Les Femmes Qui Lisent Sont Dangereuses(La Lecture_ Une Passion)

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    Laure Adler & Stefan Bollmann

    Les femmes qui lisentsont dangereuses

    Flammarion

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    Laure AdlerFemmes et livres, histoire dune affinit secrte.

    Le mtier dcrire est une violente et presque indestructible passion. George Sand

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    Sextuelle

    Dabord il y a ses mains replies sur elles-mmes portant lobjet comme sil tait sacr. On sent le corps tout entier concentr, les muscles maisaussi lintrieur, ce quil y a derrire la surface de la peau, ce qui se passe lintrieur de nous, ce qui ne concerne que nous, ce qui ne peut pas,ne veut pas forcment se dire.

    Nous les femmes et eux les livres.Car les livres ne sont pas des objets comme les autres pour les femmes; depuis laube du christianisme jusqu aujourdhui, entre nous et eux,

    circule un courant chaud, une affinit secrte, une relation trange et singulire tisse dinterdits, dappropriations, de rincorporations.Car un texte, sign ou pas, constitue pour les femmes un puits de secrets, un vertige, une possibilit de voir le monde autrement, voire de le

    vivre autrement, peut donner llan de tout quitter, de senvoler vers dautres horizons en ayant conquis, par la lecture, les armes de la libert.Ce nest sans doute pas un hasard quaux femmes le livre le livre des livres fut dabord interdit. Il fut dans les mains du Christ, puis de tous

    les hommes qui laccompagnent, puis de tous ceux qui fondent lglise innombrable cohorte des hommes qui, dans les tableaux flamands ouitaliens, portent le livre-tabernacle, incarnation du miracle de la continuit du croire.

    Du sacr donc point de femmes. Seuls les hommes ont le droit dy toucher. Mais les peintres vont aussi se mettre reprsenter ce que lgliseenseigne et qui par essence ne se voit pas. Pour orner les glises, pour rpondre aux commandes des princes, des ecclsiastiques, pour nousfaire croire que linvisible existe et que ce quenseigne la doctrine de lglise existe la preuve, ils peuvent le peindre.

    Et cest l que la femme surgit, quelle obtient lautorisation dexister dans le cadre. La femme sappelle bien sr Marie, et lorsque lange vient luiannoncer la bonne nouvelle, Marie est en train de lire, Marie est drange, Marie est effraye, Marie se rtracte, se replie mais pour autant ne

    perd pas ses esprits, car elle couvre de sa main ce livre quelle est en train de lire tout en introduisant son pouce la page o elle a tinterrompue(1). Cest dire que le livre lemportait ailleurs, dans un ailleurs dont elle ne veut pas perdre le fil, mme si ce que lui dit lAnge cre lesisme: Je te salue, tu es pleine de grce, le Seigneur est avec toi, tu es bnie entre toutes les femmes. Sois sans crainte, Marie, car tu astrouv grce aux yeux de Dieu.

    Le livre que tient Marie est un livre dheures, un livre rouge, un livre personnel, un livre quelle lit en silence et avec qui elle fait corps. Lange ladrange, cest une vidence. Avec le livre donc, objet protecteur, miroir delle-mme, possibilit de retournement contre lirruption du messager dela parole di vine.

    Marie et le livre. Marie et son livre. Il ny a pas que dans les Annonciations que Marie vit avec un livre. Il y a aussi au paradis. Un sicle plus tard,un tableau dun matre de Haute Rhnanie intitul Le Jardin du Paradis reprsente une jeune femme la longue chevelure dore orne dundiadme assise au milieu de longues fleurs bleues, jaunes et blanches, la fin dun repas; alors quun moine cueille des fruits ct delle et quedevant elle une jeune femme joue avec le bb Christ, Marie, elle, nentend manifestement rien, ne voit rien, absorbe quelle est entirement dansce livre quelle lit, la tte penche, toute dvolue sa tche, ce qui se passe entre elle et le livre, entre elle et elle-mme, ce point quelle enoublie lEnfant. L aussi le livre est rouge, le livre est grand, cest aussi un livre dheures, un livre elle.

    Livre captateur? Livre dvorateur? Livre qui fait oublier aux femmes mme Marie quelles sont dabord et avant tout des mres ? Femmeet livre. Raptus. Emportement dans le monde de limaginaire. Oubli des autres. Concidence avec soi.

    Livres et femmes. Transmutation. Incorporation de limaginaire. vasion. closion. mancipation.La Vierge lit donc. Et ce nest pas une mince affaire de constater que les peintres vont continuer lui attribuer comme qualit particulire celle

    de lire. La Vierge lit en effet dans ce tableau de Rembrandt que lon peut admirer au Rijksmuseum dAmsterdam et qui porte pour titre La SainteFamille au soir.Au fond dune pice qui ne semble pas tre une chambre mais o Joseph, Marie et Jsus sont contraints non dhabiter mais dese replier, au milieu du dsordre, dans cet espace hostile, non ferm, une seule chose se passe, fait sens et structure la toile : la Vierge lit. Nous la

    voyons lire, penche vers le livre, comme le buvant. sa droite, pose par terre, une bougie illumine le livre, emprisonnant Marie dans un halomordor. Joseph dort, lenfant aussi. Livre flamme. Livre source de vie. Livre lueur dans la nuit. Livre pour percer les tnbres. Livre poursuspendre le temps.

    Il ny a encore que la Vierge Marie, les saintes et particulirement sainte Marguerite et sainte Marie Madeleine qui possdent le droit de lirepour exorciser les dmons, terrasser les dragons, ne pas cueillir les fruits dfendus.

    Car, attention, il y a plus dangereux que les princes charmants dans le pays imaginaire des chimres, il y a les livres charmeurs, les livresenchanteurs, les livres ensorceleurs. Le mot latin de pagine, fait remarquer Pascal Quignard(2), dit la demeure la plus vaste o lme puisse semouvoir, voyager, composer, revenir. Cest le pagus, le pays. Il dit aussi que ce pays, cest une arrire-chambre situe lintrieur du crne, larrire des yeux.

    Cette chambre est-elle sexue ? Elle est en tout cas relie limmmoriel, la fminitude.La lecture devient mode dlvation et de contemplation ds lors que la femme pourra sapproprier la possibilit mme de son intimit. La

    femme devient lectrice et plus seulement liseuse duvres pieuses. La lectrice est dsormais seule, sans le vacarme des autres, ni les regardsports sur elle pour savoir ce quelle lit et comment elle lit. Elle va pouvoir comme le dit admirablement Stefan Bollmann lire en silence etconclure enfin avec le livre une alliance : livre comme conqute de la libert, livre comme apprentissage de la libert.

    Livre et femme. Sexe et texte. Imaginaire et rel. Noces secrtes porteuses dorages violents, de dsir dun monde soi, dun monde en soi,pour soi. Et donc loin des hommes.

    Seule exception: les anges. Les blondinets joufflus aux cheveux dors et aux formes arrondies de Rosso Fiorentino ont le droit de participer cette pratique solitaire en marge certes: ce sont des dtails du tableau. Nempche. Ils sont, je le crois, des missaires protecteurs et sensuelsde nos lectrices qui conquirent, petit petit, droit de cit dans le domaine du savoir et dans lexercice de la pense.

    crire, cest produire le texte. Lire, cest le recevoir dautrui sans y marquer sa place, sans le refaire. Michel de Certeau, dans LInvention duquotidien, dcrit de manire minutieuse comment le livre lui-mme nest pas que le livre, il ny a jamais un seul livre, il y a tous les livres lus et lelivre nest en fait que la construction de la personne qui le lit. Michel de Certeau nomme cela lectio lopration faite sur le livre, cette productionpropre quentreprend toute personne qui sempare dun texte. Lalectiodvoile le texte, linterprte, peut bousculer ou dtourner les intentions delauteur. Lalectiocre de l in-su , dit Certeau, du dsordre, du combinatoire, de louverture en une pluralit de significations.

    Il y a, je crois, une manire particulire de lectrice. Sans tomber dans la caricature de la description de pratiques diffrentes parcequoriginairement sexues, il me semble quil y a une manire particulire des femmes daimer les livres, de pratiquer lart de la lecture, davoirbesoin des livres comme dune sve nourricire et mme de considrer certains moments de leur existence que vivre cest lire.

    Cest bien pour cela que les femmes qui lisent sont dangereuses. Dailleurs, les hommes ne vont pas sy tromper, qui vont empcher, encercler,encager les femmes pour quelles lisent le moins possible et quelles ne lisent que ce quils leur enjoignent de lire.

    Et dabord, encore et encore la Bible. La Bible pour les filles, le seul texte autoris dans tous les sens du terme et utilis toutes fins possibles.On apprend lire dans la Bible et on apprend dans la Bible les prceptes moraux pour savoir vivre.

    Mais les femmes nentendent pas continuer clbrer les beauts des manifestations sensibles du divin ni mme incarner lexaltation de cetteessence divine.

    On le voit dans la production: dans les catalogues de foires, par exemple, celle de Leipzig en particulier, le nombre douvrages religieux necesse de dcrotre. En 1770, les ouvrages religieux constituent 25 % de lensemble des parutions; en 1880, 13,5 %. Les livres dit de bellelittrature , en revanche, suivent le chemin inverse : de 16,5 % en 1770, i ls grimpent 21,5 % en 1800. Cest ce quun homme daffaires avis aappel la grande rvolution des libraires .

    Cest aussi et surtout la grande rvolution des femmes lectrices. Le mouvement sopre simultanment en Allemagne, en Grande-Bretagne eten France. Les femmes ddaignent la Bible pour lEncyclopdie, se passionnent pour les romans de Richardson et prouvent une curiosit deplus en plus dvorante pour tout ce qui a trait lactualit : la politique, lvnementiel, linnovation, le scientifique. Cette vritable rvolutionculturelle saccompagne dune lecture des journaux et dune attirance de plus en plus forte pour ce quon nomme alors les romans du temps

    prsent . Les femmes lisent pour comprendre, pour sveiller aux problmes du monde, pour prendre conscience de leur sort, par-del lesbarrires gographiques et gnrationnelles. Les femmes se mettent crire pour des femmes et se rgalent de se lire entre femmes. Ainsi entmoigne la mre de Goethe, alors ge de soixante-quinze ans, qui crit sa belle-fille pour la remercier de lui avoir envoy plusieurs romansfminins : Vous ne pouvez faire uvre meilleure et plus mritoire envers moi qui vous aime, que davoir la bont de men faire profiter dans mapauvret desprit quand vous recevez des choses aussi plaisantes.

    La lecture entre femmes, crite par des femmes pour des femmes, tisse, en effet, un lien de solidarit qui inquite bien des hommes hommesde loi, hommes dhygine, hommes de murs, hommes dglise. Tous leur manire, ils vont salarmer des femmes qui lisent, avant de lesmarginaliser, de les dsigner comme diffrentes, atteintes de nvroses diverses, affaiblies, extnues par un excs de dsirs artificiels, propres succomber, proies rves dun monde dcadent et dliquescent, mais si vnneux et si puissant rotiquement quil pourrait entraner un brouillagedidentit sexuelle, une dvalorisation des codes moraux, une dstabilisation de la place assigne chacun dans un monde o le propritaire estle pre, le bourgeois, lpoux; et la femme ne peut qutre pouse et non transperce de dsir, entache de sexualit, mme si et justementpour cette raison elle a fait lamour dans la conjugalit la moins dbride.

    Le livre favorise la sociabilit et les changes entre femmes. Dans les cercles et les salons, sous prtexte de lire, on refait le monde.Commence alors sinstaller la litanie masculine, qui deviendra obsdante et rcurrente tout au long du XIX esicle, de la femme qui lit trop .

    La femme qui lit, dailleurs, lit toujours trop. Elle est dans lexcs, dans la transe, dans le dehors de soi. Il faut donc sen mfier, comme le fait cethomme compatissant: Je ne fais pas reproche quune femme cherche affirmer sa faon dcrire et lart de sa conversation par des tudesappropries et une lecture choisie avec dcence et quelle tente de ne pas rester tout fait sans connaissances scientifiques; mais elle ne doitpas faire de la littrature un mtier, elle ne doit pas saventurer dans les domaines de lrudition (3).

    Dautant que les jeunes filles aussi sy mettent et que la lecture leur fait palpiter le cur, excite leur sensibilit, les fait frmir deffroi, bref les rendcaptives, comme en tmoigne le tableau de Franz Eybl intitul sobrementJeune fille lisant, dat de 1850. Sa tenue est lgre, son paule

    dnude, le texte est tout prs de ses lvres. On a mme limpression quelle tremble de lire ce quelle lit! Elle nen revient pas.Effectivement, messieurs les connaisseurs des mouvements intrieurs de lme et de la psych, lire donne aux femmes des ides ! Sacrilge.Comment obturer le flux de jouissance que procure alors, chez les femmes, la lecture ?

    Certains, comme Monseigneur Dupanloup et Parent-Duchtelet, ny vont pas par quatre chemins. Il faut hyginiser, mettre de lordre, canaliser,

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    nettoyer. Le premier est vque dOrlans et supplie ses lectrices de revenir la lecture-pit : Mesdemoiselles et mesdames, relisez Pascal,Bossuet, Racine, Corneille, quelques potes chevaliers; lire peu mais lire bien; lire, relire, revenir sur les pages, recopier mme certainspassages et surtout lire jusquau bout. Cest un pch que de ne pas terminer. Ne jamais quitter un livre sans lavoir achev , prconise lesecond, mdecin et thoricien de la lecture comme art de la tentation.

    Cest pourtant le contraire quelles font toutes. Elles dvorent, elles butinent, elles dflorent. Elles sont dans linachvement, dans labsencedassouvissement, dans le dsir inextinguible, dans le recommencement, dans la recherche du ravissement.

    Dsirer, vivre, lire. Faire lamour en se laissant ensemencer ou oser le coitus interruptus?Parent-Duchtelet, qui est non seulement un grand hyginiste mais aussi un spcialiste des gouts de Paris, ne sy trompe pas: cloaque que

    tout cela et menace de pourrissement de la race.Elles lisent toutes, elles lisent trop, elles lisent de tout. Lopium de la fiction ne les transforme pas en femmes passives, mais leur permet au

    contraire de prendre conscience de leur personnalit et de celle des autres. Une gravure reproduite dans le livre magistral dAlberto Manguel Unehistoire de la lecture et intituleLe Fruit dfendumontre quatre femmes dans une pice comportant une bibliothque vitre. Lune, de dos, nue,monte sur un escabeau, prend des livres sur les rayonnages comme si elle les volait. Elle vrifie quelle peut commettre ce crime de lse-majesten tournant son regard vers la domestique qui, consentante, fait le guet en surveillant la porte. Devant la bibliothque, deux jeunes filles, la minepanouie, lisent dj un texte qui les ravit.

    Il sagit bien de cela : le fruit dfendu.Les lectrices, ds laube du XIXesicle, lisent ce quelles veulent et subvertissent ce quelles lisent. Elles sont dans le livre, comme latteste le

    tableau de Gustav Adolph Hennig de 1828 : livre comme absorption, incorporation, effacement de soi-mme. La femme devient le livre, vit commedans le livre. Entre elles et lui circule un flux de vie et de sens. La lecture devient intriorit, suspension de temps, repli vers lintime.

    Mais le livre possde le pouvoir dentraner la femme vers le dehors: le dehors de la cellule familiale, le dehors de lespace intime, lau-dehorsde soi -mme, le dehors qui devient lau-del, le mconnaissable.

    Le livre peut devenir plus important que la vie. Le livre enseigne aux femmes que la vraie vie nest pas celle quon leur fait vivre. La vraie vie estailleurs : l, dans cet espace dimaginai re entre les mots quelles lisent et leffet quils produisent. La lectrice fait littralement corps avec lespersonnages de fiction et naccepte plus de refermer le livre sans que rien ne change dans sa vie. Le livre devient initiation.

    Comment ne pas penser Emma Bovary? Comment ne pas se souvenir de cette phrase de Gustave Flaubert Mademoiselle de Chantepieen juin 1857: Lisez pour vivre. Le thme du roman-amant envahit ds lors le champ social, perturbant les mentalits, branlant les catgoriessexuelles, psychiques, politiques.

    Souvenons-nous des phrases que prononce Emma quand, enfin seule dans sa chambre aprs avoir quitt Rodolphe, elle ralise quelle a unamant: Alors elle se rappela les hrones des livres quelle avait lus et la lgion lyrique de ces femmes adultres se mit chanter dans sammoire avec des voix de surs qui la charmaient. Elle devenait elle-mme comme une partie vritable de ces imaginations et ralisait la longuerverie de sa jeunesse, en se considrant dans ce type damoureuse quelle avait tant envi. Emma, coince tout au long du roman entre un iciet maintenant de lennui, du malheur, des dettes et de la honte, et un ailleurs de limaginaire, des dsirs et des rves, finira traque. Cette rservedimaginaire est constitue par la sdimentation de la lecture de romans. Elle lut Balzac et George Sand, y cherchant des assouvissements pourses convoitises personnelles. Emma lit des romans pour sinventer un monde, limmense pays des flicits et des passions . Le vide du relse remplit par la fiction. Le roman est un support de limaginaire que le rel ne suffit pas fournir.

    Lors du procs intent Flaubert pour offense la morale publique, Ernest Pinard, qui fit le rquisitoire, ne sy trompa pas: ce quil incrimina, cefut le genre de lauteur, la peinture raliste , le fait qu une seule personne a raison, rgne, domine : cest Emma Bovary , et que lart sansrgle nest plus lart; cest comme une femme qui quitterait tout vtement . Emma Bovary, cest moi , disait Flaubert. Emma nest-elle pas unhomme? Une femme qui aimerait bien avoir accs ce quont, ce que font les hommes? Comme un homme, Emma porte, entre deux boutons deson corsage, un lorgnon dcaille; pour sa premire promenade cheval, elle met sur sa tte un chapeau dhomme ; quand elle tombe enceinte,

    elle souhaite avoir un fils.Baudelaire fut le premier insister sur la nature virile dEmma. Emma, cest lassomption de la jouissance. Emma, cest le drglement de tousles sens. Emma, cest la recherche du dsir. Son propre dsi r. Pour le plaisir de la lectrice.

    Barthes crit: Flaubert: une manire de couper, de trouer le discours sans le rendre insens (4).Emma devient la figure emblmatique de la pathologie que cre, chez les femmes, le fait mme de lire: les femmes qui lisent sexposent aux

    affections pulmonaires, la chlorose, la dviation de la colonne vertbrale et, last but not least, lhystrie.Car la femme qui lit est une insatiable sexuelle. Au lieu de lire, elle ferait mieux de frotter le parquet de son appartement tous les matins, de

    sinjecter des lotions calmantes dans le vagin, de boire des infusions de fleurs de mauve, comme le prescrit le Trait de thrapeutique et dematire mdicale, recueil de traitements et mdicaments publi en 1836 et rdit neuf fois jusquen 1877

    En effet, la lecture devient une occupation quasi permanente. Les lectrices se multiplient. Cest une vritable contagion. Et lhystrie augmente.Femmes-livres-hystrie : trio infernal. Les hystriques obsdent de plus en plus les mdecins, qui crivent des traits non pour les comprendremais pour tenter de les domestiquer comme des btes fauves en proie aux passions les plus obscnes. Lhystrique drange, lhystrique estdans lexcs. Lhystrique dconstruit lordre de la famille mais aussi celui de la socit.

    Gnralement, seules les femmes peuvent devenir hystriques. Pour les mdecins, les hommes, quand ils deviennent trop intellectuels ,agits, angoisss, souffrent plutt dhypocondrie, une maladie loin du sexe et de la nature gnitale antagonique de lhystrie. Cest rassurant.Hlas, il arrive que des hommes, trs peu dhommes heureusement pour la morale publique, se considrent, se revendiquent mme hystriques.Flaubert justement qui, dans sa correspondance, crit plusieurs fois quil est hystrique . En 1852, il note : Je sais bi en quil nest point aisde dire proprement les banalits de la vie. Et les hystries dennui que jprouve en ce moment nont pas dautre cause Je suis bris et anantide tte et de corps comme aprs une grande orgie.

    Jamais le mot dhystrie nest prononc dans Madame Bovary, mais le terme sera utilis aprs coup dans le monde mdical pour dsigner le

    comportement dEmma. Charles Richet, notamment dans Les Dmoniaques daujourdhui, fera delle la figure emblmatique de lhystrique,lhystrie tant une varit du caractre de la femme , les hystriques tant femmes plus que les autres femmes . Quest-ce dire ? Lesfrontires vacillent. Lhystrique sort des cabinets mdicaux et devient une hrone littraire. Le bovarysme est li la dmesure, lexcs, lasurabondance, au recouvrement du rel par limaginaire. Flaubert aime ces territoires. Il connat sainte Thrse, Edgar Poe. Il les sent, il les voit. Ildit que les hallucins lui sont fort comprhensibles et que lorsquil les frquente il en sort tout bronz et trs expriment coup sr sur un tas dechoses que javais peine effleures dans la vie(5). Certains hommes peuvent donc, veulent aussi se revendiquer hystriques. Aprs avoir lu lacritique de Baudelaire, Flaubert r-entonne le refrain George Sand, en 1867 : Jai des battements de cur pour rien, chose comprhensible,du reste, dans un vieil hystrique comme moi. Car je maintiens que les hommes sont hystriques comme les femmes et que jen suis un (6). Lescrivains aiment dranger et mettre en pril les constructions si soigneusement labores par les politiques et les mdecins(7).

    Les lectrices continuent lire des romans de plus en plus nombreux crits par des romanciers picaresques fin de sicle, disponibles enfeuilletons, abondants en suggestions qui satisfont les curiosits sexuelles conduisant la folie, la dchance et la mort!

    Est-ce un hasard si, dans le tableau de Jean-Jacques Henner, la lectrice est nue ? Corps corps avec le texte cheveux roux, fonds ocre,abandon et luxuriance. La figure de la lectrice est-elle devenue une Vnus la fourrure ?

    Whistler, dans son tableau intitulSous la lampe, opre le mme mouvement: la lectrice se rapproche de plus en plus de son texte, sembleaimante par lui. Il y a le corps du texte, le corps de la lectrice. Et un dsir dtre lunisson, comme au diapason de soi-mme.

    Van Gogh, dans un tableau dont il dit son frre Tho quil la torch en moins de trois quarts dheure, va encore plus loin : lArlsienne ne litplus; elle est en suspension de lecture. Ce quelle a lu la tellement questionne quelle lche le livre et, sur son visage, sinscrit la profondeur de labrche que peut constituer, pour soi, lintrieur de soi, un mot, une phrase, une page.

    Cette Arlsienne est la femme du tenancier du Caf de la Gare. Elle sappelle Madame Ginoux. Sur le tableau, elle est assez ge, semble duncaractre sombre et na pas beaucoup de temps pour lire. Les gens qui la frquentent tous les jours doivent tre peu nombreux connatre ce

    jardin secret: cette passion de la lecture. Vincent, lui, la compris, et dans un tableau immortel et bouleversant il donne cette femme, que trop degens doivent considrer comme inculte et peu ouverte au monde, une dignit, une dimension spirituelle.DansLe Plaisi r du texte, Roland Barthes note: Ne jamais assez dire la force de SUSPENSION du plaisir: cest une vritable poch, un arrt

    qui fige au loin toutes les valeurs admises (admises par soi-mme). Le plaisir est un NEUTRE (la forme la plus perverse du dmoniaque)(8). Dmoniaques, les femmes qui lisent? Oui, certainement, et de plus en plus dangereuses. Pour longtemps encore. Car, au fil du temps, les

    noces secrtes entre sexe fminin et texte masculin, texte fminin, texte fministe ont permis la construction dun espoir nouveau, vital, librateur,jubilatoire: les femmes ne sabritent plus derrire des identits secrtes, les femmes ne prennent plus de pseudonymes, les femmes ne secontentent plus de ressembler des hrones inventes, les femmes prennent la parole, les femmes disent je , les femmes crivent moi je ,les femmes produisent du texte, du texte thorique, du texte fictionnel, du texte inceste, du texte homosexuel, du texte sexuel, du sextuelle.

    De liseuses, elles sont devenues lectrices. De lectrices, elles sont aujourdhui auteures. Elles en crivent. Elles crivent mme quand elles lisent.Les femmes qui crivent se revendiquent souvent comme des lectrices. Si elles crivent, cest pour continuer la chane, la chane du plaisir que leura procur le plaisir de lire. Les femmes qui lisent trouvent dans leurs textes ces sources secrtes du dsir, elles en font des chambres damourtoutes tapisss de bibliothques quelles retrouvent dans leurs rves les plus doux.

    Le dsir fminin de lire et dcrire nest pas prs de steindre. Pourquoi dit-on dans la langue des commerciaux du livre que les femmesdemeurent des prescriptrices ? Les docteurs peuvent prescrire des pilules contre la mlancolie, les femmes, elles, savent, comme lessourcires, sorcires(9), trouver sous le corps du texte lessence mme de leur tre.

    Entre elles et les garons le torchon brle, pour reprendre le titre dun trs beau journal mensuel collectif n laube du MLF, dans la queue decomte de Mai 68.

    Aux garons lavita externa.Aux jeunes filles, aux femmes de tous les ges, aux femmes hors ge, hors cadre, hors conventions sociales, auxfemmes qui aiment les risques, lavita activa, lavita contemplativa, lavita lectura

    Cest une rengaine bien connue. Les hommes prennent souvent les femmes belles pour des connes. Souvenez-vous du comportement decertains hommes avec notre sublime, notre adore, celle qui, nous les femmes, nous fait encore chavirer par sa gnrosit, sa fragilit, sadouceur, cette beaut qui hante nos curs ; la voix sublime qui nous fait encore dfaillir quand elle chanteMy Heart belongs to Daddy, la blondepulpeuse, fragile et fle qui voulait, qui pouvait, mais qui na jamais eu la possibilit dtre ce quelle voulait une amoureuse de textes clt celivre de faon rveuse et mlancolique. Marylin en maillot de bain dans un jardin, installe la va comme je te pousse , lit un livre. Pour le lire,

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    livre de faon rveuse et mlancolique. Marylin en maillot de bain dans un jardin, installe la va comme je te pousse , lit un livre. Pour le lire,elle le lit: la photographie prend acte de sa concentration et de sa ferveur. Elle lit un livre, soit quelle a dj lu, soit quelle continue lire : elle enest aux deux tiers. Le livre lui est familier. On ne le lui a pas fourgu entre les mains la dernire seconde, pour jouer Marylin lintello . Cela sevoit. La photographie date de 1952. Le livre estUlyssede James Joyce. Comme on prend souvent les belles filles pour des idiotes, et les actricespour des moins que rien, la question a obsd certains esprits, qui ont voulu en avoir le cur net: la-t-elle lu ou non? On a retrouv Eve Arnold.Elle a racont quen arrivant dans sa maison, elle a trouv Marylin en train de lire Ulysse, elle lui a parl dUlysse, elle voulait le relire, ctait ardu,a rsistait. Alors, entre deux sances de pose, Marylin est alle chercher son Ulysse, pour se reposer, pour se ressourcer, pour prendre enfinpied dans la ralit: cette fiction quelle tentait dembrasser.

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    Stefan BollmannUne histoire illustre de la lecture

    du XIIIeau XXIesicle.

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    Les femmes qui lisentsont dangereuses

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    Jean Baptiste Simon ChardinLes Amusements de la vie prive, 1746

    Lire nous donne du plaisir et peut nous transporter dans dautres mondes cela, aucun de ceux qui ont pu perdre un jour les notions despace etde temps au cours dune lecture ne saurait le contester. Pourtant, lide que la lecture puisse tre aussi source de plaisir, ou mme que son butessentiel soit le charme et lagrment, est relativement rcente : elle est timidement apparue au XVIIesicle, avant de simposer plus nettement auXVIIIe.

    Au milieu du XVIIesicle, le Franais Jean Simon Chardin a peint un tableau quil a intitulLes Amusements de la vie prive. Le tableau nousmontre une femme qui sest confortablement installe dans un grand fauteuil rouge aux accoudoirs capitonns, un coussin moelleux dans son dos,les pieds appuys sur un tabouret. Les contemporains de Chardin ont cru pouvoir discerner une certaine indolence dans les vtements de lafemme, une toilette dernire mode, et surtout dans la manire dont le modle tient son livre sur ses genoux avec sa main gauche.

    Au second plan de la composition, on distingue un rouet pos sur une petite table, ainsi quune terrine et un miroir disposs sur un buffet dont laporte entrebille laisse deviner la prsence d autres livres. Mais, compars lapparition colore et lumineuse de la lectrice du premier plan, cesattributs de la vie domestique passent quasiment inaperus. Bien que cette femme, dont on peut supposer quelle sait galement, en dautresoccasions, filer de la laine ou prparer une soupe, tienne son livre entrouvert afin de pouvoir reprendre sa lecture l o elle la abandonne, il nesemble pas quelle en ait t distraite parce que son mari lui aurait par exemple rclam son repas, ses enfants leurs charpes et leurs bonnets,ou simplement parce que sa voix intrieure let rappele ses devoirs domestiques. Si cette femme a interrompu sa lecture, cest pluttlibrement et de son plein gr, pour rflchir ce quelle vient de lire. Son regard, qui ne fixe rien pas mme le spectateur du tableau, qui setrouve ainsi renvoy lui-mme , tmoigne dune attention flottant sans contrainte, dune intriorit mditative. Cette femme continue rver et penser ce quelle a lu. Non seulement elle lit, mais elle parat en outre se former sa propre vision du monde et des choses.

    Une quinzaine dannes plus tard, Pierre Antoine Baudouin, parisien comme son contemporain Chardin, peint son tour une femme qui gotele plaisir de la lecture. Baudouin tait le peintre favori de la marquise de Pompadour, que Franois Boucher, le matre et beau-pre de Baudouin,a reprsente dans son boudoir en train de lire, elle aussi, sans tre cependant absorbe dans sa lecture, tendue sur un lit somptueux, maisentirement apprte, dispose sortir ou, le cas chant, recevoir le roi.

    La lectrice de Baudouin donne au contraire limpression de ne plus pouvoir ni vouloir accueillir personne dans sa chambre dfendue par unbaldaquin et par un paravent, moins que ce ne soit lamant rv, soudain surgi de la douce ivresse de la lecture. Le livre lui a gliss de la mainpour rejoindre les autres accessoires traditionnellement associs au plaisir fminin: un petit chien de compagnie et un luth. propos de ce genrede lectures, Jean-Jacques Rousseau a parl de livres quon ne lit que dune seule main ici lautre main, glisse sous la robe de la jeune femmeabandonne avec ravissement sur son fauteuil, les boutons de son corset dfaits, exprime assez clairement ce quil entendait par l. Sur la table

    quon aperoit sur la gauche du tableau, faisant en quelque sorte irruption dans la scne, des infolio et des cartes sont disposs ple-mle, avecun globe. Lun des ouvrages porte linscription Histoire de voyage . La question reste ouverte de savoir sils voquent un mari ou un amantloign dont on attend le retour ou sils ne font que signaler la dsinvolture avec laquelle lrudition est sacrifie ici au plaisir des sens.

    Quoique la toile de Baudouin soit dlibrment plus frivole et plus directe que la reprsentation du plaisir de la lecture selon Chardin, on pourraitpourtant soutenir quelle est incomparablement plus moralisatrice : comme tant de peintures de son temps et des poques qui suivront, le tableau

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    p q p p p p p q q ,met en effet en garde contre les funestes consquences de la lecture. Mais en loccurrence, ce nest videmment quune illusion: Baudouin flirte enralit avec la morale et ne sen sert que pour mieux faire diversion. En nous exposant une femme terrasse par ses rveries sensuelles, dans unepose lascive, le peintre sadresse un public de plus en plus hypocrite, compos de petits abbs, de jeunes avocats guillerets, de financiersobses et dautres gens de mauvais got , ainsi que les dcrivait avec lucidit Diderot, le contemporain et critique de Baudouin. Quoi quil ensoit, cette femme sduite par la lecture ne fait donc certainement que porter le chapeau: car il est moins question ici de son propre monde que decelui de ceux qui la regardent et qui ne sont que trop empresss se laisser emporter par un brin de libertinage.

    Pierre Antoine BaudouinLa Lecture, vers 1760

    Dangereuse lecture dfaut de sen amuser, dautres milieux sociaux ont pris ce type de morale extrmement au srieux. Lorsque la fivre de la lecture commena

    svir au temps de Chardin et de Baudouin et que lon vit bientt, dabord dans la mtropole parisienne et jusque dans les provinces les plusretires ensuite, tout le monde et surtout les femmes se promener avec un livre dans la poche, ce phnomne ne manqua pas dirriter certainscontemporains et fit rapidement entrer en lice partisans et critiques de tous bords. Les premiers prnaient une lecture utile, qui devait canaliser la fureur de lire , comme on disait alors, pour faire passer des messages de vertu et favoriser lducation. Leurs adversaires conservateurs nevoyaient au contraire dans la lecture dbride quune preuve supplmentaire du dclin des murs et de lordre social. Ainsi le libraire suisseJohann Georg Heinzmann allait-il jusqu considrer la manie de lire des romans comme le second flau de lpoque, peine moins funeste quela Rvolution franaise. Selon lui, la lecture avait apport en secret autant de malheur parmi les hommes et les familles que leffroyableRvolution dans le domaine public. Jusque chez les rationalistes il se trouva aussi des esprits pour estimer que la pratique immodre de lalecture tait un comportement nuisible la socit. Les consquences dune lecture mene sans got ni rflexion , dplorait en 1799larchologue et philologue kantien Johann Adam Bergk, reprsentent un gaspillage insens, une crainte insurmontable de tout effort, unepropension illimite au luxe, un refoulement de la voix de la conscience, un dgot de vivre et une mort prcoce en bref, un renoncement auxvertus bourgeoises et une rgression dans les vices aristocratiques, logiquement punis par une diminution de lesprance de vie. Le manquetotal de mouvement corporel dans la lecture, joint la diversit si violente dides et de sensations , ne pouvait conduire, selon un jugementassen en 1791 par le pdagogue Karl G. Bauer, qu la somnolence, lengorgement, le ballonnement et locclusion des intestins qui agissenttrs rellement, comme on sait, sur la sant sexuelle de lun et lautre genre, et notamment de la gent fminine quiconque lit beaucoup et voit safacult dimagination aiguillonne par la lecture penche inluctablement vers lonanisme, comme le suggrait dj le tableau de Baudouin.

    Pourtant, ce genre de propos moralisateurs ne put contenir le triomphe de la lecture, de la lecture fminine en particulier. Pour en expliquerlampleur, il convient de noter que lenvie de lire, qui, entre le XVIIeet le XIXesicle, sest empare de lEurope et de lAmrique du Nord, ntait

    pas, tout compte fait, une rvolution proprement parler, comme on a pu le croire un temps. On doit au contraire inscrire la transformation descomportements de lecture dans le contexte des trois grands bouleversements qui, selon le sociologue amricain Talcott Parsons (1902-1979),signalent le processus de formation des socits modernes. Outre lindustrialisation et la dmocratisation, cest une rvolution pdagogique quicaractrise ces socits, travers une vague dalphabtisation qui a touch toutes les couches de la population et par un allongement continu dela dure de scolarisation aujourdhui, on est souvent tudiant jusquau-del de sa vingt-cinquime anne. Mais dans le cadre de lvolution de lalecture, ces trois phnomnes, qui en ont naturellement model, acclr et parachev les pratiques, ne reprsentent en fait quune tendance quisest manifeste sur un intervalle de temps beaucoup plus long.

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    Tombeau dAlinor dAquitaine

    Lire en silence

    Si lon sinterroge sur la cause du scandale qui enflamma avec tant de violence le clan des moralisateurs contre le phnomne de la lectureintense et excessive, il se pourrait que lon tire quelque lumire de lexpression en secret , mentionne plus haut, que le libraire Heinzmann avaitemploye en partant en guerre contre la peste de la littrature . Car la formule en secret ne signifie pas seulement en priv , nonpubliquement, elle renvoie aussi une manire qui chappe au contrle de la socit et de la communaut immdiate, notamment celle de lafamille, de la sphre domestique et de la religion. Ce qui a induit et favoris cette drive , en tablissant une relation intime et familire entre lelivre et son lecteur, cest la pratique de la lecture silencieuse.

    Si lire en silence est pour nous une chose qui va de soi, il nen a pourtant pas toujours t ainsi. Pour rencontrer ce propos des manifestationsde surprise, il nous faut remonter beaucoup plus loin que le XVIIeou le XVIIIesicle. Sur cette question, la rfrence devenue classique se trouvechez saint Augustin, qui fut si frapp dadmiration par la manire dont saint Ambroise, lvque de Milan, lisait en silence quil en consignalvnement dans le sixime livre de sesConfessionsrdiges vers la fin du IVesicle. Lorsque Augustin venait limproviste rendre visite auprlat quil vnrait, il le trouvait gnralement lisant tout bas et jamais dune autre sorte . Quand Ambroise lisait, rapporte Augustin, ses yeuxcouraient les pages du livre, mais son esprit sarrtait pour en pntrer lintelligence ; et sa langue et sa voix se reposaient . ltrangecomportement de cet homme dglise fort occup, lauteur des Confessionsavance plusieurs explications. Deux dentre elles ont voir avec letemps extrmement rduit dont lvque disposait pour son recueillement spirituel: Ambroise voulait-il ne pas tre distrait pendant ces brefsmoments, sinterroge Augustin, ou entendait-il viter dtre entran dans des discussions avec ceux qui, tant prsents, lauraient coutattentivement sil avait lu voix haute ? Et il est effectivement vrai quen comparaison de la lecture haute voix, lire en silence pargne du temps.Cette pratique offre en outre au lecteur une relation ininterrompue avec la chose lue quil dissimule ainsi autrui et quil sapproprie pour lui seul.

    De nos jours, on considre non seulement comme analphabte quelquun qui ne sait pas lire (ni crire), mais aussi toute personne qui ne peutcomprendre un texte sans le lire haute voix. Or, il a d exister une poque o les choses taient exactement inverses, o la lecture haute voixtait la norme, quand cest aujourdhui lire en silence qui prvaut. LAntiquit connaissait certes la voix intriorise, mais cette pratique de la

    lecture ny a jamais t quun phnomne marginal. Tout comme nous sommes surpris aujourdhui quand quelquun lve la voix en lisant ne ft-ce que pour murmurer ou mme si ses lvres bougent de faon peine audible et que nous nous interrogeons sur les raisons dun telcomportement ds lors quil ne sagit plus dun enfant, il devait en aller pareillement dans lAntiquit quand quelquun ne lisait pas voix haute outout au moins perceptible. Jusqu une poque tardive du Moyen ge et, selon les milieux, jusque trs avant dans lpoque moderne, la lectureconsistait en deux choses: penser et parler. Surtout, elle tait un acte qui ntait pas spar du monde extrieur, mais qui se droulait lintrieurdu groupe social et sous son contrle.

    Lmancipation de la lecture silencieuse sest accomplie tout dabord dans le cercle des moines copistes, et ce nest que p lus tard quelle sestpropage aux milieux universitaires et lentourage des aristocrates clairs, pour ensuite stendre trs graduellement dautres groupes depopulation, grce aux progrs de lalphabtisation. rig dans le monastre de labbaye de Fontevrault o Alinor dAquitaine stait retire lafin de sa vie, son tombeau nous montre la reine dcde en 1204, gisant sur le couvercle de son sarcophage, tenant un livre ouvert entre sesmains. Lire en silence, nous apprend ce curieux monument funraire, pouvait donc tre le symbole des joies clestes, surtout chez une femme quistait distingue de son vivant comme mcne des arts et des lettres et qui avait pass ses dernires annes au couvent. Mais ce ntaitaucunement le signe dun plaisir terrestre autoris. Aujourdhui, nous parlerions de travail spirituel et social : il sagissait de lassimilation plus oumoins contrle dun canon plus ou moins large de textes normatifs et transmis par la tradition.

    Il se peut galement quon ait rattach la pratique de la lecture silencieuse lide dune relation directe de lindividu avec la Divinit, telle quelleavait t propage par Luther. Or Luther lui-mme, qui avait pourtant commenc par abolir les vieilles instances de mdiation, se refusa bientt abandonner linterprtation du sens des critures aux hardiesses que pouvait favoriser toute lecture libre et prive de la Bible, et le rformateur sehta en consquence de nommer de nouvelles autorits en matire dexgse. Ce nest qu la fin du XVIIesicle, et plus particulirement aveclavnement du pitisme, entirement orient sur les pratiques individuelles de dvotion, quil devint du devoir de chaque croyant de sintresserpersonnellement la Bible. Entre 1686 et 1720, lglise luthrienne de Sude se lana, avec lappui des autorits civiles, dans une campagnedalphabtisation reste fameuse. Non seulement on dclara officiellement que lacquisition de la lecture tait une condition indispensable pour

    tre membre de lglise, mais on vit bientt des contrleurs passer le pays au peigne fin pour vrifier ltat des connaissances. Cependant lapopulation, devenue ainsi experte en lecture, ne se contenta pas dutiliser son savoir tout neuf pour faire la preuve de sa bonne ducationreligieuse, elle en profita aussi pour sacqurir des connaissances profanes. Grce une brochure distribue par les autorits sanitaires, lesfemmes purent assimiler un savoir lmentaire sur lhygine et les soins du nourrisson, et lon peut considrer la diminution considrable de lamortalit infantile qui fut constate dans les dcennies suivantes comme une retombe indirecte et lointaine de cette campagne dalphabtisation.Ds lors que le nombre denfants qui survivaient leurs premires annes saccrut, les femmes ntaient plus contraintes de mettre autantdenfants au monde et la leve de cette obligation denfanter leur procura de nouveaux espaces de libert, quelles pouvaient notammentconsacrer lire en silence. Si aujourdhui encore la Sude reste le pays le plus avanc dans ce domaine, on peut sans doute en faire remonterlorigine cette poque charnire entre les XVIIeet XVIIIesicles.

    Savoir lire favorisa aussi, sur le plan intime et personnel, le dveloppement de modes de comportement dun genre nouveau, qui nallaient pasmanquer droder, avec le temps, la lgitimit de lautorit tablie, tant spirituelle que temporelle. Les femmes qui apprenaient lire cettepoque taient effectivement dangereuses. Car non seulement la femme qui lit sacquiert un espace de libert auquel elle est la seule avoiraccs, mais elle sassure aussi, du mme coup, un sentiment de valorisation qui ne doit rien personne. En outre, elle se forge sa propre visiondu monde, qui ne concide pas forcment avec celle qui lui a t transmise par ses origines et par la tradition. Si tout cela est encore loin designifier que la femme sest dsormais affranchie de la tutelle patriarcale, on peut tout de mme y voir la porte ouvrant sur le chemin qui la conduirabientt lair libre.

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    Rembrandt Harmensz Van RijnVieille femme en train de li re (La Mre de lartiste), 1631

    Lire au fminin

    En 1631, Rembrandt a peint une vieille femme en train de lire (ce tableau est connu sous le titre La Mre de lartiste, et certains ont voulu yreconnatre la figure de la prophtesse Anne). Les caractres hbrasants quon distingue sur la page du gros ouvrage que laeule tient ouvert surses genoux permettent de penser quil sagit de lAncien Testament. La main ride de la lectrice est tendue plat sur la page, la manire dontles gens gs, pour qui lire devient difficile, marquent de leur doigt la ligne qui les occupe. Cette attitude est aussi lexpression du rapportdextrme intimit que le personnage de Rembrandt entretient avec les paroles de la Bible. La vieille femme parat entirement absorbe recueillir le sens et la porte de ce quelle est en train de lire.

    Les Lumires et la diffusion progressive de la lecture silencieuse mirent mal lassurance et le sentiment de scurit procurs par la foi. Il nestpas jusquaux livres eux-mmes et lun dentre eux tout spcialement qui ne virent alors le caractre absolu de leur ancienne autorit se dfaire.Les livres cessent dtre les vhicules dune vrit incontestable, pour devenir progressivement les instruments permettant aux lectrices et auxlecteurs de mieux se percevoir et se comprendre eux-mmes. Dans le mme temps, ceux-ci renoncent se rfrer toujours et uniquement auxmme livres, transmis de gnration en gnration. En lieu et place, ils se lancent dans de nouvelles lectures, qui ne sont plus forcmentreligieuses et leur ouvrent des connaissances empiriques, des ides critiques et des dsirs qui jusque-l taient demeurs hors de leur porte.Dans le nord protestant de lEurope, ces tendances, quoique encore rserves, taient perceptibles depuis dj assez longtemps, comme entmoigne, nous lavons vu, la peinture hollandaise du XVII esicle. cette poque, il ne se trouvait dans aucun autre pays europen quaux Pays-Bas autant de personnes sachant lire et crire, et nulle part ailleurs on nimprimait autant de livres. Des voyageurs ont pu rapporter que, ds lemilieu du XVIesicle, lalphabtisation stait propage jusque chez les paysans et parmi les gens simples. Notons toutefois qu cette poque,chez les femmes, la lecture est plus largement rpandue que lcriture, qui devait longtemps encore rester un domaine rserv aux hommes.

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    Pieter Janssens ElingaFemme en train de lire, 1668-1670

    Un tableau excut dans les annes 1660 par le peintre hollandais Pieter Janssens Elinga nous montre une servante plonge dans la lecture. loppos de la vieille femme en train de lire peinte par Rembrandt, le personnage nous tourne ici le dos une faon traditionnelle de marquer quilse dtourne du monde. Mais pour autant, la lectrice ne voue nullement son attention la parole divine ; le regard indiscret que le peintre nous invite jeter sur le livre ouvert, par-dessus lpaule de la jeune femme, permettait ses contemporains didentifier sans erreur le genre de littraturedans lequel ils la voyaient absorbe : il sagit de la belle Histoire du chevalier Malgis, qui gagna le fameux cheval Bayard et vcut tant

    daventures prodigieuses la version hollandaise de la chanson de geste mdivale desQuatre Fils Aymon, lun des romans de chevalerie lesplus priss de lpoque. Quelques dtails du tableau laissent entendre que le peintre porte un il rprobateur sur le comportement de la jeunefemme, quil juge sans doute frivole et dplac. La coupe de fruits, imprudemment et htivement pose sur le sige rembourr de la chaise placecontre le mur, pourrait glisser et se briser dun instant lautre sur le sol. Probablement destin garnir la chaise que la lectrice, soucieuse davoirune meilleure lumire, a tire prs des trois fentres du fond, un coussin a t ngligemment jet terre. Les pantoufles, qui appartiennent sansdoute la matresse de maison, tranent en dsordre au milieu de la pice dans son dsir ardent de reprendre sa lecture aussi vite que possible,la servante a d trbucher dessus. Autant dire que la jeune fille semble profiter de labsence de sa patronne pour se livrer sa passion plutt quede sacquitter avec soin de ses tches, comme la morale calviniste let rclam. La matresse de maison vient-elle sabsenter que lordredomestique en parat aussitt menac.

    Si tant est quil ait jamais exist, pourrait-on ajouter. Car qui donc appartient ce livre contant les exploits fabuleux du chevalier Malgis, quifascinent tant la jeune femme du tableau, sinon sa matresse elle-mme ? Aux autres manquements commis par la servante sajoute parconsquent la faute bien plus grave davoir soustrait quelque chose qui est la proprit de ses matres. Mme si la lectrice na faitqu emprunter le livre, elle a trs certainement agi sans en demander lautorisation. Mais cette circonstance, justement, ne jette-t-elle pas unelumire rvlatrice sur le genre de vie de la matresse de maison et sur la manire dont elle occupe ses heures de loisir?

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    Ludwig Emil GrimmBettina von Arnim, 1810

    Un acte anarchique

    Ce sont principalement, deux groupes sociaux qui lavenir seront responsables de la rvolution des pratiques de lecture : de jeunesintellectuels et des femmes aises, qui, les uns comme les autres, taient la recherche de nouveaux textes, non tant pour les imposer contre lesvieilles autorits qu cause du besoin que chacun prouvait de se dfinir, tant sur le plan priv que social. Ces deux groupes disposaient dunerserve assez abondante de temps libre : les jeunes intellectuels bourgeois parce que le monde socialement immobile dans lequel ils vivaient leuravaient souvent coup toute possibilit dascension; les pouses et les filles de la bourgeoisie parce que lamlioration de leur aisance matrielleleur avait octroy lusage dune domesticit et quelles disposaient en consquence de loisirs ou du moins, pendant la journe, de temps libre

    quelles pouvaient employer lire. Il nest pas jusquaux servantes et aux femmes de chambre qui ne purent profiter leur tour de ce bien-tre et deces moments de rpit. Car la maison de leurs matres tait quipe du coteux clairage qui leur permettait de lire la nuit venue et, parfois, il leurrestait mme un peu dargent pour emprunter des livres. (Aux alentours de 1800, le prix des livres tait exorbitant: pour lquivalent du prix dunroman rcent, une famille aurait pu se nourrir toute une semaine, voire deux.)

    loppos de la lecture savante et utile de la tradition, la nouvelle pratique de la lecture avait quelque chose deffrn, de sauvage, tant elle taitfortement voue accrotre considrablement la facult dimagination des lecteurs. Ce qui tait dcisif ntait pas le dcompte des heures ou des

    jours passs lire, mais lintensit de lexprience motionnelle que la lecture dclenchait. Par-del lexcitation de telle ou telle impressiondtermine, lectrices et lecteurs taient avides de ce sentiment de valorisation de soi que la lecture faisait natre. Ce quils rclamaient, ctait leplaisir de savourer leur propre agitation motionnelle, car cette exprience leur procurait une conscience indite et satisfaisante deux-mmes,que le simple accomplissement des rles sociaux qui leur incombaient ntait pas en mesure de leur faire prouver. La plupart du temps, cela nesuscitait aucun cho dans leur entourage immdiat. Parfois, au contraire, de vives rsistances ne tardaient pas se manifester. DansMadameBovary, Flaubert a magistralement dpeint lintensit de lexigence de bonheur dclenche par la lecture romanesque, en mme temps que lecaractre insurmontable des refus quon lui oppose. Ce sont les livres quelle lit qui permettent Emma Bovary de se faire une ide de ce quelleaurait pu vivre. Mais lexigence laquelle elle entend dsormais se soumettre et soumettre son existence est inconciliable avec sa vie relle. Cequi la conduit la catastrophe.

    Dans le monde masculin dominant, on avait depuis longtemps pressenti le caractre inluctable de telles drives. Aussi stait-on ht depromulguer de nouvelles rgles, qui numraient ce que les chefs de famille et les ducateurs estimaient tre profitable dans la lecture, afin queles femmes, dont on connaissait suffisamment limagination dbordante, ne missent pas leur vie ni celle de leurs poux en danger cause de leurfuneste passion de lire. Mais le temps vint bientt o lecteurs et lectrices se refusrent ce quon inflcht et encore moins ce quon leur dictt

    leur conduite en matire de lecture. Ils se mirent lire ce que le march produisait, et le march se mit produire toujours plus. En outre, lespratiques relles de la lecture ne tardrent pas battre galement en brche les conceptions et les ordres qui gouvernaient traditionnellement les

    faons de lire. La lecture fminine, en particulier, seffectuait rebours de tout systme, de faon disperse et, la chose ntait pas rare, encachette. Elle sadaptait aux emplois du temps et se glissait dans les interstices de libert quils mnageaient, mais elle tait galementdtermine par les humeurs, les opportunits et les modes du march littraire.

    La manire dont il faut se reprsenter les habitudes de lecture dune jeune et gniale dvoreuse de livres du dbut du XIX esicle, on peutlemprunter une lettre que Bettina von Arnim, experte en correspondances fictives, sadresse elle-mme, en imaginant que cest son amieKaroline von Gunderode qui lui crit. La description de la chambre que Bettina a quitte lespace dun instant peut se lire comme le portraitpsychique dune lectrice indomptable, qui traverse dans la plus belle anarchie, par ses choix et ses habitudes de lecture, tous les temps, tous lesstyles et tous les domaines : [] dans ta chambre, cela ressemblai t un bord de mer, o une flotte stai t choue. Schlosser rclamait deuxgrands in-folio quil avait emprunts pour toi la bibliothque municipale et que tu as dj depuis trois mois sans y avoir jet un il. Homre taitouvert sur le sol, ton canari ne lavait pas mnag, ta belle carte imaginaire de lOdysse ntait pas loin, avec le coffre aux coquillages, la coupelledencre spia et toutes les coquilles de couleur alentour, cela a fait une tache marron sur ton joli tapis de paille []. Ton roseau gant prs dumiroir est encore vert, je lui ai fait donner de leau frache. Ta jardinire avec lavoine, et tout ce que tu as bien pu y semer dautre, a pouss dans leplus grand dsordre, il me semble quil sy est ml aussi beaucoup de mauvaises herbes, mais comme je ne sais pas trs bien faire ladiffrence, je nai pas os arracher quoi que ce soit. Quant aux livres, jai trouv sur le sol Ossian, Shakountala, la chronique de Francfort, lesecond volume de Hemsterhuis, que jai emport chez moi, puisque cest toi qui mas prt le premier []. Siegwart, un roman de lancien temps,tait pos sur le piano, avec lencrier dessus, une chance quil ne contenait presque plus dencre, mais tu auras de la peine dchiffrer tacomposition au clair de lune sur laquelle il a rpandu sa coule dencre. Quelque chose grattait dans une petite bote pose sur le rebord de lafentre, jtais curieuse de louvrir, deux papillons sen sont envols, tu les avais enferms comme des poupes, avec Lisbeth je les ai chasss surle balcon o ils ont apais leur premire faim sur les haricots en fleur. En balayant sous le lit, Lisbeth en a fait sortir Charles XII et la Bible, ainsiquun gant en cuir, qui nirait certainement la main daucune dame, avec un pome en franais lintrieur, il semble que ce gant tait pos souston oreiller.

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    Walter Launt PalmerLaprs-midi dans l e hamac, 1882

    On na aucune peine se reprsenter concrtement les habitudes de lecture qui devaient tre celles de cette jeune femme. Parmi les libertsquelle saccordait, il y avait certainement celles de feuilleter un livre en tous sens, sauter des passages entiers, lire des phrases rebours, semprendre sur leur sens, les remodeler, continuer de les filer et de les parer de toutes les associations possibles ; tirer du texte des conclusionsqui lui sont trangres, sirriter contre lui, y prendre du plaisir; loublier, le plagier et jeter le livre dans un coin, un moment quelconque . Lesphrases qui prcdent ne sont pas celles de Bettina von Arnim, cest Hans Magnus Enzensberger qui les a rdiges, quelque cent cinquante ansplus tard, pour dcrire ce quil nomme lacte anarchique de la lecture. Elles sappliquent ce qui est devenu entre-temps la pratique courantede la lecture. Pourtant, cet usage libre et non rglement des livres ntait pas une chose qui allait de soi, il aura fallu un processus long etcomplexe pour quil simpose contre une pratique extrmement codifie et greve dobligations.

    Aujourdhui, les derniers avocats dune lecture rglemente sont des pdagogues et des lettrs. considrer en particulier la concurrence laquelle les mdias audiovisuels soumettent les productions traditionnelles de limprimerie en matire de divertissement et dinformation, le livresemble occuper une position condamne. Depuis la premire libralisation des pratiques de lecture entre le XVIIeet le X IXesicle, chacun est librede dcider non seulement de ce quil lit et de la faon dont il entend le faire, mais aussi den choisir le lieu. Dsormais, on peut lire o lon veut: deprfrence chez soi, enfonc dans un fauteuil, allong sur un lit ou mme le sol, mais aussi en plein air, sur la plage ou en voyage, dans le trainou le mtro. Ds le milieu du XVIIesicle, un Allemand qui sjournait dans la mtropole parisienne faisait tat des innombrables occasions de lire :en voiture, dans les jardins et les rues, au thtre, pendant les pauses, au caf, dans son bain, dans les magasins en attendant le client, assis ledimanche sur un banc devant sa maison, et mme en se promenant Le regard plong en silence dans le livre gnrait une aura dintimit quisparait le lecteur ou la lectrice de son environnement immdiat, tout en lui permettant dy tre tout de mme immerg (comme le font aujourdhuiles adolescents ou les amateurs de course pied avec leur baladeur sur les oreilles) : au milieu de lagitation de la ville et en prsence dautresgens, le lecteur pouvait jouir de sa solitude sans quon le dranget. De nos jours, ce sont surtout les personnes seules quon voit sabsorber aurestaurant dans une lecture captivante pour sarmer contre ce que peut avoir de curieux la situation de manger sans compagnie. Il y a encore,comme autrefois, de rares lecteurs qui gardent une prfrence pour les salles de lecture des bibliothques, o on lit encore dans la mme postureque les rudits dantan, assis le dos droit, le livre ouvert devant soi, les bras poss sur la table, totalement concentr sur le contenu de louvrage,en sefforant de faire aussi peu de bruit que possible et de nimportuner personne. La bibliothque est un lieu qui se prte bien tre seul tout entant parmi les autres, au sein dune communaut de gens partageant les mmes affinits, dans laquelle chacun est occup quelque chose quine regarde que lui.

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    Andr Dunoyer de SegonzacSidonie-Gabnelle Colette,sans date

    Lire au lit

    Sil ny a plus de lieu vritablement privilgi pour la lecture, il subsiste tout de mme encore certaines possibilits de retrait qui saccordentbien son usage immodr et joyeux. Lune dentre elles est le lit, qui jouait dj, dans la description de la chambre de Bettina von Arnim, un rlede premier ordre. En tant que lieu o lon vient chercher nuit aprs nuit le repos, mais o lon vient aussi aimer et mourir, o ltre humain estengendr et o il voit le jour, o il cherche un refuge quand la maladie le frappe et o il expire gnralement son dernier souffle, le lit reprsente,dans la vie humaine, un endroit dont il nest gure ais dimaginer un quivalent la dimension existentielle aussi marque. Au cours des dernierssicles, il sest affirm de plus en plus nettement comme le thtre de lintimit humaine. Depuis le milieu du XVIIIesicle, on rencontre de plus enplus de tableaux qui nous font voir la lecture au lit comme une nouvelle habitude, typiquement fminine.

    Lorsquelle tait encore jeune fille, Colette a d livrer bataille son pre afin de pouvoir lire, comme elle le raconte dans un de ses romans. Nonque celui-ci lui et interdit certains livres cest plutt la mre en effet qui exprime ses doutes en se demandant si la passion de lamour, tellequelle est dcrite dans les livres, a quelque chose voir avec la vie relle et sil est opportun de mettre certains livres dans les mains des enfants.Le pre, en revanche, sempare de la moindre chose imprime qui trane alentour pour enfermer son butin dans la caverne de sa bibliothque, o

    tout disparat sans espoir de retour. Comment stonnerait-on ds lors que la jeune fille apprenne vite dissimuler ses lectures son pre ?Profondment enfonce dans les coussins de son lit, Colette savoure les livres quelle a russi soustraire aux mains de son pre et au regard desa mre. Le lit est son refuge ; lire au lit, cest tisser autour de soi un cocon de dlicieuse scurit.

    Toute sa vie, Colette restera fidle ce lieu choisi de lecture. Partout et chaque priode de son existence, elle sefforcera de conqurir desendroits et des interstices de temps o elle pourra tre seule, sans tre drange par quiconque : seule avec un livre. Dans les dernires annesde sa vie, contrainte par la maladie, elle ne quitte pratiquement plus cet endroit quelle nomme, avec tendresse, son radeau-lit . Cest l quellereoit ses amis, lit, crit sur une table parfaitement adapte que la princesse de Polignac lui a offerte et qui lui sert de bureau.

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    Andr KertszHospice de Beaune, 1929

    En 1971, le photographe Andr Kertsz a fait paratre aux tats-Unis un livre intitul On Reading. Louvrage runit soixante-cinq photographiesen noir et blanc, qui montrent, quelques rares exceptions prs, des hommes et des femmes en train de lire. On ny trouve aucun texte, sinon, latoute dernire page, les habituelles indications bibliographiques. Andr Kertsz a pris ses photos dans le monde entier: Paris, New York, Venise, Tokyo, Kyoto, Manille, la Nouvelle-Orlans, Buenos Aires et dans un couvent de trappistes. La plus ancienne de cesphotographies nous fait voir trois enfants aux vtements misrables et raidis par la crasse deux sont mme pieds nus , assis sur le sol, devantun mur, le regard entirement absorb par un livre que lenfant plac au centre tient sur ses genoux. Cette image a t prise en 1915 en Hongrie,

    o Kertsz est n en 1894, o il a grandi sous le prnom dAndor et o il a appris seul photographier. Et pourtant le message de son livre OnReadingnest pas, comme on pourrait le penser de prime abord, que tout le monde lit, partout et toutes sortes de choses. Sans doute voit-on surles photographies de Kertsz des gens en train de lire, dans tous les endroits du monde, dans toutes les situations, jusquaux plus impossibles,mais le lecteur y est toujours un individu tout fait singulier, choisi , serait-on presque tent de dire. Lobjectif de Kertsz lisole de sonenvironnement, tout comme le lecteur ou la lectrice sen isole pour lire. Dans la masse anonyme, celui qui lit se retire en lui-mme ; dans la fouledes consommateurs gouverns par une instance extrieure, il est le flneur guid par son seul dsir. Il a les yeux fixs sur son livre ou sur son

    journal et donne celui qui lobserve une impression dimpassible invulnrabilit.Limage la plus clbre du recueilOn Reading, par laquelle se clt dailleurs la srie des photographies de Kertsz, a t ralise en 1929

    dans une chambre de lHospice de Beaune, en Bourgogne. Dune composition parfaite, elle nous fait voir une vieille femme assise dans son lit, unpeu tasse, tenant un livre entre ses deux mains, concentre et attentive ce quelle lit. Les lourdes et sombres poutres et les clairs rideaux tirsdun baldaquin confrent une dimension thtrale la scne: comme si le regard tait autoris se poser, pour un moment dune dureincertaine, sur un spectacle remarquable, au terme duquel le rideau se refermera pour toujours. Certes, il ne serait pas indiffrent que la vieillefemme soit en train de lire Racine ou mme un roman contemporain scandaleux plutt quun livre de prires, mais en dfinitive, la question desavoir sil sagit dune lectrice pieuse, savante ou rebelle ne touche pas au cur de ce que nous montre la photo ( Dont think, look! [Nerflchis pas, regarde!], comme Kertsz aimait semble-t-il rpter). Et que voyons-nous sur cette image ? Une vieille femme qui, dans le lit o ellemourra plus ou moins brve chance, nest ni en train de prier, ni en train de dclamer des vers ou de se rebeller, mais simplement en train delire. Sur les photographies dAndr Kertsz, lire est un acte existentiel, qui semble persister encore face la mort imminente. La lecture nest passeulement une stimulation ou un passe-temps. On se retire en soi, on abandonne son corps au repos, on se rend inaccessible et invisible aumonde , crit Alberto Mangue dans sonHistoire de la lecture. Cet tat, Colette, dont Andr Kertsz a ralis plusieurs portraits qui comptentparmi ses images les plus impressionnantes et parmi les meilleurs clichs de lcrivain, avait coutume de lappeler, avec un brin dironie, sa solitude en hauteur .

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    Jan Vermeer (Vermeer van Delft)La Femme en bleu, vers 1663-1664

    Lintimit de la lecture

    Lire est un acte disolement aimable. Si nous nous rendons inapprochables en lisant, nous le faisons du moins avec tact. Qui sait si ce nest pasjustement cela qui, depuis si longtemps, incite les peintres reprsenter des tres en train de lire? Ce qui les sduit peut-tre, cest de montrerces tres dans un tat dextrme intimit, qui nest pas destin au monde extrieur. Ainsi la peinture nous fait-elle voir ce qu vrai dire nous nedevrions pas voir, sinon au prix de le dtruire.

    Sil est un peintre qui a russi reprsenter, avec la plus grande acuit et le plus intgralement possible, cette intimit quon peut si facilementet si rapidement altrer, cest bien Vermeer. Bon nombre des quelque trente-cinq tableaux quil a peints au cours de sa brve existence nousmontrent des jeunes femmes entirement absorbes dans la tche quelles sont en train daccomplir ou quelles viennent dinterrompre. Il peutsagir doccupations ordinaires de la vie quotidienne, verser du lait par exemple, peser de lor ou essayer un collier, il est aussi souvent questionde musique, mais le peintre na de cesse de revenir deux motifs quil affectionne particulirement: la lecture et lcriture de lettres (damour).

    Ainsi dans le tableauLa Femme en bleuvoyons-nous une jeune femme enceinte plonge dans la lecture dune lettre quelle a sans doute reuede son poux. Derrire elle, une carte est accroche au mur, quon retrouve dans dautres uvres du peintre. Elle reprsente le sud-est de laHollande, en rendant en quelque sorte tangible pour le spectateur la prsence de labsent dune faon qui ne saurait cependant se mesurer lintensit avec laquelle il est prsent pour celle qui est en train de lire sa lettre. Les lvres de la jeune femme sont entrouvertes, comme si elle selisait elle-mme, tout bas, le contenu de la lettre signe de lextrme motion qui la saisit, mais aussi, peut-tre, de sa difficult dchiffrerlcriture. La lectrice du tableau de Vermeer, dont les petites dimensions nont dgale que lextraordinaire minutie dexcution, est labri duneaura dintimit qui la protge comme une enveloppe et qui irradie luvre dans son entier. Vermeer, ce mystrieux peintre, crit le HollandaisCees Nooteboom, a tent quelque chose avec les femmes des Pays-Bas, il a enchant leur prosasme, ses femmes rgnaient sur des mondescachs, clos, dans lesquels il tait impossible de pntrer. Les lettres quelles lisaient contenaient la formule de limmortalit.

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    Edward HopperChambre dhtel, 1931

    Quatre sicles plus tard, il semble quil ne soit pratiquement rien rest de cette formule. En 1931, le peintre amricain Edward Hopper raliseHtel Room (Chambre dhtel), un tableau de grandes dimensions. Une femme en sous-vtements est assise sur un lit dhtel, elle a pos avecsoin la robe dont elle sest dvtue sur le dossier dun fauteuil vert plac derrire le lit, elle na pas encore dball son sac de voyage ni sa valise.Les traits de son visage sont plongs dans lombre. Elle lit une sorte de dpliant, probablement un plan de ville ou une carte routire. Elle sembleindcise, presque dsempare, livre sans secours elle-mme. La mlancolie des gares et des chambres dhtel anonymes plane sur cettescne fige, latmosphre des voyages sans destination. La lectrice de Hopper est aussi profondment plonge dans ses penses que la femmeen bleu que nous avons vue en train de lire une lettre chez Vermeer. Ici pourtant, cette mditation nest habite par aucune autre existence, ellenest que lexpression du malaise de la civilisation moderne. De laura de lintimit, il ne reste plus que linstantan dune vie sans expression nilieu.

    Les femmes que Hopper nous montre en train de lire ne sont pas dangereuses, mais en danger non pas du fait de leur imaginationdbordante, mais cause de la dpression qui les guette. Sept ans plus tard, un autre tableau montrera une femme dans un compartiment detrain, en train de lire un dpliant dassez grand format. Si lon en croit ces tableaux, une incurable nostalgie flotte dsormais sur la lecture et cellesqui sy adonnent: il semble que le joyeux chaos engendr par la fivre de lire a finalement conduit une apathie vertigineuse celle o sontplonges les lectrices de Hopper, avec ces imprims quelles consultent sans vritable intrt.

    Il est facile dimaginer quune critique conservatrice, encline au sarcasme, va sempresser de faire valoir son mcontentement davoir vu lesfemmes quitter lintimit de leurs espaces protgs pour errer, comme les hommes, dans un monde toujours plus impersonnel, au lieu dtrerestes chez elles, attendre patiemment le retour de celui quelles aiment ou larrive de la lettre quil leur crirait parfois. Voil donc ce quellesen ont rcolt ! Mais il existe aussi des tmoignages confirmant quon peut envisager la nouvelle situation autrement, avec optimisme et confiance,

    plutt que de dplorer la disparition dune intriorit sans doute irrmdiablement perdue.

    Flix VallottonLa Lecture abandonne, 1924

    En 1924, un an avant sa mort, Flix Vallotton, n Lausanne et qui a principalement travaill Paris, a peint un nu auquel il a donn le titre LaLecture abandonne. Dans cette uvre, on ne peroit plus rien de latmosphre sensuelle qui avait envelopp, dans les sicles prcdents, la

    figuration de femmes dvtues en train de lire dans leur lit. Ce que Vallotton semploie capter ici, cest le moment daprs la lecture : le livrecart, encore tendrement caress par la main, invite le spectateur se dtourner de la nudit du modle pour sattacher son regard. Nousavons entam notre analyse par la reprsentation dune situation analogue : Chardin avait lui aussi fix linstant qui suit immdiatement la lecture,en venant se greffer sur son interruption (librement choisie). Mais la diffrence de la femme des Amusements de la vie prive de Chardin, on

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    na pas limpression que la lectrice de Vallotton soit encore perdue dans les penses suscites par ce quelle vient de lire: elle fixe au contrairedirectement le spectateur de ses yeux.

    Sous ce regard, toutes les rveries se dissipent, que ce soient celles qui sassocient la chose lue ou celles que pourrait faire natre la chosepeinte, quelles se rapportent la relation dintimit entre le livre et le lecteur ou celle qui unit le tableau et le spectateur. toi de jouer, nous dit leregard, tu as le choix. Il ny a aucune certitude que tu puisses tirer daucun livre. Et cela est particulirement vrai de tous les livres rouges, quil y soitquestion damour ou didologie. Il ny a que le hasard de la situation, sur laquelle tu as aussi peu de prise que moi. Nous vivons dans lici etmaintenant. Si tu veux tre mon gal, expliquons-nous. Sinon va-ten et ne me drange pas dans ma lecture.

    La galerie dimages de lectrices propose dans les pages qui suivent fonctionne comme un muse imaginaire. Le spectateur peut y flner saguise, feuilleter le livre dans un sens ou dans lautre. Il saisira des choses au vol et apercevra des continuits. De courts textes de commentaire luiserviront de guide dans cette promenade. leur tour, les images de lecture demandent quon les lise.

    Lire, a dit Jean-Paul Sartre, cest rver librement. Souvent, nous avons tendance nous attacher au rve fabriqu plutt qu lacte crateur. Etpourtant, la lecture intensive, cest justement lexploration de notre libert cratrice. De cette libert, saurons-nous faire quelque chose ?

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    Le lieu du VerbeLectrices pleines de grce

    Le christianisme est une religion du livre. Ds la fin de lAntiquit, le Christ est reprsent avec un rouleau. La Bible, le livre des livres , estcompose dcrits historiques, de manuels de doctrine et de livres prophtiques. En tant que symbole religieux, le livre est un attributtraditionnellement rserv aux hommes: on le voit dans les mains du Christ, dans celles des Aptres, des saints et martyrs, des prtres, desmoines, des patrons et princes de lglise. Il est le reposoir de la grce di vine et le vhicule de lautorit spirituelle.

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    Simone Martini

    Simone Martini (vers 1280/85-1344)LAnnonciation,1333 Florence, galerie des Offices

    Au XIVesicle, les reprsentations de lAnnonciation ne sont plus une raret. Pourtant, personne avant lui navait figur lvnement comme lepeintre siennois Simone Martini nous le montre dans ce tableau. Les vtements et les ailes de lange sont plongs dans un or tincelant.Lintercesseur divin donne limpression dtre tomb du ciel linstant. Ses lvres sont entrouvertes pour dlivrer son message, dont la teneurfigure sur linscription qui traverse obliquement le tableau, de sa bouche jusqu loreille de la Vierge : Je te salue, tu es pleine de grce, leSeigneur est avec toi, tu es bnie entre toutes les femmes. Sois sans crainte, Marie, car tu as trouv grce aux yeux de Dieu. Mais Marie, dequelle faon rpond-elle? Ds cette poque, des spectateurs contemporains se sont tonns de lattitude apeure qui est celle de la Viergepeinte par Simone Martini, comme si elle cherchait esquiver la toute-puissance des paroles de lange en se retirant dans son coin. Dansleffroi de Marie il y a quelque chose dune attitude de dfense, o lon croit voir se mler en outre une curieuse indiffrence. On dirait presquequelle veut se dtourner de ce qui a lieu, en se drapant le corps dans son manteau. Le livre rouge, symbole de sa sagesse, elle le tient ouvert, sonpouce gliss entre les pages, afin de ne pas perdre le passage dans lequel elle tait justement plonge au moment o larrive de lange ainterrompu sa lecture. Le format et laspect de louvrage suggrent quil sagit dun livre dheures. la fin du Moyen ge, les livres dheures taienten usage dans les maisons fortunes. Les lacs sen servaient pour leurs actes personnels de prire et de dvotion. Et on les utilisait frquemmentpour apprendre lire aux enfants. Nous assistons donc, dans cetteAnnonciation, la naissance de quelque chose de nouveau: la Vierge deMartini est une femme desprit, elle nest plus, loin sen faut, linnocente ingnue que les thologiens avaient lhabitude de voir en elle. Elle matriseune pratique qui devient courante, la fin du Moyen ge, chez les gens qui ont reu une ducation: celle de la lecture en silence, qui permet doncde sapproprier savoir et connaissance en puisant des sources librement choisies non par obissance, mais grce ltude et la lecture. Etil est bien naturel quune personne aussi profondment absorbe dans la lecture que la Vierge de Martini sursaute quand on la drange.

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    Hugo Van der Goes

    Hugo Van der Goes (vers 1440-1482)Triptyque de lAdoration des mages (retable Portinari) Florence, galerie des Offices

    Nous voyons ici le volet latral droit dun retable que le matre gantois Hugo Van der Goes a peint pour le gentilhomme florentin TommasoPortinari (ce qui explique que lon dsigne habituellement cette uvre du nom de son commanditaire, lautel Portinari). Par ses dimensionsmonumentales 2,50 mtres de hauteur sur prs de 6 mtres de largeur., ce triptyque compte parmi les tmoignages les plus impressionnantsde la peinture primitive flamande en Italie.

    Tommaso Portinari, le donateur du retable, dirigea la maison de commerce des Mdicis Bruges entre 1465 et 1480. Cest dans cette villequil passa commande de cette uvre destine lglise Santa Maria Novella de Florence. Tandis que le panneau central figure la naissance deJsus et lAdoration des mages, les deux volets latraux reprsentent le couple fondateur et ses enfants. Cest dans ce contexte que le peintre achoisi de recourir un usage dj dat lpoque, celui de reprsenter les fondateurs une taille plus rduite que celle de leurs saints patrons:do rsulte limprieuse rigueur manant des figures de sainte Marguerite et de sainte Marie Madeleine, qui dominent les portraits de MariaBaroncelli, lpouse de Portinari, et de sa fille ane Margherita.

    Entirement vtue de rouge, sainte Marguerite a un livre ouvert dans sa main gauche. Pourtant, son regard ne se dirige pas sur les pages. Ici, lelivre nest que le symbole de la foi et ce titre, associ la croix, il agit comme un charme destin repousser le dragon quon aperoit au piedde la sainte, dont le monstre tient encore une des pantoufles dans sa gueule. Selon la lgende, la jeune bergre convertie au christianisme par sanourrice fut jete en prison, o elle fut ensuite agresse par le diable, qui avait pris laspect dun dragon. Leffroyable crature se jeta sur elle et,daprs certaines versions de lhistoire, la dvora. Mais Marguerite sut sen dfendre et la matriser grce une petite croix quelle avait gardeavec elle. Sur le retable de Van der Goes, le pouvoir protecteur de la croix se trouve renforc par la rfrence au livre des Saintes critures.

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    Ambrosius Benson

    Ambrosius Benson (vers 1495-1550)Marie Madeleine lisant, 1540 Venise, Ca dOro, Galleria Franchetti

    Le vase parfums que Marie Madeleine tenait dans sa main droite sur le retable Portinari se trouve ici sur une table. Cest principalement cetattribut qui nous indique que nous sommes une fois encore en prsence, avec cette jeune femme plonge dans la lecture, dune incarnation de lasainte. Depuis le XIIIesicle, la figure de Marie Madeleine, pcheresse et pnitente, jouissait dune grande popularit. On lidentifiait la p rostitue qui Jsus avais remis ses pchs dans la maison de Simon le Pharisien, aprs que la jeune femme lui eut dabord mouill les pieds de seslarmes, les eut schs avec ses cheveux, embrasss puis parfums tel est, en tout cas, le rcit que lvangile de saint Luc nous donne lire.

    En revanche, il faut attendre le XVesicle pour voir apparatre un livre dans les reprsentations de la sainte. la diffrence de la tte de mort etdu miroir, attributs qui lui seront encore rattachs par la suite, le livre nentend pas signifier les ambiguts de la vie mondaine, mais, au contraire,leur dpassement dans une vie de contemplation vertueuse. Pourtant, Marie Madeleine ne tardera gure quitter la sphre religieuse pourrapparatre sous les traits dune belle jeune femme, souvent peu vtue ou carrment nue que les peintres prennent alors lhabitude de figureravec un livre entre les mains.

    Ambrosius Benson, peintre natif de lItalie du Nord et qui uvra essentiellement Bruges, la tte de son propre atelier, a ralis,conformment au got de son poque, de nombreux portraits allgoriques de femmes, et notamment toute une galerie de portraits de MarieMadeleine. Ils furent exports jusquen Espagne et en Italie et on les vendait lors des foires qui se droulaient en janvier et en mai Bruges, o lepeintre ne tenait pas moins de trois stands dexposition. Aux yeux des spectateurs contemporains, la gracieuse jeune femme, qui contemple avecrecueillement les pages de son livre reli de velours rouge, tait lquivalent allgorique dune promesse de mariage.

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    Michel-Ange

    Michelangelo Buonarroti, dit Michel-Ange (1475-1564)La Sibylle de Cumes,vers 1510 Rome, chapelle Sixtine

    La Renaissance a redonn vie aux histoires et aux figures de la mythologie grecque et romaine. Dans la gigantesque fresque quil a peinte auplafond de la chapelle Sixtine, Michel-Ange a runi des prophtes de lAncien Testament et des sibylles de lAntiquit paenne. Les sibylles taientles prophtesses de lAntiquit: des femmes qui prononaient des oracles dans un tat dextase et annonaient les vnements venir, le plussouvent effroyables. On les distinguait par le nom du lieu gographique o elles officiaient: ainsi la sibylle de Cumes prophtisait-elle, dit-on, dansune caverne prs de lancienne ville de Cumes, en Italie mridionale, dans la province de Campanie.

    Ovide raconte quApollon avait tent de la sduire en lui promettant de lui donner ce quelle voudrait. Lorsquelle lui demanda de lui accorderdes annes de vie aussi nombreuses que les grains de sable quelle tenait dans sa main, elle oublia de demander au dieu de lui donner en plus la

    jeunesse ternelle. Aussi la plus longue part de son existence millnaire ne fut-elle quune vieillesse charge de maux, jusqu ce que, pour finir, sabelle et grandiose apparence dautrefois se consume et se rduise une forme minuscule que plus personne ne pouvait apercevoir et dont on nereconnaissait plus que la voix. Michel-Ange nous la montre bien avant ce stade de dcrpitude ultime. Certes, son corps a dj beaucoup vieilli etson visage sest creus de rides profondes, mais ses bras puissants et musculeux ressemblent encore ceux dun jeune homme plein de vigueur.

    Lhistoire la plus fameuse concernant la sibylle de Cumes est celle de ses neuf volumes de prophties quelle voulut vendre Tarquin leSuperbe, le septime, et dernier roi de Rome. Comme le souverain refusait de payer un prix quil jugeait trop lev, la sibylle mit le feu trois deses volumes. Tarquin refusa de nouveau, elle en brla trois autres. Finalement, le roi acheta au prix initialement fix les seuls trois volumes quirestaient. On dit quils furent conservs pendant des sicles sous bonne garde, dans un caveau de pierre sous le temple de Jupiter, sur la collinedu Capitole, afin quon pt les consulter dans les temps de dtresse. Cest dans un de ces volumes de prophties que la sibylle de Michel-Ange,mi-sorcire, mi-gante, est en train de lire notre avenir tous. Mais selon toute apparence, les pages de son livre sont vierges.

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    Moments intimesLectrices ensorceles

    Dans les socits europennes, il ny a gure eu de place pour la vie intime avant le XVI esicle. Par la suite, lors de la formation progressivedune sphre intime, la pratique et les habitudes de lecture jouent un rle considrable. La femme qui lit en silence conclut avec le livre une alliancequi se soustrait au contrle de la socit et de son environnement immdiat. Elle conquiert un espace de libert auquel elle seule a accs etgagne du mme coup un sentiment autonome didentit. En outre, elle commence se forger sa propre image du monde, qui ne concide pasforcment avec celle de la tradition ni avec les conceptions masculines dominantes.

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    Domenico Fetti

    Domenico Fetti (1589-1624)Jeune Fille en train de lire

    (vers 1620, attribu Domenico Fetti)Venise, muse de lAcadmie

    Domenico Fetti, qui lon attribue ce tableau tout simple dune jeune fille toute simple, fut un peintre de la transition: sous son pinceau, desscnes de la mythologie et de lhagiographie chrtienne se mtamorphosent en scnes de genre, en se dotant dun caractre profane indit. Fettia dmythologis le mythe et vid la religion de sa dimension sacre, en exprimentant une vision dtaille, presque dj naturaliste, de la ralit.Dans ses tableaux, la reprsentation dun talent humain nest plus rattache un canon dattributs et de symboles transmis par la tradition, et lepeintre apporte la preuve quon peut tout aussi bien le manifester par une certaine attitude, un certain regard, une certaine organisation de lalumire.

    Le rendu extrmement prcis du drap du misrable vtement que porte la jeune femme prte son apparence une part de grandeur et dedignit qui llve au rang dune personne de qualit. Cest en cette mme anne 1620 que Fetti a peint sa fameuse reprsentation deLaMlancolie: le peintre nous fait voir une figure fminine qui, le front en appui sur sa main gauche, entirement absorbe dans ses penses,environne de ruines et face un crne quelle entoure de sa main droite, mdite sur le caractre fugace et drisoire des choses terrestres. Lequignon de pain entam quon voit dans le coin infrieur gauche de notre tableau fait un peu penser au crne de La Mlancolie. Et tout comme ona longtemps considr que la figure mlancolique de Fetti tait une Marie Madeleine en pnitence, il se peut que les spectateurs contemporainsaient galement tenu cette jeune femme en trai