Les introuvables d'André Martinet || Troubetzkoy et le binarisme

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Troubetzkoy et le binarismeAuthor(s): Pierre MartinSource: La Linguistique, Vol. 36, Fasc. 1/2, Les introuvables d'André Martinet (2000), pp. 293-298Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/30249324 .

Accessed: 16/06/2014 19:12

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TROUBETZKOY ET LE BINARISME*

L'article qui suit est important pour deux raisons. Au-deld de la poldmique, il explique clairement pourquoi, en phonologie, Andri Martinet a rejeti dis le dipart ce qu'il a appeld a l'apriorisme binariste , de Roman Jakobson. Par ailleurs, il explique tout aussi clairement pourquoi les linguistes < realistes ) ont, en la matiure, tout intirit plut6t suivre la voie tracie par Troubetzkoy, mime s'il est critiquable sur des points precis. La raison itant que (( le maitre de Vienne a, le premier, montri comment donner une description scientifique du systime pho- nique d'une langue, fond&e sur la fonction des unitis et non pas sur leurs traits physiques, ou encore moins sur des conditions logiques (ou autres) prialables qui n'ont rien a' voir avec les faits en prisence.

par Pierre MARTIN

Universiti Laval, Quibec

A relire la remarquable brochure parue A Brno en 1935, sous le titre d'Anleitung zu phonologischen Beschreibungen, on apergoit com- bien la contribution la plus f6conde de Troubetzkoy A la phono- logie reste independante des cadres th6oriques qu'on a, des

l'abord, tenth de batir pour cette discipline et qui se sont modi-

fies, au cours du temps, selon les 6poques et les auteurs, sans que la fertilit& et l'unit6 de la pratique phonologique en soient jamais profondement affectees. Troubetzkoy reste l'homme qui, le pre- mier, nous a indiqu6 comment nous y prendre pour donner, du systeme phonique d'une langue, une description scientifique, independante des antecedents linguistiques de son auteur, fond~e sur la fonction des unites dans la langue A l'etude et non plus sur ceux des traits physiques qui se trouvaient avoir frappe le descrip- teur. On a pu, depuis, critiquer certaines des regles pratiques &dictees par lui, et j'ai, pour ma part, amorce une revision des

* Texte publie dans Wiener slavistisches Jahrbuch, 11, 1964, p. 37-41.

La Linguistique, vol. 36, fasc. 1-2/2000

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points de vue qu'il a exprimes, de l'Anleitung aux Grundzzige, relati- vement a l'interpretation monophonematique des successions

phoniques h&terogenes. Mais rien ne s'est fait, en l'occurrence, qu'en partant de l'enseignement de Troubetzkoy, et c'est la un excellent critere de la valeur profonde et definitive d'une ceuvre scientifique.

Troubetzkoy, toutefois, ne s'est pas content6 de fonder la pra- tique de la nouvelle discipline. On sait qu'a plusieurs reprises, avant de r6sumer l'ensemble de la doctrine dans les Grundzige, il a abord6 le problkme des fondements th6oriques de la phono- logie. A chaque fois, on constate un progres dans l'6volution de sa pens6e. Mais ce progres n'est jamais aussi sensible que lors-

qu'on relit les deux articles qu'il a fait paraitre, en 1933 et 1935, dans le Journal de psychologie normale et pathologique.

Dans son article de 1933, intitul6 xc La Phonologie actuelle xc,

les pages consacrees aux concepts fondamentaux, celui d'oppo- sition en tate, ne font guere que reprendre, sous une forme mieux

adapt6e aux besoins des lecteurs psychologues, l'enseignement qui 6tait celui de la phonologie depuis ses debuts, cinq ans plus t6t.

On se rappelle que les premiers exposes phonologiques distin-

guaient, de fagon simpliste, entre des oppositions privilkgi6es, dites < corr61atives >>, et toutes les autres consid6r6es en vrac comme <<disjointes >>. Je ne sais quelles ont pu etre les reactions, A cette dichotomie brutale, de ceux qui, en Europe centrale, pou- vaient suivre, pas A pas, l'61aboration de la nouvelle discipline. Mais je peux t6moigner de la stupeur de ceux qui, retrouvant avec joie, dans les premiers numeros des Travaux du Cercle linguis- tique de Prague, une presentation syst6matique et d6taill6e de leurs

propres id6es sur la nature vraie des ph6nomenes linguistiques, 6taient soudain confrontes avec l'i6trange enseignement relatif a la corrdlation et la disjonction.

Troubetzkoy nous a indiqu6, dans les Grundziige (p. 77, n. 1) que c'est a Roman Jakobson que l'on doit le concept de corr61a- tion lance des 1928 au Congrbs de La Haye. De fait, l'apriorisme binaire que r6vdle l'opposition de corrdlatif a disjoint est en par- fait accord avec l'6volution ulterieure de la pens6e de celui qui n'avait pas cherch6 a disputer au maitre de Vienne la direction du mouvement, mais qui, en fait, avait des le depart mis son

empreinte sur les premieres manifestations de l'6cole phonolo- gique. I1 semble qu'a partir de 1933, Troubetzkoy ait tendu a se

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liberer partiellement des entraves imposees A la phonologie par l'apriorisme initial inspire par Jakobson. Ses reiactions aux criti-

ques, combien nombreuses et vehementes, venues notamment d'Europe occidentale, se trouvent condens~es dans son article de 1935 intitul xc<< Essai d'une theorie des oppositions phonologi- ques >>. Il y presente un systeme complexe de classement des

oppositions 6tabli de trois points de vue diff6rents: 1 / d'apr&s leur rapport avec tout le systeme d'oppositions de la langue; 2 / d'apr&s le rapport existant entre les termes de l'opposition; 3 / d'apres l'&tendue de son pouvoir distinctif. L'ancienne distinc- tion entre corrdlatif et disjoint paraissait fond&e sur la nature du

rapport existant entre les termes de l'opposition. Sous la forme de la distinction entre bilateral et multilateral (en all. eindimensional et

mehrdimensional) que lui donne Troubetzkoy, elle entre desormais dans le cadre des rapports de l'opposition avec le reste du sys- teme. Elle garde, dans le cadre de la nouvelle presentation, un relief extraordinaire. Troubetzkoy la declare << auBerordentlich wichtig>> (Grundziige, p. 61) et c'est par elle qu'il commence son

expose. Toutefois, comme elle n'est plus desormais seule et

unique et que la distinction reellement fondamentale entre oppo- sition proportionnelle et opposition isolke trouve enfin droit de cite, les critiques s'apaisent, chacun trouvant dans le nouvel arse- nal tout ce qui l'interesse. Ceux-lai memes qui ne sont pas convaincus que la distinction entre bilateral et multilateral est << extremement importante >> peuvent toujours s'en abstraire et ne mettre l'accent que sur l'appartenance ou la non-appartenance a un systeme proportionnel. Il semble, en tout cas, que, jusqu'a la mort de Troubetzkoy, trois ans plus tard, le problkme ne sera plus debattu publiquement.

La reaction de Jakobson aux critiques adress'es a la dicho- tomie simpliste en correlations et disjonctions diffhre du tout au tout puisque c'est essentiellement contre le mepris dont temoi- gnait cette dichotomie pour les oppositions proportionnelles que s'6*taient dlevees les critiques, la solution qui reste fiddle au cadre binariste primitif est celle qui consiste A retrouver entre tous les membres d'une serie, deux par deux, les rapports privilkgiks qui avaient requ l'6tiquette de << corrdlatif >> puisqu'on s'insurge contre l'affirmation que les rapports entre /p/, /t/ et /k/ puis- sent etre du meme ordre que ceux qui existent entre /p/ et /o/ par exemple, nous considererons desormais que /p/ et /t/, /t/

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et /k/, /k/ et /p/ sont dans le meme type de rapport que les . corrdlatifs>> /p/ et /b/, /t/ et /d/, /k/ et /g/. Le binarisme est ainsi sauve sur deux plans: d'une part, toutes les oppositions interessantes restent binaires; d'autre part on continue a conside- rer qu'il n'y a jamais A choisir, pour caracteiriser une opposition, qu'entre deux types: l'opposition simple qui ne fait intervenir

qu'une paire de traits distinctifs, celle de /p/ A /b/ ou celle de /p/ A /t/ d'une part et, d'autre part, l'opposition complexe qui en fait intervenir plusieurs, celle de /p/ a /d/ par exemple. Il est A noter que Jakobson n'a commence A donner une publicit' A ces vues qu'aprfs la mort de Troubetzkoy : sauf erreur, c'est du

Congres de phonetique de Gand, en juillet 1938, que date le pre- mier expose de la doctrine binariste. Il faut reconnaitre que Jakobson aurait parfaitement raison de maintenir qu'il n'y avait

pas de sa part innovation, et qu'en diveloppant la theorie bina- riste il ne faisait qu'aller de l'avant dans la voie trac6e par lui dans les premiers temps de la phonologie.

Si la Seconde Guerre mondiale n'etait survenue sur ces entre- faites, relachant necessairement les contacts entre les divers grou- pes de linguistes qui reconnaissaient plus ou moins leur apparte- nance A un mouvement phonologique, on aurait peut-etre assist6 A la formation de clans se jetant mutuellement A la tate des accu- sations d'hereisie, les binaristes estimant qu'ils restaient seuls dans la ligne primitive, les Troubetzkoyens arguant, non sans de bon- nes raisons, que l'6volution de la phonologie, une fois qu'elle etait devenue le bien commun des linguistes des pays les plus divers, ne pouvait suivre une autre route que celle indiqu&e en 1935 par le maitre de Vienne.

Sans doute est-il vain de speculer sur la fagon dont la pens~e de Troubetzkoy aurait pu 6voluer s'il n'avait 6t6 prematurement arrach~ A l'affection de ses amis et A la science. Toute extrapola- tion est aventureuse, particulierement en de telles matieres. Mais on peut certainement essayer de d6gager dans quel sens a 6volue la pens&e et la recherche de ceux qui avaient le plus fermement denonc6 la dichotomie simpliste en correlation et disjonction.

Il convient tout d'abord de signaler que l'insistance th6orique sur le caractere priviligi6 des oppositions bilateirales n'est pas sans

repercussions sur la pratique phonologique de Troubetzkoy. Troubetzkoy a toujours maintenu qu'on ne pouvait parler de neutralisation que dans le cas d'une opposition bilaterale. Or,

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nombreux sont les systimes phonologiques oiu, dans une position determinee, tous les traits qui distinguent les uns des autres les

phonemes d'une serie perdent leur pouvoir distinctif. La chose est

particulierement fr6quente dans le cas des consonnes nasales en finale de syllabe, mais se retrouve aussi dans celui des occlusives orales de parlers du Midi gallo-roman oiu seul [t] apparait a la finale absolue. On voit mal ce qui distingue le phenomene selon

lequel les trois phonemes nasals de l'espagnol (/m/, /n/ et /fi/) perdent leur pouvoir distinctif en finale de syllabe, de celui qui dlimine l'opposition de /t/ A /d/ dans la meme position en russe.

Le linguiste qui, A ma connaissance, s'est le plus exactement maintenu dans la ligne troubetzkoyenne est le regrette Jean Can- tineau. Cantineau, qui a traduit les Grundzzige avec le soin, la fide- lite et, je serais tent6 de dire, la pi&te que l'on sait, est probable- ment le seul linguiste de sa generation qui, sans avoir plus ou moins particip6 au mouvement dont les Grundziige apparaissent comme le couronnement, ait accept6 sans reserves la phonologie telle qu'elle avait 6t6 dlaborte au cours des anneies 1930 et codifiee par Troubetzkoy. Le livre qu'il a traduit sous le titre de

Principes de phonologie a 6te veritablement le fondement de sa

pensee dans le domaine de la linguistique generale. Dans ces conditions, il est tres symptomatique qu'une des contributions

personnelles les plus interessantes de Cantineau porte precis&- ment sur la classification des oppositions. Il y soumet le classe- ment de Troubetzkoy A une critique tres pertinente qui aboutit, en giniral, I une ordonnance un peu diff6rente des concepts. Toutefois, en ce qui concerne les oppositions bilat6rales, les r6ser- ves de Cantineau sont plus serieuses. I1 ne soumet pas la notion du statut pref6rentiel de ces oppositions A une critique fondamen- tale, mais il 6carte finalement la bilateralit6 en arguant precis&- ment qu'elle seule empeche de donner a la notion de neutralisa- tion toute l'extension qui doit lui revenir.

A la lecture de cet article de Cantineau, on voit mieux com- bien la notion de bilateralit6 n'est plus, chez Troubetzkoy, qu'un residu de l'apriorisme binariste latent qu'on decdle dans les pre- mieres manifestations de l'&cole phonologique et dans les tentati- ves initiales pour donner un cadre th6orique A la pratique de la nouvelle discipline. On apergoit qu'A la base de ce binarisme, se trouve, non point un effort pour saisir les rapports qui existent

r6ellement entre les faits observes, mais un transfert inconscient,

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dans la realitxc' a decrire, de la necessit6, pour le linguiste, de rap- procher les phenomenes successivement pour determiner leurs

rapports mutuels : A rapproche de B; B rapproch6 de C; et enfin C rapproch6 de A; autant de rapports binaires pour analy- ser une situation qui peut fort bien representer dans les faits une

gradation lineaire. Nous trouvons ici, une fois de plus, un

exemple de la confusion si frequente entre les conditions de la recherche et la realit6 des faits &tudies. Troubetzkoy 6tait un observateur trop penetrant pour laisser trop longtemps l'apriorisme binariste obscurcir sa vision des faits. Je pense que les realistes, ceux qui s'attachent constamment A bien distinguer entre les faits eux-memes et les outils qui permettent d'en donner les presentations les plus adequates, sont justifies de se reclamer du grand savant qui a laiss6 une marque ind6l6bile sur la linguis- tique contemporaine.

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