Les Misérables 62

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Les Misérables 62 d'après Victor Hugo Patrick Bléron Saint-Germain de Confolens – Juillet 2011 1

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Les Misérables 62

d'après Victor Hugo

Patrick Bléron

Saint-Germain de Confolens – Juillet 2011

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Personnages

Andréee Bernard (metteur en scène)Annette Luzaire (assistante à la mise en scène)Marcel Jouanneau (fleuriste, Thénardier)Mauricette Guénard (mercière, Fantine)Pierre Frénaud (forgeron, Jean Valjean)Simone Frénaud (Soeur Simplice)Jacqueline Renard (commerçante, Mme Magloire/Mme Thénardier)BaptistineEnfants 1, 2, 3Filles 1, 2Mgr MyrielBatamaboisBrigadier de gendarmerieDeux gendarmesPetit-Gervais 1 et 2Deux fillettes ThénardierFantineCosette fillettePaul Durand (paysan, Javert)Michel Champion (tailleur de pierre, Marius)CochepailleChenildieuBrevetPrésident du tribunalAvocat généralChampmathieuPortière maison MadeleineColporteurs auberge MontfermeilMelle Lambert (Directrice en retraite, La Magnon)Cosette jeune filleEponine jeune filleAzelma jeune filleBabetGueulemerClaquesousMontparnasseGavroche Les deux enfantsEnjolrasCourfeyracCombeferreGrantairePortièreChiffonnièreMadame BurgonSergents de villeSoldats

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Première partie

Scène 1 (Andrée Bernard, Marcel Jouanneau, Mauricette Guénard)

Andrée Bernard (au public) Hum, c'est bien... Je ne m'attendais pas à autant de monde, mais bon. C'est prometteur. Merci à vous d'être là ce soir. Pour Les Misérables, une oeuvre hors du commun, riche, touffue, impossible à résumer. Une oeuvre qui mêle poésie, humanisme, peinture d'un certain milieu social, évocation d'un épisode révolutionnaire. Victor Hugo, c'est tout cela, un bouillonnement, un lyrisme, une force. Merci à vous tous d'être là, ouvriers, paysans, étudiants, facteurs, instituteurs, coiffeurs... Je sais que vous travaillez toute la journée et que vous prenez sur votre temps de repos pour participer à cette aventure. Mais avec vous tous, hommes, femmes, enfants, nous allons accoucher d'un authentique théâtre populaire, basé sur l'effort collectif, l'élan de tout un village et de ses amis d'ailleurs, et orienté dans un seul but : servir le public et parfaire son éducation.Arrivée de MJ et MG, ennuyés, s'adressent en aparté à AB

Marcel Jouanneau Hé, psssttt.... C'est pas eux...

Andrée Bernard Hum, comment ça , c'est pas eux ?

Mauricette Guénard C'est pas eux... Eux, c'est le public de 2012... Les acteurs, ils sont là-bas, derrière...

Andrée Bernard Derrière...

Marcel Jouanneau Oui, ceux de 62.

Andrée Bernard Mince... (AB se retourne vers le public, sans rien dire, les jauge un instant, puis décolle vers le fond, suivi de MJ et MG).

Scène 2 (Jean Valjean/Pierre Frénaud, Simone Frénaud, sa femme)

Jean Valjean Voici. Je m’appelle Jean Valjean. Je suis un galérien. J’ai passé dix-neuf ans au bagne. Je suis libéré depuis quatre jours. Ce soir, en arrivant dans ce pays, j’ai été dans une auberge, on m’a renvoyé. Dans une autre auberge, on m’a dit : Va-t-en ! Chez l’un, chez l’autre. Personne n’a voulu de moi. J'allais me coucher sur une pierre. Une bonne femme m’a montré votre maison et m’a dit : « Frappe là ». J’ai frappé. Qu’est-ce que c’est ici ? êtes-vous une auberge ? J’ai de l’argent. Cent neuf francs quinze sous que j’ai gagnés au bagne par mon travail en dix-neuf ans. Je payerai. Je suis très fatigué...

Simone (avec le texte, lui soufflant) ...douze lieues à pied, j’ai bien faim...

Jean Valjean (agacé) Oui, je sais... Ne m'interromps pas, s'il te plaît.

Simone Tu t'étais arrêté, je croyais...

Jean Valjean Tu croyais quoi ? Bon, il vaut mieux que je répète tout seul (il part).

Simone Où vas-tu ?

Jean Valjean Au grenier. Et qu'on ne me dérange sous aucun prétexte !

Scène 3 (Les enfants)

Enfant 1 Mme Bernard m'a dit que c'était moi qui jouerais Gavroche !

Enfant 2 Menteur ! Elle a dit qu'elle déciderait bientôt mais qu'elle sait pas encore.

Enfant 3 De toute façon, ce sera pas toi, t'es bien trop petit !

Enfant 2 Et t'as pas plus de mémoire qu'un ver de terre !

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Enfant 1 C'est pas vrai ! C'est pas vrai !

Une fille Le Corbeau et le Renard que le maître avait donné à apprendre, vous vous rappelez, il a jamais pu la réciter en entier ! (Ils rient)

Enfant 1 C'est même pas vrai !

Une autre fille Si c'est pas vrai, vas-y, récite-la !

Enfant 2 C'est un menteur, je vous dis, il en est pas capable !

Enfant 1 Ça fait longtemps, j'ai oublié...

Enfant 3 Comme par hasard. Bien ce qu'on disait : pas de mémoire ! Faut de la mémoire pour faire l'acteur !

Scène 4 (Jean Valjean, Myriel, Baptistine, Mme Magloire, Andrée Bernard, Annette Luzaire)Les deux femmes mettent le couvert.Mme Magloire Mademoiselle, il faut décider Monseigneur à faire barrer cette porte. On parle en ville d' un rôdeur de mauvaise mine, d'un vagabond à la méchante figure. (Mgr Myriel entre et va se réchauffer au coin du feu)

Baptistine Mon frère, entendez-vous ce que dit madame Magloire ?

Mgr Myriel J’en ai entendu vaguement quelque chose. Nous sommes donc dans quelque gros danger ?

Mme Magloire C'est un va-nu-pieds qui s'est présenté chez Labarre, qui n'a pas voulu le recevoir. Oui, monseigneur. C’est comme cela. Il y aura quelque malheur cette nuit dans la ville. Tout le monde le dit. Et mademoiselle que voilà dit comme moi…

Baptistine Moi, je ne dis rien. Ce que mon frère fait est bien fait. Mme Magloire Eh bien moi je dis que cette maison n’est pas sûre du tout ; que, si monseigneur le permet, je vais aller dire à Paulin Musebois, le serrurier, qu’il vienne remettre les anciens verrous de la porte ; et je dis qu’il faut des verrous, monseigneur, ne serait-ce que pour cette nuit ; avec cela que monseigneur a l’habitude de toujours dire d’entrer, et que d’ailleurs, même au milieu de la nuit, ô mon Dieu ! on n’a pas besoin d’en demander la permission…En ce moment, on frappe à la porte un coup assez violent.

Mgr Myriel Entrez !

Jean Valjean Voici. Je m’appelle Jean Valjean. Je suis un galérien. J’ai passé dix-neuf ans au bagne. Je suis libéré depuis quatre jours. Ce soir, en arrivant dans ce pays, j’ai été dans une auberge, on m’a renvoyé. Dans une autre auberge, on m’a dit : Va-t-en ! Chez l’un, chez l’autre. Personne n’a voulu de moi. J'allais me coucher sur une pierre. Une bonne femme m’a montré votre maison et m’a dit : « Frappe là ». J’ai frappé. Qu’est-ce que c’est ici ? êtes-vous une auberge ? J’ai de l’argent. Cent neuf francs quinze sous que j’ai gagnés au bagne par mon travail en dix-neuf ans. Je payerai. Je suis très fatigué... (Temps)Douze lieues à pied, j'ai bien faim.

Mgr Myriel Madame Magloire, vous mettrez un couvert de plus.

Jean Valjean Avez-vous entendu ? Je suis un galérien. Un forçat. Je viens des galères (il tire de sa poche une grande feuille de papier jaune qu’il déplie).Voilà mon passeport. Voulez-vous lire ? Je sais lire, moi. J’ai appris au bagne. (Il lit) « Jean Valjean, forçat libéré, dix-neuf ans au bagne. Cinq ans pour avoir volé un pain. Quatorze ans pour avoir tenté de s’évader quatre fois. Cet homme est très dangereux. »

Mgr Myriel Madame Magloire, vous mettrez des draps blancs au lit de l’alcôve. Monsieur, asseyez-vous et chauffez-vous. Nous allons souper dans un instant, et l’on fera votre lit pendant que vous souperez.

Andrée Bernard Bon, on s'arrête là pour ce soir. Myriel, il faudra quand même te décider à couper cette barbe. C'est un évêque, pas un pope. Attendez, je veux vérifier une chose. (Il regarde dans les accessoires de cuisine et en débusque des antisèches ). C'est bien ce qui me semblait : Jacqueline, chère Mme

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Magloire, quand allez-vous vous décider à apprendre votre texte pour de bon ? Quand les répétitions commencent ici, dans les ruines, je veux que tout le monde sache son texte, vous entendez, tout le monde ? Et au rasoir, le texte, au rasoir !

Annette Luzaire Andrée, tu avais dit qu'on ferait les chandeliers.

Andrée Bernard Ah oui, les chandeliers ! Les gendarmes sont là, alors on y va ! En place ! Je rappelle le contexte : Jean Valjean a passé la nuit dans la maison de l'évêque de Digne, Monseigneur Myriel, et il est parti en volant les couverts en argent. C'est le lendemain matin, au soleil levant. Myriel est au jardin. Mme Magloire arrive, toute bouleversée. Allez, c'est parti.

Scène 5 (Jean Valjean, Mgr Myriel, Mme Magloire, Baptistine, trois gendarmes, Andrée Bernard, Annette Luzaire)

Mme Magloire Monseigneur, monseigneur, votre grandeur sait-elle où est le panier d’argenterie ?

Mgr Myriel Oui. Le voilà.(Il montre le panier qui est dans une plate-bande)

Mme Magloire Jésus-Dieu soit béni ! Je ne savais ce qu’il était devenu. (Elle prend le panier) Rien dedans ! et l’argenterie ? Grand bon Dieu ! elle est volée ! C’est l’homme d’hier soir qui l’a volée !

Baptistine Tenez ! c’est par là qu’il s’en est allé. Il y a ici des traces d'escalade.

Mme Magloire Ah ! l’abomination ! Il nous a volé notre argenterie !

Mgr Myriel Et d’abord, cette argenterie était-elle à nous ? (Silence) Madame Magloire, je détenais à tort et depuis longtemps cette argenterie. Elle était aux pauvres. Qu’était-ce que cet homme ? Un pauvre évidemment.

Mme Magloire Hélas Jésus ! Ce n’est pas pour moi ni pour mademoiselle. Cela nous est bien égal. Mais c’est pour monseigneur. Dans quoi monseigneur va-t-il manger maintenant ?

Mgr Myriel Est-ce qu’il n’y a pas des couverts d’étain ?

Mme Magloire L’étain a une odeur.

Mgr Myriel Alors, des couverts de fer.

Mme Magloire Le fer a un goût.

Mgr Myriel Eh bien, des couverts de bois. (Trois gendarmes encadrant Jean Valjean pénètrent dans le jardin. Le brigadier fait un salut militaire.)

Brigadier Monseigneur…

Jean Valjean Monseigneur ! Ce n’est donc pas le curé ?…

Un gendarme Silence ! C’est monseigneur l’évêque.

Mgr Myriel (s'approchant de Jean Valjean)Ah ! vous voilà ! Je suis bien aise de vous voir ! je vous avais donné les chandeliers aussi, qui sont en argent comme le reste et dont vous pourrez bien avoir deux cents francs. Pourquoi ne les avez-vous pas emportés avec vos couverts ? Madame Magloire, allez les chercher, s'il vous plaît !

Brigadier Monseigneur, ce que cet homme disait était donc vrai ? Il avait cette argenterie…

Mgr Myriel Et il vous a dit qu’elle lui avait été donnée par un vieux bonhomme de prêtre chez lequel il avait passé la nuit ? Je vois la chose. Et vous l’avez ramené ici ? C’est une méprise. Laissez-le aller. Mon ami, voici vos chandeliers. (Jean Valjean les prend, d'un air égaré).Maintenant, allez en paix. (Aux gendarmes) Messieurs, vous pouvez vous retirer. (A Jean Valjean) N’oubliez pas, n’oubliez jamais que vous m’avez promis d’employer cet argent à devenir honnête homme. Jean Valjean, mon frère, vous n’appartenez plus au mal, mais au bien. C’est votre

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âme que je vous achète ; je la retire aux pensées noires et à l’esprit de perdition, et je la donne à Dieu.

Andrée Bernard Bien les enfants, mais dis-moi, toi (il s'adresse à l'un des gendarmes) pourquoi n'es-tu pas parti avec les autres ?

Gendarme Mon pantalon, c'est mon pantalon, il se découd. J'ose plus bouger. (Il montre son pantalon, fendu d'un bout à l'autre). Il s'en va en chantonnant : Mon pantalon est décousu/Si ça continue/On verra le trou de mon...

Scène 6 (Marcel Jouanneau, Michel Champion)Michel Champion taille une pierre tandis que Marcel parlemente.

Marcel On a besoin de toi, Michel. René se sent plus de taille pour jouer Marius. Et honnêtement, c'est vrai, il a autant de mémoire qu'une grive. Et il joue faux, c'est pas de le dire.

Michel Tu comprends pas, Marcel, j'ai plus le jus pour le théâtre.

Marcel Bon sang, avant l'Algérie, tu jurais que par le théâtre. Tu nous tannais pour jouer Musset, Molière, et même tu parlais de Racine et Corneille.

Michel C'était avant. J'ai plus envie. Y'a eu trop de choses. Et puis vous manquez pas de jeunes, tout le monde veut en être, j'ai bien vu.

Marcel Mais Andrée, c'est toi qu'elle veut pour le rôle.

Michel Elle m'a pas demandé en personne, que je sache. Insiste pas, Marcel, tu perds ton temps. Et j'ai du boulot.

Scène 7 (Andrée Bernard, Annette Luzaire, Jean Valjean, Petit-Gervais 1 et 2, autres enfants spectateurs)

Annette Bon, les enfants, Andrée n'a pas encore choisi qui allait être Petit-Gervais. Elle hésite entre Philippe et Jean-Claude, alors on va répéter deux fois la scène. Il choisira ensuite. On commence avec toi, Philippe ? Bon, on attaque au moment où la pièce de quarante sous a roulé sous le pied de Jean Valjean. (Ils s'installent)

Petit-Gervais1 Monsieur, ma pièce ?

Jean Valjean Comment t’appelles-tu ?

Petit-Gervais1 Petit-Gervais, monsieur.

Jean Valjean Va-t’en !

Petit-Gervais1 Monsieur, rendez-moi ma pièce. (Jean Valjean ne bouge pas) Ma pièce, monsieur ! ma pièce blanche ! mon argent ! Ôtez votre pied, monsieur, s’il vous plaît !

Jean Valjean Fous-moi la paix ! (L'enfant s'enfuit)

Andrée Bernard Bon, on va recommencer avec Jean-Claude, Pierre, quand tu lui dis de te foutre la paix, lève-toi d'un bond. On va essayer, comme ça, en se levant.

Petit-Gervais2 Monsieur, ma pièce ?

Jean Valjean Comment t’appelles-tu ?

Petit-Gervais2 Petit-Gervais, m'sieur.

Jean Valjean Va-t’en !

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Petit-Gervais1 Monsieur, rendez-moi ma pièce. (Jean Valjean ne bouge pas) Ma pièce, m'sieur ! ma pièce blanche ! mon argent ! Ôtez votre pied, m'sieur, s’il vous plaît !

Jean Valjean Fous-moi la paix ! (L'enfant s'enfuit)

Andrée Bernard On continue, Pierre, on continue. On termine la scène.

Jean Valjean sort de son hébétude, déplace son pied, voit la pièce, la prend, cherche l'enfant disparu.

Jean Valjean Petit-Gervais ! Petit-Gervais ! (Il finit par s'écrouler à genoux)

Les deux enfants Alors, vous avez choisi, m'dame ?

Andrée Bernard (les regardant l'un et l'autre) Non, j'hésite encore.

Scène 8 (Thénardier mari et femme, les deux filles, Cosette, Fantine)Les deux filles T., Eponine et Azelma, font de la balançoire.

Fantine Cosette ! Cosette ! Vite, c'est à nous ! Fantine passe devant l'auberge, tenant Cosette par la main, s'arrête pour contempler le spectacle des deux fillettes.

Fantine (à la Thénardier)Vous avez là deux jolis enfants, madame. (La mère T. lève la tête et remercie, fait asseoir la passante sur le banc de la porte, elle-même étant sur le seuil).

Mme Thénardier Je m’appelle madame Thénardier. Je tiens cette auberge avec mon mari. Qu'est-ce qui vous amène par ici, ma brave dame ?

Fantine Je suis ouvrière. Mon mari à moi, il est mort et le travail manque à Paris. Alors je vais en chercher ailleurs, dans mon pays.

Mme Thénardier Comment s'appelle votre mioche ?

Fantine Cosette.

Mme Thénardier (Les trois filles jouent ensemble) Les enfants, comme ça se connaît tout de suite ! les voilà qu’on jurerait trois soeurs !

Fantine (elle saisit la main de la Thénardier, la regarde fixement) Voulez-vous me garder mon enfant ? Voyez-vous, je ne peux pas emmener ma fille au pays. Avec un enfant, on ne trouve pas à se placer. C’est le bon Dieu qui m’a fait passer devant votre auberge. Quand j’ai vu vos petites si jolies et si propres et si contentes, cela m’a bouleversée. J’ai dit : voilà une bonne mère. C’est ça ; ça fera trois soeurs. Et puis, je ne serai pas longtemps à revenir. Voulez-vous me garder mon enfant ?

Mme Thénardier Faut voir...

Fantine Je donnerais six francs par mois.

Thénardier (surgissant du fond de l'auberge) Pas à moins de sept francs. Et six mois payés d’avance.

Mme Thénardier Six fois sept quarante-deux.

Fantine Je les donnerai.

Thénardier Et quinze francs en dehors pour les premiers frais

Mme Thénardier Total cinquante-sept francs.

Fantine Je les donnerai, j’ai quatre-vingts francs. Il me restera de quoi aller au pays. En allant à pied. Je

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gagnerai de l’argent là-bas, et dès que j’en aurai un peu, je reviendrai la chercher.

Thénardier La petite a un trousseau ?

Fantine Sans doute elle a un trousseau, le pauvre trésor. Et un beau trousseau encore ! Tout par douzaines ; et des robes de soie comme une dame. Il est là dans mon sac de nuit.

Thénardier Il faudra le donner.

Fantine Je crois bien que je le donnerai ! Ce serait cela qui serait drôle si je laissais ma fille toute nue !

Thénardier C’est bon. Soyez tranquille, ma petite dame. Ce sera comme notre fille. Si c'est pas à croquer à cet âge-là !

Scène 9 (Andrée Bernard, Paul Durand/Javert)Son des usines Madeleine. Cadencement des machines. Andrée et Paul (en costume) déambulent sur la scène. Andrée montre des directions à Paul, puis demande à la technique de baisser le son.

Andrée Bernard Voilà, ça c'était le bruit des usines de Monsieur Madeleine, l'homme qui a fait fortune à Montreuil-sur-Mer avec un nouveau procédé de fabrication de la verroterie noire. L'ex-bagnard est devenu en moins de trois années le bienfaiteur de la ville, en donnant du travail à tous, en rénovant l'hôpital et ouvrant des écoles. Et le roi, au vu de ce bilan, l'a nommé maire de la ville ; et puis voilà, toi tu arrives, toi Javert, né dans une prison d'une tireuse de cartes dont le mari était aux galères, toi l'inspecteur Javert, qui n'as que deux principes, le respect absolu de l'autorité et la haine de la rébellion. Dans ta jeunesse, tu as été garde-chiourme à Toulon, le bagne tu connais, et voilà que tu débarques, ici à Montreuil-sur-Mer, grâce à Chabouillet, secrétaire du préfet de police de Paris. Et tout de suite, la personnalité de Monsieur Madeleine t'intrigue. Tu as des soupçons, tu flaires le forçat, tu es comme un dogue sur la piste... Et puis c'est l'épisode de la charrette de Fauchelevent. Allez, vous êtes prêts, vous autres ?

Scène 10 (Javert, Jean Valjean, Fauchelevent, enfants, foule)

Fauchelevent est coincé sous une charrette.Des gens tournent autour sans pouvoir rien faire.

Fauchelevent À l’aide ! Qui est-ce qui est bon enfant pour sauver le vieux ?

M.Madeleine arrive, se tourne vers les assistants.

Madeleine A-t-on un cric ?

Un paysan On est allé en chercher un, Monsieur le Maire. On est allé au plus près, mais il faudra bien un bon quart d’heure.

Madeleine Un quart d’heure ! Il est impossible d’attendre un quart d’heure. Vous ne voyez donc pas que la charrette s’enfonce ? Écoutez, il y a encore assez de place sous la voiture pour qu’un homme s’y glisse et la soulève avec son dos. Rien qu’une demi-minute, et l’on tirera le pauvre homme. Y a-t-il ici quelqu’un qui ait des reins et du coeur ? Cinq louis d’or à gagner ! (Personne ne bouge). Dix louis ! (Les assistants baissent les yeux)

Un assistant Il faudrait être diablement fort. Et puis, on risque de se faire écraser !

Madeleine Allons ! vingt louis ! (Même silence)

Javert Ce n’est pas la bonne volonté qui leur manque... c'est la force. Monsieur Madeleine, je n’ai jamais connu qu’un seul homme capable de faire ce que vous demandez là. C’était un forçat. Du bagne de Toulon.

Fauchelevent J’étouffe ! Ça me brise les côtes ! Un cric ! quelque chose ! Ah !

Madeleine se précipite, se met sous la charrette, la soulève dans un suprême effort.

Madeleine Allez, vous autres, tirez-le de là ! (Ils se précipitent, on extirpe le vieux Fauchelevent)

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Madeleine et Javert se considèrent, puis Madeleine revient vers Fauchelevent qui lui baise les mains.

Andrée Bernard C'est bon, Fauchelevent, n'en fais pas trop. Sinon, très bien, les amis, très bien.Tous s'éloignent. Des enfants s'approchent de la charrette. Un des plus petits soulève la charrette sans problème.

Scène 11 ( Le choeur, Andrée Bernard, Annette Luzaire)

Le choeur (les membres du choeur se sont partagés le passage, visages cachés au départ par des livres) Fauchelevent s’était démis la rotule dans sa chute. Le père Madeleine le fit transporter dans une infirmerie. Le lendemain matin, le vieillard trouva un billet de mille francs sur sa table de nuit, avec ce mot de la main du père Madeleine : Je vous achète votre charrette et votre cheval. La charrette était brisée et le cheval était mort. Fauchelevent guérit, mais son genou resta (c'est quoi ce mot-là ? Tous se penchent, et murmurent) ah, ankylosé. M. Madeleine, par les recommandations des soeurs et de son curé, fit placer le bonhomme comme jardinier dans un couvent de femmes du quartier Saint-Antoine à Paris. (Ils referment les livres bruyamment.)

Annette (dubitative) Tu crois que c'est une bonne idée, ce choeur ?

Andrée Bernard C'est pour les enchaînements et les transitions. On ne peut pas tout représenter.

Annette Sans doute, mais il faudrait quand même qu'ils connaissent le texte par coeur.

Andrée Bernard Vous entendez, vous autres, par coeur. D'ailleurs, je crois que je vais vous supprimer les livres.

Le choeur Oh non !

Scène 12 (Jean Valjean/Pierre Frénaud, Simone Frénaud, sa femme)

Simone Qu'est-ce que vous répétez ce soir ?

Jean Valjean (préparant ses affaires) La déchéance de Fantine.

Simone Oh, je n'aime pas ce passage.

Jean Valjean Pourquoi ? Il est bouleversant.

Simone Justement. C'est d'une tristesse infinie. Cette fille belle et bonne a tous les malheurs. Elle se fait renvoyer de l'usine parce qu'on apprend qu'elle est fille mère, elle travaille comme une damnée, des dix-sept heures par jour, pour payer les Thénardier qui l'escroquent sans vergogne, elle vend ses cheveux et même ses dents, et en plus elle attrape la tuberculose. C'est pas un peu beaucoup ?

Jean Valjean Tu oublies qu'elle finit fille publique.

Simone Et toi, le philanthrope, tu ne vois rien, tu n'es au courant de rien. C'est quand même pas de chance.

Jean Valjean Je finis par intervenir tout de même.

Simone Franchement, c'était déjà trop tard.

Jean Valjean Je file. Sinon c'est à la répét que je vais être en retard, et Andrée est à cran en ce moment. Elle s'est mise en tête de faire de la neige, et c'est pas une mince affaire, que de faire de la neige.

Scène 13 (Andrée Bernard, Jean Valjean, Batamabois, Fantine, Javert, filles, autres bourgeois, foule)On met en place un ventilateur, des assistants jettent de la neige pour la scène de Fantine et Batamabois.

Marcel Comment on va cacher ça, au public ?

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Andrée Bernard On construira un décor, pour faire paravent.

Marcel Un décor ? Encore un décor à fabriquer ?

Andrée Bernard Allez, en place ! Ça joue ! Fantine, Batamabois !

Fantine fait les cent pas, attendant une passe, avec d'autres filles. Arrive Batamabois, l'élégant, avec deux autres bourgeois en goguette.

Batamabois Ouh, qu'elle est laide ! Mais je crois bien qu'il lui manque des dents de devant ! (Ils rient, il lui souffle de la fumée de cigare au visage, elle s'esquive, alors il la suit, prend un peu de neige dans ses mains et lui glisse dans le cou. Elle se retourne alors en hurlant et se jette sur lui. Un cercle se fait autour des deux combattants.)

Javert (rompant le cercle, saisissant Fantine) Suis-moi !(Elle se lève, hébétée, le cercle s'élargit, Batamabois en profite pour s'éclipser).

Fantine C'est lui, c'est lui qui m'a attaquée !

Elle suit Javert, ils entrent au bureau de police.

Andrée Bernard C'est bon, vous arrêtez avec la neige !

Scène 14 (Javert, sergent du poste, Fantine, Madeleine)Le sergent du poste apporte une chandelle allumée sur une table. Javert s’assoit, tire de sa poche une feuille de papier timbré et se met à écrire. Fantine est accroupie dans un coin. Javert plie le papier et le remet au sergent de poste.

Javert Prenez trois hommes, et menez cette fille au bloc. (A Fantine) Tu en as pour six mois.

Fantine Six mois ! six mois de prison ! Mais que deviendra Cosette ? ma fille ! Je dois encore plus de cent francs aux Thénardier. (Elle se traîne en joignant les mains) C’est ce monsieur le bourgeois que je ne connais pas qui m’a mis de la neige dans le dos. Est-ce qu’on a le droit de nous mettre de la neige dans le dos quand nous passons comme ça sans faire de mal à personne ? Il m’avait perdu toute ma robe avec sa neige. Nous autres, nous n’avons qu’une robe de soie, pour le soir. Ô ma Cosette, ô mon petit ange, qu’est-ce qu’elle deviendra ! Je vais vous dire, c’est les Thénardier, des aubergistes, des paysans, ça n’a pas de raisonnement. Il leur faut de l’argent. Ne me mettez pas en prison ! Voyez-vous, c’est une petite qu’on mettrait à même sur la grand' route, va comme tu pourras, en plein coeur d’hiver, il faut avoir pitié de cette chose-là, mon bon monsieur Javert.

M.Madeleine Un instant, s’il vous plaît !

Javert (ôtant son chapeau) Pardon, monsieur le maire… (Fantine se dresse tout à coup, se précipite sur Madeleine)

Fantine Ah ! c’est donc toi qui es monsieur le maire ! Ce monstre de maire, ce vieux gredin de maire, c’est lui qui est cause de tout. Figurez-vous, monsieur Javert, qu’il m’a chassée ! à cause d’un tas de gueuses qui tiennent des propos dans l’atelier. (Elle éclate de rire et lui crache au visage)

M.Madeleine (s'essuyant tranquillement le visage) Inspecteur Javert, mettez cette femme en liberté.

Javert Monsieur le maire, cela ne se peut pas. Cette malheureuse a insulté un bourgeois.

M.Madeleine Inspecteur Javert, écoutez. Je me suis informé, c’est le bourgeois qui a eu tort et qui, en bonne police, eût dû être arrêté.

Javert Cette misérable vient de vous insulter, monsieur le maire.

M.Madeleine Ceci me regarde. Contentez-vous d’obéir.

Javert J’obéis à mon devoir. Mon devoir veut que cette femme fasse six mois de prison.

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M.Madeleine Écoutez bien ceci. Elle n’en fera pas un jour.

Javert Monsieur le maire, cela, c’est un fait de police de la rue qui me regarde, et je retiens la femme Fantine.

M.Madeleine Le fait dont vous parlez est un fait de police municipale. Aux termes des articles neuf, onze, quinze et soixante-six du code d’instruction criminelle, j’en suis juge. J’ordonne que cette femme soit mise en liberté.

Javert Mais, monsieur le maire...

M.Madeleine Plus un mot. Sortez. (Javert salue et sort). (A Fantine) Je ne savais rien de ce que vous avez dit. Pourquoi ne vous êtes-vous pas adressée à moi ? Mais voici : je payerai vos dettes, je ferai venir votre enfant, ou vous irez la rejoindre. Vous vivrez ici, à Paris, où vous voudrez. Je me charge de votre enfant et de vous. Vous ne travaillerez plus, si vous voulez. Je vous donnerai tout l’argent qu’il vous faudra. Vous redeviendrez honnête en redevenant heureuse. (Fantine s'évanouit, musique)

Scène 15 (Javert, Madeleine)

Andrée Bernard Stop ! Qui m'a mis cette musique ! C'est Hollywood ! Ce n'est pas ce qui était prévu.

Annette C'est moi. Tu sais, j'adore ce film...Je voulais voir ce que...

Andrée Bernard Tu veux faire pleurer dans les chaumières, c'est ça ! Allez, on enchaîne : Madeleine à son bureau, Javert en visite Ils ne se sont pas revus depuis l'incident. L'accueil est plutôt glacial.

M.Madeleine Eh bien ! qu’est-ce ? qu’y a-t-il, Javert ?

Javert Il y a, monsieur le maire, qu’un acte coupable a été commis.

M.Madeleine Quel acte ?

Javert Un agent inférieur de l’autorité a manqué de respect à un magistrat de la façon la plus grave. Je viens, comme c’est mon devoir, porter le fait à votre connaissance.

M.Madeleine Quel est cet agent ?

Javert Moi.

M.Madeleine Vous ?

Javert Moi.

M.Madeleine Et quel est le magistrat qui aurait à se plaindre de l’agent ?

Javert Vous, monsieur le maire. Monsieur le maire, je viens vous prier de prononcer ma révocation. J’ai failli, je dois être puni. Il faut que je sois chassé.

M.Madeleine Ah çà ! pourquoi ? Je ne comprends pas.

Javert Vous allez comprendre, monsieur le maire. Il y a six semaines, à la suite de cette scène pour cette fille, j’étais furieux, je vous ai dénoncé.

M.Madeleine Dénoncé !

Javert À la préfecture de police de Paris.

M.Madeleine (souriant) Comme maire ayant empiété sur la police ?

Javert Comme ancien forçat. (Temps) Je le croyais. Depuis longtemps j’avais des idées. Une ressemblance, votre

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force des reins, l’aventure du vieux Fauchelevent, est-ce que je sais, moi ? des bêtises ! mais enfin je vous prenais pour un nommé Jean Valjean.

M.Madeleine Un nommé ?… Comment dites-vous ce nom-là ?

Javert Jean Valjean. C’est un forçat que j’avais vu il y a vingt ans quand j’étais adjudant-garde-chiourme à Toulon. En sortant du bagne, ce Jean Valjean avait, à ce qu’il paraît, volé chez un évêque, puis il avait commis un autre vol à main armée, dans un chemin public, sur un petit savoyard. Depuis huit ans il s’était dérobé, on ne sait comment, et on le cherchait. Moi je m’étais figuré… Enfin, j’ai fait cette chose ! La colère m’a décidé, je vous ai dénoncé à la préfecture.

M.Madeleine Et que vous a-t-on répondu ?

Javert Que j’étais fou.

M.Madeleine Eh bien ?

Javert Eh bien, on avait raison.

M.Madeleine C’est heureux que vous le reconnaissiez !

Javert Il faut bien, puisque le véritable Jean Valjean est trouvé.

M.Madeleine Ah !

Javert Il se fait appeler Champmathieu. Mis en prison à Arras, pour un vol de pommes. Là, il a été formellement reconnu par un ancien forçat nommé Brevet. On s’est informé à Toulon. Avec Brevet, il n’y a plus que deux forçats qui aient vu Jean Valjean. Ce sont les condamnés à vie Cochepaille et Chenildieu. On les a extrait du bagne et on les a fait venir. On les a confronté au prétendu Champmathieu. Ils n’ont pas hésité. Pour eux comme pour Brevet, c’est Jean Valjean. C’est à ce moment-là même que j’envoyai ma dénonciation à la préfecture de Paris. On me répond que je perds l’esprit et que Jean Valjean est à Arras au pouvoir de la justice.

M.Madeleine Et que dit cet homme ?

Javert Lui, il n’a pas l’air de comprendre, il dit : Je suis Champmathieu, je sors pas de là ! Il a l’air étonné, il fait la brute. Oh ! le drôle est habile. Mais c’est égal, les preuves sont là. Il est reconnu par trois personnes, le vieux coquin sera condamné. L’arrêt sera prononcé au plus tard demain dans la nuit.

M.Madeleine Demain... C’est bon.(Il congédie Javert d’un signe de main.)

Javert Pardon, monsieur le maire.

M.Madeleine Qu’est-ce encore ?

Javert Monsieur le maire, il me reste une chose à vous rappeler.

M.Madeleine Laquelle ?

Javert C’est que je dois être destitué.

M.Madeleine Javert, vous êtes un homme d’honneur, et je vous estime. J’entends que vous gardiez votre place.

Javert Monsieur le maire, j’ai offensé l’autorité dans votre personne, moi, agent de l’autorité ! Si l’un de mes subordonnés avait fait ce que j’ai fait, je l’aurais déclaré indigne du service, et chassé.

M.Madeleine Javert, l'affaire est entendue, vous demeurez à votre poste. Maintenant, j'ai à faire.

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Scène 16 (Jean Valjean, Myriel, Fantine, soeur Simplice)Musique – Le thème des Bagnards – « La tempête sous un crâne » - Myriel au loin sur le rempart portant les chandeliers allumés – Voix de Petit-Gervais « Ma pièce, m'sieur » - Jean Valjean au chevet de Fantine sans qu'elle s'en aperçoive – Il prend un bagage et s'enfuit. Son de la voiture à cheval fonçant vers Arras.

Scène 17 (Champmathieu, Jean Valjean, Brevet, Cochepaille, Chenildieu, juge, avocat général, foule)Andrée Bernard et Annette placent tout leur monde, au tribunal. Madeleine entre au moment où le procureur achève son accusation.

Avocat général Nous ne tenons pas seulement un voleur de fruits, un maraudeur ; nous tenons là, dans notre main, un bandit, un ancien forçat, un scélérat des plus dangereux, un malfaiteur appelé Jean Valjean que la justice recherche depuis longtemps. Il vient de commettre un nouveau vol. C’est un cas de récidive. Condamnez-le comme il se doit aux travaux forcés à perpétuité.

Président Accusé, levez-vous ! Avez-vous quelque chose à ajouter à votre défense ? (Champmathieu roule un bonnet dans ses mains, ne répond pas.) Je répète : Avez-vous quelque chose à ajouter à votre défense ?

Champmathieu (après avoir longuement regardé l'assistance) J’ai à dire ça. Que j’ai été charron à Paris, même que c’était chez monsieur Baloup. Dans la chose de charron, on travaille toujours en plein air, dans des cours, jamais dans des ateliers fermés. L’hiver, on a si froid qu’on se bat les bras pour se réchauffer. Manier du fer quand il y a de la glace entre les pavés, c’est rude. Ça vous use vite un homme. On est vieux tout jeune dans cet état-là. À quarante ans, un homme est fini. Moi, j'en avais cinquante-trois, j'avais bien du mal. Et puis c'est si méchant les ouvriers ! Quand un bonhomme n'est plus jeune, on vous l'appelle pour tout vieux serin, vieille bête ! Je ne gagnais plus que trente sous par jour, on me payait le moins cher qu'on pouvait, les maîtres profitaient de mon âge. Avec ça, j’avais ma fille qui était blanchisseuse à la rivière. Elle gagnait un peu de son côté. Elle avait de la peine aussi. Toute la journée dans un baquet jusqu’à mi-corps, à la pluie, à la neige, avec le vent qui vous coupe la figure ; quand il gèle, c’est tout de même, il faut laver Elle revenait à sept heures du soir, et se couchait bien vite ; elle était si fatiguée. Son mari la battait. Elle est morte. Nous n’avons pas été bien heureux. Voilà. Je dis vrai. Vous n’avez qu’à demander. Ah, bien oui, demander ! que je suis bête ! Paris, c’est un gouffre. Qui est-ce qui connaît le père Champmathieu ? Pourtant je vous dis monsieur Baloup. Voyez chez monsieur Baloup. (L’auditoire éclate de rire. Il regarde le public, et voyant qu’on riait, et ne comprenant pas, il se met à rire lui-même).

Avocat général Je rappelle à messieurs les jurés que le sieur Baloup, l’ancien maître charron chez lequel l’accusé dit avoir servi, est en faillite, et n’a pu être retrouvé.

Champmathieu Vous êtes très méchant, vous ! Voilà ce que je voulais dire. Je n’ai rien volé, j’ai trouvé une branche cassée par terre où il y avait des pommes, j’ai ramassé la branche sans savoir qu’elle me ferait arriver de la peine. Je ne sais pas expliquer, moi, je n’ai pas fait les études, je suis un pauvre homme. Pourquoi donc est-ce que le monde est après moi comme des acharnés !

Président Brevet, regardez bien l’accusé, recueillez vos souvenirs, et dites-nous, en votre âme et conscience, si vous persistez à reconnaître cet homme pour votre ancien camarade de bagne Jean Valjean.

Brevet Oui, monsieur le président. C’est moi qui l’ai reconnu le premier et je persiste. Cet homme est Jean Valjean. Entré à Toulon en 1796 et sorti en 1815. Je suis sorti l’an d’après.

Président Chenildieu, est-ce que vous aussi vous persistez à reconnaître en cet homme le forçat Jean Valjean ?

Chenildieu Pardine ! si je le reconnais ! nous avons été cinq ans attachés à la même chaîne.

Président Et vous, Cochepaille ?

Cochepaille C’est Jean Valjean. Même qu’on l’appelait Jean-le-Cric, tant il était fort.

Président Accusé, vous avez entendu. Qu’avez-vous à dire ?

Champmathieu Je dis : Fameux ! (Rumeur dans le public)

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M.Madeleine Brevet, Chenildieu, Cochepaille ! (Il s'avance vers les trois hommes) Vous ne me reconnaissez pas ? (Tous trois demeurent interdits et indiquent par un signe de tête qu’ils ne le connaissent pas, Cochepaille intimidé fit le salut militaire, Madeleine se tourne vers les trois forçats) Eh bien, je vous reconnais, moi ! Brevet ! T'es toujours la même ordure, te rappelles-tu ces bretelles en tricot à damier que tu avais au bagne ? Chenildieu, tu as toute l’épaule droite brûlée profondément, parce que tu t’es couché un jour l’épaule sur un réchaud plein de braise. Réponds, est-ce vrai ?

Chenildieu (découvrant son épaule) C’est vrai ! (rumeur dans le public)

M.Madeleine Cochepaille, tu as près de la saignée du bras gauche une date gravée en lettres bleues avec de la poudre brûlée. Cette date, c’est celle du débarquement de l’empereur à Cannes, 1er mars 1815. Relève ta manche. (Cochepaille relève sa manche, tous les regards se penchent autour de lui sur son bras nu, la date y est, grosse rumeur) L’homme que vous cherchez, ce n’est pas lui, c’est moi. Je suis Jean Valjean. Monsieur l’avocat général sait qui je suis, il sait où je vais, il me fera arrêter quand il voudra. (Il sort)

Scène 18 (Andrée Bernard, Champmathieu, Annette Luzaire, Marcel Jouanneau, Fantine, Soeur Simplice)

Andrée Bernard Champmathieu, c'est bien, tu as l'air abruti à souhait, mais pour ta ressemblance avec Valjean, ce n'est pas ça. On n'y croit pas trop.

Annette Luzaire Au cinéma, c'est souvent le même acteur qui joue les deux rôles. Dans le film de Le Chanois, Gabin fait Valjean et Champmathieu, mais au théâtre...

Andrée Bernard On ne peut pas, bien sûr. Bon, on reverra ça. On enchaîne. On passe la scène où Valjean retrouve Fantine et lui promet d'aller chercher Cosette, que les Thénardier ne veulent plus lâcher, on passe l'arrivée de Javert, l'arrestation, la mort de Fantine, l'évasion, et nous revoici dans la chambre de Fantine, où le corps est veillé par la soeur Simplice.

Annette Luzaire La soeur qui n'a jamais menti de sa vie ! Ça aussi c'est un grand moment !

Marcel Jouanneau Elle est morte ! Eh, elle est morte ! (Il brandit un journal)

Andrée Bernard Oui, on vient de le dire, Fantine est morte. Qu'est-ce qui t'arrive ?

Marcel Jouanneau Je ne parle pas de Fantine... c'est Marilyn... Marylin Monroe, on l'a retrouvée dans son lit, un suicide apparemment...

Andrée Bernard De Dieu ! (Un attroupement se fait autour du journal)

Fantine (qui est en place depuis un moment) Si on dérange, vous le dites !

Andrée Bernard Les morts parlent, maintenant ! Allez, en place !

Scène 19 (Javert, Madeleine, Fantine, Soeur Simplice, la portière, Javert)

M.Madeleine (au chevet de Fantine, tendant un pli) Ma soeur, vous remettrez ceci à monsieur le curé. Vous pouvez lire.

Soeur Simplice « Je prie monsieur le curé de veiller sur tout ce que je laisse ici. Il voudra bien payer là-dessus les frais de mon procès et l’enterrement de la femme qui est morte aujourd’hui. Le reste sera aux pauvres. »

La portière (à Javert) Mon bon monsieur, je vous jure le bon Dieu qu’il n’est entré personne ici de toute la journée ni de toute la soirée, que même je n’ai pas quitté ma porte !

Javert Cependant il y a de la lumière dans cette chambre. (Jean Valjean souffle la bougie et se met dans l' angle de la pièce ; la soeur Simplice tombe à genoux près de la table. Javert entre). Ma soeur, êtes-vous seule dans cette chambre ?

Soeur Simplice Oui.

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Javert Excusez-moi si j’insiste, c’est mon devoir, vous n’avez pas vu ce soir une personne, un homme. Il s’est évadé, nous le cherchons, ce nommé Jean Valjean, vous ne l’avez pas vu ?

Soeur Simplice Non.

Javert Pardon (il se retire en saluant profondément.)

Scène 20 (Les Thénardier, Cosette, colporteurs, Jean Valjean)Auberge de Montfermeil. Rouliers à table, buvant.

Annette (à Marcel toujours plongé dans le journal) Marcel, c'est à toi, la scène de Cosette avec le seau.

Marcel Bon sang ! Garde-moi le journal, je t'en prie !

Un colporteur (entrant furieux) On n’a pas donné à boire à mon cheval.

Mme Thénardier Si fait vraiment.

Un colporteur Je vous dis que non, la mère.

Cosette Oh ! si ! monsieur ! le cheval a bu, il a bu dans le seau, plein le seau, et même que c’est moi qui lui ai porté à boire, et je lui ai parlé.

Un colporteur En voilà une qui est grosse comme le poing et qui ment gros comme la maison. Je te dis qu’il n’a pas bu, petite drôlesse ! Il a une manière de souffler quand il n’a pas bu que je connais bien. Qu’on donne à boire à mon cheval et que cela finisse ! (On entend un nourrisson pleurer)

Mme Thénardier Mademoiselle Chien-faute-de-nom, va porter à boire à ce cheval.

Cosette Mais, madame, c’est qu’il n’y a pas d’eau.

Mme Thénardier (lui donnant un grand seau) Eh bien, va en chercher ! Et tiens, mamzelle Crapaud, en revenant tu prendras un gros pain chez le boulanger. (Elle lui donne une pièce) Va donc ! (Cosette sort).

Thénardier Ton fils piaille, va donc voir ce qu'il veut.

Mme Thénardier Bah ! Il m'ennuie. Ça lui passera ! (Le petit continue de crier dans les ténèbres). Scène 21 (Cosette, Jean Valjean)Cosette dans la nuit. Chemin vers la source. Bruits de la nuit. Son de la fontaine. Le seau lourd. Jean Valjean prend l'anse du seau.

Jean Valjean C’est bien lourd pour toi ce que tu portes là. (Il prend le seau) Petite, quel âge as-tu ?

Cosette Huit ans, monsieur.

Jean Valjean Et c'est loin où tu vas ?

Cosette À un bon quart d’heure d’ici.

Jean Valjean Tu n’as donc pas de mère ?

Cosette Je ne sais pas. Je ne crois pas. Les autres en ont. Moi, je n’en ai pas(temps). Je crois que je n’en ai jamais eu.

Jean Valjean (s'arrête, pose le seau, met ses deux mains sur les deux épaules de l’enfant, faisant effort pour la regarder et voir son visage dans l’obscurité)Comment t’appelles-tu ?

Cosette Cosette.

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Scène 22 (Les Thénardier, Cosette, Jean Valjean, colporteurs, rouliers)Auberge de Montfermeil. Chandelles. Retour de Cosette, suivie de Jean Valjean. Andrée Bernard jette le journal de Marcel qui proteste faiblement.

Mme Thénardier Ah ! c’est toi, petite gueuse ! Dieu merci, tu y as mis le temps ! elle se sera amusée, la drôlesse !

Cosette Madame, voilà un monsieur qui vient loger.

Mme Thénardier Ah ! çà, brave homme, je suis bien fâchée, mais c’est que je n’ai plus de place.

Jean Valjean Mettez-moi où vous voudrez, au grenier, à l’écurie. Je payerai comme si j’avais une chambre.

Mme Thénardier Quarante sous.

Jean Valjean Quarante sous. Soit.

Mme Thénardier À la bonne heure.

Un roulier (bas) Quarante sous ! mais ce n’est que vingt sous.

Mme Thénardier C’est quarante sous pour lui. Je ne loge pas des pauvres à moins.

Thénardier C’est vrai, ça gâte une maison d’y avoir de ce monde-là.

Jean Valjean s'assoit à une table, et Cosette lui apporte une bouteille de vin et un verre.Mme Thénardier À propos ! et ce pain ?

Cosette Madame, le boulanger était fermé.

Mme Thénardier En attendant, rends-moi la pièce de quinze-sous. (Cosette plonge sa main dans la poche de son tablier, la pièce de quinze sous n’y est plus, elle est pétrifiée.) Est-ce que tu l’as perdue, la pièce de quinze-sous ? ou bien est-ce que tu veux me la voler ? (En même temps elle allonge le bras vers le martinet suspendu à la cheminée).

Cosette Grâce ! madame ! madame ! je ne le ferai plus. (La Thénardier détache le martinet.)

Jean Valjean Pardon, madame, mais tout à l’heure j’ai vu quelque chose qui est tombé de la poche du tablier de cette petite et qui a roulé. C’est peut-être ça. (Il tend une pièce d’argent à la Thénardier.)

Mme Thénardier Oui, c’est ça. Allez, retourne au travail !

Jean Valjean Madame, bah ! laissez-la jouer !

Mme Thénardier Il faut qu’elle travaille, puisqu’elle mange. Je ne la nourris pas à rien faire.

Jean Valjean Qu’est-ce qu’elle fait donc ?

Mme Thénardier Des bas, s’il vous plaît. Des bas pour mes petites filles qui n’en ont pas.

Jean Valjean Et combien peut valoir cette paire de bas, quand elle sera faite ?

Mme Thénardier Au moins trente sous.

Jean Valjean La donneriez-vous pour cinq francs ?

Thénardier Oui, monsieur, si c’est votre fantaisie. Nous ne savons rien refuser aux voyageurs.

Mme Thénardier Il faudrait payer tout de suite.

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Jean Valjean(sortant une pièce) J’achète cette paire de bas. (A Cosette) Maintenant ton travail est à moi. Joue, mon enfant. (Le Thénardier approche et met silencieusement la pièce dans son gousset.)

Mme Thénardier Voyez-vous, monsieur, je veux bien que l’enfant joue, je ne m’y oppose pas, mais c’est bon pour une fois, parce que vous êtes généreux. Voyez-vous, cela n’a rien. Il faut que cela travaille.

Jean Valjean Elle n’est donc pas à vous, cette enfant ?

Mme Thénardier Oh mon Dieu non, monsieur ! c’est une petite pauvre que nous avons recueillie comme ça, par charité. Elle nous coûte les yeux de la tête. Nous avons beau écrire à son pays, voilà six mois qu’on ne nous répond plus. Il faut croire que sa mère est morte. C’était une pas grand’chose que cette mère.

Jean Valjean Et si l’on vous en débarrassait ?

Mme Thénardier De qui ? de la Cosette ?

Jean Valjean Oui.

Mme Thénardier Ah, monsieur ! mon bon monsieur ! prenez-la, gardez-la, emmenez-la, emportez-la, sucrez-la, truffez-la, buvez-la, mangez-la, et soyez béni de la bonne sainte Vierge et de tous les saints du paradis !

Jean Valjean C’est dit. Je l’emmène. Appelez l’enfant.

Mme Thénardier Cosette !

Thénardier (qui s'avance) Pour la petite, j’ai besoin d’en causer un peu avec monsieur. Laisse-nous, ma femme. (Un temps) Monsieur, je voulais vous dire. C’est que je l’adore, moi, cette enfant. Vous savez comme ça se passe, on s’attache. J’ai vu ça tout petit. C’est vrai qu’elle nous coûte de l’argent, c’est vrai qu’elle a des défauts, c’est vrai que nous ne sommes pas riches, c’est vrai que j’ai payé plus de quatre cents francs en drogues rien que pour une de ses maladies ! Je l’aime, cette petite ; ma femme est vive, mais elle l’aime aussi. Voyez-vous, c’est comme notre enfant. J’ai besoin que ça babille dans la maison. Et puis on ne donne pas son enfant comme ça à un passant. Pas vrai que j’ai raison ? Je ne sais seulement pas votre nom ?

Jean Valjean Combien ?

Thénardier Quinze cents francs.

Scène 23 (Andrée Bernard, Annette Luzaire, Melle LambertAlors que les acteurs se détendent à la fin de cette scène, fait irruption sur le plateau Melle Lambert, institutrice en retraite.

Melle Lambert Mme Bernard, je veux vous parler !

Annette Luzaire (à Mauricette) Qui c'est, celle-là ?

Mauricette Mademoiselle Lambert, l'ancienne directrice de l'école des filles, un vrai dragon... Je crains le pire.

Andrée Bernard Écoutez, madame...

Melle Lambert Mademoiselle.

Andrée Bernard Écoutez, mademoiselle, nous sommes en répétition.

Melle Lambert Précisément, madame, je tiens à vous dire que je suis scandalisée ! J'ai assisté à votre... à votre répétition comme vous dites, et je suis scandalisée !

Andrée Bernard Ah bon. Pourquoi ?

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Melle Lambert Pourquoi ?! Mais, madame, vous en prenez à votre aise avec l'oeuvre de monsieur Victor Hugo.

Andrée Bernard C'est une adaptation, mademoiselle.

Melle Lambert Une déformation, vous voulez dire ! La façon dont vous rapportez l'épisode de Cosette, enfin, c'est révoltant ! La poupée, qu'est-ce que vous faites de la poupée ? Jean Valjean offre une poupée à Cosette, qu'elle appelle Catherine. Et vous, la poupée, pfft, envolée !

Annette Luzaire Mademoiselle, dans le roman, le sauvetage de Cosette, c'est plus de soixante-dix pages. Il faut faire des choix !

Melle Lambert Je ne vous parle pas, à vous. Cette poupée, c'est un symbole ! C'est l'enfance retrouvée ! La joie ! Le droit au bonheur !

Andrée Bernard Vous avez raison, je vais y penser !

Annette Luzaire Mais enfin, Andrée, on n'a plus...

Mlle Lambert Il n'est jamais trop tard pour bien faire. J'espère que demain...

Andrée Bernard Ah, pas demain. Demain, si vous revenez, nous serons à Paris. Toujours poursuivi par Javert, Jean Valjean s'est réfugié dans ce couvent où il avait placé le vieux Fauchelevent comme jardinier. Cosette va aller à l'école des soeurs, devenir une belle jeune fille. Nous la retrouverons au moment où elle va en sortir.

Mlle Lambert Vous allez vite en besogne, je vous ai à l'oeil, Mme Bernard. Je ne vous laisserai pas trahir un monument de la littérature française ! (Elle part)

Michel Champion (applaudissant ironiquement) Bravo, mademoiselle !

Marcel Jouanneau Michel ? Tu étais là, toi aussi... Alors...

Michel Champion Alors... Alors, c'est oui, je joue ! (Ils s'embrassent)

Scène 24 (Cosette, Marius, Jean Valjean, Combeferre, Courfeyrac, Enjolras, Grantaire, sergents de ville, foule)Tout le monde est en place pour la répétition. On entend une chanson, un tube de l'année 62. Andrée arrive.

Andrée Bernard Qu'est-ce que j'entends ? C'est quoi, ce transistor ? (Le propriétaire arrête l'émission) Ah, j'aime mieux ça. Bon, je rappelle le cadre. Cosette, qui a quinze ans, est sortie depuis quelques mois du couvent où Jean Valjean et elle s'étaient réfugiés. Hugo a une jolie expression, il dit que c'était pour lui comme une île entourée de gouffres. Cosette ne voulait pas être bonne soeur, et on peut la comprendre. Ils habitent maintenant rue Plumet. Dans la scène qu'on va répéter, Cosette, accompagnant son père dans une course, va assister à un discours enflammé du jeune Marius Pontmercy. Allez, c'est parti.

Marius harangue un public dans une rue de Paris. Cosette se rapproche petit à petit de l'orateur.

Marius Citoyens, vous représentez-vous l’avenir ? Les rues des villes inondées de lumières, les nations soeurs, les hommes justes, les vieillards bénissant les enfants, plus de haines, la fraternité de l’atelier et de l’école, à tous le travail, pour tous le droit, sur tous la paix, plus de sang versé, plus de guerres, les mères heureuses ! Courage, et en avant ! Citoyens, où allons-nous ? À la science faite gouvernement, à la force des choses devenue seule force publique, à un lever de vérité correspondant au lever du jour. Entendons-nous sur l’égalité ; car, si la liberté est le sommet, l’égalité est la base. L’Égalité a un organe : l’instruction gratuite et obligatoire. Le droit à l’alphabet, c’est par là qu’il faut commencer. L’école primaire imposée à tous, l’école secondaire offerte à tous, c’est là la loi. Citoyens, le dix-neuvième siècle est grand, mais le vingtième siècle sera heureux. Alors plus rien de semblable à la vieille histoire ; on n’aura plus à craindre, comme aujourd’hui, une conquête, une invasion, un combat de deux religions se rencontrant de front, comme deux boucs de l’ombre, sur le pont de l’infini ; on n’aura plus à craindre la famine, l’exploitation, la prostitution par détresse, la misère par chômage, et l’échafaud, et le glaive, et les batailles. On sera heureux. Le genre humain accomplira sa loi comme le globe terrestre accomplit la sienne ; l’harmonie se rétablira entre l’âme et l’astre. Amis, l’heure où nous sommes et où je vous parle est une heure sombre ; mais ce sont

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là les achats terribles de l’avenir. Une révolution est un péage. Oh, je vous le dis ! le genre humain sera délivré, relevé et consolé ! Vive la République !

Applaudissements nourris. Des sergents de ville approchant, la foule se disperse. Marius a aperçu Cosette, et ils restent figés tous les deux, à distance. Puis elle se retourne, voit Jean Valjean, s'en va rapidement, le rejoint. Marius fait quelques pas vers elle, fasciné par cette apparition. Ses amis l'entourent et l'entraînent.

Courfeyrac Bravo, mon ami ! Tu as enflammé le Faubourg Saint-Antoine !

Combeferre Le jour n’est pas loin où en quatre heures d’horloge quatre-vingt mille patriotes seront sous les armes.

Enjolras Qui d'entre vous peut aller Barrière du Maine parler aux peintres et aux marbriers qui sont là-bas et qui se refroidissent un peu.?

Grantaire Moi, je suis là.

Enjolras Toi ?

Grantaire Moi.

Enjolras Tu ne crois à rien.

Grantaire Je crois à toi.

Enjolras Grantaire, veux-tu me rendre un service ? Eh bien, ne te mêle pas de nos affaires. Cuve ton absinthe.

Grantaire Tu es un ingrat, Enjolras. Je suis capable d'aller là-bas. Mes souliers en sont capables.

Enjolras Qu’est-ce que tu leur diras ?

Grantaire Je leur parlerai de Robespierre, pardi. De Danton. Des principes.

Enjolras Toi !

Grantaire Moi. Mais on ne me rend pas justice. Quand je m’y mets, je suis terrible. Je connais le Contrat social, je sais par coeur ma constitution de l’an Deux. « La liberté du citoyen finit où la liberté d’un autre citoyen commence. » Est-ce que tu me prends pour une brute ? Je puis rabâcher, pendant six heures d’horloge, montre en main, des choses superbes.

Enjolras (grave) Grantaire, je consens à t’essayer. Tu iras barrière du Maine.

Grantaire (ouvrant sa redingote) Eh, regarde ! (il montre son gilet rouge) Rouge ! (Il enfonce son chapeau et part).

Scène 25 (Andrée, Annette, Melle Lambert)

Melle Lambert Mme Bernard, vous passez toutes les bornes. Jamais Marius ne fait un tel discours dans Les Misérables. Et d'abord c'est au Luxembourg que lui et Cosette se rencontrent. Et puis, le grand-père de Marius, Gillenormand, qu'est-ce que vous en faites ? Il passe aux oubliettes lui aussi ?

Andrée Vous avez raison, ce discours, c'est Enjolras qui le prononce plus tard pendant l'émeute. Mais ç'aurait pu être Marius, et de toute façon, c'est Hugo, ce discours, c'est la profession de foi de Victor Hugo, avec son lyrisme, son idéalisme et son optimisme démesuré. Et puis le Luxembourg, excusez-moi, c'est une affaire qui dure sur une année. Pardonnez-moi d'accélérer un tantinet !

Melle Lambert Et Gillenormand, hein ? Gillenormand ? Vous n'aimez pas les vieux, c'est ça ?

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Andrée Allez, les Thénardier, c'est à vous d'entrer en lice !

Scène 26 (Andrée Bernard, Jondrette, sa femme, Azelma, Eponine, Marius)Préparatifs de maquillage. Saleté et misère des Thénardier devenus Jondrette. Andrée veille au détail.

Andrée Bernard Bon, les Thénardier, qui se font maintenant appeler Jondrette, sont en place. Marius, toi tu loges dans l'appartement voisin. Entre les deux - c'est un taudis -, il y a un trou dans le mur et par là tu épies ce qui se dit chez eux. Tu les as déjà dépannés pour un loyer en retard, et le père vient encore de te taper. Tu sais qu'il écrit, sous diverses identités, des lettres aux gens riches et charitables. En bref, c'est un gredin.

Jondrette Dire qu’il n’y a pas d’égalité, même quand on est mort ! Voyez un peu le Père-Lachaise ! Les grands, ceux qui sont riches, sont en haut, dans l’allée des acacias, qui est pavée. Ils peuvent y arriver en voiture. Les petits, les pauvres gens, les malheureux, quoi ! on les met dans le bas, où il y a de la boue jusqu’aux genoux, dans les trous, dans l’humidité. On les met là pour qu’ils soient plus vite gâtés ! On ne peut pas aller les voir sans enfoncer dans la terre. (Ici il s’arrête, frappe du poing sur la table) Oh ! je mangerais le monde ! Canaille ! canaille ! tout est canaille !

La femme Ne te fais pas de mal, chéri. Tu es trop bon d’écrire à tous ces gens-là. (Il se remet à écrire. Entre Eponine)

Eponine Il vient !

Jondrette Qui ?

Eponine Le monsieur !

Jondrette Le philanthrope ? De l’église Saint-Jacques ?

Eponine Oui. Il me suit.

Jondrette Là, vrai, il vient ?

Eponine Il vient en fiacre.

Jondrette En fiacre. C’est Rothschild !

Eponine Il est derrière mes talons.

Jondrette (se dressant) Ma femme ! Voilà le philanthrope. Éteins le feu. (A Azelma) Vite ! à bas du lit, fainéante ! Casse un carreau ! M’entends-tu ? je te dis de casser un carreau ! (Elle obéit)

La femme Chéri, qu’est-ce que tu veux faire ?

Jondrette Mets-toi au lit. (Il prend une vieille pelle et répand de la cendre sur les tisons mouillés de façon à les cacher complètement.) Maintenant, nous pouvons recevoir le philanthrope. (Temps) Ah çà, mais il n’arrive pas ! S’il allait ne pas venir ! j’aurais éteint mon feu et cassé mon carreau pour rien ! Oh ! voilà ! il se fait attendre ! il se dit : Eh bien ! ils m’attendront ! ils sont là pour cela ! Oh ! que je les hais, ces riches ! tous ces riches ! ces prétendus hommes charitables, qui vont à la messe, prêchi, prêcha, et qui se croient au-dessus de nous, et qui viennent nous humilier, et nous apporter des vêtements ! des nippes qui ne valent pas quatre sous, et du pain ! Ce n’est pas cela que je veux, tas de canailles ! c’est de l’argent ! Ah ! de l’argent ! jamais ! parce qu’ils disent que nous irions le boire, et que nous sommes des ivrognes et des fainéants ! Et eux ! qu’est-ce qu’ils sont donc ? des voleurs ! ils ne se seraient pas enrichis sans cela ! Mais qu’est-ce qu’il fait donc, ton mufle de monsieur bienfaisant ? L’animal a peut-être oublié l’adresse ! (On frappe à la porte)

Scène 27 (Les mêmes, Jean Valjean, Cosette)

Jondrette Entrez, monsieur ! daignez entrer, mon respectable bienfaiteur, ainsi que votre charmante demoiselle.

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Jean Valjean Monsieur, vous trouverez dans ce paquet des hardes neuves, des bas et des couvertures de laine.

Jondrette Notre angélique bienfaiteur nous comble. (A Eponine) Hein ? qu’est-ce que je disais ? des nippes ! pas d’argent. Ils sont tous les mêmes !

Jean Valjean Je vois que vous êtes bien à plaindre, monsieur…

Jondrette Fabantou, artiste dramatique, monsieur, et qui a eu des succès. La fortune m’a souri jadis. Hélas ! maintenant c’est le tour du malheur. Voyez, mon bienfaiteur, pas de pain, pas de feu. Un carreau cassé ! par le temps qu’il fait ! Mon épouse au lit ! malade ! Mais le médecin ! mais le pharmacien ! comment payer ? pas un liard ! Eh bien, monsieur, mon digne monsieur, savez-vous ce qui va se passer demain ? Demain, c’est le 4 février, le jour fatal, le dernier délai que m’a donné mon propriétaire ; si ce soir je ne l’ai pas payé, demain, moi, mon épouse avec sa fièvre, mes enfants, nous serons tous quatre chassés d’ici, et jetés dehors, dans la rue, sur le boulevard, sans abri, sous la pluie, sous la neige. Voilà, monsieur. Je dois quatre termes, une année ! c’est-à-dire soixante francs.

Jean Valjean (tirant cinq francs de sa poche et les posant sur la table) Monsieur Fabantou, je n’ai plus que ces cinq francs sur moi, mais je vais reconduire ma fille à la maison et je reviendrai ce soir ; n’est-ce pas ce soir que vous devez payer ?…

Jondrette Oui, mon respectable monsieur. À huit heures je dois être chez mon propriétaire.

Jean Valjean Je serai ici à six heures, et je vous apporterai les soixante francs.

Jondrette Mon bienfaiteur !

Jean Valjean (Reprenant le bras de sa fille) À ce soir, mes amis.

Scène 28 (Marius, Eponine, Andrée Bernard)

Andrée Bernard (entrant sur le plateau) Valjean et Cosette vont sortir. Et Marius voudra les suivre, pour connaître l'adresse de l'endroit où ils vivent. Hélas pour lui, ils sont en fiacre et il n'a pas les moyens de payer le cabriolet qui aurait pu le rattraper. (A la technique) Envoyez le bruit du fiacre ! (Bruit du fiacre) Il revient, dépité, dans sa chambre.

Eponine Monsieur Marius ?

Marius C’est vous ? Que me voulez-vous donc ?

Eponine Monsieur Marius, vous avez l’air triste. Qu’est-ce que vous avez ?

Marius Je n’ai rien.

Eponine Vous avez du chagrin, cela se voit. Puis-je servir à quelque chose ? Employez-moi. Je ne vous demande pas vos secrets, vous n’aurez pas besoin de me dire, mais enfin je peux être utile. Je peux bien vous aider, puisque j’aide mon père. Quand il faut porter des lettres, aller dans les maisons, demander de porte en porte, trouver une adresse, suivre quelqu’un, moi je sers à ça. Servez-vous de moi.

Marius Écoute…

Eponine Oh ! oui, tutoyez-moi ! j’aime mieux cela.

Marius Eh bien, tu as amené ici ce vieux monsieur avec sa fille…

Eponine Oui.

Marius Sais-tu leur adresse ?

Eponine Non.

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Marius Trouve-la-moi.

Eponine C’est là ce que vous voulez ?

Marius Oui.

Eponine Est-ce que vous les connaissez ?

Marius Non.

Eponine C’est-à-dire, vous ne la connaissez pas, mais vous voulez la connaître.

Marius Enfin, peux-tu ?

Eponine Vous avoir l’adresse de la belle demoiselle ?

Marius Enfin n’importe ! l’adresse du père et de la fille. Leur adresse, quoi !

Eponine (le regardant fixement) Qu’est-ce que vous me donnerez ?

Marius Tout ce que tu voudras !

Eponine Tout ce que je voudrai ?

Marius Oui.

Eponine Vous aurez l’adresse. (Elle sort)

Scène 29 (Marius, les Thénardier)Marius entend la voix de Jondrette. Il se remet à son judas.

Jondrette Je te dis que j’en suis sûr et que je l’ai reconnu.

La femme Quoi, vraiment ? tu es sûr ?

Jondrette Sûr ! Il y a huit ans ! mais je le reconnais ! Ah ! je le reconnais ! je l’ai reconnu tout de suite ! Il est mieux mis, voilà tout ! Ah ! vieux mystérieux du diable, je te tiens, va ! Et veux-tu que je te dise une chose ? La demoiselle…

La femme Eh bien quoi ! la demoiselle ?

Jondrette C’est Cosette !

La femme Ça ?

Jondrette Ça !

La femme Pas possible ! Quand je pense que mes filles vont nu-pieds et n’ont pas une robe à mettre ! Comment ! une pelisse de satin, un chapeau de velours, des brodequins, et tout ! pour plus de deux cents francs d’effets ! qu’on croirait que c’est une dame ! Non, tu te trompes ! ce ne peut pas être elle !

Jondrette Je te dis que c’est elle. Tu verras.

La femme Quoi ! cette horrible belle demoiselle qui regardait mes filles d’un air de pitié, ce serait cette gueuse ! Oh ! je voudrais lui crever le ventre à coups de sabot !

Jondrette Et veux-tu que je te dise encore une chose ?

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La femme Quoi ?

Jondrette C’est que ma fortune est faite. Tonnerre ! Je veux manger à ma faim, je veux boire à ma soif ! bâfrer ! dormir ! ne rien faire ! je veux avoir mon tour, moi, tiens ! avant de crever, je veux être un peu millionnaire.

La femme Qu’est-ce que tu veux dire ?

Jondrette Ce que je veux dire ? écoute !

La femme Chut ! pas si haut ! si ce sont des affaires qu’il ne faut pas qu’on entende.

Jondrette Bah ! qui ça ? le voisin ? je l’ai vu sortir tout à l’heure, ce grand bêta. Écoute bien. Il est pris, le crésus ! Tout est arrangé. J’ai vu des gens. Il viendra ce soir à six heures : c’est l’heure où le voisin va dîner. Il n’y a personne dans la maison. Les petites feront le guet. Tu nous aideras. Il s’exécutera.

La femme Et s’il ne s’exécute pas ?

Jondrette Nous l’exécuterons (il éclate de rire).

Scène 30 ( Andrée Bernard, Annette, Javert, Habilleuse, Assistant, Enfants, )

Une habilleuse Annette, on a encore pas reçu les nouveaux produits de maquillages !

Un assistant Y'a le journaliste de la Nounou qu'est arrivé. Il veut voir Andrée, et faire des photos.

Annette Je sais pas où elle est, Andrée. Pour le maquillage, il faudrait téléphoner.

Un enfant (arrivant en courant) Annette, y'en a qui ont fait rouler des pierres du haut du donjon !

Un assistant Qu'est-ce que je lui dis au journaliste ?

Annette Je vais le voir. Dis-lui d'attendre cinq minutes. Paye-lui un café. (Aux enfants) Qui a fait ça ?

Un enfant Eh, on n'est pas des mouchards !

Autre enfant C'est la bande à Gavroche !

Annette Eh bien, ils sont rentrés dans le rôle, apparemment ! J'irai voir ça tout à l'heure. Mais qu'est-ce qu'elle fout, Andrée ?

Un enfant La v'là !

Andrée (arrivant avec Javert) Eh bien, qu'est-ce qui se passe ? Personne n'est en place, à ce que je vois.

Annette Désolé, on t'attendait un peu, et il y a mille choses à traiter. La Nouvelle République, entre autres.

Andrée La répétition d'abord. Occupe-toi du journaliste. Paye-lui un café.

Annette Et les gosses ont fait des bêtises. Ah, et puis merde ! (Elle part)

Javert Elle a l'air énervée, Annette !

Andrée C'est la pression qui monte, Javert, la pression. Le spectacle, c'est dans une semaine, et, crénom de nom, à ce rythme-là, on sera jamais prêts ! Allez (il tape des mains), la scène de l'embuscade. Marius, qui a tout entendu, a prévenu Javert, qui lui a prêté un pistolet pour donner l'alerte au moment crucial. La souricière est en place de chaque côté. Lumières ! Cloches ! (Six heures sonnent à Saint-Médard)

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Scène 31 (Marius, les Thénardiers, Javert, Jean Valjean, les Patron-Minette)

La femme Entrez, monsieur.

Jondrette Entrez, mon bienfaiteur.

Jean Valjean (posant quatre louis sur la table) Monsieur Fabantou, voici pour votre loyer et vos premiers besoins. Nous verrons ensuite.

Jondrette Dieu vous le rende, mon généreux bienfaiteur !

Jean Valjean Madame Fabantou me paraît mieux portante ?

Jondrette Elle est mourante. Mais que voulez-vous, monsieur ? elle a tant de courage, cette femme-là ! Ce n’est pas une femme, c’est un boeuf. Ah ! c’est que nous avons toujours fait bon ménage, cette pauvre chérie et moi ! Qu’est-ce qu’il nous resterait, si nous n’avions pas cela ! Nous sommes si malheureux, mon respectable monsieur ! Quelle dégradation quand on a été ce que nous étions ! Hélas ! il ne nous reste rien de notre temps de prospérité ! Rien qu’une seule chose, un tableau auquel je tiens, mais dont je me déferais pourtant, car il faut vivre ! (Un homme entre dans la maison)

Jean Valjean Qu’est-ce que c’est que cet homme ?

Jondrette Ça ! c’est un voisin. Ne faites pas attention. (Un second homme entre et s’asseoit sur le lit, derrière la Jondrette. Comme le premier, les bras nus et un masque d’encre ou de suie.) Je vous disais donc qu’il me restait un tableau, un tableau précieux… Tenez, monsieur, voyez. (Il retourne un tableau peint grossièrement)

Jean Valjean Qu’est-ce que c’est que cela ?

Jondrette Une peinture de maître, un tableau d’un grand prix, mon bienfaiteur ! J’y tiens comme je tiens à mes deux filles, il me rappelle des souvenirs ! mais, je vous l’ai dit et je ne m’en dédis pas, je suis si malheureux que je m’en déferais… (Pendant ce temps, un autre homme est entré) Ayez pitié de ma misère. Je ne vous le vendrai pas cher. Combien l’estimez-vous ?

Jean Valjean Mais, c’est quelque enseigne de cabaret. Cela vaut bien trois francs.

Jondrette (avec douceur) Avez-vous votre portefeuille là ? je me contenterais de mille écus. (Ls trois hommes aux bras nus prennent l’un une grande cisaille, l’autre une pince à faire des pesées, le troisième un marteau, et se mettent en travers de la porte ) Vous ne me reconnaissez donc pas ?

Jean Valjean Non.

Jondrette Je ne m’appelle pas Fabantou, je ne m’appelle pas Jondrette, je me nomme Thénardier ! je suis l’aubergiste de Montfermeil ! entendez-vous ? Thénardier ! Ah ! je vous retrouve enfin, monsieur le philanthrope ! monsieur le millionnaire râpé ! monsieur le donneur de poupées ! Ah ! vous ne me reconnaissez pas ! Eh bien, je vous reconnais, moi, je vous ai reconnu tout de suite dès que vous avez fourré votre mufle ici. Ah ! vous ne vous souvenez pas ? Vous ne voyez pas qui je suis !

Jean Valjean Pardon, monsieur, je vois que vous êtes un bandit.

Jondrette Bandit ! oui, je sais que vous nous appelez comme cela, messieurs les gens riches ! Tiens ! c’est vrai, j’ai fait faillite, je me cache, je n’ai pas de pain, je n’ai pas le sou, je suis un bandit ! Monsieur le millionnaire ! sachez ceci : J’ai été un homme établi, j’ai été électeur, j’ai été patenté, moi ! Et maintenant que j’ai eu la bonté de vous dire tout ça, finissons, il me faut de l’argent, beaucoup d’argent, énormément d’argent, ou je vous extermine, tonnerre du bon Dieu !

Jean Valjean (se saisissant du ciseau rouge du réchaud) Pauvres malheureux, vous croyez m'impressionner ?(Il relève la manche de son bras gauche) Tenez (il tend son bras et pose sur la chair nue le ciseau ardent, son de la chair brûlée) Faites de moi ce que vous voudrez. (Ils se jettent sur lui)

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Jondrette Vous autres, fouillez-le. (On prend une bourse en cuir avec six francs et un mouchoir, Thénardier met les deux choses dans sa poche). Quoi ! pas de portefeuille ?

Gueulemer Ni de montre.

Jondrette (s'approchant de Valjean) Arrangeons ceci à l’amiable. J’ai eu tort de m’emporter tout à l’heure, j’ai été beaucoup trop loin. Tenez, j’y mets du mien et je fais un sacrifice de mon côté. Il me faut simplement deux cent mille francs. Vous voyez que je mets pas mal d’eau dans mon vin. Vous me direz : Mais je n’ai pas deux cent mille francs sur moi. Qu'à cela ne tienne, vous allez écrire à votre chère fille, lui dire de venir sur-le-champ. (Coup de feu, arrivée en trombe de Javert et des sergents de ville, bagarre, interpellation, Valjean se sauve)

Javert Les poucettes à tous !

Mme Thénardier Mes filles !

Javert A l'ombre ! (dévisageant les bandits) Gueulemer, Babet, Claquesous, la bande Patron-Minette presque au complet ! Et le prisonnier, où est-il ? (Les agents regardent autour d'eux) Eh bien, où est-il donc ? Diable ! ce devait être le meilleur !

Scène 32 (Mlle Lambert, Andrée, Annette, Journaliste )

Andrée Bon, bon, on fait une pause !

Journaliste Ne bougez pas, je fais une photo ! Monsieur Javert, juste une minute !

Les maquilleuses montent sur le plateau pour nettoyer les figures des Patron-Minette. Gavroche prend le ciseau rouge et se l'applique sur le bras en mimant la douleur extrême, avant de se faire chasser par Annette.

Annette Dis-donc, toi, on faut qu'on parle au sujet des pierres du donjon !

Melle Lambert Mme Bernard !

Annette Ah non, encore elle !

Melle Lambert Mme Bernard, vous allez me trouver casse-pied, mais enfin ce n'est pas possible encore une fois ! Vous escamotez complètement Waterloo, Thénardier a sauvé le père de Marius qui était colonel là-bas, enfin il l' a sauvé... Disons qu'il a cru être sauvé par Thénardier.

Andrée Vous voyez, ce n'est pas simple. Mademoiselle, il faut faire des coupes, c'est inévitable.

Melle Lambert Oui, mais vous y allez un peu fort des ciseaux, madame Bernard !

Annette Andrée, on a un autre problème, on n'a plus personne pour la Magnon, Jeannette Mercier s'est fracturé la jambe en tombant d'une remorque de paille.

Melle Lambert Ôter Waterloo, c'est comme ôter un rein. C'est une ablation, un attentat chirurgical !

Andrée Il faudrait quelqu'un avec un peu de mordant, de répartie, c'est ça ?

Annette Euh, oui...

Andrée On a ce qu'il faut ! Allez chercher le costume de La Magnon ! Tout de suite !

Melle Lambert Vous ne m'écoutez pas ! Je vais en toucher deux mots à ce journaliste ! Je connais le directeur de la NR, vous savez !

Andrée Très bien. Mademoiselle, je suis sûre aussi que vous connaissez tous les personnages du livre.

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Melle Lambert Évidemment, je l'ai lu dix-huit fois, madame !(On ramène le costume)

Andrée Alors ce sera un jeu pour vous de vous couler dans le personnage de La Magnon (on lui enfile le costume).

Melle Lambert Quoi ? qu'est-ce que ? Mais lâchez-moi !

Andrée Le village est suspendu à votre décision. Sans La Magnon, on ne peut plus continuer !

Mlle Lambert La Magnon, mais c'est...

Andrée Une mère maquerelle, c'est ça. Un superbe rôle de composition pour vous. Vous y serez étincelante ! (Le journaliste prend une photo) Melle Lambert, c'est l'entracte, vous avez juste le temps d'apprendre le texte.

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Seconde partieScène 33 (Gavroche, Mère Burgon, Andrée)

Andrée Allez, en piste, on reprend ! Scène II, 9, Gavroche, la logeuse de Marius, la mère Burgon. Allez, on file les scènes 1, 2, 3 de la seconde partie.Une vieille courbée fouille dans un tas d’ordures à la lueur d'un réverbère ; un enfant la heurte en passant, puis recule.

Gavroche Tiens ! moi qui avait pris ça pour un énorme, un énorme chien !

Mère Burgon Quoi ! c’est ce satan !

Gavroche Tiens ! c’est la vieille. Bonjour, la Burgonmuche. Je viens voir mes ancêtres.

Mère Burgon Il n’y a personne, mufle.

Gavroche Bah ! où donc est mon père ?

Mère Burgon Le Thénardier ? En prison ! À la Force.

Gavroche Tiens ! et ma mère ?

Mère Burgon Pareil ! À Saint-Lazare.

Gavroche Eh bien ! et mes soeurs ?

Mère Burgon Aux Madelonnettes.

Gavroche Ah ! (s'en allant)Le roi Coupdesabot S’en allait à la chasse, À la chasse aux corbeaux, Monté sur des échasses. Quand on passait dessous On lui payait deux sous.

Scène 34 (Marius, Eponine)Marius sur le parapet d'un pont. Surgit Eponine.

Eponine Je vous rencontre donc ! Comme je vous ai cherché ! si vous saviez ! j’ai été au bloc. Quinze jours ! Ils m’ont lâchée ! vu qu’il n’y avait rien sur moi. Oh ! comme je vous ai cherché ! Voilà six semaines. Vous ne demeurez donc plus là-bas ?

Marius Non.

Eponine Oh ! je comprends. À cause de la chose. Vous avez déménagé. Tiens ! pourquoi donc portez-vous des vieux chapeaux comme ça ? Un jeune homme comme vous, ça doit avoir de beaux habits. Dites donc, où est-ce que vous demeurez à présent ? (Marius ne répond pas.) Ah ! vous avez un trou à votre chemise. Il faudra que je vous recouse cela. Vous n’avez pas l’air content de me voir ? (Silence) Si je voulais pourtant, je vous forcerais bien à avoir l’air content !

Marius Quoi ? Que voulez-vous dire ?

Eponine Ah ! vous me disiez tu !

Marius Eh bien, que veux-tu dire ?

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Eponine (hésitant) Tant pis, c’est égal. Vous avez l’air triste, je veux que vous soyez content. Promettez-moi seulement que vous allez rire. Je veux vous voir rire et vous voir dire : Ah bien ! c’est bon. Pauvre M. Marius ! vous savez ! vous m’avez promis que vous me donneriez tout ce que je voudrais…

Marius Oui ! mais parle donc !

Eponine J’ai l’adresse.

Marius Quelle adresse ?

Eponine L’adresse que vous m’avez demandée ! … vous savez bien ?

Marius Oui ! (il saute du parapet et lui prend la main) Oh ! eh bien ! conduis-moi ! dis-moi !

Eponine Venez avec moi, je connais bien la maison, je vais vous conduire. (Elle retire sa main) Oh ! comme vous êtes content !

Marius Jure-moi une chose ! Ton père ! promets-moi, Éponine ! jure-moi que tu ne diras pas cette adresse à ton père !

Eponine Éponine ! comment savez-vous que je m’appelle Éponine ?

Marius Promets-moi ce que je te dis !

Eponine C’est gentil, ça ! vous m’avez appelée Éponine !

Marius (lui saisissant le bras) Mais réponds-moi donc, au nom du ciel ! jure-moi que tu ne diras pas l’adresse que tu sais à ton père !

Eponine Mais lâchez-moi donc ! je vous le jure ! À propos, vous savez que vous m’avez promis quelque chose ? (Marius fouille dans sa poche et lui donne une pièce) Vous ne comprenez rien. Je n'en veux pas de votre argent.

Scène 35 (Gavroche, deux enfants, Montparnasse, un commerçant, une jeune mendiante)Deux enfants se font sortir d'une boutique par un perruquier. Ils pleurent.

Gavroche Qu’est-ce que vous avez donc, moutards ?

L'aîné Nous ne savons pas où coucher.

Gavroche C’est ça ? Est-ce qu’on pleure pour ça ? Sont-ils serins donc ! Ça n’a pas de coeur, ce merlan-là. Venez avec moi.

L'aîné Oui, monsieur. (Ils le suivent, ils croisent une petite mendiante sous une porte cochère)

Gavroche Pauvre fille ! Ça n’a même pas de culotte. Tiens, prends toujours ça (il lui donne son cache-nez).Les mômes, vous avez dîné ?

L'aîné Monsieur, nous n’avons pas mangé depuis tantôt ce matin.

Gavroche Vous êtes donc sans père ni mère ?

L'aîné Faites excuse, monsieur, nous avons papa et maman, mais nous ne savons pas où ils sont.

Gavroche Des fois, cela vaut mieux que de le savoir. (Il cherche dans ses poches) Calmons-nous, les momignards. Voici de quoi souper pour trois. (Il tire d’une de ses poches un bout de pain.) (Au petit) Colle-toi ça dans le fusil.

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Montparnasse Tiens, c’est toi, Gavroche ?

Gavroche Tiens, c’est toi, Montparnasse ? (Il est déguisé avec des bésicles bleues) Mâtin, tu as du style, parole de vieux !

Montparnasse Chut, pas si haut ! Sais-tu où je vas ?

Gavroche À l’abbaye de Monte-à-Regret.

Montparnasse Farceur ! Je vas retrouver Babet.

Gavroche Je le croyais bouclé.

Montparnasse Il a défait la boucle. Et c'est pas le seul. Ton daron aussi s'est fait la malle.

Gavroche Qu’est-ce que tu vas donc faire cette nuit ?

Montparnasse Des choses. Mais toi, où vas-tu donc maintenant ?

Gavroche Je vas coucher ces enfants-là. Allez, on y va, mauvaise troupe. Y'a des cognes dans le coinstôt (un sergent de ville se rapprochait d'eux). Allez, faudra plus pleurer. J’aurai soin de vous. Et puis je vous conduirai au spectacle. J’ai des billets, je connais des acteurs, j’ai même joué une fois dans une pièce. Nous étions des mômes comme ça, on courait sous une toile, ça faisait la mer. Et puis nous irons voir guillotiner. Je vous ferai voir le bourreau. Vous verrez, on va s'amuser !

Scène 36 (Marius, Cosette, le choeur, Andrée, Annette)

Le Choeur À la brune, elle descendit au jardin. Toussaint était occupée à sa cuisine qui donnait sur l’arrière-cour. Elle se mit à marcher sous les branches, les écartant de temps en temps avec la main, parce qu’il y en avait de très basses. Elle arriva au banc. La pierre y était restée. (Il n'y a pas de pierre. Cosette montre l'absence de pierre. Un assistant vient poser une pierre, le choeur reprend). Elle s’assit, et posa sa douce main blanche sur cette pierre comme si elle voulait la caresser et la remercier. Tout à coup, elle eut cette impression indéfinissable qu’on éprouve, même sans voir, lorsqu’on a quelqu’un debout derrière soi. Elle tourna la tête et se dressa. C’était lui. Il était tête nue. (Marius balance son chapeau) Il paraissait pâle et amaigri. On distinguait à peine son vêtement noir. Le crépuscule blêmissait son beau front et couvrait ses yeux de ténèbres. Il avait, sous un voile d’incomparable douceur, quelque chose de la mort et de la nuit.

Andrée Stop ! Ça va pas du tout ! Vous n'êtes pas dedans, on n'y croit pas du tout ! C'est l'amour, bon sang ! Allez, on recommence !

Annette Andrée, si tu veux mon avis, il vaut mieux reprendre demain, et répéter la scène chez La Magnon.

Andrée Ah ! Eh bien si Mlle Lambert est prête, pourquoi pas ?

Mlle Lambert (à l'habilleuse qui la prépare) Bon, et bien ça va aller comme ça, non ?

Scène 37 ( La Magnon, filles, Thénardier, Montparnasse, Babet, Eponine)Chez La Magnon.

Babet Remets-nous une petite tournée, La Magnon. On a besoin de licher un peu avant d'aller au taf.

La Magnon Oh là ! Qui c'est qui régale ? Toi, Babet, t'as déjà une ardoise longue comme le bras.

Montparnasse Avec ce qu'on va palper ce soir, on pourrait te la racheter ta turne, La Magnon.

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Thénardier Mets-la en veilleuse, Montparnasse, et dis-moi plutôt, t'as tout le bastringue ?

La Magnon Goûtez-moi ça, les aminches ! C'est de la vieille prune comme on en fait plus !

Babet Tiens, Thénardier, v'la la Ponine qui rapplique.

Thénardier Ah çà, qu’est-ce que tu fais là ? qu’est-ce que tu nous veux ?

Eponine Je suis là, mon petit père, pour vous empêcher de donner dans la gueule du loup. Rue Plumet, c'est marron. Javert a posté des hommes, j'en reviens, le coup est foireux. Quelqu'un a dû affranchir les cognes.

Thénardier T'es sûre ?

Eponine Allez-y voir vous-mêmes si vous me croyez pas. (Elle avale un verre de prune). C'est ça ta prune, La Magnon ? De la pisse d'âne, moi je dis. (Ils rient, deux filles rentrent en trombe dans le bouge).

La Magnon De la pisse d'âne ? Je vais t'apprendre le respect... Mais qu'est-ce qui se passe ? Vous êtes folles ?

Une fille Y'a du charivari dans la rue ! Les ouvriers vont tous à l'enterrement du général Lamarque, des armes sous la blouse ! Va y avoir du grabuge !

La Magnon Et voilà comme on tue le petit commerce !

Scène 38 (Marius, Courfeyrac, Combeferre, Grantaire, Enjolras)(Les amis de Marius entrent dans sa chambre)

Enjolras Marius ! Viens-tu à l’enterrement du général Lamarque ?

Combeferre Lamarque est à la République ! Nous allons flanquer le gouvernement par terre.

Enjolras La place de Lamarque est au Panthéon ! Et celle de Louis-Philippe au cabanon !

Marius Je vous rejoindrai plus tard, j'ai un rendez-vous.

Courfeyrac Mes amis, Marius est amoureux !

Combeferre Sait-on de qui ?

Grantaire Les amours de Marius ! Je vois ça d’ici. Marius est un brouillard, et il aura trouvé une vapeur.

Enjolras Je t'échangerais volontiers contre Grantaire ! Ne tarde pas, mon ami, nous serons ce soir quoi qu'il advienne au café Corinthe.

Grantaire Il paraît qu’ils vont se battre, tous ces imbéciles, se faire casser le profil, se massacrer, en plein été, au mois de prairial, quand ils pourraient s’en aller, avec une créature sous le bras, respirer dans les champs l’immense tasse de thé des foins coupés ! Vraiment, on fait trop de sottises. Une vieille lanterne cassée que j’ai vue tout à l’heure chez un marchand de bric-à-brac me suggère une réflexion : Il serait temps d’éclairer le genre humain.

Oh ! l’affreux vieux monde ! On s’y évertue, on s’y destitue, on s’y prostitue, on s’y tue, on s’y habitue !

Courfeyrac Tais-toi, futaille !

Enjolras Grantaire ! va-t’en cuver ton vin. C’est le temps de l’ivresse et non de l’ivrognerie. Ne déshonore pas la

révolution ! Les autres l'embarquent en riant, laissant Marius seul. Ils marchent dans la rue, rejoignant d'autres émeutiers. Musique. Passage d'un cheval-jupon avec un drapeau rouge.

Andrée Vous me trouverez un vrai cheval, c'est ridicule !

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Scène 39 (Les commères de la rue de Thorigny – deux portières et une chiffonnière, Gavroche, les deux enfants)

Portière 1 C’est la viande qui est chère, mame Burgon !

Mme Burgon Ah ! ne m’en parlez pas, la boucherie est une horreur. Une horreur horrible.

La chiffonnière Mesdames, le commerce ne va pas. Les tas d’ordures sont minables. On ne jette plus rien. On mange tout.

Portière 1 Il y en a de plus pauvres que vous, la Vargoulême.

La chiffonnière Ah, ça c’est vrai, moi j’ai un état.

Gavroche Les vieilles, qu’est-ce que vous avez donc à parler politique ?

Mme Burgon En voilà encore un scélérat !

Portière 1 Qu’est-ce qu’il a donc à son moignon ? Un pistolet !

La chiffonnière Je vous demande un peu, ce gueux de môme !

Mme Burgon Ça n’est pas tranquille si ça ne renverse pas l’autorité.

Gavroche (leur faisant un pied-de-nez) Tu renifles, mon ancienne. Mouche ton promontoire. (Il s'en va)Venez vous autres !

Mme Burgon (montrant le poing) Méchant va-nu-pattes ! Tu n’es qu’un bâtard !

Portière 1 Il va y avoir des malheurs, c’est sûr. J'en ai vu passer avec des fusils. Et puis le voyez-vous là avec un pistolet, cette horreur de polisson ! Il paraît qu’il y a des canons tout plein les Célestins. Comment voulez-vous que fasse le gouvernement avec des garnements qui ne savent qu’inventer pour déranger le monde, quand on commençait à être un peu tranquille après tous les malheurs qu’il y a eu, bon Dieu Seigneur, cette pauvre reine que j’ai vue passer dans la charrette !

Mme Burgon Et tout ça va encore faire renchérir le tabac. C’est une infamie ! Et certainement, j’irai te voir guillotiner, malfaiteur !

Scène 40 (Enjolras, Navet, Gavroche, les deux enfants, Combeferre, Courfeyrac, Javert, Andrée, foule)Café Corinthe. Préparatifs de bataille. Une bouteille de guche circule parmi les acteurs. Andrée et Annette arrivent, qui donnaient des consignes à Gavroche. La bouteille est planquée. Gavroche arrive avec les deux autres. Il retrouve son ami Navet.

Navet Salut mon vieux Gavroche ! Dis-donc, t'as réussi à te dégotter un pistolet !

Gavroche Oui, mais il a pas de chien. Un fusil ! Je veux un fusil !

Combeferre Un fusil, à toi !

Enjolras (haussant les épaules) Quand il y en aura pour les hommes, on en donnera aux enfants.

Gavroche Si tu es tué avant moi, je te prends le tien.

Enjolras Eh ! gamin, tu m'as l'air dégourdi, j'ai une mission pour toi.

Gavroche Dis toujours !

Enjolras Sors des barricades, glisse-toi le long des maisons, va un peu partout par les rues, et reviens me dire ce qui se passe.

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Gavroche Les petits sont donc bons à quelque chose ! c’est bien heureux ! J’y vas. En attendant fiez-vous aux petits, méfiez-vous des grands…(Il désigne un homme du menton) Vous voyez bien ce grand-là ?

Enjolras Eh bien ?

Gavroche C’est un mouchard.

Combeferre Tu es sûr ?

Gavroche Il n’y a pas quinze jours qu’il m’a enlevé par l’oreille de la corniche du pont Royal où je prenais l’air.

Enjolras murmure quelques mots très bas à Combeferre, qui va chercher trois autres hommes. Ils se placent autour de la table où Javert est attablé. Enjolras s'approche.Enjolras Qui êtes-vous ?

Javert (souriant) Je vois ce que c’est…

Enjolras Vous êtes mouchard ?

Javert (grave) Je suis agent de l’autorité.

Enjolras Vous vous appelez ?

Javert Javert ! (Les hommes se jettent sur lui, lui nouent les bras derrière le dos et l'attachent à un poteau).

Gavroche C’est la souris qui a pris le chat.

Enjolras Vous serez fusillé deux minutes avant que la barricade soit prise.

Javert Pourquoi pas tout de suite ?

Enjolras Nous ménageons la poudre.

Javert Alors finissez-en d’un coup de couteau.

Enjolras Mouchard, nous sommes des juges et non des assassins. (A Gavroche) Toi ! va à ton affaire ! Fais ce que je t’ai dit.

Gavroche J’y vas. À propos, vous me donnerez son fusil ! Je vous laisse le musicien, mais je veux la clarinette. (Il fait le salut militaire et sort).

Scène 41 (Les mêmes, Marius, Andrée Bernard, Annette Luzaire)On amène la machine à brouillard. Andrée la fait placer, premiers essais.

Andrée Bernard Bon, très bien les amis, je ne sais pas ce que vous aviez, mais il y avait de l'énergie, continuez comme ça. On va répéter la scène au moment où Marius, désespéré de ne pas avoir retrouvé Cosette, persuadé de l'avoir perdue à jamais, revient sur la barricade, au moment de l'assaut de la troupe, juste à temps pour sauver Gavroche et son ami Courfeyrac.

Tous entourent Marius. Courfeyrac lui saute au cou.

Marius Eh doucement, les gars !

Andrée Bernard Qu'est-ce qui se passe ?Marius Ils sont enragés ! Ils me sautent dessus comme des dingues ! Fais voir ton haleine, toi !

Andrée Bernard Bon, on reprend ! On calme un peu les chevaux ! A vous !

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Même mouvement, plus maîtrisé.

Courfeyrac Te voilà !

Combeferre Tu es venu à propos !

Courfeyrac Sans toi j’étais mort !

Gavroche Sans vous j’étais gobé !

Une femme Du secours ! mon Dieu ! Jean Prouvaire est prisonnier !

Combeferre (à Enjolras) Ils ont notre ami ; mais nous avons leur agent. Tiens-tu à la mort de ce mouchard ?

Enjolras Oui ; mais moins qu’à la vie de Jean Prouvaire.

Combeferre Eh bien, je vais attacher mon mouchoir à ma canne, et aller en parlementaire leur offrir de leur donner leur homme pour le nôtre.

Enjolras ( posant sa main sur le bras de Combeferre) Écoute ! (Cliquetis d'armes au bout de la rue)

Jean Prouvaire Vive la France ! vive l’avenir ! (Un éclair passe et une détonation éclate. Silence)

Combeferre Ils l’ont tué.

Enjolras (regardant Javert) Tes amis viennent de te fusiller.

Scène 42 (Marius, Eponine, Gavroche, Andrée, Annette)

Eponine Monsieur Marius ! (il se dirige vers la voix) Vous ne me reconnaissez pas ?

Marius Non.

Eponine Éponine.

Marius (il reconnaît Eponine habillée en homme) Comment êtes-vous ici ? que faites-vous là ?

Eponine Je meurs.

Marius Vous êtes blessée ! Attendez, je vais vous porter dans la salle. On va vous panser. (Il passe son bras sous elle pour la soulever. Elle pousse un cri faible.) Qu’avez-vous donc à la main ? Elle est percée !

Eponine Avez-vous vu un fusil qui vous couchait en joue ?

Marius Oui, et une main qui l’a bouché.

Eponine C’était la mienne.

Marius Quelle folie ! Mais tant mieux, si c’est cela, ce n’est rien.

Eponine La balle a traversé la main, mais elle est sortie par le dos. C’est inutile de m’ôter d’ici. (Marius pose sa tête sur ses genoux) Oh ! que c’est bon ! Comme on est bien ! (Temps) Savez-vous, monsieur Marius ? Cela me taquinait que vous entriez dans ce jardin, c’était bête, puisque c’était moi qui vous avais montré la maison, et puis enfin je devais bien me dire qu’un jeune homme comme vous… Écoutez, j'ai fait quelque chose de mal. J’ai dans ma poche une lettre pour vous. Depuis hier. On m’avait dit de la mettre à la poste. Je l’ai gardée. Prenez. (Marius prend la lettre.) Maintenant pour ma peine, promettez-moi…

Marius Quoi ?

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Eponine Promettez-moi de me donner un baiser sur le front quand je serai morte. Monsieur Marius, je crois que j’étais un peu amoureuse de vous. (Elle meurt. Il l'embrasse)

Marius (ouvrant la lettre) « Mon bien-aimé, hélas ! mon père veut que nous partions tout de suite. Nous serons ce soir rue de l’Homme-Armé, n° 7. Dans huit jours nous serons à Londres. COSETTE, 4 juin. » (Il sort son portefeuille, en arrache une feuille, et écrit rapidement au crayon, plie ensuite la feuille). Gavroche ! Gavroche !(le gamin accourt). Veux-tu faire quelque chose pour moi ?

Gavroche Tout. Dieu du bon Dieu ! sans vous, j’étais cuit.

Marius Prends cette lettre et va la remettre à son adresse, à mademoiselle Cosette chez M. Fauchelevent, rue de l’Homme-Armé, n° 7.

Gavroche Ah oui ! Mais pendant ce temps-là, on prendra la barricade, et je n’y serai pas.

Marius La barricade ne sera plus attaquée qu’au point du jour selon toute apparence et ne sera pas prise avant demain midi. Allez, cours !

Scène 43 (Jean Valjean, Gavroche, Andrée)

Andrée Il est minuit. Rue de l'Homme-Armé. Gavroche cogne à la porte de Jean Valjean.

Jean Valjean Petit, qu’est-ce que tu as ?

Gavroche J’ai que j’ai faim. Petit vous-même. C'est bien là le numéro 7 ? J'ai une lettre à remettre.

Jean Valjean C'est bien là le 7. Donne-moi ta lettre.

Gavroche A vous ? Vous n’êtes pas une femme.

Jean Valjean La lettre est pour mademoiselle Cosette, n’est-ce pas ?

Gavroche Cosette ? Oui, je crois que c’est ce drôle de nom-là.

Jean Valjean Eh bien, c’est moi qui dois lui remettre la lettre. Donne.

Gavroche En ce cas, vous devez savoir que je suis envoyé de la barricade ?

Jean Valjean Sans doute.

Gavroche (il tire la lettre de sa poche) Respect à la dépêche. Elle vient du gouvernement provisoire.

Jean Valjean Donne.

Gavroche (il tient le papier élevé au-dessus de sa tête) Ne vous imaginez pas que c’est un billet doux. C’est pour une femme, mais c’est pour le peuple.

Jean Valjean Donne.

Gavroche Au fait, vous m’avez l’air d’un brave homme.

Jean Valjean Donne vite.

Gavroche Tenez. (Et il se sauve)

Scène 44 (Andrée, Annette, Melle Lambert, Gavroche, les gens du café Corinthe)

Melle Lambert (toujours costumée en La Magnon) Mme Bernard ! Mme Bernard !

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Andrée Mademoiselle ?

Melle Lambert Je suis très inquiète.

Andrée Ah bon, pourquoi ?

Melle Lambert Nous en sommes à l'émeute, n'est-ce pas ? Eh bien je ne vois toujours pas de barricade. Ne me dites pas que vous avez supprimé les barricades ! Et la troupe ! Je ne vois que des sergents de ville.

Andrée Rassurez-vous ! Je n'ai rien supprimé ! Ecoutez, écoutez bien ! (Il la prend à l'épaule) [Bande-son : Le remuement recommença distinctement du côté de Saint-Leu, mais cela ne ressemblait pas au mouvement de la première attaque. Un clapotement de chaînes, le cahotement inquiétant d’une masse, un cliquetis d’airain sautant sur le pavé, une sorte de fracas solennel, annoncèrent qu’une ferraille sinistre s’approchait. Tambours.] La troupe, là voilà. Hugo écrit : Il y eut un tressaillement dans les entrailles de ces vieilles rues paisibles. [Feu ! cria Enjolras. Toute la barricade fit feu, la détonation fut effroyable ]; [Machine à brouillard : une avalanche de fumée couvrit et effaça la pièce et les hommes ; après quelques secondes le nuage se dissipa, et le canon et les hommes reparurent] [ tumulte, des pas précipités, des cris aux armes !] [Bruit du canon] Vous la voyez, Mlle Lambert, la barricade ?

Melle Lambert Oui, oui..

Andrée Et puis voilà Gavroche, qui va ramasser les cartouches des gardes tués pendant l'assaut. Vous le voyez ?

Melle Lambert Oui, oui..

Courfeyrac Rentre !

Gavroche Tout à l’heure. (Il rampe à plat ventre, galope à quatre pattes, prend son panier aux dents, se tord, glisse, ondule, serpente d’un mort à l’autre, et vide la giberne ou la cartouchière comme un singe ouvre une noix. Et il chante)

On est laid à Nanterre, C’est la faute à Voltaire, Et bête à Palaiseau, C’est la faute à Rousseau.

Des balles sifflent

Je ne suis pas notaire, C’est la faute à Voltaire, Je suis petit oiseau, C’est la faute à Rousseau.

Une balle finit par l'atteindre. Gavroche chancelle, puis il s’affaisse. Toute la barricade pousse un cri ; il se remet à chanter.

Je suis tombé par terre, C’est la faute à Voltaire, Le nez dans le ruisseau, C’est la faute à…

Une seconde balle l'atteint. Il s'écroule. Jean Valjean se précipite pour le ramener sous la mitraille.

Scène 45 (Annette, Andrée, Melle Lambert, Gavroche, Jean Valjean, Javert, les insurgés)

Annette Mais enfin, Melle Lambert, faut pas vous mettre dans cet état-là !

Mlle Lambert (entre deux sanglots) Je n'y peux rien. C'est plus fort que moi, la mort de Gavroche... C'est trop dur... C'est trop de chagrin...

Gavroche Je suis là, Mamzelle. (Elle pleure de plus belle)

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Jean Valjean Accordez-moi un plaisir.

Enjolras Lequel ?

Jean Valjean Brûler moi-même la cervelle à cet homme-là.

Enjolras Prenez le mouchard. ( Sonnerie de clairons).

Marius (de la barricade) Alerte !

Javert Vous n’êtes guère mieux portants que moi.

Enjolras Tous dehors !

Jean Valjean emmène Javert, qui a les mains attachés, en le tenant en joue avec un pistolet.

Javert Prends ta revanche. (Jean Valjean tire de son gousset un couteau, et l’ouvre). Un surin ! Tu as raison. Cela te convient mieux. (Jean Valjean coupe ses liens)

Jean Valjean Vous êtes libre. (Un temps) Je ne crois pas que je sorte d’ici. Pourtant, si, par hasard, j’en sortais, je demeure, sous le nom de Fauchelevent, rue de l’Homme-Armé, numéro sept.

Javert Tu as dit Fauchelevent, rue de l’Homme-Armé ?

Jean Valjean Numéro sept.

Javert (A demi-voix) Numéro sept. (Il s'éloigne. Quand Javert a disparu, Jean Valjean décharge le pistolet en l’air. ) Le tambour bat la charge.

Scène 46 (Annette, Andrée, Enjolras, Grantaire, les insurgés)

Andrée Mes amis, pour éviter de trop fortes émotions à Mlle Lambert alias La Magnon, nous n'allons pas ce soir jouer l'agonie de la barricade, oui c'est ainsi que la nomme Victor Hugo. Car il écrit que « Les mots manquent pour dire l’horreur arrivée à ce degré. Il n’y avait plus d’hommes dans cette lutte maintenant infernale. Ce n’étaient plus des géants contre des colosses. Cela ressemblait plus à Milton et à Dante qu’à Homère. Des démons attaquaient, des spectres résistaient. C'était l’héroïsme monstre. » Plus concrètement, Enjolras prisonnier va être fusillé. C'est alors que Grantaire, l'ivrogne, auquel les soldats n'avaient pas fait attention, sort de son ivresse et rejoint son ami.

Grantaire Vive la République ! J’en suis. (Il va se placer à côté des insurgés ; à Enjolras) Permets-tu ? (Enjolras lui serre la main en souriant.) Détonations. Ils s'abattent.

Scène 47 (Annette, Andrée, Melle Lambert, Jean Valjean, Marius, Thénardier)

Annette (la serrant contre elle) Melle Lambert, les égouts maintenant ! Jean Valjean sauve Marius en passant par les égouts.

Melle Lambert Appelez-moi Marguerite, s'il vous plaît !

Annette Eh bien Marguerite, écoutez, regardez et écoutez !

Jean Valjean marchant dans les égouts, Marius sur son dos. On entend (voix off) des extraits du texte de Hugo, mixés avec les sons des égouts.

Voix off L’histoire des hommes se reflète dans l’histoire des cloaques. L’égout, c’est la conscience de la ville. L'histoire passe par l’égout. Les Saint-Barthélemy y filtrent goutte à goutte entre les pavés. Les grands

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assassinats publics, les boucheries politiques et religieuses, traversent ce souterrain de la civilisation et y poussent leurs cadavres.

L’égout est le vice que la ville a dans le sang. L’instinct populaire ne s’y est jamais trompé. Le métier d’égoutier était autrefois presque aussi périlleux, et presque aussi répugnant au peuple, que le métier d’équarrisseur, frappé d’horreur et si longtemps abandonné au bourreau.

L’égout, c’est la conscience de la ville. L’histoire des hommes se reflète dans l’histoire des cloaques.

Jean Valjean arrive sur une grille, fermée à clef. Il reste prisonnier de l'égout. Il dépose Marius, exténué.

Thénardier Part à deux. (Un temps) Comment vas-tu faire pour sortir ? Impossible de crocheter la porte. Il faut pourtant que tu t’en ailles d’ici.

Jean Valjean C’est vrai.

Thénardier Eh bien, part à deux.

Jean Valjean Que veux-tu dire ?

Thénardier Tu as tué l’homme ; c’est bien. Moi, j’ai la clef. Écoute, camarade. Tu n’as pas tué cet homme sans regarder ce qu’il avait dans ses poches. Donne-moi ma moitié. Je t’ouvre la porte (il montre la clef). Ah çà, camarade, comment as-tu fait pour te tirer là-bas de la fondrière ? je n’ai pas osé m’y risquer. Peuh ! tu ne sens pas bon. Maintenant, concluons l’affaire. Tu as vu ma clef, montre-moi ton argent. (Jean Valjean se fouillant et sort quelques pièces) Tu l’as tué pour pas cher. (Il prend tout) N’importe ! c’est suriner les gens à trop bon marché. Maintenant, l’ami, il faut que tu sortes. C’est ici comme à la foire, on paye en sortant. (Il ouvre la grille, Jean Valjean et Marius sortent de l'égout)

Scène 48 (Javert, sergents de ville, Jean Valjean, Marius)

Javert Qui êtes-vous ?

Jean Valjean Moi.

Javert Qui, vous ?

Jean Valjean Jean Valjean. (Javert pose ses deux mains puissantes sur les épaules de Jean Valjean, qui s’y emboîtent comme dans deux étaux, l’examine, et le reconnaît. Leurs visages se touchent presque. Le regard de Javert est terrible.) Inspecteur Javert, vous me tenez. Seulement, accordez-moi une chose.

Javert Qu’est-ce que c’est que cet homme ?

Jean Valjean Aidez-moi d’abord à le rapporter chez lui.

Javert Cet homme était à la barricade. C’est celui qu’on appelait Marius. (Il saisit la main de Marius, cherchant le pouls.)

Jean Valjean C’est un blessé.

Javert C’est un mort.

Jean Valjean Non. Pas encore. Il a demandé par lettre à ce qu'on ramène son corps chez son grand-père, à cette adresse (il tend un papier).

Javert Gillenormand, rue des Filles-du-Calvaire, numéro 6.

Scène 49 (Javert, Jean Valjean)Des enfants emportent Marius sur leur dos. Le public voit bien que c'était un mannequin.

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Melle Lambert (à Andrée) Gillenormand, c'est bien ! Vous avez bien fait de le remettre dans l'histoire. C'est un peu tard, mais c'est bien !

Andrée Je vous remercie, Marguerite. Bon, Javert et Jean Valjean ont ramené le gosse chez son grand-père. Jean Valjean demande une ultime faveur à Javert, celle de repasser chez lui, rue de l'Homme-Armé, pour prévenir Cosette. Javert dit qu'il l'attend en bas, mais il disparaît.

Javert, à sa table, prend la plume et son carnet et écrit :

Javert « Les détenus arrivant de l’instruction ôtent leurs souliers et restent pieds nus sur la dalle pendant qu’on les fouille. Plusieurs toussent en rentrant à la prison. Cela entraîne des dépenses d’infirmerie. « Les détenus, dits aboyeurs, qui appellent les autres détenus au parloir, se font payer deux sous par le prisonnier pour crier son nom distinctement. C’est un vol. « On entend tous les jours des gendarmes raconter dans la cour de la préfecture des interrogatoires de prévenus par les magistrats. Un gendarme, qui devrait être sacré, répéter ce qu’il a entendu dans le cabinet de l’instruction, c’est là un désordre grave. (Il laisse le carnet sur la table, se lève et disparaît dans le noir) [On entend un bruit d’écume, le bruit du fleuve, de plus en plus fort, puis un clapotement sourd] Musique.

Scène 50 (Gueulemer, Gavroche, Enjolras, Grantaire, Combeferre, Cosette, Jean Valjean, Courfeyrac, Azelma, Eponine, Montparnasse, Babet, Marius)La grande table du café Corinthe. Les personnages sont rassemblés autour, comme dans la Cène du Christ, de Léonard de Vinci. Tableau figé quelques secondes. Puis les personnages s'animent et parlent.

Cosette Tout pourrait s'arrêter là. Happy end. Javert suicidé, Marius sauvé, et moi, Cosette, bientôt mariée.

Courfeyrac Marius hérite de son grand-père, Gillenormand. Le républicain est plein aux as !

Montparnasse Et Jean Valjean fait don au couple de six cent mille francs. Belle dot ! Je l'aurais bien carottée, moi !Enjolras Crise de conscience : Jean Valjean va jusqu'au bout de l'honnêteté. Il vient voir Marius et lui avoue qu'il est un ancien forçat.

Eponine Mais Marius est un républicain, un humaniste, il va rassurer ce galérien qui a passé dix-neuf ans au bagne pour avoir volé un pain, il va plus que jamais lui faire honneur !

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Gavroche Tu rêves, la mère ! Il lui dit froidement que ce serait mieux qu'il ne voit plus Cosette.

Babet Et il garde les six cent mille francs, le bougre.

Grantaire Hugo l'a dit lui-même (il sort de sous la table un tableau de l'écrivain) : « Marius, sur les questions pénales, en était encore, quoique démocrate, au système inexorable, et il avait, sur ceux que la loi frappe, toutes les idées de la loi. Il n’avait pas encore, disons-le, accompli tous les progrès. »

Azelma Jean Valjean lui apparaît difforme et repoussant. C’est le réprouvé. C’est le forçat.

Courfeyrac Ce mot est pour lui comme un son de trompette du jugement ; Vade retro Satanas.

Combeferre Et pas un mot à Cosette, la pauvre petite ! Si elle apprenait ça !

Gueulemer Il ne lui fut pas aisé de cacher ce trouble à Cosette, mais Hugo le dit : « l’amour est un talent, et Marius y parvint. »

Cosette Un talent d'hypocrite, oui ! Il lui aurait tout raconté, elle aurait pleuré toutes les larmes de son corps et serait allé retrouver immédiatement ce père infiniment bon !

Enjolras Mais pour Hugo, Jean Valjean doit être un martyr, un nouveau Christ. Le livre septième du dernier tome s'intitule « La dernière gorgée du calice ».

Grantaire La nuit avant la révélation à Marius, il reste pendant douze heures « les bras étendus à angle droit comme un crucifié décloué qu’on aurait jeté la face contre terre »...

Babet Immobile comme un cadavre...

Gueulemer Tressaillant convulsivement...

Montparnasse Sa bouche, collée aux vêtements de Cosette, les baisait...

Azelma Au début, il vient quand même la voir le soir, à la tombée de la nuit.

Eponine Dans la pièce la plus laide de la maison. Et ils se vouvoient, elle ne l'appelle plus Père.

Combeferre Et puis un soir, plus de feu dans la cheminée.

Gueulemer Un autre soir, plus de fauteuils pour causer.

Gavroche C'est ce sans-coeur de Marius qui les a fait enlever, mais lui, il dit que c'est lui !

Courfeyrac Il a compris le message, il ne viendra plus.

Cosette Cosette va s'en émouvoir ! Poser des questions ! Aller le quérir !

Grantaire Mais non, père Hugo l'écrit bien : « Il y avait de Marius à elle un magnétisme tout-puissant, qui lui faisait faire, d’instinct et presque machinalement, ce que Marius souhaitait. Son obéissance ici consistait à ne pas se souvenir de ce que Marius oubliait. »

Babet Merveilleux !

Eponine Il ne faut pas lui en vouloir. Il dit qu' « Elle était plutôt étourdie qu’oublieuse. Au fond, elle aimait bien celui qu’elle avait si longtemps nommé son père. Mais elle aimait plus encore son mari. »

Gueulemer Etourdie ? Des claques, oui !

Enjolras Hugo sent bien que ça sent le pâté, l'affaire. Il a à coeur de dédouaner ses héros. Il dit que

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l’ingratitude des enfants n’est pas toujours une chose aussi reprochable qu’on le croit.

Choeur C’est l’ingratitude de la nature. La nature divise les êtres vivants en arrivants et en partants. Les partants sont tournés vers l’ombre, les arrivants vers la lumière. La jeunesse va où est la joie, aux fêtes, aux vives clartés, aux amours. La vieillesse va à la fin. On ne se perd pas de vue, mais il n’y a plus d’étreinte. Les jeunes genssentent le refroidissement de la vie ; les vieillards celui de la tombe. N’accusons pas ces pauvres enfants.

Combeferre Pas bien convaincant, tout ça ! Bon, mais quand même, au dernier moment, ils se retrouvent, non ?

Eponine Et grâce à qui, hein ? A mon bon papa Thénardier ! Qui vient voir Marius et fait s'envoler d'un seul coup tous les soupçons qui pesaient sur Jean Valjean.

Babet Mais sans le vouloir, bien sûr ! Allez, il faut rejouer la scène, c'est plutôt drôle !

Enjolras A toi Marius. Grantaire, tu fais Thénardier. (Ils se mettent en place, les autres autour) Eh bien alors, ce malheureux est un admirable homme ! toute cette fortune était vraiment à lui ! c’est Madeleine, la providence de tout un pays ! c’est Jean Valjean, le sauveur de Javert ! c’est un héros ! c’est un saint !

Grantaire/Thénardier Ce n’est pas un saint, et ce n’est pas un héros. C’est un assassin et un voleur.

Marius Je pourrais vous interrompre ici, mais continuez.

Grantaire/Thénardier Monsieur le baron, je vais tout vous dire, laissant la récompense à votre générosité. Je suis un peu fatigué, permettez-moi de prendre une chaise. Monsieur le baron, le 6 juin 1832, il y a un an environ, le jour de l’émeute, ne me demandez pas pourquoi, j' étais dans le Grand Égout de Paris. Et là, j'ai rencontré un ancien forçat, qui traînait sur ses épaules un cadavre. Flagrant délit d’assassinat, s’il en fut. Ce forçat, un homme d'une force terrible, exige qu'on lui ouvrît la grille. Il se trouve que j'ai la clef. Tout en causant, je trouve moyen de déchirer et d’arracher par derrière un morceau de l’habit de l’homme assassiné. Pièce à conviction, vous comprenez. Je ne vous fais pas un dessin : celui qui portait le cadavre, c’est Jean Valjean ; et le morceau de l’habit… (il montre un lambeau de drap noir)

Marius (se lève) Le jeune homme c'était moi, et voici l’habit ! ( il jette sur le parquet un vieil habit noir tout sanglant puis il fouille dans sa poche, et marche, furieux, vers Thénardier, lui présentant et lui appuyant presque sur le visage son poing rempli de billets de cinq cents francs et de mille francs.) Vous êtes un infâme ! Vous veniez accuser cet homme, vous l’avez justifié ; vous vouliez le perdre, vous n’avez réussi qu’à le glorifier. Et c’est vous qui êtes un voleur ! Et c’est vous qui êtes un assassin ! Je vous ai vu, Thénardier, Jondrette, dans ce bouge du boulevard de l’Hôpital. J’en sais assez sur vous pour vous envoyer au bagne, et plus loin même, si je voulais. Tenez, voilà mille francs, sacripant que vous êtes ! Allez vous faire pendre ailleurs !

Grantaire/Thénardier (saluant jusqu’à terre) Monsieur le baron, reconnaissance éternelle.

Combeferre Et avec l'argent de Marius, que fait Thénardier ? il se fait négrier en Amérique !

Gavroche Fort jusqu'au bout, le paternel !

Gueulemer Alors après ça, c'est la course !

Marius Cosette ! Cosette ! Viens ! viens vite. Partons. Basque, un fiacre ! Cosette, viens. Ah ! mon Dieu ! C’est lui qui m’avait sauvé la vie ! Ne perdons pas une minute ! Mets ton châle.

Marius et Cosette arrivent en trombe, se précipitent vers Jean Valjean, resté immobile et coi pendant toute la scène.

Cosette Père !

Jean Valjean Cosette !

Marius Mon Père !

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Jean Valjean Ainsi vous voilà ! Monsieur Pontmercy, vous me pardonnez !

Marius Cosette, entends-tu ? il en est là ! il me demande pardon. Et sais-tu ce qu’il m’a fait, Cosette ? Il m’a sauvé la vie. Il a fait plus. Il t’a donnée à moi. Et après m’avoir sauvé et après t’avoir donnée à moi, Cosette, qu’a-t-il fait de lui-même ? il s’est sacrifié. Vous êtes son père et le mien. Vous ne passerez pas dans cette affreuse maison un jour de plus. Ne vous figurez pas que vous serez demain ici.

Jean Valjean Demain, je ne serai pas ici, mais je ne serai pas chez vous.

Gavroche Pouce ! Si vous la faites entière, y'en a pour une plombe ! Juste avant de mourir, Jean Valjean leur tient un discours de deux pages pour dire qu'il meurt heureux !

Cosette Quand même, il y a un moment que j'aime bien, c'est quand il lui parle de sa mère. De Fantine. Retiens ce nom-là, qu'il dit. Fantine. Mets-toi à genoux toutes les fois que tu le prononceras.

Tous (à genoux devant elle) Fantine !

Noir. Lueur des deux chandeliers sur la face endormie de Jean Valjean.

Voix off « Il était renversé en arrière, la lueur des deux chandeliers l’éclairait ; sa face blanche regardait le ciel, il laissait Cosette et Marius couvrir ses mains de baisers ; il était mort. La nuit était sans étoiles et profondément obscure. Sans doute, dans l’ombre, quelque ange immense était debout, les ailes déployées, attendant l’âme. »

On souffle les chandeliers. Noir.

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