Les Meheirs III - Fnac

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Chadim Kara Les Meheirs III Thalia

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Chadim Kara

25.1 447724

----------------------------INFORMATION----------------------------Couverture : Classique

[Roman (134x204)] NB Pages : 328 pages

- Tranche : 2 mm + nb pages x 0,07 mm) = 25.1----------------------------------------------------------------------------

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Sommaire

Gharnata, mois de Chabane, an 718 de l’Hégire ................................................. 7

Cordoba, Ramadan, an 718 de l’Hégire. ................................................ 33

Ichbilia, mois de Shawal, an 718 de l’Hégire ................................................. 43

Tilimsen, mois de Dhou Al Quaida, an 718 de l’Hégire ................................................. 69

Aouadaghost, mois de Rabii El Awal, an 719 de l’Hégire ................................................. 145

Taht El Ardh, mois de Rajab, an 719 de l’Hégire ................................................. 161

EL Madina el Fadila, mois de Shawal, an 720 de l’Hégire ................................................. 183

Bejaïa, mois de Shawal, an 721De l’Hégire ................................................. 241

Tunis, capitale de l’état Hafside, mois de Mouharrem, an 722 de l’Hégire ............... 255

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Le Caire, mois de Rabi El Thani, an 722 de l’Hégire ................................................. 281

En route pour Mecca, mois de Shawal, an 722 ........................................ 303

Mecca, mois de Dhou el Hija, an 722 de l’Hégire ................................................. 317

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Le temps fait oublier les douleurs, éteint les vengeances, apaise la colère et étouffe la haine ; alors le passé est comme s’il n’eût jamais existé.

Ibn Sina

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١ Gharnata, mois de Chabane,

an 718 de l’Hégire1

Le cabaret Ashq Elil de Gharnata2, n’avait guère changé. Tous les soirs, une joyeuse assemblée festoyait toute la nuit, sous les airs enjoués de musique andalouse et les poses lascives des danseuses. Le rude hiver Gharnati était passé et les monts enneigés ne soufflaient plus leur froid glacial. Le cabaret était devenu notre refuge, un havre où nous allions oublier nos soucis et nous oublier nous-même. La table était encore garnie des carcasses d’agneaux méchouis3 et les cruches de vin s’amoncelaient. Les joyeux drilles qui s’étaient invités à notre table, s’étaient lancés dans un provocateur concours de poésie.

1 Octobre l’an 1318 du calendrier Julien Grégorien. 2 Gharnata : Grenade (arabe) : capitale de l’émirat de Grenade, de 1238 à 1492, et dernière cité de l’Andalousie musulmane avant sa chute en 1492. 3 Méchouis : agneaux entiers rôtis à la broche, sur les braises d’un feu de bois.

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De bon matin, un faon gracieux me sert à boire. Sa voix est douce, propre à combler tous les vœux. Ses accroches cœurs sur ses tempes se cabrent. Toutes les séductions me guettent dans ses yeux. C’est un Persan chrétien, moulé dans sa tunique, qui laisse à découvert son cou plein de fraîcheur. Il est si élégant, d’une beauté unique, qu’on changerait de foi – sinon de Créateur – pour ses beaux yeux. Si je ne craignais pas, seigneur, d’être persécuté par un clerc tyrannique, je me convertirais, en tout bien et tout honneur. Mais je sais bien qu’il n’est qu’un islam véridique.

– À la gloire d’Abou Nouwas4 : le poète du vin et de l’amour ! s’exclama l’éloquent orateur. Il continua sur sa lancée, à croire que l’ivresse avancée n’avait fait que stimuler sa mémoire. Il vida sa cruche de vin d’une seule traite et en demanda une autre.

Ce que les pantalons ont caché se révèle. Tout est visible. Rince-toi l’œil à loisir. Tu vois une croupe, un dos mince et svelte Et rien ne pourrait gâcher ton plaisir. On se chuchote des formules pieuses… Dieu, que le bain est chose délicieuse ! Même quand, venant avec leurs serviettes, les garçons de bain ont troublé la fête.

4 Abou Nouwas el Hasan Bin Hani el Hakamiy, dit Abou Nouwas : né en 747 à Ahvaz, mort vers 815 à Baghdad. Il est considéré le plus grand poète Arabe de tous les temps. Il est aussi le chantre de l’amour, du vin et du libertinage. Il finira sa vie en prison, sous l’Abbasside El Mamoun.

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Son poème déclencha les cris scandalisés des femmes et les rires effrénés des hommes. Satisfait de son effet, il s’écria :

– À la gloire du calife El Hakim5 ! Le salut passa inaperçu. Je levai mon verre à mon

tour : – À la gloire d’El Hakim. À Dar el Ilm 6. Il se tourna vers moi, me scrutant de ses yeux

noirs, maquillés de khôl. – Je m’appelle Taieb. Je suis content qu’il y ait

encore ici des connaisseurs. Plus personne ne se souvient de mes ancêtres : les Fatimides7, Allah soit témoin de leur Grandeur !

Giwar à mes côtés, avala son vin de travers et faillit s’étouffer.

– Est-il fou celui-là, de les invoquer ici ! – Wallah, je ne crains que Dieu, et El Mahdi :

notre imam caché ! continua-t-il. Les yeux de Giwar se révulsèrent.

5 El Hakim : souverain Berbère Fatimide, d’obédience chiite, né au Caire en 996 et assassiné en 1021. Il se serait décrit comme moralisateur. Il encouragea les sciences, et est à l’origine de La Maison de la Sagesse, la grande bibliothèque du Caire. Après sa mort, certains de ses proches, en firent un saint, fondant ainsi la secte des Druzes (1021). 6 Dar el Ilm : Maison de la Science. Grande bibliothèque construite par le Fatimide El Hakim, où étaient enseignées l’astronomie, la philosophie et les sciences. 7 Fatimides : dynastie Berbère, fondée par Oubeyd Allah al Mahdi, d’obédience chiite et qui régna sur le Maghreb de 909 à 1048, puis en Orient de 969 à 1171, sur un territoire qui comprit l’Égypte et une partie du Moyen-Orient. L’ère Fatimide est marquée par une grande ouverture aux sciences et une extraordinaire tolérance vis-à-vis des autres religions.

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– Reviens à Abou Nouwas, lui dit-il. Il y a moins de risques…

Nul doute, que parmi les fêtards enivrés, les garçons efféminés, les femmes fardées, se trouvaient de dangereux espions des Nasrides8.

– Tu te trompes, homme du Désert. Évoquer le libertin de Baghdad, devient par les temps qui courent, aussi périlleux. Allez, viens mon chéri, il est temps pour nous, d’aller goûter à de délicieux plaisirs.

L’éphèbe qui l’accompagnait nous jeta une œillade des plus effrontées. Au moment où ils quittaient notre table, deux solides gaillards barbus vinrent les accoster.

– Nous t’avons entendu de notre table, dévergondé de chiite9 ! Ils jetèrent un regard méprisant à son compagnon. Tu te gausses alors que tu ne caches pas tes ignobles penchants !

Taieb piqué au vif, et nullement impressionné, leur fit face.

– Pourquoi venir ici, oiseaux de malheur ! Pourquoi ne restez-vous pas dans vos mosquées ?

8 Nasrides : dernière dynastie Arabe andalouse et qui a régné à Grenade, capitale de l’émirat de Grenade, de 1238 jusqu’à sa chute en 1492. Les Nasrides ont fourni parmi les plus beaux joyaux architecturaux de l’Andalousie musulmane. 9 Chiites : personnes appartenant à un schisme musulman, apparu à la guerre de succession qui suivit la mort du prophète Mohammed. Les musulmans se scindèrent en Sunnites, Chiites, et Kharidjites. Les chiites désignant Ali Ibn Abi Taleb, cousin et gendre du prophète, comme son successeur naturel. Les sunnites reconnaissant uniquement le califat. Les kharidjites n’optant pour aucun des camps.

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Les hommes mirent la main à leurs vêtements. Giwar bondit vers eux, le Koumyia10 à la main.

– Homme du Sud, ne te mêle pas de nos histoires ! le menacèrent-ils.

Alertés, le propriétaire du cabaret et ses gardes arrivèrent. Les deux barbus furent évacués, non sans brandir d’ultimes menaces.

– Un jour, nous brûlerons ce lieu de débauche et vous avec, bande de mécréants !

– Il en arrive de plus en plus de gens comme ça dans la ville, se plaignit le tenancier. Qu’attend Abou el Walid Ismail11 pour nous en débarrasser ?

Giwar se rassit à côté de moi ; les hommes se dispersèrent suite à l’incident. Restèrent à notre table, Taieb et son ami.

– Giwar, tu ne devrais pas t’exposer ainsi, lui dis-je. – Mais as-tu vu ce qu’ils allaient lui faire ? Ils

étaient prêts à l’éventrer sous nos yeux. – Merci noble homme du Désert, s’écria Taieb.

Mais ton ami a raison. Ces gens sont hargneux et chercheront à se venger. Il en vient de plus en plus. Les rues deviennent dangereuses. Hier, une femme a été lapidée dans la rue parce qu’elle était tête nue. Je dois partir, car je ne dois pas rentrer trop tard. Maudits fanatiques, ils nous ont gâché une si belle soirée.

10 Koumyia : poignard maghrébin à lame recourbée, muni d’un pommeau en queue de paon et d’un fourreau courbe en laiton, souvent richement décoré. 11 Abou al Walid Ismail Ier : cinquième émir nasride de Grenade. Né en 1279, il prend le pouvoir en 1314 et décède en 1325.

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– Rentre bien, Taieb. Fais attention à toi. Quand nous fûmes seuls de nouveau, nous pûmes

parler. – La rumeur veut que ce soit les Castillans eux-

mêmes qui envoient ces fanatiques afin de déstabiliser les pays musulmans. Tu penses que c’est vrai ? demanda Giwar.

– Certain ! Envoyer ces fous de Dieu peut être plus efficace qu’une armée. Ils dressent le fils contre le père, le frère contre la sœur, répandent le chaos et affaiblissent el Oumma12, mieux que tous ses ennemis réunis.

– Te rappelles-tu de Selmi13 ? Je souris. – L’affreux second du navire devenu général… – Ses idées étaient proches de celles des deux

hommes qu’on a vus, n’est-ce pas ? Pourtant, il était convaincu d’œuvrer pour le bien d’el Oumma.

– Non ! Selmi était un Almohade14 et un fervent admirateur d’Ibn Toumert15. Si ce dernier fut un dévot strict, ses idées ont contribué à créer un grand 12 El Oumma : la Communauté musulmane. 13 Voir Les Meheirs I et II. 14 Almohades : (Almouahiddin en Arabe) : dynastie Berbère originaire du haut Atlas Marocain et qui régna sur le Maghreb et la péninsule Ibérique de 1147 à 1269. Les Mérinides en prenant Marrakech en 1269, mirent fin à cette dynastie. 15 El Mahdi Mohammed Ben Toumert :, né au Maroc entre 1075 et 1097, réformateur musulman berbère et rigoriste. Le fondement de sa réforme fut el Tawhid (l’unicité de Dieu). Il meurt en 1130, sans voir sa doctrine triompher. Son disciple, Abdel Moumen, deviendra le premier calife d’une nouvelle dynastie : les Almohades, lesquels suivront strictement la pensée d’Ibn Toumert.

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Empire Berbère. Il sera aussi celui qui a traduit le Coran en Berbère. Les barbus que tu croises, sont de désespérants ignorants.

– Qu’en est-il advenu de Selmi, à ton avis ? – Selmi était obsédé par sa vengeance des

Mérinides16. Il s’est ligué à Ilouag, puis l’a trahi pour Ilou, le considérant plus fort17. Les Meheirs ont dû être vaincus. Je ne sais pas ce qu’il a pu advenir de lui…

– Peut-être la même chose que nous. Une vie d’errance depuis vingt ans.

Je regardai Giwar dans les yeux. – Serais-tu malheureux ? – Non, Imad. Nous avons eu une belle vie toutes

ces années. Nous avons mené une existence aisée et agréable, je serais bien ingrat de m’en plaindre. Même s’il est vrai, pour nous les Targuis, il est difficile de vivre loin du Désert. Heureusement, mes deux derniers ont choisi de vivre avec moi, avec nous. Iknan est instruit et ambitieux ; Afalawas rêve de devenir un guerrier comme son père.

– Tu as réussi leur éducation. Iknan sera pharmacien, Afalawas a un cœur de Lion.

Le père eut un fier sourire. – Seras-tu triste de quitter Gharnata ? – Non, Imad. Je serais heureux de changer

d’horizon, même si ces dernières sept années passées ici n’ont pas été malheureuses.

16 Mérinides : dynastie Berbère régnante au Maghreb de 1244 à 1465, dont le territoire a compris la partie ouest du Maghreb et l’Andalousie 17 Voir les Meheirs II.

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– Nos plus belles années, tu veux dire… – Ce seront les enfants qui seront plus difficiles à

convaincre. Je ne suis pas sûr qu’ils soient prêts à quitter l’Andalousie.

– Pour Saber, ça ira, je pense. Avec Thalia, cela risque d’être autre chose…

– Bonsoir messieurs, pouvons-nous vous tenir compagnie ?

Les deux jeunes femmes s’invitèrent à notre table. Je levai la main pour commander d’autres cruches de vin. Elles parlaient arabe avec un accent castillan. L’une était brune, avec des yeux effrontés, la seconde blonde avec des traits doux.

– Chrétiennes ? demanda Giwar. Elles hésitèrent puis acquiescèrent. La brune

enchaîna. – Les hommes préfèrent les chrétiennes car elles

font au lit ce que n’osent pas les musulmanes. Giwar eut un rire sonore. La brune continua,

s’adressant à lui. – J’ai rarement vu une peau si sombre ! D’où

peux-tu venir ? Giwar, dans un premier temps surpris par l’audace

de la brune, répondit avec un grand sourire. – Je suis un Touareg Imousher, de la pire espèce ! – Ah ! s’exclama-t-elle. J’ai déjà été au lit avec un

homme du Désert ; j’ai juré de ne plus le refaire, sauf contrainte et forcée.

– D’où êtes-vous ? leur demandai-je. Elle détailla mes vêtements avant de répondre.

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– Jerez de la Frontera18. – Ce qui explique votre parfait arabe. – Monseigneur, pour dix dirhams19 peut m’avoir

toute la nuit et je lui ferai ce qu’il veut. La brune passait à l’offensive, mais elle ne me

plaisait pas. – Dix dirhams ! s’étrangla Giwar. C’est le salaire

mensuel d’un honnête artisan. Tu nous prends pour des nantis ?

Elle ne répondit pas. Malgré une féroce concurrence, les tarifs des femmes de plaisir étaient à la hausse.

– Ton amie est muette ? Je n’ai pas entendu sa voix, demandai-je.

La brune vexée, donna un coup de coude à son amie. Celle-ci rougit, incapable d’articuler le moindre mot. Elle me plut encore plus. Il était bien tard, le cabaret se vidait de ses clients, les danseuses étaient fatiguées ou occupées, l’orchestre s’était assoupi. Je tendis vingt dirhams à la brune.

– Je veux ton amie. Tu auras ton deuxième Touareg. Notre demeure n’est pas loin d’ici, allons-y !

La brune voulut parler puis se tut. Elle jeta un regard désespéré à Giwar, puis elles se levèrent.

18 Jerez de la Frontera : Xérès : ville espagnole située au sud de l’Andalousie, ancienne cité almohade. Elle a été reconquise par le roi Alphonse X en 1264 19 Dirhams : monnaie d’argent, frappée en Andalousie, dont la valeur initiale fut le dixième de la monnaie étalon : le Dinar d’or almoravide. Les dirhams d’argent andalous furent à l’époque une monnaie recherchée dans tout l’Occident.

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Le soleil venait de se lever. Je priais salat el fajr20 en compagnie de Saber. C’était notre rituel, ces dernières années. C’était aussi la seule prière que je faisais. Ensuite, nous partagions le petit déjeuner à la terrasse, profitant de la fraicheur matinale et des senteurs des arbres du jardin.

Saber avait dix-sept ans. Il était brun, mince, et avait les beaux traits de son père21. Mais s’il avait hérité la beauté d’Alyes, il avait la détermination et le caractère ombrageux de sa mère, Zahra. De plus, à croire que la chirurgie pouvait s’hériter, il était remarquablement doué pour cet art, et malgré son jeune âge, un des meilleurs étudiants en chirurgie de l’université de Gharnata.

– Beaucoup de travail t’attend aujourd’hui ? lui demandai-je, en sirotant mon verre de lait.

Il dévorait el Kesra22 recouverte de miel. – Oui… Il me jeta un bref regard. – Tu n’as pas dû beaucoup dormir, cette nuit. – Fils, tu verras qu’en vieillissant, il apparaît plus

important de vivre que de dormir. – Oui… Je dois y aller. Il m’embrassa sur le front.

Bonne journée, baba. – J’ai à te parler, Saber. – Je t’écoute, baba.

20 Salat el fajr : prière de l’aube et première prière de la journée du rite Musulman. 21 Voir Les Meheirs II. 22 Kesra : galette fine berbèreà base de semoule, d’huile ou de beurre fondu.

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– Assieds-toi ! Tu n’as jamais le temps. Tu es absent toute la journée, et quand tu rentres le soir, tu disparais à la mosquée et on ne te voit plus.

– C’est ainsi, répondit-il sur un ton ironique. Mosquée pour certains, cabaret pour d’autres, c’est Gharnata.

Je décidai de ne pas relever son sarcasme. – Justement, nous devons la quitter. Cela fait sept

ans que nous y sommes. Nous n’avons jamais passé plus de temps dans une ville. Je sais que pour tes études, cela ne sera pas facile.

Il me jeta un regard soupçonneux. – Pour aller où ? – Je ne sais pas encore, mais certainement au

Maghreb. Ses yeux s’illuminèrent. Il m’embrassa une

seconde fois. – C’est la meilleure nouvelle de l’année. Tu sais

baba, je t’adore. Demande juste à tes maitresses de faire moins de bruit, la nuit.

Je restai bouche bée, tandis qu’il disparut. Plutôt de bonne humeur, je pris un écrit d’El

Kindi23, attendant que Thalia se lève. J’avais entamé une bonne trentaine de pages, le soleil était déjà bien haut dans le ciel, quand elle apparut.

– Bonjour, baba !

23 Abou Yousouf Yakoub ibn Ischaq el Kindi ; dit El Kindi, Alchindius en Occident. Né vers 800 à Kouffa (Irak), décédé en 873. Il fut un éminent philosophe, mathématicien, médecin, musicien. Il dirigea la Maison de la Sagesse (Beit el hikma), sous les Abbassides et fut un contemporain d’El Khawarizmi

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Elle déposa un baiser sur mon front et s’assit face à moi, dévorant goulûment une grenade.

– Que lis-tu, baba ? – El Kindi. Je le lis rarement. – Pourquoi ? – Il n’est pas mon philosophe favori. Mais

l’ouvrage que je tiens, est fabuleux. L’application des mathématiques à la pharmacologie est un précieux outil, notamment dans le domaine de la préparation des médicaments.

– Excellent… C’est Iknan qui va être ravi. Elle était vêtue d’une courte chemise de nuit. Elle

savait que je n’aimais pas la voir habillée ainsi, mais ce matin, je n’avais pas envie de me disputer avec elle.

– Je dois te parler de quelque chose. – Comme tu n’as rien dit pour ma tenue, je

m’attends au pire. Vais-je avoir un petit frère ou une petite sœur ?

Devant ma tête ahurie, elle partit dans un grand rire.

– Ce n’est pas gentil de te moquer de ton vieux père.

– Vieux ? Ce n’est pas la première chose qui me viendrait à l’esprit, vu le vacarme de cette nuit.

– Thalia ! Tu es… – Oui ? – Désespérante, tu dépasses les limites !

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Elle s’attaqua à el Temina24avec une cuillère en bois et déposa un second baiser sur mon front.

– Pardonne ton effrontée de fille, baba. Elle me sourit, je ne pus que lui rendre son sourire.

Son visage me rappela celui de sa mère et je ressentis une fulgurante nostalgie.

– J’espère que ce long soupir n’est pas à cause de moi.

– Non, ma fille… – De quoi veux-tu me parler ? – Tu connais notre vie, Thalia. Depuis, que nous

avons quitté Mendès, nous avons changé de lieu de vie tous les trois à quatre ans. Nous nous sommes astreints à ça, pour notre sécurité, pour nos secrets, pour le danger que peuvent représenter les autres pour nous, pour toi… Je sais que Gharnata a été pour nous tous, un enchantement. Je sais que ces années passées ici, seront incomparables, mais sept ans, c’est trop. Nous devons penser à partir.

– Pour aller où ? – Retourner au Maghreb. Elle grimaça. – Pourquoi ne pas rester en Andalousie ? Pourquoi

ne pas aller à Cordoba25 ? Ichbilia26 ? Moursiya27 ?

24 Temina : plat berbère à base d’une pâte composée de semoule grillée, miel et beurre fondu. Elle est consommée le plus souvent au petit déjeuner. 25 Cordoba : Cordoue, première capitale de l’Andalousie et devenue un califat indépendant en 929. Elle fut une cité dont la taille et le rayonnement ont été comparables à ceux de Baghdad. Elle fut reprise en 1236 par Ferdinand III de Castilles

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– Ces villes sont aux mains des Chrétiens, je te rappelle.

– Nous avons bien vécu deux ans à Palerme. – Ce temps est révolu, je le crains, ma fille. Elle baissa ses grands yeux bleus. Elle resta

silencieuse un moment. La tristesse tenta de forcer son cœur, mais la joie de vivre de cette jeune fille était telle, qu’elle constitua un barrage infranchissable. Elle s’assit à coté de moi et me prit la main dans un grand geste de tendresse.

– Ta décision est prise, baba ? – Oui, ma fille. – Quand partons-nous ? – Le plus tôt sera le mieux. – Alors, à une condition… – Laquelle ? – Que tu tiennes ta promesse. – Quelle promesse ? – Que nous visitions l’Andalousie, encore une fois. – Cela risque d’être compliqué. – Que toi et moi, baba. Tu le dis toi-même

souvent. Nous ne savons pas ce qu’il adviendra de ce magnifique pays.

Je soupirai. – Que dois-tu faire, aujourd’hui ?

26 Ichbilia : Séville, une des importantes villes andalouses. Elle fut un pôle économique et culturel majeur. Elle a été reprise par les Castillans en 1248. 27 Moursiya : Murcie, cité fondée en 831, par l’émir de Cordoue Abderrahman II et reconquise en 1296 par Jacques II d’Aragon