579-592

7) ndash2012b laquo Predicative nouns of olfactory sensations (ldquosmell predicatesrdquo in modern

Russian) raquo communication au Congregraves de la Socieacuteteacute Internationale dEthnobiologie

Montpellier

8) -ndash2013c laquo Ode agrave lrsquoodeur raquo La Revue russe Ndeg 40 pp 49-60

9) --2014 laquo La petite grammaire des sons preacutedicats russes et leurs verbes

supports raquo sens formes langage Contributions en lrsquohonneur de Pierre Frath

Universiteacute de Reims pp 331-342

10) --2014 laquo Je sens donc je dis (Les noms preacutedicatifs drsquoodeurs simples et composeacutes

en russe) raquo 2013 32nd International Conference on Lexis and Grammar

100

Universidade do Algarve Faro Portugal September 10-14 2013 Pre-Proceedings

Jorge Baptista Mario Monteleone pp 159-163

11) --2014 laquo Cinquanta sfumature sonore in italiano e in russo raquo Parallelismi

linguistici letterari e culturali Ohrid 13-14 settembre 2014 sous presse

12) --2015a laquo Odoris causa raquo Aktuaknye problemy lingvistiki i gumanitarnyx nauk

(Problegravemes actuels de linguistique et des sciences humaines) Moskva RUDN pp

78-90

13) ndash2015b laquo Predikaty vosprijatija semantika sintaksis pragmatika raquo BASEES

Cambridge communication

14) ndash2015b laquo Les noms de sons et drsquoodeurs en russe Valeurs et emplois raquo

Neophilologica vol 28 sous presse

15) ndash2015c laquo Sens dits sens interdits Les noms drsquoodeurs simples et composeacutes en

russe raquo Actes de la Journeacutee drsquoeacutetudes laquo Pour une linguistique sensorielle raquo Universiteacute

Catholique de Lille organiseacutee par Reacutemi Digonnet le 17 avril 2015 Honoreacute

Champion sous presse

Page 7: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS

6

2 De quelques problegravemes

Notre entreprise neacutecessite une justification On peut en effet se demander srsquoil est bien

utile de srsquoarrecircter encore sur le statut comptable ou massif des noms silence et bruit eacutetant

donneacute qursquoil ne semble pas poser de difficulteacutes particuliegraveres

Silence apparaicirct clairement comme eacutetant intrinsegravequement massif Il refuse le pluriel

et les deacuteterminants reacuteveacutelateurs du statut comptable et accepte par contre sans difficulteacute

ceux qui correspondent au statut massif Crsquoest ainsi qursquoil se laisse deacuteterminer par les

marqueurs de la massiviteacute que sont du et un peu de

Vous faites trop de bruit Du silence srsquoil vous plaicirct

Il faut du le silence pour travailler

Vous faites trop de bruit Un peu de silence srsquoil vous plaicirct

mais ne se met pas au pluriel ne srsquoaccorde pas avec lrsquoarticle indeacutefini quand il est non modifieacute

ni avec les deacuteterminants de la pluraliteacute comme des plusieurs quelques adjectifs numeacuteraux

cardinaux etc

Jrsquoaime le silence versus Jrsquoaime les silences

Le silence de la forecirct versus Les silences de la forecirct

Vous faites trop de bruit Un silence srsquoil vous plaicirct

Vous faites trop de bruit Des deux silences srsquoil vous plaicirct

Il faut un des deux plusieurs silence(s) pour travailler

Il existe certes des emplois de silence avec les deacuteterminants indicateurs de la comptabiliteacute

mais ces emplois ne relegravevent plus du sens lsquoabsence de bruitrsquo mais de celui de lsquone pas parlerrsquo

Ils renvoient alors agrave des intervalles ou moments de la chaicircne parleacutee pendant lesquels il nrsquoy a

pas de parole6

Je nrsquoaime pas les silences qui ponctuent le sermon du cureacute sur la chaire

La conversation traicircna entrecoupeacutee de quelques plusieurs trois beaucoup de

silences

Il nrsquoy eut qursquoun seul silence au milieu de son discours

Une preacutecision suppleacutementaire Le fait que les emplois de silence-lsquoabsence de bruitrsquo

avec les deacuteterminants de la comptabiliteacute apparaissent comme deacuteviants interdit par avance

de consideacuterer ceux ougrave il se lie aux deacuteterminants de la massiviteacute comme eacutetant des emplois

laquo seconds raquo deacuteriveacutes par transfert drsquoun emploi premier comptable Crsquoest dire drsquoune autre

maniegravere que silence est un nom intrinsegravequement massif Pour silence lrsquoaffaire semble donc

dans le sac

Elle lrsquoest toutefois un peu moins lorsqursquoon aborde la situation de bruit dans la mesure

ougrave cet antonyme de silence ne se comporte pas tout agrave fait de la mecircme maniegravere que silence Il

6 A raccrocher agrave cet emploi les sens techniques laquo musicaux raquo de silence deacutejagrave eacutevoqueacutes ci-dessus ougrave silence est compris (i) comme lsquoune interruption des sons au milieu de la chaicircne musicalersquo et (ii) comme les signes de notation musicale repreacutesentant (i) (voir supra)

7

paraicirct certes lui aussi intrinsegravequement massif comme en teacutemoignent ses affiniteacutes avec les

deacuteterminants de la massiviteacute du un peu de peu de + N (singulier) beaucoup de + N

(singulier)

Il y a du un peu de peu de beaucoup de bruit dans le dortoir

Il ne semble en effet guegravere neacutecessaire de recourir agrave une laquo machine raquo de transfert pour

expliquer de tels emplois Par contre chose plus curieuse contrairement agrave silence (cf supra)

il ne regimbe nullement agrave se combiner dans la mecircme situation avec les deacuteterminants

reacuteveacutelateurs de la comptabiliteacute Il accepte dans difficulteacute crsquoest-agrave-dire sans laquo coup de force raquo

interpreacutetatif un des plusieurs peu de + N (pluriel) beaucoup de + N (pluriel) ce qui donne agrave

croire qursquoil est aussi intrinsegravequement comptable

Il y a un bruit dans le dortoir qui mrsquoempecircche de dormir

Il y a beaucoup de bruits dans la rue

Les bruits de la forecirct

Il srsquoensuit deux questions Premiegraverement comment bruit peut-il ecirctre agrave la fois

intrinsegravequement massif et intrinsegravequement comptable Deuxiegravemement comment expliquer

qursquoil nrsquoen va pas de mecircme pour son antonyme silence

Il y a une autre raison encore qui pousse agrave ne pas refermer le dossier La divergence

que lrsquoon observe entre silence et bruit face agrave lrsquoopposition massif comptable pousse agrave se

pencher de plus pregraves sur la massiviteacute intrinsegraveque de silence Il ne suffit en effet pas de dire

que silence est un nom massif Il faut encore preacuteciser en quoi consiste sa massiviteacute Comme il

ne srsquoagit manifestement pas drsquoun nom de matiegravere la chose est moins facile qursquoil nrsquoy paraicirct

Elle est drsquoautant plus deacutelicate que lrsquoorigine de la massiviteacute de silence ne semble pas ecirctre la

mecircme que celle de la massiviteacute de lrsquoantonyme bruit ce qui agrave nouveau pose problegraveme

Il y a enfin une troisiegraveme raison comment rendre compte de lrsquoapparition obligatoire

de lrsquoarticle indeacutefini lorsque silence se trouve accompagneacute drsquoun modificateur

Il faut du silence pour travailler

Il faut un silence pour travailler

Il faut un silence total de moine pour travailler

Il faut du silence total de moine pour travailler

Un silence reacutegnait dans la forecirct

Un silence absolu inquieacutetant de mort reacutegnait dans la forecirct

Toutes ces questions on le voit invitent agrave remettre lrsquoouvrage sur le meacutetier et agrave voir de

plus pregraves comment silence et bruit se comportent sur les terres du massif comptable

Toutes ne seront toutefois pas abordeacutees ici Nous traiterons celle qui concerne le caractegravere

intrinsegravequement mixte (massif comptable) de bruit et celle qui pose le problegraveme de

lrsquoidentification de la massiviteacute de silence Celle qui se rapporte agrave lrsquoapparition du deacuteterminant

un en cas drsquoexpansion de silence ne sera pas prise en compte ici parce que nous lrsquoavons deacutejagrave

8

traiteacutee en partie ailleurs (Kleiber 2014 b) en eacutetudiant le comportement des noms de

proprieacuteteacutes modifieacutes

Nous commencerons par le premier problegraveme celui qui a trait agrave la double nature de

bruit agrave la fois intrinsegravequement massif et comptable face au mono-statut massif de silence

Comment bruit peut-il ecirctre agrave la fois massif et comptable

3 Bruit massif et bruits comptables

Si lrsquoon peut entendre du bruit comme des bruits sans supposer une opeacuteration de

transfert de lrsquoun agrave lrsquoautre crsquoest parce que la massiviteacute et la comptabiliteacute sont lieacutees au nom

bruit de maniegravere inheacuterente comme elles le sont agrave un nom tel que pain (cf Jrsquoai acheteacute du pain

versus Jrsquoai acheteacute un pain) Ce double statut intrinsegraveque du nom bruit agrave la fois comptable et

massif nrsquoest toutefois pas le mecircme que celui du nom pain

Avec pain la massiviteacute (du pain) et la comptabiliteacute (un pain) srsquoopposent sur le mecircme

niveau celui du formatage de leurs occurrences Lrsquoemploi du massif dans Jrsquoai acheteacute du pain

par exemple renvoie agrave une occurrence de pain qui nrsquoa pas de limites ou de bornes

intrinsegraveques crsquoest la situation drsquooccurrence7 (cf jrsquoai acheteacute hellip) qui en limitant la quantiteacute de

pain creacutee en mecircme temps lrsquooccurrence de pain Un pain par contre renvoie agrave une

occurrence de pain preacutesenteacutee comme ayant des limites inheacuterentes crsquoest-agrave-dire preacutesenteacutee

comme deacutejagrave constitueacutee ou conditionneacutee en occurrence indeacutependamment de la situation dans

laquelle elle se manifeste Ce nrsquoest pas le fait drsquoacheter un pain qui laquo forme raquo lrsquooccurrence de

pain acheteacutee Crsquoest ce formatage intrinsegraveque qui permet de compter combien de pains il y a

dans une situation drsquooccurrence (dans lrsquoexemple citeacute combien de pains jrsquoai acheteacutes) On voit

ainsi qursquoavec du pain un pain on ne change pas de niveau lorsqursquoon passe du massif au

comptable On reste dans les deux cas au niveau du formatage des occurrences avec un pain

le formatage est preacuteconstitueacute mdashce nrsquoest que le nombre drsquouniteacutes de pains que deacutelimite la

situation drsquooccurrencemdash alors qursquoavec du pain il nrsquoy a pas de tel preacuteconditionnement

occurrentiel crsquoest la situation drsquooccurrence elle-mecircme qui en limitant la quantiteacute de pain

porte agrave lrsquoexistence une occurrence massive de pain8

Avec du bruit des bruits il nrsquoen va plus de mecircme Le massif du bruit marque

lrsquoabsence de deacutelimitation pour lrsquointensiteacute de lrsquooccurrence de bruit Qursquoil srsquoagit bien de la

dimension lsquointensiteacutersquo est prouveacute par lrsquointerpreacutetation des SN beaucoup de bruit peu de bruit et

un peu de bruit

7 Pour plus de deacutetails sur les notions drsquooccurrence et de situation drsquooccurrence voir Kleiber (2011 a et b 2012 a 2013 a 2014 c et d et 2015) 8 Preacutecisons que si elle creacutee par la limitation quantitative apporteacutee lrsquooccurrence drsquoun nom concret massif la situation drsquooccurrence ne deacutelimite pas elle-mecircme les bornes preacutecises et donc la forme exacte que preacutesente lrsquooccurrence celle-ci peut ecirctre tregraves variable (cf une tranche de pain une mie de pain un morceau de pain etc) et peut ecirctre discontinue crsquoest-agrave-dire constitueacutee de laquo parties raquo seacutepareacutees (du pain dans jrsquoai acheteacute du pain peut renvoyer agrave une baguette + deux miches + un demi-pain long etc)

9

Il y avait beaucoup de peu de un peu de bruit dans la salle

Si le comptable un bruit des bruits plusieurs bruits srsquoopposait sur la mecircme dimension de

lrsquointensiteacute agrave du bruit massif il devrait marquer une deacutetermination du degreacute drsquointensiteacute laisseacute

non deacutetermineacute par le massif du bruit Ce nrsquoest eacutevidemment pas cela qui est mis en jeu par des

SN tels que un bruit des bruits plusieurs bruits etc Ce qui se trouve compteacute ce nrsquoest pas le

nombre de degreacutes drsquointensiteacute sonore drsquoun bruit mais le nombre de varieacuteteacutes ou de sortes de

bruits Il srsquoagit donc drsquoune comptabiliteacute qualitative qui repose sur lrsquoexistence de types de

bruits qui peuvent se manifester dans une situation drsquooccurrence On retrouve semblable

comptabiliteacute avec drsquoautres noms soit sans transfert crsquoest-agrave-dire intrinsegravequement comme

avec sentiment odeur couleur etc soit avec transfert mdash on fait intervenir alors le trieur

universel de Bunt (1985) (cf Jrsquoai goucircteacute trois vins = lsquojrsquoai goucircteacute trois types de vinsrsquo) Bruit

comptable relegraveve du premier type il renvoie intrinsegravequement agrave une reacutepartition en sous-

cateacutegories de bruits ce qui donne lieu agrave une opposition massif comptable tout agrave fait

particuliegravere puisque comme nous venons de le voir elle ne srsquoeffectue pas sur la mecircme

dimension comme pour pain Le massif est pertinent au niveau de lrsquointensiteacute la comptabiliteacute

lrsquoest au niveau de la division en sous-espegraveces de bruits La comptabiliteacute de bruit nrsquoexclut ainsi

pas sa massiviteacute puisque celle-ci est drsquoun ordre diffeacuterent si jrsquoentends des bruits ils peuvent

ecirctre forts faibles etc Srsquoils sont borneacutes qualitativement ils ne le sont pas du point de vue de

lrsquointensiteacute La question que soulegraveve le double statut de bruit est donc reacutegleacute mais cette

solution srsquoaccompagne drsquoun reacutesultat suppleacutementaire la mise en eacutevidence drsquoun cas de figure

sur laquelle la litteacuterature consacreacutee agrave lrsquoopposition massif comptable ne srsquoest guegravere pencheacutee

celui de lrsquoexistence de noms qui sont de maniegravere inheacuterente comptables et massifs mais sur

des plans diffeacuterents

4 Pourquoi silence nrsquoest pas comptable comme bruit

Reste agrave expliquer pourquoi silence bien qursquoantonyme de bruit ne preacutesente pas cette

ambivalence qui caracteacuterise bruit Pourquoi silence ne connaicirct-il pas une comptabiliteacute9

varieacutetale semblable agrave celle de bruit La raison en reacuteside dans lrsquoasymeacutetrie qui caracteacuterise la

relation bruit ndash silence Bruit suppose une perception auditive qui donne lieu agrave une possible

distinction des stimuli sonores perccedilus Bruit implique donc lrsquoexistence de sous-cateacutegories ou

varieacuteteacutes de bruits Son sens mecircme tout comme celui drsquoodeur (Kleiber 2011 b 2012 b 2013

b et c)10 comme en teacutemoignent drsquoune part lrsquoexistence drsquoun grand nombre drsquohyponymes

crsquoest-agrave-dire celle de veacuteritables noms de bruits et drsquoautre part celle de la construction bruit +

9 Rappelons qursquoavec le sens de lsquone pas parlerrsquo il peut ecirctre comptable mais non pour compter des types de silence mais des moments ou intervalles de silence 10 Odeur se diffeacuterencie de bruit en ce qursquoil nrsquoa quasiment pas drsquohyponymes crsquoest-agrave-dire des noms drsquoodeurs

10

de + N (agrave N non deacutetermineacute) qui sert agrave identifier le type de bruit eacutemis comme du cocircteacute des

odeurs le syntagme odeur de N permet drsquoidentifier lrsquoodeur ressentie11

Il nrsquoen va eacutevidemment pas ainsi pour silence Comme il marque fondamentalement

lrsquoabsence de perception auditive il nrsquooffre pas matiegravere agrave distinction auditive comme le fait

bruit Partant il ne peut avoir cette comptabiliteacute de sous-cateacutegories intrinsegravequement

attacheacutee agrave bruit De lagrave provient lrsquoabsence drsquohyponymes de silence similaires aux hyponymes

de bruit il nrsquoy a ainsi pas de noms de silence comme il y a des noms de bruits12 Et il nrsquoy a

pas non plus de constructions cateacutegorisantes N1 de N213 qui seraient identificatrices drsquoun

type de silence comme il y en a pour bruit (et pour odeur)

Un silence de voiture

Un bruit de voiture (qui deacutemarre qui freine deacuterape)

Une odeur de rose

Conseacutequence de cette absence de sous-cateacutegories de silence la difficulteacute de se combiner

avec des indicateurs comme une sorte de

Il y a diffeacuterentes sortes de silence

Il y a diffeacuterentes sortes de bruits

et celle drsquoavoir face agrave un syntagme binominal en de comportant bruit au pluriel un syntagme

eacutequivalent comportant silence

Les bruits de la forecirct

Les silences de la forecirct14

Le silence de la forecirct

Crsquoest pour la mecircme raison qursquoil est impossible de srsquointerroger sur le laquo type raquo la laquo varieacuteteacute raquo ou

encore la laquo nature raquo du silence comme on peut le faire agrave propos du bruit Face agrave quel bruit

lrsquointerrogation quel silence en interpreacutetation taxinomique ne semble ainsi guegravere

approprieacutee

Quel bruit (= quel type de bruit)

Quel silence (= quel type de silence)

11 Pour les odeurs nous avons appeleacute ce type de construction construction de cateacutegorisation des odeurs (CCO) (Kleiber 2013 b et c) 12 Le Petit Robert donne toute une seacuterie de laquo mots deacutesignant des bruits raquo bourdonnement brouhaha bruissement chuintement clapotis claquement cliquetis craquement creacutepitement etc 13 On a bien des SN binominaux comme un silence de mort ou un silence de catheacutedrale mais il ne srsquoagit pas de veacuteritables sous-cateacutegories de silence mais drsquoemplois intensifs (voir ci-dessous) un silence de mort signifie que rien ne bouge et ne fait donc de bruit comme si tout eacutetait mort et un silence de catheacutedrale que le silence est comme celui drsquoune catheacutedrale 14 Uniquement deacuteviant en interpreacutetation prototypique (Bartning 1992 et 1996) crsquoest-agrave-dire en interpreacutetation micro-structurelle ougrave le SN binominal N1 de N2 srsquointerpregravete agrave partir des seuls traits inheacuterents de N1 et de N2 En interpreacutetation macro-structurelle ou pragmatique ou encore discursive selon les termes de Bartning le pluriel est bien entendu possible puisqursquoil peut alors ecirctre justifieacute par des informations exteacuterieures

11

Se reacutevegravelent aussi incongrues des interrogations similaires portant sur la laquo nature raquo du

silence Crsquoest quoi comme silence

Crsquoest quoi comme bruit

Crsquoest un silence de quoi

Crsquoest un bruit de quoi

Quel est ce silence 15

Quel est ce bruit

Le constat qursquoil nrsquoy a pas de construction de cateacutegorisation N1 de N2 semblable agrave celle

que connaissent les bruits et les odeurs deacutebouche sur la mise en relief drsquoune autre

caracteacuteristique de silence par rapport agrave bruit Dans les constructions un bruit de voiture (qui

deacutemarre) et une odeur de rose lrsquoeacuteleacutement reacutegi par la preacuteposition nrsquoest un speacutecificateur

cateacutegoriel que parce qursquoil passe ou peut passer pour ecirctre la source drsquoun bruit ou drsquoune odeur

caracteacuteristique

Une voiture qui deacutemarre a un bruit caracteacuteristique

Les roses ont une odeur caracteacuteristique

Il faudrait preacuteciser les contraintes qui pegravesent sur ces constructions de cateacutegorisation et

insister sur la distinction mdash habituellement neacutegligeacutee mdash qursquoil y a agrave faire entre source

geacuteneacuterique et source effective du bruit particulier ou de lrsquoodeur particuliegravere perccedilus (voir

Kleiber 2012 b 2013 b et c et Kleiber et Vuillaume 20011) Mais nous ne nous

deacutevelopperons pas ici cet aspect des choses Ce qui nous retiendra par contre crsquoest le fait

que lrsquoimpossibiliteacute pour silence de srsquointeacutegrer dans de telles constructions de cateacutegorisation

non seulement montre qursquoil nrsquoy a pas de sous-cateacutegories de silence mais met en eacutevidence

une autre asymeacutetrie entre bruit et silence contrairement aux bruits (et aux odeurs) le

silence nrsquoa pas de source Alors qursquoil y a toujours quelque chose ou quelqursquoun qui fait du bruit

il nrsquoy a pas quelqursquoun ou quelque chose qui laquo fait raquo silence16 Ceci signifie que bruit mais non

silence renvoie agrave un pheacutenomegravene seacutemiotiquement indexical Semblable agrave la fumeacutee qui est un

indice de lrsquoexistence drsquoun feu qui en est la cause ou au tonnerre qui indique qursquoil y a eu un

eacuteclair ou encore agrave une odeur qui signale lrsquoexistence de quelque chose qui laquo sent raquo le bruit ou

les bruits sont des indices ou encore des symptocircmes de ce qursquoil y a quelqursquoun ou quelque

chose qui fait (volontairement ou involontairement) des mouvements qui font naicirctre le ou

les bruits

Trois points sont agrave preacuteciser pour eacuteviter tout malentendu Premiegraverement la laquo cause raquo du

bruit ou des bruits nrsquoest pas la chose ou la personne qui fait du bruit mais crsquoest le laquo faire raquo de

la chose ou de la personne crsquoest-agrave-dire ce que nous appelons par commoditeacute le mouvement

que fait X qui est agrave lrsquoorigine du ou des bruits Crsquoest la raison pour laquelle dans la

15 Possible avec lrsquointerpreacutetation que signifie ce silence 16 Preacutecisons deux choses il ne srsquoagit ni du sens de silence = laquo se taire raquo ni bien entendu de lrsquoexpression X faire silence (ougrave quelqursquoun obtient que drsquoautres cesses de faire du bruit ou de parler)

12

construction de cateacutegorisation un bruit de N il faut preacuteciser bien souvent par un preacutedicat

modificateur de N quel est le laquo mouvement raquo en question opeacutereacute par N Un N qui ne laquo bouge raquo

pas nrsquoa normalement pas de bruit Ainsi

Un bruit de voiture

suppose au moins que le moteur est en marche Une voiture au repos au garage ne fait

eacutevidemment pas de bruit Et si lrsquoon entend preacuteciser le type de bruit selon le type de

laquo mouvement raquo effectueacute il faut expliciter le mouvement en question (cf ci-dessus une voiture

qui deacuterape freine etc) Si diffeacuterents bruits sont possibles pour un mecircme laquo auteur raquo il est

souvent neacutecessaire de preacuteciser quel est le mouvement responsable du bruit en question la

mention seule de lrsquoauteur srsquoaveacuterant insuffisante Ainsi a-t-on difficilement

Un bruit drsquoeau17

mais plus facilement des SN avec des expansions qui parce qursquoils lient laquo mouvement raquo et

bruit produits apportent la speacutecification exigeacutee

Un bruit drsquoeau qui clapote qui ruisselle goutte

Le deuxiegraveme point est qursquoil nrsquoest pas neacutecessaire de voir quel le mouvement de X auquel

est rattacheacute indexicalement le bruit perccedilu La notion seacutemiotique drsquoindex srsquoapplique

preacuteciseacutement aux cas ougrave lrsquoobjet qui est signifieacute indexicalement par le signe indexical nrsquoest pas

immeacutediatement perceptible18 dans les cas donc ougrave lrsquoindex ou symptocircme reacutevegravele une entiteacute

(ou un pheacutenomegravene) cacheacute non directement accessible comme lrsquoillustre clairement le

pheacutenomegravene de la fiegravevre qui est le symptocircme drsquoun eacutetat non normal19 Le point important est

qursquoune telle relation autorise le deacutetachement du bruit par rapport agrave sa source on peut

percevoir le bruit deacutetacheacute de la source (mouvement de X) qui lrsquoa produit Avec le silence

nulle deacutependance ontologique et nul deacutetachement par rapport agrave une source

Troisiegraveme et dernier point le fait que bruit renvoie agrave un pheacutenomegravene indexical ne

signifie pas que bruit est lui-mecircme indexical Bruit est semblable en cela agrave fumeacutee tonnerre ou

odeur mecircme srsquoil deacutenote un pheacutenomegravene indexical il nrsquoest seacutemantiquement pas un signe

linguistique indexical Comme les noms fumeacutee tonnerre et odeur il a un sens symbolique

mais qui renvoie agrave une entiteacute agrave savoir le bruit qui lui est une entiteacute indexicale en ce qursquoil est

produit par un mouvement fait par un X Lagrave on le voit bruit retrouve son compegravere silence

qui bien entendu est aussi un signe symbolique et non indexical

5 Quelle est la massiviteacute de silence

La deuxiegraveme difficulteacute que nous avons releveacutee ci-dessus a trait agrave la deacutetermination de la

massiviteacute de silence Geacuteneacuteralement on ne srsquoarrecircte guegravere sur ce problegraveme parce que les noms

17 A noter qursquoon a fort bien le SN Le bruit de lrsquoeau ce qui met en relief le rocircle que jouent les constructions de cateacutegorisation du type N1 de N2 18 Voir ici les interjections et lrsquoexclamation en geacuteneacuteral qui sont le signe indexical drsquoune eacutemotion qursquoon ne perccediloit pas directement (Kleiber 2006) 19 Voir aussi le tonnerre ougrave bien souvent on nrsquoa pas perccedilu lrsquoeacuteclair qui le preacutecegravede

13

qui servent drsquoillustration agrave lrsquoopposition massif comptable sont des noms concrets mateacuteriels

(cf sable eau vin vs chien veacutelo arbre etc) qui en tant que tels donnent lieu agrave une massiviteacute

ou comptabiliteacute qui est transparente si sable est massif alors que chien est comptable crsquoest

parce qursquoune occurrence de sable nrsquoa pas de forme intrinsegraveque tandis qursquoune occurrence de

chien en a une Avec des noms non concrets dans le sens de laquo non mateacuteriels raquo les choses ne

sont pas aussi simples lrsquoabsence de substance rendant les choses un peu plus deacutelicates Nous

avons vu que pour bruit la massiviteacute reacutesidait dans lrsquoabsence de limites pour lrsquointensiteacute

sonore On srsquoattendrait donc agrave ce qursquoil en aille de mecircme pour son antonyme silence eacutetant

donneacute qursquoil se place dans le champ de la perception auditive Mais lagrave encore il nrsquoen va pas

tout agrave fait ainsi

La situation est il faut bien le reconnaicirctre complexe La raison en est la quasi-absence

de dimensions intrinsegraveques de silence Contrairement agrave bruit auquel srsquoattache lrsquoeacuteventail des

dimensions qui srsquoattachent aux sons et qui permettent de les distinguer silence ne reacutepond

pas agrave de semblables distinctions qualitatives puisqursquoil repreacutesente lrsquoabsence de bruit et donc

aussi lrsquoabsence de ces dimensions distinctives

Lrsquohypothegravese de lrsquointensiteacute peut malgreacute tout ecirctre envisageacutee Le fait que silence soit

lrsquoantonyme de bruit peut en effet inciter agrave attribuer eacutegalement agrave silence une indeacutetermination

drsquointensiteacute Contribuent agrave cette ideacutee lrsquoexistence de qualificatifs laquo intensifs raquo comme un silence

absolu complet total qui servent agrave exprimer qursquoil nrsquoy a pas de bruit du tout et lrsquoemploi de un

peu de silence pour signifier lsquoun peu moins de bruitrsquo Mais cela nrsquoest pas suffisant pour

assigner agrave silence une massiviteacute drsquointensiteacute On notera en premier lieu que un peu de silence

peut agrave cocircteacute de lsquoun peu moins de bruitrsquo aussi signifier lsquoun (court) moment de silencersquo mdash nous

y reviendrons ci-dessous mdash ce qui tire alors la massiviteacute du cocircteacute temporel En deuxiegraveme lieu

on soulignera que un silence absolu complet total et un peu de silence (dans le sens

drsquointensiteacute) reacutepondent en fait agrave un modegravele de quantification fondeacute sur celui de bruit

un silence absolu complet total = lsquoil nrsquoy a pas de bruit du toutrsquo

un peu de silence = lsquoun peu moins de bruitrsquo

Fait significatif la deacutetermination de silence par beaucoup de est tregraves rare alors qursquoelle est

tregraves freacutequente avec bruit Il en va de mecircme pour lrsquoexclamatif que de N qui nrsquoest possible

qursquoavec bruit

Que de silence

Que de bruit

alors que lrsquoexclamatif qualitatif Quel N convient aux deux

Quel silence

Quel bruit 20

20 Ce qui tend agrave montrer que Que de N et Quel N ne se confondent pas totalement lorsqursquoil srsquoagit de noms non concrets

14

Ces trois observations fragilisent lrsquohypothegravese drsquoune massiviteacute par la non saturation de

lrsquointensiteacute Celle-ci est rendue drsquoautant plus difficile que la notion de silence en tant

qursquoabsence de bruit est a priori eacuteloigneacutee de toute gradation srsquoil y a du bruit il nrsquoy a pas de

silence et srsquoil y a du silence il nrsquoy a pas de bruit On comprend du coup que lorsque le haut

degreacute srsquoinstalle avec lrsquoemploi des intensifs absolu complet et total (cf supra) crsquoest par

lrsquointermeacutediaire du gradatif bruit srsquoil ne peut y avoir theacuteoriquement plus ou moins de silence

il peut y avoir par contre plus ou moins de bruit et donc pas de bruit du tout crsquoest-agrave-dire un

silence absolu ou total Ce nrsquoest pas pour autant que silence est un nom massif agrave intensiteacute

indeacutetermineacutee

La piste temporelle eacutevoqueacutee ci-dessus semble en effet beaucoup plus pertinente elle

conduit agrave interpreacuteter la massiviteacute de silence comme une indeacutetermination de la dureacutee et agrave

postuler donc le temps comme eacutetant la dimension sur laquelle elle coulisse Crsquoest dire que du

silence reacutepond agrave une dureacutee indeacutetermineacutee de silence

Ce qui explique le caractegravere temporel de la massiviteacute de silence reacuteside dans la relation

asymeacutetrique qursquoil entretient avec bruit crsquoest le silence qui se trouve interrompu ou briseacute par

le bruit ou les bruits et non lrsquoinverse crsquoest-agrave-dire ce nrsquoest pas le bruit qui se trouve

appreacutehendeacute comme eacutetant briseacute ou coupeacute par le silence Le silence est en effet consideacutereacute

comme un eacutetat qui dure tant qursquoil nrsquoy a pas de bruit alors que le ou les bruits ne sont pas

appreacutehendeacutes comme eacutetant des dureacutees sonores que vient couper le silence21 La dureacutee est

ainsi une dimension basique du silence dimension sans laquelle il nrsquoexisterait pas et qui ne

se trouve pas intrinsegravequement borneacutee Il nrsquoy a en effet pas drsquointervalle de silence preacuteformateacute

crsquoest-agrave-dire drsquouniteacutes de silence conccedilues comme borneacutees a priori puisque seul le bruit ou les

bruits viennent briser de maniegravere contingente le silence et peuvent ainsi former des

intervalles espaces ou laquo morceaux raquo de silence eacutegalement contingents crsquoest-agrave-dire non

preacuteconstruits mais deacutelimiteacutes par la situation drsquooccurrence22

On rappellera drsquoabord en faveur de notre analyse que lrsquointerpreacutetation de un peu de

silence nrsquoest pas forceacutement intensive mais peut correspondre agrave lsquoun [court] moment de

silencersquo23 Comme un peu de est un reacuteveacutelateur du massif (Hilgert 2014) cette interpreacutetation

de un peu de silence est un argument non neacutegligeable pour reconnaicirctre agrave silence une

massiviteacute de nature temporelle Mais il y a un argument qui est beaucoup plus fort crsquoest celui

que constitue le type de substantifs quantificateurs (Benninger 1999) que peut prendre

silence pour apparaicirctre sous lrsquohabit drsquouniteacute Ces substantifs lorsqursquoils srsquoappliquent aux noms

21 Sauf bien entendu dans le sens de silence = lsquone pas parlerrsquo ougrave les silences viennent interrompre non pas le ou les bruits mais le cours de la chaicircne parleacutee 22 On soulignera une nouvelle fois que crsquoest juste le contraire avec lrsquoemploi de silence dans le sens de lsquone pas parlerrsquo emploi ougrave le silence peut srsquoinstaller comme le bruit le fait dans le silence dans la chaicircne discursive et donner ainsi lieu agrave des uniteacutes preacuteconstitueacutees de silence pouvant donc ecirctre compteacutees Dabs ce cas ce nrsquoest pas la parole qui rompt le silence mais le silence qui interrompt la parole 23 Il peut sans doute aussi correspondre agrave une interpreacutetation mecirclant les deux sens

15

massifs24 ont pour rocircle de borner les entiteacutes massives (Van de Velde 1995 et Benninger

1999) en speacutecifiant ou la forme (une goutte drsquoeau) ou la laquo quantiteacute raquo de lrsquooccurrence massive

agrave laquelle on les applique soit directement par un nom de mesure (un litre drsquoeau) soit

indirectement (un verre drsquoeau) Ils permettent donc mdash et crsquoest lagrave ce qui les rend preacutecieux mdash

de reacuteveacuteler par leur sens propre en quoi consiste la massiviteacute de lrsquoentiteacute massive agrave laquelle ils

srsquoappliquent Pour silence il srsquoagit de substantifs temporels qui parce qursquoils apportent des

bornes agrave la dureacutee de lrsquooccurrence de silence mettent en eacutevidence que la dimension massive

de silence qui se trouve borneacutee est bien celle du temps On aura ainsi un moment de silence ou

avec des noms de mesure de temps une minute une heure de silence Le point important est

que bruit mecircme srsquoil srsquoinscrit dans le temps accepte difficilement ce type de substantif

quantificateur La quantification temporelle preacutecise par une minute une heure ne lui est

certes pas inconnue mais elle est beaucoup moins naturelle qursquoavec silence comme le

montre lrsquoopposition entre les eacutenonceacutes suivants

Jrsquoaime les heures de silence qursquooffre la nuit

Je deacuteteste les heures de bruit que nous reacuteserve la grande ville

et bien souvent construite sur le modegravele de silence comme une minute de bruit que lrsquoon voit

apparaicirctre ccedilagrave et lagrave dans des manifestations en eacutecho ludique et contestataire agrave la

traditionnelle et commeacutemorative minute de silence On notera surtout en faveur de notre

hypothegravese que bruit ne paraicirct pas srsquoaccommoder de un moment de A la place de

() Il y eut un moment de bruit

crsquoest plutocirct le syntagme preacutepositionnel pendant un moment que lrsquoon trouve

Il y eut du bruit pendant un moment

ce qui tend agrave montrer drsquoune autre maniegravere que la massiviteacute de bruit nrsquoest pas drsquoordre

temporel comme celle de silence et ce qui ouvre en mecircme temps un autre deacutebat celui du

placement de bruit parmi les noms drsquoeacuteveacutenement25 avec comme conseacutequence une opposition

drsquoordre aspect lexical agrave un silence qui eacutevoluerait plutocirct dans la classe des noms drsquoeacutetats Cette

opposition bruit-nom drsquoeacuteveacutenement vs silence-nom drsquoeacutetat est-elle fondeacutee On trouvera chez

Kokochkina (2012) agrave propos du mot russe tišina (silence) une vue diffeacuterente originale

parce que lrsquoauteur considegravere que silence est eacutegalement aussi paradoxal que cela puisse

paraicirctre un nom drsquoeacuteveacutenement laquo (hellip) dans la langue le silence est vu comme un eacuteveacutenement

sonore et se rapporte agrave ce titre agrave ce qui est consideacutereacute intuitivement comme eacutetant une

sensation sonore raquo (Kokochkina 2012 323) Qursquoen est-il exactement pour le franccedilais Crsquoest

lagrave un deacutebat que nous ne poursuivrons pas aujourdrsquohui car le moment est venu de conclure

24 Ils peuvent aussi srsquoappliquer agrave des noms comptables (cf une flopeacutee de voitures un tas de voitures rouilleacutees etc) 25 Voir Gross et Kiefer (1995) Buvet et Blanco (2000) Vivegraves (2000) Dupuy-Engelhardt (2002) Gross (2012) etc

16

Pour conclure

En mecircme temps qursquoelle nous a permis drsquoapporter de nouvelles connaissances sur

lrsquoopposition massif comptable elle-mecircme surtout sur la variation des dimensions

responsables du trait massif ou comptable notre enquecircte a mis au clair plusieurs points

eacutenigmatiques de la seacutemantique de silence et de bruit en relation avec lrsquoopposition massif

comptable le statut double (massif comptable) inheacuterent de bruit la monovalence massive

de silence-lsquoabsence de bruitrsquo et la diffeacuterence de massiviteacute entre silence et bruit A plusieurs

endroits nous avons eacuteteacute ameneacute agrave sortir du cadre de notre analyse et agrave planter des questions-

balises pour de futures peacutereacutegrinations Avis donc aux amateurs de silence et de bruit(s) hellip

Bibliographie

1) Bartning I 1992 laquo La preacuteposition de et les interpreacutetations possibles du SN complexe

Essai drsquoapproche cognitive raquo Lexique 11 pp 163-191

2) Bartning I 1996 laquo Eleacutements pour une typologie des SN complexes en de en

franccedilais raquo Langue franccedilaise 109 pp 29-43

3) Benninger C 1999 De la quantiteacute aux substantifs quantificateurs Paris Klincksieck

4) Bunt HC 1985 Mass Terms and Model-Theoretic Semantics Cambridge Cambridge

University Press

5) Buvet P-A Blanco X 2000 laquo De lrsquoanalyse syntactico-seacutemantique du lexique agrave la

traduction automatique raquo BULAG 25 pp 69-87

6) Dupuy-Engelhardt H 2002 laquo Lrsquoidentiteacute cateacutegorielle du lexique allemand et franccedilais

de lrsquoaudible raquo in Dupuy-Engelhardt H et Montibus M-J (eacuteds) Parties du discours

seacutemantique perception cognition - Le domaine de lrsquoaudible Actes drsquoEUROSEM 2000

Reims Presses Universitaires de Reims 89-119 pp 11-34

7) Fasciolo M Lammert M 2014 laquo Connaissance directe et typologie nominale

comment les noms de couleurs et de bruits sont-ils deacutefinis raquo Travaux de linguistique

69 pp 91-109

8) Gross G 2012 Manuel drsquoanalyse linguistique Villeneuve drsquoAscq Presses

Universitaires du Septentrion

9) Gross G Kiefer F 1995 laquo La structure eacuteveacutenemetielle des substantifs raquo Folia

Linguistica 29 1 2 pp 43-65

10) Hilgert E 2014 laquo Un reacuteveacutelateur de massiviteacute lrsquoeacutenigmatique un peu de raquo Langue

Franccedilaise 183 pp 101-116

11) Kleiber G 2006 laquo Sur la seacutemiotique de lrsquointerjection raquo Langages 161 pp 9-23

12) Kleiber G 2010 laquo En quecircte de Enquecircte sur silence raquo in Gornikiewicz J Grzmil-

Tylutki H et Piechnik I (eacuteds) En quecircte de sens Etudes deacutedieacutees agrave Marcela

Swiatkowska Wydawnictwo Uniwersytetu Jagellonskiego Krakow pp 276-285

17

13) Kleiber G 2011 a laquo Types de noms le problegraveme des occurrences raquo Cahiers de

lexicologie 99 2 pp 49-69

14) Kleiber G 2011 b laquo Odeurs problegravemes drsquooccurrence raquo in Corminboeuf G et

Beacuteguelin M-J (eacuteds) Du systegraveme linguistique aux actions langagiegraveres Meacutelanges en

lrsquohonneur drsquoAlain Berrendonner Bruxelles De Boeck pp 301-313

15) Kleiber G 2012 a laquo Occurrences massives et occurrences comptables quelques

observations raquo in Dutka-Mankowska A Kieliszczyk A et Pilecka E (eacuteds)

Grammaticis Unitis Meacutelanges offerts agrave Bohdan Krzysztof Bogacki Varsovie

Wydawnictwa Uniwerssytetu Warszawskiego pp 199-207

16) Kleiber G 2012 b laquo De la deacutenomination agrave la deacutesignation le paradoxe ontologico-

deacutenominatif des odeurs raquo Langue Franccedilaise 174 pp 46-58

17) Kleiber G 2013 a laquo Lrsquoopposition Nom comptable Nom massif et la notion

drsquooccurrence raquo Cahiers de lexicologie 103 2 pp 85-106

18) Kleiber G 2013 b laquo Constructions laquo olfactives raquo le cas de [Deacutet] odeur + de + N2 raquo

Cahiers de lexicologie 102 1 pp 151-168

19) Kleiber G 2013 c laquo Y a-t-il des noms drsquoodeurs raquo in Casanova Herrero E et Calvo

Rigual C (eds) Actes del 26e Congreacutes de Linguumliacutestica i Filologia Romagraveniques (Valegravencia

6-11 de setembre de 2010) Berlin Walter de Gruyter Vol 3 pp 223-234

20) Kleiber G (eacuted) 2014 a Les noms agrave la croiseacutee du massif et du comptable Langue

Franccedilaise ndeg183

21) Kleiber G 2014 b laquo Massif comptable et noms de proprieacuteteacutes raquo Langue Franccedilaise

183 pp 71-86

22) Kleiber G 2014 c laquo Lorsque lrsquoopposition massif comptable rencontre les noms

superordonneacutes raquo Travaux de linguistique 69 pp 11-34

23) Kleiber G 2014 d laquo Cocircteacute comptable cocircteacute massif remarques sur les noms

superordonneacutes raquo in Cozma Ana-Maria Bellachhab Abdelhadi et Pescheux Marion

(eacuteds) Du sens agrave la signification De la signification aux sens Bruxelles Peter Lang pp

31-45

24) Kleiber G et Azzouzi A 2011 laquo La seacutemantique de silence ne se fait pas sans hellip bruit raquo

LrsquoInformation Grammaticale ndeg 128 pp 16-22

25) Kleiber G 2015 laquo Occurrences et noms raquo Langue franccedilaise 185 pp 113-125

26) Kleiber G et Vuillaume M 2011 laquo Seacutemantique des odeurs raquo Langages 181 pp 17-

36

27) Kokochkina I 2012 laquo Le paradoxe du silence russe raquo in Frath P Bourdier V

Breacutehaux K Hilgert E Dunphy-Blomfield J (eacuteds) Res per Nomen III Reacutefeacuterence

conscience et sujet eacutenonciateur Reims EPURE pp 313-325

28) MelrsquoCuk I et Polguegravere A 2007 Le lexique actif du franccedilais Bruxelles De Boeck

18

29) Van de Velde D 1995 Le spectre nominal Des noms de matiegravere aux noms

drsquoabstraction Paris-Louvain Editions Peeters

30) Vivegraves R 2000 laquo Quelques remarques agrave propos des preacutedicats de ltbruitgt 2000 in

Buvet P-A Colas-Matthieu M et Lepesant D (eacuteds) Lexique Syntaxe et Seacutemantique

Meacutelanges offerts agrave Gaston Gross agrave loccasion de son 60e anniversaire Numeacutero Hors

Seacuterie BULAG (Centre Tesniegravere Besanccedilon) pp 71-79

19

De la perception auditive au mot fonctionnement des verbes de bruit

associeacutes aux animaux dans les langues slaves

Irina KOR CHAHINE (Universiteacute Nice Sophia Antipolis BCL)

Tanja MILOSAVLJEVIC (Universiteacute Nice Sophia Antipolis BCL)

Paulina STOKOSA (Aix-Marseille Universiteacute ECHANGES)

0 Preacuteambule

Nous voudrions commencer cet article en relevant un fait reacutecent qui a provoqueacute un

gros scandale au Royaume-Uni Fin septembre 2014 dans une conversation priveacutee le

Premier ministre britannique David Cameron dit en parlant de la reine Elizabeth II qursquoelle

laquo purred with satisfaction raquo (laquo ronronnait de satisfaction raquo) en apprenant les reacutesultats du

referendum sur lrsquoindeacutependance de lrsquoEcosse26 Pourquoi ce commentaire avait-il susciteacute une

poleacutemique En fait le verbe purr en anglais est directement associeacute au ronronnement du

chat et la reine en raison de son statut ne peut pas laquo ronronner raquo Dans drsquoautres

circonstances ce verbe pouvait tregraves bien srsquoemployer pour deacutecrire une reacuteaction positive que

nrsquoimporte qui pourrait avoir dans une conversation priveacutee Mais dans ce cas preacutecis lorsqursquoon

applique ce verbe agrave la reine lrsquoassociation agrave un animal ne peut qursquoavoir un effet deacutepreacuteciatif

Le preacutesent article portera preacuteciseacutement sur ce type de verbes qui dans leurs emplois

premiers deacutesignent les cris et les bruits eacutemis par les repreacutesentants du monde animal au sens

large et qui dans leurs emplois secondaires srsquoappliquent eacutegalement aux humains ou encore

aux objets et aux eacuteleacutements de la nature Faute de place nous ne parlerons que du cas des

humains

Pour rester dans la theacutematique des communications consacreacutees agrave la perception nous

prendrons surtout en compte la relation qui existe entre notre perception du monde animal

et la lexicalisation des cris et bruits eacutemis par les animaux et nous parlerons des onomatopeacutees

et des verbes associeacutes aux animaux dans les trois langues slaves ndash le russe le polonais et le

serbe Une eacutetude approfondie de cette classe de verbes permet de mettre en eacutevidence drsquoune

part un parcours dit laquo logique raquo de la perception auditive vers le mot agrave travers sa

reproduction sonoreacoustique mais de lrsquoautre elle deacutemontre lrsquoimportance de la

perception visuelle pour la seacutemantique de ces lexegravemes

Dans cet article nous allons nous appuyer sur les donneacutees collecteacutees dans le cadre

drsquoun projet international auquel nous avons participeacute et qui avait pour objet drsquoeacutetude les

verbes de bruit associeacutes aux animaux dans les langues naturelles et les modegraveles de leur

meacutetaphorisation Ce projet a eacuteteacute meneacute conjointement avec une eacutequipe russe coordonneacutee par

EV Rakhilina Il avait pour objectif de deacutemontrer le caractegravere structureacute de ce type de lexique

26 httpwwwabcnetaunews2014-09-25 consulteacute le 28092014

20

pour appuyer une thegravese sur le bien-fondeacute de lrsquoapproche typologique du lexique Un volume

collectif drsquoarticles est actuellement en cours drsquoeacutedition aux PUP

1 Introduction

En regravegle geacuteneacuterale les espegraveces animales que nous cocirctoyons eacutemettent quasiment les

mecircmes cris ou bruits quel que soit lrsquoendroit ougrave ils vivent on peut lrsquoaffirmer pour les

animaux domestiques ou domestiqueacutes comme le chien et le chat mais aussi pour le cochon

la poule le coq le canard le cheval la vache etc Il en va de mecircme pour les animaux

sauvages comme lrsquoours le loup le tigre lrsquoeacuteleacutephanthellip les oiseaux ndash le coucou les pigeonshellip -

ou encore les batraciens ndash le serpent la grenouillehellip - et les insectes ndash le moustique la

mouche lrsquoabeille Les cris et bruits eacutemis par ces espegraveces sont universels et ne deacutependent que

de lrsquoespegravece elle-mecircme Les hommes disposant drsquoun mecircme appareil phonatoire devraient

percevoir les mecircmes cris ou bruits de la mecircme faccedilon indeacutependamment de leur lieu

drsquohabitation Or notre perception du monde animal est fortement influenceacutee par notre

culture et avant mecircme drsquoentendre le cri ou le bruit produit par tel ou tel animal lrsquoenfant

apprend agrave travers lrsquoadulte les sons conventionnels propres agrave sa langue (voir aussi Rubinstein

2005) Crsquoest ainsi que pour le cri du cochon il apprendra agrave dire oink-oink en anglais xrju-xrju

en russe chrum-chrum en polonais ou encore coui coui groin-groin et parfois grouic en

franccedilais (Enckell amp Reacutezeau 2003 41) On voit ainsi des diffeacuterences phoneacutetiques notables

entre le son perccedilu et sa lexicalisation dans les diffeacuterentes langues

Ces formes qui integravegrent le systegraveme linguistique de chaque langue repreacutesentent les

imitations sonores les onomatopeacutees Il srsquoagit de formes iconiques qui ont eacuteteacute creacuteeacutees de

maniegravere conventionnelle et intentionnelle pour repreacutesenter un bruit produit par lrsquoanimal

Assez curieusement la fideacuteliteacute avec laquelle on tente de reproduire le bruit ne garantit pas

que la forme obtenue sera bien assimileacutee par la langue Bien au contraire plus la forme se

rapproche de la description moins elle est naturelle pour la langue et moins elle est

assimileacutee par celle-ci (Reformatskij 1966 103 citeacute dans Šaronov 2008 98) Le dictionnaire

des onomatopeacutees franccedilaises cite plusieurs exemples litteacuteraires de ces formes non

conventionnelles (cf toujours agrave propos du cochon Enckell amp Reacutezeau 2003 41)

1) Sitocirct que jrsquoeacutetais dans la cour il frottait son groin contre mes jambes en faisant

Crrro crrrohellip (J Anglade Le Voleur de coloquintes 1972 49)

2) On entend la voix du porc Rrrff rrrff [hellip] ARLEQUIN Oh mon bon petit Rrrff rrrff

tu mrsquoas sauveacute la vie LE PORC Rrrff rrrff (L-E Duranty laquo La Trageacutedie drsquoArlequin raquo

Theacuteacirctre des marionnettes 1995 [1862] 73-74)

21

Les formes crrro crrro et rrrff rrrff sont difficilement compreacutehensibles en dehors du

contexte mecircme si elles semblent transmettre plus fidegravelement les sons produits par les

cochons Ce qui nous inteacuteresse ici ce sont les formes conventionnelles les onomatopeacutees

attesteacutees dans chaque langue qui renverront sans eacutequivoque agrave lrsquoanimal-eacutemetteur du son

Du point de vue de leur nature grammaticale on envisage souvent les onomatopeacutees

dans le cadre de la cateacutegorie des interjections Lrsquoune des diffeacuterences entre les deux formes

eacutetant que lrsquoonomatopeacutee sert agrave repreacutesenter un bruit laquo pur raquo accompagneacute eacuteventuellement

drsquoune ideacutee de rapiditeacute alors que lrsquointerjection srsquoemploie surtout pour transmettre les

eacutemotions eacuteprouveacutees par lrsquohomme Si cette affirmation semble juste pour les onomatopeacutees

traduisant les bruits des objets le cas des onomatopeacutees laquo animales raquo semble partager les

caracteacuteristiques seacutemantiques de chacune de ces deux classes Ainsi ces onomatopeacutees

servent bien agrave reproduire un bruit mais ce bruit sera geacuteneacuteralement caracteacuteristique drsquoun

certain eacutetat dans lequel se trouve lrsquoanimal il peut srsquoagir de la colegravere ou de la menace (chien)

de la peur (cochon) de la satisfaction (chat) etc De ce fait on peut dire que ces

onomatopeacutees traduisent eacutegalement les eacutemotions tout comme le font les interjections

Lorsque les onomatopeacutees laquo animales raquo srsquoappliquent par extension agrave lrsquohomme ce sont

drsquoailleurs ces caracteacuteristiques seacutemantiques qui remontent au premier plan Crsquoest ainsi que

dans lrsquoanecdote concernant la reine Elizabeth II le verbe purr sert surtout agrave transmettre

lrsquoideacutee de satisfaction et nullement agrave rendre par imitation le son qursquoelle ait pu eacutemettre

2 De lrsquoonomatopeacutee au verbe

Si le son produit par un animal est repreacutesenteacute par une forme onomatopeacuteique le fait

de produire ce bruit requiert geacuteneacuteralement dans les langues lrsquoemploi drsquoune construction En

regravegle geacuteneacuterale les langues ayant un systegraveme morphologique peu deacuteveloppeacute (comme par

exemple les langues drsquoAsie) se servent drsquoune construction associant lrsquoonomatopeacutee au verbe

lsquofairersquo lsquodirersquo lsquocrierrsquo Crsquoest drsquoailleurs cette mecircme construction que lrsquoon trouve dans les

langues europeacuteennes lorsqursquoon pose la question aux petits enfants que fait le chien

comment fait le chat etc Dans les langues agrave morphologie plus deacuteveloppeacutee comme les

langues slaves entrent en jeu les proceacutedeacutes deacuterivationnels qui permettent drsquointeacutegrer les

onomatopeacutees laquo animales raquo dans la langue sous forme verbale Voici quelques exemples de

ces formations

Nom de

lrsquoanimal

Onomatopeacutees et verbes associeacutes

en russe en polonais en serbe

Coq kukareku - kukarekatrsquo kukuryku ne pieć kukuriku - kukurikati

Coucou ku-ku - kukovatrsquo ku-ku - kukać

kukować ku-ku - kukati

Chegravevre bouc megraveegraveegrave - mekatrsquo meee - meczeć meee - meketati

22

Canard krja-krja - krjakatrsquo kwa-kwa - kwakać kva-kva - kvakati

Chat mjau - mjaukatrsquo miau - miauczeć mjau - mjaukati

La question de correspondance entre le bruit reproduit dans une onomatopeacutee et le

verbe qui lui est associeacute nrsquoest pas une question simple Les verbes de bruit qui sont associeacutes

agrave ces animaux peuvent prendre pour base une racine onomatopeacuteique Cette origine

onomatopeacuteique des verbes peut ecirctre transparente (ru krja-krja ndash krjakatrsquo ltcanardgt pl kwa-

kwa ndash kwakać ltcanardgt srb kva-kva ndash kvakati ltcanardgt) ou ne pas lrsquoecirctre (pl chau-chau ndash

szczekać ltchiengt ru uuu ndash vytrsquo ltloupgt srb av-av ndash lajati ltchiengt) certains animaux mecircme

si leur cri a eacuteteacute lexicaliseacute dans une onomatopeacutee ndash comme le cri de lrsquoacircne en russe qui fait ia-ia

ndash nrsquoont pas de verbe speacutecifique pour deacutesigner leur cri

Par ailleurs chaque langue utilise ses propres proceacutedeacutes deacuterivationnels pour creacuteer les

verbes Et parfois une base onomatopeacuteique se retrouve dans deux verbes diffeacuterents qui vont

laquo se speacutecialiser raquo drsquoapregraves le type de sujet que repreacutesente un eacutemetteur sonore Crsquoest le cas

notamment des couples russes šipetrsquo ndash šikatrsquo treščatrsquo ndash treskatrsquosja Formeacutes sur les

onomatopeacutees ši(p) et tr-tr les eacuteleacutements onomatopeacuteiques ši et tresk forment deux verbes le

verbe šipetrsquo srsquoapplique aux serpents tandis que le verbe šikatrsquo srsquoapplique aux humains quand

ils prononcent le son š pour demander qursquoon se taise Drsquoailleurs la forme š fait office de

symbole sonore signifiant laquo silence raquo dans drsquoautres langues cf hush en anglais par

exemple (Oswalt 1994 298) ou chut en franccedilais27

De mecircme le verbe treščatrsquo srsquoapplique surtout aux sauterelles alors que treskatrsquosja

sous sa forme pronominale est un verbe de bruit qui eacutevoque le craquement du bois sec Mais

parfois lrsquoun des verbes speacutecifiques disparaicirct au profit drsquoun autre Crsquoest ainsi que les verbes

russes piščatrsquo ndash piskatrsquo eacutetaient diffeacuterencieacutes agrave la fin du 19e s par le dictionnaire de Dahl piščatrsquo

srsquoappliquait aux souris et aux enfants alors que piskatrsquo totalement vieilli actuellement

renvoyait aux poussins myšrsquo piščit a cypljonok piskaet (Dahl 1863-66)

Dans ce grand reacutepertoire de verbes associeacutes aux animaux nous prendrons un

exemple qui illustre agrave sa maniegravere les relations qui existent entre la perception auditive et la

reproduction des sons eacutemis par les animaux sur lrsquoexemple des langues slaves ainsi que

lrsquoeacutevolution seacutemantique du mot obtenu qui se produit dans diffeacuterentes langues Il srsquoagit du

son associeacute au cri du coucou ndash ku-ku

3 Le cas de ku exemple drsquoune eacutevolution

Dans les langues slaves on trouve les verbes formeacutes agrave partir drsquoeacuteleacutements

onomatopeacuteiques ku-ku associeacutes au cri du coucou ndash ru kukovatrsquo pl kukać srb kukati

Lrsquoeacuteleacutement onomatopeacuteique ku interpreacuteteacute par les dictionnaires eacutetymologiques comme

27 Nous remercions le relecteur anonyme drsquoavoir attireacute notre attention sur ce fait

23

signifiant laquo crier raquo a donneacute la racine kuk-28 drsquoougrave est issu dans certains dialectes russes le

verbe ancien kukatrsquo qui signifiait laquo donner de la voix rouspeacuteter ecirctre triste pleurer raquo (Dahl

1863-66)29 et qui est actuellement attesteacute en serbe avec le sens de laquo pleurer geacutemir se

lamenter raquo

Il est remarquable qursquoen russe le verbe kukatrsquo aurait eacutegalement influenceacute un autre

verbe de bruit cette fois associeacute au chien ndash le verbe skulitrsquo laquo geacutemir ltchiengt raquo ndash qui se

serait produit de la fusion des deux verbes skolitrsquo laquo dial hurler geacutemir ltchiengt raquo et

skučatrsquo (kukatrsquo) (Vasmer 1950-58) cf dans les dialectes ndash (sobaka) skučit laquo (le chien)

geacutemit raquo (Dahl IV 193 citeacute drsquoapregraves Vasmer 1950-58) Le sens premier des mots skuka

laquo ennui raquo skučatrsquo laquo srsquoennuyer raquo nrsquoest apparu qursquoau deacutebut du 18e s qui est

vraisemblablement laquo inquieacutetude raquo laquo attente raquo laquo eacutetat de deacutesespoir lors qursquoon a envie

de hurler raquo etc (Černyx 1993 II 172) se retrouve bien dans les emplois du verbe

skulitrsquo ltchiengt en russe moderne

Mais ce verbe totalement disparu en russe a aussi donneacute en russe moderne le verbe skučatrsquo

au sens de laquo srsquoennuyer raquo (Preobraženskij in Vasmer 1950-1958)

Par ailleurs en russe moderne il y a eu un rapprochement seacutemantique entre le verbe

laquo animal raquo kukovatrsquo ltcoucougt et le verbe qui en est eacutetymologiquement proche skučatrsquo

laquo srsquoennuyer raquo (voir ci-dessus) Ainsi alors qursquoil continue agrave ecirctre associeacute au cri du coucou le

verbe kukovatrsquo a pris le sens de laquo srsquoennuyer raquo

3 Le cas de ku exemple drsquoune eacutevolution

Dans les langues slaves on trouve les verbes formeacutes agrave partir drsquoeacuteleacutements

onomatopeacuteiques ku-ku associeacutes au cri du coucou ndash ru kukovatrsquo pl kukać srb kukati

Lrsquoeacuteleacutement onomatopeacuteique ku interpreacuteteacute par les dictionnaires eacutetymologiques comme

signifiant laquo crier raquo a donneacute la racine kuk-30 drsquoougrave est issu dans certains dialectes russes le

verbe ancien kukatrsquo qui signifiait laquo donner de la voix rouspeacuteter ecirctre triste pleurer raquo (Dahl

1863-66)31 et qui est actuellement attesteacute en serbe avec le sens de laquo pleurer geacutemir se

lamenter raquo

28Drsquoougrave viendraient en russe les appellations de coucou laquo kukuška raquo et de poule laquo kurica raquo mais aussi les verbes kukovatrsquo ltcoucougt et kukarekatrsquo ltcoqgt ayant les bases onomatopeacuteiques ku-ku et kukareku respectivement 29Ce verbe appliqueacute exclusivement agrave lrsquohomme est attesteacute en slovegravene (k kati laquo ecirctre triste raquo) on le retrouve encore en serbe sous une forme adjectivale (kukav laquo triste raquo) 30Drsquoougrave viendraient en russe les appellations de coucou laquo kukuška raquo et de poule laquo kurica raquo mais aussi les verbes kukovatrsquo ltcoucougt et kukarekatrsquo ltcoqgt ayant les bases onomatopeacuteiques ku-ku et kukareku respectivement 31Ce verbe appliqueacute exclusivement agrave lrsquohomme est attesteacute en slovegravene (k kati laquo ecirctre triste raquo) on le retrouve encore en serbe sous une forme adjectivale (kukav laquo triste raquo)

24

Il est remarquable qursquoen russe le verbe kukatrsquo aurait eacutegalement influenceacute un autre

verbe de bruit cette fois associeacute au chien le verbe skulitrsquo laquo geacutemir ltchiengt raquo qui serait

produit de la fusion des deux verbes skolitrsquo laquo dial hurler geacutemir ltchiengt raquo et skučatrsquo

(kukatrsquo) (Vasmer 1950-58) cf dans les dialectes ndash (sobaka) skučit laquo (le chien) geacutemit raquo

(Dahl IV 193 citeacute drsquoapregraves Vasmer 1950-58) Le sens premier des mots skuka

laquo ennui raquo skučatrsquo laquo srsquoennuyer raquo nrsquoest apparu qursquoau deacutebut du 18e s est

vraisemblablement laquo inquieacutetude raquo laquo attente raquo laquo eacutetat de deacutesespoir lors qursquoon a envie

de hurler raquo etc (Černyx 172) se retrouve bien dans les emplois du verbe skulitrsquo

ltchiengt en russe moderne

Mais ce verbe totalement disparu en russe a aussi donneacute en russe moderne le verbe skučatrsquo

au sens de laquo srsquoennuyer raquo (Preobraženskij in Vasmer 1950-1958)

Par ailleurs en russe moderne il y a eu un rapprochement seacutemantique entre le verbe

laquo animal raquo kukovatrsquo ltcoucougt et le verbe qui lui est eacutetymologiquement proche skučatrsquo

laquo srsquoennuyer raquo (voir ci-dessus) Ainsi alors qursquoil continue agrave ecirctre associeacute au cri du coucou le

verbe kukovatrsquo a pris le sens de laquo srsquoennuyer raquo

3) Ejo neredko sprašivali počemu ona kukuet tut v odinočestve kogda u nejo muž v

Evrope brat v Amerike i ona otvečala laquo Mne i zdesrsquo xorošo raquo (G Markosjan-Kasper

Kariatidy laquo Zvezda raquo 2003)

On lui a souvent poseacute la question de savoir pourquoi elle vivait seule alors que son

mari eacutetait en Europe son fregravere ndash en Ameacuterique et elle reacutepondait laquo Mais je suis bien ougrave

je suis raquo

On trouve ici un exemple tregraves inteacuteressant de lrsquoeacutevolution drsquoun lexegraveme Drsquoun cocircteacute on

observe qursquoau niveau synchronique le verbe kukovatrsquo qui renvoie au coucou manifeste un

eacutelargissement seacutemantique (cri drsquooiseau gt comportement) la perception auditive associe ici

lrsquoideacutee du son agrave la perception visuelle agrave lrsquoideacutee que les Russes se font du comportement de cet

oiseau qui megravene une laquo vie raquo solitaire Drsquoun autre cocircteacute au niveau diachronique on observe

que ce nouveau sens nrsquoest autre chose que le retour vers sa composante eacutetymologique et que

lrsquoapparition de cette seacutemantique a eacuteteacute conditionneacutee par des rapports complexes entre tous

ces eacuteleacutements Drsquoailleurs dans quelques autres langues slaves ces deux significations ndash le cri

du coucou et le comportement humain solitaire ndash sont exprimeacutes par le mecircme verbe Crsquoest le

cas du serbe kukati laquo crier comme un coucou raquo et laquo pleurer geacutemir se lamenter raquo mais aussi

du bulgare kukam laquo je crie comme un coucou raquo laquo je reste seul jrsquohabite seul raquo (Vasmer 1950-

1958)

25

De son cocircteacute ayant agrave lrsquoorigine le mecircme eacuteleacutement kuk le verbe deacutesignant le cri du coq et

issu drsquoune base onomatopeacuteique kukareku est plus rare dans les langues slaves Il est attesteacute

en russe kukarekatrsquo et en serbe kukurikati (mais aussi ukr kukurikaty slovaque kikiriacutekať

lrsquointerjection eacutetant laquo kikirikiacute raquo) mais pas en polonais ougrave le cri du coq est lexicaliseacute dans le

verbe laquo animal raquo pieć ltcoqgt alors que son cognat russe petrsquo laquo chanter raquo lui est utiliseacute comme

verbe geacuteneacuterique pour tout eacutemetteur (homme ou certains animaux y compris le coq)

Sur ce point la situation en polonais est semblable agrave celle que lrsquoon trouve en franccedilais

ougrave lrsquoonomatopeacutee cocorico nrsquoa pas donneacute de verbe speacutecifique pour designer le cri du

coq Mais agrave la diffeacuterence du franccedilais le polonais associe au coq un type de chant

particulier plutocirct par analogie agrave des humains ndash pieć ltcoqgtspiewać lthommegt les

deux verbes ayant une racine commune

Le verbe kukarekatrsquo creacuteeacute agrave partir de cette onomatopeacutee est visiblement assez reacutecent

Seul le dictionnaire eacutetymologique de Šanskij (1971) en fait une mention tregraves bregraveve Le

premier exemple du Corpus national russe (ruscorporaru) date des anneacutees 30 du 19e s et

outre son emploi primaire il est souvent employeacute en tant que verbe de parole

4) Kak-to v prazdnik zabežal v kazarmu voenkom Čurkin kurarekal - Revoljucija hellip

Kontrrevoljucijahellip Mir bez anneksij i kontribucijhellip (А Vesjolyj Rossija krovrsquoju

umytaja 1924-1932)

Un jour pendant la fecircte le commandant Tchourkin srsquoest preacutecipiteacute en courant dans le

camp il criait comme un coq (litt cocorico) ndash Reacutevolutionhellip Contrereacutevolutionhellip Le

monde sans annexion ni contributionhellip

5) No ne mog že ja kak v romanax devjatnadcatogo veka povjazatrsquo galstuk kupitrsquo

rozu i kurarekatrsquo pro ljubovrsquo (А Gladilin Bolrsquošoj begovoj denrsquo (1976-1981))

Mais je ne pouvais quand mecircme pas comme cela se faisait dans les romans du

XIXegraveme mettre ma cravate acheter une rose et parler drsquoamour en le criant fort

comme un coq

Il est inteacuteressant de constater qursquoen russe le verbe kukarekatrsquo ltcoqgt peut eacutegalement

veacutehiculer le sens de laquo srsquoennuyer rester seul raquo et devenir synonyme de kukovatrsquo ltcoucougt

Sensiblement moins freacutequent que ce dernier ru kukarekatrsquo ltcoqgt privileacutegie les contextes au

futur ou dans les constructions avec lrsquoimpeacuteratif Cette preacutefeacuterence contextuelle ougrave le verbe de

bruit garde une forme invariable ndash comme avec le futur imperfectif ndash forme infinitive agrave

laquelle srsquoajoute un auxiliaire agrave mode fini srsquoexplique sans doute par un degreacute plus faible de

lexicalisation on vesrsquo denrsquo doma kukarekaet (il-toute-lajourneacutee-agravelamaison-criecocorico)

26

srsquoappliquera plus facilement agrave un coq qursquoagrave un homme En plus les exemples avec kukarekatrsquo

tireacutes du corpus sont beaucoup plus reacutecents

6) Spasibo Anja Kotljar zanesla ej kusoček masla i paru jaic inače ona mogla by sidetrsquo

i kukarekatrsquo so svoim xrustalrsquonym Degtjarčikom (А Lrsquovov Dvor (1981))

Merci agrave Ania Kotliar qui lui a apporteacute un morceau de beurre et deux œufs sinon elle

aurait pu rester seule agrave se tourner les pouces avec son fragile Degtiarchik

7) Ne budet že on vesrsquo denrsquo doma kukarekatrsquo kogda na dvore ijunrsquo (E Kozyrjova

Damskaja oxota (2001))

Il ne va pas quand mecircme rester toute la journeacutee enfermeacute agrave la maison alors qursquoon est

en plein mois de juin

Mais les deux verbes peuvent eacutegalement srsquoemployer dans les mecircmes contextes

8) () na polnoj skorosti čego dobrogo nedolgo zaletetrsquo na melrsquo ndash potom kukuj (V

Rasputin Proščanie s Matjoroj (1976))

(hellip) lanceacute agrave toute vitesse on risque de rester coinceacute sur un banc de sable ndash et apregraves

que fera-t-on (litt crie coucou )

9) Nado eščo sxoditrsquo xorošik dosok s potolka ili s pola vydratrsquo Na zapasnye vjosla

Slomaetsja veslo potom kukarekaj (B Ekimov Na xutore laquo Novyj Mir raquo 2002)

Il faut encore chercher de bonnes planches du plancher ou du sol Pour en faire des

rames de secours Si une rame casse que fera-t-on (litt crie cocorico )

A la diffeacuterence du russe le verbe polonais kukać ltcoucougt est un cas inteacuteressant de

lrsquoassociation de la perception auditive et de la perception visuelle Ce verbe nrsquoa pas

deacuteveloppeacute les significations constateacutees dans les verbes russe (kukovatrsquo ltcoucougt) et serbe

(kukati ltcoucougt) avec le sens de laquo srsquoennuyer raquo vu plus haut Mais on trouve en polonais

plutocirct parleacute une seacutemantique tout agrave fait singuliegravere

10) Kukałam na zegarek kilka razy kiedy na ciebie czekałam

Jai veacuterifieacute plusieurs fois lheure en trsquoattendant

11) Kuknij przez okno czy czasem tata tam nie idzie

Regarde par la fenecirctre si tu vois papa venir

12) Cały czas na dyskotece kukał na ciebie

27

A la discothegraveque il trsquoa lanceacute des regards pendant une heure

Lrsquoassociation entre lrsquoeacutemission sonore (le cri du coucou) et la perception visuelle

controcircleacutee (le fait de regarder) est assez singuliegravere Les informateurs polonais expliquent

cette seacutemantique chez le verbe kukać par lrsquoimage drsquoune horloge agrave coucou qui eacutemet un son

reacutegulier lorsque lrsquooiseau sort de sa maison Mais mecircme si les informateurs polonais associent

spontaneacutement le fait de jeter des regards agrave lrsquoimage drsquoun coucou meacutecanique qui sort de sa

maison-horloge il est peu probable que ce soit le reacutesultat drsquoun glissement seacutemantique agrave

partir drsquoun des verbes de bruit que nous avons observeacutes Compte tenu des transferts

seacutemantiques connus dans les langues il srsquoagit ici selon toute probabiliteacute drsquoune seacutemantique

apparue sous lrsquoinfluence de lrsquoallemand (all parleacute guckenou kucken lsquoregarder qqch (souvent

avec curiositeacute)rsquo (plus de deacutetails dans Rakhilina agrave paraicirctre)

Conclusion

En conclusion il convient de reprendre trois points essentiels concernant le

fonctionnement de ce type de lexique

les onomatopeacutees laquo animales raquo partagent les caracteacuteristiques seacutemantiques de la classe

des onomatopeacutees en reproduisant un bruit produit par un animal mais drsquoun autre

cocircteacute elles se rapprochent de la classe des interjections en transmettant un eacutetat

psychique particulier dans lequel se trouve cet animal crsquoest sur cette dominante

eacutemotionnelle que se fonde geacuteneacuteralement la meacutetaphore

dans les langues slaves les onomatopeacutees laquo animales raquo repreacutesentent une source

importante pour la deacuterivation des verbes qui ne sont pas uniquement associeacutes aux

animaux et peuvent laquo se speacutecialiser raquo sur un type particulier drsquoeacutemetteur (beacutebeacute

artefact etc)

une base onomatopeacuteique commune peut aussi donner des verbes diffeacuterents dans

diffeacuterentes langues slaves lrsquoeacutevolution seacutemantique de ces verbes se poursuit ensuite

de maniegravere indeacutependante ndash ducirc aux speacutecificiteacutes culturelles ndash de sorte qursquoon nrsquoobserve

pas toujours la mecircme seacutemantique drsquoune langue agrave lrsquoautre mecircme srsquoil srsquoagit de formes

cognats (cf lrsquoexemple de lrsquoeacuteleacutement ku)

Ainsi donc mecircme srsquoil srsquoagit de la mecircme situation de production sonore (par lrsquoanimal) et

de sa perception auditive (par lrsquohomme) concernant des cris et bruits produits par les

animaux la reproduction de ces sons sera diffeacuterente dans chaque langue Mais une tendance

geacuteneacuterale se profile plus on srsquoeacuteloigne de la composante sonore et de lrsquoonomatopeacutee plus le

sens du lexegraveme notamment du verbe srsquoenrichit et lagrave on observe que crsquoest lrsquoensemble des

paramegravetres accompagnant la perception auditive qui entre en jeu

28

Bibliographie

1) Černyx Pavel Ja 1993 Istoriko-egravetimologičeskij slovarrsquo sovremennogo russkogo

jazyka Moskva Russkij jazyk

2) Enckell Pierre Reacutezeau Pierre 2003 Dictionnaire des onomatopeacutees Paris PUF

3) Dahl Vladimir I 1863-66 Tolkovyj slovarrsquo živogo velikorusskogo jazyka In t 4 St-

P on-line version

4) Oswalt Robert L 1994 laquo Inanimate imitative in English raquo in Sound symbolism

(eds) Leanne Hinton Johanna Nichols John J Ohala Cambridge Cambridge

University Press pp 293-306

5) Rakhilina Ekaterina (agrave paraicirctre) laquo Structure des transferts meacutetaphoriques raquo in

Nommer le bruit PUP

6) Reformatskij Aleksandr 1966 laquo Nekanoničeskaja fonetika raquo Razvitie fonetiki

sovremennogo russkogo jazyka M pp 96-109

7) Šanskij Nikolaj 1971 Etimologičeskij slovarrsquo russkogo jazyka Moskva MGU

8) Šaronov Igor 2008 Meždometija v reči tekste i slovare Moskva RGGU

9) Sound symbolism 1994 (eds) Leanne Hinton Johanna Nichols John J Ohala

Cambridge Cambridge University Press

10) Vasmer Max 1950-1958 Etimologičeskij slovarrsquo accessible depuis

httpvasmernarodru

29

Phraseacuteologie de la perception et creacuteativiteacute linguistique

(La description des odeurs chez Proust)

Pierre FRATH (Universiteacute de Reims Champagne-Ardenne Universiteacute Paris ndash Sorbonne)

laquo Nous posseacutedons en nous toute une reacuteserve de

formules de deacutenominations de locutions toutes

precirctes qui sont de pure imitation qui nous deacutelivrent

du soin de penser et que nous avons tendance agrave

prendre pour des solutions valables et approprieacutees raquo

(Paul Valeacutery Le bilan de lrsquointelligence)

Introduction

On pense souvent que le rocircle des mots de la perception est de permettre lrsquoencodage

des percepts du locuteur agrave destination de ses interlocuteurs et sans doute jouent-ils ce

rocircle32 Cependant cela suppose que la penseacutee des percepts preacutecegravede leur mise en parole une

hypothegravese qui ne va pas sans problegravemes Si elle eacutetait toujours vraie comment pourrions-

nous rendre compte de descriptions relativement obscures telles que celle-ci releveacutee dans

Du cocircteacute de chez Swann de Marcel Proust

laquo hellip agrave peine goucircteacutes les arocircmes plus croustillants plus fins plus reacuteputeacutes mais plus secs

aussi du placard de la commode du papier agrave ramages je revenais toujours avec une

convoitise inavoueacutee mengluer dans lodeur meacutediane poisseuse fade indigeste et

fruiteacutee du couvre-lit agrave fleurs raquo (Du cocircteacute de chez Swann Marcel Proust)

Que peuvent bien ecirctre des arocircmes de placard de commode de papier agrave ramages qui soient

croustillants reacuteputeacutes fins et secs Que peut bien ecirctre une odeur poisseuse meacutediane ou

indigeste surtout eacutemanant drsquoun couvre-lit Le narrateur a-t-il reacuteellement perccedilu des odeurs

avec de telles caracteacuteristiques quil a voulu ensuite communiquer au lecteur en les

traduisant en langue

Nous pensons quant agrave nous quil ny a point de hiatus entre la penseacutee et la parole

suivant en cela un certain nombre drsquoauteurs Dans un des textes rassembleacutes dans les Eacutecrits

de linguistique geacuteneacuterale Saussure combat lrsquoideacutee drsquoun dualisme linguistique entre le son et

lrsquoideacutee entre le laquo pheacutenomegravene vocal raquo et le laquo pheacutenomegravene mental raquo car dit-il laquo crsquoest lagrave la faccedilon

facile et pernicieuse de le concevoir raquo

32 Voir le tregraves bel article drsquoIrina Thomiegraveres-Kokochkina au titre tout agrave fait significatif de ce rapport ontologique entre les odeurs et les mots pour les dire laquo Je sens donc je dis (Les noms preacutedicatifs drsquoodeurs simples et composeacutes en russe) raquo (2013)

30

laquo Ce dualisme reacuteside dans la dualiteacute du pheacutenomegravene vocal COMME TEL et du

pheacutenomegravene vocal COMME SIGNE ndash du fait physique (objectif) et du fait physico-mental

(subjectif) nullement du fait lsquophysiquersquo du son par opposition au fait lsquomentalrsquo de la

signification Il y a un premier domaine inteacuterieur psychique ougrave existe le signe autant

que la signification lrsquoun indissolublement lieacute agrave lrsquoautre il y en a un second exteacuterieur ougrave

nrsquoexiste plus que le lsquosignersquo mais agrave cet instant le signe reacuteduit agrave une succession drsquoondes

sonores ne meacuterite pour nous que le nom de figure vocale raquo33

Pour Saussure puisque le signe et la signification mentale sont inextricablement lieacutes

la penseacutee est faite de signes et la langue nest pas essentiellement un code au service des

individus pour transmettre aux autres leurs eacutetats inteacuterieurs crsquoest-agrave-dire un moyen vers une

fin Elle est avant tout un bien commun dans lequel nous baignons tous qui nous indique ce

qui existe pour nous qui nous permet de le penser et qui nous dit comment en parler Le

narrateur de Proust a puiseacute dans des ressources linguistiques communes que nous

comprenons donc aiseacutement Mais quelles sont-elles et quels sont les processus agrave lœuvre

Pour le comprendre nous allons examiner la phraseacuteologie du mot odeur telle quelle

apparait dans un corpus de textes litteacuteraires contemporains de leacutepoque ougrave Marcel Proust

reacutedigeait Agrave la recherche du temps perdu ou anteacuterieurs Mais lobservation des donneacutees

brutes dans quelque science que ce soit ne peut reacuteveacuteler toute sa richesse sans un cadre

theacuteorique qui leur donne sens et les relie les unes aux autres Cest pourquoi nous

commencerons par exposer les conceptions anthropologiques reacutefeacuterentielles et

phraseacuteologiques qui constituent larriegravere-plan de nos observations

1 Une conception anthropologique et reacutefeacuterentielle du langage34

Le langage est un code cela va de soi Cette opinion regravegne en maicirctre aussi bien parmi

les linguistes que dans le grand public qui reacutefleacutechit aux questions linguistiques Nous parlons

pour communiquer aux autres nos eacutetats inteacuterieurs et pour cela nous assemblons des

concepts pour former des penseacutees complexes que nous encodons en langue pour les

transmettre agrave nos interlocuteurs qui deacutecodent alors nos paroles pour les transformer en

penseacutees Crsquoest la syntaxe qui permet cela gracircce agrave un ensemble de regravegles qui donnent agrave notre

cerveau la possibiliteacute dengendrer des structures dans lesquelles les mots du lexique

viennent sinseacuterer en fonction de leurs contenus seacutemantiques et des besoins de la

communication

33 Saussure (2002 20-21) Les majuscules sont de Saussure le gras est de notre fait 34 La conception reacutefeacuterentielle et anthropologique que nous reacutesumons ici sinspire des travaux de Georges Kleiber (notamment Kleiber 2003 2001 1984) et de la philosophie de Ludwig Wittgenstein (essentiellement Wittgenstein 1961) Voir les publications de Pierre Frath sur httpwwwres-per-nomenorg notamment Frath 2014 2011 2010) et aussi lrsquoouvrage agrave paraicirctre Une seacutemantique de la deacutenomination reacutefeacuterentielle de P Frath et G Kleiber

31

Ces conceptions pour dominantes quelles soient ne vont pas sans difficulteacutes Tout

dabord elles sont profondeacutement reacuteductionnistes en ce quelles ramegravenent la penseacutee et le

langage agrave des meacutecanismes quon peut deacutecrire en termes fonctionnels ce qui megravene

ineacuteluctablement agrave un dualisme ontologique celui de lhomoncule carteacutesien aux commandes

du cerveau que Gilbert Ryle (1949) appelait par deacuterision le fantocircme dans la machine (laquo the

ghost in the machine raquo)

Ensuite et cest le point que nous allons aborder ici elles ne permettent pas de

comprendre des usages atypiques du langage laquo hors code raquo donc telle la description des

odeurs dans le passage de Proust que nous eacutetudions En effet pour les theacuteories seacutemantiques

qui font usage de codes le sens global de leacutenonceacute se construit en appariant entre eux les

composants seacutemiques des diffeacuterents mots qui constituent leacutenonceacute Faisons lrsquohypothegravese

quun couvre-lit soit deacutefini par les proprieacuteteacutes inanimeacute objet artefact fait de tissu

qui recouvre les lits odorant etc35 et laquo meacutediane raquo par la proprieacuteteacute qui se trouve au

milieu36 Pour justifier laquo lodeur meacutediane du couvre-lit raquo une telle seacutemantique se mettrait

en quecircte de segravemes compatibles entre laquo odeur raquo laquo meacutediane raquo et laquo couvre-lit raquo nen trouverait

pas et rejetterait lexpression comme incorrecte Elle pourrait eacuteventuellement faire

lhypothegravese dun segraveme odorant dans laquo meacutediane raquo mais ce serait tregraves arbitraire Ce serait

eacutegalement ingeacuterable puisquil faudrait alors accepter que tous les mots dune langue

possegravedent tous les types de segravemes possibles et imaginables pour le cas ougrave une jonction

inhabituelle serait faite par un locuteur Mais dans ce cas comment distinguer ce qui est

laquo normal raquo de ce qui ne lrsquoest pas de ce qui est laquo hors code raquo

Or nous avons bien le sentiment de comprendre la phrase de Proust Pour

appreacutehender cette intuition nous allons consideacuterer la langue comme un milieu naturel qui

consiste en quelques milliers de mots relieacutes les uns aux autres par lrsquousage de maniegravere plus

ou moins forte plus ou moins lointaine Une grande partie de ces mots reacutefegraverent agrave des

eacuteleacutements de notre expeacuterience commune Il sagit des deacutenominations reacutefeacuterentielles (comme

fleuve riviegravere gruyegravere voiture intelligence santeacute etc) qui ne sont pas de simples eacutetiquettes

poseacutees sur des objets preacuteexistants elles participent agrave lecirctre des choses deacutenommeacutees en ce

quelles leur donnent une existence seacutepareacutee37 Les francophones peuvent discuter de la

diffeacuterence entre les fleuves et les riviegraveres car leur langue agrave donneacute agrave ces types de cours deau

une existence seacutepareacutee en les nommant de deux noms diffeacuterents selon quils se jettent dans un

autre cours deau ou dans la mer Les anglophones ne le peuvent pas car leur langue na pas

proceacutedeacute agrave cette seacuteparation

35 Ces listes heacuteteacuteroclites et ad hoc drsquoeacuteleacutements seacutemantiques ressemblent beaucoup agrave un inventaire agrave la Preacutevert Crsquoest sans doute pour cette raison que la plupart des auteurs se contentent de les regrouper en grandes cateacutegories comme J Pustejovsky dans ses quatre qualia (1995) ou en grandes oppositions comme F Rastier avec sa distinction entre segravemes inheacuterents et affeacuterents (Rastier 1991) 36 Releveacutee dans le Larousse 2008 37 Voir Frath 2014 et Frath amp Kleiber 2016 (agrave paraicirctre)

32

2 Une conception phraseacuteologique du langage

Au niveau collectif la langue est produite et deacutetermineacutee par notre usage et elle est

contrainte par notre expeacuterience commune ce qui fait quelle eacutevolue et change au fil du temps

Au niveau individuel cest linverse cest la langue qui nous contraint qui nous dit ce qui

existe pour nous et comment en parler et cest elle qui deacutetermine notre usage Un objet non

nommeacute nexiste pas pour nous mais degraves quil lest nous pouvons en parler Il srsquoagregravege alors

autour de lui un corpus linguistique qui contient les connaissances que nous en avons ainsi

que sa laquo grammaire raquo crsquoest-agrave-dire la maniegravere drsquoen parler Comme tous les mots possegravedent

des contextes preacutefeacuterentiels le vocabulaire drsquoune langue est constitueacute non de mots isoleacutes

mais drsquouniteacutes phraseacuteologiques (UP) dont le voisinage est plus ou moins contraint

Nous avons distingueacute trois types drsquoUP en fonction de ces contraintes de voisinage38

Nous les classons selon trois critegraveres le degreacute de lexicalisation la reacutefeacuterence et la possibiliteacute

de modification

1 Les UP mono-lexicales (theacute danseur psychanalyse gendarme) ou poly-lexicales tregraves

figeacutees (pomme de terre chemin de fer)

Elles sont lexicaliseacutees elles reacutefegraverent agrave un seul objet les insertions et les modifications

sont difficiles quasiment impossibles Certains contextes sont plus freacutequents que

dautres ce qui fait que ces UP sont accompagneacutees de paradigmes preacutefeacuterentiels tregraves

ouverts peu ou pas structureacutes Nous verrons que laquo odeur raquo appartient agrave cette cateacutegorie

Le lecteur seacutetonnera peut-ecirctre que nous consideacuterions les mots isoleacutes comme des UP

mais nous rappelons quil y a toujours des contextes et que degraves lors il ny pas de mots

vraiment isoleacutes Saussure ne dit pas autre dans un de ses textes des Eacutecrits de Linguistique

Geacuteneacuterale (2002 24)

laquo Mais drsquoougrave prend-on drsquoabord qursquoil y a un mot lequel devra ecirctre consideacutereacute ensuite agrave

diffeacuterents points de vue On ne tire cette ideacutee elle-mecircme que drsquoun certain point de

vue car il mrsquoest impossible de voir que le mot au milieu de tous les usages qursquoon en

fait soit quelque chose de donneacute et qui srsquoimpose agrave moi comme la perception drsquoune

couleur raquo

2 Les UP poly-lexicales semi-figeacutees qursquoelles soient opaques ou non (un cordon bleu une

messe noire faire un canard)

Comme les preacuteceacutedentes elles sont lexicaliseacutees et reacutefegraverent agrave un seul objet Cependant elles

acceptent des modifications agrave la condition qursquoon puisse reconstituer lUP dorigine (un

cordon vraiment bleu pour signifier par exemple que la cuisiniegravere en plus drsquoecirctre

38 Voir notamment Frath Pierre amp Gledhill Christopher (2007 et 2005) et Gledhill Christopher amp Frath Pierre (2005a et 2005b)

33

excellente eacutetait habilleacutee de bleu ou alors qursquoelle eacutetait une deacutebutante en cuisine) Selon

cette deacutefinition les proverbes sont des UP semi-figeacutees Ils acceptent en effet des

modifications si on peut les reconstituer (lrsquohabit ne fait pas le campeur par exemple pour

se moquer drsquoun campeur qui aurait un attirail de camping sophistiqueacute mais ne saurait

pas srsquoen servir) Ils sont lexicaliseacutes et reacutefegraverent agrave un seul objet mais ils diffegraverent des UP

preacuteceacutedentes en ce qursquoils nrsquoeacutevoquent pas en eux-mecircmes de cateacutegories ou drsquoobjets bien

deacutefinis comme le feraient danseur psychanalyse ou faire un canard Ils permettent en

revanche de faire entrer des situations eacutevoqueacutees en discours dans des pseudo-cateacutegories

sans prototype ce qui a pour effet de leur donner une existence reacutefeacuterentielle dans la

langue Si quelqursquoun se tient dans une queue et fait la remarque qursquoil risque de perdre sa

place srsquoil la quitte pour quelque raison on lui reacutepondra laquo Qui va agrave la chasse perd sa

place raquo lui signalant ainsi que cette situation est connue et normale et que drsquoailleurs il

existe un proverbe ou un dicton dans la langue pour la nommer

3 UP ouvertes (cheveux noirs)

Elles sont construites sur un scheacutema reacutefeacuterentiel de type

pivot + [eacuteleacutement seacuteminal paradigme]

par exemple

cheveux + [blancs noirs roux blonds jaunes chacirctain gris poivre et sel verts ]

Lrsquoexpression cheveux noirs est tregraves certainement lexicaliseacutee car nous lrsquoavons deacutejagrave

entendue et utiliseacutee mille fois Elle reacutefegravere agrave deux objets cheveux ET noirs ensemble Le

paradigme est constitueacute drsquoune liste ouverte drsquoadjectifs eacutevoquant des couleurs ou un

aspect dont le plus freacutequent est laquo blanc raquo Crsquoest pourquoi nous lrsquoavons appeleacute laquo seacuteminal raquo

Des modifications sont accepteacutees et tregraves courantes au sein du paradigme mais difficiles

en dehors laquo cheveux fluorescents raquo sera facilement accepteacute mais il faudra un contexte

tregraves speacutecifique pour faire admettre laquo cheveux hippomobiles raquo Une telle association avec

un eacuteleacutement hors paradigme produit une figure de style appeleacutee hypallage

Nous verrons que les adjectifs tels que laquo meacutediane raquo laquo indigeste raquo ou laquo poisseuse raquo associeacutes agrave

laquo odeur raquo par Proust ne constituent pas des hypallages parce que ces associations ne sont

pas absolument transgressives et qursquoau contraire elles sont drsquoune certaine maniegravere

preacutedictibles

3 laquo Y a-t-il des noms dodeurs raquo

Avant de poursuivre nous examinons briegravevement les points qui semblent acquis en

linguistique des odeurs Pour cela nous nous reacutefeacuterons agrave larticle de Kleiber (2013) dans

lequel lauteur sinterroge sur lexistence de noms dodeurs Il fait le point sur la question et

ouvre des perspectives danalyse qui nous permettront de progresser dans notre propos

34

Il semble acquis quil ny a pas de deacutenominations des odeurs La plupart des

commentateurs sont daccord pour dire que laquo le proceacutedeacute geacuteneacuteralement utiliseacute pour pallier

cette absence lexicale consiste agrave recourir au nom de la source de lodeur employeacute dans des

syntagmes binomiaux du type Deacutet + odeur + de + (deacutet) + N2 (N de la source) comme une

odeur de citron lodeur du citron etc raquo

Quen est-il alors de mots comme roussi brucircleacute graillon fraichin ou parfum senteur

fragrance puanteur pestilence arocircme remugle relent Sont-ce des odoronymes

La reacuteponse nest pas si simple Pour Kleiber les premiers (roussi brucircleacute graillon fraichin)

sont plutocirct des sources dodeurs On peut dire

- une odeur de roussi de brucircleacute de graillon de fraichin

Mais pas

- un roussi un brucircleacute un graillon un fraichin de [source]

Quant agrave la seconde liste on peut dire

- un parfum une senteur une fragrance un arocircme de citron

- une puanteur une pestilence de charogne

- un relent un remugle de vieux draps

Ces mots peuvent ainsi commuter avec odeur Mais on ne peut pas dire

- une odeur de senteur de fragrance de puanteur de pestilence darocircme

Ces mots ne sont ainsi pas des sources dodeurs En revanche on peut dire

- une odeur de parfum agrave propos du parfum en tant que produit et qui degraves lors est

une source

- une odeur de remugle qui peut ecirctre consideacutereacute comme une source (du moisi du

renfermeacute)

Cest aussi le cas de relent dont nous avons trouveacute deux occurrences apregraves laquo odeur de hellip raquo

dans notre corpus (Capitaine Fracasse de Theacuteophile Gautier)

Degraves le seuil une odeur de relent un parfum de moisissure et dabandon le froid

humide et noir particulier aux lieux sombres vous montait aux narines comme

lorsquon legraveve la pierre dun caveau et quon se penche sur son obscuriteacute glaciale

Des fagots de geneacutevrier et de bois odorant brucircleacutes agrave grande flamme dans les

chemineacutees avaient chasseacute lodeur de relent et de moisissure

Il existe ainsi des laquo noms geacuteneacuteraux raquo dodeur dont le rocircle est de permettre au locuteur de

porter un jugement positif ou neacutegatif sur lodeur et eacuteventuellement sur sa persistance

(relent remugle) Parfum senteur fragrance puanteur pestilence arocircme neacutevoquent pas

dodeur speacutecifique par eux-mecircmes Quant agrave roussi brucircleacute graillon fraichin ils en eacutevoquent

mais en tant que source Comme le dit Kleiber (2013) laquo lexistence de ces noms geacuteneacuteraux

dodeurs ne fait que confirmer limportance releveacutee par tous les commentateurs de laxe

35

heacutedonique en matiegravere dodeurs et le rocircle primordial de la subjectiviteacute dans la cateacutegorisation

olfactive Elle met aussi en avant par le nom relent (et peut-ecirctre [hellip] un des emplois de

remugle) celle moins connue de la dureacutee raquo

Il ny a donc pas de noms dodeurs comme il y a des noms de couleur par exemple le

bleu et le rouge qui peuvent agrave leur tour se subdiviser en dautres couleurs bleu clair bleu de

Prusse et ainsi de suite et quon peut aiseacutement se repreacutesenter agrave chaque niveau

On a donc les scheacutemas reacutefeacuterentiels suivant

Deacutet + [odeur =gt bonne odeur parfum senteur fragrance arocircmehellip] + de + [source]

Deacutet + |odeur =gt mauvaise odeur puanteur pestilence remugle hellip] + de + [source]

Kleiber note eacutegalement que odeur est intrinsegravequement comptable ce qui le distingue

dautres laquo mots geacuteneacuteraux raquo comme tristesse ou impatience On peut dire

de la tristesse de limpatience

mais difficilement

de lodeur un peu dodeur

En revanche odeur laquo prend [hellip] sans difficulteacute aucune les deacuteterminants qui impliquent le

trait deacutenombrable comme une deux trois les des quelques plusieurs etc raquo Pourtant il y a

une diffeacuterence entre odeur et dautres noms comptables comme on le voit dans les exemples

suivants

Il y a trois fruits sur la table agrave savoir trois pommes

Trois odeurs regravegnent dans la maison agrave savoir trois odeurs de citrons

En revanche on peut dire

Trois (sortes d)odeurs regravegnent dans la maison agrave savoir une odeur de citron une de

pommes et une de lait

Ceci montre que contrairement agrave ce quon attendrait de la part dun deacutenombrable ce ne sont

pas agrave des occurrences individuelles auxquelles odeur renvoie mais agrave des sous-cateacutegories

Odeur de citron deacutesigne non un fruit particulier mais une source dodeur connue agrave savoir

les citrons la cateacutegorie des citrons

36

Il en reacutesulte ce que Kleiber appelle le laquo paradoxe ontologico-deacutenominatif des odeurs raquo

laquo Le N odeur renvoie bien agrave des entiteacutes conccedilues comme ayant des sous-cateacutegories

homogegravenes des espegraveces dodeurs et de lautre il ny a [hellip] (pratiquement) pas de

deacutenominations disponibles pour elles raquo Degraves lors comment faisons-nous pour parler des

odeurs

Pour le savoir nous avons eacutetudieacute la phraseacuteologie dodeur dans le corpus de textes

litteacuteraires que nous avons mentionneacute plus haut Nous verrons comme le suggegravere Kleiber agrave la

fin de son article que si les deacutenominations sont peu nombreuses cest que lexpression des

odeurs se fait essentiellement par le moyen de deacutesignations39

4 Phraseacuteologie des odeurs en contexte

Odeur apparait 468 fois dans notre corpus au singulier et 68 fois au pluriel Nous

nrsquoavons noteacute qursquoune seule UP semi-figeacutee (deux occurrences) ecirctre en odeur de sainteteacute

Examinons maintenant quelques contextes typiques drsquolaquo odeur raquo

- une odeur eacutecœurante de fers chauds

- cette odeur eacutepouvantable

- lodeur acircpre et douce

- une agreacuteable odeur

- une bonne odeur chaude de froment eacutecraseacute

- lodeur danis

- une forte odeur de cuir humain

- ceacutetait sa peau sa chair son odeur

- la lumiegravere les sons les odeurs les goucircts la chaleur et toutes les autres hellip

On observe lrsquoexistence du scheacutema syntaxique suivant

Deacutet + (adj) + odeur + (adj) + de + ((deacutet) + N de la source)

41 Types dadjectifs

Voici quelques exemples drsquoadjectifs qui accompagnent laquo odeur raquo dans notre corpus

regroupeacutes par nous dans diverses cateacutegories en fonction de leur caracteacuteristiques heacutedoniques

ou descriptives Les chiffres entre parenthegraveses indiquent la freacutequence drsquooccurrence des

adjectifs On constate qursquoaucun ne se deacutetache significativement des autres drsquoun point de vue

quantitatif

1) Adjectif heacutedoniques positifs acircpre et douce amegravere et douce agreacuteable chaude (4)

divine deacutelicieuse (2) suave (5) enivrante (2) grisante fraicircche (2) douce subtilehellip 39 Pour la diffeacuterence entre deacutenomination et deacutesignation voir par exemple Kleiber 2001 et 2003

37

2) Adjectifs heacutedoniques neacutegatifs eacutepouvantable eacutecœurante eacutetouffeacutee affreuse asphyxiante

deacutesagreacuteable ignoble infecte (2) insupportable (2) lourde moisie intoleacuterablehellip

3) Adjectifs purement descriptifs eacutechauffeacutee acircpre forte (13) fade (10) fauve (2) fine (4)

humaine leacutegegravere vague (3) violente peacuteneacutetrante (7) saleacuteehellip

4) Adjectifs exprimant la notion deacutetrangeteacute eacutetrange bizarre drocircle (drsquoodeur)hellip

5) Adjectifs exprimant des ideacutees sans rapport avec les odeurs obscure fieacutevreuse sain

sauvage mystiques hellip

42 Types de sources

Voici quelques exemples de sources drsquoodeurs eacutegalement regroupeacutes par nous dans

diverses cateacutegories en fonction de leur caracteacuteristiques heacutedoniques ou descriptives

Bonnes odeurs une odeur danis de jasmin de deacutejeuner de parfum de tilleul de lilas de cafeacute

de mer de cerises dorange de bruyegraveres de foins coupeacutes lodeur dun succulent mitonneacute

dun bouquet de lotus du veacutetiver dune eau de toilette de leacuteteacute du girofle de la soupe au

fromage (plusieurs fois) de lair laquo lodeur de tes vecirctements est comme lodeur du

Liban raquo (Cantiques) etc

Mauvaises odeurs lodeur de vieux caveaux de mort de cadavre dexcreacutements humains de

sueur dabsinthe et de caserne de lampe qui charbonne du gaz de corne brucircleacutee de

draps de graillon de relent de poussiegravere de chair grilleacutee de tombeau une odeur

deacutesagreacuteable de haschisch etc

Odeurs descriptives ni bonnes ni mauvaises une odeur de vecirctement de viande de lapin qui

bouillait doignon lodeur du soir fecircteacute des truffes de la poudre du sel des feuilles

humides des feuilles des cigarettes de roses de la cire du tabac du buis des plantes

des granges du vernis du grand marronnier de lencens du jardin de la diligence des

eacutetoffes du dehors du sang du collegravege des cimetiegraveres etc

Notons que cette classification en bonnes et mauvaises odeurs est difficile parfois arbitraire

Odeurs de personnes une odeur de femme (plusieurs fois) de fornication de courtisanerie

damants une odeur de musc que la peau de sa femme exhalait lodeur de nos filles de

ton sein chaleureux du musc quexhalait le corsage ouvert de lamour de son linge et de

sa nuque de ces corps presque nus dune jolie femme du musc humain des 70 000

clientes etc

Dans le corpus consideacutereacute les odeurs de personnes concernent presque toutes le corps

feacuteminin plus ou moins lieacutees agrave la sexualiteacute Mais on trouve eacutegalement quelques descriptions

38

non feacuteminines et non sexuelles comme laquo Lodeur de mon fils est comme lodeur dun champ

que lEternel a beacuteni raquo (Genegravese)

Objets pas habituellement associeacutees agrave une odeur mais auxquels lauteur en attribue une

ce qui provoque un effet deacutetrangeteacute lodeur de la santeacute de leur jeunesse dun chemin

de linvasion dune bataille de leau battue de la roseacutee la bonne odeur du ciel lacirccre

odeur des temps laquo une meacutechante odeur de guet-apens raquo (Capitaine Fracasse T

Gautier) laquo une odeur de vie une toute-puissance de femme raquo (Nana E Zola) et laquo Mais il

est un lit meilleur encore plein dodeurs divines Cest notre douce notre profonde

notre impeacuteneacutetrable amitieacute raquo (Les plaisirs et les jours M Proust)

Les deux exemples suivants sont particuliegraverement saisissants

Et cependant Franccediloise tournait agrave la broche un de ces poulets comme elle seule savait

en rocirctir qui avaient porteacute loin dans Combray lodeur de ses meacuterites

(Du cocircteacute de chez Swann M Proust lodeur des poulets rocirctis reacutepandaient dans

Combray les meacuterites de cuisiniegravere de Franccediloise)

Voilagrave assez de linge sale il sagit de le laver et de le bien laver

laquo Cest la gracircce que je vous souhaite Amen raquo

Ce qui fut dit fut fait On coula la lessive

Depuis ce dimanche meacutemorable le parfum des vertus de Cucugnan se respire agrave dix lieues

alentour

(Le cureacute de Cucugnan A Daudet le cureacute a reacuteussi agrave persuader ses ouailles de se

confesser et de mener une vie plus chreacutetienne et cela se sait alentour)

Un grand nombre de sources drsquoodeur nrsquoen sont pas reacuteellement si on les considegravere

objectivement Que peut bien ecirctre une odeur de chemin ou de roseacutee Si on peut comprendre

lrsquoodeur de ses meacuterites comme une meacutetonymie on a plus de mal agrave justifier logiquement le

parfum des vertus Pourtant nous acceptons ces deux expressions sans problegravemes

Il nrsquoy a donc pas de lien obligatoire entre la source des odeurs et leurs

caracteacuteristiques heacutedonique il est eacutegalement courant drsquoattribuer une odeur agrave des objets qui

nrsquoen ont pas en soi

43 laquo Puanteur relent parfum raquo

Notre corpus contient aussi les mots de puanteur relent et parfum dont un certain

nombre sont agrave contre-emploi il nrsquoy a pas de lien neacutecessaire entre un type drsquoodeur reacuteputeacutee

bonne ou mauvaise et ce qursquoon en dit

39

Cette bonne et chaude puanteur qui sexhale du fumier des vaches

Une saine puanteur de mareacutee

Lair plein de parfums atroces

Acirccres parfums du bitume et des aromates

Dans tes jupons remplis de ton parfum

Ensevelir ma tecircte endolorie

Et respirer comme une fleur fleacutetrie

Le doux relent de mon amour deacutefunt

(Le Leacutetheacute ndash Les Fleurs du Mal C Baudelaire)

Le bourdon se lamente et la bucircche enfumeacutee

Accompagne en fausset la pendule enrhumeacutee

Cependant quen un jeu plein de sales parfums

Heacuteritage fatal dune vieille hydropique

Le beau valet de cœur et la dame de pique

Causent sinistrement de leurs amours deacutefunts

(Spleen ndash Les Fleurs du Mal C Baudelaire)

laquo A noir corset velu des mouches eacuteclatantes

Qui bombinent autours de puanteurs cruelles raquo

(Voyelles ndash A Rimbaud)

laquo Ocirc cœurs de saleteacute bouches eacutepouvantables

Fonctionnez plus fort bouches de puanteurs

Un vin pour ces torpeurs ignobles sur ces tables

Vos ventres sont fondus de honteshellip raquo

(Lorgie parisienne ndash A Rimbaud)

44 Analyse de la phraseacuteologie des odeurs

On nrsquoobserve donc pas de scheacutema reacutefeacuterentiel comportant un paradigme structureacute

avec un eacuteleacutement seacuteminal de type pivot + [eacuteleacutement seacuteminal paradigme] laquo Odeur raquo nrsquoest

ainsi pas une UP ouverte (du type 3 tel que deacutefini au chapitre 2) mais une UP mono-

lexicale (de type 1) accompagneacutee de paradigmes sans eacuteleacutements seacuteminaux Pour le

lecteur qui srsquoeacutetonnerait qursquoun mot isoleacute puisse ecirctre appeleacute une uniteacute phraseacuteologique (UP)

rappelons qursquoil srsquoagit lagrave de notre point de vue sur le vocabulaire tel que deacutefini dans le

40

chapitre deux selon lequel tous les mots sont toujours accompagneacutes de contextes

preacutefeacuterentiels qui constituent un corpus drsquousages plus ou moins structureacute plus ou moins

contraint La possibiliteacute drsquousages atypiques drsquoadjectifs et de sources est ainsi bel et bien

inscrite dans la langue et il semble donc difficile de construire des hypallages avec laquo odeur raquo

Et si nimporte quel objet de notre expeacuterience peut ecirctre une source dodeurs si la

liste des adjectifs permettant de les deacutecrire est sans limite alors tout est possible Encore

faut-il en persuader le lecteur Crsquoest lagrave qursquointervient le talent de lrsquoauteur et pour montrer

comment M Proust srsquoy prend nous donnons ci-dessous le texte dont nous avons extrait la

description des odeurs donneacutee au deacutebut de cet article

laquo Ma tante nhabitait plus effectivement que deux chambres contigueumls restant lapregraves-

midi dans lune pendant quon aeacuterait lautre Ceacutetaient de ces chambres de province

qui - de mecircme quen certains pays des parties entiegraveres de lair ou de la mer sont

illumineacutees ou parfumeacutees par des myriades de protozoaires que nous ne voyons pas -

nous enchantent des mille odeurs quy deacutegagent les vertus la sagesse les habitudes

toute une vie secregravete invisible surabondante et morale que latmosphegravere y tient en

suspens odeurs naturelles encore certes et couleur du temps comme celles de la

campagne voisine mais deacutejagrave casaniegraveres humaines et renfermeacutees geleacutee exquise

industrieuse et limpide de tous les fruits de lanneacutee qui ont quitteacute le verger pour

larmoire saisonniegraveres mais mobiliegraveres et domestiques corrigeant le piquant de la

geleacutee blanche par la douceur du pain chaud oisives et ponctuelles comme une

horloge de village flacircneuses et rangeacutees insoucieuses et preacutevoyantes lingegraveres

matinales deacutevotes heureuses dune paix qui napporte quun surcroicirct danxieacuteteacute et

dun prosaiumlsme qui sert de grand reacuteservoir de poeacutesie agrave celui qui la traverse sans y

avoir veacutecu Lair y eacutetait satureacute de la fine fleur dun silence si nourricier si succulent

que je ne my avanccedilais quavec une sorte de gourmandise surtout par ces premiers

matins encore froids de la semaine de Pacircques ougrave je le goucirctais mieux parce que je

venais seulement darriver agrave Combray avant que jentrasse souhaiter le bonjour agrave ma

tante on me faisait attendre un instant dans la premiegravere piegravece ougrave le soleil dhiver

encore eacutetait venu se mettre au chaud devant le feu deacutejagrave allumeacute entre les deux

briques et qui badigeonnait toute la chambre dune odeur de suie en faisait comme

un de ces grands laquo devants de four raquo de campagne ou de ces manteaux de chemineacutee

de chacircteaux sous lesquels on souhaite que se deacuteclarent dehors la pluie la neige

mecircme quelque catastrophe diluvienne pour ajouter au confort de la reacuteclusion la

poeacutesie de lhivernage je faisais quelques pas du prie-Dieu aux fauteuils en velours

frappeacute toujours revecirctus dun appui-tecircte au crochet et le feu cuisant comme une pacircte

les appeacutetissantes odeurs dont lair de la chambre eacutetait tout grumeleux et quavait deacutejagrave

fait travailler et laquo lever raquo la fraicirccheur humide et ensoleilleacutee du matin il les feuilletait

41

les dorait les godait les boursouflait en faisant un invisible et palpable gacircteau

provincial un immense laquo chausson raquo ougrave agrave peine goucircteacutes les arocircmes plus croustillants

plus fins plus reacuteputeacutes mais plus secs aussi du placard de la commode du papier agrave

ramages je revenais toujours avec une convoitise inavoueacutee mengluer dans lodeur

meacutediane poisseuse fade indigeste et fruiteacutee du couvre-lit agrave fleurs raquo

(Du cocircteacute de chez Swann Marcel Proust)

On voit que la description des odeurs du couvre-lit nrsquoa rien de choquant Lrsquoodorat est mis en

relation avec les autres sens aux stimulations olfactives srsquoajoutent des perceptions sonores

gustatives tactiles et surtout visuelles Elles sont deacutecrites ensemble agrave laide dun vocabulaire

indiffeacuterencieacute lrsquoauteur nous emmegravene dans un monde foisonnant de sources de percepts

divers et varieacutes Lrsquousage de certains adjectifs comme grumeleux ou meacutediane nrsquoest degraves lors

pas surprenant drsquoautant plus que la phraseacuteologie des odeurs permet une tregraves grande liberteacute

deacutesignative Plutocirct que de concevoir le sens lexical comme un ensemble de proprieacuteteacutes

seacutemantiques qui entreraient en reacutesonnance avec les proprieacuteteacutes drsquoautres mots il serait sans

doute judicieux de le penser comme une sorte de reacutesultante des contextes dans lesquels ils

se trouvent et des objets qursquoils servent agrave nommer y compris ceux qui apparaissent de

maniegravere impreacutevisible et inhabituelle

Ce sont ces usages atypiques qui creacuteent pour le lecteur un monde agrave la fois reacuteel et

fantastique un monde familier dont nous avons sans doute nous aussi expeacuterimenteacute

lrsquoeacutetrangeteacute sans jamais avoir eu lrsquoideacutee de le deacutecrire ou le talent pour le faire Un usage neuf et

creacuteatif de la langue permet de faire entrevoir ne serait-ce qursquoun instant le mystegravere du

monde qui se cache habituellement derriegravere la laquo reacuteserve de formules de deacutenominations de

locutions toutes precirctes [hellip] de pure imitation qui nous deacutelivrent du soin de penser raquo (P

Valeacutery citation placeacutee en exergue de cet article)

La possibiliteacute de cette deacutecouverte est drsquoailleurs un des thegravemes majeurs de lrsquoœuvre de

Proust le monde recegravele une autre reacutealiteacute plus intime et peut-ecirctre plus profonde que celle

que nous percevons avec les mots de tous les jours Mais la deacutecrire demande un effort

Proust eacutetablit une distinction fondamentale entre ce qursquoil appelle laquo une litteacuterature de

notation raquo qui se contente de reprendre des descriptions conventionnelles et lrsquoart veacuteritable

qui recherche une approche plus authentique de la reacutealiteacute en se deacutegageant des lieux

communs et des locutions toutes faites

laquo Comment la litteacuterature de notations aurait-elle une valeur quelconque puisque cest

sous de petites choses comme celles quelle note que la reacutealiteacute est contenue (la

grandeur dans le bruit lointain dun aeacuteroplane dans la ligne du clocher de Saint-

Hilaire le passeacute dans la saveur dune madeleine etc) et quelles sont sans

signification par elles-mecircmes si on ne len deacutegage pas Peu agrave peu conserveacutee par

42

la meacutemoire cest la chaicircne de toutes ces expressions inexactes ougrave ne reste rien

de ce que nous avons reacuteellement eacuteprouveacute qui constitue pour nous notre penseacutee

notre vie la reacutealiteacute et cest ce mensonge-lagrave que ne ferait que reproduire un art soi-

disant laquo veacutecu raquo simple comme la vie sans beauteacute double emploi si ennuyeux et si

vain de ce que nos yeux voient et de ce que notre intelligence constate quon se

demande ougrave celui qui sy livre trouve leacutetincelle joyeuse et motrice capable de le

mettre en train et de le faire avancer dans sa besogne La grandeur de lart veacuteritable

au contraire de celui que M de Norpois eucirct appeleacute un jeu de dilettante ceacutetait de

retrouver de ressaisir de nous faire connaicirctre cette reacutealiteacute loin de laquelle nous

vivons de laquelle nous nous eacutecartons de plus en plus au fur et agrave mesure que prend

plus deacutepaisseur et dimpermeacuteabiliteacute la connaissance conventionnelle que nous lui

substituons cette reacutealiteacute que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue et

qui est tout simplement notre vie raquo

(Le temps retrouveacute M Proust p 256-257)

Conclusion

Abandonner les sentiers battus de lrsquoexpression conventionnelle est une grande

tentation pour le poegravete DrsquoArthur Rimbaud agrave Andreacute Breton de Reneacute Char agrave Saint John Perse

le corpus de la poeacutesie qui se deacutepartit du langage ordinaire est extrecircmement riche Lorsqursquoils

ont du talent les poegravetes reacuteussissent agrave nous faire entrapercevoir une autre reacutealiteacute que celle agrave

laquelle nous sommes habitueacutes au prix parfois drsquoune certaine opaciteacute de leurs textes Mais le

chemin est eacutetroit entre la creacuteativiteacute veacuteritable et lrsquoastuce litteacuteraire pareacutee drsquoinventiviteacute factice

Chez Proust il nrsquoy a ni opaciteacute ni inventiviteacute factice Son art ne consiste pas agrave

assembler des mots en dehors de toute contrainte drsquousage mais agrave deacutecrire clairement des

expeacuteriences personnelles individuelles certes mais que pour les avoir veacutecues nous

reconnaissons comme existant dans notre expeacuterience commune Certaines nrsquoont pas eacuteteacute

lrsquoobjet de descriptions avant Proust et elles ont donc eacuteteacute avant lui litteacuteralement hors

corpus et donc hors de la langue Lrsquoart de Proust est ainsi essentiellement reacutefeacuterentiel et

creacuteatif Il parle du monde de notre monde de maniegravere neuve originale et frappante au point

que des fragments importants de son œuvre sont passeacutes dans la culture commune et donc

dans la langue Ce qui se passe en nous lorsque nous nous endormons ou la maniegravere dont les

souvenirs peuvent revenir involontairement agrave la conscience gracircce agrave une odeur ou agrave une

saveur cela ne peut ecirctre eacutevoqueacute agrave notre eacutepoque sans reacutefeacuterence agrave lrsquoœuvre de Proust en

lrsquooccurrence la premiegravere page de Du cocircteacute de chez Swann et lrsquoeacutepisode de la madeleine dite de

Proust

Si ces descriptions sont entreacutees dans les corpus drsquousages crsquoest parce que Proust les a

fait exister pour ses lecteurs au prix drsquoun effort linguistique en assemblant des mots de

notre langue commune de maniegravere parfois non conventionnelle et crsquoest drsquoailleurs cet usage

43

souvent hors norme mais reconnaissable de la langue qui donne cette qualiteacute eacutetrange et

belle agrave son œuvre Crsquoest cet usage creacuteatif qui a constitueacute pour lui puis pour nous la reacutealiteacute de

ce qursquoil voulait dire Il nrsquoy a pas lagrave de traduction drsquoune penseacutee en langue mais la construction

mentale drsquoune ideacutee neuve agrave lrsquoaide de mots que nous reconnaissons agrave la lecture

En conclusion disons que parler et eacutecrire de maniegravere laquo normale raquo crsquoest reacuteutiliser les

deacutenominations existant dans la langue avec leurs phraseacuteologies cest-agrave-dire leurs usages

conventionnels pour pointer vers une expeacuterience commune fortement baliseacutee par le langage

Parler et eacutecrire de maniegravere creacuteative en revanche cest utiliser la langue en-dehors des

phraseacuteologies habituelles mais en en tenant compte pour partager une expeacuterience neuve et

originale

Pour finir cet article voici un extrait de La pheacutenomeacutenologie de la perception de

Maurice Merleau-Ponty ougrave cet auteur deacutecrit la diffeacuterence entre notre pratique quotidienne

de la langue et son usage creacuteatif qui permet de transformer laquo en parole un certain silence raquo

laquo Nous vivons dans un monde ougrave la parole est institueacutee Pour toutes ces paroles

banales nous posseacutedons en nous-mecircmes des significations deacutejagrave formeacutees Elles ne

suscitent en nous que des penseacutees secondes celles-ci agrave leur tour se traduisent en

dautres paroles qui nexigent de nous aucun veacuteritable effort de compreacutehension Ainsi

le langage et la compreacutehension du langage paraissent aller de soi Le monde

linguistique et intersubjectif ne nous eacutetonne plus nous ne le distinguons plus du

monde mecircme et cest agrave linteacuterieur dun monde deacutejagrave parleacute et parlant que nous

reacutefleacutechissons Nous perdons conscience de ce quil y a de contingent dans lexpression

et dans la communication soit chez lenfant qui apprend agrave parler soit chez leacutecrivain

qui dit et pense pour la premiegravere fois quelque chose soit enfin chez tous ceux qui

transforment en parole un certain silence raquo

(Pheacutenomeacutenologie de la perception Merleau-Ponty 1945 214)

Bibliographie

1) Frath Pierre laquo La conception de la deacutenomination chez Georges Kleiber raquo in Res-

per-nomen IV Les theacuteories du sens et de la reacutefeacuterence Hommage agrave Georges Kleiber

Editions et Presses Universitaires de Reims Coord E Hilgert S Palma R Daval P

Frath agrave paraicirctre

2) Frath Pierre 2011 laquo La conscience dans la theacuteorie linguistique raquo in Res-per-

nomen III La reacutefeacuterence la conscience et le sujet eacutenonciateur Reference

Consciousness and the Speaking Subject Coord P Frath V Bourdier E Hilgert K

Breacutehaux amp J Dunphy-Blomfield Reims Editions et Presses Universitaires de

Reims pp 25-40

44

3) Frath Pierre 2011 laquo La reacutefeacuterence par le nom vers une linguistique

anthropologique raquo in Res per Nomen 2 langue reacutefeacuterence et anthropologie

Coordinateurs P Frath J Pauchard amp L Lansari Reims pp 57-76

4) Frath Pierre Kleiber Georges Seacutemantique de la Deacutenomination Reacutefeacuterentielle agrave

paraicirctre

5) Frath Pierre Gledhill Christopher 2005 laquo Quest-ce quune uniteacute

phraseacuteologique laquo in La phraseacuteologie dans tous ses eacutetats Actes du Colloques

Phraseacuteologie 2005 Bolly C Klein JR Lamiroy B (eacuteds) Cahiers de lInstitut

linguistique de Louvain CILL 31 2-4 pp 11-25

6) Frath Pierre Gledhill Christopher 2005 ldquoFree-Range Clusters or Frozen Chunks

Reference as a defining criterion for linguistic units raquo in RANAM (Recherches

Anglaises et Nord-Ameacutericaines) ndeg 38 Strasbourg pp 25-43

7) Gledhill Christopher Frath Pierre 2007 laquo Collocation phrasegraveme deacutenomination

vers une theacuteorie de la creacuteativiteacute phraseacuteologique raquo La Linguistique vol 43 fasc 1

8) Gledhill Christopher Frath Pierre 2005a ldquoA Reference-based Theory of

Phraseological Units The Evidence of Fossilsrdquo in Corpus Linguistics Vol 1 no 1

Editors Pernilla Danielsson and Martijn Wagenmakers Birmingham

9) Gledhill Christopher Frath Pierre 2005b laquo Une tournure peu en cacher une

autre linnovation phraseacuteologique dans Trainspotting raquo Les Langues Modernes 3

pp 68-79

10) Kleiber Georges laquo Y a-t-il des noms drsquoodeurs raquo in Casanova Herrero E et Calvo

Rigual C (eds) Actes del 26e Congregraves de Linguistica i Filologia Romagraveniques

(Valegravencia 6-11 de setembre de 2010) Berlin Walter de Gruyter Vol 3 pp 223-

234

11) Kleiber Georges 2003 laquo Sur la seacutemantique de la deacutenomination raquo Verbum tome

XXV 1 pp 97-106

12) Kleiber Georges 2001 laquo Remarques sur la deacutenomination raquo Cahiers de

Praxeacutematique 36 pp 21-41

13) Kleiber Georges 1984 laquo Deacutenomination et relations deacutenominatives raquo Langages

76 pp 77-94

14) Merleau-Ponty Maurice 1945 Pheacutenomeacutenologie de la perception Paris Gallimard

15) Proust Marcel 1954 Du cocircteacute de chez Swann Paris Gallimard Le Livre de Poche

1egravere publication Grasset 1913

16) Proust Marcel 1954 Le temps retrouveacute Paris Gallimard Folio 1egravere publication

NRF 1927

17) Pustejovsky James 1995 The Generative Lexicon Cambridge MA MIT Press

18) Rastier Franccedilois 1991 Seacutemantique interpreacutetative Paris PUF

19) Ryle Gilbert 1949 The Concept of Mind Hutchison London

45

20) Saussure Ferdinand de 2002 Eacutecrits de linguistique geacuteneacuterale texte eacutetabli et eacutediteacute

par Simon Bouquet et Rudolf Engler Paris Gallimard

21) Thomiegraveres-Kokochkina Irina 2013 laquo Je sens donc je dis (Les noms preacutedicatifs

drsquoodeurs simples et composeacutes en russe) raquo 32nd International Conference on Lexis

and Grammar Universidade do Algarve Faro Portugal September 10-14 2013

Pre-Proceedings Jorge Baptista Mario Monteleone pp 159-163

22) Valeacutery Paul (1936 2012) Le bilan de lrsquointelligence Paris Eacuteditions Allia

23) Wittgenstein Ludwig 1961 Tractatus logico-philosophicus suivi de Investigations

philosophiques Traduit de lallemand par Pierre Klossowski Paris Gallimard

46

Les modes de repreacutesentation du monde avec

les adjectifs qualificatifs en ndashist-

Tatiana BOTTINEAU

(INALCO)

La repreacutesentation langagiegravere de la perception du monde sera abordeacutee ici agrave travers

lrsquoemploi des adjectifs qualificatifs qui sont formeacutes avec le suffixe ndashist- agrave partir des noms

communs drsquoorigine russe Je ne parlerai pas des adjectifs de relation en ndashist- deacuteriveacutes des

noms propres comme marksistskij laquo marxiste raquo des noms de courants ideacuteologiques ou

politiques comme bolrsquoševistskij laquo bolcheacutevik raquo ou de ceux qui sont formeacutes agrave partir de racines

drsquoorigine eacutetrangegravere comme kapitalističeskij laquo capitaliste raquo

Je proposerai un essai de classification des adjectifs en ndashist- en recourant aux critegraveres agrave

la fois seacutemantiques et pragmatiques formels et eacutenonciatifs Du point de vue de la

seacutemantique je prendrai en compte le sens lexical de la base de deacuterivation (X) de lrsquoadjectif et

celui du substantif (Y) qualifieacute par lrsquoadjectif en ndashist- Du point de vue formel je preacutesenterai le

suffixe comme un relateur qui instaure un lien particulier entre les notions X et Y lien fondeacute

sur les opeacuterations abstraites de quantification et drsquoextraction Du point de vue eacutenonciatif je

chercherai agrave preacuteciser le rocircle et le statut de lrsquoinstance locutive en charge de la perception

sensorielle du monde et de sa repreacutesentation langagiegravere

Selon le mode de preacutesentation du monde par les Adjist je distinguerai trois grandes

classes les laquo classificateurs raquo les laquo deacuteterminateurs raquo et les laquo appreacuteciateurs raquo

1 La preacutesentation de la deacuterivation adjectivale dans la litteacuterature linguistique

Dans la litteacuterature linguistique russe la deacuterivation suffixale des adjectifs qualificatifs

est traiteacutee essentiellement de deux points de vue Drsquoune part il est de tradition de tenir

compte de la nature grammaticale nominale ou verbale de la base X Drsquoautre part les eacutetudes

aussi bien en synchronie qursquoen diachronie traitent des pheacutenomegravenes drsquoalternance dus agrave

lrsquoadjonction des suffixes agrave la base de deacuterivation X et se manifestant sur le plan

morphonologique et orthographique

Par ailleurs la description de certains suffixes comme par exemple ceux qui servent agrave

former les participes ou le comparatif est associeacutee agrave leur fonction grammaticale

En ce qui concerne le seacutemantisme des adjectifs deacuteriveacutes on eacutevoque volontiers le cas de

certains deacuteterminants formeacutes agrave partir de la mecircme base par lrsquoadjonction de diffeacuterents suffixes

(slab-enrsquok-ij slab-ovat-yj laquoaffaibliraquo volos-ist-yjvolos-at-yj laquo chevelu poilu raquo nosistyjnosatyj

laquo au grand nez raquo zdorovušrsquoij zdorovyj (kulak) laquo (poing) eacutenorme tregraves fort raquo etc) Ces

adjectifs sont reacuteguliegraverement preacutesenteacutes comme synonymes ou comme tregraves proches par leur

signification mais exprimant des nuances au service de lrsquoincontournable expressiviteacute ou

47

subjectiviteacute du langage dont les distinctions varient au greacute de la perception subjective des

auteurs A partir de lagrave les suffixes se voient doteacutes des capaciteacutes drsquoexprimer des valeurs

seacutemantiques et reccediloivent des eacutetiquettes de suffixes de diminution drsquoindeacutetermination de

deacutepreacuteciation drsquoaugmentation etc

En lrsquoabsence de formalisation des donneacutees une telle deacutemarche ne fournit pas drsquooutils

pertinents qui permettraient drsquoeacutetablir une distinction rigoureuse entre les suffixes

consideacutereacutes comme seacutemantiquement proches ou de cerner avec une preacutecision plus ou moins

grande la valeur et le fonctionnement drsquoun suffixe comme crsquoest le cas de ndashist-

2 Lrsquoapproche theacuteorique adopteacutee agrave lrsquoeacutetude des adjectifs en ndashist-

Je pars du principe qursquoen eux-mecircmes les suffixes ne sont pas iconiques qursquoils ne

possegravedent pas de lien avec le monde reacutefeacuterentiel et qursquoils nrsquoont pas de valeur seacutemantique

preacutedeacutetermineacutee les suffixes ne sont pas intrinsegravequement signifiants dans la mesure ougrave ils ne

renvoient agrave aucun signifieacute

Cependant lrsquoabsence de signifieacute nrsquoest pas synonyme de lrsquoabsence de toute signification

et les morphegravemes suffixaux peuvent contribuer agrave rendre des sens implicites qui se reacutevegravelent

lorsque ces eacuteleacutements sont placeacutes dans un environnement particulier qursquoil soit syntagmatique

ou propositionnel

La repreacutesentation du monde par un syntagme adjectival engage neacutecessairement une

double opeacuteration drsquoinstanciation celle du reacutefeacuterent qualifieacute (Y) mais aussi celle du reacutefeacuterent

nommeacute par la base de deacuterivation de lrsquoadjectif (X) Lrsquoadjonction du suffixe et son choix

lorsqursquoil est possible traduisent lrsquoexistence des processus cognitifs fondamentaux et agrave

caractegravere reacutecurrent De maniegravere geacuteneacuterale et notamment dans le cas de ndashist- la deacuterivation

suffixale se reacutevegravele comme la trace drsquoun travail mental reacutealiseacute dans le domaine des notions

respectives X et Y -ist- joue le rocircle drsquoun relateur mettant en place et deacuteterminant le mode de

repeacuterage entre deux reacutefeacuterents distincts qui varie en fonction de la nature de X et de Y

Les diffeacuterences du mode de repeacuterage permettent en particulier de poser la distinction

entre les adjectifs seacutemantiquement proches comme par exemple des deacuteterminants en ndashist-

(cvetistyj skulistyj) et en ndashast- (cvetastyj skulastyj)

Dans cette perspective la repreacutesentation langagiegravere drsquoun eacutetat des choses renvoie

neacutecessairement agrave une instance agrave la fois source de la perception en charge drsquoune activiteacute

sensorielle et source de lrsquoeacutenonciation en charge drsquoune activiteacute langagiegravere Lrsquoanalyse agrave

premiegravere vue morphologique et seacutemantique requiert le recours aux outils de la description

formelle avec lrsquoactualisation des notions X et Y et des liens qursquoelles entretiennent ainsi que

des paramegravetres eacutenonciatifs tels que le statut et la localisation temporelle des instances

eacutenonciatives

Dans cette perspective jrsquoenvisage le suffixe ndashist- comme remplissant une double

fonction Drsquoune part je considegravere ndashist- comme un marqueur de preacutesence de X en Y ce qui

48

constitue un trait distinctif du reacutefeacuterent Y qui permet de le particulariser et de lrsquoextraire de sa

classe geacuteneacuterique Drsquoautre part jrsquoattribue agrave ndashist- la proprieacuteteacute de focaliser sur la preacutesence

quantitative mais non quantifieacutee du X en Y Ainsi pjatnistaja poverxnostrsquo laquo surface tacheteacutee raquo

est une surface (Y) couverte de plusieurs pjatno laquo tache raquo (Xquant) vetvistoe derevo laquo arbre

branchu raquo est un arbre (Y) comportant de nombreuses vetvrsquo laquo branche raquo (Xquant) izvilistaja

doroga laquo route sinueuse raquo est une route (Y) avec beaucoup de izvilina laquo virage raquo (Xquant)

Lrsquoopeacuteration de la focalisation sur la quantification de X et celle de lrsquoextraction de Y

drsquoune classe de reacutefeacuterents semblables sont agrave la charge drsquoune instance agrave la fois foyer de

perception qui constate la reacutealiteacute reacutefeacuterentielle et drsquoune instance eacutenonciative support de la

deacutetermination du monde et de sa repreacutesentation agrave travers les formes langagiegraveres

approprieacutees

La reacutealisation de ces opeacuterations abstraites est fortement lieacutee au mode de la perception

visuelle auditive olfactive gustative ou encore tactile de la reacutealiteacute

3 Les donneacutees existantes

Drsquoapregraves le dictionnaire grammatical de Zaliznjak (2007) le nombre drsquoadjectifs

qualificatifs en -ist- srsquoeacutelegraveve tregraves preacuteciseacutement agrave trois cent dix-sept Une consultation rapide

des donneacutees sur Internet permet de deacutecouvrir une liste de 510 uniteacutes et de constater

lrsquoexistence drsquoautres Adjist qui ne figurent pas dans le Dictionnaire de Zaliznjak dyristyj

laquo ayant de nombreux trous raquo vymistyj laquo posseacutedant un pis important raquo zakorjučistyj laquo ayant

de nombreux crochets accros raquo zazvonistyj laquo retentissant bien sonore raquo etc

Il va de soi qursquoil nrsquoy a pas de confusion entre le suffixe ndashist- et la racine ist- de lrsquoadjectif

istyj laquo correct reacutegulier vrai veacuteritable raquo (cf istina laquo veacuteriteacute vraie raquo) On govorit kak istyj

džentlrsquomen laquo Il parle comme un vrai gentlemen raquo

31 Les bases de deacuterivation des adjectifs en ndashist-

Les bases X et Y renvoient indiffeacuteremment aux reacutefeacuterents animeacutes (bolvanistyj učenik

laquo eacutelegraveve peu doueacute raquo) ou inanimeacutes (zolotistyj kolos laquo eacutepi doreacute raquo) concrets ou abstraits

(podxalimistaja myslrsquo laquo penseacutee flagorneuse raquo) cette derniegravere configuration eacutetant cependant

plutocirct minoritaire

Les Adjist sont majoritairement deacuteriveacutes

- de substantifs

pružina laquo ressort raquo pružinistyj mylo laquo savon raquo mylistyj bas laquo basse raquo basistyj

- drsquoadjectifs

vodjanoj laquo drsquoeau raquo vodjanistyj krovjanoj laquo se sang raquo krovjanistyj travjanoj

laquo herbeux raquo travjanistyj

49

- de verbes pour un nombre restreint drsquouniteacutes

prižimatrsquo laquoserrerraquo prižimistyj čelovek laquohomme avareraquo zadiratrsquo laquotaquiner accrocher qqnraquo

zadiristyj malrsquočik laquogarccedilon taquin accrocheurraquo preryvatrsquo laquointerrompreraquo preryvistaja

rečrsquo laquodiscours saccadeacuteraquo razvesitrsquo laquoeacutetendreraquo razvesistyj kust laquobuisson branchu raquo

Servant agrave former des adjectifs agrave partir des uniteacutes de langue qui appartiennent agrave

drsquoautres cateacutegories grammaticales le suffixe ndashist- permet une deacuterivation transcateacutegorielle

osanka laquo port prestance raquo osanistyj laquo drsquoune belle prestance raquo

vetvrsquo laquo branche raquo vetvistyj laquo branchu raquo

uvesitrsquo laquo accrocher suspendre tout autour raquo uvesistyj laquo lourd pesant raquo

La deacuterivation agrave lrsquointeacuterieur de la classe adjectivale est souvent accompagneacutee de la

modification plus ou moins signifiante du seacutemantisme de lrsquoadjectif preacuteexistant avec un

certain degreacute de conceptualisation dans le passage du concret agrave lrsquoabstrait

otryvnoj kalendarrsquo laquo calendrier agrave feuillets deacutetachables raquo otryvistyj ton laquo ton bref

saccadeacute raquo

mučnoj pirog laquo gacircteau fait avec de la farine raquo mučnistoe jabloko laquo pomme farineuse raquo

šolkovyj šarf laquo eacutecharpe en soie raquo šelkovistyj šarf laquo eacutecharpe soyeuse raquo etc

Lrsquoadjonction des suffixes diffeacuterents agrave la mecircme base est quelquefois agrave lrsquoorigine des

doublets qui diffegraverent consideacuterablement par leur signification respective

kožanyj pidžak laquo veste en cuir raquo kožistyj frukt laquo fruit agrave peau eacutepaisse raquo

ledjanoj dom laquo maison en glace raquo lrsquodistyj sneg laquo neige verglaccedilante raquo

gornyj xrebet laquochaicircne de montagne crecircte raquo goristyj landšaft laquo paysage montagneux raquo

korenistyj dub laquo checircne bien enracineacute raquo korenastyj čelovek laquo homme trapu raquo

napornyj mexanizm laquo meacutecanisme agrave pression raquo naporistyj čelovek laquo personne

insistante raquo

Dans certains cas la diffeacuterence seacutemantique entre les doublets reste agrave preacuteciser

Cvet laquocouleur raquo cvetistyj cvetastyj platok

Utroba laquo ventre raquo utrobistyjutrobnyj golos

Skula laquo pomette raquo skulastoe skulistoe lico

Gora laquo montagne raquo goristyj gornyj pejzaž

Sutulyj laquo vouteacute raquo sutulistaja sutulaja spina

Pokatyj laquo inclineacute raquo pokatistaja pokataja kryša etc

50

32 Les valeurs seacutemantiques exprimeacutees par les Ajdist

Selon Vinogradov les adjectifs qualificatifs en ndashist- expriment les valeurs suivantes

- preacutesence abondante de quelque chose ou possession de quelque chose drsquoabondant

(obilie čego-nibud obladanie množestvom čego-nibudrsquo)

- quantiteacute excessive de quelque chose (značenie izlišnego količestva čego-nibudrsquo)

- preacutesence drsquoune quantiteacute importante drsquoadditif (naličie bolrsquošoj primesi čego-nibudrsquo)

voda [eau]40 ndash vodjanistyj krovrsquo [sang] - krovjanistyj maslo [huile beurre]

masljanistyj trava [herbe] - travjanistyj sera [soufre] - sernistyj muka [farine] -

mučnistyj cf prizemistyj - bas)

- ressemblance agrave quelque chose (poxožij na čto-nibudrsquo napominajuščij svoimi

kačestvami to veščestvo)

- degreacute important de manifestation drsquoune capaciteacute drsquoun penchant (silrsquonaja stepenrsquo

sklonnosti sposobnosti k kakomu-nibudrsquo dejstviju) razgonistye stročki (lignes

eacutecriture eacutelanceacutee) laquo tabak črezvyčajno zaboristyj raquo (tabac trop fort) laquo Egraveti gospoda

razmasisty kak tjurja raquo (Ces messieurs sont trop mou comme de la bouillie) etc

La liste de valeurs seacutemantiques des Adjist dresseacutee par Vinogradov permet de constater

un trait reacutecurrent commun agrave tous les deacuteterminants Il srsquoagit de caracteacuteriser un reacutefeacuterent agrave

travers la preacutesence quantitativement importante mais indeacutetermineacutee drsquoun trait distinctif

nommeacute par le radical de lrsquoadjectif41

En revanche comme on peut lrsquoobserver sur lrsquoexemple des syntagmes comme škvalistyj

veter (vent agrave rafales) metelistyj veter (tempecircte de neige) serebristyj samoljot (avion argenteacute)

etc la liste de Vinogradov ne comporte pas les adjectifs Adjist qui deacuteterminent le degreacute de

manifestation de cette proprieacuteteacute comme atteacutenueacute

Restant dans le domaine seacutemantique je propose dans un premier temps de classer les

adjectifs Adjist du point de vue du moyen leur appreacutehension visuelle auditive tactile

gustative ou encore olfactive par une instance foyer de la perception du monde Cette

classification fait reacutefeacuterence aux proprieacuteteacutes intrinsegraveques du reacutefeacuterent Y

- sa forme zmeistaja tropinka laquo sentier serpentin raquo šrsquoelistyj pol laquo plancher fissureacute raquo

jačeistyj škaf laquo armoire agrave casier raquo

- sa couleur zemlistyj cvet lica laquo teint terreux raquo

- sa surface šelkovistaja tkanrsquo laquo tissu soyeux raquo

- sa composition glinistaja počva laquo sol argileux raquo ou sa structure jačeistyj škaf

laquo armoire agrave casier raquo)

40 Ce commentaire est de nous 41 Ce trait sera deacutesigneacute dans cet article par Xquant

51

- lrsquoeffet sonore qursquoil est susceptible de produire golosistyj pevec laquo chanteur avec une

voix puissante raquo basistyj golos laquo voix de basse raquo nadryvistyj krik laquo cri deacutechirant raquo

- lrsquoeffet olfactif qursquoil est susceptible de produire zapašistyj buket laquo bouquet

odorifeacuterant raquo dušistoe mylo laquo savonnette parfumeacutee raquo

- lrsquoeffet gustatif qursquoil est susceptible de produire vodjanistyj sok laquo jus de fruit aqueux raquo

mučnistoe jabloko laquo pomme farineuse raquo oskomistyj vinograd laquo raisin agrave goucirct aciduleacute raquo

- lrsquoeffet tactile qursquoil est susceptible de produire šelkovistaja tkanrsquo laquo tissu soyeux raquo

Parmi les 317 adjectifs en ndashist- citeacutes par le dictionnaire de Zaliznjak la majoriteacute rend la

perception visuelle du monde Un nombre significatif rend lrsquoeffet produit par le

comportement drsquoun individu qui est fondeacute sur sa perception visuelle immeacutediate ou sur un

savoir preacutealablement acquis (podxalimistyj laquo flagorneur raquo pokladistyj laquo accomodant raquo

uxrapistyj raquo smekalistyji laquo astucieux rapide raquo prižimistyj laquo radin raquo)

Une dizaine drsquoadjectifs essentiellement deacuteriveacutes de bases verbales rendent les

proprieacuteteacutes perccedilues par la voie auditive

basistyj baritonistyj golos laquo voix de basse de baryton raquo

golosistyj pevec laquo chanteur avec une belle voix raquo

perekatistyj pokatistyj raskatistyj grom laquo tonnerre grondant raquo

perelivistyj laquo vibrant (pour une voix) raquo

nadryvistyj laquo fecircleacute (pour une voix) raquo preryvistyj laquo entrecoupeacute interrompu (souffle voix

discours) raquo otryvistyj laquo saccadeacute sec (pour une voix) raquo

Quelques uniteacutes seulement rendent les sensations gustatives (oskomistyj mučnistyj

vodjanistyj navaristyj etc) tactiles (korjažistyj eršistyj pušistyj etc) ou olfactives (dušistyj

zapašistyj)

Lrsquoorigine des sensations reste cependant quelque peu ambigueuml dans la mesure ougrave les

mecircmes deacuteterminants peuvent se rapporter aux diffeacuterents types de perception Par exemple

lrsquoemploi de lrsquoadjectif podžaristyj rend agrave la fois une perception visuelle drsquoun plat agrave la

perception gustative lorsqursquoon le consomme ou auditive lorsqursquoon entend les sons

caracteacuteristiques agrave sa consommation

Pour tous ces deacuteterminants le substantif renvoie agrave un reacutefeacuterent Y inanimeacute agrave lrsquoexception

de ceux tregraves nombreux qui se rapportent agrave un reacutefeacuterent animeacute dont ils caracteacuterisent la

maniegravere de se comporter (naxrapistyj laquo culotteacute raquo bolvanistyj laquo becircte raquo smekalistyj laquo futeacute raquo

xuliganistyj laquodeacutesobeacuteissant irrespectueux raquo)

52

33 Le foyer de la perception Les impressions et les sensations

Le corpus indique que la valeur seacutemantique drsquoun Adjist a un lien naturel avec les

capaciteacutes physiologiques de lrsquohomme et implique la prise en compte des paramegravetres

cognitifs lors de lrsquoanalyse des emplois de ces deacuteterminants

Ce nrsquoest probablement pas tout agrave fait un hasard srsquoil existe en russe les expressions

meacutetaphoriques vsevidjaščee oko laquo œil qui voit tout raquo et vseslyšaščee uxo laquo oreille qui entend

toutraquo mais que de telles syntagmes nrsquoexistent pas en relation avec les sensations gustatives

olfactives ou tactiles Est-ce ducirc agrave la capaciteacute de lrsquohomme drsquoappreacutehender instantaneacutement

plusieurs reacutefeacuterents distincts ou plusieurs traits drsquoun seul reacutefeacuterent par la voie visuelle ou

auditive alors que la perception du monde par les autres voies serait limiteacutee agrave

lrsquoappreacutehension drsquoun seul trait distinctif drsquoun reacutefeacuterent unique dont on ne peut mesurer que le

degreacute de reacutealisation

La diffeacuterence entre les moyens de la perception physiologique agrave mon sens correspond

dans la langue agrave deux modes diffeacuterents de caracteacuterisation par Adjist de la proprieacuteteacute X lrsquoun

relevant de la focalisation sur la quantification indeacutetermineacutee de sa preacutesence multiple lrsquoautre

relevant de la focalisation sur lrsquointensiteacute de sa reacutealisation La reacutealisation intense de X en Y

induit la mise implicite de X sur un gradient et actualise sa nature scalaire

Exemples de la preacutesence en Y drsquoeacuteleacutements multiples X vetvistoe derevo laquo arbre

branchu raquo poristyj šokolad laquo tablette de chocolat souffleacute raquo jačeistyj jaščik laquo tiroir agrave casier raquo

mozolistye ruki laquo mains rugueuses (avec nombre drsquoampoules) raquo

Exemples de lrsquoexpression du degreacute de reacutealisation de X en Y sutulistaja spina laquo dos

voucircteacute raquo blondinistye volosy laquo cheveux blonds raquo pižonistyj pidžak laquo veste de dandy raquo

obrsquojomistaja kniga laquo livre volumineux raquo skulistoe lico laquo visage agrave pommettes raquo

La correacutelation entre les diffeacuterents domaines de lrsquoactiviteacute humaine justifie lrsquoexistence

des variations seacutemantiques des adjectifs en ndashist- et implique celle du degreacute drsquoimplication du

locuteur agrave la fois foyer de la perception des reacutefeacuterents et source de leur repreacutesentation

langagiegravere

La perception visuelle apparaicirct comme le mode de lrsquoappreacutehension du monde qui

confegravere au locuteur le statut drsquoobservateur externe (Sobs) qui constate lrsquoexistence de X en Y

mais son implication reste limiteacutee Lrsquohomme saisit visuellement une image instantaneacutee du

reacutefeacuterent Y mais il lui reste exteacuterieur il nrsquoy a pas drsquointeraction avec le foyer de la perception

et le reacutefeacuterent perccedilu Y nrsquoest que lrsquoobjet de lrsquoobservation et sa deacutetermination par le locuteur

porte sur sa forme sa couleur ou sa composition sans qursquoil y ait un contact physique direct

avec lrsquoobjet

La distance physique qui seacutepare le foyer de la perception visuelle du reacutefeacuterent

contribue agrave lrsquoemploi freacutequent des adjectifs Adjist avec des sens figureacutes et favorise la

construction des repreacutesentations meacutetaphoriques du monde par analogie le reacutefeacuterent

53

immeacutediatement perccedilu est mentalement rapprocheacute drsquoautres reacutefeacuterents absents du champ

drsquoobservation du locuteur

1) Na stole hellip močalistaja varjonaja govjadina i korobka iz-pod sardin (A Čexov citeacute

drsquoapregraves le dictionnaire de Ušakov)

Sur la table eacutetaient poseacutes un plat de viande filandreuse cuite agrave lrsquoeau et une boite de

sardines vide

2) Aspid smotrel kak serye pautinistye morščiny u glaz isčezajut pod tonkimi

mazkami krem-pudry laquo Maks Faktor raquo (A Bayette)

Aspid observait comment sous les touches fines du fond de teint laquo Max Factor raquo

poseacutees sous ses yeux disparaissaient les filaments gris de ses rides

En revanche la perception des sensations olfactive gustative et auditive induit

lrsquoappropriation physiologique Y par le foyer de la perception de lrsquoodeur du goucirct ou du son

qui eacutemanent de Y ce qui suppose une implication plus active de lrsquoinstance foyer de la

perception Lrsquoadjectif en ndashist- ne fait pas reacutefeacuterence agrave la preacutesence quantitative drsquoeacuteleacutements X en

Y mais signifie que la proprieacuteteacute X a atteint un degreacute important de manifestation et qursquoil

constitue pour le foyer de la perception la caracteacuteristique distinctive du reacutefeacuterent Y qui

laquo efface raquo ses autres proprieacuteteacutes Ainsi dans oskomistyj vinograd laquo raisin eacutecœurant raquo seul

lrsquoeffet drsquoeacutecœurement est rendu par Adjist alors mecircme que le raisin en question peut avoir

drsquoautres qualiteacutes gustatives mais non pertinentes pour le foyer de perception dans paxučij

cvetok laquo fleur odorifeacuterante raquo lrsquoodeur forte de la fleur efface les traits comme sa couleur sa

taille ou sa forme dans basistyj golos laquo voix proche drsquoune basse raquo le registre de la voix est

privileacutegieacute agrave sa puissance etc Lrsquoimplication du foyer de la perception dans la repreacutesentation

verbale de ces sensations est plus importante car il se preacutesente comme le nouveau siegravege de

lrsquoexistence de X avec lrsquoappreacuteciation subjective de son degreacute de reacutealisation

Lrsquoexpression des sensations tactile et gustative du monde est susceptible de se

confondre avec les impressions visuelles drsquoougrave le rocircle important du contexte qui permet de

deacutecider de quel mode de perception il srsquoagit

3) I srsquorsquojev plombir laquo Leningradskij raquo eščo nedolgo posasyvaet derevjannyju

zanozistuju paločku (Solomatin 2009) ndash perception tactile

Et ayant termineacute la glace laquo Leningradskij raquo elle continue quelque temps de sucer

son bacirctonnet rugueux

4) Vdolrsquo steny ležali zanozistyje nestrugannye doski a na nix počemu-to stojali

mužskie botinki (Usinova 2003) ndash perception visuelle

54

Le long du mur eacutetaient poseacutees des planches rugueses non raboteacutees et agrave cocircteacute

drsquoelles on ne sait pourquoi il y avait une paire de chaussures drsquohomme

5) V navaristom bulrsquojone plavali obnaružennye v kurice laquo nedojaički raquo ndash žoltye

vkusnye mučnistye na raskus šariki raznoj veličiny (Rubina 2006) ndash perception

gustative

Dans le consommeacute flottaient de petits œufs laquo inacheveacutes raquo trouveacutes agrave lrsquointeacuterieur de

la poule ndash des boules de diffeacuterentes tailles jaune de couleur bonne au goucirct

farineuses lorsqursquoon les croquait

6) V Širvane poražali potoki živoj massy stepi ustremljonnoj v krugooborot

žiznetvorenja kroxotnye palrsquočikovye sledy pesčanok vokrug norok miniatjurno

čotkie otpečatannye v mučnistoj pyli kogotok otdeljaetsja ot kogotka kroxotnoj

gorkoj (Iličevskij 2009) ndash perception visuelle

A Chirvan on eacutetait frappeacute par les flux vivants de la steppe lanceacutee dans le

mouvement tourbillonnant de la creacuteation de la vie de minuscules traces de pattes

des gerboises autour de leurs trous microscopiques et nettes laissaient des

empreintes dans la poussiegravere farineuse chaque trace de griffe eacutetait seacutepareacutee de

lrsquoautre par un petit monticule de terre

7) laquo Serebristyj zvon ručja raquo - smotrite online na oficialrsquonom sajte telekanala

laquo Rossija raquo raquo - perception auditive

laquo Murmure argentin du ruisseau raquo ndash regardez le film on line sur le site officiel du

teacuteleacute canal laquo Rossija raquo

8) Serebristaja doroga

Ty zovoš menja kuda

Svečkoj čistočetvergovoj

Nad toboj gorit zvezda (Esenin) ndash perception visuelle

Chemin argenteacute

Ougrave mrsquoappelles-tu

Tel le cierge du jeudi Saint

Brille au-dessus de toi une eacutetoile

A partir de ces observations impliquant lrsquoexpression du degreacute drsquoimplication du foyer de

la perception dans la description du monde je fais une distinction entre lrsquoappreacutehension

visuelle des reacutefeacuterents qui relegraveve du domaine des impressions et les autres modes de

perception relevant du domaine des sensations La dimension subjective dans la

55

deacutetermination proposeacutee par les Adjist reste toujours preacutesente mais son poids nrsquoest pas le

mecircme dans les deux cas

4 La perception visuelle et lrsquoopeacuteration de quantification indeacutetermineacutee de X

Dans la classe des Adjist qui rendent la perception visuelle du monde je distingue les

adjectifs laquo deacuteterminateurs raquo et les adjectifs laquo classificateurs raquo Cette distinction reflegravete les

diffeacuterences entre les opeacuterations cognitives qui preacutecegravedent la caracteacuterisation verbale des

reacutefeacuterents par une instance eacutenonciative

41 Les adjectifs laquo deacuteterminateurs raquo

Le fonctionnement des laquo deacuteterminateurs raquo se deacutecline sous deux configurations Y

possegravede Xquant et Y ressemble agrave X

411 Y possegravede Xquant

Lrsquoemploi des Adjist du type laquo Y possegravede Xquant raquo couvre deux opeacuterations cognitives

distinctes mais lieacutees entre elles La premiegravere consiste en la deacutetermination de Y reacutefeacuterent

concret et le plus souvent inanimeacute agrave travers la preacutesence du trait distinctif Xquant la deuxiegraveme

opeacuteration est celle de lrsquoextraction de Y de la classe geacuteneacuterique dont il fait partie

Du point de vue notionnel Y et X deacutesignent deux reacutefeacuterents indeacutependants lrsquoun de lrsquoautre

mais qui dans la reacutealiteacute reacutefeacuterentielle possegravedent un lien double

Drsquoune part ils sont lieacutes par une relation de possession (Y possegravede X) intrinsegraveque agrave la

nature de Y vetvistyj kust - un buisson est naturellement doteacute de branches izvilistaja

doroga - un chemin est susceptible drsquoavoir des virages šrsquoelistyj pol - un plancher a facilement

des fissures

Drsquoautre part X et Y sont lieacutes par une relation de deacutependance Y eacutetant la source de X

une branche est issue drsquoun arbre un virage fait partie drsquoune route une fissure ne peut exister

que sur un support mateacuteriel La relation liant Y et X nrsquoest pas celle drsquoeacutegaliteacute Y pourrait

eacuteventuellement ecirctre deacutepourvu de X mais X fait forceacutement partie de Y

Consubstantielle au reacutefeacuterent Y lrsquoexistence de X en elle-mecircme ne constitue pas son trait

distinctif et ne peut ecirctre eacutevoqueacutee pour deacuteterminer Y En revanche crsquoest lrsquoabondance

drsquoeacuteleacutements Xquant qui permet de speacutecifier de distinguer Y des autres reacutefeacuterents similaires et de

lrsquoextraire de la classe geacuteneacuterique dont il fait partie Aussi les bases nominales X renvoient-

elles agrave des reacutefeacuterents qui se soumettent agrave la quantification (objets deacutenombrables) vetvistoe

derevo laquo arbre branchu raquo šrsquoelistyj pol laquo plancher fissureacute raquo porožistaja reka laquo un cours drsquoeau

rapide raquo žilistoe mjaso laquo viande filandreuse raquo jačeistyj škaf laquo armoire agrave casiers raquo ušrsquoelistyj

massif laquo massif avec plusieurs gorges raquo skvažityj relief laquo relief agrave puits de peacutetrole raquo sloistoe

pirožnoe laquo mille-feuilles raquo korjažistyj stvol laquo tronc drsquoarbre noueux raquo

56

La deacutetermination quantitative de la preacutesence de X en Y opeacuteration mentale

explicitement rendue par un quantifieur nrsquoest pas envisageable dans le cas des adjectifs en ndash

ist- il srsquoagit en effet drsquoun acte implicite de coheacutesion de rassemblement des reacutefeacuterents Xquant

en Y

En revanche il nrsquoy a pas de contrainte seacutevegravere pour lrsquoemploi de ces deacuteterminants avec

les adverbes qui marquent aussi bien une grande quantiteacute qursquoune petite quantiteacute de X očenrsquo

(nemnogo) žilistoje mjaso laquo viande tregraves (un peu) filandreuse raquo vesrsquoma (slegka) šrsquoelistyj pol laquo

plancher tregraves (leacutegegraverement) fissureacute raquo črezvyčajno (edva) izvilistaja doroga laquo chemin

excessivement (agrave peine) accidenteacute raquo

La pluralisation de X ne conduit pas agrave la particularisation de chacun drsquoentre eux mais agrave

la speacutecification de Y qui attire lrsquoattention de lrsquoinstance foyer de la perception par la preacutesence

de Xquant en Y Etant le siegravege de preacutesence de Xquant Y deacutelimite quantitativement son

occurrence ce qui permet lrsquoactualisation de lrsquoexistence drsquoune situation particuliegravere

observable et observeacutee La deacutetermination de Y avec Adjist nrsquoa aucun fond poleacutemique mais

tend agrave transmettre la perception visuelle de la reacutealiteacute objective Y par un observateur

synchrone neutre Sobs

Cette opeacuteration confegravere aux Adjist une fonction deacuteterminative Y est diffeacuterent de Y1 Y2

Yn non pas parce qursquoil possegravede X mais parce qursquoil possegravede Xquant

Lrsquoexistence des deux reacutefeacuterents Xquant et Y est simultaneacutee et elle est indexeacutee sur le

mecircme espacetemps La relation qui les unit est agrave la fois celle de la localisation (Xquant est

laquo logeacute raquo en Y) et de la possession (Y possegravede Xquant) Mecircme si crsquoest bien Xquant qui permet la

speacutecification de Y la relation entre les deux reacutefeacuterents srsquoeacutequilibre et prend la forme drsquoun

constat objectif fait par un eacutenonciateur-observateur (Sobs) dont la position est synchrone agrave la

situation deacutecrite Lrsquoinstance perceptive reste exteacuterieure agrave Y elle se contente de poser son

regard sur lui sans avoir de contact direct avec les reacutefeacuterents Y ou avec X drsquoougrave un degreacute

drsquoimplication relativement limiteacute de lrsquoinstance de la perception du monde

Ces opeacuterations cognitives abstraites confegraverent aux Adjist une fonction deacuteterminative

Y est diffeacuterent de Y1 Y2 Yn non pas parce qursquoil possegravede X mais parce qursquoil possegravede Xquant

41 2 Y ressemble agrave X

Les adjectifs Adjist qui rendent la relation laquo Y ressemble agrave X raquo qualifient le reacutefeacuterent Y par

le truchement drsquoun rapprochement mental avec le reacutefeacuterent X Y et X existent

indeacutependamment lrsquoun de lrsquoautre mais auraient selon le foyer de la perception une proprieacuteteacute

commune qui permet de les comparer ou de les associer lrsquoun agrave lrsquoautre

Les substantifs aussi bien animeacutes qursquoinanimeacutes sont concerneacutes par cette configuration

Lrsquoopeacuteration mentale reacutealiseacutee srsquoappuie sur une impression visuelle immeacutediate susciteacutee

par le reacutefeacuterent Y que lrsquoon associe au reacutefeacuterent X absent du champ drsquoobservation Souvent ce

sont des emplois meacutetaphoriques permettant de deacutecrire la couleur de Y (serebristaja trava laquo

57

herbe argenteacutee raquo zemlistyj cvet lica laquo teint terreux raquo) sa forme (zvezdistoe ukrašenie

laquo deacutecoration en forme drsquoeacutetoile raquo) sa maniegravere de se comporter (podxalimistyj tip laquo flagorneur

hypocrite raquo) ou plusieurs proprieacuteteacutes agrave la fois comme crsquoest le cas du syntagme močalistye

volosy laquo cheveux en filasse raquo qui fait reacutefeacuterence agrave la couleur jaune etou agrave la consistance drsquoune

eacuteponge veacutegeacutetale

Le trait caracteacuteristique qui unit X et Y (couleur forme consistance comportement) est

consubstantiel agrave X mais il est conjoncturel agrave Y la proprieacuteteacute X nrsquoest pas intrinsegraveque agrave Y mais

Y fait penser agrave X

Contrairement agrave la configuration laquo Y possegravede Xquant raquo qui focalise sur la preacutesence

quantitativement importante de X en Y les Adjist laquo Y ressemble agrave X raquo nrsquoinduisent pas la

localisation virtuelle de X en Y Ils construisent un rapprochement fondeacute sur un trait

virtuellement commun qursquoils tendent agrave minorer et agrave introduire ainsi un certain degreacute

drsquoindeacutetermination dans la deacutetermination proposeacutee metelrsquo laquo tempecircte de neige raquo

metelistaja pogoda laquo temps agrave la tempecircte de neige raquo bolvan laquo creacutetin raquo bolvanistyj učenik laquo

eacutelegraveve peu doueacute raquo barxat laquo velours raquo barxatistaja tkanrsquo laquo eacutetoffe velouteacutee raquo

La deacutetermination quantitative minoreacutee de la preacutesence de X se trouve en correacutelation

avec la contrainte seacutevegravere pour lrsquoemploi de ces Adjist avec lrsquoadverbe de haut degreacute očenrsquo

laquo tregraves raquo očenrsquo metelistaja pogoda očenrsquo bolvanistyj učenik očenrsquo serebristyj samoljot

očenrsquo zemistyj cvet lica Il nrsquoest pas possible en effet drsquoindiquer qursquoune valeur faiblement

preacutesente a un haut degreacute de manifestation

Lrsquoexpression de lrsquoatteacutenuation dissimule la reacutealisation implicite drsquoune opeacuteration de

deacuteneacutegation temps agrave la tempecircte mais pas la tempecircte eacutelegraveve peu doueacute mais pas un

imbeacutecile complet eacutetoffe velouteacutee mais pas le velours Le deacuteterminant Adjist signale que la

ressemblance de Y agrave X nrsquoest que partielle et interdit lrsquoassimilation des deux reacutefeacuterents

Lrsquoatteacutenuation la neacutegation et lrsquoindeacutetermination absentes du mode de fonctionnement des

adjectifs laquo Y possegravede Xquantraquo impliquent un travail intellectuel drsquointerpreacutetation de

superposition de lrsquoacte immeacutediat de perception visuelle et de lrsquoacte meacutediat de transfert

mental qui passe par deux eacutetapes conseacutecutives

La premiegravere eacutetape relegraveve du domaine sensoriel ougrave lrsquoobservateur synchrone (Sobs)

perccediloit Y comme un stimulus suscitant chez lui une reacuteaction spontaneacutee

La deuxiegraveme eacutetape relegraveve du domaine du mental elle nrsquoest pas de nature immeacutediate et

spontaneacutee La perception de Y provoque la reacuteminiscence drsquoune sensation ou drsquoun savoir

anteacuterieurs Lrsquoopeacuteration intellectuelle fait appel agrave un transfert de proprieacuteteacute et implique un

acte drsquointerpreacutetation en infeacuterant agrave travers une proprieacuteteacute distinctive et conjoncturelle de Y

observeacute le rapprochement avec une proprieacuteteacute intrinsegraveque de X absent

Le deacutecalage temporel et spatial entre Y et X dans la reacutealiteacute reacutefeacuterentielle induit le

deacutedoublement de lrsquoinstance eacutenonciative en deux supports distincts la perception de Y est agrave

la charge drsquoun observateur neutre (Sobs) la reacuteminiscence de X est du ressort drsquoun

58

eacutenonciateur omniscient (Somn) Au moment de lrsquoeacutenonciation lrsquoinstance eacutenonciative concilie

les deux positions et devient lrsquoartisan de la repreacutesentation imageacutee du monde Ce mode de

construction des sens avec les Adjist deacuteterminateurs est une source ineacutepuisable de langage

meacutetaphorique Le double statut de lrsquoeacutenonciateur et la superposition de deux plans temporels

sont indispensables dans la construction drsquoune meacutetaphore et plus largement dans les

emplois des mots au sens figureacute

La structure du syntagme avec un adjectif Adjist ne correspond pas aux eacutetapes

successives du processus cognitif deacutecrit Dans la reacutealiteacute reacutefeacuterentielle lrsquoobservateur drsquoabord

perccediloit Y et ensuite seulement il le deacutetermine

Crsquoest pourtant lrsquoinverse dans le plan de la langue et de lrsquoordre des mots dans le

syntagme La deacutetermination du reacutefeacuterent agrave travers sa proprieacuteteacute distinctive est premiegravere par

rapport agrave sa nomination comme si la description du monde srsquoappuyait avant tout sur sa

perception visuelle et ensuite seulement sur le processus mental de la reacuteminiscence

lrsquoappreacuteciation subjective de la reacutealiteacute eacutetant plus importante que la reacutealiteacute elle-mecircme

5 Les adjectifs laquo classificateurs raquo Y engendre Xquant

Les adjectifs en ndashist- deacuteterminent le reacutefeacuterent Y comme susceptible drsquoengendrer Xquant

penistoe pivo laquo biegravere mousseuse raquo obvalistyj ovrag laquo ravin menaccedilant de glissement de

terrain raquo zanozistaja palka laquo bacircton rugueux (agrave eacutechardes) raquo mylistyj porošok laquo poudre

savonneuseraquo Leur emploi est marqueacute par une progression dans la preacutesentation abstraite du

monde et peut ecirctre consideacutereacute comme agrave mi-chemin entre les Adjist qui rendent la perception

visuelle ou les impressions gustative tactile ou olfactive du monde

Lagrave encore les adjectifs en -ist- permettent de distinguer le reacutefeacuterent Y des autres

repreacutesentants de la mecircme classe toutes les biegraveres ne sont pas mousseuses tous les ravins

ne provoquent pas drsquoeacuteboulement tous les bacirctons ne donnent pas des eacutechardes toutes les

poudres agrave laver ne sont pas moussantes

Dans cette configuration le suffixe ndashist- preacuteasserte la pluralisation puissantielle de X

9) On ljubit tolrsquoko penistoe pivo

Il nrsquoaime que la biegravere mousseuse

10) Ne trogaj palku ona zanozistaja

Ne touche pas agrave ce bacircton il donne des eacutechardes

11) Ne pokupaj egravetot porošok on sovsem ne mylistyj

Nrsquoachegravete pas cette poudre elle nrsquoest pas du tout savonneuse

59

Le lien entre les reacutefeacuterents X et Y est double fondeacute sur lrsquoanticipation et la relation de

cause agrave effet Lrsquoexistence de X au moment de lrsquoeacutenonciation est virtuelle il ne srsquoagit pas drsquoun

constat synchrone de X mais de la preacuteconstruction de son existence possible

Le reacutefeacuterent X est susceptible drsquoecirctre engendreacute par Y agrave la suite drsquoun acte speacutecifique qui

pourrait lrsquoaffecter la biegravere ne donnera de la mousse que si elle verseacutee le ravin ne

srsquoeacutecroulera que srsquoil est soumis agrave une pression le bacircton ne donnera des eacutechardes que srsquoil est

pris agrave mains nues En drsquoautres termes lrsquoexistence de Xquant est virtuelle et deacutepend de

lrsquoactualisation de la proprieacuteteacute de Y de lrsquoengendrer agrave la suite drsquoun acte speacutecifique

Une fois de plus du point de vue reacutefeacuterentiel Y est premier par rapport agrave X mais au

niveau de la langue crsquoest X qui apparaicirct en premier ce qui est consigneacute par lrsquoordre lineacuteaire

des mots dans le syntagme

Le processus mental nrsquoest pas deacuteclencheacute par la perception drsquoun trait immeacutediatement

observable et ne traduit ni la fusion ni lrsquoassociation mentale des deux reacutefeacuterents comme

crsquoeacutetait le cas des adjectifs deacuteterminateurs Les Adjist classificateurs attestent du reacutesultat drsquoun

transfert intellectuel reacutealiseacute par une instance omnisciente Somn qui construit un monde

potentiel en srsquoappuyant sur son savoir La faculteacute virtuelle de Y agrave produire Xquant est poseacutee

par anticipation eacutetant actualiseacutee par reacuteminiscence la preacutesentation du reacutefeacuterent Y est orienteacutee

vers le potentiel mais srsquoappuie sur lrsquoexpeacuterience acquise par le passeacute

Il y a ainsi un deacutecalage temporel dans lrsquoexistence des reacutefeacuterents Mais on observe

eacutegalement une dispariteacute eacutenonciative entre les points de vue exprimeacutes drsquoougrave une dichotomie

entre deux instances en charge de la vision du monde - lrsquoeacutenonciateur observateur (SoSobs)

garant drsquoexistence de Y et lrsquoeacutenonciateur omniscient (SoSomn) et prenant en charge

lrsquoexistence puissantielle de Xquant

Bien que la preacutesence de Xquant potentiel soit toujours exprimeacutee elle passe au second

plan et crsquoest drsquoabord lrsquoexistence mecircme de X qui pegravese dans la deacutetermination de Y par Adjist la

mousse de la biegravere peut ecirctre abondante mais lrsquoessentiel crsquoest qursquoil y ait de la mousse le

bacircton est susceptible de donner des eacutechardes mais une seule suffirait pour le qualifier avec

Adjist

6 Les impressions sensorielles Les adjectifs laquo appreacuteciateurs raquo

Je considegravere les adjectifs en ndashist- qui traduisent les autres modes de perception que

visuel comme les adjectifs appreacuteciateurs Leurs emplois sont quelquefois ambigus car ces

deacuteterminants peuvent rendre aussi bien lrsquoappreacutehension visuelle avec lrsquoattitude exteacuterieure et

passive de lrsquoobservateur ou la perception du monde autre que visuelle lorsque lrsquoinstance

lrsquoobservateur devient acteur et laquo srsquoapproprie raquo activement Y agrave travers un contact physique

direct

En voici une illustration avec lrsquoadjectif masljanistyj

Masljanistoe vino laquo vin onctueux raquo

60

- Vino vyzyvajuščee vo rtu oščuščenie prijatnoj barxatistosti ndash perception gustative

Vin donnant une sensation gustative drsquoun velouteacute agreacuteable

Masljanistoe pjatno laquo tacircche huileuse raquo

- Na egravekrane planšeta pojavilosrsquo masljanistoe pjatno ndash perception visuelle

Sur lrsquoeacutecran de la tablette est apparue une tache huileuse ndash perception visuelle

Masljanistyj polimer laquo polymegravere huileux raquo

- Poliegravetilen ndash ljogkij masljanistyj na oščuprsquo poluprozračnyj ili neprozračnyj v tolstom

sloe polimer ndash Perception tactile

Le polyeacutethylegravene est un polymegravere leacuteger huileux au toucher transparent ou non

transparent lorsqursquoil est eacutepais

La repreacutesentation des reacutefeacuterents avec les adjectifs appreacuteciateurs ne suit pas tout agrave fait

la mecircme logique que celle des adjectifs deacuteterminateurs ou classificateurs

Dans la reacutealiteacute objective les reacutefeacuterents X et Y actualiseacutes par les adjectifs de ce sous-

groupe sont indissociables X eacutetant consubstantiel agrave Y En effet tout chanteur est

neacutecessairement doteacute drsquoune voix (golosistyj pevec) les fleurs ont normalement une odeur

(dušistyj zapašistyj cvetok) lrsquoeacutecorce des arbres nrsquoest jamais lisse (korjažistyj stvol) tout

fruit possegravede une peau (kožistyj apelrsquosin) de mecircme qursquoon ne peut pas retirer la proprieacuteteacute

masljanistyj aux substantifs des exemples citeacutes

Les adjectifs appreacuteciateurs nrsquoattestent pas de la preacutesence multiple de X en Y comme les

adjectifs deacuteterminateurs ou classificateurs ils introduisent un nouveau type drsquoargument

celui du degreacute drsquointensiteacute de X en Y En effet la sensation ressentie par le foyer de perception

est conditionneacutee par un degreacute important de la proprieacuteteacute X dont lrsquointensiteacute deacutepasse la norme

conventionnelle ščetinistoe lico laquo visage mal raseacute raquo dušistyj cvetok laquo fleur odorifeacuterante raquo

ilistoe dno laquo fond couvert drsquoalgues raquo

La focalisation sur le degreacute drsquointensiteacute de la proprieacuteteacute X atteste de la seacutemantique

scalaire des adjectifs appreacuteciateurs et de leur mise implicite sur une eacutechelle de valeurs

Autrement dit les adjectifs appreacuteciateurs actualisent lrsquoexistence drsquoun repegravere par rapport

lequel est appreacutecieacutee la proprieacuteteacute distinctive X dont la preacutesentation reste cependant marqueacutee

par une dimension drsquoindeacutetermination

On constate en effet une gecircne dans la combinaison de ces adjectifs avec les adverbes

de bas degreacute nemnogo golosistyj pevec ne sovsem dušistyj zapašistyj cvetok čutrsquo

korjažistyj stvol edva kožistyj apelrsquosin En revanche les mecircmes adjectifs se combinent sans

contraintes avec les adverbes de haut degreacute očenrsquo laquo tregraves raquo vesrsquoma laquo assez raquo črezvyčajno

laquo excessivement raquo etc

61

En fonction du seacutemantisme de X et de Y et de la relation qui lie les deux reacutefeacuterents dans la

reacutealiteacute objective lrsquoeacutecart existant peut ecirctre jugeacute positivement comme une qualiteacute (zapašistyj

cvetok) ou drsquoun point de vue critique comme un deacutefaut (kožistyj apelrsquosin) Lrsquoemploi de

lrsquoadjectif en ndashist- atteste de la perception subjective de la reacutealiteacute dont la deacutetermination

neutre et objective par un observateur restant toujours possible gromkogolosyj pevec

laquo chanteur avec une voix puissante raquo šeršavyj stvol laquo tronc drsquoarbre rugueux raquo tolstokožyj

appelrsquosin laquo orange agrave peau eacutepaisse raquo etc

Dans la typologie des Adjist je propose de consideacuterer ces adjectifs comme des adjectifs

eacutevaluatifs qui permettent la caracteacuterisation drsquoun reacutefeacuterent Y par la mise en valeur du degreacute de

preacutesence de la proprieacuteteacute X dont la position sur le gradient reste indeacutetermineacutee

Le statut eacutenonciatif de lrsquoinstance eacutenonciative en charge de cette preacutesentation du monde

deacutepend des paramegravetres contextuels et peut ecirctre aussi bien celui de lrsquoobservateur synchrone

ou celui de lrsquoinstance omnisciente

7 Conclusion

Les adjectifs qualificatifs russes en -ist- expriment toujours une impression ou une

sensation susciteacutees chez lrsquoinstance foyer de la perception par le reacutefeacuterent Y gracircce agrave la

perception drsquoun trait distinctif X

Le suffixe ndashist- opegravere dans deux domaines distincts Drsquoune part il se preacutesente comme un

relateur qui rend les modes de correacutelation entre X et Y drsquoautre part il agit au niveau

notionnel et permet de construire lrsquooccurrence drsquoune situation particuliegravere agrave travers

lrsquoactualisation du reacutefeacuterent Xquant Les opeacuterations cognitives fondamentales de quantification

drsquoextraction et de deacutetermination sont agrave la charge drsquoun eacutenonciateur chaque opeacuteration

cognitive eacutetant un poids preacutepondeacuterant en fonction du mode de perception physiologique de

la situation

Lrsquoinstance eacutenonciative du foyer de la perception So se deacutedouble en deux supports soit Sobs

prenant en charge le constat synchrone du reacutefeacuterent soit Somn support drsquoune vision

reacutetrospective et drsquoune opeacuteration de transfert mental

La typologie des adjectifs qualificatifs Adjist eacutetablie est repreacutesenteacutee dans le tableau

suivant

Classificateurs Deacuteterminateurs Appreacuteciateurs

Y possegravede X

vetvistyj laquobran

churaquo

Y engendre X

penistyj laquo mousseux raquo

Y ressemble agrave X

serebristyj laquo argenteacute raquo

Degreacute de X

masljanistyj

laquoonctueuxraquo

Relation

temporelle

Simultaneacuteiteacute

Y et X

Posteacuterioriteacute

Y est premier X est

Anteacuterioriteacute

X preacutecegravede Y

Simultaneacuteiteacute

Y et X coexistent

62

entre Y et B coexistent second

Relation

reacutefeacuterentielle

entre Y et X

Fusion

Cause agrave effet

Ressemblance

Fusion

Sens concret + + - +

Sens figureacute - - + -

Appreacuteciation

quantitative

Majoreacutee

Majoreacutee

Minoreacutee

Majoreacutee

Statut de

lrsquoinstance

eacutenonciative

So Sobs So

Sobs Soms

So

Sobs Soms

So ou Sobs

Indexatśion

temporelle des

supports

eacutenonciatifs

Moment

de lrsquoeacutenonciatio

n To

Moment de lrsquoeacutenonciat

ion To pour So

Pas drsquoindexation pour

Somn

Moment de lrsquoeacutenonciatio

n To pour So Sobs

Pas drsquoindexation pour

Somn

Moment

de lrsquoeacutenonciation To

Reacutefeacuterences bibliographiques

1) Bottineau T 2010 laquo Les valeurs seacutemantiques du suffixe franccedilais -acirctre- marqueur

drsquoopeacuterations sur le plan notionnel raquo in Syntaxe et seacutemantique ndeg11 Presses

Universitaires de Caen pp 35-54

2) Bottineau T 2012 laquo Les variations seacutemantiques du suffixe russe ndashovat- raquo Slavica

Occitania Universiteacute Toulouse - Le Mirail pp 211-227

3) Culioli A 1990 Pour une linguistique de lrsquoeacutenonciation v I-III Paris Ophrys

4) Efremova T 2000 Novyj slovarrsquo russkogo jazyka Tolkovo-slovobrazovatelrsquonyj

Moskva Russkij jazyk

5) Matushansky O 2005 laquo Les adjectifs - Une introduction raquo Recherches linguistiques de

Vincennes Lrsquoadjectif [En ligne] 34 pp 9-54

6) Morris Ch 1946 Signs Language and Behavior ch VI 89 sqq New-York Prentice

Hall

7) Švedova N (eacuteds) 1982 Grammatika russkogo jazyka (Grammaire de la langue russe)

Moskva Nauka

8) Zaliznjak A 2007 Grammatičeskij slovarrsquo russkogo jazyka (Dictionnaire grammatical

de la langue russe) Мoskva Institut russkogo jazyka imeni V V Vinogradova

63

Les verbes de perception en allemand quelques cas de reacuteversibiliteacute

Martine DALMAS

(Universiteacute Paris ndash Sorbonne)

Cette bregraveve preacutesentation se fixe pour objectif de donner une description syntaxico-

seacutemantique des verbes de perception en allemand contemporain et de montrer quau-delagrave

de la diversiteacute on constate des liens entre les domaines perceptifs sappuyant sur les

speacutecificiteacutes constructionnelles des verbes concerneacutes

Les verbes sur lesquels portent leacutetude sont schmecken riechen houmlren fuumlhlen spuumlren

sehen (schauengucken) Il sagit donc de verbes non-agentifs ou du moins pour les deux

derniers demplois non-agentifs42 Sur la base de leur fonctionnement morpho-syntaxique

que nous preacutesenterons dans un premier temps nous eacutetablirons un premier rapprochement

qui nous permettra de nous livrer agrave quelques reacuteflexions sur les notions de construction et de

reacuteversibiliteacute dune part et sur la fonction de certains preacuteverbes en allemand dautre part

Notre eacutetude eacutetant limiteacutee agrave lrsquoallemand et notre point de deacutepart eacutetant de nature

morpho-syntaxique nous avons choisi ici un ordre qui est exactement lrsquoinverse de la

hieacuterarchie proposeacutee par Viberg (1983 125)43 la symeacutetrie nrsquoen reste pas moins inteacuteressante

1 Le double jeu des goucircts et des odeurs

Les deux verbes concerneacutes sont pour le goucirct schmecken et pour lodorat riechen

Nous les traitons ensemble car ils se comportent du point de vue de leur valence syntaxique

et seacutemantique de maniegravere largement similaire

Dun point de vue seacutemantique le sujet peut deacutesigner dans les deux cas

bull le siegravege du procegraves

[a1] etwas [NPnom] schmeckt oslash xx [adj] nach etwas [preacutepnach + NPdat]

[a2] etwas [NPnom] riecht oslash xx [adj] nach etwas [preacutepnach + NPdat]

bull ou lexpeacuterient lindividu qui perccediloit un goucirct ou une odeur

[b1] jemand [NPnom] schmeckt etwas [NPacc]

42 Lrsquoemploi du terme lsquonon-agentifrsquo (vs lsquoagentifrsquo) nous a paru ecirctre ici le plus pertinent pour la seacutelection des verbes opeacutereacutee Nous nous limitons dans le cadre restreint de cet article agrave une perception non-agentive et excluons donc des verbes tels que kostenprobieren schnuppernschnuumlffeln horchen tasten ansehenanschauenangucken spaumlhen beobachten etc (goucircter renifler eacutecouter toucher eacutecouter regarder eacutepier observer etc) Une eacutetude plus large a eacuteteacute publieacutee par Whitt (2010) dans une perspective diffeacuterente de la nocirctre 43 Sur la base drsquoune eacutetude meneacutee sur plusieurs langues drsquoappartenances diverses Viberg (1983

136) propose la hieacuterarchie suivante sight gt hearing gt touch gt smelltaste

64

[b2] jemand [NPnom] riecht etwas [NPacc]

Au-delagrave de ce paralleacutelisme lieacute agrave la reacuteversibiliteacute des deux verbes sur laquelle nous aurons

loccasion de revenir plus loin nous pouvons observer plusieurs autres caracteacuteristiques

dordre morpho-syntaxique ou seacutemantique

11 Le sujet deacutesigne le siegravege du procegraves

Dun point de vue syntaxique les deux verbes peuvent avec un sujet qui deacutesigne le

siegravege du procegraves ecirctre employeacutes de maniegravere absolue cest-agrave-dire sans aucun autre

compleacutement mais induisant alors une interpreacutetation diffeacuterente Schmecken est orienteacute vers

le positif (cf (1) et (2)) riechen va du neutre (cf (3)) au neacutegatif (cf (4))

[c1] etwas [NPnom] schmeckt oslash [= qqch a bon goucirct est bon]

[c2] etwas [NPnom] riecht oslash [= qqch deacutegage une (mauvaise) odeur]

(1) Hats geschmeckt [= Ceacutetait bon laquo Ccedila a eacuteteacute raquo]

(2) Heute schmeckt der Kaumlse [= Aujourdhui le fromage est bon]

(3) Warum riechen Blumen [= Pourquoi les fleurs ont-elles une odeur ]

(4) Der Kaumlse riecht [= Le fromage sent (mauvais)]

Pour les deux verbes le type de goucirct ou dodeur peut ecirctre exprimeacute soit par un adjectif

deacutesignant une qualiteacute soit par un groupe preacutepositionnel introduit par nach qui indique le

rapprochement et deacutesigne une entiteacute dont le goucirct ou lodeur est consideacutereacute(e) comme

similaire

(6) Diese Gericht schmeckt komisch [= Ce plat a un goucirct bizarre]

(7) Dieser Tee riecht komisch [= Ce theacute a une odeur bizarre]

(8) Dieses Eis schmeckt nach Seife [= Cette glace a un goucirct de savon]

(9) Dieser Kaumlse riecht nach frischer Milch [= Ce fromage sent le a une odeur de lait

frais]

Si seul schmecken permet une construction avec agrave la fois un sujet qui deacutesigne le siegravege du

procegraves et la mention de lexpeacuterient (par un syntagme (pro)nominal au datif44) il faut

toutefois noter que ceci se fait uniquement avec une eacutevaluation positive et qui nest pas

neacutecessairement expliciteacutee par un adjectif45 (cf (10))

[d1] etwas [NPnom] schmeckt mir [NPdat] (gut [adj]) [= qqch me plaicirct (au goucirct)]

[d2] etwas [NPnom] schmeckt mir [NPdat] nicht [neacutegation] [= qqch ne me plaicirct pas (au goucirct)]

44 Lemploi du datif avec le verbe schmecken est agrave rapprocher demplois similaires avec des preacutedicats du type ltplairegt dans plusieurs langues 45 Cet emploi de schmecken pourrait ecirctre paraphraseacute par qqch agrave un goucirct qui me convient et lajout dun adjectif renforce lorientation positive

65

(10) Dort hat mir das Essen (gut) geschmeckt [= Lagrave-bas le repas ma plu jai trouveacute le

repas bon]

Lorsque leacutevaluation est expliciteacutee lexicalement par un adjectif seuls les adjectifs de la

famille ltgutgt sont possibles (cf (11) ndash (13)46 dans les autres cas un renvoi explicite agrave une

limite (deacutepasseacutee ou non atteinte) est neacutecessaire et le datif de la personne concerneacutee est tregraves

proche dun datif de jugement47 (cf (14) ndash (15))

(11) Jedenfalls hat mir der Nachtisch sehr gut geschmeckt [= En tout cas le dessert ma beau-

coup plu jai trouveacute le dessert tregraves bon]

(12) Der neue Whisky hat mir hervorragend geschmeckt [= Jai trouveacute le nouveau

whisky excellent]

(13) Die Vorspeise hat mir vorzuumlglich geschmeckt [= Jai trouveacute lentreacutee succulente]

(14) Der Schnaps schmeckt mir zu suumlszlig [= Je trouve cet alcool trop doux]

(15) Der Wein schmeckt mir nicht fruchtig genug [= Je trouve ce vin pas assez fruiteacute]

12 Le sujet deacutesigne lexpeacuterient

Lorsque le sujet syntaxique deacutesigne lexpeacuterient lemploi absolu nest possible pour

aucun des deux verbes dans les deux cas le goucirct ou lodeur perccedilu(e) est exprimeacute(e) par un

syntagme nominal (ou agrave deacutefaut par un pronom) agrave laccusatif

(16) Schmeckst du Riechst du den Wein in der Soszlige [= Sens-tu le vin dans la sauce ]

(17) Riechst du die frische Landluft [= Sens-tu lodeur fraicircche de la campagne ]

(18) Riechst Schmeckst du es [= Tu (le) sens ]

Ce sont les similitudes dans le fonctionnement de ces deux verbes qui dominent La

proximiteacute des deux types de perception par le goucirct et lodorat semble lieacutee agrave celle des

organes concerneacutes Est-ce dailleurs un hasard si dans son emploi dialectal (espace

46En dehors de gut (bon) notamment dans sa forme moduleacutee par sehr (tregraves) on trouve les adjectifs vorzuumlglich (succulent) et hervorragend (excellent) Toutefois ces emplois sont peu freacutequents une recherche sur le corpus DeReKo (Deutsches Referenzkorpus Mannheim plus de 25 milliards de mots) fournit un nombre doccurrences tregraves faible pour chaque adjectif dans ce type de construction (entre 5 et 15) 47 dativus iudicantis En dehors des adjectifs dont la signification est laquo bon raquo lemploi du graduatif zu (= trop) [ou de sa version neacutegative nicht hellip genug (= pas assez)] est alors quasiment obligatoire pour marquer justement la deacuteviance par rapport agrave lattente le deacutecalage par rapport agrave la norme et donc le renvoi implicite agrave un degreacute infeacuterieursupeacuterieur Cf Brandt (2006) qui analyse ces constructions sous lappellation laquo too comparatives raquo Nous renvoyons ici eacutegalement agrave la description que propose Krivocapić (2006 320 sq) du datif de point de vue accompagnant certains adjectifs en serbe

66

aleacutemanique)48 schmecken deacutesigne la perception par lodorat comme cela est le cas ndash en

langue standard ndash pour le verbe anglais correspondant smell

Nous allons voir agrave preacutesent que deux autres types de perception permettent eacutegalement

un rapprochement des verbes concerneacutes

2 Louiumle et le toucher

Les trois verbes concerneacutes sont ici houmlren (entendre) et fuumlhlenspuumlren49 (sentir) Ils

peuvent semployer avec un sujet qui deacutesigne lexpeacuterient ou qui deacutesigne le siegravege du procegraves50

Toutefois dans ce dernier cas seuls sont possibles houmlren et fuumlhlen ils ont alors un emploi

pronominal et sont accompagneacutes du preacuteverbe an qui exprime le contact

[e1] jemand [NPnom] houmlrt etwas [NPaccdasswieVP] [expeacuterient]

[e2] jemand [NPnom] fuumlhltspuumlrt etwas [NPacc] [expeacuterient]

[f1] etwasjemand [NPnom] houmlrt sich xx[adjwieNPPP hellip als obVP] an [siegravege]

[f2] etwasjemand [NPnom] fuumlhlt sich xx[adjwieNP] an [siegravege]

Lorsque le sujet est lexpeacuterient le verbe est transitif et il est compleacuteteacute soit par un

syntagme (pro)nominal (cf (19)-(20)) soit par un syntagme infinitival (cf (21)) soit par un

syntagme verbal deacutependant (compleacutetive en dass voire en wie51 (22)-(25))

(19) Houmlrst du die Glocken in der Ferne [= Entends-tu les cloches au loin ]

(20) Spuumlren Sie die Wirkung der Massage [= Sentez-vous lrsquoeffet du massage ]

(21) Sie fuumlhltespuumlrte ihr Herz schlagen [= Elle sentait son cœur battre]

(22) Sie houmlrte dass im Treppenhaus etwas los war [= Elle entendit quil se passait quel-

que chose dans la cage descalier]

48Le grand dictionnaire historique de la langue allemande Deutsches Woumlrterbuch (33 tomes) commenceacute au milieu du XIXe siegravecle par les fregraveres Grimm et termineacute plus de cent ans plus tard en 1960 est aujourdhui accessible en ligne Il donne agrave propos du verbe schmecken le commentaire suivant mentionnant la plaisanterie selon laquelle dans de telles reacutegions les gens ne disposeraient que de quatre senshellip laquo Steinbach 2 457 bezeichnet schmecken riechen als landschaftlich Frisch 2 204a als besonders fuumlr das alemannische charakteristisch und erwaumlhnt den scherz dasz man in solchen gegenden nur vier sinne habe hellip raquo httpwoerterbuchnetzdeDWBsigle=DWBampmode=Vernetzungamplemid=GS13306XGS13306 49 Sils servent tous les deux agrave exprimer la perception par le toucher ces deux verbes ne sont toutefois pas synonymes dans tous leurs emplois Le cadre reacuteduit de cet article ne nous permet pas drsquoentrer dans les deacutetails de leur description agrave travers leurs profils combinatoires respectifs 50

Nous faisons abstraction des tregraves nombreux verbes exprimant une eacutemission de bruit et qui varient en

fonction de la source concerneacutee (rattern droumlhnen knattern rasseln) voire de lrsquoimage choisie (donnern

haumlmmern) 51

La diffeacuterence entre les subordonnants dass et wie se situe ici au niveau du caractegravere statique de

leacuteveacutenement marqueacute par dass ou dynamique processuel souligneacute par wie Cet emploi de wie est speacutecifique

des verbes de perception

67

(23) Sie houmlrte dann wie die Schritte naumlher kamen [= Elle entendit alors les pas se

rapprocher]

(24) Er fuumlhlte dass sich etwas an seinen Handgelenken befand [= Il sentait quil avait

quelque chose aux poignets]

(25) Sie spuumlrte wie sie zu zittern begann [= Elle sentait quelle commenccedilait agrave

trembler]

Lorsque le sujet syntaxique est le siegravege du procegraves seuls les verbes houmlren et fuumlhlen

sont utiliseacutes Ils entrent dans une construction pronominale qui comporte la mention dune

qualiteacute se faisant soit explicitement par un adjectif (cf (26)-(28)) soit sur la base dune

comparaison (et la qualiteacute (preacute)supposeacutee connue reste alors implicite cf (29)-(30))

(26) Das Baby houmlrt sich verschnupft an [= Agrave lentendre le beacutebeacute est enrhumeacute]

(27) Das Kind fuumlhlt sich fiebrig an [= Au toucher lenfant est fieacutevreux]

(28) Meine Haare fuumlhlen sich rauh an [= Mes cheveux sont recircches au toucher]

(29) Mein Auto houmlrt sich an wie ein Traktor [= Ma voiture fait un bruit qui ressemble agrave

celui dun tracteur]

(30) Diese Radiostimme houmlrt sich wie vor 50 Jahren an

[= Cette voix radiophonique sonne comme

ressemble agrave une voix dil y a 50 ans On

dirait une voix dil y a 50 ans]

Le rapprochement que nous avons opeacutereacute ici entre perception auditive et perception tactile

pourrait en soi surprendre si les verbes ne nous avaient pas conduite vers une constatation

de similariteacute constructionnelle En effet tandis que les emplois de ces verbes avec un sujet

deacutesignant lexpeacuterient les rapprochent du couple preacuteceacutedent (schmecken ndash riechen) ce sont

les cas ougrave le sujet deacutesigne le siegravege du procegraves qui montrent une similariteacute frappante des

constructions de ces deux verbes houmlren et fuumlhlen Et lexpeacuterience humaine apporte elle aussi

une attestation de proximiteacute entre lrsquoouiumle et le toucher agrave un niveau nettement pragmatique

le lien entre les deux types de perception est acteacute par la forme proverbiale laquo Wer nicht houmlren

will muss fuumlhlen raquo52 ndash reflet de lexpeacuterience humaine ougrave la diminution volontaire de la

perception par louiumle entraicircne une augmentation de la perception par le toucher

52 Paraphrasable par Quand on ne veut pas entendre (les conseils) on sinstruit agrave ses deacutepends

68

3 La vue

Le dernier cas abordeacute dans le cadre de cette bregraveve contribution est la perception par

la vue Quatre verbes sont concerneacutes tous deacutesignent la perception visuelle avec des

modaliteacutes drsquoemploi diverses et ineacutegales sehen blicken schauen gucken53

Comme dans les cas eacutevoqueacutes preacuteceacutedemment on observe deux types demplois lun

ougrave le sujet deacutesigne lexpeacuterient avec un seul type de construction transitive

[g1] jemand [NPnom] sieht etwasjdn [NPacc] [expeacuterient]

lautre ougrave il correspond au siegravege du procegraves avec trois types de constructions et trois sens

diffeacuterents

[h1] etwas [NPnom] blicktschautguckt aufuumlberzuaus etwas [Preacutep + NPaccdat] [siegravege]

[h2] jemandetwas [NPnom] siehtschaut xx[adjwieNPals obVP] aus [siegravege]

[h3] etwas [NPnom] siehtschaut unter etwas[Preacutep + NPdat] hervor [siegravege]

Pour ce deuxiegraveme type de construction plusieurs aspects meacuteritent drsquoecirctre releveacutes

- Lrsquoemploi des verbes simples schauenblickengucken avec un sujet non-agentif implique

que celui-ci ne soit pas un animeacute (cf (31)-(32)) et sert agrave deacutesigner une orientation dans

lespace Le sujet deacutesigne ici un lieu dont lrsquoorientation reste neacuteanmoins associeacutee agrave celle du

regard humain Un sujet animeacute serait en revanche obligatoirement agentif et ne deacutesignerait

pas le siegravege du procegraves (le verbe correspondrait alors au franccedilais regarder)

(31) Das Zimmer blicktschautguckt in den Innenhof [= La piegravece donne sur la cour inteacuterieure]

(32) Die Gipfel schauten aus dem Nebel [= On voyait les sommets sortir du

brouillard]

Dans les deux autres cas ougrave le sujet est le siegravege du procegraves nous avons affaire agrave des verbes

composeacutes qui associent un preacuteverbe comme nous lrsquoavions deacutejagrave constateacute pour le couple de

verbes preacuteceacutedents (perception auditive et tactile houmlren et fuumlhlen) La reacuteversibiliteacute est donc

lieacutee agrave la preacutesence drsquoun preacuteverbe mais sans qursquoil y ait ici pronominalisation

Le preacuteverbe aus- marque une perspective qui eacutemane du siegravege du procegraves et sert agrave

exprimer une apparence (cf (33)-(35))

(33) Das Kind siehtschaut krank aus [= Lrsquoenfant a lrsquoair malade]

(34) Das Maumldchen siehtschaut aus wie ein kleiner Engel [= La fillette ressemble agrave un ange]

53 Nous nous limitons ici pour notre objectif agrave ces quatre verbes qui deacutesignent directement la perception visuelle mais tout comme dans le domaine auditif ce mode de perception a donneacute lieu au-delagrave des verbes exprimant directement la perception agrave un systegraveme lexical de verbes deacutesignant des lsquoeacutemissions visuellesrsquo tregraves eacutelaboreacute avec une grande varieacuteteacute de verbes (par ex pour exprimer un scintillement plus ou moins intense en fonction de lrsquoobjet concerneacute glitzern funkeln flimmern schimmern schillern)

69

(35) Die Kuumlche siehtschaut aus als ob sie nie benutzt wuumlrde [= La cuisine donne limpression

de necirctre jamais utiliseacutee]

Le preacuteverbe hervor- marque une perspective orienteacutee vers lrsquoobservateur et sert agrave

exprimer un lsquosurgissement agrave la vuersquo lrsquoapparition visuelle drsquoune entiteacute qui aurait puducirc rester

cacheacutee (cf (36)-(38))

(36) Eine blonde Locke schaute unter der Muumltze hervor [= Une boucle blonde sortait de

dessous le bonnet]

(37) Die Sonne schaute kurz hinter den dicken Wolken hervor [= Le soleil sortit un bref instant

de derriegravere les eacutepais nuages]

(38) Er trug einen Turban aber das rechte Ohr guckte hervor [= Il portait un turban mais on

voyait son oreille droite]

4 Conclusion jeux de rocircles et mises en perspective

Ce bref aperccedilu des verbes de perception non-agentifs de lallemand standard a permis

de mettre en valeur les facteurs de leur reacuteversibiliteacute changement de la nature seacutemantique

du sujet modification de lenvironnement syntaxique et dans certains cas ajout dun

preacuteverbe voire pronominalisation On constate que ces deux faccedilons de preacutesenter un

eacuteveacutenement perceptif font intervenir sur le plan syntactico-seacutemantique des variations qui

rappellent ce qui se passe pour dautres types de mise en perspective tels que la passivation

et les strateacutegies de recentrage sur un actant non-animeacute

Et cest preacuteciseacutement lorsque lexpeacuterient sefface au profit du siegravege du procegraves que la

construction integravegre une variable qualitative dont le seul garant est alors le locuteur

Travaux citeacutes

1) Brandt Patrick 2006 Receiving and perceiving datives (cipients) A view from

German in Datives and Other Cases Between argument structure and event structure

Daniel Hole Andreacute Meinunger amp Werner Abraham (ed) Amsterdam Philadelphia

Benjamins pp 103-139

2) Krivokapić Jelena 2006 Putting things into perspective The function of the dative in

adjectival constructions in Serbian In Datives and Other Cases Between argument

structure and event structure Daniel Hole Andreacute Meinunger amp Werner Abraham (ed)

Amsterdam Philadelphia Benjamins pp 301-329

3) Viberg Ake 1983 The Verbs of Perception in Linguistics 21 pp 123-162

4) Whitt Richard J 2010 Evidentiality and Perception Verbs in English ans German Bern

Peter Lang

70

Russe laquo slyšatrsquo raquo breton laquo klevout raquo confusion de sens ou

synestheacutesie

Steacutephane VIELLARD (Universiteacute Paris ndash Sorbonne)

Si lrsquoon doit agrave la chercheuse Irina Aleksandrovna Safonova de lrsquouniversiteacute de Volgograd

des eacutetudes inteacuteressantes sur les verbes de perception en vieux russe et en russe moderne

une question a cependant eacuteteacute laisseacutee de cocircteacute par la chercheuse qui agrave notre connaissance ne

lrsquoaborde pas celui du sens particulier en apparence paradoxal qursquoa pu prendre le verbe

russe slyšatacute (litteacuteralement lsquoentendrersquo) Observons quelques exemples

1) Slyšu zapax trav i penie ptic (E Pokuševa)

(httptriinochkarupost315563990)

Je [slyšu] lrsquoodeur des herbes et le chant des oiseaux

La phrase fait apparaicirctre une construction qui se situe entre le zeugme et lrsquoanacoluthe

puisque lrsquoeacutenonceacute joue sur les deux sens que possegravede le verbe slyšatrsquo en russe en mettant le

verbe en facteur commun

2) A vsjo že ljublju zemlju i gorod svoj v kotorom slučajno rodilsja Žalrsquo tolrsquoko sovsem

ne slyšu ja penja ptic zapaxa travy (K Vaginov Monastyrrsquo Gospoda našego Apollona

(httpkvaginovrucat=20))

Jrsquoaime quand mecircme ma terre et ma ville dans laquelle je suis neacute par hasard Je

regrette seulement de ne pas slyšatacute le chant des oiseaux lrsquoodeur de lrsquoherbe

Mais on peut dire aussi

3) Ja čuvstvuju zapax travy šorox listvy (httpwwwamor-paisrua-ljcmmpost-

608252)

Je sens lrsquoodeur de lrsquoherbe le bruissement du feuillage

Lrsquoemploi de slyšatacute nrsquoest pas exclu non plus du domaine onirique comme lrsquoattestent ces deux

exemples pris dans un recueil drsquointerpreacutetation des recircves

4) Slyšatrsquo vo sne zapax benzina ili nalivatrsquo benzin ndash k skoroj dalrsquonej doroge

Sentir en recircve lrsquoodeur de lrsquoessence ou verser de lrsquoessence est signe de voyage lointain

5) Slyšatrsquo vo sne vonrsquo ndash k mstitelrsquonoj ličnosti kotoraja možet isportitrsquo vam žiznrsquo

Sentir en recircve une mauvaise odeur est signe de rencontre avec une personne

vindicative qui peut vous gacirccher la vie (Tolkovatelrsquo snov La clef des songes

httpbolmagnarodrusonsonnik1htm)

71

Le sens de perception olfactive est eacutegalement exprimeacute par le preacutedicatif slyšno et lrsquoadjectif

slyšen formeacutes sur la mecircme racine

6) S reki pondimaetsja syrostrsquo silrsquonee slyšen zapax gnijuščix trav (M Gorrsquokij Gorodok

Okurok (1909) ruscorpora)

De la riviegravere monte lrsquohumiditeacute on sent encore plus fort lrsquoodeur des herbes en

deacutecomposition

7) byl slyšen silrsquonyj zapax nečistot voni pod mojkoj

(httpmonitorespecwssection10topic157606html)

8) Ozero s pelikanami nastolrsquoko grjaznoe čto ot nego na neskolrsquoko metrov slyšna vonrsquo

(Vesti httpvestiuakiev8641-slon-horas-iz-kievskogo-zooparka-zabolel-iz-za-

odinochestva)

Si lrsquoon se limite agrave lrsquoeacutetude de la forme verbale la question qui se pose est de savoir ce

qursquoil en est de la distribution des formes aspectuelles Lieacutee agrave la preacuteverbation leur

distribution est en fait irreacuteguliegravere

Le corpus informatiseacute de la langue russe (ruscorporaru) nrsquoatteste pas de forme

perfective transitive en po- (poslyšal zapax) Pour le perfectif en u- Ruscorpora donne 26

exemples entre le deacutebut du XIXe siegravecle et lrsquoeacutepoque contemporaine

9) Cirjulrsquonik Ivan Jakovlevič živuščij na Voznesenskom prospekte [hellip] prosnulsja

dovolrsquono rano i uslyšal zapax gorjačego xleba (N Gogolrsquo Nos (1836) ruscorpora)

Le barbier Ivan Iakovlevič qui vivait sur lrsquoavenue Voznesenskij [hellip] se reacuteveilla assez

tocirct et uslyšal une odeur de pain chaud

Le perfectif en po- est possible agrave la forme pronominale (6 exemples sur ruscorpora entre

1833 et 1989)

10) Luč tanceval na vysote dvyx futov ot pola Poslyšalsja zapax gorjaščego mjasa I

vdrug stalo tixo tolrsquoko gudelo plamja v apparate (А Tolstoj Giperboloid inženera

Garina (1925-1927) (ruscorpora)

Le rayon dansait agrave deux pieds du sol Poslyšalsja une odeur de viande en train de brucircler

Et soudain tout redevint silencieux seule la flamme ronronnait dans lrsquoappareil

On remarque que dans ce dernier exemple la phrase contenant le verbe poslyšatacutesja agrave valeur

essentiellement olfactive puisque combineacute avec le substantif zapax (odeur) est suivie drsquoune

phrase comportant deux termes agrave sens de perception auditive (tixo - silencieux gudetacute -

ronronner siffler)

72

Qursquoen pensent les russophones eux-mecircmes La question de savoir si ce sens est admis

semble les preacuteoccuper comme en teacutemoigne la question suivante poseacutee reacutecemment sur le

site de Russkij mir (Monde russe)

11) Možno li skazatrsquo laquo Uslyšal zapax cvetov (29042014) Soglasno tolkovym

russkogo jazyka upotreblenie glagola slyšatrsquo v otnošenii obonjatelrsquonyx ili taktilrsquonyx

oščuščenij javljaetsja razgovornym Pravilrsquonee počuvstvoval oščutil vdoxnul zapax

cvetov (Fond Russkij mir

httpwwwrusskiymirrueducation2servicesask84287)

Selon les dictionnaires raisonneacutes de la langue russe lrsquoemploi du verbe slyšatacute pour des

sensations olfactives ou tactiles relegraveve de la langue parleacutee Il est plus correct

drsquoemployer počuvstvoval oščutil vsdoxnul zapax cvetov

Cet emploi serait donc propre agrave la langue parleacutee Sans doute et cela nrsquoa pas manqueacute

dinteacuteresser au XIXe siegravecle le lexicographe Vladimir Dahl qui note dans son dictionnaire

(1862-1863) agrave lentreacutee Slux (Ouiumle)

12) Slyšatrsquo inogda voobšče čuvstvovatrsquo osjazatrsquo osobenno obonjatrsquo i govoritsja o

četyrjox čuvstvax krome zrenija Ja nikogda počti ugaru ne slyšu nosom obonjaniem

Jazyk ne lopatka slyšitrsquo čto gorrsquoko čto sladko poznajot vkus U slepyx osjazanie byvaet

tak tonko čto oni palrsquocami slyšat gde očko na karte Sobaka slyšit čutrsquojom Udilrsquoščik

slyšit kogda ryba kljunet Takže o vnutrennem čuvstve Serdce slyšit gore predveščaet

Duša vidit serdce slyšit (V Dahl Tolkovyj slovarrsquo živogo velikorusskogo jazyka 1862-

1863) parfois en geacuteneacuteral sentir en particulier par lodorat et se dit de quatre des

cinq sens sauf pour la vue

Les exemples donneacutes par Dahl portent sur lrsquoodorat le goucirct le toucher et les sentiments

perception interne ou intuition

Quant au Grand dictionnaire acadeacutemique de la langue russe en 17 volumes publieacute

dans les anneacutees 1950- 1960 il fait bien apparaicirctre ce sens qui arrive en quatriegraveme position

dans la description du champ seacutemantique du verbe Il nrsquoy a cependant aucune indication du

niveau de langue ce qui laisse penser que pour les auteurs qui le glosent par čuvstvovatrsquo

oščuščatrsquo (sentir) le sens de lsquosentir autrement que par louiumle occupe un rang eacutegal au sens

consideacutereacute comme premier (entendre) Le premier exemple est dailleurs emprunteacute agrave un

reacutecit de Vladimir Dahl qui fut aussi sans grand succegraves eacutecrivain Le verbe a ici le sens de

lsquoressentirrsquo

73

13) Mne stalo poveselej ustali ne slyšal ja nikakoj a tolrsquoko slovno stanovilosrsquo mne

volrsquonej i legče (V Dakrsquo Rasskazy lezgina Asana)

Je fus un peu plus joyeux je ne ressentais plus aucune fatigue ceacutetait comme si je

devenais plus libre et soulageacute

Un autre exemple joue sur la polyseacutemie du verbe

14) Proxor bez umolku rasskazyval Matrsquo vzdyxala krestilasrsquo ulybalasrsquo i ne ušami

slyšala ona - slova kak-to leteli mimo - slyšala svoim serdcem (V Šiškov Ugrjum-

reka)

Proxor racontai son histoire sans srsquoarrecircter Sa megravere soupirait se signait souriait et ce

nrsquoest pas avec ses oreilles qursquoelle slyšala car les mots passaient au-dessus drsquoelle elle

slyšala avec son cœur

Face agrave cette polyseacutemie que dit lrsquoeacutetymologie

La racine slux remonte agrave un eacutetymon indo-europeacuteen kleu- klū- qui signifie bien

lsquoentendrersquo comme lrsquoatteste lrsquoIndogermanisches etymologisches woumlrterbuch de Julius

Pokorny54 En slave cette racine est agrave la base des mots cлух (louiumle) слушать (eacutecouter)

слышать (entendre) слыть (avoir la reacuteputation de) слово (mot) слава (renommeacutee

gloire) (cf sur une autre racine latin fama - ce quon dit de quelquun renommeacutee reacuteputation

bonne ou mauvaise grec φήμη - mecircme sens formeacute sur la mecircme racine que le verbe φημί

lsquodirersquo) Un quelconque sens de sentir ne semble pas apparaicirctre dans la racine indo-

europeacuteenne

Dans son Etymological dictionary of the slavic inherited lexicon Brill Rick Derksen55

ne fait pas mention non plus de lien avec un quelconque sentir pour slyšati il renvoie agrave

slušati et fait eacutetat de la racine indo-europeacuteenne signifiant lsquoentendrersquo Il donne les sens du

verbe slušati dans lrsquoensemble des langues slaves et aucune drsquoentre elles nrsquoatteste un sens

lsquosentirrsquo Le seul sens particulier est celui de lsquobecome befitrsquo pour le tchegraveque slušeti et le

slovaque slušatacute (Derksen p 455)

Du cocircteacute du grec et du latin

54 J Pokorny Indogermanisches etymologisches woumlrterbuch Francke Verlag Bern und Muumlnchen 1959 t 2 p 605-607 Cf version informatiseacutee par sur httpwwwutexaseducolacenterslrcielexPokornyMaster-Xhtml agrave la page httpwwwutexaseducolacenterslrcielexXP0984html 55 R Derksen Etymological dictionary of the slavic inherited lexicon Brill Leiden-Boston 2008

74

Sens et eacutetymologie du grec ἀκούω (entendre entendre dire comprendre) et apregraves

Homegravere lsquoavoir telle ou telle reacuteputationrsquo crsquoest-agrave-dire lsquosrsquoentendre traiter bien ou malrsquo56

Lrsquoeacutetymologie nrsquoest pas sucircre mais les deux hypothegraveses mentionneacutees par Chantraine ne font

pas eacutetat drsquoun quelconque rapprochement avec lrsquoideacutee de lsquosentirrsquo

En latin audio est un verbe nouveau qui a remplaceacute lrsquoancien indo-europeacuteen kleu-

lsquoentendrersquo (la racine i-e avait donneacute en latin clueō lsquoavoir la reacuteputationrsquo cf russe slytrsquo [mecircme

racine] inclitus lsquoceacutelegravebre illustrersquo)57

Mais le grec possegravede un autre verbe lsquoentendrersquo crsquoest le verbe κλύω lsquoentendrersquo

lsquoeacutecouterrsquo lsquoavoir entendursquo drsquoougrave lsquoapprendrersquo lsquocomprendrersquo avoir conscience dersquo Or on trouve

chez Homegravere dans lrsquoOdysseacutee un passage ougrave ce verbe est employeacute avec un sens qui nrsquoest pas

celui de percevoir par lrsquoouiumle

[Σοὶ δὲ θεοὶ τόσα δοῖεν ὅσα φρεσὶ σῇσι μενοινᾷς 180

ἄνδρα τε καὶ οἶκον καὶ ὁμοφροσύνην ὀπάσειαν

ἐσθλήν] οὐ μὲν γὰρ τοῦ γε κρεῖσσον καὶ ἄρειον

ἢ ὅθ᾽ ὁμοφρονέοντε νοήμασιν οἶκον ἔχητον

ἀνὴρ ἠδὲ γυνή πόλλ᾽ ἄλγεα δυσμενέεσσι

χάρματα δ᾽ εὐμενέτῃσι μάλιστα δέ τ᾽ ἔκλυον αὐτοί raquo 185 (Homegravere Odysseacutee chant 6

vers 182-185)

Voici la traduction proposeacutee par Eugegravene Barreste en 1842 laquo Non il nest point de bonheur

plus grand de bonheur plus deacutesirable que celui de deux eacutepoux gouvernant leur maison

animeacutes par une seule et mecircme penseacutee Cette union fait le deacutesespoir de leurs ennemis la joie

de leurs amis et les eacutepoux eux-mecircmes sentent tout le prix de ce bonheur 58 raquo (p 94)

56 P Chantraine Diciotnnaire eacutetymologique de la langue grecque Histoire des mots Klincksieck Paris 1968 57 A Ernout A Meillet Dictionnaire eacutetymologique de la langue latine Histoire des mots Klincksieck Paris 2001 58 Note drsquoE Bareste Nous avons rendu ce passage μάλιστα δέ τ᾽ ἔκλυον αὐτοί (vers 185) par et ils sentent eux-mecircmes tout le prix de ce bonheur Madame Dacier et Dugas-Montbel se sont tous deux eacutecarteacutes du veacuteritable sens en disant la premiegravere laquo union qui est pour eux un treacutesor de gloire et de reacuteputation raquo et le second laquo eux surtout obtiennent une grande renommeacutee raquo Ce dernier auteur ajoute dans une note (Observat sur lOdysseacutee chant VI p 100) quil avait dabord traduit ce passage par laquo eux seuls connaissent toute leur feacuteliciteacute raquo en suivant le sens indiqueacute par les scoliastes qui rendent cette phrase par eux seuls connaissent et jouissent de ce mutuel avantage ou bien de leur mutuelle bienveillance mais plus tard sappuyant sur lautoriteacute dEustathe et sur celle de M Boissonade il pensa avec ce dernier auteur que μάλα κλύω correspondant agrave lexpression latine benegrave audire lien entendre ecirctre loueacute il fallait traduire ce passage par ils obtiennent une bonne renommeacutee Avant daller plus loin remarquons que cette analogie nest point fondeacutee car μάλιστα eacutetant le superlatif de μάλα (fort beaucoup) nrsquoa aucun rapport avec les mots prœclaregrave et optimegrave mais signifie tout simplement maximegrave Ainsi Dugas-Montbel a donc eu tort de dire que Barnegraves et Clarke avaient mal rendu la phrase grecque par maxime vero sentiunt et ipsi tandis quagrave tort il voulait lui quon la traduisicirct par prœclaregrave audiunt et ipsi Dailleurs Dubner sest entiegraverement conformeacute au texte de

75

Dans sa traduction rythmeacutee (bibliothegraveque de La Pleacuteiade) le grand Victor Beacuterard

(1864-1931) eacutevite la difficulteacute en rendant le vers 185 de la maniegravere suivante laquo Il nrsquoest rien

de meilleur ni de plus preacutecieux que lrsquoaccord au foyer de tous les sentiments entre mari et

femme grand deacutepit des jaloux grande joie des amis bonheur parfait du couple raquo (eacutedition

de la Pleacuteiade p 637)

Si la traduction russe faite au XIXe siegravecle par le poegravete Joukovskij ne peut guegravere ecirctre

prise en compte (Joukovskij ne connaissait pas le grec et reacutealisa sa traduction drsquoHomegravere agrave

partir drsquoune traduction litteacuterale allemande qursquoavait reacutealiseacutee pour lui le savant helleacuteniste

K H F Grashof59) il existe une traduction en russe moderne

15) laquo vedrsquo net ničego ni prekrasnej ni lučše

Esli muž i žena v ljubvi i polnejšem soglasrsquoji

Dom svoj vedut ndash v utešenrsquoje druzrsquojam a vragam v ogorčenrsquoje

Bolrsquoše vsego ž oni sami ot egravetogo čuvstvujut sčastrsquoje raquo

(httpwwwe-readingmechapterphp154709Gomer_-

_Odisseya_28Veresaev29html)

Revenons maintenant au slave et au russe proprement dit

Dans lrsquoarticle consacreacute au verbe слышати le Dictionnaire de lrsquoacadeacutemie russienne

publieacute de 1789 agrave 1794 sous la feacuterule de la princesse Ekaterina Romanovna Daškova et sous

la direction de Denis Fonvizin ne mentionne pas ce sens

Dans les documents sur eacutecorce de bouleau disponibles agrave ce jour le verbe слышати qui

apparaicirct quatre fois (donc peu repreacutesenteacute) a le sens drsquo lsquoentendre dirersquo mais jamais le sens de

lsquosentirrsquo (du moins dans la 2egraveme eacutedition du recueil eacutediteacute par A Zaliznjak60)

En vieux russe comme en vieux slave le verbe slyšati61 correspond essentiellement au

verbe grec ἀκούειν et Sreznevskij dans son dictionnaire du vieux russe le traduit en russe

moderne par slyšatrsquo vosprinimatrsquo sluxom (entendre percevoir par louiumle)

Clarke et Voss traduit ce passage par und mehr noch geniessen sie selber (et eux-mecircmes en jouissent encore davantage) (Traduction et notes drsquoEugegravene Bareste Paris Lavigne ibraire-eacutediteur 1842 sur le site httpremacleorgbloodwolfpoeteshomeretablehtm) 59 Cf E Lo Gatto Histoire de la litteacuterature russe 1965 p 212 60 А Zaliznjak Drevnenovgorodskij dialekt 2-е izdanie pererabotannoe s učotom materiala naxodok 1995-2003 gg Moskva Jazyki slavjanskoj kulrsquotury 2004 61 Le verbe vieux-slave a une forme plus ancienne слъшати que lrsquoon rencontre 6 fois dans le Marianus (cf Vaillant MVS p 262) Dans son dictionnaire eacutetymologique Miklosich signale slyšati comme laquo duratif raquo et slušati comme laquo iteacuteratif raquo (p 309) Sur lrsquoalternance оу ъi voir Vaillant Manuel du vieux slave Institut drsquoeacutetudes slaves Paris 1963 p 79

76

16) Имѣѩ оуши слышати да слышить (Matthieu XXV 30 Eacutevangile drsquoOstromir) qui

traduit litteacuteralement mot agrave mot le grec de lrsquooriginal

ὁ ἔχων ὦτα ἀκούειν άκουέτω

Dans le dictionnaire du vieux slave de Cejtlin et alii le verbe est donneacute comme imperfectif

dans le premier emploi agrave lrsquoinfinitif et comme perfectif dans la seconde occurrence

conjugueacutee62

Lrsquoemploi pronominal du participe preacutesent actif servait agrave signifier lsquocelui qui est nommeacutersquo

ὁ λεγόμενος иоуда слши сo искариотинъ (lsquoJudas dit lrsquoIscariote Supraslensis 410 13)

Les textes anciens ne font apparemment pas eacutetat drsquoun quelconque sens de perception

olfactive

Continuons notre exploration diachronique

Le Dictionnaire de la langue des XIe-XVIIe siegravecles nous apporte des donneacutees fort

inteacuteressantes Tout drsquoabord le verbe slyxatrsquo apparaicirct au XVIIe siegravecle comme susceptible de

prendre le sens de lsquosentirrsquo lsquoressentirrsquo lsquoavoir consciencersquo Eacuteloquent de ce point de vue est

lrsquoexemple du pauvre Michka Semionov qui comme le roi Stanislas Leczinsky srsquoest endormi

devant sa chemineacutee et est tombeacute dans le brasier sans srsquoen apercevoir La lettre qui relate

lrsquoaccident est dateacutee de 1646

17) слыхати 3 Почувствовать Мишка Семеновъ сидѣлъ у огня да вздремавъ

упалъ в огонь а какъ в огонь упалъ и того онъ и не слыхалъ (Пис к

Матюшкину 1646 г) Miška Semenov eacutetait assis pregraves du feu et srsquoeacutetant assoupi il tomba

dedanshellip Et comment il tomba dans le feu il ne le slyxal mecircme pas = ne srsquoen rendit

mecircme pas compte

Quant au verbe slyšatacute on le rencontre avec le sens de lsquoressentirrsquo dans la Bible dite de

Gennadij (1499) dans le passage sur la legravepre du roi Azarias

18) слышати 4 Чувствовать (почувствовать) ощущать (ощутить) Архиерҍи и

вси прочии сltвяgtщенници видҍша проказу на челҍ его [Азария] hellip изгнаша его

Но и тои устрашенъ тщася изыти того ради что слыша внезапу язву гltосподgtню

(sensisset)63 (2 Парал [II Chroniques] XXVI 20)

62 R Cejtlin R Večerka Egrave Blagova (reacuted) Staroslavjanskij slovarrsquo (po rukopisjam X-XI vekov) laquo Russkij jazyk raquo Moskva 1994 63 Cette preacutecision du texte slavon nrsquoest pas reprise dans la traduction synodale russe La Vulgate (saint Jeacuterocircme) dit laquo cumque respexisset eum Azarias pontifex et omnes reliqui sacerdotes viderunt lepram in fronte eius et festinato expulerunt eum sed et ipse perterritus adceleravit egredi eo quod sensisset ilico plagam Domini raquo Traduction litteacuterale du texte heacutebreu par Andreacute Chouraqui laquo 20

77

Cette preacutecision du texte slavon nrsquoest pas reprise dans la traduction synodale russe En reacutealiteacute

la Bible de Gennadij est en partie traduite de la Vulgate (saint Jeacuterocircme) pour les livres qui

nrsquoexistaient pas en slavon Or la Vulgate dit laquo cumque respexisset eum Azarias pontifex et

omnes reliqui sacerdotes viderunt lepram in fronte eius et festinato expulerunt eum sed et

ipse perterritus adceleravit egredi eo quod sensisset ilico plagam Domini raquo

Traduction litteacuterale du texte heacutebreu par Andreacute Chouraqui laquo 20 lsquoAzaryahou le

desservant en tecircte lui fait face avec tous les desservants Voici il est galeux sur son front

Ils lrsquoexpulsent de lagrave Lui aussi est presseacute de sortir oui IHVH-Adonaiuml lrsquoavait toucheacute raquo

(httpnachouraquitripodcomid62htm) Traduction de la Bible de Jeacuterusalem laquo Azaryahu

premier precirctre et tous les precirctres se tournegraverent vers lui et lui virent la legravepre au front Ils

lexpulsegraverent en hacircte et il se hacircta lui-mecircme de sortir car Yahveacute lavait frappeacute raquo

(httpunboundbiolaeduindexcfmmethod=searchResultsdoSearch) Traduction

grecque des Septante laquo καὶ ἐπέστρεψεν ἐπ αὐτὸν ὁ ἱερεὺς ὁ πρῶτος καὶ οἱ ἱερεῖς καὶ ἰδοὺ

αὐτὸς λεπρὸς ἐν τῷ μετώπῳ καὶ κατέσπευσαν αὐτὸν ἐκεῖθεν καὶ γὰρ αὐτὸς ἔσπευσεν

ἐξελθεῖν ὅτι ἤλεγξεν αὐτὸν κύριος raquo et traduction proposeacutee sur le site laquo Et le grand precirctre

Azarias et les precirctres en se retournant vers lui virent la legravepre sur son front ils eurent hacircte

de le faire sortir et lui-mecircme neacutetait pas moins empresseacute car le Seigneur lavait chacirctieacute raquo

(httpba21freefrseptuaginta2chroniques2chroniques_26html)

Ce passage sur la legravepre du roi Azarias tireacute de la Bible de Gennadij (Архиерѣи и вси

прочии сltвяgtщенници видҍша проказу на челҍ его [Азария] hellip изгнаша его Но и тои

устрашенъ тщася изыти того ради что слыша внезапу язву гltосподgtню) est

particuliegraverement inteacuteressant car il introduit dans le texte slavon un verbe qui napparaicirct pas

dans les autres traductions64 Ainsi dans la Bible drsquoOstrog on a simplement и егда же узре

lsquoAzaryahou le desservant en tecircte lui fait face avec tous les desservants Voici il est galeux sur son front Ils lrsquoexpulsent de lagrave Lui aussi est presseacute de sortir oui IHVH-Adonaiuml lrsquoavait toucheacute raquo (httpnachouraquitripodcomid62htm) Traduction de la Bible de Jeacuterusalem laquo Azaryahu premier precirctre et tous les precirctres se tournegraverent vers lui et lui virent la legravepre au front Ils lexpulsegraverent en hacircte et il se hacircta lui-mecircme de sortir car Yahveacute lavait frappeacute raquo (httpunboundbiolaeduindexcfmmethod=searchResultsdoSearch) Traduction grecque des Septante laquo καὶ ἐπέστρεψεν ἐπ αὐτὸν ὁ ἱερεὺς ὁ πρῶτος καὶ οἱ ἱερεῖς καὶ ἰδοὺ αὐτὸς λεπρὸς ἐν τῷ μετώπῳ καὶ κατέσπευσαν αὐτὸν ἐκεῖθεν καὶ γὰρ αὐτὸς ἔσπευσεν ἐξελθεῖν ὅτι ἤλεγξεν αὐτὸν κύριος raquo et traduction proposeacutee sur le site laquo Et le grand precirctre Azarias et les precirctres en se retournant vers lui virent la legravepre sur son front ils eurent hacircte de le faire sortir et lui-mecircme neacutetait pas moins empresseacute car le Seigneur lavait chacirctieacute raquo (httpba21freefrseptuaginta2chroniques2chroniques_26html) 64 laquo La Bible de Gennadij est disponible en partie sur Internet (httpoldstslrumanuscriptsuniqbooks pour linstant seulement les Psaumes et le NT cest une eacutedition en fac-simileacute reacutealiseacutee par le patriarcat de Moscou) Une partie a eacuteteacute traduite sur la Vulgate mais pas tout uniquement les livres qui neacutetaient pas disponibles en slavon - 1Pa 2Pa 1Es Ne 2Es

78

его Захариѧ [sic ] архиереи и вси прочии сltвяgtщенници видеша и се прокаженъ на

челѣ его Изгнаша его оттуду но и тои оубо тщасѧ изыити iaко обличи его гltосподgtь

Le verbe слышати nrsquoapparaicirct pas pas plus que dans la Bible eacutelisabeacutethaine (XVIIIe

siegravecle)

Lrsquoemploi de slyšati dans la Bible de Gennadij confirme bien que les deux livres des

Chroniques (Paralipomenon en grec Paroles des jours en heacutebreu Verba dierum dans la

Vulgate) sont traduits drsquoapregraves le texte latin (cf article sur httpksana-

knarodruBookalekseev0276htm)

La traduction de la Bible de Gennadij montre aussi que le sens de perception tactile

semble attesteacute au moins degraves le XVe siegravecle et comme le montrent les exemples indexeacutes dans

le Dictionnaire de la langue russe du XIe au XVIIe siegravecle au XVIe siegravecle le verbe slyšatacute permet

drsquoexprimer

- une perception tactile

19) Мужи храбри зѣло и велици богатыри яко лвы и яко медвѣди не слышатъ

бо на себѣ ранъ Ник лет X 71 XVIe siegravecle

Les hommes tregraves courageux et les grands chevaliers sont comme les lions et les ours

car ils ne slyšat (ressentent) par les blessures

20) У которого человѣка гдѣ кое мѣсто отерпнетъ и будетъ что судорога или

коихъ мѣстъ не слышитъ и тѣмъ масломъ помазать ЛечIII 149 XVIIe siegravecle ~

anneacutee 1672 Si une personne a un endroit (du corps) engourdi et comme des crampes

ou bien srsquoil est insensible (ne slyšit) agrave certains endroits il faut lrsquooindre avec cette

mecircme huile

- mais aussi une perception olfactive

21) Чувствовать какой-либо запах обонять Изъ горы идетъ пара и издалека

духъ вони слышать отъ той пары нефтяной ДАИ Х 327 anneacutee 1698

De la montagne srsquoeacutelegraveve une vapeur et de loin on sent (slyšatrsquo) lrsquoeacutemanation de cette

odeur qui vient de cette vapeur de naphte]

|| Figureacute обнаруживать замечать что-л Le verbe a aussi le sens de lsquocomprendrersquo

en particulier le sens drsquolsquoentendre les langues eacutetrangegraveresrsquo

Le sens figureacute semble plutocirct reacutecent et peut ecirctre dateacute de la fin du moyen russe

3Es To Ju Es 10-16 Sp Jr 1-25 et 46-51 1M 2M Cf Alekseev Tekstologija slavjanskoj Biblii p 197 (Merci agrave Florent Mouchard)

79

Il semble donc que le sens de lsquosentirrsquo en particulier par lrsquoodorat ne fasse pas

initialement partie du champ lexical de slyšatrsquo Inteacuteressante de ce point de vue est la

remarque que fait lrsquoeacutecrivain et theacuteoricien de la langue litteacuteraire Alexandre Sumarokov au

XVIIIe siegravecle lorsqursquoil eacutecrit laquo agrave propos des incongruiteacutes introduits dans notre langue raquo laquo De

telles incongruiteacutes ont eacuteteacute introduites eacutegalement dans notre langue par exemple les mots

obnarodovatacute presledovatacute podmetitacute etc Jrsquoignore seulement si nos descendants utiliseront

ces eacutetranges images Elles conduiront agrave gacircter la langue si des scribouilleurs illettreacutes ne

cessent de noircir du papier Par exemple le mot pobornik ne deacutesigne pas ce qursquoil est mais

signifie tout le contraire mon pobornik est par essence celui qui me poboraet (me combat)

mais par son emploi il deacutesigne celui qui combat les autres pour moi De cette maniegravere est

entreacutee [dans la langue] lrsquoexpression slyšu zapax bien que le zapax soit propre agrave lrsquoodorat et

non agrave lrsquoouiumle mais personne nrsquoa encore imprimeacute slyšu agrave la place de obonjaju bien que cela

puisse ecirctre utiliseacute dans le style simple65 raquo (Polnoe solbanie sočinenij Sumarokova М 1787 Х

14-15 citeacute de faccedilon tronqueacutee par V Vinogradov dans Jazyk Puškina [1935] M laquo Наука raquo

2000 p 53-54 et reprise dans Истoрия слов p 553)

Le purisme de Sumarokov qui annonce celui de lamiral Chichkov nempecircche pas

Pouchkine demployer le verbe dans le sens de ressentir

Chez Leacuteon Tolstoiuml

22) Vozvraščajasrsquo ustalyj i golodnyj s oxoty Levin tak opredeljonno mečtal o pirožkax

čto podxodja k kvartire on uže slyšal zapax i vkus ix vo rtu kak Laska čujala dič i

totčas velel Filippu podatrsquo sebe (L Tolstoj Anna Karenina (1878) ruscorpora)

Alors qursquoil rentrait de la chasse fatigueacute et affameacute Levin recircvait de petits pacircteacutes de

maniegravere si preacutecise qursquoen srsquoapprochant de lrsquoappartement il en slyšal deacutejagrave lrsquoodeur et le

goucirct dans sa bouche tout comme Laska flairait le gibier et il donna aussitocirct agrave

Philippe lrsquoordre de le servir

Le plus ancien exemple de slyšatacute zapax sur Ruscorpora date de 1861

65 laquo Такiя непристойности и въ языкъ нашъ введены на прим слова Обнародовать преслѣдовать предмѣтъ на какой конецъ и протч Не знаю только будутъ ли наши потомки сiи странныя изображенiя употреблять будутъ ко порчѣ языка ежели безграмотныя писцы не перестанутъ марать бумаги ибо древность и безобразныя рѣченiя благообразными дѣлаетъ какъ на прим слово Поборникъ не то знаменуетъ каково оно но совсѣмъ противное Поборникъ мой по естеству своему тотъ который меня побораетъ а по употребленiю тотъ который за меня другова побораетъ Симъ образомъ вошло сiе Слышу запахъ хотя запахъ обонянiю а не слуху свойствененъ но слышу вмѣсто обоняю ни кто еще въ печати не издавалъ хотя въ простомъ складѣ то употребить и можно raquo (A Sumarokov О правописании Соч т X сc 13 ndash 14)

80

23) Už ja slyšal zapax gari prinosimyj vetrom slyšal kak sredi sonnoj tišiny v izbax

treščali sverčki i gde-to sprosonrsquoja lajala sobaka (V Slepcov Vladimirka i Kljazrsquoma

(1860-1861) ruscorpora)

Je slyšal une odeur de brucircleacute apporteacutee par le vent je slyšal dans le silence du sommeil

chanter les grillons et un chien agrave moitieacute endormi aboyer

Lrsquoeacutenigme bretonne

Ne klevann quet ar gallec Je nrsquoentends pas le

franccedilais (Colloque franccedilais et breton Saint-

Brieuc 1863 p 88)

Le breton possegravede lui aussi deux verbes distincts pour entendre et sentir comme

lrsquoillustrent ces deux pareacutemies

24) Deuz da gleved66 ann alcrsquohouedez

Kana he zon drsquoar goulou-deiz

Viens entendre lrsquoalouette

Chanter sa chanson au point du jour67

25) An hini a zant ar crsquohouez

Diocrsquoh he reor e kouez

Sentez-vous puanteur

Crsquoest de votre c qursquoelle tombe68

Et pourtant le verbe KLEVout KLEVet srsquoil signifie lsquoentendrersquo (percevoir par lrsquoouiumle)

peut lui aussi avoir le sens de lsquosentir percevoir par lrsquoodoratrsquo

Dans le sens drsquoentendre il partagerait la mecircme eacutetymologie que le verbe grec κλύω

lsquoentendrersquo lsquoapprendre quersquo etc (par exemple Klevet em eus e oa bet da dad o pesketa lsquoJai

entendu dire que ton pegravere avait eacuteteacute agrave la pecircchersquo)

Cette racine se retrouve en sanscrit

66 Le passage de KLEV- agrave GLEV- est ducirc au pheacutenomegravene des mutations consonantiques caracteacuteristique du breton 67 Lous-Franccedilois Sauveacute Treacutesor des proverbes dictons formulettes amp conjurations magiques des Bretons Lavarou koz a Veiz Izel [litt Dits anciens de Basse-Bretagne] Eacutedition bilingue eacutetablie par Philippe Camby Terre de Brume Eacuteditions Rennes 2003 p 10 (ndeg 10) Cette eacutedition reprend en fait lrsquoeacutedition originale de Sauveacute parue en 1878 agrave Paris chez Champion 68 Ibid p 29 (n0 141)

81

Adolphe Pictet69 De lrsquoaffiniteacute des langues celtiques avec le sanscrit P 1837

Dans son Lexique eacutetymologique des termes les plus usuels du breton moderne (Rennes

1900 p 70) Victor Henry professeur de sanscrit et de grammaire compareacutee des langues

indo-europeacuteennes agrave lrsquouniversiteacute de Paris proposait lrsquoeacutetymologie suivante

Le breton klevout et le russe слышать partagent donc la mecircme eacutetymologie

Or ce verbe breton comme son lointain cousin russe est capable de prendre le sens de

percevoir par lrsquoodorat

Sur les deux sens du verbe breton Jean-Franccedilois Le Gonidec dans son Dictionnaire celto-

breton (1821 p 96 et dans lrsquoeacutedition en deux volumes vol 2 breton-franccedilais 1850 Saint-Brieuc)

fait le constat suivant

69 Adolphe Pictet neacute le 11 septembre 1799 agrave Genegraveve et mort dans la mecircme ville le 20 deacutecembre 1875 est un eacutecrivain et un linguiste suisse Ses vastes connaissances et son talent dans de multiples domaines (linguistique philosophie histoire litteacuterature balistique) lui valurent le qualificatif d laquo universel raquo donneacute par son ami le compositeur Franz Liszt (Wikipedia)

82

Dans son Dictionnaire franccedilais et celto-breton (Brest 1842) Amable-Emmanuel Troude

(1803-1885)70

donne le verbe klevout en premier pour le sens de lsquosentir respirer une odeurrsquo

70 Le colonel Amable-Emmanuel Troude est un militaire franccedilais et un lexicographe breton neacute agrave Brest en 1803 et deacuteceacutedeacute le 6 janvier 1885 agrave Brest Fils de Aimable-Gilles Troude officier de marine au grade de Contre-amiral qui sest distingueacute agrave la bataille dAlgeacutesiras Amable-Emmanuel Troude travaille en collaboration eacutetroite avec Gabriel Milin (Wikipedia)

83

A Troude Dictionnaire franccedilais et celto-breton (Brest 1842 p 521)

Ce mecircme Amable Emmanuel Troude dans son Diсtionnaire franccedilais-breton du Leacuteon

attire lrsquoattention du lecteur sur la polyseacutemie du verbe KLEVet

laquo SENTIR [] RESPIRER une odeur Je sens une mauvaise odeur chouez fall a glevann Je

sens le roussi crsquohouez al losk a glevann Sentez-vous cette odeur klevet a rit hu ar

crsquohouez-ze Je sens lodeur de chreacutetien me gleo chouez ar christen T Quest-ce que je

sens pe seurt chouez a glevann (Il y a vraiment lieu de remarquer dans les phrases

qui preacutecegravedent leacutetrangeteacute du verbe klevet qui signifie lsquoentendrersquo)raquo (Nouveau

dictionnaire pratique franccedilais amp breton du dialecte de Leacuteon avec les acceptions dans les

dialectes de Vannes de Treacuteguier et de la Cornouaille bretonne et la prononciation des

mots quand elle peut paraicirctre douteuse par A Troude colonel en retraite 3egraveme eacutedition

Brest J B et A Lefournier libraires-eacutediteurs 1886 p 825)

Enfin en breton contemporain crsquoest bien le verbe KLEVet qui est donneacute en premier avant le

verbe SANTet (cf F Favereau Geriadurig ar brezhoneg a-vremantilde brezhoneg galleg galleg

brezhoneg Dictionnaire compact du breton contemporain Bilingue Skol Vreizh Morlaix

2001)

Conclusion

Que conclure de tout cela Pour le domaine slave la polyseacutemie laquo entendresentir raquo

nrsquoexiste pas en Bosniaque Croate Monteacuteneacutegrin Serbe ni en polonais (et je remercie les

84

professeurs Paul-Louis Thomas et Heacutelegravene Wlodarczyk de me lrsquoavoir confirmeacute) Pour

lrsquoallemand pas de polyseacutemie non plus dans ce sens et je remercie le professeur Martine

Dalmas

La remarque de Dahl sur la capaciteacute du verbe slyšatrsquo agrave deacutesigner 4 des 5 sens montre

que le verbe se caracteacuterise par un syncreacutetisme seacutemantique ce que la chercheuse M

Pimenova a appeleacute la syncreacutetoseacutemie Il renvoie agrave une perception indiffeacuterencieacutee globale qui

caracteacuterise lrsquoecirctre vivant par opposition aux inanimeacutes La perception se speacutecialise avec les

arguments du verbe comme si le verbe slyšatrsquo devenait un verbe support ne conservant que

le segraveme [perception] pour reacutefeacuterer aux sens en fonction de lrsquoobjet de la perception Irina

Safonova a montreacute dans sa thegravese qursquoen vieux russe seul le verbe čuti posseacutedait une

seacutemantique indiffeacuterencieacutee (lsquosentirrsquo et lsquoentendrersquo) Le verbe slušati nrsquoentre pas dans cette

cateacutegorie

Drsquoun point de vue strictement lexicologique il serait inteacuteressant drsquoeacutetudier les

seacutequences dans lesquelles entre le verbe slyšatrsquo qui sert de verbe support avec substantif

zapax (odeur) + geacutenitif du nom de lrsquolsquoolfacteurrsquo ou lsquoosmogegravenersquo

Pistes bibliographiques (hormis les dictionnaires et ouvrages citeacutes dans le corps

de lrsquoarticle)

1) Padučeva E 2003 laquo Glagoly vosprijatija opyt vyjavlenija struktury tematičeskogo

klassa raquo in E Padučeva Problemy funkcionalrsquonoj grammatiki semantičeskaja

invariantnostrsquo variativnostrsquo Sankt-Peterburg Nauka pp 75-100

2) Pimenova M 2000 Semanticeskij sinkretism i sinkretsemija v drevnerusskom jazyke

Sankt-Peterburg Izdatelrsquostvo Sankt-Peterburgskogo universiteta

3) Safonova I 2008 Moduljacionno-derivacionnye semantičeskie izmenenija

drevnerusskix glagolov vosprijatija 100201 ndash russkij jazyk Avtoreferat dissertacii na

soiskanie učonoj stepeni kandidata filologičeskix nauk Kaliningrad

4) Safonova I 2009 laquo Izmenenija smyslovoj struktury glagolov vosprijatija v

drevnerusskom tekste raquo in Vestnik Volgogradskogo gosudarstvennogo universiteta Ser

2 Jazykoznanie Ndeg 1 (9) pp 11-15

5) Safonova I sd Semantičeskaja i smyslovaja struktura drevnerusskix glagolov

slyxovogo vosprijatija Volgogradskij gosudarstvennyj universitet fichier Word mis en

ligne

85

Flagrantes fragrances Les noms drsquoodeurs en russe

Irina THOMIERES (Universiteacute Paris ndash Sorbonne)

Introduction

Lrsquoobjet de cette eacutetude est constitueacute par les noms preacutedicatifs simples et composeacutes qui

renvoient agrave des sensations olfactives Le cadre theacuteorique est conforme aux travaux de Zellig

Harris (Opcit) et de Maurice Gross (Opcit) sur le preacutedicat seacutemantique Notre uniteacute

drsquoanalyse est la phrase simple deacutefinie comme lrsquoensemble du preacutedicat et des arguments qursquoil

seacutelectionne

Nous explorerons ici les deux pistes suivantes La premiegravere consiste agrave deacutegager les

conditions dans lesquelles les preacutedicats simples peuvent ecirctre employeacutes La deuxiegraveme

interrogation concerne les preacutedicats composeacutes Nous proposerons une classification des

preacutedicats composeacutes en fonction de leur structure interne

Sur le plan meacutethodologique nous ferons appel agrave deux notions cleacutes agrave savoir la theacuteorie

des prototypes et le principe du rasoir drsquoOccam

1 Remarques theacuteoriques Les preacutedicats simples et les preacutedicats composeacutes

Un premier constat srsquoimpose lorsque lrsquoon se penche sur les noms drsquoodeurs en russe il

peut srsquoagir de preacutedicats soit simples soit composeacutes71 Les noms preacutedicatifs simples ne sont

pas nombreux tout en eacutetant freacutequents Nous nous limiterons ici agrave en citer quelques-uns

aromat (arocircme) blagouxanie (arocircme parfum) smrad (odeur infecte puanteur) vonrsquo

(puanteur feacutetiditeacute) zlovonie (puanteur odeur nauseacuteabonde feacutetiditeacute)72 etc Dans le domaine

des noms composeacutes nous nous inteacuteresserons agrave ceux qui peuvent ecirctre repreacutesenteacutes par le

scheacutema laquo nom drsquoodeur + substantif au geacutenitif raquo dans lequel le nom au geacutenitif correspond agrave la

raison drsquoecirctre de la sensation olfactive deacutecrite Nous le deacutesignerons par le terme de

laquo speacutecifieur raquo Voici agrave titre drsquoexemple certains noms preacutedicatifs composeacutes que nous avons

releveacutes dans notre corpus73 zapax cvetov (odeur de fleurs) aromat čaja (arocircme du theacute)

smrad požara (puanteur de lrsquoincendie) etc

Afin drsquoillustrer lrsquoopposition laquo nom preacutedicatif simple ndash nom preacutedicatif composeacute raquo nous

allons analyser les exemples 1a et 1b

1a) V komnate stojal prijatnyj zapax

71 Dans ce travail nous nous inteacuteresserons uniquement aux preacutedicats qui possegravedent la structure suivante Nom drsquoodeur + Nom au geacutenitif 72 Les variantes de traduction proposeacutees ici proviennent de diffeacuterents dictionnaires qui comme on peut le constater proposent souvent plusieurs faccedilons de traduire un lexegraveme donneacute 73 Nos exemples ont eacuteteacute releveacutes dans la base des donneacutees laquo ruscorpora raquo (Universiteacute de Moscou) Pour les besoins drsquoanalyse nous avons eacutegalement eu recours agrave des exemples construits veacuterifieacutes aupregraves des locuteurs natifs

86

Une odeur agreacuteable reacutegnait dans la piegravece

1b) V komnate stojal zapax roz

Lrsquoodeur de parfum reacutegnait dans la piegravece

Dans lrsquoexemple 1a le nom drsquoodeur (zapax) nrsquoest accompagneacute drsquoaucun speacutecifieur Dans 1b en

revanche il srsquoagit drsquoun nom composeacute (zapax roz nom + speacutecifieur) A ce niveau drsquoanalyse

une remarque capitale srsquoinvite Drsquoapregraves nos observations les noms composeacutes se precirctent

souvent agrave une double interpreacutetation Ils renvoient tantocirct agrave une odeur reacuteellement ressentie

dont le locuteur a lrsquoexpeacuterience immeacutediate et dont il peut identifier la source Ils peuvent

aussi dans drsquoautres contextes ecirctre employeacutes pour deacutecrire une odeur similaire agrave celle qui est

bien connue du locuteur Ainsi zapax rozy (laquo odeur raquo + laquo rose au geacutenitif singulier raquo) peut ecirctre

employeacute theacuteoriquement pour eacutevoquer une odeur de roses laquo reacuteelles raquo crsquoest-agrave-dire preacutesentes

dans la situation de la communication Roza (rose) peut eacutegalement apparaicirctre lagrave ougrave le

locuteur compare lrsquoodeur qursquoil ressent agrave celle drsquoune rose en faisant appel agrave la connaissance

collective des locuteurs de la langue russe En drsquoautres termes roza dans ce type de

contextes sert donc de parangon de comparaison74

Une fois ces preacutemisses theacuteoriques expliciteacutees nous passons maintenant agrave lrsquoanalyse

des noms drsquoodeur Nous commencerons par aborder les noms drsquoodeurs simples

2 Les noms drsquoodeurs simples

Comme nous lrsquoavons mentionneacute ci-dessus les noms drsquoodeur simples (composeacutes drsquoun

seul lexegraveme) sont relativement freacutequents mais il srsquoagit drsquoun ensemble assez homogegravene

composeacute drsquoenviron une dizaine de lexegravemes Il convient de relever tout drsquoabord lrsquohyperonyme

zapax (odeur) largement majoritaire dans notre corpus On en note ensuite drsquoautres tels

que aromat75 (arocircme) blagouxanie (parfum) smrad (puanteur) zlovonie (puanteur) etc Ce

rapport laquo hyperonyme ndash hyponyme raquo est notamment manifeste dans lrsquoexemple suivant

2) Blagouxanie obdalo Andreja edva on perestupil porog konfortabelrsquonogo žilišča i

zapax egravetot vne somnenij byl kak i dvernoj zamok privezjon iz-za granicy i ottuda že

ndash tropičeskie rastenija v kadkax poxožie na palrsquomy (A Azolrsquoskij Lopušok)

Lrsquoarocircme envahit Andrej degraves qursquoil eut franchi le seuil du confortable appartement et

cette odeur avait sans doute eacuteteacute de mecircme que la serrure apporteacutee de lrsquoeacutetranger De

lagrave-bas venaient aussi les plantes tropicales dans leurs cuves semblables agrave des

74 La mecircme ambiguiumlteacute srsquoobserve lorsqursquoil srsquoagit de verbes de sensation olfactive V komnate paxlo kraskoj (Dans la piegravece cela sentait la peinture) 75 Aromaty (les arocircmes) renvoie parfois agrave des substances odorantes ou encore agrave un parfum (Tolkovyj slovarrsquo Dalja httpsslovariyandexru) drsquoougrave notamment la possibiliteacute pour ce substantif de fonctionner dans le rocircle de speacutecifieur blagouxanie aromatov (litt lrsquoarocircme des arocircmes)

87

palmiers (A Azolrsquoskij Ma chegravere bardane)

Le contexte citeacute met en eacutevidence deux noms drsquoodeurs blagouxanie (arocircme) et zapax (odeur)

Le second permet agrave lrsquoauteur drsquoeacuteviter la reacutepeacutetition Lrsquoexemple est facilement compreacutehensible

par le lecteur Ce premier constat en appelle un autre

Lrsquoanalyse du corpus a mis en eacutevidence que les noms drsquoodeur simples peuvent

apparaicirctre essentiellement dans trois types de situations

Drsquoabord il peut arriver que la raison drsquoecirctre de lrsquoodeur deacutesigneacutee par le preacutedicat soit

eacutevidente aux yeux du locuteur et qursquoaucun doute nrsquoest possible agrave ce niveau Par exemple

3) Ja sejčas delaju massaž s maslami Sdelala tolrsquoko 3 no potom rasskažu kak

polučilosrsquo No blagouxanie potrjasnoe osobenno s beloj akaciej (Krasota zdorovrsquoje

otdyx Krasota (forum) 2005)

Actuellement je pratique des massages aux huiles essentielles Je nrsquoen ai fait que 3 je

raconterai ensuite ce que cela a donneacute Mais lrsquoarocircme est extra surtout pour ce qui est

de lrsquohuile agrave lrsquoacacia blanc (Beauteacute santeacute repos La beauteacute (forum 2005)

Lrsquoorigine de lrsquoodeur est ici eacutevidente gracircce agrave lrsquoanaphore associative Le substantif maslo (huile

essentielle) deacutesigne une substance cosmeacutetique qui possegravede une odeur particuliegravere souvent

plaisante Le substantif blagouxanie (arocircme) constitue un meacuteronyme face agrave maslo Etant

donneacute ces faits le contexte est clair La notion de prototype (cf notamment G Kleiber Op cit

1990) srsquoavegravere primordiale pour deacutecrire un grand nombre drsquoautres exemples

4) V sadu raspustilisrsquo pervye rozy Do nas donosilosrsquo blagouxanije

Les premiegraveres roses venaient drsquoeacuteclore dans le jardin Lrsquoarocircme parvenait jusqursquoagrave nous

Drsquoapregraves notre connaissance du monde les roses possegravedent une odeur particuliegravere Le

contexte proposeacute met lrsquoaccent sur le fait qursquoil srsquoagit drsquoune odeur agreacuteable Celle-ci constitue

une proprieacuteteacute prototypique de la rose De mecircme que dans exemple 3 lrsquoexemple 4 met en

eacutevidence une anaphore associative

Le deuxiegraveme cas ougrave le nom drsquoodeur apparaicirct de faccedilon isoleacutee renvoie aux contextes ougrave

il est accompagneacute drsquoun modifieur agrave savoir un adjectif drsquoappartenance un adjectif relatif ou

encore un pronom-adjectif Ainsi par exemple les adjectifs relatifs permettent souvent au

locuteur de speacutecifier la cause de lrsquoodeur [telle qursquoil la conccediloit]76 Dans ce cas lrsquoabsence du

speacutecifieur est en quelque sorte laquo compenseacutee raquo par lrsquoadjectif comme le deacutemontre lrsquoexemple

5

76 Ce rapport de cause agrave effet peut ecirctre plus ou moins subjectif Voir agrave ce sujet Thomiegraveres-Kokochkina I laquo Odoris causa raquo Op cit

88

5) Vtoraja polovina avgusta Donosjatsja polevye zapaxi (E Ginsburg Krutoj maršrut)

Deuxiegraveme quinzaine du mois drsquoaoucirct On ressent lrsquoodeur des champs (E Ginsurg Le

tournant)

Le modifieur polevoj (de champ) formeacute agrave partir du substantif pole (un champ) permet de

caracteacuteriser la sensation olfactive du point de vue de sa raison drsquoecirctre En effet le contexte

(voyage en train de Moscou agrave Yaroslavlrsquo) ne laisse pas de doute quant au sens que le

narrateur rattache agrave lrsquoadjectif polevoj Consideacuterons un exemple ougrave apparaicirct un adjectif

drsquoappartenance

6) V vozduxe stoit lekarstvennyj zapax (P Bobrykin Trup)

Une odeur meacutedicamenteuse regravegne dans lrsquoair (P Bobrykin Le cadavre)

Lrsquoadjectif lekarstvennyj est formeacute agrave partir du substantif lekarstvo (un meacutedicament) De mecircme

que dans lrsquoexemple 4 ici lrsquoadjectif drsquoappartenance bloque lrsquoapparition du speacutecifieur Et bien

que lrsquoon ne puisse affirmer lrsquoidentiteacute de sens entre le speacutecifieur (le nom au geacutenitif) et

lrsquoadjectif drsquoappartenance77 il nrsquoen reste pas moins vrai que la cause est exprimeacutee une seule

fois au moyen drsquoun seul marqueur de sorte que le nom au geacutenitif et lrsquoadjectif de se trouvent

en distribution compleacutementaire

Un autre cas de figure que nous illustrerons met en œuvre les pronoms indeacutefinis

comme kakoj-to (un certain) nekij (un certain) etc Lorsqursquoils jouent le rocircle de modifieur le

speacutecifieur est geacuteneacuteralement absent Consideacuterons agrave ce titre lrsquoexemple 7

7) Kakoj-to novyj nejasnyj zapax došol do nas (Z Gippius Jabloni cvetut)

Une odeur nouvelle indistincte nous parvint (Z Gippius Les pommiers sont en fleur)

Le pronom indeacutefini est ici suivi de lrsquoadjectif novyj (nouveau)78 Le narrateur ne preacutecise pas

drsquoembleacutee lrsquoorigine de lrsquoodeur car il ne la connaicirct pas Or une minute plus tard il parvient agrave

lrsquoidentifier (pour lrsquoavoir deacutejagrave connue) Lrsquoodeur est due au fait que les premiegraveres fleurs

apparaissent sur le pommier79 Un pheacutenomegravene similaire est illustreacute par lrsquoexemple 8

77 A noter par exemple rajskij aromat (un arocircme paradisiaque) soljonyj zapax (une odeur saleacutee) Il est freacutequent qursquoun adjectif relationnel passe dans la cateacutegorie des qualificatifs 78 Comme nous allons le voir ci-dessous lorsque le substantif zapax (odeur) apparaicirct isoleacutement il renvoie agrave une odeur deacutesagreacuteable Crsquoest la raison pour laquelle les suites laquo pronom indeacutefini + zapax raquo sont inexistantes dans notre corpus Un adjectif se trouve systeacutematiquement inseacutereacute entre le pronom indeacutefini et le substantif lui-mecircme 79 Voici le contexte droit Nous la reconnucircmes aussitocirct et compricircmes aussitocirct drsquoougrave elle venait ndash La premiegravere fleur srsquoouvre dit Marta

89

8) My vošli v kabinet - Kakoj-to strannovatyj zapax - skazal ja (V Skvorcov Kanikuly

vne zakona)

Nous entracircmes dans le bureau - Drocircle drsquoodeur dis-je (V Skvorcov Vacances hors la

loi)

Deux modifieurs se trouvent ici combineacutes Le pronom indeacutefini kakoj-to (un certain) et

lrsquoadjectif strannovatyj (litt laquo un peu eacutetrange raquo drocircle drsquoodeur) Or aucun nrsquoidentifie lrsquoodeur le

narrateur se limite agrave exprimer son appreacuteciation Lrsquoodeur est preacutesenteacutee comme eacutetant

impossible agrave reconnaicirctre etou agrave exprimer verbalement Autrement dit le narrateur nrsquoen

preacutecise pas lrsquoorigine car elle lui est inconnue et qursquoil nrsquoest pas apte agrave la preacuteciser

Enfin un dernier type de contextes ougrave le nom drsquoodeur apparaicirct sans speacutecifieur

concerne en exclusiviteacute le preacutedicat zapax Ce substantif dans certains exemples deacutesigne une

odeur deacutesagreacuteable

9) U belrsquoja pojavilsja zapax a ranrsquoše ego ne bylo

Le linge acquit une odeur deacutesagreacuteable qursquoil ne posseacutedait pas auparavant

La simple apparition du nom zapax sans speacutecifieur signale ici au lecteur la faccedilon dont il doit

interpreacuteter le preacutedicat

Pour conclure ce sous-chapitre consacreacute aux conditions dans lesquelles fonctionnent

un nom drsquoodeur simple nous dirons ceci Cela est possible lorsque le contexte est

suffisamment explicite de sorte qursquoaucun doute ne persiste quant agrave lrsquoorigine de lrsquoodeur

Nous avons vu que la notion de prototype joue un rocircle primordial agrave ce niveau De mecircme le

nom drsquoodeur apparaicirct isoleacutement lorsqursquoil est accompagneacute drsquoun adjectif drsquoappartenance (qui

explicite la cause de lrsquoodeur) ou drsquoun pronom indeacutefini (parfois combineacute avec un adjectif

qualificatif) Les deux cas de figure mentionneacutes ont ceci de commun qursquoils constituent une

manifestation du principe du laquo rasoir drsquoOccam raquo Conformeacutement agrave ce principe pragmatique

la parcimonie constitue un fondement majeur pour lrsquoexplication des faits scientifiques Enfin

nous avons releveacutes des contextes dans lesquels le substantif zapax est employeacute sans

speacutecifieur car il est utiliseacute avec un sens particulier et plus exactement il deacutesigne une

sensation olfactive neacutegative

3 Les noms drsquoodeur composeacutes

Dans ce sous-chapitre consacreacute aux noms composeacutes nous nous inteacuteresserons agrave la

nature seacutemantique du speacutecifieur autrement dit du substantif au geacutenitif qui correspond agrave

lrsquoorigine de lrsquoodeur dans le but drsquoen proposer une classification Pour ce faire nous avons

diviseacute les noms preacutedicatifs releveacutes en trois sous-ensembles structures avec un nom drsquoobjet

ou de substance avec un nom de lieu et avec un nom abstrait

90

a) Structures avec un nom drsquoobjet ou de substance

Le premier grand ensemble que nous distinguerons concerne les noms drsquoobjets [au

sens large] et de substances zapax pyli (une odeur de poussiegravere) kerosina (de keacuterosegravene)

ladana (drsquoencens) naftalina (naphtaline) travy (drsquoherbe) berjozy (de bouleau) kanifoli (de

colophane) kolbasy (de saucisson) kraski (de peinture) xlora (de chlore) etc Par exemple

9) V koridore stojal dušnyj zapax kerosina (M Gorrsquokij Žiznrsquo Klima Samgina)

Une odeur suffocante de keacuterosegravene reacutegnait dans le couloir (M Gorrsquokij La vie de Klim

Samguine)

Si lrsquointercompreacutehension est possible crsquoest parce que le narrateur exploite ici une

connaissance collective agrave savoir un consensus communeacutement partageacute en vertu duquel le

keacuterosegravene possegravede une odeur particuliegravere Cela eacutetant dit tout locuteur nrsquoest pas obligeacute de

pouvoir expliciter les proprieacuteteacutes exactes de lrsquoodeur en question Si nous reformulons notre

propos en termes linguistiques nous dirons que sommes en preacutesence drsquoun cas ougrave la notion

de prototype apparaicirct de faccedilon eacutevidente La simple mention de tel ou tel aliment est censeacutee

eacutevoquer chez le lecteur une reacutefeacuterence preacutecise ou du moins une ideacutee relativement exacte de

lrsquoodeur en question

Dans cet ordre drsquoideacutees nous consideacuterons neacutecessaire de mentionner les objets qui

possegravedent une odeur par deacutefinition Leur proprieacuteteacute est de posseacuteder une odeur que nous

appellerons laquo fonctionnelle raquo Par exemple

10) Veter djorgal zanavesku i donosil v komnatu zapax lip (I Grekova Letom v

gorode)

Le vent tirait sur le rideau et apportait dans la piegravece lrsquoodeur des tilleuls (I Grekova

Un eacuteteacute dans la ville)

Zapax lip (odeur des tilleuls) fait partie drsquoun paradigme agrave savoir zapax berjoz (odeur des

bouleaux) elej (des sapins) etc Tous ces arbres possegravedent une odeur speacutecifique qui fait

partie de leur nature On est en droit de parler ici de proprieacuteteacute prototypique Un autre

exemple notoire concerne les substantifs de la classe laquo parfums raquo

11) Teperrsquo ja sjadu u spinki divana položu ruki na podborodok nečajanno vzdoxnuv

zapax prostyni ndash zapax laquo Šaneli nomer pjatrsquo raquo probočka (zolotoj plastmassovyj šar)

neplotno zakryvaetsja ja pomnju tam čto-to tresnulo teperrsquo vse vešči iz škafa

vynosjat na sebe egravetot rezkij zapax (P Nastin Sny rasskazannye malrsquočiku)

91

Je vais maintenant mrsquoappuyer contre le dossier du divan je poserai mes mains sur

mon menton je respirerai sans le vouloir lrsquoodeur du drap lrsquoodeur du laquo Chanel numeacutero

cinq raquo Le bouchon une boule en plastique doreacute nrsquoadhegravere pas complegravetement quelque

chose srsquoest fissureacute lagrave-dedans et agrave preacutesent tout ce que lrsquoon sort de lrsquoarmoire est

impreacutegneacute de cette odeur acircpre (P Nastin Les recircves raconteacutes au petit garccedilon)

Un parfum par deacutefinition a pour proprieacuteteacute essentielle drsquoavoir une odeur (geacuteneacuteralement

agreacuteable) Cependant chaque parfum et eau de toilette possegravede sa propre odeur Dans le

contexte citeacute par lrsquoemploi du nom propre laquo Chanel numeacutero cinq raquo lrsquoauteur preacutecise la marque

du parfum utiliseacute de faccedilon agrave permettre au lecteur drsquoidentifier lrsquoodeur Ce cas de figure est

relativement rare En effet les hyperonymes tels que duxi (parfum) odekolon (eau de

Cologne) etc sont plus freacutequents

(12) Perekladyvaja sumočku iz odnoj ruki v druguju ona dolgo ukutyvala šeju

prozračnym šarfikom vot nakonec sunula ruki v rukava Ejo zatylok byl sovsem

blizko Ja počustvoval gorrsquokovatyj zapax duxov (A Volos Nedvižimost)

Tout en passant son sac dune main agrave lautre elle entoura longuement son cou avec

un foulard transparent Enfin elle enfila son manteau Sa nuque eacutetait toute proche Je

sentis lrsquoodeur leacutegegraverement amegravere de [son] 80 parfum (A Volos Lrsquoimmobilier)

Le syntagme zapax duxov nrsquoest pas assez preacutecis les varieacuteteacutes de parfum eacutetant nombreuses81

Seule lrsquoappreacuteciation gorrsquokovatyj (leacutegegraverement amegravere) est preacutesente En lrsquoabsence drsquoindications

quant agrave la nature exacte de la substance odorante nous sommes en droit de parler de

prototypicalisation Celle-ci est directement lieacutee agrave la viseacutee communicative Elle semble ecirctre

toute particuliegravere dans lrsquoexemple 12 En effet le narrateur tient agrave souligner qursquoil se trouve si

pregraves de sa compagne qursquoil est capable de sentir le parfum qursquoelle srsquoest mis Il ne tient pas agrave

identifier la marque du parfum de ce fait il se limite agrave en donner une ideacutee Pour ce faire il

srsquoappuie sur le prototype en vertu duquel un parfum possegravede une odeur caracteacuteristique La

notion de prototype se manifeste eacutegalement dans lrsquoexemple 13

13) Aromat kofe i šveicarskij syr sozdajut atmosferu počti domašnego ijuta (A

Zubkov Via est vita V snegax Mak-Kinli laquo Vokrug sveta raquo 1995)

80 Le pronom-adjectif possessif est absent en russe mais nous avons consideacutereacute approprieacute lrsquointroduire dans notre traduction 81 Fait inteacuteressant lrsquoanalyse de notre corpus a mis en eacutevidence un rapport associatif qui existe entre les parfums et les fleurs Ona sidela zakryv jubkami vesrsquo divan v goluboj poluteni ot zontika podnjatogo nad svečami V vozduxe stojal zapax tuberoz i narcissov ndash ejo ljubimyx duxov (M Šiškin Vsex ožidaet odna noč) ndash Elle eacutetait assise sur le divan que ses jupes recouvraient entiegraverement dans la demi-ombre bleue du parasol suspendu au-dessus des bougies Lrsquoodeur des tubeacutereuses et des jonquilles remplissait lrsquoair Crsquoeacutetait son parfum preacutefeacutereacute (M Šiškin La mecircme nuit nous attend tous)

92

Lrsquoarocircme de cafeacute et le fromage suisse font presque sentir que lrsquoon est chez soi (A

Zubkov Via est vita Dans les neiges de Mak-Kinli laquo Autour du monde raquo 1995)

Lrsquoodeur du cafeacute change en fonction de sa varieacuteteacute Cependant le fait de geacuteneacuteraliser ne nuit

aucunement agrave la compreacutehension car ce nonobstant toutes les varieacuteteacutes de cette boisson

partagent une odeur caracteacuteristique prototypique gracircce agrave laquelle elles correspondent agrave

lrsquoappellation laquo cafeacute raquo et peuvent ecirctre distingueacutees du theacute du chocolat etc Consideacuterons des

exemples similaires mais qui mettent en eacutevidence un nom collectif

14) Ostavšisrsquo nočevatrsquo u Pavla ja prosypalsja s zavedovym čuvstvom dosady kak by

rano ni bylo s kuxni uže donosilisrsquo zapax žarenogo i ostorožnyj ljazg egraveto označalo

čto minut čerez desjatrsquo Anja postavit peredo mnoj gromadnuju tarelku na kotoroj

budut ležatrsquo štuki četyre polukilogrammovyx kotlet (A Volos Nedvižimostrsquo)

Lorsque je restais la nuit chez Pavel en me reacuteveillant jrsquoeacuteprouvais drsquoembleacutee un

sentiment de deacutepit Il pouvait ecirctre tregraves tocirct et cependant lrsquoodeur de friture et un leacuteger

fracas meacutetallique provenaient de la cuisine Cela voulait dire qursquoune dizaine minutes

plus tard Anja allait poser devant moi une eacutenorme assiette avec quatre boulettes de

viande drsquoune livre chacune (A Volos Lrsquoimmobilier)

Lrsquohyperonyme žarenoe (litt laquo le frit raquo la friture) nrsquoest pas anodin dans ce contexte car

encore une fois il srsquoagit lagrave de prototypiser Les caracteacuteristiques drsquoune odeur drsquoaliments cuits

sur poecircle varient drsquoun reacutecepteur (sujet humain) agrave un autre Il existe cependant une commune

mesure faute de quoi lrsquointercompreacutehension serait voueacutee agrave lrsquoeacutechec De la sorte lrsquoemploi de

lrsquohyperonyme nrsquoempecircche pas loin de lagrave la compreacutehension de lrsquoexemple dont la viseacutee

communicative est diffeacuterente Elle consiste agrave insister sur la caracteacuteristique saillante (dans un

contexte donneacute) de lrsquoodeur de mettre le lecteur sur le chemin de la compreacutehension du

contexte Par ailleurs le sens exact de žarenoe se trouve expliciteacute dans le contexte droit il

srsquoagit de boulettes de viande Consideacuterons agrave preacutesent lrsquoexemple 15

(15) Opjat že zanovo zapivatrsquo stala Odno vremja kak Zina pokalečilasrsquo brosila bylo a

teperrsquo snova zdorovo I v samom dele kogda Marrsquoja Mixajlovna prišla i stala protiratrsquo

pol pod moej krovatrsquoju ja javstvenno počujala zapax spirtnogo (I Grekova Perelom)

Et aussi elle se mit de nouveau agrave boire A une eacutepoque lorsque Zina eut son accident

elle avait semble-t-il cesseacute et lagrave elle reprit de plus belle En effet lorsque Marrsquoja

Mixajlovna vint et se mit agrave laver par terre sous mon lit je sentis distinctement une

odeur drsquoalcool (I Grekova Le Tournant)

93

La nature exacte de la boisson ingurgiteacutee nrsquoest pas identifieacutee par le narrateur Spirtnoe

adjectif substantiveacute peut renvoyer en russe agrave toute sorte de substances alcooliques

Conformeacutement au principe du rasoir drsquoOccam a) il ne peut pas donner de preacutecisions ou b) ne

le considegravere pas neacutecessaire On peut au contraire affirmer que crsquoest le procegraves qui est mis en

valeur Pour cette raison lrsquoapparition du nom collectif spirtnoe est suffisante sans que lrsquoon ait

besoin de deacutetails quant agrave sa nature exacte

Le cas des noms drsquoodeur composeacutes au moyen drsquoun nom drsquoobjet ou de substance

deacutemontre la neacutecessiteacute de faire appel aux outils theacuteoriques tels que la theacuteorie des prototypes

et le principe drsquoOccam En effet lrsquoorigine de lrsquoodeur est indiqueacutee si celle-ci est identifiable (la

notion de prototype y joue un rocircle cleacute) Si la raison drsquoecirctre de lrsquoodeur ne peut ecirctre expliciteacutee

ou encore si la viseacutee informative est la prototypicalisation le nom drsquoodeur nrsquoest pas

accompagneacute du speacutecifieur Dans la suite de cette eacutetude il srsquoagira de voir la porteacutee de ce

constat

b) Structures avec un substantif qui deacutesigne un lieu

Le deuxiegraveme grand groupe reacuteunit les exemples ougrave le speacutecifieur est un substantif de la

classe des +locatifs (terme de Maurice Gross) Tombent dans cette cateacutegorie les

toponymes et les noms communs Cependant une eacutetude pousseacutee reacutevegravele que les substantifs

mentionneacutes ne se situent pas tous sur le mecircme plan Le premier cas qui attire notre attention

concerne les noms des lieux que nous qualifierons de laquo fonctionnels raquo82 et qui apparaissent

dans lrsquoexemple 16

(16) Alfred Krupp k primeru obožal zapax konjušen ndash razbogatev i postroiv

ogromnyj zamok on provjol sootvetstvujuščie ventiljacionnye kanaly v svoju spalrsquonju

(A Filippov Otec geroja Uolt Disnej i ego Myš (2001) laquo Izvestia raquo 20011204)

Alfred Krupp par exemple adorait lrsquoodeur des eacutecuries Il srsquoenrichit il se fit construire

un chacircteau Les tuyaux de ventilation menaient des eacutecuries vers sa chambre agrave coucher

(A Filippov Le pegravere du heacuteros Walt Disney et son Mickey Mouse (2001) laquo Izvestia raquo

20011204)

Lrsquointerpreacutetation du syntagme zapax konjušen ne pose a priori de problegravemes drsquointerpreacutetation

majeurs Une eacutecurie est le lieu ougrave sont gardeacutes les chevaux En vertu du compromis social le

lecteur est capable de mettre en relation le lieu indiqueacute et le rocircle (et par conseacutequent

lrsquoodeur) qui lui est propre83 Or dans le cas de difficulteacutes au niveau de lrsquointerpreacutetation le

82 Ce terme est de nous 83 De la sorte de mecircme que les substances (dont il a eacuteteacute question ci-dessus) les lieux laquo fonctionnels raquo peuvent ecirctre identifieacutes par lrsquointermeacutediaire de lrsquoodeur qui y regravegne mecircme si une marge drsquoerreur est toujours possible

94

narrateur peut orienter la compreacutehension en donnant des deacutetails ou des preacutecisions

suppleacutementaires Lrsquoexemple 17 est reacuteveacutelateur agrave cet eacutegard

17) Stojal ostryj zapax konjušen opilok i tonkix duxov ndash tradicionnyj aromat cirka (А

Grin Blistajuščij mir)

Il y avait une odeur forte drsquoeacutecuries de sciures et drsquoun parfum fin un arocircme

traditionnel de cirque (A Grin Le monde brillant)

Contrairement agrave zapax konjušen dans lrsquoexemple 16 le sens rattacheacute agrave zapax cirka dans

lrsquoexemple 17 est expliciteacute Le narrateur qui souhaite transmettre au lecteur lrsquoatmosphegravere qui

regravegne dans le cirque srsquoefforce agrave preacuteciser ce qursquoil sous-entend par aromat cirka La

paraphrase explicative est en raison du principe drsquoOccam agrave la fois pertinente et neacutecessaire

dans ce cas

Si nous nous penchons maintenant sur les noms de lieux laquo naturels raquo nous nous

rendons compte que linguistiquement ils sont aussi parfois associeacutes agrave une odeur qui leur

est propre

18) Ljogkij vlažnyj veterok donosit syroj zapax bolota (V Oseeva Dinka proščaetsja s

detstvom)

Un vent leacuteger et un peu humide apporte une odeur humide de mareacutecage (V Oseeva

Dinka dit au revoir agrave son passeacute)

Dans lrsquoexemple 18 la preacutesence de lrsquoadjectif qualificatif vlažnyj (humide) anteacuteposeacute au preacutedicat

drsquoodeur zapax (odeur) permet drsquoentrevoir le sens rattacheacute agrave zapax bolota ou plutocirct agrave la

dominante de cette odeur composeacute de plusieurs eacuteleacutements (la mauvaise odeur lrsquoodeur de

plantes qui poussent dans les mareacutecages) la dominante que le locuteur vise agrave mettre en

valeur

Une autre remarque importante qui srsquoinvite au niveau des phrases dans lesquels

apparaicirct un nom de lieu est possible agrave partir de lrsquoexemple 19

19) Rajskij sad byl polon blagouxanija i penija ptic (E Xaeckaja Sinie strekozy

Vavilona)

Le jardin du paradis eacutetait rempli drsquoarocircmes et de chants drsquooiseaux (E Xaeckaja Les

libellules bleues de Babylon)

Contrairement agrave 18 dans lrsquoexemple 19 le rapport laquo lieu raquo - laquo odeur raquo pourrait ecirctre reformuleacute

comme laquo contenu ndash contenant raquo En drsquoautres termes le nom de lieu nrsquoest pas consideacutereacute ici en

tant que raison drsquoecirctre de la sensation olfactive mais comme le lieu ougrave celle-ci est concentreacutee

95

Les exemples similaires agrave 19 ne sont pas majoritaires dans notre corpus cependant leur

existence met le doigt sur un fait extrecircmement important Les laquo noms de lieux raquo lorsqursquoils

apparaissent en position de speacutecifieur preacutesentent un comportement diffeacuterent des noms des

substances par exemple

Jusqursquoagrave preacutesent nous avons consideacutereacute uniquement les exemples qui mettaient en

valeur des noms communs Mais il arrive aussi que le nom de lieu (en position de speacutecifieur)

soit un toponyme Moskva Leningrad etc Dans ce cas comme on a pu le constater

lrsquointerpreacutetation des exemples srsquoavegravere ecirctre tregraves deacutelicate Ainsi drsquoapregraves nos observations

lrsquoapparition drsquoun toponyme srsquoaccompagne geacuteneacuteralement drsquoune explicitation

(18) Paxlo fruktami spelymi jablokami i grušami - xarakternyj osennij zapax Moskvy

v jasnye suxie dni (P Bobrykin Kitai-gorod)

Ccedila sentait les fruits les pommes et les poires mucircres lrsquoodeur caracteacuteristique de

lrsquoautomne agrave Moscou par un temps deacutegageacute et sec (P Bobrykin Kitaiuml-gorod)

Le syntagme zapax Moskvy est speacutecifieacute ici doublement Drsquoun cocircteacute gracircce au contexte gauche

ougrave figure lrsquoindication exacte de la source de lrsquoodeur frukty (fruits) jabloki (pommes) gruši

(poires) De lrsquoautre cocircteacute on ne peut pas faire abstraction du contexte droit xarakternyj

(caracteacuteristique prototypique) automnal (drsquoautomne) v jaznye syxie dni (par un temps

deacutegageacute et sec) Lrsquoauteur reconnaicirct donc implicitement que laquo odeur de Moscou raquo est subjectif

qursquoil est composeacute de plusieurs odeurs et que par ailleurs il est susceptible de varier drsquoun

moment agrave un autre Enfin le point de vue du sujet est aussi primordial Aucune odeur

particuliegravere nrsquoest associeacutee agrave Moscou84 Il est facile de srsquoen rendre compte en consideacuterant un

autre contexte ougrave il srsquoagit aussi du toponyme Moscou

19) Sojdja s irkutskogo poezda na perron Rjazanskogo vokzala Maša polminutki

postojala zažmurivšisrsquo i vdyxaja zapax Moskvy ndash cvetočnyj mazutnyj bubličnyj (B

Akunin B Ljubovnica smerti)

Masha descendit du train en provenance drsquoIrkoutsk sur le quai de la gare de Riazan et

resta sans bouger trente secondes les yeux fermeacutes et en respirant lrsquoodeur de Moscou

faite de fleurs de mazout et de bagels (B Akounine La maicirctresse de la mort)

Le contexte explicatif semble ecirctre le sine qua non de lrsquointerpreacutetation dans 18 comme dans 19

Or dans 19 les composantes de lrsquolaquo odeur de Moscou raquo auxquelles la jeune fille pense ne sont

pas identiques agrave celles qui ont eacuteteacute mentionneacutees dans 18 Ce qui permet neacuteanmoins de

rapprocher ces deux exemples crsquoest que lrsquoodeur est repreacutesenteacutee ici comme eacutetant composeacutee

84

On peut neacuteanmoins supposer que le narrateur oppose lrsquoodeur de la ville de Saint-Peacutetersbourg agrave celle de la

campagne

96

de plusieurs eacuteleacutements nous sommes donc stricto sensu dans le domaine de la speacutecification Il

en va autrement dans drsquoautres contextes et notamment dans 20 et 21 ougrave le locuteur

caracteacuterise un toponyme par une seule odeur qui repreacutesente la quintessence de celui-ci

Deux exemples 21 et 22 sont reacuteveacutelateurs agrave cet eacutegard

20) Druzrsquoja moi vid krovi dajot ljudjam blaženstvo Egraveto svjataja radostrsquo Bez krovi net

veselrsquoja net veličija na zemle Zapax krovi ndash zapax Rima (D Merežkovskij Gobelrsquo

bogov)

Mes amis la vue du sang nous donne le bonheur suprecircme Crsquoest la sainte joie Sans le

sang il nrsquoy a pas de joie il nrsquoy a pas de grandeur sur Terre Lrsquoodeur du sang crsquoest

lrsquoodeur de Rome (D Merežkovskij La mort des dieux)

21) Zapax fleur drsquoorangersquoa ndash zapax Sicilii Každaja ulica ndash bolrsquošaja tjoplaja dušistaja

volna (M Cvetaeva Neizdannoe)

Lrsquoodeur de fleur drsquooranger crsquoest lrsquoodeur de la Sicile Chaque rue est une grosse vague

chaude et parfumeacutee (M Cvetaeva Lrsquoineacutedit)

Dans les deux exemples citeacutes la preacutesence du tiret indique la relation drsquoeacutequivalence qui

srsquoinstaure entre deux parties de chaque phrase Dans 20 crsquoest lrsquoidentification de deux odeurs

celle de sang et celle de Rome Dans 21 crsquoest lrsquoodeur de fleur drsquooranger et de la Sicile Il est agrave

noter agrave ce niveau que le substantif zapax (odeur) est agrave chaque fois repris tel quel il nrsquoest

remplaceacute par aucun autre nom drsquoodeur Lrsquoauteur choisit une caracteacuteristique saillante du nom

de lieu dont il srsquoagit ce qui nous semble-t-il augmente le caractegravere cateacutegorique et sans appel

de son message

Lrsquoanalyse des noms composeacutes construits agrave lrsquoaide drsquoun speacutecifieur de nature laquo locative raquo

a permis de se rendre compte encore une fois de la validiteacute des notions de prototype et du

rasoir drsquoOccam Les lieux laquo fonctionnels raquo peuvent ecirctre mis en relation avec une odeur

prototypique drsquoougrave la possibiliteacute drsquoavoir des structures du type laquo nom drsquoodeur + nom de lieu raquo

Dans le cas contraire le narrateur a recours aux paraphrases explicatives Enfin lrsquoanalyse ne

peut passer sous silence certains cas particulier par exemple les contextes ougrave il srsquoagit de

geacuteneacuteralisation

c) Structures avec un nom abstrait

Les cas ougrave le speacutecifieur est exprimeacute par un nom abstrait et plus preacuteciseacutement un nom

processif sont relativement rares dans notre corpus mais assez repreacutesentatifs drsquoun certain

nombre de pheacutenomegravenes De ce fait nous leur consacrons un sous-chapitre agrave part entiegravere

Consideacuterons lrsquoexemple 22

97

22) Egraveto byl zapax požara Poverrsquote mne dym očaga paxnet po-inomu (F Gregori

Korolevskaja šutixa)

Crsquoeacutetait lrsquoodeur de lrsquoincendie Croyez-moi la fumeacutee drsquoun foyer sent diffeacuteremment (F

Gregori La bouffonne du roi)

Lrsquoexemple choisi lrsquoa eacuteteacute pour une raison toute particuliegravere Zapax požara qui met en

eacutevidence un nom drsquoeacuteveacutenement est ici opposeacute agrave dym očaga ougrave figure un nom de lieu Si une

telle analogie est possible crsquoest que les deux sensations deacutecrites ont un eacuteleacutement en commun

il srsquoagit de lrsquoodeur de brucircleacute Conformeacutement au prototypeacute le brucircleacute est susceptible drsquoeacutevoquer

aussi bien un incendie que la preacutesence drsquoun habitat Mais ce qui nous importe surtout dans

ce contexte crsquoest que le laquo brucircleacute raquo nous permet de comprendre le sens rattacheacute agrave zapax

požara85 Požar est mis en parallegravele avec un nom concret garrsquo (le brucircleacute)86 Ce type de

transfert de sens est par ailleurs tout agrave fait leacutegitime dans la mesure ougrave seuls les objets

[concrets] se precirctent agrave lrsquoobservation par les sens y compris par lrsquoodorat Les notions

abstraites ne peuvent ecirctre observeacutees par deacutefinition87

Drsquoautres exemples que nous avons releveacutes posent des problegravemes de compreacutehensions

majeurs Il srsquoagit de laquo vrais raquo noms drsquoeacuteveacutenements tels que vojna (guerre) izbienie (massacre)

sraženie (bataille) etc Dans ce cas vu que lrsquointerpreacutetation a souvent besoin drsquoecirctre orienteacutee

les paraphrases explicatives sont de mise

23) Ot soldat paxnet bomžom i psinoj Ot nas uže tože Egraveto zapax vojny Im

propityvaešsja za sutki (I Najdjonov laquo My vyšli s podnjatymi rukami raquo laquo Russkij

reportjor raquo 31 21-28 avgusta 2008)

Les soldats sentent le clochard et le chien Nous de mecircme maintenant Crsquoest lrsquoodeur de

la guerre On srsquoen impregravegne dans lrsquoespace drsquoune journeacutee (I Najdjonov laquo Nous

sorticircmes les mains en lrsquoair raquo laquo Le reporter russe raquo 31 21-28 aoucirct 2008)

Lrsquohyperonyme vojna (la guerre) apparaicirct dans troisiegraveme phrase Or le contexte gauche

explicite le sens que le locuteur rattache agrave laquo zapax vojny raquo dans lrsquoexemple 23 au moyen

85 Le statut exact du substantif požar (incendie) est difficile agrave trancher dans la mesure ougrave il se combine aussi bien avec les verbes supports des noms drsquoeacuteveacutenements tels que slučatsja slučitrsquosja (se produire arriver avoir lieu) et proisxoditrsquo proizojti (avoir lieu se produire) il admet eacutegalement les verbes de perception comme par exemple smotretrsquo posmotretrsquo na (regarder qqch) 86 Lrsquoanalyse pourrait ecirctre approfondie en utilisant la notion de reacutesultat En effet si lrsquoon considegravere le procegraves deacutesigneacute par le substantif požar on se rend compte que celui-ci comporte un reacutesultat naturel La violence (et mecircme lrsquoexistence) drsquoun incendie est jugeacutee en fonction des deacutegacircts causeacutes de son effet ou encore de son reacutesultat Inversement le fait drsquoobserver les deacutegacircts permet de conclure [en vertu drsquoun consensus] qursquoun incendie a eu lieu 87 Pour cette mecircme raison les noms drsquoodeurs composeacutes dans lesquels le speacutecifieur est exprimeacute par un nom abstrait sont minoritaires dans notre corpus

98

drsquoautres substantifs bomž et psina Leur emploi obeacuteit au principe de parcimonie drsquoOccam En

effet le narrateur conscient des problegravemes susceptibles de se poser quant agrave lrsquointerpreacutetation

et pour eacuteviter une trop grande marge de subjectiviteacute explicite le sens qursquoil rattache au

syntagme zapax vojny Vojna est mis en parallegravele avec des noms concrets qui renvoient agrave des

objets [au sens large] perceptibles88

Un dernier cas de figure que nous mentionnerons concerne les exemples ougrave le

speacutecifieur est exprimeacute par un substantif qui renvoie agrave un pheacutenomegravene meacuteteacuteorologique dožd

(pluie) groza (tempecircte) etc Dans ce cas contrairement agrave vojna par exemple lrsquoapparition

des paraphrases est rare

24) V komnate s rešjotčatymi oknami syraja svežestrsquo zapax doždja mokroj krapivy

travy (I Bunin Dnevniki)

Dans la piegravece ougrave les fenecirctres sont couvertes de grilles il fait frais et humide on sent

lrsquoodeur de la pluie de lrsquoortie mouilleacutee et de lrsquoherbe (I Bunin Journal intime)

Le sens que lrsquoauteur rattache au syntagme zapax doždja (odeur de la pluie) nrsquoest pas ici

expliqueacute agrave travers des deacutetails particuliers Cependant mecircme si une marge de subjectiviteacute est

possible le substantif la pluie deacutesigne un pheacutenomegravene dont tous les lecteurs possegravedent une

connaissance directe De la sorte dans des contextes de ce type une paraphrase serait

superflue

Au terme de ce sous-chapitre consacreacute aux preacutedicats composeacutes laquo nom drsquoodeur + nom

abstrait raquo nous dirons que leur speacutecificiteacute consiste dans le fait que leur fonctionnement est

geacuteneacuteralement baseacute sur le pheacutenomegravene de meacutetonymie laquo nom concret vs nom abstrait raquo Celle-

ci se base sur les proprieacuteteacutes prototypiques associeacutees agrave tel ou tel eacuteveacutenement En vertu du

principe drsquoOccam les paraphrases explicatives sont de mise lorsque le contexte ne contient

pas suffisamment drsquoinformations relatives agrave lrsquoorigine de lrsquoodeur

3 Conclusion

Dans cet article nous nous sommes efforceacutes de veacuterifier certaines hypothegraveses relatives

au fonctionnement des noms drsquoodeurs simples et composeacutes en russe Nous avons pour ce

faire eu recours au principe pragmatique du rasoir drsquoOccam et agrave la theacuteorie des prototypes

Le principe du rasoir drsquoOccam possegravede une porteacutee double Il explique tout drsquoabord la

coexistence des noms preacutedicatifs simples et composeacutes Les noms drsquoodeur deacutesignent des

88 Les preacutedicats tels que zapax molodosti (odeur de la jeunesse) drevnosti (de lrsquoantiquiteacute) grusti (de la tristesse) seront consideacutereacutes dans une eacutetude ulteacuterieure Par ailleurs zapax vojny (odeur de la guerre) est agrave chaque fois expliciteacute de faccedilon diffeacuterente dans nos exemples ce qui deacutemontre le caractegravere subjectif de la sensation deacutesigneacutee par laquo zapax vojny raquo

99

pheacutenomegravenes dont la raison drsquoecirctre peut ecirctre exprimeacutee linguistiquement au moyen du

substantif au geacutenitif Lorsque lrsquoorigine de lrsquoodeur peut ecirctre reacutetablie agrave partir du contexte

(notamment lorsqursquoil srsquoagit drsquoanaphore associative) le narrateur utilise un nom simple Si le

contexte a besoin de preacutecisions il optera pour un nom composeacute De mecircme il arrive que le

contexte comporte une paraphrase explicative conformeacutement aux souhaits du narrateur

Enfin srsquoagissant du preacutedicat zapax il est parfois employeacute isoleacutement pour deacutesigner une odeur

deacutesagreacuteable

La notion de prototype est eacutegalement valable agrave deux niveaux Drsquoune part srsquoagissant

des noms preacutedicatifs simples il est la base du fonctionnement de lrsquoanaphore associative

Srsquoagissant des noms composeacutes lrsquoexistence des proprieacuteteacutes prototypiques (associeacutees agrave une

substance un objet un lieu etc) constitue le gage de la compreacutehension du contexte par le

locuteur Enfin nous avons eacutegalement releveacute des exemples ougrave le but du locuteur consiste agrave

prototypiser et nous avons expliciteacute les contraintes qui pegravesent sur lrsquoemploi des noms

preacutedicatifs simples et composeacutes

Bibliographie

1) Gross M 1981 laquo Les bases empiriques de la notion de preacutedicat

seacutemantique raquo Langages Ndeg 63 Paris Larousse pp 7-53

2) Harris ZS 1976 Notes de cours de syntaxe Paris Seuil

3) Kleiber G 2012 laquo Carte drsquoidentiteacute linguistique des odeurs raquo Revue IRIS Ndeg 33 pp

91-103

4) Kleiber G 1990 La seacutemantique du prototype Cateacutegories et sens lexical Paris

PUF

5) Kokochkina I laquo Le paradoxe du silence russe raquo Actes du 3e colloque Res per

nomen La reacutefeacuterence la conscience et le sujet eacutenonciateur du 26 au 28 mai 2011 agrave

Reims CIRLEP 2012 pp 162-170

6) Thomiegraveres-Kokochkina I 2012a laquo La faccedilon de dire le son en russe (Contribution

agrave lrsquoeacutetude des noms preacutedicatifs de laquo sensations auditives raquo) Revue des eacutetudes slaves

t 83 2-3 pp 579-592

7) ndash2012b laquo Predicative nouns of olfactory sensations (ldquosmell predicatesrdquo in modern

Russian) raquo communication au Congregraves de la Socieacuteteacute Internationale dEthnobiologie

Montpellier

8) -ndash2013c laquo Ode agrave lrsquoodeur raquo La Revue russe Ndeg 40 pp 49-60

9) --2014 laquo La petite grammaire des sons preacutedicats russes et leurs verbes

supports raquo sens formes langage Contributions en lrsquohonneur de Pierre Frath

Universiteacute de Reims pp 331-342

10) --2014 laquo Je sens donc je dis (Les noms preacutedicatifs drsquoodeurs simples et composeacutes

en russe) raquo 2013 32nd International Conference on Lexis and Grammar

100

Universidade do Algarve Faro Portugal September 10-14 2013 Pre-Proceedings

Jorge Baptista Mario Monteleone pp 159-163

11) --2014 laquo Cinquanta sfumature sonore in italiano e in russo raquo Parallelismi

linguistici letterari e culturali Ohrid 13-14 settembre 2014 sous presse

12) --2015a laquo Odoris causa raquo Aktuaknye problemy lingvistiki i gumanitarnyx nauk

(Problegravemes actuels de linguistique et des sciences humaines) Moskva RUDN pp

78-90

13) ndash2015b laquo Predikaty vosprijatija semantika sintaksis pragmatika raquo BASEES

Cambridge communication

14) ndash2015b laquo Les noms de sons et drsquoodeurs en russe Valeurs et emplois raquo

Neophilologica vol 28 sous presse

15) ndash2015c laquo Sens dits sens interdits Les noms drsquoodeurs simples et composeacutes en

russe raquo Actes de la Journeacutee drsquoeacutetudes laquo Pour une linguistique sensorielle raquo Universiteacute

Catholique de Lille organiseacutee par Reacutemi Digonnet le 17 avril 2015 Honoreacute

Champion sous presse

Page 8: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 9: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 10: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 11: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 12: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 13: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 14: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 15: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 16: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 17: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 18: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 19: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 20: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 21: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 22: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 23: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 24: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 25: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 26: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 27: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 28: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 29: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 30: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 31: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 32: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 33: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 34: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 35: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 36: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 37: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 38: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 39: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 40: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 41: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 42: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 43: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 44: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 45: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 46: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 47: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 48: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 49: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 50: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 51: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 52: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 53: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 54: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 55: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 56: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 57: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 58: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 59: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 60: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 61: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 62: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 63: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 64: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 65: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 66: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 67: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 68: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 69: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 70: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 71: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 72: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 73: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 74: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 75: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 76: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 77: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 78: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 79: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 80: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 81: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 82: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 83: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 84: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 85: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 86: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 87: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 88: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 89: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 90: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 91: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 92: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 93: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 94: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 95: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 96: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 97: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 98: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 99: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 100: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS
Page 101: LES MOTS DES SENS / LE SENS DES MOTS