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Paul Féval (père)

Les Fanfarons duRoi

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A M. L. DU MOLAY BACON.

Bien cher ami.

Nous étions jeunes tous tes deux et tum’aidais déjà de ta science aussi bienque de ton goût si pur en fait d’art. Unsoir, tu m’apportas un petit livred’apparence respectable, au moins parl’âge, qui avait ce long titre :

RELATION des troubles arrivez dansla cour de PORTUGAL en l’année1667 et en l’année 1668, où l’on voitla renonciation d’Alfonse VI à lacouronne, la dissolution de sonmariage avec la princesse Marie-Françoise-Isabelle de Savoye et lemariage de la mesme princesse avec

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le prince Dom Pedro, régent duroyaume.

A PARIS, François Clousier, l’aisné, àl’image Nostre-Dame et chez PierreAuboüin, à la Fleur de lis, près del’hostel de monseigneur le PremierPrésident, MDCLXXIV, avec privilégedu roy.

C’était l’histoire écrite au jour le jouret par un témoin oculaire de cettelamentable mascarade qui fut le règnedu pauvre enfant, Alfonse deBragance, première victime del’empoisonnement systématique,pratiqué par la politique anglaise àl’égard de ce vaillant et malheureuxpays, le Portugal.

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J’avoue que j’hésitai à faire usage deces documents si curieux, quimontraient jusqu’où la royauté peuttomber quand la plaie du favoritismeest attachée à ses flancs. Mais d’autrepart, il y avait dans ces pages naïvesune si jeune et belle figure de citoyen,dévoué à la royauté et à la patrie, queje pris la plume tout exprès pourmettre en lumière le dévouementdouloureux du grand seigneur de très-illustre nom que ses amis et sesennemis appelaient Le Moine et quiépargna au Portugal l’alternatived’une furieuse révolution ou d’uneabsorption complète par l’Angleterre.

L’Angleterre, grand peuple qui vit du

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mal d’autrui et qui en mourra, ne setint pas, il est vrai, pour battue, etmoins de cent ans après, on vit, sousun autre malheureux roi, le marquisde Pombal, autre favori d’hypocrite etsanglante mémoire, feindre la hainecontre les Anglais tout en essayantd’introduire le protestantisme dansson pays catholique et tout enproposant à son roi pour héritierprésomptif un prince du sang royald’Angleterre.

Les ennemis du Portugal, à traversson histoire, furent les favorisd’abord, ensuite les Espagnols et enfinles Anglais, mais à bien considérer leschoses, il faudrait retourner l’ordre et

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mettre les Anglais en première lignepar cette raison que les favoris, cesrongeurs de couronnes, furenttoujours, en Portugal, soitouvertement, soit sous le voile, desâmes damnées de l’Angleterre.

Le Portugal lui est commode : elles’en sert, et si le Portugal dure encore,c’est qu’il a la vie brave et dure.

Après tant d’années, bien cher ami, jete rends ce livre que tu m’avais prêté.Puisse cette restitution être pour toicomme pour moi un bon, un cordialsouvenir.

P. F.

Paris, 15 février 1879.

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V

I – L’EDIT

ers la fin de mai del’année 1662, à deuxheures de relevée, unbrillant cortège débouchade la rue Neuve et envahitla place majeure de Ajuda

qui était une des plus larges de lavieille ville de Lisbonne. C’étaienttous gens de guerre à cheval,splendidement empanachés, et

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faisant caracoler leurs montures augrand déplaisir des bourgeois qui secollaient à la muraille, engrommelant tout autre chose que desbénédictions.

Les gens du cortège ne s’inquiétaientguère de si peu. Ils avançaienttoujours, et bientôt le derniercavalier eut tourné l’encoignure de larue Neuve. Alors, les trompettessonnèrent à grand fracas, et lecortège se rangea en cercle autourd’un seigneur de mine arrogante,lequel toucha négligemment sonfeutre, et déroula un parcheminscellé aux armes de Bragance.

– Trompettes, sonnez ! dit-il d’une

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voix rude qui contrastait fort avecson élégante façon de chevaucher,n’avez-vous plus d’haleine ? Par mesancêtres, qui étaient seigneurssuzerains de Vintimiglia, au beaupays d’Italie, sonnez mieux, ou jevous garde les étrivières au retour !

Et, se tournant vers sescompagnons :

– Ces drôles pensent-ils que je vaislire l’ordre de Sa Majesté le roi pourquelques douzaines de manantseffarés, auxquels la frayeur a ôté lesoreilles ? ajouta-t-il. Holà ! sonnez,marauds ! sonnez jusqu’à ce que laplace soit remplie, et qu’il y ait, pourchaque pavé, une tête obtuse de

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bourgeois.

– Bien dit, seigneur Conti deVintimille, s’écrièrent une douzainede voix ; respect aux ordres de satrès-redoutée Majesté dom Alfonsede Bragance, roi de Portugal.

– Et obéissance aux volontés de sonpremier ministre ! ajoutèrentquelques uns à voix basse.

Les trompettes redoublèrent leursétourdissants appels. De toutes lesrues voisines une foule commença àdéborder sur la place, et bientôt lesouhait de Conti fut littéralementaccompli : au lieu de pavés, on nevoyait plus qu’une moisson de têtes

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brunes et rasées sur le devant,suivant la coutume du peuple et desmétiers de Lisbonne. Toutes cesfigures exprimaient la terreur et lacuriosité. En ce temps, un édit dumalheureux roi Alfonse VI, proclaméà son de trompe par la bouche duseigneur Conti, son favori, nepouvait être qu’une calamitépublique.

Il se faisait un silence de mort danscette foule qui augmentait sanscesse. Pas un n’osait ouvrir labouche, et ceux que le flot poussaitjusqu’aux pieds des chevaux ducortège, courbaient la tête et tenaientleurs yeux clones au sol. De ce

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nombre était un jeune homme à peinesorti de l’enfance, qui portait unceinturon et une épée, sur le costumed’un ouvrier drapier. Le hasard ou savolonté l’avait placé tout près deConti, dont il n’était séparé que parun garde à cheval.

– Par mes ancêtres ! cria Conti auxtrompettes qui continuaient desonner, ne comptez-vous point fairesilence, coquins que vous êtes.

Les malheureux, étourdis par leurpropre vacarme, n’entendirent pas.Le front de Conti devint pourpre, ilpiqua des deux et frappa rudementl’un des trompettes au visage dupommeau de son épée. Le sang jaillit

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et les instruments se turent, mais unsourd murmure circula dans la foule.

– Seigneurs, dit Manuel Antunez,officier de la patrouille du roi, voilàce qui s’appelle une excellenteplaisanterie, n’est-il pas vrai ?

– Excellente ! répondit le chœur.

Le trompette, cependant, étanchaitson sang avec ses mains. Ilchancelait sur son cheval et étaitprêt à défaillir. Le jeune ouvrierdrapier, dont nous avons parlé déjà,fit le tour du cortège et, s’approchantde lui, éleva au bout de son épée unmouchoir de fine toile, que le blessésaisit avidement. En dépliant le

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mouchoir, il vit au coin un écussonbrodé ; mais, empressé d’appliquerla toile sur sa blessure, il n’y pritgarde et se borna à tourner versl’adolescent un regard dereconnaissance. Celui-ci regagnatranquillement sa place aux côtés deConti.

– Ecoutez ! écoutez ! dirent les deuxhérauts de la couronne.

Conti se leva sur ses étriers etdéploya lentement le parchemin ;avant de le lire, il jeta à la ronde surla foule un regard de méprisanteironie.

– Ecoutez, bourgeois… vilains…

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manants ! dit-il avec affectation.Ceci, par mes nobles ancêtres ! neregarde que vous : « Au nom et par lavolonté du très-haut et puissantprince Alfonse, sixième du nom, roide Portugal et des Algarves, en deçàet au-delà de la mer, en Afrique,souverain de Guinée et desconquêtes de la navigation, ducommerce d’Ethiopie, d’Arabie, dePerse, des Indes et autres contrées,découvertes ou à découvrir, il a étéet il est ordonné :

« 1° A tous bourgeois de la bonneville de Lisbonne, d’ouvrir leursportes après le couvre-feu sonné :ceci par esprit de charité, et pour que

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les mendiants, voyageurs et pèlerinspuissent trouver à toute heure etpartout un asile ;

« 2° A tous lesdits bourgeois deladite ville, d’enlever les contreventset jalousies qui défendentnuitamment leurs fenêtres àl’extérieur, lesdits contrevents etjalousies étant des inventions de laméfiance, qui donneraient à penserqu’il existe dans la ville royale desmalveillants et des larrons.

« Il a été et il est défendu :

« 1° A tous lesdits d’allumer ou defaire allumer comme c’est lacoutume, des lanternes et des fanaux

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au-dessus de leurs portes : ceci paréconomie et pour ménager la boursedesdits bourgeois, qui sont lesenfants du roi.

« 2° A tous lesdits de porter destorches par la ville, une fois la nuitvenue, leur donnant licence d’en faireusage depuis le lever jusqu’aucoucher du soleil ;

« 3° Enfin, à tous lesdits bourgeoisde ladite ville de Lisbonne, de porteraucune arme de taille, ou d’estoc, ouà feu, leur permettant uniquement,pour leur défense et sûretépersonnelles, de porter des épéessolidement rivées à leur fourreau.

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« En foi de quoi, ledit très-haut etpuissant prince Alfonse, sixième dunom, roi de Portugal et des Algarves,en deçà et au-delà de la mer, enAfrique, etc., a signé les présentesqui, en outre, sont scellées de sonsceau privé.

« Signé Moi, le roi.

« A tous ceux qui entendent : queDieu vous garde ! »

Conti Vintimille se tut. Pas un motne fut prononcé dans la foule ; maischacun n’en connut pas moins laprofonde indignation de son voisin.L’outrage était aussi grandqu’inexcusable : on se servait de la

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formule antique et respectée del’autorité royale pour insulter enplein soleil les sujets du roi. LorsqueConti donna l’ordre du départ, le flots’écarta avec une morne docilité.

– Allons ! s’écria le favori aveccolère, j’avais espéré que lesmalotrus regimberaient. Vous verrezqu’ils ne nous donneront pas mêmel’occasion de prendre avec nosfourreaux, la mesure de leursépaules !

Comme il finissait ces mots, la têtede son cheval heurta contre unobstacle. C’était le jeune ouvrier aumouchoir brodé, qui plongé dans unerêverie sans doute bien puissante, ne

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s’était point rangé comme les autrespour faire place au cortège ; unsourire narquois vint à la lèvre deConti.

– Celui-ci payera pour tous, dit-il.

Et il frappa violemment l’adolescentdu plat de son épée.

– Bien touché ! dit Manuel Antunez,l’officier de la patrouille.

– Je puis faire mieux, reprit en riantConti, qui leva une seconde fois sonarme.

Mais tandis que son bras était tendu,l’adolescent bondit en avant, etdégainant avec la promptitude de

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l’éclair, il étendit le cheval de Contimort à ses pieds ; puis, frappant àson tour le favori en plein visage :

– A toi ! fils d’un boucher, dit-il, lepeuple de Lisbonne !

Les gardes, ébahis, restaientimmobiles de stupeur.

Quand Conti se releva écumant derage, le jeune ouvrier s’était déjàperdu dans la foule, et il n’était plustemps de le poursuivre.

– Il m’échappe ! murmura Conti ;puis s’adressant au cortège, ilajouta :

– Vous avez entendu cet homme,

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seigneurs ?

Tous s’inclinèrent en silence.

– Il a dit fils d’un boucher, n’est-cepas ?

– Seigneur, répondit un garde, c’estune calomnie insensée ; nous savonstous votre noble origine.

– A telles enseignes que j’ai bâtonnéplus d’une fois son illustra père,pensa Antunez, qui reprit tout haut :Seigneur, mieux que personne, jepuis attester l’infamie de cemensonge !

– N’importe ! vous avez entendu,vous et la foule ; et si parmi vous ou

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parmi la foule, il est quelqu’und’assez hardi pour soutenir le dire dece jeune vagabond, je lui offre lecombat singulier.

Le cortège s’inclina de nouveau, etnul ne répondit dans la foule. Aprèscette bravade inutile, Conti montasur le cheval d’un garde et le cortègequitta la place ; mais avant detourner l’angle de la rue Neuve, lefavori se retourna, et, montrant lepoing :

– Cache-toi bien ! dit-il à son ennemidevenu invisible, car, sur mon salut !je te chercherai !

– Je me nomme, s’il plaît à Votre

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Excellence, murmura une voix à sonoreille, Ascanio, Macarone,dell’Acquamonda…

Coati se retourna vivement. Un deshommes de la patrouille du roi,courbé au point de toucher du frontla crinière de son cheval, était auprèsde lui.

– Que me fait ton nom ? demandait-ilbrusquement.

– S’il plaît à votre seigneurie, monnom est celui d’un honnête cavalierde Padoue, maltraité par la fortune,et…

– Cet homme est fou ! s’écria Conti.

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Le cortège les avait devancés dequelques pas. L’Italien prit le chevalde Conti par la bride.

– Votre Excellence est bien pressée,dit-il : j’aurais pensé qu’elle eût aiméà connaître le nom de ce jeuneimpertinent…

– Tu le sais ? interrompit Conti.Cinquante ducats pour ce nom !

– Fi !…, de l’argent, à moi !

– Cinquante pistoles !…

– Votre Excellence me fait injure. Uncavalier de la noble cité de Padoue…cinquante pistoles !

– C’est juste, tu te dis gentilhomme :

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cent doublons !

– C’est moins léger. Tenez, doublezla somme, et nous nous entendrons.

– Soit ! dit avidement Conti, maisdépêche. Ce nom, il me faut ce nom !

– Eh bien, Excellence…

– Eh bien ?

– Je l’ignore.

– Misérable ! s’écria le favori,oserais-tu bien te jouer de moi ?

– A Dieu ne plaise ! J’ai vouluseulement me mettre en règle, et faireles choses avec méthode. On s’yprend ainsi à Padoue, et l’on araison. Cela sauve les discussions.

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Maintenant, je baise les mains deVotre Excellence et me proclame leplus soumis de ses esclaves. Demainj’aurai le nom ; préparez les pistoles.

A ces mots, l’Italien s’éloigna etConti rejoignit son cortège.

Après le départ de Conti, la fouleresta quelques minutes sur la place,muette et immobile. Puis chacunregarda timidement son voisin : oncraignait la présence des agentssecrets de Conti. Après quelqueshésitations, de rapides paroless’échangèrent de tous côtés, et cesparoles étaient partout les mêmes :

– Ce soir, à la taverne d’Alcantara.

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N’oubliez pas le mot de passe.

Notre jeune ouvrier drapier, quis’était perdu dans la foule et non pascaché, entendait ces mots de touscôtés autour de lui. Il prêtaitl’oreille, espérant que quelquebourgeois moins discretprononcerait enfin le mot de passe.

C’était en vain, on s’encourageaitmutuellement à ne point oublier :voilà tout.

La foule, cependant, s’écoulaitlentement. Il n’y avait plus sur laplace que trois personnages : unvieillard, nommé Gaspard Orta Vaz,doyen de la corporation des tanneurs

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de Lisbonne ; notre connaissance,Ascanio Macarone dell’Acquamonda,cavalier de Padoue, et l’ouvrierdrapier.

– Mon fils, lui dit mystérieusement levieillard, ce soir à la taverned’Alcantara. N’oublie pas le motd’ordre.

– Je l’ai oublié, dit le jeune homme,payant d’audace.

– Nous l’avons oublié, mon excellentseigneur, ajouta Macarone ens’approchant.

Le vieillard jeta sur l’ouvrier unregard de méfiance.

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– Si jeune !… murmura-t-il.

– Eh bien, mon cher seigneur ? ditAscanio ; ce coquin de mot d’ordre,je l’ai sur le bout de la langue.

– J’ai vu le temps, murmura levieillard, en montrant du doigt lalongue rapière et le feutre râpé duPadouan, où brillait une petite étoiled’argent ; j’ai vu le temps où le motd’ordre était, dans Lisbonne : « Lapotence pour les espions et lesspadassins. » Dieu vous garde, monmaître. Quant à toi, jeune homme, jete souhaite un plus honnête métier.

Le vieillard se retira. L’ouvrier avaitcroisé les bras sur sa poitrine et

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semblait rêver profondément,l’Italien l’observait ; il songeait aumoyen de gagner ses quatre centspistolet.

– Mon jeune maître, dit-il enfin, nenous sommes-nous déjà pointrencontrés quelque part ?

– Non.

– Peste ! il n’est pas bavard,grommela le Padouan. C’est égal, ilsse nomment tous Hernan, Ruy ouVasco. Je n’ai qu’à choisir entre lestrois… Comment, non, seigneurHernan ?

L’ouvrier s’éloigna sans tourner latête.

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– J’ai mal choisi, pensa Macarone ;c’était Ruy qu’il fallait dire. Holà,seigneur dom Ruy !… pas de réponseencore. Hé bien, donc, dom Vasco !…à la bonne heure ! il s’arrête.

Le jeune ouvrier s’était retourné eneffet, et toisait le bravo d’un regardcalme et fier.

– Tu as donc bien envie de connaîtremon nom ? dit-il.

– Une envie désordonnée, mon jeuneami.

– On t’a promis de te le payer, n’est-ce pas ?

– Fi donc ! Ascanio Macarone

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dell’Acquamonda, – je me nommeainsi, mon jeune maître, – cavalier dePadoue, – c’est mon pays natal, a,Dieu merci, le cœur trop haut placéet la bourse trop bien garnie…

– Tais-toi ! je m’appelle Simon.

– C’est un joli nom ; Simon qui ?

– Tais-toi, te dis-je. Va porter ce nomà Conti ; dis-lui qu’il me trouverasans me chercher, et qu’alors il saurace que vaut le bras d’un… d’unbourgeois de Lisbonne. Maître, aurevoir !

L’Italien le suivit des yeux, tandisqu’il tournait l’angle de la place etmontait la vieille rue du Calvaire, qui

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conduisait au quartier noble.

– Simon… pensa-t-il, Simon ! A toutprendre, ce n’était ni Vasco, niHernan, ni Ruy. J’aurais parié pourHernan. Mais que dire à ce plébéienparvenu de Conti ? Simon ! c’est lamoitié du nom ; il me devrait enbonne conscience deux centspistoles, mais il ne l’entendra pascomme cela… Allons, je me trouveraice soir à la porte de la taverned’Alcantara. Il y aura là des chosesbonnes à voir, et je gagerais monfameux manoir dell’Acquamondacontre un maravédis, que j’yrencontrerai mon jeune maîtreSimon, qui est, pour le moment, le

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plus clair de mon patrimoine.

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D

II – ANTOINE CONTIVINTIMILLE

ona Louise deGuzman, veuve deJean IV de Bragance, roide Portugal, tenait larégence, d’après les loisdu royaume et en vertu

du testament de son époux.L’histoire de la restaurationportugaise est trop connue pour

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qu’on ignore combien cette forte etnoble femme encouragea et soutint leduc Jean dans sa lutte contée lesEspagnols. Son fils aîné, domAlfonse, avait dix-huit ans. C’étaitun de ces princes que la sévéritécéleste impose parfois aux nationsde la terre : il était idiot et méchant.

Son éducation avait été rigide, troprigide peut-être pour un esprit aussidébile. Son précepteur Azevedo, puisson gouverneur Odemira, deuxhommes austères l’avaient tenu,longtemps après l’enfance, dans uneétroite et continuelle sujétion. Il s’endégageait, à l’aide de valets infidèles,race abominable et toujours

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foisonnante autour des princes. Parleurs soins il sortait la nuit ; le jour,on amenait près de sa personne desenfants de bas lieu, qui étaientvraiment ses égaux par leur brutalitéet leur ignorance.

Ce fut ainsi que s’introduisirent aupalais les deux frères Antoine et JeanConti Vintimille. Leur père, boucherde profession, était originaire deVintimiglia (Etat de Gênes), etdemeurait à Campo Lido. Bien faitset robustes de corps, ils joutaientdevant le roi et restaient le plussouvent vainqueurs dans les combatsque se livrait cette populaceenfantine, à laquelle des valets

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complaisants ouvraient les jardinsdu palais.

Alfonse les remarqua et se prit poureux d’une affection folle. Lemalheureux enfant admirait d’autantplus les exploits de force et d’adresseque lui-même, paralysé à la suited’une chute qu’il avait faite à l’âge detrois ans, était presque aussiimpotent de corps que d’esprit. Ilgrandissait cependant ; bientôt ilatteignit l’âge d’un homme. Sesdivertissements changèrent et prirentun caractère plus répréhensible ;mais loin d’oublier les Conti, ilrapprocha de plus en plus Antoine desa personne, jusqu’à en faire son

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premier gentilhomme et son favori-avoué. Quant à Jean, il le nommaarchidiacre de Sobradella.

Jamais favori ne fut plusuniversellement redouté que cetAntoine Conti. Chacun le proclamaittout haut bon gentilhomme, bienqu’on connût du reste sa plébéienneorigine ; chacun tremblait à son seulnom. S’il lui manquait quelque choseau monde, c’était l’appui de quelquevéritable grand seigneur ; car, malgrétous ses efforts, il n’avait pu encorerallier à lui que les parvenus de lapetite noblesse. Néanmoins il étaittout-puissant, et il avait certes plusde courtisans à lui seul que l’infant

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dom Pierre, frère d’Alfonse, et leurmère dona Louise de Guzman, reinerégente de Portugal.

L’infant était un bel adolescent defort grande espérance ; il faisait entout contraste avec le roi, et l’ondisait volontiers dans le peuple quec’était pitié de voir un maniaque surle trône, tandis que, tout près de cetrône, croissait un héros de sangroyal. Mais la régente était sévère,on le savait ; bien qu’elle eût pourdom Pedro beaucoup de tendresse,elle aimait davantage encore la loi delégitime héritage, force et sauvegardedes trônes : Elle serait devenuel’ennemie de dom Pedro le jour où

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une pensée de trahison aurait prisplace en son cœur. L’infant Lui-même d’ailleurs, bon frère et sujetloyal, était dévoué sincèrement et dufond de l’âme au service de son aîné.

La reine avait, pendant les premièresannées de la minorité d’Alfonse,

dirigé l’Etat d’une main ferme ; mais,à mesure que le roi approchait de samajorité, elle s’était éloignée peu àpeu des affaires, sans pourtantabdiquer l’autorité souveraine.Retirée au couvent de la Mère deDieu, elle ne revenait aux choses dece monde que quand la cour desVingt-quatre, les ministres Etat, leschefs-d’ordre ou les titulaires

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requéraient instamment ses conseils.

Par respect pour son noble caractère,par amour pour sa personne, on luicachait la plupart des déportementsde son fils aîné, qui allaient sanscesse augmentant. Elle le regardait,dans son ignorance, comme unadolescent faible d’esprit et peucapable de commander ; mais elle nesavait pas que la nuit de son esprit etla perversité de son cœur allaientjusqu’à la folie.

La proclamation insensée que nousavons vu faire sur la place, en pleinjour, à son de trompe, n’était point, àcette époque, une choseextraordinaire. Chaque jour

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Lisbonne était témoin de quelquespectacle de ce genre, inventionperfide de Conti, et divertissementdu pauvre fou qui s’asseyait sur letrône. Mais c’était peu encore. Quandtombait la nuit, la ville devenait millefois pire que la plus mal fréquentéedes sierras de Caldeiraon.

Conti avait organisé une troupenombreuse nommée la patrouille duroi, et divisée en deux corps qui sedistinguaient par le costume. Lepremier, qui portait la cotte rouge,avec taillades blanches, avait le nomde fermes (fixos). Il était composé defantassins. Les soldats du seconds’appelaient fanfarons (porradas) et

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portaient toque, surcot et haut-de-chausses bleu de ciel, parsemésd’étoiles d’argent. Au-dessus de leurtoque brillait, en guise d’aigrette, uncroissant aussi d’argent, tout commes’ils eussent été des païens,adorateurs de Termagant ou deMahomet. On les nommait encore tesgoinfres à cause de leurs habitudes,et les chevaliers du firmament, en vuede leur costume ; c’était ce derniertitre qu’ils s’appliquaient eux-mêmes. Ce corps de goinfres ou defanfarons se recrutait parmi les genssans aveu de toutes les nations. Ilsuffisait, pour y être admis, de fairepreuve de scélératesse endurcie.

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Le jour, la patrouille du roi, fermes etfanfarons,portait l’uniforme desgardes du palais, avec une petiteétoile d’argent à la toque pour seulemarque distinctive. C’est dire assezque notre noble ami, AscanioMacarone dell’Acquamonda, avaitl’honneur de faire partie de cerecommandable corps, dont Contis’était réservé le commandementsuprême.

Or, grâce à cette patrouille, c’étaitsouvent une étrange fête, la nuit,dans les rues de Lisbonne. A onzeheures du soir, une heure après lecouvre-feu, commençait la chasse duroi. Chose incroyable, si l’histoire de

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Portugal ne faisait foi, Fermes etFanfarons se relayaient dans les rueset carrefours, comme se postent leschasseurs en forêt pour attendre legibier ; et si quelque dame oubourgeoise attardée rentrait au logisà cette heure néfaste, malheur à elle !Les piqueurs sonnaient, les fermesdonnaient comme les chiens au bois,et les fanfarons, le roi en tête,appuyaient le courre de toute lavitesse de leurs chevaux. Il n’y avaitguère de famille qui n’eût à gémir dequelque ignoble insulte, et l’on estrancuneux dans la Péninsule !

Jusqu’alors pourtant, l’amourgénéral pour cette illustre dynastie

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de Bragance, légitime et sirécemment remontée au trône de sespères, l’avait emporté sur lemécontentement. Les bourgeoismurmuraient, menaçaient etpatientaient.

Au commencement de cette année1662, le mécontentement avait prisun caractère plus grave : les corps demétiers s’étaient réunis en sociétésoccultes. On doit penser que l’éditroyal, lu devant tous en placepublique, ne dut point contribuer àcalmer la colère publique. C’était unacte de tyrannie dont on netrouverait point un second exempledans les annales des autres nations.

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Désormais, les maisons, ouvertes àcette troupe de malfaiteurs quiparcouraient de nuit la ville sousl’autorité du roi, n’auraient nulledéfense contre le pillage ; onsupprimait les lanternes et fanaux ;on supprimait jusqu’au port d’armes,chose inouïe en Portugal !

Aussi, tous les artisans et marchandsde Lisbonne, gens paisiblesd’ordinaire, ressentirent cruellementce dernier coup. Rentrés chez eux, ilsrépondirent par un morne silence àla curiosité accoutumée de leursfemmes. La mesure était comble.

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L

III – LE COUVENTDA MAI DE DEOS

e couvent de la Mère deDieu de Lisbonne, situévis-à-vis du palaisXabregas, résidenceroyale, était un vasteédifice, présentant un

carré long à l’extérieur, et, àl’intérieur, un ovale ou cloîtrecirculaire, formé par une double

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colonnade. La reine Louise, moitiésouveraine et moitié récluse, avaitfait construire une galerie couvertequi communiquait du couvent aupalais de Xabregas. De Cette façon,elle pouvait consacrer à Dieu tous lesinstants que ne lui prenaient pas lessoins de son gouvernement.

Elle habitait au couvent une chambrequ’on ne peut appeler cellule à causede son étendue, mais dontl’ameublement sévère n’avait rien àenvier aux retraites modestes desreligieuses : un lit, quelques chaises,un prie-Dieu devant un crucifix, etl’image de saint Antoine, patron deLisbonne, meublaient seuls cette

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pièce, dont les murailles, couvertesde vieux écussons où dominait lacroix de Bragance, absorbait le ternerayon de lumière qui pénétrait àgrand’peine par une haute fenêtre àvitraux.

C’est dans cette chambre que noustrouvons dona Louise de Guzman,mère du roi Alfonse, veuve du roiJean et régente de Portugal.

A cette époque de 1662, les jours dela vieillesse étaient venus pour elle ;mais les années, en donnant un refletd’argent à ses cheveux, n’avaient pualtérer la noblesse de son port ni lafière expression de sa physionomie.Elle était belle encore, de cette

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beauté qui ne brille de tout sonlustre que sous un diadème. Ondevinait en elle la femme au cœurrobuste, qui, au jour du danger, avaitdégainé le glaive de son époux dontla main hésitait ; la femme qui avaitconquis un trône, et qui s’était assisesur les degrés de ce trône en humbleépouse, en sujette fidèle.

A ses côtés étaient deux femmes,dont l’une arrivée aux limites del’âge mûr, mais conservant uneremarquable beauté, offrait avec lareine une certaine ressemblance :c’était la même sévérité d’aspect, lamême fierté de regard.

Elle se nommait dona Ximena de

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Vasconcellos y Souza, comtesse deCastelmelhor.

L’autre était une jeune fille de seizeans. Son gracieux visagedisparaissait presque sous un demi-voile de dentelle noire. Elle regardaitla reine à la dérobée ; alors ses jouesdevenaient pourpres, et son œilexprimait une vénération profondemêlée de crainte et aussi d’amour.Dona Inès de Cadaval, fille unique etorpheline dus duc de ce nom, était laplus riche héritière du royaume. Saparente, la comtesse douairière deCastelmelhor, qui était aussi de lamaison de Cadaval, l’avait en tutelledepuis deux ans.

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Dona Ximena était agenouillée prèsde la reine, qui tenait sa mainpressée entre les siennes ; Inèss’asseyait sur un coussin, à leurspieds.

– Ximena, disait la reine, qu’il y alongtemps que je désirais te revoir,ma fille ! Hélas ! toi aussi, te voilàveuve maintenant…

– Votre Majesté et le roi, son fils, ontperdu un sujet fidèle, dit la comtesse,qui tâcha de garder son air calme etgrave, mais dont une larme sillonnalentement la joue : moi, j’ai perdu…

Elle ne put achever ; sa tête tombasur sa poitrine. La reine se pencha et

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mit un baiser sur son front.

– Merci, merci, madame, dit lacomtesse en se redressant ; Dieu m’alaissé deux fils.

– Toujours forte et pieuse ! murmurala reine ; Dieu l’a bénie en luidonnant des fils dignes d’elle…Parle-moi de tes fils, ajouta-t-elle ; seressemblent-ils toujours comme autemps de leur enfance ?

– Toujours, madame.

– De cœur comme de visage,j’espère… c’était une étonnanteressemblance ! Moi qui tins domLouis sur les fonts du baptême, je nepouvais le distinguer de son frère :

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c’était la même figure, la mêmetaille, la même voix. Aussi, nepouvant reconnaître mon filleul, jeme suis prise à les aimer tous lesdeux également.

La comtesse lui baisa la main avecune respectueuse tendresse, et donaLouise reprit :

– Je les aime, parce qu’ils sont tesfils, Ximena. N’est-ce pas toi qui asélevé dona Catherine, mon enfantchérie ? Tandis que les soins dugouvernement m’occupaient toutentière, tu veillais sur elle, toi, tu luiapprenais à m’aimer… Ce n’est pasvous qui me devez de lareconnaissance, comtesse !

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En achevant ces mots, dona Louisepassa sa main sur son visage. C’étaitencore là un sujet pénible pour cettegrande reine, dont la vieillesse devaitêtre si malheureuse. Catherine deBragance, sa fille, venait de partirpour Londres, et s’asseyaitmaintenant aux côtés de CharlesStuart sur le trône d’Angleterre. Onsait si cette union fut triste etremplie d’amertume pour Catherine.Peut-être quelque missive d’elleétait-elle déjà venue annoncer à samère les chagrins de la jeune reine etles insultants dédains de son mariCharles II.

– Moi aussi, j’ai deux fils, reprit la

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reine en soupirant. Plût au ciel qu’ilsse ressemblassent ! car mon Pedroest un loyal gentilhomme.

La comtesse ne répondit pas.

– L’autre aussi, l’autre aussi !s’empressa d’ajouter la reine ; je suisinjuste envers Alfonse, auquel je doisrespect et obéissance, comme àl’héritier de mon époux. Il fera lebonheur du Portugal… Vous ne ditesrien, comtesse ?

– Je prie Dieu qu’il bénisse le roidom Alfonse, madame.

– Il le bénira, ma fille. Alfonse estbon chrétien, quoi qu’on dise, et…

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– Quoiqu’on dise !… répéta lacomtesse avec surprise.

– Tu ne sais pas cela, toi, reprit lareine, dont la voix commença àtrembler. Il y a si longtemps que tuvis loin de la cour ! On dit… des avissecrets me sont venus… descalomnies, ma fille !… on ditqu’Alfonse mène une vie coupable ;on dit…

– Ce sont des mensonges !

– Oui, oui… et pourtant… Oh ! tu l’asdit, ma fille, ce sont des mensonges,des calomnies répandues parl’Espagne !

– Peut-être, dit timidement la

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comtesse, Votre Majesté aurait-ellepu approfondir ces bruits…

Elle se tut. La reine la regardaitfixement. Il y avait du désespoir et del’égarement dans ses yeux.

– Je n’ai pas osé ! murmura-t-elleavec effort. Je l’aime tant ! Et puis,c’est faux, je le sais… Le sang deBragance est pur et ne fait battre quede vaillants cœurs, madame,entendez-vous ! Ils mentent, ilsmentent, les calomniateurs et lesinfâmes !

Dona Louise prononça cas motsd’une voix brisée. Vaincue par sonémotion, elle se laissa tomber en

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arrière et ferma les yeux. Lacomtesse et sa pupilles’empressèrent aussitôt autourd’elle.

– Laissez, dit la reine, on nes’évanouit plus quand, depuis desannées, on est faite à la souffrance.Pardon, comtesse, je vous aiattristée, ainsi que cette pauvreenfant… Mais cette pensée est siaffreuse ! Je ne les crois pas, je neveux pas les croire ; il faudrait quequelqu’un en la foi de qui j’ai pleineconfiance, toi, par exemple, Ximena,toi qui n’as jamais menti, vînt medire que mon fils a manqué, à sesdevoirs de roi et de gentilhomme,

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qu’il a forfait à l’honneur ! Alors…mais tu ne me le diras jamais, n’est-ce pas ?

– A Dieu ne plaise !

– Non, car je te croirais, toi, Ximena,et je mourrais.

Il se fit un long silence, la comtesse,saisie d’une respectueuse pitié,n’osait interrompre sa souveraine.Celle-ci parut enfin se réveiller tout àcoup, et, s’efforçant de sourire :

– En vérité, ma belle mie, dit-elle ens’adressant à dona Inès, nous vousfaisons là une lugubre réception…Comtesse, vous avez une charmantepupille, et je vous remercie de l’avoir

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amenée à la cour du roi, mon fils. Sihaute que soit sa naissance, noustâcherons de ne point la mésallier.

Inès, dont le beau visage s’étaitcouvert de rougeur, pâlit à cesderniers mots.

– Qu’est-ce à dire ? reprit la reine, lefront de la senorita se couvre d’unnuage. Aurait-elle le désir d’entrer enreligion ?

– S’il plaît à Votre Majesté, dit lacomtesse, Inès de Cadaval est lafiancée de mon plus jeune fils.

– A la bonne heure ! Ne vous disais-je point, ma mie, qu’il n’y auraitpoint pour vous de mésalliance ?

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Cadaval et Vasconcellos ! Il n’estpoint aisé d’unir deux plus noblesraces… Mais l’aîné de Souza ?

– L’aîné, madame, mon fils domLouis est comte de Castelmelhor, et,ce qui mieux est, il a l’honneur d’êtrevotre filleul… L’autre n’avait rien, etdona Inès l’a choisi.

– Comte de Castelmelhor ! c’est unfier titre, Ximena, et qui ne futjamais porté par un traître… Monfilleul Louis doit être un noble cœur,n’est-ce pas ?

– Je l’espère, madame.

– Heureuse mère ! dit la reine ensoupirant.

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Ce mot lui rendit toute sapréoccupation. Avant qu’elle eûtrepris la parole, la cloche du couventsonna l’office du soir, et les troisdames entrèrent à la chapelle.Chacun devine ce que dona Louise deGuzman demanda à Dieu ce soir-là,mais Dieu ne l’exauça point. Alfonsede Portugal était trop bien surveillépar son favori, pour avoir le tempsde se repentir.

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IV – LA TAVERNED’ALCANTARA

a nuit commençait à sefaire sombre et leslumières s’éteignaientl’une après l’autre à tousles étages des maisons deLisbonne. Le ciel était

couvert et sans lune. N’eussent étéquelques lanternes qui brillaient deloin en loin au seuil des riches

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bourgeois, malgré la récente défenseportée par l’édit du roi, et quelquescierges brûlant sous les madones, laville aurait été plongée dans unecomplète obscurité.

D’ordinaire, à cette heure, les ruesétaient désertes ; c’est à peine siquelques filous faméliques sehasardaient à faire timidementconcurrence aux nobles ébats de lapatrouille royale : mais ce soir, onvoyait de tous côtés des groupesnombreux marcher dans l’ombre.Tous suivaient la même direction. Unsilence profond régnait parmi cesnocturnes promeneurs. Ils allaientd’un pas rapide, s’arrêtant parfois

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pour écouter, reprenant aussitôt leurcourse, sans détourner la tête, etcachant soigneusement leurs visagessous les capuces de leurs manteaux.

Ils traversaient la ville dans le sensde sa longueur en remontant le Tage.A mesure qu’ils approchaient dufaubourg d’Alcantara, leur nombreaugmentait, et ce fut bientôt commeune véritable procession. Plus leursrangs se serraient, plus ilssemblaient prendre de précautions.Aux carrefours, lorsque deux bandesse rencontraient, elles passaientl’une près de l’autre sans mot dire, etpoursuivaient leur marchesilencieuse.

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La dernière maison du faubourg étaitun long et bas édifice bâti en pierresde taille et qui avait dû jadis servirde manège. Il était alors affermé parMiguel Osorio, tavernier, qui faisaitdoucement sa fortune à vendre desvins de France aux gentilshommes dela cour. Ceux-ci, en effet, passaientforcément devant sa porte chaquefois qu’ils se rendaient au palais deplaisance d’Alcantara, résidencehabituelle d’Alfonse VI, et chaquefois qu’ils passaient, le tavernierpouvait compter sur une aubaine.Aussi Miguel était-il, en apparencedu moins, le passionné serviteur deConti, et de tous ceux qui

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approchaient la personne du roi. Ildisait à qui voulait l’entendre que lePortugal n’avait jamais été siglorieusement gouverné.

Nonobstant ces opinions intéressées,Miguel ne dédaignait point de vendreson vin aux mécontents. Loin de là :quand il était bien sûr qu’aucunseigneur ou valet de seigneur n’étaità portée de l’entendre, il changeaitsubitement d’allures et disait deschoses fort attendrissantes sur letriste sort du peuple de Lisbonne.Conti n’était plus alors qu’unmanant parvenu, auquel ses dentelleset son velours allaient comme lapeau du lion à l’âne. Ce mignon

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roturier était la plaie du Portugal, etce serait un jour de bénédiction quecelui qui le verrait attaché haut etcourt au gibet de la courtine dupalais.

Si Miguel venait à faire trêve à sesséditieux discours, on pouvait êtrecertain qu’il avait flairé de loin unfeutre à plumes ou un pourpointbrodé. Pour être juste, nous devonsdire que jamais aubergiste n’eut unflair aussi subtil que le sien.

Ce fut devant la maison de cethomme que s’arrêtèrent les premiersgroupes. Ils touchèrent la main dumaître assis sur le pas de sa porte,prononcèrent un mot à voix basse et

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entrèrent. Ceux qui suivirent firentde même, et bientôt l’immense sallecommune fut pleine à regorger.

A la même heure, dans l’une des ruesde la basse ville, redevenue déserte,un homme allait, puis revenait surses pas, comme s’il se fût égaré dansce sombre dédale, que l’absence deboutiques et la multiplicité deshôtels faisaient appeler le quartiernoble. Derrière lui, à quelquedistance, un autre personnagesemblait avoir pris à tâche de l’imiterscrupuleusement. Quand le premiers’arrêtait, l’autre faisait de même ;quand celui-ci revenait sur ses pas,celui-là se hâtait de s’effacer sous

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quelque porte cochère, laissaitpasser son compagnon d’aventures,et recommençait aussitôt à le suivre.

– Il fait noir comme dans un four,pensait le premier. Depuis dix ansque j’ai quitté Lisbonne, et j’étais unenfant alors tout est changé : je nem’y reconnais plus.

Le hasard ne m’enverra-t-il pasquelque passant ou même quelquevoleur qui, en échange de ma boursedaigne m’enseigner le chemin !

– Mon jeune ami, se disait l’autre,vous ayez beau tourner et, retourner,je me suis promis à moi-même sousles serments les plus respectables,

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que vous me vaudriez quatre centspistoles, et je ne manque jamaisqu’aux serments que je fais à autrui.

Jusqu’alors Simon, l’ouvrier drapier,que le lecteur a sans doute reconnuaux paroles d’Ascanio Macarone,n’avait point pris garde à la présencede ce dernier ; mais, dans un de sesbrusques détours, il se trouva face àface avec le Padouan.

– Le chemin de la taverned’Alcantara ? dit-il.

– J’y vais, répondit Macarone endéguisant sa voix.

– S’il vous plaît, seigneur cavalier,nous ferons route ensemble.

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– Avec ravissement, mongentilhomme, car vous êtesgentilhomme, cela se voit du reste, etentre gentilshommes, – je le suisaussi, la courtoisie commande de nese point refuser ces légers services.

– C’est mon avis, seigneur cavalier.

Simon prononça ces mots d’un tonsec, et enfonçant son capuce sur safigure, il doubla le pas ; Macaronel’imita. Vingt fois il fut sur le pointde rompre le silence, mais la craintede se trahir l’arrêta.

L’Italien était un homme de trente-cinq à quarante ans, grand, maigre,mais bien proportionné. Ses

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membres souples et musculeuxdonnaient à penser que la nature lesavait taillés tout exprès pour faire undanseur de corde. Il se donnait enmarchant une allure théâtrale,drapait son manteau et mettaitfréquemment le poing sur la hanche.

Simon était petit, comme presquetous les Portugais, mais son pasleste, presque bondissant, et la largecarrure de ses épaules disaient assezque sa petite taille n’était point unsymptôme de faiblesse. De temps àautre, le Padouan le considérait en-dessous. Peut-être se demandait-ilcombien le seigneur Conti payeraiten sus du marché, pour un coup de

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stylet convenablement appliqué à cetaudacieux inconnu ; mais latémérité, depuis le temps d’HoratiusCoclès, a cessé d’être le vicedominant des Italiens ; il fit réflexionque le bout d’une bonne rapièrerelevait par derrière le bas dumanteau de Simon, et se tinttranquille.

– A quoi bon le tuer ? se disait-il ; ilne m’a pas reconnu. S’il entre à lataverne, j’entre avec lui ; s’il estrepoussé, je recommence à le suivre ;je le suis jusqu’à sa demeure etquand on a découvert la demeured’un homme, on n’est pas bien loinde connaître son nom.

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Ils arrivaient en ce moment au boutdu faubourg ; la taverne d’Alcantaras’élevait devant eux. Elle étaitsombre, aucune lumière ne brillaitaux fenêtres ; et l’honnête MiguelOsorio, toujours assis sur le pas desa porte, fumait ses cigaries avectoute la dignité qui caractériseEspagnols et Portugais, s’acquittantde ce solennel devoir.

– Voilà ! dit le Padouan en montrantl’hôtellerie : entrez-vous ?

– Oui.

– Vous avez donc le mot de passe ?

– Non ; et vous ?

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– Oh ! moi, je n’ai pas besoin du motde passe. Vous allez voir… Miguel,satané coquin ! qui avons-nousaujourd’hui dans la grande salle ?

– Coquin ! s’écria Miguel tremblantde frayeur en reconnaissant la voixde Macarone. Qui ose appeler coquinle tavernier de la cour ? Il n’y a pourcela qu’un marchand de la hauteville, je parie ! Au large, manants, jene reçois que des gentilshommes !

– C’est bien, c’est bien, brave Miguel,et comme nous sommesgentilshommes, tu vas nous préparerà souper dans la grande salle. Va !

Ce disant, Macarone prit Osorio par

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les épaules, le fit tourner sur lui-même et entra ; mais au moment oùil allait passer le seuil de la salle, unemain vigoureuse le saisit à son tour,et lui fit subir une opérationanalogue. Seulement, comme lasecousse fut incomparablement plusforte, il s’en alla tomber à l’autrebout du corridor.

– Au revoir, seigneur AscanioMacarone dell’Acquamonda, dit lavoix moqueuse du jeune ouvrierdrapier. Attendez-moi ici, s’il vousplaît : j’ai fermé la porte de la rue, etje vais fermer celle de la salle.

Simon entra aussitôt en effet, etreferma la porte à double tour.

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Ascanio se releva tout meurtri, ettâta ses membres l’un après l’autre.

– Il m’avait reconnu ! grommela-t-il.C’est une bonne idée que j’ai eue dene pas jouer du couteau avec ce jeuneenragé. Il a un poignet d’Hercule, etje tâcherai désormais de le surveillerà distance. En attendant, voyons s’ila dit vrai.

Il essaya d’ouvrir la porteextérieure : elle était fermée. Quant àla porte de la salle, il n’osa même pastoucher à la serrure ; maisapprochant l’oreille du trou, il tâchad’entendre ce qui se disait àl’intérieur ; ce fut en vain. Ilreconnut qu’il y avait grand tumulte

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et que des voix confuses se croisaienten tous sens.

– Quel coup de filet ! pensa-t-il. Sicette maudite porte n’était pasfermée, j’emprunterais un cheval à cemisérable Miguel, et dans une heure,tous ces bourgeois, y compris monjeune camarade, seraient en sûretédans la prison du palais.

Au moment où Simon entra dans lasalle qui servait de lieu de réunionaux corps de métiers de Lisbonne, ladiscussion était si vivement engagéequ’on ne prit pas garde à lui. Iltraversa comme il put la cohue etvint s’asseoir au premier rang, vis-à-vis de la table où se trouvait seul

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Gaspard Orta Vaz, doyen de lacorporation des tanneurs etprésident de l’assemblée.

La réunion était, comme nousl’avons dit, très-nombreuse. Groupésen cercle autour du président, lesdoyens de corporations formaient lepremier rang. Derrière eux venaientles chefs d’ateliers, et derrière encor,les petits marchands et artisanssalariés. C’était parmi les doyens decorporations que, dans sonignorance, Simon était venu seplacer. Il avait jeté son manteau surson bras, son costume, sansressembler plus que le matin à celuid’un gentilhomme, lui donnait l’air

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d’un bourgeois aisé. Il avait mis unpourpoint neuf de drap de Coïmbre,à crevés et passades de velours ; unelourde chaîne d’or tombait sur sapoitrine.

Quand il jeta les yeux autour de lui etqu’il se vit entouré de longues barbesblanches et de têtes vénérables, ilvoulut faire retraite et gagner lesrangs inférieurs ; mais il n’était plustemps. La trouée qu’il avait faite àgrand renfort de vigoureux coups decoude s’était refermée derrière lui, etle tumulte qui s’apaisait peu à peu nepermettait pas d’espérer qu’il pûtrecommencer ce jeu avec succès. Ildemeura donc à sa place et rabattit

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son chapeau sur ses yeux.

– Enfants ! disait le vieux présidentGaspard, à qui on avait négligé dedonner une sonnette ; enfants,écoutez les anciens !

– Mort aux valets de cour !répondaient en chœur les apprentiset petits marchands. Mort au fils duboucher !

– Sans doute, sans doute, mais faitesun peu de silence, reprenait lemalheureux Orta Vaz. Je m’enroue, etpour peu que cela continue, je nepourrai plus vous donner mesconseils.

Simon écoutait et hochait la tête.

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– Est-ce bien sur ces vieillardsimpuissants et sur ces enfantsbavards qu’il faudrait m’appuyerpour accomplir la mission que m’aimposée mon père à son lit de mort ?se demandait-il. Je n’ai pas le choix ;attendons, et la volonté de Dieu sefera.

– Mes amis et concitoyens, repritGaspard Orta Vaz, saisissant au volun moment de calme, personnen’ignore que j’ai soixante-treize ansdepuis la fête du glorieux saintAntoine, patron de l’Hôtel de Ville.Depuis onze ans et sept mois, j’ail’honneur d’être le doyen d’âge de lacorporation des tanneurs,

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apprêteurs, corroyeurs, fourreurs,peaussiers et mégissiers deLisbonne. Ce sont des garanties, mesenfants ; quand on peut dire commemoi : Je suis ceci et cela, et en outrej’ai cinq ducats, depuis le premierjanvier jusqu’à la Saint-Sylvestre, àmanger tous les jours, on a le droit…

– Qu’est-ce à dire ! interrompirent enmême temps cent voix courroucées ;parce que nous sommes pauvres,prétendrait-on nous enlever laparole ?

– Nous a-t-on appelés pour aider àremplacer la tyrannie de l’épée parcelle du coffre-fort ?

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– Par saint Martin !

– Par saint Gille !…

– Par saint Raphaël ! vous êtes unvieux fou, maître Gaspard Orta Vaz,malgré votre front chauve et les cinqducats que vous mangez tous lesjours !

Le vieux tanneur s’était levé ; ilfrappait dans ses mains et demandaitdu silence, sans doute pour rétracterou expliquer ses paroles : mais ilavait beau faire, l’agitation del’assemblée augmentait au lieu dediminuer, et bientôt le vieillard,épuisé, retomba lourdement sur sonsiège. Alors on se tut, et l’un des

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doyens alla s’asseoir auprès de luipour le remplacer dans ses fonctionsde président.

– Laissez parler Balthazar, dit tout àcoup une voix de stentor dans lafoule compacte des derniers rangs ;Balthazar vous tirera d’affaire.

– Qui est ce Balthazar ? demanda leprésident.

– C’est Balthazar, répondit la mêmevoix.

– Bien répondu ! bravo ! cria-t-on detoutes parts.

Et un immense éclat de rire fittrembler les murailles de la salle,

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tant il est vrai que rien n’est plusfacile que de faire passer uneassemblée populaire de la fureur à lagaieté, et réciproquement.

– Approche et parle, dit le président.

Aussitôt il se fit un grandmouvement, et une sorte de lourdcolosse portant devant soi un tablierde toile, souillé de sang, s’avançavers la barre, renversant tout sur sonpassage.

– Voilà, dit-il en posant son pied surles marches de l’estrade, voilàBalthazar !

– Bravo pour Balthazar ! cria encorela foule.

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– Quant à ce que j’ai à vous dire,reprit le géant, ce n’est pas long,mais c’est malin. Tout à l’heure onparlait de Conti, le fils du boucher,disait-on. Il y a du vrai là-dedans, carje suis boucher, moi aussi, et j’ai eul’avantage de servir chez son père,qui est mort de chagrin en voyantque le jeune homme ne voulait passuivre, l’état… oh !… un bel état, mesgarçons !

– Au fait, dit le président.

– C’est juste. Il s’agit de tuerquelqu’un, n’est-ce pas ? Pendantqu’on y est, moi je trouve que c’estdommage de s’arrêter. Conti est ungueux, mais le roi est un fou. Après

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Conti, un autre favori viendra.

– Il a raison ! appuyèrent quelquesvoix.

– Nous tuerons cet autre-là, repritBalthazar ; mais après lui, un autreviendra encore, si bien que ça n’enfinira pas. Le plus simple serait detuer le roi.

Il se fit dans la salle un silence subit.

– Misérable ! s’écria Simon, quibondit sur son banc, oses-tu biensparler d’assassiner le roi !

– Pourquoi pas ? demandatranquillement Balthazar.

– Par le sang de Souza ! cette parole

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sacrilège sera la dernière queprononcera ta bouche ! reprit lejeune homme indigné.

Il s’élança vers le géant enbrandissant son épée.

– Trahison ! trahison ! cria-t-on detoutes parts. C’est un espion de lacour ! à mort ! à mort !

Entouré de tous côtés à la fois,Simon fut, en un clin d’œil, terrasséet désarmé.

– Il a juré par le sang de Souza,disaient les plus acharnés, c’est sansdoute un valet du nouveau comte deCastelmelhor, arrivé depuis hier àLisbonne, de ce beau seigneur dont la

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première visite a été pour Conti.

– Mensonge ! voulut dire Simon ; lecomte de Castelmelhor est un loyalPortugais qui déteste et mépriseConti comme pas un de vous…

Mais il y avait là plusieurs desfournisseurs de Conti ; car unmarchand peut fort bien essayer lematin une paire de bottes ou uneveste de velours à l’homme dont, lesoir, il demandera la tête. Quelques-uns de ces fournisseurs avaient vuLouis de Vasconcellos y Souza,comte de Castelmelhor, introduit aupetit le ver du favori, ce dont ils nemanquèrent pas de rendretémoignage. Cette circonstance mit le

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comble au danger de Simon ; sa mortétait déjà résolue.

– A tout seigneur tout honneur, vousautres, dit un apprenti : le rôled’exécuteur revient de droit àBalthazar.

Les maîtres et doyens avaient perdutout pouvoir de modérer cette fouleexaspérée. Il est douteux d’ailleursqu’ils eussent un fort grand désir desauver cet homme, qui, le lendemain,aurait pu livrer leur tête au bourreau.Ils restaient donc passifs spectateursde cette scène. Quant au reste de lafoule, elle accueillit avec transport lamotion de l’apprenti.

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Balthazar avait les honneurs de laséance et venait de se créer, sanstrop le savoir, une notablepopularité. On traîna Simon jusqu’àlui, et l’apprenti, présentant par lapointe la propre épée du malheureuxjeune homme, fit un gestesignificatif.

Le boucher comprit ce signe etprononça une seconde fois sanssourciller, son flegmatique :Pourquoi pas ? Puis, saisissantl’arme, il en examina la trempe enconnaisseur, hocha la tête commepour dire que l’outil lui semblaitconvenable, et se mit en posture.Ceux qui tenaient Simon firent un

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pas en arrière ; le boucher leval’épée.

A ce moment, Simon, dont la têtes’était affaissée sur sa poitrine, seredressa fièrement, et regarda en faceson bourreau.

Balthazar laissa échapper l’arme, etse frotta les yeux.

– C’est différent, dit-il, c’est biendifférent !

– Qu’a-t-il donc ? demandaitl’assemblée, qui comptait sur uneexécution et n’entendait point yrenoncer.

– Il y a, répondit Balthazar, que c’est

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bien différent.

– Ramasse l’épée, Diego, dit unevoix, et fais l’affaire ; cet homme nesait tuer que des moutons : il a peur.

Deux ou trois apprentis s’avancèrentpour ramasser l’arme ; maisBalthazar les prévint, et se posantentre eux et Simon, il fit décrire àl’épée une ou deux douzaines decourbes si efficaces, qu’il y eutbientôt autour de lui un large cerclevide.

– Puisque je vous dis, mes maîtres,que c’est bien différent, répéta-t-ilavec un calme imperturbable…Ecoutez : si vous tenez à me voir

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couper une tête, cotisez-vous etfournissez-m’en une autre. Celle-ciest la tête d’un brave ; c’est rare ;personne ne touchera un seul de sescheveux : ni moi, ni vous.

– Tu le connais donc ? demanda unancien.

– Si je le connais ? Oui et non… Maisvous-mêmes, qui me faisiez fête toutà l’heure, me connaissiez-vous ?

– Réponds-tu de lui ?

– Quant à ça, oui, sur ma tête !

– Quel est son nom ?

– Je n’en sais rien.

– Cet homme se joue de nous, dirent

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les maîtres qui songeaient aulendemain avec terreur. Il s’entendavec ce jeune inconnu, et tous deuxsont des agents du palais.

– Ce n’est que trop vrai ! murmuraGaspard Orta Vaz à l’oreille de sonvoisin ; j’ai rencontré ce matin lejeune drôle sur la place, encompagnie d’un Fanfaron du roi.

– Plus de doute ! Il faut s’emparerd’eux à tout prix !

Balthazar, ayant entendu cela, prîtune position menaçante.

– Debout, jeune homme ! dit-il àSimon. Prends ton épée ; tu t’en serscomme il faut, je le sais. Moi, j’ai

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mon couteau… Deux contre mille, cen’est pas beaucoup, mais ça s’est vu.En garde !

Les bourgeois s’encourageaient àfondre sur ces deux hommes, maisnul ne donnait l’exemple. Simons’était relevé. L’aspect de son visageoù se lisait le sang-froid le plusintrépide, augmentait l’hésitation del’assemblée.

– Allons, mes maîtres, dit Balthazarau bout de quelques minutes, je voisque, pas plus que nous, vous n’avezenvie de commencer. Essayons doncde nous entendre, Dites-moi, voulez-vous que je vous régale d’unehistoire ? Cela vous aidera à passer

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une heure, et vos femmes pourrontcroire que vous avez fait quelquechose cette nuit. Mon histoire esttoute neuve ; elle date de ce matin.Vous et moi nous y avons joué unrôle ; moi, celui de victime ; vous,celui de spectateurs peureux etinoffensifs : votre rôle habituel, mesbons maîtres. Quant au rôle duhéros, je vous dirai tout à l’heure quis’en est chargé.

Vous savez que ce matin Conti a faitsonner toutes les trompettes de lapatrouille royale, afin de vousappeler sur la place, et de vousbraver à la face du ciel. Ceux de vousauxquels la frayeur n’avait pas

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enlevé l’usage de leurs yeux ont puvoir le favori frapper de son épée unmalheureux qui ne pouvait sevenger… L’avez-vous vu ?

– Oui.

– Ce malheureux souffrait. Unhomme s’est avancé, sous les yeux deConti, et a tendu son mouchoir aupauvre diable de trompette, qui a puétancher son sang et bander sablessure.

– Cet homme est un brave, dit un desdoyens, car il affrontait la colère dufavori, et la colère du favori, c’est lamort. Quel est-il ?

– Vous le saurez. Quant au

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trompette, c’était moi… Oh ! calmez-vous. Qu’importe ce que j’étais cematin ? Ce soir, je suis garçonboucher et tout à votre service.D’ailleurs, je vois ici le tailleur deConti, son tapissier, son armurier ;pourquoi auriez-vous défiance demoi plutôt que de ces gens ? Conti lespaye bien ; il me payait mal ; en lehaïssant ils sont ingrats, enl’abhorrant, je suis juste, la balanceest en ma faveur, passons. Quand lefavori, après avoir fini de lire soninsolente pancarte, a fait mine de seretirer, vous lui avez fait place ; vousvous êtes rangés comme eût fait untroupeau de ces moutons dont vous

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me parliez tout à l’heure. Un seulhomme n’a pas bougé ; un seulhomme a barré le passage à Conti, etquand le parvenu a voulu, suivant sacoutume, lever la main, il a trouvéson maître. Vous l’avez tous vurouler dans la poussière ; vous aveztous entendu ces paroles : A toi, filsd’un boucher, le peuple de Lisbonne !Ces mots et cet acte sont-ils ceuxd’un agent du palais ?

– Non ! non ! cria la foulecomplètement retournée ; celui qui afrappé Conti est un brave ; celui quil’a frappé au nom du peuple deLisbonne est un vrai Portugais. Sonnom ?

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– Je vous ai dit déjà que je n’en saisrien. Mais qu’importe son nom ?celui qui a bravé la colère de Contipour me venir en aide, celui qui aterrassé Conti au milieu de sa garde,pour vous venger, celui-là est devantvous, et le voilà !

Il touchait l’épaule de Simon.

– C’est vrai, dit un apprenti, je lereconnais.

Et tout, le monde de répéter :

– Je le reconnais, moi aussi, moiaussi.

– Je vous disais bien, mon compère,murmura Gaspard Orta Vaz à

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l’oreille de son voisin, que j’avais vuce jeune inconnu quelque part.

– Vous prétendiez, répliqua le voisin,qu’il était en compagnie d’unFanfaron du roi ?…

– L’ai-je prétendu ?… Je me faisvieux, mon compère.

– Et maintenant, reprit Balthazar, undernier mot. Vous avez grand besoind’un chef intrépide ; ce jeune hommea fait ses preuves, qu’il soit notregénéral !

Une acclamation unanime accueillitces paroles, et il n’y eut pas une voixpour protester. Tout ce qu’il y avaitde jeune dans l’assemblée se sentait

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pris d’enthousiasme pour ce vaillantinconnu, et les vieillards étaient bienaises de décliner, autant quepossible, leur part de responsabilité.

Orta Vaz, reprenant son rôle deprésident, frappa dans ses mains etréclama le silence.

– Etranger, dit-il, tu as bien méritédes bourgeois et métiers deLisbonne ; saurons-nous le nom denotre défenseur ?

– Simon, répondit celui-ci.

– Eh bien, dom Simon, veux-tu êtrenotre chef ?

– Peut-être. Mais auparavant je ferai

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mes réserves. Et d’abord, voici monsauveur, auquel je n’ai point tenduencore la main en signe d’action degrâce.

Balthazar leva sa large main poursaisir celle du jeune homme, qui fitun pas en arrière.

– Pas encore, dit-il. Tu as prononcédes paroles qu’il te faudra rétracteravant que nous soyons amis.

– Tout ce qui vous plaira, seigneurSimon, dit Balthazar d’un tonprofondément soumis : je suis prêt.

– Tu as proposé d’assassiner Alfonsede Portugal ; tu vas jurer de ledéfendre.

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– Pourquoi pas ? murmura lecolosse ; puis, enflant sa voix destentor, il s’écria : Je le jure !

– A la bonne heure ! Maintenantvoici ma main, et je te remercie.

Balthazar s’empara de la main deSimon, et, au lieu de la serrer entreles siennes, il la porta jusqu’à seslèvres. Simon le regardait avecsurprise.

– Rassurez-vous, dit tout basBalthazar, je ne vous connais pas ;mais à l’heure où vous aurez besoind’un homme disposé à mourir sansdemander pourquoi, pour vous, bienentendu, et non pas pour un autre,

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souvenez-vous de Balthazar.

En même temps, il tira de son sein lemouchoir de Simon, teint de sang etdéchiré.

– Avec cela, continua-t-il, vousm’avez acheté tout entier, cœur etbras… Place à Balthazar vousautres !

Ce disant, il recommença à jouer descoudes et regagna le banc obscur oùil avait siégé d’abord.

– A votre tour, mes maîtres, dit alorsSimon en s’adressant à l’assemblée.Voici ma devise : Guerre à Conti !respect au royal sang de Bragance !l’acceptez-vous ?

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Il y eut un instant d’hésitation.

– Nous respectons, nous aimons lasouche royale, dit enfin un doyen decorps ; mais n’est-ce pas afin deconserver l’arbre qu’on élague lesbranches desséchées ?… Alfonse VIest incapable de gouverner.

– Alfonse VI est notre légitimesouverain, s’écria Simon d’une voixforte ; des traîtres ont abusé de sajeunesse, nous devons le délivrer etnon le combattre. Guerre à Conti,amour au royal sang de Bragance !

– Soit, nous épargnerons le roi.

– Ce n’est pas assez ; vous ledéfendrez, je le veux !

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– Soit, nous le défendrons.

– Alors, je serai votre chef.

L’assemblée prit aussitôt uncaractère plus grave. Simon luiimposa plus d’une fois sa volonté,aidé en cela par le puissant organe deBalthazar, qui appuyait de loin sesmotions. Il fut convenu que chaquebourgeois se fournirait secrètementd’armes de guerre, et, séance tenante,les chefs et officiers de quartierfurent institués. Le jour commençaità poindre lorsque Simon donna lesignal du départ.

– Plus d’assemblées, dit-il enfinissant ; à quoi bon ? nous sommes

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d’accord. Je communiquerai avec leschefs de quartier seuls ; ils vousferont connaître mes volontés, etquand l’instant sera venu, honte àqui reculera !

La foule s’écoula en silence, commeelle était venue, et les anciensdonnèrent de grandes louanges auvigilant Miguel, qu’on trouvaendormi sur le pas de sa porte.Simon sortit le dernier ; il avaitoublié le Padouan Macarone, ettraversa le corridor les yeux baisséset l’esprit perdu dans ses réflexions.A peine avait-il dépassé le seuilextérieur que l’Italien sortit del’enfoncement d’une porte et se mit à

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le suivre de loin.

– Ces rustres ne se savaient pas siprès d’un bon gentilhomme, pensaitMacarone. Au fait, je n’ai rienentendu, pas même le nom de monjeune camarade ; et si je continue àjouer ainsi de malheur, Contipourrait bien, au lieu de deux centsdoublons, me faire donner pareilnombre de coups de plat d’épée.

Il suivait toujours Simon. Celui-citraversa la ville entière et s’arrêta aubout du quartier noble, devant unhôtel de magnifique apparence.

– Oh ! oh ! se dit Macarone, serait-ceun serviteur du jeune comte de

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Castelmelhor ?

Simon heurta. Un valet vint ouvrir,qui, à la vue du jeune homme ôtaprécipitamment sa toque et secourba, jusqu’à terre. Le Padouantendit le cou. A travers la porteentre-bâillée, il vit Simon traverser lacour, le feutre sur l’oreille, tandisque les écuyers et gentilshommes deSouza se découvraient sur son pas.

– Par mon patron ! s’écria-t-il aucomble de la surprise, ce n’est rienmoins que le comte de Castelmelhorlui-même ! Où diable ai-je mis lepied ?

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L

V – JEAN DE SOUZA

e feu comte deCastelmelhor, Jean deVasconcellos y Souza,avait été l’un des plusfermes appuis de lamaison de Bragance, lors

de l’expulsion des Espagnols en1640. Il était, à cette époque, l’amiintime du duc Jean, qui, après sonavènement au trône, le combla de

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faveurs.

A la naissance de dona Catherine,fille du nouveau roi, Ximena,comtesse de Castelmelhor futinstituée sa gouvernante, et suivitson éducation jusqu’au départ de lajeune princesse pour la courd’Angleterre. Malgré toutes cescauses d’union entre la cour et lamaison de Souza, on vit en 1652, dixans avant l’époque où commencenotre histoire, le comte deCastelmelhor quitter subitementLisbonne et se retirer avec ses deuxfils à son château de Vasconcellos,dans la province d’Estramadure.

Dona Ximena, à l’instante prière de

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la reine, qui était pour elle unesincère amie, ne suivit point sonmari et demeura près de Catherine dePortugal.

Ce subit départ du comte futlongtemps un sujet de conversationpour les oisifs du palais. Les unsdisaient qu’il boudait le roi Jean,parce que ce prince lui avait refusél’investiture du duché de Cadaval,vacant par la mort de Nuno AlvarezPereira, dernier duc, refus d’autantmoins équitable que Castelmelhor,outre ses services, avait des droits àl’héritage de Cadaval par sa femme,qui était Pereira. Les autresprétendaient que l’infant dom

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Alfonse (le roi actuel) avait insultégrossièrement le fils aîné de Souzaen présence d’une nombreuseassemblée, et n’avait point voulufaire d’excuses. Les uns et les autresse trompaient. Le roi avait offert delui-même au comte le duché deCadaval ; mais celui-ci, modèle denoblesse et de générositéchevaleresque, avait répondu que ceduché devait rester l’héritage de sapupille Inès, fille unique du feu duc,qui le donnerait en mariage à l’épouxqu’elle se choisirait, et qu’il n’étaitpas homme à spolier l’orpheline quela loi mettait sous sa garde. Quant ausecond motif, il fallait être courtisan

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pour le mettre en avant puisqu’ilétait de notoriété que l’infant domAlfonse insultait le premier venu, etn’était point malheureusement deceux qu’on peut rendre responsablesde leurs actes.

Il fallait d’ailleurs un motif plusgrave à un homme comme le comtepour se retirer des affaires etdéserter une cour où il étaitgénéralement aimé et respecté. Cemotif, c’était sa haine éclairée contrel’Angleterre et la connaissanceprofonde qu’il avait de l’odieusepolitique de ce gouvernement.

A peine, en effet, le roi Jean avait-ilrepris possession du trône de ses

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pères, que la cour de Londres envoyaun ambassadeur à Lisbonne, et tâchade s’immiscer dans les affaires dupays. Cromwell gouvernait alorsl’Angleterre sous le titre deprotecteur. Ce monarque de fait,habile autant qu’un homme peutl’être et Anglais de cœur, suivait parinstinct la politique des rois, sesdevanciers : tout envahir, afin demieux vendre. Il avait pris en

s’asseyant à la place de Charles Ier

assassiné, les allures de cettediplomatie perfide que l’Angleterreimpose depuis des siècles à ses rois.Jean, séduit tout d’abord par cesavances d’un peuple puissant, les

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accueillit avec empressement, malgréles représentations du comte deCastelmelhor et de quelques sagesconseillers ; il fit avec l’Angleterredes traités de commerce, avantageuxen apparence et ruineux par le fait.Le comte s’y opposa de tout sonpouvoir, jusqu’à protester en pleinconseil contre les menées del’ambassade anglaise. Ce futinutilement. Ne voulant pointsanctionner par sa présence ce qu’ilregardait comme l’abaissement et laruine du Portugal, il quitta Lisbonneavant la signature du traité et nerevit jamais la cour.

Il avait de son mariage avec dona

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Ximena Pereira deux fils jumeaux,Louis et Simon de Souza. Noussavons déjà que ces enfants, auphysique, se ressemblaient d’unefaçon extraordinaire : ils étaient tousdeux beaux et de noble mine. Aumoral, Louis était un jeune hommegrave et studieux, mais dissimulé ;Simon au contraire, se montrait vifjusqu’à l’étourderie. Avec l’âge cesdeux caractères portèrent leur fruit.De la fougue première de Simon, il neresta qu’une mâle franchise et unegénérosité saris bornes, tandis quedom Louis, cauteleux, plein d’astuceet dévoré d’ambition, cachait sousdes dehors séduisants une âme qui

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n’était point celle d’un gentilhomme.

Les deux frères s’aimaient, c’est-à-dire que Simon avait pour Louis undévouement affectueux et àl’épreuve, et que Louis, par habitudeou autrement, tenait son frère endehors du cercle de haine jalouse etuniverselle qu’il portait à quiconqueétait son égal ou son supérieur. Unincident arriva, qui, sans porteratteinte à la tendresse de Simon,chassa tout sentiment fraternel ducœur de l’aîné de Souza.

Deux ans avant l’événement quenous avons rapporté aux précédentschapitres, dona Ximena, comtesse deCastelmelhor, quitta la cour de

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Lisbonne où sa présence n’était plusnécessaire, et vint rejoindre son mariau château de Vasconcellos. Elleamenait avec elle sa pupille donaInès de Cadaval.

Inès était belle, nous l’avons dit, etles grâces de son esprit surpassaientcelles de sa personne. La voir etl’aimer fut pour les deux frères unemême chose. Tous deux, par desmotifs différents, se firent mystèrel’un à l’autre de ce sentimentnouveau.

Simon, timide, et poussant d’ailleursla délicatesse jusqu’au scrupule,aurait cru profaner le secret de soncœur en lui donnant un confident ;

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Louis, devinant son frère et espérantle gagner de vitesse, voulait éloignertoute pensée de rivalité, afind’épargner à ses propres démarchesune surveillance jalouse etintéressée.

Il advint que ses calculs furentdéjoués. Dona Inès préféra Simon, àqui elle fut promise par fiançaillessolennelles, dans la chapelle duchâteau de Vasconcellos. Dès lorsune inimitié sourde germa et granditdans le cœur de dom Louis. Il entraitdans son désir d’épouser Inès uneforte dose de calcul. C’était uneimmense fortune que lui enlevait lesuccès de Simon, et il n’était pas

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homme à pardonner cela. Vaincu dece côté, mais non sans espoir, car,après tout, le mariage n’était pointencore célébré, il tourna ses penséesvers l’ambition et se posa ceproblème ; trouver le chemin le pluscourt pour arriver à la puissance.

La santé du vieux comtes’affaiblissait de jour en jour. Lemoment approchait rapidement oùles deux frères, libres de leursactions, pourraient choisir et leurplace et leur rôle sur le théâtre de lavie. Jusqu’alors la volonté de Jean deSouza les avait tenus confinés àVasconcellos ; mais avec le comtedevait mourir toute autorité qui pût

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les y retenir encore.

Louis n’ignorait rien de tout cela etagissait en conséquence. Ils’informait et se tenait, autant quepossible, au courant de tout ce qui sepassait à la cour. Avec un nomcomme le sien, de l’adresse et del’audace, ce n’était pas, pensait-il,une mince fortune que celle quil’attendait sous un prince ducaractère d’Alfonse VI. Un obstaclese présentait : Conti, cet homme dupeuple que le hasard et la folie dusouverain avaient fait grandseigneur. Louis se demandalongtemps s’il lui faudrait le servirou le combattre. Son naturel

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cauteleux lui fournit la réponse àcette question : il résolut de letromper.

Malheureusement, il n’attendit paslongtemps l’occasion de mettre àprofit ce résultat de ses réflexions.La maladie du comte traînait depuisbien des mois en longueur, mais unecrise survint et précipita ledénouement.

Une nuit, les deux frères furentréveillés par des cris d’alarme.

– Le comte se meurt ! disait-on dansle château. Louis et Simon seprécipitèrent dans la chambre de leurpère. Le comte avait quitté son lit et

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s’était assis dans un antique fauteuilaux armes de Souza, auquel latradition prêtait le funèbre privilèged’avoir reçu les derniers soupirs detous les chefs de cette illustremaison, depuis l’Espagnol Ruy deSouza, qui vint de Castille au tempsdu roi Pelage.

Il était pâle et sans mouvement ; lamort pesait déjà sur son front. Lacomtesse, agenouillée près de luipleurait et priait ; le chapelain duchâteau récitait à l’oreille dumourant le suprême adieu de l’âmechrétienne à la terre. Les deux frèress’agenouillèrent parmi les serviteurs,et quand le prêtre eût prononcé le

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dernier verset de l’oraison mortuaire,ils s’approchèrent à leur tour. Leurprésence parut ranimer le vieillarddont les yeux retrouvèrent uneétincelle de vie.

– Adieu, madame, dit-il à lacomtesse. Avant de mourir, Dieu medonnera, j’espère, la forced’accomplir un devoir, et il faut nousséparer.

Dona Ximena voulut protester.

– Il faut nous séparer, vous dis-je ;mes instants sont courts et comptés.Adieu ! Puissiez-vous être heureuseen cette vie et dans l’autre autant quevous le méritez !

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La comtesse déposa un baiser sur lamain déjà froide de celui qui avaitété le bonheur de sa vie et se retiralentement. Sur un signe, lesserviteurs et les gentilshommes ducomte firent de même.

– Mon père, dit le vieillard auchapelain, vous reviendrez tout àl’heure ; je vous appellerai pourmourir. Laissez-nous.

Quand le prêtre eut quitté lachambre, Jean de Souza resta seulavec ses fils, qui s’agenouillèrent àses côtés. Le vieillard les considéraun instant l’un après l’autre commesi la mort eût donné à son regard lapuissance de lire jusqu’au fond de

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leur âme.

– Sois prudent, dit-il à Simon. – Soisvaillant, dit-il à Louis.

Puis, fermant les yeux et recueillantses esprits :

– Vous êtes jeunes, poursuivit-il : unvaste avenir s’ouvre devant vous. Jevous laisse le nom de Souza tel queme le légua mon père, intact etglorieux. Si l’un de vous le souillaitjamais… mais c’est impossible ! Il y adix ans que j’ai quitté la cour,croyant n’y pouvoir demeurer sansforfaire à ma conscience. Peut-êtreeus-je tort. Le devoir d’un citoyen estde travailler toujours, même

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lorsqu’il sait que son labeur doit êtreinutile. Réparez ma faute, mes fils, sije commis une faute. Le Portugal esten danger : il a besoin de tous sesenfants. Allez à Lisbonne.

Il y a là, dit-on, un misérable valetqui est plus puissant qu’un grandseigneur. Cet homme exploite lafaiblesse du roi. Ecrasez cet indignefavori, mais sauvez le roi !

Sauvez le roi, le roi, entendez-vous,quoi qu’il advienne : souffrez pourlui, mourez pour lui !

La voix du vieillard vibrait commeaux jours de sa vigueur. Son regardbrillait d’un éclat étrange. Il s’était

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redressé sur l’antique fauteuil où sesancêtres, avant lui, avaient dictésans doute leurs derniers ordres àleur famille ; car les Souza nesavaient point mourir dans leur lit :pour rendre l’âme, il leur fallait unchamp de bataille ou ce siègetraditionnel. Les deux jeunes gensl’écoutaient tête baissée et les larmesaux yeux. Louis sentait, à ces graveset nobles paroles, tout ce qu’il yavait en lui de bon sang remontervers son cœur. Simon faisait toutbas, d’avance, le serment d’obéir àson père.

Le comte reprit :

– Des traîtres vous diront : Je suis

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tout-puissant, aide-moi, et tupartageras ma puissance ; fermezl’oreille, dom Louis. Des faux sagesviendront ensuite : Le roi estincapable, diront-ils, le roi ne peutrien pour le bonheur, pour la gloiredu Portugal ; Simon, tu as pour tonpays un ardent amour, n’écoute pasces conseils perfides. Soyez tousdeux fidèles, loyaux, inébranlables :souvenez-vous que vous êtes Souza.

Comte de Castelmelhor ! – Louistressaillit et se leva, – et vous domSimon de Vasconcellos ! posez vosmains sur mon cœur, qui dansquelques instants ne battra plus, etjurez de combattre les traîtres qui

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entourent le trône d’Alfonse VI.

– Je le jure ! dirent en même tempsles deux frères.

– Jurez encore de veiller sur le roi, deprotéger le roi, fut-ce au péril devotre vie.

– Je le jure, dit faiblement domLouis.

– Puisse Dieu me fournir bientôtl’occasion d’accomplir mon serment,s’écria Simon avec enthousiasme : jele jure !

– Et moi je vous bénis, mes chersenfants, murmura Jean de Souza,dont la voix s’affaiblit tout à coup,

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comme si la mort eût mesuré audevoir qu’il voulait accomplir sescourts instants de répit.

– Mon père, mon bien-aimé père !sanglota Simon en couvrant sa mainde baisers.

– Adieu, Simon, dit encore le comte,tu seras loyal. Adieu, dom Louis, jeprie Dieu que vous le soyez. Qu’onfasse venir mon chapelain, j’en ai finiavec les choses de ce monde.

Une demi-heure après, le vieux comten’était plus. En exécution de sesordres, sa veuve et ses deux filspartirent le mois suivant pourLisbonne avec dona Inès de Cadaval.

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L’impression qu’avait faite sur lecœur de dom Louis la vue de sonpère mourant fut courte et inefficace.Le jour même de son arrivée àLisbonne, avant même d’êtreprésenté au roi, il alla offrir seshommages à Conti, et tâcha desonder le caractère et lesdispositions de cet homme. Ildécouvrit sans peine que son plusardent désir était de se rattacher lesnoms de vieille et véritable noblesse.Il triompha en son cœur à cettedécouverte qui doublait tout d’uncoup ses chances de réussite en luidonnant dès l’abord un moyend’entrer en négociations avec le

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favori.

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L

VI – LE ROI

e lendemain de bonneheure, le jeune comte deCastelmelhor et Simon deVasconcellos montèrent àcheval pour se rendre aupalais d’Alcantara, où

Henri de Moura Telles, marquis deSaldanha, cousin de leur mère, devaitles présenter au roi. Ils traversèrentla ville, suivis du nombreux cortège

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de gentilshommes qui convenait àleur fortune et à leur naissance. Lepeuple s’arrêtait sur leur passage,disant qu’on n’avait point vu depuislongtemps deux jeunes seigneurs desi galante tournure, ni deux frères siparfaitement ressemblants.

– Ce sont les jumeaux de Souza,répétait-on de toute part, les fils duvieux Castelmelhor qui s’exilaautrefois par haine des Anglaismaudits : Dieu veuille que les enfantsaient le cœur de leur père !

Au bout du faubourg d’Alcantara,leur escorte trouva le chemin barrépar une litière sans armoiries, quitenait toute la largeur de la porte.

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Les gentilshommes de Castelmelhorréclamèrent passage en déclinant,suivant l’usage, les noms et titres deleur maître. Une voix grondeuserépondit du fond de la litière :

– Au diable Castelmelhor, Castelreal,Castelbanal et tout autre hidalgo quiajoute à son nom celui de sa masure !ma litière ne bougera pas d’unpouce… Je sais un manant quis’appelait Rodrigue, ni plus ni moinsque ce beau dogue que m’a donnéeM. de Montaigu, comte de Sandwich,et à l’heure qu’il est, ce manant se ditduc ou comte, ou marquis… que sais-je ?… de Castel-Rodrigo… c’est très-plaisant ! ma litière ne bougera pas

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d’un pouce.

– Voici un obstiné coquin, s’écriaSimon de Vasconcellos ; poussez salitière de côté ?

– Oui-dà mon jeune coq ! dit la voix.Ceux qui voudront y mettre la maintrouveront peut-être que la litière estbien trop lourde pour la pouvoirpousser de côté… Pour en revenir àce comte, ou marquis, ou duc,quelque chose comme cela, de Castel-Rodrigo, je l’ai exilé à Terceire, parceque son nom me déplaisait.

Le cadet de Souza avait mis pied àterre. Il se pencha à la portière de lachaise.

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– Seigneur, dit-il, qui que vous soyez,ne vous attirez point, par votre faute,une méchante affaire. Nous voulonspasser, nous passerons, et surl’heure.

– Mon épée, Castro ! mes pistolets,Ménèses ! cria la voix qui tremblaitde colère. Par Bacchus ! nous allonspourfendre ces traîtres ! Quen’avons-nous seulement ici notrecher Conti et une douzaine dechevaliers du Firmament !… C’estégal, en avant !

La litière s’ouvrit à ces mots, et unpâle jeune homme sortit enchancelant et en boitant. A peinedehors, il fit feu de ses deux

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pistolets, qui ne blessèrent personne,et se précipita l’épée nue surl’escorte de Castelmelhor.

– Le roi ! Le roi ! ne frappez pas leroi ! crièrent en même temps Castro,Sébastien de Ménèses et Jean Cabralde Barros, l’un des quatre grandsprévôts de la cour, qui sortaient à lafois de la litière royale.

Il était temps, Simon avait déjà faitsauter d’un revers l’épée d’Alfonsede Bragance, et lui criait dedemander merci.

Les trois seigneurs, compagnons duroi, s’élancèrent pour le relever, etSimon, rempli d’un étonnement

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douloureux à la vue du tristemaniaque qui tenait le sceptreportugais, se découvrit, croisa lesbras sur sa poitrine et baissa lesyeux. Castelmelhor mitprécipitamment pied à terre et tombaaux genoux du roi.

– Que votre Majesté venge sur moi lecrime de mon frère, dit-il avec unetristesse hypocrite, en présentant auroi son épée par la poignée.

– Ne suis-je point mort, Cabral ?demanda Alfonse. Sébastien deMénèses, tu seras pendu, mon ami,pour n’avoir point été quérir lemédecin du palais… Cà, comptonsnos blessures.

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– Votre Majesté n’en a point reçu,j’espère, dit Cabral de Barros.

– Crois-tu ? Je pensais que ce jeunerustre m’avait passé son épée autravers du corps. Puisqu’il en estautrement, tant mieux ! Poursuivonsnotre route vers Alcantara.

– Sire… voulut dire Castelmelhor.

– Que veux-tu ? Est-ce toi qui nousas désarmé ?

– A Dieu ne plaise !

– C’est donc ton frère ! Comment lenomme-t-on ? car, vous autreshidalgos, vous prenez des habitudesprincières ; il ne vous suffit plus

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d’un nom pour une famille. C’esttrès-plaisant !

– Je me nomme dom Simon deVasconcellos et Souza, dit Simonavec respect.

– Que disais-je ? en voilà un qui adeux noms pour lui seul ! c’est très-plaisant. Eh bien, dom Simon deVasconcellos, etc., je t’ordonne de neplus jamais te montrer à mes yeux.Va !

– Quant à vous, seigneur comte,poursuivit Alfonse, vous noussemblez agir avec le respectconvenable ; nous vous pardonnonsd’être frère de ce paysan mal appris,

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et nous prierons, Conti, notre chercamarade, de s’occuper de vous.Aimez-vous les courses de taureaux ?

– Plus que tout autre chose aumonde, sire.

– En vérité ! c’est comme nous. Ehbien, comte, tu nous plais ; remonte àcheval et suis-nous.

Castelmelhor obéit aussitôt et n’osamême pas jeter un regard sur sonfrère qui s’éloignait lentement dansla direction opposée.

– Sois prudent, m’avait dit mon père,pensait Simon, et voilà qu’en deuxjours je m’attire la haine du roi etcelle de son favori, sans parler de

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cette conspiration bourgeoise dont jeme suis fait étourdiment le chef.Pour Conti, c’est bien, je ne merepens pas, mais le roi !… hélas !pouvais-je penser que ce malheureuxprince poussât jusqu’à ce point lafolie ? Pouvais-je penser qu’il setrouvât des serviteurs assez lâchespour l’aider en de semblableséquipées ? Et mon frère, mon frère,qui m’a publiquement abandonné !Tant mieux ! la volonté de mon pèresera rigoureusement accomplie :pour le roi, si pauvre homme que soitle roi, je souffre et je travaille ; pourlui, je mourrai, s’il le faut !

Tout en rêvant ainsi, le cadet de

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Souza, dans lequel nos lecteurs ontreconnu depuis longtemps l’ouvrierdrapier de la veille, s’enfonçait sousles bosquets touffus qui, dans lahaute ville, bordent le cours du Tage.Des pensées consolantes vinrentfaire trêve à son chagrin ; il se voyaitl’époux d’Inès de Cadaval, sa bellefiancée, qu’il aimait et qui répondaità son amour.

– Au moins, se disait-il, rien ne peutm’arracher cet espoir ; elle mesoutiendra dans ma vie d’obscurdévouement, elle m’encouragera auxheures de faiblesse, elle mecomprendra et saura, si je meurs à latâche, ce qu’il y eut en moi de loyal

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courage et de complète abnégation.Que m’importe, si d’autres insultentà ma mémoire ?…

Le roi, cependant, avait repris lechemin d’Alcantara, enchanté de sonaventure, et se promettant de laraconter en détail à Conti.

En arrivant au palais, il demanda,comme c’était son habitude lorsqu’ilétait de belle humeur, son dogueRodrigue et l’infant dom Pedro sonfrère.

– Sire, lui dit l’huissier de sachambre, le secrétaire de voscommandements demande les ordresde Votre Majesté.

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– Mes ordres ? Je lui ordonne de neme les plus demander, réponditAlfonse, il m’ennuie. Vous verrez,seigneur comte, ajouta-t-il ens’adressant à Castelmelhor, que cedogue Rodrigo est un bel animal. J’aivoulu le tuer l’autre jour parce qu’ilboitait de la façon du monde la plusdisgracieuse. Je n’aime pas lesboiteux : ils ont l’air de se moquer demoi. Mais j’ai réfléchi, et, à l’heurequ’il est, je donnerais de bon cœurl’Alentejo et quelque autre chose,pour ne me point séparer deRodrigue. Conti en est jaloux.

Castelmelhor s’inclinait et souriait,ce qui, dit-on, avec un roi bavard est

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la plus spirituelle manière desoutenir la conversation. Par unesorte d’instinct que possèdent lesgens nés pour la cour, il se sentaitgrandir dans les bonnes grâces duroi, et apprenait à chaque mot de sonmaître quelque secret pour s’insinuerdavantage. Alfonse avait passé sonbras sous le sien ; ils traversèrentensemble la longue galerie quiconduisait aux appartements privés.

– Sur mon âme, seigneur comte,s’écria tout à coup le roi, toi ou moi,nous boitons, c’est révoltant. Voyez !

Castelmelhor rougit. Le roi, par suitede l’accident dont nous avons parlé,ne pouvait faire un pas sans imiter

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les mouvements d’une embarcationtourmentée par le roulis. Le momentétait souverainement périlleux pourun courtisan novice.

– Votre Majesté, répondit enfinCastelmelhor, vient de me direqu’elle déteste les boiteux. Dois-jelui avouer après cela ?…

– Tu boîtes ?… Allons, mon mignon,je te sais gré de ta franchise. Ce doitêtre une vie fâcheuse que celle d’unboiteux ; mais tout le monde ne peutressembler au beau Narcisse, et, àtout prendre, pour un boiteux, tun’es pas encore trop mal tourné.

C’était grande pitié de voir ce pauvre

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enfant malingre, étique, presquedifforme, parler ainsi à l’un des pluscharmants cavaliers qu’eût vus lacour de Lisbonne ; mais s’il setrompait grossièrement, il le faisaitde bonne foi : ses courtisans étaientparvenus à lui persuader qu’il était,au physique comme au moral, l’idéalde la perfection humaine.Castelmelhor se hâta de s’humilierdevant la supériorité prétendue deson souverain.

– La beauté, murmura-t-il, est à saplace sur un trône, et ce serait unacte déloyal que d’envier à son roiles dons précieux que le ciel lui adépartis.

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– Mes seigneurs, s’écria le roi en seretournant vers la foule desgentilshommes qui l’attendaient à laporte de ses appartements, Bacchusm’est témoin que ce petit boiteux quevoilà a plus d’esprit à lui seul quetoutes vos épaisses cervelles réunies.Si mon très-cher Conti ne le fait pasassassiner avant huit jours, il pourrabien lui voler sa place… Vous pouvezbaiser notre main, seigneur comte.

Et Alfonse, avec un atome de cettedignité qui ne peut entièrementabandonner les rois, congédia lenouveau courtisan.

Dom Louis avait besoin de seremettre : au lieu donc de continuer à

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faire antichambre, il voulut gagnerles jardins pour recueillir ses idées.En se retournant, il aperçut Conti,dont l’œil fixé sur lui avait uneexpression de dépit jaloux et hostile.Castelmelhor avait, infuse, la sciencede la vie de cour. Il poussa droit aufavori, le salua fortrespectueusement, et dit :

– Plairait-il au seigneur deVintimiglia de m’accorder un instantd’audience ?

– Pas à présent, répondit sèchementConti.

– Je l’entends ainsi, réponditCastelmelhor, qui s’inclina de

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nouveau jusqu’à terre, mais dont lavoix s’affermit et prit une nuance defierté ; dans une heure, j’attendraiVotre Seigneurie dans telle partie dujardin qu’Elle lui plaira dem’indiquer.

Conti étonné de ce changement,releva son œil sur le jeune comte, quisoutint ce regard avec hauteur.

– Et si je ne voulais pas vousaccorder ce rendez-vous, mon jeuneseigneur ? demanda le favori.

– Je n’en solliciterais pas un second.

– En vérité ?

– Je suis l’aîné de Souza, seigneur

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Conti.

– Et comte de Castelmelhor, je lesais. Moi je ne suis qu’un pauvregentilhomme ; mais le roi m’a faitchevalier-maître du Christ,gouverneur de l’Algarve, et présidentde la cour des Vingt-Quatre.

– Ce que le roi mineur a fait, la reinerégente pourrait le défaire.

– Elle n’oserait.

– Il ne faut point compter, seigneurde Vintimiglia, sur la faiblesse d’unefemme qui a conquis un trône.

Mais on nous observe. Où dois-jevous attendre dans une heure ?

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– Au bosquet d’Apollon, dit Conti ;j’y serai.

Castelmelhor fit aussitôt sarévérence et se rendit aux jardins dupalais.

– En un jour, gagner l’oreille du roiet celle du favori ! se disaient lescourtisans étonnés. Malpeste ! cecampagnard en sait plus long quenous !

q

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C

VII – MEPRISES

onti, inquiet etpréoccupé, avait traverséla foule des courtisansqui attendaient le bonplaisir du roi, et passé leseuil des appartements,

où il avait à toute heure ses entrées.

– Enfin, je puis joindre VotreExcellence, s’écria Macarone, qui, encostume de garde du palais, faisait

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faction dans l’antichambreintérieure.

– Que me veux-tu ? dit rudementConti.

– Je veux gagner les quatre centspistoles que m’a promises VotreMunificence, répondit le Padouan.

– Tu m’apportes le nom que je t’aidemandé ?

– J’ai eu de la peine, bien de la peineet j’espère que Votre Excellence merécompensera tout comme si madécouverte n’était pas inutile…

– Inutile ? répéta Conti.

– En ce sens qu’elle vient trop tard,

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puisque vous savez le nom de notrehomme aussi bien que moi.

– Je ne te comprends pas.

– Me suis-je trompé ? tant mieux ! Ilme semblait pourtant que VotreExcellence s’entretenait tout àl’heure avec le jeune comte deCastelmelhor ?

– Eh bien ?

– Vous ne l’avez pas reconnu ?demanda le Padouan avec unétonnement véritable.

– Reconnu, qui ? le comte ! s’écriaConti. Tu es fou…

– Ma foi, dit froidement l’Italien,

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Votre Excellence a peu de mémoire !Et si un homme m’avait fait à moi,qui ne suis qu’un pauvre diable, unemarque semblable à celle qui décorevotre visage…

– Pas un mot de plus, sur ta vie !murmura Conti, qui pâlit de colèreau souvenir de la scène de la veille.Puis il ajouta, comme en se parlant àlui-même : Le comte ! ce serait lecomte !… Au fait, lorsque j’aperçusla figure de cet audacieux inconnu, ilme sembla reconnaître vaguement…Oui, je me souviens à présent, c’étaitbien lui !

Au lieu d’entrer chez le roi, Conti semit à arpenter l’antichambre à

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grands pas. Plus il réfléchissait, plusil se perdait dans l’explication de cefait étrange ; dans quel butCastelmelhor avait-il pris cedéguisement ? pourquoi cette insultegratuite et sanglante à lui, Conti, queredoutaient les plus puissants ? Etencore, l’insulte une fois admise,pourquoi cette demande d’entrevue,dans une heure, aux jardins dupalais ?

– Ce fou d’Alfonse a dit vrai,prononça-t-il si bas que le Padouanne put l’entendre. Si je laisse vivrecet enfant, il me perdra… Je ne lui endonnerai pas le temps !

Il vint se poser en face d’Ascanio

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Macarone et le toisa quelquesinstants en silence.

– Tu es un espion adroit, dit-il enfin ;es-tu un spadassin sans peur ?

– A Florence, répondit le Padouanqui mit le poing sur la hanche, j’aiservi le marquis de Santafiore, lequelavait un grand nombre de cohéritierset cinq procès : j’ai tué cinq cavaliersen quatre mois, et j’ai quitté la villepour éviter le gibet. A Parme, où jeme retirai, la comtesse Aldea Ritti medonna mille piastres pour assassinerun sien cousin qui ne voulait pasl’épouser. En France, j’ai été valet deM. le duc de Beaufort ; mais là, lesgens se défendent, et le métier est

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trop dangereux. Je suis venu àLisbonne en passant par l’Espagne,où chemin faisant, j’ai envoyé enl’autre monde un jeune fat d’oydorqui voulait devenir le gendre d’unalcade malgré ce digne magistrat. Jen’ai rien fait encore en Portugal, etsuis l’humble valet de VotreExcellence.

Macarone, à ces derniers mots,s’inclina profondément, retroussa samoustache et caressa la garde de salongue rapière.

– C’est bien, dit Conti, qui ne puts’empêcher de sourire. Par mesnobles ancêtres ! si tu manies aussidextrement de moitié l’épée que la

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langue, tu dois être un merveilleuxserviteur. J’aurai besoin de toi, peut-être. Ne quitte pas cette place ; etdans une heure tu recevras mesordres.

Le favori tourna le dos ; Macaroneattendit une seconde, espéranttoujours qu’il mettrait la main à lapoche ; mais voyant qu’il n’en faisaitrien, il s’élança sur les pas de Contiet saisit sa main qu’il baisa avectransport.

– Je remercie le hasard, s’écria-t-il,qui m’a fait trouver un si noblemaître ! Corbac ! je ne me sens pas dejoie ! Quand vous me parliez, il mesemblait entendre la voix du

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généreux marquis de Santafiore, monancien patron ; je croyais sentirencore ma main pleine des beauxducats florentins de Sa Seigneurie !

A ce trait, Conti se dérida tout à fait.

– Tu es un rusé coquin, dit-il. Tiens,prends cet à-compte. Si je suiscontent de toi, tu ne regretteras ni lemarquis de Santafiore, ni la comtesseRitti, ni même M. le duc de Beaufort,qui fait trop bien ses affaires lui-même pour avoir besoin d’unmaraud de ta sorte.

Il jeta sa bourse, et Macarone lasaisit à la volée. Quand le favori eutquitté l’antichambre, Macarone se

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mit à inventorier le contenu de labourse.

– Deux, quatre, six, murmura-t-il enfaisant glisser les pistoles dans samain ; décidément, ce fils de manantme traite un peu trop sanscérémonie… Huit, dix, douze,quatorze… on dirait qu’il oublie qu’ilparle à un bon gentilhomme… seize,dix-huit… je l’en ferai souvenir !…vingt… Vingt pistoles seulement ! depar tous les diables ! il n’y a qu’unenfant de boutique pour s’imaginerqu’on puisse être insolent à si bonmarché ! Oh ! oh ! vous changerez defaçons, mon maître, ou loin de tuerCastelmelhor pour votre compte, je

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pourrais bien vous tuer pour lecompte de Castelmelhor.

Le Padouan serra la bourse et repritsa faction.

Le palais d’Alcantara, bâti auxportes de Lisbonne, au milieu duquinzième siècle par Alfonse,surnommé l’Africain à cause de sesnombreuses victoires sur les Maures,était célèbre pour la magnificence deses jardins. Jean IV, après saréintégration au trône de ses pères,les avait restaurés et embellis aupoint que les poètes du temps, racepeu nombreuse en Portugal, maisd’autant plus emphatique, pouvaient

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les comparer, sans tropd’exagération, aux fameux jardinsdes Hespérides et autres parterresmythologiques. Suivant la coutumedu temps, ils étaient ornés d’unegrande profusion de divinitéspaïennes ; le bosquet d’Apollon, lieuassigné pour le rendez-vous deCastelmelhor et de Conti, empruntaitson nom à un groupe représentant ledieu de la poésie, muni de sa lyre, etentouré des neuf inévitables sœurs.

Longtemps avant que l’heure se fûtécoulée, on aurait pu voir le jeunecomte errer autour de ce bosquet. Ilmarchait rapidement et à passaccadés, comme absorbé par ses

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méditations.

Sa préoccupation n’était point sansmotif. Ce rendez-vous donné ouplutôt imposé au favori, était unesorte de défi qu’il fallait soutenir àtout prix. Mais comment ? Nouveauvenu de la veille, sans autre appui àla cour que la bienveillance fortuited’un roi imbécile et qui, à ce momentpeut-être, l’avait oublié déjà, quefaire contre un homme assis dèslongtemps à la première place etrésolu sans doute à ne reculer devantaucun moyen pour se maintenir auposte brillant qu’il avait conquis !

Aussi Castelmelhor ne prétendait-ilpoint déclarer la guerre avant d’avoir

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proposé la paix. Son esprit,froidement réfléchi et audacieux à lafois, comprenait qu’il manquait à cefavori plébéien l’appui et l’amitiéd’un grand seigneur de naissance, et,sur cette chance, il jetait hardimenttous ses espoirs d’avenir. Il ne sedissimulait nullement ce qu’avait deprécaire la base de ses espérances,mais en suivant la route battue, il eûttrouvé Conti toujours sur sonchemin. Il lui aurait fallu attendrelongtemps peut-être, ou se résigner àtenir un rang secondaire : or, cetorgueilleux enfant qui foulaitdédaigneusement et avec réflexionsous ses pieds les rigides vertus de

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sa race, avait conservé entière dansson cœur l’indomptable fierté desSouza. Il pouvait souffrir un rival, engardant l’arrière-pensée de lerenverser, mais il ne voulait point desupérieur.

Il avait mûrement et longtempsbalancé les inconvénients et lesavantages de cette démarche. Cen’était point un partage qu’ilcomptait offrir à Conti. Quelqueprécieuse que pût être pour le favoril’alliance d’un Souza, Castelmelhorcomprenait qu’il est tel bien qu’onn’aliène à aucun prix. Il avait sonprojet, qui, en apparence, ne pouvaitfaire ombrage à Conti, et qui,

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néanmoins, mis à exécution, devaitfaire de lui, Castelmelhor, l’homme leplus puissant de Portugal après leroi, si fortune incalculable, hautenaissance, talent et audace réunissont une source certaine depuissance. Ce projet, il est vrai,détruisait d’un seul coup le bonheurde Vasconcellos, son frère : maisqu’importe le bonheur d’un frère àl’homme que possède la soif deparvenir !

Telles étaient les pensées de l’aîné deSouza, qui, plein de crainte etd’impatience à la fois, comptait lesminutes en attendant l’heure del’entrevue. Tandis qu’il tourmentait

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sa cervelle afin de préparer quelqueargument nouveau pour le combat deruses qui se préparait, le hasard luiforgeait une arme puissante et surlaquelle il n’avait pu compter jusque-là.

Balthazar, ce trompette de lapatrouille, que nous avons vu jouerun rôle dans l’assemblée des métiersde Lisbonne à l’auberge d’Alcantara,n’avait point renoncé à ses entréesau palais, bien qu’il eût abdiqué sadignité de clairon des Fanfarons duroi. Sa femme occupait un petitemploi d’intérieur ; il s’étaitdépouillé des signes distinctifs de sanouvelle profession, et se promenait

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dans les jardins, guettant le momentfavorable pour s’introduire au palaiset arriver jusqu’à sa moitié.

Au détour d’une allée, il se trouvaface à face avec Castelmelhor.L’ancien trompette se découvrit à lavue d’un gentilhomme, et allaitpasser son chemin, lorsque son œilrencontra par hasard le regard dujeune comte. Il poussa uneexclamation de surprise.

– Le seigneur Simon en costume decour ! se dit-il. Allons, j’en étais sûr.L’ouvrier drapier d’hier avait beaufaire ; il ne me donnait point lechange : j’avais deviné sous sonpourpoint de drap l’homme habitué à

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porter la soie et les dentelles… Maisque fait-il ici ?

Balthazar revint sur ses pas et alla seplacer au milieu de la route quesuivait Castelmelhor.

– Salut à notre vaillant général ! dit-il.

Castelmelhor leva les yeux, et voyantun inconnu, tourna le dos avechumeur.

– Holà ! seigneur Simon, repritBalthazar en le suivant, vous nem’échapperez pas ainsi. Cet habitbrodé a-t-il fait de vous un autrehomme ? ou quelques heures desommeil ont-elles suffi à vous ôter

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mémoire de vos amis de la veille ?

Au nom de Simon, le comte avaittressailli. Ce n’était pas la premièrefois qu’on le prenait pour son frère ;il n’eut donc pas de peine à retenirun léger mouvement de surprise, etse retourna vers Balthazar ensouriant.

– Ta m’as donc reconnu, mon brave ?dit-il.

– Mon gentilhomme, s’écria gaiementBalthazar, ce n’est pas à moi qu’onen passe ! Et d’abord, depuis quandles ouvriers drapiers portent-ils deschiffons de cette sorte ?

Il tira de son sein le mouchoir du

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cadet de Souza, et l’agita au-dessusde sa tête d’un air de triomphe.Castelmelhor n’avait garde decomprendre ; il reconnaissait labroderie du mouchoir de son frère,mais comment ce mouchoir setrouvait-il au pouvoir de ce rustre ?Sans savoir où le mènerait lemanège, un peu par curiosité etbeaucoup par habitude dedissimulation, il résolut d’accepter lerôle que lui offrait le hasard, de nepoint se faire reconnaître.

– Ah ! tu as gardé mon mouchoir ?demanda-t-il.

– Et je le garderai toujours, domSimon ! c’est un gage entre vous et

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moi, entre le grand seigneur et lepauvre homme, un gage qui me dira,si je venais à l’oublier, qu’il est aumonde un noble qui a eu pitié d’unvilain. Et croyez-moi, en sauvant lavie à ce noble, le vilain n’a puacquitter encore qu’une faible partiede sa dette !

– Peste ! pensa dom Louis, ce bravegarçon m’a sauvé la vie !… où diablemon frère a-t-il été se fourrer !

– Je suis heureux de vous avoirrencontré, reprit Balthazar. C’est uneentreprise dangereuse que celle oùvous vous êtes engagé. Conti a lebras long, et ceux qui l’ont attaquéjusqu’ici sont morts.

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Dom Louis était tout oreilles. Cesderniers mots, qui se rapportaientparfaitement à sa propre situation,contenaient un terrible pronostic ; ilpâlit.

– Qui t’a dit que je m’attaquais àConti ? demanda-t-il vivement.

Puis, se souvenant de son rôle, il sehâta d’ajouter :

– Vois si je suis prudent ; j’ai pu medéfier un instant de toi !

– Oui, prononça lentementBalthazar, vous êtes prudentaujourd’hui, mais vous ne l’étiez pashier : il me semble voir en vousd’autres changements que celui du

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costume. Que m’importe ? Le dangerest grand, je le répète, car le favori ades stylets bien affilés à son service,mais nous sommes nombreux, nous,et nous vous avons juré obéissance.Si vous vous hâtez de frapper, lesautres tiendront leur serment ; quevous vous hâtiez ou non, moi jetiendrai le mien, et puisse Dieupermettre que le jour où le poignardde l’assassin menacera votrepoitrine, Balthazar soit là pourmettre son sein entre le poignard etvous !

Castelmelhor écoutait, plongé dansune muette stupeur. Il comprenaitvaguement, maintenant, qu’une

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conspiration s’ourdissait dansl’ombre contre le favori, et que sonfrère était le chef de cetteconspiration.

– En deux jours ! se disait-il avec uneinexprimable surprise. Dom Simonn’a pas perdu son temps, et il mefaudra courir si je veux le gagner devitesse ! Mon brave ami, reprit-il ens’adressant à Balthazar, je suistouché de ton dévouement ; sois sûrqu’il sera généreusementrécompensé. En attendant que jepuisse faire mieux, voici pour leservice que tu me rendis hier…

Le comte avait tiré sa bourse et latendait à Balthazar. Celui-ci se recula

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brusquement ; puis revenant d’unsaut, il mit la main sur l’épaule deCastelmelhor et le regarda en face. Lerésultat de cet examen ne se fit pasattendre.

Balthazar, doué d’une forceextraordinaire, saisit le comte à bras-le-corps et le terrassa comme il eûtfait d’un enfant ; puis, appuyant songenou sur sa poitrine :

– De l’or ! murmura-t-il ; dom Simonne m’aurait pas offert de l’or ! Quies-tu ?

Et avant que dom Louis eût le tempsde lui répondre, il mit la main sousses vêtements et en sortit un long

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poignard.

– Ecoute, dit-il, si tu n’avais que monsecret, je te le pardonnerais peut-être ; mais tu m’as volé celui de domSimon, il faut recommander ton âmeà Dieu.

– Quoi ! tu m’assassinerais ainsi,dans le jardin du palais ! voulut direCastelmelhor.

– Pourquoi pas ? répliquafroidement le trompette. Fais taprière !

Il y avait un calme effrayant sur lafigure de Balthazar. Dom Louis se vitperdu.

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– Mais, malheureux, dit-il avecdésespoir, je suis son frère, le frèrede Simon de Vasconcellos.

– Simon de Vasconcellos ! répétaBalthazar, le fils du noble comte deCastelmelhor ! Oh ! tu dis vrai, sansdoute en lui donnant ce nom ; telpère, tel fils ; mais toi, toi, son frère !toi, l’aîné de Souza… Tu mens !

Il leva son poignard. Dom Louis étaitbrave, mais cette mort indigne etobscure l’épouvanta.

– Pitié ! pitié ! cria-t-il d’une voixdéchirante ; au nom de mon frère,pitié !

Balthazar passa la main sur son

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front d’un air égaré.

– Son frère ! murmura-t-il ; moi,répandre le sang de son frère ! Et sije laisse vivre cet homme, qui merépond de lui ! Que faire, que faire,mon Dieu ?

– Tiens, regarde, et vois si je mens !reprit Castelmelhor en montrant sonanneau, connais-tu l’écusson deSouza ?

– Non, dit Balthazar, mais tonblason ressemble en effet à labroderie du mouchoir de dom Simon.Relevez-vous, seigneur, je ne voustuerai pas… pas aujourd’hui. Je nevous demande pas même serment de

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ne rien révéler de ce que vous venezd’apprendre, car en l’apprenant, vousavez manqué à l’honneur, et je necroirais pas à votre serment. Mais jeveille sur vous, et si jamais vouspoussiez l’infamie jusqu’à trahirvotre frère, nous nous reverrions,seigneur, une fois, une seule fois,face à face, comme aujourd’hui, et,sur l’âme de mon père, dom Simonserait vengé !

Balthazar lâcha prise et s’éloignalentement.

Comme il disparaissait sous l’ombred’un massif, dom Louis vit s’avancer,du côté opposé, le seigneur Conti deVintimille, escorté, suivant son

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habitude, d’une douzaine deFanfarons du roi, habillés en gardesdu palais.

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L

VIII – L’ENTREVUE

e comte de Castelmelhoreût désiré avoir quelquesinstants pour se recueilliraprès ce rude assaut ;mais il ne put faire autrechose que d’aller à la

rencontre de Conti qui s’approchaitrapidement. Le favori venait depasser une demi-heure avec le roi ; ilavait pu voir qu’Alfonse était plus

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soumis que jamais à son influence, etce fut d’un air dédaigneux et plein desuffisance qu’il aborda l’aîné deSouza.

– Mon jeune seigneur, lui dit-il, bienque je donne communément audienceà ceux qui veulent m’entretenir dansmes appartements, et non ailleurs, ilm’est venu fantaisie de ne pointrefuser cette entrevue que vousm’avez demandée assezcavalièrement ce matin. Parlez donc,mais soyez bref ; je vous écoute.

– Seigneur de Vintimille, réponditCastelmelhor du même ton, bien quej’aie pour coutume de ne pointm’aboucher, avec d’autres gens que

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ceux de ma sorte, il m’est venufantaisie de vous assigner cetteentrevue que vous avez failli refuserce matin. Soyez en repos, je seraibref, parce que je n’ai pas de temps àperdre.

– C’est une gageure ? s’écria Conti enriant ; vous avez voulu voir jusqu’oùpouvait aller ma patience.

– J’ai voulu vous dire, seigneur, quevous marchiez sur une planchesuspendue au-dessus d’un précipice,et qu’un geste de moi, (Castelmelhorfrappa du pied,) pourrait briser laplanche et vous lancer dans l’abîme.

– Est-ce tout mon jeune maître ?

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demanda Conti, qui ne puts’empêcher de frémir derrière soncalme affecté.

Castelmelhor garda un instant lesilence. Il avait rapidement changédans sa tête son ordre de bataille. Lesecret qu’il venait de découvrir luifournissait une réserve puissante, etc’était maintenant par la crainte qu’ilvoulait agir sur le favori.

– Non, ce n’est pas tout, dit-ilfroidement. Ce que j’ai à vouscommuniquer, nulle autre oreille quela vôtre ne doit l’entendre. Faiteséloigner ces hommes.

– Je crois savoir, comte de

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Castelmelhor, répondit Vintimille,qui le confondait toujours avec sonfrère, et voulait faire allusion à lascène de la place ; je crois savoir quevotre épée est leste à sortir dufourreau. Ces hommes ne mequitteront pas.

Dom Louis laissa errer sur sa lèvreun sourire de mépris et dénoua leceinturon de son épée, qu’il jeta auloin dans le parterre.

– Faites éloigner vos hommes,répéta-t-il.

Sur un geste de Conti, les Fanfaronsdu roi se retirèrent à distance.

– Maintenant, écoutez, reprit

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Castelmelhor, et n’interrompez pas.Vous avez pour vous l’aveugleaffection d’Alfonse VI, c’estbeaucoup ; mais vous avez contrevous la haine de la noblesse et dupeuple : c’est davantage. Un motprononcé devant la reine mère peutvous perdre, parce que la reine mèrea l’amour du peuple et le respect desnobles ; ma mère, dona Ximena, estl’amie de Louise de Guzman : ce mot,si je veux, sera prononcé demain.

– Et si je veux, moi, dit Conti, dansune heure !…

– Je vous avais dit de ne me pointinterrompre : tâchez, désormais, devous en souvenir. La noblesse, de

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son côté, n’attend qu’un signal pourse ruer sur vous. Ce signal, s’il estdonné par moi, sera entendu ; cartout bon gentilhomme aime etrespecte le sang de Souza à l’égal decelui de Bragance. D’un autre côtéencore, le peuple… ne souriez pas,seigneur de Vintimille, c’est ici que ledanger est menaçant et certain : lepeuple conspire.

– Je le sais.

– Vous croyez le savoir. Vous pensezqu’il s’agit ici de quelquetumultueuse assemblée où unecentaine de bourgeois couards secotisent pour mettre en action lafable d’Esope et crient : A mort le

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tyran ! sans qu’il se trouve un seulconjuré assez brave pour exécutercette dérisoire sentence ? Vous voustrompez, seigneur de Vintimille. Lefabuliste n’aurait point trouvématière à raillerie dans laconspiration dont je vous parle, carcette conspiration a une tête pourdélibérer, et un bras pour agir. Latête…

– C’est vous, interrompit Conti.

– Non, pas moi, dit avec calmeCastelmelhor, mais un plusredoutable. Le bras, c’est un brasrobuste, seigneur de Vintimille ; etquand ce bras tiendra le poignardlevé sur vous, comme tout à l’heure il

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le tenait sur moi, un décuple rang devos grotesques chevaliers ne sauraitpas garder votre poitrine !

Conti répliqua :

– Vous avez dit vrai, seigneur comte,sauf en un point. C’est vous qui êtesle chef de cette conspiration : commetel, vous méritez de mourir et vousmourrez. Quand vous serez mort, laconspiration tombera d’elle-même,car le bras ne frappe plus quand latête a été tranchée.

Castelmelhor hésita. L’erreur deConti était évidente ; mais commentla lui faire apercevoir ?

– Vous ne dites plus rien ? reprit le

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favori. Croyez-moi, ce n’est pas àvotre âge qu’il faut jouer sa tête surces chances compliquées desintrigues de cour où se perdl’expérience des vieillards.

– Je me tais, repartit enfin l’aîné deSouza, parce que je réfléchis quel’erreur ou l’entêtement d’un hommepeut déjouer les plans les mieuxcombinés. Je vous tiens, seigneur deVintimille ; vous ne pouvezm’échapper qu’en vous perdantvous-même, et vous allez vous perdreen croyant vous sauver. Je n’ai plusqu’un mot à dire, écoutez encore :cette conspiration, je l’ignorais il y aune heure ; je l’ai découverte, au

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péril de ma vie, ici même, car elle estvaste et ses agents vous entourent. Sije meurs, l’association verra en moiun martyr. Demain, ce soir peut-être,je serai vengé ; si vous m’aviez cru,au contraire, vous auriez vaincu laconspiration du peuple, dominé lanoblesse et bravé le pouvoir de lareine mère.

Il y avait dans la voix du jeune comteune fermeté calme qui ne permettaitpas de mettre en doute la vérité deses paroles. Conti semblait indécis,Castelmelhor se sentit assuré de lavictoire.

– Y aurait-il méprise ? pensait lefavori, et ne serait-ce point lui qu’a

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suivi le Padouan ?… Seigneur comte,poursuivit-il tout haut, quel âge aSimon de Vasconcellos, votre frère !

– Mon âge.

– On dit que vous vous ressemblezde visage ?…

– Au point que vous avez pris, je ledevine, Simon de Vasconcellos pourle comte de Castelmelhor, seigneurde Vintimille.

– C’est donc lui qui est le chef ?…

– Je puis vous le dire maintenant, caril ne restera point à votre merci.Enfin, nous nous entendons, n’est-cepas ? faisons donc nos conditions.

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Vous êtes en mon pouvoir, vous lesavez ; je pourrais vous demander lamoitié de votre faveur et de voshonneurs pour rançon, ce ne seraitpas trop… mais je tiens à sauver domSimon, et n’exige de vous qu’unordre du roi qui commande à donaInès de Cadaval de me prendre pourépoux.

– Et nous serons amis ? dit vivementVintimille.

– Non pas… nous serons alliés. Vouspourrez vous appuyer sur moi pourregagner la noblesse, et vous tenirassuré que la reine mère n’entendrapoint parler de vous. Quant à laconspiration, je m’en charge, s’il

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vous plaît.

– Cependant…

– J’y tiens. Dom Simon sera envoyésain et sauf au château deVasconcellos, où il restera jusqu’ànouvel ordre en exil. Et maintenant,regagnons le palais, et vous me direzen chemin pourquoi vous m’avezforcé de quitter mon épée.

– Cher comte, s’écria le favori, vousm’y faites songer ; je vous dois à cesujet réparation.

En tâchant de se donner les façons dela courtoisie chevaleresque, Contidétacha le ceinturon de sa riche épéeet voulut l’attacher au côté de

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Castelmelhor ; mais celui-ci esquivacet honneur douteux, et courantramasser sa rapière, il boucla sonceinturon en disant :

– Il y a trois cents ans, seigneur deVintimille, que Diego deVasconcellos, mon aïeul, conquitcette arme sur les infidèles… Vous neme dites pas ce que vous a fait l’épéede mon frère ?

Le front du favori se rembrunit.

– Votre frère, dit-il, m’a outragépubliquement.

– C’est un noble et audacieux enfant,pensa Castelmelhor dont un soupirsouleva la poitrine. Il se souvient,

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lui, des dernières paroles de notrepère ! Et comment vous a-t-iloutragé ? ajouta-t-il tout haut.

– Par mes ancêtres ! s’écria Contifurieux, il m’a appelé fils de boucher.

– Il faut lui pardonner, seigneur deVintimille, dit Castelmelhor avec unméchant sourire ; peut-être nesavait-il point les autres titres de cedigne homme.

Un éclair de haine illumina le regardde Conti, qui s’inclinacérémonieusement en murmurant :

– J’aurais sans doute mauvaisegrâce, seigneur comte, à ne pointaccepter cette excuse, et je vous en

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suis reconnaissant autant que je ledois.

Ils montaient le perron du palais.

L’étonnement des courtisans fut aucomble en voyant l’aîné de Souzas’appuyer familièrement sur le brasdu favori. Le roi lui-même fut uninstant frappé de cette circonstance.

– Voici, dit-il, notre très-cher Contiqui prend son successeur en croupede peur de le perdre en chemin. C’esttrès-plaisant.

Puis, s’adressant aux courtisans :

– Messieurs, je vous engage à gagnerl’amitié de ce bambin de comte, il me

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plaît, et j’exile… voyons, qui exilerai-je ? j’exile dom Pedro da Cunha, quiboîte, pour nommer le petit comtegentilhomme de ma chambre.Séverin, vous en expédierez ce soirles provisions. Dom Louis de Souza,nous vous donnons licence de baisernotre main royale.

Conti s’efforça de sourire etcomplimenta gauchement le nouveaudignitaire. Les autres courtisans seconfondirent en félicitationsexagérées. Castelmelhor coucha aupalais cette nuit.

En traversant l’antichambre pourgagner son appartement, Contitrouva le beau cavalier de Padoue qui

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l’attendait de pied ferme.

– Misérable coupe-jarret, lui dit-il, jete chasse !

– Je n’ai pas bien compris VotreExcellence, balbutia Macarone ; elle adit ?…

– Je te chasse !

– Votre Excellence n’y songe pas…commençait Macarone.

Mais Conti ne l’entendait plus. Sansfaire attention au lieu où il était, il sefrappait le front avec un dépitdésespéré.

– Qui donc me vengera de ceCastelmelhor ! murmurait-il.

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Le Padouan s’approcha doucement.

– Est-il à l’épreuve de ceci ?demanda-t-il en montrant à demi unstylet italien d’une longueurdémesurée.

– Le tuer ? dit Conti en se parlant àlui-même, non ; mais le tromper etme servir de lui…

– Je puis donner un bon conseil toutaussi bien que frapper un bon coup,insinua l’Italien, qui remit son styletdans sa manche.

– Peut-être ! s’écria Conti : tu m’asl’air d’un coquin adroit ; tu vaspenser pour moi cette nuit.

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Et saisissant le bras du Padouan, illui raconta son entrevue avecCastelmelhor et la promesse qu’il luiavait faite d’un ordre du roi pourforcer la jeune héritière de Cadaval àlui donner sa main.

– L’ordre est expédié déjà, continua-t-il, ainsi qu’un autre queCastelmelhor m’a égalementextorqué.

– Est-elle bien riche, cette belleenfant ? demanda Macarone.

– Assez riche pour acheter la moitiéde Lisbonne.

– Alors, vous avez bien fait…

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– Tu railles, je crois ! une foispossesseur de cette fortune,Castelmelhor sera tout puissant.

– Votre Excellence ne me laisse pointfinir. Vous avez bien fait de donnercet ordre, mais il faut en empêcherl’exécution.

– Comment ?

– Attendez donc !… Il y aurait mieuxque cela !… Je veux mille pistolespour le conseil que je vais donner àVotre Excellence.

– Tu les auras… parle.

– Avec les trois cent soixante-quinzeque Votre Excellence me doit, cela

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fera treize cent soixante-quinze… ouquatorze cents, afin d’éviter lesfractions.

– Ton conseil, drôle ! ton conseil !

– Voilà !… il faut épouser vous-même la jeune héritière de Cadaval.

Conti bondit sur son siège à cetteidée. Ce mariage avec Inès Pereira luidonnait des droits au duché deCadaval ; il devenait d’un même couple plus haut seigneur et le plus richegentilhomme de la cour de Portugal.

– Ascanio ! s’écria-t-il d’une voixtremblante ; si tu me donnes unmoyen de réaliser cet espoir, je tepromets ton poids en or !

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– Marché conclu, dit Macarone. J’aimon idée ; je vais y réfléchir… et mepeser.

Il prit congé de Son Excellence pourse livrer à cette importanteoccupation.

Il est bon de dire au lecteur, avant declore ce chapitre, qu’au moment oùfinissait l’entrevue de Castelmelhoret de Conti, dans le bosquetd’Apollon, Balthazar avait montré àdemi sa large carrure derrière lastatue du dieu. Il était parvenu àgagner ce poste en s’aidant desbranches d’un chêne-liége quiprojetait ses rameaux autour dugroupe mythologique, et de là il avait

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assisté à l’entretien. Renonçant àvoir sa femme ce jour là, il seprécipita sur la route de Lisbonne, etne s’arrêta qu’aux portes de l’hôtelde Souza.

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D

IX – DONA XIMENADE SOUZA

ona Ximena et Inès deCadaval, sa pupille,étaient seules dans unsalon de l’hôtel deSouza. La noble veuvetenait entre ses mains un

livre de prières, à fermoirs d’or, etinterrompait de temps à autre salecture pour admirer les miniatures

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délicates dont quelque peintreexcellent et inconnu avait chargé lesmarges. Inès brodait une écharpe develours, aux couleurs deVasconcellos. Elle était assise prèsd’une fenêtre, et son regard setournait bien souvent vers la porteextérieure de l’hôtel, qui ouvrait sesdeux battants au bout d’une vastecour pavée en dalles de granit.

Le salon où se trouvaient les deuxdames, avait comme le reste del’hôtel, un aspect antique et toutseigneurial. On reconnaissait là cettefière maison qui prétendait faireremonter sa généalogie aux temps dela domination carthaginoise, et

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comptait parmi ses ancêtres, enremontant les siècles, des chefsibères, des princes visigoths, des roisde Castille, d’Aragon et de Portugal.

Tout autour de la pièce régnait uncordon de ces portraits de famille,dont l’étrange beauté fut le secretdes peintres de l’école espagnole. Aumilieu, vis-à-vis de la porte d’entrée,s’élevait un trophée d’armes où lalance chevaleresque se croisait avecl’épée à deux mains, la zagaie et lecimeterre contourné des Maures deGrenade.

La tapisserie, en cuir de Cordoue,représentait, gravées, en or, sur unfond bleu obscur, des joutes, des

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fêtes et des batailles rangées. Audessus de chaque personnage, onvoyait son nom et son écu. Lespanneaux de cette magnifique tentureétaient séparés par des colonnettesen demi-relief supportantalternativement la croix du Christ etcelle qu’on voit aux armoiries deBragance. Aux deux côtés de la pièce,deux larges cheminées, quesurmontaient des glaces de Veniseaux capricieux encadrements, étaientchargées de ces bizarres figures deporcelaine chinoise qui de nos jours,atteignent un prix fabuleux, et quel’immense commerce des Portugaisleur permettait de se procurer

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aisément. Un grand lustre de Bragad’une couleur unique, mais éclatante,complétaient l’ornement de cettepièce.

Dona Ximena avait déposé son livrede prières et regardait Inès avec unetendresse de mère.

– En ce moment, dit-elle, comme sielle eût été sûre que la pensée d’Inèscorrespondait à la sienne, en cemoment ils sont auprès de saMajesté.

– Dieu veuille que le roi les reçoiveselon leurs mérites, murmura lajeune fille.

Puis elle ajouta plus bas encore :

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– Dom Simon gagnera le cœur de SaMajesté.

Dona Ximena l’entendit, et unsourire maternel dérida la tristesseaccoutumée de son visage.

– Dom Simon ? répéta-t-elle enfaisant un signe de caressanteraillerie.

– Et dom Louis, s’empressa d’ajouterInès, dont une délicate rougeur vintcolorer la joue.

– Oh ! ne t’en défends pas, ma fille,reprit dona Ximena d’un ton grave etmélancolique ; que son nom vienneaprès celui de Dieu, le premier à talèvre : Je voudrais vous voir unis

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déjà. Le ciel a permis qu’un règnedésastreux suivit en Portugal une èrede bonheur et de gloire : ceux quisont jeunes auront sans doute unevie pleine d’amertume ; mais tu aurasdu moins, toi, le bras et le cœur d’unépoux pour te protéger et t’aimer.

– Un bras vaillant, un cœur loyal, ditInès en relevant la tête avec fierté ;vienne le malheur, je ne le craindraipas, madame !

– J’étais ainsi autrefois, repritencore dona Ximena ; nous nousaimions, Souza et moi, comme vousvous aimerez, mes enfants, d’unetendresse légitime et pure. Je fusheureuse… oh ! bien heureuse !

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Maintenant Dieu m’a repris monnoble Castelmelhor, je suis veuve etje pleure.

Des larmes emplissaient en effet lesyeux de Dona Ximena : mais bientôtsa force d’âme reprit le dessus, et cefut d’un ton ferme qu’ellepoursuivit :

– A cette heure, le marquis deSalhanda, notre cousin, doit les avoirprésentés au roi. Je ne sais, mais jetremble. On fait de ce jeune prince desi déplorables portraits. Simon estimpétueux…

– Ne craignez rien pour lui, ma mère,interrompit Inès ; il est impétueux,

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mais il est si passionnément dévouéà dom Alfonse de Portugal, son roilégitime ! Croyez-moi, mon cœur nepeut me tromper : nous allons lerevoir heureux et fier…

Elle n’acheva pas ; une pâleurmortelle couvrit tout à coup sonfront, et sa main se posa sur soncœur pour en comprimer lesbattements précipités.

– Le voici, murmura-t-elle.

La comtesse se leva aussitôt et sepencha à la fenêtre.

Simon de Vasconcellos venait depasser le seuil de l’hôtel. Il traversaitla cour à pas lents et la tête baissée.

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Un désespoir morne se lisait dans sacontenance. Les deux dames leregardèrent en silence : la comtessefronça le sourcil ; Inès joignit lesmains et leva les yeux au ciel. Aprèsune minute d’attente, la porte dusalon s’ouvrit, et Simon entra.

– Pourquoi ce retour si prompt,Vasconcellos ? demanda la comtesse.

– Madame, répondit Simon d’unevoix étouffée, pour soutenirl’honneur du nom de Souza, il nevous reste plus qu’un fils : j’aiencouru la disgrâce du roi.

Ximena prit un visage sévère.

– En effet, dit-elle, celui-là seul sera

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mon fils qui gardera pour sonsouverain respect et amour.

– Ma mère, ne voyez-vous pas qu’ilsouffre ? voulut dire Inès.

Mais la comtesse lui imposa silenced’un geste, et continua d’une voixsolennelle :

– En l’absence de l’aîné de Souza, j’aile droit de vous interroger et je suisvotre juge. Quelle faute avez-vouscommise, Simon de Vasconcellos ?

Le jeune homme se recueillit uninstant et raconta la scèned’Alcantara, en atténuant autant quepossible les torts du roi. Les deuxdames l’interrompirent plusieurs fois

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par des exclamations de surprise etde douleur. Quand il eut fini, Inèsprit la main de dona Ximena.

– Je savais bien, moi, dit-elle, qu’iln’était que malheureux !

Simon tourna vers elle un regardplein de reconnaissance et detendresse. La comtesse gardait lesilence.

– Et Castelmelhor, demanda-t-elleenfin tout à coup, qu’a-t-il dit ?

– Mon frère a suivi le roi au palais,répondit Simon.

– Peut-être a-t-il bien fait, pensa touthaut la comtesse, et pourtant, à son

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âge, baiser la main de l’homme quivient d’insulter un frère !

– Cet homme est le roi, madame,interrompit Vasconcellos.

– Tu as raison ; j’ai tort… mais,vous-même, dom Simon, pourriez-vous pardonner à Sa Majesté ?

– Pardonner au roi ! s’écriaVasconcellos avec un étonnement quipeignait mieux que toute parole saloyauté naïve et sans borne ;pardonner au roi, dites-vous ? Je suisà lui, madame, à lui jusqu’à la mort !

Inès regardait son fiancé avecadmiration ; un subit enthousiasmeéclaira le visage de la comtesse.

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– Oh ! tu es bien son fils, toi ! dit-elleen ouvrant ses bras, et que Jean, monépoux, serait fier de t’entendre !

Simon tomba dans les bras de samère. Ce souvenir soudain de sonpère mort, jeté au travers de sadouleur récente, amollit son cœur etamena une larme à ses yeux.

– Senhora, dit-il à Inès en serelevant, ce matin j’avais un brillantavenir ; la vie se montrait à moipleine de promesses de gloire et defortune ; j’étais digne peut-être deprétendre à votre main. Ce soir, jesuis un pauvre gentilhomme destinéà traîner loin de la cour une existenceobscure et inutile. Je suis moins que

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cela, car j’ai fait un serment, et, pourmoi, le jour du péril approche. Vousaviez promis d’être, la femme dubrillant seigneur : le pauvregentilhomme n’aura point la lâchetéde se prévaloir de cette promesse.

Vasconcellos s’arrêta ; il sentait saforce l’abandonner, et s’appuya audossier d’un siège pour attendre laréponse d’Inès.

– Madame !… ma mère ! s’écria celle-ci dont la voix s’étouffait sous sessanglots, vous l’avez entendu ! Suis-je donc si bas tombée à vos yeux,Vasconcellos ? Que vous ai-je faitpour m’attirer cet outrage ? Oh !savais-je moi, ce que c’était que cet

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avenir dont vous me parlez ? et siparfois j’y pensais, était-ce pour unautre que pour vous ?… Mais parlez-lui donc, madame ! Dites-lui qu’il estinjuste et cruel : dites-lui que s’ilvoulait repousser ma main, il fallaitqu’il le fît hier ; et qu’aujourd’hui, enle voyant souffrir, j’ai le droit derefuser la parole qu’il veut merendre, et de rester malgré lui safiancée !

Inès s’était mise à genoux et pressaitles mains de la comtesse. Celle-ciregardait alternativement la jeunefille et Simon, qui, succombant à sonémotion, avait perdu la parole etsemblait prêt à défaillir.

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– Vous êtes faits l’un pour l’autre,dit-elle enfin ; Inès, je te remercie,chère fille. Depuis longtemps moncœur n’avait point goûté tant dejoie ; et toi, Vasconcellos, rendsgrâce à Dieu, car il t’a envoyé unegrande consolation.

Simon s’approcha et porta la maind’Inès à ses lèvres. Celle-ci pritd’abord un visage irrité ; mais,souriant tout à coup à travers seslarmes, elle cacha sa rougeur dans lesein de dona Ximena.

– Il faut nous hâter, mes enfants,reprit cette dernière ; les mauvaisjours commencent pour nous. Quisait quels obstacles pourraient, plus

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tard, s’opposer à votre union ?Demain, vous serez mariés.

– Demain ! répéta Inès effrayée.

– Demain ! s’écria Vasconcellos avectransport.

– Demain, dit derrière lui une voixbasse et rude, il sera trop tard !

Les deux dames poussèrent un cri deterreur, et Vasconcellos se retournaen portant la main sur son épée.Balthazar était debout, immobile surle seuil de la porte.

– Toi, ici ! s’écria Simon qui lereconnut aussitôt. Qu’y a-t-il ?

– Il y a, répondit tristement

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Balthazar, que je vous ai trahi et jeveux tâcher de vous sauver. Après,vous me tuerez si vous voulez.

– Quel est cet homme, et que veut-ildire ? demanda la comtesse.

– Madame, dit Vasconcellos, je vousai confié naguère que je fis unserment au lit de mort de mon père.Ce serment, vous ne pouvezconnaître son objet. Cet hommem’était étranger hier ; en échanged’un léger service, il m’a déjà sauvéla vie. Ce qu’il veut me dire doit êtreun secret pour tous.

La comtesse prit la main d’Inès et sedirigea vers la porte. Sur le seuil elle

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se retourna :

– Je prie Dieu qu’il favorise vosprojets, Vasconcellos, dit-elle, carvos projets ne peuvent être que ceuxd’un fidèle sujet du roi.

– Au nom du ciel, qu’est-il arrivé !demanda Simon, dès qu’il fut seulavec Balthazar.

– Je vous l’ai dit, répondit celui-ci,Conti sait tout, et cela par ma faute !Il sait que vous êtes notre chef, il saitque c’est vous qui l’avez insulté hier.Si j’en avais su moi-même davantage,Conti ne l’eût pas ignoré…

– Qui a pu te porter à me trahir ?

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– Le hasard et l’envie que j’avais devous servir. J’ai pris pour vous lecomte de Castelmelhor, votre frère ;je lui ai parlé comme j’aurais fait àvous-même. Le comte est plus finque moi : il me laissait dire, si bienque j’ai tout dit…

– C’est un malheur ; mais deCastelmelhor à Conti, il y a loin, monbrave, dit Simon avec confiance.

– Pas plus loin, mon jeune seigneur,que de ma bouche à votre oreille ence moment.

– Oserais-tu prétendre ?…

– Oh ! votre frère a fait sesréserves… Vous ne serez pas tué,

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dom Simon. Votre frère a stipuléqu’on se contenterait de votre exil.

– Mais tu mens ou tu te trompes,Balthazar ! C’est folie à moi det’écouter plus longtemps.

– Vous m’écouterez pourtant,Vasconcellos, dit Balthazar en semettant entre la porte et le cadet deSouza ; dussé-je employer la force,vous m’écouterez ! et je réparerai lemal que j’ai fait.

Simon se résigna, il prit un siège ;Balthazar vint se poser devant lui.

– Vous l’aimez bien, n’est-ce pas,cette noble enfant qui était à la placeoù vous êtes assis maintenant ?

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reprit-il d’un ton timide et presque àvoix basse. Oh ! c’est là en effet lafemme que doit choisir un hommecomme vous, seigneur ; son front purreflète la pureté de son âme, et ladouce fierté de son regard dit tout cequ’il y a de vertu dans son cœur. Jela chéris dom Simon, parce que vousl’aimez, et je donnerais ma vie pourépargner une larme à ce grand œilnoir qui tout à l’heure se reposait survous avec tendresse.

– C’est de l’enthousiasme, cela, ditVasconcellos en souriant.

– C’est de la démence, plutôt. Depuishier, je me suis dit cela bien des fois,seigneur ; mais, que voulez-vous ! je

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vous aime comme si vous étiez à lafois, mon maître et mon fils. Votrefrère souriait aussi quand, le prenantpour vous, je lui parlais de mondévouement… Ne souriez plus domSimon ; cela vous fait ressemblertrop à ce Castelmelhor !

– Parlons sérieusement, en effet, ditle jeune homme, et souviens-toi degarder envers mon frère le respectconvenable.

– Nous reviendrons tout à l’heure àvotre frère, seigneur. Il s’agitmaintenant de dona Inès de Cadavalqui, dans quelques heures,auparavant peut-être, va vous êtreenlevée.

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– Inès enlevée ! s’écria Vasconcellosen pâlissant. Cet homme me rendrafou… Par pitié, Balthazar, explique-toi !

– Ne devinez-vous donc pas ce quime reste à vous dire ? Votre frèreconvoite ardemment son immensefortune. Il a révélé votre nom àConti.

– Mon frère, un Souza !… c’estimpossible.

– Pour prix de sa trahison,poursuivit lentement Balthazar,Conti lui a promis un ordre du roiqui doit mettre entre ses mainsl’héritière de Cadaval : j’étais

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présent au marché.

– Toi… tu as vu, tu as entendu cela !

– Je l’ai vu, je l’ai entendu.

Vasconcellos resta comme anéanti. Ilvoulait croire à l’innocence de sonfrère, mais l’assurance de Balthazarle confondait.

– Et maintenant, seigneur, reprit cedernier, il n’y a pas de temps àperdre ; il faut, quand les gens du roivont venir, qu’ils ne trouvent plus iciInès de Cadaval, mais Inès deVasconcellos y Cadaval, votrefemme.

– Je te crois, je suis forcé de te

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croire, dit Simon en baissant la tête,car ce conseil est celui d’un ami…Oh ! Castelmelhor, Castelmelhor !

– Ce n’est pas le moment de gémir,seigneur ; vous avez, Dieu merci !assez de besogne. Tout de suite,après la cérémonie, il vous faudraprendre la fuite.

– A quoi bon ?

– Ne vous ai-je pas dit que votrefrère dans sa clémence a obtenucontre vous un ordre d’exil ? Or,vous savez comment les agents deConti exécutent ces sortes desentences, vous serez saisi et conduità votre terre comme un criminel.

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– Et il faut que je reste à Lisbonne,car j’y ai un devoir à remplir ! Tu asencore raison, Balthazar. Merci ! queDieu pardonne à mon frère.

Une heure après cette entrevue, toutétait en grand émoi à l’hôtel deSouza. Simon, sans révéler à sa mèrela honteuse conduite deCastelmelhor, lui avait fait connaîtrequ’un péril prochain le menaçait lui-même et qu’il fallait que le mariagefut célébré sur-le-champ. Samalheureuse aventure de la ported’Alcantara et la folle colère du roimotivaient suffisamment d’ailleurscette mesure. Inès avait consenti, ets’était retirée pour prier.

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La comtesse, Balthazar, Vasconcelloset le chanoine-doyen de Notre-Damede Grâce, qu’on avait mandé a ceteffet, attendaient au salon. Dans lachapelle tout était disposé pour lacérémonie.

Inès parut enfin, appuyée sur sesfemmes, pâle et si émue, que le brasde ses caméristes avait peine à lasoutenir. A ce moment même, ungrand bruit se fit dans la cour del’hôtel qui, en un clin d’œil, futremplie de cavaliers.

– Hâtons-nous ! s’écria Simon.

– Il n’est plus temps, dit Balthazar,et il faut fuir.

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– Quoi !… l’abandonner ici, sansprotection… Jamais !

– Il faut fuir, vous dis-je ; les coupe-jarrets du favori montent ; ils sont àvingt pas.

– Qu’ils viennent ! s’écria le jeunehomme en tirant son épée.

On frappa à la porte du salon et unevoix dit :

– Ouvrez, au nom du roi !

– Y a-t-il une autre sortie ? demandaBalthazar à la comtesse.

– Cette porte masquée donne sur lesjardins de l’hôtel.

– Il faut fuir ! répéta une troisième

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fois Balthazar.

Et, saisissant Vasconcellos, ill’enleva de terre et l’emporta dansses bras malgré sa résistance, commesi c’eût été un enfant.

Sur un ordre de la comtesse, lacamériste d’Inès ouvrit la porte, etManuel Antunez, l’âme damnée dufavori, entra escorté de ses cavaliers.Il jeta son regard autour de la salle etparut déconcerté de n’y point voirVasconcellos. Il n’y avait là qu’Inèsévanouie, le prêtre de Notre-Dame deGrâce et dona Ximena de Souza.

– Qui vous amène ? demanda cettedernière, qui avait recouvré sa

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contenance hautaine et intrépide.

– Un ordre de Sa Majesté, réponditAntunez en dépliant un parcheminscellé du sceau d’Alfonse VI.

– S’il est un lieu où le bon plaisir deSa Majesté soit une loi sacrée, dit lacomtesse, c’est la demeure desSouza. Faites votre devoir, seigneur.

Antunez et ses chevaliers seregardèrent interdits.

– Senhora, reprit-il en hésitant, ils’agit de votre fils, dom Simon deVasconcellos, ceci est une sentenced’exil…

– Mon fils n’est point ici, seigneur.

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– On nous a devancés, murmuraAntunez.

Et le dépit lui rendant son insolence,il se couvrit et prit un siège.

La camériste donnait ses soins à Inèsde Cadaval, qui reprenait lentement.

– Seigneur, dit la comtesse avec uncalme méprisant, il y a plus deserviteurs dans la maison de feu monépoux qu’il n’en faudrait pour vousfaire tenir debout et découvert enprésence de sa veuve, mais jerespecte en vous le porteur d’unordre de Sa Majesté. Au lieu de vouschasser, je me retire.

Dona Ximena prit à ces mots la main

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d’Inès, qui se leva chancelante ets’appuya sur le bras du prêtre ; toustrois traversèrent la salle, Antunezles laissa gagner la porte ; mais aumoment où la comtesse allaitdisparaître, il se leva, se découvrit, etsaluant avec une humilitémoqueuse :

– A Dieu ne plaise, dit-il, que j’oubliemon devoir de cavalier envers vous,noble senhora ; mais puisque vousprofessez un si profond respect pourles ordres de Sa Majesté, veuillezprendre connaissance de celui-ci.

Il tendit un autre parchemin,également marqué du sceau du roi.C’était l’ordre intimé à dona Inès de

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Cadaval de donner sa main, dans ledélai d’un mois, à Louis deVasconcellos et Souza, comte deCastelmelhor.

Dona Ximena pâlit en lisant lespremières lignes : quand elle arrivaau nom de son fils aîné, le rouge del’indignation lui monta au visage.

– Dieu sauve le roi ! dit-elle enrepliant le parchemin. Je pense,seigneur, que votre mission estaccomplie ?

Antunez, subjugué par cette dignitécalme et à l’épreuve s’inclina sansmot dire et sortit.

– Allez, ma fille, allez, dit la

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comtesse, d’une voix entrecoupée ;suivez-la, mon père, je veux êtreseule.

Dès que dona Ximena fut seule, deuxlarmes, longtemps contenues,jaillirent de ses yeux. Elle se traîna,chancelante et s’appuyant auxmeubles, jusqu’au portrait de Jean deSouza, qui était un de ceux quipendaient aux lambris, et tomba sansforce sur ses genoux.

– Mon Dieu ! dit-elle, faites que je mesois trompée ! faites que le soupçonqui torture et brise mon âme n’aitd’autre fondement que mesinquiétudes de mère ! Mais non ! oh !non, ce n’est que trop vrai ! les

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réticences de Vasconcellos, lorsqu’ilvoulait hâter ce mariage, sonembarras lorsque j’ai voulul’interroger, tout me dit queCastelmelhor est indigne ! Simonn’osait m’apprendre cette honte ; soncœur généreux répugnait à accuserson frère !… son frère ! Ton fils, Jeande Souza, ajouta-t-elle avec violenceen regardant le portrait de son mari,celui qui porte ton nom et attache àson flanc ta noble épée ! ton fils estun mauvais frère et un déloyalgentilhomme !

Elle se leva et parcourut la salle àgrands pas.

– Et cet ordre du roi ! reprit-elle.

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Désobéir !… la veuve de Souzadésobéir au fils de Jean deBragance ! et cependant dois-jedépouiller Vasconcellos, le seulenfant qui me reste, de sa part debonheur sur cette terre ! Dois-jesouffrir que ma pupille soitsacrifiée ! Ils étaient si heureux cematin ! Elle est si pure, lui, si noble !leur union eût été si fortunée !… Quefaire, mon Dieu ! prenez pitié !

Tout à coup elle s’arrêta, et comme sisa prière eût été soudain exaucée,une expression de radieux espoiréclaira la pâleur de son visage.

– La reine ! dit-elle ; dona Louisegouverne encore, dona Louise a le

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sceau de Etat et porte la couronne !Cet ordre peut être révoqué par sonordre… Je vais aller me jeter auxgenoux de la reine qui m’aime et quinous sauvera !

q

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L

X – LE LEVER DUROI

e lendemain matin,Ascanio Macarone, le beaucavalier de Padoue, avaitmis la main surl’expédient qu’il cherchait.Il en fit part à Conti,

lequel accueillit son idée et lui donnanon pas son pesant d’or, mais untrès-notable à compte ; puis le

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Padouan sortit du palais et gagna laville afin de prendre les mesurespréliminaires qu’exigeait la mise àexécution de son plan.

– Votre Excellence, dit-il à Conti enle quittant, sera, grâce à moi, l’épouxde dona Inès et duc de Cadaval, par-dessus le marché, ce qui vous feracousin de Sa Majesté.

Nous retrouverons plus tardl’Italien, et le lecteur saura ce quec’était que son expédient.

En attendant, il nous faudra assisterau lever de ce roi, plus malheureuxencore que pervers, Alfonse VI, dePortugal, qui sans s’en douter, devait

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jouer un si grand rôle dans laréussite des desseins du ruséPadouan.

Il n’y avait, suivant le cérémonial dela cour de Lisbonne, personne dansla pièce où couchait le roi ; maiscette pièce donnait sur une vasteantichambre, dont la porte decommunication restait toujoursouverte, et où veillait chaque nuit undes gentilshommes ordinaires. Laporte extérieure était close ; audedans et au dehors étaient couchés,en travers deux gardes du palais.Cette coutume avait été introduitepar Jean IV, qui soupçonnait lesEspagnols de le vouloir faire

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assassiner. Au delà de cette porterégnait une salle d’armes, dont lesFanfarons du roi faisaient le service.

Alfonse VI dormait ; il faisait nuitencore. Le hasard avait voulu que cefut le tour de veille de dom Pedro daGunha, et Castelmelhor, sonsuccesseur, avait dû le remplacer. Lejeune comte se promenait de long enlarge et à pas lents dansl’antichambre. Il était pâle et défait,comme on l’est au sortir d’unelongue maladie. Etait-ce la joieimmodérée du succès, était-ce leremords qui avait ainsi pesé sur luidurant cette première nuit de veille ?Pas un instant le sommeil n’était

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venu solliciter sa paupière ; eût-il étédans son lit, il n’aurait point fermél’œil. La fièvre le brûlait et il rêvaittout haut comme un homme endélire.

– Attends pour méjuger, mon père,murmurait-il en jetant autour de luises regards égarés, ne me condamnepas sans m’entendre. J’ai fait unserment, je m’en souviens ; je letiendrai ! Qu’importe la manièredont je m’y prends pour le tenir ? Tuas dit : Veillez sur le roi, combattezle favori ; me voilà veillant au chevetdu roi, et quant au favori, je l’aicombattu et vaincu déjà… Je lecombattrai encore, je le vaincrai de

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nouveau… La ruse, dis-tu, n’est pasl’arme d’un gentilhomme ? Lameilleure arme, mon père, est cellequi remporte la victoire… Tuprononces le nom de mon frère !

Ici Castelmelhor s’arrêta et tendit lesdeux mains en avant, comme pourrepousser une vision obsédante.

– Mon frère ! continua-t-il, oui, je luiprends sa fiancée, c’est vrai, mais jelui rendrai sa fortune… Seigneur jevous en donne ma foi ; quand je seraigrand et puissant, le plus grand et leplus puissant de tous, j’appelleraiSimon près de moi, car je l’aime, et jeveux qu’il soit un jour si près dutrône qu’il n’y ait que moi entre le

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trône et lui.

– Qui ose parler dans l’antichambreroyale ? demanda tout à coup la voixgrondeuse et cassée d’Alfonse VI.

Castelmelhor s’éveilla violemment.La vision disparut, mais il resta aujeune comte une accablante fatiguede corps et d’âme.

– Gunha ! poursuivit le roi, Pedro da

Gunha, vieux boiteux ! j’ai failli êtreassassiné par les Maures de Tanger,et tu seras pendu mon ami !

Castelmelhor n’osait répondre. Cenom de Cunha était comme une suitede ce rêve plein de remords qu’ilvenait de subir, car c’était encore le

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nom d’une victime de son ambition.Le roi s’agita dans son lit, et repritd’une voix courroucée :

– Sommes-nous trahi, abandonné,jeté dans quelque palais désert etsans issue, ou bien courons-nous lemonde en mendiant notre paincomme fit, dit-on, le bon roi domSébastien, notre prédécesseur ?…Holà ! Pedro je vais lâcher sur toimon seul fidèle serviteur, le chienRodrigo, qui t’étranglera comme unmécréant que tu es !

Rodrigo, en entendant prononcer sonnom, se mit à hurler d’une façonmenaçante. Castelmelhor entra dansla chambre du roi.

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– Enfin ! s’écria celui-ci ; tu as eugrand’peur, n’est-ce pas, vieuxPedro ?… Par la croix de Bragance !il y a trahison ; vous n’êtes pasPedro da Cunha.

Dom Louis s’arrêta et fléchit legenou.

– Il a plu à Votre Majesté, dit-il, deme nommer hier gentilhomme de sachambre.

– Qui toi ?

– Louis de Souza, comte deCastelmelhor.

Le jour commençait à se faire.Alfonse mit sa main sur ses yeux,

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considéra un instant dom Louis, puispartit d’un bruyant éclat de rire.

– C’est ma foi vrai, dit-il, voilà cebambin de comte, et Vintimille, notreami de cœur, ne l’a pas encore faitassassiner. C’est très-plaisant… Ehbien, Castelmelhor, nous t’avionscomplètement oublié.

Il s’arrêta et reprit :

– Quel âge as-tu ?

– Dix-neuf ans, sire.

– Un an de plus que moi… tu n’es pasgrand pour ton âge. Sais-tu piquer untaureau ?

– Je puis l’apprendre.

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– Moi, je suis le plus brave picadorde Lisbonne. Sais-tu te battre ?

– Sire, je suis gentilhomme.

– Moi aussi, petit comte, mais je ne lerépète pas si souvent que vousautres… Il faut que je me batte avectoi, ce sera plaisant.

Et avant que Castelmelhor eût ouvertla bouche pour répondre, Alfonseavait passé son haut-de-chausses etsaisi une paire d’épées courtoisessuspendue à la muraille.

– En garde, seigneur comte, engarde ! s’écria-t-il bouillant d’uneimpatience enfantine. Une deux,parez !… à vous !

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Et Alfonse, après avoir poussé troisbottes extravagantes coup sur coup,se mit à son tour en défense.Castelmelhor fournit ses troispasses, et eut le bon esprit de ne pastoucher le roi.

– On dirait que tu me ménages ! ditcelui-ci en battant un appel de sonpied nu ; attends ! Parez quarte, etforcez donc le flanc… Touché ! Celas’appelle, bambin de comte, uneflanconnade. Tu ne te frotteras plus àmoi, n’est-ce pas ?

– Sans la rondelle, Votre Majestém’eût traversé de part en part ! ditCastelmelhor.

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– C’eût été plaisant.

Alfonse, grelottant de froid, se remitentre ses draps et comme le jour étaitlevé tout à fait, il ordonna à domLouis de faire ouvrir.

Les gentilshommes qui avaientlicence d’assister au lever du roientrèrent aussitôt. Conti marchait entête. Tous s’arrêtèrent à distance ; lefavori seul marcha jusqu’au lit dusouverain, dont il porta la main à seslèvres.

Il ne faut point s’attendre à ce quenous nommions ici les représentantsde cette belle noblesse portugaise dudix-septième siècle, qui ne le cédait à

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la noblesse d’aucun pays. Tout cequ’il y avait de grands seigneursétait pour ainsi dire exclu de lafamiliarité d’Alfonse VI. On nevoyait à sa cour ni Soto-Mayor, ni lechef de la maison de Castro, niVieyra da Sylva, ni Mello, ni Soure,ni Abrantès, ni da Costa, ni Saint-Vincent.

Ses courtisans étaient des bourgeoisanoblis ou des faux nobles, commeConti, ou bien encore quelques petitshidalgos faméliques qu’avait attirésl’espoir d’une fortune facile.

Le cadet de Castro, celui de Ménèseset une demi-douzaine d’autresauraient eu seuls le droit de figurer

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comme gentilshommes, au lever dufils de Jean IV.

Alfonse sentait fort bien cela, car ilavait des éclairs de sagacité dans safolie, et son esprit extravagantn’était pas dépourvu de finesse.Aussi n’épargnait-il point lesbrocarts à cette foule de seigneurs decontrebande, et il en était venu, parhabitude, à mépriser souverainementles titres de noblesse.

Conti, suivant sa coutume, accaparatout d’abord le roi et s’asseyant àson chevet, se mit à l’entretenir àvoix basse.

Pendant ce temps, les courtisans, qui

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flairaient la faveur naissante deCastelmelhor, l’accablaient deprévenances et d’offres de service.

Ce jour-là, Conti avait plus d’unechose à obtenir du roi. Un mot l’avaitfrappé surtout, dans ce que lui avaitdit la veille Castelmelhor : « Ce quele roi a fait, la reine peut le défaire. »C’était vrai, et c’était terrible pourun homme dont la précaire puissancereposait tout entière sur la faveurd’Alfonse.

– Que ferons-nous aujourd’hui, monami ? demanda ce dernier.

– Nous ferons un roi, sire, réponditConti en souriant.

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– Un roi ?… que veux-tu dire ?

– Votre Majesté est majeure, etpourtant le sceau de Etat n’est pointentre ses mains. Une autre mainporte, de fait, le sceptre, une autretête, la couronne. Vos bonsserviteurs, sire, s’affligent de cet étatde choses.

Alfonse garda le silence et ébauchaun bâillement.

– Qui sait, continua le favori, ce quipeut résulter de tout ceci ? La reineest rigide et n’approuve guère lesnobles passe-temps de VotreMajesté ; le prince dom Pierre, votrefrère, se fait homme ; il a su se

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concilier l’amour du peuple…

– Seigneur de Vintimille, interrompitle roi avec une sorte de sévérité,nous aimons dom Pedro, notre frère,nous respectons dona Louise deGuzman, notre royale mère. Parlezd’autre chose, s’il vous plaît.

Conti poussa un soupir hypocrite.

– Soit faite la volonté de VotreMajesté, murmura-t-il. Quoi qu’ilarrive, j’aurai du moins rempli ledevoir d’un fidèle serviteur, et jesaurai mourir en combattant le malque je n’aurai pu prévenir.

– Penses-tu donc qu’il y aitvéritablement péril ? dit le roi en se

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soulevant à demi.

– Je le crains, sire.

Alfonse se laissa retomber et fermales yeux.

– Pas moi, dit-il, mais tu m’ennuies.Apporte une feuille de parchemin etmon sceau privé. Je signerai enblanc, tu feras ce que tu voudras ;mais si la reine se plaint, tu seraspendu.

Conti leva sur le roi un regardétonné ; c’était la première foisqu’Alfonse lui faisait, à lui, cettemenace, si banale dans sa bouche àl’égard de tout autre.

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– Tu seras pendu, répéta le roi…Mais que ferons-nous aujourd’hui ?

– Il est arrivé hier soir quatretaureaux d’Espagne, sire.

– Bravo ! s’écria Alfonse en frappantdans ses mains ; voilà pour lajournée. Et ce soir.

– Il y a longtemps que Votre Majestén’a mené la grande chasse.

– Bravo, encore, bravo !… Entendez-vous ; messieurs ? Ce soir, grandechasse dans ma royale forêt deLisbonne où les taillis sont deshautes et solides maisons de pierre,et le gibier de bons bourgeois et leursbourgeoises. Mes habits, mes habits !

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ce sera une belle journée, mesfidèles… Conti, quoi qu’il advienne,tu ne seras pas pendu, nous tepermettons de baiser notre main. Oùest ce bambin de comte ?

Castelmelhor fit un pas vers le lit duroi.

– Nous te nommons, pour cette nuit,notre grand veneur petit comte.

Un imperceptible sourire vint froncerà ces mots les lèvres de Conti.

– Par mes nobles ancêtres !murmura-t-il ce nouveau grandveneur ne s’attend guère à la bêtequ’il forcera ce soir ! S’il plaît àVotre Majesté, ajouta-t-il tout haut,

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le seigneur comte n’est pas chevalierdu Firmament, et les règlementss’opposent…

– A cela ne tienne ! interrompit le roi.Sa réception aura lieu avant lachasse, et ce sera une joyeuseplaisanterie de plus.

Alfonse achevait de s’habiller. Contisortit un instant et revint aussitôt,portant lui-même le sceau royal etune feuille de parchemin. Le roi signaet scella ; il est douteux qu’il sesouvint de l’usage auquel son favoridestinait ce blanc-seing : quatretaureaux d’Espagne, une dérisoireparodie des anciens uschevaleresques, et une équipée

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nocturne, c’était assez de joie pourlui faire perdre le peu de raison quela nature lui avait siparcimonieusement départi.

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D

XI – ASCANIOMACARONEDELL’QUAMONDA

om Simon deVasconcellos, épuisé parles émotions du jourprécédent, avait dormid’un profond sommeil.Quand il s’éveilla, le

soleil était levé déjà depuis

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longtemps. Il ouvrit les yeux et crutrêver encore.

Des poutres noires et sales secroisaient au-dessus de sa tête ; ilapercevait le ciel à travers unecrevasse de la toiture. Autour de luise montraient des objets non moinsfaits pour exciter la surprise d’unhomme élevé jusque là au sein d’unemagnificence presque princière : unetable de bois à peine dégrossisoutenait des pots de terre et lesrestes d’un grossier repas ; à dix pasde lui, suspendu à un clou, sebalançait un tablier de cuir couvertde taches de sang, et de la besaceduquel sortait la longue lame d’un

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coutelas.

– Où suis-je ? murmura le fils deSouza en se frottant les yeux.

– Vous êtes auprès d’un serviteurdévoué, seigneur, répondit la rudevoix de Balthazar, qui se montra lui-même un instant après ; et c’est plusque ne peut dire Sa Majesté domAlfonse, dans son royal palais.

Simon fit effort pour se retrouverlui-même, et les brouillards dusommeil se dissipant peu à peu dansson cerveau, lui rendirent le souvenirdes événements de la veille.

– Ce n’est donc point un rêve, dit-ilavec amertume ; et voilà la retraite

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que Castelmelhor m’a laissée !

– Plût à Dieu qu’il n’eût pas fait pis,seigneur…

– Oui… dona Inès, n’est-ce pas ? Oh !il faut que je la voie, que je sache…

– Tranquillisez-vous : vous aurez deses nouvelles sans sortir d’ici. Hiersoir, je suis retourné à l’hôtel et j’aisu que votre noble mère a renvoyésans réponse ce brigand d’Antunez etsa suite. Votre fiancée ne sait pasmême jusqu’où votre frère a pousséla perfidie.

– Qu’elle ne le sache jamais ! s’écriaSimon ; que personne au monde ne lesache, entends-tu !

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– Seigneur, répliqua Balthazar,quelqu’un l’a deviné… Dona Ximenade Souza sait qu’elle n’a plus qu’unfils.

– Dieu m’est témoin que j’auraisvoulu lui épargne cette douleur, ditVasconcellos ; mais le tempss’écoule, Balthazar, et nul ne veillesur ma fiancée ; je vais sortir.

– Sous votre bon plaisir, vous allezrester seigneur.

– Prétendrais-tu me retenir malgrémoi ?

– Pourquoi pas ? prononçaflegmatiquement Balthazar.

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– C’est trop d’audace aussi ! s’écriaVasconcellos ; tu m’as servi, je lesais, je t’en remercie : mais vouloirme retenir prisonnier…

– Prisonnier, interrompit Balthazar,c’est le mot. Seigneur, il faudra quevous me passiez votre épée autravers du corps, avant de franchir ceseuil.

– Ecoute, dit Simon impatienté, hiertu as usé de violence à mon égard,ton intention était bonne, maisaujourd’hui…

– Aujourd’hui encore, seigneur, monintention est bonne, et si la violenceest nécessaire, je serai forcé de

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l’employer. Mais auparavant,j’essayerai de la prière.

Il croisa les bras sur sa poitrine etcontinua :

– Ne vous ai-je pas dit, seigneur, queje vous aime à la fois comme monmaître et comme mon fils ? Pour monmaître, je puis mourir, pour mon fils,je dois penser et avoir de laprudence. Ne croyez-vous donc pas àmon dévouement, Vasconcellos ?

– J’y crois, répondit le jeune homme,cachant son émotion sousl’apparence de la mauvaise humeurton dévouement est grand, mais il esttyrannique, et…

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– Et je ne veux pas que les gens dufavori s’emparent de vous commed’une proie facile ! Non, c’est vrai…Mais vous-même, dom Simon, êtes-vous donc en cette vie si libre de toutdevoir que vous ayez le droit de jouerainsi votre liberté pour un vaincaprice ? N’avez-vous pas juré laruine du traître qui fait de notre roiun tyran ?

– Silence ! dit impérieusementVasconcellos. Pas un mot contre leroi ! Tu as raison, j’ai juré ; cesouvenir que tu me rappelles est pluspuissant que tes violences ou tesprières : je resterai.

– A la bonne heure ! moi, je vais

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laisser là pour aujourd’hui montablier de boucher et reprendre monancien uniforme de trompette de lapatrouille royale. Soyez tranquille,seigneur, s’il se machine quelquetrahison nouvelle contre vous oudona Inès de Cadaval, je ladécouvrirai, et ce qu’un homme peutfaire, je le ferai pour la déjouer.

Balthazar se disposa à sortir.

– Que font les bourgeois deLisbonne ? demanda tout à coupSimon.

– Ils attendent vos ordres.

– Peut-on compter sur eux ?

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– Jusqu’à un certain point.

– Sont-ils braves ?

– S’ils sont dix contre un, ils aurontpeur, mais ils frapperont.

Vasconcellos parut réfléchir.

– Je suis exilé, dit-il après unsilence ; je veux obéir à la sentencedu roi : mais j’ai fait un serment, etje veux aussi l’accomplir. Que lesbourgeois de Lisbonne se tiennentprêts. Cette nuit, s’ils me secondent,ils seront délivrés du tyransubalterne qui les a si souventabreuvés d’outrages ; cette nuit,nous attaquerons cette gardehonteuse qui déshonore et souille la

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demeure du Souverain… Veux-tuporter mes ordres aux chefs dequartier ?

– De grand cœur.

Simon tira ses tablettes et écrivitplusieurs billets qu’il remit àBalthazar.

– Et maintenant, seigneur, au revoir,dit celui-ci ; je prévois que majournée ne sera pas oisive, et je mehâte de la commencer.

A peine Balthazar, sortant de chezlui, mettait-il le pied dans la rue,qu’il aperçut de loin AscanioMacarone. Celui-ci le vit également,et tous deux eurent à la fois la même

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pensée.

– Voilà l’homme qu’il me faut ! sedirent-ils.

Balthazar cherchait en effet un valetdu palais, un de ces personnageshabitués à tremper dans toutes lesintrigues de haut et bas étage, car ilavait besoin d’apprendre lesnouvelles courantes, dans l’intérêtde Vasconcellos et de dona Inès.Ascanio Macarone, de son côté, étaiten quête d’un homme en même tempsrobuste et intrépide, osant tout,capable de tout exécuter ; ils nepouvaient mieux rencontrer l’un etl’autre.

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L’Italien continua de s’avancer d’unair indifférent, la tête au vent, lamain sur la garde de son épée et lefeutre sur l’oreille ; il fredonnaitquelque refrain de ballet de maîtreJean-Baptiste Lulli, surintendant dela musique du roi de France, etsemblait penser à toute autre chosequ’à aborder Balthazar. Celui-ci luidonna en passant le salut qu’unmilitaire accorde à son camarade, etpoursuivit son chemin.

– Par le violon de ce cher monsieurde Lulli, dont je chantais tout àl’heure une courante ! s’écria lePadouan, n’est-ce pas là mon boncompagnon le trompette Balthazar ?

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– Lui-même, seigneur Ascanio.

– En conscience, on pourrait ne tepoint reconnaître il y a si longtempsqu’on ne t’a vu !

– J’étais avant-hier sur la grandeplace, dit Balthazar, en montrant sursa joue la blessure que lui avait faitel’épée du favori.

– Et c’est cette égratignure qui t’afait garder la chambre depuis, deuxjours ? Peste ! auriez-vous fait unhéritage, seigneur dom Balthazar,que vous puissiez prendre ainsi duloisir ?

– Et que s’est-il passé pendant cetemps au palais ? demanda

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Balthazar, au lieu de répondre.

Le Padouan frappa sur son goussetplein de pièces d’or.

– Bien des choses, mon brave, biendes choses ! répondit-il.

– Contez-moi donc cela, seigneurAscanio, reprit Balthazar.

– Mon ami, tu me donnes l’occasionde faire ce que nous autresgentilshommes de la cour de Franceappelons un calembour… cela ne seconte pas, ajouta-t-il d’un tonprécieux, en tirant une vingtaine depistoles de sa poche : cela secompte ! M. de Voiture m’auraitenvié celui-là.

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– De l’or ! dit Balthazar, vous avezdû beaucoup travailler pour gagnertout cela ?

– Peuh ! une misère ! J’ai prêté unpeu l’épaule à Vintimille, qui m’a misà même, en retour, de faire une figureconvenable à ma naissance… et toi,tu as toujours le diable dans tabourse, mon pauvre compagnon ?

– J’ai cinq réaux, seigneur Ascanio,mais j’en dois six.

– J’ai su ce que c’était qu’un réal ; jel’ai oublié. Veux-tu gagner cinqquadruples ?

– Je n’ai jamais su ce que c’étaitqu’une quadruple, je l’apprendrai ; je

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veux bien.

– Sans savoir ce qu’il te faut faire enéchange ?

– Combien font cinq quadruples !

– Vingt pistoles.

– Sans savoir.

– Voilà qui est parlé ! s’écriaMacarone en riant.

Balthazar garda son imperturbablesérieux. Il était simple et neconnaissait point la ruse ; mais danscette lutte de paroles, son sang-froidlui donnait un avantage évident surl’Italien, bavard et étourdi. Depuis lecommencement de l’entretien, il avait

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deviné qu’Ascanio avait en têtequelque projet patibulaire et devantse rapporter à l’homme que sondévouement, à lui, voulait couvrir.

Ascanio n’avait pas compté réussiraussi facilement ; il connaissaitBalthazar et s’était souvent moquéde ce qu’il appelait ses préjugés ;néanmoins, il ne prit point dedéfiance. Profondément corrompului-même, il ne pouvait s’étonner dela corruption d’autrui. Seulement cefacile succès lui donna à réfléchir, etil pensa que Balthazar, moinsdépourvu d’astuce qu’il n’en avaitl’air, avait caché son jeu jusque-là.C’était un titre à son estime.

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– Touche là, reprit-il. Je voudrais teprendre au mot et te mener les yeuxbandés, comme dans les beaux récitsde M. de la Culprenède, aux lieux oùtu devras agir ; mais c’estimpossible. Il faut que je te mette aufait. Il y a de par le monde une jeunesenhorita qui a nom Inès deCadaval… Ecoute bien.

Cette recommandation étaitcomplètement superflue.

– Elle est jolie, poursuivit Ascanio,plus jolie que la rose à peine éclose,comme eût dit le charmant auteur del a Sylvie, un nourrisson des musesque j’ai fréquenté à l’hôtel deSoubise ; elle est pure et candide… je

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veux l’enlever.

– Tu veux l’enlever ? répétafroidement Balthazar.

L’Italien prit le bout de sa moustacheentre l’index et le pouce, et le torditen souriant d’un air de suprêmeimpertinence.

– Mon brave, dit-il, je te paye, ne metutoie pas. Oui, je veux l’enlever.

– Ah ! fit Balthazar, et c’est moi qui ?…

– Comme tu dis, c’est toi qui… Celate convient-il ?

– Pourquoi pas ?

En prononçant ce mot favori avec

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son calme habituel, Balthazar relevason regard sur Ascanio. Il faut croirequ’il y avait dans ce regard quelquechose qui ne plut pas au beaucavalier de Padoue, car il fit un pasen arrière et prit un air soupçonneux.

– Veux-tu des arrhes ? demanda-t-il.

– Sans doute ; mais je veux aussi uneexplication. Il ne faut rien dire outout dire, seigneur Ascanio : il n’y apas de milieu. Vous avez commencé,finissez.

– Tu n’espères pas, je pense, que je tedise le nom de mon puissant et trèsnoble patron ?

– Si fait : on aime à savoir pour qui

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l’on travaille.

– Je l’ignore moi-même.

– Alors, seigneur Ascanio, je vais aupalais de ce pas trouver Louis deSouza, comte de Castelmelhor, et luidire que certain Padouan, valet deConti, projette d’enlever la femmeque ce même Conti a promise à cemême Louis de Souza, hier aubosquet d’Apollon.

– Comment ! balbutia Macarone aucomble de la surprise, tu sais cela ?

– Ne pensez-vous pas que Conti,pour se disculper fera pendre lePadouan dont je parle, et que lepauvre Balthazar recevra plus de

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cinq quadruples pour sarécompense ?

– Je t’en donnerai dix.

Balthazar retint une exclamation demépris qui se pressait sur sa lèvre, etdit avec simplicité :

– Vous avez, seigneur Ascanio, desarguments sans réplique. Où se ferale coup ?

– C’était pour marchander, pensal’Italien ; il est plus intelligent qu’iln’en a l’air… Le lieu est incertain,ajouta-t-il tout haut, mais c’est pourcette nuit, pendant la chasse royale.

– Ah ! il y a chasse royale ? prononça

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lentement Balthazar ; alors noustravaillerons ce soir pour le roi ?

Le visage du Padouan prit uneexpression équivoque, tandis qu’ilrépondait :

– Tu as été bien longtemps à devinercela, mon brave.

– Qu’importe, si j’ai fini par ledeviner ? A ce soir, seigneur ; vouspouvez compter sur moi.

Balthazar tourna le dos et voulut seretirer, pensant qu’il n’aurait qu’unmot à dire à la comtesse pourprévenir le mal ; mais le Padouan luisaisit le bras :

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– Halte-là, s’il vous plaît ! dit-il ; tusais trop bien où trouverCastelmelhor, pour que je te quitted’une semelle aujourd’hui.

Il appliqua un sifflet à sa lèvre etsouffla de toute sa force. Aux deuxextrémités de la rue parurentpresque aussitôt des Fanfarons duroi.

– Ce n’est pas à ton intention, monbrave, que j’avais pris cesprécautions, continua Macarone ;j’attendais ici un jeune gentilhommeque les espions de Conti ont suivihier jusque dans cette rue, et que jesuis chargé d’arrêter. C’est Simon deVasconcellos, celui qui insulta Conti,

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tu sais ?

– Je sais… Mais prétendrais-tu meretenir prisonnier ?

– Quelque chose d’approchant,jusqu’à ce soir, pour queCastelmelhor ne se vienne point jeterentre nous et son frère.

Balthazar eut un instant l’idée derésister, mais le souvenir de Simonl’arrêta.

– Je succomberais sous le nombre, sedit-il, et je succomberais sans lesauver !

– Ne crains rien, reprit Ascanio, nouste ferons une agréable captivité. Tu

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auras pour prison la cantine deschevaliers du Firmament, et si celapeut t’être agréable, je t’enverrai tafemme pour te désennuyer.

– Tout cela change la question, ditBalthazar d’un air d’insouciance.Une journée est bientôt passée, et lebon vin a son prix. Je vous suis,seigneur Ascanio.

L’Italien ramena son captif au palaiset tint sa promesse. Balthazar eut dubon vin et on lui envoya sa femme.On ne peut songer à tout, et le beaucavalier de Padoue oublia dedéfendre à cette dernière la sortie dupalais. Aussi prit-elle bientôt lechemin de Lisbonne, chargée des

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lettres de Vasconcellos pour les chefsde quartier et d’un billet deBalthazar pour dona Ximena,comtesse de Castelmelhor.

Le premier soin d’Ascanio, enarrivant au palais, fut de se faireannoncer chez Conti, qui ordonnaqu’on l’introduisît sur-le-champ.

– Votre Excellence, demanda lePadouan, a-t-elle fait sa part debesogne ? Aurons-nous chasse royalece soir ?

– Ceci n’est pas une question,répondit le favori ; quand il y a uneextravagance à faire, Alfonse est-iljamais en retard ? Mais toi, as-tu

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réussi ?

– Au-delà de mon espoir. J’ai trouvéun homme qui, lui tout seul,arracherait une proie défendue pardix combattants et qui saurait lagarder quand dix combattantsessayeraient de la lui ravir.

– C’est un phénix que cet homme.

– Vous le verrez à l’œuvre. Au milieudu tumulte, dona Inès disparaîtra.L’homme qui l’aura enlevée ne serapoint un ravisseur, mais unlibérateur qui l’amènera en sûretésous la puissante protection de VotreExcellence…

– C’est merveilleusement combiné !

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s’écria Conti. Je devine ton plan !

– Et le moins qu’elle puisse faire,dans sa reconnaissance pour songénéreux sauveur qui n’exigera rien,mais qui laissera voirrespectueusement sa flamme…

– Ce sera de lui donner sa main, ditConti.

– Alors, salut à vous, seigneur duc deCadaval ! s’écria emphatiquement lePadouan.

– J’en accepte l’augure, et tu n’auraspas à te repentir d’avoir prêté lamain à ma fortune. La tienne estfaite.

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Ascanio se retira la joie au cœur, etse voyant déjà maître des richesseset dignités que la gratitude du favorine pouvait manquer de faire pleuvoirsur lui.

Quand il fut sorti, Vintimille se prit àréfléchir. Voici quel fut le résultat desa méditation :

– Cet aventurier de bas étage,murmura-t-il, tranche del’indispensable ! Quand je serai ducde Cadaval, je l’embarquerai pour leBrésil, à moins que je ne trouvel’occasion de lui donner un logementà vie dans les cellules du Limoeïro.Voilà une affaire réglée.

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Le Limoeïro était la Bastille deLisbonne.

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I

XII – LESCHEVALIERS DUFIRMAMENT

l y avait au palais d’Alcantaraune vaste salle qui, du vivant deJean IV, avait servi aux conseils etséances des ministres Etat,réunis, pour les cas d’urgence,aux Titulaires et à la cour des

Vingt-Quatre. Depuis la régence, ces

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assemblées se tenant sous laprésidence de la reine, au palais deXabregas, la salle dont nous parlonsavait été affectée à un autre usage.Elle servait aux réunions solennelleset bouffonnes à la fois des chevaliersdu firmament.

On croit savoir que la création de cetordre dérisoire eut pour prétexte laterreur inspirée au roi enfant parConti qui lui montrait la ville toutehérissée des poignards dirigés contresa poitrine. Au siècle suivant unfavori plus infâme, le sinistrePombal se servit des mêmes crainteschimériques pour entraîner un roiencore plus fou à des excès plus

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détestables encore. Conti était desang italien, Pombal était protestanten secret et vendu aux Anglais.Comme production de rois imbécileset de ministres coquins, cet illustrepetit pays de Portugal fut, en vérité,plus riche qu’il n’est gros.

Alfonse et ses courtisans faisaienttous partie de cet ordre burlesqueaussi bien que le dernier soldat de lapatrouille. Il est probable que lerecrutement d’une pareille milice,nécessitant au moins aucommencement, une apparence demystère, Conti ou quelque autreflatteur du malheureux Alfonse avaitsongé, pour le distraire, à donner à

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chaque nouvelle réception une formeimposante et théâtrale.

Les Fermes ou soldats à pied étaientreçus en assemblée de leurscamarades ; les Fanfarons oucavaliers n’étaient admis que devanttoute la milice réunie. Enfin, lesgentilshommes, qui devaient recevoirl’accolade du roi et avoir un parrainde nom noble, étaient reçus par-devant le haut chapitre, composé desdignitaires de l’ordre, assistés d’unedéputation de simples chevaliers.Alfonse était de droit grand-maître,mais Conti était le chef réel de cettetroupe nombreuse, effroi desbourgeois de Lisbonne. Quant aux

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commandeurs et autres dignitaires,c’étaient, les uns, en très-petitnombre, des seigneurs de naissance,qui avaient, par ambition ou parfaiblesse, accepté cette ignominie, lesautres, des fils de bourgeoisdéguisés, comme Vintimille, engentilshommes.

Ce n’est pas sans beaucoup derépugnance que nous nous sommesdéterminés à mettre sous les yeux dulecteur cette honteuse parodie d’unechose éminemment noble et belle ensoi : la chevalerie ; mais cettepeinture est comme le complémentnécessaire du tableau de la courd’Alfonse ; elle servira ! non

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seulement à éclairer certaines partiesde cette histoire, mais aussi à fairecomprendre comment 80 ans plustard, cette même cour, complice desviolences de Pombal, put effrayerVoltaire lui même qui plaignit unjour les Jésuites martyrisés etdonner au monde 50 ans par avanceune image du hideux rêve de 93.

Le peuple est étranger auxrévolutions ; ce sont les Conti et lesPombal, tyrans mécréants quiengendrent le mécréant bourreauRobespierre !

Aujourd’hui la comédie commençadans la chambre du roi. A la nuittombante, au moment où l’on

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apportait les lumières, tous lescourtisans arrachèrent à la fois, etd’un commun mouvement, lesdécorations qui couvraient leurpoitrine. Alfonse lui-même mit bas lecordon du Christ et l’ordre de laToison d’Or, que lui avait envoyé levieux roi Philippe d’Espagne, soncourtois ennemi. Un de sesgentilshommes lui jeta au cou uncordon tout resplendissant depierreries et composé d’étoiles à cinqflammes, reliées par des croissantsdemi-pleins.

A ce signal, on vit briller sur toutesles poitrines une décoration en formed’étoile, surmontée d’un croissant

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les cornes en l’air. Un héraut, vêtudu costume nocturne de la patrouille,que nous avons décrit aucommencement de ce récit, éleva unebannière portant sur champ d’azurles insignes de l’ordre et dit :

– Messeigneurs de l’Etoile et duCroissant, le Soleil est vaincu. Avous le monde !

– Comment trouves-tu cela petitcomte ? demanda tout bas Alfonse àCastelmelhor, le nouveau chevalier,qui se tenait debout près de sonfauteuil.

– C’est un beau spectacle et uneingénieuse allégorie, sire.

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– L’idée est de moi. Mais ce n’estrien ; tu vas voir !

A ces mots, le roi se leva. Ce tristesouverain, qui ne savait pas gardersur son trône le sérieux qui convientà un homme, trouvait dans ces sortesd’occasions une dignité bouffonne etdéplacée.

– Bien que ce ne soit ni la premièreni la centième victoire que nousremportons sur notre insolentcompétiteur, le soleil, dit-ilgravement, nous en éprouvons unejoie vive et sincère. Or, maintenantque le monde est à nous, il s’agit degouverner avec sagesse, et nousallons nous rendre dans la salle de

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nos délibérations.

Les courtisans se rangèrent en haie,et le roi traversa la chambre d’un passolennel, appuyé sur le bras deCastelmelhor. Le héraut agitaitdevant lui sa bannière. Sur lapremière marche de l’escalier, le rois’arrêta.

– Seigneurs, dit-il, quelqu’un de vousa-t-il vu notre très-cher Conti ?

Personne ne répondit.

– C’est que, reprit Alfonse, voici cebambin de comte qui remplit sa placeà merveille. Je veux mourir si je saispourquoi Vintimille ne l’a pas faitassassiner…

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– C’est un oubli qui se peut réparer,dit entre haut et bas le cadet deCastro.

– Entends-tu cela, petit comte ? C’esttrès-plaisant. A ta place, jeremercierais Castro de son avis.

Le roi descendit les degrés et s’arrêtaencore devant la porte grandeouverte de la salle des délibérations.Il lâcha le bras de Castelmelhor.

– Seigneur comte, lui dit-il, nosrèglements ordonnent que vousrestiez dehors. On vous introduiraquand il en sera temps.

Alfonse entra suivi de son cortège, etCastelmelhor se trouva plongé

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subitement dans la plus complèteobscurité. Les portes de la salles’étaient refermées.

Le jeune comte éprouva unmouvement de vague inquiétude, etsentit battre violemment son cœur,lorsque deux mains vigoureusessaisissant les siennes dans l’ombre,les tinrent serrées comme si elleseussent été prises dans un étau.

– Traître ! lâche ! menteur ! dit unevoix si près de lui qu’il sentit sur sonvisage le souffle d’une haleine.

Il fit un effort pour se dégager, maisle bras qui le retenait jouissait d’uneforce évidemment supérieure ; il se

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contint, pensant que c’était là uneépreuve faisant partie de lagrotesque cérémonie où il luifaudrait jouer un rôle.

– Ton frère souffre, reprit la voix ; tamère pleure ; ton père te voit et temaudit… et la fortune d’Inèst’échappe !

– Qui es-tu ? s’écria Castelmelhorconfus et effrayé.

– Je suis celui dont le poignard aeffleuré ta poitrine au bosquetd’Apollon. Aujourd’hui comme alors,ta vie est entre mes mains, et j’ai denouveaux forfaits à venger… Netremble pas ainsi, Castelmelhor.

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Aujourd’hui, comme alors,j’épargnerai ta vie. Pauvre insensé !tu as stipulé un prix pour trahir tonfrère, et l’on t’enlève le prix de tatrahison !

– Qui que tu sois, explique-toi !

– Ce soir, quand tu auras consomméton déshonneur, quand l’étoile de lahonte brillera sur ta poitrine,esquive-toi, seigneur comte ; vafrapper à la porte de la maison de tespères, et tu verras si la femme dontles titres et les richesses ont tentéton cœur avide est encore en tonpouvoir.

– Inès enlevée ! s’écria dom Louis en

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proie à l’agitation la plus violente.

– Pas encore, et tu pourrais lasauver.

– Qu’on introduise le postulant ! dità l’intérieur la voix éclatante duhéraut.

– Vite ! reprit Castelmelhor,réponds ; comment la sauver ?comment faire ?

– Quitte le palais, rends toi surl’heure à l’hôtel de Souza…

– Ouvrez les portes ! dit encore lavoix du héraut.

– Va ! il est temps encore.

Castelmelhor hésita une seconde.

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– Va donc ! répéta la voix.

– Je ne te crois pas, murmura lecomte ; prouve-moi…

Une clef joua bruyamment dans laserrure de la grand’porte, quis’ouvrit aussitôt.

Le vestibule fut inondé de lumière.Castelmelhor put voir près de luiBalthazar, qui avait redressé sagrande taille et lui montrait la ported’un geste plein de mépris.

– Entre, chevalier déloyal, dit-il,cœur dégénéré ! Un autre que toiveillera sur la fiancée deVasconcellos !

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Les trompettes de la patrouille firententendre une fanfare, et deuxchevaliers du Firmament vinrentprendre Castelmelhor, qui entra pâleet la mort au cœur. Balthazar entra,lui aussi ; il avait son costume deFanfaron du Roi. Ascanio, qui setenait au premier rang de ladéputation des cavaliers, lui fit unsigne de bienveillante protection.

On se figurerait difficilement unedécoration plus splendide que cellede la salle où fut ainsi introduitCastelmelhor. Alfonse, malgré ladifférence totale des mœurs, noussemble avoir eu quelques traits deressemblance avec le bon roi René

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d’Anjou. S’il n’eût été constammentmal conseillé durant tout le temps deson règne, il aurait été, non pas ungrand monarque ni même unmonarque estimable, mais un de cesdébonnaires et faibles souverainsauxquels l’histoire, en les blâmant,accorde quelque sympathie.

Alfonse, comme René d’Anjou, avaiten lui le sentiment intime du beauartistique. Il protégea chaudementles médiocres peintres quiflorissaient alors à Lisbonne, etmontra une intelligence remarquabledans la restauration qu’il fit desvieux monuments portugais. Samusique, qu’il ne nommait point,

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comme les autres rois, sa chapelle,mais son bal, était composéed’exécutants choisis et appelés àgrands frais de toutes les parties del’Europe. Enfin, pour dernier trait deressemblance, Alfonse faisait aussides vers. Il est à peine besoind’ajouter qu’il eût mieux fait de s’enabstenir.

Quoi qu’il en soit, des qu’il s’agissaitde faire preuve de goût artistique,Alfonse devenait un autre homme.Trop étourdi pour songer à ladépense, il jetait l’or à pleines mains,et poursuivait sans sourcillerl’exécution des plans les pluscoûteux.

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La salle où se tenait l’assemblée deschevaliers du Firmament semblait, eneffet, le palais du dieu de la nuit. Lavoûte représentait le ciel, diapré deconstellations diverses, et,immédiatement au-dessus du trôneroyal, un transparent, doucementilluminé, figurait un gigantesquecroissant. Les insignes de l’ordrebrillaient partout sur les tentures develours azuré ; les meubles et lestapis offraient les mêmesreprésentations. Toutes ces étoiles,scintillant aux feux de cinq grandslustres et d’une multitude decandélabres, éblouissaient la vue. Onse croyait transporté dans la retraite

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de quelque génie dont le pouvoirsurpassait l’imagination de l’homme.

Au fond, un rideau de velourscouvrait une niche où, en guise desaint, on avait placé Bacchus avecses attributs païens. Ce rideau nedevait s’ouvrir que dans lescirconstances solennelles.

Alfonse jouit quelque temps del’étonnement de Castelmelhor à lavue de tant de magnificences ; puis,se renversant sur son fauteuil, placéau haut d’une estrade recouverte,comme tout le reste, de veloursétoile, il dit :

– Approchez, seigneur comte, nous

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avons fait prévenir notre cher Conti,afin qu’il soit lui-même votreparrain… Mais comme tu es pâle ! Acoup sûr, ce bambin a eu peur dansl’antichambre, où nous l’avons laissésans lumière…

Un éclat de rire universel accueillitcette saillie d’Alfonse. Castelmelhorrougit d’indignation et ne réponditpas.

– Or çà, continua le roi, notre cherVintimille prend les façons d’une têtecouronnée : il se fait attendre. Qui devous, seigneurs, veut être parrain àsa place ?

Personne ne bougea, tant on

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craignait la colère du favori. Mais leroi ayant répété sa demande, unsimple chevalier sortit des rangs desFanfarons et vint se placer au pied del’estrade, où il exécuta une douzainede courbettes consécutives avec uninimitable aplomb.

– S’il plaît à Votre majesté, dit-il enmettant son feutre sous le bras, jesuis l’intime ami de ce très-cherseigneur Antoine Conti de Vintimille,et je me ferai un plaisir de leremplacer.

– Comment vous nomme-t-on,l’ami ? demanda le roi.

– Ascanio Macarone

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dell’Acquamonda, sire, pour servirVotre Majesté sur terre, sur mer,ailleurs, aussi bien contre les Mauresque contre les chrétiens, et tout prêtà passer sa propre épée au travers deson propre corps, à cette fin demontrer la dix-millième partie de sonardent et incommensurabledévouement pour le plus grand roidu monde !

Le beau cavalier de Padoue prononçacette période sans reprendre haleine.

– Voilà, dit Alfonse, un plaisantoriginal, et il ne fallait rien moinsque cela pour compenserl’expression lugubre de laphysionomie du petit comte. Comte,

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veux-tu de cet homme pour tonparrain ? Il parle bien.

– Est-il noble ? balbutiaCastelmelhor.

– Que mes glorieux ascendants vouspardonnent cette question, domLouis de Souza ! s’écria le Padouanen levant les yeux vers le ciel. Ce futmon trisaïeul qui fit le roi Françoisde France prisonnier à la bataille dePavie, et le frère de ce vaillant soldatétait chevalier de Rhodes, à tellesenseignes qu’il sauva le grand maîtrePhilippe de Villiers de l’Isle-d’Adam,dont les illustres seigneurs quim’entourent n’ont point été sansentendre parler quelquefois par

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hasard.

– Bien trouvé, sur ma parole ! s’écriale roi. Dites-moi, seigneur Ascagne,n’êtes-vous point parent, du pieuxEnée et de son fils, qui portait lemême nom que vous ?

– J’ai toujours pensé, sire, réponditsérieusement Macarone, que c’étaitlà une grave lacune dans les titres dema famille. Le fait est qu’ils neremontent que jusqu’au temps deTarquin l’Ancien, cinquième roi deRome : c’est un malheur.

– Allons petit comte, dit Alfonse,dans toute la chrétienté tu netrouverais pas un meilleur gentil

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homme. Donne-lui l’accolade, etcommençons.

Macarone quitta aussitôt le pied del’estrade et s’avança versCastelmelhor en tendant le jarret etimitant de son mieux les allures decrânerie affectée qu’il avait admiréesà la cour de France où il avait étéréellement laquais de quelque grandseigneur.

Le beau cavalier de Padoue avait faitsomptueuse toilette. Sa main nes’agitait qu’en soulevant un flot dedentelles, et le panachedémesurément long de son feutrebalayait le parquet à chaque pas. Sonvisage était radieux. Sa fortune

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subite et le fonds qu’il faisait sur lespromesses de Conti lui avaientlittéralement tourné la tête.Castelmelhor, le toisa d’un regardhautain. A la vue de cette mine debravache, son premier mouvementfut de tourner le dos avec mépris :mais, trop avancé pour reculer, iltendit sa joue avec une répugnancevisible qui réjouit fort Sa Majesté.Macarone se pencha d’une façontoute galante et donna l’accolade.

En levant les yeux, Castelmelhor putvoir de loin le regard de Balthazarattaché sur lui avec une expressionde mépris et de pitié.

Nous passerons sous silence une

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multitude d’épreuves bizarres que lepostulant fut obligé de subir, ainsiqu’un long et paternel discoursd’Alfonse, qui obtint, comme deraison, les applaudissements del’assemblée.

L’impatience dévorait Castelmelhor,une sueur froide découlait de sonfront. Non-seulement il souffrait decette série d’humiliations qu’on luiimposait devant cette foule où pasun, excepté le roi, n’était son égal ;mais il songeait aux paroles deBalthazar, et tremblait que toutecette honte ne fût en pure perte.

Macarone, au contraire, secomplaisait dans son office ; il ne

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faisait grâce ni d’une formule nid’une formalité. Or, il y en avaitbeaucoup, car ces cérémonies,destinées, comme nous l’avons dit, àdivertir le roi, travestissaient à lafois les us et coutumes desassociations secrètes d’Allemagne,d’Angleterre et d’Italie, et lesanciennes traditions chevaleresques.On avait mêlé à tout cela despratiques qui rappelaient l’origine del’ordre, c’est-à-dire des assautsd’escrime, de barre, de lutte corps àcorps, etc. C’était, on s’en souvient,par leur habileté dans ces exercicesque les frères Conti, véritablesinstigateurs de ces bouffonneries,

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s’étaient insinués auprès du roi.

Castelmelhor, à bout de patience,contenait à grand’peine son dégoût,lorsqu’un incident vint mettre unterme à son martyre et lui épargnerles dernières épreuves. Conti entratout à coup dans la salle, traversaprécipitamment la foule et s’élançavers l’estrade royale.

– Tout va bien, murmura-t-il enpassant à l’oreille d’Ascanio.

Puis, franchissant les degrés, il mitun genou en terre et parla au roi àvoix basse.

Alfonse le reçut d’abord d’un visagesévère, mais il paraît que le favori

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sut expliquer son absence d’unemanière satisfaisante, car le frontd’Alfonse se dérida tout à coup.

– Ainsi, tu as fait une battuepréparatoire ? demanda-t-il en sefrottant les mains.

– Que votre majesté me permette delui parler en quelques mots de monentrevue avec la reine sa mère,répliqua le favori.

– Demain, Vintimille, demain, tu meparleras de cela. Ce soir, il s’agit dela chasse ; y aura-t-il du gibier ?

– Le gibier est trouvé, sire, et je saisoù le relancer.

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– Quelle ramure ?

– Un cerf dix cors : la perle deLisbonne, la perle du Portugal peut-être, mais il faut se hâter.

– Au diable la réception, alors !…Comte, nous te faisons grâce de lacoupe des goinfres du roi, quicontient six pintes de France, et dusaut de l’épée, que nous seul, enl’univers, savons fournir d’une façonpassable. Avance ici !

Castelmelhor monta les degrés,toujours suivi du cavalier de Padoue,son parrain. Alfonse se leva et fit unsigne à Conti, qui tira le rideau develours dont nous avons parlé. La

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statue de Bacchus apparutsplendidement illuminée.

– Seigneur comte, reprit le roi, vousjurez fidélité à Bacchus, fils deJupiter et de Sémélé, notre joyeuxpatron ?

– Je le jure, dit dom Louis enessayant de sourire.

– Vous jurez de garder un secretinviolable sur tout ce que vous venezde voir et d’entendre.

– Je le jure, dit encore dom Louis.

– Vous jurez, et c’est le principal, derefuser le secours de votre épée àtoute créature inférieure c’est-à-dire

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au sexe féminin que l’anciennechevalerie n’avait pas honte deservir : c’est à savoir, dames,demoiselles, duègnes, bourgeoises,sans distinction de noblesse ou deroture, en tant qu’elle serapoursuivie dans la forêt de Lisbonnepar vos frères, les chevaliers dufirmament, fût cette femme votremère ou votre fiancée ?

Conti attacha sur le malheureuxjeune homme un regard sardonique.Castelmelhor recula et garda lesilence.

– Jure pour lui, seigneur Turnus,Diomède ou tout autre nomhéroïque : j’ai oublié le tien.

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Ascanio se hâta de faire le sermentdemandé.

– Ecrivez qu’il a juré, dit le roi augreffier chargé de rédiger procès-verbal de toutes ces misères.

Puis, saisissant l’épée d’Ascanio, ilen déchargea un grand coup surl’épaule de Castelmelhor, en riant àgorge déployée, et s’écria :

– Au nom de Bacchus, et de parmonseigneur Silène, bambin decomte, je te fais chevalier !… Enchasse seigneurs, tayaut ! tayaut !

Les trompettes exécutèrent unbruyant départ et la foule, le roi entête s’écoula tumultueusement.

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Ascanio courut rejoindre Balthazar.

– Voici le moment d’agir, mon brave,dit-il ; suis-moi et tiens-toi prêt.

Balthazar le suivit en silence.

Castelmelhor était resté agenouillésur l’estrade, étourdi, affolé, par cequi venait de se passer. Mais lorsqueles derniers sons de la fanfare eurentcessé de retentir à son oreille, ils’éveilla brusquement.

– Est-ce trop d’un trône, murmura-t-il, pour payer tant d’ignominies !Alfonse ! Alfonse ! je serai ton favorid’abord, puis…

Il n’acheva pas, mais l’éclair

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d’orgueil qui brilla dans son regardeût été, pour un tiers, une traductionsuffisante de sa pensée ambitieuse.

Au lieu de suivre la chasse royale, ilfit seller un cheval et prit au grandgalop le chemin de l’hôtel de Souza.

q

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N

XIII – LA CHASSEDU ROI

ous avons laissé donaXimena, comtesse deCastelmelhor déterminéeà implorer les secours dela reine mère, pour fairerévoquer l’exil de Simon

de Vasconcellos et l’ordre qui forçaitdona Inès de Cadaval à prendreCastelmelhor pour époux. Bien

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qu’elle eût pour coutume de serendre tous les soirs au couvent de lamère de Dieu, résidence habituelle deLouise de Guzman, elle ne put mettreson dessein à exécution le jourmême. Elle aimait tendrement sesdeux fils : L’idée de voir dom Louisse couvrir de honte l’avait frappée aucœur d’un coup si violent, qu’unefièvre ardente la saisit.

Tant que dura la nuit, la veuve deJean de Souza demeura en proie à depoignantes pensées. Cette entrevueavec la reine, qui lui était apparuecomme une chance de salut,l’effrayait maintenant.

Dona Louise de Guzman avait, pour

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son fils aîné, un si profond amour !son ignorance des déportements dece pauvre prince était, grâce à saréclusion, si entière ! Elle allait donc,elle, Ximena, l’amie et la confidentede sa souveraine, changerbrusquement son repos ensouffrance, et remplir d’amertumeles derniers jours de sa vie !

Cette idée redoublait sa fièvre. D’unautre côté, qui, sinon la reine,pouvait la protéger contre le roi ? Netrouvant aucun moyen de sortir decette cruelle alternative, la comtessesentait sa tête se perdre. Sesinquiétudes au sujet de Simon,calmées un instant par Balthazar, qui

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était revenu à l’hôtel pour annoncerla mise en lieu sûr du jeune homme,se présentaient à son esprit, plusvives et plus tenaces durant cesheures d’angoisses. Le jour la trouvaéveillée, souffrant et méditantencore.

Enfin sa fièvre se calma. Elle adressaau ciel une fervente prière ets’affermit dans sa résolution d’allerse jeter aux pieds de la reine, tout ense promettant de ménager le cœur decette malheureuse mère et d’épargnerprès d’elle Alfonse autant quepossible.

Quand vint l’heure où elle avaitcoutume de se rendre au couvent de

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la mère de Dieu, elle se leva, et bienque faible encore, elle monta dans salitière avec dona Inès.

D’ordinaire, dona Ximena, endescendant de sa chaise, étaitintroduite sur-le-champ chez lareine ; mais, cette fois, les femmes dedona Louise lui refusèrent la porte.Cette dernière était depuis plus dedeux heures en conférence avec deuxde ses conseillers intimes et unmessager du roi. La comtesse prit unsiège dans le parloir qui précédait lachambre de la reine et attendit. Cemessager du roi n’était autre queAntoine Conti de Vintimille, quiavait rempli le blanc-seing à lui

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remis par Alfonse et venait signifierà la veuve de Jean IV que le roi,majeur depuis plusieurs mois,entendait désormais régner par lui-même et requérait que sa mère sedémit solennellement de son autoritéde régente pour lui confier le sceau etla couronne dans les formes voulues,en présence des grands de Portugal.

La reine, à la lecture du factum deson fils, avait été surprise d’abord,puis ravie. Depuis longtemps ellesoupirait après le moment qui devaitla décharger du poids des affairespubliques et lui permettre de seconsacrer à Dieu tout entière.Néanmoins, dans une circonstance si

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grave, elle ne crut point devoirassumer sur elle seule laresponsabilité de sa détermination,et envoya quérir son confesseur, domMiguel de Mello de Torres, grandchantre de l’église cathédrale deLisbonne, et le marquis de Saldanha,ses deux conseillers ordinaires.

Le marquis de Saldanha parent etami du feu comte de Castelmelhor,était un vieillard austère et juste,mais dont l’intelligence,naturellement peu développée ouaffaiblie par l’âge, n’était point à lahauteur de la tâche qu’allait luiimposer sa souveraine.

Dom Miguel de Mello, au contraire,

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était un prêtre aussi savant que sage,qui n’avait point été étranger à larésistance que Jean de Souza avaitfaite autrefois contre l’allianceanglaise, et dont la sagacité étaitsouvent venue en aide à Jean IV dansles crises difficiles qui suivirent sarentrée au trône de ses pères.

Saldanha aimait la reine au point derégler son opinion exclusivement sursa volonté ; dom Miguel aimait assezson pays pour s’exposer àmécontenter temporairement saroyale maîtresse, lorsqu’il croyait, enle faisant, servir l’intérêt public.

Conti exposa de nouveau, devant cesdeux conseillers, le bon plaisir du

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roi, et donna lecture du factum.Saldanha fut tout de suite d’avisqu’il fallait obtempérer aux désirsd’Alfonse, lequel avait droit deprendre en main les rênes dugouvernement, aux termes des lois etconstitutions portugaises. Miguel deMello combattit vivement cetteopinion. Sans prétendre contredireles droits avérés d’Alfonse, ilconjura la reine de convoquer lesEtats du royaume, afin d’aviser à cequ’il était bon et convenable de fairedans cette circonstance décisive.

– Sil m’était permis d’exprimer monopinion en présence de Sa très-illustre Majesté, dit Conti, je ferais

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observer que cet avis, adopté, neserait rien moins qu’un appel auxfactions qui divisent le Portugal, etque dom Philippe d’Espagne lui-même ne donnerait pas un autreconseil.

– Seigneur Conti, réponditsévèrement dom Miguel, il est descirconstances où le conseil d’unmortel ennemi vaut mieux que celuid’un ami déloyal. S’il y avait à lacour d’Alfonse VI un personnage demoins, – ce personnage, c’est vous,seigneur, – mon avis serait que lareine remit, dès ce soir, son autoritéaux mains du roi son fils.

Conti appela sur sa lèvre un sourire

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insolent et se prépara à répondre.

– Paix, seigneur, dit la reine.

Il y avait chez Louise de Guzman unedignité si vraie, si royale, que lefavori baissa la tête aussitôt et gardale silence.

– Marquis de Saldanha, et vous,Miguel de Mello, reprit la reine, jevous remercie. Comme vos avis sontpartagés et que j’ai en vous deux uneégale confiance, je me décideraid’après une autre inspiration.

Elle traversa la chambre d’un pasferme et alla s’agenouiller sur sonprie-Dieu, où elle demeura quelquesminutes comme absorbée. Quand elle

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se leva, sa résolution était prise.

– Dom Miguel de Mello de Torres,dit-elle, nous vous donnons chargede convoquer pour demain, à l’heurede midi, l’infant notre fils, lesministres d’Etat, titulaires,conseillers, gouverneurs de châteauxet villes, seigneurs de terres,gentilshommes, ecclésiastiques,chefs d’ordre et prévôts de labourgeoisie qui se trouventactuellement dans Lisbonne. Devanttous ces dignitaires rassemblés, aulieu et place des états généraux duroyaume, comme il est prescrit parles constitutions pour les casd’urgence, nous énoncerons notre

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volonté.

Elle tendit sa main, que le marquisbaisa respectueusement. Dom Miguels’inclina en croisant ses bras sur sapoitrine ; tous sortirent, suivis deConti. En traversant le parloir, lefavori aperçut la comtesse Ximena etl’héritière de Cadaval.

– C’est jour de bonheur ! pensa-t-il,dona Inès est hors de l’hôtel deSouza et va traverser de nuit la forêtde Lisbonne… en pleine chasse !Demain Alfonse sera le maître absoludu Portugal, et moi, je serai le maîtred’Alfonse : ce soir je m’empare de lafemme qui servira de dernier échelonà ma fortune, et je me venge en même

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temps de cet odieux Castelmelhor,qui menace de m’enlever la faveur duroi… C’est jour de bonheur.

Il remonta dans son carrosse, etreprit, ventre à terre, le chemind’Alcantara.

Pour la comtesse, elle restalongtemps encore dans le parloir,espérant que la reine la feraitappeler. Mais dona Louise, absorbéepar la grande résolution qu’ellevenait de prendre, priait et méditait.Une de ses femmes vint cependantdire à la comtesse que la reine ne larecevrait point ce soir.

Les deux dames regagnèrent leur

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litière ; le couvre-feu était sonné etnulle lumière ne brillait plus dans lesrues. Au loin, par la ville, onentendait un bruit étrange et qui eûtété inexplicable à pareille heure,partout ailleurs qu’à Lisbonne ;c’était comme une fanfare de chasse,interrompue, puis reprise. Chaquefois que le cortège de la veuve deSouza passait devant une des ruesqui mènent au faubourg d’Alcantara,quelques notes éclataientbrusquement. La rue passée, onn’entendait plus rien.

Pour ceux qui connaissaient lesmœurs de la cour, c’était là un avant-coureur terrible et trop significatif.

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Mais les gens de Souza arrivaient,comme leur maîtresse, du château deVasconcellos ; ils écoutèrent avecdistraction et ne se pressèrent pas.Ils étaient au nombre de douze, outreles porteurs, bien armés et montés,et croyaient n’avoir rien à craindredans une ville paisible, à cette heurepeu avancée de la nuit.

Cependant le bruit approchaitrapidement : on pouvait maintenantdistinguer les pas des chevaux. Audétour d’une rue, les cavaliers deSouza virent soudain, à cent pas enavant, une douzaine d’hommes àcheval, courant au grand galop, enagitant des torches. En même temps,

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quelques bourgeois, rendus defatigue et de frayeur, passèrent entrela litière et la muraille en criant :

– Sauve qui peut… la chasse du roi !

Ce cri n’était que trop célèbre. Lecortège de Souza comprit enfin ledanger et voulut rebrousser chemin.Il n’était plus temps. Les cavaliers,qui l’avaient aperçu, éteignirentaussitôt leurs torches en criant :Tayaut ! tayaut ! Au même instantune escouade de Fermes, ou gens depied de la patrouille, arriva de l’autrecôté de la rue, et la litière se trouvaenvironnée de toutes parts.

Le premier choc des Fanfarons à

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cheval arrivant à toute bride mit ledésordre dans la petite escorte ; maisc’étaient tous vieux et bravessoldats, anciens compagnonsd’armes du comte Jean ; ils sereformèrent promptement. Lesquatre porteurs, quittant leursbâtons, tirèrent l’épée, afin dedéfendre la portière de la chaise. Lamêlée était vive, sanglante, etmenaçait de se prolonger, carl’obscurité complète favorisait lepetit nombre ; mais bientôt, des deuxcôtés de la rue, de bruyantes fanfaresannoncèrent l’arrivée de nouveauxassaillants.

La comtesse, toujours ferme et

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intrépide, avait mis la tête à laportière.

– Que signifie cette indignité,seigneurs ? dit-elle.

– Tayaut ! tayaut ! répondit àquelque distance la voix aigred’Alfonse VI lui-même.

– Vous ne savez pas à qui vous vousattaquez, reprit dona Ximena, je suisla comtesse de Castelmelhor.

– Oh ! oh ! s’écria le roi, ce bambinde comte ne nous avait pas dit qu’ilfût marié. C’est trahison à son âge…Tayaut ! tayaut !

Et le combat continua, animé par les

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cris excitants du roi et des chefs de lapatrouille.

Plusieurs des Champions de lacomtesse étaient tombés ; les brasdes autres commençaient à se lasser,lorsqu’un homme de taillegigantesque, et portant le costumedes Fanfarons du roi, rompit leurligne et, faisant sauter l’épée de l’undes laquais qui défendait encore leflanc de la litière, secoua violemmentla porte et l’ouvrit. Il avança la tête àl’intérieur.

Dona Inès se rejeta en arrière avechorreur. La comtesse elle-même neput s’empêcher de trembler.

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– Laquelle de vous est la fiancée deSimon de Vasconcellos ? demanda lenouveau venu.

– Prétendriez-vous enlever l’héritièrede Cadaval ? s’écria la comtesse.

– Pourquoi pas ? prononçafroidement le Fanfaron du roi.

Dona Ximena se souvint d’avoirentend cette voix et ce mot quelquepart ; mais dans ce moment detrouble et de terreur, elle n’essayapas de rassembler ses souvenirs, etse mit en avant, pour faire à sapupille un rempart de son corps.

– Pourquoi pas, répéta Balthazar,s’il n’y a que ce moyen de la sauver ?

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Hâtons-nous, mesdames, le tempspresse, et je ne puis sauver que lafiancée de Simon de Vasconcellos.

– Qui êtes-vous ?

– Vous ne savez pas mon nom, car jevous ai envoyé un billet quicontenait un bon avis, et cet avis,vous l’avez méprisé, puisque vousvoilà. Je pense bien que vous êtes lamère, vous qui venez de parler, maison n’y voit goutte et je crains de metromper. Répondez !

La victoire, cependant, était restéeaux chasseurs nocturnes, et l’autreportière fut brusquement ouverte.

– Où est notre très-cher Vintimille ?

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disait Alfonse. Sonnez la mort,fanfares… C’est très-plaisant !

– Ma fille ! ma pauvre enfant ! s’écriala comtesse navrée.

Un bras puissant la repoussa de côté.Quand elle se retourna, Inès n’étaitplus dans la voiture.

Les torches avaient été de nouveauallumées. Il se faisait unassourdissant fracas de jurements,de cris, de fanfares et degémissements. La comtesse seprécipita à la portière, cherchant desyeux Inès de Cadaval. Voici ce qu’ellevit.

A vingt pas d’elle, un homme de

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grande taille, dont elle ne putdécouvrir le visage, tenait dona Inèsd’une main et une longue épée del’autre. Il était entouré d’une foulecompacte qui riait, trépignait etcherchait à lui arracher sa proie.

– Pitié ! seigneurs, pitié ! cria lacomtesse défaillante ; c’est ma fille :tuez cet homme qui m’a volé monenfant !

Mais sa voix se perdait dans letumulte.

Balthazar, nous avons déjà dit quec’était lui, repoussait tranquillementles efforts de ses camarades. Ilprenait son temps et guettait le

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moment où la foule allait s’éclaircir.La comtesse regardait avec un effroimortel tous ces hommes qui, la facerougie par la lueur des torches,semblaient autant de démonsconjurés contre la pauvre Inès ; elleregardait toujours néanmoins et neperdait pas tout espoir.

– Le roi, se disait-elle, le roi va venir.

– Belle dame, dit à ce momentAlfonse, qui s’impatientait à l’autreportière, ne nous montrerez-vouspoint votre charmant visage ?

Il voulut prendre sa main.

– Arrière ! s’écria dona Ximenaretrouvant toute son énergie. Qui es-

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tu pour toucher la main de la veuvede Jean de Souza ?

– Seulement le fils de son amiJean IV de Portugal, réponditAlfonse avec une ironique humilité.

– Le roi ! murmura la comtesseatterrée.

– Laissez passer le gibier du roi ! criaen ce moment la voix tonnante deBalthazar, qui bondit en avant.

Dona Ximena tourna la tête et ne vitplus Inès.

– Enlevée ! dit-elle, et c’est vous,vous, le roi ! Ah ! maudit sois-tu,

indigne fils d’un grand prince !

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Et, sa force l’abandonnant avec sadernière espérance, elle tombaévanouie au fond de sa chaise.

Un grand tumulte se faisait àl’endroit où nous avons laisséBalthazar. Celui-ci, en effet, voyantque la foule, loin de diminuer,augmentait sans cesse autour de lui,prit son parti tout à coup et poussale cri qu’avait entendu la comtesse.

En même temps, brandissant salourde épée, il s’élança au plus fortde la foule, qu’il perça en lignedroite, comme un boulet de canonpercerait les pousses jeunes etserrées d’un épais taillis.

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De temps à autre, chaque fois qu’unhomme essayait de lui faire obstacle,il répétait son cri :

– Laissez passer le gibier du roi !

Et chaque fois que son arme levéetombait, l’obstacle tombait aussi.

Bientôt il se trouva dans une ruesombre et déserte.

Il n’y avait plus personne devant lui,mais un homme le suivait encore.

– Attends-moi donc, attends-moidonc, mon brave ! criait celui-ci. Lespreux de l’Arioste, mon divincompatriote, n’étaient que desenfants auprès de toi. Oh ! la bonne

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comédie ! et comme tu lesmalmenais, mon excellent camarade !… Or çà, arrête un peu que je puissesouffler et rire à mon aise.

Balthazar faisait la sourde oreille etcourait toujours.

– Arrête donc ! reprenait l’autre ; nereconnais-tu point ton boncompagnon Ascanio Macarone, quit’a promis vingt pistoles neuves etqui a grande hâte de te les compter ?… Arrête donc !

Balthazar ne s’arrêtait point.Ascanio commença à concevoir dessoupçons, car son bon compagnon necourait point dans la direction

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d’Alcantara, mais bien dans celle dela ville basse. Il redoubla d’efforts.Quelle que fût la vigueur deBalthazar, son fardeau retardait sacourse et l’Italien l’eut bientôtatteint.

– As-tu perdu l’esprit, mon excellentcamarade ? dit-il en se plaçantdevant lui de manière à lui barrer lepassage ; je crois que le combat degéants que tu viens de soutenirt’aura donné le transport. Tournebride, coursier fougueux ; nousavons une longue traite à faire avantd’arriver au palais.

– Vous allez au palais, vous ?demanda tranquillement Balthazar,

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qui déposa son fardeau sur un bancde pierre pour reprendre haleine.

– Sans doute, avec toi, mon brave,répondit le Padouan.

Inès avait perdu connaissance, maisla fraîcheur de la pierre où Balthazarl’avait déposée lui fit reprendre sessens.

– Ma mère… Simon ! sauvez-moi,murmura-t-elle.

– Tranquillisez-vous, senora, ditBalthazar, vous êtes désormais sousma garde, et je suis le plus fidèleserviteur de Vasconcellos.

– Merci, oh ! merci ! dit encore Inès,

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dont les yeux se refermèrent.

– Ce colosse est un trésor ! pensaMacarone ; il frappe comme Herculeet ment presque aussi bien que moi…En route, mon brave, reprit-il touthaut.

– Seigneur Ascanio, réponditBalthazar, je ne suis pas le mêmechemin que vous.

– Je prendrai celui que tu voudras,mon camarade… en route !

– Je prendrai, moi, celui que vous neprendrez pas, seigneur Ascanio.

– Plaisantes-tu ? s’écria celui-ci,dont les soupçons revinrent.

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– Je plaisante rarement, et jamaisavec les gens de votre sorte. Vousvenez d’entendre ce que j’ai dit àcette jeune dame ; c’est la vérité.

Ascanio regarda en dessousBalthazar et crut qu’il n’était pointsur ses gardes. Faisant glissersubtilement son stylet jusque dans samain, il visa et lança son arme droitau cœur du trompette. Par malheurpour Macarone, ce dernier, malgréson air d’indifférence, n’avait pasperdu un seul de ses gestes, il fit unmouvement de côté ; le stylet allas’enfoncer profondément dans lesbattants de chêne d’un portail voisin.Avant que l’Italien eût pu prendre la

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fuite, Balthazar lui appliqua sur lecrâne un coup du plat de son épée, etle renversa, étourdi, sur le pavé.

Cela fait, il reprit son fardeau et sacourse.

Le roi, cependant, était resté àl’endroit où nous l’avons laissé,auprès de la litière de la comtesse. Ilavait avancé la tête à l’intérieur etreconnu que dona Ximena étaitseule. Quelques secondes après,Conti vint lui apprendre d’un airsingulièrement confus et affligé, quela plus jeune des deux dames s’étaitéchappée. Sous cette apparencechagrine, le favori cachait une joiequ’il avait peine à contenir ; il

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croyait l’héritière de Cadaval en sapuissance. Par le fait, ses mesuresavaient été parfaitement prises, etl’expédient du beau cavalier dePadoue aurait dû réussir suivanttoutes les probabilités. Par malheur,on avait compté sans Balthazar.

– Ami Vintimille, dit le roi enbâillant, la mère de ce bambin decomte dit que tu me déshonores, etmoi, je crois que tu ne sais plusm’amuser.

Tous les différents postes qu’onavait embusqués dans les carrefoursdes rues comme s’il se fût agi d’unevéritable chasse en forêt, setrouvaient alors réunis à cette halte

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générale, et Conti put voir que cettemarque publique de défaveuramenait un sourire sur presquetoutes les lèvres.

Il se consola en pensant à son duchéde Cadaval. Inès, en ce moment, étaitsans doute en sûreté dans lesappartements qu’il occupait aupalais, et le fidèle Ascanio luichantait les louanges du puissantseigneur de Vintimille, qui l’avaittirée de vive force des mains du roi,au péril de sa vie.

– Quand un pareil conte a-t-ilmanqué son effet sur le cœur d’unejeune fille ? se disait le favori. Je vaislui apparaître comme un héros,

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comme un dieu…

– Tu ne sais plus rien faire debouffon, reprit le roi ; il y a un siècleque je ne t’ai entendu jurer par tesnobles ancêtres ; c’était très-plaisant.

– Votre Majesté a le droit de raillerson dévoué serviteur, dit Conti,dévorant son dépit ; veut-elle quenous poursuivions la chasse ?

Le roi bâilla à se démettre lamâchoire ; c’était un terriblesymptôme.

– Je veux dormir, dit-il. Tu es un bonserviteur, Conti ; mais tu n’es pas lefils de quelqu’un (hidalgo) et tu te

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fais ennuyeux… Ce bambin de comtea plus d’esprit dans son petit doigtque toi dans toute ta personne.

– Sire… voulut dire Conti.

– Tes nobles ancêtres ne t’ont rienlaissé qu’un peu d’effronterie ; Jean,ton frère, valait mieux que toi ; maisil ne valait pas grand’chose… Va-t-en, et ne reviens plus, mon bon ami,j’ai assez de toi.

Conti s’inclina profondément. Lescourtisans, partagés entre l’aversionqu’ils avaient pour le favori, et lacrainte que le roi n’eût oublié lelendemain matin ce momentd’humeur, lui ouvrirent passage avec

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un froid respect.

– Demain, Alfonse régnera ! se disaitConti avec rage, en prenant la routed’Alcantara, et il me chasse ! J’aitravaillé pour un autre !

– Et maintenant, reprit le roi, qu’onm’amène ce bambin de comte, mortou vif ! je le veux ! il m’amuse…Sûrement, cette dame qui est là dansce carrosse ne peut être sa femme,puisqu’on me fit signer hier certainordre. C’est sa mère, seigneurs, je l’aideviné : il faut que la comtesse deCastelmelhor soit reconduite àl’hôtel de Souza avec tous leshonneurs convenables, et qu’on luifasse des excuses en notre nom

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royal : Ceci, à cause de ce bambin decomte qui aurait peut-être l’idée dese fâcher… Notre litière, et en route !

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D

XIV – PROUESSESDES BOURGEOIS DELISBONNE

ans la salle de l’hôtelde Souza, où déjà nousavons introduit lelecteur, le comte deCastelmelhor et Simonde Vasconcellos étaient

réunis. Simon avait attendu

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Balthazar tout le jour. Ne le voyantpoint revenir, et ne pouvant plusmaîtriser son inquiétude, il s’étaitenveloppé dans son manteau à lanuit tombante, et avait pris le cheminde l’hôtel de sa mère. Lorsqu’ilarriva, la comtesse était partie. Surune table était un billet tout ouvert,le billet que Balthazar prisonnieravait dépêché par sa femme à DonaXimena. Simon le lut.

Il attendit une heure, seul, en proie àl’agitation la plus vive. Au boutd’une heure la porte s’ouvrit ;Castelmelhor entra.

Le nouveau favori était pâle, et sonregard égaré accusait le désordre de

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sa pensée. A la vue de Simon, ilrecula comme frappé de la foudre.

– Vous ici ! murmura-t-il.

– Remettez-vous, dom Louis, ditSimon avec calme ; ce n’est pas demoi que vous avez à craindre desreproches. Où est notre mère ? où estInès ?

– Vous me le demandez ? réponditCastelmelhor. On vient de me direqu’Inès m’était enlevée, et je voustrouve ici…

– Enlevée ! répéta Vasconcellos.

– Ce n’est donc pas par vous ?

– Mon frère, dit Simon, dont la voix

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trembla, vous avez voulu me fairebien du mal ; Dieu veuille que ce malne retombe pas sur la tête de donaInès !

– Qui vous fait supposer ?…

– Ce billet écrit à ma mère luiconseille de se tenir sur ses gardes,de veiller sur Inès, et surtout de nepoint quitter l’hôtel… Ma mère estsortie. Vous-même, ne m’avez-vouspas dit tout à l’heure en parlantd’Inès : elle est enlevée ?

– C’est un faux rapport, sans doute ;un homme que je ne connais pas, unde ces misérables qui portent lalivrée nocturne d’Alfonse…

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– Vous êtes bien sévère pour ceuxqui portent la livrée du roi, domLouis, interrompit Vasconcellos.

En même temps il toucha du doigtl’étoile qui brillait sur la poitrine deson frère. Castelmelhor l’arrachavivement et la foula aux pieds. Simonsecoua la tête.

– Une autre fois, dit-il, vous l’ôterezavant d’entrer sous le toit de nospères. Mais que vous a dit cethomme ?

– Il m’a dit… c’était un mensonge !cet homme est mon ennemi ; il a levéhier son poignard contre moi.

– Ah ! fit Simon en regardant

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Castelmelhor en face : et ne leva-t-ilpoint le poignard contre vous parceque vous lui aviez volé son secret enprenant le nom de votre frère ?

Dom Louis baissa les yeux sansrépondre.

– Cet homme, est votre ennemi, eneffet, seigneur comte, repritVasconcellos, car il a jugé infâmequ’un frère mît sous ses pieds lebonheur de son frère, afin de s’enfaire un échelon pour monter jusqu’àla fortune. Mais ce qu’il vous a ditest vrai ; cet homme ne sait pointmentir.

– Alors, murmura Castelmelhor, Inès

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est perdue !

Vasconcellos demeura immobile prèsde la fenêtre, et dom Louis continuad’arpenter la chambre à grands pas.Ils ne se parlèrent plus. Des heuresse passèrent ainsi, et la nuit étaitdéjà fort avancée lorsqu’un carrosses’arrêta devant la porte de l’hôtel. Lecœur des deux jeunes gens battitviolemment. D’un mouvementinstinctif et commun ilss’approchèrent l’un de l’autre, seprirent la main sans savoir etécoutèrent avec anxiété.

Le carrosse entra dans la cour, etbientôt des pas se firent entendredans l’antichambre. La comtesse

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parut sur le seuil.

Elle était méconnaissable, ses yeuxfixes et secs gardaient encorequelques traces de larmes ; saphysionomie exprimait le courroux leplus violent. Elle traversa la chambred’un pas saccadé et saisit le bras deses deux fils, qui n’osaientl’interroger.

– Dieu soit loué, dit-elle d’une voixentrecoupée, je vous trouve, je voustrouve tous les deux ! car tu esencore mon fils, Castelmelhor ; je tepardonne, eusses-tu traîné dans lafange le nom de ton père, je tepardonne ! Je n’ai pas trop de deuxenfants pour venger mon outrage.

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Oh ! vous me vengerez, n’est-ce pas ?

– Nous vous vengerons ! direntensemble les deux jumeaux de Souza.Parlez, que vous a-t-on fait ?

– Ce qu’on m’a fait ? oui ! il faut queje vous le dise. Enfants, on a insultévotre mère publiquement, enprésence d’une foule de misérablesameutés ; on a arrêté son carrosse,tué ou dispersé ses gentilshommes,enlevé sa pupille…

– Inès ! s’écria Simon ; c’est doncvrai ?… Qui a fait cela, madame ? quidonc a fait cela ?

– Mon nom que j’ai prononcé, leglorieux nom de votre père, enfants !

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n’a excité que la risée et le mépris…

– Mais dites-moi donc qui a faitcela !… rugissait Simon, dont lapâleur était effrayante.

– Tu me demandes qui a fait cela ?Celui qui a fait cela, c’est Alfonse dePortugal ! dit la comtesse avec unéclat de voix.

Elle se laissa tomber épuisée dansles bras de Castelmelhor.

Au nom du roi, Simon se couvrit levisage de ses mains.

– Mon père ! murmura-t-il avec unaccent déchirant.

Puis, la fureur l’emportant sur le

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souvenir de son serment, juré devantun lit de mort, il s’élança vers laporte et sortit sans prononcer uneparole.

La comtesse, à ce moment, regardaautour d’elle d’un air étonné, commesi elle se fût éveillée d’un profondsommeil.

– Où va Simon ? demanda-t-elled’une voix brève. Qu’ai-je dit ? Queva-t-il faire ? Puis se levant tout àcoup : Je me souviens, j’ai parlé.Courez !… Oh ! arrêtez-le,Castelmelhor ! je le connais, il vatuer le roi !

Dom Louis essaya de la rassurer.

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La comtesse regrettait amèrementdéjà le mouvement de fiévreux délirequi l’avait portée à crier vengeance,vengeance contre le roi ; mais ellesongea au cœur loyal et dévoué deson fils cadet et prit espoir.

– Ce n’est point par la violence quese doivent punir de semblablesoutrages, dit-elle ; ma vengeance estprête et ne fera point tache àl’écusson de Souza.

Lorsque Vasconcellos sortit del’hôtel, sa tête était en feu ; il enfilaau hasard une rue, courant commeun furieux. Des paroles sans suites’échappaient de sa bouche. La villeétait tranquille et déserte ; il pouvait

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être une heure du matin.

Simon allait toujours, marchantdroit devant lui, sans savoir, sanspenser. Il arriva ainsi au bout dufaubourg d’Alcantara et atteignit lesdernières maisons de la ville. Commeil passait devant la taverne de MiguelOsorio, la porte s’ouvritbrusquement et une foule nombreusese précipita au dehors.

Simon s’arrêta et se pressa le frontcomme on fait pour ressaisir unsouvenir fugitif et rebelle.

– Enfants, dit un de ceux quisortaient, retournons chez nous, etpas de bruit.

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– C’est cela, c’est cela, appuyèrentdes voix nombreuses dans le noir.

– Fi ! s’écrièrent quelques autres,plus hardis et plus jeunes ; n’avez-vous point de honte, maître GaspardOrta Vaz ! vous, le vénéré doyen destanneurs de Lisbonne ! proposer laretraite quand on est à moitié cheminde l’ennemi !

Simon écoutait avidement ; sonregard s’éclairait peu à peu, il sesouvenait.

Il se souvenait que, la veille, il avaitremis à Balthazar des billets quiportaient ordre aux chefs de quartierde convoquer les mécontents, en

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armes, à la taverne d’Alcantara. Savengeance était là, sous sa main ; ellelui apparaissait prompte, sûre etterrible.

– Mes enfants, reprit le vieuxGaspard, je suis aussi brave qu’unautre, à l’occasion ; mais à quoi bonaller se briser la tête contre les mursd’Alcantara ? Qui nous dirigerait ?Où est notre chef ?

– Le voici ! s’écria tout à coup Simonen s’élançant au milieu de la foule.

Nous prenons sur nous d’affirmerque l’apparition de ce chef, qu’onn’attendait plus et qui était commeun signal de bataille, fit sur les trois

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quarts et demi de ces excellentsbourgeois une impressionéminemment désagréable ; mais lesapprentis et ouvriers, jeunes etardents, poussèrent un cri de joie.L’élan fut donné. Les marchands,chefs et doyens de métier, durentsuivre l’impulsion en apparencegénérale. Le vieux Gaspard Orta Vazlui-même, qui avait, depuis lepremier janvier jusqu’à la Saint-Sylvestre, cinq ducats à manger tousles jours, redressa sa courte taille etmit sur l’épaule sa hallebarderouillée d’une façon passablementmilitaire.

– A la grâce de Dieu ? murmura-t-il ;

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le moins que nous puissions attraperdans cette bagarre, c’est un bonrhume de cerveau.

– En avant ! dit Simon.

La troupe se mit en marche.

– Te souviens-tu, Diego, dit unapprenti à un autre, de ce grandgaillard de boucher qui, l’autre jour àla taverne, voulait qu’on tuât le roi ?

– Je m’en souviens, Martin, réponditDiego.

– L’idée n’était pas trop mauvaise.

– Moi, je la trouve bonne.

– N’avons-nous pas encore entendu,ce soir, les fanfares de cette chasse

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diabolique ?…

– Et les cris des victimes…

– Et les insultes des bourreaux !… Leroi est fou, Diego.

– Fou et méchant, Martin.

– Je suis d’avis qu’il faut tuer le roi.

– Moi aussi.

– Moi aussi, répétèrent ceux quiavaient entendu les deux apprentis.

Et cela se propagea de rang en rangavec la rapidité de l’éclair.

Simon n’avait pas perdu une parole,son cœur tressaillit d’une joiecruelle ; il n’imposa point silence à

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ceux qui prononçaient de si terriblesparoles.

La troupe des insurgés arriva devantle palais d’Alcantara. Il n’y avaitpoint de sentinelles aux portes, etl’on entendait à l’intérieur les crisjoyeux de l’orgie. C’était fête aupalais, comme toujours après leschasses royales.

Les bourgeois de Lisbonne entrèrentsans bruit.

– Où est la chambre du roi ?demanda Simon à voix basse.

Le tapissier du palais qui était parmiles insurgés s’avança et offrit de leguider. Arrivé devant la porte, Simon

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se tourna vers la foule, et dit :

– A vous le favori et sa patrouille,mes maîtres ; à moi le roi !

– Seigneur Simon, réponditrésolument un apprenti, n’espérezpas le sauver.

– Le sauver… moi ! s’écria Simondont l’œil brillait d’un éclat étrange.

– Sa tête ou la tienne ! dit la foule enchœur.

Vasconcellos disparut, et la porteretomba sur lui. Il traversa le corpsde garde vide et l’antichambreégalement déserte : gentilshommes etsoldats étaient à table. Il tira son

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épée et entra dans la chambre du roi.

Alfonse, fatigué, pris d’un ennuisubit et inaccoutumé, avait quitté lasalle du banquet ; il dormait. Unelampe brûlait près de lui.Vasconcellos s’élança les sourcilsfroncés et l’épée à la main. Aumouvement qu’il fit, Alfonses’éveilla.

– C’est toi, petit comte, dit-il ensouriant, trompé par laressemblance. Je rêvais que j’étaisun bon roi… Je voudrais être un bonroi, petit comte.

La colère de Vasconcellos tombacomme par enchantement, à la vue de

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ce malheureux enfant, qui n’avait nila vigueur ni l’intelligence d’unhomme, et qui était son roi. Il futpris de pitié et de respect à la fois.

– Une épée ! reprit Alfonse effrayé.Pourquoi cette épée, seigneurcomte ?

– Je ne suis pas Castelmelhor, ditlentement Vasconcellos.

– Le roi ! la tête du roi ! criait lafoule en dehors.

Prompt comme la pensée,Vasconcellos se précipita vers laporte qu’il ferma solidement.

– Que disent-ils ? s’écria Alfonse

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avec terreur. Quelles sont ces voix ?… Et tu n’es pas Castelmelhor !

– Je suis Simon de Vasconcellos,sire, que vous avez exilé sans motif,dont vous avez outragé la mère, dontvous avez ravi la fiancée.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura lepauvre enfant, ai-je fait tout cela ?…Mais tu vas donc me tuer,Vasconcellos !

– Le roi ! la tête du roi ! criait lafoule impatientée, qui avait envahi lepalais et commençait à heurterviolemment la porte.

– Pitié ! oh ! pitié ! balbutia Alfonseen se cachant sous ses couvertures.

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Vasconcellos leva les yeux au ciel,joignit les mains et prononça le nomde son père.

– Levez-vous, sire, dit-il ; je vaismourir pour Votre Majesté.

Alfonse obéit et se leva, tremblant :Vasconcellos le conduisit vers laporte et se mit devant lui, l’épée nueà la main, prêt à soutenir le choc desassaillants.

La porte retentissait sans cesse descoups qu’on frappait au dehors, etcommençait à s’ébranler. La fouletrépignait d’impatience et de colère ;le bruit augmentait à chaque instant.Tout à coup une clameur s’éleva.

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– Le voilà ! disait-on, voilà notreSamson ! C’est lui qui va briser laporte et tuer le roi.

Puis il se fit un silence, et un derniercoup, furieux, irrésistible, jeta laporte en dedans.

– Vive Balthazar ! rugit la foule en seruant à l’intérieur.

– Balthazar ! à moi ? cria Simon,auquel ce nom rendit quelque espoir.

En même temps il fit face à la foule,couvrant toujours le roi. Ce momentde péril suprême avait chauffé sonenthousiasme jusqu’au délire ; il sesentait capable de combattre et devaincre cette multitude. Les premiers

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qui voulurent l’attaquer tombèrentsous son épée, et leurs corps luifirent une sorte de rempart, derrièrelequel il demeura inébranlable.

La foule s’arrêta étonnée.

– Tue ! tue ! criaient les derniersrangs.

Mais ceux qui se trouvaient en avantne se pressaient point d’exécuter cetordre. Cependant, honteux de selaisser arrêter par un seul homme, ilsrevinrent à la charge, et dix épéesmenacèrent à la fois la poitrine deSimon, qui, en un instant, fut couvertde blessures.

– A moi, Balthazar, à moi ! répéta

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l’héroïque jeune homme.

L’assourdissant tumulte avaitempêché le trompette d’entendre lepremier appel de Vasconcellos.Après avoir jeté bas la porte, ils’était tranquillement assis dans uncoin du corps de garde et laissaitfaire ses compagnons.

Mais cette fois il entendit, etrefoulant la presse de droite et degauche, il arriva à temps pourempêcher Simon de recevoir le coupmortel.

– Arrière, dit-il.

Et joignant le geste à la parole, ilrepoussa les bourgeois jusqu’au-delà

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du seuil.

Ceux-ci étaient trop irrités pourabandonner leur proie, mais la forceherculéenne et bien connue deBalthazar les tint en respect.

– Il nous avait promis la tête du roi,disaient-ils de ce ton que prennentles écoliers mutins vis-à-vis de leurmaître.

– Et que voulez-vous faire de la têtedu roi ? dit Balthazar avec un grosrire ; vous savez bien qu’il n’y apoint de cervelle dedans !

Cette plaisanterie, parfaitementappropriée à l’auditoire dérida lefront des plus récalcitrants, et

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comme personne n’avaitsérieusement envie de se mesureravec Balthazar, on saisit avecempressement cette occasion deparlementer.

– Au moins, dit Gaspard Orta Vaz,qui s’était tenu prudemment à l’écartpendant le conflit, comme ilconvenait à un tanneur de sonimportance, au moins aurons-nous latête du favori ?

– Pas davantage, réponditBalthazar ; je me sens en veine declémence et veux épargner ce pauvrediable de Conti, qui n’est plus àcraindre, puisqu’un autre a la faveurdu roi.

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– Qu’aurons-nous donc ?

– En fait de têtes ?… ma foi, il y acinq à six cents chevaliers duFirmament qui boivent et chantentdans la grande salle ; si vous voussentez de force, attaquez-les, je vousles livre.

Les bourgeois hésitèrent.

– Cela ne vous sourit pas ? repritBalthazar ; au fait, les Fanfarons duroi ont de longues épées et peuventprendre l’alarme d’un instant àl’autre.

– Si nous nous en allions ? insinual’honnête Gaspard Orta Vaz.

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Balthazar avait déchiré le mouchoirde Simon, et tout en parlant, ilétanchait le sang de ses blessures,qui se trouvèrent être sans gravité.

Les bourgeois se consultèrent uninstant, et un apprenti prit enfin laparole.

– Si nous nous en allons, à quoi auraservi notre révolte ? demanda-t-il.

– C’est juste, dit Balthazar ; vailleque vaille, il faut vous trouver unrésultat. Eh bien, vous emmènerezavec vous le seigneur Conti deVintimille, et l’un de ses valets, lecavalier Ascanio Macaronedell’Acquamonda ; je me charge de

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vous les trouver. Nous les mettrons àbord de ce vaisseau qui est enpartance pour le Brésil et ils feront levoyage d’Amérique… Etes-vouscontents ?

– Vive Balthazar ! cria la foule, pourparaître satisfaite ; nous avonsvaincu nos tyrans !

Le roi et Vasconcellos restèrentseuls. Alfonse était blotti derrièreson défenseur. Tant qu’avait duré leconflit, il n’avait osé ni bouger nirespirer. Quand le bruit des pas de lafoule eut cessé de se faire entendre, ilse redressa tout à coup et prit unepose de matamore.

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– Voilà une rude affaire, dit-il, etnous les avons chaudement menés !Je conterai tout cela à Ménèses et àCastro. C’est très-plaisant. Quant àTavaro qui était cette nuit de serviceet qui a délaissé son poste, si tu veuxjeune homme, je te donnerai sa place.

– Et c’est là notre roi ! pensaVasconcellos avec douleur.

– Tu ne dis rien, reprit Alfonse ; jecrois que tu n’as pas autant d’espritque ce bambin de comte, ton frère.Va, mon ami, va quérir mesgentilshommes.

– Sire, dit enfin, Vasconcellos, j’aiune requête à mettre aux pieds de

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Votre Majesté.

– Quelle requête ?

– Il est une jeune fille qui m’avaitdonné sa foi…

– Et elle t’a planté là ? interrompit leroi. Ca ne m’étonne pas.

Simon rougit d’indignation.

– Sire, reprit-il, cette jeune fille mefut enlevée cette nuit.

– Par qui ?

– J’espérais que Votre Majesté allaitme l’apprendre.

Le roi regarda un instantVasconcellos en face. Il n’avait garde

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de comprendre. Au bout d’uneseconde, il tourna le dos en bâillant.

– Voilà un pauvre garçon, s’écria-t-il,qui est ennuyeux comme la pluie !

– Au nom de tout ce que vous avez decher et de sacré en ce monde, sire,reprit encore Simon, répondez-moi :N’avez-vous pas fait enlever cettenuit Inès de Cadaval ?

– Du tout ! dit vivement Alfonse,c’est la fiancée de ce bambin decomte, et je ne voudrais pas lechagriner quand il s’agirait d’untaureau d’Espagne sans défaut !

Simon ne savait que croire. Qui doncavait enlevé Inès ? et où la

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retrouver ? Alfonse s’approcha delui :

– Mon ami, dit-il, si tu ne vas pasquérir mes gentilshommes, dis-moiquelque chose d’amusant.

Vasconcellos s’inclinarespectueusement et sortit. Sur leseuil, il entendit Alfonse murmureren se frottant les mains :

– Ces manants vont me débarrasserde Conti ; c’est très-plaisant : je leurpardonne en faveur de ce bon office.

Balthazar tint sa promesse. Ceci dumoins était vrai, car il conduisit lesinsurgés dans la partie du palais oùAlfonse avait donné un logement à

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Conti. On s’empara du favori, maison ne put trouver le beau cavalier dePadoue. La foule reprit le chemin deLisbonne, portant en triomphe lemalheureux prisonnier, qui dut selivrer, chemin faisant, à de tristesréflexions touchant la faveur des roiset l’instabilité des choses humaines.Il regrettait surtout son duché deCadaval et maudissait ce peuple dontle caprice faisait avorter le plus beauprojet qui eût germé jamais dans lacervelle d’un parvenu.

Le vaisseau sur lequel on l’embarquamit à la voile le soir même.

Quant aux bourgeois de Lisbonne, ilsracontèrent à leurs femmes la

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terrible attaque du châteaud’Alcantara, où six cents chevaliersdu Firmament tenaient garnison.Tout avait dû céder à leur courage ;et s’ils avaient épargné la vie du roi,c’est que ce prince leur avaitsolennellement promis de se mieuxcomporter à l’avenir.

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XV – REINE ETMERE

evenons un instantsur nos pas. Une fois queBalthazar se futdébarrassé de lapoursuite d’AscanioMacarone à l’aide d’un

coup du plat de son épée sur lecrâne, il se demanda ce qu’il allaitfaire de dona Inès, et resta fort

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embarrassé de son précieux fardeau.

Ne pouvant savoir combien lapuissance de Conti était désormaisprès de sa fin, il n’osa ramener Inès àl’hôtel de Souza, où elle serait plusexposée que partout ailleurs auxpoursuites du favori. D’un autrecôté, sa propre demeure, à part mêmela présence de Simon, n’était pointune retraite convenable pourl’héritière de Cadaval. Il interrogeadona Inès, mais celle-ci n’avait pas laforce de lui répondre ; elle prononçaseulement, d’une voix faible et àplusieurs reprises, le nom de lacomtesse Ximena.

Enfin Balthazar, à force de réfléchir,

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se souvint que Vasconcellos, laveille, lui avait dit que c’était lemarquis de Saldanha qui devait leprésenter à la cour. Il prit sur-le-champ la route de l’hôtel de ceseigneur, et remit Inès entre lesmains de dona Eléonore de Mendoça,marquise de Saldanha.

Cela fait, il se hâta de gagner sademeure, où il avait laissé Simon ;mais Simon n’y était plus. Il se rendità l’hôtel de Souza. Là, au lieu derépondre à ses questions, on luidemanda des nouvelles d’Inès.Balthazar ne voulut point ouvrir labouche sur ce sujet en présence deCastelmelhor. Ce qu’il apprit du

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départ subit et de la colère de Simonlui indiqua où il devait le chercherdésormais, et il arriva au palaisd’Alcantara au moment où la fouleirritée essayait en vain de briser lesfortes clôtures de l’appartementroyal. Nous avons vu ce qui s’ensuivit.

Ce fut seulement lorsque Simon,ayant quitté la chambre du roi, seretrouva seul avec Balthazar qu’ilapprit la retraite d’Inès et l’heureuxdénoûment des traverses de la nuit.Transporté de joie et plein dereconnaissance pour cet ami d’unjour qui semblait chercher sans cesseles occasions de se dévouer pour lui,

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Simon le serra dans ses bras et luidemanda quelle récompense pourraitpayer tant de services.

Balthazar avait reçu l’accolade deson jeune maître sans trops’émouvoir, du moins en apparence ;mais quand Simon parla depayement, le sourcil du géant sefronça.

– C’est un mot semblable, dit-il, quime fit reconnaître l’autre jour quej’avais affaire à Castelmelhor et nonpas à Vasconcellos…

Il y avait dans ces paroles et dans leton dont elles furent prononcées unedignité simple et sans emphase qui

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alla droit au cœur de Simon.

– Balthazar, dit-il, tu n’es pas, eneffet, de ceux qu’on paie, mais deceux qu’on aime et qu’on honore.

Il lui prit la main.

– Touche là, continua-t-il ; je te tienspour un gentilhomme par le cœur.Que Vasconcellos soit heureux oumalheureux, tu seras son frère et sonami.

L’ancien trompette redressa sa hautetaille et fit des efforts désespéréspour garder son impassibilitéhabituelle ; il n’y put réussir : deuxgrosses larmes jaillirent de ses yeuxet roulèrent lentement sur sa joue. Il

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se pencha sur la main de Simon, qu’ilbaisa.

– Votre ami, murmura-t-il, votrefrère ! non, oh ! non, seigneur, c’esttrop… Mais votre serviteur, parexemple ! continua-t-il en seredressant tout à coup et avec unsorte d’exaltation ; mais votre gardedu corps, le bouclier que la morttrouvera toujours entre sa main etvotre poitrine… Oh ! oui,Vasconcellos, je veux être cela !

Quelques heures après, quandl’horloge du palais de Xabregassonna midi, les huissiers de lachambre du conseil ouvrirent lesdeux battants de la grande porte, et

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ceux qui avaient droit d’entrer furentintroduits.

Au fond de la salle, sous un dais auxarmes de Bragance, était le trôneroyal, que dominait, dans sa nichetapissée de velours, un colossalcrucifix d’argent massif. A côté dutrône, et aussi sous le dais, était lefauteuil d’Alfonse ; à droite, endehors du dais, le siège de l’infantdom Pedro, et le banc destiné auxseigneurs du sang royal ; à gauche,sur la même ligne que le siège del’infant, le siège du principalministre Etat (c’était alors domCésar de Ménèses), et au-dessous lebanc de ses collègues.

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Des deux côtés de la salle, et formantangle droit avec les sièges et bancsque nous venons de nommer,s’élevaient, à droite, l’estradeecclésiastique, où piégeaient lesprélats, inquisiteurs, chefs d’ordres,titulaires, etc. ; à gauche, le bancnoble, rempli par les seigneurs deterres, gouverneurs de châteaux ettitulaires séculiers ; enfin, au milieu,les bancs de la bourgeoisieattendaient les prévôtés et élus ducommerce de Lisbonne.

Tous ces sièges et bancs seremplirent successivement, et bientôton n’attendit plus que les personnesroyales.

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Les huissiers frappèrentbruyamment leurs masses contre lesdalles de marbre et annoncèrent leroi. Dona Louise de Guzman fit sonentrée appuyée sur son fils aîné ; elleavait la couronne en tête. Derrièreelle, le secrétaire d’Etat, Melchior deRego de Andrade, portait les grand etpetit sceaux dans une bourse, sur uncoussin de velours. L’infant domPedro venait ensuite.

Alfonse était pâle encore des fatiguesde la nuit, mais son visage exprimaitl’insouciance la plus profonde ; il nese souvenait point du blanc-seingqu’il avait donné la veille à Conti, etignorait le but de cette solennelle

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assemblée.

– Seigneurs, dit dona Louise aprèsavoir pris sa place au trône sous lecrucifix ; nous vous avonsconvoqués en conseil général sur ledésir manifesté par très-haut et très-puissant prince Alfonse de Portugal,le roi, notre bien-aimé fils.

Alfonse, qui s’était arrangé pourdormir, dressa l’oreille et regarda lareine avec étonnement.

– Ayant reconnu, poursuivit donaLouise, le bon droit de sa demande,et considérant qu’il a dépassé l’âgeauquel notre loi fixe la majorité deshéritiers du trône, nous allons

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remettre l’autorité entre ses mains.

– C’est très-plaisant, murmura le roi.

Miguel de Mello de Torres,confesseur de la reine et grandchantre de la cathédrale, qui siégeaitaux bancs ecclésiastiques, se leva etsalua profondément les personnesroyales.

– Parlez, seigneur prêtre, dit la reine.

– S’il plaît à Votre Majesté, dit domMiguel, le moment n’est peut-êtrepas favorable pour cet acte décisif.Le peuple n’est pas tranquille ; cettenuit même, une attaque séditieuse aété dirigée contre le palaisd’Alcantara, résidence de Sa Majesté

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le roi.

– Je le sais : cette révolte est une desraisons qui me déterminent ; il fautla main d’un homme pour tenir lesceptre dans ces conjoncturesdifficiles.

– La main d’un homme !… murmuraMello de Torres en soupirant.

Mais il n’osa poursuivre et se rassit.

– Seigneurs, reprit la reine,quelqu’un de vous a-t-il desreprésentations à faire ?

Tout le monde se tut sur les bancs dela noblesse et du clergé.

– Et vous ? demanda encore la reine

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en s’adressant aux bourgeois.

– Que Dieu et la Vierge bénissentVotre Majesté, répondit une voixsoumise, le roi, notre maître, etl’infant dom Pedro ! les bourgeois deLisbonne ont-ils d’autres désirs quela volonté de leurs souverains ?

Celui qui parlait ainsi était le vieuxGaspard Orta Vaz, doyen destanneurs, corroyeurs, peaussiers,apprêteurs, fourreurs, gantiers etmégissiers de Lisbonne.

– Je connais cette voix-là, ditbrusquement Alfonse.

Gaspard se crut perdu ; il songea àl’échauffourée de la nuit et vit une

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accusation de haute trahisonsuspendue sur sa tête chauve ; maisle roi reprit aussitôt :

– Pardon, madame et très-honoréemère, quand ce bonhomme a parlé,j’ai cru entendre la voix du vieuxMartin Cruz, qui est chargéd’affamée mes dogues pour lescombats d’ours.

Et Alfonse se renversa sur son siègeavec un parfait contentement de lui-même.

Une légère rougeur monta au visagede la reine, dont le regard parcourutfurtivement l’assemblée, pour voirl’effet produit par cette indécente

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sortie. Toutes ces figures decourtisans restèrent impassibles. Lareine se leva et prit des mains dusecrétaire la bourse qui contenait lessceaux.

– Voilà, dit-elle en se tournant versson fils, les sceaux dont j’ai étéchargée par les états du royaume, envertu du testament du roi, monseigneur, qui est devant Dieu. Je lesremets entre les mains de VotreMajesté et en même temps legouvernement, que j’ai reçu avec euxdes mêmes états. Dieu veuille quetoute chose prospère sous votreconduite, comme je le souhaite.

Dona Louise prononça ces mots d’un

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ton ferme et grave. L’assembléeentière fut émue, et il n’y eutpersonne qui ne regrettât de voir lesceptre passer des mains de cettenoble femme dans celles d’un enfantprivé d’intelligence et entouré deconseillers pervers. Le vieux GaspardOrta Vaz, croyant devoir enchérir surla tristesse générale, poussa unsourd gémissement et essuya sesyeux secs à plusieurs reprises.

Alfonse avait écouté le discours desa mère d’un air indécis et confus.D’ordinaire, dans toute occasion oùil devait parler en public, Conti luifaisait sa leçon d’avance ; mais cettefois il fut pris au dépourvu.

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– Je veux mourir, madame, dit-ilenfin, s’il était besoin de me fairevenir d’Alcantara et de déranger tousces honnêtes seigneurs pour medonner cette bourse de velourscramoisi et les joujoux qu’ellesemble contenir. Nonobstant cela, jevous rends grâce et me déclare votrerespectueux fils.

– Dieu protège le Portugal ! murmuraMiguel de Mello de Torres.

La reine crut devoir passer outre.Elle ôta de son front la couronneroyale et la tint suspendue sur la têtede son fils. C’était le dernier acte dela cérémonie. Une fois la couronnemise sur la tête d’Alfonse, il était roi,

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et dona Louise perdait en mêmetemps ses droits de tutrice et derégente.

Mais au moment où sa main levées’abaissait, un bruit subit se fitentendre à la porte, et une voix defemme, une voix bien connue, parvintaux oreilles de la reine.

– Je veux voir Sa Majesté sur-le-champ, disait-elle.

Les gardes de la porte refusaient delivrer passage.

– Au nom de Dieu et du salut devotre peuple, reine, reprit la voix, quiarriva vibrante et sonore jusqu’aufond de la salle, je vous adjure de me

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donner entrée !

Dona Louise, inquiète, étonnée, fitun signe de la main et la portes’ouvrit.

Une femme vêtue de deuil et la têtecouverte d’un voile noir, traversa lasalle d’un pas lent et ferme, et vintmettre un genou en terre sur lapremière marche du trône. Ellesouleva son voile et le rejeta sur sesépaules. Le nom de la comtesse deCastelmelhor passa de bouche enbouche ; chacun fit silence dansl’attente de quelque événementextraordinaire.

– Relevez-vous, Ximena, dit la reine ;

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parlez vite si vous avez besoind’implorer notre aide, car la dernièreminute de notre puissance est venue,et voici la couronne qui va ceindre lefront du roi notre fils.

La comtesse ne se releva point.

– Je n’ai pas besoin d’aide, madame,prononça-t-elle si bas que la reineeut peine à l’entendre. Je ne viens pasimplorer, mais accuser…

Puis, d’une voix sonore et fortecomme celle d’un homme, elleajouta :

– Reprends ta couronne, dona Louisede Guzman, car ton fils a forfait àtous ses devoirs de prince et de

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gentilhomme ; reprends ta couronne,car après avoir touché ton noblefront, elle ne doit pas ceindre celuid’un lâche ravisseur et d’un assassin.

Un tumulte inexprimable suivit cesparoles. Les uns semblaient envoyant le trône ainsi ébranléjusqu’en ses fondements, les autresprononçaient le mot de trahison.Tous parlaient à voix basse etgesticulaient avec feu. Alfonse seul,comme s’il n’eût point entendu,dardait ses yeux au plafond etbâillait à se démettre la mâchoire.

La reine était d’abord restée atterrée,mais bientôt le courroux lui renditson énergie accoutumée. Elle imposa

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silence à tous d’un geste.

– Femme, dit-elle en prononçantchaque mot avec effort, ceux quiaccusent le roi risquent leur vie ; tuprouveras ce que tu avances, ici, surl’heure, ou, par la croix de Bragance,tu mourras.

– Je le prouverai ici, sur l’heure…Celui-là n’est-il pas un lâche,madame, qui insulte une femme sansdéfense ! Celui-là n’est-il pas unravisseur, qui enlève à main arméeune enfant aux bras de sa mère ?Celui-là n’est-il pas un assassin, quiaposte ses émissaires dans l’ombreet qui met à mort d’inoffensifsserviteurs, coupables seulement de

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défendre leur maître ? Alfonse dePortugal a fait tout cela !

– Qui te l’a dit ?

– Si on me l’eût dit, je ne l’aurais pascru. Mais ces serviteurs assassinés,ce sont les miens, dona Louise ; cettefille enlevée, c’est ma fille : cettefemme lâchement outragée, c’estmoi !

Une pâleur livide avait couvert lefront de la reine ; ses lèvresremuaient sans produire aucun son ;chacun de ses membres tremblait.

– Madame et très-honorée mère,demanda le roi, est-il nécessaire queje reste ici ? J’aimerais, s’il vous

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plaît, prendre congé ; afin de merendre à mon palais d’Alcantara, oùj’attends deux coqs de combat…

– Malheureux enfant ! dit la reine,qui se pencha jusqu’à son oreille,n’as-tu pas entendu ? Ne tedéfendras-tu point ?

– C’est la mère du petit comte, ditAlfonse sans s’émouvoir. Sesgentilshommes se sont biendéfendus, et nous avons eu là un fortbel hallali.

– C’est donc vrai ! c’est donc vrai !cria la reine hors d’elle-même,l’héritier de Bragance est donc un…

Elle n’acheva pas. Faisant sur elle-

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même un violent effort, elle parvint àreprendre sa contenance digne ethautaine.

– Seigneurs, dit-elle en remettant sursa tête la couronne royale, noussommes encore la reine, et justicesera faite.

– Nous supplions Votre Majesté,s’écrièrent en même temps plusieursgentilshommes d’avoir égard…

– Silence ! Sur votre vie ! interrompitdona Louise avec violence. Toi,Ximena, relève-toi, à moins que tun’aies encore, ajouta-t-elleamèrement, quelque accusation àporter contre le sang de tes rois !

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La comtesse se releva en silence.

– Et maintenant, dom Alfonse, repritla reine, qu’avez-vous fait de cettejeune fille ?

– Quelle jeune fille ? demanda le roi.

D’un regard, dona Louise renvoyacette question à la comtesse.

– Inès de Cadaval, répondit celle-ci.

– La fiancée de ce bambin de comte,ajouta Alfonse froidement.

A ce moment, un irrévérencieux éclatde rire se fit entendre à l’autre boutde la chambre.

Ecclésiastiques, gentilshommes etbourgeois tressaillirent ; car dans les

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rares occasions où dona Louise selaissait emporter par son courroux,sa nature se transformait pour uninstant : elle poussait la sévéritéjusqu’à la cruauté. Tout le mondetourna les yeux vers le point de lasalle d’où était parti le bruit. Il yavait près de la porte deux hommesportant le costume de la garded’Alfonse. Le coupable était l’undeux, et loin d’être effrayé par lafaute qu’il venait de commettre, ilcontinuait de rire à la barbe del’assemblée.

Contre l’attente générale, la reine nes’emporta point, son cœur était tropprofondément blessé pour qu’elle

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pût accorder la moindre attention àce misérable incident.

– Faites sortir cet homme, dit-elleseulement.

Le garde, au lieu de permettre auxhuissiers d’exécuter cet ordre,s’échappa de leurs mains, ettraversant lestement la salle, il nes’arrêta qu’au pied du trône, devantlequel il s’inclina de cette façongalante que tout le monde, voire leslaquais, possédait à la cour deFrance, mais qu’on ne savait pointailleurs.

– S’il m’était permis, dit-il avecemphase, d’élever la voix en présence

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de cette auguste assemblée, qu’on nepeut comparer qu’au conseil desdieux du paganisme, réuni sur lemont Olympe, et présidé, pendantl’absence du puissant Jupiter, parJunon, sa noble dame ; s’il étaitpermis, dis-je, à un pauvregentilhomme d’élever la voix…

– Ecoutez ce bon garçon, s’écriajoyeusement Alfonse ; je lereconnais ; il a une histoire très-plaisante sur ses glorieuxascendants… Parle, moncompagnon ; tu peux te vanter d’êtrele moins ennuyeux de nous tous, ycompris la mère du petit comte, quiest pourtant, je parie, une

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respectable dame.

Par un instinct semblable à celui del’homme qui se noie et qui s’accrocheà des herbages capables à peine desupporter la centième partie de sonpoids, la reine se prit à espérer en cemystérieux inconnu, et au lieu deréitérer son premier ordre, elle ditavec douceur :

– Nos moments sont précieux ;parlez si vous avez quelque chose ànous apprendre, mais soyez bref.

– Je tâcherai de me conformer auxvolontés révérées de Votre très-illustre Majesté, répondit le beaucavalier de Padoue, qui salua de

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nouveau avec tout plein de grâce. Jen’ai qu’une chose à dire, mais elle estimportante. La noble comtesse deCastelmelhor se trompe ; ce n’estpoint Sa Majesté le roi dom Alfonsequi a enlevé la jeune héritière deCadaval.

– Dis-tu vrai ? s’écria la reine.

– Dieu m’est témoin que mon cœurest pur et sans artifice.

– Mais, dit Ximena, j’ai vu, j’aientendu.

– Voilà justement le plaisant !…c’est-à-dire, – le ciel me préserve deprononcer en ce lieu, que je vénère àl’égal d’un temple des paroles

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inconsidérées ! – c’est-à-dire lesurprenant ! Vous avez vu, noblecomtesse, un homme portant lalivrée royale enlever votre pupille ;vous l’avez entendu prononcer lenom du roi : c’était une ruse de cetinfernal scélérat, de ce monstre vomipar la bouche la plus fétide du noirTartare, d’Antoine Conti, en un mot.

– Ne me parlez plus de Conti, dit leroi, qui commençait à sommeiller : ilm’ennuyait, voilà tout.

– Antoine Conti, reprit le Padouan,avait enlevé dona Inès pour lui-même, et j’en puis témoigner,puisqu’il avait voulu me contraindre,moi qui vais marquer d’un caillou

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blanc le jour où j’ai parlé à ma reine,à le seconder dans ses infâmesprojets… Que mes glorieuxascendants lui pardonnent dem’avoir fait cette injure !

– Qu’on aille chercher ce Conti, dit lareine.

– S’il plaît à Votre majesté très-illustre, cet ordre ne sera point aisé àexécuter. Voici un honnêtemarchand, – il montrait GaspardOrta Vaz, – qui s’est chargé, en boncitoyen qu’il est, d’embarquer Contipour le Brésil, lui donnant, en guisede baiser d’adieu, un fort coup de savieille hallebarde sur les épaules.

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Gaspard aurait voulu être à centpieds sous terre ; il n’osait lever lesyeux, se croyant l’objet de l’attentiongénérale. Par le fait, personne nesongeait à lui.

La comtesse s’était agenouillée denouveau.

– Je supplie Votre Majesté de mepardonner, dit-elle. C’est pour Inèsque je suis venue. Mon insultepersonnelle n’est rien, et la vie demes serviteurs appartenait au roi dePortugal. Je rétracte, s’il est besoin,l’accusation que j’ai portée…

– Pas un mot de plus, comtesse ! ditla reine.

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– De cette façon, s’écria le Padouanravi, tout s’arrange, et je remercie lafortune de m’avoir mis à même derendre à mes souverains ce signaléservice.

La reine avait froncé les sourcils etsemblait plongée dans ses réflexions.Alfonse dormait tout de bon.

Dona Louise de Guzman, dans toutel’assemblée, était peut-être la seulequ’eût surprise l’accusation de lacomtesse. On lui avait caché avecsoin, comme nous l’avons dit, lesextravagances de son fils, et elle-même avait prolongé son erreur enrefusant d’ajouter foi aux avissecrets qui lui arrivaient de toutes

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parts.

Aussi cette révélation la frappa aucœur. Les paroles de Macarone, quid’abord avaient été une sorte debaume pour sa blessure, nepouvaient lui laisser une impressiondurable.

Qu’importait, en effet, qu’Alfonse,eût ou non enlevé Inès de Cadaval ?Pour être innocent de ce rapt, enétait-il plus capable d’être roi ? Laquestion était de savoir si lesrapports secrets qu’elle avaitregardés jusque-là comme lesproduits de la malveillance ou de latrahison, étaient vrais ou faux, et letémoignage de dona Ximena, en qui

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elle avait une entière confiance, luiprouvait surabondamment leurvérité. La reine, aimaitpassionnément son fils ; peut-êtrepar ce mystérieux et sublime instinctdes mères, l’aima-t-elle davantage àce moment où elle le découvrait plusmisérable ; mais c’était une âmevéritablement royale que la sienne, etla pensée de placer sur le trône deJean IV un maniaque tour à tourimbécile et furieux, la révolta. Ellejeta sur Alfonse endormi un regardd’amer désespoir, et reprit la parole.

– Seigneurs, dit-elle, nous vousavions appelés pour assister aucouronnement du roi notre fils ; Dieu

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qui nous a établie gardienne de sondroit légitime, semble parler etconseille d’attendre. Nous vousdonnons licence de vous séparer, envous ajournant à l’époque où nousconvoquerons les états généraux duroyaume.

Personne n’osa répliquer, etl’assemblée se sépara dans un mornesilence.

– Saldanha, dit encore la reine avantde sortir, vous nous répondez de lapersonne de dom Alfonse deBragance. Qu’il ne puisse pointquitter le palais de Xabregas.

Dona Louise reprit, appuyée sur le

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bras de l’infant, le chemin ducouvent de la Mère de Dieu. Sur sonordre, Miguel de Mello de Torres etla comtesse de Castelmelhor lasuivirent.

On doit penser que l’intention de lareine était en ce moment, desoumettre la question de successionaux états généraux assemblés ; peut-être cette mesure eût-elle épargné auPortugal le règne d’Alfonse VI. LaProvidence en avait décidéautrement.

A peine dona Louise fut-elle rentréedans ses appartement du couvent dela Mère de Dieu, que sa force factice,résultat d’une volonté puissante,

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l’abandonna tout à coup. Seule avecson confesseur et celle que depuisbien longtemps elle nommait sa fille,elle laissa voir à nu la mortelleprofondeur de sa blessure. Elle étaittombée sur un siège en entrant, etl’œil fixe, les dents serrées, elle nefaisait pas un mouvement. DonaXimena, debout, auprès d’elle, eûtvoulu calmer, au prix de sa vie, cedésespoir dont elle était la cause.

De temps à autre, Miguel de Mellotâtait le pouls de la reine et secouaitla tête en silence.

Au bout d’une heure, l’œil de Louisede Guzman perdit un instant sa fixitéet se tourna vers la comtesse. Un

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triste sourire parut alors sur seslèvres.

– Ximena, dit-elle d’une voix sichangée que le prêtre ne put retenirun geste d’effroi, te souviens-tu, mafille ? Je t’avais dit un jour : Sijamais il manque à ses devoirs de roiet de gentilhomme…

– Pitié ! pitié ! murmura la comtessenavrée.

– Si jamais il forfait à l’honneur,poursuivit la reine, dont la voixfaiblissait de plus en plus, ne me ledis pas, Ximena, car je te croirais…et je mourrais !

La comtesse se tordait les mains et

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embrassait les genoux de la reine.

– Tu me l’as dit pourtant, repritencore celle-ci… oui, tu me l’as dit…j’ai cruellement souffert… Adieu, mafille, je t’ai crue et je meurs !

Le prêtre et la comtesses’agenouillèrent en pleurant, DonaLouise de Guzman n’était plus.

q

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L

XVI – LES JUMEAUXDE SOUZA

e lendemain, Alfonsede Bragance futsolennellement couronnéen la salle du palais deXabregas, devant cettemême assemblée qui avait

assisté à sa honte de la veille. A sescôtés, et si près du trône que lesfranges du dais caressaient son

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front, était dom Louis de Souza,comte de Castelmelhor.

Alfonse ne semblait ni joyeux nichagrin. Il bâilla bien des fois durantla cérémonie, et se dispensad’assister au service funèbre de lareine, sa mère, alléguant pourprétexte qu’il y avait deux jours queses taureaux d’Espagne ne l’avaientvu.

La plupart des grands seigneurs, àdemi satisfaits par la disparition deConti, suivirent le roi au palaisd’Alcantara. Castelmelhor était bien,lui aussi, un favori, mais son illustrenaissance faisait, en bonnejurisprudence courtisanesque, qu’on

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pouvait sans honte accepter sescaprices et se courber devant savolonté.

Le roi le nomma, le jour même de soncouronnement, ministre Etat etgouverneur de Lisbonne.

Quelques jours après la mort de lareine, tous les membres de la maisonde Souza se trouvaient rassemblésdans cette salle de l’hôtel du mêmenom, où se sont passées plusieursscènes de ce récit. La comtesse, donaInès et Vasconcellos étaient enhabits de voyage. Castelmelhorportait un magnifique costumed’apparat. Dans la cour plusieurscarrosses attendaient.

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– Adieu donc, madame, ditCastelmelhor en baisant les mains desa mère ; adieu, mon frère, soyezheureux.

– Dom Louis, répondit la comtesse,je vous ai pardonné. Maintenant quevous voilà puissant, soyez fidèle.

– Dom Louis, dit à son tourVasconcellos, je ne vous ai pointpardonné, moi, car jamais il n’y eutcontre vous de colère dans moncœur. Mais je vous ai jugé : si vousme cédez maintenant la main de donaInès, c’est que vous vous croyez trophaut placé pour avoir encore besoinde sa fortune.

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– Vasconcellos !… voulut dire domLouis.

– Je vous connais, reprit celui-ci.

Et s’approchant tout à coup il ajoutaà voix basse :

– Adieu, dom Louis ; je vais loind’ici, bien loin, pour n’entendre pointparler de vous. Mais si la voix dupeuple de Lisbonne se faisait quelquejour assez forte pour arriver jusqu’àmoi, et venait me dire que Souza suitles traces de Conti Vintimille, jereviendrai seigneur comte ; car j’aifait un serment au lit de mort de monpère.

Castelmelhor s’inclina froidement et

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baisa la main d’Inès de Cadaval en lanommant sa sœur. Puis il sortit pourse rendre auprès du roi.

Les autres membres de la maison deSouza prirent place dans un carrosse,et le cocher fouetta les chevaux.

– Y a-t-il bien loin d’ici au châteaude Vasconcellos ? dit un étranger àl’un des valets de la comtesse quisuivaient à cheval.

– Six jours de marche.

– Pas davantage ?… je vais aller avecvous.

– A pied ? demanda le valet étonné.

– Pourquoi pas ? répondit

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froidement l’étranger.

A ce moment, le carrosse qui portaitles deux dames et Simon s’ébranla etpassa près des deux interlocuteurs.

Simon jeta par hasard un coup d’œilde leur côté. Il reconnut Balthazar.

– Que Dieu me pardonne moningratitude ! s’écria-t-il, j’allaisoublier l’homme qui deux fois m’asauvé la vie… et qui a fait plus quecela pour moi, ajouta-t-il enregardant Inès avec tendresse.

Le carrosse s’arrêta. Quand ils’ébranla de nouveau, Balthazar,joyeux et confus à la fois, était assisentre Simon et la comtesse, au grand

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étonnement de la livrée de Souza.

q

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S

XVII –L’ANTICHAMBRE

ept années s’étaientécoulées. On était à la finde l’hiver de l’an 1667.Dans l’antichambre de SaSeigneurie Lord RichardFanshowe, qui représentait

à Lisbonne le roi Charles IId’Angleterre, nous retrouvons deuxde nos anciennes connaissances,

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Balthazar et le beau Padouan,Ascanio Macarone dell’Acquamonda.

Balthazar n’avait point changé.C’était toujours le même visage,simple, franc, un peu naïf, supportépar un torse herculéen et des jambesqui ne déparaient point le torse. Ilportait une livrée de drap rouge àrevers d’azur, ce qui indiquait qu’ilappartenait à milord-ambassadeur.

Ascanio, au contraire, avaitsensiblement vieilli. Les boucles non-pareilles de ses magnifiques cheveuxavaient passé du noir au grispommelé ; ses longues mainsblanches s’étaient ridées ; unvermillon coupé de veines

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blanchâtres, à l’instar du marbre desPyrénées, remplaçait la fraîcheurveloutée de ses joues.

En revanche, il avait gardé sonséduisant sourire et l’incomparableagrément de sa tournure. De plus,son costume avait gagné presqueautant que son physique avait perdu.Il portait toujours le galant uniformede la patrouille royale ; mais sonpourpoint était de velours, sesculottes et son écharpe de soie laplus fine, et ses bottes molles, àéperons d’argent, disparaissaientpresque sous un flot écumeux dedentelles. A sa toque brillait l’étoileblanche, signe distinctif des

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chevaliers du Firmament ; mais, aulieu d’être en clinquant, comme jadis,elle jetait des feux ni plus ni moinsqu’une étoile véritable, parce qu’elleétait formée de cinq pointes dediamants dont chacune valait biencent pistoles.

C’est que le beau cavalier de Padoueavait monté en gradeconsidérablement. Il n’étaitmaintenant rien moins que lecapitaine des Fanfarons du roi, et sevantait à tout venant de posséderl’entière confiance de son illustrepatron, Louis de Souza, comte deCastelmelhor, favori du roi domAlfonse. Ce prince tenait le sceptre

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comme un enfant négligent brise sonjouet, et laissait Lisbonne livrée àune effrayante anarchie.

La plupart des charges, qui, enPortugal, sont triennales, étaientremplies par des créatures deCastelmelhor ; mais le peuple étaitcontre lui, et la patrouille royale elle-même, dont il avait peu à peudiminué l’importance, le voyait defort mauvais œil. Macarone, dont lelecteur connaît l’excellent caractère,flattait Castelmelhor, et criaitvolontiers avec ses camarades : Abas le favori !

Balthazar et lui s’étaient doncrencontrés dans l’antichambre de

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lord Richard Fanshowe, où Ascanioattendait, en se promenant de long enlarge, qu’il plût à Sa Seigneurie de lerecevoir.

– Ami Balthazar, dit-il, j’ai un confussouvenir d’un tour damnable que tume jouas autrefois, du temps de lafeue reine, que Dieu bénisse au ciel,où je la souhaite ! Ce fut, moncamarade, une fort mauvaiseplaisanterie ; mais je n’ai pas plus derancune que de fierté… touche là,mon ami Balthazar !

Balthazar tendit sa lourde main et lareferma sur les doigts effilés duPadouan.

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– A la bonne heure ! s’écria cedernier ; point de fiel entre nous !Dis-moi, est-ce une bonne conditionque tu as là chez milord ?

– Pas mauvaise.

– Tant mieux ! Je t’ai toujours portéun vif intérêt. Sa Seigneurie estgénéreuse ?

– Assez.

– Bravo ! Je suis ravi de te voircontent. Ah çà ! qui donc est avecmilord en ce moment ?

– Le Moine.

– Le Moine ! s’écria Macarone ; ilvient aussi chez l’Anglais ?

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– Oui.

– Et… connais-tu ce moine, amiBalthazar ?

– Non.

– C’est étonnant ! Tu n’es pas plusbavard qu’autrefois : Pas mal, assez,oui, non… ce n’est pas là uneconversation, mon camarade. Quediable ! après sept ans de séparation,deux bons amis qui se retrouvent…Voyons ! assieds-toi là, près de moi,et causons.

Balthazar se laissa entraîner vers unsiège et s’assit d’un airprofondément indifférent.

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– Pendant ces sept années, reprit lePadouan, tu as dû avoir desaventures. Conte-moi ton histoire.

– J’ai suivi dom Simon au château deVasconcellos, dit Balthazar. Aprèscela, je suis revenu à Lisbonne.

– Ton histoire est fort intéressante,mon camarade, et ne contient pointde longueurs. Ainsi, tu t’es séparé dedom Simon.

Balthazar fit un signe équivoque.

– Je ne sais s’il vit ou s’il est mort,répondit-il.

– En vérité !

– Quand il eut perdu sa jeune

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épouse, dona Inès de Cadaval, quimourut il y a trois ans, la mêmeannée que la comtesse douairière,dona Ximena, le pauvre seigneurpensa devenir fou, et il y avait dequoi, car dona Inès était un ange. Ilpartit pour la France ; je le suivismais je revins seul.

– Pourquoi ?

– Je revins seul.

– Toujours discret ! s’écriaMacarone ; mais la discrétion estinutile avec moi, je devine. DomSimon resta en France à cause de lanoble Isabelle de Nemours-Savoie,qui est maintenant reine de Portugal.

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– Je n’entendis jamais parler de cela.

– A d’autres, mon compère !Vasconcellos était le chevalier de laprincesse Isabelle ; s’il vit, il est lechevalier de la reine.

L’observateur le plus attentif n’eûtpas vu s’animer un seul muscle sur levisage de Balthazar, qui se borna àrépondre :

– Dieu veuille qu’il vive, seigneurAscanio.

– Amen ! dit celui-ci ; je n’y metspoint d’empêchement. Mais parlonsde nous. Nous vivons dans un temps,ami Balthazar, où un bon garçoncomme toi peut faire rapidement son

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chemin. Moi, qui te parle, j’ai fait lemien comme tu vois.

Ce disant, le Padouan fit ondoyer lesplumes de sa toque, et jouanégligemment avec la frange d’argentfin de sa ceinture.

– Oui, continua-t-il, maintenant jemène un train assez galant, un trainen rapport avec ma noble naissance.Je suis un homme de cour, et le chercomte me tient en grande amitié.

– Quel comte ? demanda Balthazar.

– Le grand comte ! le frère de tonmaître, Louis de Souza ! il n’y aqu’un comte à Lisbonne, de mêmequ’il n’y a qu’un Moine… Eh bien,

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mon enfant, il faut suivre monexemple. Avant qu’il soit un an, tuporteras rapière à garde dorée etpourpoint de velours comme moi.

– Et qu’avez-vous fait pour gagnertout cela ?

– J’ai servi l’un, puis l’autre ;souvent tout le monde à la fois. Tune comprends pas ? je vaism’expliquer. A Lisbonne,maintenant, tout le monde conspire :bourgeois, prêtres et gentilshommesse donnent cet innocent plaisir.Compte sur tes doigts : il y a le partide l’infant frère cadet du roi, celui dela reine, celui du comte, celui del’Angleterre et celui de l’Espagne.

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– Cela fait cinq partis, dit Balthazar,et vous en oubliez un sixième,seigneur.

– Lequel ? demanda le Padouanétonné.

– Celui de dom Alfonse de Bragance,roi de Portugal.

Macarone éclata de rire.

– On voit bien, s’écria-t-il, que tureviens de loin, mon camarade ! Leparti du roi ! En conscience, l’idéeest bouffonne… Poursuivons : leparti de la reine est nombreux ; il secompose de la majeure portion de lanoblesse, parce que la reine est belleet que la noblesse est folle. Le parti

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du prince infant est faible, maiscertains disent qu’il pourrait bien seconfondre avec celui de la reine, etalors il faudrait en tenir compte. Leparti de Castelmelhor est composéde moi et de tous les fonctionnaires ;c’est un parti estimable : il disposedes revenus de Etat. Le parti del’Angleterre se compose de moi et dupeuple ; c’est un parti bien payé lelord Richard ne ménage pas trop lesguinées… Enfin, le parti de l’Espagnese compose de moi et de la patrouilleroyale. Ce parti, non plus n’est pointà dédaigner, à cause des pistoles deMadrid, qui sont larges, lourdes etd’un titre parfait.

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– Ainsi, dit Balthazar, vous serveztrois maîtres à la fois ?

– C’est peu, j’en conviens, répliquaMacarone avec modestie ; mais lareine et l’infant n’ont pas un doublondans leur cassette.

– Et si par hasard, il me prenait enviede rapporter cette conversation àmilord ?

– Tu ne ferais que me prévenir, monexcellent ami, dit Ascanio sans setroubler. Je viens ici pour vendre àmilord les deux autres partis qui ontl’honneur de me posséder dans leursein. Crois-moi, ta m’as trompé unefois, n’essaie pas de recommencer.

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– Je n’ai garde, répondit Balthazar ;je plaisantais.

– Tes plaisanteries sont médiocres,ami ; c’est égal, j’ai besoin de toi…Veux-tu me prêter tes services ?

– Non.

– Veux-tu me les vendre !

– Oui… sauf le cas où Vasconcellosreviendrait et réclamerait mon aide,et en tant que ces services necontrarieront point mes devoirsenvers milord.

– Soit. Quant à Vasconcellos, jedépose mon estime sur sa tombe ;quant à Milord, loin de lui nuire, je

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prétends faire entrer sous son toit lajoie et le bonheur.

Ici, Ascanio frisa sa moustache,arrondit ses bras, se dandina surplace et prit un air sentimental.

– O toi, dit-il, heureux Balthazar, quirespires le même air qu’elle, ne mecomprends-tu point ?

– Non, dit encore Balthazar.

– Arrière les froids calculs de lapolitique ! s’écria Macarone ens’échauffant ; lâchons pour unmoment le timon de Etat, et parlonsde ce suave sentiment qui est la joiedes immortels dans leurs palais dumont Olympe !

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– J’y suis, interrompit Balthazar :vous soupirez pour la camériste ?

– Fi donc ! épris d’une camériste !moi ! Les illustres Macaroni qui sontmorts en Palestine au chevaleresquetemps des croisades en frémiraientdans leurs tombeaux !… Mais il y adans ce que tu dis quelque chose devrai, cependant. Je suis subjugué…entends-tu ? subjugué !

– J’entends.

– Moi, l’invincible Ascanio, dont lecœur semblait cuirassé, j’ai senti lapuissance de ce sentiment qui… Enun mot, mon camarade, je songe àm’établir.

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– C’est une idée louable, seigneurAscanio.

– Et j’ai jeté les yeux sur missArabella Fanshowe.

– La fille de milord !

– La ravissante fille de milord ?

Balthazar ne put s’empêcher desourire.

– Ce serait, pensa-t-il, un coupleassorti !

– Eh bien ? fit Ascanio.

– Eh bien ? répéta Balthazar.

– Qu’en dis-tu.

– Rien.

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– Ta réserve est éloquente : Tum’approuves et tu consens à meservir ?

– Pourquoi pas ? Que faut-il faire ?

– Chut !

Le Padouan, se leva et fit le tour del’antichambre ; sur la pointe despieds, pour s’assurer que les portesétaient bien closes, et que nulleoreille indiscrète ne se tenait auxécoutes.

Ce devoir d’un prétendant délicatétant accompli, il revint versBalthazar, et tira de la poche de sonpourpoint un billet délicatement pliéet attaché par un fil de soie rose.

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Avant de le remettre à Balthazar, il lebaisa sur les deux côtés.

– Ami, dit-il, je te confie le bonheurde ma vie.

– Il est en bonnes mains, seigneurAscanio, dit Balthazar qui prit lamissive et la serra.

Mais, se ravisant, il ajouta :

– Peut-être vous plairait-il que lalettre fût remise sur-le-champ ?

– Tout de suite ! Voilà une penséequi t’honore, Balthazar ; et, soistranquille, tu n’auras pas obligé uningrat.

A peine avait-il tourné les talons,

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que Macarone se précipita vers laporte du cabinet de lord Fanshowe. Ilcolla d’abord son oreille à la serrure,mais il n’entendit rien. Changeantalors de tactique, il mit son œil à laplace de son oreille.

– Le Moine ! murmura-t-il, c’est bienle Moine ! Et toujours son capuchonsur les yeux. Pas possible de voir sonvisage… Cet homme doit avoir unbien grand intérêt à se cacher !

Il se releva et croisa ses bras sur sapoitrine. Son front était plissé, sessourcils se rapprochèrent de plus enplus. Tous ses traits exprimaient letravail intérieur d’un homme, quifatigue son esprit à chercher le mot

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d’une énigme.

– Sous un secret, reprit-il, il y atoujours de l’argent. Il y a parfoisaussi des coups de poignard ; maisbah ! il faudra que je découvre lesecret de ce révérend père.

Il remit l’œil à la serrure.

– C’est étrange ! pensa-t-il, il gardeson capuchon même en présence demilord ! Ce personnage m’intrigue audernier point. Partout je lerencontre : chez le roi, chez l’infant,chez le comte lui-même… et chezmilord aussi ! cela passe les bornes.Et toujours ce masque de bure ! Pouravoir ainsi des rapports avec des

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hommes de partis si hostiles, ilfaut… Me ferait-il concurrence ?

Comme il se retirait, il entendit unbruit métallique de l’autre côté de laporte, et se hâta de coller unetroisième fois son œil curieux autrou de la serrure.

– De l’or ! s’écria-t-il en serrant sesdeux mains l’une contre l’autre.

L’Anglais avait ouvert un coffreplacé en face de la porte. Il y plongeala main à plusieurs reprises, et laretira chaque fois pleine de largespièces d’or. Le Moine restaitimmobile. Quand Richard Fanshoweeut puisé une somme suffisante, il

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prit la peine de la compter lui-même,et l’enfermant dans une riche etlongue bourse, il la remit au Moineen s’inclinant.

– Il le salue par-dessus le marché !grommela Macarone. Qui sait ? il vapeut-être lui dire : Votre Révérenceest bien bonne et je la remercie dufond de l’âme.

Lord Richard et le Moine marchèrenten ce menant vers la porte. LePadouan n’eut que le temps de sejeter vivement de côté. La portes’ouvrit.

– Je suis fort obligé à VotreRévérence, dit Richard Fanshowe, et

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je la prie d’agréer mes sincèresremercîments.

– A demain, dit le Moine.

– Quand il plaira à Votre Révérence :je suis à ses ordres.

Le Moine sortit. Richard Fanshowese frotta les mains d’un air satisfait.Quant au beau chevalier de Padoue,il demeura ébahi.

– Il a donné au moins cinq centsguinées, pensa-t-il, et c’est lui quiremercie ! Moi, on ne me traite pascomme cela !

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L

XVIII – LE CABINET

ord Richard Fanshowerentra dans son cabinetsans apercevoir lePadouan, qui se faisaitpetit dans un coin.

– Il a l’air bien joyeux, sedit Macarone ; il est clair qu’il y a iciune intrigue dont je n’ai pas le fil.Est-ce un sixième parti qui seforme ?

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En ce moment Balthazar reparut.

– Eh bien ? s’écria vivement lePadouan.

– J’ai remis la lettre.

– A-t-on daigné…

– Sans doute.

– Quoi ! la charmante Arabella a luces caractères tracés par la main duplus humble de ses esclaves ?

– Elle a fait mieux.

– Qu’entends-je ! s’écria Macaroneen se levant ; dois-je espérer tant debonheur ? Aurait-elle condescendu àfaire une réponse ?

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– Mieux que cela, dit encoreBalthazar.

Le beau cavalier de Padoue prit uneattitude théâtrale.

– Balthazar, soupira-t-il, parle vite,ou mon pauvre cœur va se briser !

– Miss Arabella consent à vousentendre et à vous voir.

– Déjà une entrevue ! Où ? quand ?réponds donc !

– Demain soir, dans les jardins del’hôtel, et voici la clef de la grille.

– Pas possible ! s’écria Macarone ensaisissant la clef ô hymen ! ôhyménée ! Ces Anglaises pensent à

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tout.

Il mit la clef dans sa poche et ilajouta très-froidement :

– Balthazar, mon digne camarade,c’est toi qui auras fait ce mariage, jeme proclame ton débiteur pour lasomme de cinquante réaux.Maintenant, un mot sur un autresujet : le Moine est parti, tu sais ?

– C’est bien ; je vais annoncer VotreSeigneurie.

– Attends. Ce Moine m’intrigue, nepourrais-tu savoir qui il est ?

– Pourquoi pas ?

– Et ce qu’il vient faire chez milord ?

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continua Macarone.

– Comme de juste.

– Je te récompenserais royalement,tu me connais… introduis-moi.

Balthazar obéit.

Lord Richard Fanshowe était unvieillard à la physionomie froide, etcomme effacée. Ses cheveux rares,presque blancs, étaient plantés sur lederrière de la tête, et laissaientdécouvert un front démesurémenthaut, mais étroit et fuyant. Sa barbe,taillée suivant la mode anglaise del’époque, avait ainsi que samoustache tordue, conservé sacouleur naturelle, qui était un blond

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ardent et tirant sur le roux. Il avaitun menton pointu, des lèvres minceset pâles ; la distance de son nez à sabouche était hors de touteproportion avec le cadre de sonvisage. De petits yeux gris, à vuecourte et sans cesse demi-clos,lançaient de cauteleux regards dufond de leur orbite creuse dont lasaillie était dépourvue de sourcils.

Cet ensemble de traits était complétépar un nez planté droit et se relevantperpendiculairement au plan de salèvre supérieure. Ce nez, britanniqueau premier chef, était un véritablenez de diplomate. Que l’œil sourît,que la bouche se fronçât, que la

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couleur blafarde des joues sechangeât en vermillon par l’effet dela joie ou de la colère, le nez restaitimmobile et blanc comme un membremort, mais parfaitement conservé.C’était un nez impénétrable.

Aussi lord Richard y tenait-ilbeaucoup, ce que le lecteurcomprendra, s’il veut faire réflexionque ledit lord l’avait acheté dixguinées chez un chirurgien d’York,sa ville natale.

Le nez était en biscuit doublé d’or, etsi merveilleusement conditionné, queFanshowe s’applaudissait tous lesjours d’avoir égaré celui que lanature lui avait primitivement

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départi.

Le reste de la personne de lordRichard était à l’avenant.

Les Anglais sont beaux d’ordinaire,pourtant ils ne sont point agréablesà voir. Il y a souvent dans leur aspectune manière de repoussoir quidéplaît et chagrine ; sous leur teintfrais, perce l’égoïsme, et leurchevalerie même est roide comme unchiffre.

N’étant pas séduisant quand il estbeau, l’Anglais est odieux quand ilest laid.

Lord Fanshowe exagérait ce privilègede sa nation. Son aspect inspirait

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l’aversion et la défiance. On devinait,derrière son disgracieux sourire, ladissimulation passée à l’étatchronique. Pour s’habituer àl’expression cauteleuse de sonregard, il fallait du temps à l’esprit lemoins porté à la défiance.

Bien pénétré pourtant de la maximefondamentale, unique, éternelle de lapolitique anglaise, il faisait unpassable diplomate et possédait laconfiance de Buckingham, qui lui-même tenait l’oreille de Stuart.

Au moment où le beau cavalier dePadoue fut introduit, Fanshoweécrivait une lettre. Il fit un signe aunouveau venu de prendre patience, et

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continua son travail.

Macarone répondit à ce geste par unecourbette comme lui seul savait enfaire à la cour de Portugal, et selaissa tomber dans un fauteuil avectoute l’aisance d’un Italien fourbi àParis.

– Faites, milord, dit-il, faites. Jeserais mortifié si vous faisiez descérémonies avec moi.

Fanshowe leva sur lui son œil gris,demi-ouvert, et arrêta un instant saplume. Son front se plissalégèrement. Une ride de dédain secreusa derrière sa moustache.

Macarone se prit à jouer avec les

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dentelles de sa manchette, et adressaà Sa Seigneurie un sourire plein decondescendance, qui semblait dire :

– Entre amis, il n’est pas besoin de segêner.

– Ce drôle est original, pensaFanshowe. Puis il se remit à écrire.

En écrivant, il oublia bientôt laprésence du Padouan, et commença,comme c’est la coutume de bien desgens, à se dicter sa lettre à demi voix.

Macarone était tout oreilles, mais ilne put saisir que quelques bribes dephrases, dont le sens lui échappaitentièrement. Il comprit seulementque milord s’applaudissait vivement

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de la tournure que prenaient lesaffaires, et comptait en arriver à sesfins.

Quand Fanshowe eut achevé salettre, il sonna, et Balthazar parut.

– Porte cet écrit à sir William, monsecrétaire, dit le lord. Quand il l’auramis au net, tu le rapporteras. Quepuis-je faire pour vous ? ajouta-t-ilen s’adressant à Macarone.

– Vous pouvez faire beaucoup,milord, répondit le Padouan, quipoussa son siège et s’approcha deFanshowe ; nous pouvons, vous etmoi, faire beaucoup l’un pour l’autre.

Lord Richard tira sa montre.

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– Je suis pressé, dit-il.

– C’est comme moi. Mais il ne s’agitpas ici de bagatelles ; veuillez meprêter attention. Je me nomme…

– Je vous connais, passons.

– Ce m’est un appréciable honneurque d’avoir attiré l’attention deVotre Grâce. J’ose croire que vousconnaissez également mon ami, domLouis de Vasconcellos y Souza,comte de Castelmelhor ?

Fanshowe s’inclina.

– C’est un noble seigneur, repritAscanio ; il est puissant et pourraitle devenir davantage, car il a de

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grands projets.

– Que m’importe ?

– Il vous importe de les déjouer,milord. Je sais par cœur, voyez-vous,votre politique, à vous, et celle demon illustre ami et patron. Vous aveztous les deux un ennemi commun : lareine ; mais votre but ne peut être lemême. Il vous faut à vous, milord,sur le trône de Portugal, unmannequin : Alfonse VI, parexemple ; à Louis de Souza, il faut…

– Que faut-il ? demanda Fanshowe.

– Pour le savoir, milord, il vous encoûtera mille guinées.

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– C’est cher, pour un secret decomédie.

– L’auriez-vous surpris ?

– Je le savais avant vous… AvantCastelmelhor peut-être.

Macarone jeta sur le lord un regardincrédule, puis son œil se tourna,plein de désespoir, vers le coffre-fortoù Fanshowe avait puisé les guinéesdu moine.

– N’avez-vous point autre chose à medire ? demanda l’Anglais.

– Comme confident du noble comte,je suis réduit au silence, milord, dittristement Ascanio ; mais comme

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capitaine des Fanfarons du roi…

Fanshowe lui imposa silence d’ungeste. Il sonna de nouveau, etBalthazar montra son visage à laporte entre-bâillée.

En même temps, l’Anglais fit jouer laserrure de son coffre, qui s’ouvrit etlaissa voir, aux yeux éblouisd’Ascanio, un énorme monceau depièces d’or de toutes tailles.

– Appelez sir William, dit Fanshoweà Balthazar.

Balthazar sortit ; le lord compta centguinées sur un coin de la table.Ascanio, muet de surprise, leregardait faire. Par un mouvement

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instinctif, sa main s’ouvrait et serefermait, comme pour palper cet or,dont la vue lui montait la tête.

A ce moment le secrétaire parut surle seuil d’une porte quicommuniquait avec les appartementsprivés de milord. Il tenait à la mainla lettre copiée.

Ascanio tourna les yeux de son côté,et demeura stupéfait à sa vue. Ilallait pousser un cri de surprise,lorsque le secrétaire mit un doigt sursa bouche.

– Milord m’a fait appeler ? dit-il enmarchant lentement vers Fanshowe :voici sa missive au net.

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– Asseyez-vous, sir William, etécrivez au bas, en forme de post-scriptum :

« Ce soir, la reine Isabelle de Savoie-Nemours a disparu, enlevée par dessoldats de la patrouille du roi.

» Cette troupe est aux gages del’Espagne. Aucun soupçon ne peutplaner sur le gouvernement de SaMajesté le roi Charles, que Dieutienne en joie et santé. »

Sir William obéit. Ascanio semblaitstupéfait.

– Seigneur capitaine, reprit le lordd’une voix grave, l’Angleterre est unenation généreuse parce qu’elle est

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puissante. Loin de profiter de lafâcheuse situation du royaume dePortugal pour y établir sadomination, elle consacre tous sesefforts à diminuer les embarras de cemalheureux pays. La reine était unepierre d’achoppement au milieu desfactions soulevées ; la reineretournera en France… à moins que,sur la route, quelque accidentn’advienne. Nous aviserons ensuiteaux moyens de parfaire notre œuvreen rendant le calme et le bonheur à cepauvre pays, pour lequel l’Angleterrea une affection maternelle.

– Et qui enlèvera la reine ? demandaMacarone.

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– Ce sera vous, capitaine.

– Milord a l’air bien certain de cela.

Fanshowe ne répondit point. Il relutattentivement la lettre et le post-scriptum, puis il signa le tout etappela Balthazar, auquel il remit lepaquet scellé avec soin en disant :

– Monte à cheval et porte ceci entoute hâte au commandant Smith,dont le navire est en partance. Qu’ilmette à la voile sur-le-champ, si levent et la mer le permettent.

Puis encore, il se tourna versAscanio.

– Vous voyez dit-il.

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– Je vois que vous annoncez commefaite une chose qui reste à faire,milord.

Fanshowe caressa la barbe jaune etrigide qui décorait son menton.

– Vous m’avez demandé milleguinées, reprit-il d’un ton bref etimpérieux, en voilà cent… Ne lesprenez pas encore. Je vous connais,capitaine, et n’ai point en votrebonne foi une confiance illimitée.

– Qu’est-ce à dire ? voulut s’écrierAscanio, qui frisa sa moustache d’ungeste belliqueux.

– Silence ! L’Angleterre est unenation généreuse, mais qui n’aime

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pas à payer en vain… Comment senomme votre lieutenant ?

– Manuel Antunez.

Fanshowe prit la plume, la trempadans l’écritoire et la tendit auPadouan.

– Ecrivez, dit-il.

– Mais…

– Ecrivez !

Macarone se mit en posture.Fanshowe dicta : « Le seigneurAntunez choisira vingt cavaliersrésolus qu’il conduira ce soir, à huitheures, sur la place du palais deXabregas. Un homme se présentera,

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dont il recevra et exécutera lesvolontés comme si j’ordonnais moi-même. Cet homme répondra au nomde sir William…

– Qui est ce sir William, interrompitMacarone.

– C’est moi, dit le secrétaire.

– Vous !… s’écria involontairementle Padouan.

Un signe rapide et péremptoire dusecrétaire lui coupa la parole.

– Sir William, soit, grommela-t-il ;après ?

– « Il y aura une forte récompense, »dicta Fanshowe. Maintenant, votre

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signature.

– J’aurai les cent guinées ? demandale Padouan avant de signer.

Fanshowe poussa la pile jusqu’à lui.

Macarone prit et signa.

– Maintenant, dit Fanshowe, vousêtes notre hôte jusqu’à demainmatin. Quant à vous, William, courezà l’hôtel des chevaliers duFirmament.

– William !… murmura Macarone ; lediable, plutôt !

Le secrétaire s’enveloppa d’un longmanteau qui cachait son visage etdisparut.

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Sur le seuil de la porte extérieure, ilrencontra Balthazar qui enfourchaitson cheval.

Balthazar piqua des deux et partit augrand galop ; mais au lieu dedescendre vers le port, il enfila lesrues de la ville haute et s’arrêta auseuil d’un sombre et vaste bâtiment,à la porte duquel il frappa.

Cet édifice était le couvent desbénédictins de Lisbonne. Le frèreportier vint tirer le guichet.

– Le Moine ! dit Balthazar.

C’était assurément une façon étrangede demander quelqu’un en un lieu oùil n’y avait que des moines.

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Et pourtant la porte du couvents’ouvrit aussitôt, comme si, parmitant de moines, un seul avait eu droità ce nom : LE MOINE.

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L

XIX – LA CELLULE

’homme que jusqu’icinous avons appelé lemoine, et qui n’était pointconnu à Lisbonne sous unautre nom, se trouvait seuldans une pièce de

moyenne grandeur et presque nue,qui dépendait de l’appartement deRuy de Souza de Macedo, abbé mitredes bénédictins de Lisbonne.

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Par la faveur spéciale du Seigneurabbé, il ne menait point la vie desautres religieux. Il n’y avait point àla chapelle de confessionnal quiportât son nom écrit en lettresgothiques sur le chêne noirci del’étroit frontispice. Jamais on nel’avait vu célébrer le saint sacrificede la messe ; et quand sonnaientvêpres ou matines, sa place au chœurrestait vide bien souvent.

Il se promenait lentement et de longen large dans sa cellule au momentoù nous y entrons. Sa bouchemurmurait de temps à autre des motsinarticulés. Etait-ce une prière àDieu ? était-ce le résultat d’une

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préoccupation mondaine ?

Bien que le Moine fût un bonchrétien et servit Dieu comme il faut,nous penchons pour la secondehypothèse, et le lecteur sera de notreavis, quand il saura que le révérendpère, depuis sa visite à Fanshowe,avait rendu ses devoirs au roi,entretenu l’infant, et passé une heureen secrète conférence avec le comtede Castelmelhor.

Chez ces trois personnages, si hautplacés, quoique diversement, il avaitété accueilli avec un égal respect. Cepauvre Alfonse lui-même avait faittrêve à ses imbéciles passe-tempspour lui demander sa bénédiction.

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En quelque lieu que ce fût, enprésence du roi lui-même, le Moinegardait l’énorme capuchon quicouvrait entièrement son visage. Nulne pouvait se vanter d’avoir jamaisdistingué ses traits. On apercevaitseulement, au fond du sombreentonnoir formé par sa cagoule,l’éclair ardent et dominateur de sonœil noir et les mèches ondées de sabarbe blanche.

Quand il passait dans les rues, lesgentilshommes s’inclinaient, lesbourgeois portaient la main à leurfeutre, et le peuple baisait le bas deson froc : les gentilshommes lecraignaient ; il intriguait les

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bourgeois ; sur un geste de sa main,le peuple eût mis le feu à Lisbonne.

Or, le peuple avait singulièrementgrandi en force et en audace pendantles sept années qui venaient des’écouler.

Il était arrivé à Lisbonne ce quiarrive en toute cité aux jours demisère. La noblesse était restéedebout ou s’était retirée dans sesdomaines ; mais la bourgeoisie,décimée par la détresse, avait grossila masse du peuple. Tel qui naguèrefaisait l’aumône, vivait à présent decharité.

La cour, dont les finances étaient au

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pillage, ne pouvait venir en aide aumalheur public. Les couventsquêtaient beaucoup, donnaientdavantage sans combler le trou demisère. Les grandes familles avaientpeine à soutenir leur rang, etd’ailleurs, la plupart d’entre elles,froissées par le favori et mal en courqu’elles étaient, avaient intérêt àprécipiter le moment de la crise.

Aussi c’était pitié de voir ledénûment absolu où languissaientnon-seulement les gens sans aveu,mais les petits marchands et lescorps de métiers. Chacun, parmi cequi restait de riches bourgeois, avaitcondamné la serrure de son coffre-

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fort. Les plus égoïstes, qui seproclamaient les plus prudents,avaient fermé la porte de leurboutique et congédié leurs ouvriers.

De ce nombre était, bien entendu,l’honnête Gaspard Orta Vaz, doyende la corporation des tanneurs,apprêteurs, corroyeurs, peaussiers etmégissiers de Lisbonne. Ses ouvriers,réunis à ceux d’une foule de sesconfrères, formaient d’innombrablestroupes de vagabonds qui étaient defait les maîtres de la ville. Leurmaître, à eux, était le Moine.

Le Moine était roi de tout ce peuple,parce que tout ce peuple vivait parlui, par lui seul. Il l’avait acheté. Ses

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bienfaits de tous les joursremplaçaient la prospérité passée.Ses émissaires, qui étaient nombreuxet infatigables, avaient desconsolations pour toutes lesinfortunes, des soulagements pourtoutes les misères.

Et quand ils avaient changé leslarmes en joie, ils disaient :

– Cet or qui apaise votre faim, quiguérit vos blessures, qui sèche lespleurs de vos femmes, qui couvre lanudité de vos enfants, cet orappartient à notre seigneur qui est lemoine. Soyez reconnaissants etattendez l’heure où il aura besoin devous.

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Et ce peuple, sans cesse désespéré etsans cesse rendu à la vie, se prenaitd’un fougueux dévouement pour lamain, toujours la même, quis’ouvrait, bienfaisante, entre lui et lamisère. Il aimait d’autant plus iciqu’il haïssait davantage ailleurs, etne savait trouver, si loin que pussentporter ses regards, aucun autre objetà respecter ou à chérir.

Le roi était fou et cruel dans safolie ; l’infant, retiré dans son palais,passait pour un noble jeune homme,mais n’avait point su s’entourer dece prestige que donne d’ordinaireune infortune fièrement supportée. Ilgardait un silence chagrin, opposait

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une froide apathie aux insultescontinuelles du favori, et semblaitabsorbé dans l’admiration, pleine detendresse chevaleresque et deprofond respect qu’il portait à lajeune reine.

Cette malheureuse princesse elle-même, si vertueuse, si accomplie,était peu connue de la multitude. Onmaudissait Alfonse pour les indignestraitements qu’il lui faisait subir,mais après tout, elle s’étaitdépourvue en cour de Rome pourfaire déclarer nul son mariage, et lesrespects de la noblesse avaient dequoi la consoler.

Enfin, Castelmelhor, le favori, était

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odieux au peuple comme l’est touttyran subalterne. On avait oublié samagnifique naissance ; on ne luitenait point compte de ses brillantesqualités ; on ne voyait en lui que lefavori, et c’est à peine si Vintimillelui-même, au temps de sa puissance,avait été aussi universellementdétesté.

Aussi le peuple attendait, il attendaitimpatiemment que l’heure fût venue.Et alors, quel que pût être l’ordreémané de la bouche du Moine, lepeuple comptait l’exécuter.

Cet étrange et absolu pouvoirs’augmentait encore de tout lemystère qui entourait le Moine. Nul

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n’avait vu son visage. Quand ilrépandait des bienfaits par lui-même, il entrait, consolait etdisparaissait ; on connaissaitseulement la forme de son froc ; onse souvenait des sons graves etpénétrants de sa voix ; on gravait sesparoles au fond du cœur, et le pactemystérieux se trouvait resserré.Comment les divers partis quidivisaient le Portugal n’auraient-ilspas redouté un pareil homme ?Cependant aucun de ces partis ne luiétait précisément hostile. Quelques-uns même servaient, sans s’endouter, son influence, et tous leménageaient.

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Nous avons vu Fanshowe lui ouvrirbénévolement ses coffres, et nouspouvons dire tout de suite que l’or del’Angleterre formait la meilleure partde la somme presque incroyable qu’ilfallait réaliser chaque jour pournourrir ainsi tout un peuple.

Fanshowe avait, comme nouspourrons le voir, une entièreconfiance dans le Moine, qu’ilcroyait intéressé au succès del’Angleterre. Castelmelhor, aucontraire, qui, reprochable enplusieurs points, gardait du moins lemérite de vouloir, à tout prix,affranchir le Portugal de ladomination anglaise avait ses

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raisons pour penser que le Moinehaïssait autant que lui les Anglais etleur politique pestiférante. Cetteaversion commune les rapprochait.

D’ailleurs, on ne connaissait pas plusla pensée du Moine que son visage.C’était un homme de paix, prêchantla concorde sans relâche, maisprévoyant la guerre et s’y préparantde longue main. Une fois la guerreallumée entre ces factions rivales, àqui porterait-il son secours ? chacunespérait pour soi ; mais, endéfinitive, nul ne savait.

Un seul n’espérait point en lui :c’était Alfonse de Bragance, quin’espérait en personne, parce qu’il

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n’avait garde de se croire menacé. Cemalheureux prince avaitconsidérablement fléchi depuisquelques années. Sa folie avait prisun caractère de tristesse profonde.S’il se réveillait parfois, c’était pouraccomplir quelque extravaganceperfidement conseillée. Seschevaliers du Firmament étaientdevenus une sorte de gardeprétorienne qui joignait l’insolence àla trahison. Dans l’opinion de tous, ilétait notoire qu’Alfonse n’avait pasun seul sujet fidèle, disposé à ledéfendre au jour du péril.

L’opinion se trompait. Alfonse avaitun adhérent, un seul, mais celui-là en

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valait mille et des milliers : c’était leMoine.

Ceux qui auraient été à mêmed’observer de près ce mystérieuxpersonnage eussent vu que le lien quil’attachait au roi ne partait point ducœur et avait toute l’inflexibilitéd’un rigoureux devoir. Ils auraientdécouvert en même temps que cedevoir était sans cesse combattudans son accomplissement par unsentiment difficile à vaincre,impossible peut-être. La vie duMoine était en effet un long combat,sans trêve ni relâche. Son cœur,d’accord avec sa raison, battait enbrèche sa conscience. Il luttait

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franchement et de tout son pouvoir,mais désirait à peine remporter lavictoire. C’était un dévouementimposé, fatal. On eût dit, que contreson gré, par excès d’honneur, ilaccomplissait la lettre insensée d’unserment qu’il aurait voulu mettre enoubli.

Car servir le roi, ce n’était pointpeut-être, à cette triste époque,servir le Portugal. Le Moine savaitcela ; mais il demeurait ferme dansson silencieux et obstinédévouement. Il espérait peut-êtrequ’Alfonse se redresserait quelquejours et s’appuyant sur lui chasseraitde Lisbonne et du Portugal tous ces

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factieux qu’encourageait la faiblesseroyale. Alors il eût appelé le peuple,son peuple à lui, le peuple qu’ils’était inféodé par ses bienfaits. Illui eût montré l’ennemi comme onmontre au dogue le sanglier qu’ildoit terrasser. Il lui eût dit :

– L’heure est venue, faites la place auroi !

Mais à une proposition semblable,Alfonse, le valétudinaire enfant, eûtfrémi de tous ses membres. Il n’avaitparlé haut qu’à la reine.

Le Moine savait encore cela ; il lesavait mieux que toute autre chose ;car lorsqu’il venait à songer aux

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outrages qu’Isabelle de Savoie-Nemours avait reçus, un éclaird’indignation scintillait sous sonfroc, et il maudissait en frémissant lefrein qui le retenait.

Deux choses pouvaient sauver lePortugal : l’avénement légitime del’infant ou la dictature deCastelmelhor. Le Moine avait songésouvent à réaliser la premièrehypothèse. Il voyait alors la reine,débarrassée par la cour de Rome desliens qui l’unissaient à Alfonse,s’asseoir, reine par un nouveauchoix, aux côtés de dom Pierre dePortugal.

Cette pensée remplissait son cœur de

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joie, mais aussi de tristesse, et si lajoie l’emportait enfin, c’est qu’il sedisait :

– Elle serait heureuse…

C’étaient là ses réflexions de toutesles heures. Elles l’occupaient encoreau moment où nous le retrouvonsparcourant à grands pas sa cellule.

Seul, et ne craignant point lesregards indiscrets, il avait jeté enarrière sa cagoule.

C’était un jeune homme. La barbeblanche qui couvrait sa lèvresupérieure et son menton contrastaitétrangement avec la chevelure noirequi tombait en boucles larges et

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lustrées sur ses épaules. Il y avait àson front quelques rides, mais cen’étaient point de celles que creusel’âge, et le feu tout juvénile de sonregard disait assez qu’elles n’avaientpour cause que les soucis ou lemalheur.

– L’Espagne d’un côté, murmurait-ilen précipitant sa promenade ;l’Angleterre de l’autre… Au dedans,la guerre civile imminente ; un roiplus mort que s’il dormait dans latombe, la trahison qui veille. Et lareine ! la noble Isabelle jetée hors dutrône !…

Cette dernière pensée l’arrêtabrusquement. Il ajouta néanmoins,

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comme pour écraser par un dernierargument un contradicteurimaginaire :

– Qui sait si la France ne voudrapoint venger un pareil outrage ?

Il allait conclure, lorsque plusieursvoix se firent entendre à la porte desa cellule. On frappa.

Le Moine rejeta vivement soncapuchon sur son visage et ouvrit.Une douzaine d’hommes de costumesdivers, parmi lesquels se trouvaientquelques uniformes et des livréesaux couleurs de plusieurs noblesmaisons, entrèrent.

Tous en passant le seuil, se

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découvrirent respectueusement etrestèrent rangés près de la porte ; leMoine les salua de la main.

Le premier arrivé marcha vers lui etlui parla à voix basse. Il portait lalivrée de Castelmelhor.

– Le seigneur comte, dit-il, a apprisla présence à Lisbonne de son frèredom Simon. Il paraît s’inquiéterbeaucoup de ce retour.

– C’est bien, répondit le Moine ;après ?

– Voilà tout.

Le valet de Castelmelhor passa et futremplacé par un Fanfaron du roi.

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– Seigneur, dit-il le capitaineMacarone veut se vendre, lui et lapatrouille royale, à l’Angleterre.

– Que disent vos camarades ?

– Ils demandent combien on lespayera.

– Rendez-vous de ce pas chezCastelmelhor, dit le Moine, etdénoncez-lui ce complot.

– Que me veut Votre Révérence ? ditun autre, qui portait le costume despaysans de l’Alentejo.

Le moine tira la bourse de Fanshoweet glissa deux guinées dans la maindu rustre.

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– Va au Limoeïro, lui dit-il ; j’aidemandé et obtenu pour toi la placede concierge de la prison.

– Mais Votre Révérence…

– Tu seras là en pays deconnaissance. Le geôlier et tous lesporte-clefs sont vassaux de Souza…Va.

Le paysan s’inclina et passa. Aprèslui, vinrent, un à un, des valets, etdes bourgeois. Les uns des espionschargés de savoir ce qui se passait àla cour et dans la ville, les autres desémissaires chargés de distribuer dessecours au peuple.

Le Moine eut plus d’une fois recours

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à la bourse donnée par Fanshowe.Quand le dernier de ses agents se futretiré, la bourse était presque vide.

– Il faudra se décider à agir, pensa-t-il en pesant la bourse désenflée dansle creux de sa main. Mes propresressources sont épuisées et l’Anglaispeut tout découvrir d’un jour àl’autre… Accomplirai-je monserment, ou sauverai-je le Portugal ?

On frappa de nouveau à la porte. Cefut Balthazar qui entra.

– Quelles nouvelles ? demanda leMoine qui cette fois, ne prit point lapeine de cacher la figure.

Pour toute réponse, Balthazar lui

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tendit la lettre que venait d’écrireFanshove et qui était adressée à SaGrâce lord Georges Villiers, duc deBuckingham, à Londres.

Le Moine saisit la lettre et en fitsauter le cachet.

q

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L

XX – LA LETTRE

a lettre de Fanshoweétait ainsi conçue :

« Mon cher lord,

« J’ai reçu avec unesatisfaction que je renonceà vous décrire la missive

qu’il vous a plu de m’expédier par lepatron Smith. C’est œuvre charitableque de songer ainsi aux pauvresexilés. Je vous remercie.

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« D’après ce que vous me dites, satrès-gracieuse Majesté le roi Charlesest satisfaite de mes services en cepays reculé. J’en suis content etchagrin à la fois. Content, parce quema seule passion en ce monde est demériter les bonnes grâces de notreaimé souverain ; chagrin, parce quecette disposition prolonge monséjour ici, et que je soupire et medessèche de regrets, mon cher lord,loin de ce paradis qu’on appelleLondres, ciel brillant dont VotreGrâce est la plus brillante étoile, etdont sa très-gracieuse Majesté le roiCharles est le soleil.

« Buckingham, ne vous est-il point

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venu parfois désir d’être le premierquelque part, après avoir été lesecond à Londres ? En l’absence duroi des astres, l’étoile se fait soleil.Lisbonne aussi est une villesouveraine. Le trône va devenirvacant ; vous seriez bien sur untrône, Buckingham. Mais peut-êtrevous ne daigneriez pas. Que feriez-vous, en effet, privé des chants denotre cher Wilmot et desenchantements de Nell, notre reine àtous ?

« Moi, si vous ne vouliez pas quitterLondres, et si un plus digne ne seprésentait point, je me dévouerais,mon cher lord. Je renoncerais en

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pleurant à l’espoir de revoir notrejoyeuse Angleterre. Je m’enterreraistout vif au palais d’Alcantara, aupalais de Xabregas, ou dans touteautre masure décorée d’un nominterminable, regrettant Saint-James,regrettant Windsor, et me contentantdu titre de vice-roi. »

– Cet homme est fou, murmura leMoine en interrompant sa lecture.

Balthazar qui se tenait devant lui,debout et découvert, ne se permitpoint de répondre.

Le Moine reprit la lettre.

« Voici ce qui se passe, continuaitFanshowe ; le roi dom Alfonse est

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assis sur son trône, en équilibre,pour ainsi dire, entre les partis quil’entourent. Le premier qui souffleradessus le renversera.

« Je n’ai pas besoin de vous dire,mon cher lord, que celui-là ne serapoint votre ami et serviteur, RichardFanshowe. Fi donc, à quoi bon ? SaSeigneurie, le comte de Castelmelhor,bilieux portugais qui a le mauvaisgoût de haïr la noble Angleterre, sechargera de tirer les marrons du feu.Ce comte, parce qu’il a, dit-il, unatome de sang royal dans les veinesse croit destiné au trône, àl’exclusion du frère d’Alfonse, untroubadour qui soupire pour la

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Française… »

– La reine, sans doute ? dit le Moineen regardant Balthazar.

Balthazar fit un signe affirmatif.

« … Ce petit dom Pedro, reprit leMoine en continuant sa lecture, estun chevalier des anciens jours. Sonfrère le maltraite, mais il ne veut pasdétrôner son frère. Je l’approuve ; etvous, cher lord ?

« Reste la Française. Celle-ci a pourelle la noblesse, et derrière elle laFrance, cette nation odieuse… »

– Anglais ! dit ici le Moine du tondont on prononce une injure, il a

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oublié que la France a fait l’aumônenaguère à son très-gracieuxsouverain le roi Charles.

« … Mais, continuait la lettre, laFrançaise est femme et n’a point deconseillers ; nous trouverons moyende la renvoyer à Monsieur son frère.

« Suivez bien, milord : le comtejettera bas le roi. Tous les autrespartis se rueront sur le comte, quitombera ; c’est alors que votrehumble ami et serviteur se mettra dela partie.

« … J’ai, de par Lisbonne, unténébreux, auxiliaire qui me coûtefort cher à entretenir, mais qu’on ne

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saurait trop payer. Il n’a point denom et se fait appeler le Moine. Jesoupçonne que c’est quelque hautdignitaire de l’Eglise, qui veut sevenger du mépris où Alfonse laisse lareligion. En tout cas, il est à moi, ànous, milord, parce qu’il se croit sûrd’obtenir la suprématieecclésiastique en Portugal, le jour oùle Portugal sera Anglais. A l’aide decet homme, je tiens le peuple. Ungeste de ma main peut révolutionnerLisbonne. Une fois Alfonse terrasséque la lutte s’engage, j’anéantirai levainqueur. Alors : God save the king !et vive la foi protestante ! »

– J’en sais assez ! s’écria le Moine en

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froissant le papier, et je bénis Dieude m’avoir inspiré la pensée decombattre cet homme avec sespropres armes ? Les Anglais maîtresdu Portugal ! Oh ! non, tant qu’unegoutte de sang restera dans mesveines !

Il prononça ces derniers mots avecénergie, mais bientôt sa têtes’affaissa sur sa poitrine.

– To save the king ! murmura-t-il.Fatale devise, qui est aussi la miennedepuis sept années. Sauver le roi !oui, quand un roi juste luttevaillamment contre la trahison c’estlà un noble rôle ! Entre Stuartmourant et Cromwell vainqueur,

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j’aurais jeté avec joie mon cœur etmon épée. Mais avant le roi, n’y a-t-ilpas la patrie ? Est-ce démence ouhéroïsme que de laisser périr sonpays pour soutenir un enfant mauditet déshérité du ciel ?

Il pressa son front brûlant entre sesmains et tomba à genoux devant uncrucifix pendu au mur de sa cellule.

– Mon Dieu ! dit-il avec passion,éclairez-moi ou donnez-moi la forced’assister, sans devenir parjure, à laruine du Portugal !

Balthazar était resté immobile à lamême place. Il contemplait le Moineavec un respect mêlé de tristesse.

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Le Moine demeura longtempsprosterné devant le crucifix. Il sepassait sans doute en lui une luttecruelle et acharnée, car tout soncorps frémissait parfois, tandis quesa joue pâle se colorait d’une subiteet fugitive rougeur.

Quand il se releva, un long soupir desoulagement ou de regret souleva sapoitrine. Son visage avait repris soncalme ordinaire. Il joignit les mains,leva les yeux au ciel, et dit d’une voixlente et grave :

– Dieu sauve le Portugal ! Moi, j’aifait un serment, et ma vie est au roi.

Balthazar avait espéré un autre

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résultat, sans doute ; car il laissaéchapper un geste dedésappointement.

– Seigneur, dit-il, vous n’avez pastout lu.

Et, ramassant la lettre que le Moineavait jetée à terre, il l’ouvrit et latendit à ce dernier.

Le Moine jeta son regard sur le post-scriptum, mais à peine eut-ilparcouru les premiers mots que sessourcils se froncèrent violemment.

– Dona Isabelle ! Enlevée ! s’écria-t-il, de par Dieu, cela ne sera pas !

Il se mit à parcourir la cellule à

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grands pas. Toute son incertitudesemblait revenue. Mais cette fois, lalutte fut courte. Un autre sentimentvenait en aide au patriotisme et luidonnait la victoire.

– Cela ne sera pas, répéta-t-il avecagitation. La guerre va commencer.Je serai seul contre tous, il me fautun drapeau… Bragance et Portugal !Qu’importe un homme quand ils’agit d’une nation ?

Il s’arrêta devant Balthazar.

– Qui doit enlever la reine ?demanda-t-il.

– Les Fanfarons du roi.

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– Je devine. J’ai cru reconnaître cebouffon de Padoue dansl’antichambre de Fanshowe.

– Le Padouan est resté en otage chezmilord… Un autre guidera lapatrouille.

– Quel est cet autre ?

– Le secrétaire de milord.

Un sourire amer plissa la lèvre duMoine.

– Sir William ? dit-il. Et tu es biensûr que c’est un nom d’emprunt souslequel il se cache ?

– J’en suis sûr.

Le Moine s’assit et prit une feuille de

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papier sur la quelle il écrivit :

« Je requiers les ministres de SaMajesté le roi d’Angleterre d’opérerle rappel de lord Richard Fanshowe,lequel s’est rendu coupable detrahison envers le roi notre maître,en donnant asile et cachant dans sademeure un criminel banni duroyaume par sentence royale.

« Fait au palais d’Alcantara, etc.

« LE PREMIER MINISTRE DE DOMPIERRE ROI. »

Le moine plia le papier et l’enfermadans l’enveloppe qui contenaitnaguère la missive de Fanshowe.Ensuite il examina l’adresse qu’il ne

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trouva pas opportun de changer, etscella l’enveloppe de son sceau.

Pendant cette expédition, Balthazarétait toujours impassible.

– Tu peux porter tout cela aucapitaine Smith, lui dit le Moine.

Balthazar s’inclina et sortit avec sonobéissance ordinaire.

Une fois seul, le Moine relut la lettrede Fanshowe et la serra ; puis sedirigea vers la porte de sa cellule.Avant de sortir, il se ravisa, et,ouvrant de nouveau la lettre, ildéchira le post-scriptum, qui avaitrapport à Isabelle.

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– Ceci est entre milord, sir William etmoi, murmura-t-il en souriant sousson épaisse barbe blanche ; le comtede Castelmelhor n’a pas besoin deconnaître nos secrets.

Il prit à son chevet un court poignardcastillan, noir, aigu comme un dardd’abeille, et portant à ses trois facestrois profondes rainures. Il cachacette arme sous son froc et sortit.

Louis de Souza, comte deCastelmelhor, était alors à l’apogéede sa puissance. Alfonse s’étaitlittéralement fait son esclave etn’agissait que par sa volonté. Depuissept ans il en était ainsi,Castelmelhor avait brusqué cette

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conquête royale. Dès le premier jour,pour ainsi dire, il lui avait imposé unsacrifice honteux et cruel : laratification par lettres-patentes dubannissement de Conti Vintimille,chassé de Lisbonne par le peuple.Cette épreuve pouvait le tuer, maisune fois faite, elle fondait d’un seulcoup son pouvoir. Alfonse, quin’aimait rien, signa, sans sourciller,la sentence d’exil de son ancienfavori, tout en jurant que ce bambinde comte avait de bizarres fantaisies.

Ce point emporté, le comte se sentitfort et ne craignit point d’abuser desa force : il régna.

Son hôtel, ou plutôt son palais,

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ancienne demeure royale qu’il avaitfait restaurer à grands frais, s’élevaitsur la place du Campo-Grande.L’intérieur dépassait de beaucoup enmagnificence les palais d’Alfonse, etc’était la coutume à Lisbonne de direque Castelmelhor avait voulusurpasser les splendeurs de Paris etdonner à sa demeure une renomméequi fît oublier celle du fameux palaiscardinal.

Une foule de courtisans se pressait àtoute heure dans ce somptueuxédifice. Alfonse était le premier et leplus assidu de ces courtisans. Il avaitses appartements à l’hôtelCastelmelhor, et une chambre, la

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plus belle après celle du comte,portait le nom de Chambre du roi.

Le même jour où se passaient lesévénements que nous avonsracontés, et à l’heure où le Moinequittait son couvent, le roi donnaitaudience à l’hôtel Castelmelhor. Lacour tout entière y était rassemblée.

On voyait là Richard Fanshowe etdon César de Odiz, marquis deRonda, ambassadeur d’Espagne ; lesAlarcaon, Sébastien de Ménèses etquelques gentilshommes quis’étaient ralliés à Castelmelhor. Puisvenaient des roturiers tenantcharges, car, en cela, le comte,malgré son orgueil, avait été obligé

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de suivre les traces de Conti.

Parmi tous ces seigneurs et gens enplace, quelques-uns à peine osaientporter à leur toque demi-cachée etréduite à une petitessemicroscopique l’étoile des Chevaliersdu Firmament. Cet ordre n’avaitpoint les bonnes grâces du comte :ses beaux jours semblaient passés.

Alfonse, au contraire, demeuraithéroïquement fidèle à cette marotte.Il regrettait dolemment et à toutpropos ces belles chasses à courrequ’il menait nuitamment jadis danssa bonne ville de Lisbonne, ettourmentait continuellement sonfavori pour obtenir de lui, ne fut-ce

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qu’une fois, ce plaisir.

Castelmelhor éludait cette prièresous différents prétextes. Il savait,d’une part, que la patrouille du roilui gardait rancune, et il ne voulaitpoint faire revivre son influence.D’autre part, il n’ignorait pasl’effervescence sourde et menaçantequi régnait parmi le peuple. Uneétincelle pouvait mettre le feu à cetincendie qui couvait dans l’ombre.Qui sait si, dans l’état actuel deschoses, les hurlements de la révolten’eussent point répondu aux joyeuxcris de la meute royale ?

Alfonse n’avait point gagné àprendre de l’âge. Loin de là, sa santé

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s’était affaiblie, en même temps quesa pauvre intelligence se voilait deplus en plus. Il pouvait à peine faireun pas, en boitant, hors de soncarrosse, et c’était grandecompassion que de voir cet êtremisérable se présenter seul pourchampion de la patrie, en face d’unemultitude de factions égoïstes ouperfidement dévouées à l’étranger.

On rencontre parfois, dit-on, dansles gorges des Cévennes, de pauvresenfants, chétifs, lépreux, dont lenom, jeté à la face d’un homme,devient une sanglante injure. Ilsnaissent souvent aveugles et, plustard, le vent des montagnes leur ravit

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le sens de l’ouïe. Vous les voyez alorserrer par les sentiers déserts ; la bisesoulève les lambeaux qui lescouvrent et montre leur effrayantemaigreur : leurs pieds saignent,déchirés par les cailloux du chemin ;leur main tâtonne et saisit avidementles feuilles des arbres, pour satisfaireune faim qui n’a point de trêve. Ilsn’ont ni toit ni famille. Leur père estmort ; ses ossements blanchissent aufond de quelque ravin. Leurs frèresne les connaissent plus. Eh bien ! cesvictimes portent en elles un baumeconsolateur : la résignation. Elles neregrettent point le soleil qu’ellesn’ont jamais vu ; leur ouïe ne leur

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servait qu’à entendre le rugissementdu vent dans la montagne : ellesaiment mieux ne point entendre. Onles voit descendre, en chantant unrefrain monotone, la rampe rocheusede quelque pic ; s’ils s’arrêtent, c’estpour tourner sur eux-mêmes etdanser une danse incroyable et sansnom. Ils tournent, ils tournent,jusqu’à ce que le souffle leur manqueou que leur pied, guidé par laclémence divine, trouve, au lieu dusol, le vide d’un précipice sans fond,où finit leur martyre…

Ainsi était Alfonse. Sa folie luisauvait la douleur. Il chantait etdansait sur le bord du précipice.

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Ce jour-là surtout, il était toutjoyeux. Ses souffrances physiques luidonnaient un peu de repos, et iltâchait d’utiliser de son mieux cebien-être.

Castelmelhor qui se montrait parfoisbon prince, avait consenti à se prêterau caprice royal, qui était de fairegrande réception à l’hôtel. Tout cequi avait entrée à la cour avait doncété convoqué.

Alfonse était assis sur une manièrede trône, ayant à ses pieds deuxjeunes dogues, petits-fils de cefameux Rodrigo, qui a joué un rôledans la première partie de cettehistoire. Auprès de lui, Castelmelhor

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était nonchalemment étendu dans unfauteuil.

Chacun vint à son tour faire sa courau roi. L’Espagnol fut accueilli parun gracieux sourire.

– Don César, lui dit Alfonse, jedonnerais l’Estramadure, voire lesAlgarves, pour votre domained’Andalousie. Quels taureaux, donCésar, quels taureaux !

– Il m’en reste encore, réponditl’Espagnol, et tous, jusqu’au dernier,sont au service de Votre Majesté.

– C’est bien, dit le roi : enrécompense, je vous ferai, moi,chevalier du Firmament.

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Don César fit la grimace et se retira.Ce fut Fanshowe qui vint après lui.

– Je vous dispense du baise-main,milord, s’écria de loin Alfonse ; Maïde Deos, ajouta-t-il à demi-voix, cedogue d’Anglais boite à faire frémir !Je me pendrais si je boitais ainsi !…Milord, comment se porte notrepetite sœur Catherine ?

– Sa Majesté la reine d’Angleterre esten bonne santé, sire.

– Et ce pendard de Charles, notrebeau-frère ?

– Le roi, si c’est lui que VotreMajesté désigne par ces paroles, seporte comme il faut pour le bonheur

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de l’Angleterre.

– Oui-dà ! dit Alfonse ; eh bien,milord, cela m’est égal… Dites-moi, ya-t-il en Angleterre beaucoup debossus aussi laids que vous ?

La face de l’Anglais devint livide.

– Votre Majesté, dit-il en essayant desourire, me fait honneur en metraitant avec cette familiarité. J’aipeur de faire ici des jaloux.

Alfonse bâilla et fit un geste defatigue.

Au moment où l’Anglais seretournait pour regagner son siège, ilse trouva face à face avec le Moine,

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qui venait d’entrer.

– Quelles nouvelles ? dit Fanshowe àvoix basse.

– Chut ! fit le Moine ; je vousrépondrai demain, milordambassadeur… Et Dieu sait quel titreil faudra vous donner demain !

Le front de Fanshowe se dérida ; sonsourire narquois et cauteleux reparutsous les poils de sa moustache,tandis qu’un espoir passionnéallumait, malgré lui, des éclairs danssa prunelle.

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L

XXI – ARME DEMOINE

e Moine continuad’avancer lentement, latête haute, mais lecapuchon rabattu sur sonvisage, et traversa le flotdes courtisans, qui

s’écartèrent avec un respect mêlé decrainte, pour lui livrer passage.Arrivé devant le roi, il s’arrêta et

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croisa les bras sur sa poitrine.

– Que Dieu bénisse Votre Majesté !dit-il.

– Seigneur Moine, répondit Alfonse,je vous rends votre souhait de boncœur ; que Dieu bénisse VotreRévérence !

Pour la centième fois peut-être, lescourtisans s’interrogèrent du regardet se demandèrent :

– Quel est cet homme ?

Tous firent la question ; aucun ne suty répondre.

– Ami, dit Alfonse en se penchant ducôté de Castelmelhor, n’aimerais-tu

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pas à savoir quel visage se cachesous le capuchon du révérend père ?

L’œil de Castelmelhor brilla de désir.Il se contint pourtant et réponditavec une apparente froideur :

– Les secrets du révérend père nem’importent point, mais pour peuque cela plaise à Votre Majesté, je luiordonnerai de se découvrir.

– Ce palais est à vous, seigneur,répondit le Moine ; mais cette salleporte le nom du roi ; je suis ici soussa protection… Si vous ordonniez, jen’obéirais pas.

– Et si le roi lui-même vousordonnait… commença fièrement le

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favori.

Le Moine darda son regard surAlfonse qui tressaillit et perditcontenance comme un enfant sousl’œil sévère d’un mentor.

– Sa Majesté n’ordonnera pas, dit-ild’une voix basse et pénétrante.

Castelmelhor pâlit ; le Moine salua etalla s’asseoir sur un banc écarté,derrière le favori.

– Messieurs, s’écria le roi qui sesentait mal à l’aise sous le regard duMoine, on ne respire pas ici.Parcourons les jardins de l’hôtel…Donne-moi ton bras, Mello, etallons !

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Le roi descendit en boitant les degrésqui rehaussaient son fauteuil, ettraversa la salle.

– Milord, dit-il en passant près deFanshowe, nous vous avons parlé devotre bosse avec une légèretécondamnable, mais nous n’avonsrien dit de vos jambes. Vous noustiendrez compte de notre retenue,j’espère, milord.

– Pardieu, milord ! s’écria don Césarde Odiz en caressant d’un regardmoqueur les tibias de Fanshowe, SaMajesté vous en veut !

– Votre Excellence, réponditFanshowe, entendit-elle parler d’un

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malotru de l’antiquité qui senommait Esope ?

– Vaguement milord.

– Cet Esope était un bossu deThrace, qui vivait à la cour du roiCrésus, où il y avait de forts beauxgarçons dont quelques-uns étaientambassadeurs.

– Que m’importe cela ? demanda donCésar.

– C’est une histoire que je vousconte, seigneur. Esope était très-laid.Les beaux garçons de la cour deCrésus, dont quelques-uns étaientambassadeurs, se moquaient de lui.

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– En vérité ?

– Oui, seigneur. Pour se venger, illeur faisait entendre, à l’aide defables ingénieuses, qu’ils étaient dessots. Je parle des beaux garçons de lacour de Crésus, dont quelques-unsétaient ambassadeurs.

– Qu’est-ce à dire ? s’écria don Césarqui devina la conclusion del’histoire.

En même temps, il toucha sa longueépée de Tolède ; mais Fanshowe luienvoya de loin un sourire railleur etdisparut.

Tout le monde était sorti de la sallesur les pas du roi. Castelmelhor seul

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n’avait point bougé. Il était restéassis à la même place, et,involontairement, sa tête s’étaitpenchée sur sa poitrine.

Il demeura ainsi longtemps, absorbédans une méditation profonde etchagrine.

Tout à coup, il releva le front ; sonœil était brillant de colère.

– Je ne vous obéirais pas ! murmura-t-il en frappant violemment son pied,contre terre ; il a dit cela ! qui doncose me parler ainsi dans ma propremaison ? en présence du roi ! devanttoute la cour assemblée ! quel est cethomme ? j’ai vu quelque part l’éclair

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qui jaillit de son œil… j’ai souvenir,un souvenir confus, d’avoir entendusa voix autrefois…

A ces derniers mots, Castelmelhortressaillit et se retourna.

Une main s’appuyait sur son épaule :c’était la main du Moine.

– Vos souvenirs ne vous trompentpas, seigneur comte, dit-il. Vousm’avez vu, vous m’avez entenduautrefois.

– Qui êtes-vous ? s’écriaCastelmelhor.

– C’est mon secret, seigneur comte.

– Etes-vous mon ami ? êtes-vous

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mon ennemi ?

– Je ne puis être ni l’un ni l’autre.

Le Moine se tut, Castelmelhor, deson côté, garda le silence. Ilsrestèrent ainsi, face à face,immobiles, comme deux lutteurs quise mesurent de l’œil avant decommencer le combat.

La jeunesse de Castelmelhor tenaittout ce qu’avait promis sonadolescence. Il était beau et lesplendide costume qui recouvrait sesformes irréprochables empruntaitune magnificence nouvelle à la fièrefaçon dont il était porté : son aspectimposait ; son sourire séduisait, son

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regard hautain ou caressant,inspirait la crainte ou la tendresse.

C’était un courtisan, l’idéal ducourtisan ; mais c’était plus encore,c’était un grand seigneur.

Pourtant, si on le regardait de près,on trouvait en lui quelque chosed’équivoque et d’indéfinissable quifaisait naître une mystérieuserépulsion.

Son sourire était franc, son frontouvert ; toute sa physionomierespirait la noblesse, mais il y avaitderrière cette physionomie, pourainsi dire, un second visage quigrimaçait et mentait. Sous sa

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franchise, on découvrait la fatigued’un rôle appris et péniblementjoué ; sous sa noble aisance perçaitle calcul. Il y avait de l’astuce dansson sourire…

Enfant, je m’approchai une foisd’une belle touffe de roses quijetaient à la brise des soirs leursdélicieux parfums. C’était merveillede les voir se balancer sur leur tigemousseuse ; elles oscillaient avecgrâce, présentant tour à tour auxquatre points du ciel leurs corollesdoucement veloutées. Je restaisdevant elles, les narines gonflées,l’œil avide, ambitieux de les cueillir.

Mais, du sein de la touffe de roses,

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entre les deux plus belles, une têteverdâtre s’élança, dardant unelangue aiguë et bifurquée. Il y avaitun serpent sous ces fleurs.

Il y avait, sous le masque brillant dufavori, l’égoïsme odieux et glacial.

De loin ce n’étaient que charmes,grâces, parfums ; de près, entre deuxsourires, on voyait apparaître lapointe empoisonnée du dard.

Le visage du Moine disparaissaitentièrement sous son froc, mais onpouvait lire dans son attitude, unefierté pour le moins égale à celle deCastelmelhor, et un calme debeaucoup supérieur.

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Tous deux étaient de taille au-dessous de la moyenne, comme laplupart des Portugais, mais toute lapersonne de Castelmelhor eût puservir de modèle à un peintred’académie, et l’allure ferme dumoine donnait à penser que son frocrecouvrait agilité et vigueur.

De sorte que si un combat corps àcorps eût été chose possible entre unserviteur de l’Eglise et un ministred’Etat, les chances n’auraient pointsemblé trop inégales.

Ce fut le Moine qui rompit le premierle silence.

– Seigneur, dit-il, j’ai vu dans vos

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paroles au roi un défi, j’y ai réponduavec quelque vivacité ; mais enentrant dans ce palais, mesintentions étaient pacifiques. Jevenais réclamer de vous un instantd’audience ; vous plaît-il dem’écouter ?

Le comte avait fait sur lui-même unsubit effort, et recouvré son aisanceaccoutumée.

– Que Votre Révérence me pardonne,dit-il en souriant ; j’ai agi comme unenfant boudeur qui se fâchelorsqu’on lui refuse l’objet de soncaprice. J’ai eu tort, je le confesse, etj’espère que Votre Révérence voudrabien m’excuser.

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Le Moine s’inclina.

– On dit, reprit Castelmelhor, dont lavoix se fit douce et légèrementrailleuse, que mon respectable oncle,Ruy de Souza de Macedo, abbé mîtrédes bénédictins de Lisbonne, vousdonne asile à bon escient, que voussoyez moine ou non, et connaît lemystère de votre vie. Cela me suffit,et je ne veux voir en Votre Révérencequ’un homme, ami de son pays, etdont j’ai reçu parfois de précieuxrenseignements sur les traîtres quicomplotent secrètement la ruine duPortugal.

Le Moine s’inclina de nouveau.

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– De quelle manière vous vousprocurez ces renseignements, repritencore le favori, je l’ignore ; maisque m’importe ?… Parlez, seigneurMoine, je vous écoute.

Castelmelhor avança deux sièges,offrit l’un d’un geste courtois, ets’assit lui-même sur l’autre. LeMoine resta debout.

– Seigneur, dit-il, mes instants sontcomptés, et je n’ai point le loisir dem’asseoir.

En même temps, il tira de son sein lalettre de l’Anglais et la tendit aufavori.

Castelmelhor la prit et la déplia

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lentement, en affectant une parfaiteindifférence.

– Votre Révérence désire que je lisecet écrit ? dit-il, je suis à ses ordres.

Il jeta un nonchalant coup d’œil surla missive. En dépit de tous sesefforts pour garder une contenancetranquille, son sourcil se fronça dèsles premières lignes.

– Milord, murmura-t-il, se croit sûrde son coup !

Quand il arriva au passage qui leconcernait, un éclair de fureur jaillitde son œil.

– Par le sang de Souza, misérable

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marchand de coton, s’écria-t-il, je teprouverai sous peu que tu n’as pointmenti en disant que je hais ta cupidenation ! Le premier acte de mapuissance sera de te chasser commeun laquais !

– Vous comptez donc vous faireencore plus puissant que vous nel’êtes, seigneur comte ? interrompitla voix grave du moine.

Castelmelhor se mordit la lèvre.

– J’avais cru, poursuivit le Moine,qu’à moins de vous heurter au trônevous ne pouviez plus monterdésormais.

– Vous vous trompiez, seigneur

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Moine, dit sèchement Castelmelhor.L’Anglais et tous ceux quim’accusent de convoiter l’héritage deBragance mentent par la gorge ! Jesuis prêt à le prouver l’épée aupoing.

– A quoi bon l’épée ? demanda leMoine avec simplicité. Pour prouverqu’on ne veut point monter, seigneurcomte, il suffit de rester à sa place.

– Votre Révérence est de bon conseil,répliqua Castelmelhor, dontl’embarras était visible. Souffrez queje poursuive ma lecture.

Le portrait de l’infant, celui de lareine attirèrent un sourire sur la

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lèvre du favori ; mais ce souriredisparut, lorsque vint le passagerelatif au Moine.

Castelmelhor le lut fortattentivement et à plusieurs reprises.

– Je pense, dit-il enfin, que c’est deVotre Révérence que prétend parlerlord Fanshowe ?

– Vous ne vous trompez pas,seigneur.

– C’est étrange ! Et puis-je savoir parquel hasard ce message est tombéentre vos mains !

– Ce n’est point par hasard.

– Trêves de réponses ambiguës,

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seigneur Moine ! prononça durementCastelmelhor. A mon tour, je vousdirai : Je n’ai pas de loisir. Voulez-vous m’apprendre par quel moyenvous vous êtes emparé de cettelettre ?

– Non, répondit le Moine.

– A votre aise. Je vous dois un avisen échange de celui que vous m’avezdonné tout à l’heure. Le voici : nousvivons dans un temps où le froc estune pitoyable armure, seigneurmoine.

– Je le sais.

– Le capuchon peut cacher un visage,mais pour protéger une vie

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menacée…

– Contre un homme, interrompit leMoine, il suffit d’un bras fort etd’une arme bien trempée ; j’ai l’un etl’autre. Contre un parti… Priez Dieu,seigneur comte, de n’avoir jamais àlutter contre moi !

Castelmelhor s’était levé.Involontairement dominé par lecalme du Moine, il voulut cacher sontrouble sous une affectation deraillerie.

– Assurément, dit-il, je n’auraisgarde d’attaquer Votre Révérence. Lamissive de milord me donne lamesure de vos talents. L’anglais vous

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suppose capable de révolutionnerLisbonne !

– Le temps marche, répliqua leMoine, et j’ai aujourd’hui plus d’undevoir à remplir. Je vous ai averti,seigneur, parce que dans votre âmedévastée par l’ambition, unsentiment est resté debout quiressemble au patriotisme. Vous êtesSouza ! vous mentiriez à votre sangsi vous ne détestiez pas l’Angleterre.S’il s’était agi d’ailleurs, duPortugal, seulement, je n’aurais riendit, sûr, de n’être point écouté. Maisil s’agit aussi de vous, et, en vousdéfendant, vous défendrez lePortugal. J’ai compté sur votre

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égoïsme, non pas sur votregénérosité. Que Dieu vous garde.

Le Moine, à ces mots se dirigea versla porte.

Castelmelhor était d’abord restéstupéfait de cette brutale sortie ;mais au moment où le Moinetouchait le seuil, il s’élança et leretint violemment par le bras.

– Que Votre Révérence me donne uneminute encore, dit-il avec une fureurconcentrée, je puis recevoir desconseils, même quand je ne les aipoint demandés ; mais une insulte !Vrai Dieu ! seigneur moine, vousvous êtes introduit dans ma maison

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avec une lettre de l’Anglais, unelettre où l’Anglais lui-même vousdénonce pour être son complice etson affidé ; une lettre où vous êtesdésigné comme un stipendié del’Angleterre ; et loin de courber lefront, vous parlez haut ; loin de vousdisculper, vous outragez !… Avez-vous donc oublié que je suis lepremier dignitaire du royaume, etqu’un geste de ma main suffiraitpour vous écraser ?

– Je n’ai rien oublié, répondit leMoine avec une roideur méprisante.Vous êtes le fils de Jean de Souza quiétait un vaillant cœur et un fidèlesujet : mais Jean de Souza, du haut

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du ciel, vous renie, Castelmelhor, carvous êtes parjure, car vous êtestraître, car vous serez peut-êtreassassin !

Le visage du comte était d’uneeffrayante pâleur ; l’écumeblanchissait ses lèvresconvulsivement serrées.

– Tu mens ! s’écria-t-il en tirant sonépée.

Le Moine s’appuya contre la porte,derrière laquelle on entendait leséclats de rire des courtisans éparsdans la galerie.

– Défends-toi ! reprit Castelmelhoren proie à un véritable délire ; tu

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m’as parlé d’une arme, tu as unearme ! défends-toi !

Les éclats de rire et les voix descourtisans retentissaient de plus enplus distincts dans la galerie.

– Vous voulez voir mon arme,seigneur comte ? demanda le moined’un ton de raillerie ; j’en aiplusieurs.

– Dépêche-toi, ou par le diable, je tecloue aux battants de cette porte !

Par un geste rapide comme l’éclair, leMoine, se faisant un gant de lamanche épaisse et flottante de sonfroc, saisit l’épée par la lame et labrisa ; de l’autre main il terrassa le

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comte.

– Voici une de mes armes, dit-il enappuyant sur la gorge deCastelmelhor le petit poignardcastillan que nous l’avons vu prendreà son chevet ; c’est la plus mauvaise.

Au lieu de frapper, il se releva etouvrit les deux battants de la porte.Castelmelhor, un genou en terre, setrouva ainsi tout à coup en faced’une vingtaine de gentilshommes,riant et devisant dans la galerie.

– Qu’est-ce cela ? s’écrièrent-ils enredoublant leurs éclats de rire.

Le Moine se retourna versCastelmelhor, et figura par trois fois

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au-dessus de sa tête le signe de lacroix.

– Voici mon autre arme, seigneurcomte, murmura-t-il, c’est lameilleure.

Puis il prononça d’une voix grave lesparoles latines de la bénédiction.

Castelmelhor, frémissant de rage,restait prosterné et comme cloué ausol. Avant qu’il trouvât la force dedire un mot, de faire un geste, leMoine sortit comme il était venu,lentement et la tête haute.

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I

XXII – LA COUR DEFRANCE !

sabelle de Savoie-Nemoursétait de maison souveraine ettenait aux Bourbons par ses deuxoncles, MM. de Vendôme et deBeaufort. Elle avait dix-huit ans àl’époque où sa main fut demandée

pour le roi dom Alfonse de Portugal,par l’entremise du marquis de Sande.

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C’était alors, en France, l’époque laplus brillante du règne de Louis XIV.La cour de Versailles, modèled’élégante et fastueuse grandeur,étalait aux yeux de l’Europe jalouseses gloires sans rivales, ses femmesd’historique beauté, sesmagnificences. Tout y était grand,pompeux, incomparable : lesguerriers se nommaient Turenne ouCondé : les poètes, Racine ouMolière ; les peintres, Lesueur,Mignard, Lebrun ; les magistrats,Harlay, d’Aguesseau ; les femmes,Sévigné, la Vallière. C’était la voixde Bossuet qui faisait retentir enchaire la parole de Dieu sous les

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voûtes de Notre-Dame ; c’était lapoésie de Quinault que Lulli mettaiten musique ; c’était, la main de leNôtre qui dessinait les parterres deVersailles. Et tout cela, guerriers,poètes, femmes, artistes, magistrats,formait comme un resplendissantfaisceau autour d’un centre qui étaitle Roi. Le roi était l’âme ; ilrayonnait la vie et la lumière ; toutesces gloires étaient des reflets de sagloire.

Près de lui, l’admiration se changeaiten culte. On le peignait en demi-dieu ; il fallait des poètes pour écrireson histoire. Son siècle tout entiermurmurait à son oreille des chants

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adulateurs, et le monde tressaillitd’étonnement quand un prêtre luienvoya ces mots du haut de latribune sacrée : – Dieu seul estgrand !

Et ce mot pourtant, tout écrasantqu’il parût, était encore unprodigieux hommage, puisqu’ilimpliquait une comparaison !

La France était tranquille. La Frondes’était évanouie un jour sous unregard de Louis, comme la brumeépaisse des matinées s’enfuit devantun rayon de soleil. Le souvenir decette guerre civile héroï-comique nevivait plus qu’au fond du cœur dequelques vieux mécontents qui

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ensevelissaient leurs chagrinesbouderies derrière les muraillesgrises de leurs manoirs. A la courtoute rancune s’était effacée, parceque le maître avait pardonné.

Ce n’était à Versailles tout neuf quechants de fêtes et récits héroïques ;puis, à la fin d’un bal, quand lesviolons du roi s’endormaient sur lefinal du dernier menuet, une joyeusenouvelle courait de salle en salle.

Les gentilshommes se parlaient àl’oreille et se serraient la main. Lesdames chuchotaient derrière leurséventails aux miroitants reflets. Dessourires venaient de toutes lesbouches, des éclairs de tous les

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regards.

Le murmure allait grandissant, etbientôt, autant que le permettaient lelieu et les personnages, il se faisaitclameur.

– La guerre ! disait-on de toutesparts.

C’est que la guerre alors, c’était lavictoire. L’Angleterre, l’Espagne, laHollande, l’Autriche fléchissaienttour à tour le genou.

Après la victoire l’ovation ; etcomme la victoire avait été éclatante,on faisait le triomphe splendide, onélevait, à l’aide du butin conquis, unarc monumental ou une gigantesque

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statue. L’histoire s’écrit aussi avec legranit et le bronze…

Isabelle avait passé sa premièrejeunesse au milieu de toutes cesgrandeurs. Son père tenait état deprince du sang ; sa mère, Diane deChevreuse, de la maison de Lorraine,avait eu les bonnes grâces d’Anned’Autriche. Belle au point de brillerdans cette cour où la beauté n’étaitqu’un titre vulgaire, ayant la dotd’une reine, et pouvant paréventualité devenir héritière de lacouronne de Savoie, Isabelle étaitentourée d’adorations etd’hommages.

De nombreux prétendants

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sollicitaient sa main ; et quand lemarquis de Sande arriva de Portugal,chargé de la demande d’Alfonse, ilreçut dès l’abord une réponsetellement froide, qu’il dut croire samission terminée. D’un autre côté,Louis XIV se prononça, et dit queson bon plaisir était quemademoiselle de Savoie prît pourépoux un des seigneurs suivant lacour.

Isabelle ne donna point son avis.Rieuse, légère, raffolant des pompesqui étaient sa vie, elle confondaitdans une égale indifférence lescourtisans qu’elle connaissait et leroi Alfonse qu’elle ne connaissait

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point.

Elle avait bien le temps de songer àces bagatelles ! Pour l’occuper, ilfallait quelque chose de vraimentextraordinaire comme par exemple cequi lui arriva au bal de la cour où unbel étranger releva son gant, tombé àterre et le lui rendit très-respectueusement sans la regarder.

Il avait de beaux yeux pourtant, quisemblaient ne point savoir sourire.Son noble visage n’avait d’autreexpression qu’une tristesse profondeet morne. Il passait au travers detoutes ces joies, il passait indifférentet morne.

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C’était la première fois qu’Isabellede Savoie n’était point regardée. Ellevoulut savoir pourquoi. Elle appritqu’une immense douleur avait frappénaguère ce jeune étranger au milieud’un bonheur sans mélange. Il étaitPortugais et se nommait dom Simonde Vasconcellos et Souza. Inès deCadaval, sa femme, était morte à 22ans.

Or, Simon avait mis en elle tous sesespoirs. Cette mort l’anéantit, ilperdit force et courage, il perditjusqu’au souvenir du serment fait àson père mourant, il s’enfuit deLisbonne et partit pour la France,indifférent désormais au sort

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d’Alfonse et à la destinée duPortugal.

Certains se complaisent en leurdouleur ; ils aiment les souvenirs ettrouvent de douces larmes ensongeant à ceux qui ne sont plus.D’autres détestent les lieux témoinsdu bonheur passé ; ils luttentviolemment contre leurs regrets, ilsmettent le bruit entre eux et leurconscience, ils repoussent avec effroile souvenir parce que le souvenir lesnavre et les tue. Ceux-là seuls sont àplaindre, car les premiers sont desrésignés que Dieu console ou desrêveurs qui se complaisent en leurslarmes.

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La douleur qu’on fuit et qui secramponne à votre âme comme lenoir souci d’Horace, voilà la seule etvraie douleur.

Celle de Simon était ainsi. Lemalheureux voulut y faire trêve. Ilvint à la cour de France. Le nom qu’ilportait sonnait haut, surtout depuisla faveur de Castelmelhor ; il fut detoutes les fêtes et se jeta à corpsperdu dans le tourbillon.

Mais le remède fut inefficace. Il n’yavait point de fracas qui pût dominerla voix de ses regrets. Sa tristesserestait là comme un poids qu’on nepeut soulever ni secouer.

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C’est une bien petite histoire quel’aventure du gant, mais Isabelle,l’enfant adulée, remarqua ce pâlejeune homme qui lui avait rendu undevoir de courtoisie sans même leverles yeux sur elle.

Parmi les prétendants à la maind’Isabelle dont le désir exprimé parLouis XIV avait ressuscité l’espoir,se trouvait M. le marquis deCarnavalet, à qui la jeune princessetémoignait quelque bienveillance. Cefut à lui qu’elle s’adressa poursatisfaire sa curiosité d’enfant. Ellel’interrogea au sujet de l’étranger, etM. de Carnavalet, prenant ombragede ces questions, accosta un quart

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d’heure après dom Simon, pour luichercher une querelle d’Allemand.Simon voulut savoir pourquoi il sebattait, on le lui dit ; il donna uncoup d’épée à M. de Carnavalet et n’ysongea plus.

Mais le lendemain, il regardamademoiselle de Savoie-Nemours, etquelque chose de singulier se passaen lui.

Il eut froid dans le cœur. Ses yeux lebrûlèrent, comme il arrive auxenfants qui souffrent et ne veulentpoint pleurer.

– Inès ! murmura-t-il en portant lamain à sa poitrine.

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Et il s’enfuit, loin, bien loin, jusqu’àce que le grand air et le froid de lanuit eussent glacé la sueur de sonfront.

Soit, qu’il existât entre ces deuxfemmes une ressemblance réelle, soitque son œil retrouvât partoutl’image de celle qu’il avait perdue.Isabelle lui était apparue commel’ombre d’Inès de Cadaval.

Simon de Vasconcellos eut peur et ileut aussi colère. Rentré à sonhôtellerie au milieu de la nuit, ildonna l’ordre à Balthazar son valet,de tout préparer pour le départ, quieut lieu avant le jour. Il était venu enFrance chercher le repos, et il

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emportait à Lisbonne un surcroît desoucis.

M. de Carnavalet en fut pour soncoup d’épée et n’obtint point la maind’Isabelle. Un peu de temps après,M. le marquis de Sande, ayantrenouvelé la demande d’Alfonse VI,

Louis XIV en référa à Mlle de Savoie-Nemours qui consentit à être reinede Portugal.

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M

XXIII – LA COUR DEPORTUGAL

ademoiselle de Savoie partit doncpour Lisbonne où le marquis deSande la ramena en triomphe.

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Lorsqu’elle débarqua, il y avait surla jetée, pour la recevoir, un brillantet nombreux cortège. Ce fut le princeinfant, dom Pierre qui lui donna lamain. L’infant était alors à peinesorti de l’adolescence. En voyant lajeune reine si belle, il envia le sort deson frère.

Mademoiselle de Savoie était reine.Elle voyait ses sujets, mais ellecherchait le roi, l’époux, le maîtrequ’elle avait accepté. Quand Alfonseparut enfin, elle fut prise de dégoûtet d’épouvante.

Peut-être eut-elle la pensée de serévolter contre un sort odieux, maisil était trop tard.

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Alfonse parut d’abord enchanté. Iljura par Bacchus qu’Isabelle étaitVénus sortant de l’onde, et menaçaCastelmelhor de le faire pendre,parce que ce dernier avait parlé àIsabelle sans mettre un genou enterre. Castelmelhor se prosterna,mais il jura dans son cœur une hainemortelle à la jeune reine.

Le troisième jour eut lieu lacérémonie du mariage. Isabelle, pâle,presque mourante, traversa d’un paschancelant la grande nef de lacathédrale. Elle s’appuyait sur lebras de l’infant dom Pierre, qui, pâle,aussi, semblait également courbésous le poids d’une souffrance.

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Arrivée au milieu de la cathédrale,Isabelle poussa un cri étouffé. Ellevenait d’apercevoir, dans l’ombred’un pilier, le visage de Vasconcellos.Il lui sembla voir un ami de Franceen cet homme dont elle neconnaissait même pas la voix. Quandelle voulut lui donner un secondregard, Vasconcellos avait disparu.

Alors, le cœur d’Isabelle se serra enarrivant à l’autel ses genoux plièrentmachinalement ; elle tomba appuyéesur la tablette du prie-Dieu.

Le reste de la cérémonie fut pour ellecomme un songe pénible et pleind’angoisse : elle se réveilla femmed’un être misérable, qui tenait le

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sceptre d’une main capable à peinede jouer avec un hochet d’enfant.L’infant s’était mis à l’écart. C’étaitun noble jeune homme auquel lesconseils ambitieux et perfidesn’avaient point fait faute, mais quiavait toujours rejeté loin de lui touteidée de rébellion. En cet instant,pour la première fois, il désira unecouronne.

Près de l’infant, un hommeenveloppé dans un vaste manteau etcachant avec soin son visage, setenait. C’était Vasconcellos. Il y avaitun grand et pur honneur dans l’âmede ce fils des chevaliers. Il étaithomme, cependant, et quelquefois les

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coupables pensées se glissent ennous par la porte de la générosité.Vasconcellos ne se défiait point delui-même, parce qu’il ne découvraitau fond de son cœur qu’unerespectueuse et fraternelle pitié pourcette pauvre jeune fille dont ildevinait le désespoir. Il se souvenaitde l’avoir admirée si brillante, et il laretrouvait si malheureuse ! Mieuxque personne, il prévoyait le sort quiattendait la reine, au milieu de cettecour inféodée au favori, lequel étaitl’ennemi naturel de tous ceux quiavaient à l’affection du roi des droitsnaturels et légitimes.

Il savait de quels outrages avait été

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abreuvé l’infant, à qui on refusaittous les avantages dus à sa royalenaissance ; il devinait leshumiliations et les mépris quimenaçaient Isabelle, et qui devaientl’accabler dès que serait passél’éphémère caprice d’Alfonse. DomSimon pensa qu’il avait le droit deprotéger.

Néanmoins, sa loyale conscience, dèsce premier moment, l’avertit deprendre garde, car il se résolut à nejamais paraître en présenced’Isabelle qui ne devait même pasconnaître son mystérieux protecteur.Le mariage accompli, la reine sortit,tête baissée, de l’église. Elle monta

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dans le carrosse royal au milieu desacclamations de la multitude, et setrouva en tête à tête avec son époux.

– Madame, lui dit le roi avecdouceur, lequel préférez-vous, jevous prie, d’une danse d’ours oud’un combat de taureaux sauvagesdu Lennox.

Isabelle ne répondit point, parcequ’elle n’avait pas entendu.

– Vous aimez bien les deux, n’est-cepas, madame ma reine ? reprit lepauvre Alfonse. En vérité, vous allezêtre ici une heureuse femme ! Nousavons des bouffons d’Italie quiavalent des sabres empoisonnés et

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dansent un menuet sur un fil delaiton, à quinze toises du sol. Je vousdonne ma foi royale qu’il en est ainsique je vous le dis, madame.

Isabelle mit sa tête entre ses deuxmains.

– Ne vous cachez point pour sourire,ma souveraine, reprit encoreAlfonse ; vos souhaits seront majoie. Maï de Deos ! nous avons biend’autres choses encore, allez ! Desbaladins de France qui marchent surleurs mains et se courbent en arrièrede façon qu’ils baisent leurs talons…Je ne vous mens point, Isabelle ! Deshistrions qui chantent comme cespoissons de la fable, qu’on nommait,

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je pense… Qu’importe leur nom ? Ilsavaient, je m’en souviens, des visagesde femme… Entendîtes-vous parlerde cela, Isabelle ?

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura lapauvre femme.

– Je vous comprends, ma reine !s’écria Alfonse ; vous avez grandehâte de voir… Mais je ne vous aipoint tout dit encore : nous avons unsinge africain qui gambade commejamais créature de Dieu n’a su lefaire, et dont chaque grimace vautdix mille réaux. C’est ce bambin decomte qui a fait l’estimation…Comment trouvez-vous le comte ?

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Isabelle pensait à la cour de Paris, àsa mère, à Vasconcellos ; elle sesentait mourir.

– Maï de Deos ! s’écria Alfonse enéclatant de rire, nous avons desgladiateurs gallois qui vous ferontrire aux larmes. Ils se battent avecleurs têtes, comme des béliers,madame, et quand leur têtes serencontrent, l’une d’elles, parfoistoutes les deux, éclatent comme deuxpots de terre, c’est très-plaisant !…Mais vous souriez en tapinois, masouveraine, voyons regardez-moi : ondit que je ressemble à monsieur moncousin Louis de France…

Ce disant, il usa d’une douce violence

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pour écarter, les mains de la reine etdécouvrit ses yeux en pleurs.

– Qu’est cela ? demanda-t-il, despleurs ? les pleurs m’ennuient.

Et il s’étendit en baillant au fond ducarrosse.

Ce fut le premier et le dernier tête-à-tête d’Alfonse avec la reine. Il larejeta comme un jouet brisé, ou, pouremployer son expression favorite enpareille circonstance, comme untaureau malade.

Le soir même, la jeune reine eut unappartement séparé.

Castelmelhor ne comptait pas sur

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tant de bonheur ; il vit qu’il n’auraitmême pas besoin d’user de soninfluence acquise pour anéantir cellede la jeune femme : il était vainqueursans avoir combattu. Néanmoins, ilgarda sa haine contre Isabelle, causeinnocente de l’outrage public qu’ilavait reçu, et ne perdit jamais aucuneoccasion de lui nuire et de l’humilier.

Comme les courtisans se modèlentsur le maître, et que le vrai maîtreétait Castelmelhor, toute cette tourbeplébéienne en habits nobles quientourait le roi, se croyait obligée demépriser Isabelle et de le lui laisservoir. Le roi ferma les yeux d’abordpuis enchérit sur les plus insolents.

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L’enquête en cour de Rome luireproche des indignités.

Isabelle dépérissait lentement.Autour de ses grands yeux, un cercleazuré gardait la trace de ses larmes.Ses joues s’étaient amaigries, et lesnombreux rivaux qui se disputaientautrefois ses sourires n’eussentcertes point reconnu la reine debeauté des salons de Versailles.

Il y avait bien à la cour un hommedont la tendresse respectueuse etdévouée s’efforçait d’apporter àIsabelle consolations et repos.L’infant la protégeait de tout sonpouvoir, mais son pouvoir était sifaible ! Castelmelhor prolongeait au

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delà de toutes bornes la prétendueadolescence de dom Pierre, quirestait soumis à une sorte de tutelle.La jeune reine, d’ailleurs, habitait lepalais d’Alfonse, et il n’était permisà l’infant de s’y introduire qu’en derares occasions. Pourtant ledévouement du prince était pourIsabelle un précieux soulagement ;elle se prit à l’aimer comme un frère.

Sur ces entrefaites une catastropheadvint qui changea subitement laposition d’Isabelle.

La veille de Noël, il prit fantaisie àAlfonse de faire une bombance dansl’intérieur du palais. La reine,jusqu’alors avait évité le spectacle de

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ces orgies ; cette fois, Alfonse luiordonna de présider au banquet. Lareine obéit. Vers le milieu du repas,au moment, où les têtes éclataientdéjà au feu de l’ivresse, Castelmelhorse leva :

– Il manque quelque chose ici, dit-il.

Le festin était magnifique ; il y eutune protestation unanime.

– Que manque-t-il ? demandacependant le roi.

– Il manque au nectar d’être versépar les mains d’Hébé.

Son regard insolent alla vers la reineimmobile et muette. L’assemblée

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comprit et applaudit. Le roi réfléchit.

– Au fait, dit-il, nous sommes lesdieux.

Et s’adressant à Isabelle, plus pâlequ’une statue, il ajouta :

– Reine, verse à boire aux dieux quiont soif.

Isabelle prit le flacon sans mot direet commença le tour de la table.

Si par hasard il se fût trouvé là, unhomme qui eût conservé uneétincelle d’honneur au fond de l’âme,il aurait, certes été saisi d’unerespectueuse commisération pourcette femme, fière encore, et digne et

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admirable sous l’humiliation que luiinfligeait son époux. Mais tous cesdieux étaient des laquais ivres.Chaque fois qu’Isabelle remplissaitune coupe, un éclat de rire s’élevait.

Castelmelhor tendit son gobelet ledernier. Au moment où la reineapprochait le flacon, il la saisit àl’improviste et fit bruyammentclaquer ses lèvres sur la joue de sasouveraine.

Alfonse poussa un rugissement dejoie.

– Bien joué, bambin de comte !s’écria-t-il.

La reine devint si blanche, que ses

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veines parurent comme un réseaubleuâtre sur son front. Elle étaitdouce, faible même, mais il y avait enelle une goutte du sang d’Henri IV.

Elle fit deux pas en arrière, et seredressant tout à coup :

– Seigneur, dit-elle, si Dieu m’eûtdonné un homme pour époux, je nelui demanderais point votre vie quiest celle d’un lâche, maisj’implorerais sa pitié pour qu’il nevous fît point fouetter par la main dubourreau !

A ces mots elle se retira lentement.

– Comte, dit le roi, tu es touché !

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– Et Votre Majesté est publiquementoutragée ! répondit Castelmelhor,qui cachait sous son air enjouél’ardeur de son ressentiment.

– Toi… fouetté… par le bourreau !c’est très-plaisant !

– Si Dieu lui eût donné un hommepour époux !… murmuraCastelmelhor.

– Maï de Deos ! c’est vrai, elle a ditcela ! s’écria le roi : je suis unhomme !… Par le sang ! par la mort !je vais lui faire voir que je suis unhomme ! malheur à elle !… Qu’on mel’amène !

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E

XXIV –MADEMOISELLE DESAVOIE-NEMOURS

t comme tout le monderestait immobile, le roirépéta avec unredoublement de fureur :

– Qu’on me l’amène !qu’on la traîne ici à

l’instant !

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– Pourquoi faire ! demandafroidement Castelmelhor.

– Pour que je lui prouve que je suisun homme ! s’écria le roi, dont laprunelle nageait dans le sang.

En même temps il tira son poignarden grinçant des dents et le ficha sirudement dans la table, que l’épaisseplanche de chêne fut percée de partet part.

Mais cet effort le brisa, et il tombaépuisé sur son fauteuil.

– Castelmelhor, dit-il, va dans sachambre et tue-la.

– Seigneurs, dit Castelmelhor au lieu

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d’obéir, veuillez nous laissez seuls ;Sa Majesté a désir de m’entretenir enparticulier.

L’assemblée jeta un regard de regretsur les coupes à moitié vides ; maisce n’était pas le roi qui avait parlé,c’était Castelmelhor, il fallait obéir.

– Sire, reprit le comte, dès que lafoule se fut écoulée, Votre Majestéva trop loin. Le marquis de Sande està Lisbonne, et avec lui est venu unFrançais, qui sans doute est chargédes pouvoirs de son souverain. LePortugal n’est point de taille à semesurer avec la France.

– Il y avait longtemps que tu ne

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m’avais ennuyé ! s’écria le roi enbâillant.

– Sire, mon devoir…

– Petit comte, va chercher lesserviteurs de mes bassets royaux, etne reviens pas : tu n’es pas en veineaujourd’hui.

– Encore un mot, sire…

– Peuh ! fit le roi avec ennui.

– Me donnez-vous carte blanche ?

– Sans doute ; à quel sujet ?

– La reine…

– La reine ! interrompit le roi, quiavait déjà oublié la scène du dîner ;

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que me parles-tu de la reine ?

– Elle a insulté Votre Majesté.

– Vraiment ? Au fait… c’est possible.Eh bien, fais-en ce que tu voudras, etva-t’en.

Castelmelhor sortit aussitôt.

Depuis qu’il était maître de l’oreilledu roi il avait déjà considérablementaffaibli la puissance des chevaliersdu Firmament, qu’il avait mêmeéloignés du palais et casernés dansun hôtel ; mais il se croyaitnéanmoins sûr de leur service àcause d’Ascanio Macarone, qu’ilavait fait capitaine des Fanfarons oucavaliers, et qui affectait pour lui un

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dévouement sans bornes.

Ce fut près du beau Padouan qu’il serendit en quittant le roi.

Macarone reçut ordre de choisir dixFanfarons parmi les moinsscrupuleux, ce qui était énormémentdire. Ces dix hommes devaient seposter à une heure après minuit dansla rue de la Conception, qui longe lecouvent de ce nom, où la reine avaitcoutume d’accomplir ses devoirsreligieux.

C’était, comme nous l’avons dit, laveille de Noël ; la reine devait,suivant toute apparence, se rendre àla messe de minuit. Castelmelhor, qui

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avait un puissant intérêt à éloignercette princesse de la cour, saisissaitavec ardeur cette occasion decommencer l’exécution du plan quidevait l’amener au but de ses désirs.

Macarone était un homme d’ordre ; ilse fit répéter par deux fois sesinstructions et se pénétra bien deson rôle. Son rôle consistait à enleverla reine et à la transporter au châteaufort de Soure, dans la province deTra-os-Montes.

La reine, sans défiance et ayantbesoin ce jour-là plus que jamais desconsolations de la religion, sortit dupalais à minuit et gagna en carrossele couvent de la Conception. Vers une

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heure la messe finit ; la reineremonta en carrosse.

Au bruit des roues, une dizained’hommes qui occupaient le milieude la rue se jetèrent dans l’ombre desmaisons. Le carrosse avançaittoujours.

– Taïaut, mes bellots ! dit Macaroneà demi-voix.

Les dix fanfarons du roi s’élancèrentà la tête des chevaux. Macarone vintà la portière et regarda dansl’intérieur.

– Très-illustre dame, dit-il en faisantune exquise salutation, je suis chargéde vous conduire à votre maison des

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champs. Vous plait-il de partir seule,ou désirez-vous conserver lacompagnie de ces deux charmantesdemoiselles qui sont là devant vous,et dont je me déclare le soumisserviteur ?

La reine voulut demander à sesfemmes ce que signifiait cet étrangediscours, mais elle n’en eut pas letemps.

Quelqu’un veillait sur elle, à ce qu’ilparaît, et ce quelqu’un avait sansdoute des intelligences à l’hôtel deschevaliers du Firmament. Au momentoù Macarone terminait sa haranguepar un second salut, aussi suave quele premier, des pas de chevaux se

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firent entendre à l’autre bout de larue.

– En route ! cria le beau cavalier dePadoue en changeant subitement deton.

– Qui êtes-vous ? où me conduisez-vous ? dit la reine.

Les pas de chevaux approchaientrapidement. Il n’y avait que deuxcavaliers, ce qui rassura Macarone ;mais l’un de ces deux cavaliers,solide sur un puissant andalous,ressemblait au géant Goliath sur sacolossale monture, ce qui fitréfléchir le même Macarone.

– Qu’est-ce à dire ? demanda d’une

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voix brève et hautaine le plus petitdes deux cavaliers, qui cachait sonvisage sous un masque, mais dont leriche costume brillait à la lueur destorches des valets de la reine.Pourquoi arrêtez-vous ce carrosse,mécréants ?

Le plus grand des deux cavaliers, quiportait une livrée de couleur sombre,ne dit rien, mais il dégaina unerapière de taille majestueuse.

A la voix du premier cavalier, la reineavait vivement tressailli. Elle mit latête à la portière.

– Passez votre chemin, seigneur,reprit le Padouan, et ne vous mêlez

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point des affaires d’autrui.

Le cavalier au brillant costume nerépondit pas, mais il porta la main àson flanc, son épée glissa hors dufourreau et une gerbe de fugitifséclairs passa devant les yeux duPadouan. En même temps le nouveauvenu poussa son cheval, sur le ventred’Ascanio et attaqua le gros del’embuscade. Le géant quil’accompagnait ne resta pas enarrière. Il leva cinq ou six fois salourde épée, après quoi il la remit aufourreau, parce qu’il n’y avait plusd’ennemis à combattre.

Le Padouan seul restait et faisait lemort pour tâcher de savoir à qui il

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avait affaire ; mais le géant ayant faitmine de vouloir le fouler aux piedsde son massif cheval, notre pauvreami, au risque de faire rougir dansleurs tombeaux ses glorieuxascendants, prit la fuite à toutesjambes. Les deux cavaliers étantainsi restés seuls sur le champ debataille, le valet se tint à l’écart et lemaître s’approcha de la portière.

– Madame, dit-il, vous ne pouvezretourner au palais du roi. Peut-êtrene vous fierez-vous point à uninconnu.

– Je vous connais, seigneur,interrompit la reine, dont la voixtremblait d’émotion.

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Puis elle ajouta d’un ton si bas, qu’ilfallait le silence d’une nuit solitairepour que ses paroles fussententendues :

– Et je me fie à vous plus qu’à toutautre en ce monde, Dom Simon deVasconcellos.

Le cavalier s’inclina en signe dereconnaissance.

– Alors, madame, dit-il, que VotreMajesté daigne me suivre. Je luiouvrirai pour cette nuit un saintasile, et demain elle aura une retraiteau-dessus de laquelle planera uneprotection que personne ne brave.

Le carrosse se remit en marche,

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escorté par Vasconcellos etBalthazar. Il ne s’arrêta qu’à la portedu couvent de la Mère de Dieu.

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L

XXV – LE DRAPEAUDE LA FRANCE

e lendemain, lapromesse de Vasconcelloss’accomplit, Isabelle deSavoie eut une protectionque personne ne bravait,en ce temps-là.

Dès le matin, le carrosse du marquisde Sande stationna à la porte du

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couvent. Un homme en descendit quiportait le cordon des ordres du roi deFrance. C’était M. le vicomte deFosseuse, chargé des dépêches du roiLouis XIV, pour la cour de Portugal,et nanti de pouvoirs, à cette fin dereprésenter le roi à Lisbonne. Levicomte eut une courte conférenceavec la reine et se rendit aussitôtauprès d’Alfonse VI.

L’injure faite à la reine étaitflagrante ; on n’essaya point de lanier. Les demandes du Françaisfurent justes et sa façon de les poserpéremptoire ; on ne tenta point de lesrepousser.

A midi, la reine quitta le couvent da

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maï de Deos, et se rendit, escortée dumarquis de Sande et deM. de Fosseuse, au palais deXabregas, qu’on avait disposé pourla recevoir. Au-dessus de laprincipale porte du palais, undrapeau blanc, au centre duqueltranchait l’écusson d’azur aux troisfleurs de lis d’or, livrait ses plisflottants à la brise.

– Voici désormais votre égide,madame, dit M. de Fosseuse ; vousêtes sous la protection de la France.

Isabelle eut un mouvement d’orgueilet de joie en voyant ce blancétendard que suivait partout lavictoire. Elle se sentit à l’abri

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derrière le grand nom de sa patrie.

Le soir même de son installation aupalais de Xabregas, la reine eut avecM. de Fosseuse une entrevue oùfurent appelés le marquis de Sande,quelques grands de Portugal,ennemis de la cour, et plusieursprélats.

A la suite de cette conférence, unmessager s’embarqua pour Civita-Vecchia, porteur de dépêchesadressées à Sa Sainteté le PapeClément IX. Ce messager devait êtresuivi de près par le P. Vieyra deSilva, confesseur de la reine,accompagné de Louis de Souza,député de l’Inquisition, et

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d’Emmanuel de Magalhaens,archidiacre de l’église métropolitainede Porto, chargés des pleinspouvoirs d’Isabelle de Savoie, à cettefin de requérir déclarationapostolique de la nullité du mariagede cette princesse avec le roi domAlfonse.

Dès lors, la position d’Isabellechangea du tout au tout. Elle eut unparti dans l’Etat. La haute noblessemécontente et le clergé se firent undrapeau de son nom ; mais elle nevoulut point se mêler aux intriguespolitiques, et resta confinée dans sonpalais, heureuse de n’avoir plus àsubir les honteuses fantaisies

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d’Alfonse.

En quittant Lisbonne, M. de Fosseuselui promit de lui envoyer deuxdemoiselles d’honneur françaises.Bientôt, en effet, elle vit arriver deuxcharmantes sœurs, Marie et Gabriellede Saulnes, filles d’un vieuxgentilhomme de l’Orléanais. Cesdeux jeunes filles lui tinrent fidèlecompagnie. Elles l’aimèrent parcequ’elle était malheureuse et bonne.Leur entretien vif et spirituel lui fitsouvent passer de douces heures.

L’infant dom Pierre lui rendaitmaintenant de fréquentes visites.C’était un loyal jeune homme, dont lecaractère trop malléable peut-être

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gardait les traces de la longue tutellequ’il avait subie. Les mauvaistraitements de toute sorte qu’on luiprodiguait n’avaient pu altérer sonaffection pour son frère, mais ilhaïssait profondément Castelmelhor.Pour la reine il professait une sortede culte timide, enthousiaste etjaloux.

Après avoir jeté ce coup d’œilrétrospectif et nécessaire sur desévénements passés, nous reprenonsnotre histoire au moment où lemoine sortit en vainqueur du palaisde Castelmelhor, où il s’étaitintroduit pour communiquer aufavori la fameuse lettre de lord

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Richard Fanshowe annonçantl’enlèvement de la reine comme unfait accompli.

Il était sept heures du soir environ.La reine s’était retirée dans lachambre du palais de Xabregas dontelle avait fait son oratoire. Prèsd’elle, ses deux demoisellesd’honneur françaises, assises sur descoussins de soie, Marie et Gabriellede Saulnes passaient négligemmentleurs aiguilles dans de délicatesbroderies. L’infant dom Pierre,debout à quelque distance, tiraitd’une grande guitare portugaised’assez chétifs sons, dont ilaccompagnait un refrain de France

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qu’il avait appris sans doute pourplaire à Isabelle. En l’écoutant, elleavait appuyé sa tête sur sa main, etsongeait.

– Ne reconnais-tu point cet air ? dittout bas Gabrielle de Saulnes à sasœur Marie.

Marie avait des larmes dans les yeux.

– Qu’est-ce ? demanda la reine.

– C’est un souvenir, répondit larieuse Gabrielle, s’il plaît à VotreMajesté. Le refrain que chante si bienSon Altesse le prince infant estfamilier aux oreilles de Marie.

Marie devint rose comme une cerise.

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– Oui-dà ! dit la reine en souriant ; etd’où Marie connaît-elle cet air, mamignonne ?

– De notre cousin Roger de Luces,madame, qui est cornette des chevau-légers du roi, s’il plaît à VotreMajesté, et fiancé de Marie.

– Cela me plaît, ma fille, dit la reineen soupirant : ne pleure pas, Marie,nous te rendrons la France et tonfiancé quelque jour… D’autres, mamie, n’ont point cette douceespérance de revoir la patrie. Cessezde chanter, je vous prie, monsieurmon frère.

C’était ainsi que la reine appelait

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l’infant. Il déposa aussitôt sa guitareet se rapprocha de la reine.

– Auriez-vous reçu de mauvaisesnouvelles de Rome, madame ?demanda-t-il ; vous semblez plustriste encore que de coutume.

Isabelle ne répondit point, et il y eutun silence.

– Vous ne dites rien, monsieur monfrère ! s’écria tout à coup la reineavec un enjouement affecté ; nesavez-vous donc point quelque bellehistoire qui puisse récréer un peutrois pauvres recluses ?

Les deux demoiselles de Saulnesapprochèrent leurs coussins pour

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écouter mieux. Le prince, de soncôté, fit un appel désespéré à samémoire, mais il ne trouva rien.C’est toujours en ces moments où ilfaudrait trouver ou se rappeler quel’imagination et le souvenir des genstimides se montrent rebelles.

– Prêtez attention, mes chères belles,reprit la reine ; monsieur mon frèreva nous faire un récit.

– Hélas ! madame, dit l’infant, dontles traits exprimaient une véritabledétresse, je ne sais rien, car j’ignorel’art de composer des histoires… Etpourtant, il se passe au milieu denous des choses qui, racontées,auraient l’air de fables qu’on invente

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à plaisir… Entendîtes-vous jamaisparler du Moine, madame ?

– Le Moine ? répéta Isabelle d’un airdistrait.

– Le Moine ! dirent les deux sœurs enfrissonnant.

– Le Moine, reprit l’infant ; l’hommequ’on désigne et qu’on reconnaîtsous le nom du Moine dans une citéoù il y a cinquante monastères ;l’homme dont nul n’a vu le visage ;l’homme dont l’aspect arrête la foliedu roi mon frère, dont la voix faittressaillir le traître Castelmelhor, etdont la main répand assez debienfaits pour retenir la colère du

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ciel, suspendue sur le royaume dePortugal.

– C’est la première fois que vousnous parlez de cet homme, monsieurmon frère.

– C’est la première fois, en effet,madame. Pourquoi cela ? je nesaurais le dire, car il a droit à monaffection et à mon respect.

– Quoi ! s’écria étourdimentGabrielle de Saulnes, vous leconnaissez donc ? vous lui avezparlé ?

– Pourquoi cette question, ma fille ?dit la reine étonnée.

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– C’est que le Moine est un homme simystérieux, si redoutable ! J’aientendu parfois les officiers de VotreMajesté s’entretenir de lui. Ilstremblaient en prononçant son nom.Une fois… mais je ne sais si je doisdire cela à Votre Majesté.

– Dis toujours, mignonne ; je suisfemme et curieuse.

– Une fois, c’était au couvent del’Espérance, où Votre Majesté,malade, m’avait envoyée entendre lamesse, tandis que ma sœur veillaitprès de sa personne royale. Aumilieu du saint sacrifice, je me sentistoucher le bras, et je faillis mourir defrayeur en voyant près de moi un

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religieux dont les traitsdisparaissaient sous un capuchon detaille démesurée. Je me rappelai lesdiscours de vos officiers et jereconnus le Moine.

– Il t’avait touché le bras parmégarde ?

– Il m’avait touché le bras pourattirer mon attention. « Enfant, medit-il, le ciel t’a donné une nobletâche. Veiller sur elle,la consoler,l’aimer ! Tu seras bénie là-hautcomme ici-bas, enfant, si tuaccomplis ce saint devoir. »

– Il t’a dit cela, murmura la reine.

– Oui, madame… Quand je me

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retournai, il n’y avait plus personneauprès de moi.

– Voilà qui est étrange, dirent enmême temps Isabelle et l’infant.

– Etrange en effet ! s’écria Marie deSaulnes. Le lendemain, ma sœurGabrielle resta près de VotreMajesté ; ce fut moi qui me rendis,pour entendre la messe, au couventde l’Espérance…

– Eh bien ? fit la reine.

– Ma sœur s’est chargée de contermon histoire : pareille aventurem’arriva.

– Mais je ne connais point cet

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homme, dit la reine.

– Vous êtes bien sûre de ne le pointconnaître, madame ? demandal’infant d’un ton grave.

– Sur ma parole, monsieur mon frère,je ne l’ai jamais vu !

– C’est que, à moi aussi, le Moine aparlé de Votre Majesté. Il m’a dit deveiller sur vous… il m’a dit de vousaimer, madame, pour tous lesoutrages dont vous avait abreuvée leroi mon frère.

La reine cacha son trouble sous unsourire.

– Oui, reprit l’infant d’une voix lente,

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ses conseils furent toujours ceuxd’un esprit grave et d’un cœur loyal.Après chaque insulte que j’ai reçuede mon frère, il est venu me consoleret fortifier mon âme contre lestentations de la vengeance. Quel qu’ilsoit, je l’ai dit, je lui doisreconnaissance… mais le mystère quil’entoure m’inquiète. Je ne puisaimer cet homme.

L’infant se tut.

Peu à peu sous l’impression de cetentretien mystérieux, la physionomiedes quatre personnes qui étaientréunies dans l’oratoire de la reineavait pris une teinte solennelle. Lanuit était sombre : au dehors on

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entendait les sanglots du vent dansles arbres dépouillés des jardins ; audedans, les antiques et hautescroisées gémissaient sous l’effort dela bise ; les deux jeunes filles, serréesl’une contre l’autre, avaient peine àdissimuler leur vague effroi.

A ce moment, la porte s’ouvrit, etchacun s’attendit presque à voirparaître le ténébreux personnagedont on avait évoqué le nom.

Mais l’huissier mit un terme à cettecrainte en annonçant à haute voix :

– Le seigneur dom Simon deVasconcellos et Souza !

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L

XXVI – HUITHEURES

es cinq années quiavaient passé sur la têtede Vasconcellos n’avaientfait que remplacer par lamâle beauté de l’hommeles grâces de

l’adolescence. Il ressemblait du reste,trait pour trait, à son frère, le comtede Castelmelhor.

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C’était, chez les deux jumeaux, lamême taille, parfaite dans sonmédiocre développement, la mêmedélicatesse de formes, la mêmehauteur de regard. Seulement lanoble figure de Vasconcellos n’avaitpoint cette arrière-expression,douteuse, indéfinissable, quidéparait la figure de son frère. Safranchise, à lui, était de bon aloi ;son œil, où la passion semblait s’êtreéteinte dans la douleur, son frontcalme et résigné disaient assez quece n’étaient point d’ambitieuses etcoupables aspirations qui avaientamené la pâleur à sa joue.

Il était vêtu d’un brillant costume de

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cour, et portait, suivant la modeportugaise, les couleurs de samaison. Ce costume augmentaittellement la ressemblance naturellequi existait entre lui et son frère quela reine ne put s’empêcher de rougiren songeant aux indignes outrages dece dernier.

Quant à l’infant, il recula deplusieurs pas, et se tint à l’écart.

– Ils se ressemblent, pensa-t-il, decœur comme de visage, sans doute…Je ne sais lequel des deux je détestele plus.

Vasconcellos traversa la chambre àpas lents et arriva jusqu’à la reine

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qu’il salua profondément. L’infant,qui ne la perdait pas de vue,remarqua avec un mouvement decolère que ce fut la reine quiprésenta sa main d’elle-même.Vasconcellos l’effleura de ses lèvreset se releva aussitôt.

– Quel heureux hasard vous amène,seigneur ? dit la reine. Vous ne nousavez point habituée à jouir souventdu plaisir de votre présence.

– Madame, répondit Vasconcellos,avec un mélancolique sourire, maprésence vous apporterait peu dejoie. Ma tâche est autre : je suis lasentinelle veillant au salut de VotreMajesté. Mon aspect est de sinistre

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augure, car il annonce le péril.

– Que voulez-vous dire ? s’écrial’infant en s’approchant ; madame lareine serait-elle menacée ?

– Oh ! je suis en sûreté, dit Isabelle.N’êtes-vous pas là, près de moi, domSimon, vous qui fûtes mon constantprotecteur ?

– J’ai fait jusqu’ici de mon mieux,madame, répondit Vasconcellos.

Puis, saluant l’infant avec respect, ilajouta :

– Son Altesse Royale pourrad’ailleurs vous prêter l’appui de sonépée, car le danger qui vous menace

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ne vient point d’Alfonse de Portugal.

– Il y a donc réellement un danger !s’écria le prince ; parlez, seigneur, dequoi s’agit-il ?

L’horloge du palais tinta ce coupunique et précurseur qui, danspresque toutes les anciennessonneries, annonçait, deux ou troisminutes à l’avance, que l’heure allaitse faire entendre.

– J’arrive à temps ! dit Vasconcellos.Seigneur, il s’agit de sauver la reinecontre laquelle un infâme a tramé uncomplot qui va s’exécuter ce soir.

– Quel complot ?

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– L’heure presse, seigneur, réponditSimon, et le temps n’est pointpropice pour une explication…Ecoutez !

Un coup violent fut frappé à la porteextérieure du palais. Au mêmeinstant, l’horloge sonna huit heures.

– Vous êtes ponctuellement obéi,milord, pensa Vasconcellos, et c’estplaisir de faire la partie d’un joueurde votre force !

– Qu’est-ce là ? murmura la reine.

– Ce sont vingt soldats de lapatrouille du roi qui viennent pourenlever Votre Majesté, réponditVasconcellos.

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– Vingt ! dites-vous, s’écria l’infant ;ils sont vingt ! Et nous ne sommesque deux !…

Il y avait de la défiance dans cesparoles. La reine dit en regardantVasconcellos :

– Seigneur, j’ai foi en vous.

L’infant baissa les yeux.

– Merci madame, dit Vasconcellos.

On entendit un bruit de pas dansl’escalier, puis la voix des valets quidisputaient le passage. Les deuxjeunes Françaises, saisiesd’épouvante, s’étaient levées et setenaient immobiles. Le regard de la

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reine tomba sur elles.

– Retirez-vous, mes filles, dit-elle.Allez dans la chapelle du palais ; là,du moins, vous serez à l’abri.

Les deux sœurs se prirent par lamain, mais au lieu d’obéir, ellesvinrent se mettre à genoux aux piedsde la reine.

– A Dieu ne plaise, dit Marie deSaulnes, que nous abandonnionsVotre Majesté à l’heure du péril !

– Nous sommes filles degentilhomme ! ajouta Gabrielle ;nous avons le droit de mourir avecvotre majesté.

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La reine leur donna un baiser.

Les pas approchaient rapidement ;on les entendait déjà dans la sallevoisine. Vasconcellos fit signe à lareine de rester à sa place, et marchavers la porte. L’infant voulut lesuivre.

– Restez, seigneur, dit Vasconcellos,le temps approche où Votre AltesseRoyale sera le seul espoir desPortugais, ne compromettez pasinutilement une vie précieuse.

Avant qu’il eût achevé, la portes’ouvrit. Vasconcellos écarta d’ungeste respectueux, mais ferme,l’infant, qui, l’épée nue, voulait

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défendre le passage de vive force, etse mit au-devant de lui. Il avait laisséson épée au fourreau.

Les chevaliers du Firmament, jetantde côté le dernier valet qui barraitencore l’entrée, se précipitèrent dansla chambre en tumulte, suivis de sirWilliam, le secrétaire de lord RichardFanshowe.

Vasconcellos, les bras croisés sur sapoitrine, était placé entre eux et lalumière ; ils ne l’aperçurent pointd’abord ; mais Manuel Antunez, lelieutenant d’Ascanio, ayant voulupasser outre et s’approcher de lareine, le cadet de Souza le saisitrudement par l’épaule et le rejeta,

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meurtri, au milieu de sescompagnons.

– Que venez-vous faire en cettedemeure, marauds ! dit-il d’une voixéclatante.

Les Fanfarons du roi s’étaientarrêtés stupéfaits, parce que cemouvement de Vasconcellos avaitmis son visage dans la lumière. Nuln’osait plus avancer. Sir William lui-même se tenait à l’écart et cherchaità se cacher.

Un nom, prononcé à voix basse,passait de bouche en bouche.

– Castelmelhor ! répétait l’un aprèsl’autre les Fanfarons du roi.

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Et telle était la terreur inspirée par lefavori, que les plus rapprochés de laporte commencèrent à effectuerprudemment leur retraite.

Vasconcellos n’avait point comptésur cette méprise. Averti du dangerqui menaçait la reine, il avait pris sesmesures en conséquence, et c’était àcoup sûr qu’il avait dit : « Je répondsde Votre Majesté. » Mais cemouvement rétrograde des chevaliersdu Firmament lui donna à réfléchir ;le nom de Castelmelhor vint jusqu’àses oreilles, et il devina la cause decette panique soudaine.

Son intérêt était d’en profiter, car satâche de ce jour n’était point

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achevée. Il fit un pas vers lapatrouille du roi, qui recula aussitôt.

– Qui vous a conduits ici ? demanda-t-il.

– C’est moi, seigneur comte, réponditpiteusement Antunez, mais je croyaisagir d’après les instructions de VotreExcellence, et je n’ai fait que suivreles ordres de mon supérieur, lecapitaine Ascanio Macarone.

– Vous serez punis, repritVasconcellos de cette voix sèche etbrève qu’affectait ordinairementCastelmelhor ; votre capitaine seracassé, pour qu’on sache à l’avenir lerespect qui est dû à la demeure de

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madame la reine et au drapeau de laFrance qui flotte au seuil de cepalais… Retirez-vous.

Tous se hâtèrent d’obéir.

– Arrêtez, reprit Vasconcellos en seravisant ; vous avez, parmi vous, unhomme qui ne porte point l’uniformedes Fanfarons du roi ; qui est-il ?

Il désignait sir William.

– C’est un Anglais, réponditAntunez.

– Que vient-il faire ici ?

Antunez hésita un instant.

– C’est, balbutia-t-il enfin, lesecrétaire de milord ambassadeur

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d’Angleterre.

– Altesse, dit Vasconcellos, en setournant vers l’infant, vous voyez sij’avais raison de vous dire que cetteattaque infâme ne venait point du roivotre frère… Sortez, ajouta-t-il ens’adressant à Antunez. Vous,seigneur Anglais, restez.

Malgré cet ordre, sir William voulutfaire retraite ; mais les Fanfarons duroi, sur un signe du prétenduCastelmelhor, le saisirent etl’amenèrent de force au milieu de lachambre, après quoi ils se retirèrent.

La reine et l’infant étaient restésspectateurs muets de cette scène.

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L’infant se demandait quel lienunissait Vasconcellos aux Fanfaronsdu roi ; il se demandait commentVasconcellos avait pu prévoirl’attaque et la repousser par la seuleforce de sa volonté pour ainsi dire.

Pendant qu’il réfléchissait ainsi, uneautre scène se préparait, qui devaitporter au comble son étonnement.

Vasconcellos, au lieu de revenir voirla reine, était resté au milieu de lasalle en face de sir William, qui setenait debout et enveloppé dans sonmanteau. Le cadet de Souza futquelques secondes avant dereprendre la parole ; enfin, lorsqu’oneût entendu les lourds battants du

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portail extérieur se refermer sur lesFanfarons du roi, il leva lentement lebras, et saisissant le manteau del’Anglais, il l’arracha de son visage.

– Altesse, dit-il à l’infant,qu’ordonnez-vous de ce traître,chassé du royaume par sentenceroyale et qui a rompu son ban ?

– Je ne connais point cet homme, ditl’infant.

Mais Vasconcellos ayant traînéWilliam sous la haute lampesuspendue au-dessus du foyer, leprince ajouta avec un étonnementprofond :

– Antoine Conti de Vintimille !

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La reine leva sur l’ancien favori, dontelle avait entendu raconter souventla puissance et les hardis méfaits, unregard surpris. Les deux demoisellesde Saulnes, qui s’étaient réfugiéesderrière leur maîtresse, avancèrentavidement leurs têtes blondes etgracieuses des deux côtés du visagede la reine.

– Antoine Conti de Vintimille, répétaVasconcellos avec une amertumeprofonde, l’homme qui a engagé lePortugal dans cette voie funeste quimène à un abîme ; le démon qui s’estassis autrefois au chevet de sonmaître, notre seigneur ; l’impurempoisonneur qui a flétri l’esprit et

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le cœur de son roi ; l’assassin moralde Sa Majesté le roi Alfonse, votrefrère et votre seigneur !

– Est-ce bien à toi de parler ainsi,demanda Conti en relevant la tête,Castelmelhor, toi qui m’as succédé !toi qui m’as imité et dépassé !

– Regardez mieux, seigneur Conti,répondit le cadet de Souza ; je nesuis point Castelmelhor !…

– Est-il possible ! interrompitVintimille en jetant autour de lachambre ses cauteleux regards,comme pour chercher ses acolytesabsents.

– Je suis, poursuivit Vasconcellos,

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celui qui, au temps de votrepuissance, vous frappa un jour auvisage au milieu de vos infâmesgardes du corps ; je suis celui quiameuta le peuple pour vous chasserde Lisbonne…

– Vasconcellos ! murmura Conti encourbant le front. Et je ne l’ai pasreconnu !

– Vasconcellos qui vous avait dit :Nous nous reverrons, seigneurConti !

L’ancien favori fit un pas en arrière,et alla tomber, éperdu, aux pieds del’infant, qui se recula avec dégoût.Alors Conti, affolé par la terreur, se

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traîna jusqu’aux genoux d’Isabelle.

– Grâce, Madame ! grâce ! Murmura-t-il.

– Epargnez-le, seigneur, dit la reine.

Les deux sœurs joignaient leursmains et imploraient Vasconcellosdu regard.

– Relève-toi ! dit ce dernier, je t’avaisoublié. Pour que je me souvinsse detoi, il ne fallait rien moins que ledanger de la reine… Ne regrette pastrop amèrement de m’avoir pris pourCastelmelhor. Sans cette erreur, tuaurais payé cher ton audacieusetrahison : regarde !

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Il avait poussé Conti vers unefenêtre. Celui-ci put voir briller, auxrayons de la lune, derrière un mur enruine qui longeait une aile du palais,les mousquets d’une trentaine degens de guerre. L’infant, à son tour,s’approcha de la fenêtre ; il aperçutles soldats, et son dépit redoubla.

– Va t-en, valet d’Anglais, repritVasconcellos ; retourne vers tonmaître. Dis-lui de continuer dansl’ombre ses ténébreusesmachinations, jusqu’à ce que soitvenue l’heure du châtiment… Maisqu’il ne touche pas à la reine !quelqu’un de plus fort que lui veillesur elle.

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Vasconcellos montra la porte. Contitraversa la salle d’un pas rapide etdisparut.

– Merci, seigneur, dit la reine.

– Recevez aussi mes remerciements,seigneur, dit à son tour l’infant d’unevoix où l’amertume et la colère ledisputaient à une cérémonieusecourtoisie ; mais voici en un momentbien des merveilles ! Je comprendsqu’on ait cru voir en vous Louis deSouza, votre frère ; je m’y suissouvent trompé moi-même autrefois,mais d’où vous vient, je vous prie,cette mystérieuse connaissance desintrigues de l’Angleterre ? depuisquand avez-vous le droit d’entretenir

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des gens de guerre à votre servicedans Lisbonne ? que veut dire ?…

– Que Votre Altesse daigne mepardonner, interrompitVasconcellos ; l’explication seraitlongue peut-être, et je la jugeinutile…

– Moi, je l’exige, seigneur !

Vasconcellos s’inclina avec respect.Il prit dans ses tablettes un papierqu’il remit à l’infant.

Le billet contenait ces mots :

« Votre bonheur, en ce monde,dépend de Vasconcellos, fiez-vous àlui.

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» LE MOINE. »

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XXVII – MINUIT

’infant lut et relut lebillet à plusieurs reprises.Ensuite il leva surVasconcellos un regardscrutateur, que celui-cisoutint avec calme et

dignité.

– Je me retire, dit le prince aprèsavoir réfléchi quelques instantsencore ; je ne puis dire que j’aie foi

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en vous, seigneur, malgré larecommandation d’un homme quej’honore, qui m’a prouvé sondévouement ; mais dont un secretinstinct m’éloigne.

Il baisa la main de la reine et sedirigea vers la porte. Comme ilsortait Vasconcellos lui dit :

– Je prie votre altesse Royale de nepoint quitter le palais. Sa Majestéaura sous peu d’instants besoin del’entretenir.

Vasconcellos et la reine restèrentseuls. La reine demanda :

– Qu’avez-vous à me dire, domSimon ?

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– Madame, répondit Vasconcellos, jeviens plaider près de vous unegrande cause… Et d’abord, qu’il mesoit permis d’adresser une question àVotre Majesté : Vous avez perdu,j’espère, depuis qu’une brutaletyrannie ne pèse plus sur vous, lapensée de vous réfugier dans uncloître ?

– Je sais… Le monde me crutl’épouse d’un roi ; que peut-on êtreaprès cela, sinon l’humble etsolitaire épouse de Dieu ?

– On peut être une reine, madame.

– Je ne vous comprends pas, domSimon.

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– A mon tour, j’hésite, madame,reprit Vasconcellos avec effort ; caren ce moment je déserte une routelongtemps et fidèlement suivie… et ilme semble qu’en changeant dechemin, je trahis un devoir comme jemets en oubli un serment.

Il s’arrêta pour reprendre presqueaussitôt.

– C’était un vaillant homme que monpère, pur, et fort. Je le vois encorecette nuit-là assis dans le fauteuilantique où nous nous mettons pourmourir, nous autres fils de Souza. Ilétait calme ; son front avait cettepâleur sereine qui n’appartient pointà ce monde, et que Dieu fait

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descendre sur le visage du justeexpirant. Nous nous agenouillâmes,car je n’étais pas seul : Castelmelhorétait près de moi.

Mon père étendit sur nos têtes sagrande main blanche et décharnée ;son œil mourant scruta notre âme. Jepleurais ; dom Louis, mon frère,pleurait aussi : depuis ce temps je necrois plus aux larmes.

Mon père nous dit : – Enfants, aimezle roi ; souffrez pour le roi ! mourezpour le roi !

Et nous jurâmes :

Dom Louis jura le premier ; moi, jemis la main sur mon cœur, et je dis :

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Puisse Dieu me mettre à l’épreuve !

J’étais sincère, madame, j’auraisvoulu mourir pour le roi ! Mais oùest le roi ? Et doit-on mettre le roiavant la patrie.

La reine écoutait toujours et sesentait le cœur serré sans savoirpourquoi. Vasconcellos repritencore :

– Il ne faut point que le Portugalpérisse, il faut que le Portugal ait unroi… dont l’intelligence puisse aider,le bras, et dont le bras soit de force àsoutenir le poids d’un sceptre… Moi,je serai parjure, mais Dieu mepardonnera, et Jean de Souza, mon

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père, aura pitié de moi. J’ai demandéconseil à Dieu et à mon père,madame avant de venir vers vous.

Isabelle prononça tout bas :

– Je vous l’ai dit : j’ai foi en vous :que voulez-vous que je fasse ?

– Je veux que vous soyez la femme dedom Pierre de Bragance, infant dePortugal.

Isabelle demeura la bouche demi-ouverte, l’œil fixe, et ne put trouverla force de répondre.

– La haute noblesse vous aime,poursuivit Simon ; elle se ralliera àvotre époux, et quand le moment

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sera venu, les traîtres qui minent letrône d’Alfonse trouveront derrièreses débris un autre trône qui seraencore un trône légitime.

Isabelle gardait toujours le silence ;Vasconcellos mit un genou à terre.

L’histoire n’a pas dit en termesexprès le secret de ces deux âmes.Vasconcellos resta longtempsprosterné, plaidant la cause de lapatrie. Sa voix défaillit plus d’unefois parce que la reine pleurait. Dieuet son père pouvaient le regarderjusque dans le fond de son cœur.

C’était un cœur de 25 ans vaillant,ardent, mais net comme l’or

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qu’aucun souffle n’a terni.

Isabelle lui dit :

– Dom Simon, relevez-vous, l’Eglisem’a rendu ma liberté que j’avaisperdue aux yeux des hommes. Je suismaîtresse de moi-même. J’ai songéun instant prendre le voile, et uninstant aussi mes espoirs sont allésvers une autre destinée. J’ai pourl’infant dom Pedro les sentimentsd’une sœur… Dom Simon, vousm’avez implorée au nom du Portugal,ce n’est pas mon pays… Répondezavec toute votre franchise à unequestion qui pourra vous semblerétrange ; avez-vous le désir d’êtreexaucé ?

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Les mains tremblantes deVasconcellos se joignirent et ilrépondit oui d’une voix à peineintelligible. Isabelle eut undouloureux sourire.

– Seigneur, dit-elle, votre volontésera faite.

Quelques heures plus tard, versminuit, la chapelle du couventmajeur des Bénédictins de Lisbonneétait brillamment éclairée. Vis-à-visde l’autel, un double prie-Dieu avaitété disposé. C’était un mariage quiallait être célébré. L’abbé mitré Ruyde Souza de Macedo attendait lesépoux en personne, et s’était revêtude tous les insignes de sa haute

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dignité ecclésiastique.

Bientôt deux carrosses sansarmoiries s’arrêtent à la porte ducouvent. La reine descendit dupremier, escortée de ses deuxdemoiselles d’honneur ; le princeinfant sortit du second : il était seul.

Au seuil de la chapelle, le mystérieuxpersonnage que nous connaissonssous le nom du Moine se présentapour assister l’infant et produisit pardevant Ruy de Souza les titresprovisoires et dispenses obtenus encour de Rome.

Dom Pedro avait peine à contenir sajoie et ne pouvait croire à tant de

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bonheur, Vasconcellos, qu’ilregardait comme son rival, avait misla main d’Isabelle dans la sienne.

La cérémonie fut courte et sanspompe. Il n’y avait de spectateursque les deux demoiselles de Saulnes,le Moine et quelques religieux.

Après la cérémonie, le Moineregagna sa cellule. Sa journée detravail n’était pas finie, quoique lanuit fût déjà fort avancée.

Il appela un convers et lui dit :

– Rends-toi sur le champ au palaisCastelmelhor… non ! attends.

Et il ajouta à part lui :

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– Je veux essayer du moinsd’épargner cette honte à mon frère.L’Anglais suffira… Rends toi àl’hôtel de Sa Seigneurie lord RichardFanshowe : demande son secrétaireWilliam et dis-lui qu’il fasse part àson maître sur-le-champ d’unegrande nouvelle : l’infant vientd’épouser la reine… Va !

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XXVIII – MISSARABELLA

e message du Moine futponctuellement exécuté.Cette nuit-là même, sirWilliam, secrétaire de SaSeigneurie le lordambassadeur, eut

connaissance du mariage clandestin.Le premier mouvement de sirWilliam, ou plutôt d’Antoine Conti,

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qui se cachait sous ce pseudonyme,fut d’éveiller son maître et de leprévenir ; mais il se ravisa et alla semettre au lit, pour méditer plus àl’aise un plan de fortune que sonesprit fertile venait d’ébaucher.

Conti avait une foi fort mince enl’habileté de lord Fanshowe.Ignorant et d’esprit grossier, mais finpar nature, l’ancien favori s’étaitinstruit à l’école du malheur. Depuisson exil, il n’avait passé que fort peude temps à Terceira, d’où il s’étaitbientôt échappé. Il avait vu le mondeet avait appris à ses dépens lascience des hommes.

Fanshowe lui semblait être un de ces

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trompeurs de comédie, comme il enavait vu à foison sur les théâtres deFrance. Son principal désir était dequitter le service de l’Angleterre,dont la lourde astuce n’allait point àses habitudes de ruse plus déliée.Trop dépourvu de préjugés pour nepoint subordonner toutes rancunesau désir de relever sa fortune, ilbrûlait de se rallier à Castelmelhor.Ce qui lui manquait c’était unprétexte : or il en avait deux au lieud’un : le mariage clandestin et laprésence de Vasconcellos chez lareine.

Dès le matin, Conti changea sonaccoutrement britannique contre un

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costume portugais, et s’en allafrapper à la porte du palais deCastelmelhor.

Malheureusement, l’algarade duMoine avait mis le comte en fortméchante humeur. Il avait défendude laisser entrer personne au palais,et Conti, après une demi-douzaine derebuffades, dut revenir tristement àl’hôtel de Fanshowe.

La première personne qu’il rencontradans l’antichambre fut le beaucavalier de Padoue, qui attendaitBalthazar, son gigantesque messagermatrimonial, mais Balthazar nevenait point.

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Conti passa, distrait, près de lui etomit de le saluer. Le Padouan n’étaitpas homme à laisser impuni un pareilsolécisme de courtoisie.

Il renfonça gaillardement son feutresur l’oreille gauche, et fit sonner sarapière contre les carreaux del’antichambre.

– Corbac ! voici un malotru del’espèce la plus rare ! s’écria-t-il. Ehmais ! c’est le seigneur William Contide Vintimille, auquel je baise lesmains avec un contentement toutparticulier.

Conti regarda autour de lui avecinquiétude.

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– Silence ! murmura-t-il ; neprononcez point mon nom,seigneur… Ici je suis sir William.

– Sir William soit, dit Ascanio, maisen changeant de nom, vous eussiezdû changer aussi de manières.L’insolence ne vous sied plus.

Conti ne répondit point ; pendantque le Padouan parlait, une idéesubite avait paru le frapper.

Ascanio planta son feutre surl’oreille et passa devant lui endisant :

– S’il vous plaît, place au capitainedes Fanfarons du roi !

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A ce mot, Conti le regarda mieux, etvit en effet qu’il avaitconsidérablement monté en grade.Cette découverte parut augmenterson désir d’entamer avec lui desnégociations pacifiques.

– Seigneur Ascanio, dit-il, je vousprie d’agréer mes excuses. Je n’avaispoint vu les insignes de vosnouvelles dignités.

Il tendit la main au Padouan, quicroisa les siennes derrière son dos etcontinua de marcher vers la porte endisant :

– Appelez-moi seigneurdell’Acquamonda, s’il vous plaît.

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Jusqu’au revoir, mon brave.

– Seigneur dell’Acquamonda,jusqu’au revoir !

Ascanio se retourna et fit un salutplein de gracieuse condescendance.

– Votre Seigneurie, si je puis mepermettre une question, reprit Conti,a-t-elle ses entrées au palaisCastelmelhor ?

– Sans doute, plusieurs entrées,savoir : en ma qualité d’officier deschevaliers du Firmament, le matin etle soir ; en ma qualité d’ami intimede Son Excellence, à toute heure de lajournée et de la nuit.

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– C’est un beau privilège ! Eh bien,seigneur, si bas que je sois tombé,j’ai dans certaine bourse cent louisde France qui sont fort à votreservice.

En deux bonds, Ascanio fut auprèsde Conti.

– Cela vous convient-il ? continua cedernier. Il s’agirait de m’introduireavec vous auprès du comte.

– Eh ! eh ! fit Ascanio, cela n’est pasabsolument impossible. Je me sensdisposé à faire quelque chose pourvous, et…

– Trêve de momeries ! interrompitsévèrement Conti ; je paye et n’aime

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point qu’on plaisante trop longtempsavec moi. Pouvez-vous me conduire àl’heure même ?

La porte du cabinet s’entrouvrit etlaissa voir la tête blanchâtre demilord.

– Sir William, dit Fanshowe, je vousattends depuis une heure.

Et il referma la porte.

– Au diable le contre-temps ! s’écriaConti avec humeur. SeigneurAscanio, il faut remettre l’affaire à cesoir, six heures.

– Impossible ! à six heures je feraima toilette.

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– A sept heures, donc !

– Impraticable ! à sept heures, jeserai près de ma noble fiancée.

– Détestable fou ! grommela Conti ! àquelle heure, donc ?

– Vers huit heures.

La sonnette de milord se fit entendre.

– Où nous trouverons-nous ? ditConti impatienté.

– Dans le jardin de cet hôtel.

– Qui vous ouvrira la grille ?

– C’est mon secret, très-cherseigneur, dit Ascanio en souriantavec fatuité.

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La sonnette de milord tinta un longet impatient appel, et nos deuxdignes amis se séparèrent.

En attendant qu’ils se réunissent denouveau, nous accomplirons undevoir trop longtemps différé, enprésentant au lecteur miss ArabellaFanshowe, l’unique héritière demilord. C’est le cas, sans nul doute,de dire : Mieux vaut tard que jamais,quand il s’agit de faire une agréableconnaissance.

Miss Arabella Fanshowe un typebritannique non moins curieux àobserver que le lord, son honorépère, était une personne blonde,longue et fade. Au temps de sa

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première jeunesse, elle avait dû faireune très-passable miss, mais elleavait alors trente-cinq ans, au diredes plus indulgents appréciateurs. Laparticularité de son visage était lasaillie exagéré de sa mâchoiresupérieure, qui montrait avec orgueilde larges dents d’une blancheuréclatante dont l’aspect causait unesensation de frayeur aux petitsenfants.

A part ce trait caractéristique etnational, miss Arabella était fortrégulière, comme disent certainesdames de province. Elle avait de très-grands yeux d’un bleu déteint, au-dessus desquels jouait une paupière

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transparente, ornée de cilsincolores ; son nez était pincé, soncou musculeux, ses épaules pointues,sa taille coupée en prisme tronquécomme un cercueil.

Au moral, miss Arabellaambitionnait un grand mariage etfaisait des vers.

Judith anglaise au lieu de tuerHolopherne, l’aurait épousé. MissFanshowe, dévorée d’un zèle ardentpour les intérêts de sa patrie, avaitrésolu de jouer le rôle de Judith,rectifié dans le sens que nous venonsd’indiquer.

Elle avait fait dessein d’atteler à son

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char tous les Portugais de marque, etde les livrer pieds et poings liés àl’Angleterre ; elle s’était promis, enquittant Londres, de conquérir lePortugal de compte à demi avec sonpère : projets louables et quiaboutirent du moins à lui procurerun époux d’illustre origine, commenous pourrons le voir plus tard.

Ce jour-là, par l’entremise deBalthazar, elle avait permis au beaucapitaine des chevaliers duFirmament de lui présenter seshommages.

L’aurore la trouva à sa toilette, bienque l’entrevue ne dût avoir lieu qu’àla nuit. Sa camériste épuisa tous les

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secrets de son art pour la faireirrésistible : on doit dire qu’elle yréussit complètement : vers cinqheures, miss Arabella eût pu êtreprise à distance pour une poupéeanglaise très-bien habillée, et àlaquelle il ne manquait, pour faireillusion, que les ressorts.

– Comment me trouves-tu Patience ?dit-elle à sa camériste,presbytérienne de nom et de langage.

– Plus belle et plus brillante qu’il neconvient de l’être à une fille d’Adam,demoiselle, répondit Patience avecun soupir. Ah ! si le révérendJédédiah Drake, qui est mon épouxen la chair et mon père suivant

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l’esprit, savait que la plus choisied’entre ses ouailles s’occupe ainsides choses mondaines !… Mais lelivre dit : « Parce que tu as péché, tuserviras les Philistins ; tu seraspendant longtemps leur esclave ! »

– Ainsi, tu me trouves belle ! s’écriamiss Fanshowe, sans remarqueraucunement ce qu’avait de blessantla citation de sa camériste : j’espèrequ’il en sera de même de cet insolentet présomptueux soldat, qui oseélever jusqu’à moi son regard.Castelmelhor m’a remarquée ; lepuissant Castelmelhor ! Mais il estjeune et timide, il a peur sans douted’essuyer un refus, s’il se déclare. Je

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veux exciter son émulation parl’exemple de ce grand seigneur dePadoue, dont la lettre n’est vraimentpas mal tournée.

– Vanité des vanités ! murmuraPatience.

– Peux-tu parler ainsi ! Ne sais-tupas quelle noble ambition m’anime !Ah ! s’il m’était donné de faire cesuperbe favori vassal de mes yeux etde l’Angleterre… Patience, mon nomvivrait dans l’histoire !

– La gloire du monde passe !prononça sentencieusement Patience.

Arabella se fit servir une robustetranche de bœuf et un flacon de bière

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forte, pour renouveler le principeéthéré de sa frêle existence. Quandelle eut dévoré ce qui aurait suffilargement au repas de quatreFrançaises, elle se lut à elle-mêmeune forte quantité de ses vers, puiselle descendit blafarde au jardin.

Le jardin était solitaire. Arabella,pour tromper son impatience, se mità regarder la lune, récita encorequelques strophes froides à cetteblanche reine des nuits, dont le teinta quelque chose d’anglais et qui ainspiré tant d’élégies britanniques.

Enfin, une clef tourna bruyammentdans la serrure rouillée de la grille,qui s’ouvrit et se referma avec fracas.

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– Imprudent ! murmura Arabella.Que de bruit !

Des pas se firent entendre sur lesable de l’allée et le « grandseigneur » de Padoue tout brillantd’or et de velours vint tomber commeune bombe aux pieds d’Arabella.

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A

XXIX – DEUXRENDEZ-VOUS

scanio avait eu soin dejeter un mouchoir sousson genou, afin de nepoint gâter le haut-de-chausses blanc quidessinait sa jambe. A

part cette précaution, qui dénotaitun certain sang-froid, sa conduite futde toute beauté.

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– Divine Arabella ! murmura-t-il,d’une voix pleine d’émotion, suis-jeencore sur cette terre, demeureabjecte des infortunés mortels, ou ai-je franchi les degrés de l’empyrée ?Quand je fais un retour sur moi-même, je crois être sur terre, car jene suis qu’un homme ; quand je vousregarde, je pense être au ciel, carvous êtes une divinité !

En terminant ce madrigal, Ascaniovoulut saisir la main d’Arabella ;mais cette jolie personne s’enfuit,semblable à une biche effarouchéepar un hardi chasseur, et ne s’arrêtaqu’au bout de trois pas.

Le cavalier de Padoue ramassa son

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mouchoir, traversa sur la pointe despieds la distance qui le séparaitd’Arabella, et replaça le mouchoirpour retomber à genoux.

– Nymphe sauvage, dit-il, est-ce ainsique vous avez pitié de mon martyre ?

– Seigneur, répondit Arabella, avecune modestie rehaussée par unaccent très-prononcé, je ne suis pasbien sûre d’agir avec prudence :l’heure avancée…

– O charmes ineffables d’une voixadorée ! soupira le Padouan. Dites,oh ! dites, que j’entende enfin cesparoles qu’on paye au prix de sa vie !

– Il parle comme un sonnet, se dit

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Arabella en poussant un soupir deregret. C’est égal, j’ai ma mission ici-bas, songeons à l’accomplir… Vousvous méprenez, seigneur, achevaenfin Arabella ; ce n’est pas pourvous que je vous ai fait venir.

Le Padouan mit incontinent sonmouchoir dans sa poche et se releva.

– Et pour qui donc, idol mio ?demanda-t-il avec ironie.

– On m’avait dit… Vous offenserai-jeen vous offrant ce brillant, seigneur ?

– Eh ! charmante miss, s’écriaMacarone, vous faites là unequestion à laquelle répondrait unjeune enfant, non encore sevré du lait

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maternel ! m’offenser, moi !Pourquoi cela ? Je porterai cettebague jusqu’à la mort et par delà,divine Arabelle !

Il pesa la bague et fit chatoyer lebrillant.

– J’en trouverai cent pistoles,grommela-t-il, mais où veut-elle envenir ?

Arabella était embarrassée.L’impertinente familiarité duPadouan lui semblait aisance decourtisan. Elle se demanda s’il nevalait pas mieux le laisser agir pourlui-même que d’employer seulementson entremise, mais il fallait qu’elle

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fît, pour l’Angleterre, une importanteconquête ; sa gloire était à ce prix.

– Veuillez m’écouter, seigneur, dit-elle ; j’ai cru m’apercevoir… qu’undes premiers gentilshommes de lacour…

– Un de mes bons amis, sans doute.Vous le nommez ?

– Louis de Souza.

– Le cher comte, le bambin decomte ! comme nous disons SaMajesté et moi… Poursuivez,ravissante princesse.

– J’ai cru m’apercevoir qu’un jour…je ne l’ai vu qu’une seule fois, son

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regard s’arrêta sur moi d’une façon…

– Eh ! eh ! eh ! fit, Ascanio ; il a dugoût !

– Le comte est jeune ; il n’aura pointsans doute osé me déclarer sessentiments…

Ascanio retint un éclat de rire, et pritun air de sérieuse protection.

– Charmante Arabella, dit-il, jecomprends le reste, j’irai versCastelmelhor, si vous l’exigez, car jesuis votre esclave… et pourtant cerôle ne convient guère à ma glorieusenaissance, non plus qu’à la hauteposition que j’occupe à la cour.

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– Je ne me suis pas trompée ! pensamiss Fanshowe c’est un véritablegentleman !…

– Et puis, reprit Ascanio ens’échauffant, ce petit favori est-ilbien digne de vous ! pauvrenoblesse ! Et il branle dans lemanche, cara mia !

– Comment ! s’écria miss Fanshowe ;il passe pour l’homme le pluspuissant de la cour et pour lemeilleur gentilhomme qui soit enPortugal.

Le Padouan éclata de rire, et s’écria :

– Corbac ! s’il est le plus puissant etle meilleur gentilhomme, pour qui me

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compte-t-on, moi, ma tout adorable ?

– Vous, seigneur ! dit Arabella.

– Moi-même, miss, Ascaniodell’Acquamonda, qui dispose desmilices royales, qui possède unedouzaine de châteaux dans l’antiqueLatium, et qui compte un hérosd’Homère parmi mes glorieuxascendants ! d’Homère et de Virgile,madame !

Le beau cavalier de Padoue débitacette tirade avec une véritablemajesté. Miss Fanshowe fut éblouie.

– Mais on m’avait dit, reprit-ellepourtant, que vous étiez un soldat defortune.

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Cette fois, Ascanio se saisit lesflancs à deux mains, et se tordit dansun accès de convulsive hilarité.

– C’est vrai s’écria-t-il : je suissoldat comme Mars, et j’ai la fortunede Crésus !

– Seigneur, dit Arabella avec unetimidité croissante, je vous prie dem’excuser…

– Eh ! douce âme, que voulez-vousque j’excuse ? répondit Ascanio.Tout ne vous est-il pas permis ? Maisrevenons à cet heureux friponneau deCastelmelhor. Puisque vous y tenez,je lui dirai…

– Ne lui dites rien, seigneur ! s’écria

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précipitamment Arabella.

Le Padouan se campa sur la hanche.

– Nous avons changé d’avis ?demanda-t-il avec une fatuitéinimitable.

– Oui, seigneur.

– Eh ! eh ! eh ! je n’en fais jamaisd’autre… Alors revenons à mapropre flamme !

Arabelle ne répondit pas ; mais,Ascanio vit un sourire satisfaitépanouir la forte mâchoire de sonastre, qui montra une rangée dedents capables de le dévorer tout vifen un seul repas.

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A cette vue, il tira de sa poche lefameux mouchoir qui servait pour semettre à genoux. Juste à ce moment,la grille du jardin s’ouvrit sans bruit,et une ombre se glissa le long desbosquets.

– Oh ! oh ! fit l’ombre en apercevantAscanio prosterné devant Arabelle ;qui avons-nous là.

L’ombre était le seigneur Conti deVintimille, secrétaire de milord sousle nom de William.

– Le drôle n’aura pas mes guinées,pensa-t-il. A ce jeu, je gagne centlouis de France.

Il s’établit derrière un massif de

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feuillage d’où il pouvait toutobserver sans être vu, et se tint coi. Ilétait du même avis que Balthazar,car il murmura en riant :

– Les deux font bien la paire !

– Donc, disait Ascanio, j’en étais,autant qu’il m’en souvienne, à vousexprimer l’espoir que vous ne seriezpoint davantage rebelle aux vœuxd’un amour aussi délicat que tendre,aussi tendre que dévoué, aussidévoué que sincère, aussi sincère…

– Seigneurie !… balbutia latremblante Arabelle.

– Et maintenant, puisque nous voilàbien d’accord, je sollicite

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formellement votre main.

– Oh ! Seigneur !

– Qu’en dites-vous ! demandabrusquement Ascanio. Un mariageclandestin, tout ce qu’il y a de plus àla mode ! Il en pleut à la cour !

– C’est vrai, pensa Conti dans soncoin.

– Y songez-vous, seigneur ?

– C’est entendu, nous partonsdemain soir, je vous enlève ; vousemportez quelques parures, vosbijoux… la moindre chose ! Jeviendrai vous prendre à la grille dujardin, et après-demain, vous

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porterez le nom de mes aïeux…Princesse dell’Acquamonda, si vousvoulez, ne vous gênez pas,l’empereur n’a rien à me… souhaitez-vous mieux ? Parlez ! mes glorieuxascendants m’ont laissé des droitssur Constantinople qui estactuellement aux mains des impurssectateurs de Mahomet !

– Un trône !… murmura missFanshowe dont la folle tête éclatait.

– C’est convenu… à demain… Pour lemoment, rentrez, je crains ces soiréesfraîches.

Il la fit monter lestement les marchesdu perron, et la poussa sans

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cérémonie dans la maison, dont ilferma la porte sur elle.

– Ouf ! dit-il ensuite en s’essuyant lefront ; rude corvée ! Laide, sotte etorgueilleuse… Oui, mais milord a desdomaines de prince ; elle est uniquehéritière. Je chasserai le renard dansun bois du Northumberland.

Quant à miss Fanshowe, elle vinttomber entre les bras de Patience,l’épouse en la chair du révérendJédédiah Drake.

– Un trône !… Constantinople ! dit-elle, la postérité saura mon nom !

Comme Ascanio descendait, joyeuxet vainqueur, le perron de l’hôtel, il

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vit venir à lui l’ombre, qui l’arrêta aubas des degrés.

– Seigneur dell’Acquamonda, ditConti, je n’ai point voulu troublervotre entrevue…

– Vous écoutiez ? interrompitAscanio, évidemment satisfait.

– A peu près. Mais dépêchonsmaintenant, s’il vous plaît.

– Je suis à vos ordres, avez-vousapporté les cent louis.

– Sans doute, répondit Conti, mais jeles garde.

– Vous irez donc tout seul au palais.

– Oui-dà ? alors demain, au lieu de

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miss Fanshowe, vous verrez venir aurendez-vous Balthazar…

Ascanio réfléchit un instant.

– Seigneur Conti, dit-il tout à coup,vous êtes plus intelligentqu’autrefois. Partons.

Ils franchirent tous deux la grille dujardin. Leur promenade nocturne futrapide et ils arrivèrent bientôt aupalais. Ascanio était en uniforme ; ilfit passer Antoine Conti.

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E

XXX – TROISCOUPLES DEKING’S-CHARLES

n entrant chezCastelmelhor, le beaucavalier de Padoue ne mitpoint bas cet airvainqueur qui était un deses principaux charmes.

Encore sous l’impression de son

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récent triomphe, il traversa la pièced’un pas bruyant, portanégligemment la main à son feutre etfit un salut tel quel au comte, qui nelevait point les yeux sur lui.

– Seigneur, dit-il, je viens présenter àVotre Excellence un pauvre garçon demes camarades, qui a vu des joursplus heureux et aurait besoin…

– Qu’il s’adresse à mon majordome,dit le comte avec distraction.

– Seigneur… voulut ajouter Ascanio.

Mais le comte, sortant de sa rêverie,jeta les yeux sur lui. Le Padouan sedécouvrit aussitôt, et ramenant sesbras entre ses jambes, fit la plus

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humble de toutes les révérences.

– Ah ! c’est toi ? dit le comte. Va-t’en.

Et Castelmelhor tourna le dos.

– Son Excellence a la bonté de metraiter avec familiarité, murmura lePadouan à l’oreille de Conti.

– Comte de Castelmelhor, dit cedernier en s’avançant tout à coup etavec une sorte de dignité, cet hommevous induit en erreur. Je ne suispoint son camarade, et il fut untemps où vous teniez à honneurd’être le mien. Je ne m’adresserai pasà votre majordome, parce que c’est àvous que j’ai désiré parler. Regardez-

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moi, seigneur. Ce que vous êtes, jel’ai été. Antoine Conti avait le droitd’espérer un accueil plus courtois deson confrère et successeur.

– Antoine Conti, répétaCastelmelhor avec indifférence…Que venez-vous faire à Lisbonne.

– Chercher fortune, seigneur.

– La fortune ne se trouve pas deuxfois. Je n’ai point le loisir de vousécouter.

– Tant pis pour moi, seigneur ! ettant pis pour vous ! car c’était deVotre Excellence que j’attendais lafortune, le Moine m’avait donné dequoi la payer comme il faut.

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– Le Moine ! s’écria Castelmelhor entressaillant.

– Le Moine ! répéta Macarone à partlui ; je m’étais promis de découvrir lesecret de ce révérend personnage.

– Je t’avais ordonné de sortir ! dit lecomte en lui montrantimpérieusement la porte.

Le beau Padouan appela sur seslèvres le plus gracieux sourire pouraccompagner le salut qu’il envoya àSon Excellence, puis il se hâtad’obéir. Conti fit mine de le suivre.

– Restez, dit Castelmelhor.

Conti revint et demeura debout

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devant le comte.

– Que savez-vous du Moine,demanda ce dernier après un instantde silence.

– Je sais qu’il est l’agent de lordRichard Fanshowe.

– Vous vous trompez. Est-ce tout ?

– Au contraire, ce n’est rien… Je saisque ses émissaires emplissentLisbonne, et que les trois quarts dela ville sont à lui.

– C’est douteux, et mes valets ledisent. Sont-ce là vos secrets.

– Non… Je sais une chose qui mettrafin à vos hésitations, seigneur, et

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portera malgré vous votre mainjusqu’à cette couronne que vousconvoitez depuis si longtemps.

– Qu’est-ce à dire ? s’écriaCastelmelhor en se levant, m’accuse-t-on de conspirer ?

– J’ai été secrétaire de milordl’ambassadeur d’Angleterre,répondit Conti. Vous dirai-je monsecret, seigneur ? Il vient du Moine,et j’étais chargé de l’apprendre àmilord ; mais je suis bon Portugais etj’ai pensé qu’il valait mieux vousl’apporter.

– Parlez, dit Castelmelhor.

– Et puis, poursuivit Conti, j’ai pensé

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aussi que Votre Excellence mepayerait un prix meilleur.

– Que demandez-vous ?

– Rien, tant que vous serez comte deCastelmelhor ; vos places, vos titres,votre héritage, en un mot, quandvous serez roi de Portugal.

L’aîné de Souza réfléchit un instant.

– Vous aurez tout cela, dit-il enfin ;parlez.

– La nuit dernière, reprit aussitôtConti, dans la chapelle du couventmajeur des Bénédictins, le princeInfant a épousé mademoiselle deSavoie-Nemours… la reine, si ce titre

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vous plaît mieux… et je vous garantisqu’elle espère bien ne le pointquitter.

– Mais c’est crime d’Etat ! murmuraCastelmelhor ; et c’est sacrilège ! ilssont à moi, tout obstacle disparaît…

– Que Dieu garde Votre Majesté très-sacrée ! interrompit Conti ens’inclinant jusqu’à terre. Entre letrône et vous, il n’y a plus rien.

Un subit éclair de fierté illuminal’œil de Castelmelhor qui repoussaviolemment son siège et fit quelquespas dans la chambre.

– Roi ! pensa-t-il, roi !… Ce mariage,célébré au couvent majeur, qui est la

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retraite du Moine, annonce uncomplot sur le point d’éclater… Letemps presse, il faut agir.

Il s’arrêta et regarda Conti.

– Je puis compter sur cet homme,poursuivit-il, car il s’attache à moicomme à une dernière espérance.

– Quels sont vos ordres, seigneur ?dit en ce moment Conti. Je joue monva tout.

– Le Moine d’abord ! s’écriaCastelmelhor avec un éclat de haine.Je veux le saisir.

– Pas au grand jour, seigneur, carvous verriez Lisbonne entier se

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dresser devant vous !

– Soit ! Dans l’ombre.

– Quant à sa prison, je n’en saispoint pour lui de sûre, reprit Conti.Au Limoëiro il a de nombreusesintelligences.

– S’il est trop difficile à garder…

Le comte fit un geste auquel Contirépondit par un sourire.

– Pour ce qui regarde les nouveauxépoux, reprit Castelmelhor, je mecharge de leur lune de miel.

Il s’assit de nouveau et prit sur sonbureau plusieurs feuilles de papierblanc.

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– Vous êtes à moi, Conti, dit-il touten écrivant ; votre intérêt me répondde vous. Vous allez commencer votrerôle. Tenez !

Il lui remit un ordre signé de luiportant qu’on eût à obéir au seigneurConti de Vintimille, secrétaire de sescommandements. Conti put à peineretenir sa joie, l’homme qui le faisaitainsi son lieutenant, et pour direvrai, son premier ministre, allait êtreroi sous quarante-huit heures.

Castelmelhor choisit ensuite deux deces feuilles de parchemin où l’onécrivait les ordres royaux, et lesremplit avec rapidité.

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– Faites atteler, dit-il à Conti, je vaisme rendre chez le roi.

Conti sortit aussitôt. LorsqueCastelmelhor fut seul, il pressa sonfront avec force entre ses mains,comme s’il eût voulu contraindre sesidées à se coordonner en un planlucide et sûr.

– C’est cela ! dit-il enfin. Tout estprévu ! Le but si longtemps et siardemment souhaité ne peutm’échapper désormais. J’avais juré…Je serai parjure ! Est-ce trop cherpayer une couronne ?

Il serra les deux feuilles deparchemin dans son portefeuille. A

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ce moment Conti rentra.

– Seigneur, dit-il, votre carrosse vousattend.

– Partons alors.

– Un mot encore… Je ne vous ai pasappris tout ce que je sais. Votrefrère, est à Lisbonne.

Castelmelhor s’arrêta. Ses sourcilsse froncèrent.

– On me l’avait dit, murmura-t-il.Vous l’avez vu ?

– Je l’ai vu… au palais de Xabregas :avec l’infant et la reine.

– Je souhaite, répliqua Castelmelhoravec amertume, de ne point trouver

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Vasconcellos sur mon chemin.

En prononçant ces derniers mots, savoix avait pris une inflexionmenaçante. Arrivé au bas desescaliers de son palais, il ajouta :

– Restez ici ; soyez prêt à toute heureet à tout quand je vous appellerai.Vous chargerez un officier de lagarde, ce coquin de Padouan, parexemple, de l’arrestation du Moine.Je vous réserve une mission encoreplus importante.

Il sauta dans son carrosse, et seschevaux brûlèrent le pavé jusqu’aupalais royal.

Alfonse en ce moment, était fort

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gravement occupé. Son royal beau-frère, Charles II, lui avait envoyérécemment trois couples de ceschiens microscopiques queLouis XIV, qui avait des titres pourtoutes choses, appelait les épagneulsde la chambre, et dont la postéritéest encore fort honorée sous le nomde King’s-Charles.

Le roi s’était pris, comme de raison,d’une subite et exclusive passionpour ces charmants petits animaux.Il s’enfermait dans ses appartementspour jouir de leur société plus à sonaise, et passait des journées entièresà contempler les joyeux combats decette meute en miniature.

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Il va sans dire que le roi, ainsioccupé, ne recevait point, sousquelque prétexte que ce fût, maisCastelmelhor n’était pas de ceux quepouvaient regarder de pareillesmesures. Gardes et valets lelaissèrent passer sans rien dire, et leshuissiers de la chambre ne prirentpas même la peine de l’annoncer.

Il entra. Le roi était couché tout deson long sur le tapis, et donnait sonvisage pour jouet aux six petitesbêtes qui paraissaient prendre goût àce passe-temps, et se ruaient à l’envisur la chevelure royale.

Alfonse était si absorbé par ceplaisir d’excentrique espèce qu’il ne

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s’aperçut point de l’entrée deCastelmelhor. Il riait, rendait coupde tête pour coup de tête, prenait àbelles dents les longues soies desoreilles, et faisait entendre de sourdsgrognements de satisfaction, en toutcomparables au langage de sespartenaires.

Castelmelhor le contempla un instanten silence. Un sourire de mépris vintsur sa lèvre.

– Serait-ce un crime, murmura-t-il,que de pousser du pied dehors un deces chiens ?

Mais il n’était pas venu pour fairedes réflexions physiologiques. Il

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composa rapidement son visage, demanière à lui imposer une expressionde bonhomie enjouée, et s’étendant àson tour sur le tapis, il plaça sa têteau milieu des chiens, qui reculèrenteffrayés.

Le roi fronça le sourcil et regardad’un air triste les bestioleseffarouchées, autour de la têteinconnue de Castelmelhor.

– Ne pourrai-je donc avoir unmoment de repos ! s’écria-t-il en selevant et en frappant du pied aveccolère.

Ce mouvement donna une autredirection à l’effroi des petits chiens.

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Ils se réfugièrent derrière la richechevelure de Castelmelhor, et voyantque ce nouveau venu étaitsuffisamment débonnaire, ils seprécipitèrent d’un commun accordsur lui, et reprirent avec ardeur lecours interrompu de leurs exercices.

Un instant, le roi fut jaloux, tant lesépagneuls semblaient y aller de boncœur ; mais bientôt l’aspect étrangede la figure de Castelmelhor, dont lescheveux, dépeignés et mêlés,couvraient le visage, changea sonhumeur. Il se mit à genoux,trépignant d’aise et excitant la meutelilliputienne, qui n’avait pas besoinde cela. A chaque fois que l’un des

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petits chiens saisissait une boucle decheveux et tendait ses jarrets pourmieux tirer, c’étaient de bruyantstransports de joie. Le roi ne sepossédait plus.

Il faut que tout plaisir ait une fin. About de forces, Alfonse se levabientôt en chancelant, et alla tomberdemi-suffoqué sur un fauteuil.

– Ah !… ah !… ah !… s’écria-t-il,relève-toi. Tu vas me faire mourir !Ah !… tu es un bon garçon, Louis !C’est très-plaisant. Je ne me suisjamais tant amusé !

Castelmelhor obéit, et rejetant enarrière ses longs cheveux bouclés, il

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montra son visage souriant.

– Par le sang de Bragance ! ditAlfonse, pourquoi, bambin de comte,n’es-tu pas aimable comme cela tousles jours ? Aujourd’hui, tu vaux tonpesant d’or !

– C’est que je suis joyeux, sire,répondit Castelmelhor. Dites encoreque je cherche à troubler les plaisirsde Votre Majesté ! Je viens detrouver le moyen de la débarrasserde tous les soins fastidieux, quis’attachent au rang suprême.

Castelmelhor se sentit rougir enprononçant ces mots, auxquels sesprojets d’usurpation donnaient un

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sens si perfide. Mais Alfonse ne s’enaperçut point, frappé qu’il étaitseulement par l’idée de ne pluss’occuper de rien qui eût l’apparenced’une affaire sérieuse.

– Quel moyen ? s’écria-t-il ; dis-nousvite ton moyen !

– Mon moyen… vous l’expliquerserait bien long, mais je puis vousdonner un exemple. Vous n’aimezpoint signer certains actes…

– Oh ! non, non, non ! dit par troisfois le roi.

– Eh bien, j’ai fait graver une griffequi représente à s’y méprendre leseing de Votre Majesté.

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– C’est charmant, petit comte.

– Et ainsi du reste, sire.

– De sorte que tu ne me présenterasplus jamais ces vilains parchemins ?…

– Jamais, sire… et voici les derniersque signera Votre Majesté.

A ces mots, que Castelmelhor ditd’une voix émue, tant l’allusion étaitfrappante et cruelle, il tira de sonportefeuille les deux parcheminsqu’il avait préparés.

Le roi pâlit à cette vue et recula,comme un enfant auquel on présenteune potion amère et nauséabonde.

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– C’est trahison, seigneur comte !dit-il. Vous me promettez que je nesignerai plus, et au même instantvous me présentez ces actes ! allez-vous en !

Castelmelhor remit ses parcheminsen poche.

– Comme il plaira à Votre Majesté,dit-il ; j’avais pensé qu’une chasseroyale la divertirait…

– Une chasse royale ! s’écria Alfonsedont les yeux rayonnèrent de joie.

– Mais, continua Castelmelhor, leschevaliers du Firmament n’obéissentqu’au roi.

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– Dis-tu vrai ? s’écria Alfonse ; cesordres sont-ils pour une chasseroyale ?

– Si votre Majesté veut en prendreconnaissance…

Le roi fit un mouvement de terreur.

– Non, dit-il, mais je veux biensigner… Donne ! donne vite ! Oh !bambin de comte, que je t’aime !

La main de Castelmelhor tremblaittellement qu’il ne pouvait ouvrir sonportefeuille.

Alfonse le lui arracha des mains,saisit les deux parchemins et y posales caractères informes qui lui

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servaient de signature.

Un long soupir souleva la poitrine deCastelmelhor.

q

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R

XXXI – AVANTL’ORAGE

amasse ces paperasses,dit le roi ; c’est uneodieuse chose !

Castelmelhor ne se fit pasrépéter l’ordre. Il serrales deux actes et reprit

son feutre pour sortir.

Il était au supplice. Chacune des

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paroles du roi lui déchirait le cœur.La vue de ce malheureux prince quidonnait tête baissée dans le piègeréveillait en lui je ne sais quellepudeur.

De ces actes qu’Alfonse venait designer sans les lire, selon sa coutume,(car il y avait des années qu’il n’avaitlu un ordre avant de le signer,) l’unétait l’ordre d’arrêter, partout où ilsse trouveraient, la reine et l’infant,coupables de lèse-majesté.

L’autre était son abdication pure etsimple.

Castelmelhor balbutia encorequelques mots de respect et sortit en

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toute hâte. Il regagna son palais dansune disposition tout autre que celleoù nous l’avons vu naguère. Encoresous l’impression de son entrevueavec Alfonse, sa conduite luidevenait odieuse ; il avait honte etdégoût de lui-même. Mais à mesureque le souvenir du roi s’éloignait,son ambition reprenait le dessus. Ilse voyait ramenant le Portugal aurang d’où l’avait fait déchoir la tristefolie d’Alfonse. Il chassait lesAnglais, contenait les Espagnols etrendait au trône son lustre antique.

– N’est-ce pas là, se demandait-il, dequoi expier ce crime glorieux qu’onappelle usurpation ?

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Quel coupable manqua jamaisd’excuse vis-à-vis de lui-même ?

Antoine Conti fut appelé.Castelmelhor et lui tinrent unelongue conférence et réglèrent lesopérations du lendemain. La chasseroyale d’abord, puis l’arrestation dela reine et de l’infant ; puis celle duMoine ; puis, peut-être, au fond d’uncachot bien sombre, le meurtre de cepersonnage redoutable etmystérieux.

La nuit était fort avancée lorsqu’ilsse séparèrent.

Conti se rendit, nonobstant cettecirconstance, à l’hôtel des Fanfarons

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du roi, et fit lever le beau cavalier dePadoue, qui sauta de son lit enmurmurant :

– Eh ! très-cher camarade, dit-il enapercevant Conti, ne cesserez-vousdonc point d’abuser de macondescendante bienveillance ?

Conti, pour toute réponse, exhibal’ordre de Castelmelhor qui faisait delui le second personnage de l’Etat.

Ascanio se frotta les yeux et lut.

– Eh bien ! s’écria-t-il, très-honoréseigneur, ne vous avais-je pas dit quema pauvre protection vous serviraità quelque chose ? Vous me voyez ravide votre subite fortune. Je m’estime

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heureux d’être le premier à vous enféliciter.

Le Padouan avait dépouillé touteprétention familière. En débitant cecompliment avec la chaleurconvenable, il s’inclinait de virguleen virgule. En guise de point final, ilprit la main de Conti, qu’il porta,sans rire, à ses lèvres.

L’ancien favori, qui avait repris samorgue d’autrefois, ne se montrapoint étonné de cet hommage. Ildonna brièvement ses ordres àMacarone, touchant la chasse royaledu lendemain, et lui laissa pressentirqu’une mission importante lui étaitréservée.

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A cette même heure, le Moine veillait,lui aussi, dans sa cellule solitaire. Lesommeil le fuyait, mais son insomnien’était point visitée par le remords.En divulguant le mariage secret de lareine, il avait mis pour ainsi dire, lefeu aux poudres.

Il le savait ; il ne se repentait point.A mesure que la crise approchait, ilsentait grandir son courage, et saconscience lui disait qu’il avaitaccompli un devoir.

Tranquille, et plein de cette fermetécalme qui est la vaillance, il ceignaitses reins pour la lutte qu’il prévoyaitdevoir être acharnée. Si parfois unnuage venait à son front, c’est qu’il

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sentait quelle responsabilité il avaitassumée sur sa tête.

Les premiers rayons du jour, letrouvèrent debout encore et méditantprofondément.

Il releva le front et salua le journaissant d’un fier regard.

– Sera-ce toi, murmura-t-il, quiéclaireras le salut du Portugal ?

Il s’agenouilla devant le crucifix debois qui pendait à l’une des parois dela cellule, et adressa au ciel unecourte et fervente prière.

Comme il se relevait, des pasretentirent dans le corridor, et

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presque aussitôt après on frappa à laporte de la cellule.

Les hommes de divers costumes etprofessions que nous avons vus déjà,entrèrent et saluèrentrespectueusement. Il y en avaitbeaucoup plus qu’à l’ordinaire, et laclasse du peuple était représentéepar de nombreux députés.

– Votre Révérence ne nous a pasappelés, dirent ceux-ci en s’avançant,mais nous sommes malheureux, et lejour tant promis n’arrive point.

– Mes fils, répondit le Moine, le jourapproche ; patience seulementjusqu’à demain.

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– Demain ! répétèrent avec joie lesgens du peuple.

Parmi eux, nos lecteurs auraient pureconnaître quelques-uns de cesapprentis conspirateurs que nous luiavons présentés au commencementde cette histoire, réunis à l’aubergede Miguel Osorio, le tavernier dufaubourg d’Alcantara. Mais ilsétaient bien changés : la misère avaitchauffé leur courage, et une sombrerésolution brillait maintenant dansleurs regards.

– Demain, comme aujourd’hui, nousserons prêts, dirent-ils en se retirant.

D’autres entrèrent encore. Parmi eux,

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le Moine avisa la tête de Balthazar,qui dominait toutes celles de sesvoisins, comme dans le panoramad’une ville la haute tour de lacathédrale domine les églisesvassales. Balthazar portait sur sesépaules une pesante sacoche auventre rebondi. Le Moine l’appela etfit signe aux gens du peuple dedemeurer.

Balthazar et sa sacoche étaientenvoyés par milord, qui n’ayantpoint vu le Moine la veille, lui faisaittenir de quoi fomenter le zèle de lamultitude pour les intérêtsbritanniques.

Le Moine fit usage de ce subside sur-

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le-champ. Il distribua auxmalheureux qui l’entouraient unelarge somme pour eux et pour leursfrères absents. Des bénédictionséclatèrent de toutes parts, en mêmetemps que des promesses sincères.Elles devaient être tenues.

Les agents du Moine s’approchèrentalors ; l’un d’eux qui cachait sous unample manteau le costume de porte-clefs du Limoëiro, fit un rapport quiexcita vivement l’attention du Moine.

– Seigneur, dit-il, un homme que j’aicru reconnaître pour l’ancien favori,Antoine Conti de Vintimille, est venuavant le jour à la prison, il a examinéavec soin tous les postes et mis là

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quelques-uns des chevaliers duFirmament.

– Comment les nomme-t-on !demanda le Moine d’un air inquiet.

Le porte-clefs prononça quatre oucinq noms.

– Le hasard nous sert ! s’écria leMoine. Ces hommes sont à nous.Néanmoins comme ils ne valentguère mieux que leurs confrères,charge de ma part dom Pio MataCerdo, le maître-geôlier, de lessurveiller de près. Est-ce tout ?

– Non, seigneur. Antoine Conti aordonné qu’on préparât pour ce soirla chambre royale.

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C’était un large cachot situé aucentre de Limoëiro, où, suivant latradition, Jean II avait été retenuprisonnier par ses sujets révoltés.Cette chambre ne servait qu’auxcriminels de sang royal.

– C’est bien, répondit le Moine sansmanifester aucune surprise.

Après le porte-clefs vint ce valet à lalivrée de Castelmelhor que nousavons vu déjà dans la cellule.

– Hier, dit-il, Son Excellence aconféré fort avant dans la nuit avecle seigneur Conti de Vintimille. Jen’ai rien pu surprendre de leurentretien, mais tandis qu’ils

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traversaient l’antichambre, ce mot :« le Moine, » a été prononcé.

– Que disait-on du Moine ?

– J’ai cru comprendre qu’on faisaitdessein d’arrêter Votre Révérence.

– Ils n’oseraient, prononça lentementle Moine ; et d’ailleurs auront-ils letemps ?

– Prenez garde ! dit le valet en s’enallant.

Il ne restait plus dans la cellule quele Moine et Balthazar.

– Prenez garde ! répéta ce dernier. Lecomte vous craint, seigneur, et voussavez ce dont il est capable.

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– Au Limoëiro comme sur la grandeplace de Lisbonne ne suis-je pas lemaître ? dit le Moine.

– Prenez garde ! murmura encoreBalthazar d’une voix dont l’accentavait quelque chose de prophétique.

Le Moine répondit :

– A la volonté de Dieu !

Il sortit, impatient qu’il était de voiret de s’informer par lui-même.

L’aspect de la ville était morne, maistranquille. Cependant toutes lesboutiques étaient closes comme laveille d’une grande fête ou d’unegrande calamité. Cà et là, sur le pas

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des portes, des groupes de bourgeoisse formaient et se disputaientaussitôt.

Quand par hasard quelque femme semontrait au détour d’une rue, on lavoyait se glisser rapide le long desmaisons, et regagner hâtivement songîte, comme un oiseau cherche sonnid à l’approche de la tempête.

Les grandes rues du centre de la villeétaient désertes. Nulle tête curieuseaux fenêtres, nul bruit de métiers,nul mouvement, nul signe de vie pourrompre cette mort du silence et de lasolitude.

Il y avait dans tout cela une

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singulière tristesse. Le Moine y cédapeu à peu.

– Prenez garde ! murmura-t-il,prononçant involontairement ce motqui résonnait encore à son oreille ; sic’était un pressentiment !

Il atteignit le bout de la rue Neuve etdéboucha sur la grande place, oùConti, sept ans auparavant, avaitproclamé à son de trompette l’éditburlesque d’où une révolution avaitfailli sortir.

La place était presque aussi pleine defoule que ce jour-là, et les éclats devoix qui retentissaient de toutesparts formaient un singulier

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contraste avec le silence des ruesvoisines.

C’était la même foule qu’autrefois,mais ses vêtements s’étaient usés surles saillies de ses os dépouillés dechair. On ne voyait là que haillons,visages hâves et regards irrités sousde profondes orbites creusées par lamaigreur. Cette cohue déguenilléeétait une vivante menace.

A la vue du Moine, toutes les têtes sedécouvrirent ; un espoir illuminatous les regards. Un murmuregénéral apporta ces paroles à sonoreille :

– Le moment est-il venu ?

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Le Moine secoua la tête et passa.

– Révérend père, dit une voix près delui, vous êtes bien véritablement leroi de cette multitude. J’admire votrehabileté ; je m’incline devant elle…Vous étiez digne de naître Anglais,révérend père.

Le Moine se retourna et reconnutlord Richard Fanshowe, qui faisait,lui aussi, incognito, sa petitepromenade d’observation.

– Sa très-gracieuse Majesté le roiCharles ne saura trop vousrécompenser, reprit l’Anglais. C’estvous qui aurez été le vrai conquérantdu Portugal. En vérité cette foule est

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amenée à un point merveilleux. Vouslui avez donné ce qu’il fallait pour nepoint périr d’inanition, mais rien deplus, c’est parfait… Je veux mourir sije regrette les guinées de Sa Majesté.Vous les avez placées comme il fautet à bon intérêt. Révérend Père, nepensez-vous point que nous arrivonsau dénouement de la pièce ?

– Si fait, milord. Nous sommes audernier acte.

– Pour ma part, dit gaiementl’Anglais, me voilà prêt à crierbravo !

– Vous en avez sujet, milord. Jeménage à Votre Grâce une surprise

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pour la péripétie finale.

– Une surprise ? dit Fanshowe endardant sur le froc du Moine unregard soupçonneux.

Avant que ce dernier eût purépondre, il se fit un mouvementdans la foule, qui s’ouvrit et laissaau milieu de la place un largepassage.

Un cortège, composé du roi, de lacour et des chevaliers du Firmamenten grand costume, débouchait par larue Neuve.

Le roi marchait entre Castelmelhor etConti.

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– Place, drôles ! place à Sa Majesté !criaient les Fanfarons du roi enrepoussant la foule.

Bien des regards interrogèrent deloin le Moine, qui resta immobile.

Quand le roi passa près de lui, ils’inclina avec respect.

– Salut à Votre Révérence, ditgaiement le roi. C’est aujourd’huifête à notre château d’Alcantara,nous vous y convions de bon cœur.

– J’accepte, sire, répondit le Moine.

q

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L

XXXII – LADERNIERE CHASSEDU ROI

e temps était froid etsombre. La cavalcade deschevaliers du Firmamentpoursuivait sa route versAlcantara. Cette troupemagnifique semblait avoir

voulu, ce jour-là se montrer dans

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toute sa splendeur : les Fanfarons,montés sur de beaux chevaux noirs,déroulaient sur la route leursbrillants escadrons, dont chaquecavalier semblait un prince. Derrièreeux venaient les Fermes, enbataillons serrés. Tout le long duchemin, les musiciens des deux corpsexécutaient de vives et joyeusesfanfares. En tête des Fanfarons duroi, le beau cavalier de Padoue sepavanait. C’était plaisir de voirl’étoile de sa toque scintiller au loin.Fantassins et gens de chevalsuivaient la mesure allègre de lamusique, mais malgré toute cette joieextérieure, il y avait sur les visages

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une tristesse ; Alfonse seul, toutentier au plaisir du moment, avaitune gaieté sans arrière-pensée.

La journée se passa au palaisd’Alcantara, comme toutes lesjournées où le roi donnait fête. Cefurent des pugilats anglais, des toursde magiciens et un combat detaureaux. Rien de remarquable n’eutlieu, si ce n’est l’absence du Moine,qui, ayant oublié sans doute sapromesse, ne se montra point aupalais.

En revanche, un intrus se glissa,inaperçu, parmi les chevaliers duFirmament, dont il avait pris lecostume. A table, ce nouveau venu

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demeura taciturne et froid, sebornant à avaler quelques morceauxdans un coin sombre où il s’étaitplacé. Ses voisins se dirent que si cen’était point le diable en personne,c’était le seigneur comte lui-même,qui avait revêtu ce déguisement poursurprendre les secrètes sympathiesde la patrouille du roi.

Mais cette opinion ne trouva pointd’écho attendu que, dans une sallevoisine, le seigneur comte était assisà la table royale, où Alfonse luireprochait de minute en minutel’aspect maussade de saphysionomie.

Alfonse s’en donnait à cœur joie. Il

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buvait rasade sur rasade pour sepréparer convenablement à la chassequi devait avoir lieu.

– Petit comte, dit-il vers le milieu durepas, ton verre est toujours plein.Nous t’ordonnons de vider cettecoupe à notre royale santé.

Castelmelhor voulut obéir, et portale verre à ses lèvres, mais il ne putboire. Son front était d’une pâleurlivide, il semblait prêt à défaillir.

– Eh bien ! s’écria le roi en fronçantle sourcil.

– Eh bien ! répéta à l’oreille deCastelmelhor la voix mordante deConti.

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Le comte fit sur lui-même un violenteffort et vida la coupe d’un trait.

– Je bois à votre santé royale, sire,balbutia-t-il.

Le roi promena son regard autour dela table et remarqua seulement alorsle trouble et la consternation qui sepeignaient sur tous les visages.

– Maï de Deos ! s’écria-t-il, sommes-nous à un enterrement ?… Riez ! Jeveux que chacun rie, et tout de suite,ou nous croirons qu’un complot setrame contre notre personne !

Un rire lugubre et forcé fit le tour dela table.

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La plupart des courtisans quientouraient la table, créatures deCastelmelhor, étaient instruits ducomplot. Les autres s’en doutaient.Néanmoins le vin avait enfin amenéune gaieté factice, et lorsqu’on seleva de table, l’état des convivespromettait une chasse des plusréjouissantes.

On se remit en marche au son desfanfares. Six chevaliers duFirmament, porteurs de torchesenflammées, précédaient le roi. Audernier rang s’était placé l’inconnu,qui avait partagé le repas de lapatrouille royale. Il était monté surun fort beau cheval qu’il conduisait

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en cavalier accompli.

La distance entre le palais et la villefut rapidement parcourue, et bientôtla chasse se répandit par les ruesexcitée par les sons du cor et les crisassourdissants des chasseurs.L’office de veneur était tenu par leseigneur Ascanio Macaronedell’Acquamonda, qui s’en acquittaità merveille, mais son habileté n’étaitpoint récompensée. On ne relevaitaucune piste et nul gibier n’avait étélancé encore.

Tout à coup, au moment où la chassepassait devant l’hôtel de lordRichard Fanshowe, les plus avancésparmi les Fanfarons du roi se prirent

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à crier : Taïaut ! taïaut ! En mêmetemps, chacun put voir, à la lueur destorches, une forme blanche quis’enfuyait à toutes jambes.

– Hardi ! s’écria le roi en s’élevantsur ses étriers, pour mieux voir ;hardi, mes bellots !

Le beau cavalier de Padoue s’élevaaussi sur ses étriers ; mais il retombaaussitôt en poussant ungémissement.

Cependant la chasse s’élança rapide,fougueuse, et bientôt le gibier, quiétait une pauvre femme demi-mortede frayeur, fut forcé, c’est-à-dire selaissa choir sur la borne d’un

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carrefour.

Les cors sonnèrent aussitôt l’hallali,et les principaux chasseursdescendirent de cheval. Mais alors sepassa une scène à laquelle on nes’attendait point.

Ascanio Macarone se précipita auxgenoux du roi avec tous les signes duplus violent désespoir.

– Sire ! s’écria-t-il, ayez pitié demoi ! ayez pitié de cette femme aussivertueuse que belle !

– Approchez les torches, dit Alfonseen éclatant de rire, je veux voir levisage de ce drôle pendant qu’il vanous jouer la comédie.

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– Je ne plaisante pas, sire ! Par lesnoms réunis de tous mes glorieuxascendants, je parle sérieusement.Ecoutez-moi ! qu’on ne touche pointà cette femme ! cette femme estsacrée !

– Voilà bien le maraud le plusréjouissant que je connaisse !interrompit le roi, qui contemplaitAscanio avec admiration.

Le beau cavalier de Padoue,désespérant de se faire comprendre,s’élança comme un trait et arracha lapauvre femme aux mains deschevaliers du Firmament quil’entraînaient vers le roi.

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– Oh !… oh !… oh !… râlait le roi,suffoqué par les convulsions d’unrire homérique. Quel gibier ! quelgibier !

Les torches qu’on apporta en cemoment éclairèrent le long et blafardvisage de miss Arabella Fanshowe,que soutenait le malheureux cavalierde Padoue. A la vue de ce groupe, leroi abandonna les rênes de soncheval pour se tenir les flancs.

– Bravo ! bravo ! disait-il enessuyant ses yeux pleins de larmes ;il a fait fabriquer cette maigreduègne tout exprès pour nousdivertir !

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– Ah ! sire, s’écria Macarone d’unevoix pathétique, ne me ravissez pasmon trésor !

Alfonse, croyant toujours que lePadouan jouait une comédieconcertée à l’avance, prit sa boursedans la poche de son pourpoint et lalui jeta sans compter. Ascanio lasaisit à la volée.

– Ce n’est point de l’or qu’il me faut,dit-il en ramassant la bourse avecsoin ; que m’importe votre or !… Ah !divine Arabella, quelle va être tadestinée !

En ce moment, l’unique héritière demilord ouvrit un œil mourant et jeta

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autour d’elle des regards effrayés.

– Où suis-je ? soupira-t-elle.

– Sur mon cœur, répondit Ascaniod’une voix pleine de sensibilité ; surle cœur de ton époux.

– C’est cela ! s’écria le roi ; l’idée estbonne ! Les deux font la paire ! Ilfaut les marier ! nous allons faire lanoce sur-le-champ.

A cette proposition bouffonne,l’antique esprit des chevaliers duFirmament se réveilla comme parmagie. Une immense acclamationrépondit aux paroles du roi.

Les deux futurs époux furent placés

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entre les six porteurs de torches, et lachasse, devenue procession,s’achemina vers la chapelle voisine.

Il n’y eut point d’impiété commise enla chapelle, sinon le mariage lui-même, célébré dans des conditionspareilles, sur l’ordre exprès d’un roi,privé de raison.

Cependant une autre scène d’ungenre diamétralement opposé avaitlieu en dehors de la chapelle.

Tous les chevaliers du Firmamentavaient suivi le roi ; il ne restait dansla rue que trois hommes, dont l’unétait l’intrus qui s’était glissé dansla journée parmi les gens de la

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patrouille. Il se tenait à l’écart etsemblait attendre la sortie de la foulepour se joindre de nouveau aucortège.

Les deux autres, qui se croyaientseuls, s’entretenaient à voix basse.

– Votre Excellence, disait l’un d’euxd’un ton de reproche, faiblit aumoment d’agir. Relevez-vous,seigneur comte, et songez au but quevous êtes sur le point de toucher.

– Ce pauvre prince m’aimait !répondit Castelmelhor d’une voix quiaccusait un accablement profond ; ilavait foi en moi, Conti ! Ma trahisonm’apparaît ignominieuse et infâme.

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Si encore c’était un maître ordinaire,un maître capable de se défendre…un homme enfin !

– Votre Excellence n’aurait plus pourexcuse l’intérêt du Portugal.

– L’intérêt du Portugal ! repritCastelmelhor ; puis-je me mentir àmoi-même ? Je n’y ai point songé,Conti, car Alfonse a un frère…

– Allons, seigneur, s’écriabrusquement Conti, le sort en estjeté ! Ces mélancoliques réflexionssont tardives. Vos ordres sontdonnés… le navire attend dans leport.

– Démon ! murmura le faux chevalier

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du Firmament qui écoutait ;Castelmelhor allait se repentir peut-être !…

Le favori se redressa tout à coup etsecoua brusquement la tête commepour chasser d’importunes pensées.

– Que notre sort à touss’accomplisse donc ! dit-il.

Le nouveau couple sortit à cemoment de la chapelle, suivi par lesacclamations de l’assemblée.

– En chasse ! dit Alfonse.

La course folle recommença, maiselle prit subitement un tout autreaspect. Sur un signe de Conti, les

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torches furent éteintes. En mêmetemps, les fanfares cessèrent deretentir. Il se fit un silence soudain etcomplet.

– Que signifie cela ? demanda le roi.

Nul ne lui répondit. Conti piqua deson poignard la croupe du chevald’Alfonse, et le malheureux prince,saisi d’une enfantine frayeur, sesentit emporté avec rapidité le longdes rues étroites et noires de la basseville.

A mesure que le temps passait, lebruit des chevaux qui suivaient sestraces diminuait rapidement. Bientôt,il n’y eut plus derrière lui qu’une

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douzaine d’hommes supérieurementmontés. Conti, qui le suivait de près,poussait incessamment son cheval.

– Où me mène-t-on ? disait de tempsen temps la voix tremblanted’Alfonse.

Toujours le même silence. Leschevaux semblaient dévorer l’espace,et bientôt la taciturne cavalcadeatteignit les rives du Tage.

A cet endroit, le faux chevalier duFirmament, qui, lui aussi, avait suivicette course, poussa son cheval et leporta aux côtés de celui d’Alfonse.L’obscurité empêcha de remarquerce mouvement.

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On s’arrêta sur le bord du fleuve, etConti sonna par trois fois du cor. Ace signal, un éclair sillonna le Tageen sautillant sur les crêtes despetites vagues, et une lanterneapparut, suspendue à la vergue d’unnavire à l’ancre dans le port.Quelques minutes après, une barque,montée de quatre rameurs, toucha lerivage.

– Que se passe-t-il donc ? demandaencore le roi. J’ai envie de rentrer aupalais, et… j’ai peur !

Il prononça ce dernier mot enfrissonnant, car deux bras vigoureuxvenaient de l’enlever de la selle. On ledéposa à terre et il se sentit entraîné

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sur la pente de la berge. Puis il futenlevé de nouveau et placé dans labarque, qui gagna le large aussitôt.

C’était le faux chevalier duFirmament qui avait fait tout cela. Ils’assit près d’Alfonse au fond de labarque et prit sa main qu’il baisa. Leroi, succombant à sa frayeur, avaitperdu connaissance.

– Seigneur, dit le faux chevalier aucapitaine du navire en lui remettantAlfonse, je vous confie le soin de SaMajesté. Qu’il soit traité en roi. Vousrépondez de sa vie sur votre tête aucomte de Castelmelhor.

Ce dernier était resté sur le rivage,

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attendant impatiemment le retour dela barque. Lorsqu’elle revint, ils’élança vers le chevalier duFirmament, et lui saisit le bras.

– Est-ce fait ? demanda-t-il vivement.

– C’est fait, répondit l’autre endégageant son bras.

Puis, se retirant à quelques pas, ilajouta d’une voix haute etmenaçante :

– Il y a sept ans, je t’avais promis derevenir, Louis de Souza ; me voici.Alfonse est mort, car pour un roi,descendre du trône c’est mourir.Mais, tu l’as dit tout à l’heure :Alfonse a un frère… Donc, longue vie

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au sang de Bragance, et Dieu garde leroi dom Pedro !

Castelmelhor resta pétrifié. Il avaitreconnu la voix de Vasconcellos. Aubout de quelques secondes,retrouvant sa présence d’esprit, ilvoulut se précipiter et le saisir, maisVasconcellos avait disparu.

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L

XXXIII – NUMEROTREIZE

e Moine, comme nousavons pu le voir déjàplusieurs fois, était fortinstruit de ce qui sepassait dans la ville. Apeine Alfonse était-il sur

le navire, que le Moine le savait.Cette dernière circonstance nesurprendra que médiocrement ceux

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de nos lecteurs qui ont su percer levoile mystérieux dont s’enveloppaitce personnage.

Pendant que Castelmelhor, soucieuxet brisé par les émotions de lajournée, regagnait son palais, leMoine envoyait ses émissaires danstous les quartiers de la ville, etconvoquait le peuple pour le point dujour, sur la place du palais deXabregas.

Bien avant cette heure, au milieu dela nuit, deux troupes nombreuses etbien armées sortirent de l’hôtel deschevaliers du Firmament. L’une étaitcommandée par Antoine Conti,l’autre par le bel Ascanio, lequel

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avait une nuit de noces agitée.

Conti, avec sa troupe, se dirigea versle palais de Xabregas. Le Padouanprit une autre route. Nousreviendrons à lui tout à l’heure.

Tout dormait au palais de Xabregas.Aucune lumière ne brillait auxfenêtres de la façade. De l’autre côtéde la place, le couvent de la Mère-de-Dieu, lourde et noire masse de granit,se confondait avec l’ombre de la nuit.Conti et ses chevaliers du Firmamentarrivèrent au seuil du palais sans querien indiquât qu’on les eût aperçus.

– Cette fois, s’écria l’ancien favori, laFrançaise, comme dit ce vieil

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hypocrite de Fanshowe, nem’échappera pas ! Frappez, et necraignez pas de briser le marteau !

La grande porte retentit aussitôtsous un déluge de coups.

– Ouvrez de par le roi ! cria Conti.

Les valets, éveillés en sursaut,coururent prendre les ordres del’infant.

– Barricadez les portes ! dit la reine,peut-être il nous arrivera du secours.

Elle songeait à Vasconcellos enparlant ainsi. Le prince s’arma.Avant de quitter la reine, il dit :

– Madame, il ne m’appartient pas

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d’accuser sans preuves un homme enqui vous semblez avoir mis votreconfiance, un homme qui m’a donnéplus de bonheur que je n’en espéraisen cette vie, mais…

– Prétendez-vous parler deVasconcellos ? demanda la reine,dont le front se couvrit de rougeur.

– Je prétends parler de Vasconcellos,madame.

– Et vous doutez de lui ?

– En marchant à l’autel, je disais :Tant de bonheur donné par unennemi doit recouvrir un piège.

– Vasconcellos est-il donc votre

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ennemi ?

– Vasconcellos est le frère deCastelmelhor, murmura dom Pierred’un air sombre.

– Ah ! seigneur ! seigneur ! s’écria lareine avec indignation, vous êtes,vous, le frère de dom Alfonse.

Dom Pierre pâlit et sortit aussitôt.

– Enfant soupçonneux dit Isabelle enle suivant d’un regard irrité ; tout cequ’il y avait de noble et de royal dansce sang de Bragance est-il donc aufond du tombeau de Jean IV !

L’infant avait descendu les escaliersdu palais. Les chevaliers du

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Firmament, à l’instant où il entraitdans le vestibule, attaquaient laporte avec des leviers. Il ouvrit leguichet et reconnut que le nombredes assaillants rendait touterésistance inutile.

– Qui ose ainsi violer le drapeau duroi de France ? demanda-t-il àtravers le guichet.

– Nul drapeau ne peut couvrir lescriminels de lèse-majesté, répondit-on du dehors. Au nom du roi, moi,Antoine de Vintimille, je vous sommed’avoir à ouvrir les portes sur-le-champ !

– Ouvrez les portes, dit l’infant à ses

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serviteurs.

Conti entra aussitôt, escorté de toutesa troupe. L’infant tira son épée et semit dans une attitude de défense.

– Où est l’ordre du roi ? dit-il.

Conti lui présenta un parchemindéplié, que le prince parcourut d’unrapide regard. Après l’avoir lu, il jetason épée, dont s’empara un deschevaliers du Firmament.

– Des traîtres ont trompé Sa Majestémon frère, dit l’infant, mais il ne meconvient pas de discuter sa volonté.Je vous suis, seigneur ; madameIsabelle vous suivra de même.Souffrez que j’aille la prévenir.

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On fit monter la reine et l’infant dansle propre carrosse de ce dernier. Cefut ainsi qu’on les conduisit auLimoëiro, où ils furent enfermésdans le cachot appelé la Chambreroyale.

Pendant que cela se passait, le beaucavalier de Padoue faisait, lui aussi,une capture. Exécutant à la lettre lesordres qu’il avait reçus, il fitenfoncer la porte du couvent majeurdes bénédictins, et força le premierfrère qui se présenta à lui indiquer lacellule du Moine.

Le Moine dormait. Ascanio employapour ouvrir sa porte le moyen déjàindiqué ci-dessus : une douzaine de

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coups de hache. Cette manière, touteexpéditive qu’elle était, donna letemps au Moine de sauter en bas deson lit et de faire un peu de toilette.Il mit son froc. Il eut même le loisirde se munir d’un poignard et d’unebourse fort bien garnie.

– Révérend Père, dit Ascanio enentrant, vous me voyez mortifié devenir vous déranger à pareille heure.Veuillez, je vous prie, accepter mesexcuses.

– Qu’y a-t-il ? demanda froidement leMoine.

– Il y a du nouveau, réponditMacarone en pirouettant sur lui-

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même, ce qui démasqua une dizainede chevaliers du Firmament rangésdans le corridor. Lisez ceci.

Ce disant, il approcha un papier de lafigure du Moine.

– Révérend père, continua-t-il, ceténorme capuchon vous empêche devoir, et il faut que vous preniezconnaissance de mon ordre.

D’un geste brusque il rejeta enarrière le capuchon du Moine.

– Misérable ! s’écria celui-ci dont lesyeux étincelèrent.

Macarone demeura stupéfait.

– Corbac ! murmura-t-il, je connais

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et ne connais pas cette figure-là ! Sije ne venais pas de quitter sonExcellence… oui, ce sont bien sesyeux ! mais voici une barbe comme iln’en peut croître qu’au menton d’uncapucin… Votre Révérence, aprèstout, ne serait-elle qu’un moine ?

Il leva le flambeau qu’il tenait à lamain, donna un dernier regard sur levisage de son prisonnier et ajouta :

– La barbe est blanche et les cheveuxnoirs…

– Finissons ! dit le Moine avecimpatience.

– Je suis le dévoué valet de VotreRévérence, et n’ai garde de mépriser

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ses ordres ! En route, mes fils !

Le Moine s’enveloppa dans sa robe etsuivit les chevaliers du Firmamentsans ajouter une parole. Macaronemarchait à la tête de ses hommes, etsongeait.

– La barbe est blanche ! grommelait-il. Je me passerai la fantaisie de tirercela au clair.

Quant au Moine, il allait d’un pasferme et n’avait point cette démarcheinquiète du prisonnier qui épiel’occasion de s’évader. Il savaitqu’on le conduisait au Limoeïro, etcomptait sur les nombreusesintelligences qu’il avait dans cette

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prison.

Par malheur, les instructions duPadouan prévoyaient ce cas, et il lesaccomplit à la lettre.

Au moment de frapper à la porte dela prison, il fit arrêter sa troupe etjeta le manteau d’un des chevaliersdu Firmament sur les épaules duMoine. Celui-ci voulut se débattre,mais vingt bras robustes lecontinrent et l’enveloppèrent dans lemanteau, comme on emmaillotte unenfant. Cela fait, quatre hommes lechargèrent sur leurs épaules.

– Si le révérend père pousse un criou prononce une parole entre la

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porte extérieure de la prison et cellede son cachot, dit Macarone d’un tonde bonne humeur, vous passerez tousvos épées au travers de ce paquet : ilne dira plus rien.

Alors seulement le Moine sentitl’angoisse s’emparer de son cœur ; etce fut une angoisse poignante ! Il sevit perdu sans ressources. Il devinaque le cachot où on le conduisaitserait, sous peu d’heures, sontombeau. Sa vaillante nature fléchitun instant sous ce coup de massue,mais bientôt elle se releva. Soncourage se roidit ; son intelligencetravailla.

Lorsque les chevaliers du Firmament

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le déposèrent au fond d’un cachotobscur et humide dont il ne savait nila route ni la position, sonindomptable sang-froid était déjàrevenu.

Il se débarrassa du manteau ets’assit sur l’escabelle destinée auxcaptifs. Macarone ordonna à seshommes de se retirer dans lecorridor, et resta seul avec le Moine.Il avait à la main une torche.

– Maintenant, dit-il, je vais souhaiterla bonne nuit à Votre Révérence ;mais auparavant, qu’il me soitpermis de toucher cette barbevénérable qui sera bientôt celle d’unsaint dans le ciel.

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Il porta la main à la barbe du Moine ;celui-ci le repoussa avec une telleforce que Macarone traversa enchancelant toute la longueur ducachot, heurta la porte entr’ouverteet ne s’arrêta qu’au mur opposé de lagalerie. Le Moine s’élança sur sespas, comme s’il eût voulu le frapper ;mais il n’alla pas plus loin que leseuil et se contenta de jeter un regardsur la face extérieure de la porte deson cachot.

– Numéro treize ! murmura-t-il.

Il rentra tranquillement, et, avec lapointe de son poignard, il grava cesdeux mots, numéro treize, sur le largechaton d’une bague qu’il portait au

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doigt.

– Je veux être décapité, s’écriaMacarone, puisqu’on ne peut pendreun gentilhomme tel que moi, s’il mereprend fantaisie de vous caresserjamais, seigneur Moine ! au lieu deme venger, je veux annoncer à VotreRévérence une nouvelle quil’intéresse ; dans une heure, avant,peut-être, vous serez débarrassé dessoucis de cette vie.

Le Moine ne répondit pas.

– Ainsi donc, continua le Padouan,commencez vos dernières patenôtres,il n’est que temps, et si vousrencontrez là-haut quelqu’un de mes

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glorieux ascendants, offrez-leur, jevous prie, mes civilités et respects.

Il sortit et fit jouer la clef dans lalourde serrure.

– Restez ! lui cria le Moine.

– Pas possible, mon Révérend, jesuis pressé.

– Restez, vous dis-je ! répéta leMoine en faisant sonner dans samain la lourde bourse dont il s’étaitmuni.

Le chant de l’or fit sur Ascanio soneffet ordinaire. Son œil brilla ; sonsourire s’épanouit, et poussé par uninvincible attrait, il passa de

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nouveau le seuil de la prison.

– Dépêchons, dit-il pourtant : je suisun jeune marié, on m’attend… quevoulez-vous ?

– Je veux vous faire mon héritier,répondit le Moine.

– Cela prouve en faveur dudiscernement de Votre Révérence.

– Vous êtes un brave soldat,Macarone…

Celui-ci salua.

– Vous avez un cœur loyal etsensible…

Macarone salua encore.

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– Et je suis sûr que vous exécuterez àla lettre la volonté dernière d’unhomme qui va mourir.

Macarone prit à ces derniers motsune pose théâtralement solennelle.

– La dernière volonté d’un mourant,dit-il, est chose sacrée ; dussé-je yperdre un membre, je l’exécuterai !

– Vous n’y perdrez rien et vous ygagnerez une centaine de guinées àl’effigie du roi Charles, qui setrouvent dans cette bourse. Ecoutez-moi. J’ai dans Lisbonne un ami… unparent que je n’ai pas vu depuislongtemps, mais à qui je voudraislaisser un souvenir.

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– Vous le nommez ?

– Balthazar.

– Décidément ce Moine est de basseorigine, pensa Macarone. Je connaisce Balthazar, ajouta-t-il tout haut ; ila été mon valet de chambre.

– Un grand garçon ?…

– Enorme ! Faudra-t-il lui donnerdeux guinées de votre part ?

– Moins que cela et davantage. Ilfaudra lui donner cette bague, qui nevaut guère plus d’une pistole.

Le Padouan prit la bague et la pesa.

– C’est vrai, dit-il, elle ne la vautmême pas. Je lui remettrai cela

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quand je le verrai.

– Non pas, seigneur Macarone,répliqua vivement le Moine. Cettebague ne doit point rester silongtemps aux mains d’un étranger.Il faut la lui porter tout de suite.

– Cette bagne est donc bienimportante ? demanda Macaroned’un air soupçonneux.

– Je mourrai content si je la saisentre ses mains.

– Cela suffit, seigneur, moine ?déclama le Padouan en levant lesyeux au ciel. La volonté d’unmourant est chose sacrée.

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Il tendit la main et reçut la bourse endisant :

– Au revoir, ou plutôt… adieu !

q

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C

XXXIV – LELIMOEIRO

astelmelhor ne dormit pointcette nuit-là. Pendant que ses agentsopéraient les deux captures que nous

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avons racontées au précédentchapitre, il en attendait le résultatavec inquiétude.

Plus d’une fois, pendant ces longuesheures le souvenir d’Alfonse vint letroubler ; plus d’une fois, il vit laloyale et hautaine figure de Jean deSouza, son père. Mais il n’en étaitplus au temps où pareille visionl’arrêtait. Le plus fort était fait. Ilavait vaincu le dégoût que lui causaitcette lutte infâme contre unmalheureux sans défense, qui étaitson bienfaiteur et son roi.

Le retour des chevaliers duFirmament lui apprit la réussite desdeux expéditions. La reine, l’infant et

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le Moine étaient en son pouvoir.

Restait Vasconcellos, mais quepouvait Vasconcellos ?

Sûr désormais que le succès nepouvait lui échapper, Castelmelhorfit convoquer la cour des Vingt-Quatre et les dignitaires, dont leconcours remplaçait, en casd’urgence, les états généraux réunis.Le palais de Xabregas était libre. Ilindiqua pour point de réunion lasalle ordinaire des délibérations.

– Seigneur, lui dit Conti au momentoù il allait partir, le Moine estprisonnier, mais on a vu des captifss’échapper et reparaître plus

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terribles que jamais.

– Cela est vrai, réponditCastelmelhor.

– Au contraire, reprit Conti, lesmorts ne quittent point leurtombeau.

– Fais ce que tu voudras, repritCastelmelhor en montant dans soncarrosse.

Il se rendait au Limoeïro.

La Chambre royale, où se trouvaienten ce moment l’infant et la reine,était située au centre de la prison.Elle avait la forme d’un pentagone etoccupait les cinq sixièmes du

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premier étage d’une petite tourintérieure du beffroi. Le sixièmerestant, séparé de la chambre par unmur, formait un cachot infect,presque entièrement privé d’air et delumière. C’était le numéro treize, quiservait de prison au Moine.

Celui-ci, après le départ deMacarone, se laissa tomber sur sonescabelle, où il resta longtempsimmobile.

Il avait bâti à la hâte tout à l’heure,un plan de salut ; il l’avait mis àexécution ; ce plan, pour la part quidépendait de lui, avait réussi ; maisce plan, maintenant qu’il l’examinaitmieux, lui semblait puéril et insensé.

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Comment compter sur la promessede ce misérable bouffon, AscanioMacarone ? En supposant même qu’ildût accomplir sa mission, queproduirait-elle ? Balthazar étaitbrave ; le Moine connaissait sondévouement, mais la subtilité n’étaitpoint son fort : comment espérerqu’il devinerait de prime saut unepareille énigme ? Il connaissait labague ; il savait qu’elle appartenaitau Moine, mais numéro treize, neveut rien dire en aucune langue, etl’honnête Balthazar n’était pointl’homme qu’il fallait pour découvrirla mystérieuse signification de cesdeux mots.

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Le Moine se disait tout cela, mais ilespérait toujours, parce que Dieu apermis que cette suprêmeconsolation n’abandonne pointl’homme avant son dernier soupir.

C’était un incessant combat, plein defatigues et d’épuisement, un combatoù la victoire était une chimère, et ladéfaite un cruel martyre.

Car cette mort que le Moine attendaitn’était point une mort ordinaire.Avec lui devait périr son œuvreinachevée. Avec lui tombait laLégitimité, ce noble soutien desEtats. Il avait laissé abattre etn’avait point eu le temps dereconstruire. Il avait souffert

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qu’Alfonse fût exilé, et Pierre captif,allait tomber faute d’un appui : sonimprudente confiance venait en aideà la perfidie de l’usurpateur : le sangde Bragance allait déchoir du trônepar sa faute.

Et comme il savait que touteusurpation est grosse de guerresciviles ; comme il savait que sonpays, entouré d’Etats plus forts,convoité d’un côté par l’Angleterre,de l’autre par l’Espagne, avait besoindu courage de tous ses enfants pourrester libre, il se disait, non sansraison, que son agonie à lui étaitl’agonie du Portugal.

Alors, une amère douleur prenait son

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âme pour la torturer. Il parcouraitson étroit cachot comme une bêtefauve tourne dans sa cage. Il tâtaitles murs, secouait la porte, et criait,appelant par leur nom les geôliers etles porte-clefs. Ces hommes il lesconnaissait, ils étaient à lui ; mais niporte-clefs ni geôliers n’entendaientsa voix. Son cachot était loin de toutpassage.

Les seules personnes qui prêtassentl’oreille à ses cris étaient les hôtes del a Chambre royale, la reine etl’infant, qui se disaient : Ici près,dans le cachot voisin, il y a un foufurieux !

Les premiers rayons du jour, vinrent

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augmenter son supplice. C’étaitl’heure à laquelle il avait convoqué lepeuple. Le peuple l’attendait sur laplace du couvent de Xabregas. Sansdoute en ce moment mille voixl’appelaient et le demandaient…

En un moment où la fatigue lerendait à l’immobilité et au silence, ilentendit à son tour un bruit de voixdans la prison voisine. Il tourna latête. Un rayon de jour, passant par lafissure d’une muraille, frappa sonregard.

Il se traîna jusqu’à cette place, quiformait l’angle de son cachot le pluséloigné de la porte, et colla son œil àl’ouverture. Il ne put rien voir ; le

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trou était plein de poussière et dedébris. Tandis qu’il le déblayait avecla pointe de son poignard, les voix sereprirent à parler.

– Lui seul savait notre union, disaitle prince, lui seul a pu nous trahir.

– Quand l’univers entier serait làpour l’accuser, répondit la reine d’unton ferme, je me lèverais, moi, pourdonner un démenti à l’univers, et jedirais : Non, Vasconcellos n’estpoint un traître !

– Isabelle ! murmura le Moine :Celle-là est une reine !

Il allait se faire entendre parl’ouverture, et crier qu’on appelât un

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geôlier, quand la porte de la chambreroyale s’ouvrit. Le Moine à travers letrou agrandi, vit entrer Castelmelhor.Il redoubla d’attention.

Le comte traversa la chambre royalelentement et la tête relevée. Maiscette hauteur apparente était unmasque dont il couvrait sa honte etsa confusion secrètes.

A son approche, l’infant détourna levisage. Isabelle, au contraire, regardale comte en face. Celui-ci, arrivé prèsd’elle, salua et dit :

– Madame, je n’ignore point que maprésence doit vous être odieuse ;mais pour nous deux, le temps des

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dédains réciproques est passé. Jesuis trop haut, madame, pour que lemépris puisse m’atteindre ; je suistrop fort pour avoir besoindésormais de cacher le respect quem’inspire votre noble caractère.

Il s’inclina de nouveau d’un airgrave.

– Altesse, continua-t-il ens’adressant au prince, vous êtescoupable de lèse-majesté. Votre vien’est pas protégée, comme celle demadame la reine, par la craintequ’inspire le roi Louis de France…

– Je serai jugé par les états duroyaume, répondit l’infant. Si je suis

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condamné, je marcherai au supplicesans murmure. Mais ce à quoi je nepuis me résigner, Castelmelhor, c’està subir la présence d’un misérable telque toi.

Le comte demeura impassible.

– Et si je venais vous offrir laliberté ? demanda-t-il.

– Dom Pierre la refuserait !s’empressa de répondre la reine.

– Dom Pierre l’accepterait, repritfroidement Castelmelhor, car il estjeune ; un long avenir se dérouledevant lui, et la mort est triste àvingt-deux ans, quand elle arrive,sans gloire, dans les ténèbres d’une

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prison.

Le Moine tressaillit à cette affreusemenace, qu’il savait devoir seréaliser. Quant au prince, ill’accueillit avec un sourired’incrédulité.

– Qui oserait assassiner le frère duroi ? dit-il.

Castelmelhor fut quelques secondesavant de répondre. Puis, redressanttout à coup sa taille et se couvrant, ildit d’une voix forte et décidée :

– A mon tour, je demanderai qui oseprendre ici le titre de frère du roi ?…Il n’y a plus de roi, Pierre deBragance.

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L’infant et la reine relevèrent à lafois leurs regards étonnés.

– Ou plutôt, reprit Castelmelhor, lePortugal a changé de maître, et il n’ya plus que dom Simon deVasconcellos et Souza qui ait le droitde se dire frère du roi.

– Vasconcellos ! répéta la reine.

– Je savais bien qu’ils étaientd’accord ! s’écria dom Pierre avecune sorte de joie. Je savais bienqu’ils se ressemblaient de cœurcomme de visage : Tous deuxtraîtres, tous deux menteurs !

– Non ! non ! c’est impossible !murmura Isabelle.

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– Vasconcellos, reprit méchammentCastelmelhor n’a pu faire autrementque de servir son frère.

– Tu mens ! râla le Moine que cettescène torturait.

La reine courba la tête en silence.

En voyant ce mouvement, le Moinesembla perdre tout courage, et selaissa choir sur le sol.

– Mais laissons là dom Simon, quiest un digne frère, reprit encoreLouis de Souza ; je ne suis pointvenu céans pour faire son éloge…vous savez maintenant, Pierre deBragance, que vous n’êtes plus riendans l’Etat. Votre dignité, reflet de la

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puissance fraternelle s’éteint aveccette puissance. C’est moi qui suis leroi.

L’infant, d’un geste convulsif,sembla chercher son épée absente.

– Votre épée vous servirait peu,continua Castelmelhor en souriant ;encore faut-il y renoncer, car ledernier acte d’Alfonse a été de vousl’enlever. Votre vie m’appartient.Vous êtes à moi ; suivant mon bonplaisir dans une heure vous serez unhomme libre ou le cadavre d’unprisonnier… Ne donnerez-vouspoint, madame un bon conseil àvotre époux !

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La reine, à ce mot, sembla s’éveillerbrusquement. Elle promena sonregard stupéfié de Castelmelhor àl’infant.

– Je suis entré ici dans des intentionspacifiques, reprit le comte, et lesinsultes de dom Pierre n’ont point eule pouvoir de changer madétermination. Qu’il signe ceparchemin, et les portes de Limoëiros’ouvriront devant lui.

Castelmelhor tendit à la reine unparchemin scellé du sceau de Etat.

– Un acte de renonciation au trône !dit-elle après l’avoir parcouru.

Puis elle ajouta :

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– Le conseil que je donne à monépoux, le voici : qu’il sache mourir !

Le Moine était toujours étendu sur lesol de son cachot. Dans sa chute, soncapuchon s’était rejeté en arrière.L’étroit et pâle rayon qui pénétrait àtravers la meurtrière tombaitd’aplomb sur son visage où sarécente souffrance avait laissé destraces profondes.

Une clef tourna dans la serrure deson cachot, dont la porte s’ouvritsans bruit. Un homme entra, qui jetaun regard rapide autour de lui. Sonvisage était couvert d’un masque. Iltenait à la main une épée nue.

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Il ne vit rien d’abord ; mais quandson regard se fut habitué àl’obscurité, il aperçut le Moine,étendu et marcha vers lui. Ils’agenouilla, se pencha et lecontempla une seconde en silence.Puis il prit à poignée la barbeblanche, qui avait si fort intrigué lecavalier de Padoue. La barbe sedétacha, laissant à découvert unmenton de jeune homme et une lèvresupérieure ornée de deux finesmoustaches noires.

Le regard du nouveau venu étincela.

– Vasconcellos ! murmura-t-il, jel’avais deviné ! Ah ! c’est qu’onreconnaît, même après sept ans, la

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main qui vous frappa au visage…Sept ans ! sept ans d’exil dont il futla cause !

Un sourd ricanement se fit entendresous son masque et il ajouta :

– Je crois que je vais enfin mevenger !

Tout à coup, le rire fit place àl’inquiétude.

– S’il était mort déjà ! dit-il.

Il jeta son épée et tâta la poitrine duMoine avant d’ajouter :

– Son cœur bat… il vit assez pourqu’on le tue !

L’homme masqué ramassa son épée ;

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mais avant de frapper, il découvrit lerayon de jour qui venait de lachambre royale, et, il appliqua sonœil curieux à l’ouverture. Il vitCastelmelhor, l’infant et la reine.

– Oh ! oh ! dit-il, mon puissantpatron joue là son rôle comme il faut,ce me semble ! Il ne se doute guère dece qui se passe à trois pas de lui…S’il s’en doutait, se dérangerait-il ?

Il se retourna et mit la pointe de sonépée sur le cœur du Moine. Le froidde l’arme fit ouvrir les yeux à cedernier, qui les referma, se croyant lejouet d’une hideuse vision.

L’homme masqué se reprit à rire.

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– Il croit rêver, grommela-t-il, ce serason dernier cauchemar.

Ce disant, il réunit à loisir ses deuxmains sur le pommeau de l’armepour l’enfoncer mieux.

Il était si absorbé par cetteoccupation, qu’il ne prit point gardeà un léger bruit qui se fit derrière lui.La porte du cachot était restée entre-bâillée. La franche et large figure deBalthazar parut sur le seuil.

– Numéro treize ! murmura-t-il. C’estici !

Et il dirigea, à l’intérieur, l’âmed’une lanterne sourde qu’il tenait àla main.

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L

XXXV – LE MOINE

e Moine avait eu grandtort de ne point comptersur la fidélité d’AscanioMacarone. C’étaitprécisément là lemessager qu’il lui fallait.

Un Portugais, en effet, se fûtcontenté de remettre religieusementla bague à qui de droit sans motdire ; mais le beau cavalier de

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Padoue, outre une multitude d’autresqualités, pouvait se vanter d’être lepersonnage le plus loquace qui fûtsous le ciel.

Il n’attendit point les questions deBalthazar pour lui raconter commequoi il avait arrêté le Moine, ce qui,eut-il soin d’ajouter, était un secretEtat, comme quoi le Moine l’avaitfait son héritier, etc. ; etc.

Il fut excessivement surpris etmortifié lorsque, au beau milieu deson récit, Balthazar, le poussantrudement de côté, partit avec larapidité d’une flèche, en grommelantces mots étranges :

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– Numéro treize !

– Le pauvre diable est fou, pensa lePadouan.

Balthazar cependant atteignit enquelques minutes les abords de laprison. Au nom du Moine, lesverrous tombèrent devant lui, maistoutes ses questions demeurèrentsans réponse. Nul n’avait vu leMoine.

Alors Balthazar se fit indiquer lenuméro treize. Le geôlier lui donnaune lanterne et lui souhaita bonvoyage, disant que de mémoired’homme ce cachot n’avait pointservi.

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Il était temps que Balthazar arrivât.Le jet de sa lanterne lui montra leterrible groupe que nous avonsdécrit au chapitre qui précède : leMoine étendu sur le sol, et un hommeles deux mains sur la garde de sonépée dont la pointe s’appuyait aucœur du Moine.

Balthazar bondit en avant. Un seulélan de ses robustes jarrets le portaauprès de l’homme masqué. Celui-cise retourna, l’épée haute ; Balthazarétait sans armes.

Mais Balthazar n’avait pas besoind’armes. Il para d’un revers de sarude main le coup que lui portait sonadversaire, et lui jeta autour du cou

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ses longs bras, qui avaientl’élastique dureté de l’acier.L’homme masqué jeta un cri ; unseul ; puis on entendit comme uncraquement d’os brisés.

Puis Balthazar lâcha prise, et uncadavre tomba pesamment sur le sol.

Le brave géant respira. Par uninstinct fort naturel, il voulut voirquelle sorte de reptile il venaitd’écraser. En conséquence, il arrachale masque.

Le visage qu’il découvrit étaithorriblement contracté par la mort ;il le reconnut néanmoins, et repoussadu pied le cadavre avec dédain.

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– Antoine Conti ! murmura-t-il, c’estautant de pris sur la besogne dubourreau !

Derrière le mur, la scène de lachambre royale se poursuivaitcependant, malgré la réponsehéroïque d’Isabelle. Castelmelhorvoulait éviter un meurtre. Il plaidait.A bout d’arguments, il dit enfin :

– Altesse, j’ai fait avec vous de monmieux, il faut en finir. Derrière cetteporte sont des gens qui medispenseront de votre signature,voyez !

Il avait placé dans le corridor lescoupe-jarrets les plus déterminés de

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la patrouille. Etant donc ainsi biensûr de son fait, il ouvrit la porte d’ungeste brusque, et répétaemphatiquement :

– Voyez !

L’infant et la reine tournèrent vers laporte ouverte un morne regard ; maisun étonnement inexprimable sepeignit sur leur physionomie.Castelmelhor regarda à son tour ;une sourde malédiction s’échappa deses lèvres.

Au lieu des gens armés qu’il avaitpostés à la porte, il vit le Moinedebout sur le seuil, la tête haute etles bras croisés sur sa poitrine.

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Derrière lui apparaissaitl’herculéenne carrure du braveBalthazar.

– C’est vous qui êtes en monpouvoir, seigneur comte ! dit leMoine en marchant sur lui lentement.

– Toi ! s’écria Castelmelhor, écumantde rage ! encore toi !

Il tira son épée et fit un pas vers leMoine ; mais, sur un signe de celui-ci, Balthazar s’élança dans lachambre à la tête d’une douzained’hommes armés, commandés par legeôlier dom Pio Mata Cerdo lui-même.

Castelmelhor courba la tête ; il se

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sentit perdu.

– Je vous avais bien dit, Louis deSouza, reprit le Moine que vousdeviendriez un assassin. Mon aspectvous étonne, n’est-ce pas ? Vosmesures étaient prises. A cette heure,je devrais être mort… mais Dieuprotège le sang des rois, seigneurcomte. Il ne reste qu’un cadavre del’homme que vous aviez envoyé pourme tuer. Vous-même, vous êtes captifet vaincu. Dans une heure, par lesfenêtres de cette prison, vouspourrez entendre la voix du peuplecrier : Longue vie au roi dom Pedrode Bragance !

L’infant, à ces mots, s’approcha.

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Jusqu’alors la surprise et la joiel’avaient rendu muet.

– Seigneur Moine, dit-il, la couronneest à dom Alfonse, mon frère. Je n’yai point de droits.

Le Moine arracha le parchemin quetenait encore Louis de Souza, et quece dernier, accablé par sa défaite, nechercha point à retenir.

– Alfonse a renoncé au trône, dit-il ;Dieu l’a permis. Vous êtes sonlégitime successeur, Altesse ; refuserserait reculer devant une tâcheardue : vous accepterez, parce quevotre cœur est vaillant.

La reine, depuis le commencement de

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cette scène, couvrait le Moine d’unregard inquiet. Pendant que l’infanthésitait, combattu par l’attachementréel qu’il portait à son malheureuxfrère, Isabelle s’approcha du Moineet dit à voix basse :

– Est-il donc vrai que Vasconcellosest un traître, seigneur ?

– Sous peu d’instants, Votre Majesténe conservera plus de doute à cetégard, répondit gravement le Moine.

Puis se tournant vers les hommes quisuivaient Balthazar.

– Le seigneur comte de Castelmelhorest prisonnier d’Etat, reprit-il. Survotre tête, vous répondez de lui à

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Leurs Majestés… Sire, et vous,madame, ajouta-t-il, si votre bonplaisir est de vous rendre sur l’heureen votre palais, je me fais cautionque nul danger ne menacera vospersonnes royales.

Il s’inclina et sortit.

Faible encore par suite de la terriblenuit qu’il avait passée, il traversanéanmoins d’un pas rapide ladistance qui séparait le Limoëiro dupalais de Xabregas. Sur la place,entre le palais et le couvent de laMère-de-Dieu, une foule immenseondulait et se pressait enmurmurant. Elle attendait le Moine,qui manquait au rendez-vous donné.

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Quand il parut enfin, uneacclamation générale fit trembler lesol et crier les vitres des maisonsenvironnantes.

– Le Moine ! le Moine ! criait-on ;place au Moine qui va faire justice etnous délivrer de nos oppresseurs !

– Castelmelhor est prisonnier, dit leMoine en se frayant péniblement unpassage ; Alfonse a quitté lePortugal, et vous allez avoir un roi.

– Ce sera vous, n’est-ce pas,révérend père ? cria-t-on de toutesparts.

Et, à tout hasard, dix mille voixs’élevèrent en chœur pour clamer :

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– Vive le roi.

Les Vingt-Quatre, les dignitaires etles députés de la bourgeoisie,convoqués par Castelmelhor, étaientrassemblés dans la salle des Etatsdepuis environ une heure.

L’inquiétude était peinte sur tous lesvisages. Par les fenêtres de la salle,les membres de l’assemblée voyaientla foule sur la place et tremblaient,car la foule était menaçante.C’étaient, pour la plupart, descréatures de Louis de Souza. Ils sesentaient sans force en l’absence deleur maître.

Au fond de la salle, une troupe

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nombreuse de chevaliers duFirmament, commandée par leseigneur dell’Acquamonda, étalait lapompe de son costume. Le Padouans’était muni d’un mouchoir, afin des’agenouiller devant Castelmelhor,au moment où l’assemblée luiconférerait la dignité royale.

Dans un coin, lord RichardFanshowe jouait le rôled’observateur. Chaque fois que lemurmure de la foule arrivait jusqu’àses oreilles, il se frottait les mainsavec enthousiasme et croyaitentendre Lisbonne entier chanter leGod save Charles king ! en portugais.

L’acclamation fulminante poussée

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par le peuple à la vue du Moine fitsauter sur son banc chaque membrede l’assemblée.

– Voici venir mon fidèle bénédictin,se dit Fanshowe.

Presque au même instant le Moineentra. Il traversa la salle d’un pasferme, et ne s’arrêta que près del’estrade, devant le siège duprésident. Il déplia l’acted’abdication d’Alfonse, et en donnalecture à haute voix.

– Le nom de son successeur ?demanda l’assemblée.

Le Moine gagna l’une des fenêtres, etfit un signe. Une seconde clameur,

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universelle, étourdissante, partit dela place et secoua les vitres de lasalle. Le Moine aperçut un carrossequi traversait la foule. A cette vue, ilapaisa le tumulte d’un geste, et revintvers l’estrade. Là il saisit une plume,et remplit le nom laissé en blanc surl’acte d’abdication.

– Seigneurs, dit-il en montrant dudoigt la foule qui s’agitait sous lesfenêtres, je suis le plus fort, j’ai ledroit d’ordonner ; voulez-vousm’obéir ?

– C’est un trésor que ce Moine !pensa Fanshowe.

Les membres de l’assemblée se

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consultaient.

– Eh bien ! reprit le Moine d’une voixmenaçante.

La foule, impatiente de ne plus voirson maître, éclata en murmures.L’hésitation de l’assemblée prit finsubitement.

– Nous vous écoutons, révérendpère, dit le président des Vingt-Quatre.

Le Moine monta les degrés del’estrade, prit le coussin de veloursoù reposait la couronne royale queCastelmelhor avait eu la précautionde faire apporter, et la remis auxmains de Jean de Mello, président de

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la cour des Vingt-Quatre.

– Suivez-moi, seigneurs, dit-ilensuite.

L’assemblée se leva en masse etgagna les escaliers du palais.

– Que va-t-il faire ? se demandaFanshowe avec un commencementd’inquiétude.

Au moment où le Moine, quimarchait en tête, arrivait au haut duperron du palais, l’infant et la reinedescendaient de leur carrosse.

Le Moine déploya une seconde foisl’acte d’abdication et le lut au milieud’un profond silence. Cette fois rien

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ne manquait : le blanc était remplipar le nom de dom Pedro deBragance.

Lecture faite, le Moine prit lacouronne des mains du président dela cour, et la posa sur la tête del’infant.

– Longue vie au roi dom Pedro !hurla la foule, enthousiasmée decette pompe théâtrale.

– Sic vos non vobis !… murmuradouloureusement milord, qui avaitfait ses humanités.

– Seigneur Moine ! s’écria domPierre avec émotion, si vous n’étiezpas un serviteur de Dieu, le moins

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que je pusse faire pour récompenservotre dévouement serait de vousnommer mon premier ministre.

– A cela ne tienne, répondit le Moine.

Il dépouilla son froc et parut enbrillant costume de gentilhomme.

– Vasconcellos ! dit le roi avec unesurprise où il entrait quelque dépit.

– Dom Simon ! murmura Isabelle.

Lord Fanshowe exécuta uneépouvantable grimace, et Macarone,fendant la presse, saisit le frocdélaissé du Moine, qu’il baisapassionnément en disant :

– Corbac ! Excellence, si vous me

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permettez d’emporter ce saint habit,j’en ferai des reliques. Je me déclarele valet de leurs Majestés très-sacrées, et le vôtre avec un infiniravissement !

– Simon de Vasconcellos ; reprit domPierre après un silence, je ne retirepoint ma parole : vous êtes monpremier ministre.

– Je remercie Votre Majesté, etj’accepte, répondit le cadet de Souza.En conséquence, je déclare dissouteet licenciée la dérisoire miliceappelée chevaliers du Firmament.

Le peuple battit des mains, Macaronejeta sa toque étoilée et la foula aux

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pieds en criant : Bravo !

– En outre, continua Vasconcellos, jenotifie à lord Richard Fanshowe quej’ai écrit au ministre du roi sonmaître, pour exiger son rappel,motivé sur…

– Je partirai demain, seigneur,interrompit Fanshowe, qui se retiraaussitôt à l’écart.

– Consolez-vous, milord, lui dit lePadouan. Nous partirons ensemble,vous, moi et mon épouse.

– Que m’importe ton épouse et toi !s’écria Fanshowe d’un ton bourru.

– Père dénaturé ! répliqua le beau

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cavalier de Padoue. Mon épouse vousdoit le jour !

– Arabelle ?… balbutia Fanshoweatterré.

– La sensible Arabelle, dont latendresse m’a choisi entre mille, cequi me procure l’honneur insigned’entrer dans votre famille !

Milord ambassadeur laissa retomberses deux bras le long de ses flancs ;ce dernier coup l’achevait.

Le roi avait donné en peu de motsson approbation aux mesuresproposées par Vasconcellos. Celui-cireprit :

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– Je n’ai plus qu’une seule grâce àdemander à Votre Majesté.

– Laquelle ? dit le roi.

– Le pardon de Louis de Souza, monfrère.

– Il aura la vie sauve.

– Merci ! Maintenant, sire, je remetsentre vos mains la haute charge quevous avez daigné me confier. Mondevoir m’appelle ailleurs.

– Quoi ! vous nous quittez ! s’écriaIsabelle.

Le roi lui-même parut surpris etaffligé.

– Mon père me voit, madame,

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répondit Vasconcellos d’un ton desolennelle tristesse.

– Adieu, seigneur, murmura Isabelle,dont une larme vint mouiller lapaupière.

– Adieu ! répondit Vasconcellos, quifléchit le genou.

Il se releva, et, suivit du seulBalthazar, il traversa la foule, quis’ouvrit silencieusement sur sonpassage.

Arrivé au bord du fleuve, il montadans une barque qui le conduisit aunavire où se trouvait Alfonse.

On leva l’ancre, Vasconcellos jeta un

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dernier regard sur Lisbonne.

Quand la ville disparut dans lelointain, il descendit à la cabine oùdormait le pauvre roi détrôné. Ils’assit à son chevet, et levant au ciel,un regard tranquille, il dit.

– Père, Dieu méjugera. J’ai fait selonma conscience et je suis à mon poste,jusqu’à la mort !

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Gabriel Cabos

Fontes :David Rakowski's

Manfred KleinDan Sayers

Justus Erich Walbaum - Khunrath

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