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Document généré le 15 sep. 2018 03:09 Études françaises Le temps et les temps dans « Les Liaisons dangereuses » de Laclos Raymond Lemieux Volume 8, numéro 4, novembre 1972 URI : id.erudit.org/iderudit/036528ar DOI : 10.7202/036528ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Les Presses de l’Université de Montréal ISSN 0014-2085 (imprimé) 1492-1405 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Lemieux, R. (1972). Le temps et les temps dans « Les Liaisons dangereuses » de Laclos. Études françaises, 8(4), 387–397. doi:10.7202/036528ar Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter en ligne. [https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique- dutilisation/] Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. www.erudit.org Tous droits réservés © Les Presses de l'Université de Montréal, 1972

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Document généré le 15 sep. 2018 03:09

Études françaises

Le temps et les temps dans « Les Liaisonsdangereuses » de Laclos

Raymond Lemieux

Volume 8, numéro 4, novembre 1972

URI : id.erudit.org/iderudit/036528arDOI : 10.7202/036528ar

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Éditeur(s)

Les Presses de l’Université de Montréal

ISSN 0014-2085 (imprimé)

1492-1405 (numérique)

Découvrir la revue

Citer cet article

Lemieux, R. (1972). Le temps et les temps dans « Les Liaisonsdangereuses » de Laclos. Études françaises, 8(4), 387–397.doi:10.7202/036528ar

Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des servicesd'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vouspouvez consulter en ligne. [https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/]

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.

Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Universitéde Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pourmission la promotion et la valorisation de la recherche. www.erudit.org

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LETEMPS ET LESTEMPS DANS « LESLIAISONS DANGEREUSES » DE LACLOS

La durée dans les Liaisons dangereuses est perçue àtravers trois temporalités distinctes mais unies : le tempschronologique ou réel; le temps romanesque ou fictif; etle temps intérieur ou psychologique. À la réalité temporelles'oppose nécessairement la réalité spatiale; à la distanceintérieure, invisible et fuyante, la distance extérieure,visible et mesurable. Dans ce roman où les personnages sedressent les uns contre les autres, l'emploi des temps de-vient, chez les uns un jeu adroit et varié, chez les autresune défense consciente ou inconsciente, savante ou mal-habile, et chez d'autres encore une « loupe » plus ou moinsexacte, parfois même déformatrice, selon leur optique,leurs préjugés et leur intelligence. D'où il suit que l'auteurde la lettre est moins soumis aux servitudes grammaticalesqu'on est porté à le croire, et que le jeu des temps peutêtre un instrument d'analyse comme il est un moyen depousser à l'action, et même — quoique moins apparent —contribuer à former le temps vécu, à créer la durée duroman.

D'abord, de toute évidence, le roman occupe un espacede temps bien défini, à savoir cinq mois et onze jours,du 3 août au 14 janvier. L'année, toutefois, n'est pas

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précisée 1. La période de temps est, en somme, relativementcourte, étant donné l'action qui décide du sort de cinqpersonnes. Cependant la succession rapide des lettres datéeset échangées entre les correspondants, dont le milieu socialet les occupations sont à peu près les mêmes, crée chez lelecteur une impression d'actualité et d'interpénétration, dedistance et de durée.

La lettre en soi représente un espace de temps, sadurée s'intégrant dans la durée globale du roman. Chaquelettre est un événement mais aussi une suite, une réaction,favorable ou défavorable, devant une action-sentiment ouintention. Non seulement une attente réelle sépare l'écri-ture de la lecture, comme une distance concrète existe entrel'expéditeur et le destinataire, mais, de plus, il faut letemps pour écrire et pour lire une lettre. Si le lecteurdu roman met le même temps à lire les lettres que le des-tinataire, il va sans dire que lui a l'avantage d'avoir l'en-semble de la correspondance à portée de la main. Parexemple, il n'attend pas la dernière lettre du roman, écritepar Mme de Volanges et datée le 14 janvier, résumant lesévénements d'un mois presque entier depuis sa lettre pré-cédente dont la date du 18 décembre est la plus an-cienne jusqu'alors. Autrement dit l'action principale oc-cupe, en fait, un peu plus de quatre mois. Pourtant le lec-teur (qui seul se trouve dans le domaine de la fiction)reçoit l'impression d'une durée beaucoup plus longue dueprécisément aux intrigues et aux épisodes qui s'entrelacentet s'entrecroisent au cours du roman.

À l'intérieur du temps qui situe le roman à une époqueprécise de l'année, le temps déjà vécu ainsi que la vie qui«s'écoule » au fil de la plume, la chronologie humaine despersonnages ajoute une autre dimension, à la fois spatialeet temporelle. La plupart des lettres, nous le savons, pas-sent de Paris au château de Mm€ de Eosemonde et de là

i. Puisque îa publication date de 1782, on peut conclure quele roman vise les mceurs d'une certaine société du début de laseconde moitié du siècle. Laclos, né en 1741, avait quarante ans àpeine quand il a rédigé les Liaisons entre les années 1779 et 1781.On ne sait quand exactement.

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à Paris. Nous savons aussi que Cécile et Danceny manquentd'assurance et de direction, que ces personnages manquentd'« épaisseur », dans la mesure même qu'un passé et uneformation leur font défaut tandis que la présidente deTourvel doit sa résistance et sa bonne foi aussi bien aurang qu'elle occupe dans la société qu'à ses convictionspersonnelles et religieuses. Quant au couple libertin, leurréputation auprès du lecteur est fermement établie dès ledébut du roman. Valmont s'est adonné, toute sa vieadulte, à séduire et à perdre les femmes. Il agit par calculet calcule afin d'agir sur les autres dont l'existence ali-mente son projet et lui donne des perspectives d'avenirsans cesse renouvelées. Merteuil insiste beaucoup sur savie et ses exploits passés; elle insiste même un peu trop,de sorte que sa lettre autobiographique (lettre 81) détonne,à moins d'y reconnaître une tentative pour s'écarter réso-lument du «statut» et de l'avenir que Valmont chercheà lui imposer. Aussi se fait-elle gloire d'avoir mieux fait ceque lui projette seulement de faire. Ainsi, lorsque l'occa-sion de se venger de Gercourt se présente, c'est une ven-geance immédiate qu'elle veut alors que Valmont ne cessede temporiser. Bref, les faits biographiques ainsi que lachronologie du roman déterminent, en grande partie, lafin de l'histoire.

Laclos réussit, par la distribution des lettres, à créer1'« impression » du vrai et établit un ordre souvent plus« psychologique » que strictement chronologique. Si, parexemple, la fausse couche de Cécile, quelque sept semainesaprès avoir passé la nuit avec Valmont la première fois,est acceptable, il est invraisemblable que celui-ci ait pudeviner sa grossesse dès le 19 octobre. Elle-même se confieà Merteuil le lendemain de sa séduction, le 1er octobre.Pour notable qu'elle soit, ce n'est pas là la seule irré-gularité. Non seulement, très souvent, une lettre en de-vance une autre datée un ou deux jours plus tôt, mais il ya aussi celle qu'on interrompt pour en lire une autre.Le lecteur, du moins, est contraint encore plus sûrementque le destinataire à suivre l'ordre prévu par l'expéditeur,

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pour ne pas dire celui de Laclos. Le jeu de miroir estégalement manifeste; on n'a qu'à songer à l'acte de cha-rité raconté d'abord par Tourvel et ensuite par Valmont,ou encore la disgrâce de Prévan présentée par Merteuilelle-même de trois différentes façons. D'ailleurs il est pa-tent que les lettres sont juxtaposées dans l'intention d'ob-tenir, par contraste, un effet dramatique. Mais nous nevoyons là, encore une fois, qu'un artifice transparent alorsque la distribution des lettres, pour normale qu'elle pa-raisse, est souvent très habile. Malgré l'avertissement, lelecteur ne se rend guère compte du prétendu triage qu'adû faire l'auteur. Loin d'être dérouté par l'entrecroise-ment des intrigues, le lecteur n'est « pris » que plus sûre-ment par le déroulement de la triple action du roman etignore, le plus souvent, que telle ou telle référence chro-nologique ne cadre pas avec les faits. C'est qu'en vérité,l'échange rapide des lettres, l'interaction des correspon-dants et surtout l'entrelacement des intrigues créent d'unepart, l'attente indispensable, et d'autre part, la tensionstationnaire requise pour soutenir l'intérêt du lecteur. Iln'y a nul doute que celui-ci est de connivence avec l'au-teur mais, si le lecteur arrive à oublier qu'il s'agit d'unecorrespondance fictive pour s'abandonner tout entier à sacuriosité naturelle, c'est que l'auteur a bien fait sontravail et qu'il a su non seulement « individualiser » sespersonnages et les faire vivre par leur style autant quepar leur portrait biographique, mais aussi apporter au jeudes intrigues la fluidité en même temps que la densité dela vie.

Nous constatons, enfin, que le temps intérieur, letemps que le lecteur attribue aux personnages, résultedirectement de l'emploi qu'ils font des formes verbales.Les personnages trouvent naturellement leur place sur laligne du temps dont l'horizon entier est partagé par lestrois époques du passé, présent et futur. Le présent main-tient une durée précaire fuyant sans cesse de part oud'autre, du côté du passé ou de celui de l'avenir. Parle fait même que les personnages représentent des per-

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sonnalités qui éprouvent le besoin de s'affirmer, ou toutau moins d'indiquer l'état d'esprit, le sentiment ou l'in-tention qui les motivent et l'époque temporelle qui lesattire, ils sont obligés d'avoir recours au mode indicatifqui seul peut répondre à la désignation de la première etdeuxième personnes comme à celle de la troisième. Ainsi,bon gré mal gré, le personnage caractérise sa propredurée ainsi que son orientation temporelle.

Les infirmités de l'âge empêchent Mme de Rosemondede mener une vie mouvementée. Cependant elle se cram-ponne au présent, moins par peur de s'aventurer dansl'avenir que par l'impossibilité de s'y projeter et par lanécessité d'oublier un passé encombrant. Son attitude en-vers les hommes et l'existence n'est ni exigeante ninégative. Elle n'annonce ni ne dénonce; elle énonce toutsimplement. À quelques exceptions près, le passé simpleest absent de sa correspondance. Aussi fait-elle un usagemodéré de tout signe d'antériorité, et encore davantage dusigne de postériorité. Elle vit au jour le jour, sans équi-voque, et avec toute l'objectivité que lui autorise son grandâge, une objectivité vraie, sincère, parfaitement « authen-tique ». Le présent domine absolument dans sa correspon-dance.

Tout aveugle que soit Mme de Volanges par rapport àCécile, elle connaît fort bien les mœurs et la société de ^ontemps. Aussi est-elle « bien de son temps » lorsqu'elle jugeet condamne le libertin, déplore les malheurs de la Pi é-sidente sans toutefois passer jugement sur elle, et raconteles scélératesses de la marquise en évitant de prendre à soncompte la condamnation du public. Qu'il s'agisse d'unenarration ou d'un commentaire, chez elle le passé simpleaccuse la pudeur du bien-pensant, un recul intellectueldevant la réalité trop brutale. Pour elle la forme (verbaleou autre) répond, avant tout, aux convenances, et nonpas au besoin de persuader le destinataire. Lorsqu'il luiarrive de vouloir influer sur lui, comme dans le cas deTourvel, les temps traduisent des convictions dues engrande partie à son expérience personnelle et surtout aux

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bienséances de la société. Par conséquent, elle tire partide la gamme entière des temps; elle ne s'identifie à aucuneépoque particulière.

Contrairement à Mme de Kosemonde pour qui l'aveniret le passé s'annulent, pour qui le présent est toute sonexistence, Cécile et Danceny cherchent à réaliser, dansl'immédiat, leur rêve d'amour que l'avenir menace dedétruire. Si le passé simple apparaît assez fréquemmentdans les lettres de Cécile, c'est qu'il lui permet de se déta-cher d'un acte suspect ou de se distancer d'un événementmoins fâcheux que coupable, et d'y enfouir son sentimentde culpabilité. Danceny, qui est beaucoup plus franc, em-ploie rarement le révolu. Quand Cécile néglige l'emploidu subjonctif, loin d'être un oubli, l'omission trahit uneffort pour rendre toute l'intensité de son mécontentementou de son impatience. D'autre part, le conditionnel tra-duit, chez elle, sa fausseté naturelle, sa volonté de faire cequ'elle croit ne pas devoir faire ni même désirer; l'hypo-thèse n'est qu'un prétexte pour accaparer l'avenir possible^t proche. Les temps en général, et le mode subjonctif enparticulier, lui servent à se décharger de la responsabilitéquand il lui arrive d'en avoir conscience.

Que le temps du présent soit le plus fréquent cheztous les correspondants, c'est l'évidence même. Sans l'im-poser, le genre épistolaire le favorise. Ce qu'il importede voir c'est que le présent n'a pas toujours la mêmeimportance ou signification. Chez la Présidente le présenta une autre puissance d'attraction que chez Cécile ouKosemonde. Malgré tous les efforts qu'elle fait pour s'yblottir, Tourvel est sans cesse attirée vers un autre tempsqui n'est, toutefois, ni le passé révolu ni le futur « caté-gorique ». Rappelons l'usage courant que la Présidente faitdu présent, genre « je ne dois pas écouter » et « je neTeux ni ne dois répondre ». Cécile qui, elle, a une préfé-rence marquée pour l'impersonnel « il faut », cherche àobtenir l'approbation contraire à ce qu'elle avance; parle même moyen, Tourvel exprime une contrainte inté-rieure certaine, une obligation morale. L'impersonnel est

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une dérobade, non pas devant le devoir, mais devant latentation. Chez Tourvel l'acte et l'attitude passés sont in-cessamment remis en question à l'aide du temps hypo-thétique où elle fuit devant ce qui lui semble tout au plu&admissible. Le subjonctif est souvent un moyen « concret »de tenir le libertin à distance tandis que le conditionneltrahit ses vrais sentiments et n'est pas que l'atténuationd'un refus trop brusque. Quand elle emploie le passé simplec'est pour se mettre à l'écart des gestes et des actes dulibertin, lesquels porteraient atteinte à sa bonne foi et dontelle tient à accuser l'audace. Il est significatif que ce passén'apparaisse ni dans sa lettre de rupture après l'épisodede la sortie de l'Opéra ni dans la lettre écrite dans le délirealors qu'elle s'en sert pour narrer, à la tante, l'événe-ment de l'infidélité du libertin. Certes, il importe, dansles circonstances, qu'elle présente les faits dans la pers-pective d'objectivité la plus parfaite possible. En fait,avant la maladie et devant le public, elle peut encore res-pecter les usages, mais après s'être donnée à Valmont, ellene sait plus se distancer de lui même dans le délire. Sonpassé est « composé », avec lui, accompli jusque dans lamort.

Étant donné que la grande partie de la correspondancede la marquise de Merteuil s'adresse à son confident etcomplice, le lecteur pourrait s'attendre à une langue dé-pourvue d'artifice mais ce n'est guère le cas. Il ne peuty

d'ailleurs, « faire confiance » à un personnage qui critiquela manière d'écrire de tout le monde et qui conseille àCécile de soigner son style dans les termes suivants :«... vous dites tout ce que vous pensez, et rien de ce quevous ne pensez pas. Cela peut passer ainsi de vous à moi,qui devons n'avoir rien de caché l'une pour l'autre : maisavec tout le monde!... quand vous écrivez à quelqu'un,c'est pour lui et non pour vous; vous devez donc moinschercher à lui dire ce que vous pensez, que ce qui lui plaîtdavantage. » Soit dit en passant, cette lettre 105 de lamarquise à Cécile, d'où nous avons tiré cette citation, esten soi une véritable « pièce à conviction » contre la pureté

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de méthode que la critique s'empresse à attribuer à Mer-teuil en vue de faire ressortir l'infériorité de son partenaire.Quelles que soient les précautions que Merteuil a prises,rien n'empêche que Cécile a mis quatre jours à rendrecette lettre compromettante à Valmont. Il suffit de direaussi que sa correspondance avec Danceny n'est ni desplus chastes ni des plus sûres. En fait ce que nous trouvonschez Merteuil c'est une parfaite maîtrise de la langue etdes temps qui donnent à tout ce qu'elle dit l'apparence dela stricte vérité.

Cette maîtrise, nous la retrouvons chez Valmont. Chezlui comme chez elle le verbe tend à conserver son senspropre ainsi que sa valeur temporelle. Sans doute l'impé-ratif dénonce le caractère impérieux de la marquise, etsurtout sa volonté d'accomplir le plus tôt possible ce qu 'ellese propose de faire, volonté qu'accuse davantage sa pro-pension à faire valoir le signe d'antériorité et à employeren particulier la deuxième forme du conditionnel anté-rieur.

Cependant, ce n'est ni l'usage des temps ni leur fré-quence, mais nettement l'opposition des formes verbalesqui joue le rôle prédominant dans la correspondance deslibertins. Chez l'un et l'autre les exemples de l'usageparallèle du passé composé et du passé simple foisonnent.Inutile d'insister sur le fait qu'on parle beaucoup de soi,qu'on raconte et se raconte tout au long du roman desorte que le présent, ici comme ailleurs, prédomine. Il estnéanmoins remarquable de voir le présent aussi bien quele passé composé alterner avec le passé simple : tantôt lenarrateur, comme Valmont dans l'épisode de l'acte decharité, s'amuse à raconter un incident qui n'influe guèresur la marche réelle de son projet; tantôt il émet uneopinion valable pour lui et sa correspondante; ou bien,c'est qu'il laisse percer un sentiment, une émotion que,normalement, il aurait dû placer comme le reste sous lesigne du passé « objectif ». Mais si parfois l'émotion percedans la correspondance de Valmont, c'est qu'en effet ilveut bien la laisser paraître. Chez lui le passé simple est

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le temps de la narration et du surgissement servant, le plussouvent, à présenter les faits dans une perspective d'ob-jectivité mais parfois aussi à feindre l'objectivité. Par làmême le présent, tout autant que le passé composé, deconcert avec le passé simple, sont appelés à jouer un rôlesimilaire, c'est-à-dire de feinte et de subjectivité. Bn fait,apparences et intentions s'accordent assez peu souvent chezValmont qui agit d'une façon pour obtenir un résultat,sinon contraire, au moins lointain — qui poursuit Tourvelà seule vraie fin de subjuguer Merteuil.

Il est vrai que Valmont maintient un lien étroit avecsa confidente, laquelle partage le temps du correspondant ;elles est écartée à mesure que lui-même se détache del'événement du récit qu'il raconte. Mais c'est ce lien étroit,maintenu par l'interférence du présent, et de manière plussignificative, par celle du passé composé au cours d'unenarration au passé simple, qui finit par rendre équivoquesles sentiments et les intentions de Valmont. De même quele libertin est capable, selon les circonstances, de prendredes airs, d'affecter des gestes et de s'accorder des senti-ments en présence de Tourvel, à plus forte raison est-ilcapable de simuler et dissimuler dans sa correspondance,y compris dans celle avec Merteuil. Par exemple, dans lalettre 125, les étapes qui mènent à la séduction de Tourvel,de plus en plus chargées d'émotion, sont présentées dansla perspective du révolu jusqu'à la chute même; tandisqu'ailleurs, avant ou après, des gestes et des gains beau-coup moins importants sont présentés dans la perspectivede l'accompli. Celle-ci trahit, en réalité non pas l'émotion,la « passion » du séducteur pour sa victime, mais l'inten-tion, la volonté du libertin de tromper la marquise, oudu moins de la laisser dans l'incertitude quant à ses vraissentiments concernant la Présidente.

Il est à noter aussi que vers la fin du roman, quandles intentions de Valmont deviennent de plus en plusvisibles, le passé simple disparaît de sa correspondanceavec Merteuil presque entièrement, tout à fait après lalettre 140 : le combat entre le couple libertin étant défi-nitivement engagé.

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Chez Merteuil aussi le passé simple sert à objectiverl'acte et le récit mais il ne sert jamais à voiler ses inten-tions. Il marque, au contraire, l'action révolue, sa réso-lution définitive par exemple de ne jamais plus renoueravec Valmont. Chez elle — ce qui apparaît clairement dansla lettre 81 — la ligne de partage entre le révolu etl'accompli est nette. Cette lettre comporte trois tempsimportants : le passé simple, le passé composé et l'impar-fait; les autres temps étant déterminés par ceux-ci ous'expliquant par les conventions du genre épistolaire.

Si l'emploi des temps ne «trahit» pas chaque foisl'intention du correspondant, l'opposition du passé simpleet du passé composé indique au moins un effort chez lui,dans le cas du révolu, pour « s'éloigner » de l'action énon-cée qu'elle soit unique, fasse partie d'une série ou seprésente en surgissement; dans le cas de l'accompli, pours'approcher de la réalité présente. Pour les libertins,comme pour les autres correspondants, le passé composéporte l'action et les faits jusqu'au présent, avec cependantcette différence : l'action est alors intégrée dans le tempsprivilégié de l'un et de l'autre car, pour Merteuil et Val-mont, le présent est moins une durée qu'une coupure entrele passé et le futur où l'un et l'autre, chacun de leur côté,prétendent s'installer en permanence. D'où il suit quel'opposition fondamentale entre Valmont et Merteuil estbien une opposition temporelle et spatiale : Merteuils'orientant, à partir du présent, vers le passé révolu oùest assurée son invincibilité; et Valmont, vers le futuroù son être tend à un perpétuel devenir.

Ainsi, à la chronologie du roman, alliée à la biographiedes personnages, vient s'ajouter la dimension supra-temporelle de la durée intérieure et psychologique de chaquecorrespondant. Ce sont, en fait, ces trois durées combinéesqui créent, dans le roman, l'illusion du temps vécu.

Certes, la durée du roman découle de la datation, desévénements et de la répartition des lettres mais son vraidynamisme, sa vitalité essentielle est dérivée de l'épaisseur« temporelle » de la vie intérieure de chaque personnage,

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extériorisée — dans le roman épistolaire plus encore quedans tout autre genre romanesque, et en particulier, defaçon manifeste dans les Liaisons dangereuses — par lestemps verbaux. Le conflit « se verbalise », pour ainsi dire,dans l'interaction des intrigues, dans l'action et la réactiondes personnages qui tentent de se fixer dans la vie commedans le temps par la ou les formes verbales convenant lemieux à leur nature et à leur volonté. Tous, sauf Valmout(et Mme de Volanges, personnage hors jeu), visent unpoint plus ou moins stable sur la ligne du temps et s'effor-cent de s'en rapprocher et de s'y immobiliser. Seul Valmontoriente sa ligne de conduite vers un point de l'avenirqu'il cherche incessamment à déplacer et à reculer. C'estValmont, sa durée organisée à lui, contre laquelle Cécile,Tourvel et Merteuil se défendent et essayent de maintenirl'équilibre de leur propre durée. S'il échoue avec Merteuil,c'est qu'il y a un mur infranchissable entre le tempsinhérent à leur nature même : le présent où la vie dulibertinage n'a pour Pun et l'autre aucune réalité, puisqueMerteuil cherche à se fixer dans le passé et Valmontprojette d'aller toujours plus avant dans l'avenir.

EAYMOND LEMIEUX