LES LYS ET LE LION EN AMÉRIQUE

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LES LYS ET LE LION

EN AMÉRIQUE

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DU MEME AUTEUR

Les Transplantes, roman Les heures qui sonnent, poèmes Vieille chanson dans un parc, un acte en vers Récits et chroniques Sketches d'Autriche Conte tchèque, trois tableaux en vers Une femme se noie, roman De l'Alaska à la Terre de Feu, voyage Sous le signe du soleil, voyages d'Afrique L'architecture latine en Amérique du Sud Tableaux huguenots Espace, roman L'Amérique en bras de chemise, préface d'André Maurois La Louisiane française (New York) L'épopée de la fourrure (Montréal)

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RÉGINE HUBERT-ROBERT

LES LYS ET LE LION EN AMÉRIQUE Une guerre franco-anglaise

É D I T I O N S A L B A T R O S 14, rue de l'Armorique - Paris-15

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© Editions Albatros, 1980

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I

Autour de la coque de bois des baleines émergent pesamment, repren- nent leur souffle.

Les vents sont contraires et, à la cape, le navire s'abandonne aux vagues. Les cent-vingt tonneaux de la Grande-Hermine sont bien peu de chose quand la mer est grosse. Dans la brume, les oiseaux gris, paraissent blancs, fantomatiques, sans volume. Ils volent en tourbillons angoissés avec des cris sinistres.

Devant une île, Jacques Cartier commande de mettre en panne. Des hommes prennent terre, bâtonnent des centaines d'oiseaux de mer pour les saler, ramassent des œufs. Sur un îlot, on tue une bête à la grand'dent, dont l'équipage se régale.

Au début de juillet, dans le havre du Blanc Sablon — une échan- crure du Labrador — La Petite-Hermine et l'Emerillon rallient la Grande- Hermine. Le capitaine-général est tout heureux de retrouver son monde. Les trois navires ont quitté Saint-Malo le 15 mai.

Le vent vient bon et convenable, annoncent les maîtres. La petite flotte appareille.

Le 10 août 1535, jour de la fête de Saint-Laurent, la mer océane s'humilie, devient golfe: «le golfe de Saint-Laurent ». Cinq jours plus tard, une grand île apparaît et on porte dessus à pleines voiles. Du tillac de la Grande-Hermine, deux sauvages habillés de braies et de sayons rou- ges l'inspectent d'un regard laqué. Cette île « Assomption » (1) semble ingrate. Thomas Fromont, maître du navire, hésite à poursuivre sa route au ponant mais Jacques Cartier est péremptoire : « Les sauvages nous certifient que c'est le commencement du grand silène de Hochelaga, lequel va en étrécissant si loin que jamais homme n'a été au bout qu'ils eussent ouï. Voyant leurs dires et qu'ils affirment, ne veux passer outre qu'après avoir vu le reste. »

La route est difficile dans ce fleuve «Saint-Laurent», plein d'écueils et de bâtures. On cargue les voiles à l'entrée de la nuit et on avance de jour.

Est-ce un fleuve ou un golfe ? C'est une immense nappe d'eau.

(1) Ile Anticosti.

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Que va-t-on rencontrer, la mort ou l'amitié ? Tous attendent tête haute. Cent-dix hommes contre une terre inconnue. On arrive peut-être en Chine, pays dit-on infesté de pirates. A tout hasard, sur le pont, le pierrier est chargé.

Des marsouins blancs accompagnent la vogue. Par la jambe droite, une haute chaîne se dessine. Le capitaine Jacques Cartier ordonne de longer cette côte, qu'il observe attentivement : « des boules, des pruches, des pérusses ! Compagnons, un arbre suffisant à mâter un navire, aussi vert qu'il est possible et sur un roc sans y avoir aucune saveur de terre. C'est merveillable ! »

Dans la montagne rocheuse, boisée de bouleaux, de pins et de sapins, une rivière s'insinue. Taiguragny et Domagaya — les deux sauvages emmenés en France l'année précédente par Jacques Cartier après qu'il eut pris possession de la côte océane — disent en assez bon français que cette rivière s'appelle « Saguenay » et son havre « Tadoussac ».

Dans les îlots, les canards branchus à huppe pourpre fleurissent étrangement les saules, leurs perchoirs du moment. Leur beauté les préserve. Les hommes se contentent de tuer pluviers et sarcelles.

Le vent en poupe, les navires remontent le courant, invitant comme une grand'route, vers leur destin. Jamais encore les navigateurs n'ont connu la munificence de tel chemin, ouvert dans la densité de la sylve. La forêt est une voie royale sur laquelle, pour la première fois, les lys de France claquent au vent.

Sans en croire leurs yeux, cygnes immaculés et outardes perlées s'élèvent des joncs au passage de ces bêtes insolites qui ont des ailes et ne volent pas.

Dans « l'Ile aux Coudres », pieusement les équipages écoutent la messe, lue à haute voix par le capitaine. Sous un haut « cap de Tour- mente », le vent et le mascaret barratent le fleuve, on attend la brise et la marée favorable. Les maîtres ne lâchent plus leurs sondes, s'écartent de « l'Ile aux oies », palpitante d'ailes claires lisérées de noir. Dans « l'Ile aux Grues », celles-ci s'ébouriffent de plaisir au bon soleil et, sur un pied, regardent civadières et misaines faire aussi le gros dos.

Une longue île, couverte de pampres, est incontinent baptisée « Isle de Bacchus ». Des naturels de la nation des truchements pêchent là. Sans manifester aucune crainte, ces Ouendots apportent des anguilles et des grains jaunes appelés par eux « mahiz ».

Enduits de terre rouge et d'huile de tournesol, leurs raides cheveux noirs sont arrangés de curieuse façon. Deux tresses, ornées de plumes, pendent sur leurs oreilles, le reste de leur chevelure, taillée irrégulière- ment, se hérisse sur leur tête comme le poil d'un sanglier. Des hures ! s'écrient les maîtres. Ces sauvages deviennent des Hurons.

C'est le commencement des terres de Canada, le pays des villages, dont on est séparé par un passage très courant. On le traverse et les navires se posent. Des canots d'écorce arrivent. Donnacona, chef de Stadaconé (2), le village huron tapi au pied d'un énorme rocher ombrant la rive, s'approche pour bienvenir les premiers hommes blancs. En gesti- culant, il fait un long discours.

(2) Québec.

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Cherchant un havre, en bachot le 14 septembre Jacques Cartier passe la barre d'une petite rivière, en aval du haut rocher. « Là, déclare-t-il, je pourrai mettre mes navires à sauveté. » La Grande-Hermine et la Petite- Hermine s'embossent dans cette rivière « Sainte-Croix » et sont amarrées aux arbres de la rive, qui commencent à se rouiller. Dans le fleuve, l'Eme- rillon — galion de cinquante tonneaux — reste assis sur ses ancres en attendant de conduire le capitaine à Hochelaga, principale bourgade des Hurons.

Des grives picorent les raisins autour des troncs d'arbres, des tourtes cendrées à gorgeron rouge tirent sur les pois, des oiseaux-mouches plon- gent dans les calices des bignognes. Le bruit des cognées les chassent quand on abat des chênes pour commencer un fort.

Sur la rive, où des hommes armés de piques et de hallebardes montent la garde, Donnacona et cinq cents Hurons sont reçus avec apparat par Jacques Cartier. Malgré ces égards, le chef semble morose. Taiguragny s'approche du capitaine : « Donnacona est marri que les Français portent tant de bâtons de guerre parce que de leur part n'en portent nuls. »

— « Pour sa marrisson, on ne laissera point de les porter, c'est la coutume en France », répond sèchement Jacques Cartier.

Le chef harangue. Soucieux de conserver des avantages entrevus, il offre au capitaine trois enfants à condition qu'il n'aille pas à Hochelaga. Le capitaine ne changera rien à ses projets, il préfère renoncer aux enfants. Après une longue consultation, Taiguragny soupire : « les enfants sont donnés de bon amour. » Deux épées et deux bailles d'étain consolent le chef, pour qui le métal est une révélation.

Vêtues d'une cotte de peau ne masquant que leurs cuisses, les sau- vagesses dansent dans l'eau clapotante. Le capitaine leur donne des patenôtres de verre. Tous les sauvages, nus hormis un petit morceau de peau placé où il faut, considèrent avec curiosité le capitaine de France à barbe courte, les soies des gentilhommes les ébaubissent. Les Français n'ont pas moins d'étonnement devant ces corps noirs, rouges ou violets, gravés de serpents et de lézards.

Par l'entremise de Taiguragny, Donnacona supplie le capitaine de « lâcher la chose de guerre dont on lui a fait fête ». Bon prince, Jacques Cartier fait tirer vers le bois une douzaine de boulets par le pierrier. Ter- rifiés, les Hurons poussent des hurlements.

Une dernière fois les truchements essaient de faire abandonner le voyage à Hochelaga. Il y gèle, l'endroit est dangereux, leur dieu a parlé. « Votre dieu n'est qu'un sot, répond Jacques Cartier, si vous n'êtes déli- bérés d'y aller de bon courage, demeurez. »

L'Emerillon prend le vent, remonte le courant. Les hauts sapins tachent de vert foncé la forêt ambrée. « Ce pays est beau en perfection», confie le capitaine à son beau-frère Macé Jalobert, comme lui de Saint- Malo.

Le fleuve se gonfle, devient lac. On cherche en canot la bonne voie. Des sauvages, accourus sur la rive, indiquent le chemin conduisant à Hoche- laga, « la chaussée des bièvres ». Le capitaine s'émerveille « du bon amour de ces gens qui s'assemblent sur lui, faisant chère inestimable et affleu- rance, apportant leurs enfants à brassées pour lui faire toucher. » Sa conte-

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rie de Venise enchante les femmes, qui avec du fil d'ortie broderont leurs cottes de ces petites perles de verre.

Le lendemain matin, Jacques Cartier prend terre, sur le chemin déjà givré ouvre la marche. Resplendissant, Claude de Pontbriand se tient à sa droite. Sur le pourpoint aurore de Charles de la Pommeraye, les passements d'or semblent des éclats de soleil. Vingt-cinq compagnons sui- vent, avec quelques instruments de musique.

Un notable arrive, fait un discours auquel les Français — sans tru- chement — n'entendent rien mais sa joie est transparente lorsque le capi- taine lui donne une mitaine, sorte de hachot, lui passe au cou une croix.

Au pied d'une montagne que Jacques Cartier appelle aussitôt « Mont Royal », ce 20 octobre 1535 on franchit la porte de Hochelaga (3). L'enceinte ronde est soigneusement examinée par Jean Guy on : « trois rangs de bois joints et confus, d'une hauteur de deux lances et la rangée du parmi est perpendiculaire. » Une galerie de bois, garnie de pierres pour la défense, surmonte la clôture. Cinquante grandes maisons d'écorce sont ordonnées dans l'enceinte.

Sur la place, joyeusement les habitants caressent le visage et le ven- tre des visiteurs. On les fait asseoir sur des nattes et les sauvages s'accrou- pissent autour d'eux, « comme si nous voulions jouer un mystère » mur- mure Jacques Cartier. Sans moyen de s'exprimer, il attend.

Il n'attend pas longtemps. Porté par dix hommes, le seigneur du lieu arrive, est déposé sur une peau de cerf. Seule la bande rouge en brins de porc-épic qui le couronne dénote son état. Perclus, le veillard montre ses bras et ses jambes. Avec compassion, le capitaine-général les frotte.

Ses mains doivent avoir d'étranges propriétés. Par enchantement ou persuasion le vieux chef se sent soulagé, sourit, jargonne, tend sa couronne au capitaine, le bon sorcier. Jacques Cartier s'est avancé plus loin qu'il n'en avait l'intention, malades et infirmes s'approchent. Interloqué mais n'en montrant rien, consciencieusement le capitaine frotte bras et jambes.

Cependant, ce rôle de mire lui déplaît, il préfère tracer des signes de croix sur les fronts vermillons. Ce n'est pas assez, quelque cérémonie s'impose. Sa toque à la main, il lit à voix haute la Passion de Notre-Sei- gneur. Dans un silence unanime, les sauvages écoutent et copient tous les gestes des Français.

Après avoir fait ranger tout le monde sur trois côtés, le capitaine donne aux hommes couteaux et hachots, aux femmes des patenôtres, aux enfants des bagues et des Agnus Dei d'étain. Sur son ordre, les trompettes sonnent, accompagnées des flageolets et des hautbois. Charmés par ces sons inconnus, les sauvages conviennent à un festin mais les Français, méfiants, acceptent seulement des tourteaux de mahiz cuits sous la cendre.

Avant de repartir, Jacques Cartier, porté sur les épaules des sauva- ges, va voir le grand saut du fleuve qui empêche de naviguer plus loin. En descendant le Saint-Laurent, à l'indignation des canards noirs jusqu'ici tranquilles, il plante une croix dans une « Ile de Foix ».

Le fort Sainte-Croix est terminé, à l'intérieur de la palissade les logements de madriers sont chauffés par des cheminées construites avec les pierres du rivage. C'est le premier établissement de l'Amérique septen-

(3) Montréal.

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trionale. Une centaine d'hommes blancs peuplent une terre dont ils ne connaissent ni la forme ni l'étendue et qu'ils s'imaginent être part de l'Asie. Tous sont ardents. L'air est neuf, la forêt n'est pas layée, le pays n'a jamais servi. Les sauvages ne l'utilisent guère, ne l'humanisent pas véritablement. Leur mimétisme est trop parfait, ils font partie de la masse intacte de nature.

Dans cette unité sylvestre, les hommes se divertissent et améliorent l'ordinaire. On bâtonne les perdrix grises, on attrape au trébuchet les batteurs-de-faux. Les perdrix noires, dont le tour des yeux et le bec resplendissent comme escarboucle, ont goût de raisin.

En grand arroi, le capitaine-général se rend à Stadaconé, par cour- toisie fume une herbe, le pétun, mais n'y trouve que déplaisir. Donnacona est tout heureux de recevoir un grand bassin d'airain ouvré, des couteaux et des bagues sont distribués à tous.

Les aménités du chef n'ont pas complètement rassuré. On creuse un fossé autour du fort et, ses escopettes prêtes, le guet veille toute la nuit. Le changement de garde est fait à trompette sonnante pour que nul n'en ignore.

Jacques Cartier écrit, dicte ses observations à Charles Guyot, l'écri- vain.

« ... ces peuples croyent quand trépassent vont es étoiles puis en beaux champs verds... Ilz amassent une herbe, la seche et la porte au col avec un cornet de pierre ; a toute heure ilz font poudre, la mettent a bout du cornet un charbon de feu par-dessus et soufflent par aultre bout ; tant s'emplissent le corps de fumée qu'elle en sort par la bouche et les nazilles comme tuyaux de cheminée : ilz disent que cela les tient sains et chaudement... ilz ont une aultre coutume fort mauvaise de leurs filles car depuis que sont d'asge a aller a l'homme elles sont mises dans une maison de bordeau, habandonnées a tout le monde quy en veult jusqu'à ce qu'elles ayent trouvé parti...

Les écrits s'entassent dans l'étudiole. Les feuilles volent en tourbil- lons mordorés et colombins. Avec un cri aigu d'adieu aux joncs, les oies, les canards, les grues, dans le ciel fané partent en fer de flêche vers le sud plus clément. Avec un long chant filé, le vol des grands cygnes siffleurs descend de l'Arctique pour les rejoindre. Les arbres ne sont plus que des membrures tristes. Seuls les pins et sapins restent fidè- les, leur vêture sombre n'est pas une joie fugitive.

Le vent du nord amène de furieuses froidures. Les bords du fleuve commencent à se figer, la solidité gagne. Dès le mois de novembre, les navires encagés dans les glaces sont doublés d'un cristal épais, la neige dépasse les coques. Les sayons de camelot, les huques de ras ne valent rien par ce temps pointu. Les velours des gentilhommes sont insuffisants, leurs chausses sont trop fragiles.

Gelé, le breuvage ne coule plus dans les chanterelles. Les pipes rem- plies de lard à Saint-Malo se vident, les repas sont brefs. Et pourtant le gibier ne manque pas mais les lièvres restent dans leurs terriers. Parfois des perdrix blanches surviennent et se laissent assommer sans broncher.

Les grosses pièces rôdent. La grand'bête, l'animal le plus noble de . la forêt, broute les branches basses des sapins. L'élan ballote ses longs

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naseaux en soufflant de dédain et porte avec orgueil ses bois plats, échan- crés comme un feuillage. Auprès de sa puissance, les dix cors de France semblent aux gentilhommes gibier de manant mais il est trop dispos, disent-ils, pour qu'on lui baille la chasse. Les naturels l'appellent « ori- gnal ».

La neige haute est une prison, personne ne sait marcher avec les raquettes lacées de peau des Hurons. Dans le fort, les longues soirées s'éti- rent en conversations. Jacques Cartier est en famille, douze membres de l'expédition sont ses parents ou ceux de sa femme. Catherine des Granges, la fille du connétable de Saint-Malo.

Les gens de mer aiment s'étendre sur leurs aventures. Etienne Noël, neveu et filleul du capitaine-général, veut tout connaître de sa première navigation dans les eaux des terres neuves.

Silencieusement, Jacques Cartier regarde en arrière. Bien que Fran- çois I eut signé le concordat de Bologne mettant le clergé français sous l'autorité du roi, qui avait la disposition des dignités ecclésiastiques, il avait décidé d'en remontrer au pape. Jamais il n'avait accepté la bulle divisant les terres découvertes entre des rois d'Espagne et du Portugal.

C'était le temps où les marchands de Lyon rêvaient d'une route maritime vers la Chine et ses soies, où tout un chacun parlait d'or car le capitaine Fleury, de la flotte de Jean Ango — riche armateur de Dieppe — avait en 1523 fait prise d'un galion espagnol portant les trésors de Quatimozin. Le roi François s'était attaché un navigateur floren- tin, Giovanni Verrazano, lui avait commandé de faire route outre le pays d'Irlande pour découvrir des terres n'appartenant pas à des princes chrétiens.

Partie du Havre avec deux autres nefs, sous la guidance d'Antoine de Conflans la Dauphine, en mars 1524, avait mouillé dans une baie au long de la côte dénommée Florida onze ans plus tôt par Ponce de Léon. Tirant droit son chemin au nord, la Dauphine, le 17 avril, avait jeté l'ancre « dans un endroit fort agréable entre deux petites collines, où coulait une grande rivière venant se jeter dans la mer » (4). Après la prise de possession de cette contrée, baptisée « Terre d'Angoulesme » (5) en l'honneur du roi, pendant deux semaines l'équipage avait troqué des marchandises aux naturels du rivage. Rangeant au nord la côte en piquant des enseignes, donnant à une île le nom de « Louise » (6) en souvenir de la mère du roi, le navigateur était parvenu à un « passage des Châteaux, à l'ouest de la Terre-Neuve des pêcheurs. Au nom du roi très chrétien, solennellement il avait pris possession de cette « Terra Francisca » de 25° en latitude à 50° vers Nord, en longitude de 219° à 330°.

Revenu à Dieppe en juillet, Verrazano avait rendu compte de son voyage à la cour mais les temps étaient troublés. La France luttait contre l'Espagne et l'Angleterre. Ensuite le roi avait été fait prisonnier à Pavie et, à peine libéré, avait recommencé à guerroyer sans se soucier de sa « Fran-

(4) Baie de New York et entré de l'Hudson, Brooklyn et Staten Island. (5) Staten Island (New York City). (6) Narrangaset Island (Massachusetts).

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ciscaine ». Pourtant tout le monde parlait d'or, c'était l'époque du pillage du Cuzco, de la rançon d'Atahualpa.

Jacques Cartier connaissait le voyage du Florentin, l'envie lui avait pris d'en faire autant. L'amiral de Brion, Philippe de Chabot, songeait à faire quelque établissement dans les terres nouvelles et avait chanté au roi les louanges du Malouin. A voix haute, Jacques Cartier rend hommage aux vues du grand amiral de France.

« Lors, pour commencer mon narré, on me fit grâce de me mener au roi et à iceluy fit requête. Notre bon sire François commanda au tré- sorier de sa marine de me compter six-mille livres tournois pour une navigation au parachèvement de la découverte des terres occidentales étant sous le climat et parallèles de ses royaumes. Cuidait trouver en icelles grande quantité d'or et autres riches choses. Le vingt-et-unième jour d'avril 1534, partîmes de Saint-Malo avec deux nefs de soixante tonneaux et navigâmes avec tel heur que le dixième jour de mai atterîmes au Cap de Bonne-Vue en la Terre-Neuve. Partîmes vers la côte, trouvâmes les havres de Brest et du Blanc-Sablon et un autre nommé Jacques Cartier.

— Est-ce bonne terre tout ce Labrador ? — « Seulement pierres et rochers effarables et mal rabotés, n'y a que

mousse et petit bois avorté. J'estime mieux qu'autrement que c'est la terre que Dieu donna à Caïn. »

— « Fîmes route au sud, nommâmes Ile Brion une île pleine d'arbres de grande odeur et de roses de Provins. En une baie de la terre ferme, à la pointe des sauvages firent signaux d'amitié. Deux hommes leur portèrent des ferrements et un chapeau pour le capitaine. Ils démenèrent merveilleuse joie et baillèrent tout ce qu'avaient tellement que restèrent nus dans leur nature. »

— Est ce beau terroir ? — « Le plus beau qu'il soit possible à voir, il n'y a si petit lieu

vide de bois qui ne soit plein de blé sauvage, de pois aussi épais comme semé par laboureux, de groseilles, de fraises, de roses, d'herbes de bonne et grande odeur. Sont aussi des rivières avec force saumons. Nommâmes ce lieu « Baie de Chaleur ». Serrâmes la côte pour reconnaître, le temps se tourna en ire et nous convint de nous poser dans le travers d'une rivière. Des sauvages venaient franchement près de nos nefs, leur donnâmes cou- teaux et petites besognes. Les femmes, toutes en monceau, s'assemblèrent sur moi, me frottant de leurs mains, donnai à chacune une clochette d'étain et incontinent commencèrent à dancer, disant plusieurs chansons. »

« Le vingt-quatrième jour de juillet 1534, à l'entrée du port (7) plan- tâmes une croix de trente pieds avec un écusson à trois fleurs de lys et un écriteau où était marqué « Vive le roi de France ». Nous mîmes à genoux et les sauvages firent plusieurs admirations autour de la croix. »

« Nous étant retourné dans nos navires, vint le capitaine et ses deux fils. Leur fîmes grande chère, montrâmes que retournerions avec des ferre- ments mais voulions emmener les fils. Accoutrâmes Taiguragny et Doma- gaya de livrées et de bonnets rouges, de quoi se contentèrent fort et à ceux restant donnâmes mitaines et couteaux. Le lendemain, le vent vint bon, mîmes fors du port et rentrâmes en France.

(7) Gaspé, C a n a d a .

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Antoine des Granges interroge : Fûtes-vous le premier, avec Verrazano, à connaître de votre vue les terres nouvelles ?

— « Avant le siècle, Normands et Bretons faisaient pêcherie de molües sur les Grands-Bancs et les Basques y baillaient la chasse aux baleines. A preuve que lors que le roi d'Angleterre Henri Septième, en 1497 envoya pour la découverture et la possession le vénitien Jean Cabot et son fils Sebastien, iceux, ayant trouvé la Terre-Neuve, le Labrador et fai- sant route au long du pays où plantâmes la croix ouïrent que les sauvages appelaient les molües « baccalos » comme les Basques, quand dans leur langage se nomment « apégés ». Le Portugais Corte-Real, qui vint dans ces parts en l'an 1501, trouva même nom. »

Jacques Maignart veut placer son dire : Quand le capitaine Jean Denys est revenu à Honfleur en 1506, il a rapporté des cartes de la Terre-au-Breton et de l'île Terre-Neuve où, dans le havre Saint-Jean, il avait trouvé douze navires de pêche, dont quatre rouennais. Il rappelle que l'armateur Jean Ango, de Dieppe, a créé la première habitation fran- çaise à Terre-Neuve. En 1508, Thomas Aubert a conduit là des Normands sur « la Pensée » et a ramené deux sauvages, les premiers vus en France.

On ne peut pas toujours tuer le temps en conversant, la claustration semble longue mais on a maintenant du gibier. Dans la neige épaisse, les Hurons prennent des élans en tendant la nuit des filets d'ortie entre des branches d'épinette, leur gourmandise. Ils finissent les bêtes à l'épieu et les traînent jusqu'au fort pour avoir des couteaux.

Par malheur, en décembre, la maladie frappe Stadaconé et le fort. La plupart des Français sont immobilisés sur leur paillasse. Vingt-cinq cadavres sont déposés dans la neige en attendant de pouvoir ouvrir la terre. François Guitaud, l'apothicaire, applique en vain poudres et onguents. Samson Ripaud, le barbier-chirurgien, ne peut que hocher la tête : « les compagnons perdent leur substance, les nerfs sont retirés. »

Jacques Cartier ne voyage jamais sans la grande médaille miraculeuse de la Vierge du Roc Amadour, que les marins en péril clouent au mât. Par ses quatre oreilles, on la cloue à un arbre. Malgré le froid, les malades se traînent jusqu'à la remembrance : Madame la Vierge, ayez merci ! Dévotement, tous écoutent la messe lue par le capitaine, son vœu d'aller prier au Roc Amadour si l'expédition rentre en France. Sainte Dame, ayez merci !

Et pourtant ce même jour Philippe Rougemont trépasse. Pour étudier ce mal de la terre (8), Jacques Cartier fait ouvrir le corps. Charles Guyot note : « cœur blanc et flétri, environné d'un pot d'eau rousse comme dacte ; le foie beau mais le poumon noirci et mortifié... »

Plus un homme n'est valide quand le capitaine — lui-même mal en point — voit un Huron qu'il savait malade se promener gaillardement. Un arbre l'a guéri. Des rameaux de ce sapin rare sont portés à Sainte- Croix, les malades boivent une décoction de feuilles et le marc est appli- qué sur les parties atteintes. Bientôt le mal est accoisé. Plus du tout dolent, Jacques Cartier s'épanouit : « Un vrai et évident miracle Si tous les médecins de Louvain et Montpellier avaient été ici, ils n'en auraient pas fait tellement en vingt ans que cet arbre ne fit en dix jours. »

(8) Scorbut.

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Les Français reprennent leurs fredons. Autour de l'âtre, on recom- mence à parler du pays natal. Les gentilhommes vantent le Collège de France mais la doctrine de Calvin n'est point de leur goût. La réformation trouble l'esprit quand on y pense. On y pense rarement, les jours sont remplis de choses neuves.

En corvée de bûchage, Guillaume entame de sa cognée un érable et, sur les conseils d'un Huron, en recueille de suc. Claude de Pontbriand — échanson du dauphin — en emplit son gobelet : « Ce jus est d'autant bon goût et délicat que bon vin d'Orléans ou de Beaune ! » On voudrait en remplir des hanaps, Jean des Chambeaux surveille jalousement l'écou- lement de la sève dans les petits pots d'écorce.

Des bruits sourds claquent sur le fleuve comme des fouets clandes- tins. Les glaces se gercent. Des fissures hésitent puis s'abandonnent. Des lignes folles, mouvantes, tracent des arabesques sur la solidité glauque. L'étrave des navires tressaille d'impatience.

Un matin d'avril, la débâcle commence. Le fleuve grisâtre charrie en se dépêchant des blocs maladroits dont on ne reconnaît déjà plus les clivages. Bousculées, les carènes de chêne retrouvent leur raison d'être. Jacques Cartier se préoccupe du retour mais les survivants du mal de la terre ne sont pas assez nombreux pour manœuvrer trois navires. Toute heureuse d'être redevenue nave, la Petite-Hermine frétille dans la rivière Sainte-Croix, le capitaine décide de l'abandonner là.

Le 3 mai 1536, il invite les Hurons une dernière fois, devant le fort plante une haute croix aux armes de la France, portant une inscription « Franciscus Primus der Gratia Francorum Rex Régnat. »

En prévision d'un prochain retour, Jacques Cartier croit bon d'avoir des otages car l'humeur des sauvages est changeante. Avec de grandes caresses il fait monter quelques hommes et Donnacona à bord de la nef générale. Du tillac, le chef annonce aux siens qu'il va conter son pays au roi de France, dont il recevra des présents. En son absence, Agona commandera.

La Grande-Hermine appareille, suivie de l'Emerillon. Les navires n'emportent hélas pas d'or mais un petit chargement de peaux de renards, de martres et de bièvres. Ces derniers enchanteront les maîtres-chapeliers de Paris, qui en feront pour la cour des chapeaux de feutre, les chapeaux- bièvres, dont un édit vient de régler la fabrication.

Les arbres verdissent, les oies reprennent possession des joncs, les raisins se dorent et Jacques Cartier ne revient pas. Vide de sillages, plu- sieurs fois le fleuve embâcle et débâcle. Les sauvages attendent cinq ans avant de revoir les voiles de France.

Le roi très chrétien avait d'autres préoccupations. Quand Jacques Cartier est rentré à Saint-Malo, il combattait dans le Piémont, cependant dès la trêve de Nice il s'est inquiété du succès de l'expédition. Jacques Cartier lui a présenté la relation de son voyage et dix sauvages. Le roi l'a prié de les faires instruire et baptiser en Bretagne, où tous sont morts à l'exception des petites filles données.

Pour coloniser cette terre « merveilleuse à ouïr» , François I a choisi Jean-François la Rocque de Robertval. En 1540, à Fontainebleau, par lettres-patentes, il lui a octroyé le titre de lieutenant-général, chef

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ducteur pour l'entreprise des terres neuves de Canada, Hochelaga, Sague- nay et circonvoisines. Quarante mille livres tournois ont été versées au lieutenant-général par le trésorier de l'épargne et il a été autorisé à lever des volontaires. Les sénéchaux des grandes villes ont reçu l'ordre de lui fournir pour les équipages des condamnés à mort et à temps, non prévenus de crime de lèse-majesté ou de fausse monnaie.

En raison de « sa capacité, diligence et courage, parce qu'il avait découvert grand pays des terres de Canada et Hochelaga faisant un bout de l'Asie du côté de l'Occident », Jacques Cartier a reçu à Saint-Prix des lettres-patentes l'instituant capitaine-général et maître-pilote de la flotte.

Bien qu'on eut promis aux maîtres cinquante écus soleil pour recru- ter, les volontaires étaient rares. Les équipages étaient insuffisants car les baillis refusaient de lâcher leurs proies. Vergues hautes, cinq navires attendaient à Saint-Malo, pour ne pas encourir le déplaisir du roi, M. de Robertval a donné à Jacques Cartier l'ordre de partir le premier. Les navires ont mis à la voile et, les vents étant contraires, ont tenu trois mois la mer. Les feux de Saint-Elme qui couraient sur les vergues terri- fiaient les hommes de mauvaise conscience comme une réprobation.

Le 28 août 1541, les navires se posent devant la rivière Sainte-Croix. Tout heureux d'apprendre le trépas de son suzerain, Agona se coiffe d'un fronteau de peau, met cette couronne sur la tête du capitaine en signe de bonne amitié.

En amont du haut rocher, Jacques Cartier trouve un havre meil- leur. Les navires sont amarrés dans la petite rivière.

Sur deux bâtiments, le capitaine renvoie en France Macé Jalobert et Etienne Noël, qui emportent au roi la relation du voyage. Près du « Cap rouge », on commence sur la rivière un établissement appelé « Char- lesbourg Royal » en l'honneur de Charles d'Orléans. En bas, un grand fort palissadé abrite l'expédition, en haut un petit fort monte la garde.

Sur le promontoire, des pierres resplendissent comme diamants, « Les plus beaux et merveilleusement taillés qu'il soit possible à voir, luisant comme étincelles de feu au soleil. » Les hommes passent de longues heures sur ce « Cap-au-Diamant » à chercher fortune.

Laissant le vicomte de Beaupré garder le fort, le capitaine remonte à Hochelaga pour essayer de passer le saut du fleuve. Accueilli par des cris d'allégresse, il remercie avec des peignes et des épingles mais n'est pas dupe de ce bon-vouloir apparent. « Il faut bien se garder de ces joyeusetés » assure-t-il à Martin de Paimpont.

L'hiver est cruel, cependant aucune maladie n'éclaircit les rangs. Le fleuve débâcle tôt, le printemps de 1542 s'annonce par un ruisselle- ment de soleil, des jaillissements vert tendre sur les arbres réveillés. Jacques Cartier est anxieux. Le reste de l'expédition n'est pas encore dans le Saint-Laurent. Les Hurons sont moins amènes, les provisions suffiront à peine au voyage de retour. Le capitaine-général désancre, emmenant tout son monde.

Il va rencontrer à Saint-Jean de Terre-Neuve la petite flotte de M. de Robertval, qui le pressera de rebrousser chemin. Néanmoins, en pleine nuit, Jacques Cartier larguera ses voiles et fera route vers la France.. Le

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Canada est peut-être trop petit pour deux chefs, seigneur et capitaine font mauvaise paire.

Eu juillet 1542, la Léchefroye, la Valentine et la Sainte-Anne mouil- lent dans ce qu'il plaît à M. de Robertval d'appeler « France-Prime » au lieu de Saint-Laurent. Devant la rivière du Cap Rouge, les navires dégorgent deux-cents personnes de toute farine : des gens de travail avec quelques enfants, des gentilhommes, quelques gentil-femmes, des hommes d'armes. Peu de volontaires se sont présentés après le départ de Jacques Cartier, avec des condamnés à temps on va faire une province de France. Un continent attend les fleurs de lys.

L'établissement « France-Roy » prend forme. A l'inverse du précé- dent, il asseoit sur la crête son fort principal : deux corps de logis en bois dominés par une tour. Au pied du roc, une tour de guet veille sur le magasin aux vivres. Bientôt un moulin à vent bat des ailes, un four de terre s'arrondit à l'écart pour boulanger sans risquer l'incendie.

Le pilote Jean-Alphonse Fonteneau, dit de Xantoigne pour être né près de Cognac, recopie son routier et sa Cosmographie avec l'espère et le régime du soleil.

Les navires vont remettre le cap sur la France, ainsi qu'il en a été promis, M. de Robertval remet aux gentilhommes qui les commandent des lettres de pardon et rémission.

Le lieutenant-général n'a aucune dilection pour les sauvages et se montre peu gracieux, perdant ainsi l'avantage de leur chasse. En automne, les victuailles deviennent courtes : le matin un peu de pain et de lard, le soir un morceau de bœuf et deux poignées de fèves par personne pour le hochepot. Les mercredi, vendredi et samedi on mange de la morue sèche ou du marsoin et des fèves.

Frissonnant déjà dans leur jacque de serge, les hommes réclament viande moins creuse, crient à la chicheté. Ils ne s'attendent point à faire carrousse, bien sûr, mais les ventres sont vides.

Les dames font triste figure en ajustant leur robe de velours couleur de temps perdu ou de fleur mourante. Leurs multins de tabis sont déchi- rés par les rochers à la moindre marche.

En souquenille de revêche, les femmes de travail grelottent. Dans la cuisine, le soir autour de l'âtre, avec tendreté elles se lamentent sur le sort de demoiselle Marguerite de Nontron, la nièce de M. de Robertval, qui a fauté sur le navire avec le menuisier Nicolas Guillou. Devant l'Ile aux démons, « où les diables font terrible tintamarre », le sei- gneur courroucé a mis dans un bachot l'orpheline de quinze ans et sa nourrice Damienne avec deux arquebuses, des munitions, un batte-feu, une hache, quelques victuailles. Son galant s'est jeté à la mer pour la rejoindre. Les femmes se signent en pensant à elle, à l'enfançon qui aura des diables pour parrains.

Dans la chambre, chauffée par un gros poêle, on félicite Pierre Frotté de la Brosse d'avoir troqué à un Huron son chapeau pour des saumons secs. Suavement, Jean de la Noire-Fontaine parle d'Erasme et de son « Eloge de la folie ». A la prière des dames, François de la Mire prend son rebec, joue un air de pavane.

L'hiver est âpre, la neige haute, le ciel fermé. Le lieutenant-général

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prend en dégoût le pays, les Hurons et ses ruffians. Pour larronnerie un homme est pendu, de temps en temps des écornifleurs et des ribaudes sont fouettés. Moyennant quoi on vit en paix, dit Jean-Alfonse.

Le scorbut fait son apparition et on ne retrouve pas l'arbre béné- fique de Jacques Cartier car les Hurons sont partis en chasse. Le chi- rurgien, gradué de l'école de Paris, a beau préparer force pots d'hypocras au cinnamone il faut ensevelir cinquante cadavres dans la neige.

Les glaces n'emprisonnent pas une seule coque de navire, pas un mât ne parle du large. Les Français sont encaqués dans la solitude éper- due de l'hiver, de l'isolement, de l'inconnu.

La débâcle du fleuve n'est saluée d'aucune allégresse. Il reste pour trente jours de vivres ou plutôt de jeûne à France-Roy. Les beaux ajus- tements sont en loques, les flûtes des damoiseaux se sont tues. Jean de la Rocque, seigneur de Robertval, ne dit plus mot et Jean de l'Espinay fait de son mieux pour adoucir son souci. Quand il était en peine Clé- ment Marot, le poète trop chéri des calvinistes, ne mettait-il pas en lui tout son espoir. Dans le petit printemps de 1543, le jeune enseigne récite :

« Quand Desespoir me veult faire gémir, voicy comment bien fort de luy me moque. « 0 Desespoir, croy que sous une Rocque, Rocque bien ferme et pleine d'asseurance, pour mon secours est cachée Espérance. Sy elle en sort te donnera carrière et pour ce don recule toy arrière. » Lors, Desespoir s'en va saignant du nez. »

Le lieutenant-général est réconforté par ce rappel des jours heureux. Il fait préparer des canots, en juin part au Saguenay avec une soixan- taine d'hommes pour troquer des vivres s'il se peut. Si malheur leur arrive, les autres retourneront en France sur le petit navire que M. de Royèze fait cheviller.

De Tadoussac, il rapporte un peu de provende. Grâce à ces secours et aux poissons pêchés, les Français sont assez bien en point quand Jacques Cartier, par ordre du roi, vient rapatrier la petite colonie à la fin de l'été.

Sur le Saint-Laurent, on ne voit plus le pavillon de Jacques Cartier, récemment anobli. Les diamants rapportés par lui étaient de simples étincelles de mica, un proverbe court à Paris pour tout ce qui brille à faux : c'est un diamant du Canada.

Pourtant malgré la guerre contre Charles-Quint, en 1545 la publi- cation du second voyage de Jacques Cartier et celle du Routier de Jean- Alphonse Fonteneau éveille une grande curiosité. Après la paix de Crespy, le roi François reprend avec le capitaine ses projets d'outre-mer mais il meurt avant d'y donner forme.

Le Saint-Laurent n'est cependant pas vide de voilures. Morutiers normands et malouins, après la pêche des Grands Bancs, viennent à Tadoussac faire la troque du « pelu » car les pelleteries sont de plus en plus recherchées. Avides de ferrements et de conterie de Venise, les sauvages de la région attendent avec impatience les « mistigoches » ou

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grands canots de bois, c'est-à-dire les Français. En leur honneur ils se parent avec soin, certains sont masqués d'un loup de peinture noire, d'autres tracent des raies rouges et noires partant de leur nez bleu.

En troquant, les pêcheurs se gaussent d'eux, toujours en train de bourrer de pétun leur petit fourneau. Voyez-les souffler dans leurs chalu- meaux, en mourront !

Les Basques viennent harponner les baleines au large de Tadoussac, les finissent à coups de pertuisane et les traînent à « l'Ile aux Basques » où ils font le dégrat. Sur des échafauds, le lard découpé fond dans des fourneaux de terre.

Huile et pelu se vendent bien en France mais le roi Henri II n'a pas le temps de songer à une expédition. La France n'oublie pas pour autant le Canada et l'Arcadie embaumée découverte par le capitaine malouin au sud du Saint-Laurent. On dit que François Rabelais, dans son Quart Livre a inventé Jamet Brayer et le pilote Xénomane à l'image de Jacques Cartier et de Jean-Alphonse Fonteneau. Dans le Cinquième Livre du joyeux auteur, au pays de Satin ou Ouy-Dire tient école de témoignerie, Jacques Cartier est en compagnie des plus illustres voya- geurs.

Chaque maître de navire a quelque chose à conter aux autres bien que les voiles se fassent plus rares à Tadoussac à cause de la guerre de religion. A Venise, Ramusio a publié la navigation de Verrazano et le premier voyage de Cartier. André Thevet, cordelier d'Angoulême attaché à l'expédition de M. de Villegaignon au Brésil, a rapporté outre son voyage ceux de Jacques Cartier et de M. de Robertval dans ses « Sin- gularitez de la France Antarctique aultrement nommée Amérique ».

On se gausse moins des chalumeaux des sauvages. De son voyage au Brésil, le frère Thevet a rapporté des graines appelées « tabaco » par les naturels, les a semées en Angoumois et autour du monastère de Clérac. Longuement il décrit les vertus de cette plante dite par lui « l'herbe angoumoisine ».

La France est toujours écartelée par la guerre de religion. Pour se débarrasser de certains huguenots, en 1562 la reine Catherine de Médicis en remplit plusieurs navires qui se dirigent vers la Floride, encore inhabitée. Ils construisent en Caroline — le pays baptisé en hom- mage au roi de France Charles IX — Charlesfort (9) et, sur la rivière de May (10) le fort Carolin. Pierre de Brantôme assure que ce temps est aux aventures mais ceux qui cherchent au loin fortune ne la trouve pas toujours. Les Français de la Caroline sont massacrés par les Espa- gnols, qui s'établissent à Saint-Augustin de Floride.

Henri III n'oublie pas son domaine du Canada. En 1577, il en nomme lieutenant-général Troilus de Mesgouez, marquis de la Roche. Avant de pouvoir embarquer, ce Breton est fait prisonnier par le prince de Condé.

Chaque année, les fils d'Etienne Noël, qui possèdent les portulans de Jacques Cartier, viennent traiter le pelu à Tadoussac. Jacques conte

(9) Beaufort (Caroline du Sud). (10) St. John River, U.S.A.

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aux Normands le sauvetage de Marguerite de Nontron. Dans l'Ile aux Démons, la jouvencelle perdit son nouveau-né, son galant, sa nourrice. A coups d'arquebuse, elle tua trois démons « autant blancs comme œufs » qui n'étaient que des ours et dès lors put ramasser en paix les coquil- lages dont elle vivait. Après deux ans, des pêcheurs ayant aperçu une silhouette s'approchèrent en tremblant et ils ramenèrent la demoiselle en France. Pour échapper à la colère de son oncle, elle se réfugia à Nontron puis le frère Thevet la conduisit auprès de Marguerite de Valois, reine de Navarre, qui de son aventure voulait faire un des récits de son « Heptameron ». On dit maintenant « l'Ile à la Demoiselle ».

Il rapporte aussi les mécomptes d'André Thevet, à qui Jean Nicot a volé la gloire en prétendant avoir le premier introduit en France le tabac ou herbe-à-Nicot. Les pêcheurs l'écoutent en fumant eux-mêmes des chalumeaux ou calumets.

Les Noël ont beaucoup de rivaux qui emportent aussi des navées de pelu mais après la mort d'Henri III le duc de Nemours fait appel aux Bretons et Normands catholiques pour lutter contre le Béarnais et les navires sommeillent dans les ports. C'est seulement après le sacre d'Henri IV qu'ils recommencent à faire route vers le Saint-Laurent.

Tranquillisés par l'Edit de Nantes, les calvinistes voyagent aussi. Au printemps de 1599, quatre navires ferlent leurs voiles devant

Tadoussac. François de Pontgravé, capitaine huguenot de Saint-Malo, les conduit. De la proue du Don de Dieu, deux gentilhommes contemplent pensivement les falaises du Saguenay.

M. de Pontgravé conte les événements aux Basques faisant là leur dégrat. Débarrassé des ligueurs, Henri IV a songé au Canada, a rendu au marquis de la Roche sa commission. Le pays, décrié par les Malouins dont le commerce était supprimé, n'attirait personne et pour coloniser il a fallu choisir des condamnés à mort ou aux galères. Voguant sur la Françoise, M. de la Roche a déposé une quarantaine de ces délinquants dans l'Isle-au-Sable, où jadis quelques moutons et chèvres avaient été abandonnés. Il devait les reprendre après avoir choisi sur la côte océane un site pour son établissement mais les vents ont poussé son navire vers la France, où il a été capturé par le duc de Mercœur, pas encore soumis.

Les gentilhommes suscitent beaucoup de curiosité, le capitaine répond aux questions. Pierre de Chauvin, calviniste de Honfleur, a obtenu pour dix ans le privilège de la traite sur le Saint-Laurent. Pierre du Guast, sieur de Mons, calviniste de Saintonge, a fait le voyage par plaisir.

Sur le haut rocher, M. de Chauvin fait construire une grande maison d'ais, d'où il suit les ébats des marsouins dans le fleuve. Raide dans son pourpoint de velours noir à panse éclairé d'une énorme fraise, M. de Mons ne cache pas son désappointement.

Les martres s'aventurent hors des bois. Des foutreaux (11) plongent dans les ruisseaux pour attraper des truites. Gros comme rats, des « écu- reux suisses », minusculement rayés de noir et de jaune comme la garde du pape, cherchent des graines. Des « chevreux » broutillent à l'entour, chaque jour on mange de la venaison arrosée de sauce au musc.

(11) Visons.

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La troque est satisfaisante mais le froid devient très vif, M. de Chauvin fait larguer les voiles des navires. Seize hommes restent dans l'habitation de planches, en attendant le printemps ils vivront comme ils pourront. Ils consomment les vivres laissés, se querellent et, de leur propre aveu, c'est la cour du roi Petaud. Plusieurs meurent de froid, les autres décident de remonter « la rivière de la mort » entre ses murs désolés pour aller hiverner avec les sauvages des hauteurs, qu'ils appel- lent les « Montagnais ».

M. de Chauvin ne revient qu'en 1601. L'été est venteux, après une courte saison de traite, il repart avec les pelleteries et tout son monde. Des morutiers annoncent bientôt sa mort.

D'un navire à l'autre, les maîtres se détaillent le retour des prison- niers de l'Isle-de-Sable. Libéré, le marquis de la Roche a conté au roi leur isolement depuis cinq ans et un arrêt du Parlement de Rouen a chargé Chef d'Hostel, qui avait conduit la Françoise, de les ramener. Quatre hommes seulement ont été retrouvés, les autres avaient péri de misère. Le roi a voulu voir les survivants et les a déchargés de toutes poursuites de justice. Pour « acheter ce qui reviendrait le plus à leur fantaisie », il leur a fait compter à chacun cinquante écus par son grand argentier.

Les pêcheurs trouvent ces façons bien honnêtes. Les Basques parlent du nouvel établissement fait par les Anglais au sud, dans le pays dénommé par Walter Raleigh « Virginie », en l'honneur d'Elizabeth, la reine vierge.

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n

Quand la Bonne Renommée amène sa voilure, en 1603, les sauvages reconnaissent M. de Pontgravé et lui font des allégresses. Avec lui débarque Samuel de Champlain, bon voyageur de trente-six ans.

Né à Brouage, port saulnier en Saintonge, où son père était patron de barque, il a servi dans l'armée royale sous les ordres de M. de Brissac. Après la paix de Vervins, il a accompagné en Nouvelle-Espagne un oncle, pilote de Sa Majesté très catholique. Ses cartes et sa relation, dédiées à Henri IV, lui ont valu le titre de géographe royal.

Anobli avec pension, il a rencontré à la cour M. Aymard de Chastes, gouverneur de Dieppe et nouveau vice-roi des terres neuves. Celui-ci, qui formait à Rouen une société pour la traite, lui a proposé d'être du premier voyage à Tadoussac.

M. de Champlain remonte un peu le Saint-Laurent, dont il s'éprend aussitôt. « Je puis ascertainer qui si des labours ouvraient ces bois, les revenances seraient assez bonnes pour faire vivre des familles. » M. de Pontgravé n'a cure de labourage, à la fin d'août il remet le cap sur Honfleur avec les pelleteries traitées.

Aux printemps suivants il revient seul, après avoir déchargé le ravi- taillement de la nouvelle colonie d'Acadie. A Paris, M. de Champlain a remis au roi la relation de son voyage et une carte du pays reconnu. Il préconisait un peuplement en Nouvelle-France mais le duc de Sully faisait grise mine, par bonheur Henri IV a parlé de mines et le sur-inten- dant des finances a souri.

M. de Mons a reçu une commission de lieutenant-général « tant sur terre que sur mer aux pays de Cadie, Canada et terres circumvoisines ». S'étant engagé à peupler, fortifier, exploiter en laissant vivre selon sa religion, il a obtenu pour dix ans les privilèges de commerce et a formé une société avec les marchands de Normandie et de La Rochelle. Le climat de Tadoussac étant trop fâcheux à son gré, il a préféré aller sur la côte Atlantique.

En 1604, il est parti avec Samuel de Champlain, capitaine pour le roi en la marine du Ponant, un prêtre, un pasteur, quelques gentilshommes, des hommes d'armes, des laboureurs.

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Tandis qu'il s'établissait en Acadie dans l'île Sainte-Croix (1), M. de Champlain découvrait en barque la « Baie Française » (2). Séduit par le lieu, M. de Poutrincourt, gentilhomme picard, avait décidé de se faire donner des terres par le roi et était retourné en France. Revenu avec son jeune fils Jean de Biencourt, des familles de travailleurs, des arti- sans, du bétail, il faisait défricher son domaine de « Port Royal » (3) sans être incommodé par les Mic-Mac, les sauvages d'Acadie. Louis Hébert, apothicaire parisien, s'était installé là ainsi qu'un avocat de Paris, Marc Lescarbot, « qui voulait voir le monde oculairement ».

M. de Champlain continuait au sud ses explorations. Dénommant « l'Isle aux monts déserts » (4), mouillant à « Beauport » (5), à « Port Louis » (6) et, après avoir doublé le « Cap Blanc » (7), dans le havre de « Malle Barre » (8). Il était généralement bien accueilli par les natu- rels. Pour fêter son retour à Port-Royal, Marc Lescarbot organise un grand divertissement.

Un capitaine apporte de méchantes nouvelles en 1606. Sur la plainte des Basques et des Bretons lésés, le privilège de M. de Mons est révoqué. La colonie est rappelée en France.

A longs papiers remis au roi, le duc de Sully blâmait « les entre- prises telles la navigation du Sr. de Mons pour aller faire des peuplades en Canada, du tout contre notre avis, d'autant disiez vous que l'on ne tire jamais de grandes richesses des lieux sis au dessous du 40°. » En entendant cela, Marc Lescarbot ne cache pas sa rage : « La plus belle mine que je sache c'est du blé et la nourriture du bestial ; qui a ceci a de l'argent et des mines nous n'en vivons point. »

A l'exception des gens de M. de Poutrincourt, dont l'établissement est déjà prospère, tous les Français mettent le cap sur la France. M. de Champlain espère bien revenir mais sur le Saint-Laurent.

Il est en effet à la proue du navire quand le Don de Dieu, en juin 1608, jette l'ancre devant Tadoussac. M. de Mons, gouverneur de la Saintonge, a retrouvé ses privilèges mais il préfère rester à Pons et il a fait du capitaine son lieutenant-particulier.

Celui-ci vient non seulement troquer mais — si le roi veut bien y donner les mains — coloniser. Corneille de Bellois, marchand de Rouen, a chargé le navire de matériel pour faire une habitation permanente sur le Saint-Laurent. Pour remonter le fleuve, une barque de douze tonneaux est faite.

Boulinant dans une anse, M. de Champlain lui donne le nom de «Malle Baye», car elle est, dit-il, fort émue. En face de l'Ile de Bac- chus qu'il préfère, étant d'un naturel sobre, appeler « d'Orléans », une

(1) Ile Dochet. (2) Bay of Fundy. (3) Annapolis-Royal (Nouvelle-Ecosse), Canada. (4) Monts Deserts Island (Maine), U.S.A. (5) Gloucester. (6) Plymouth Harbor. (7) Cape Cod. (8) Nansett Harbor (Massachusetts), U.S.A.

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chute devient « le Sault Montmorency » en hommage au connétable à qui il a dédié son premier livre sur le Canada.

Le 3 juillet, il voit le grand roc se profiler sur la rive. Un village sauvage s'accroupit à son ombre. Il n'est plus habité par les Hurons, partis sur une mer douce de l'intérieur en quête de meilleure fortune, mais par des Algonquins. Le village s'appelle « Québec» c'est-à-dire étrécissement des eaux car à cet endroit le fleuve perd beaucoup de sa largeur. De France-Roy, on ne retrouve que des madriers pourrissant dans les Sceaux-de-Salomon, des boulets de pierre cachés dans les pim- prenelles.

Ebloui par la réalisation de son rêve, M. de Champlain cherche un site propice. Au pied du haut rocher, une pointe ombragée semble l'attendre. Il y plante une croix, trace des plans. On jette bas des arbres, les char- pentiers Morin et Couillard équarrissent les troncs, scient des ais.

Lentement, car les engagés de la Société sont peu nombreux, l'habi- tation de bois prend forme. Trois corps de logis, aux fenêtres tendues de parchemin d'élan, sont entourés d'une galerie percée pour le mous- quet. M. de Champlain se réserve le bas du corps principal et abandonne l'étage aux engagés, le reste de la construction servira de magasin. La palissade est bordée d'un fossé à pont-levis, les demi-lunes sont garnies de pierriers. Nicolas Marsolet veut un jardin légumier : « M'en vas semer naveaux et rabioles de toutes sortes, des bette-raves, des cercifis et salades. »

La bonté de M. de Champlain ne désarme pas tout le monde. Le ferronnier révèle qu'à Tadoussac les Basques ont soudoyé le serrurier pour qu'il assomme le capitaine. On tient cour de justice, Duval est pendu et les autres malcontents sont admonestés.

Après le départ de M. de Pontgravé, vingt hommes restent à Québec avec M. de Champlain. Tout marche sans chopper car il n'a pas voulu s'embarrasser de petits-maîtres, a choisi des gens de travail prêts à grosse aventure. La sylve enserre étroitement l'habitation, tout le pays n'est qu'une futaie jubilaire tramée de mort-bois, de lambruches. Invisiblement, sa densité pèse sur les épaules.

A marée montante, les Algonquins pêchent des anguilles en dispo- sant des nasses contre des claies et ils les boucanent pour l'hiver. On leur en achète et on les sale. Les sauvagesses pilent le maïs, appelé blé d'Inde par les Français, font bouillir cette farine et jettent dedans des poissons avec leurs écailles, des baies, de la venaison faisandée, de la graisse d'ours. Le résultat, disent les engagés, est un brouet à pourceaux. Ils n'ont aucun goût pour cette « sagamité » et refusent les invitations des Algonquins, qui écoutent avec délices les flûtes et les hautbois. Pour rythmer leurs chants, eux ne possèdent qu'un grelot, le chichicois, cara- pace de tortue ou gourde contenant des cailloux et emmanchée d'un roseau.

Le froid devient très aigre. Les sauvages endossent une robe de cas- tor retenue par un lien sur l'épaule, des manches de fourrure liées par un cordon et des mitasses, sorte de chausses en poil attachées à la cein- ture. Dès le mois de novembre la neige s'abat en tourmente, oblitérant les perspectives familières. Paralysé, le fleuve sombre dans sa grande léthargie annuelle : recueillement ou revanche. Ce n'est plus « le chemin qui marche » des sauvages, on marche sur son chemin.

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Dans l'habitation où brûlent de grands feux, la vie est patriarcale. En simple pourpoint triste ami, égayé d'un col blanc de toile, M. de Champlain — le plus honnête homme du monde — surveille, reprend, encourage. Les prières sont faites en commun. On apprend la langue des Algonquins et les journées sont occupées par de menus travaux. Le commandeur n'entend point qu'on secoue le cornet à dés, il méprise la raffle et le passe-dix.

L'hiver devient effroyable et le gibier est rare. Le mal de la terre étend ses ravages. Le chirurgien Bonnerine déclare que rien ne semble revigourer les malades, lui-même meurt après avoir fermé les yeux de dix victimes du scorbut. M. de Champlain confesse se sentir élangouri : « Rien ne sert de se doctorer, il n'y a point de curation contre la maladie mais je tiens pour assuré qu'ayant bon pain et viande fraîche on n'y serait point sujet. » Il survit avec huit autres.

Neuf hommes et un continent autour, neuf hommes dans une forêt infinie comme la mer, dont on ne connaît pas l'hostilité ou l'amitié. Neuf hommes dans le cœur desquels l'espace s'instille comme une drogue.

Au printemps, les Algonquins et les Montagnais supplient M. de Champlain de les aider à combattre les Hodesonis, gens de la maison longue, qui refusent de rester sur leur natte, c'est-à-dire en paix. Généreux, il promet son aide. Son choix est peut-être malheureux, en s'alliant aux sauvages les plus redoutables au lieu de les combattre il assurerait peut- être la fortune de la France dans ces terres mais il ne voit pas si loin. Des faibles sont massacrés par les forts, il aidera les faibles.

En chaloupe, il suit les guerriers. Au passage, trompé par les chenaux enlaçant les îles de Foix, il baptise le lieu Trois-Rivières bien qu'au vrai il n'y en ait qu'une, dite « Saint-Maurice ». A gauche, on embouque une rivière (9) pour aller défier l'ennemi. Elle est coupée par un saut et il faut continuer en canot d'écorce. Les Français rechignent, M. de Cham- plain s'impatiente : « Oyez tous, je veux hommes véritables, si vous sai- gnez du nez retournez vous en deçà ». Deux volontaires le suivent.

La rivière devient un grand lac, le « lac Champlain » dans lequel on pêche d'énormes poissons armés. Au Sud, des montagnes sont encapées de frondaisons ondulantes. « Comme tant plaisants sont ces verts monts ! » (10) s'exclame le capitaine. Le nom leur reste. Les sauvages expliquent qu'en bas du lac une grande rivière (11) descend vers une baie puante, c'est-à-dire la mer. Il n'a ni le temps ni le désir d'aller y voir.

Dès le soleil chu, les ennemis apparaissent, rangent leurs canots en écorce d'orme contre la berge, où ils se retranchent tandis que le capi- taine passe la nuit sur l'eau.

Le 30 juillet 1609, à l'aube M. de Champlain revêt sa cuirasse à brassard, boucle ses tassettes, chausse ses solerets, abat la visière de son casque et, son arquebuse chargée à quatre balles, avance sur le terrain. En armure de bois lacées, deux cents sauvages peints sortent de la futaie, faisant leurs huées de guerre : Sassa couhé, sassa couhaé !

(9) Rivière Richelieu. (10) Vermont (U.S.A.). (11) Hudson (U.S.A.).

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Leurs trois chefs, pennachés de couteaux d'aigle écarlates, sont en tête, un serpent bleu descend de leur front sur leur nez.

Cloués de stupéfaction, ils regardent cet homme de fer sans visage. La plume d'autruche qui frissonne dans le vent au-dessus du casque les fascine autant que la cuirasse étincelante. Ils n'ont jamais vu de métal mais ils n'ont jamais vu plume si belle, si frisée, les leurs sont raides et communes. Leur hésitation est de courte durée, les flèches sifflent. Le capitaine tire, deux chefs tombent. L'arme est rechargée, d'autres guer- riers s'écroulent et, terrifié, l'ennemi se sauve.

Les alliés vainqueurs posent leurs arcs, torturent un prisonnier qui chante sa chanson de mort mais ils permettent à M. de Champlain de l'achever d'un coup d'arquebuse. Ils le démembrent, le mettent à la chau- dière pour le manger, afin d'observer un rite guerrier.

Les Montagnais demandent des patenôtres pour orner les têtes coupées qu'ils rapportent aux femmes mais ils ne sont pas ingrats, ils offrent à M. de Champlain une tête pour en faire hommage au roi Henri IV.

Les naturels qu'il vient de combattre ont désormais un nom pour les Français. Chacune de leur déclaration se termine par un arrogant « Hiro », j'ai dit ; leur cri « couha, couha ! », long ou court, traduit toutes les nuances de la joie à la cruauté. Ce sont dès lors des « Iroquois», que l'on prononce Iroquouais comme on dit une ouay. Leurs cris de guerre deviennent des « sassacois » ou sassacoués.

Laissant M. Godet des Marais, gendre de M. de Pontgravé, veiller sur l'habitation, M. de Champlain s'embarque sur un des navires de traite. Comme chaque année, avant de pêcher, les Algonquins marient leurs rêts d'orties à deux vierges qui en tiennent les bouts, les exhortent à faire leur devoir, c'est-à-dire à prendre beaucoup de poissons.

L'hiver est précoce, les loups grisâtres poursuivent leurs proies avec des hurlements filés. La nuit, les loups-cerviers (12) — les pichous des sauvages — poursuivent les martres dans les arbres. Hermines et belettes, devenues immaculées, saignent les écureuils. Les enfants-du-diable (13) arrosent la terre à la moindre frayeur, répandant une odeur infecte. Comme l'orignal, le caribou quête la verdure des épinettes, chaussés de raquettes, les Français le chassent à l'affût.

Ils apprennent à faire des canots d'écorce et prennent plaisir à « plu- mer » les bouleaux au temps de la sève par deux incisions circulaires rejointes par un trait droit. Les écorces sont tendues sur des bois blancs, les coutures cousues de racine d'épinette sont gommées et coulées à la torche. Des Algonquins, les Français ont aussi adopté les quantiers ou mocassins, en peau de chevreuil passée à la cervelle, plus agréables à la marche que les souliers fermés par un nœud d'amour.

Maintenant, dès que les rivières sont libres, les sauvages viennent de loin apporter leur pelu pour avoir des hachots, des batte-feu. On ne dit plus à l'habitation des bièvres mais des castors. Dans les bourses supérieures de ces animaux, on trouve une substance jaune, sentant le tanin, qui à l'air durcit et devient friable : c'est le « castoreum » auquel

(12) Lynx. (13) Skungs.