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Les espaces de l’Allemagne au XIX e siècle Frontières, centres et question nationale Textes réunis par Catherine MAURER PRESSES UNIVERSITAIRES DE STRASBOURG 2010

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Les espaces de l’Allemagneau XIXe siècle

Frontières, centres et question nationale

Textes réunis parCatherine MAURER

P R E S S E S UN I V E R S I TA I R E S D E S T R A S BOURG

2010

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Ouvrage publié avec le soutiende l’EA 3400, Équipe de recherches en Sciences historiques

de l’Université de Strasbourg, de l’Institut Universitaire de France,et de la Société des Amis des Universités de l’Académie de Strasbourg.

ISBN: 978-2-86820-405-9

© 2010 Presses universitaires de StrasbourgPalais universitaire – 9 place de l’Université – BP 90020

F-67084 STRASBOURG CEDEX

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Catherine MAURERINTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

PREMIÈRE PARTIEDE L’ESPACE OUVERT À LA NATION LIMITÉE:

FRONTIÈRES ET ESPACES FRONTALIERS

Bernhard STRUCKDE L’ESPACEOUVERT AUTERRITOIRE NATIONAL. PERCEPTION, INVENTIONET HISTORICITÉ DES FRONTIÈRES DANS LES RÉCITS DES VOYAGEURS DELANGUE ALLEMANDE EN POLOGNE ET EN FRANCE AUTOUR DE 1800 . . . . . . 29

Morgane LABBÉLES FRONTIÈRES DE LA NATION ALLEMANDE DANS L’ESPACE DE LA CARTE,DUTABLEAU STATISTIQUE ET DE LA NARRATION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49

Thomas SERRIERLES IMAGINAIRES SOCIAUX DANS LA CRISTALLISATION DE LA FRONTIÈREGERMANO-POLONAISE AU XIXE SIÈCLE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73

Eligiusz JANUSLES PROCESSUS DE CONSTRUCTIONDE L’ESPACE DANS LES RÉGIONS FRON-TIÈRES. LE GRAND-DUCHÉ DE POSNANIE ET LES DIOCÈSES DE GNESEN ETPOSEN DANS L’UNION PRUSSIENNE (1815-1867) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85

DEUXIÈME PARTIELA «FONDATION INTÉRIEURE»

Marie-Bénédicte VINCENTLA SPHÈRE JURIDIQUE ET LA CONSTRUCTION D’UN ESPACE NATIONALALLEMAND (1848-1900) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101

Monique MOMBERTLE SYSTÈME ÉDUCATIF ALLEMAND SOUS LE KAISERREICH: ENTRE PLURA-LISMETERRITORIAL ET UNITÉ NATIONALE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119

TABLE DES MATIÈRES

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Les espaces de l’Allemagne au XIXe siècle6

TROISIÈME PARTIERÉGION, ÉTAT, NATION:

ÉCHELLES SPATIALES ET INTERACTIONS

Christian PLETZING«NOUS VOULONS ÊTRE PRUSSIENS». LE PATRIOTISME À L’ÉGARD DE L’ÉTATPRUSSIEN EN PRUSSE ORIENTALE ET OCCIDENTALE ENTRE 1830 ET 1871 . . . 135

Nicolas MARIOT et Jay ROWELLLES VISITES DE SOUVERAINETÉ COMME ARTICULATION DU NATIONAL ETDU LOCAL EN FRANCE ET EN ALLEMAGNE À LA VEILLE DE LA PREMIÈREGUERRE MONDIALE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149

Gilles BUSCOTLES CÉRÉMONIES STRASBOURGEOISES DE LA (RE)GERMANISATION APRÈS1870. LA DERNIÈRE VISITE DE GUILLAUME IER À STRASBOURG, EN 1886, VUEPAR DEUX JOURNAUX ALSACIENS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169

Christian BONAHESPACE NATIONAL ET PORTEURS DE CULTURE : LE DOUBLE JEU GÉOPOLI-TIQUE DES SCIENCES EXACTES LORS DE LA CRÉATION DE L’UNIVERSITÉD’EMPIRE DE STRASBOURG, 1872-1884 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 195

François IGERSHEIMRÉSEAUX INTELLECTUELS SUPRA-RÉGIONAUX ET RETOMBÉES RÉGIONALES.LES CONGRÈS DES GRANDES FÉDÉRATIONS HISTORIQUES ET ARCHÉOLO-GIQUES ALLEMANDES ET L’ALSACE (1871-1914) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 221

CONCLUSIONVERS LE XXE SIÈCLE…

Hubert KIESEWETTERL’APPORT THÉORIQUE DE WALTER CHRISTALLER À LA RECHERCHE RÉGIO-NALE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 243

Index des noms de personnes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 261

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Cartes et statistiques ont été étroitement associées à la construction des Étatsnationaux, et les historiens du nationalisme n’ont pas manqué d’attirer l’attentionsur leur contribution1. À partir des années 80, elles ont aussi été étudiées commedes outils de pouvoir dotés d’une logique propre – de la distance, de l’anonymat,de l’objectivité –, les rendant particulièrement efficaces dans l’institution du socialet du politique2. Ces travaux rompaient avec les approches traditionnelles pourlesquelles ces représentations étaient des médiations passives et neutres, refletsd’une réalité à laquelle elles se seraient seulement ajustées selon un progrès conti-nu. Les cartes devaient au contraire être étudiées comme des objets discursifs, véhi-culant différentes visions du monde. À ces approches constructivistes ont succédédes problématiques se rattachant à l’histoire des sciences, et qui invitent aujour-d’hui à repenser les rapports entre objets de connaissance et action politique. Ellescherchent davantage à étudier le processus, social et historique, par lequel des caté-gories, certes construites, ont des effets de réalité par leurs usages. Établir commentdes cartes, ou des chiffres, deviennent des médiateurs objectifs et fiables pourappuyer l’action politique devient aussi une question centrale 3. Cette perspective

1 On peut faire remonter la genèse de cet intérêt historiographique aux théoriciens du nationalismequi, en accordant une place centrale aux processus d’invention des traditions nationales, soulignè-rent leur rôle dans les politiques de nationalisation des identités collectives. En particulier Bene-dict ANDERSON, L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, 1re éd.1983, 2002 ; Eric HOBSBAWM, Nations et nationalisme depuis 1780, Paris, 1992.

2 Notamment les travaux de John Brian HARLEY. Voir, pour une sélection de ses textes : The NewNature of Maps. Essays in the History of Cartography, Baltimore, 2001.

3 Citons pour les cartes, dans l’espace germanique, l’ouvrage de David GUGERLI et Daniel SPEICH,Topografien der Nation : Politik, kartografische Ordnung und Landschaft im 19. Jahrhundert,

LES FRONTIÈRES DE LA NATION ALLEMANDEDANS L’ESPACE DE LA CARTE,

DU TABLEAU STATISTIQUE ET DE LA NARRATION

Morgane LABBÉEHESS-CRIA, Paris

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renouvelée incite à reconsidérer les cartes ethnographiques et linguistiques quiessaimèrent dans toute l’Europe centrale, à partir du XIXe siècle, dans le sillage dumouvement des nationalités. Le travail présenté ici s’intéresse aux cartes qui furentréalisées dans les États allemands, dans la période allant de la révolution de 1848à la création du Reich. Ces cartes constituent un matériel remarquable pour étu-dier cette question : du point de vue politique, leur réalisation prend place dans lecontexte de la formation d’un État national allemand et des enjeux qu’il fait naître.Du point de vue des savoirs, elles renvoient à deux traditions empiriques qui sesont succédé dans les États allemands et qui sollicitaient des règles d’observation,de traitement, et de validation différentes.

Le moment 1848 et les années qui le précèdent, le Vormärz, donnèrent uneimpulsion à la production cartographique sur le thème des nationalités. Dans unpremier temps, trois cartes linguistiques, réalisées durant cette période, seront pré-sentées pour mettre en évidence les procédés utilisés par leurs auteurs pour construiredans l’espace graphique de la carte l’unité de la nation allemande et ses frontières.Dans un second temps, on considérera une nouvelle carte des nationalités, une cartestatistique, dont la parution dans les années 1860, à peine deux décennies plus tard,témoigne de la continuité de cette cartographie thématique. Le recours aux pro-cédés quantitatifs suggère à première vue un perfectionnement de la représentation ;l’examen du procédé, que nous livrerons, atteste d’un changement plus radical : cesont deux types de cartes qui se succèdent et qui renvoient à deux manières deconstruire les faits de nationalité dans l’espace. Les recompositions du champ dis-ciplinaire des savoirs cartographique et statistique éclairent leurs différences, notam-ment dans la manière dont les deux catégories de cartes sollicitent image graphique,chiffres, et texte pour représenter les nationalités, comme on le décrira dans unetroisième partie. Loin de réduire ces différences à un choix méthodologique, on s’at-tachera dans une quatrième et dernière partie à mettre en relief l’horizon politiqueet institutionnel qui accompagne l’émergence d’un nouveau régime cartographiqueprenant appui sur la statistique de population.

LA RÉVOLUTION DE 1848 ET LES PREMIÈRES CARTES DES NATIONALITÉS

Dans les États allemands, les premières cartes des nationalités apparaissentdans une période précise, celle des années 1840, qui s’étend du Vormärz à la révo-lution de 1848 (voir tableau 1). La question de la construction d’un État nationalallemand et les enjeux politiques qu’elle fait naître sont au cœur de ces projets car-tographiques. Parmi ces cartes, trois sont particulièrement intéressantes pourrendre compte de la manière dont la cartographie, avec ses exigences techniques,s’articula à ce projet politique.

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Zurich, 2002. Pour la statistique, Alain DESROSIÈRES, La politique des grands nombres, Paris, 1re éd.1993, 2000.

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Tableau 1 : Principales cartes des nationalités dans les États germaniques publiéesau XIXe siècle et présentées selon l’ordre chronologique

La plus ancienne parut en 1844 à Kassel, sous le titre «Carte linguistique de l’Al-lemagne» (Sprachkarte von Deutschland), elle peut être considérée comme le pre-mier travail cartographique ambitionnant une représentation à l’échelle nationalede tous les États allemands (carte 1). Son auteur, Karl Bernhardi, dirigeait la biblio-thèque du musée de Kassel, poste prestigieux, où il avait succédé à Jacob Grimm.C’est dans le cadre de la société d’histoire de la Hesse, établie à Kassel, qu’il prési-dait et dont il était un des co-fondateurs, que la carte fut réalisée. Le projet avaitété lancé dès la fondation de la société en 1834, comme le rapporte sa revue, crééepeu après, dans un premier numéro qui s’ouvre sur une longue introduction4

dédiée aux fondateurs et à leurs desseins patriotiques 5, et dans laquelle les proposdes fondateurs sont ainsi retranscrits :

«La société peut se faire remarquer par un projet plus global et s’engager par uneaction commune et collective dans une tâche nationale, à savoir le projet d’une cartelinguistique de toute l’Allemagne6».

Karl BERNHARDI Carte linguistique de l’Allemagne [Sprachkarte vonDeutschland], Kassel, 1844.

Joseph HAUEFLER Carte linguistique de la monarchie autrichienne[Sprachenkarte der Österreichischen Monarchie], Pest,1846.

Heinrich KIEPERT Carte des nationalités de l’Allemagne[Nationalitäts-Karte von Deutschland], Weimar, 1848.

Heinrich BERGHAUS L’Allemagne, les Pays-Bas, la Belgique, et la Suisse :différences nationales, linguistiques et dialectales[Deutschland, Niederlande, Belgien und Schweiz :National-, Sprach-, Dialect- Verschiedenheit], Gotha,1845-1848.

Karl von CZOERNIG Carte ethnographique de la monarchie autrichienne[Ethnographische Karte der Oesterreichischen Monarchie],Vienne, 1848-1849.

Richard BÖCKH Carte linguistique de l’État prussien [Sprachkarte vomPreußischen Staat], Berlin, 1864.

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4 «Einleitung», in : Zeitschrift des Vereins für hessische Geschichte und Landeskunde, 1837, vol. 1, p. I-XXVII.

5 Sur les sociétés d’histoire en Allemagne, la référence reste la contribution de Hermann HEIMPEL,«Geschichtsvereine einst und jetzt », in : Hartmut BOOCKMANN et alii (dir.), Geschichtswissenschaftund Vereinswesen im 19. Jahrhundert, Göttingen, 1972, p. 45-73.

6 «Einleitung», Zeitschrift…, art. cit., p. VII.

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Carte 1 : Carte linguistique de Bernhardi (extrait), 1844(Kartenabteilung de la Staatsbibliothek zu Berlin, cliché de l’auteur)

Carte 2 : Carte des nationalités de Kiepert (extrait), 1848(Kartenabteilung de la Staatsbibliothek zu Berlin, cliché de l’auteur)

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Carte 3 : Carte linguistique de Berghaus, 1848(Kartenabteilung de la Staatsbibliothek zu Berlin, cliché de l’auteur)

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De manière caractéristique, la carte fut réalisée avec la collaboration de la majori-té des sociétés historiques allemandes, mobilisées à cette fin dans un réseaud’échanges des informations recueillies par leurs membres 7.

Œuvres de géographes, deux cartes des nationalités parurent ensuite en 1848.L’une, «Carte des nationalités de l’Allemagne» (Nationalitäts-Karte von Deut-schland), fut éditée par l’institut de géographie de Weimar dirigé à cette date parson auteur, Heinrich Kiepert (carte 2). L’autre, «L’Allemagne, les Pays-Bas, la Bel-gique, et la Suisse : différences nationales, linguistiques et dialectales », parut chezPerthes, le célèbre éditeur de Gotha, dans le volumineux «Atlas physique» deHeinrich Berghaus, dans la rubrique «Ethnographie de l’Europe» (carte 3). Deuxde ces cartes connurent des rééditions, celle de Bernhardi en 1849, celle de Ber-ghaus avec son atlas en 1852.

Ces cartes reflètent une conjoncture particulière et circonscrite autour de larévolution de 1848, qui révèle bien les enjeux politiques liés à ces cartes, et donttémoignent aussi les activités et les engagements de leurs auteurs 8, qui n’hésitaientpas à le rappeler dans leurs publications. Ainsi Bernhardi siégea comme député auparlement de Francfort et dédia la deuxième édition de sa carte, en 1849, «Auxmembres de l’Assemblée nationale allemande de Francfort en souvenir des discus-sions vivantes sur les frontières naturelles du Reich allemand». Berghaus préciseque sa carte «ne répond pas simplement à un intérêt linguistico-géographique etethnographique, qu’elle est aussi d’une grande signification du point de vue poli-tique actuel ». On ne traitera pas ici de la question des usages politiques de cescartes à l’assemblée de Francfort, usages qui ne sont attestés, ni dans les débats sté-nographiés entre les députés, ni dans la documentation des dossiers discutés dansles sessions 9. Les cartes seront chacune considérée comme un objet discursif qui,au moyen de divers codes graphiques, énonce ce projet politique d’unification.Projet politique qui n’est pas énoncé dans un texte que la carte illustrerait, maisdans l’image même produite selon des procédés cartographiques. Contemporainde leur parution, c’est celui de l’édification d’un État national allemand, et il est àadvenir. Les cartes l’anticipent, elles le représentent, dans le sens de délégation de

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7 Ibid, p. XX.8 Ces activités politiques étaient d’ailleurs loin d’être un trait particulier au milieu des cartographes

dont l’engagement suivait celui de nombreuses personnalités du milieu académique : voir HeinrichBEST et Wilhelm WEEGE, Biographisches Handbuch der Abgeordneten der Frankfurter Nationalver-sammlung 1848/49 (Handbücher zur Geschichte des Parlamentarismus und der politischen Parteien,vol. 8), Düsseldorf, 1996.

9 Ce sont surtout les cartes régionales qui ont pu documenter les activités des députés, notammentà propos de la division de la Posnanie partagée selon la nationalité allemande ou polonaise deshabitants. Cf. BUNDESARCHIV, Deutsche und Polen in der Revolution 1848-1849. Dokumente ausdeutschen und polnischen Archiven (Schriften des Bundesarchivs), Boppard, 1991 ; Franz WIGARD,Stenographischer Bericht über die Verhandlungen der deutschen constituirenden Nationalversammlungzu Frankfurt a.M. (Herausgegeben auf Beschluß der Nationalversammlung durch die Redactions-Com-mission), Francfort-sur-le-Main, 1850.

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ce terme, qui serait de rendre présent dans l’ordre graphique quelque chose qui estabsent dans l’ordre politique. Ce projet apparaît avec une grande évidence sur cha-cune des cartes, les trois auteurs, utilisant et combinant des procédés cartogra-phiques divers (surfaces colorées, traits et liserés d’épaisseurs variables) commeautant de techniques de visualisation, parviennent à ce même résultat : au centrede l’Europe la présence massive et compacte d’une «Allemagne», que seul le titredénomme. Les cartes donnent ainsi à voir dans l’espace graphique, l’unité de lanation allemande et son espace – territoire d’un État à venir. Quelques caractéris-tiques graphiques de ces cartes nous permettent de préciser la manière dont ellesont été utilisées par les auteurs pour produire l’image d’une unité.

Unifier l’espace et donner à voir cette unité

Les trois cartes diffèrent selon leur degré d’élaboration, la plus sommaire étantcelle de Bernhardi, la plus élaborée celle de Berghaus, ce qui correspond aussi à leurprojet éditorial (carte philologique, carte isolée ou atlas). Néanmoins, toutes troisreprésentent le même vaste territoire, qui est celui de la Confédération allemande,auquel ont été ajoutés les territoires entiers ou divisés des États voisins. Dans cetespace, chaque auteur a projeté des limites, celles des langues ou des nationalités,en se référant à un schéma classificatoire identique, dont il a tiré un nombrevariable de modalités.

Ainsi la carte linguistique de Bernhardi distingue, selon ses éditions, entresept et neuf langues : allemand, anglais, français, italien, magyar, letton, slaves,coure, cachoube. Seul l’allemand est subdivisé en trois groupes de dialectes –haut-allemand, bas-allemand, nordique –, selon une distinction courante que l’onretrouve aussi chez les deux autres auteurs 10. La carte de Kiepert représente la dis-tribution de dix nationalités («Nationalitäten », «Völker ») réparties entre les«peuples germaniques », les «peuples romans », et les «peuples slaves ». Il divisesimilairement le «peuple allemand» en trois branches, haut-allemand, bas-alle-mand, scandinave. Enfin la carte de Berghaus distingue les mêmes trois grandsgroupes nationaux (allemand, slave, roman) et, pour l’allemand, représente larépartition de 24 dialectes regroupés dans les trois groupes : haut-allemand,moyen-allemand et bas-allemand.

À chacune de ces langues, dialectes, ou nationalités, correspond dans l’espacede ces cartes une surface propre, qui devient par le lien analogique entre la carte etson objet un territoire dans l’espace de l’Allemagne. Ces cartes remplissent ainsi unedouble fonction : une fonction de communication puisque la carte permet de loca-liser des territoires, d’évaluer leur étendue, de les situer les uns par rapport aux autres.Une fonction figurative car, à partir de l’assemblage de ces espaces particuliers, lacarte rend visible un autre et nouveau territoire, présenté comme celui de « l’Alle-

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10 Bernhardi écrit s’être appuyé sur la division proposée par Johann Andreas Schmeller, linguiste, spé-cialiste des dialectes, dont la réputation, à l’époque, équivalait à celle des frères Grimm: KarlBERNHARDI, Sprachkarte von Deutschland, Kassel, 2e éd., 1849, p. 92-93.

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magne», elle devient ainsi un nouveau «miroir de la nation». Guidé par le regardou par la lecture, l’observateur est conduit à cette image unifiée de l’espace germa-nique. Par la lecture, l’unité se déduit du lien qui est établi entre la juxtaposition spa-tiale des dialectes allemands et le schéma arborescent d’une classification linguis-tique qui fait remonter les dialectes à la langue. À cette fin, les auteurs ont placédans une marge un petit tableau, qui donne des précisions sur la division dialectalede la langue allemande (les autres langues étant traitées sans différenciation dialec-tale) (cartes 1 et 3). C’est aussi une unité à voir, qui procède uniquement de tech-niques graphiques comme la couleur pour tracer et surligner des contours, remplirdes surfaces, notamment celles du territoire de l’Allemagne : surface rouge sur lacarte de Bernhardi, jaune sur celle de Kiepert, bleue sur celle de Berghaus. Unité alle-mande produite par la couleur, mais de façon à ne pas effacer les diversités dialec-tales dont les limites sont tracées dans la même teinte, suggérant une unité procé-dant de leur coexistence – ce traitement pouvant être mis en relation avec la questiondu maintien et de l’avenir des petits États allemands qui fut l’un des défis politiquesauquel furent confrontés les partisans d’un État national allemand.

Des procédés textuels étaient également utilisés pour signifier cette unité. Lacarte porte différents types de textes, qui sont à lire ou à voir. Écrits avec les pluspetits caractères, ce sont des textes comme les légendes et les indications topony-miques, mais également des précisions sur les sources et les procédés, apportéescomme autant d’affirmations sur la qualité de la carte ; ainsi lit-on sous le titre de lacarte de Berghaus «Frontières slaves selon des recherches précises réalisées dans lesannées 1846-1851». Écrits en grands caractères, ce sont des noms, mots qui se lisentautant qu’ils se voient, ceux des divisions politiques (provinces, États, etc.) qui sonttoutefois rarement portés sur la carte, alors que ceux des langues ou des nationalitésy sont tous inscrits : ou bien les noms sont directement reportés sur la carte (Bern-hardi, Kiepert) au moyen d’une typographie qui couvre chaque espace que l’œilparcourt de lettres proportionnées à sa surface. Ou bien c’est un numéro (Berghaus)

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Carte 3bis : Extrait de la légende de la carte de Berghaus

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qui renvoie à une légende à des fins de meilleure lisibilité, mais aussi pour conduirele lecteur vers la classification linguistique et son principe généalogique que l’ordreiconographique ne restitue pas immédiatement (carte 3 bis). Enfin, écrit en carac-tères majuscules et à l’écart, associé au titre générique de chaque carte – «carte lin-guistique» ou «carte des nationalités» –, figure le mot «Allemagne». Mot nommantl’objet de la carte, inscrit nulle part ailleurs, accompagné d’aucun autre qualificatif,ce mot-titre qui chapeaute l’ensemble de la carte désigne en dernier ressort l’Alle-magne comme le seul auteur de la carte, tandis que les noms de personnes – Bern-hardi, Kiepert ou Berghaus –, sont moins visibles, voire mis à l’écart. Le titre, quitient lieu habituellement de procédé d’autodésignation de l’œuvre11, fonctionne icicomme dans les dispositifs représentatifs du pouvoir, il institue un objet – la nationallemande – et l’érige en même temps comme sujet – la nation allemande commeacteur de l’histoire – en lui donnant la position de l’énonciateur de cette mise enscène cartographique12. Pour ces auteurs, l’espace de la nation allemande est d’abordle produit d’une unité interne avant d’être un espace déterminé par ses frontières.Si on s’intéresse maintenant aux contours de cet espace, quel rôle jouent-ils dans leprojet politique énoncé par les cartes ?

De l’unité de la nation allemande aux frontières de l’État national

L’espace allemand unifié par la carte est aussi délimité et traversé par diversesfrontières : celles des aires linguistiques, celles d’unités administratives et politiques.Parmi celles-ci, quelles étaient pour les auteurs les frontières du futur État nationalallemand? Leur faible visibilité est d’abord frappante car les cartes divisent l’Euro-pe en trois principaux groupes nationaux qui sont figurés par de grandes surfacescolorées presque juxtaposées, et dont les contours ne se superposent pas avec letrait fin des frontières politiques. Cet effet visuel des cartes conduit à s’interrogersur l’intention des auteurs : souhaitaient-ils dissocier l’enjeu de l’unification alle-mande de la question de la rectification des frontières ? On peut se demander aussisi leurs cartes se font l’écho des divergences sur les frontières politiques du futurÉtat qui traversaient le mouvement national allemand et qui s’étaient traduitesdans les débats au sein de l’assemblée de Francfort par la division des députés endeux groupes : ceux qui soutenaient la solution dite kleindeutsch et ceux qui soute-naient la solution dite großdeutsch.

La carte de Bernhardi, dans ses deux versions de 1844 et 1849, ne fait pasfigurer les frontières politiques 13. D’ailleurs Kiepert le lui reproche dans le texte

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11 Christian JACOB, L’empire des cartes. Approche théorique de la cartographie à travers l’histoire, Paris, 1992.12 Louis MARIN, Le portrait du roi, Paris, 1981 ; voir aussi Roger CHARTIER, «Marin, le discours et

l’image », in : id., Au bord de la falaise, Paris, 1998.13 On peut alléguer qu’elle fut d’abord un projet philologique et historique, mais sa réédition en

1849 par Wilhelm Stricker, chantre du nationalisme allemand, qui sera l’un des premiers à lier lethème de l’unification à celui des minorités allemandes de l’étranger, montre aussi que cette cartepouvait servir dès ce moment des objectifs plus expansionnistes.

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associé à sa carte ; lui au contraire reporte les frontières des États en distinguant « lesfrontières politiques de l’Allemagne», celles en fait de la Confédération germa-nique, que Berghaus met également en valeur. Mais, avec ou sans mention desfrontières politiques, les trois cartes dessinent un espace de la nation allemande quis’étend au-delà des frontières des États allemands. Si l’on examine les cartes de Kie-pert et Berghaus, sur lesquelles les frontières politiques ont été tracées, on consta-te que chaque auteur a introduit des nuances graphiques ou des précisions dansson commentaire qui laissent penser que cette question n’était pas sans importan-ce pour lui. Chez Berghaus, cela apparaît de manière exemplaire dans son traite-ment du néerlandais. Il le considère comme un dialecte allemand, mais le distinguesur sa carte par un trait d’un coloris un peu différent, vert bleu, qui le met à l’écartde l’uniformité bleutée du territoire allemand. Dans le texte de l’atlas, il justifiecette séparation historiquement : les Hollandais n’appartiennent plus à l’espace lin-guistique et culturel allemand depuis les XIIIe et XIVe siècles. Les arguments histo-riques lui permettent à l’inverse d’inclure dans cet espace des territoires disputés ouconvoités, en particulier le Schleswig et l’Alsace. Son traitement des territoiresfrançais manifeste bien cette ambivalence : l’Alsace et une partie de la Lorraine sefondent dans la surface bleue de la langue allemande, mais les communautés alle-mandes dispersées en Lorraine par-delà cette frontière linguistique, ainsi que dansles Flandres françaises, ont été représentées dans une autre teinte, en violet, diffé-rence dosée pour marquer là aussi la reconnaissance d’une intégration anciennejugée non révisable (carte 3). La carte de Kiepert, qui s’appuie sur des procédésmoins élaborés que celle de Berghaus, ne nuance pas ces appartenances et elleenglobe toujours les provinces allemandes de la monarchie autrichienne. En fait,comme beaucoup de cartes de cette période, elle maintient une indéterminationpolitique dans son énoncé et peut servir indifféremment plusieurs solutions. Maisdans son texte, Kiepert prend résolument position en faveur d’une Allemagne res-treinte sous direction prussienne. Ainsi conclut-il que l’État prussien est le plus àmême de représenter la nation allemande :

«L’État prussien réunissait déjà durant sa formation au cours des siècles précédents,et bien plus avec l’étendue qu’il a atteinte depuis 1815, les différentes souches alle-mandes […] et peut ainsi revendiquer avec droit dans un sens plus général que n’im-porte quel autre État allemand de représenter l’ensemble de la nationalitéallemande».

Kiepert se rattachait au courant politique qui, dans la continuité d’une traditionprussienne, défendait le projet d’une nation allemande portée par un État fort,c’est-à-dire le projet d’un État national unitaire sous direction prussienne14. Cetteconception triomphera avec l’arrivée de Bismarck au gouvernement prussien en1862, puis dans la constitution de la Confédération de l’Allemagne du Nord en1867. C’est dans cette nouvelle conjoncture des années 1860 qu’apparaît une nou-

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14 Cf.Theodor SCHIEDER,Das Deutsche Kaiserreich von 1871 als Nationalstaat, Göttingen, 2e éd., 1992.

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velle carte des nationalités, dont les différences avec les précédentes annoncent unerupture tant politique qu’épistémologique.

LA CARTE LINGUISTIQUE DE L’ÉTAT PRUSSIEN :QUANTIFIER LES NATIONALITÉS DANS L’ESPACE

Sous le titre « la carte linguistique de l’État prussien» (Sprachkarte vom Preußi-schen Staat) parut en 1864 une nouvelle carte des nationalités. Carte de grand for-mat, polychrome et très détaillée, dont l’auteur, Richard Böckh, un statisticien,travaillait au Bureau prussien de statistique, qui l’éditait (carte 4). Notons-là unepremière différence avec les cartes précédentes, qui ne s’étaient pas faites dans lecadre d’une institution officielle et centralisée comme l’était ce bureau de statis-tique. La carte de Bernhardi avait été réalisée avec le soutien de sociétés régionalessavantes, celle de Kiepert par un petit institut de géographie à Weimar, enfin Ber-ghaus était un géographe isolé, en permanence à la recherche de financements pourses projets. C’est donc seulement en 1864, avec la carte de Böckh, qu’en Alle-magne un État s’engagea, par le biais d’une institution administrative – le Bureauprussien de statistique –, dans la réalisation d’une carte des nationalités 15. On peutalors relier à ce changement institutionnel d’autres différences avec les précédentescartes, différences qui, à divers égards, signalent une rupture entre deux régimescartographiques. La différence qui apparaît au premier coup d’œil est l’objet de lacarte, qui est nommé dans le titre et politiquement défini : c’est l’État prussiendont les frontières sont ici fixées. Renonciation corrélative à la représentation d’unespace national figurant celui de l’Allemagne, qui montre aussi, qu’hormis la pério-de du Vormärz et l’année 1848, le territoire national a été tardivement pris commethème par les cartographes et géographes allemands16. La différence entre ces deuxtypes de cartographie se mesure dans les principes qui guidèrent la constructiondes cartes : Böckh n’a plus projeté les limites d’aires linguistiques ou nationales,mais les rapports quantifiés des nationalités 17. L’indice de ce changement se trou-ve dans la légende qui comprend des classes de niveau exprimant l’importance pro-portionnelle des différentes nationalités dans l’espace (figure 5). Dans le texteassocié à la carte, Böckh justifie ainsi ce principe proportionnel :

59Les frontières de la nation allemande dans l’espace de la carte

15 Seule exception, la carte ethnographique de la monarchie autrichienne réalisée par le bureau autri-chien de statistique, qui parut dans une première version en 1848-49 : Karl von CZOERNIG, Eth-nographie der oesterreichischen Monarchie, Vienne, 1857. Sur ce sujet, voir Morgane LABBE, «Lacarte ethnographique de l’empire autrichien : la multinationalité dans ‘l’ordre des choses’ », in :Revue du Comité Français de Cartographie, 2004, n° 180, p. 71-84.

16 L’échelle régionale restait privilégiée, attestant de l’identification forte avec les États particuliers ;comme l’expose la contribution très éclairante sur ce sujet, dans le cadre d’une comparaison avecla France, d’Iris SCHRÖDER, «Der Nation an der Grenze », in : Ralph JESSEN et Jakob VOGEL (dir.),Wissenschaft und Nation in der europäischen Geschichte, Francfort-sur-le-Main, 2002, p. 207-234.

17 C’est le procédé de la cartographie statistique. Voir Gilles PALSKY,Des chiffres et des cartes : naissanceet développement de la cartographie quantitative française au XIXe siècle, Paris, 1996.

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«Étant données les conditions propres à l’État prussien, non seulement la prédomi-nance d’une langue nationale déterminée, mais aussi le degré de mélange de deuxlangues nationales dans les différentes localités, offrent un intérêt particulier. C’estpour cela que six niveaux différents de mélange linguistique sont mis en valeur pardes hachures, selon le principe suivant : que 2/10, 4/10, 5/10, 6/10, 8/10 et plus deshabitants soient de langue allemande […], les autres dixièmes de la population quine sont pas de langue allemande doivent être représentés sur la carte ».

Le procédé s’appuie sur le raisonnement suivant : la population d’un lieu – en l’oc-currence toute localité de plus de 25 habitants –, prise comme un tout, est consi-dérée sous l’angle de ses différentes composantes nationales, soit quatre grandsgroupes linguistiques (allemand, lituanien, slave, wallon), dont la part respectiveest mesurée en fraction sur une base de dix. En d’autres termes, quand il y a 60 %de la population d’une nationalité dans une localité, les 40 % complémentairessont nécessairement d’une autre nationalité ; l’intention de l’auteur ne se limite eneffet pas à mesurer la part d’une nationalité dans un lieu, mais à quantifier le rap-port de deux nationalités vivant dans ce même lieu. Ces proportions sont ensuiteprojetées sur la carte quand elles représentent plus de la moitié de la population,selon la règle suivante :

60 Morgane Labbé

Carte 4 : Carte linguistique de l’État prussien de Böckh, 1864(cliché de l’auteur)

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• «Plus de 4/5 des habitants allemands» (plus de 80 %) ;• «Plus des 3/5 des habitants allemands» (plus de 60 %) ;• «Plus de la moitié des habitants allemands» (plus de 50 %) ;• «Plus de la moitié des habitants polonais, tchèques et wendes » etc.

À chaque langue correspond une couleur particulière (jaune, bleue, rose) et àchaque classe de niveau, un type de coloriage (plein, hachuré, pointillé). L’échellede la carte est particulièrement détaillée, les proportions ont été calculées pourchaque localité, soit un total de 34000.

Le procédé doit retenir l’attention pour ce qu’il signale du changement àl’œuvre avec cette nouvelle cartographie statistique. En effet, celle-ci, loin de seréduire à des améliorations techniques, nous amène plus largement à nous inter-roger sur les changements qu’induit une représentation statistique des nationalités.Les différences entre les deux catégories de cartes se trouvent ainsi refléter deuxmanières d’articuler population et territoire autour de l’idée de nation, qui ne sontpas simplement des choix méthodologiques, mais renvoient à des vues politiques.

Ainsi, les premières cartes réalisées dans les années 1840 divisaient d’abord leterritoire entre des nationalités (ou des langues) : une région, une localité, etc.,étaient qualifiées de langue allemande, polonaise ou autre, et la nationalité de sa

61Les frontières de la nation allemande dans l’espace de la carte

Figure 5 : Légende de la Carte linguistique de l’État prussien de Böckh, 1864(cliché de l’auteur)

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population l’était par répercussion. La carte de Böckh en revanche part de la popu-lation, qui a été divisée entre ses différentes composantes nationales, pour détermi-ner ensuite, selon la règle majoritaire, la nationalité du territoire. Ce ne sont doncpas les limites des aires linguistiques, ou des nationalités, qui ont été projetées sur lacarte de Böckh, ce sont les différentiels démographiques des groupes nationauxvivant sur un même territoire. Exprimés, dans les termes graphiques de la carte, parles changements de couleur, ils dessinent alors les contours des espaces nationaux.Le procédé statistique permet ainsi une objectivation du tracé des frontières natio-nales, que l’on peut concevoir et présenter comme détaché des interprétations sub-jectives et des intentionnalités de l’auteur, et résultant, de manière mécanique,pourrait-on dire, des rapports numériques entre groupes nationaux18. Avec ces rap-ports démographiques qui dessinent les espaces nationaux, c’est une autre vue poli-tique des rapports entre nationalités qui est en jeu, et qui coïncide aussi avecl’énoncé politique de la carte. Celui que véhicule l’image de la carte de Böckh diffè-re également du projet d’unification des cartographes de 1848: sa carte ne représen-te plus une unité politique à construire – celle de l’État prussien, ici représenté, étantacquise –, mais elle suggère un autre type d’action, qui est d’unifier sur le plan natio-nal des territoires annexés, puis politiquement assemblés sous la même architectureadministrative. Territoires qui sont à leurs confins orientaux peuplés par des mino-rités non allemandes et que la carte, par des coloris contrastés, fait ressortir dans lestermes nouveaux du rapport de leurs effectifs avec la population allemande.

Cette cartographie statistique n’était pas un procédé propre à la Prusse, sondéveloppement était lié, comme dans les autres pays, à la production nouvelle deséries statistiques nombreuses et régulières. Ainsi, la carte de Böckh avait été ren-due possible par l’existence d’une nouvelle source exhaustive sur les nationalités,constituée par le recensement prussien de la population19. Pour la première foispour l’ensemble de la Prusse, celui de 1861 s’était intéressé, au moyen d’une ques-tion standardisée introduite déjà dans le dénombrement de 1858, à la « languefamiliale » (Familiensprache), définie comme la langue utilisée dans la famille. Dansl’esprit des statisticiens, cette langue était équivalente à la langue nationale (Volks-sprache) ou maternelle (Muttersprache), elle-même critère exclusif de la nationalitépour Böckh20. Ce recensement mettait fin à une situation marquée par la diversi-

62 Morgane Labbé

18 Voir sur l’objectivité dite mécanique: Lorraine DASTON et Peter GALISON, «The Image of Objectivity»,in : Representations, 40, 1992, p. 81-128; Theodore PORTER, Trust in Numbers, Princeton, 1996.

19 Cette source correspondait plus largement à l’essor du bureau de statistique qui, à partir de 1860,s’affirme comme une instance administrative spécifique, avec des revendications scientifiques ausein de l’État et entreprend de réformer la collecte des données, au moyen notamment des recen-sements de la population.

20 Celui-ci, deux ans plus tard, publia un long article sur la question : Richard BÖCKH, «Die statis-tische Bedeutung der Volkssprache als Kennzeichen der Nationalität », in : Zeitschrift für Völkerpsy-chologie und Sprachwissenschaft, 1866, p. 260-402. Il s’imposa à l’échelle internationale comme lestatisticien qui avait introduit et défendu l’enregistrement de la langue maternelle dans la statis-tique comme critère exclusif de la nationalité.

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té des relevés régionaux de la nationalité, alors étroitement liés aux besoins admi-nistratifs des autorités provinciales qui en avaient la charge 21. Le bureau prussiende statistique avait peu d’influence sur ces pratiques locales d’enregistrement, ilcentralisait simplement les chiffres. En outre, les données chiffrées sur les langueset les nationalités étaient très rarement l’objet de totalisations statistiques à l’échel-le de la Prusse 22, les premières, officielles, furent faites en 1840 et s’appuyaient surdes chiffres transmis par les présidents de région23. La carte de Böckh bénéficiaitdonc de nouvelles conditions administratives et techniques marquées par l’exhaus-tivité, la standardisation et la simultanéité des relevés statistiques. Mais l’impact deces changements sur les travaux cartographiques ne se comprend que si on les rap-porte aux recompositions qui s’opérèrent au même moment dans le champ dessavoirs sur l’État, dont relevaient la cartographie comme la statistique. Cette recon-figuration peut être saisie dans la manière dont les deux catégories de cartes asso-ciaient trois types d’écritures – chiffres, graphique et texte – dans un même travailcartographique.

CARTE, TABLEAU, RÉCIT, OU TROIS MANIÈRES D’ÉCRIREET DE DÉCRIRE LES FRONTIÈRES

L’usage des chiffres dans une représentation cartographique des nationalités, àl’exemple de la carte de Böckh, se révèle être une innovation indéniable de cettepériode. Jusqu’à cette date, les cartes de population, c’est-à-dire celles qui proje-taient des rapports statistiques, restaient rares. Un atlas de la Prusse24, édité en 1827,ne comptait que deux cartes statistiques, une sur la densité de population (considéréecomme la première du genre) et une sur les confessions ; une carte des langues figu-rait aussi dans l’atlas mais elle n’était pas quantitative. Les auteurs des cartes anté-rieures à celle de Böckh n’utilisent pas de chiffres, dans le sens où ils ne représententpas de grandeurs dans l’espace. Ils s’y réfèrent néanmoins (Kiepert et Berghausreprennent même les résultats des dénombrements des années 1842-46) et publientdes résultats statistiques dans des tableaux présentés à part, disposés à côté de lacarte, ou bien dans un texte associé à celle-ci. Ces chiffres apportent une informa-

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21 Cf. Leszet BELZYT, Sprachliche Minderheiten im preußischen Staat 1815-1914, Marbourg, 1998 ;Morgane LABBE, «Dénombrer les nationalités en Prusse au XIXe siècle : entre pratique d’adminis-tration locale et connaissance statistique de la population», in : Annales de Démographie Historique,1, 2003, p. 39-61.

22 Il faut d’une part considérer l’hétérogénéité des pratiques d’enregistrement, qui pouvait effective-ment entraver la totalisation des données, et d’autre part prendre en compte la perception de cettehétérogénéité comme problème, ou non, dépendant de déterminations politiques.

23 Johann G. HOFFMANN, «Zahl der Einwohner des preussischen Staats, deren Muttersprachen nichtdie deutsche ist », in : Allgemeine preussische Staatszeitung, n° 149 et 150 des 29 et 30 mai 1840.

24 Ferdinand von DÖRING, Administrativ-statistischer Atlas vom Preussischen Staate, Berlin, 1re éd.,1827/28, réédité sous la responsabilité de Wolfgang SCHARFE, Publikation der Historischen Kom-mission zu Berlin, Berlin, 1990.

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tion complémentaire à l’image de la carte ; cumulés avec d’autres sources, ils permet-tent d’accroître la fiabilité à accorder aux observations. La place des chiffres restetoutefois marginale, tandis que celle du texte est prédominante. Böckh, à l’inversede ses prédécesseurs, lui accorde une place mineure : le texte fournit essentiellementdes informations sur les sources et les procédés utilisés. On constate donc, si l’onexamine les deux catégories de cartes, une sorte de relation inverse entre les partsrelatives du texte et des chiffres, mais celle-ci n’est pas simplement une relation desubstitution, elle renvoie à deux modes différents d’organisation du savoir, commeon peut s’en convaincre en analysant le contenu de ces textes.

Les cartes de Bernhardi, Kiepert et Berghaus étaient accompagnées d’un longtexte, qui consistait souvent en un ouvrage, faisant office non pas de complémentméthodologique à la carte, mais en constituant la partie historique et philologique.Les auteurs y rendaient compte dans le plus grand détail de l’histoire des nationa-lités dans l’espace germanique, suivant toujours un modèle généalogique et anthro-po-philologique, distinguant des « races » (Racen), elles-mêmes divisées en« souches » (Stamm) puis en peuples (Volk), dans un récit d’ethnogenèse, de migra-tions des peuples et de leurs mélanges. L’observateur de la carte, invité à être le lec-teur de ce récit des origines, devait ainsi comprendre la distribution du peupleallemand, que lui révélait la carte dans une image instantanée. Ce rapport de com-plémentarité entre carte et texte, et les deux dimensions temporelles auxquelles ilrenvoie, s’inscrit dans la tradition des sciences de l’État du XVIIIe siècle, tradition dela dénommée école statistique de Schlözer. Qu’elle fût l’objet de multiples adapta-tions, et cela dès l’époque de son enseignement, n’excluait pas qu’elle proposât,toujours en cette première moitié du XIXe siècle, un schéma d’organisation dusavoir et des connaissances qui conservait sa légitimité et son efficacité. Le schémaoffrait, entre autres avantages, celui d’articuler présent et passé, d’une manière quirépondait aux exigences des sociétés d’histoire et fondait ainsi l’utilité patriotiquede leurs travaux25.

De ces trois textes, l’ouvrage de Bernhardi est le plus dense et le plus volumi-neux et peut, à cet égard, être retenu à titre exemplaire. Il consiste en un récit surles frontières, avec une première partie consacrée aux frontières extérieures de lalangue allemande, et une seconde partie traitant des frontières intérieures, c’est-à-dire des dialectes allemands. Avec ce texte, l’auteur écrit vouloir mettre en avant« le point de vue historique», dans le but, poursuit-il, de « tirer des rapports linguis-tiques actuels entre les peuples (Völker) et de la diversité des dialectes du peupleallemand […] des conclusions sur les rapports originels entre les souches (Stamm)[…] et de contribuer ainsi à la connaissance de l’histoire primitive (Urgeschichte)allemande26 ». Pour Bernhardi, les frontières linguistiques relevées dans le présent

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25 H. HEIMPEL, «Geschichtsvereine…», art. cit.26 «Einleitung», Zeitschrift des Vereins…, art. cit., p. VI. Cette définition de son travail sur les fron-

tières correspondait aussi à la tâche historique et patriotique que s’était fixée la Société d’histoirede la Hesse : Pour des motifs à éclaircir, Bernhardi insistait sur l’utilité des travaux linguistiques,

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pouvaient être considérées comme des frontières de nationalité, si elles s’expli-quaient par l’histoire du premier peuplement de l’Europe. Son travail consistaitdonc à comparer deux catégories de frontières, linguistique et historique, qui ren-voyaient respectivement à celles du présent et à celles du passé. Il faisait pour celaun usage à la fois extensif et érudit d’une grande variété de sources documentaires– ouvrages spécialisés, chroniques, notices historiques, atlas – qu’il devait avoir,comme bibliothécaire, à sa disposition. À celles-ci s’ajoutaient les informationstransmises par les sociétés d’histoire associées au projet et enfin, s’il jugeait lessources encore trop lacunaires, les observations faites par des correspondantslocaux, voire les siennes propres, recueillies sur place 27.

Pour attester de ce peuplement d’origine, les auteurs classiques – César, Taci-te, Strabon – faisaient autorité et Bernhardi les discutait, jusqu’à ce que, de leurconfrontation, une conclusion s’imposât comme la plus plausible :

«Ayant supposé avec Strabon que les Trévires et les Nerviens avaient été des peuplesallemands, nous avons pu établir que la frontière entre les Allemands et les Gauloiss’écartait significativement de la frontière linguistique actuelle. Cependant Taciteavait déjà éprouvé des doutes sur l’origine allemande de ces deux peuples […], vou-drions-nous néanmoins compter les Trévires et les Nerviens parmi les Belges celtesque nous serions contredit par l’information donnée par César selon laquelle, en cetemps-là, la majorité des Belges était d’origine allemande28 ».

Puis le texte décrivait les frontières en énumérant les lieux par où chacune d’ellespassait ou bien les lieux que leur tracé linéaire laissait ici et là de chaque côté. AinsiBernhardi déroulait-il scrupuleusement ces listes :

«Les localités frontalières allemandes extérieures, de la mer du Nord à la Moselle,sont les villes de : Grevelingen (Gravelines), Borboch (Bourbourg), Cassel, Hazel-brock, Belle (Bailleul) […]. Les localités frontalières situées dans le territoire linguis-tique français sont les villes de : Calais, St Omer, Aire, Armentières, Warneton,Commines, ainsi que quelques villages sur la rive gauche de la Leye, le village deBossut sur le Schelde, Lessines sur le Dender, […], les villes de Wavre, Jodoigne,Drey, Wiset, Limbourg […]29».

Longues énumérations de lieux qui témoignaient des avancées, reculs, établisse-ments de chaque groupe sur le territoire allemand. Bernhardi poursuivait :

«Du côté de la frontière allemande […] un recul de la langue de la population d’ori-gine s’est produit face à celle des émigrants, à savoir des éléments wallons […]. Déjàle chroniqueur Jakob de Meyer (mort en 1552), affirmait que la langue wallonne

65Les frontières de la nation allemande dans l’espace de la carte

par delà l’étude des langues, pour la recherche historique et les présentait comme «une nouvellesource pour notre histoire nationale la plus ancienne » (ibid., p. 132).

27 C’est le cas de la frontière linguistique en Belgique sur laquelle il dit avoir rassemblé des informa-tions lorsqu’il y résida pendant dix ans (ibid., p. 12).

28 Ibid., p. 13-14.29 K. BERNHARDI, Sprachkarte…, op. cit., p. 12.

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progressait […], encore maintenant à travers tout l’Artois on peut relever dans lalangue populaire française des traces du Néerlandais […], et trouver des localitésportant des noms allemands […] habitées seulement par des Français […]30. »

Il en concluait : «De là on peut en déduire que la frontière linguistique actuelle nese trouve plus dans un rapport immédiat avec la frontière originelle des peuples […]»

Ces énumérations de lieux renvoient aussi à une forme narrative fréquentedans les travaux toponymiques, qui signale le rapport étroit liant la carte à diffé-rents types de textes – dictionnaires, inventaires et tableaux –, qui pouvaient êtrelus comme des listes mises en espace31. Berghaus et Kiepert ont aussi eu recours àcette forme narrative dans le texte associé à leur carte, et cela nous suggère que lestravaux cartographiques de ces trois auteurs s’inscrivaient dans une tradition bienétablie 32. Leurs publications, et notamment celles de Berghaus, qui était particu-lièrement prolixe en écritures 33, nous permettent de la préciser. Il fit paraître en1852, dans le journal Preußische Zeitung, au sein d’une rubrique dénommée «Sta-tistique», quatre articles, sous le titre «Lituaniens, Slaves et Wallons dans l’Étatprussien». Une partie présentée comme «géographique» (l’autre étant dite « statis-tique») est réservée à la description des seules frontières linguistiques. Elle ne com-porte toutefois aucune carte. Berghaus invite le lecteur à s’en munir 34 afin derendre la lecture moins fastidieuse, mais à ses yeux la carte ne se substituait pas auxdescriptions littéraires, les deux supports étant complémentaires. Ainsi, décrivantles limites linguistiques dans un récit d’itinéraire, il fait du lecteur un voyageur quise déplace dans l’espace au fil de sa lecture, suivant le chemin tracé par les mots :

«Franchissons la rive gauche de la Vistule, pour suivre la frontière linguistique jus-qu’à la mer. Nous devons traverser le fleuve au dessous de Dirschau. Cette ville estmajoritairement allemande, le village proche de Stangenberg est en revanche majo-ritairement polonais. De Dirschau, la frontière linguistique serpente en empruntantles détours les plus variés, […], vers l’ouest elle contourne la petite ville de Schö-neck, pour prendre la direction nord-est et s’approcher de Dantzig. Puis elle suit aunord la mer […]».

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30 Ibid., p. 13.31 Voir C. JACOB, L’empire des cartes…op. cit. ; également Daniel NORDMAN, Frontières de France. De

l’espace au territoire. XVIe-XIXe siècle, Paris, 1998.32 Cette manière de décrire les frontières se retrouve aussi dans des articles français contemporains ou

ultérieurs qui traitent de la frontière linguistique franco-allemande en Alsace-Lorraine. Voir parexemple Édouard GOGUEL, «La ligne de démarcation entre les langues françaises et allemandes», in :Revue d’Alsace, 1859; Christian PFISTER, «La limite de la langue française et de la langue allemandeen Alsace-Lorraine. Considérations historiques», in : Bulletin de la Société de Géographie de l’Est, Paris,1890, ce dernier rappelant d’ailleurs que la description de Goguel reprend celle de Bernhardi.

33 Il laissa une liste impressionnante de publications et de textes, traitant aussi bien de géographie etd’ethnographie que de statistique : voir la biographie de Gerhard ENGELMANN,Heinrich Berghaus.Der Kartograph von Potsdam, Halle/Saale, 1977.

34 Ce sont celles de son atlas, mais il faisait aussi référence à des cartes spéciales de ces régions orien-tales, qu’il aurait réalisées mais qui, ne trouvant pas d’éditeur, auraient finalement disparu (ibid.,p. 159-161).

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Ici la forme narrative rappelle celle des récits de voyage 35 et son utilisation par Ber-ghaus est un moyen rhétorique efficace pour produire chez le lecteur les effets émo-tionnels de la découverte suscitée par l’expérience littéraire de l’itinéraire 36.

CONSTRUIRE LA CARTE «À DISTANCE» DANS L’ESPACE DES REVUES

Les premières cartes des nationalités, celles de la période du Vormärz, furent,peu après leur parution, l’objet de comptes rendus dans des revues et journaux des-tinés à un public lettré. C’est le cas notamment de la carte de Bernhardi qui futabondamment commentée et annotée, en 1844 dans l’Allgemeine Zeitung et leDeutsche Vierteljahrschrift, en 1845 dans les Österreichische Blätter für Literatur undKunst, Geschichte, Geografie, Statistik und Naturkunde et les Jahrbücher für slavischeLiteratur, Kunst undWissenschaft. Par delà la question de la réception de ces cartes,qu’ils documentent utilement, les articles attestent aussi du rôle joué par les pério-diques comme espace de publication d’annotations critiques, et donc comme lieupublic où pouvait aussi être produit un discours sur la carte. Le compte rendu leplus étoffé est celui desÖsterreichische Blätter, revue éditée à Vienne, qui fit paraîtretrois articles successifs sur la carte de Bernhardi 37. L’auteur, Joseph Hauefler, dontsera éditée l’année suivante la première carte ethnographique de la Monarchieautrichienne et qui travaillera aussi sur celle du Bureau autrichien de statistique,réserve son commentaire à la partie autrichienne, à la Hongrie surtout dont il estspécialiste. Le commentaire consiste d’une part à transmettre au lecteur un grandnombre d’informations sur la carte, c’est-à-dire le plus souvent à retranscrirediverses parties textuelles – titres des parties et tableaux, plan, chiffres, etc. Aucu-ne carte, ou autre représentation du territoire, ne figure dans l’article, qui manifes-te, à l’exemple des ouvrages cartographiques, le statut propre attribué au textecomme mode d’écriture et de lecture de l’espace. L’auteur donne d’autre part uncommentaire, cette fois critique, de la carte, qui consiste moins à discuter de savalidité qu’à fournir des informations complémentaires qualifiées de rectificationset que justifie son statut de spécialiste de la région concernée. Hauefler a eu recours

67Les frontières de la nation allemande dans l’espace de la carte

35 Berghaus avait fait en 1849 des voyages à travers la Posnanie, la Silésie et la Lusace, pour sonenquête (ibid., p. 160). Mais l’article n’est nullement présenté comme le récit de ce voyage ; il fautplutôt y voir un genre aisément adopté par l’auteur du fait de sa connaissance de la région. Cettepersonnalisation du récit montrerait aussi qu’il restait un genre efficace pour transmettre des infor-mations, alors que, dans le même temps, avec l’autonomie des rapports factuels, les récits de voyagedevenaient un genre littéraire où prédominait la subjectivation des expériences : voir ArndBAUERKÄMPER, Hans-Erich BÖDECKER et Bernhard STRUCK (dir.),DieWelt erfahren. Reisen als kul-turelle Begegnung von 1780 bis heute, Francfort-sur-le-Main, 2004.

36 Sur les expériences de l’espace et leur mise en récit, voir Michel de CERTEAU, «Récits d’espace », in :L’invention du quotidien, vol. 1 : Arts de faire, Paris, 1990, p. 170-191.

37 «Sprachkarte von Deutschland », in : Österreichische Blätter für Literatur und Kunst, Geschichte,Geografie, Statistik und Naturkunde. Herausgegeben und redigiert durch Dr. Adolf Schmidl, Vienne,vol. 2, 1845, n° 23, 24 et 25.

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aux mêmes catégories philologiques et historiques que Bernhardi et au mêmeappareil de sources, composé de chroniques, témoignages, etc., pour aller dans ledétail des lieux et y insérer ses nouvelles données, sous la forme là aussi de longueslistes de lieux.

Ainsi, l’exemple éclairant de la Transylvanie, sur lequel Hauefler veut attirerl’attention du lecteur car selon lui :

«La représentation par Bernhardi des trois poches linguistiques allemandes de laTransylvanie doit être prise avec beaucoup de précautions. La région appelée Saxeest loin d’être habitée seulement par des Allemands, lesquels vivent mélangés avecdes Valaques surtout ; beaucoup de localités sont exclusivement valaques ».

Puis il livre une liste corrigée des localités destinée à modifier la frontière linguis-tique proposée par Bernhardi pour cette région :

«La ville de Hermannstadt (Nagy Szeben, Villa Hermanni) compte comme habi-tants, en dehors des Allemands et des Hongrois, des Valaques et même des Armé-niens. Dans les villes de la circonscription de Hermannstadt, aucun lieu n’esttotalement allemand. Les localités germano-valaques sont : Neppendorf (Kos Toro-ny, Villa D. Epponis, Turnisor), Grossau (Kereszteny Szigeth, Insula Christiana),Schellenberg (Selimber), Talmats, Hellad, Kis Disznot […]. On désigne certes ceslieux comme étant saxons, mais des Valaques y vivent aussi. Les autres localités sontexclusivement valaques ; à Bongart (Baumgarten, Bungardinum), il y a aussi desSerbes 38. »

Ainsi Hauefler transmettait-il ses annotations, circonscription par circonscription,fournissant à chaque fois des listes rectifiées de localités, de sorte qu’un lecteur pos-sédant l’ouvrage et la carte (en main ou en mémoire) pouvait, sur la base de ceslistes, corriger le tracé des frontières. Le même procédé correctif se retrouve dansles autres articles, attestant ainsi d’un mode d’écriture d’une grande plasticité, quidépasse la seule formulation de critiques. Utilisant les mêmes catégories narrativesde description de l’espace que celles des ouvrages cartographiques, ces articles, etles revues qui les publient, permettent de poursuivre la construction, souvent pro-visoire ou inachevée, des premières cartes. Dans le cas de la carte de Bernhardi, ceprolongement s’inscrit dans la continuité du cadre collectif de sa réalisation, quiassocia un grand nombre de sociétés d’histoire. Si celles-ci avaient manqué ou faillipour ce travail, la revue s’y substituait en quelque sorte, en sollicitant, à la place desenquêtes faites par des érudits locaux, les annotations critiques de spécialistes deces régions. Hypothèse que semble vérifier le fait que les commentaires concernentles mêmes régions éloignées, c’est-à-dire les territoires orientaux de la monarchieautrichienne, et qu’ils sont publiés par des revues de l’Allemagne du Sud et de l’Au-triche. Les revues placent les cartes dans une circulation, des informations sur lescartes, voire de la carte elle-même par le biais des transcriptions fidèles de leurcontenu, et enfin des corrections. La carte se construit dans une circulation, parce

68 Morgane Labbé

38 Ibid., n° 24, p. 189.

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que la revue offre un espace de publication faisant communiquer des auteursautour de cette carte.

De ce rapprochement occasionné par le suivi d’une carte particulière – cellede Bernhardi –, entre sociétés locales et revues, il ressort aussi une vision nouvellede l’articulation de ces dernières durant la période du Vormärz. Espaces complé-mentaires qui, parallèlement aux espaces officiels et académiques, contribuent à laproduction d’un savoir cartographique, et cela en mobilisant des réseaux àdifférentes échelles. Construction aussi de la carte «à distance» dans le réseau desauteurs et des lecteurs, et par l’intermédiaire de la circulation des revues. Enfin, lasociabilité créée par l’activité de ces revues renforce et canalise celle des sociétésrégionales, dont on sait combien les chantiers «patriotiques » qu’elles lançaientpermettaient de mobiliser toute une population locale de lettrés 39, mais souventdans les limites étroites d’une région40. S’il est vrai que la réalisation de la carte deBernhardi avait été présentée comme un projet national, qui devait permettre àl’échelle de l’Allemagne de fédérer les activités des différentes sociétés d’histoire,aucun organe ne pouvait tenir lieu de centre pour leurs activités communes. Lesrésultats convergeaient vers Bernhardi, mais la revue de la société d’histoire de laHesse ne les publiait pas puisque la carte dépassait le cadre de cet Etat 41. On com-prend ainsi pourquoi, pour sa seconde version de 1849, c’est la revue Germania deWilhelm Stricker 42, lui-même éditeur de cette version qu’il s’était chargé de mettreà jour, qui s’empara de la place vacante. D’ailleurs, en conclusion de cette secondeédition, Bernhardi proposait de donner un prolongement à sa carte avec un nou-veau projet cartographique, plus vaste, celui de la réalisation d’un atlas linguistiquede l’Allemagne43, qui devait de nouveau associer les différentes sociétés d’histoireallemande et leur revue pour la publication des données locales, mais qui auraitdésormais à «utiliser la revue Germania comme organe commun» pour rendrecompte des résultats d’ensemble 44.

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39 Thomas NIPPERDEY, «Verein als soziale Struktur in Deutschland im späten 18. und frühen 19.Jahrhundert », in : H. BOOCKMANN, Geschichtswissenschaft…, op. cit., p. 1-44 ; H. HEIMPEL, «Ges-chichtsvereine…», art. cit.

40 Cf. Abigail GREEN, Fatherlands : State-building and Nationhood in Nineteenth-century Germany,Cambridge, 2001, dans un passage discutant bien l’enracinement régional des sociétés savanteslocales, p. 100-106.

41 C’est ainsi que l’on peut comprendre la manière dont cette revue en rend compte dans un numérocommémoratif : Zeitschrift des Vereins für hessische Geschichte und Landeskunde, supplément 10,1884, p. 35.

42 Germania : Archiv zur Kenntnis der deutschen Elements in allen Ländern der Erde, revue éditée à Franc-fort-sur-le-Main entre 1847 et 1850. Sous la direction de Stricker, elle publie des textes sur les minori-tés allemandes de l’étranger et sera l’un des premiers lieux à thématiser cette question comme politique.

43 Berghaus aurait également eu le projet de réaliser « un atlas national allemand» : voir G. ENGEL-MANN, Heinrich Berghaus…, op. cit., p. 157.

44 K. BERNHARDI, Sprachkarte…, op. cit., p. 132.

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En sollicitant et liant en même temps une myriade d’érudits locaux par l’in-termédiaire des sociétés locales et des revues, cette forme de collaboration aboutità un partage virtuel de la carte au sein d’un collectif, composé d’auteurs et de lec-teurs se l’appropriant à chaque fois que l’un d’entre eux intervient pour la complé-ter ou la corriger. Mécanisme qui renforce aussi le phénomène de retrait de l’auteurde la carte, déjà à l’œuvre dans le dispositif de représentation cartographique.Certes le nom de Bernhardi figure sans ambiguïté, moins visible sur la carte qu’entête de l’ouvrage, dans lequel il remercie longuement tous les contributeurs. Maissurtout, ce mode collectif et progressif de construction de la carte lui confère endernier ressort une stabilité qu’elle n’aurait pu acquérir autrement car, ne prove-nant ni d’un milieu officiel, ni des cercles académiques, elle ne pouvait se référer àl’autorité qu’ils représentaient pour être indiscutable. On saisit là la différence avecles travaux cartographiques qui suivront, comme la carte de Böckh, et qui serontréalisés dans le cadre administratif des instituts topographiques et statistiques.

Böckh a ainsi rompu avec une tradition littéraire de description de l’espace etdes frontières, répandue dans des publications hétérogènes, mais qui communi-quaient entre elles parce qu’elles renvoyaient à des conventions d’écriture établies,activées par des réseaux d’érudits locaux. Circulation des données, mais aussirecueil et enfin correction de celles-ci, c’est ainsi que la carte était fabriquée de prèset de loin, et acquérait peu à peu sa validité et son autorité dans des mouvementspendulaires traversant l’espace germanique. L’institutionnalisation des travaux car-tographiques, comme ce fut le cas dans le cadre du bureau de statistique avec lescartes de population, opéra une centralisation radicale de ces étapes. En faisant dece bureau le vecteur de la conversion de la statistique allemande à l’approche arith-métique, l’emprise institutionnelle entérinait aussi la coupure avec l’héritage de lastatistique universitaire et l’irruption des chiffres dans la cartographie. Tout cela fitbasculer le rapport de la carte au texte : à la carte ne seront désormais associés nitableau de chiffres, ni liste de lieux, ni récit historique, ni itinéraire ; elle se suffit àelle-même, son image apporte toute l’information, tandis que le texte, réduit, four-nit simplement des explications sur les sources. Ce tournant articule aussi la statis-tique et la cartographie dans un autre rapport au politique. Les cartes deBernhardi, celles de Kiepert ou Berghaus, ont certainement appuyé des revendica-tions politiques, mais la carte de Böckh prenait place dans une autre configuration,où les objets du savoir – chiffres et cartes – s’inséraient dans les actions mêmes.Cela était lié non seulement aux nouvelles propriétés matérielles et techniques(réduction, modulaire, etc.) de ces outils, mais aussi au régime de temporalité élar-gie de la statistique, affranchie du cadre caméraliste qui l’ancrait dans le présent. Àl’issue d’un demi-siècle d’efforts pour asseoir son ambition à devenir une sciencede la mesure du changement, la statistique allemande, et par conséquent aussi lacartographie statistique, pouvait revendiquer avec succès la représentation dumouvement dans l’espace. Aussi Böckh pourra-t-il ainsi faire la promotion de saméthode cartographique :

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«Le principe de regroupement par dixième de mélange […] est si vivant qu’ilsemble montrer en fait non seulement l’état du moment, mais aussi à travers leschangements ainsi décrits, le mouvement (la tendance) même qui domine de tempsà autre 45 ».

La prétention de la statistique à orienter le politique, que ce soit au travers detableaux, de chiffres, de graphiques ou de cartes, prendra alors une place prépon-dérante ; loin de l’utilité patriotique et locale des sociétés d’histoire, elle défendraune utilité nationale qu’elle mettra en pratique au tournant du siècle avec l’avène-ment des politiques de population et leur planification.

CONCLUSION

L’examen de ces différentes cartes fait apparaître ce que les historiens de la car-tographie décrivent comme l’autonomie de la carte par rapport au texte 46. Ceretrait du texte de l’espace de la carte résulte notamment de l’emploi de techniquesgraphiques nouvelles qui ne rendent plus nécessaires les commentaires explicatifsqui devaient auparavant éclairer la signification de la carte. Il est aussi lié au nou-veau rôle joué par les cartes dans le procès de connaissance au cours du XIXe siècle,les cartes cessant d’être des arguments théoriques pour devenir des outils métho-dologiques faisant autorité dans l’enquête scientifique47. De ce point de vue,toutes les cartes analysées ici remplissent cette fonction de présentation des don-nées, elles sont toutes factuelles – elles construisent l’espace national, les frontières,etc., comme des faits –, et se différencient seulement par les procédés rhétoriquesqui rendent indiscutables les choix opérés pour leur réalisation. On peut cependantidentifier entre les deux catégories de cartes – celles réalisées dans les années 1848et celle plus tardive de Böckh – l’existence d’une rupture propre aux États alle-mands, et qui renvoie aux changements dans l’organisation des savoirs. Derrièreces deux modes de représentation en effet, on reconnaît les deux grandes traditionsstatistiques qui s’y sont succédé : la statistique «universitaire », peu numérique, nar-rative et topographique qui s’était développée au XVIIIe siècle et celle des Bureauxde statistique, exclusivement quantitative, qui l’a remplacée au cours duXIXe siècle 48. Cette dernière utilise une tout autre manière de construire les faitsnationaux : elle les construit comme des faits de population. La cartographie sta-

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45 Richard BÖCKH, «Methodisches Vorwort », in : Der Deutschen Volkszahl und Sprachgebiet in deneuropäischen Staaten. Eine statistische Untersuchung, 1869, p. 42.

46 Cf. C. JACOB, L’empire des cartes…, op. cit.47 Jane CAMERINI, «The Physical Atlas of Heinrich Berghaus : Distribution Maps as Scientific Know-

ledge », in : Renato G. MAZZOLINI (dir.), Non Verbal Communication in Science prior to 1900, Flo-rence, 1993, p. 479-512.

48 Cf. A. DESROSIERES, La politique…, op. cit. ; Jochen HOOCK, «D’Aristote à Adam Smith : quelquesétapes de la statistique allemande entre le XVIIe et le XIXe siècle », in : Pour une histoire de la statis-tique, vol. 1, 1977, p. 477-483.

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tistique de Böckh représente les nationalités selon cette approche démographiquequi s’intéresse à leur croissance différentielle et en recherche les facteurs, dans lanatalité en particulier, mais aussi dans les migrations. Mais s’il importe, dans cettenouvelle perspective, de mesurer la reproduction des différents groupes, c’estmoins dans le but d’expliquer que de prévoir leur progression, ou leur recul, surun territoire. Pour comprendre l’écart qui sépare ces deux modes de représentationdes nationalités et de leurs frontières dans l’espace, il faut prendre en compte lanouvelle temporalité liée à ce savoir démographique. En effet, alors que les pre-miers statisticiens recouraient à l’histoire des peuples pour éclairer la distributionspatiale des nationalités, les statisticiens quantitativistes tels que Böckh partent duprésent pour rechercher dans les calculs statistiques et les graphiques les facteursd’un peuplement national futur. Dans le cadre de cette autre temporalité 49, ilsouvrent la voie à un nouveau régime d’action, celui des politiques de populationdu XXe siècle.

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49 Sur le rapport au temps dans la statistique de Schlözer, voir Hans-Erich BÖDECKER, «On the ori-gins of the ‘Statistical Gaze’ : Modes of Perception, Forms of Knowledge and Ways of Writing inthe Early Social Sciences », in :William CLARK et Peter BECKER (dir.), Little Tools of Knowledge.His-torical Essays on Academic and Bureaucratic Practices, Ann Arbor (Michigan), 2000, p. 169-195.