Les insuffisances de « Nous nous souvenons », selon le professeur Miccoli.docx

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Les insuffisances du document romain « Nous nous souvenons. Une réflexion sur la Shoah », selon le professeur Miccoli Contrairement à certaines déclarations de dignitaires ecclésiaux qui reconnaissent clairement la responsabilité, voire la culpabilité de leur Église, dans la tragédie de l’extermination des Juifs 1 , la Déclaration romaine sur la Shoah 2 a paru décevante à beaucoup. Elle contient des demi- aveux, accompagnés d’autojustifications de nature apologétique, voire d’exagérations criantes, que j’ai épinglées en son lieu 3 . Je ne suis pas le seul à émettre une appréciation sévère du document romain. Le professeur Miccoli, spécialiste incontesté de l’histoire de l’Église contemporaine, va plus loin encore dans l’analyse. Dans la septième partie de son livre de 2007 4 , intitulée précisément « Repentance, pardon et le rapport difficile avec l’histoire » 5 , il traite de la question délicate de la reconnaissance de ses fautes par une institution qui, tout en reconnaissant celles de ses membres, s’en tient à « la conception traditionnelle, ontologico-théologique, de l’Église “sans péché” » 6 : 1 Voir « Shoah : La repentance sincère de membres du haut clergé catholique et protestant allemand et autrichien ». 2 « Nous nous souvenons » : une réflexion sur la Shoah , 12 mars 1998, texte consultable sur le site du Vatican. 3 Voir, entre autres, Menahem Macina, « Ce document sur la Shoah qui ignore ce qui nous peine » ; Id. « Les autojustifications du document romain "Nous nous souvenons : Une réflexion sur la Shoah" » ; etc. 4 Giovanni Miccoli, In difesa della fede. La Chiesa di Giovanni Paolo II e Benedetto XVI, RCS Libri, Milano, 2007. Traduction française de Christiane de Paepe et Paul Gilbert s.j. : Le pontificat de Jean-Paul II. Un gouvernement contrasté, éditions Lessius, Bruxelles, 2012. J’en cite, plus loin, avec l’autorisation de l’éditeur, des passages significatifs. 5 Id. Ibid., p. 257-294. 6 Ibid., p. 276.

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Les insuffisances du document romain Nous nous souvenons. Une rflexion sur la Shoah, selon le professeur Miccoli

Contrairement certaines dclarations de dignitaires ecclsiaux qui reconnaissent clairement la responsabilit, voire la culpabilit de leur glise, dans la tragdie de lextermination des Juifs[footnoteRef:1], la Dclaration romaine sur la Shoah[footnoteRef:2] a paru dcevante beaucoup. Elle contient des demi-aveux, accompagns dautojustifications de nature apologtique, voire dexagrations criantes, que jai pingles en son lieu[footnoteRef:3]. Je ne suis pas le seul mettre une apprciation svre du document romain. Le professeur Miccoli, spcialiste incontest de lhistoire de lglise contemporaine, va plus loin encore dans lanalyse. Dans la septime partie de son livre de 2007[footnoteRef:4], intitule prcisment Repentance, pardon et le rapport difficile avec lhistoire[footnoteRef:5], il traite de la question dlicate de la reconnaissance de ses fautes par une institution qui, tout en reconnaissant celles de ses membres, sen tient la conception traditionnelle, ontologico-thologique, de lglise sans pch[footnoteRef:6]: [1: Voir Shoah : La repentance sincre de membres du haut clerg catholique et protestant allemand et autrichien.] [2: Nous nous souvenons: une rflexion sur la Shoah, 12 mars 1998, texte consultable sur le site du Vatican. ] [3: Voir, entre autres, Menahem Macina, Ce document sur la Shoah qui ignore ce qui nous peine; Id. Les autojustifications du document romain "Nous nous souvenons: Une rflexion sur la Shoah" ; etc.] [4: Giovanni Miccoli, In difesa della fede. La Chiesa di Giovanni Paolo II e Benedetto XVI, RCS Libri, Milano, 2007. Traduction franaise de Christiane de Paepe et Paul Gilbert s.j.: Le pontificat de Jean-Paul II. Un gouvernement contrast, ditions Lessius, Bruxelles, 2012. Jen cite, plus loin, avec lautorisation de lditeur, des passages significatifs.] [5: Id. Ibid., p. 257-294.] [6: Ibid., p. 276.]

Lcumnisme, la libert religieuse, les rapports avec les Juifs et les autres religions non chrtiennes, les relations de lglise avec le monde, constituent des thmes o se posait la question dune ventuelle reconnaissance de fautes, domissions, dinterfrences indues de la hirarchie dans la vie sociale. Les dbats conciliaires mirent en vidence des rsistances et de vives protestations de la part de pres pour qui il tait inadmissible (et dangereux pour la crdibilit de lglise) que lglise reconnaisse quelle ait pu errer de quelque faon que ce soit[footnoteRef:7]. [7: Ibid., p. 257.]

Suit une longue, dense et complexe analyse, majoritairement centre sur le rapport entre thologie et histoire, dont voici quelques extraits:Jean-Paul II prend soin de prciser certains caractres propres de lglise, qui peuvent tre considrs comme des prsupposs indispensables toute recherche historique son sujet [ savoir] que de tels caractres dpendent de la finalit de lglise, qui consiste [] transmettre les biens du salut confis par Jsus-Christ aux Aptres son vangile et ses sacrements pour toutes les gnrations de lhumanit qui a besoin de la vrit et du salut. [] ce processus de transmission, quand il se dveloppe travers les organes lgitimes, est guid par lEsprit Saint, conformment la promesse de Jsus-Christ [et] acquiert ainsi une signification thologique surnaturelle[footnoteRef:8]. [8: Ibid., p. 278.]

Et Miccoli de commenter ainsi le propos de Jean-Paul II :Puisque ce que les organes lgitimes de lglise ont dcid et dcident en se rfrant sa doctrine, sa vie sacramentelle, son systme normatif, est guid par lEsprit Saint, tout cela est indpendant, par dfinition, de la contingence des processus historiques. Il en rsulte un accent trs fort sur lautorit et le rle du magistre, mais aussi la ngation de lhistoricit de ses dcisions et de ses dterminations, et donc lintangibilit de la tradition. Le pape confirme ainsi implicitement pour tous les fidles le devoir dobissance [...] La comprhension vraie et profonde de lpaisseur et de la porte de ces vnements, comme du sens et des raisons qui en ont fait ce quils sont, est rserve la thologie et non lhistoire[footnoteRef:9]. [9: Ibid., p. 279.]

Cest tout naturellement que ce savant voque les dangers que "Nous nous souvenons" : une rflexion sur la Shoah ne russit pas viter, savoir :une connaissance et une conscience amputes et partielles de ce qui est arriv dans lhistoire et du pourquoi cela est arriv.Il dplore dailleurs le fait quece document est entirement travers par la distinction entre lglise, et les faiblesses et les fautes dont ses enfants se sont rendus coupables, mais il lui manque une rflexion sur llaboration thologique de lge patristique sur le judasme, qui a tellement conditionn les poques ultrieures[footnoteRef:10]. [10: Ibid., p. 281-282.]

Moins focalise que la mienne sur la tendance apologtique de ce document, la critique de Miccoli, plus structurelle, lamne pingler, avec pertinence, unereconstitution historique des rapports entre les chrtiens et les Juifs au cours des sicles, qui prsente des rticences, des imprcisions, des exagrations et des simplifications inacceptables[footnoteRef:11]. [11: Ibid., p. 284.]

Plus grave encore ce reproche, qui met directement en cause les Pres de lglise:[] il est vraiment rducteur de parler, propos de lattitude de lglise envers les Juifs au lendemain de la conversion des empereurs romains au christianisme, de groupes agits de chrtiens qui assaillaient les temples paens et firent parfois de mme contre les synagogues [].Aprs avoir rappel que le clbre vque Ambroise de Milan (IVe s.) stait oppos la dcision de lempereur Thodose condamnant les incendiaires chrtiens dune synagogue la reconstruire leurs frais[footnoteRef:12], et quil tait mme all jusqu endosser la responsabilit personnelle de cet assaut, Miccoli fait remarquer, svrement mais justement : [12: Voir Menahem Macina, Une compassion catholique slective, en ligne sur le site debriefing.org.]

Au-del des assauts, ce qui compte vraiment, cest la formulation par la pense patristique entire dun jugement des Juifs, ainsi que laffirmation selon laquelle il est ncessaire quils vivent dans une situation de discrimination et de soumission. []Et de souligner la responsabilit historique de la hirarchie de lglise dalors dans ces dbordementshaineux aux dpens des juifs:La thologie de la substitution (lglise, novus Israel, succde lancien Isral dans le dessein de Dieu) constitue un facteur fondamental de lattitude des chrtiens envers les Juifs et le judasme[footnoteRef:13]. [13: Ibid., p. 284-285. Cest moi qui souligne.]

Sagissant de lpoque moderne, lhistorien prend ses distances avec lvocation que fait le document romain dun nationalisme faux et exacerb et dun antijudasme essentiellement plus sociopolitique que religieux. Il admet que sa complexit ne permet pas un traitement du problme dans un document de synthse, mais nen estime pas moins inadmissible quune reconstitution, mme sommaire, des rapports entre les chrtiens et les Juifs, passe sous silence la centralit absolue que la lutte antijuive avait occupe dans les partis et les mouvements catholiques et dans les polmiques engages par la presse confessionnelle. Ceux-ci joignaient des jugements et des strotypes antiques avec des thmatiques nouvelles ; cest cette poque que lhostilit traditionnelle des chrtiens contre les Juifs prit une tournure et une dimension politiques au moyen dune mobilisation de masse[footnoteRef:14]. [14: Ibid., p. 286. Cest moi qui souligne.]

Miccoli sinscrit galement en faux contre largument du document romain, selon lequel ce sont les prjugs, un manque de sensibilit, ou une indiffrence, qui expliquent lattitude lusive et rticente prise alors par la hirarchie. Selon lui,ces ides et sentiments se fondaient sur des jugements et des convictions profondment intrioriss, inscrits dans lenseignement, la pratique religieuse et la pense politique de la tradition catholique[footnoteRef:15]. [15: Ibid., p. 287-288.]

Plus loin, il est plus incisif encore:La dernire partie du document, qui traite de la position prise au cours de la guerre par le Saint-Sige, par diffrents piscopats, par le clerg et par les fidles, face la dportation et lextermination des Juifs, prsente galement des simplifications, des imprcisions et des omissions. Elle propose en outre une rfutation indirecte des accusations faites Pie XIIpour ses silences[footnoteRef:16], en rappelant les nombreux tmoignages de reconnaissance son gard, reus de la part dorganisations juives dans limmdiat aprs-guerre ce fait ne rsout pas les questions de fond concernant les attitudes prises prcdemment par Pacelli[footnoteRef:17]. [16: Le professeur Miccoli a consacr cette question un ouvrage incontournable: I dilemmi e i silenzi di Pio XII. Vaticano, Seconda guerra mondiale e Shoah, Rizzoli, Milano, 2000; traduction franaise par Anne-Laure Vignaux, avec la collaboration de Lydia Zad: Les Dilemmes et les silences de Pie XII. Vatican, Seconde Guerre mondiale et Shoah, ditions Complexe, Bruxelles, 2005.] [17: Ibid., p. 288.]

Et lhistorien de conclure cette partie de son analyse, consacre la dclaration Nous nous souvenons, par ce constat svre mais difficilement contestable :Il est difficile de dire combien un document aussi insatisfaisant du point de vue historique, malgr les propos qui lont inspir, a t le fruit conscient et voulu dun prsuppos qui entendait limiter aux fils de lglise tout discours critique sur les responsabilits, les dviations et les fautes de cette dernire. Mais le rsultat est l : la doctrine, le magistre, lenseignement et les actions fondes pendant des sicles sur une ecclsiologie bien prcise, tout cela reste exclu de lexamen[footnoteRef:18]. [18: Ibid.]

Menahem Macina