Les Giovannali... la malédiction

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Marie, la mère, avait un caractère bien forgé. Elle avait entendu parler des massacres des Giovannali par l'Inquisition papale au XIV ème siècle, mais tout cela restait flou. Il n'en demeurait que violence et peur. Aujourd'hui, jour de la Saint Joseph, 18 mars 1899, on lui a tué ses enfants. Son mari, Bouta, vivait déjà dans la hantise. Il savait qu'on le tuerait un jour, car il devait payer même s'il n'avait fait que se défendre ... Il avait le sentiment que parfois dans son propre village, il ne pourrait même pas atteindre la place de l'église St Jean-Baptiste... Qui allait le tuer ? Ceux de Pasciallela, ou les Cucchi de Radici, ou encore le tueur à gage Bricu ? Marie s'entendit murmurer « Ô tintu ! Le pauvre » ...

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Les Giovannali... la malédiction

Du même auteur :La route du Pavot – Éditions Filipacchi, 1993

Francis Cucchi

Les Giovannali... la malédiction

Roman

© Francis Cucchi – 2008

© Les Éditions Keraban – 2008ISBN [email protected]://www.keraban.fr49, rue Lazare Carnot92140 Clamart

***Les éditions Keraban sont une maison fondée en avril 2008

sous forme d'une association déclarée Loi de 1901. Elles éditentdes romans, des polars, des ouvrages de fiction ou de fantaisie,des nouvelles, des récits de vie, des œuvres poétiques outhéâtrales et des livres pour enfants.

Le comité de lecture et la direction éditoriale prêtent uneattention particulière aux ouvrages présentés par des auteursécartés de la vie ordinaire par la maladie, le handicap physiqueou mental et l'exclusion sous toutes ses formes

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de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelqueprocédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnéepar les articles 425 et suivants du Code pénal.

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Image de couverture : le campanile de Carbini surveille lesvallées alentour. © Photo de Laurence Cucchi.

Remerciements :

À Clara et Francis qui ont soutenu l’idée première de ce roman ;À Lisa et Christian qui y ont cru ;

À la patience d’Aude pour en reconstruire le puzzle ;À Laurence, ma fille qui a subi mes angoisses

et avec mes remerciements pour sa photo de couverture ;À Cannelle et Stéphane, mes petits-enfants,

cette sombre histoire de famille, la nôtre ;À Albert Picciochi, Anne et Noël Terrot

pour leurs touches finales.

Prologue

… des lézards immobiles sur les murs de granit attendent eux aussique la chaleur décline. Le jour va tomber. La vieille mère et ses enfantssomnolent sous les tilleuls. Dans la torpeur du crépuscule, pas unefeuille ne bouge.

Avec la nuit, les grillons réveillés tous ensemble prennent le relaisdes cigales. C’est peut-être leurs grincements stridents qui ont réveilléla mère. Elle s’était assoupie ; chose rare. Inlassablement elle fredonne,elle psalmodie d’étranges histoires des temps passés. On vient de loinpour l’écouter et, malgré son grand âge, elle retient l’attention de sonauditoire, respectueux de sa personnalité.

Il faut dire que ses récits de vendettas, de brigandages, tous sesenfants les connaissent, mais ce soir, bien que déjà accablés par lachaleur, personne ne l’empêche de conter ses évènements lointains…C’est un étrange cavalier qui surgit de nulle part, un grand noirenturbanné de blanc, juché sur un grand cheval luisant … Et là, on nesait plus si c’est la mère qui hurle, ou si c’est la jeune fille terrorisée quele cavalier maure vient de happer en passant. Il l’a hissée sur l’encolurede son coursier, et l’emporte comme une poupée désarticulée. Elle crie,elle pleure : « adieu mon père ! Adieu mes sœurs ! Adieu mon village !Il m’emmène sur son bateau1, et je ne vous reverrai plus jamais … ».

Ses enfants toujours attentifs aux récits de leur mère, l’écoutentadmiratifs. Ils ne l’interrompent jamais, ou peut-être, pris par le récit,ont-ils vu, eux aussi, le cavalier maure emportant la jeune fille.

Un des enfants s’est ressaisi :– Ô Man ! Qu’est-ce que tu nous racontes là ? C’était il y a si

longtemps ! C’est fini tout ça ! ça n’existe plus !– Non, mon fils ! Joséphine, de Borivoli, me l’a raconté hier !En affirmant cela, elle arborait une telle assurance qu’elle imposa le

respect et en profita pour ajouter : « Le Maure l’a emportée sur son

1 « Bel » jeune homme : Simonina, cette vielle dame, ne s’exprime qu’en corse.Et lorsqu’elle le fait en français, son langage est coloré.

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cheval au galop, tout en bas …Et elle montrait le bas de la vallée vers lamer, vers Figari, ou vers Porto-Vecchio, où les pirates barbaresquesdevaient avoir ancré leur bateau … »

Curieusement, tous ceux qui étaient là, venus pour la veillée,regardèrent longtemps dans la direction que la mère indiquait …commesi les violences du Maure se déroulaient encore…

Comme si le pirate barbaresque pouvait ressurgir brusquement.Inconsciemment encouragée par ce moment d’émotion, la vieille

mère enchaîna : « Et savez-vous ? On ne revit plus jamais la fille ! Lapauvre enfant ! Elle venait de Carbini, tout en haut dans les montagnesde l’Alta Rocca2. Il s’en passait là-bas des choses terribles ! La pauvreenfant avait fui Carbini avec ses parents. Ils avaient fui la honterépandue par les Giovannali3. Ces gens bizarres qui mettaient tout encommun ! Même les femmes et les enfants ! » Baissant la voix, elleajouta : « Dans l’église Saint Jean-Baptiste, quand les torches de pinss’éteignaient, il s’en passait des choses honteuses … » La vieillefemme, entrecoupait son récit de silences, comme accablée de certainsdétails insupportables, et impossibles à décrire. Les mots luimanquaient : « Joséphine, elle-même, ne m’a pas tout dit … Elle nesavait pas le dire. »

Essoufflée, bouleversée, elle s’arrêtait souvent pour se reprendre. Un soir de tempête, dit-elle, un « bel » jeune homme parti depuis

très très longtemps, rentrait enfin au pays. La vieille mère en parlaitcomme si elle le voyait, et on finit tous par le voir aussi. Elles’exclama : « Le pauvre ! Il a froid, il est fatigué ! »

Et soudain ses yeux s’éclairent : « Il retrouve le village de Carbini.Il en oublie sa peine, car au détour du sentier vient d’apparaître sonéglise avec son campanile … L’église qui protégeait ses jeux d’enfantquand sa mère venait y prier. » Il lui semble entendre encore les crisjoyeux de ses camarades, mais aujourd’hui, en 1356, le village estsilencieux et vide. Le « bel » jeune homme approche de son église. Iln’entend rien. Si … peut-être des cris étouffés. Par la petite porte de

2 Alta-Rocca : l’au-delà des monts.3 Les Giovannali : 1352 – 1358.

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l’abside restée entrouverte s’échappent des soupirs, des torches de boisgras (dera4) éclairent ici ou là des scènes incroyables d’hommes et defemmes qui s’accouplent sans vergogne. Surpris, le « bel » jeunehomme regarde.

C’est alors qu’une main venue de l’intérieur de la sainte églisel’agrippe et le tire vers le centre de la nef. Là, il fait comme les autres,bestialement il se laisse entraîner. L’inconnue l’embrasse, le caresse etlui fait l’amour… Et soudain …quelqu’un rallume une torche. Dansl’éclat de lumière qui naît et se répand, un éclair illumine le visage de sapartenaire : c’est sa mère ! Horreur et malédiction, se mit-il à crier ! Lavieille dame crie aussi : « Horreur et malédiction ! » Malédiction ! …Le « bel » jeune homme s’enfuit en pleurant … voilà ce que racontait cette vieille femme, indifférente à la chronologie. En vérité, que luiimportait cet ordre ? Ceux qui l’écoutaient le soir à la veilléeacceptaient qu’elle déverse ainsi son trop-plein de douleurs enfouies, etqu’elle livrait pêle-mêle.

Il faudrait lire le drame des Giovannali en 1354 et celui des Cucchien 1899, comme elle le raconte. Il faudrait comme elle se laisseremporter par l’émotion et rester indifférent à la chronologie des faits.Car en fait, ce qu’elle révèle, c’est le poids du passé enfoui en elle etqu’elle exprime au présent.

Carbini

L’incroyable et sombre destin d’un village au cœur de l’Alta Rocca…En 1348, ce fut la grande peste… la peste noire.De 1352 à 1354, la secte des Giovannali y prit naissance puis elle y

mourut dans d’affreuses persécutions.Il semble que la terreur et la violence engendrées par l’Inquisition

n’ont jamais cessé, jusqu’à nos jours, sous d’autres formes, pourd’autres raisons sociales ou politiques.

En 1899, cette violence latente a atteint notre famille.

4 Derra : torches de résine de pin

Première partie

Les Giovannali1352 –1358

Après le massacre des Giovannali, se succèdent demultiples drames, une sorte de violence endémique…

Pour la seule période de la fin du 19ème siècle une suite dequelque quarante querelles de sang entre les Cucchi et lesMartelleni va dresser ces deux familles l’une contre l’autre,comme si la Malédiction des Giovannali s’abattait à nouveausur le hameau de Carbini.

Chapitre 1

Le piévan Ristoru et les Pénitents de Carbini

Ce chef n’est pas un aventurier opportuniste. L’histoire est précise :« Fra Ristoro de Carbini appartient à l’ordre de saint François, dans laprovince et cité de Marseille, constitué par le vénérable ministre frèreElentaqric Iohannis Régis de Velletro du Tiers-Ordre de SaintFrançois ».

Fra Ristoro, Frère Ristoru ne vient pas de nulle part généré par uncontexte favorable. Il est consacré par un document public avec sceaupendant, rédigé de la main d’un notaire marseillais ; Michaelis Radulfi,en l’An de grâce 1352, le 20 du mois de mai, cinquième indiction,vicaire d’un ordre ou congrégation de pénitence, composé d’hommes etde femmes de Carbini. Cet ordre constitué par le vénérable seigneurfrère Iohanne Martini, vicaire du révérend père ministre général enCorse du Tiers-Ordre de Saint François.

L’existence de la congrégation des Pénitents et leur guide sont ainsiofficiellement reconnus. Frère Ristoru n’est pas un justicier aux originesobscures, il sera pourtant, on le verra, l’objet de terribles et injustescabales. Il dira alors à ses détracteurs, « je suis Fra Ristoro ou Ristoru,figlio del Landolfo d’Ota du diocèse de Sagone en Corse ».

Nous voilà dans cette congrégation des Giovannali guidée par lefrère Ristoru et nous sommes en 1352 à Carbini. Là, dans ce petitvillage de montagne, Fra Ristoro préside à la vie de ceux que l’onappelle les « pénitents ». Ils sont environ soixante, dont vingt hommeset quarante femmes. On peut se demander pourquoi les femmes y sontplus nombreuses que les hommes ? Pourquoi ont-elles éprouvé unbesoin plus impératif de se réfugier dans cette congrégation de l’espoir ?Les raisons en sont multiples, mais une prédomine cependant :

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Pour cela, il faut imaginer la vie quotidienne du petit peuple desmontagnes soumis à l’hégémonie des seigneurs. De leurs châteaux, ilsdirigent leurs sbires et les envoient fureter partout jusqu’à la tyrannie.

De surcroît leurs hommes de main ne s’intéressent pas qu’aux biensmatériels à confisquer pour emplir les caisses du Maître. Ils recensentaussi les jeunes filles les plus belles pour les signaler au Seigneur !Elles seront « le mets du mariage ». C’est ainsi qu’on appelle alors ledroit de cuissage des puissants. Pour les femmes, cette perspective estinsupportable6.

Mais que faire devant ces féodaux sans vergogne ? Céder encore,accepter l’infamie ? La seule survie, le seul espoir semble celui que leuroffrent ces gens venus d’ailleurs qui se réunissent la nuit dans l’églisede Carbini pour échapper aux sanctions du seigneur brigand ! C’estprobablement de cette manière que le peuple opprimé convergea versCarbini, vers Ristoru et ses moines franciscains qui leur promettaientl’égalité, la justice et le partage. C’est peut-être aussi pour échapper auviol que les femmes s’enfuirent vers Carbini, pour se réfugier au sein decette congrégation naissante qui allait devenir « les Giovannali ».

La révolte monte partout en Corse contre la tyrannie de tous leshobereaux et leurs complices. Ce n’est pas une simple jacquerie isolée etréduite à la piève de Carbini. C’est un vrai mouvement populaire,spontané, engendré par la misère matérielle et morale d’un pays livré auxabus des puissants que l’anarchie politique protège et favorise. Il fautrappeler que l’ancienne protectrice de l’Île, la République de Pise, a étédéfaite en 1284 par la République de Gênes, lors de la bataille navale deMéloria. Cependant, en 1352, Gênes n’administre pas encore la Corse,livrée à elle-même. C’est donc dans l’anarchie que Ristoru et ses péni-tents s’installent à Carbini. Leur cause est encore très fragile, la peur duseigneur reste omniprésente.

Pourtant, la rumeur se répand, et au serf misérable on raconte mys-térieusement que là-bas, bien loin de la Tour du seigneur brigand oucelle de l’abbaye, la nuit, tandis que les nuages voilent la lune, d’autresdésespérés comme lui se réunissent et sont libres et puissants par

6 Alexandre Gressi : « L’originel n°1 » de Charles Antoni.

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l’intervention des esprits invisibles…Le serf a, depuis longtemps, réalisé que le dieu du baron ne peut être

le sien ; le moine franciscain le lui confirme et le lui montre toujoursarmé du châtiment. Depuis longtemps, il a perdu sa foi. Désespéré,superstitieux et ignorant, il se donne aux démons si les démons letentent dans une heure de sombre douleur. Il sera désormais un révoltéde plus dans la grande armée des révoltés !

Bien plus terrible encore est la condition de la femme, de la jeunefemme. Aussi misérable que le serf, elle a en plus la frayeur permanented’être promise au bon vouloir du seigneur ; elle sera le « mets dumariage ». Elle n’a aucun espoir d’y échapper. À qui se plaindre ? Quipourrait la protéger ? Certainement pas le moine du château. Il est à lasolde du seigneur ! Il lui prêchera même la soumission totale à lavolonté de Dieu ou au baron, son représentant.

Avec une telle perspective, notre jeune fille perd la tête et tente des’enfuir vers l’espoir qui se répand dans les campagnes ; « Là-bas àCarbini, l’église de San Giovanni les protègera ».

« Là-bas, à la rouge lueur des torches de sapins, un maître à la foisprotecteur et consolateur les apaisera. Là, la jeune fille retrouvera unréconfort et rencontrera d’autres révoltés comme elle et peut-être notrerévolté de tout à l’heure qui lui tendra les bras7. »

On voit bien qu’au tout début de leur vie commune, les pénitentsoffrent une bouffée d’espoir idyllique, mais on verra plus tard que sibeaucoup de gens des environs pouvaient être séduits, d’autres aucontraire jugeaient suspects ces rencontres nocturnes et ces ras-semblements... Cela ne fera qu’empirer, et si les affrontements ne sontpas encore violents, on pouvait pressentir qu’ils le deviendraient.D’ailleurs, au début même, le clergé avait donné sa bénédiction àl’établissement de ce que désormais on peut appeler une secte8. Et onpeut voir dans les archives de l’évêché de Pise que Ristoru, qui sera tantcontesté après, a été accueilli chaleureusement par les habitants de

7 Extrait de « l’Originel » de Charles Antoni

8 Une secte regroupe des gens qui professent une doctrine différente de la religiondominante. Cette communauté vit parfois sous l’emprise totale d’un maître spirituel.

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Carbini. Ils l’ont même nommé piévan9. Tout aussi chaleureux fut FraRaimondo, évêque d’Aléria. Il lui avait rendu visite et, en grande pompe,avait dans un premier temps accepté, loué et encouragé « la fondation dela Congrégation de Ristoru ».

Liste des Pénitents de Carbini de Frate Ristoro XII – Avril 1354

Frères – Frates Sœurs – Sorores

Andrea Johannes Ysabet Abbatissa Cita

Iacobus Agnesina Barbara

Benedictus Clara Cicilia

Iacobus Iulecta Iohanna

Mactheus Angelina Nicola

Marcus Cristina Laurentia

Iohannes Marta Iohanna

Nicolossus Macthea Iohanna

Paulus Catelina Iohanna

Andreas Taddea Nicola

Iohannes Simon Amarga Iohanna

Tomasius Andreina Eugenia

Iohannes Ylisabet Concordia

Bartolomeus Iohanna Iacobina

Francischus Solomea Anestesia

Angelus Iohanna Margalita

Ubertus Antonina Luccia

Leonardus Iacoba Savina

Laurentius Luccia Lucia

Romanus Iohanna Guida

9 Un curé piévan est à la tête d’une piève : division administrative qui regroupeplusieurs hameaux.

Chapitre 2

Raimondo, évêque d'Aléria, déclare Ristoru « Parfait »ou « Revêtu »; un parjure !

Une sorte de cathare à excommunier !Affrontements entre Ristoru et l'évêque d'Aléria

Commence alors un combat de titans disproportionné entre unhomme seul, Ristoru et sa foi et la gigantesque puissance de l'Église, sahiérarchie et ses multiples structures. Tout allait bien entre Aléria, etCarbini, puis brusquement, les choses vont se gâter et les pénitents, cespremiers dissidents de l’ordre franciscain, regroupés autour des moinesfranciscains, dissidents confirmés venus en Corse avec Ristoru, vonttomber en disgrâce.

Pourtant porteurs d’espoir, ils voulaient suivre l'évangile de façonrigoureuse : ne rien posséder individuellement, ni en commun, ne passonger à l’avenir : vivre au jour le jour… Voilà ce qu’était la doctrinedes Fraticelli. Rien de répréhensible n’apparaît donc dans la doctrine decette secte, bien au contraire.

Alors, d'où est venu l'anathème ?L'évêque d'Aléria affronte le curé :

probablement des manipulations de l'Église.

En effet, l’évêque d’Aléria qui tout d’abord avait encensé Ristoruavec emphase et enthousiasme, ne changea pas d’opinion parce que lepiévan portait atteinte au dogme de l'Église romaine.

Cela viendra plus tard. Pour l’instant, l’évêque d’Aléria, Fra

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Raimondo craignait surtout que Ristoru ne s’accapare la dîme prélevéepour faire vivre sa congrégation. La rumeur confirmait ses craintes etlaissait présager que Ristoru gagnait déjà les pièves voisines et surtoutcelle d’Ajaccio… De l’autre côté des montagnes, Fra Raimondo se doitde réagir et anticiper. Il va d’abord attaquer Ristoru sur le plan de salégitimité. Est-il vraiment prêtre consacré ? Sinon a-t-il le droit dedonner les sacrements ? Ce droit, si Ristoru l’a usurpé, le parjure doitêtre excommunié ainsi que tous ses fidèles.

C’est ce que l'évêque d’Aléria fera, non pour la morale, mais pourempêcher le faux piévan de s’emparer des revenus de la charge, l’impôt,la dîme.

Un combat sans merci vient de commencer et l'évêque va utilisertous les moyens politiques et religieux pour discréditer Ristoru et lessiens.

Le mouvement des dissidents franciscains de San Giovanni, appelésaussi les « tertiaires de Carbini » n’a que deux ans d’existence et levoilà déjà condamné.

Ristoru n’a peut-être pas évalué le danger à sa juste mesure. Il n’aapparemment vu que l’acharnement d’un homme d’église atteint dansson pouvoir temporel. Ristoru va donc réagir en faisant appel à lahiérarchie de l’Église pour dénoncer le parti pris de l'évêque. Emportépar ses convictions, il n’a pas compris un instant que la réaction venaitpeut-être de l’Église tout entière, de la hiérarchie déjà agacée par l’amp-leur de la révolte, propagée dans presque toute la Corse. Pourtant, lessectaires de Carbini que seuls les chroniqueurs corses et la rumeurappellent non sans crainte et mépris « les Giovannali » n’avaient pas, audébut de leur révolte, l’intention de braver ni l’Église, ni l’ordreétabli… Ils ne cherchaient qu’à endormir leur misère.

Ristoru, rusé qu’il est, découvre que l’adversité est colossale et ne selimite pas à la susceptibilité d’un évêque. Il choisit alors l’humilitérepentante, ce qui n’est pas sans rappeler Saint François d’Assise. Ilva volontairement s’humilier même si cela ressemble à une ruse.

Ristoru, notre héros, perd de son aura. Il ne paraît plus être le chefd’une cause juste. Il sent bien que l'évêque ne reculera devant aucun

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moyen pour le détruire. Il emploie déjà à son encontre des termes quilui rappellent la condamnation, l’excommunication des Cathares et leurextermination, il y a un siècle. On le traite de « Parfait » et de « Revêtu ».

En le traitant de « Revêtu », de faux prêtre, l'évêque sait qu’il vabouleverser les fidèles à l’Église de Rome. Il cherche un consensuspopulaire, le peuple des fidèles est une arme redoutable.

Ristoru choisit donc de ne pas affronter l'évêque d’Aléria. Aucontraire, il va plaider sa cause devant l'archevêque de Pise pour faireappel de la décision de l'évêque d’Aléria puis, presque simultanément,va s’humilier devant lui et chercher sa compassion.

Seconde partie

Le « malentendu », Cucchi et Martelleni, 1899

Deux familles s’affrontent et, jusqu’à ce jour, sontdéchirées par le doute…

Chapitre 1

La Saint Joseph : 19 mars 1899

Sur le chemin muletier qui mène de Vignallela à Carbini, Boutaencourageait sa monture. Bouta est son surnom. Avoir un surnom à cetteépoque n’avait rien d’infamant.

Bouta avait un surnom qui soulignait sa corpulence. Il était râblé etrond comme un tonneau. « Bouta ». Cet aspect trapu et robuste avaitautrefois été à l’origine du nom des Cucchi et Martelleni. Ilss’appelaient alors Spadonne, nom dérivé de « Spadda », épaule ; ceuxqui étaient larges d’épaule. Au XVIe siècle, l’état civil apporta unemodification significative. On trouve noté sur les registres de l’époque« Spadonne dit Cucchi ». Pourquoi avoir ajouté Cucchi qui signifie enlatin « les coucous ». La légende raconte que le protectorat de Gênes, auXVIe siècle, avait amené avec lui des émigrants ligures ou génois.

On raconte qu’une vieille Génoise et ses trois fils s’étaient installésà Lévie. La famille Spadonne génoise, forte du pouvoir de Gênes,n’avait eu aucune difficulté à s’étendre aux dépends des habitants deLévie : les Lévianais.

À l’époque, les troupeaux de bêtes dont vivaient les villageoisexigeaient beaucoup d’étendues de maquis pour survivre. La vieilleSpadonne et ses fils occupèrent donc tous les vallons et les rivières deslévianais comme les coucous occupent le nid des autres oiseaux pour yélever leur progéniture. C’est, paraît-il ainsi que les Spadonne,usurpateurs, devinrent les « coucous » ; en latin, les Cucchi… et pro-gressivement Spadonne disparut des registres de l’état civil où nesubsista que Cucchi.

Dans les hameaux regroupant une ou deux familles, les patronymesétant les mêmes, il fallait un surnom pour différencier les individus. Un

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trait physique ou de caractère. De son état civil, Bouta s’appelait Jean-Jacques. Mon père ne l’a pas connu mais il tenait de ses oncles quel’homme était robuste, un vrai montagnard au pied sûr. Il avait surtoutla réputation d’un excellent tireur, à la gâchette facile.

Mon grand-père Jean-Félix jugé par ses pairs, un peu léger, un peufantaisiste se surnommait Cachaldonne ; l’oncle Jacques-Antoine, intel-ligent, procédurier à l’extrême, aussi insaisissable qu’un cerceau enmouvement devint pour tous « U cinciniolu », le cerceau ; l’oncle Jean,habile de ses mains et ingénieux baptisé Manicione : le manuel.

Aujourd’hui, vêtu de son costume en velours noir, Bouta parade sursa mule harnachée pour la circonstance. Des breloques de laine rougependent de chaque côté de la selle et lui donnent des airs de fantasia.Bouta et sa nièce avaient quitté Vignallela dans la basse vallée del’Ortolo pour se rendre aux festivités de la saint Joseph à Carbini. Pardes sentiers sinueux, ce gros village est à trois bonnes heures de routeescarpée.

À cet endroit, la vallée est sombre. Encaissée entre la montagne deCagna et les hauteurs de Foce. Des chênes séculaires cachent le soleildu printemps naissant. Dans le sous-bois des cyclamens mauves percentçà et là le tapis de feuilles.

Bouta ne les voit pas, il est sur ses gardes ; voilà quinze ans qu’il seméfie de tout le monde.

Voilà des multitudes de nuits qu’il ne dort pas et surveille chaquebruit inhabituel. Voilà des mois d’hiver et des longues nuits qu’il guettele moindre grognement de son chien. Il y a longtemps qu’il en décodales soupirs inquiets. Bouta sait grâce à son chien si un homme rôdedehors ou si ce n’est qu’un renard affamé, qui erre dans la nuit froide.

Ses tourments datent de 1855. Pour des raisons de pacage ou d’ani-maux errants, il a tué un Tafani de Pasciallella qui lui avait tendu uneembuscade. La légitime défense semblait évidente, la justice l’a acquittémais la vendetta, l’ordre des choses traditionnelles, veut que la victimesoit vengée par les siens, par ses proches. Voilà quinze ans qu’il vitarmé car le pire viendrait sûrement. Bouta ne peut l’ignorer. Chaquejour qui passe le rapproche d’un dénouement brutal. Même s’ill’attend !

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Perdu dans ses sombres pensées, quand sa mule butait parfois surles pierres roulantes du sentier, Bouta grondait et quelques jurons luiéchappaient. Des jurons ou des blasphèmes qu’il parvenait mal àcontenir. Il ne voulait pas heurter la fillette installée en croupe derrièrelui et agrippée à son dos.

Sa tante de Vignallella l’avait habillée comme une grande, avec unerobe bleue à fleurs blanches et un col en dentelle. Mais surtout, avaientl’air de lui plaire les petits souliers vernis noirs qui s’agrafaientgracieusement sur le coup de pied. Depuis le matin, et malgré les riresmoqueurs des enfants, elle n’avait pas cessé d’essuyer la moindre tracede poussière. Elle était déjà à la fête !

Encore deux petits kilomètres et ils atteindraient la source fraîcheprès des châtaigniers. Ils y rempliraient leur gourde avant d’attaquer lacôte abrupte vers Radicci. Il entendait plus loin le trot des montures deses deux fils, Jean et François, elles avaient pris de l’avance. Les bêtesétaient fougueuses et leurs cavaliers jeunes : dix-sept et dix-neuf anstout au plus. Ce soir, le père et ses enfants seraient en famille à Carbinipour fêter la saint Joseph.

Bouta était un solitaire belliqueux mais, à la mi-mars, il aimaitretrouver les siens au village. Il pensait déjà aux retrouvailles, quand,tout à coup, deux déflagrations brisèrent le silence de la montagne. Ilcrut un bref instant qu’un orage se préparait et que la foudre l’annonçaitdéjà. Mais très vite, un pressentiment l’assaillit.

Ce n’était pas la foudre, on avait tiré. Certes ses enfants avaient leurfusil, mais en selle, ils ne les tenaient pas chargés. Même s’ils l’étaient,les chiens restaient baissés. Il fallait quelques secondes pour les armer.Aujourd’hui ils allaient à la fête, le cœur en paix, ils n’avaient pasencore les tourments de leur père, constamment obsédé par les Tafani etl’imminence de leur vengeance.

Inquiet, il éperonna sa mule avec force. Lorsqu’il parvint à l’orée dela clairière où la source chantonnait, ses deux enfants gisaient inertes,côte à côte. La tête dans quelque chose qui ressemblait à du sang que lesol absorbait déjà. Les mules broutaient tranquillement. Boutachonepensa immédiatement à préserver du spectacle la petite agrippée à son

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dos. Sans conviction, il lui murmura cependant des parolesd’apaisement.

« Ils dorment, on va les laisser se reposer »Funèbre mascarade, car l’enfant perçut tout autre chose et se mit à

pleurer. Elle allait sur ses onze ans. Revenu vers elle, d’un gestemachinal, Bouta resserra la sangle de sa selle et se remit en route enrebroussant chemin vers Vignallela pour y chercher secours.

« Tiens-toi bien » dit-il à Catherine. Son instinct d’homme traquél’avertit d’un nouveau danger. Quelques gouttelettes de sueur perlèrentà ses tempes. Malgré son sang-froid, ses lèvres avaient tressailli. Ilattendait.

À ce moment précis, deux coups de feu partirent de la lisière dubois. Bouta sentit une légère brûlure à la poitrine et au front. Sa mule secabra avant de dévaler la pente. Catherine glissa vers l’arrière, prête àtomber. Bouta la rattrapa de justesse avant de s’enfuir vers Vignallela.Dès qu’il fut à couvert, non loin de l’embuscade, il entendit nettementdes trots précipités parvenant de trois endroits bien distincts dans laforêt.

Bouta avait le sens des bêtes, de leurs déplacements. Leurs appels,leurs traces n’avaient pas de secrets pour lui. Il les interprétait chaquejour. Son oreille ne pouvait l’avoir trompé. Il y avait bien eu troisdéparts de cavaliers vers le haut de la vallée de l’Ortolo.

Outre la balle qui l’avait atteint à la poitrine, une décharge de petitsplombs l’avait blessé au front et il saignait abondamment. Même s’ilétait revenu sur ses pas, le sang qui ruisselait sur le visage l’auraitempêché de distinguer des indices à l’endroit de l’embuscade. Il serésigna à ne pas poursuivre sa route vers Carbini et à regagnerVignallela. Il avait besoin d’aide pour hisser ses enfants morts sur lesmules car il avait décidé de les ramener à leur mère à Carbini.

Une tempête dans sa tête l’empêchait de réaliser vraiment le dramequ’il vivait. Une question revenait sans cesse : qui avait pu tuer sesdeux fils ? Pourquoi ? Même si Bouta connaissait ses vrais ennemis,c’était du passé. Un passé qu’il révisait sans cesse. Un passé sournoisqui l’assaillait souvent quand il s’y attendait le moins. Tour à tour

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lointain ou proche, il était là, omniprésent.Il y avait longtemps, il avait eu de graves démêlés avec des gens de

Pasciallella vers Muratello, il y avait eu le meurtre de Joseph Tafanimais la justice avait tranché. Mais qui sait si depuis la famille ne s’étaitpas enfermée dans un rimbecco devenu inéluctable. Il restait l’espoirincertain de l’intervention de médiateurs. Les « paci »16. Mais il y avaitdes règles à ces médiations délicates qui n’aboutissaient pas toujours àdes paix durables.

Bouta savait pertinemment que se venger d’une offense n’était pasen Corse « l’expression de caprices sanguinaires ».

Les anciens lui avaient inculqué dans les faits que vouloir obtenirjustice pour un droit violé ou supposé tel, n’est pas l’effet d’une fan-taisie facultative. Pour le groupe des Tafani, comme pour toute lafamille offensée, la vendetta était impérative, c’était plus qu’un droit,c’était un devoir et celui qui se dérobe à ce devoir est l’objet de laréprobation du groupe, c’est le rimbecco, qui peut parfois l’obliger às’exiler.

D'ailleurs, depuis ses différends avec la justice en 1885, Bouta avaitchoisi de quitter Carbini et d’aller cultiver les terres de sa femme àVignallela. Il s‘était même isolé parfois dans sa maisonnette deCheralba, à mi-chemin entra Vignallela et Radicci où venaient s’établirses cousins Cucchi.

On ne sait pas si cet exil loin de Carbini résultait d’une médiationsecrète des pacieri. Il se raconte tellement de choses dans le secret desfamilles, on dit même que les frères de Bouta avaient peut-être intriguépour le contraindre à s’éloigner tout en bas de la vallée de l’Ortolo. Lesmédiations de paix entre les familles belligérantes obéissent à des règlesde formes et de fond précisément codifiées17...

En quelque sorte, le temps avait passé mais ne supprimait pas lasentence que les familles meurtries lui réservaient. Il attendait depuisquinze ans. Il savait qu’il devait payer ! La justice d’État l’avait acquitté

16 Les « paci » sont les traités de paix préparés et réalisés par des médiateurs, les« pacieri », pour tenter d’éviter d’interminables vengeances.

17 « Paci et pacieri » de J. Busquet, p. 457 à 459

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mais pas celle des hommes.Il fallait rapidement établir des contacts avec des médiateurs

influents pour apaiser les esprits et éviter l’escalade sans fin. Vengeance– mort – vengeance, répondre au sang par le sang.

Paul, l’aîné de Bouta semblait tout désigné pour cette démarchedélicate, mais les deux frères ne s’entendaient qu’à moitié. La solidaritéfamiliale s’imposait mais les inimitiés demeuraient. De surcroît, unnombre inquiétant de différends entre les Cucchi et Martelleni, depuisquelques années décourageaient les médiateurs18.

Malgré tout on raconte que les tractations des pacieri entre Tafani etMartelleni finirent par aboutir. Il n’en reste pas de traces écrites et larumeur en a mille fois modifié le contenu.

Les détails de ce traité comme ceux de tous les autres traités restentrelativement secrets. Seules sont connues les décisions. Ce quiimportait, pour mettre fin à la vendetta sans fin qui risquait de ruiner lesfamilles Tafani et Martelleni résidait dans le respect des modalitéstraditionnelles.

Tout d’abord, faire accepter aux antagonistes « les clauses inséréesdans l’instrument du traité ».

En second lieu, il fallait que l’accord des parties se déroulâtsimultanément « à une cérémonie religieuse, solennelle… »19.

La susceptibilité et l’entêtement des uns et des autres rendaient lerituel souvent impossible. L’atmosphère était tendue. Seule la présenced’un élu important de la région imposa un calme fragile.

D’ailleurs, hors de l’église, à peine dissimulés près d’un gros chêne,deux des participants étaient armés. L’un représentant les Tafani, l’autreles Martelleni. Cela ne pouvait être qu’un arrangement entre les deuxparties. Les porteurs d’armes restèrent légèrement en retrait mais ilsétaient là et chacun le savait. On en vint enfin à la signature du traité20. 18 Des dizaines de conflits entre Cucchi et Martelleni ont jalonné les annéessombres de 1830 à 1890. Notes en fin d’ouvrage.

19 Les paci contemporains, chap. XIII in « Le droit de la Vendetta », J Busquet

20 Il était « habituel et possible qu’un traité de paix fût purement oral » p.454 :« Le droit de la vendetta », J. Busquet.

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Les uns et les autres s’approchèrent de la table pour signer ledocument établi. L’élu local venu là pour faciliter cette délicateconfrontation avait relu et traduit en corse les décisions à adopter :Bouta devait rester éloigné dans la basse vallée de l’Ortolo21 et lesTafani s’engageaient à éviter de chercher à croiser sa route. On raconteque la suspicion restait vivace et que ni les uns ni les autres ne voulaientsigner les premiers.

Paul Martelleni, l’aîné de son clan, rompit l’hésitation et alla signeravec ostentation. Il fut le seul à apposer une vraie signature avec sonnom et son prénom paraphés.

Les autres déclarèrent être d’accord avec les décisions, maismarmonnèrent qu’ils ne savaient pas écrire !

Le curé qui venait de célébrer la messe pour la circonstance, pritl’initiative courageuse d’écrire distinctement sur une grande feuille lesnoms et prénoms des signataires : à gauche les Tafani et à droite lesMartelleni. Chacun, à l’appel de son patronyme, avec application, traçaune croix sous son nom.

Le document ainsi présenté avait l’aspect macabre d’un alignementde tombes, aussi quand l’élu en prit connaissance, il s’écria :

« Mon Dieu, ce n’est pas un traité de paix, c’est un cimetière ! »L’avenir confirma cet augure sinistre. À la veillée funèbre de

Joseph, la victime de Bouta, en 1885, les rites de l’appel à la vengeanceavaient été clairement exprimés. Depuis, sans répit, il se souvenait de ceque lui avaient raconté ses proches, présents à cette veillée à Muratello.Son frère Paul lui-même était là. Son absence aurait pu être malinterprétée. Il fallait qu’il soit à la veillée mortuaire de la victime ensigne de désaveu du crime de son frère Bouta. Sa présence pouvaitapaiser les esprits ? Peut-être ? En fait Bouta s’était souvent demandé,pourquoi Paul, son frère, l’avait ainsi désavoué publiquement.

Ils avaient maintes fois confirmé que sans ambiguïté les hommes duclan Tafani, vêtus de noir, laissaient apparaître le premier signe : ils ne

21 La famille du meurtrier, pour obtenir la paix avec la famille du mort, doitœuvrer pour le bannissement de l’assassin. « Une telle clause est tout à faitcaractéristique des coutumes de la vendetta. » Le droit de la vendetta, J. Busquet.

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s’étaient pas rasés depuis la mort de leur frère Joseph. C’était àl’évidence une mise en garde : la vengeance devra un jour ou l’autreêtre exécutée.

Son frère Paul, avec qui il ne s’entendait guère, lui aussi confirmaque durant le vocero, au moins deux frères de Joseph étaient entrés dansla salle, ils avaient baisé le mort sur la bouche, lui avaient tour à tourtenu la main, lui avaient parlé et s’étaient touché le nez. Ce geste anodincondamnait Bouta à mort.

C’était le signal rituel que la vengeance devait s’accomplir.« Sani toucatu u nasu ». (Ils se sont touché le nez.) Bouta souffrait. Chaque instant le rapprochait d’une mort brutale.

Cette fatalité le révoltait. Il ne se sentait pas coupable. On l’avaitattaqué, il s’était défendu. Pour Bouta, son innocence était évidente. Iln’avait jamais fait de mal à personne.

Depuis, tout au plus, avait-il pu faire naître quelques jalousies. C’estchose courante dans les villages, de surcroît dans les montagnes ! Lestemps étaient durs.

Après ces premiers soupçons, immédiatement il pensa à ses cousinsCucchi.

« Pourquoi, pensa-t-il, que ses cousins Cucchi pouvaient être lesauteurs de ce forfait ? »

Il y avait de multiples raisons possibles mais aucune ne justifiait lerecours au crime de deux jeunes hommes innocents ! Bouta écarta donccette idée. Beaucoup plus tard, quand on voulut essayer de comprendrela terrible suspicion de Bouta, accusant ses cousins, on évoqua sapersonnalité. Bien qu’il soit rustre, solitaire et indépendant, c’était unhomme impulsif, parfois jusqu’à la violence. Ces traits de caractèresapparaissaient souvent quand mon père parlait de lui. Le sujet étaittabou, mais par bribes j’ai souvent entendu parler de Bouta même simon père ne faisait que répéter ce que ses oncles laissaient échapper deleurs rancœurs.

Ils disaient que Bouta aimait aller et venir sans contraintes,parcourir à sa guise les terres des Cucchi et Martelleni.

Elles s’étendaient de Carbini aux sommets de la montagne de

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Cagna. Cela couvrait des centaines et des centaines d’hectares de forêtsde chênes verts, de vallons obscurs, de maquis odorants, de clairièresrocheuses où le sentiment de liberté ne pouvait que s’exacerber encoredavantage. Ce sentiment, mes grands-oncles le comprenaient bien.

« Qui, en Corse, n’est pas porté par lui jusqu’à l’ivresse ! »Vers la fin de sa vie mon père, évoquant le drame, me confia ses

réflexions sur ce qu’il avait entendu dans les années sombres quisuivirent le procès.

Bouta, disait-il, aimait ce coin sauvage de la haute vallée del’Ortolo. C’était probablement son refuge secret. Il s’y était proba-blement caché après ses déboires et ses heurts avec son propre frèrePaul et son neveu. Il ne faut pas oublier qu’il les avait trainés devant lestribunaux. En fait ils ne s’entendaient vraiment pas et on s’interrogeencore pour savoir jusqu’où pouvait aller leur inimitié !

Bouta aimait avec volupté errer avec ses bêtes, ses chèvres et sescochons noirs dans cette vallée. Il y était libre et soudain, à la suite dequerelles familiales, on le privait de ce privilège ! En effet depuisquelques mois, mes grands-oncles et mon grand-père Jean-Félix,avaient quitté Orone pour s’installer à Radicci et empiéter sur les terresde la liberté de Bouta ; mon père maintenait que l’origine du dramerésidait là. En quelque sorte, pour Bouta, ses cousins lui avaient voléson rêve, son paradis.

En les accusant du meurtre de ses enfants, il sentait peut-être qu’ilse méprenait mais il avait besoin de mettre un nom et un visage sur sesdoutes. Bouta pouvait matérialiser sa vengeance et un instant, un courtinstant, sa douleur s’apaisait et faisait place à une haine meurtrière.

Sa tête bouillonnait et Bouta ne parvenait pas à se ressaisir.Affolée mais muette de frayeur, il hissa sur sa mule, Catherine, qui

avait mis pied à terre le temps pour son oncle d’une courte ettumultueuse réflexion.

Ils approchaient de Vignalella et la mule continuait à buter surquelques pierres. Bouta, écrasé par sa douleur et la révolte quienvahissaient tout son être, ne songeait plus à gronder la bête. Plus dejurons ! plus de blasphèmes ! Il ne fallait plus offenser Dieu. Depuis

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quelques heures, Bouta voulait au contraire comprendre pourquoi onavait tué ses fils. Dans sa tristesse, ce solide montagnard cherchal’apaisement dans quelques refrains de complaintes d’autrefois. De sagorge tremblante sortit un cri de souffrance, accompagnant des motsdurs, pleins de douleur, de vengeance et de sang.

L’émotion et le balancement de la mule qui peinait dans la côteavaient fini par lui faire fredonner une étrange berceuse. En seretournant, il constata que Catherine dormait. Les yeux fermés, ellesemblait se réfugier dans la quiétude apparente de l’instant.

Il entra à Vignallela vers 14 heures. Les vieux, assis sous le groschêne de la place, l’avaient vu partir très tôt le matin même. Ce retourinhabituel à l’heure de la sieste laissait présager le pire. Ils se levèrent etallèrent vers lui ensemble, interrogatifs et inquiets.

« Chi c’é ? Qu’est-ce qu’il y a Bouta ?

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Table des matièresCarte historique.........................................................................................................7Prologue.............................................................................................8 Carbini.................................................................................................................11Première partie : Les Giovannali, 1352 – 1358............................. 13 La malédiction des Giovannali..................... .....................................................14 Carbini..................................................................................................................14 La peste noire, 1348 ; le châtiment de Dieu.........................................................14Chapitre 1 : le piévan Ristoru et les Pénitents de Carbini...............19 Liste des Pénitents de Frate Ristoro, 12 avril 1354..............................................22Chapitre 2 : Raimondo, évêque d'Aléria, déclare Ristoru « Parfait »ou « Revêtu », un parjure ! Une sorte de Cathare à excommunier !Affrontements entre Ristoru et l'évêque d'Aléria..............................23 Alors, d'où est venu l'anathème ? L'évêque d'Aléria affronte le curé :probablement des manipulations de l'Église...........................................................23Chapitre 3 : Le piège ; Ristoru cherche l'appui de l'archevêque de Pise ...27Chapitre 4 : L'hallali ! Ristoru est enfermé, Raimondo triomphe...33 Qui sont Polo et Arrigo d'Attala ?........................................................................34 Combat épique : la bataille d'Alésani...................................................................36 Le massacre des Givannali, 1354 – le « malentendu », 1899..............................40Seconde partie : Le « malentendu », Cucchi et Martelleni, 1899...43 Avertissement.......................................................................................................45 A propos du « malentendu »................................................................... .............45Chapitre 1 : la Saint Joseph, 19 mars 1899.....................................47Chapitre 2 : l'accusation, le « malentendu »...................................................... 63Épilogue ........................................................................................107 Compte-rendu de la destruction de Jean-Baptiste Tramoni, dit Bricu......................108 Rapport du Lieutenant Walter de la Gendarmerie Nationale au Cabinet du Ministresur la destruction du bandit Tramoni Jean-Baptiste, dit Bricu......................................109 Notes et souvenirs de l'auteur.......................................................................................109Notes et points de vue des historiens.................................................113 Les Giovannali..............................................................................................................113 Giovannali : l'or du temps............................................................................................114 Les accusations proférées contre les sectes religieuses naissantes............................115 Le retour à l'âge de Saturne (Jean-Victor Angelini)....................................................115 La conférence d'Alexandre Grassi...............................................................................116 Description des deux églises de Carbini......................................................................117 D'où vient le nom de Giovannali.................................................................................118 Le principe dualiste du bien et du mal.........................................................................119 Des lieux « privilégiés »..............................................................................................120 Les Giovannali de l'église Saint Jean..........................................................................121

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La philosophie des Giovannali....................................................................................122 Le procès des Giovannali.............................................................................................124 Kyrie Eleison, Christe Eleison.....................................................................................126 La légende de Mosciu Maternatu................................................................................127 Le Campanile de Carbini.............................................................................................128 Les ouvrages d'art de Mosciu Maternatu...................................................................129 Rapport de Monsieur le Procureur Général de Sartène à Monsieur le Garde desSceaux............................................................................................................................. 130 Comment le clocher brûla au temps des malheurs des Giovannali............................131

ISBN n° 9782917899083

Achevé d'imprimer en novembre 2008par TheBookEdition.com

à Lille (Nord-Pas-de-Calais)Imprimé en France

Dépôt légal novembre 2008