Les Feuilles mortes (avec images) - perso.univ-lyon2.fr · PDF file- 2 - Céline...

of 11 /11
Référence de la publication : « Les Feuilles mortes ou les avatars d’une chanson culte : aborder les phénomènes vocaux interprétatifs dans la chanson française à travers la pratique de la reprise », dans : dossier « chanson », L’Éducation musicale, n° 557-558, novembre-décembre 2008. Céline Chabot-Canet L ES F EUILLES MORTES OU LES AVATARS DUNE CHANSON CULTE : ABORDER LES PHENOMENES VOCAUX INTERPRETATIFS DANS LA CHANSON FRANÇAISE A TRAVERS LA PRATIQUE DE LA REPRISE La reprise est une pratique omniprésente dans la chanson française contemporaine à succès. Elle est souvent dépréciée, car associée à une musique de variétés peu innovante et très médiatisée, dont la visée est plus commerciale qu’artistique. Pourtant elle traverse toute l’histoire de la chanson française, sous des formes diverses, plus ou moins réfléchies, plus ou moins fidèles au modèle initial, de l’hommage à la parodie ou au détournement sémantique, induisant les questions complexes de l’authenticité ou du statut de l’interprétation. Le rapprochement avec la traduction anglaise « cover » met en évidence l’ambiguïté d’une notion qui englobe des réalités multiples, aussi divergentes par leur forme que par leurs intentions : s’agit-il de s’effacer derrière l’hommage à un artiste, ou au contraire de faire sienne la chanson, de « couvrir » les interprétations antérieures, comme le suggère le mot anglais – « recouvrir son modèle d’une nouvelle couche comme on le ferait d’un tableau », métaphorise Emmanuel Chirache 1 ? Entre les deux positions extrêmes que sont, d’une part, la recherche de l’imitation parfaite, le « reduplication cover » dont parle Kurt Mosser 2 et que pratiquent certains groupes américains, allant jusqu’à restituer l’aléatoire et l’extra-musical – parole, réaction, fausse note... – du groupe adulé, figeant ainsi l’instantanéité et le spontané de la performance, et d’autre part, les chansons parodies ou celles utilisant l’intertextualité, pour lesquelles le modèle n’est plus qu’un prétexte à la création d’une nouvelle chanson, les intermédiaires sont multiples. Si certaines chansons se prêtent mieux que d’autres à la reprise, Les Feuilles mortes – avec la centaine d’interprétations enregistrées en français – en fait de toute évidence partie. Outre les qualités musicales et poétiques, plusieurs spécificités expliquent ce succès. Sa genèse singulière la rend particulièrement flexible : écrite par Prévert en 1946, pour le film Les Portes de la nuit, sur une musique de ballet de Kosma, prévue initialement pour être chantée par Marlène Dietrich, elle est finalement peu utilisée dans le film (quelques notes fredonnées par Montand) et passe quasiment inaperçue, avant d’être interprétée par Cora Vaucaire, Jacques Douai et Yves Montand qui en fera un succès. Originellement, elle n’est donc pas marquée par une voix et un chanteur particuliers et peut ainsi s’adapter à des personnalités et des styles différents, en se dissociant d’une source initiale assez diffuse. Ce n’est pas le cas de chansons plus typées, comme par exemple celles de Brassens, pour lesquelles l’auditeur garde dans l’oreille l’interprétation originale, les autres lui étant 1 CHIRACHE (Emmanuel), Covers, une histoire de la reprise dans le rock, Marseille : Le mot et le reste, coll. « Formes », 2008, p. 8. 2 MOSSER (Kurt), « Cover Songs : Ambiguity, Multivalence, Polysemy », dans : Popular Musicology Online. En ligne sur : http://www.popular-musicology-online.com (visité le 27 septembre 2008).

Embed Size (px)

Transcript of Les Feuilles mortes (avec images) - perso.univ-lyon2.fr · PDF file- 2 - Céline...

  • Rfrence de la publication : Les Feuilles mortes ou les avatars dune chanson culte : aborder les phnomnes vocaux interprtatifs dans la chanson franaise travers la pratique de la reprise , dans : dossier chanson , Lducation musicale, n 557-558, novembre-dcembre 2008.

    Cline Chabot-Canet

    LES FEUILLES MORTES OU LES AVATARS DUNE CHANSON CULTE : ABORDER LES PHENOMENES VOCAUX INTERPRETATIFS DANS LA

    CHANSON FRANAISE A TRAVERS LA PRATIQUE DE LA REPRISE

    La reprise est une pratique omniprsente dans la chanson franaise contemporaine succs. Elle est souvent dprcie, car associe une musique de varits peu innovante et trs mdiatise, dont la vise est plus commerciale quartistique. Pourtant elle traverse toute lhistoire de la chanson franaise, sous des formes diverses, plus ou moins rflchies, plus ou moins fidles au modle initial, de lhommage la parodie ou au dtournement smantique, induisant les questions complexes de lauthenticit ou du statut de linterprtation.

    Le rapprochement avec la traduction anglaise cover met en vidence lambigut dune notion qui englobe des ralits multiples, aussi divergentes par leur forme que par leurs intentions : sagit-il de seffacer derrire lhommage un artiste, ou au contraire de faire sienne la chanson, de couvrir les interprtations antrieures, comme le suggre le mot anglais recouvrir son modle dune nouvelle couche comme on le ferait dun tableau , mtaphorise Emmanuel Chirache1 ? Entre les deux positions extrmes que sont, dune part, la recherche de limitation parfaite, le reduplication cover dont parle Kurt Mosser2 et que pratiquent certains groupes amricains, allant jusqu restituer lalatoire et lextra-musical parole, raction, fausse note... du groupe adul, figeant ainsi linstantanit et le spontan de la performance, et dautre part, les chansons parodies ou celles utilisant lintertextualit, pour lesquelles le modle nest plus quun prtexte la cration dune nouvelle chanson, les intermdiaires sont multiples. Si certaines chansons se prtent mieux que dautres la reprise, Les Feuilles mortes avec la centaine dinterprtations enregistres en franais en fait de toute vidence partie. Outre les qualits musicales et potiques, plusieurs spcificits expliquent ce succs. Sa gense singulire la rend particulirement flexible : crite par Prvert en 1946, pour le film Les Portes de la nuit, sur une musique de ballet de Kosma, prvue initialement pour tre chante par Marlne Dietrich, elle est finalement peu utilise dans le film (quelques notes fredonnes par Montand) et passe quasiment inaperue, avant dtre interprte par Cora Vaucaire, Jacques Douai et Yves Montand qui en fera un succs. Originellement, elle nest donc pas marque par une voix et un chanteur particuliers et peut ainsi sadapter des personnalits et des styles diffrents, en se dissociant dune source initiale assez diffuse. Ce nest pas le cas de chansons plus types, comme par exemple celles de Brassens, pour lesquelles lauditeur garde dans loreille linterprtation originale, les autres lui tant

    1 CHIRACHE (Emmanuel), Covers, une histoire de la reprise dans le rock, Marseille : Le mot et le reste, coll. Formes , 2008, p. 8. 2 MOSSER (Kurt), Cover Songs : Ambiguity, Multivalence, Polysemy , dans : Popular Musicology Online. En ligne sur : http://www.popular-musicology-online.com (visit le 27 septembre 2008).

  • - 2 -

    Cline Chabot-Canet Les Feuilles mortes ou les avatars dune chanson culte

    toujours implicitement compares. De plus, le texte des Feuilles mortes est consensuel et sans ambigut topos de la nostalgie du temps qui passe. Il a une porte universelle, qui ne se prte ni la dnaturation du sens, ni au dtournement, contrairement par exemple Douce France, reprise par le groupe Carte de Sjour dans les annes 80. La chanson tant ainsi relativement neutre, chaque interprte peut se lapproprier facilement sans modifications profondes.

    Excluant les versions jazz qui obissent des lois spcifiques, nous nous concentrerons sur celles appartenant aux courants de la chanson franaise. Nous aborderons donc le type de reprises que Kurt Mosser classe dans la catgorie des reprises interprtatives mineures3 , cest--dire sans altration ni vritable recration de la chanson, avec des variantes damplitude limite, mais pourtant fondamentales dans la perception de lauditeur.

    Il y a dans une reprise russie juxtaposition de trois modles, renvoyant simultanment lauditeur trois types de rfrences : dune part, la chanson elle-mme (ensemble de proprits qui permettent lauditeur de lidentifier), dautre part, le genre dans lequel linterprte volue et ses canons esthtiques (chanson Rive gauche, chanson raliste...), enfin, la personnalit propre du chanteur (critres qui le caractrisent : phras vocal, timbre...). Sattachant aux deux dernires strates de rfrences, cet article se propose de cerner limpact de la voix et de linterprtation dans la reprise, de dfinir les critres interprtatifs qui vont faire loriginalit de chacun tout en le conformant un style musical particulier.

    1. Macrostructures et choix interprtatifs Les critres communs lis au premier type de modle, permettant didentifier la chanson, sont ici vidents et correspondent aux lments abstraits figurant sur la partition (principalement mlodie et paroles). La structure initiale des Feuilles mortes est celle de la chanson romantico-sentimentale, avec une alternance de parties narratives, de style rcitatif (couplets), et de parties plus lyriques (refrains). Selon Rossana Dalmonte, dans cette catgorie de chansons, les couplets permettent linterprte dexploiter ses qualits de timbre et son talent oratoire ; [la] partie lyrique tient lieu de commentaire motionnel de la situation dcrite dans lintroduction et permet un dploiement vocal plus clatant, soutenu par une mlodie facile4 . Cette structure, rcurrente dans les musiques populaires modernes, pourrait expliquer en partie le succs mondial de la chanson.

    Les mtamorphoses de cette macrostructure nous semblent particulirement significatives des choix interprtatifs. Les versions Rive gauche mettent au premier plan laspect narratif et linaire. Chez Cora Vaucaire et Juliette Grco, le second couplet (plus adapt un interprte masculin) est retir et le refrain nest pas ritr : il perd en cela sa rptitivit et donc sa qualit de refrain, tirant la chanson vers un genre plus littraire. La rptition est en effet le caractre le plus inhrent la chanson populaire. Seul Mouloudji, parmi les chanteurs que nous tudions, interprte intgralement le texte avec son second couplet, ce qui renforce linscription dans une dure. Il dplace le paroxysme expressif, 3 MOSSER (Kurt), Cover Songs : Ambiguity, Multivalence, Polysemy , op cit. : To say that a give song is a respectful, authentic version of its base song is to categorize it as a minor interpretation [...], those interpretations that expend, develop, and augment the base song in relatively minor ways . 4 DALMONTE (Rossana), Voix , dans : NATTIEZ (Jean-Jacques) d., Musiques, une encyclopdie pour le XXIe sicle, Tome I : Musiques du XXe sicle, Paris : Actes Sud / Cit de la musique, 2003, p. 452.

  • - 3 -

    Cline Chabot-Canet Les Feuilles mortes ou les avatars dune chanson culte

    gnralement li au refrain, sur le second couplet, mettant en avant dune autre manire le caractre narratif.

    Montand se dmarque du style Rive gauche par une structure couplet, refrain, refrain . Avec la rptition du refrain, il choisit la musicalit au dtriment de la linarit narrative ; les huit premires mesures du second refrain sont mme fredonnes sur lala. La structure de la chanson sappuie alors sur la jouissance de la ritration dune espce de hook mlodique, cest--dire une courte mlodie, prgnante, aisment mmorisable5 :

    Figure 1 : Premire partie du refrain des Feuilles mortes. Hook mlodique.

    Il est constitu du petit motif de quatre notes rptes des hauteurs diffrentes sur lequel repose le refrain, qui arrive comme une rsolution de lattente :

    Le schma [couplet refrain] est discursif, captivant, additif et dirig vers une fin : le plaisir [...] est laboutissement dun parcours, il arrive au terme dune phase prliminaire, cest une rcompense [...]. Toujours la fin, lon peut passer un nouveau refrain en sautant le couplet, et lintensifier en le modulant un ton au-dessus ou en augmentant le volume ou la richesse sonore6 .

    dith Piaf enregistre Les Feuilles mortes en 19567, utilisant en partie la version anglaise, Autumn Leaves, crite en 1949 par Johnny Mercer, alors que Montand, pourtant clbre aussi aux tats-Unis, ne voudra jamais linterprter en anglais. Cette adaptation ne reprend que le refrain de la chanson, comme dans les versions jazz (32 mesures, divises en deux parties distinctes : A et B). La structure de son interprtation est la suivante : AB(anglais) AB(franais) B(anglais). Elle pousse lextrme le choix de la rptition mlodique. Laccompagnement et la voix nempruntent rien toutefois au jazz, mais sapparentent la chanson raliste.

    Cette premire approche de linterprtation par le choix structurel (narrativit linaire ou rptition mlodique) se trouve conforte comme nous allons le voir par les options vocales et les vises de chaque interprte.

    2. Les premires interprtations : de la Rive gauche au music-hall Ltude de trois versions Rive gauche emblmatiques celles de Cora Vaucaire, de

    Juliette Grco et de Mouloudji va nous permettre de cerner les lments stylistiques communs et les spcificits interprtatives individuelles, chacun des trois chanteurs ayant 5 MOORE (Allan), La musique pop , dans : NATTIEZ (Jean-Jacques) d., Musiques, une encyclopdie pour le XXIe sicle, Tome I : Musiques du XXe sicle, op . cit., p. 845. 6 FABBRI (Franco), La chanson