Les Miracles d'Empédocle -Christine Mauduit

22
Bulletin de l'Association Guillaume Budé : Lettres d'humanité Les miracles d'Empédocle ou la naissance d'un thaumaturge Christine Mauduit Citer ce document Cite this document : Mauduit Christine. Les miracles d'Empédocle ou la naissance d'un thaumaturge. In: Bulletin de l'Association Guillaume Budé : Lettres d'humanité, n°57, février 1998. pp. 289-309. doi : 10.3406/bude.1998.2431 http://www.persee.fr/doc/bude_1247-6862_1998_num_57_4_2431 Document généré le 15/10/2015

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Bulletin de l'AssociationGuillaume Budé : Lettres

d'humanité

Les miracles d'Empédocle ou la naissance d'un thaumaturgeChristine Mauduit

Citer ce document Cite this document :

Mauduit Christine. Les miracles d'Empédocle ou la naissance d'un thaumaturge. In: Bulletin de l'Association Guillaume

Budé : Lettres d'humanité, n°57, février 1998. pp. 289-309.

doi : 10.3406/bude.1998.2431

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I.

LITTÉRATURES

ANTIQUES

Les

miracles

d Em pédocle

ou

la naissance d un thaumaturge

Dans

un célèbre fragment de son poème

Sur

la Nature 1 ,

Empé-

docle

fait

à

son

disciple

Pausanias

la

promesse

suivante

:

Tous

les

remèdes qui, des maux et de la vieillesse

nous

protègent,

tu apprendras à les connaître,

car pour

toi

seul,

je

produirai

tout cela.

Tu

apaiseras

l'ardeur

des

vents

infatigables, qui, fondant sur

la

terre,

ravagent

de

leurs souffles les

cultures,

et,

à

l'inverse, tu feras se lever des brises favorables.

Tu installeras,

après la

sombre

pluie,

une

sécheresse opportune

pour

les hommes,

tu installeras aussi,

après

la sécheresse de l'été,

les pluies nourricières

des arbres,

qui logent au

ciel;

et tu

ramèneras

de l'Hadès l'ardeur

d'un

mort2.

Ce surprenant témoignage,

qui

nous a

été

conservé par le

biographe Diogène Laërce

dans

sa Vie d Empédocle3, est

sans

doute

l'un

de ceux

qui

ont

suscité

le

plus

d'interrogations

et

de

commentaires chez

les

exégètes

soucieux

de cerner

la figure

du

philosophe d'Agrigente.

On

admet aisément

que

le

médecin

Empédo-

cle se fasse

fort,

au début de

ce

fragment,

d'enseigner

à son

disciple

l'art

des remèdes.

On

s'étonne davantage de

l'entendre lui

prédire

la possession d'un pouvoir

sur les

phénomènes

atmosphé-

1.

Diels-Kranz

31 B 111

{Fragmente

der Vorsokratiker

6e

éd.,

Berlin,

1952)

=

12 BOLLACK {Empédocle, t. II, Paris, 1969)

=101 Wright {Empedocles

: The extant

Fragments, New

Haven,

1981) = 15 Inwood {The Poem of Empedocles,

Toronto,

1991).

2. D. K., B 111

:

çàpfxaxoe 8' oaaoc fe^âai xaxûv xaî yripaoç aXxap

7î£Û<ît]i,

£7cei [xouvcùi

aol

iyù xpavéco

-càSe rcàvca

7taûaeiç

S' àxafzdcTOùv àvé[x«v (xévoç oï t' èict yalav

ôpvu(ji£vot rcvotaïai xaxa<p9tvû6ouaiv àpoûpaç-

xal ;iàXiv,

T]v i9£XT]ia0a, naXivzvza. 7ivEÛ(juxt(a) èTtàÇetç*

6if)aetç

8' èÇ ôfxjîpoio xeXaivoû xatptov aùxt^ôv

ç, 0T|a£iç 8è

xaî

i\ aùxfioïo Oepetou

8ev8pe60pe7tTa,

t'

aîGépi vaiTjaov-cai

(?),

ôéÇeiç

8'

'ACSao

xaxaçOtfiévou (iévoç

àvSpôç.

3. Diogène Laërce, Vitae philosophorum,

VIII,

59, qui le tire de

Satyros.

Bulletin Budé 19

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290

CHRISTINE MAUDUIT

riques —

la

capacité

de

maîtriser les vents,

de susciter,

selon les

saisons

et

les besoins des hommes,

la

sécheresse ou

la

pluie —

pour ne rien

dire de

la perspective,

plus

extravagante encore,

de

faire remonter

un

mort

de

l'Hadès Le plus déconcertant réside

dans le

fait que ces

différents pouvoirs,

situés

sur la frontière

incertaine

entre

médecine

et

magie,

soient présentés

comme

faisant

l'objet d'une révélation

du

maître à

son disciple. La

formule £7iet

(j,ouv<oi dot èyco xpavéco tàSe raxvm,

qui

apparaît au v. 2 de ce

fragment, indique en

effet

que

la connaissance des cpdcpjxaxa,

sur

laquelle ils

se fondent, est

transmise

de manière empirique,

dans

le

cadre

d'un

enseignement de

type ésotérique. Surgit alors la

question, aussi

gênante qu'inévitable : Empédocle

se

réfère-t-il

ici à des opérations de magie ?

Et si tel

est le

cas, faut-il en

conclure

qu'il

ait

pu

se livrer lui-même

à

de telles pratiques, comme

le

laisse supposer une

partie

de

la tradition

biographique ?

Une

telle

interrogation

touche

au

cœur de

ce

que l'on

pourrait

appeler la « question empédocléenne » 4, au sens où l'on parle

de

« question homérique », à

propos de

la

composition

de

Y Iliade

et

de

Y Odyssée. Car

l'émergence de cette figure de mage,

qui

se

profile également à

l'arrière-plan

de

certains

fragments des KaOocpfxoi,

le poème

religieux d' Empédocle, interfère de

manière gênante

avec

l'image de

philosophe et

d'homme de science que l'on se fait

généralement

de

l'Agrigentin, à la lecture du ITepl cpiSaEtoç. D où

l'embarras des commentateurs,

qui

se

demandent

comment

l'auteur

de

théories médicales ou physiques

aussi

élaborées que

celles

que

contient

cet

ouvrage

pourrait

être

en

même

temps

cet

adepte de

la

magie,

ce

faiseur de

miracles dont

les biographes

antiques nous ont, par ailleurs —

avec

plus ou

moins

de distance,

il est

vrai

conservé le

souvenir.

D où,

aussi,

la

diversité de leurs

réponses, qui vont

du

constat d'une irréductible dualité5,

voire

d'une incompréhensible contradiction

6

entre

ces deux

aspects

de

la

personnalité

d'Empédocle,

jusqu à

l'affirmation

d'une

problématique, mais incontestable unité

de

sa pensée 7, dont les uns

croient

trouver le principe dans les théories du physicien,

les

4.

L'un

des

aspects

de

cette

question

est

la

discussion

portant

sur

l'ordre

de

composition

des

deux

poèmes.

La grande majorité des spécialistes considèrent le

Péri

Phuseos

comme

le plus

ancien

(mais

l'ordre

inverse est

soutenu

par

W.

KRANZ,

« Miszellen »,

Hermès, 70,

1949. p. 111-1 19). L'existence

de

deux poèmes distincts

est toutefois remise en question par certains commentateurs

(voir

notamment

C.

OSBORNE,

« Empedocles

recycled

», C.

Q

37,

1987,

p.

24-50

(en particulier

p. 24-32); B.

Inwood, op.

cit. (n. 1), p. 8-19).

5.

Cf. W.

NESTLE,

« Der Dualismus

des Empedokles

»,

Philologus, 65,

p.

545-

557.

6. Cf. G.

Vi.astos,

« Theology and Philosophy

in

early Greek thought »,

P. Q, 2,

1952,

p. 119-121.

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LES MIRACLES

D'EMPÉDOCLE OU

NAISSANCE

D'UN

THAUMATURGE

29 1

autres, au contraire, dans la tonalité religieuse qui baigne

l'ensemble de

son

œuvre.

Il

faut

bien

l'avouer

:

pour

nos

esprits

modernes,

habitués à

penser

en

catégories

hermétiquement

closes les domaines de

la

science et

de

la religion, du

rationnel

et du

spirituel,

le

philosophe

d'Agrigente

est une bien curieuse figure. Sans

reprendre,

en son

entier, ce difficile

problème de

la pensée empédocléenne, nous

nous proposons

de

revenir

ici

sur

la

tradition des « miracles »

d'Empédocle,

pour tenter de

comprendre comment cette figure

de thaumaturge

a

pu commencer à s'élaborer

du

vivant

même

d'Empédocle, dans l'ambiance intellectuelle et

spirituelle de

la

Sicile

du

Ve

siècle8.

Le

fragment

111,

cité

en

tête

de

cette

étude,

nous

permettra

tout d'abord

d'illustrer,

sur

un exemple

précis,

la tendance qui

domine

chez

la plupart des commentateurs modernes

d Empédocle, et qui consiste

à évacuer, par des moyens

divers,

tout

ce

qui, dans son

œuvre,

semble

échapper à l'ordre du

rationnel.

La position la

plus radicale

est

celle

qu'exprime le

philologue

B. A. van Groningen9,

qui,

tout

en

reconnaissant

que ce

fragment

se

réfère

à

des pratiques magiques, refuse pour

cette raison-

même,

de l'attribuer à Empédocle,

et

propose d'y voir une

caricature

comique 10

visant à discréditer

le philosophe. Ces

vers, qui

impliquent

une

incroyable

transgression des

limites

humaines,

dans

l'exercice de pouvoirs

normalement réservés aux dieux, sont

à ses yeux « l'exagération

de

ce qu'on savait d'Empédocle dans

les

milieux plus ou moins

cultivés,

la cristallisation

de ce

que

racontait

le

grand

public, mal informé

et

avide de

merveilleux

» n.

7. Voir notamment

E. BlGNONE,

Empédocle, Turin,

1916,

p. 11-12;

H. S. Long, «The unity

of

Empedocles' Thought

»,

A. J.

Ph. ,

70, 1949,

p. 142-158; Ch.-H. KAHN, « Religion and

natural

Philosophy in Empedocles'

doctrine of

the

Soûl », Archiv fur Geschichte

der

Philosophie,

42, 1960,

p. 3-35;

C.

Gallavotti,

Empédocle poema

fisico

e lustrale,

Milan, 1975; D.

BABUT,

«

Sur

l'unité de la pensée d'Empédocle», Philologus,

120,

1976, p. 139-164;

M. R. Wright, op.

cit.,

p.

57-76.

8.

Les dates d'Empédocle ne

sont

pas connues avec certitude. Voir

récemment

M.

R.

WRIGHT, Empedocles (cité n. 1), p.

3-6,

qui, après un réexamen des

différentes

données chronologiques

disponibles,

le

situe dans

les deux

premiers tiers

du Ve siècle

(« approximately 494-434 B.

C.

»).

9. B. A. van Groningen, « Le fr. 111 d'Empédocle », Classica et Mediaevalia,

17, 1956,

p. 47-61.

10.

Il suggère

(p.

60-61)

que le

fragment pourrait provenir de l'œuvre d'un

poète

comique et

cite

à

l'appui

de cette

hypothèse

un passage

du

De Vitiis de

Phi-

lodème (X,

col. 10, v.

21-25.)

qui atteste qu' Empédocle, tout

comme d'autres

philosophes,

avait

été

tourné

en ridicule par

la comédie.

1 1

.

Art.

cit. ,

p.

58.

L'examen

stylistique

du

fragment confirme,

selon

l'auteur,

cette présomption d'

inauthenticité.

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292 CHRISTINE MAUDUIT

S'il est

vrai

que

ce

scepticisme

extrême n'est pas

partagé

par

l'ensemble des commentateurs,

qui

admettent,

en

général,

l'authenticité

du

fragment,

l'embarras

se

lit

néanmoins dans

la

manière dont on cherche, le plus souvent

n,

à rationaliser les

thaumata

13

qui y sont

évoqués. Ainsi, la

promesse de maîtriser les

phénomènes

célestes

serait

une

manière

étrange,

il

faut

bien

l'avouer

de

traduire le pouvoir

que

confère

la

science

14,

en

l'occurrence, la connaissance

des éléments

et

de

leurs

combinaisons

mutuelles.

Quant à la

promesse de ressusciter un mort, par

laquelle s'achève

la

citation, elle suscite, on s'en doute,

davantage de perplexité

encore.

Comment imaginer qu'un

simple

mortel

puisse se prévaloir d'un pouvoir

qui fut

refusé à

un dieu ?

On

se

rappelle, en

effet,

dans quelles

circonstances

Asclépios

fut

châtié

par Zeus pour avoir, en

outrepassant

ses fonctions

de

médecin,

tenté

de

ramener

un

mort

à

la vie

15.

L'une

des

explications

avancées

pour

contourner

cette

difficulté

est celle

de J.-P.

Dumont 16, pour

qui

les vers d'Empédocle font

allusion non pas à

la

résurrection d'un mort, comme on le croit

généralement, mais

à

une

pratique de nécromancie,

comparable

à celle à laquelle se livre Ulysse pour consulter

l'âme

de

Tirésias,

12.

L'ouvrage récent de P. KlNGSLEY,

Ancient Philosophy,

Mystery,

and

Magic,

Oxford, 1995,

échappe à

cette

tendance rationalisante de

la critique moderne et

propose

au

contraire de

revenir

à une interprétation littérale du fragment, et

d'accorder

du

crédit à

la figure d'un

Empédocle thaumaturge,

sans pour

autant

chercher

à

la distinguer du

philosophe

et

de

l'homme

de

science

(voir

en

particulier

p.

217-232). L'auteur

souligne

à

juste

titre

(p.

231)

que

la contradiction

que

nous

croyons

déceler entre

ces deux

facettes — irrationnelle et rationnelle — de l'Agri-

gentin

« is

in

ourselves,

not in

Empedocles ».

13 . Nous employons

ce terme par

commodité,

pour désigner

les « faits

merveilleux

» dont il est

fait

mention dans les fragments d'Empédocle

ou

ceux que

la

tradition biographique

attribue

au philosophe

d'Agrigente.

Sur l'élaboration

de cette notion de

0aû(xa dans

la pensée grecque,

nous

renvoyons à la thèse de

Ch.

Hunzinger, Oaûfia

: L'étonnement et l'émerveillement dans l'épopée grecque archaïque,

Univ.

de Paris IV, 1997.

14 . Voir par exemple le commentaire

de J.

BOLLACK

{Empédocle,

3, p.

19-26),

dont

nous

extrayons

les

remarques suivantes

:

«

l'action

qu'envisage

le philosophe

se

fonde sur la science

:

sur

les

relations des

cléments de même

race

et

sui

leuis

liens

mutuels

»

(p. 21).

«

Je

ne

pense

pas

qu'Empédocle

se

soit

livré

aux

pratiques

d'un chaman

ou d'un thaumaturge (...).

Les

miracles sont destinés à la foule.

Les

exploits esquissent l'application et

comme

la traduction facile et spectaculaire,

mais interdite, de la science

qu'il

réserve à Pausanias

» (p.

22).

Cf.

dans le même

sens,

Wright,

Empedocles, p. 261-262

the main

point

is

that

E. expects

that

an

understanding of the nature of earth, air, fire, and water

alone

and

in

combi-

nations will bring

with it

the

ability

to

manipulate

them

»).

15 . Cf.

PlNDARE,

Pythiques, III, v.

54-60.

16 .

Les Présocratiques

Bibliothèque de

la Pléiade, 1988,

n. 4, p. 1325.

L'un des

arguments

de l'auteur est que le mot fxévoç, qui est

employé

dans le fragment,

ne

peut

pas

désigner

l'être

vivant

tout entier.

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LES

MIRACLES

D'EMPÉDOCLE

OU NAISSANCE

D'UN THAUMATURGE 293

au chant

XI

de

l'Odyssée". Néanmoins, l'interprétation la

plus

courante est

celle qui

voit,

dans ces

vers,

une

opération de

réanimation

comparable

à

celle

qu'Empédocle

aurait

lui-même

accomplie sur une femme tombée en catalepsie 18.

Il

y aurait donc un

rapport à établir entre les

promesses

faites par le maître,

et

les

thaumata, les

faits

merveilleux, qui nous sont rapportés sous

son

nom par

les biographes antiques.

C'est

cette tradition

des miracles

d'Empédocle

qu'il nous faut

à présent interroger,

pour tenter

de

cerner de plus

près la

figure

du

thaumaturge.

Le

premier

0aG[xoc

attribué

au philosophe

d'Agrigente, qui nous

ramène aux vers 3 à 5 du

fragment

1

1

1 , est une

opération de

maîtrise des vents, dont plusieurs auteurs nous ont transmis le récit.

L'anecdote

remonte

à

Timée, que Diogène Laërce

cite

en guise

de commentaire à

ce fragment.

«

Timée dit aussi, au livre XVIII,

que

cet

homme fut admiré

pour

bien des raisons. Ainsi, un

jour

les vents étésiens

soufflaient

si fort

qu'ils endommageaient les

récoltes,

il ordonna d'écorcher

des

ânes et d'en faire

des

peaux,

qu'il

tendit sur les sommets des collines

et

des montagnes, pour

contenir leur souffle. Les vents ayant cessé,

il

reçut le nom

d'

« Arrête-vent

»

19.

S'il

n'est pas exclu

que

le souvenir de

l'outre des

vents

d'Éole

ait

joué

un rôle dans

l'élaboration de cette

donnée

de

la biographie d'Empédocle, il semble bien que

l utilisation

de

peaux

d'ânes

pour

arrêter

les vents

soit

à

interpréter

comme

un

rite

de

caractère magique 20. On connaît,

en

effet,

d'autres

exemples d'utilisation de

peaux

d'animaux

pour

se

préserver

de

phénomènes atmosphériques néfastes,

tels que

la

grêle

ou

la

foudre. Il s'agit

d'une pratique de type

apotropaïque

bien

attestée dans les religions populaires. Or, on sait

que

l âne était

associé

dans l'Antiquité

au

culte

des

vents. Un témoignage

de

cette

réalité

cultuelle

est

fourni

par une glose d'Hésychius21, selon

17.

Odyssée,

XI,

v.

23-37.

On

pourrait

songer

aussi

à

la

scène

d'évocation

de

l'âme

de

Darios, dans

les

Perses

d'Eschyle

(v.

633-680),

pour

faire

valoir

que

ce

type de pratique

était

encore

présent

à

l'esprit d'un

Grec

du Ve siècle.

18. Sur cet épisode,

voir

plus

loin,

p. 7-8.

19.

D. L., VIII, 60. Nous traduisons le

texte

de l'édition de H. S.

Long,

Oxford,

1964.

Cette

anecdote, de même que

le

surnom

d'« Arrête-vent

»

qu'elle valut

à

Empédocle, était

largement

répandue dans l'Antiquité. Cf. Plutarque,

De

la

curiosité,

I,

515

c; Id., Contre Colotès, 32,

1126

B;

Clément d'ALEXANDRlE, Stro-

mates, VI,

30

PHILOSTRATE, Vie d'Apollonios de Tyane,

VIII,

7, 8

;

PORPHYRE, Vie

de Pythagore,

29 ; JAMBLIQUE,

Vie

pythagoricienne,

135-136.

20. Voir sur

ce

point E.

ROHDE,

Psyché, II, p.

466,

n. 3. Plus récemment,

D. Fausti,

«

Su alcuni problemi empedoclei », A. S. N. P., ser. 3, 10,

1980,

p. 363-382

(sur les

thaumata météorologiques, voir en particulier, p.

377-

378).

21. Hésychius, a 4886 (Latte);

voir également

Etymologicum

Magnum, 103,

33.

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294 CHRISTINE MAUDUIT

laquelle

le mot àve[X(OT<xç, formé sur

àvefxoç,

le « vent », désignait

à

Tarente

un âne

offert en

sacrifice aux vents.

Il

est

intéressant de remarquer

que

les autres auteurs

chez

qui

figure cette

anecdote

ne

mentionnent pas l'utilisation de

peaux

d'ânes,

et

restent

silencieux

sur le

moyen

employé par Empédocle,

à

moins

qu'ils

ne suggèrent,

au

lieu de

ce

rituel

magique,

une

intervention de

type

purement

technique.

C'est

ce que

fait

Plu-

tarque

qui, dans les deux

passages

des Moralia où il se réfère à

cet épisode, laisse entendre qu'

Empédocle

a opéré en fermant un

goulet montagneux.

Voici la

relation

qu'il

donne de l'événement,

dans son

traité

De la curiosité

:

«

Empédocle,

le philosophe de

la

nature, ayant obstrué un

col

de montagne par lequel

le

notos

soufflait sur

la plaine

un

air

lourd

et

malsain,

passa

pour

avoir repoussé

la

pestilence

de

la

région » 22.

On

voit déjà à l'œuvre,

dans

un

tel passage, ce

rejet de

la magie et

cette

tendance

à

rationaliser

le

merveilleux

qui

caractérisent,

nous

l'avons

dit,

la

plupart

des

interprétations

modernes

d'

Empédocle.

La version

de

Plutarque introduit, par

ailleurs,

une précision

qui ne figurait pas

chez

Timée,

mais

que l'on

retrouve, en

revanche,

chez

Clément d'Alexandrie. La tempête

qui

ruinait les

récoltes y

est devenue « un

air lourd et

malsain »,

Clément

d'Alexandrie ajoute

même,

« stérilisant pour

les femmes

»23.

C'est cette

fois la santé

des hommes

qui

est

enjeu, et

l intervention

d'

Empédocle permet de

faire

cesser l'épidémie. Il

s'agit

donc

d'une

opération sanitaire, derrière

laquelle

on perçoit

la

référence

aux connaissances

médicales d'

Empédocle.

Il

en va

de

même pour

cet

autre

Gotûfioc

rapporté par

Diogène

Laërce24,

et

dont

le

théâtre n'est plus

Agrigente,

mais

Séli-

nonte

:

«

Comme une

pestilence

s'était abattue

sur

les gens

de

Sélinonte, à cause des miasmes dégagés par le fleuve

qui

coulait

là, et que les hommes en périssaient, tandis

que

les

femmes

avaient

des

accouchements difficiles,

Empédocle,

s

'avisant

de

la

chose,

fit dévier

à ses

propres frais

le

cours

de

deux

fleuves

voisins

et,

par ce mélange, il adoucit les eaux. La

pestilence

cessa

et,

alors

que

les

Sélinontins

offraient un

festin

au

bord du

fleuve,

Empédocle

leur

apparut.

Ils

se

levèrent,

se

prosternèrent

devant

lui,

et lui

adressèrent des prières

comme

à un dieu. C'est par désir

de

confirmer cette opinion

qu'il

se jeta

dans

le

feu

». Nous

laisse-

22. Plutarque,

De

la curiosité, I, 515 c.

23. Clément d'ALEXANDRlE, Stromates, VI, 30.

Voir

déjà PlAJTARQUE, Contre

Colotès,

32, 1126 B : «

Empédocle

(...) délivra

la région

de

la

stérilité et de

la

pestilence ».

24.

D.

L., VIII, 70.

Page 8: Les Miracles d'Empédocle -Christine Mauduit

8/15/2019 Les Miracles d'Empédocle -Christine Mauduit

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LES

MIRACLES D'EMPEDOCLE

OU

NAISSANCE

D'UN

THAUMATURGE

295

rons de

côté la

référence finale

au

suicide

d'Empedocle dans

l'Etna, qui,

comme

on

le sait, occupe

une

place de choix

parmi

les

traditions relatives

à

la

mort

du philosophe25.

Quant

au

lien

qui existe entre ce « miracle »

et le

précédent,

dans la

version

qu'en

donnent Plutarque et Clément,

il

est à

peine

besoin d'y

insister.

Il

s'agit, ici encore,

de

mettre fin à une épidémie

de

peste,

et seuls

changent,

d'un

épisode

à l'autre,

la

nature de l'agent pathogène,

qui

n'est

plus l'air, mais l'eau malsaine d'un

fleuve

,

et,

naturellement

aussi,

le moyen employé par le philosophe pour

lutter

contre cet

état

d'insalubrité. Notons que

la magie ne joue plus

aucun rôle dans

cette

seconde intervention :

le

détournement

des

deux rivières

voisines

relève plutôt,

dans

sa réalisation, des talents

de l'ingénieur,

en

même

temps

qu'il

témoigne, chez

son

concepteur,

d'une claire

conscience

de

l'influence

des éléments naturels

sur l'état de

santé

d'une

population. Nous ne

sommes pas

très

éloignés,

dans l'esprit,

des analyses de l'auteur

du traité hippo-

cratique Airs, eaux, lieux,

pour

qui

la connaissance des

caractéristiques climatiques d'une région et

de

la qualité

de

ses eaux est

le

préalable indispensable

à

la

compréhension de

la

pathologie de

ses habitants26. Il convient toutefois d'ajouter

que

si cette

intervention se

laisse,

effectivement,

analyser en

termes rationnels, elle

reste perçue

comme

un prodige

par les habitants

de Sélinonte,

qui

célèbrent

leur

sauveur

en

l'honorant

comme

un

dieu.

Cette

question

de

la réception du Oaûfxa est sans doute l'une des

clés

de

l'élaboration

du mythe d'Empedocle.

L'allusion aux compétences médicales

d'Empedocle

nous

conduit

tout

naturellement

à

revenir

maintenant sur

la guérison

« miraculeuse »

de

la femme

tombée

en léthargie. Cet épisode,

qui représente,

si l'on peut dire,

l'un

des

clous

de

la carrière

d'Empedocle,

est rapporté, en des termes un peu

différents,

par

plusieurs

des sources utilisées par Diogène. Du bref compte rendu

de

l'érudit alexandrin Hermippe27, on retient simplement l'idée

d'une

guérison inespérée,

dans

le

cas

d'une

maladie considérée

comme incurable par

les

médecins.

Plus

intéressant

est le témoignage

du philosophe

Héraclide

Pon-

tique28 qui, dans un ouvrage médical qui fut

célèbre

dans l'Anti-

25. Sur les anecdotes

relatives

à

la mort d'Empedocle, voir récemment

A.

Chitwood,

« The death of

Empedocles

», A.J. Ph., 107,

1986,

175-191. La

tradition du

suicide

d'Empedocle dans l'Etna est longuement analysée par

P. KlNGSLEY, op. cit. (n. 12), p. 233-316.

26. Cf. Hippocrate, Airs,

eaux,

lieux, c. 1 (J. Jouanna, C

U.

F., Paris,

1996,

avec

la notice

p. 33-46).

27. Cité

par

D.

L.,

VIII,

69.

28. D. L.,

VIII, 60, 61,

67.

Voir le commentaire

de J.

Bidez, La biographie

d'Empedocle, Gand, 1894, réimpr. 1973,

p. 24-35.

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296 CHRISTINE MAUDUIT

quité

29,

interprète cette prétendue résurrection comme un cas de

catalepsie,

tout en

dénonçant

l'exploitation

qu'

Empedocle en

aurait faite, en faisant passer la malade pour morte,

afin

de

propager

la

thèse

du

miracle parmi ses contemporains. « En ce

qui

concerne

Yapnous, Héraclide dit que

cela revient à

peu

près à

conserver

pendant

trente

jours

le

corps

sans

respiration

et

sans

pulsations » 30.

On aimerait en savoir davantage

sur

la

méthode

employée par Empedocle pour parvenir à

ce

résultat spectaculaire.

Une chose est

sûre,

en tout

cas,

c'est

qu'

Héraclide,

qui

semble

avoir

lui-même connu le

cas d'une

femme restée inanimée

pendant sept jours31, ne met pas en doute la réalité

de

l intervention. Plusieurs siècles après lui, Pline32 et Galien33 accréditeront

à leur

tour ce

phénomène,

en l'expliquant comme

un

état

de

mort

apparente

34

à

une maladie

de

l'appareil

génital de

la femme

il s'agit, précise l'auteur

de

Y

Histoire

naturelle,

d'une rétroversion

de

la

matrice,

qui

peut

provoquer

un

arrêt

complet de la

respiration, laquelle

revient

sitôt qu'est redressé l'organe dérangé.

Platon rapportait déjà,

dans

un

passage du

Timée, des

observations

assez

comparables sur les

troubles

de

la respiration entraînés par

certaines affections

de

la matrice : « Lorsque, pendant longtemps

et malgré la

saison

favorable, la matrice

est demeurée stérile, elle

s'irrite

dangereusement; elle

s'agite en tout sens dans le corps,

obstrue les

passages

de

l'air,

empêche l'inspiration, met ainsi le

corps dans les

pires

angoisses et

lui

occasionne d'autres

maladies

de toutes sortes » 35. Quoi

qu'il

en soit de

la

validité de ces

explications

médicales, l'essentiel

est

que

la

guérison

opérée

par

Empedocle

n'a rien

de

miraculeux aux yeux des hommes

de

science

29. Cet

ouvrage,

consacré aux

phénomènes

de léthargie, est cité par les anciens

sous le nom d'Apnous,

«

L'inanimée

»

(cf.

Galien, De

locis

affectis,

VI, 5

;

D. L.,

Prol.,

12).

30.

D.

L., VIII, 61 : ttjv yoûv

ôwrvouv 6

'HpaxXetSrjç <pr\al

xoioûtôv

xi eîvou,

coç

xptàxovxa TKxépaç auvxr)pEÎv owtvouv xal aa<poxxov xô aû(ia.

31. Cf. Pline,

Histoire Naturelle, VII, c. 52 (§

175).

32. Ibid.

33.

Galien,

De

locis

affectis, VI,

5

(Kûhn, VIII, 414-5), De

dijificultatione

respirations,

I,

8

(Kûhn,

VII,

773).

34.

Les

médecins

antiques admettaient la possibilité d'une

vie

latente, malgré

la présence des signes

caractéristiques de

la

mort, tels que

l'arrêt

de

la

respiration. Plusieurs siècles

après

Empedocle,

le médecin

Asclépiade

de

Pruse

(Ier s. av.

J.-C.) acquit la célébrité en « ressuscitant » un homme au milieu de

ses

obsèques

(cf. CELSE,

De

la médecine,

II,

6, 13-18

;

Pline, H. N. , VII,

124,

XXVI, 15

;

APULÉE,

Florides, XIX).

Sur

ces phénomènes de

mort

apparente,

voir M. D. GRMEK,

«

Les

Indicia

Mortis dans la

médecine

gréco-romaine

»,

dans

La

mort,

les

morts

et

l'au-delà dans le monde romain (éd. F. Hinard), Caen, 1987, p. 129-144

(en

particulier p. 137-144).

35. Platon,

Timée, 91 c (trad. A. Rivaud, C. U. F.).

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LES

MIRACLES D'EMPEDOCLE OU NAISSANCE D'UN THAUMATURGE 297

de l'Antiquité. Le grand public, en revanche, crut

à

un

miracle, et

Empedocle passa,

de

la sorte, pour avoir ressuscité un

mort.

On

entrevoit ici le rôle qu a

pu jouer le

sentiment de

la foule

dans l'élaboration

de

la

figure du thaumaturge. Mais cette

admiration,

mêlée

de

crainte religieuse,

qui

est la réaction naturelle

devant

le

merveilleux, a pu

être sciemment

entretenue par

Empedocle,

chez

qui

on perçoit un certain goût

de

la mise en scène

et

du spectaculaire. Diogène

Laërce

36

évoque

ainsi, à

la

suite de

Favorinus,

le faste et la

pompe

dont l'Agrigentin aimait

à

s entourer : « C'est à

cause

de cette

richesse qu'il portait

de

la pourpre

et

un bandeau

d'or, comme

le

dit Favorinus dans

ses

Mémorables

et

aussi,

des

sandales

d'airain

et

une couronne

delphique

;

il

avait

une épaisse chevelure des esclaves l'accompagnaient. Lui-même

gardait

toujours un air sombre

et

un maintien imposant. C'est

ainsi qu'il marchait,

et

ses

concitoyens, lorsqu'ils le rencontraient,

voyaient dans cet appareil le signe

de

quelque royauté ». Mais

le

meilleur

témoignage de cette

tendance

à

la théâtralité est fourni

par le début des Katharmoi,

dans

lequel le philosophe s'adresse en

ces termes

à ses concitoyens

:

Amis, qui habitez la

grande

ville, en surplomb du blond

Acragas,

sur

les hauteurs

de

la

cité,

vous

qui

donnez

vos

soins

à

de

nobles

travaux,

offrez aux étrangers

un asile accueillant

et ignorez la

méchanceté,

Salut

C'est en dieu

immortel, et non

plus comme

mortel,

que je

vais parmi vous,

honoré de tous, comme il convient à ma

nature,

couronné de bandelettes

et

de

couronnes

florissantes.

Quand j'arrive dans

les

villes

prospères,

des

hommes et

des

femmes

je

suis vénéré;

ils me suivent

par

milliers

pour

me demander le chemin qui leur sera profitable ;

les

uns ont

besoin

d'oracles,

les

autres, pour des maladies

de toutes

sortes, veulent entendre

une

parole guérisseuse,

car

depuis longtemps,

ils sont taraudés

par

de

cruelles souffrances ^

36.

D.

L.,

VIII,

73.

37. D. K.

B

112

:

o> çîXoi,

o'î

[xéya

aaxu xaxà

ÇavGoû 'Axpàyavxoç

aiex' àv'

axpa

îtoXeoç,

àyaGwv [j.eXe8T||i.oveç ê'pycov,

Çetvcov aîSoîot Xtfxéveç, xocxoxtjxoç

àrceipoi,

atpex'

¦

èyù> 8' ûfjûv

Geôç

â(i.(îpoxoç, oùxéxi Gvrruoç

7ta>Xeû|i.ai u.exà notai xexiuivoç, uxnztp é'oixa,

xatvCaiç xe

7iepiare7txoç axécpeaîv

xe

GaXetoiç.

xoïaiv tafxt

Stv

occojiat

eç âaxea

xriXeuàovxa,

àvSpàatv T)8è yuvaiÇt, ae|3îÇo(xai- oi 8' [i'

ercovxai

(jiupioi

èÇepéovxeç, oïct]i

îtpoç xépSoç àxap7ioç,

o( [j.èv [Aavxoauvéwv xexpïinivoi, oi 8' inl voûawv

7tavxo(cùv

É7tu0ovxo xXuetv

eÙTjxéa

(îàÇtv,

Sripàv

8ti xaXe7tfjiat 7re7tapuivoi (àfiç'

ôSûvTjtaiv).

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298 CHRISTINE

MAUDUIT

Un tel passage, qu'il reflète la propre conviction d'Empedocle

ou

seulement l'opinion

de

la

foule à

son

sujet 38, confirme

que le

philosophe était

déjà devenu

un mythe de

son vivant. Sa

réputation le précède dans les

villes

de Sicile,

et

les foules se pressent,

nombreuses, à sa venue,

dans l'espoir d'obtenir

de

lui la

guérison

à

leurs

maux.

Partout

il arrive, il

est

accueilli

et fêté

comme

un

sauveur, et reçoit

les

marques d'un véritable culte

39.

Dans ce

contexte,

la

solennité

avec laquelle il

se met lui-même

en

scène

paraît bien répondre, elle aussi, à l'attente du

public,

et

ne fait

que

renforcer l'aura qui entoure sa personne.

Il est pourtant un point

qui, dans ce

fragment,

gêne

terriblement les commentateurs depuis

l'Antiquité, et qui

a

donné lieu

à

une tout

autre

vision

d'Empedocle. Il s'agit, bien

sûr,

de

l affirmation

par

le philosophe,

de sa

propre divinité. Le commentaire

que

fait

Diogène Laërce

à propos de cette

prétention

à

l immortalité

est

tout

à

fait

révélateur

à

cet

égard.

«

Il

y

a dans

ses

poèmes,

note le biographe, des

passages

il

montre

de

la forfanterie

et

de l'amour de soi. Il

va

jusqu'à dire

: « Salut, c'est en

dieu

immortel,

et non plus comme mortel,

que

je vais parmi

vous

»40. C'est

dans le même

sens

que la

plupart des auteurs antiques

interprètent

le

saut d'Empedocle

dans l'Etna : le Philosophe

aurait

voulu, par

ce

geste, accréditer

la

thèse de

son

immortalité

en

faisant disparaître toute trace

de

sa personne. Mais le volcan

l'aurait,

en quelque

sorte, trahi,

en rejetant l'une

de

ses

sandales

de

bronze41. Cet épisode,

qui

a inspiré plusieurs épi-

grammes

satiriques

aux

auteurs

de

YAnthologie

Palatine*2,

dénoncerait ainsi, en Empedocle,

un mystificateur sans scrupules,

capable d'abuser

de

la crédulité

de

la

foule

pour

construire sa

propre légende.

Or, du mystificateur au charlatan,

il

n'y a

qu'un

pas

que

les

biographes

anciens

semblent avoir été tentés de franchir.

En

témoigne

notamment l'emploi

que

font certains

de termes

grecs tels

38. Ce point divise les

commentateurs. N.

van

der

Ben,

par

exemple

(The Proem

oj

Empedocles' Péri

Physeos, Amsterdam, 1975, p. 22-25), considère que ces vers

traduisent

une

distance

ironique

du

philosophe

par

rapport

à

l'attitude

de

la

foule.

Cette

lecture est vivement

critiquée

par S. Panagiotou, « Empedocles on

his

own

divinity »,

Mnemosyne,

ser. IV, 36, 1983, p.

276-285, pour qui

le

passage

exprime

bien, selon l'interprétation traditionnelle, la conviction d'Empedocle d'être un dieu.

39. Le même

type

d'accueil

semble

avoir

été réservé

à Pythagore, qui fut, lui

aussi,

considéré

comme un dieu par ses contemporains. Cf. PORPHYRE,

Vie de

Pythagore, § 20.

40.

D. L., VIII, 66.

41.

D. L.,

VIII,

69.

42. Cf. A. P., VII, 123, 124.

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8/15/2019 Les Miracles d'Empédocle -Christine Mauduit

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LES MIRACLES D'EMPEDOCLE OU NAISSANCE D'UN

THAUMATURGE

299

que

yorjTeux43 ou àXaÇoveioc44 pour dépeindre

l'activité

de l'Agri-

gentin.

Ces

mots,

qui

traduisent

l'idée

d'imposture, de

charlatanisme,

avec

une

nuance

de

forfanterie

et

de vantardise,

sont

connûtes

très

négativement

et s'accompagnent

toujours, dans les

textes,

d'une forte réprobation. L'auteur du traité hippocratique

de

la Maladie

Sacrée

dénonce ainsi, dans un préambule polémique

d'une rare

violence, les pratiques

de ces

yoTjTeiç qui attribuent

à

un

dieu

la cause

de

l'épilepsie et prétendent la guérir par des

incantations et

des purifications45.

Leur

incompétence,

qui est,

aux

yeux du médecin,

le

grief

le plus

grave,

se

double d'une

habileté

toute sophistique

dans la

manière

dont ils

se jouent de cet

argument

divin au

mieux

de leurs intérêts

:

«

Toutes

ces prescriptions,

ils

les

justifient

par

le

caractère

divin

du mal, comme s'ils

en

savaient plus

que

d'autres,

et ils ajoutent d'autres causes

afin

qu'en

cas de

guérison du malade, la gloire et la réputation

d'habileté

leur en reviennent, et qu'en cas

de

décès du malade,

leur

défense

soit

assurée

et

qu'ils

puissent donner

pour

prétexte

qu'ils ne sont

nullement responsables,

mais que ce sont les dieux

»

46. Ce

témoignage

suffit

à faire sentir tout

ce que peut avoir

de péjoratif

l'assimilation

à de

tels

individus47.

Dès

l'Antiquité

cependant,

des

voix

se

sont élevées

contre

cette

interprétation

très

négative de

la

figure d'Empedocle. Au

IIe

siècle

de

notre

ère, le

médecin

et

philosophe sceptique

Sextus Empiri-

cus dénonce ces accusations

de

forfanterie il

reprend

le terme

àXaÇoveioc

comme

le

signe

d'une incompréhension totale de

la

pensée

de l'Agrigentin48. Il

stigmatise

ici

l'attitude des

grammairiens,

qui prétendent expliquer

des textes dont le sens profond

leur échappe, et voient ainsi, par

exemple, de

l'orgueil ou du

mépris

dans

la proclamation par Empedocle,

de

sa propre

divinité. Or, la signification

de cette

affirmation est tout autre aux

yeux

de Sextus

Empiricus, et ne

peut

être comprise que

de celui

43.

Le mot

yot)tei<x

apparaît notamment

chez Diogène Laërce (VIII, 59), à

propos des opérations de magie auxquelles se serait

livré Empedocle,

en présence de

son

disciple Gorgias. L'emploi de

ce terme

très

péjoratif

a

conduit certains

commentateurs

à douter de

la

validité de

ce

témoignage (voir

sur ce

point

H.

DlELS,

«

Gorgias und

Empedokles »,

Sitzungsberichte der

Berlin.

Akademie, 1884,

p. 344, n.

1).

Sur l'évolution de cette famille de mots,

on

se

reportera

à l'étude de W.

BuR-

KERT, «

Toriç.

Zum

griechischen 'Schamanismus'

»,

Rh.

M., n.

F.,

105, 1962,

p. 36-55.

44. Cf. D. L., VIII, 66.

45. Voir

J. Jouanna,

Hippocrate, Paris, 1992, p.

263

sqq.

46.

Maladie Sacrée,

c. 1, tr. J. JOUANNA, Hippocrate, p. 266.

47.

Le

même

grief

de

charlatanisme

a

été

formulé contre

Pythagore

;

cf.

D. L.

Vie de

Pythagore,

VIII,

36,

qui

cite

les

Silles

de

Timon.

48. Sextus Empiricus, Adversus mathematicos, I, 302.

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8/15/2019 Les Miracles d'Empédocle -Christine Mauduit

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300

CHRISTINE MAUDUIT

qui connaît le principe, formulé par

l'Agrigentin

dans son

Péri

Phuseos, selon lequel « le semblable est

connu

par le

semblable » 49. Celui-là comprendra qu' «

Empedocle

s'est proclamé

dieu parce

que,

seul,

il

a su,

en

gardant

son

esprit

pur

de

tout

mal

et

de toute souillure, appréhender, grâce à

son

dieu intérieur,

le

dieu

extérieur

»

50.

Ces

paroles

ne doivent

donc

pas

être

interprétées littéralement, à

la

lumière de

la morale

traditionnelle. Elles

traduisent la conscience

de

la part divine qui se

trouve

en l'homme,

et l'union

de

cet élément avec la divinité, en

un

acte

de

perception

sympathique, qui est

le

résultat d'une

ascèse et

d'une

exigence constante de purification. Il faudrait,

pour apprécier la

validité de

cette

interprétation, faire intervenir un certain nombre

d'autres fragments,

et

aborder, notamment,

la doctrine

de

l'immortalité

de

l'âme

chez

Empedocle51. Tout cela nous

entraînerait

trop loin

de

l'objet

précis

de

cette étude,

et

ne

ferait,

d ailleurs,

que

multiplier

sur

notre

route

les

zones

d'ombre

et

les

points

d'interrogation. Nous retiendrons donc plutôt la

démarche intellectuelle dont

procède cette lecture,

qui,

aux

antipodes des explications

réductrices

des biographes, repose sur un

postulat de

cohérence, et cherche

à éclairer de l'intérieur

une

pensée qui échappe incontestablement aux critères d'analyse

du

grand

nombre.

Quant

à

la

figure

du thaumaturge,

elle

est,

elle aussi,

acceptée

sans

discussion par

certains

auteurs de l'Antiquité,

et, en

particulier,

par les philosophes

néo-platoniciens, pour

qui

la magie n'est

que

la

mise en

uvre

des

rapports

d'attraction

et

de

répulsion

existant entre les choses, au sein de l'unité

cosmique.

Cette

explication est

celle

que

propose Plotin, au livre IV des

Ennéades.

« Mais

comment expliquer les

enchantements ?

Par

la sympathie il y a

naturellement

accord entre les choses

semblables

et

hostilité

entre

celles qui sont dissemblables ;

de

plus

il

y a un grand

nombre de

puissances

variées

qui

collaborent à l'unité

de

l'animal

univers.

Aussi voit-on

des

attractions

et des enchantements

se

produire sans

aucune pratique

magique. La

vraie magie, c'est « l'Amitié

et la

49.

Cf.

Empedocle,

DK

B

90.

50.

Sextus

Empiricus, Ibid., 303. Une explication comparable est

fournie par

PLOTIN,

Ennéades,

IV, 7,

10.

51.

Selon certains exégètes

(voir

notamment BlGNONE,

Empedocle,

p. 484-5;

Wright, Empedocles

p. 266),

l'affirmation

de cette identité

divine traduit

le

sentiment éprouvé

par le

philosophe de

toucher au terme du cycle

de ses

existences

terrestres et sa

certitude d'une

union imminente

avec

le divin. Cette

interprét tion se fonde sur

le

rapprochement

avec

le fragment DK B

146

(cité par

Clément

d'ALEXANDRIE, Stromates,

IV,

150) : « A

la fin,

ils

deviennent prophètes, poètes,

médecins

/et

princes des

hommes qui

vivent sur la terre

; / de là,

ils renaissent

dieux,

comblés

d'honneurs

».

Page 14: Les Miracles d'Empédocle -Christine Mauduit

8/15/2019 Les Miracles d'Empédocle -Christine Mauduit

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LES MIRACLES

D'EMPEDOCLE

OU NAISSANCE

D'UN THAUMATURGE 301

Dispute » qui sont dans l'univers »52. On

reconnaît ici

la

référence aux deux principes

cpiXioc et veïxoç

qui, dans

la

cosmologie

d'Empedocle,

régissent

alternativement

l'univers.

Et

c'est

précisément parce

qu'il appartient lui-même

à

l'unité

universelle

que

le

magicien

est capable

d'agir

sur les

puissances,

de les

attirer,

de

les

déplacer,

en canalisant,

par des moyens

appropriés,

leurs

mouvements naturels

d'attraction et

de

répulsion.

Empedocle

n'est

d'ailleurs

ni le premier, ni le seul à

avoir

accompli de

tels

« miracles ». Il existe, en effet, dans

la

tradition

grecque,

toute une

série de

personnages, historiques ou

légendaires,

qui

illustrent à des

degrés

divers

ce type du thaumaturge.

C'est

le

cas, par

exemple,

d'Abaris,

prêtre

d'Apollon hyperbo-

réen,

qui

passait pour

avoir

parcouru

le

monde,

en

portant

une

flèche

du

dieu53, sans

jamais prendre

de nourriture54.

Lié, lui

aussi, à Apollon, Aristéas de Proconnèse

affirmait avoir

accompagné le dieu sous

la

forme

d'un corbeau;

Hérodote55 raconte

sa mort mystérieuse et ses

réapparitions

ultérieures, à des dates

et en des

lieux

divers. On peut citer encore le

Thrace

Zalmoxis,

qui

aurait

disparu pendant trois ans

dans une demeure

souterraine

pour

démontrer

l'immortalité de

l'homme56,

ou encore

le

Cretois Epiménide,

qui, après

avoir

acquis

les techniques de

l'extase, lors

d'une retraite prolongée dans

la

caverne de

Zeus,

sur

le

mont

Ida,

aurait

parcouru

le

monde

en

délivrant

toutes

sortes d'oracles

et

en pratiquant guérisons magiques

et

purifications57.

On aura

reconnu,

au passage, certains thaumata comparables,

dans l'esprit, sinon dans la

lettre, à ceux

que la

tradition

attribue

à

Empedocle.

Mais celui

dont la carrière

thaumaturgique est

la

52. Plotin, Ennéades,

IV,

4, 40,

trad. E.

Bréhier (modifiée sur un

point),

C.

U.

F.

53. D'après

une tradition

attestée

plus

tardivement, mais

généralement

considérée comme plus ancienne (cf. P. CORSSEN, « Der Abaris

des

Heraklides Pon-

ticus

»,

Rh. M.,

67,

1912,

p.

41;

K.

Meuli,

«

Scythica

»,

Hermès,

70, 1935,

p. 159;

E. R.

Dodds,

Les Grecs

et

l'Irrationnel,

p. 165, n. 33), Abaris

aurait été

porté par

la

flèche,

ce

qui apparente

son

voyage au vol magique

des

chamanes

(cf. M. Eliade, Le chamanisme et les techniques

archaïques

de l'extase, 2e éd., Paris,

1968,

en

particulier,

p.

306,

319-322, 372-375).

54. Voir Hérodote,

IV,

36. Sur Abaris, voir K.

Meuli,

« Scythica »,

p.

159-163.

55.

Hérodote, IV, 13-15.

Voir

K. Meuli, ibid, p. 153-159; J. D. P. Bolton,

Aristéas

of

Proconnesus, Oxford, 1962.

56. Hérodote,

IV,

94-96.

Voir F.

Pfister, « Zalmoxis »,

Studies presented to

D. M. Robinson, II,

St Louis, 1953,

p. 1112-1123; M.

Eliade,

De Zalmoxis à

Gengis-Khan,

Paris,

1970,

p. 31-80.

57.

Cf.

D.

K.

B

3.

Sur

Epiménide,

voir

l'étude

de

H.

Diels,

«

Ùber

Epime-

nides

von

Kreta », Brl.

Sitz. (S.

B. Bln),

1891, I, 387 sqq.

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8/15/2019 Les Miracles d'Empédocle -Christine Mauduit

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302

CHRISTINE MAUDUIT

plus

proche

de celle

d'Empedocle,

c'est

incontestablement

Pythagore. Et

l'on

a le

sentiment

que

les

analogies

biographiques

reflètent,

d'une

certaine manière,

la filiation

spirituelle

qui

existe

entre les deux hommes. Prescience de l'avenir,

thaumata

atmosphériques et guérisons miraculeuses se

retrouvent

ainsi dans les

Vies

de

Pythagore

des

néo-platoniciens.

«

De

personne,

affirme

Porphyre, on

n'a soupçonné plus

de choses

ni

de

plus

extraordinaires.

On rappelle

de

lui des prédictions

infaillibles de

tremblements de

terre, qu'il

détourna rapidement des pestes, arrêta des

vents violents

et

une chute de grêle, calma les

flots

des fleuves

et

de

la mer

afin

de permettre une

traversée

aisée de ses

adeptes

» 58.

Et il poursuit

:

«

Pour

avoir

eu

part

à ces dons, Empedocle,

Epiménide,

Abaris

ont

souvent accompli

de pareils

exploits : leurs

poèmes en témoignent, d'autant mieux

que

«

chassevents

» était

le

surnom

d'Empedocle,

« purificateur », celui

d'Épiménide,

«

marcheur

sur

l'air

»,

celui

d'Abaris ». Aux

yeux

des

néoplatoniciens, Pythagore fait

ainsi figure

de

premier

thaumaturge,

et

les faits

merveilleux accomplis

par ses disciples

car

tous

ces

personnages sont cités parmi les plus anciens membres de son

école

59

,

ces

thaumata,

donc,

sont comme un héritage des

pouvoirs du maître.

Or,

il est un procédé

magique qui

caractérise

plus

particulièrement

la

thaumaturgie pythagoricienne,

et qui

nous ramène, une

fois

de plus, à Empedocle.

Il

s'agit de l'utilisation de

la

musique

à des fins thérapeutiques. «

Il

charmait, nous dit encore Porphyre,

par

des

rythmes,

des chants, des

incantations,

les

souffrances

de

l'âme et celles du corps»60.

Cette

tradition est illustrée par

l'anecdote selon

laquelle Pythagore

aurait un

jour

calmé un

jeune

homme

furieux en

lui

jouant

de

la flûte61. Un Gocûpoc

tout à fait

comparable,

que nous n'avons pas

encore

évoqué jusqu'ici,

est

rapporté par Jamblique à propos d'Empedocle62. Le disciple de

Porphyre raconte

ainsi comment Empedocle

aurait, en exécutant

une mélodie sur sa

lyre,

arrêté l'élan meurtrier

d'un jeune

homme

qui se

précipitait déjà, le

glaive

à

la

main,

pour tuer son hôte

Anchitos en

plein

banquet.

Il

faut

se

garder

de

taxer

de naïveté

le

crédit

accordé

par

les

néo-platoniciens à de telles anecdotes. S'il est

vain

de

vouloir déga-

58.

Porphyre, Vie de Pythagore,

28-29.

Sur

les

thaumata

de Pythagore, voir

notamment,

W.

Burkf.RT, Lore and

Science,

p. 141 sqq.

59.

Jamblique, Vie pythagoricienne, 104.

60.

Porphyre,

Vie de

Pythagore,

30. Sur

cet usage

de

la

musique, voir aussi

ibid. ,

33.

61. Jamblique,

Vie pythagoricienne,

112.

62.

Jamblique, Vie pythagoricienne, 113-114.

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8/15/2019 Les Miracles d'Empédocle -Christine Mauduit

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LES MIRACLES D'EMPEDOCLE OU NAISSANCE D'UN

THAUMATURGE

303

ger

un

noyau

historique,

dans l'écheveau

embrouillé de

ces

traditions63, il est

pourtant légitime

de penser

que,

même

en

matière de prodiges, on

ne prête

qu'aux

riches.

Et

d'accepter

l'idée, si étrangère qu'elle soit à

nos

habitudes

de

pensée,

et

à

notre vision de

la

Grèce,

que

ces histoires

n'ont pu

s'élaborer qu à

propos de

personnages

qui

possédaient, effectivement, des dons

particuliers, parmi lesquels on

devine

une sensibilité aiguë aux

forces de

la

nature,

l'expérience d'une communion

mystique

avec

le divin, mais

aussi une

compréhension des ressorts de

l'âme

humaine et la maîtrise

du pouvoir de

la

parole.

Or il se

trouve

justement qu à

l'opposé

des sceptiques

et

des

hyper-rationalistes

d'hier

et

d'aujourd'hui, certains modernes,

comme

Dodds

ou

Burkert

64,

dont

les

compétences

en

matière

d'histoire

des religions ne peuvent être mises en doute,

ont

pris

très

au

sérieux

ces irruptions de l'irrationnel

dans le

paysage

grec.

Cherchant à définir

plus précisément le type

de

spiritualité

représenté

par

ces différentes

figures de mages, ils

proposent

d'y voir,

à la suite

de

K. Meuli65,

l'équivalent

grec

du

chaman des

sociétés

sibériennes. Ce rapprochement vaudrait

tout

particulièrement

pour

Empedocle

dont les fragments seraient même, aux dires

de

Dodds, «

l'unique

document de

première

main

qui nous permette

jusqu à présent d'imaginer

à quoi un

chaman

grec

pouvait

ressembler

».

L'Agrigentin

serait

ainsi, toujours

selon

Dodds,

«

le

dernier représentant

attardé d'une

espèce qui disparut

du

monde

grec à

sa

mort,

quoiqu'elle

continuât à

prospérer ailleurs

»66.

Précisons-le tout de suite, les spécialistes

du

chamanisme, à

commencer par Mircea Eliade67, contestent

la

pertinence

de cette

assimilation, en faisant valoir

que

les traits qui définissent

fondamentalement le chaman, et en

particulier,

la technique

de

l'extase,

ne sont

pas attestés

dans

le

cas

d'Empedocle.

Pierre Hadot

souligne encore,

dans

son

dernier ouvrage68,

les différences

qui

existent entre les

rituels

chamaniques et les exercices spirituels pra-

63.

Sur

le mélange

de

réel

et de fiction qui caractérise les biographies

antiques,

voir J.

Fairweather, « Fiction

in the

Biographies

of Ancient Writers »,

Ancient

Society,

5, 1974,

p.

231-275.

64. Voir W.

BURKERT,

« roriç. Zum

griechischen

Schamanismus' »

(art. cit.

n. 43),

p. 36-55;

Id., Weisheit

und

Wissenschaft. Studien zu

Pythagoras, Philolaos und Platon

(Erlanger Beitràge zur Sprach- und Kunstwissenschaft 10), Nuremberg, 1962 (tr.

angl. Lore and

Science

in Ancient Pythagoreanism, Cambridge, 1972);

E. R.

Dodds,

« Les chamans

grecs

et les origines

du puritanisme

», dans

Les

Grecs et

l'irrationnel,

tr.

fr., Paris,

1977,

p. 139-160.

65. Cf. K. MEULI, « Scythica » (art.

cit.

n.

53),

p.

121-176.

66. E. R. Dodds, op. cit., p. 149.

67.

M.

Eliade,

Le

chamanisme,

en

particulier

p.

305-310.

68. P.

HADOT, Qu'est-ce

que

la philosophie

antique ?, Paris,

1995,

p. 276-289.

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8/15/2019 Les Miracles d'Empédocle -Christine Mauduit

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304 CHRISTINE MAUDUIT

tiques

par les premiers penseurs

de

la

Grèce,

et

met en

garde

contre les dangers

d'un comparatisme

trop

étroit, qui

risque

d'occulter

ce qui fait la

spécificité de

la philosophie grecque. «

Il

est

possible, conclut-il,

qu'on

puisse déceler des traces de

chamanisme

dans

certains

aspects religieux

et

rituels de

la Grèce

archaïque,

mais

il

faut

sans doute

observer

la plus

extrême

prudence

lorsqu'il est question d'interpréter par le

chamanisme

les figures

et

les

pratiques

de

ces sages, d'Aristée

à

Pythagore,

qui

auraient

possédé la maîtrise

de

leur âme, grâce à une discipline

de vie

ascétique »69.

Certains trouvent plus fécond et mieux fondé

le

rapprochement

avec le bouddhisme et

les techniques yogiques70.

Ces

discussions de spécialistes

ne

remettent pas

en cause ce

qui

est

essentiel

dans la perspective

de

notre étude, à savoir la

reconnaissance, à

travers

des figures

comme celles

de Pythagore

ou

d'Empedocle, d'un

type de spiritualité

particulier, fondé

sur

la

perception

des

forces

à

l uvre

dans

l'univers

et

la

croyance

en

une

certaine

forme d'immortalité, et

mis

en uvre,

peut-être,

dans

certaines

pratiques de

type magique, dont la tradition

thaumaturgique serait le lointain reflet.

Ce mélange

de

rationnel et

de

magie, qui caractérise à tous

égards

la

figure

d'Empedocle, reflète aussi les rapports

étroits

qu'entretiennent

encore, en son

temps,

la

religion

et la

science.

Cela

est vrai,

tout

particulièrement,

pour la

médecine,

dont la

constitution comme science intervient précisément en Grèce à

l'époque d'Empedocle. S'il est

vrai que

l'impulsion décisive est

venue,

sur

ce

point,

des écoles

de

Cos

et

de

Cnide,

en

Asie

mineure, et que la figure d'

Hippocrate a eu tendance à éclipser

toutes les autres, les milieux médicaux

de

l'Italie

du sud et

de

la

Sicile ont joué eux aussi leur rôle dans l'émergence

de

la

médecine rationnelle. Or, la part prise par Empedocle

à

ce

courant,

qu'il est difficile d'apprécier exactement, n'en est pas moins

indéniable.

Il

suffit, pour s'en

persuader, de relire les longs

développements qu'il consacre,

dans

son Ilepî cpuaecoç, à

la

formation de

l'embryon, ou encore aux phénomènes physiologiques

de

la

respiration

et

de

la perception sensorielle. Non

moins

significative,

bien

que

non

vérifiée,

est

la

tradition

biographique

qui

signale

l'existence

d'un traité médical dans le corpus

de ses

uvres71.

69. Op.

cit.,

p. 284.

70. Voir

notamment Ch.-H.

Kahn, « Religion and Natural Philosophy

in

Empedocles' doctrine of the

Soûl

», Archiv fur Geschichte der

Philosophie,

42, 1960,

p.

3-35 (voir

l'appendice, « Empedocles

among

the Shamans », p. 30-35);

J.-P.

Vernant,

Mythe

et pensée chez les Grecs, Paris, 1965, I, p. 114,

II,

p. 110,

n. 44.

71.

D. L.,

VIII, 77;

Souda, s.

v.

'E^eSoxXfjç (Adler,

e

1002).

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8/15/2019 Les Miracles d'Empédocle -Christine Mauduit

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LES

MIRACLESD'EMPÉDOCLE

OU

NAISSANCE

D'UN THAUMATURGE 305

Mais le

témoignage

le

plus

éloquent est

incontestablement

celui

des médecins antiques,

qui

citent l'homme de science

Empédocle

comme

l'une

des

figures

marquantes

de

son

temps.

Evoquant,

au IIe siècle

de

notre ère,

l'émulation qui

se

serait

développée,

lors des débuts

de

la science médicale, entre

les

Asclépiades d'Asie

et les

médecins

d'Italie,

Galien nomme expressément,

parmi ces

derniers

Philistion,

Empédocle et Pausanias72. On

pourrait

être

tenté de penser

que

le développement de

la

légende

d'Empédocle,

qui

semble

avoir

atteint son plein

essor

à l'époque de

Galien,

a

pu exercer une certaine

influence

sur

son jugement. Mais le fait

qu'Hippocrate,

qui

a

dû vivre une génération environ après

Empédocle,

le cite dans

son

traité De

l'Ancienne

Médecine 73, suffit

à

prouver

que

sa

réputation

d'homme

de

science

avait

commencé

à se

répandre

de

son

vivant. Cette

mention

de

l'Agrigentin, qui

est

présenté comme

l'initiateur de

la

médecine philosophique,

et

critiqué à

ce

titre

par l'auteur

de

l'Ancienne

Médecine1*, est

d'autant plus remarquable

que

les allusions explicites

à

un

penseur ou à un médecin sont rares dans les

traités de

la

Collection

hippocratique1^.

Jacques Jouanna, dans

l'étude qu'il a consacrée

à l'influence des

théories

d'Empédocle sur les auteurs de ce

corpus

médical76,

conclut en

soulignant

«l'importance qu'avait

Empédocle dans le monde médical

de

la fin du Ve siècle ».

Cette

reconnaissance

des

hommes

de science

de

son

temps

est

un signe indiscutable de

la

part prise par

Empédocle

au

développement de

la

médecine rationnelle.

On

peut donc être surpris de

voir émerger,

de

l'œuvre même d'Empédocle, une

tout

autre

image

de

la pratique

médicale,

où l'irrationnel paraît prendre le

pas

sur les

préceptes

de l'art.

Ne voit-on pas

se

profiler la figure

de

Chiron,

le

Centaure expert

dans

la connaissance

des

simples 77, derrière l'image du maître promettant à son disciple

Pausanias de

lui révéler

les secrets de tous les remèdes ? C'est dans

la mythologie, en effet, que l'on trouve le modèle

de

cette

transmission

du

savoir

médical, où

l'on

devine

le

souvenir

d'un

état

72. Galien,

De

methodo

medendi,

I, 1

(X,

6

Kùhn).

73. HlPPOCRATE,

Ancienne

Médecine, c. 20

(Littré,

I, 620

=

Jouanna, 146, 4).

74. Sur cette polémique,

voir J.

JOUANNA, L'Ancienne

Médecine,

Paris, 1990,

p. 22-34 ; Id.,

Hippocrate,

p. 398-403 ;

P.

PELLEGRIN,

« Hippocrate contre

la

médecine philosophique », dans Hippocrate,

De

l'Art médical, textes présentés,

commentés et annotés par D. Gourevitch,

Paris,

1994,

p.

34-40.

75. Cf.

J. Jouanna, L'Ancienne

Médecine, n.

4

p. 207-208.

76.

J.

Jouanna, « Présence d'Empédocle

dans

la Collection Hippocratique »,

B.

A. G. B., 1962, p. 452-463.

77.

Cf. Iliade,

IV,

v.

218-9,

XI,

v.

830-2;

Pindare,

Pythiques,

III,

v.

1-7,

63-67.

Bulletin

Bxidé 20

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306 CHRISTINE MAUDUIT

de fait

antérieur

à

l'apparition

des écoles de médecine. Plus

éloquente encore est

la

peinture de ces

cortèges

de

malades

qui

attendent d'Empédocle le remède à leurs maux. Il

faut

rappeler ici

les derniers vers du fragment 112 des

Katharmoi

:

« les uns

ont

besoin d'oracles,

les

autres, pour des maladies /

de

toutes sortes,

veulent

entendre

une

parole

guérisseuse,/ car

depuis

longtemps,

ils sont

taraudés par

de cruelles

souffrances

».

C'est

sur

le

mode

d'une consultation oraculaire

que

les foules sollicitent

l intervention d'Empédocle, à l'image

de

ces processions

de

pèlerins

venus

de

tous les horizons

du

monde grec pour consulter le dieu

de

Delphes. Le rôle qui lui est

assigné

est

celui

du

devin,

davantage

que celui

du

médecin, ou plutôt, —

car la

fonction médicale est

ici indissociable

de

la fonction oraculaire

78

— c'est

celui

du

prophète-médecin, du

îaTp6(jLavxiç79, c'est-à-dire littéralement de

celui qui guérit par ses oracles.

Quant

aux maux

qui

affectent

les

consultants,

ils

peuvent

concerner

l'âme,

aussi bien

que le

corps.

Aucune

distinction

n'est

faite

entre les

maladies physiques et

les

passions

de

l'âme, et l'on

attend de

la

parole oraculaire

que, tout comme la

musique ou les

incantations,

elle

guérisse

de

la

même façon les unes

et les

autres.

Ce n'est qu'avec le développement des technai,

et

le triomphe

d'une

vision

dualiste

de

l'homme,

que

les maux du

corps

et

ceux de

l'âme

seront

considérés

comme relevant

de deux savoirs différents,

la

médecine, pour les premiers, la

rhétorique,

pour les

seconds80.

Ce pouvoir de guérison par

la

parole,

qui

est prêté à

Empédocle,

doit

d'ailleurs

être

mis

en rapport

avec

le

rôle

que

les

biographes

lui attribuent

dans

le domaine de l'éloquence

: la

tradition

lui

reconnaît

des

talents

d'orateur, et fait

de lui

le maître du sophiste

Gorgias81. Selon Diogène Laërce, Aristote, dans une œuvre

que

nous avons

perdue,

l'aurait même présenté comme

l'inventeur

de

la rhétorique82. Quel que

soit

le bien-fondé

de

ces

affirmations,

Empédocle apparaît, sur

ce

point

encore,

comme

une

figure

de transition; contemporain de l'émergence

et

de

la

codification

des technai, il est

en

même temps

l'un

des derniers

représentants

de

la pensée

religieuse

qui

caractérise la Grèce

de

l'époque

archaïque.

78. L'association étroite de ces

deux

fonctions

est

déjà

perçue par Héraclide,

qui nomme Empédocle

«

médecin et devin

»

en se référant à ce fragment (D. L.,

VIII, 61).

79. Ce terme

est

employé par

Eschyle

dans les Suppliantes (v.

263)

à propos

du

guérisseur

Apis (cf. aussi, en un

sens

figuré, Agamemnon, v. 1623).

80. L'analogie entre

les deux

disciplines est

néanmoins

fréquemment

soulignée

par

les

auteurs de

l'époque

classique.

Voir

en particulier

Platon,

Phèdre, 270 bd.

81.

D.

L., VIII, 58.

82.

D.

L., VIII, 57.

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LES MIRACLES

D'EMPÉDOCLE

OU NAISSANCE D'UN THAUMATURGE 307

II n'est pas exclu

que la

référence aux oracles guérisseurs

renvoie plus

précisément encore

aux pratiques

en

usage

dans

les

sanctuaires

médicaux.

On

sait

que

le

développement

du

culte

d Asclépios est à peu

près

contemporain

de

l'essor

de

la science

médicale, et

que

la médecine

religieuse a

continué

de

fleurir en

Grèce

autour des sanctuaires

d'Asclépios longtemps après

l'émergence

de

la médecine

rationnelle.

Or, la

pratique centrale de

la

religion

asclépiéienne est le rite de l'incubation, au cours duquel

le

dieu

est censé

apparaître

au

malade

endormi

pour lui

prescrire

le

remède approprié à

son

mal. Ce type

de

guérison

miraculeuse,

dont le Ploutos

d'Aristophane

nous

offre

une caricature comique,

est bien attesté, au moins pour le

IVe siècle,

par les

ex-voto

retrouvés

à

Épidaure83. S'agit-il

d'autre

chose

que d'une

forme

de

guérison

oraculaire

?

Et même si l'allusion

contenue

dans le

fragment d'Empédocle

n'est pas aussi

précise, on y

retrouve bien

l'esprit

de cette

médecine

religieuse, où

dominent, comme dans

les thaumata attribués à l'Agrigentin,

la

magie

et le

merveilleux84.

On

a l'impression,

en

définitive, qu'en cette

époque où

coexistent

encore si étroitement le rationnel

et

le divin, le philosophe adapte

son langage aux attentes de son public, répondant aux exigences

des hommes

de

science par les théories médicales les plus

poussées, mais

dispensant,

pour

soulager

les

souffrances

de ses

contemporains, des mots-médecins

dignes

des

oracles

d'Asclépios.

C'est ce même mélange

de

science et

de magie

qui s'exprime

à

travers la peinture

de

l'activité du

dieu de

la médecine, dans la

IIIe Pythique

de

Pindare :

«

Tous

ceux

qui venaient

à lui,

porteurs

d'ulcères nés

en

leur chair, blessés

en quelque

endroit par l'airain

luisant ou la pierre

de jet,

le

corps

ravagé par l'ardeur

de l'été

ou le froid de l'hiver,

il

les délivrait chacun de son mal, tantôt

en les enveloppant

de

douces

incantations,

tantôt

en

appliquant

à leurs

membres

toutes

sortes

de remèdes

;

tantôt enfin il les

remettait droits, par

des incisions

»85. On aura remarqué l'analogie

formelle entre le début de

ce passage et la

fin

du

fragment 112

83.

Voir R.

HERZOG, «

Die

Wunderheilungen

von

Epidauros »,

Philologus,

Suppl.

XXII, Heft III,

Leipzig,

1931 ;

E. J.

et L.

Edelstein,

Asclepius,

Baltimore,

1945.

84. Sur les relations entre médecine,

religion

et magie, voir notamment

L.

Edelstein, « Greek

Medicine and

its Relation

to

Religion

and

Magic », dans

Ancient

Medicine, Baltimore, 1967, p. 205-246 (repris

de

Bulletin ojthe Institute of

the History

of Medicine, 1937, vol. 5, p.

201-246); G. Lanata, Medicina

magica

e

religione popolare in

Grecia,

Rome, 1967 ; G.

E. R.

Lloyd, « Aspects of the

interrelations of medicine, magie and

philosophy in ancient

Greece

», Apeiron, IX, 1975,

p. 1-16; Id.,

Magie,

raison

et

expérience,

tr.

fr. de

Magic,

Reason and Expérience

(Cambridge,

1979), Paris,

1990,

en

particulier,

p.

25-70.

85. Pindare,

Pythiques,

III, v. 47-53 (trad. A. Puech modifiée sur un point).

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308 CHRISTINE MAUDUIT

d'Empédocle.

Quand

on

sait

que

la suite du poème

de

Pin-

dare

rappelle la tentative

de

résurrection

opérée

par

Asclépios,

on mesure encore

mieux la

présence

du

modèle

asclépiéien

à

l'arrière-plan

des évocations de l'activité magico-médicale

d'Empédocle.

Les

conditions

d'émergence

de

la

science

dans

le

monde

grec,

à

la fin

de l'époque

archaïque,

jettent donc, elles aussi,

quelque

lueur

sur

la

figure

d'Empédocle.

Si les

traits d'Asclépios

se

mêlent

en lui

à ceux

d'Hippocrate,

c'est

que

les pratiques magiques

concurrencent encore,

en

son temps, les conquêtes récentes

de

la

médecine rationnelle,

comme

deux voies de

guérison offertes

simultanément aux malades. De même que sa

parole se

situe

à

mi-chemin entre

celle

du prophète et celle

de l'orateur,

son savoir

renvoie tout

à

la fois

à

l'art du guérisseur,

expert

en simples et

en incantations, et

aux théories les plus

élaborées

des hommes de

science

contemporains.

On peut se

demander,

en définitive, si le principe empédocléen

selon lequel le semblable est

perçu

par le semblable ne trouve pas

sa

plus

belle illustration

dans

l'histoire de l'interprétation de

la

figure

d'Empédocle. D'Hippocrate

à

Galien,

les médecins de

l'Antiquité l'ont consacré comme médecin,

et c'est

sur

cette

voie

exclusive

du

rationalisme

que

veulent l'attirer, aujourd'hui encore,

un

certain nombre

de

spécialistes. Dans leur perspective, la

tradition des thaumata d'Empédocle ne repose

sur

rien d'autre qu'une

interprétation

biographique

erronée

et illégitime

de

certains

passages

de

son

œuvre.

À

l'opposé

de

ces

sceptiques,

les

esprits

religieux,

sensibles surtout à

la figure du GeToç àvr|p

86,

sont

tentés,

en revanche,

de

ne voir dans le

Ilepi

cpuaetoç qu'un

poème

allégorique

sur les mystères

du

cosmos. Quelques-uns pourtant,

dont

la pensée reflète cette même

union

du rationnel et du mystique,

plaident, si l'on peut dire, pour

la

réconciliation

d'Empédocle

avec

lui-même. C'est le

cas de

Nietzsche,

qui

l'évoque en ces termes

dans La naissance de la philosophie à

l'époque

de la tragédie grecque :

«

Empédocle

se

tient sans

cesse sur cette

limite, et

presque

en

toute

chose il offre ce visage équivoque.

Médecin

ou

mage, poète

ou

rhéteur,

dieu

ou

homme, savant

ou

artiste,

homme

d'État

ou prêtre, Pythagore ou Démocrite, il flotte entre deux.

Il

est

la

figure

la plus bariolée

de

la philosophie ancienne ; il met fin

à

l'âge du mythe,

de

la tragédie,

de

l'orgiasme, mais en même

temps

surgit en lui l'image

du

Grec plus

moderne, démocrate,

86.

Sur

les

différents traits qui définissent le type de l'« homme

divin

»,

voir

F. BlELER, Oeïoç àvrjp, Das

Bild des «

gôtthchen Menschen » in Spàtantike

und Frùh-

christentum, Vienne, 1935.

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8/15/2019 Les Miracles d'Empédocle -Christine Mauduit

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LES

MIRACLES D'EMPEDOCLE OU NAISSANCE D'UN THAUMATURGE

309

orateur, rationaliste, créateur

d'allégories,

homme de science.

Deux siècles

s'affrontent

en lui; il

est de pied

en cap

l'homme

agonal

»

87.

Christine MAUDUIT.

Université

Jean Moulin-Lyon

3.

87. F. NIETZSCHE, La naissance de la philosophie à l'époque de la tragédie grecque tr.

G. Bianquis, p. 121.