Les Litiges Portant Sur Des Contrats Relatifs à l'Exploitation de Brevets, Qu'Il s'Agisse...

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8/16/2019 Les Litiges Portant Sur Des Contrats Relatifs à l'Exploitation de Brevets, Qu'Il s'Agisse d'Interprétation Ou d'Exécuti… http://slidepdf.com/reader/full/les-litiges-portant-sur-des-contrats-relatifs-a-lexploitation-de-brevets 1/2 Recueil Dalloz Recueil Dalloz 1996 p. 21 Les litiges portant sur des contrats relatifs à l'exploitation de brevets, qu'il s'agisse d'interprétation ou d'exécution du contrat, sont arbitrables Jean Marc Mousseron Joanna Schmidt-Szalewski  1. - La Cour d'appel de Paris était appelée, le 24 mars 1994 ( Dossiers Brevets 1994.I.7), à statuer sur recours en annulation contre une sentence arbitrale rendue par la Chambre de commerce internationale en vertu d'une clause compromissoire insérée dans un contrat de licence exclusive portant sur deux brevets français. Celui-ci était conclu entre le breveté (M. Dingler) et son licencié (Sté de droit allemand Meva, devenue ultérieurement cessionnaire des brevets français), d'une part, et la société de droit français Deko, d'autre part. M. Dingler ayant ultérieurement mis au point deux nouveaux systèmes dans le même domaine de la technique, un litige naquit entre les parties à propos de la distribution de ces produits en France. Sur demande de la Sté Deko, le juge des référés de Marseille fit défense à M. Dingler et à Meva de commercialiser en France ce nouveau système qui entrait dans le domaine des brevets concédés en licence à Deko. Celle-ci sollicita, du Tribunal de grande instance de Marseille, l'annulation des brevets et du contrat de licence. Entre- temps, M. Dingler et Meva ont introduit une de mande d'arbitrage devant la CCI aux fins de rés iliation du contrat de licence pour inexécution par Deko de certaines de ses obligations. Le tribunal arbitral a rejeté leur demande et les a condamnés à verser à Deko la somme de 1 000 000 F à titre de dommages et intérêts en réparation des violations d'exclusivité qu'ils ont commises ; il a, d'autre part, condamné Deko au paiement des redevances contractuelles impayées. Devant la Cour d'appel de Paris, Deko poursuivait l'annulation de cette sentence pour trois motifs tirés respectivement de la nullité de la clause compromissoire, de l'incompétence arbitrale relativement au litige intéressant des brevets d'invention et de la violation de l'ordre public résultant du refus de surseoir à statuer. Pour contester la validité de la clause compromissoire, la demanderesse soutenait que, s'agissant d'un contrat de licence de brevet français concédé à une entreprise française pour une exploitation en France, le litige ne présentait pas un caractère international justifiant la compétence de la Chambre de commerce internationale. On sait que, selon l'art. 1492 NCPC, « Est international l'arbitrage qui met en cause les intérêts du commerce international ». Pareil arbitrage est soumis aux règles spéciales des art. 1493 à 1507 NCPC (notamment, la clause compromissoire est valable même dans un contrat mixte : TGI Paris, 3 e  ch., 25 se pt. 1989, PIBD 1990.470.III.39). Selon la jurisprudence, il suffit, pour que l'arbitrage soit international, que l'opération économique considérée implique un mouvement de biens, de services ou un paiement à travers les frontières ; les circonstances telles que le lieu de l'arbitrage, la procédure suivie et la nationalité des parties étant, en revanche, inopérantes (CA Paris, 26 avr. 1985, Rev. arb. 1985.311, note Mezger ; JDI  1986, p. 175, note Jacquet). La cour applique ce critère en l'espèce et qualifie l'arbitrage d'international en raison de l'existence d'une livraison de biens de l'étranger vers la France et des paiements vers l'Allemagne. 2. - Le second moyen était tiré de la violation de l'ordre public par le tribunal arbitral qui a statué à propos d'un litige concernant des brevets d'invention relevant de la compétence exclusive des juridictions judiciaires. On sa it que l'art. 68 de la loi du 2 janv. 1968 (devenu art. L. 615-17 c. propr. intell.) prévoit que l'ensemble du conte ntieux relatif aux brevets est attribué aux juridictions de l'ordre judiciaire, précisant cependant que ces dispositions ne font pas obstacle à l'arbitrage dans les conditions des art. 2059 et 2060 c. civ. Ce dernier article prévoit, notamment, qu'il ne peut être compromis dans les matières qui intéressent l'ordre public. Il en résulte que l'attribution législative de compétence aux juridictions étatiques ne fait obstacle à l'arbitrage que pour les matières intéressant l'ordre public. Or les litiges concernant les brevets peuvent intéresser l'ordre public lorsqu'ils portent sur la délivrance (procédure de rejet, délivrance par l'INPI...), ou l'annulation du titre ; on discute l'arbitrabilité des litiges concernant la contrefaçon (contre l'arbitrabilité : J. Azéma, Lamy commercial , éd. 1995, n° 1975 ; en faveur de l'arbitrabilité : J.M. Mousseron, Traité... op. cit., n° 99 et L'arbitre face aux préjudices nés des licences , Rapport à Journée d'études CCI Paris, 1994 ; Dossiers Brevets 1994.III ; P. Véron, Arbitrage et propriété industrielle, Dossiers Brevets  1994.I). N'intéressent pas, en revanche, l'ordre public les problèmes concernant l'exploitation contractuelle des brevets ; pareils litiges peuvent donc être valablement tranchés par des arbitres, l'attribution et le retrait des licences autoritaires relevant, seuls, de l'ordre public. Le problème de l'arbitrabilité se pose dans les mêmes termes quand le litige est international et non plus interne (M. Vivant, Juge et loi du brevet , coll. CEIPI n° 20, préf. J.M. Mousseron, Libr. techn. 1977, n° 160). En effet, les dispositions que l'on peut qualifier d'ordre public dans le droit des brevets sont telles qu'il est difficile de ne pas leur reconnaître le caractère d'ordre public international (Y. Derains,  Arbitrage et brevets d'invention, DPCI, 1975, p. 91). La prohibition de l'arbitrage ne concerne que les brevets soumis à la loi française ; il importe peu qu'un brevet étranger soit l'objet d'un arbitrage au regard de nos dispositions nationales. Or, en l'espèce, le tribunal arbitral a interprété le contrat de licence, « analysant l'existence et le contenu des obligations contractuelles et n'a nullement statué sur une question intéressant l'ordre public ». Le litige qu'il a tranché était donc arbitrable et la cour en déduit la validité de la sentence arbitrale sur ce point. 3. - Le troisième moyen d'annulation de la sentence arbitrale était tiré de la violation de l'ordre public, tenant au fait que le tribunal arbitral avait refusé de surseoir à statuer jusqu'au jugement sur la validité des brevets, suscitant un risque grave de contrariété de décisions. La cour rejette cet argument en considérant que les deux actions soutenues devant le tribunal arbitral et devant le tribunal de grande instance ont des objets distincts : l'exécution d'un contrat, d'une part, et la validité des brevets, de l'autre. Cette différence d'objet implique-t-elle l'absence de risque de contrariété entre les deux décisions alors qu'en cas d'annulation des brevets la licence sera nécessairement annulée pour défaut d'objet ? En d'autres termes, comment éventuellement concilier le contenu de la sentence déjà rendue, qui maintient la licence et ordonne son exécution avec celui du jugement annulant éventuellement les brevets objets de cette licence ? La cour entrevoit cette difficulté, mais n'y trouve pas un obstacle au maintien du statu quo : « ... que si la nullité desdits brevets est prononcée, il n'en restera pas moins qu'une situation contractuelle aura existé entre les parties à partir de l'année 1978 et que la juridiction ayant à apprécier l'exécution du contrat peut être distincte de celle qui se prononce sur sa validité ». Ce raisonnement parie sur l'absence d'effet rétroactif de l'annulation, de sorte que le montant total des redevances échues avant la date du  jug eme nt po urra it ê tre con se rvé pa r le con céd an t ma lgré l'an nu lat ion de la licen ce. Ce tte so lutio n a sa ns do ute le mérite du réalisme mais n'élimine pas toutes les difficultés car le règlement des conséquences de la nullité d'un contrat peut donner lieu à des problèmes complexes (J. Schmidt-Szalewski, Les conséquences de l'annulation d'un contrat,  JCP  1989, I, n° 3397). En bonne logique juridique, il conviendrait donc d'imposer au tribunal arbitral d'attendre le jugement sur la

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Recueil Dalloz

Recueil Dalloz 1996 p. 21

Les litiges portant sur des contrats relatifs à l'exploitation de brevets, qu'il s'agisse d'interprétation ou d'exécutiondu contrat, sont arbitrables

Jean Marc Mousseron

Joanna Schmidt-Szalewski

 

1. - La Cour d'appel de Paris était appelée, le 24 mars 1994 ( Dossiers Brevets  1994.I.7), à statuer sur recours enannulation contre une sentence arbitrale rendue par la Chambre de commerce internationale en vertu d'une clausecompromissoire insérée dans un contrat de licence exclusive portant sur deux brevets français. Celui-ci était conclu entrele breveté (M. Dingler) et son licencié (Sté de droit allemand Meva, devenue ultérieurement cessionnaire des brevetsfrançais), d'une part, et la société de droit français Deko, d'autre part. M. Dingler ayant ultérieurement mis au point deuxnouveaux systèmes dans le même domaine de la te chnique, un litige na quit entre les parties à propos de la distributionde ces produits en France. Sur demande de la Sté Deko, le juge des référés de Marseille fit défense à M. Dingler et à Mevade commercialiser en France ce nouveau système qui entrait dans le domaine des brevets concédés en licence à Deko.Celle-ci sollicita, du Tribunal de grande instance de Marseille, l'annulation des brevets et du contrat de licence. Entre-temps, M. Dingler et Meva ont introduit une demande d'arbitrage devant la CCI aux fins de rés iliation du contrat de licencepour inexécution par Deko de certaines de ses obligations. Le tribunal arbitral a rejeté leur demande e t les a condamnésà verser à Deko la somme de 1 000 000 F à titre de dommages et intérêts en réparation des violations d'exclusivité qu'ilsont commises ; il a, d'autre part, condamné Deko au paiement des redevances contractuelles impayées.

Devant la Cour d'appel de Paris, Deko poursuivait l'annulation de cette sentence pour trois motifs tirés respectivement dela nullité de la clause compromissoire, de l'incompétence arbitrale relativement au litige intéressant des brevetsd'invention et de la violation de l'ordre public résultant du refus de surseoir à statuer.

Pour contester la validité de la clause compromissoire, la demanderesse soutenait que, s'agissant d'un contrat de licencede brevet français concédé à une entreprise française pour une exploitation en France, le litige ne présentait pas uncaractère international justifiant la compétence de la Chambre de commerce internationale. On sait que, selon l'art. 1492NCPC, « Est international l'arbitrage qui met en cause les intérêts du commerce international ». Pareil arbitrage estsoumis a ux règles spé ciales de s a rt. 1493 à 1507 NCPC (notamment, la clause compromissoire e st valable même dans un

contrat mixte : TGI Pa ris, 3e ch., 25 se pt. 1989, PIBD 1990 .470.III.39). Selon la jurisprudence, il suffit, pour que l'arbitragesoit international, que l'opération économique considérée implique un mouvement de biens, de services ou un paiement àtravers les frontières ; les circonstances telles que le lieu de l'arbitrage, la procédure suivie et la nationalité des partiesétan t, en revanche, inopérantes (CA Paris, 26 avr. 1985, Rev. arb.  1985.311, note Mezger ; JDI   1986, p. 175, noteJacquet). La cour applique ce critère en l'espèce et qualifie l'arbitrage d'international en raison de l'existence d'unelivraison de biens de l'étranger vers la France et des paiements vers l'Allemagne.

2. - Le second moyen était tiré de la violation de l'ordre public par le tribunal arbitral qui a statué à propos d'un litigeconcernant des brevets d'invention relevant de la compétence exclusive des juridictions judiciaires.

On sa it que l'art. 68 de la loi du 2 janv. 1968 (devenu art. L. 615-17 c. propr. intell.) prévoit que l'ens emble du conte ntieuxrelatif aux brevets est attribué aux juridictions de l'ordre judiciaire, précisant cependant que ces dispositions ne font pasobstacle à l'arbitrage dans les conditions des art. 2059 et 2060 c. civ. Ce dernier article prévoit, notamment, qu'il ne peutêtre compromis dans les matières qui intéressent l'ordre public. Il en résulte que l'attribution législative de compétenceaux juridictions étatiques ne fait obstacle à l'arbitrage que pour les matières intéressant l'ordre public. Or les litigesconcernant les brevets peuven t intéresser l'ordre public lorsqu'ils portent sur la dé livrance (procédure de rejet, délivrancepar l'INPI...), ou l'annulation du titre ; on discute l'arbitrabilité des litiges concernant la contrefaçon (contre l'arbitrabilité :J. Azéma, Lamy commercial , éd. 1995, n° 1975 ; en faveur de l'arbitrabilité : J.M. Mousseron, Traité... op. cit., n° 99 etL'arbitre face aux préjudices nés des licences , Rapport à Journée d'études CC I Paris, 1994 ; Dossiers Brevets 1994.III ; P.Véron, Arbitrage et propriété industrielle, Dossiers Brevets  1994.I). N'intéressent pas, en revanche, l'ordre public lesproblèmes concernant l'exploitation contractuelle des brevets ; pareils litiges peuvent donc être valablement tranchés pardes a rbitres, l'attribution et le retrait des licences autoritaires relevan t, seuls, de l'ordre public.

Le problème de l'arbitrabilité se pose dans les mêmes termes quand le litige est international et non plus interne (M.Vivant, Juge et loi du brevet , coll. CEIPI n° 20, préf. J.M. Mousseron, Libr. techn. 1977, n° 160). En effet, les dispositionsque l'on peut qualifier d'ordre public dans le droit des brevets sont telles qu'il est difficile de ne pas leur reconnaître lecaractère d'ordre pub lic internationa l (Y. Derains,  Arbitrage et brevets d'invent ion, DPCI, 1975, p. 91). La prohibition del'arbitrage ne concerne que les brevets soumis à la loi française ; il importe peu qu'un brevet étranger soit l'objet d'un

arbitrage au regard de nos dispositions na tionales.

Or, en l'espèce , le tribunal arbitral a interprété le contrat de licence, « analysant l'existence e t le contenu des o bligationscontractuelles et n'a nullement statué sur une question intéressant l'ordre public ». Le litige qu'il a tranché était doncarbitrable et la cour en déduit la validité de la sentence arbitrale sur ce point.

3. - Le troisième moyen d'annulation de la sentence arbitrale était tiré de la violation de l'ordre public, tenant au fait quele tribunal arbitral avait refusé de surseoir à statuer jusqu'au jugement sur la validité des brevets, suscitant un risquegrave de contrariété de décisions.

La cour rejette cet argument en considérant que les deux actions soutenues devant le tribunal arbitral et devant letribunal de grande instance ont des objets distincts : l'exécution d'un contrat, d'une part, et la validité des brevets, del'autre. Cette différence d'objet implique-t-elle l'absence de risque de contrariété entre les deux décisions alors qu'en casd'annulation des brevets la licence sera nécessairement annulée pour défaut d'objet ? En d'autres termes, commentéventuellement concilier le contenu de la sentence déjà rendue, qui maintient la licence et ordonne son exécution aveccelui du jugement annulant éventuellement les brevets objets de cette licence ? La cour entrevoit cette difficulté, mais n'ytrouve pas un obstacle au maintien du statu quo : « ... que si la nullité desdits brevets est prononcée, il n'en restera pasmoins qu'une situation contractuelle aura existé entre les parties à partir de l'année 1978 et que la juridiction ayant à

apprécier l'exécution du contrat peut être distincte de celle qui se prononce sur sa validité ». Ce raisonnement parie surl'absence d'effet rétroactif de l'annulation, de sorte que le montant total des redevances échues avant la date du jugement pourra it ê tre conse rvé par le concédan t ma lgré l'annulat ion de la licence. Ce tte so lution a sa ns doute le méritedu réalisme mais n'élimine pas toutes les difficultés car le règlement des conséquences de la nullité d'un contrat peutdonner lieu à des problèmes complexes (J. Schmidt-Szalewski, Les conséquences de l'annulation d'un contrat,  JCP  1989, I,n° 3397). En bonne logique juridique, il conviendrait donc d'imposer au tribunal arbitral d'attendre le jugement sur la

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8/16/2019 Les Litiges Portant Sur Des Contrats Relatifs à l'Exploitation de Brevets, Qu'Il s'Agisse d'Interprétation Ou d'Exécuti…

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validité du brevet avant de se prononcer sur le litige concernant l'exécution de la licence dont ce brevet est l'objet.

Pareil sursis à statuer aurait l'inconvénient d'allonger les délais de règlement des litiges soumis à des arbitres, alors quel'on attend d'eux plus de célérité que des juges étatiques...

Mots clés :BREVET D'INVENTION * Conte ntieux * Arbitrage * Arbitrage internationa l * Commerce internationa l * Ordre public

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