Les Essais - Livre I

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Les Essais - Livre I de Montaigne, Michel Publication: 1595 Catégorie(s): Non-Fiction, Philosophie Source: Feedbooks

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Les Essais - Livre Ide Montaigne, Michel

Publication: 1595Catégorie(s): Non-Fiction, PhilosophieSource: Feedbooks

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• Les Essais - Livre II (1595)• Les Essais - Livre III (1595)

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Au Lecteur

C'EST icy un livre de bonne foy, lecteur. Ilt'advertit dés l'entree, que je ne m'y suis pro-posé aucune fin, que domestique et privee : jen'y ay eu nulle consideration de ton service, nyde ma gloire : mes forces ne sont pas capablesd'un tel dessein. Je l'ay voüé à la commoditéparticuliere de mes parens et amis : à ce quem'ayans perdu (ce qu'ils ont à faire bien tost)ils y puissent retrouver aucuns traicts de mesconditions et humeurs, et que par ce moyen ilsnourrissent plus entiere et plus vifve, laconnoissance qu'ils ont eu de moy. Si c'eust es-té pour rechercher la faveur du monde, je mefusse paré de beautez empruntees. Je veuxqu'on m'y voye en ma façon simple, naturelleet ordinaire, sans estude et artifice : car c'estmoy que je peins. Mes defauts s'y liront au vif,mes imperfections et ma forme naïfve, autantque la reverence publique me l'a permis. Quesi j'eusse esté parmy ces nations qu'on ditvivre encore souz la douce liberté des

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premieres loix de nature, je t'asseure que jem'y fusse tres-volontiers peint tout entier, Ettout nud. Ainsi, Lecteur, je suis moy-mesme lamatiere de mon livre : ce n'est pas raison quetu employes ton loisir en un subject si frivoleet si vain. A Dieu donq.

De Montaigne, ce 12 de juin 1580.

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Chapitre 1Par divers moyens on ar-rive à pareille finLA plus commune façon d'amollir les coeurs deceux qu'on a offencez, lors qu'ayans la ven-geance en main, ils nous tiennent à leur mer-cy, c'est de les esmouvoir par submission, àcommiseration et à pitié : Toutesfois la brave-rie, la constance, et la resolution, moyens touscontraires, ont quelquesfois servy à ce mesmeeffect.

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Edouard Prince de Galles, celuy qui regentasi long temps nostre Guienne : personnage du-quel les conditions et la fortune ont beaucoupde notables parties de grandeur ; ayant estébien fort offencé par les Limosins, et prenantleur ville par force, ne peut estre arresté parles cris du peuple, et des femmes, et enfansabandonnez à la boucherie, luy criants mercy,et se jettans à ses pieds : jusqu'à ce que pas-sant tousjours outre dans la ville, il apperçeuttrois gentils-hommes François, qui d'une har-diesse incroyable soustenoient seuls l'effort deson armee victorieuse. La consideration et lerespect d'une si notable vertu, reboucha pre-mierement la pointe de sa cholere : et com-mença par ces trois, à faire misericorde à tousles autres habitans de la ville.

Scanderberch, Prince de l'Epire, suyvant unsoldat des siens pour le tuer, et ce soldat ayantessayé par toute espece d'humilité et de sup-plication de l'appaiser, se resolut à toute ex-tremité de l'attendre l'espee au poing : cettesienne resolution arresta sus bout la furie deson maistre, qui pour luy avoir veu prendre un

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si honorable party, le reçeut en grace. Cetexemple pourra souffrir autre interpretationde ceux, qui n'auront leu la prodigieuse forceet vaillance de ce Prince là.

L'Empereur Conrad troisiesme, ayant assie-gé Guelphe Duc de Bavieres, ne voulut condes-cendre à plus douces conditions, quelques vileset lasches satisfactions qu'on luy offrist, quede permettre seulement aux gentils-femmesqui estoient assiegees avec le Duc, de sortirleur honneur sauve, à pied, avec ce qu'ellespourroient emporter sur elles. Elles d'un coeurmagnanime, s'adviserent de charger sur leursespaules leurs maris, leurs enfans, et le Ducmesme. L'Empereur print si grand plaisir àvoir la gentillesse de leur courage, qu'il enpleura d'aise, et amortit toute cette aigreurd'inimitié mortelle et capitale qu'il avoit por-tee contre ce Duc : et dés lors en avant traitahumainement luy et les siens. L'un et l'autrede ces deux moyens m'emporteroit aysement :car j'ay une merveilleuse lascheté vers la mi-séricorde et mansuetude : Tant y a, qu'à monadvis, je serois pour me rendre plus

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naturellement à la compassion, qu'àl'estimation. Si est la pitié passion vitieuseaux Stoiques : Ils veulent qu'on secoure les af-fligez, mais non pas qu'on flechisse et compa-tisse avec eux.

Or ces exemples me semblent plus à propos,d'autant qu'on voit ces ames assaillies et es-sayees par ces deux moyens, en soustenir l'unsans s'esbranler, et courber sous l'autre. Il sepeut dire, que de rompre son coeur à la com-miseration, c'est l'effet de la facilité, debonnai-reté, et mollesse : d'où il advient que les na-tures plus foibles, comme celles des femmes,des enfans, et du vulgaire, y sont plus sub-jettes. Mais (ayant eu à desdaing les larmes etles pleurs) de se rendre à la seule reverence dela saincte image de la vertu, que c'est l'effectd'une ame forte et imployable, ayant en affec-tion et en honneur une vigueur masle, et obs-tinee. Toutesfois és ames moins genereuses,l'estonnement et l'admiration peuvent fairenaistre un pareil effect : Tesmoin le peupleThebain, lequel ayant mis en Justiced'accusation capitale, ses capitaines, pour

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avoir continué leur charge outre le temps quileur avoit esté prescript et preordonné, abso-lut à toute peine Pelopidas, qui plioit sous lefaix de telles objections, et n'employoit à se ga-rantir que requestes et supplications : et aucontraire Epaminondas, qui vint à racontermagnifiquement les choses par luy faites, et àles reprocher au peuple d'une façon fiere et ar-rogante, il n'eut pas le coeur de prendre seule-ment les balotes en main, et se departit :l'assemblee louant grandement la hautesse ducourage de ce personnage.

Dionysius le vieil, apres des longueurs etdifficultés extremes, ayant prins la ville deRege, et en icelle le Capitaine Phyton, grandhomme de bien, qui l'avoit si obstinéement de-fendue, voulut en tirer un tragique exemple devengeance. Il luy dict premierement, commentle jour avant, il avoit faict noyer son fils, ettous ceux de sa parenté. A quoy Phyton re-spondit seulement, qu'ils en estoient d'un jourplus heureux que luy. Apres il le fit des-pouiller, et saisir à des Bourreaux, et le trai-ner par la ville, en le fouëttant tres

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ignominieusement et cruellement : et en outrele chargeant de felonnes parolles et contume-lieuses. Mais il eut le courage tousjoursconstant, sans se perdre. Et d'un visage ferme,alloit au contraire ramentevant à haute voix,l'honorable et glorieuse cause de sa mort, pourn'avoir voulu rendre son païs entre les mainsd'un tyran : le menaçant d'une prochaine puni-tion des dieux. Dionysius, lisant dans les yeuxde la commune de son armee, qu'au lieu des'animer des bravades de cet ennemy vaincu,au mespris de leur chef, et de son triomphe :elle alloit s'amollissant par l'estonnementd'une si rare vertu, et marchandoit de se muti-ner, et mesmes d'arracher Phyton d'entre lesmains de ses sergens, feit cesser ce martyre :et à cachettes l'envoya noyer en la mer.

Certes c'est un subject merveilleusementvain, divers, et ondoyant, que l'homme : il estmalaisé d'y fonder jugement constant et uni-forrme. Voyla Pompeius qui pardonna à toutela ville des Mamertins, contre laquelle il estoitfort animé, en consideration de la vertu et ma-gnanimité du citoyen Zenon, qui se chargeoit

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seul de la faute publique, et ne requeroit autregrace que d'en porter seul la peine. Et l'hostede Sylla, ayant usé en la ville de Peruse desemblable vertu, n'y gaigna rien, ny pour soy,ny pour les autres.

Et directement contre mes premiersexemples, le plus hardy des hommes et si gra-tieux aux vaincus Alexandre, forçant apresbeaucoup de grandes difficultez la ville de Ga-za, rencontra Betis qui y commandoit, de lavaleur duquel il avoit, pendant ce siege, sentydes preuves merveilleuses, lors seul, abandon-né des siens, ses armes despecees, tout couvertde sang et de playes, combatant encores aumilieu de plusieurs Macedoniens, qui le cha-mailloient de toutes parts : et luy dit, tout pi-qué d'une si chere victoire (car entre autresdommages, il avoit receu deux fresches bles-sures sur sa personne) Tu ne mourras pascomme tu as voulu, Betis : fais estat qu'il tefaut souffrir toutes les sortes de tourmens quise pourront inventer contre un captif. L'autre,d'une mine non seulement asseuree, maisrogue et altiere, se tint sans mot dire à ces

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menaces. Lors Alexandre voyant l'obstinationà se taire : A il flechy un genouil ? luy est-il es-chappé quelque voix suppliante ? Vrayementje vainqueray ce silence : et si je n'en puis ar-racher parole, j'en arracheray au moins du ge-missement. Et tournant sa cholere en rage,commanda qu'on luy perçast les talons, et lefit ainsi trainer tout vif, deschirer et desmem-brer au cul d'une charrette.

Seroit-ce que la force de courage luy fust sinaturelle et commune, que pour ne l'admirerpoint, il la respectast moins ? ou qu'ill'estimast si proprement sienne, qu'en cettehauteur il ne peust souffrir de la veoir en unautre, sans le despit d'une passion envieuse ?ou que l'impetuosité naturelle de sa cholerefust incapable d'opposition ?

De vray, si elle eust receu bride, il est àcroire, qu'en la prinse et desolation de la villede Thebes elle l'eust receue : à veoir cruelle-ment mettre au fil de l'espee tant de vaillanshommes, perdus, et n'ayans plus moyen de de-fence publique. Car il en fut tué bien six mille,desquels nul ne fut veu ny fuiant, ny

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demandant mercy. Au rebours cerchans, quiçà, qui là, par les rues, à affronter les ennemisvictorieux : les provoquans à les faire mourird'une mort honorable. Nul ne fut veu, quin'essaiast en son dernier souspir, de se vengerencores : et à tout les armes du desespoirconsoler sa mort en la mort de quelque enne-my. Si ne trouva l'affliction de leur vertu au-cune pitié et ne suffit la longueur d'un jour àassouvir sa vengeance. Ce carnage durajusques à la derniere goute de sang espan-dable : et ne s'arresta qu'aux personnes desar-mées, vieillards, femmes et enfants, pour entirer trente mille esclaves.

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Chapitre 2De la TristesseJE suis des plus exempts de cette passion, etne l'ayme ny l'estime : quoy que le monde aytentrepris, comme à prix faict, de l'honorer defaveur particuliere. Ils en habillent la sagesse,la vertu, la conscience. Sot et vilain ornement.Les Italiens ont plus sortablement baptisé deson nom la malignité. Car c'est une qualitétousjours nuisible, tousjours folle : et commetousjours couarde et basse, les Stoïciens en de-fendent le sentiment à leurs sages.

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Mais le conte dit que Psammenitus Royd'Ægypte, ayant esté deffait et pris par Cam-bysez Roy de Perse, voyant passer devant luysa fille prisonniere habillee en servante, qu'onenvoyoit puiser de l'eau, tous ses amis pleu-rans et lamentans autour de luy, se tint coysans mot dire, les yeux fichez en terre : etvoyant encore tantost qu'on menoit son fils àla mort, se maintint en cette mesme conte-nance : mais qu'ayant apperçeu un de ses do-mestiques conduit entre les captifs, il se mit àbattre sa teste, et mener un dueil extreme.

Cecy se pourroit apparier à ce qu'on vid der-nierement d'un Prince des nostres, qui ayantouy à Trente, où il estoit, nouvelles de la mortde son frere aisné, mais un frere en qui consis-toit l'appuy et l'honneur de toute sa maison, etbien tost apres d'un puisné, sa seconde espe-rance, et ayant soustenu ces deux chargesd'une constance exemplaire, comme quelquesjours apres un de ses gens vint à mourir, il selaissa emporter à ce dernier accident ; et qui-tant sa resolution, s'abandonna au dueil etaux regrets ; en maniere qu'aucuns en

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prindrent argument, qu'il n'avoit esté touchéau vif que de cette derniere secousse : mais àla verité ce fut, qu'estant d'ailleurs plein etcomblé de tristesse, la moindre sur-charge bri-sa les barrieres de la patience. Il s'en pourroit(di-je) autant juger de nostre histoire, n'estoitqu'elle adjouste, que Cambyses s'enquerant àPsammenitus, pourquoy ne s'estant esmeu aumalheur de son filz et de sa fille, il portoit siimpatiemment celuy de ses amis : C'est,respondit-il, que ce seul dernier desplaisir sepeut signifier par larmes, les deux premierssurpassans de bien loin tout moyen de se pou-voir exprimer.

A l'aventure reviendroit à ce proposl'invention de cet ancien peintre, lequel ayantà representer au sacrifice de Iphigenia le dueildes assistans, selon les degrez de l'interest quechacun apportoit à la mort de cette belle filleinnocente : ayant espuisé les derniers effortsde son art, quand ce vint au pere de la vierge,il le peignit le visage couvert, comme si nullecontenance ne pouvoit rapporter ce degré dedueil. Voyla pourquoy les Poëtes feignent cette

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miserable mere Niobé, ayant perdu premiere-ment sept filz, et puis de suite autant de filles,sur-chargee de pertes, avoir esté en fin trans-muee en rocher,

diriguisse malis,pour exprimer cette morne, muette et

sourde stupidité, qui nous transsit, lors queles accidens nous accablent surpassans nostreportee.

De vray, l'effort d'un desplaisir, pour estreextreme, doit estonner toute l'ame, et luy em-pescher la liberté de ses actions : Comme ilnous advient à la chaude alarme d'une bienmauvaise nouvelle, de nous sentir saisis,transsis, et comme perclus de tous mouve-mens : de façon que l'ame se relaschant apresaux larmes et aux plaintes, semble se des-prendre, se desmeller, et se mettre plus aularge, et à son aise,

Et via vix tandem voci laxata dolore est.En la guerre que le Roy Ferdinand mena

contre la veufve du Roy Jean de Hongrie, au-tour de Bude, un gendarme fut particuliere-ment remerqué de chacun, pour avoir

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excessivement bien faict de sa personne, encertaine meslee : et incognu, hautement loué,et plaint y estant demeuré. Mais de nul tantque de Raiscïac seigneur Allemand, esprinsd'une si rare vertu : le corps estant rapporté,cetuicy d'une commune curiosité, s'approchapour voir qui c'estoit : et les armes ostees autrespassé, il reconut son fils. Cela augmenta lacompassion aux assistans : luy seul, sans riendire, sans siller les yeux, se tint debout,contemplant fixement le corps de son fils :jusques à ce que la vehemence de la tristesse,aiant accablé ses esprits vitaux, le porta roidemort par terre.

Chi puo dir com'egli arde è in picciol fuoco,disent les amoureux, qui veulent represen-

ter une passion insupportable :misero quod omnes

Eripit sensus mihi. Nam simul teLesbia aspexi, nihil est super mi

Quod loquar amens.Lingua sed torpet, tenuis sub artus

Flamma dimanat, sonitu suopte

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Tinniunt aures, gemina tegunturLumina nocte.

Aussi n'est ce pas en la vive, et plus cuy-sante chaleur de l'accés, que nous sommespropres à desployer nos plaintes et nos per-suasions : l'ame est lors aggravee de profondespensees, et le corps abbatu et languissantd'amour.

Et de là s'engendre par fois la defaillancefortuite, qui surprent les amoureux si hors desaison ; et cette glace qui les saisit par la forced'une ardeur extreme, au giron mesme de lajouïssance. Toutes passions qui se laissentgouster, et digerer, ne sont que mediocres,

Curæ leves loquuntur, ingentes stupent.La surprise d'un plaisir inesperé nous es-

tonne de mesme,Ut me conspexit venientem, Et Troïa circum

Arma amens vidit, magnis exterrita monstris,Diriguit visu in medio, calor ossa reliquit,

Labitur, et longo vix tandem tempore fatur.Outre la femme Romaine, qui mourut sur-

prise d'aise de voir son fils revenu de la routtede Cannes : Sophocles et Denis le Tyran, qui

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trespasserent d'aise : et Talva qui mourut enCorsegue, lisant les nouvelles des honneursque le Senat de Rome luy avoit decernez. Noustenons en nostre siecle, que le Pape Leondixiesme ayant esté adverty de la prinse deMilan, qu'il avoit extremement souhaittee, en-tra en tel excez de joye, que la fievre l'en print,et en mourut. Et pour un plus notable tesmoi-gnage de l'imbecillité humaine, il a esté re-merqué par les anciens, que Diodorus le Dia-lecticien mourut sur le champ, espris d'une ex-treme passion de honte, pour en son escole, eten public, ne se pouvoir desvelopper d'un ar-gument qu'on luy avoit faict.

Je suis peu en prise de ces violentes pas-sions : J'ay l'apprehension naturellementdure ; et l'encrouste et espessis tous les jourspar discours.

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Chapitre 3Nos affectionss'emportent au delà denousCEUX qui accusent les hommes d'aller tous-jours beant apres les choses futures, et nousapprennent à nous saisir des biens presens, etnous rassoir en ceux-là : comme n'ayants au-cune prise sur ce qui est à venir, voire assezmoins que nous n'avons sur ce qui est passé,touchent la plus commune des humaines er-reurs : s'ils osent appeller erreur, chose à quoy

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nature mesme nous achemine, pour le servicede la continuation de son ouvrage, nous impri-mant, comme assez d'autres, cette imaginationfausse, plus jalouse de nostre action, que denostre science. Nous ne sommes jamais cheznous, nous sommes tousjours au delà. Lacrainte, le desir, l'esperance, nous eslancentvers l'advenir : et nous desrobent le sentimentet la consideration de ce qui est, pour nousamuser à ce qui sera, voire quand nous ne se-rons plus. Calamitosus est animus futurianxius.

Ce grand precepte est souvent allegué enPlaton, « Fay ton faict, et te congnoy. » Chas-cun de ces deux membres enveloppe generalle-ment tout nostre devoir : et semblablementenveloppe son compagnon. Qui auroit à faireson faict, verroit que sa premiere leçon, c'estcognoistre ce qu'il est, et ce qui luy est propre.Et qui se cognoist, ne prend plus l'estrangerfaict pour le sien : s'ayme, et se cultive avanttoute autre chose : refuse les occupations su-perflues, et les pensees, et propositions in-utiles. Comme la folie quand on luy octroyera

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ce qu'elle desire, ne sera pas contente : aussi estla sagesse contente de ce qui est present, ne sedesplait jamais de soy.

Epicurus dispense son sage de la prevoyanceet soucy de l'advenir.

Entre les loix qui regardent les trespassez,celle icy me semble autant solide, qui obligeles actions des Princes à estre examineesapres leur mort : Ils sont compagnons, sinonmaistres des loix : ce que la Justice n'a peu surleurs testes, c'est raison qu'elle l'ayt sur leurreputation, et biens de leurs successeurs :choses que souvent nous preferons à la vie.C'est une usance qui apporte des commoditezsingulieres aux nations où elle est observee, etdesirable à tous bons Princes : qui ont à seplaindre de ce, qu'on traitte la memoire desmeschants comme la leur. Nous devons la sub-jection et obeïssance egalement à tous Rois :car elle regarde leur office : mais l'estimation,non plus que l'affection, nous ne la devons qu'àleur vertu. Donnons à l'ordre politique de lessouffrir patiemment, indignes : de celer leursvices : d'aider de nostre recommandation leurs

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actions indifferentes, pendant que leur aucto-rité a besoin de nostre appuy. Mais nostrecommerce finy, ce n'est pas raison de refuser àla justice, et à nostre liberté, l'expression denoz vrays ressentiments. Et nommément derefuser aux bons subjects, la gloire d'avoir re-veremment et fidellement servi un maistre,les imperfections duquel leur estoient si biencognues : frustrant la posterité d'un si utileexemple. Et ceux, qui, par respect de quelqueobligation privee, espousent iniquement la me-moire d'un Prince mesloüable, font justice par-ticuliere aux despends de la justice publique.Titus Livius dict vray, que le langage deshommes nourris sous la Royauté, est tousjoursplein de vaines ostentations et faux tesmoi-gnages : chascun eslevant indifferemment sonRoy, à l'extreme ligne de valeur et grandeursouveraine.

On peult reprouver la magnanimité de cesdeux soldats, qui respondirent à Neron, à sabarbe, l'un enquis de luy, pourquoy il luy vou-loit mal : Je t'aimoy quand tu le valois : maisdespuis que tu és devenu parricide, boutefeu,

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basteleur, cochier, je te hay, comme tu me-rites. L'autre, pourquoy il le vouloit tuer ; Parce que je ne trouve autre remede à tes conti-nuels malefices. Mais les publics et universelstesmoignages, qui apres sa mort ont esté ren-dus, et le seront à tout jamais, à luy, et à tousmeschans comme luy, de ses tiranniques et vi-lains deportements, qui de sain entendementles peut reprouver ?

Il me desplaist, qu'en une si saincte policeque la Lacedemonienne, se fust meslée une sifeinte ceremonie à la mort des Roys. Tous lesconfederez et voysins, et tous les Ilotes,hommes, femmes, pesle-mesle, se descou-poient le front, pour tesmoignage de deuil : etdisoient en leurs cris et lamentations, que ce-luy la, quel qu'il eust esté, estoit le meilleurRoy de tous les leurs : attribuants au reng, lelos qui appartenoit au merite ; et, qui appar-tient au premier merite, au postreme et der-nier reng. Aristote, qui remue toutes choses,s'enquiert sur le mot de Solon, Que nul avantmourir ne peut estre dict heureux, Si celuy lamesme, qui a vescu, et qui est mort à souhait,

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peut estre dict heureux, si sa renommee vamal, si sa posterité est miserable. Pendant quenous nous remuons, nous nous portons parpreoccupation où il nous plaist : mais estanthors de l'estre, nous n'avons aucune communi-cation avec ce qui est. Et seroit meilleur dedire à Solon, que jamais homme n'est doncheureux, puis qu'il ne l'est qu'apres qu'il n'estplus.

QuisquamVix radicitus è vita se tollit, et ejicit :

Sed facit esse sui quiddam super inscius ipse,Nec removet satis à projecto corpore sese, et

Vindicat.Bertrand du Glesquin mourut au siege du

chasteau de Rancon, pres du Puy en Au-vergne : les assiegez s'estans rendus apres,furent obligez de porter les clefs de la placesur le corps du trespassé.

Barthelemy d'Alviane, General de l'armeedes Venitiens, estant mort au service de leursguerres en la Bresse, et son corps ayant estérapporté à Venise par le Veronois, terre enne-mie la pluspart de ceux de l'armee estoient

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d'advis, qu'on demandast sauf-conduit pour lepassage à ceux de Veronne : mais TheodoreTrivulce y contredit ; et choisit plustost de lepasser par vive force, au hazard du combat :n'estant convenable, disoit-il, que celuy qui ensa vie n'avoit jamais eu peur de ses ennemis,estant mort fist demonstration de les craindre.

De vray, en chose voisine, par les loixGrecques, celuy qui demandoit à l'ennemy uncorps pour l'inhumer, renonçoit à la victoire, etne luy estoit plus loisible d'en dresser tro-phee : à celuy qui en estoit requis, c'estoittiltre de gain. Ainsi perdit Nicias l'avantagequ'il avoit nettement gaigné sur les Corin-thiens : et au rebours, Agesilaus asseura celuyqui luy estoit bien doubteusement acquis surles Bæotiens.

Ces traits se pourroient trouver estranges,s'il n'estoit receu de tout temps, non seule-ment d'estendre le soing de nous, au delà cettevie, mais encore de croire, que bien souvent lesfaveurs celestes nous accompaignent au tom-beau, et continuent à nos reliques. Dequoy il ya tant d'exemples anciens, laissant à part les

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nostres, qu'il n'est besoing que je m'y estende.Edouard premier Roy d'Angleterre, ayant es-sayé aux longues guerres d'entre luy et RobertRoy d'Escosse, combien sa presence donnoitd'advantage à ses affaires, rapportant tous-jours la victoire de ce qu'il entreprenoit en per-sonne ; mourant, obligea son fils par solennelserment, à ce qu'estant trespassé, il fistbouillir son corps pour desprendre sa chaird'avec les os, laquelle il fit enterrer : et quantaux os, qu'il les reservast pour les porter avecluy, et en son armee, toutes les fois qu'il luyadviendroit d'avoir guerre contre les Escos-sois : comme si la destinee avoit fatalement at-taché la victoire à ses membres.

Jean Vischa, qui troubla la Boheme pour ladeffence des erreurs de VViclef, voulut qu'onl'escorchast apres sa mort, et de sa peau qu'onfist un tabourin à porter à la guerre contre sesennemis : estimant que cela ayderoit à conti-nuer les advantages qu'il avoit eux auxguerres, par luy conduictes contre eux. Cer-tains Indiens portoient ainsi au combat contreles Espagnols ; les ossemens d'un de leurs

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Capitaines, en consideration de l'heur qu'ilavoit eu en vivant. Et d'autres peuples en cemesme monde, trainent à la guerre les corpsdes vaillans hommes, qui sont morts en leursbatailles, pour leur servir de bonne fortune etd'encouragement.

Les premiers exemples ne reservent au tom-beau, que la reputation acquise par leurs ac-tions passees : mais ceux-cy y veulent encoremesler la puissance d'agir. Le faict du Capi-taine Bayard est de meilleure composition, le-quel se sentant blessé à mort d'une harquebu-sade dans le corps, conseillé de se retirer de lameslee, respondit qu'il ne commenceroit pointsur sa fin à tourner le dos à l'ennemy : etayant combatu autant qu'il eut de force, sesentant defaillir, et eschapper du cheval, com-manda à son maistre d'hostel, de le coucher aupied d'un arbre : mais que ce fust en façonqu'il mourust le visage tourné vers l'ennemy :comme il fit.

Il me faut adjouster cet autre exemple aussiremarquable pour cette consideration, que nuldes precedens. L'Empereur Maximilian

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bisayeul du Roy Philippes, qui est à present,estoit Prince doué de tout plein de grandesqualitez, et entre autres d'une beauté de corpssinguliere : mais parmy ces humeurs, il avoitceste cy bien contraire à celle des Princes, quipour despescher les plus importants affaires,font leur throsne de leur chaire percee : c'estqu'il n'eut jamais valet de chambre, si privé, àqui il permist de le voir en sa garderobbe : Ilse desroboit pour tomber de l'eau, aussi reli-gieux qu'une pucelle à ne descouvrir ny à Me-decin ny à qui que ce fust les parties qu'on aaccoustumé de tenir cachees. Moy qui ay labouche si effrontee, suis pourtant par com-plexion touché de cette honte : Si ce n'est àune grande suasion de la necessité ou de la vo-lupté, je ne communique gueres aux yeux depersonne, les membres et actions, que nostrecoustume ordonne estre couvertes : J'y souffreplus de contrainte que je n'estime bien seant àun homme, et sur tout à un homme de ma pro-fession : Mais luy en vint à telle superstition,qu'il ordonna par parolles expresses de sontestament, qu'on luy attachast des calessons,

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quand il seroit mort. Il devoit adjouster par co-dicille, que celuy qui les luy monteroit eust lesyeux bandez. L'ordonnance que Cyrus faict àses enfans, que ny eux, ny autre, ne voye ettouche son corps, apres que l'ame en sera se-paree : je l'attribue à quelque siene devotion :Car et son Historien et luy, entre leursgrandes qualitez, ont semé par tout le cours deleur vie, un singulier soin et reverence à lareligion.

Ce conte me despleut, qu'un grand me fitd'un mien allié, homme assez cogneu et enpaix et en guerre. C'est que mourant bien vieilen sa cour, tourmenté de douleurs extremes dela pierre, il amusa toutes ses heures dernieresavec un soing vehement, à disposer l'honneuret la ceremonie de son enterrement : et sommatoute la noblesse qui le visitoit, de luy donnerparolle d'assister à son convoy. A ce Princemesme, qui le vid sur ces derniers traits, il fitune instante supplication que sa maison fustcommandee de s'y trouver ; employant plu-sieurs exemples et raisons, à prouver quec'estoit chose qui appartenoit à un homme de

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sa sorte : et sembla expirer content ayant reti-ré cette promesse, et ordonné à son gré la dis-tribution, et ordre de sa montre. Je n'ay guereveu de vanité si perseverante.

Cette autre curiosité contraire, en laquelleje n'ay point aussi faute d'exemple domes-tique, me semble germaine à ceste-cy : d'allerse soignant et passionnant à ce dernier poinct,à regler son convoy, à quelque particuliere etinusitee parsimonie, à un serviteur et une lan-terne. Je voy louer cett'humeur, etl'ordonnance de Marcus Æmylius Lepidus, quideffendit à ses heritiers d'employer pour luyles ceremonies qu'on avoit accoustumé entelles choses. Est-ce encore temperance et fru-galité, d'eviter la despence et la volupté, des-quelles l'usage et la cognoissance nous est im-perceptible ? Voila une aisee reformation et depeu de coust. S'il estoit besoin d'en ordonner,je seroy d'advis, qu'en celle là, comme entoutes actions de la vie, chascun en rapportastla regle, au degré de sa fortune. Et le Philo-sophe Lycon prescrit sagement à ses amis, demettre son corps où ils adviseront pour le

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mieux : et quant aux funerailles, de les faireny superflues ny mechaniques. Je lairrois pu-rement la coustume ordonner de cette ceremo-nie, et m'en remettray à la discretion des pre-miers à qui je tomberay en charge. Totus hiclocus est contemnendus in nobis, non negligen-dus in nostris. Et est sainctement dict à unsainct : Curatio funeris, conditio sepulturæ,pompa exequiarum, magis sunt vivorum sola-tia, quàm subsidia mortuorum. Pourtant So-crates à Criton, qui sur l'heure de sa fin luydemande, comment il veut estre enterré :Comme vous voudrez, respond-il. Si j'avois àm'en empescher plus avant, je trouverois plusgaland, d'imiter ceux qui entreprennent vi-vans et respirans, jouyr de l'ordre et honneurde leur sepulture : et qui se plaisent de voir enmarbre leur morte contenance. Heureux quisachent resjouyr et gratifier leur sens parl'insensibilité, et vivre de leur mort !

A peu, que je n'entre en haine irreconciliablecontre toute domination populaire : quoyqu'elle me semble la plus naturelle et equi-table : quand il me souvient de cette

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inhumaine injustice du peuple Athenien : defaire mourir sans remission, et sans les vou-loir seulement ouïr en leurs defenses, cesbraves capitaines, venants de gaigner contreles Lacedemoniens la bataille navalle pres lesIsles Arginenses : la plus contestee, la plusforte bataille, que les Grecs aient onques don-nee en mer de leurs forces : par ce qu'apres lavictoire, ils avoient suivy les occasions que laloy de la guerre leur presentoit, plustost quede s'arrester à recueillir et inhumer leursmorts. Et rend cette execution plus odieuse, lefaict de Diomedon. Cettuy cy est l'un descondamnez, homme de notable vertu, et mili-taire et politique : lequel se tirant avant pourparler, apres avoir ouy l'arrest de leurcondemnation, et trouvant seulement lorstemps de paisible audience, au lieu de s'en ser-vir au bien de sa cause, et à descouvrirl'evidente iniquité d'une si cruelle conclusion,ne representa qu'un soin de la conservation deses juges : priant les Dieux de tourner ce juge-ment à leur bien, et à fin que, par faute derendre les voeux que luy et ses compagnons

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avoient voué, en recognoissance d'une siillustre fortune, ils n'attirassent l'ire desDieux sur eux : les advertissant quels voeuxc'estoient. Et sans dire autre chose, et sansmarchander, s'achemina de ce pas courageuse-ment au supplice. La fortune quelques anneesapres les punit de mesme pain souppe. CarChabrias capitaine general de leur armee demer, ayant eu le dessus du combat contre Pol-lis Admiral de Sparte, en l'isle de Naxe, perditle fruict tout net et content de sa victoire, tres-important à leurs affaires, pour n'encourir lemalheur de cet exemple, et pour ne perdre peude corps morts de ses amis, qui flottoyent enmer ; laissa voguer en sauveté un monded'ennemis vivants, qui depuis leur feirent bienacheter cette importune superstition.

Quoeris, quo jaceas, post obitum, loco ?Quo non nata jacent.

Cet autre redonne le sentiment du repos, àun corps sans ame,

Neque sepulcrum, quo recipiat, habeat por-tum corporis :

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Ubi, remissa humana vita, corpus requiescat àmalis.

Tout ainsi que nature nous faict voir, queplusieurs choses mortes ont encore des rela-tions occultes à la vie. Le vin s'altere auxcaves, selon aucunes mutations des saisons desa vigne. Et la chair de venaison changed'estat aux saloirs et de goust, selon les loix dela chair vive, à ce qu'on dit.

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Chapitre 4Comme l'ame deschargeses passions sur des ob-jects faux, quand lesvrais luy defaillentUN gentilhomme des nostres merveilleuse-ment subject à la goutte, estant pressé par lesmedecins de laisser du tout l'usage desviandes salees, avoit accoustumé de respondreplaisamment, que sur les efforts et tourmentsdu mal, il vouloit avoir à qui s'en prendre ; et

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que s'escriant et maudissant tantost le cerve-lat, tantost la langue de boeuf et le jambon, ils'en sentoit d'autant allegé. Mais en bon es-cient, comme le bras estant haussé pour frap-per, il nous deult si le coup ne rencontre, etqu'il aille au vent : aussi que pour rendre uneveuë plaisante, il ne faut pas qu'elle soit per-duë et escartee dans le vague de l'air, ainsqu'elle ayt butte pour la soustenir à raison-nable distance,

Ventus ut amittit vires, nisi robore densæOccurrant silvæ spatio diffusus inani,

de mesme il semble que l'ame esbranlee etesmeuë se perde en soy-mesme, si on ne luydonne prinse : et faut tousjours luy fournird'object où elle s'abutte et agisse. Plutarquedit à propos de ceux qui s'affectionnent auxguenons et petits chiens, que la partie amou-reuse qui est en nous, à faute de prise legi-time, plustost que de demeurer en vain, s'enforge ainsin une faulce et frivole. Et nousvoyons que l'ame en ses passions se pipe plus-tost elle mesme, se dressant un faux subject et

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fantastique, voire contre sa propre creance,que de n'agir contre quelque chose.

Ainsin emporte les bestes leur rage às'attaquer à la pierre et au fer, qui les a bles-sees : et à se venger à belles dents sur soy-mesmes du mal qu'elles sentent,

Pannonis haud aliter post ictum sævior ursaCui jaculum parva Lybis amentavit habena,Se rotat in vulnus, telùmque irata receptumImpetit, Et secum fugientem circuit hastam.Quelles causes n'inventons nous des mal-

heurs qui nous adviennent ? à quoy ne nousprenons nous à tort ou à droit, pour avoir ounous escrimer ? Ce ne sont pas ces tressesblondes, que tu deschires, ny la blancheur decette poictrine, que despitée tu bats si cruelle-ment, qui ont perdu d'un malheureux plombce frere bien aymé : prens t'en ailleurs. Liviusparlant de l'armee Romaine en Espaigne,apres la perte des deux freres ses grands Capi-taines, Flere omnes repente, et offensare capita.C'est un usage commun. Et le PhilosopheBion, de ce Roy, qui de dueil s'arrachoit le poil,fut plaisant, Cetuy-cy pense-il que la pelade

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soulage le dueil ? Qui n'a veu mascher et en-gloutir les cartes, se gorger d'une bale de dez,pour avoir ou se venger de la perte de son ar-gent ? Xerxes foita la mer, et escrivit un cartelde deffi au mont Athos : et Cyrus amusa touteune armee plusieurs jours à se venger de la ri-viere de Gyndus, pour la peur qu'il avoit eu enla passant : et Caligula ruina une tresbellemaison, pour le plaisir que sa mere y avoit eu.

Le peuple disoit en ma jeunesse, qu'un Royde noz voysins, ayant receu de Dieu une basto-nade, jura de s'en venger : ordonnant que dedix ans on ne le priast, ny parlast de luy, nyautant qu'il estoit en son auctorité, qu'on necreust en luy. Par où on vouloit peindre nontant la sottise, que la gloire naturelle à la na-tion, dequoy estoit le compte. Ce sont vicestousjours conjoincts : mais telles actionstiennent, à la verité, un peu plus encored'outrecuidance, que de bestise.

Augustus Cesar ayant esté battu de la tem-peste sur mer, se print à deffier le Dieu Nep-tunus, et en la pompe des jeux Circenses fitoster son image du reng où elle estoit parmy

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les autres dieux, pour se venger de luy. En-quoy il est encore moins excusable, que lesprecedens, et moins qu'il ne fut depuis, lorsqu'ayant perdu une bataille sous QuintiliusVarus en Allemaigne, il alloit de colere et dedesespoir, choquant sa teste contre la mu-raille, en s'escriant, Varus rens moy mes sol-dats : car ceux la surpassent toute follie,d'autant que l'impieté y est joincte, qui s'enadressent à Dieu mesmes, ou à la fortune,comme si elle avoit des oreilles subjectes ànostre batterie. A l'exemple des Thraces, qui,quand il tonne ou esclaire, se mettent à tirercontre le ciel d'une vengeance Titanienne,pour renger Dieu à raison, à coups de fleche.Or, comme dit cet ancien Poëte chezPlutarque,

Point ne se faut courroucer aux affaires.Il ne leur chaut de toutes nos choleres.

Mais nous ne dirons jamais assez d'injuresau desreglement de nostre esprit.

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Chapitre 5Si le chef d'une place as-siegee, doit sortir pourparlementerLUCIUS MARCIUS Legat des Romains, en laguerre contre Perseus, Roy de Macedoine, vou-lant gaigner le temps qu'il luy falloit encore àmettre en point son armee, sema des entregetsd'accord, desquels le Roy endormy accordatrefve pour quelques jours fournissant par cemoyen son ennemy d'opportunité et loisir pours'armer : d'où le Roy encourut sa derniere

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ruine. Si est-ce, que les vieux du Senat, memo-ratifs des moeurs de leurs peres, accuserentcette prattique, comme ennemie de leur stileancien : qui fut, disoient-ils, combattre de ver-tu, non de finesse, ny par surprinses et ren-contres de nuict, ny par fuittes apostees, et re-charges inopinees : n'entreprenans guerre,qu'apres l'avoir denoncee, et souvent apresavoir assigné l'heure et lieu de la bataille. Decette conscience ils renvoierent à Pyrrhus sontraistre Medecin, et aux Phalisques leur des-loyal maistre d'escole. C'estoient les formesvrayement Romaines, non de la Grecque subti-lité et astuce Punique, ou le vaincre par forceest moins glorieux que par fraude. Le tromperpeut servir pour le coup : mais celuy seul setient pour surmonté, qui scait l'avoir esté nypar ruse, ny de sort, mais par vaillance, detroupe à troupe, en une franche et justeguerre. Il appert bien par ce langage de cesbonnes gents, qu'ils n'avoient encore receucette belle sentence :

dolus an virtus quis in hoste requirat ?

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Les Achaïens, dit Polybe, detestoient toutevoye de tromperie en leurs guerres,n'estimants victoire, sinon où les courages desennemis sont abbatus. Eam vir sanctus et sa-piens sciet veram esse victoriam, quæ salvafide, et integra dignitate parabitur, dit unautre :

Vos ne velit, an me regnare hera : quidve fe-rat fors

Virtute experiamur.Au Royaume de Ternate, parmy ces nations

que si à pleine bouche nous appelons Bar-bares, la coustume porte, qu'ilsn'entreprennent guerre sans l'avoir denoncee :y adjoustans ample declaration des moiensqu'ils ont à y emploier, quels, combiend'hommes, quelles munitions, quelles armes,offensives et defensives. Mais aussi cela faict,ils se donnent loy de se servir à leur guerre,sans reproche, de tout ce qui aide à vaincre.

Les anciens Florentins estoient si esloignésde vouloir gaigner advantage sur leurs enne-mis par surprise, qu'ils les advertissoient unmois avant que de mettre leur exercite aux

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champs, par le continuel son de la cloche qu'ilsnommoient, Martinella.

Quant à nous moins superstitieux, qui te-nons celuy avoir l'honneur de la guerre, qui ena le profit, et qui apres Lysander, disons que,où la peau du Lyon ne peut suffire, il y fautcoudre un lopin de celle du Regnard, les plusordinaires occasions de surprise se tirent decette praticque : et n'est heure, disons nous, oùun chef doive avoir plus l'oeil au guet, quecelle des parlemens et traités d'accord. Et pourcette cause, c'est une regle en la bouche detous les hommes de guerre de nostre temps,Qu'il ne faut jamais que le gouverneur en uneplace assiegee sorte luy mesmes pour parle-menter. Du temps de nos peres cela fut repro-ché aux seigneurs de Montmord et del'Assigni, deffendans Mouson contre le Contede Nansau. Mais aussi à ce conte, celuy la se-roit excusable, qui sortiroit en telle façon, quela seureté et l'advantage demeurast de soncosté : Comme fit en la ville de Regge, leComte Guy de Rangon (s'il en faut croire duBellay, car Guicciardin dit que ce fut luy

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mesmes) lors que le Seigneur de l'Escut s'enapprocha pour parlementer : car il abandonnade si peu son fort, qu'un trouble s'estant es-meu pendant ce parlement, non seulementMonsieur de l'Escut et sa trouppe, qui estoitapprochee avec luy, se trouva le plus foible, defaçon qu'Alexandre Trivulce y fut tué, maisluy mesme fut contrainct, pour le plus seur, desuivre le Comte, et se jetter sur sa foy à l'abrides coups dans la ville.

Eumenes en la ville de Nora pressé par An-tigonus qui l'assiegeoit, de sortir pour luy par-ler, alleguant que c'estoit raison qu'il vinst de-vers luy, attendu qu'il estoit le plus grand et leplus fort : apres avoir faict cette noble re-sponce : Je n'estimeray jamais homme plusgrand que moy, tant que j'auray mon espee enma puissance, n'y consentit, qu'Antigonus neluy eust donné Ptolomæus son propre nepveuostage, comme il demandoit.

Si est-ce qu'encores en y a-il, qui se sonttresbien trouvez de sortir sur la parole del'aissaillant : Tesmoing Henry de Vaux, Che-valier Champenois, lequel estant assiegé dans

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le Chasteau de Commercy par les Anglois, etBarthelemy de Bonnes, qui commandoit ausiege, ayant par dehors faict sapper la pluspart du Chasteau, si qu'il ne restoit que le feupour accabler les assiegez sous les ruines,somma ledit Henry de sortir à parlementerpour son profict, comme il fit luy quatriesme ;et son evidente ruyne luy ayant esté montreeà l'oeil, il s'en sentit singulierement obligé àl'ennemy : à la discretion duquel, apres qu'il sefut rendu et sa trouppe, le feu estant mis à lamine, les estansons de bois venus à faillir, leChasteau fut emporté de fons en comble.

Je me fie aysement à la foy d'autruy : maismal-aysement le feroi-je, lors que je donrois àjuger l'avoir plustost faict par desespoir etfaute de coeur, que par franchise et fiance desa loyauté.

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Chapitre 6L'heure des parlemensdangereuseTOUTES-FOIS je vis dernierement en monvoysinage de Mussidan, que ceux qui en furentdélogez à force par nostre armee, et autres deleur party, crioyent comme de trahison, de ceque pendant les entremises d'accord, et letraicté se continuant encores, on les avoit sur-pris et mis en pieces. Chose qui eust eu àl'avanture apparence en autre siecle ; mais,comme je viens de dire, nos façons sont

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entierement esloignées de ces regles : et ne sedoit attendre fiance des uns aux autres, que ledernier seau d'obligation n'y soit passé : en-cores y a il lors assés affaire.

Et a tousjours esté conseil hazardeux, defier à la licence d'une armee victorieusel'observation de la foy, qu'on a donnee à uneville, qui vient de se rendre par douce et favo-rable composition, et d'en laisser sur lachaude, l'entree libre aux soldats. L. ÆmyliusRegillus Preteur Romain, ayant perdu sontemps à essayer de prendre la ville de Phoceesà force, pour la singuliere proüesse des habi-tants à se bien defendre, feit pache avec eux,de les recevoir pour amis du peuple Romain, etd'y entrer comme en ville confederee : leur os-tant toute crainte d'action hostile. Mais yayant quand et luy introduict son armee, pours'y faire voir en plus de pompe, il ne fut en sapuissance, quelque effort qu'il y employast, detenir la bride à ses gents : et veit devant sesyeux fourrager bonne partie de la ville : lesdroicts de l'avarice et de la vengeance,

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suppeditant ceux de son autorité et de la disci-pline militaire.

Cleomenes disoit, que quelque mal qu'onpeust faire aux ennemis en guerre, cela estoitpar dessus la justice, et non subject à icelle,tant envers les dieux, qu'envers les hommes :et ayant faict treve avec les Argiens pour septjours, la troisiesme nuict apres il les alla char-ger tous endormis, et les défict, alleguantqu'en sa treve il n'avoit pas esté parlé desnuicts : Mais les dieux vengerent ceste perfidesubtilité.

Pendant le Parlement, et qu'ils musoientsur leurs seurtez, la ville de Casilinum fustsaisie par surprinse. Et cela pourtant au siecleet des plus justes Capitaines et de la plus par-faicte milice Romaine : Car il n'est pas dict,qu'en temps et lieu il ne soit permis de nousprevaloir de la sottise de noz ennemis, commenous faisons de leur lascheté. Et certes laguerre a naturellement beaucoup de privilegesraisonnables au prejudice de la raison. Et icyfaut la reigle, neminem id agere, ut ex alteriusprædetur inscitia.

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Mais je m'estonne de l'estendue que Xeno-phon leur donne, et par les propos, et par di-vers exploicts de son parfaict Empereur : aut-heur de merveilleux poids en telles choses,comme grand Capitaine et Philosophe des pre-miers disciples de Socrates, et ne consens pasà la mesure de sa dispense en tout et par tout.

Monsieur d'Aubigny assiegeant Cappoüe, etapres y avoir fait une furieuse baterie, le Sei-gneur Fabrice Colonne, Capitaine de la ville,ayant commencé à parlementer de dessus unbastion, et ses gens faisants plus molle garde,les nostres s'en emparerent, et mirent tout enpieces. Et de plus fresche memoire à Yvoy, leseigneur Julian Rommero, ayant fait ce pas declerc de sortir pour parlementer avec Mon-sieur le Connestable, trouva au retour sa placesaisie. Mais afin que nous ne nous en allionspas sans revanche, le Marquis de Pesquaireassiegeant Genes, ou le Duc Octavian Fregosecommandoit soubs nostre protection, etl'accord entre eux ayant esté poussé si avant,qu'on le tenoit pour fait, sur le point de laconclusion, les Espagnols s'estans coullés

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dedans, en userent comme en une victoire pla-niere : et depuis à Ligny en Barrois, où leComte de Brienne commandoit, l'Empereurl'ayant assiegé en personne, et BertheuilleLieutenant dudict Comte estant sorty pourparlementer, pendant le parlement la ville setrouva saisie.

Fu il vincer sempre mai laudabil cosa,Vincasi o per fortuna o per ingegno,

disent-ils : Mais le Philosophe Chrysippusn'eust pas esté de cet advis : et moy aussi peu.Car il disoit que ceux qui courent à l'envy,doivent bien employer toutes leurs forces à lavistesse, mais il ne leur est pourtant aucune-ment loisible de mettre la main sur leur ad-versaire pour l'arrester : ny de luy tendre lajambe, pour le faire cheoir.

Et plus genereusement encore ce grandAlexandre, à Polypercon, qui luy suadoit de seservir de l'avantage que l'obscurité de la nuictluy donnoit pour assaillir Darius. Point, dit-il,ce n'est pas à moy de chercher des victoiresdesrobees : malo me fortunæ poeniteat, quamvictoriæ pudeat.

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Atque idem fugientem haud est dignatusOrodem

Sternere, nec jacta cæcum dare cuspide vul-nus :

Obvius, adversoque occurrit, seque viro virContulit, haud furto melior, sed fortibus

armis.

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Chapitre 7Que l'intention juge nosactionsLA mort, dict-on, nous acquitte de toutes nosobligations. J'en sçay qui l'ont prins en diversefaçon. Henry septiesme Roy d'Angleterre fitcomposition avec Dom Philippe fils del'Empereur Maximilian, ou pour le confronterplus honnorablement, pere de l'EmpereurCharles cinquiesme, que ledict Philippe remet-toit entre ses mains le Duc de Suffolc de laRose blanche, son ennemy, lequel s'en estoit

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fuy et retiré au pays bas, moyennant qu'il pro-mettoit de n'attenter rien sur la vie dudictDuc : toutesfois venant à mourir, il commandapar son testament à son fils, de le faire mou-rir, soudain apres qu'il seroit decedé.

Dernierement en cette tragedie que le Ducd'Albe nous fit voir à Bruxelles és Contes deHorne et d'Aiguemond, il y eut tout plein dechoses remerquables : et entre autres que le-dict Comte d'Aiguemond, soubs la foy et asseu-rance duquel le Comte de Horne s'estoit venurendre au Duc d'Albe, requit avec grande ins-tance, qu'on le fist mourir le premier : affinque sa mort l'affranchist de l'obligation qu'ilavoit audict Comte de Horne. Il semble que lamort n'ayt point deschargé le premier de safoy donnee, et que le second en estoit quitte,mesmes sans mourir. Nous ne pouvons estretenus au delà de nos forces et de nos moyens.A cette cause, par ce que les effects et execu-tions ne sont aucunement en nostre puissance,et qu'il n'y a rien en bon escient en nostrepuissance, que la volonté : en celle là sefondent par necessité et s'establissent toutes

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les reigles du devoir de l'homme. Par ainsi leComte d'Aiguemond tenant son ame et volontéendebtee à sa promesse, bien que la puissancede l'effectuer ne fust pas en ses mains, estoitsans doute absous de son devoir, quand il eustsurvescu le Comte de Horne. Mais le Royd'Angleterre faillant à sa parolle par son in-tention, ne se peut excuser pour avoir retardéjusques apres sa mort l'execution de sa des-loyauté : Non plus que le masson de Herodote,lequel ayant loyallement conservé durant savie le secret des thresors du Roy d'Egypte sonmaistre, mourant les descouvrit à ses enfans.

J'ay veu plusieurs de mon temps convaincuspar leur conscience retenir de l'autruy, se dis-poser à y satisfaire par leur testament etapres leur decés. Ils ne font rien qui vaille. Nyde prendre terme à chose si presante, ny devouloir restablir une injure avec si peu de leurressentiment et interest. Ils doivent du plusleur. Et d'autant qu'ils payent plus poisam-ment, et incommodéement : d'autant en estleur satisfaction plus juste et meritoire. La pe-nitence demande à charger.

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Ceux la font encore pis, qui reservent la de-claration de quelque haineuse volonté enversle proche à leur derniere volonté, l'ayants ca-chee pendant la vie. Et monstrent avoir peu desoin du propre honneur, irritans l'offencé àl'encontre de leur memoire : et moins de leurconscience, n'ayants pour le respect de la mortmesme, sceu faire mourir leur maltalent : eten estendant la vie outre la leur. Iniquesjuges, qui remettent à juger alors qu'ils n'ontplus cognoissance de cause.

Je me garderay, si je puis, que ma mort diechose, que ma vie n'ayt premierement dit etapertement.

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Chapitre 8De l'OysivetéCOMME nous voyons des terres oysives, sielles sont grasses et fertilles, foisonner en centmille sortes d'herbes sauvages et inutiles, etque pour les tenir en office, il les faut assub-jectir et employer à certaines semences, pournostre service. Et comme nous voyons, que lesfemmes produisent bien toutes seules, desamas et pieces de chair informes, mais quepour faire une generation bonne et naturelle,il les faut embesongner d'une autre semence :ainsin est-il des esprits, si on ne les occupe à

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certain subject, qui les bride et contraigne, ilsse jettent desreiglez, par-cy par là, dans levague champ des imaginations.

Sicut aquæ tremulum labris ubi lumen ahe-nis

Sole repercussum, aut radiantis imagineLunæ,

Omnia pervolitat latè loca, jamque sub aurasErigitur, summique ferit laquearia tecti.

Et n'est folie ny réverie, qu'ils ne produisenten cette agitation,

velut ægri somnia, vanæFinguntur species.

L'ame qui n'a point de but estably, elle seperd : Car comme on dit, c'est n'estre en aucunlieu, que d'estre par tout.

Quisquis ubique habitat, Maxime, nusquamhabitat.

Dernierement que je me retiray chez moy,deliberé autant que je pourroy, ne me meslerd'autre chose, que de passer en repos, et àpart, ce peu qui me reste de vie : il me sem-bloit ne pouvoir faire plus grande faveur àmon esprit, que de le laisser en pleine

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oysiveté, s'entretenir soy-mesmes, et s'arresteret rasseoir en soy : Ce que j'esperois qu'ilpeust meshuy faire plus aysément, devenuavec le temps, plus poisant, et plus meur :Mais je trouve,

variam semper dant otia mentem,qu'au rebours faisant le cheval eschappé, il

se donne cent fois plus de carriere à soy-mesmes, qu'il ne prenoit pour autruy : etm'enfante tant de chimeres et monstres fan-tasques les uns sur les autres, sans ordre, etsans propos, que pour en contempler à monayse l'ineptie et l'estrangeté, j'ay commencé deles mettre en rolle : esperant avec le temps,luy en faire honte à luy mesmes.

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Chapitre 9Des MenteursIL n'est homme à qui il siese si mal de se mes-ler de parler de memoire. Car je n'en recognoyquasi trace en moy : et ne pense qu'il y en aytau monde, une autre si merveilleuse en de-faillance. J'ay toutes mes autres parties vileset communes, mais en cette-là je pense estresingulier et tres-rare, et digne de gaigner nomet reputation.

Outre l'inconvenient naturel que j'en souffre(car certes, veu sa necessité, Platon a raisonde la nommer une grande et puissante deesse)

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si en mon pays on veut dire qu'un homme n'apoint de sens, ils disent, qu'il n'a point de me-moire : et quand je me plains du defaut de lamienne : ils me reprennent et mescroient,comme si je m'accusois d'estre insensé : Ils nevoyent pas de chois entre memoire et entende-ment. C'est bien empirer mon marché : Maisils me font tort : car il se voit par experienceplustost au rebours, que les memoires excel-lentes se joignent volontiers aux jugemens de-biles. Ils me font tort aussi en cecy, qui nesçay rien si bien faire qu'estre amy, que lesmesmes paroles qui accusent ma maladie, re-presentent l'ingratitude. On se prend de monaffection à ma memoire, et d'un defaut natu-rel, on en fait un defaut de conscience. Il aoublié, dict-on, cette priere ou cette promesse :il ne se souvient point de ses amys : il ne s'estpoint souvenu de dire, ou faire, ou taire cela,pour l'amour de moy. Certes je puis aysémentoublier : mais de mettre à nonchalloir lacharge que mon amy m'a donnee, je ne le faypas. Qu'on se contente de ma misere, sans en

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faire une espece de malice : et de la malice au-tant ennemye de mon humeur.

Je me console aucunement. Premierementsur ce, que c'est un mal duquel principalle-ment j'ay tiré la raison de corriger un malpire, qui se fust facilement produit en moy :Sçavoir est l'ambition, car cette deffaillanceest insurportable à qui s'empestre des negotia-tions du monde. Que comme disent plusieurspareils exemples du progres de nature, elle avolontiers fortifié d'autres facultés en moy, àmesure que cette-cy s'est affoiblie, et irois faci-lement couchant et allanguissant mon esprittet mon jugement, sur les traces d'autruy, sansexercer leurs propres forces, si les inventionset opinions estrangieres m'estoient presentespar le benefice de la memoire. Que mon parleren est plus court : Car le magasin de la me-moire, est volontiers plus fourny de matiere,que n'est celuy de l'invention. Si elle m'eust te-nu bon, j'eusse assourdi tous mes amys de ba-bil : les subjects esveillans cette telle quelle fa-culté que j'ay de les manier et employer, es-chauffant et attirant mes discours. C'est pitié :

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je l essayepar la preuve d'aucuns de mes pri-vez amys : à mesure que la memoire leur four-nit la chose entiere et presente, ils reculent siarriere leur narration, et la chargent de tantde vaines circonstances, que si le conte estbon, ils en estouffent la bonté : s'il ne l'est pas,vous estes à maudire ou l'heur de leur me-moire, ou le malheur de leur jugement. Etc'est chose difficile, de fermer un propos, et dele coupper despuis qu'on est arroutté. Et n'estrien, où la force d'un cheval se cognoisse plus,qu'à faire un arrest rond et net. Entre les per-tinents mesmes, j'en voy qui veulent et ne sepeuvent deffaire de leur course. Ce pendantqu'ils cerchent le point de clorre le pas, ils s'envont balivernant et trainant comme deshommes qui deffaillent de foiblesse. Sur toutles vieillards sont dangereux, à qui la souve-nance des choses passees demeure, et ont per-du la souvenance de leurs redites. J'ay veu desrecits bien plaisants, devenir tres-ennuyeux,en la bouche d'un seigneur, chascun del'assistance en ayant esté abbreuvé cent fois.Secondement qu'il me souvient moins des

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offences receuës, ainsi que disoit cet ancien. Ilme faudroit un protocolle, comme Darius, pourn'oublier l'offense qu'il avoit receue des Athe-niens, faisoit qu'un page à touts les coups qu'ilse mettoit à table, luy vinst rechanter partrois fois à l'oreille, Sire, souvienne vous desAtheniens, et que les lieux et les livres que jerevoy, me rient tousjours d'une freschenouvelleté.

Ce n'est pas sans raison qu'on dit, que quine se sent point assez ferme de memoire, ne sedoit pas mesler d'estre menteur. Je sçay bienque les grammairiens font difference, entredire mensonge, et mentir : et disent que diremensonge, c'est dire chose fausse, mais qu'ona pris pour vraye, et que la definition du motde mentir en Latin, d'où nostre François estparty, porte autant comme aller contre saconscience : et que par consequent cela netouche que ceux qui disent contre ce qu'ilssçavent, desquels je parle. Or ceux icy, ou ilsinventent marc et tout, ou ils déguisent et al-terent un fons veritable. Lors qu'ils déguisentet changent, à les remettre souvent en ce

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mesme conte, il est mal-aisé qu'ils ne se des-ferrent : par ce que la chose, comme elle est,s'estant logée la premiere dans la memoire, ets'y estant empreincte, par la voye de laconnoissance et de la science, il est mal-aiséqu'elle ne se represente à l'imagination, délo-geant la fausceté, qui n'y peut avoir le pied siferme, ny si rassis : et que les circonstances dupremier aprentissage, se coulant à tous coupsdans l'esprit, ne facent perdre le souvenir despieces raportées faulses ou abastardies. En cequ'ils inventent tout à faict, d'autant qu'il n'ya nulle impression contraire, qui choque leurfausceté, ils semblent avoir d'autant moins àcraindre de se mesconter. Toutefois encore ce-cy, par ce que c'est un corps vain, et sansprise, eschappe volontiers à la memoire, si ellen'est bien asseuree. Dequoy j'ay souvent veul'experience, et plaisamment, aux despens deceux qui font profession de ne former autre-ment leur parole, que selon qu'il sert aux af-faires qu'ils negotient, et qu'il plaist auxgrands à qui ils parlent. Car ces circonstancesà quoy ils veulent asservir leur foy et leur

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conscience, estans subjettes à plusieurs chan-gements, il faut que leur parole se diversifiequand et quand : d'où il advient que de mesmechose, ils disent, tantost gris, tantost jaune : àtel homme d'une sorte, à tel d'une autre : et sipar fortune ces hommes rapportent en butinleurs instructions si contraires, que devient cebel art ? Outre ce qu'imprudemment ils sedesferrent eux-mesmes si souvent : car quellememoire leur pourroit suffire à se souvenir detant de diverses formes, qu'ils ont forgées enun mesme subject ? J'ay veu plusieurs de montemps, envier la reputation de cette belle sortede prudence : qui ne voyent pas, que si la re-putation y est, l'effect n'y peut estre.

En verité le mentir est un maudit vice. Nousne sommes hommes, et ne nous tenons les unsaux autres que par la parole. Si nous enconnoissions l'horreur et le poids, nous lepoursuivrions à feu, plus justement qued'autres crimes. Je trouve qu'on s'amuse ordi-nairement à chastier aux enfans des erreursinnocentes, tres mal à propos, et qu'on lestourmente pour des actions temeraires, qui

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n'ont ny impression ny suitte. La menterieseule, et un peu au dessous, l'opiniastreté, mesemblent estre celles desquelles on devroit àtoute instance combattre la naissance et leprogrez, elles croissent quand et eux : et de-puis qu'on a donné ce faux train à la langue,c'est merveille combien il est impossible del'en retirer. Par où il advient, que nous voyonsdes honnestes hommes d'ailleurs, y estre sub-jects et asservis. J'ay un bon garçon detailleur, à qui je n'ouy jamais dire une verité,non pas quand elle s'offre pour luy servirutilement.

Si comme la verité, le mensonge n'avoitqu'un visage, nous serions en meilleurstermes : car nous prendrions pour certainl'opposé de ce que diroit le menteur. Mais lerevers de la verité a cent mille figures, et unchamp indefiny.

Les Pythagoriens font le bien certain et finy,le mal infiny et incertain. Mille routtes des-voyent du blanc : une y va. Certes je nem'asseure pas, que je peusse venir à bout demoy, à guarentir un danger evident et

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extresme, par une effrontee et solennemensonge.

Un ancien pere dit, que nous sommes mieuxen la compagnie d'un chien cognu, qu'en celled'un homme, duquel le langage nous est incon-nu. Ut externus alieno non sit hominis vice. Etde combien est le langage faux moins sociableque le silence ?

Le Roy François premier, se vantoit d'avoirmis au rouet par ce moyen, Francisque Taver-na, ambassadeur de François Sforce Duc deMilan, homme tres-fameux en science deparlerie. Cettuy-cy avoit esté despesché pourexcuser son maistre envers sa Majesté, d'unfait de grande consequence ; qui estoit tel. LeRoy pour maintenir tousjours quelques intelli-gences en Italie, d'où il avoit esté derniere-ment chassé, mesme au Duché de Milan, avoitadvisé d'y tenir pres du Duc un Gentilhommede sa part, ambassadeur par effect, mais parapparence homme privé, qui fist la mine d'yestre pour ses affaires particulieres : d'autantque le Duc, qui dependoit beaucoup plus del'Empereur (lors principallement qu'il estoit

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en traicté de mariage avec sa niepce, fille duRoy de Dannemarc, qui est à present douai-riere de Lorraine) ne pouvoit descouvrir avoiraucune praticque et conference avecques nous,sans son grand interest. A cette commission,se trouva propre un Gentil-homme Milannois,escuyer d'escurie chez le Roy, nomméMerveille. Cettuy-cy despesché avecqueslettres secrettes de creance, et instructionsd'ambassadeur ; et avec d'autres lettres de re-commendation envers le Duc, en faveur de sesaffaires particulieres, pour le masque et lamontre, fut si long temps aupres du Duc, qu'ilen vint quelque ressentiment à l'Empereur :qui donna cause à ce qui s'ensuivit apres,comme nous pensons : Ce fut, que soubs cou-leur de quelque meurtre, voila le Duc qui luyfaict trancher la teste de belle nuict, et sonproces faict en deux jours. Messire Francisqueestant venu prest d'une longue deductioncontrefaicte de cette histoire ; car le Roy s'enestoit adressé, pour demander raison, à tousles Princes de Chrestienté, et au Duc mesmes :fut ouy aux affaires du matin, et ayant estably

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pour le fondement de sa cause, et dressé àcette fin, plusieurs belles apparences du faict :Que son maistre n'avoit jamais pris nostrehomme, que pour gentil-homme privé, et siensubject, qui estoit venu faire ses affaires à Mi-lan, et qui n'avoit jamais vescu là soubs autrevisage : desadvouant mesme avoir sçeu qu'ilfust en estat de la maison du Roy, ny connu deluy, tant s'en faut qu'il le prist pour ambassa-deur. Le Roy à son tour le pressant de diversesobjections et demandes, et le chargeant detoutes pars, l'acculla en fin sur le point del'execution faicte de nuict, et comme à la des-robée. A quoy le pauvre homme embarrassé,respondit, pour faire l'honneste, que pour lerespect de sa Majesté, le Duc eust esté bienmarry, que telle execution se fust faicte dejour. Chacun peut penser, comme il fut relevé,s'estant si lourdement couppé, à l'endroit d'untel nez que celuy du Roy François.

Le Pape Jule second, ayant envoyé un am-bassadeur vers le Roy d'Angleterre, pourl'animer contre le Roy François,l'ambassadeur ayant esté ouy sur sa charge, et

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le Roy d'Angleterre s'estant arresté en sa res-ponse, aux difficultez qu'il trouvoit à dresserles preparatifs qu'il faudroit pour combattreun Roy si puissant, et en alleguant quelquesraisons : l'ambassadeur repliqua mal à propos,qu'il les avoit aussi considerées de sa part, etles avoit bien dictes au Pape. De cette parolesi esloignée de sa proposition, qui estoit de lepousser incontinent à la guerre, le Royd'Angleterre print le premier argument de cequ'il trouva depuis par effect, que cet ambas-sadeur, de son intention particuliere pendoitdu costé de France, et en ayant adverty sonmaistre, ses biens furent confisquez, et ne tintà guere qu'il n'en perdist la vie.

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Chapitre 10Du parler prompt outardif

Onc ne furent à tous toutes graces données.AUSSI voyons nous qu'au don d'eloquence,

les uns ont la facilité et la promptitude, et cequ'on dit, le boutehors si aisé, qu'à chasquebout de champ ils sont prests : les autres plustardifs ne parlent jamais rien qu'elabouré etpremedité. Comme on donne des regles auxdames de prendre les jeux et les exercices ducorps, selon l'avantage de ce qu'elles ont le

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plus beau. Si j'avois à conseiller de mesmes, ences deux divers advantages de l'eloquence, delaquelle il semble en nostre siecle, que lesprescheurs et les advocats facent principalleprofession, le tardif seroit mieux prescheur, ceme semble, et l'autre mieux advocat : Par ceque la charge de celuy-là luy donne autantqu'il luy plaist de loisir pour se preparer ; etpuis sa carriere se passe d'un fil et d'une suite,sans interruption : là où les commoditez del'advocat le pressent à toute heure de semettre en lice : et les responces improuveuësde sa partie adverse, le rejettent de sonbranle, où il luy fautsur le champ prendrenouveau party.

Si est-ce qu'à l'entreveuë du Pape Clementet du Roy François à Marseille, il advint toutau rebours, que monsieur Poyet, homme toutesa vie nourry au barreau, en grande reputa-tion, ayant charge de faire la harangue auPape, et l'ayant de longue main pourpensee,voire, à ce qu'on dict, apportée de Paris toutepreste, le jour mesme qu'elle devoit estre pro-noncée, le Pape se craignant qu'on luy tinst

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propos qui peust offenser les ambassadeursdes autres Princes qui estoyent autour de luy,manda au Roy l'argument qui luy sembloitestre le plus propre au temps et au lieu, maisde fortune, tout autre que celuy, sur lequelmonsieur Poyet s'estoit travaillé : de façon quesa harengue demeuroit inutile, et luy en falloitpromptement refaire une autre. Mais s'en sen-tant incapable, il fallut que Monsieur le Cardi-nal du Bellay en prinst la charge.

La part de l'Advocat est plus difficile quecelle du Prescheur : et nous trouvons pourtantce m'est advis plus de passables Advocats quePrescheurs, au moins en France.

Il semble que ce soit plus le propre del'esprit, d'avoir son operation prompte et sou-daine, et plus le propre du jugement, de l'avoirlente et posée. Mais qui demeure du toutmuet, s'il n'a loisir de se preparer : et celuyaussi, à qui le loisir ne donne advantage demieux dire, ils sont en pareil degréd'estrangeté. On recite de Severus Cassius,qu'il disoit mieux sans y avoir pensé : qu'il de-voit plus à la fortune qu'à sa diligence : qu'il

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luy venoit à proufit d'estre troublé en parlant :et que ses adversaires craignoyent de le pic-quer, de peurque la colere ne luy fist redoublerson eloquence. Je cognois par experience cettecondition de nature, qui ne peut soustenir unevehemente premeditation et laborieuse : si ellene va gayement et librement, elle ne va rienqui vaille. Nous disons d'aucuns ouvragesqu'ils puent à l'huyle et à la lampe, pour cer-taine aspreté et rudesse, que le travail im-prime en ceux où il a grande part. Mais outrecela, la solicitude de bien faire, et cette conten-tion de l'ame trop bandée et trop tendue à sonentreprise, la rompt et l'empesche, ainsi qu'iladvient à l'eau, qui par force de se presser desa violence et abondance, ne peut trouver ys-sue en un goulet ouvert.

En cette condition de nature, dequoy jeparle, il y a quant et quant aussi cela, qu'elledemande à estre non pas esbranlée et picquéepar ces passions fortes, comme la colere deCassius, (car ce mouvement seroit trop aspre)elle veut estre non pas secouëe, mais sollici-tée : elle veut estre eschauffée et resveillée par

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les occasions estrangeres, presentes et for-tuites. Si elle va toute seule, elle ne fait quetrainer et languir : l'agitation est sa vie et sagrace.

Je ne me tiens pas bien en ma possession etdisposition : le hazard y a plus de droit quemoy, l'occasion, la compaignie, le branlemesme de ma voix, tire plus de mon esprit,que je n'y trouve lors que je le sonde et em-ploye à part moy.

Ainsi les paroles en valent mieux que les es-crits, s'il y peut avoir chois où il n'y a point deprix.

Cecy m'advient aussi, que je ne me trouvepas où je me cherche : et me trouve plus parrencontre, que par l'inquisition de mon juge-ment. J'auray eslancé quelque subtilité en es-crivant. J'enten bien, mornée pour un autre,affilée pour moy. Laissons toutes ces honnes-tetez. Cela se dit par chacun selon sa force. Jel'ay si bien perdue que je ne sçay ce que j'ayvoulu dire : et l'a l'estranger descouverte parfois avant moy. Si je portoy le rasoir par toutoù cela m'advient, je me desferoy tout. Le

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rencontre m'en offrira le jour quelque autrefois, plus apparent que celuy du midy : et mefera estonner de ma hesitation.

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Chapitre 11Des PrognosticationsQUANT aux oracles, il est certain que bonnepiece avant la venue de Jesus Christ, ilsavoyent commencé à perdre leur credit : carnous voyons que Cicero se met en peine detrouver la cause de leur defaillance. Et cesmots sont à luy : Cur isto modo jam oraculaDelphis non eduntur, non modo nostra ætate,sed jamdiu, ut nihil possit esse contemptius ?Mais quant aux autres prognostiques, qui setiroyent de l'anatomie des bestes aux sacri-fices ausquels Platon attribue en partie la

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constitution naturelle des membres internesd'icelles, du trepignement des poulets, du voldes oyseaux, Aves quasdam rerum auguranda-rum causa natas esse putamus, des fouldres,du tournoyement des rivieres, Multa cernuntaruspices, multa augures provident, multaoraculis declarantur, multa vaticinationibus,multa somniis, multa portentis, et autres surlesquels l'ancienneté appuyoit la pluspart desentreprises, tant publicques que privées ;nostre Religion les a abolies. Et encore qu'ilreste entre nous quelques moyens de divina-tion és astres, és esprits, és figures du corps,és songes, et ailleurs notable exemple de laforçenée curiosité de nostre nature, s'amusantà preoccuper les choses futures, comme si ellen'avoit pas assez affaire à digerer lespresentes :

cur hanc tibi rector OlympiSollicitis visum mortalibus addere curam,Noscant venturas ut dira per omina clades.

Sit subitum quodcunque paras, sit cæca futuriMens hominum fati, liceat sperare timenti.

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Ne utile quidem est scire quid futurum sit :Miserum est enim nihil proficientem angi. Siest-ce qu'elle est de beaucoup moindreauctorité.

Voylà pourquoy l'exemple de François Mar-quis de Sallusse m'a semblé remerquable : carLieutenant du Roy François en son armée delàles monts, infiniment favorisé de nostre cour,et obligé au Roy du Marquisat mesmes, quiavoit esté confisqué de son frere : au reste nese presentant occasion de le faire, son affec-tion mesme y contredisant, se laissa si fort es-pouvanter, comme il a esté adveré, aux bellesprognostications qu'on faisoit lors courir detous costez à l'advantage de l'EmpereurCharles cinquiesme, et à nostre desavantage(mesmes en Italie, où ces folles prophetiesavoyent trouvé tant de place, qu'à Rome futbaillée grande somme d'argent au change,pour ceste opinion de nostre ruine) qu'apress'estre souvent condolu à ses privez, des mauxqu'il voyoit inevitablement preparez à la cou-ronne de France, et aux amis qu'il y avoit, serevolta, et changea de party : à son grand

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dommage pourtant, quelque constellation qu'ily eust. Mais il s'y conduisit en homme comba-tu de diverses passions : car ayant et villes etforces en sa main, l'armee ennemie soubs An-toine de Leve à trois pas de luy, et nous sanssoupçon de son faict, il estoit en luy de fairepis qu'il ne fit. Car pour sa trahison nous neperdismes ny homme, ny ville que Fossan : en-core apres l'avoir long temps contestee.

Prudens futuri temporis exitumCaliginosa nocte premit Deus,

Ridétque si mortalis ultraFas trepidat.Ille potens sui

Lætusque deget, cui licet in diemDixisse, vixi, cras vel atra

Nube polum pater occupato,Vel sole puro.

Lætus in præsens animus, quod ultra est,Oderit curare.

Et ceux qui croyent ce mot au contraire, lecroyent à tort. Ista sic reciprocantur, ut Et sidivinatio sit, dii sint : Et si dii sint, sit divina-tio. Beaucoup plus sagement Pacuvius :

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Nam istis qui linguam avium intelligunt,Plusque ex alieno jecore sapiunt, quam ex suo,

Magis audiendum quam auscultandumcenseo.

Cette tant celebree art de deviner des Tos-cans nasquit ainsin. Un laboureur perçant deson coultre profondement la terre, en veidsourdre Tages demi-dieu, d'un visage enfan-tin, mais de senile prudence. Chacun y accou-rut, et furent ses paroles et science recueillieet conservee à plusieurs siecles, contenant lesprincipes et moyens de cette art. Naissanceconforme à son progrez.

J'aymerois bien mieux reigler mes affairespar le sort des dez que par ces songes.

Et de vray en toutes republiques on a tous-jours laissé bonne part d'auctorité au sort.Platon en la police qu'il forge à discretion, luyattribue la decision de plusieurs effectsd'importance, et veut entre autres choses, queles mariages se facent par sort entre les bons.Et donne si grand poids à ceste election for-tuite, que les enfans qui en naissent, il or-donne qu'ils soyent nourris au païs : ceux qui

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naissent des mauvais, en soyent mis hors :Toutesfois si quelqu'un de ces bannis venoitpar cas d'adventure à montrer en croissantquelque bonne esperance de soy, qu'on lepuisse rappeller, et exiler aussi celuy d'entreles retenus, qui montrera peu d'esperance deson adolescence.

J'en voy qui estudient et glosent leurs Alma-nacs, et nous en alleguent l'authorité auxchoses qui se passent. A tant dire, il faut qu'ilsdient et la verité et le mensonge. Quis estenim, qui totum diem jaculans, non aliquandoconlineet ? Je ne les estime de rien mieux,pour les voir tomber en quelque rencontre. Ceseroit plus de certitude s'il y avoit regle et ve-rité à mentir tousjours. Joint que personne netient registre de leurs mescontes, d'autantqu'ils sont ordinaires et infinis : et fait-on va-loir leurs divinations de ce qu'elles sont rares,incroiables, et prodigieuses. Ainsi responditDiagoras, qui fut surnommé l'Athee, estant enla Samothrace, à celuy qui en luy montrant auTemple force voeuz et tableaux de ceux quiavoyent eschapé le naufrage, luy dit : Et bien

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vous, qui pensez que les Dieux mettent à non-chaloir les choses humaines, que dittes vousde tant d'hommes sauvez par leur grace ? Il sefait ainsi, respondit-il : Ceux là ne sont paspeints qui sont demeurez noyez, en bien plusgrand nombre. Cicero dit, que le seul Xeno-phanes Colophonien entre tous les Philo-sophes, qui ont advoué les Dieux, a essayé dedesraciner toute sorte de divination. D'autantest-il moins de merveille, si nous avons veupar fois à leur dommage, aucunes de nos amesprincipesques s'arrester à ces vanitez.

Je voudrois bien avoir reconnu de mes yeuxces deux merveilles, du livre de Joachim AbbéCalabrois, qui predisoit tous les Papes futurs ;leurs noms et formes : Et celuy de Leonl'Empereur qui predisoit les Empereurs et Pa-triarches de Grece. Cecy ay-je reconnu de mesyeux, qu'és confusions publiques, les hommesestonnez de leur fortune, se vont rejettant,comme à toute superstition, à rechercher auciel les causes et menaces anciennes de leurmalheur : et y sont si estrangement heureuxde mon temps, qu'ils m'ont persuadé, qu'ainsi

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que c'est un amusement d'esprits aiguz et oi-sifs, ceux qui sont duicts à ceste subtilité deles replier et desnouër, seroyent en tous es-crits capables de trouver tout ce qu'ils y de-mandent. Mais sur tout leur preste beau jeu,le parler obscur, ambigu et fantastique du jar-gon prophetique, auquel leurs autheurs nedonnent aucun sens clair, afin que la posteritéy en puisse appliquer de tel qu'il luy plaira.

Le demon de Socrates estoit à l'advanturecertaine impulsion de volonté, qui se presen-toit à luy sans le conseil de son discours. Enune ame bien espuree, comme la sienne, etpreparee par continu exercice de sagesse et devertu, il est vray-semblale que ces inclina-tions, quoy que temeraires et indigestes, es-toyent tousjours importantes et dignes d'estresuivies. Chacun sent en soy quelque image detelles agitations d'une opinion prompte, vehe-mente et fortuite. C'est à moy de leur donnerquelque authorité, qui en donne si peu ànostre prudence. Et en ay eu de pareillementfoibles en raison, et violentes en persuasion,ou en dissuasion, qui estoit plus ordinaire à

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Socrates, ausquelles je me laissay emporter siutilement et heureusement, qu'elles pour-royent estre jugees tenir quelque chosed'inspiration divine.

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Chapitre 12De la constanceLA loy de la resolution et de la constance neporte pas que nous ne nous devions couvrir,autant quil est en nostre puissance, des mauxet inconveniens qui nous menassent, ny parconsequent d'avoir peur qu'ils nous sur-preignent. Au rebours, tous moyens honnestesde se garentir des maux, sont non seulementpermis, mais louables. Et le jeu de laconstance se jouë principalement à porter depied ferme, les inconveniens où il n'y a pointde remede. De maniere qu'il n'y a soupplesse

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de corps, ny mouvement aux armes de main,que nous trouvions mauvais, s'il sert à nousgarantir du coup qu'on nous rue.

Plusieurs nations tres-belliqueuses se ser-voyent en leurs faits d'armes, de la fuite, pouradvantage principal, et montroyent le dos àl'ennemy plus dangereusement que leurvisage.

Les Turcs en retiennent quelque chose.Et Socrates en Platon se mocque de Laches,

qui avoit definy la fortitude, se tenir ferme enson reng contre les ennemis. Quoy, feit-il, se-roit ce donc lascheté de les battre en leur fai-sant place ? Et luy allegue Homere, qui louëen Æneas la science de fuir. Et par ce queLaches se r'advisant, advouë cet usage auxScythes, et en fin generallement à tous gensde cheval : il luy allegue encore l'exemple desgens de pied Lacedemoniens (nation sur toutesduitte à combatre de pied ferme) qui en lajournee de Platees, ne pouvant ouvrir la pha-lange Persienne, s'adviserent de s'escarter etsier arriere : pour, par l'opinion de leur fuitte,faire rompre et dissoudre cette masse, en les

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poursuivant. Par où ils se donnerent lavictoire.

Touchant les Scythes, on dit d'eux, quandDarius alla pour les subjuguer, qu'il manda àleur Roy force reproches, pour le voir tousjoursreculant devant luy, et gauchissant la meslee.A quoy Indathyrsez (car ainsi se nommoit-il)fit responce, que ce n'estoit pour avoir peur deluy, ny d'homme vivant : mais que c'estoit lafaçon de marcher de sa nation : n'ayant nyterre cultivee, ny ville, ny maison à deffendre,et à craindre que l'ennemy en peust faire pro-fit. Mais s'il avoit si grand faim d'en manger,qu'il approchast pour voir le lieu de leurs an-ciennes sepultures, et que là il trouveroit à quiparler tout son saoul.

Toutes-fois aux canonnades, depuis qu'onleur est planté en butte, comme les occasionsde la guerre portent souvent, il est messeantde s'esbranler pour la menace du coup :d'autant que par sa violence et vitesse nous letenons inevitable : et en y a meint un qui pouravoir ou haussé la main, ou baissé la teste, en

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a pour le moins appresté à rire à sescompagnons.

Si est-ce qu'au voyage que l'EmpereurCharles cinquiesme fit contre nous en Pro-vence, le Marquis de Guast estant allé reco-gnoistre la ville d'Arle, et s'estant jetté hors ducouvert d'un moulin à vent, à la faveur duquelil s'estoit approché, fut apperceu par les Sei-gneurs de Bonneval et Seneschal d'Agenois,qui se promenoyent sus le theatre aux arenes :lesquels l'ayant montré au Sieur de VilliersCommissaire de l'artillerie, il braqua si à pro-pos une coulevrine, que sans ce que ledictMarquis voyant mettre le feu se lança à quar-tier, il fut tenu qu'il en avoit dans le corps. Etde mesmes quelques annees auparavant,Laurent de Medicis, Duc d'Urbin, pere de laRoyne mere du Roy, assiegeant Mondolphe,place d'Italie, aux terres qu'on nomme du Vi-cariat, voyant mettre le feu à une piece qui leregardoit, bien luy servit de faire la cane : carautrement le coup, qui ne luy rasa que le des-sus de la teste, luy donnoit sans doute dansl'estomach. Pour en dire le vray, je ne croy pas

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que ces mouvemens se fissent avecques dis-cours : car quel jugement pouvez-vous faire dela mire haute ou basse en chose si soudaine ?et est bien plus aisé à croire, que la fortune fa-vorisa leur frayeur : et que ce seroit moyenune autre fois aussi bien pour se jetter dans lecoup, que pour l'eviter.

Je ne me puis deffendre si le bruit esclatantd'une harquebusade vient à me fraper lesoreilles à l'improuveu, en lieu où je ne ledeusse pas attendre, que je n'en tressaille : ceque j'ay veu encores advenir à d'autres quivalent mieux que moy.

Ny n'entendent les Stoiciens, que l'ame deleur sage puisse resister aux premieres visionset fantaisies qui luy surviennent : ains commeà une subjection naturelle consentent qu'ilcede au grand bruit du ciel, ou d'une ruine,pour exemple, jusques à la palleur et contrac-tion : Ainsin aux autres passions, pourveu queson opinion demeure sauve et entiere, et quel'assiette de son discours n'en souffre atteinteny alteration quelconque, et qu'il ne preste nulconsentement à son effroy et souffrance. De

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celuy qui n'est pas sage, il en va de mesmes enla premiere partie, mais tout autrement en laseconde. Car l'impression des passions ne de-meure pas en luy superficielle : ains va pene-trant jusques au siege de sa raison, l'infectantet la corrompant. Il juge selon icelles, et s'yconforme. Voyez bien disertement et plaine-ment l'estat du sage Stoique :

Mens immota manet, lacrymæ volvunturinanes.

Le sage Peripateticien ne s'exempte pas desperturbations, mais il les modere.

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Chapitre 13Ceremonie del'entreveuë des RoisIL n'est subject si vain, qui ne merite un rangen cette rapsodie. A nos reigles communes, ceseroit une notable discourtoisie et à l'endroitd'un pareil, et plus à l'endroit d'un grand, defaillir à vous trouver chez vous, quand il vousauroit adverty d'y devoir venir : Voire adjous-toit la Royne de Navarre Marguerite a ce pro-pos, que c'estoit incivilité à un Gentil-hommede partir de sa maison, comme il se faict le

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plus souvent, pour aller au devant de celuy quile vient trouver, pour grand qu'il soit : et qu'ilest plus respectueux et civil de l'attendre, pourle recevoir, ne fust que de peur de faillir saroute : et qu'il suffit de l'accompagner à sonpartement.

Pour moy j'oublie souvent l'un et lautre deces vains offices : comme je retranche en mamaison autant que je puis de la cerimonie.Quelqu'un s'en offence : qu'y ferois-je ? Il vautmieux que je l'offence pour une fois, que moytous les jours : ce seroit une subjection conti-nuelle. A quoy faire fuit-on la servitude descours, si on l'entraine jusques en sa taniere ?

C'est aussi une reigle commune en toutesassemblees, qu'il touche aux moindres de setrouver les premiers à l'assignation, d'autantqu'il est mieux deu aux plus apparans de sefaire attendre. Toutesfois à l'entreveuë qui sedressa du Pape Clement, et du Roy François àMarseille, le Roy y ayant odonné les apprestsnecessaires, s'esloigna de la ville, et donna loi-sir au Pape de deux ou trois jours pour son en-tree et refreschissement, avant qu'il le vinst

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trouver. Et de mesmes à l'entree aussi duPape et de l'Empereur à Bouloigne,l'Empereur donna moyen au Pape d'y estre lepremier et y survint apres luy. C'est, disent-ils, une cerimonie ordinaire aux abouchemensde tels Princes, que le plus grand soit avantles autres au lieu assigné, voire avant celuychez qui se fait l'assemblee : et le prennent dece biais, que c'est afin que cette apparence tes-moigne, que c'est le plus grand que lesmoindres vont trouver, et le recherchent, nonpas luy eux.

Non seulement chasque païs, mais chasquecité et chasque vacation a sa civilité particu-liere : J'y ay esté assez soigneusement dresséen mon enfance, et ay vescu en assez bonnecompaignie, pour n'ignorer pas les loix de lanostre Françoise : et en tiendrois eschole.J'aime à les ensuivre, mais non pas si couarde-ment, que ma vie en demeure contraincte.Elles ont quelques formes penibles, lesquellespourveu qu'on oublie par discretion, non parerreur, on n'en a pas moins de grace. J'ay veu

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souvent des hommes incivils par trop de civili-té, et importuns de courtoisie.

C'est au demeurant une tres-utile scienceque la science de l'entregent. Elle est, commela grace et la beauté, conciliatrice des pre-miers abords de la societé et familiarité : etpar consequent nous ouvre la porte à nous ins-truire par les exemples d'autruy, et à exploit-ter et produire nostre exemple, s'il a quelquechose d'instruisant et communicable.

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Chapitre 14On est puny pours'opiniastrer en uneplace sans raisonLA vaillance a ses limites, comme les autresvertus : lesquels franchis, on se trouve dans letrain du vice : en maniere que par chez elle onse peut rendre à la temerité, obstination et fo-lie, qui n'en sçait bien les bornes, malaisez enverité à choisir sur leurs confins. De cetteconsideration est nee la coustume que nousavons aux guerres, de punir, voire de mort,

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ceux qui s'opiniastrent à defendre une place,qui par les regles militaires ne peut estresoustenue. Autrement soubs l'esperance del'impunité il n'y auroit poullier qui n'arrestastune armee. Monsieur le Connestable de Mom-morency au siege de Pavie, ayant esté commispour passer le Tesin, et se loger aux faux-bourgs S. Antoine, estant empesché d'une tourau bout du pont, qui s'opiniastra jusques à sefaire batre, feit pendre tout ce qui estoit de-dans : Et encore depuis accompagnant Mon-sieur le Dauphin au voyage delà les monts,ayant prins par force le chasteau de Villane, ettout ce qui estoit dedans ayant esté mis enpieces par la furie des soldats, horsmis le Ca-pitaine et l'enseigne, il les fit pendre et estran-gler pour cette mesme raison : Comme fit aus-si le Capitaine Martin du Bellay lors gouver-neur de Turin, en cette mesme contree, le Ca-pitaine de S. Bony : le reste de ses gens ayantesté massacré à laprinse de la place. Maisd'autant que le jugement de la valeur et foi-blesse du lieu, se prend par l'estimation etcontrepois des forces qui l'assaillent (car tel

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s'opiniastreroit justement contre deux coule-vrines, qui feroit l'enragé d'attendre trente ca-nons) ou se met encore en conte la grandeurdu Prince conquerant, sa reputation, le res-pect qu'on luy doit : il y a danger qu'on presseun peu la balance de ce costé là. Et en advientpar ces mesmes termes, que tels ont si grandeopinion d'eux et de leurs moyens, que ne leursemblant raisonnable qu'il y ait rien digne deleur faire teste, ilz passent le cousteau partout où ils trouvent resistance, autant que for-tune leur dure : Comme il se voit par lesformes de sommation et deffi, que les Princesd'Orient et leurs successeurs, qui sont encores,ont en usage, fiere, hautaine et pleine d'uncommandement barbaresque.

Et au quartier par où les Portugaiz escor-nerent les Indes, ils trouverent des estats aveccette loy universelle et inviolable, que tout en-nemy vaincu par le Roy en presence, ou parson Lieutenant est hors de composition de ran-çon et de mercy.

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Ainsi sur tout il se faut garder qui peut, detomber entre les mains d'un Juge ennemy, vic-torieux et armé.

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Chapitre 15De la punition de lacouardiseJ'OUY autrefois tenir à un Prince, et tres-grand Capitaine, que pour lascheté de coeurun soldat ne pouvoit estre condamné à mort :luy estant à table fait recit du proces du Sei-gneur de Vervins, qui fut condamné à mortpour avoir rendu Boulogne.

A la verité c'est raison qu'on face grande dif-ference entre les fautes qui viennent de nostrefoiblesse, et celles qui viennent de nostre

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malice. Car en celles icy nous nous sommesbandez à nostre escient contre les reigles de laraison, que nature a empreintes en nous : eten celles là, il semble que nous puissions ap-peller à garant cette mesme nature pour nousavoir laissé en telle imperfection et def-faillance. De maniere que prou de gens ontpensé qu'on ne se pouvoit prendre à nous, quede ce que nous faisons contre nostreconscience : Et sur cette regle est en partiefondee l'opinion de ceux qui condamnent lespunitions capitales aux heretiques et mes-creans : et celle qui establit qu'un Advocat etun Juge ne puissent estre tenuz de ce que parignorance ils ont failly en leur charge.

Mais quant à la coüardise, il est certain quela plus commune façon est de la chastier parhonte et ignominie. Et tient-on que cette reglea esté premierement mise en usage par le le-gislateur Charondas : et qu'avant luy les loixde Grece punissoyent de mort ceux qui s'en es-toyent fuis d'une bataille : là où il ordonnaseulement qu'ils fussent par trois jours assisemmy la place publicque, vestus de robe de

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femme : esperant encores s'en pouvoir servir,leur ayant fait revenir le courage par cettehonte. Suffundere malis hominis sanguinemquam effundere. Il semble aussi que les loixRomaines punissoyent anciennement de mort,ceux qui avoyent fuy. Car Ammianus Marcelli-nus dit que l'Empereur Julien condemna dixde ses soldats, qui avoyent tourné le dos à unecharge contre les Parthes, à estre degradez, etapres à souffrir mort, suyvant, dit-il, les loixanciennes. Toutes-fois ailleurs pour une pa-reille faute il en condemne d'autres, seulementà se tenir parmy les prisonniers sousl'enseigne du bagage. L'aspre chastiement dupeuple Romain contre les soldats eschapez deCannes, et en cette mesme guerre, contre ceuxqui accompaignerent Cn. Fulvius en sa def-faitte, ne vint pas à la mort.

Si est-il à craindre que la honte les deses-pere, et les rende non froids amis seulement,mais ennemis.

Du temps de nos Peres le Seigneur de Fran-get, jadis Lieutenant de la compaignie deMonsieur le Mareschal de Chastillon, ayant

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par Monsieur le Mareschal de Chabannes estémis Gouverneur de Fontarabie au lieu deMonsieur du Lude, et l'ayant rendue aux Es-pagnols, fut condamné à estre degradé de no-blesse, et tant luy que sa posterité declaré ro-turier, taillable et incapable de porter armes :et fut cette rude sentence executee à Lyon. De-puis souffrirent pareille punition tous lesgentils-hommes qui se trouverent dans Guyse,lors que le Conte de Nansau y entra : et autresencore depuis.

Toutesfois quand il y auroit une si grossiereet apparante ou ignorance ou couardise,qu'elle surpassast toutes les ordinaires, ce se-roit raison de la prendre pour suffisantepreuve de meschanceté et de malice, et de lachastier pour telle.

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Chapitre 16Un traict de quelquesAmbassadeursJ'OBSERVE en mes voyages cette practique,pour apprendre tousjours quelque chose, parla communication d'autruy (qui est une desplus belles escholes qui puisse estre) de rame-ner tousjours ceux, avec qui je confere, auxpropos des choses qu'ils sçavent le mieux.

Basti al nocchiero ragionar de' venti,Al bifolco dei tori, et le sue piaghe

Conti'l guerrier, conti'l pastor gli armenti.

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Car il advient le plus souvent au contraire,que chacun chosit plustost à discourir du mes-tier d'un autre que du sien : estimant que c'estautant de nouvelle reputation acquise : tes-moing le reproche qu'Archidamus feit à Pe-riander, qu'il quittoit la gloire d'un bon mede-cin, pour acquerir celle de mauvais poëte.

Voyez combien Cesar se desploye largementà nous faire entendre ses inventions à bastirponts et engins : et combien au prix il va seserrant, où il parle des offices de sa profession,de sa vaillance, et conduite de sa milice. Sesexploicts le verifient assez capitaine excellent :il se veut faire cognoistre excellent ingenieur ;qualité aucunement estrangere.

Le vieil Dionysius estoit tres grand chef deguerre, comme il convenoit à sa fortune : maisil se travailloit à donner principale recommen-dation de soy, par la poësie : et si n'y sçavoitguere. Un homme de vacation juridique, menéces jours passez voir une estude fournie detoutes sortes de livres de son mestier, et detout autre mestier, n'y trouva nulle occasionde s'entretenir : mais il s'arresta à gloser

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rudement et magistralement une barricade lo-gee sur la vis de l'estude, que cent capitaineset soldats recognoissent tous les jours, sans re-merque et sans offense.

Optat ephippia bos piger, optat ararecaballus.

Par ce train vous ne faictes jamais rien quivaille.

Ainsin, il faut travailler de rejetter tous-jours l'architecte, le peintre, le cordonnier, etainsi du reste chacun à son gibier. Et à ce pro-pos, à la lecture des histoires, qui est le subjetde toutes gens, j'ay accoustumé de considererqui en sont les escrivains : Si ce sont per-sonnes, qui ne facent autre profession que delettres, j'en apren principalement le stile et lelangage : si ce sont Medecins, je les croy plusvolontiers en ce qu'ils nous disent de la tempe-rature de l'air, de la santé et complexion desPrinces, des blessures et maladies : si Juris-consultes, il en faut prendre les controversesdes droicts, les loix, l'establissement des po-lices, et choses pareilles : si Theologiens, lesaffaires de l'Eglise, censures Ecclesiastiques,

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dispences et mariages : si courtisans, lesmeurs et les cerimonies : si gens de guerre, cequi est de leur charge, et principalement lesdeductions des exploits où ils se sont trouvezen personne : si Ambassadeurs, les menees,intelligences, et praticques, et maniere de lesconduire.

A cette cause, ce que j'eusse passé à unautre, sans m'y arrester, je l'ay poisé et remar-qué en l'histoire du Seigneur de Langey, tres-entendu en telles choses. C'est qu'apres avoirconté ces belles remonstrances de l'EmpereurCharles cinquiesme, faictes au consistoire àRome, present l'Evesque de Macon, et le Sei-gneur du Velly nos Ambassadeurs, où il avoitmeslé plusieurs parolles outrageuses contrenous ; et entre autres, que si ses Capitaines etsoldats n'estoient d'autre fidelité et suffisanceen l'art militaire, que ceux du Roy, tout surl'heure il s'attacheroit la corde au col, pour luyaller demander misericorde. Et de cecy ilsemble qu'il en creust quelque chose : car deuxou trois fois en sa vie depuis il luy advint deredire ces mesmes mots. Aussi qu'il défia le

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Roy de le combatre en chemise avec l'espee etle poignard, dans un batteau. Ledit Seigneurde Langey suivant son histoire, adjouste quelesdicts Ambassadeurs faisans une despescheau Roy de ces choses, luy en dissimulerent laplus grande partie, mesmes luy celerent lesdeux articles precedens. Or j'ay trouvé bien es-trange, qu'il fust en la puissance d'un Ambas-sadeur de dispenser sur les advertissemensqu'il doit faire à son maistre, mesme de telleconsequence, venant de telle personne, et ditsen si grand' assemblee. Et m'eust semblél'office du serviteur estre, de fidelement repre-senter les choses en leur entier, comme ellessont advenuës : afin que la liberté d'ordonner,juger, et choisir demeurast au maistre. Car deluy alterer ou cacher la verité, de peur qu'il nela preigne autrement qu'il ne doit, et que celane le pousse à quelque mauvais party, et cependant le laisser ignorant de ses affaires, ce-la m'eust semblé appartenir à celuy, qui donnela loy, non à celuy qui la reçoit, au curateur etmaistre d'eschole, non à celuy qui se doit pen-ser inferieur, comme en authorité, aussi en

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prudence et bon conseil. Quoy qu'il en soit, jene voudroy pas estre servy de cette façon enmon petit faict.

Nous nous soustrayons si volontiers du com-mandement sous quelque pretexte, et usur-pons sur la maistrise : chascun aspire si natu-rellement à la liberté et authorité, qu'au su-perieur nulle utilité ne doibt estre si chere, ve-nant de ceux qui le servent, comme luy doitestre chere leur simple et naifve obeissance.

On corrompt l'office du commander, quandon y obeit par discretion, non par subjection.Et P. Crassus, celuy que les Romains esti-merent cinq fois heureux, lors qu'il estoit enAsie consul, ayant mandé à un IngenieurGrec, de luy faire mener le plus grand desdeux mas de Navire, qu'il avoit veu à Athenes,pour quelque engin de batterie, qu'il en vouloitfaire. Cetuy cy sous titre de sa science, se don-na loy de choisir autrement, et mena le pluspetit, et selon la raison de art, le plus com-mode. Crassus, ayant patiemment ouy ses rai-sons, luy feit tres-bien donner le fouet :

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estimant l'interest de la discipline plus quel'interest de l'ouvrage.

D'autre part pourtant on pourroit aussiconsiderer, que cette obeïssance si contreinte,n'appartient qu'aux commandements precis etprefix. Les Ambassadeurs ont une charge pluslibre, qui en plusieurs parties depend souve-rainement de leur disposition. Ils n'executentpas simplement, mais forment aussi, etdressent par leur conseil, la volonté dumaistre. J'ay veu en mon temps des personnesde commandement, reprins d'avoir plustostobey aux paroles des lettres du Roy, qu'àl'occasion des affaires qui estoient pres deux.

Les hommes d'entendement accusent encoreaujourd'huy, l'usage des Roys de Perse, detailler les morceaux si courts à leurs agents etlieutenans, qu'aux moindres choses ils eussentà recourir à leur ordonnance. Ce delay, en unesi longue estendue de domination, ayant sou-vent apporté des notables dommages à leursaffaires.

Et Crassus, escrivant à un homme du mes-tier, et luy donnant advis de l'usage auquel il

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destinoit ce mas, sembloit-il pas entrer enconference de sa deliberation, et le convier àinterposer son decret ?

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Chapitre 17De la peurObstupui, steteruntque comæ, et vox faucibus

hæsit.Je ne suis pas bon naturaliste (qu'ils disent)

et ne sçay guiere par quels ressors la peur agiten nous, mais tant y a que c'est une estrangepassion : et disent les medecins qu'il n'en estaucune, qui emporte plustost nostre jugementhors de sa deuë assiete. De vray, j'ay veubeaucoup de gens devenus insensez de peur :et au plus rassis il est certain pendant que sonaccés dure, qu'elle engendre de terribles

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esblouissemens. Je laisse à part le vulgaire, àqui elle represente tantost les bisayeulx sortisdu tombeau enveloppez en leur suaire, tantostdes Loups-garoups, des Lutins, et des Chi-meres. Mais parmy les soldats mesme, où elledevroit trouver moins de place, combien defois à elle changé un troupeau de brebis en es-quadron de corselets ? des roseaux et descannes en gens-darmes et lanciers ? nos amisen nos ennemis ? et la croix blanche à larouge ?

Lors que Monsieur de Bourbon print Rome,un port'enseigne, qui estoit à la garde dubourg sainct Pierre, fut saisi de tel effroy à lapremiere alarme, que par le trou d'une ruine ilse jetta, l'enseigne au poing, hors la ville droitaux ennemis, pensant tirer vers le dedans dela ville ; et à peine en fin voyant la troupe deMonsieur de Bourbon se ranger pour le souste-nir, estimant que ce fust une sortie que ceuxde la ville fissent, il se recogneut, et tournantteste r'entra par ce mesme trou, par lequel ilestoit sorty, plus de trois cens pas avant en lacampaigne. Il n'en advint pas du tout si

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heureusement à l'enseigne du Capitaine Julle,lors que Sainct Paul fut pris sur nous par leComte de Bures et Monsieur du Reu. Car es-tant si fort esperdu de frayeur, que de se jetterà tout son enseigne hors de la ville, par unecanonniere, il fut mis en pieces par les as-saillans. Et au mesme siege, fut memorable lapeur qui serra, saisit, et glaça si fort le coeurd'un gentil-homme, qu'il en tomba roide mortpar terre à la bresche, sans aucune blessure.

Pareille rage pousse par fois toute une mul-titude. En l'une des rencontres de Germanicuscontre les Allemans, deux grosses trouppesprindrent d'effroy deux routes opposites, l'unefuyoit d'où l'autre partoit.

Tantost elle nous donne des aisles aux ta-lons, comme aux deux premiers : tantost ellenous cloüe les pieds, et les entrave : comme onlit de l'Empereur Theophile, lequel en une ba-taille qu'il perdit contre les Agarenes, devint siestonné et si transi, qu'il ne pouvoit prendreparty de s'enfuyr : adeo pavor etiam auxiliaformidat : jusques à ce que Manuel l'un desprincipaux chefs de son armee, l'ayant tirassé

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et secoüé, comme pour l'esveiller d'un profondsomme, luy dit : Si vous ne me suivez je voustueray : car il vaut mieux que vous perdiez lavie, que si estant prisonnier vous veniez àperdre l'Empire.

Lors exprime elle sa derniere force, quandpour son service elle nous rejette à lavaillance, qu'elle a soustraitte à nostre devoiret à nostre honneur. En la premiere juste ba-taille que les Romains perdirent contre Hanni-bal, sous le Consul Sempronius, une troupe debien dix mille hommes de pied, qui printl'espouvante, ne voyant ailleurs par ou fairepassage à sa lascheté, s'alla jetter au traversle gros des ennemis : lequel elle perça d'unmerveilleux effort, avec grand meurtre de Car-thaginois : achetant une honteuse fuite, aumesme prix qu'elle eust eu une glorieuse vic-toire. C'est ce dequoy j'ay le plus de peur quela peur.

Aussi surmonte elle en aigreur tous autresaccidents.

Quelle affection peut estre plus aspre etplus juste, que celle des amis de Pompeius, qui

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estoient en son navire, spectateurs de cet hor-rible massacre ? Si est-ce que la peur desvoiles Egyptiennes, qui commençoient à lesapprocher, l'estouffa de maniere, qu'on a re-merqué, qu'ils ne s'amuserent qu'à haster lesmariniers de diligenter, et de se sauver àcoups d'aviron ; jusques à ce qu'arrivez à Tyr,libres de crainte, ils eurent loy de tourner leurpensee à la perte qu'ils venoient de faire, et la-scher la bride aux lamentations et aux larmes,que cette autre plus forte passion avoitsuspendües.

Tum pavor sapientiam omnem mihi ex ani-mo expectorat.

Ceux qui auront esté bien frottés en quelqueestour de guerre, tous blessez encor et ensan-glantez, on les rameine bien le l'endemain à lacharge. Mais ceux qui ont conçeu quelquebonne peur des ennemis, vous ne les leur fe-riez pas seulement regarder en face. Ceux quisont en pressante crainte de perdre leur biend'estre exilez, d'estre subjuguez, vivent encontinuelle angoisse, en perdant le boire, lemanger, et le repos. La ou les pauvres, les

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bannis, les serfs, vivent souvent aussi joyeuse-ment que les autres. Et tant de gens, qui del'impatience des pointures de la peur, se sontpendus, noyez, et precipitez, nous ont bien ap-prins qu'elle est encores plus importune etplus insupportable que la mort.

Les Grecs en recognoissent une autre es-pece, qui est outre l'erreur de nostre discours :venant, disent-ils, sans cause apparente, etd'une impulsion celeste. Des peuples entierss'en voyent souvent frappez, et des armees en-tieres. Telle fut celle qui apporta à Carthageune merveilleuse desolation. On n'y oyoit quecris et voix effrayees : on voyoit les habitanssortir de leurs maisons, comme à l'alarme, etse charger, blesser et entretuer les uns lesautres, comme si ce fussent ennemis, quivinssent à occuper leur ville. Tout y estoit endesordre, et en fureur : jusques à ce que paroraisons et sacrifices, ils eussent appaisé l'iredes dieux. Ils nomment cela terreursPaniques.

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Chapitre 18Qu'il ne faut juger denotre heur qu'apres lamort

Scilicet ultima semperExpectanda dies homini est; dicique beatus

Ante obitum nemo, supremaque funera debet.Les enfans sçavent le conte du Roy Croesus

à ce propos : lequel ayant esté pris par Cyrus,et condamné à la mort, sur le point del'execution, il s'escria, O Solon, Solon : Celarapporté à Cyrus, et s'estant enquis que

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c'estoit à dire, il luy fit entendre, qu'il verifioitlors à ses despends l'advertissementqu'autrefois luy avoit donné Solon : que leshommes, quelque beau visage que fortune leurface, ne se peuvent appeller heureux, jusquesà ce qu'on leur ayt veu passer le dernier jourde leur vie, pour l'incertitude et varieté deschoses humaines, qui d'un bien leger mouve-ment se changent d'un estat en autre tout di-vers. Et pourtant Agesilaus, à quelqu'un quidisoit heureux le Roy de Perse, de ce qu'il es-toit venu fort jeune à un si puissant estat :Ouy-mais, dit-il, Priam en tel aage ne fut pasmalheureux. Tantost des Roys de Macedoine,successeurs de ce grand Alexandre, il s'en faictdes menuysiers et greffiers à Rome : des ty-rans de Sicile, des pedants à Corinthe : d'unconquerant de la moitié du monde, et Empe-reur de tant d'armees, il s'en faict un mise-rable suppliant des belitres officiers d'un Royd'Ægypte : tant cousta à ce grand Pompeius laprolongation de cinq ou six mois de vie. Et dutemps de nos peres ce Ludovic Sforce dixiesmeDuc de Milan, soubs qui avoit si long temps

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branslé toute l'Italie, on l'a veu mourir prison-nier à Loches : mais apres y avoir vescu dixans, qui est le pis de son marché. La plus belleRoyne, vefve du plus grand Roy de la Chres-tienté, vient elle pas de mourir par la maind'un Bourreau ? indigne et barbare cruauté !Et mille tels exemples. Car il semble quecomme les orages et tempestes se piquentcontre l'orgueil et hautaineté de nos basti-mens, il y ayt aussi là haut des esprits envieuxdes grandeurs de ça bas.

Usque adeo res humanas vis abdita quædamObterit, et pulchros fasces sævasque securesProculcare, ac ludibrio sibi habere videtur.Et semble que la fortune quelquefois guette

à point nommé le dernier jour de nostre vie,pour montrer sa puissance, de renverser en unmoment ce qu'elle avoit basty en longues an-nees ; et nous fait crier apres Laberius, Nimi-rum hac die una plus vixi, mihi quàm viven-dum fuit.

Ainsi se peut prendre avec raison, ce bon ad-vis de Solon. Mais d'autant que c'est un Philo-sophe, à l'endroit desquels les faveurs et

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disgraces de la fortune ne tiennent rang, nyd'heur ny de malheur : et sont les grandeurs,et puissances, accidens de qualité à peu presindifferente, je trouve vray-semblable, qu'ilayt regardé plus avant ; et voulu dire que cemesme bon-heur de nostre vie, qui dépend dela tranquillité et contentement d'un espritbien né, et de la resolution et asseurance d'uneame reglee ne se doive jamais attribuer àl'homme, qu'on ne luy ayt veu joüer le dernieracte de sa comedie : et sans doute le plus diffi-cile. En tout le reste il y peut avoir dumasque : Ou ces beaux discours de la Philoso-phie ne sont en nous que par contenance, oules accidens ne nous essayant pas jusques auvif, nous donnent loisir de maintenir tousjoursnostre visage rassis. Mais à ce dernier rolle dela mort et de nous, il n'y a plus que faindre, ilfaut parler François ; il faut montrer ce qu'il ya de bon et de net dans le fond du pot.

Nam veræ voces tum demum pectore ab imoEjiciuntur, et eripitur persona, manet res.Voyla pourquoy se doivent à ce dernier

traict toucher et esprouver toutes les autres

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actions de nostre vie. C'est le maistre jour,c'est le jour juge de tous les autres : c'est lejour, dict un ancien, qui doit juger de toutesmes années passées. Je remets à la mortl'essay du fruict de mes estudes. Nous verronslà si mes discours me partent de la bouche, oudu coeur.

J'ay veu plusieurs donner par leur mort re-putation en bien ou en mal à toute leur vie.Scipion beau-pere de Pompeius rabilla en bienmourant la mauvaise opinion qu'on avoit eu deluy jusques alors. Epaminondas interrogé le-quel des trois il estimoit le plus, ou Chabrias,ou Iphicrates, ou soy-mesme : Il nous faut voirmourir, dit-il, avant que d'en pouvoir re-soudre. De vray on desroberoit beaucoup à ce-luy là, qui le poiseroit sans l'honneur et gran-deur de sa fin. Dieu l'a voulu comme il luy apleu : mais en mon temps trois les plus exe-crables personnes, que je cogneusse en touteabomination de vie, et les plus infames, ont eudes morts reglées, et en toute circonstancecomposées jusques à la perfection.

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Il est des morts braves et fortunées. Je luyay veu trancher le fil d'un progrez de mer-veilleux avancement : et dans la fleur de soncroist, à quelqu'un, d'une fin si pompeuse, qu'àmon advis ses ambitieux et courageux des-seins, n'avoient rien de si hault que fut leurinterruption. Il arriva sans y aller, ou il pre-tendoit, plus grandement et glorieusement,que ne portoit son desir et esperance. Et de-vança par sa cheute, le pouvoir et le nom, ou ilaspiroit par sa course.

Au jugement de la vie d'autruy, je regardetousjours comment s'en est porté le bout, etdes principaux estudes de la mienne, c'est qu'ilse porte bien, c'est a dire quietement etsourdement.

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Chapitre 19Que Philosopher, c'estapprendre a mourirCICERON dit que Philosopher ce n'est autrechose que s'aprester à la mort. C'est d'autantque l'estude et la contemplation retirent aucu-nement nostre ame hors de nous, etl'embesongnent à part du corps, qui estquelque apprentissage et ressemblance de lamort : Ou bien, c'est que toute la sagesse etdiscours du monde se resoult en fin à ce point,de nous apprendre a ne craindre point a

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mourir. De vray, ou la raison se mocque, ouelle ne doit viser qu'à nostre contentement, ettout son travail tendre en somme à nous fairebien vivre, et à nostre aise, comme dict laSaincte Escriture. Toutes les opinions dumonde en sont là, que le plaisir est nostre but,quoy qu'elles en prennent divers moyens ; au-trement on les chasseroit d'arrivée. Car qui es-couteroit celuy, qui pour sa fin establiroitnostre peine et mesaise ?

Les dissentions des sectes Philosophiques ence cas, sont verbales. Transcurramus solertis-simas nugas. Il y a plus d'opiniastreté et de pi-coterie, qu'il n'appartient à une si saincte pro-fession. Mais quelque personnage quel'homme entrepreigne, il jouë tousjours le sienparmy. Quoy qu'ils dient, en la vertu mesme,le dernier but de nostre visee, c'est la volupté.Il me plaist de battre leurs oreilles de ce mot,qui leur est si fort à contrecoeur : Et s'il signi-fie quelque supreme plaisir, et excessif conten-tement, il est mieux deu à l'assistance de lavertu, qu'à nulle autre assistance. Cette volup-té pour estre plus gaillarde, nerveuse, robuste,

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virile, n'en est que plus serieusement volup-tueuse. Et luy devions donner le nom du plai-sir, plus favorable, plus doux et naturel : nonceluy de la vigueur, duquel nous l'avons de-nommee. Cette autre volupté plus basse, sielle meritoit ce beau nom : ce devoit estre enconcurrence, non par privilege. Je la trouvemoins pure d'incommoditez et de traverses,que n'est la vertu. Outre que son goust estplus momentanee, fluide et caduque, elle a sesveilles, ses jeusnes, et ses travaux, et la sueuret le sang. Et en outre particulierement, sespassions trenchantes de tant de sortes ; et ason costé une satiete si lourde, qu'elle equi-polle à penitence. Nous avons grand tortd'estimer que ses incommoditez luy serventd'aiguillon et de condiment à sa douceur,comme en nature le contraire se vivifie parson contraire : et de dire, quand nous venons àla vertu, que pareilles suittes et difficultezl'accablent, la rendent austere et inacessible.Là où beaucoup plus proprement qu'à la vo-lupté, elles anoblissent, aiguisent, et re-haussent le plaisir divin et parfaict, qu'elle

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nous moienne. Celuy la est certes bien indignede son accointance, qui contrepoise son coust,à son fruit : et n'en cognoist ny les graces nyl'usage. Ceux qui nous vont instruisant, que saqueste est scabreuse et laborieuse, sa jouïs-sance agreable : que nous disent-ils par là, si-non qu'elle est tousjours desagreable ? Carquel moien humain arriva jamais à sa jouïs-sance ? Les plus parfaits se sont bien conten-tez d'y aspirer, et de l'approcher, sans la pos-seder. Mais ils se trompent ; veu que de tousles plaisirs que nous cognoissons, la poursuitemesme en est plaisante. L'entreprise se sentde la qualité de la chose qu'elle regarde : carc'est une bonne portion de l'effect, et consub-stancielle. L'heur et la beatitude qui reluit enla vertu, remplit toutes ses appartenances etavenues, jusques à la premiere entree et ex-treme barriere. Or des principaux bienfaictsde la vertu, c'est le mespris de la mort, moyenqui fournit nostre vie d'une molle tranquillité,et nous en donne le goust pur et amiable :sans qui toute autre volupté est esteinte.

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Voyla pourquoy toutes les regles se ren-contrent et conviennent à cet article. Et com-bien qu'elles nous conduisent aussi toutes d'uncommun accord à mespriser la douleur, lapauvreté, et autres accidens, à quoy la vie hu-maine est subjecte, ce n'est pas d'un pareilsoing : tant par ce que ces accidens ne sont pasde telle necessité, la pluspart des hommespassent leur vie sans gouster de la pauvreté,et tels encore sans sentiment de douleur et demaladie, comme Xenophilus le Musicien, quivescut cent et six ans d'une entiere santé :qu'aussi d'autant qu'au pis aller, la mort peutmettre fin, quand il nous plaira, et coupperbroche à tous autres inconvenients. Maisquant à la mort, elle est inevitable.

Omnes eodem cogimur, omniumVersatur urna, serius ociusSors exitura, et nos in æter-

Num exitium impositura cymbæ.Et par consequent, si elle nous faict peur,

c'est un subject continuel de tourment, et quine se peut aucunement soulager. Il n'est lieud'où elle ne nous vienne. Nous pouvons

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tourner sans cesse la teste çà et là, comme enpays suspect : quæ quasi saxum Tantalo sem-per impendet. Nos parlemens renvoyent sou-vent executer les criminels au lieu où lecrimeest commis : durant le chemin, promenez lespar de belles maisons, faictes leur tant debonne chere, qu'il vous plaira,

non Siculæ dapesDulcem elaborabunt saporem,Non avium, cytharæque cantus

Somnum reducent.Pensez vous qu'ils s'en puissent resjouir ? et

que la finale intention de leur voyage leur es-tant ordinairement devant les yeux, ne leurayt alteré et affadi le goust à toutes cescommoditez ?

Audit iter, numeratque dies, spatioque via-rum

Metitur vitam, torquetur peste futura.Le but de nostre carriere c'est la mort, c'est

l'object necessaire de nostre visee : si elle nouseffraye, comme est-il possible d'aller un pasavant, sans fiebvre ? Le remede du vulgairec'est de n'y penser pas. Mais de quelle brutale

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stupidité luy peut venir un si grossier aveugle-ment ? Il luy faut faire brider l'asne par laqueuë,

Qui capite ipse suo instituit vestigia retro.Ce n'est pas de merveille s'il est si souvent

pris au piege. On fait peur à nos gens seule-ment de nommer la mort, et la pluspart s'enseignent, comme du nom du diable. Et par-cequ'il s'en faict mention aux testamens, ne vousattendez pas qu'ils y mettent la main, que lemedecin ne leur ayt donné l'extreme sentence.Et Dieu sçait lors entre la douleur et lafrayeur, de quel bon jugement ils vous lepatissent.

Par ce que cette syllabe frappoit trop rude-ment leurs oreilles, et que cette voix leur sem-bloit malencontreuse, les Romains avoientapris de l'amollir ou l'estendre en perifrazes.Au lieu de dire, il est mort, il a cessé de vivre,disent-ils, il a vescu. Pourveu que ce soit vie,soit elle passee, ils se consolent. Nous enavons emprunté, nostre, feu Maistre-Jehan.

A l'adventure est-ce, que comme on dict, leterme vaut l'argent. Je nasquis entre unze

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heures et midi le dernier jour de Febvrier, milcinq cens trente trois : comme nous contons àcette heure, commençant l'an en Janvier. Il n'ya justement que quinze jours que j'ay franchi39. ans, il m'en faut pour le moins encore au-tant. Ce pendant s'empescher du pensementde chose si esloignee, ce seroit folie. Maisquoy ? les jeunes et les vieux laissent la vie demesme condition. Nul n'en sort autrement quesi tout presentement il y entroit, joinct qu'iln'est homme si décrepite tant qu'il voit Ma-thusalem devant, qui ne pense avoir encorevingt ans dans le corps. D'avantage, pauvre folque tu es, qui t'a estably les termes de ta vie ?Tu te fondes sur les contes des Medecins. Re-garde plustost l'effect et l'experience. Par lecommun train des choses, tu vis pieça par fa-veur extraordinaire. Tu as passé les termesaccoustumez de vivre : Et qu'il soit ainsi, contede tes cognoissans, combien il en est mortavant ton aage, plus qu'il n'en y a qui l'ayentatteint : Et de ceux mesme qui ont annoblileur vie par renommee, fais en registre, etj'entreray en gageure d'en trouver plus qui

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sont morts, avant, qu'apres trente cinq ans. Ilest plein de raison, et de pieté, de prendreexemple de l'humanité mesme de Jesus-Ch-rist. Or il finit sa vie à trente et trois ans. Leplus grand homme, simplement homme,Alexandre, mourut aussi à ce terme.

Combien a la mort de façons de surprise ?Quid quisque vitet, nunquam homini satis

Cautum est in horas.Je laisse à part les fiebvres et les pleuresies.

Qui eust jamais pensé qu'un Duc de Bretaignedeust estre estouffé de la presse, comme futceluy là à l'entree du Pape Clement mon voi-sin, à Lyon ? N'as tu pas veu tuer un de nosRoys en se jouant ? et un de ses ancestresmourut il pas choqué par un pourceau ? Æ-schylus menassé de la cheute d'une maison, àbeau se tenir à l'airte, le voyla assommé d'untoict de tortue, qui eschappa des pattes d'unAigle en l'air : l'autre mourut d'un grain deraisin : un Empereur de l'egratigneure d'unpeigne en se testonnant : Æmylius Lepiduspour avoir heurté du pied contre le seuil deson huis : Et Aufidius pour avoir choqué en

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entrant contre la porte de la chambre duconseil. Et entre les cuisses des femmes Cor-nelius Gallus preteur, Tigillinus Capitaine duguet à Rome, Ludovic fils de Guy de Gon-sague, Marquis de Mantoüe. Et d'un encorepire exemple, Speusippus Philosophe Platoni-cien, et l'un de nos Papes. Le pauvre Bebius,Juge, cependant qu'il donne delay de huictaineà une partie, le voyla saisi, le sien de vivre es-tant expiré : Et Caius Julius medecin gressantles yeux d'un patient, voyla la mort qui clostles siens. Et s'il m'y faut mesler, un mien frerele Capitaine S. Martin, aagé de vingt troisans, qui avoit desja faict assez bonne preuvede sa valeur, jouant à la paume, reçeut uncoup d'esteuf, qui l'assena un peu au dessus del'oreille droitte, sans aucune apparence decontusion, ny de blessure : il ne s'en assit, nyreposa : mais cinq ou six heures apres il mou-rut d'une Apoplexie que ce coup luy causa. Cesexemples si frequents et si ordinaires nouspassans devant les yeux, comme est-il possiblequ'on se puisse deffaire du pensement de la

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mort, et qu'à chasque instant il ne noussemble qu'elle nous tienne au collet ?

Qu'importe-il, me direz vous, comment quece soit, pourveu qu'on ne s'en donne point depeine ? Je suis de cet advis : et en quelque ma-niere qu'on se puisse mettre à l'abri des coups,fust ce soubs la peau d'un veau, je ne suis pashomme qui y reculast : car il me suffit de pas-ser à mon aise, et le meilleur jeu que je mepuisse donner, je le prens, si peu glorieux aureste et exemplaire que vous voudrez.

prætulerim delirus inérsque videri,Dum mea delectent mala me, vel denique fal-

lant,Quam sapere et ringi.

Mais c'est folie d'y penser arriver par là. Ilsvont, ils viennent, ils trottent, ils dansent, demort nulles nouvelles. Tout cela est beau :mais aussi quand elle arrive, ou à eux ou àleurs femmes, enfans et amis, les surprenanten dessoude et au descouvert, quels tourmens,quels cris, quelle rage et quel desespoir les ac-cable ? Vistes vous jamais rien si rabaissé, sichangé, si confus ? Il y faut prouvoir de

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meilleure heure : Et cette nonchalance bes-tiale, quand elle pourroit loger en la teste d'unhomme d'entendement (ce que je trouve entie-rement impossible) nous vend trop cher sesdenrees. Si c'estoit ennemy qui se peust eviter,je conseillerois d'emprunter les armes de lacoüardise : mais puis qu'il ne se peut ; puisqu'il vous attrappe fuyant et poltron aussibien qu'honeste homme,

Nempe et fugacem persequitur virum,Nec parcit imbellis juventæPoplitibus, timidoque tergo.

Et que nulle trampe de cuirasse vouscouvre,

Ille licet ferro cautus se condat in ære,Mors tamen inclusum protrahet inde caput.aprenons à le soustenir de pied ferme, et à

le combatre : Et pour commencer à luy osterson plus grand advantage contre nous, pre-nons voye toute contraire à la commune. Os-tons luy l'estrangeté, pratiquons le, accoustu-mons le, n'ayons rien si souvent en la testeque la mort : à tous instans representons la ànostre imagination et en tous visages. Au

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broncher d'un cheval, à la cheute d'une tuille,à la moindre piqueure d'espeingle, remachonssoudain, Et bien quand ce seroit la mortmesme ? et là dessus, roidissons nous, et nousefforçons. Parmy les festes et la joye, ayonstousjours ce refrein de la souvenance de nostrecondition, et ne nous laissons pas si fort em-porter au plaisir, que par fois il ne nous re-passe en la memoire, en combien de sortescette nostre allegresse est en butte à la mort,et de combien de prinses elle la menasse. Ainsifaisoient les Egyptiens, qui au milieu de leursfestins et parmy leur meilleure chere, fai-soient apporter l'Anatomie seche d'un homme,pour servir d'avertissement aux conviez.

Omnem crede diem tibi diluxisse supremum,Grata superveniet, quæ non sperabitur hora.Il est incertain où la mort nous attende, at-

tendons la par tout. La premeditation de lamort, est premeditation de la liberté. Qui aapris à mourir, il a desapris à servir. Il n'y arien de mal en la vie, pour celuy qui a biencomprins, que la privation de la vie n'est pasmal. Le sçavoir mourir nous afranchit de toute

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subjection et contraincte. Paulus Æmylius re-spondit à celuy, que ce miserable Roy de Ma-cedoine son prisonnier luy envoyoit, pour leprier de ne le mener pas en son triomphe,Qu'il en face la requeste à soy mesme.

A la verité en toutes choses si nature nepreste un peu, il est mal-aysé que l'art etl'industrie aillent guiere avant. Je suis demoy-mesme non melancholique, mais songe-creux : il n'est rien dequoy je me soye des tous-jours plus entretenu que des imaginations dela mort ; voire en la saison la plus licentieusede mon aage,

Jucundum cum ætas florida ver ageret.Parmy les dames et les jeux, tel me pensoit

empesché à digerer à part moy quelque jalou-sie, ou l'incertitude de quelque esperance, ce-pendant que je m'entretenois de je ne sçay quisurpris les jours precedens d'une fievrechaude, et de sa fin au partir d'une feste pa-reille, et la teste pleine d'oisiveté, d'amour etde bon temps, comme moy : et qu'autant m'enpendoit à l'oreille.

Jam fuerit, nec post unquam revocare licebit.

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Je ne ridois non plus le front de ce pense-ment là, que d'un autre. Il est impossible qued'arrivee nous ne sentions des piqueures detelles imaginations : mais en les maniant etrepassant, au long aller, on les apprivoise sansdoubte : Autrement de ma part je fusse encontinuelle frayeur et frenesie : Car jamaishomme ne se défia tant de sa vie, jamaishomme ne feit moins d'estat de sa duree. Ny lasanté, que j'ay jouy jusques à present tresvi-goureuse et peu souvent interrompue, ne m'enalonge l'esperance, ny les maladies ne mel'acourcissent. A chaque minute il me sembleque je m'eschappe. Et me rechante sans cesse,Tout ce qui peut estre faict un autre jour, lepeut estre aujourd'huy. De vray les hazards etdangiers nous approchent peu ou rien denostre fin : Et si nous pensons, combien il enreste, sans cet accident qui semblent nous me-nasser le plus, de millions d'autres sur nostestes, nous trouverons que gaillars et fie-vreux, en la mer et en nos maisons, en la ba-taille et en repos elle nous est égallement pres.

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Nemo altero fragilior est : nemo in crastinumsui certior.

Ce que j'ay affaire avant mourir, pourl'achever tout loisir me semble court, fust ced'une heure. Quelcun feuilletant l'autre jourmes tablettes, trouva un memoire de quelquechose, que je vouloys estre faite apres mamort : je luy dy, comme il estoit vray, quen'estant qu'à une lieue de ma maison, et sainet gaillard, je m'estoy hasté de l'escrire là,pour ne m'asseurer point d'arriver jusqueschez moy. Comme celuy, qui continuellementme couve de mes pensees, et les couche enmoy : je suis à toute heure preparé environ ceque je le puis estre : et ne m'advertira de riende nouveau la survenance de la mort. Il fautestre tousjours botté et prest à partir, en tantque en nous est, et sur tout se garder qu'onn'aye lors affaire qu'à soy.

Quid brevi fortes jaculamur ævoMulta ?

Car nous y aurons assez de besongne, sansautre surcrois. L'un se pleint plus que de lamort, dequoy elle luy rompt le train d'une

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belle victoire : l'autre qu'il luy faut deslogeravant qu'avoir marié sa fille, ou contrerolél'institution de ses enfans : l'un pleint la com-pagnie de sa femme, l'autre de son fils, commecommoditez principales de son estre.

Je suis pour cette heure en tel estat, Dieumercy, que je puis desloger quand il luy plaira,sans regret de chose quelconque : Je me des-noue par tout : mes adieux sont tantost prinsde chascun, sauf de moy. Jamais homme ne seprepara à quiter le monde plus purement etpleinement, et ne s'en desprint plus universel-lement que je m'attens de faire. Les plusmortes morts sont les plus saines.

Miser ô miser (aiunt) omnia ademit.Una dies infesta mihi tot præmia vitæ :

et le bastisseur,Manent (dict-il) opera interrupta, minæque

Murorum ingentes.Il ne faut rien designer de si longue haleine,

ou au moins avec telle intention de se passion-ner pour en voir la fin. Nous sommes nés pouragir :

Cum moriar, medium solvar et inter opus.

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Je veux qu'on agisse, et qu'on allonge les of-fices de la vie, tant qu'on peut : et que la mortme treuve plantant mes choux, mais nonchal-lant d'elle, et encore plus de mon jardin impar-fait. J'en vis mourir un, qui estant àl'extremité se pleignoit incessamment, dequoysa destinee coupoit le fil de l'histoire qu'il avoiten main, sur le quinziesme ou seixiesme denos Roys.

Illud in his rebus non addunt, nec tibi ea-rum

Jam desiderium rerum super insidet una.Il faut se descharger de ces humeurs vul-

gaires et nuisibles. Tout ainsi qu'on a planténos cimetieres joignant les Eglises, et auxlieux les plus frequentez de la ville, pour ac-coustumer, disoit Lycurgus, le bas populaire,les femmes et les enfans à ne s'effaroucherpoint de voir un homme mort : et affin que cecontinuel spectacle d'ossemens, de tombeaux,et de convois nous advertisse de nostrecondition.

Quin etiam exhilarare viris convivia cædeMos olim, et miscere epulis spectacula dira

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Certantum ferro, sæpe et super ipsa cadentumPocula, respersis non parco sanguine mensis.Et comme les Egyptiens apres leurs festins,

faisoient presenter aux assistans une grandeimage de la mort, par un qui leur crioit : Boy,et t'esjouy, car mort tu seras tel : Aussi ay-jepris en coustume, d'avoir non seulement enl'imagination, mais continuellement la morten la bouche. Et n'est rien dequoy je m'informesi volontiers, que de la mort des hommes :quelle parole, quel visage, quelle contenanceils y ont eu : ny endroit des histoires, que je re-marque si attentifvement.

Il y paroist, à la farcissure de mesexemples : et que j'ay en particuliere affectioncette matiere. Si j'estoy faiseur de livres, je fe-roy un registre commenté des morts diverses,qui apprendroit les hommes à mourir, leur ap-prendroit à vivre.

Dicearchus en feit un de pareil titre, maisd'autre et moins utile fin.

On me dira, que l'effect surmonte de si loingla pensee, qu'il n'y a si belle escrime, qui ne seperde, quand on en vient là : laissez les dire ;

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le premediter donne sans doubte grand avan-tage : Et puis n'est-ce rien, d'aller au moinsjusques là sans alteration et sans fiévre ? Il ya plus : nature mesme nous preste la main, etnous donne courage. Si c'est une mort courteet violente, nous n'avons pas loisir de lacraindre : si elle est autre, je m'apperçois qu'àmesure que je m'engage dans la maladie,j'entre naturellement en quelque desdain de lavie. Je trouve que j'ay bien plus affaire à dige-rer cette resolution de mourir, quand je suisen santé, que je n'ay quand je suis en fiévre :d'autant que je ne tiens plus si fort aux com-moditez de la vie, à raison que je commance àen perdre l'usage et le plaisir, j'en voy la mortd'une veuë beaucoup moins effrayee. Cela mefaict esperer, que plus je m'eslongneray decelle-là, et approcheray de cette-cy, plus aysé-ment j'entreray en composition de leur es-change. Tout ainsi que j'ay essayé en plusieursautres occurrences, ce que dit Cesar, que leschoses nous paroissent souvent plus grandesde loing que de pres : j'ay trouvé que sainj'avois eu les maladies beaucoup plus en

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horreur, que lors que je les ay senties.L'alegresse où je suis, le plaisir et la force, mefont paroistre l'autre estat si disproportionnéà celuy-là, que par imagination je grossis cesincommoditez de la moitié, et les conçoy pluspoisantes, que je ne les trouve, quand je les aysur les espaules. J'espere qu'il m'en adviendraainsi de la mort.

Voyons à ces mutations et declinaisons ordi-naires que nous souffrons, comme nature nousdesrobe la veuë de nostre perte et empire-ment. Que reste-il à un vieillard de la vigueurde sa jeunesse, et de sa vie passee ?

Heu senibus vitæ portio quanta manet !Cesar à un soldat de sa garde recreu et cas-

sé, qui vint en la ruë, luy demander congé dese faire mourir : regardant son maintien de-crepite, respondit plaisamment : Tu pensesdonc estre en vie. Qui y tomberoit tout à uncoup, je ne crois pas que nous fussions ca-pables de porter un tel changement : maisconduicts par sa main, d'une douce pente etcomme insensible, peu à peu, de degré en de-gré, elle nous roule dans ce miserable estat, et

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nous y apprivoise. Si que nous ne sentons au-cune secousse, quand la jeunesse meurt ennous : qui est en essence et en verité, une mortplus dure, que n'est la mort entiere d'une vielanguissante ; et que n'est la mort de lavieillesse : D'autant que le sault n'est pas silourd du mal estre au non estre, comme il estd'un estre doux et fleurissant, à un estre pe-nible et douloureux.

Le corps courbe et plié a moins de force àsoustenir un fais, aussi a nostre ame. Il la fautdresser et eslever contre l'effort de cet adver-saire. Car comme il est impossible, qu'elle semette en repos pendant qu'elle le craint : sielle s'en asseure aussi, elle se peut vanter (quiest chose comme surpassant l'humaine condi-tion) qu'il est impossible que l'inquietude, letourment, et la peur, non le moindre desplaisirloge en elle.

Non vultus instantis tyranniMente quatit solida, neque Auster

Dux inquieti turbidus Adriæ,Nec fulminantis magna Jovis manus.

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Elle est renduë maistresse de ses passionset concupiscences ; maistresse de l'indulgence,de la honte, de la pauvreté, et de toutes autresinjures de fortune. Gagnons cet advantage quipourra : C'est icy la vraye et souveraine liber-té, qui nous donne dequoy faire la figue à laforce, et à l'injustice, et nous moquer des pri-sons et des fers.

in manicis, etCompedibus, sævo te sub custode tenebo.

Ipse Deus simul atque volam, me solvet : opi-nor,

Hoc sentit, moriar. Mors ultima linea rerumest.

Nostre religion n'a point eu de plus asseuréfondement humain, que le mespris de la vie.Non seulement le discours de la raison nous yappelle ; car pourquoy craindrions nous deperdre une chose, laquelle perduë ne peutestre regrettée ? mais aussi puis que noussommes menaçez de tant de façons de mort,n'y a il pas plus de mal à les craindre toutes,qu'à en soustenir une ?

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Que chaut-il, quand ce soit, puis qu'elle estinevitable ? A celuy qui disoit à Socrates ; Lestrente tyrans t'ont condamné à la mort : Etnature, eux, respondit-il.

Quelle sottise, de nous peiner, sur le pointdu passage à l'exemption de toute peine !

Comme nostre naissance nous apporta lanaissance de toutes choses : aussi fera la mortde toutes choses, nostre mort. Parquoy c'estpareille folie de pleurer de ce que d'icy à centans nous ne vivrons pas, que de pleurer de ceque nous ne vivions pas, il y a cent ans. Lamort est origine d'une autre vie : ainsi pleu-rasmes nous, et ainsi nous cousta-il d'entreren cette-cy : ainsi nous despouillasmes nous denostre ancien voile, en y entrant.

Rien ne peut estre grief, qui n'est qu'unefois. Est-ce raison de craindre si long temps,chose de si brief temps ? Le long temps vivre,et le peu de temps vivre est rendu tout un parla mort. Car le long et le court n'est point auxchoses qui ne sont plus. Aristote dit, qu'il y ades petites bestes sur la riviere Hypanis, quine vivent qu'un jour. Celle qui meurt à huict

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heures du matin, elle meurt en jeunesse : cellequi meurt à cinq heures du soir, meurt en sadecrepitude. Qui de nous ne se mocque de voirmettre en consideration d'heur ou de malheur,ce moment de durée ? Le plus et le moins en lanostre, si nous la comparons à l'eternité, ouencores à la duree des montaignes, des ri-vieres, des estoilles, des arbres, et mesmesd'aucuns animaux, n'est pas moins ridicule.

Mais nature nous y force. Sortez, dit-elle, dece monde, comme vous y estes entrez. Lemesme passage que vous fistes de la mort à lavie, sans passion et sans frayeur, refaites le dela vie à la mort. Vostre mort est une des piecesde l'ordre de l'univers, c'est une piece de la viedu monde.

inter se mortales mutua vivunt,Et quasi cursores vitaï lampada tradunt.

Changeray-je pas pour vous cette bellecontexture des choses ? C'est la condition devostre creation ; c'est une partie de vous que lamort : vous vous fuyez vous mesmes. Cettuyvostre estre, que vous jouyssez, est égalementparty à la mort et à la vie. Le premier jour de

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vostre naissance vous achemine à mourircomme à vivre.

Prima, quæ vitam dedit, hora, carpsit.Nascentes morimur, finisque ab origine

pendet.Tout ce que vous vivés, vous le desrobés à la

vie : c'est à ses despens. Le continuel ouvragede vostre vie, c'est bastir la mort. Vous estesen la mort, pendant que vous estes en vie : carvous estes apres la mort, quand vous n'estesplus en vie.

Ou, si vous l'aymez mieux ainsi, vous estesmort apres la vie : mais pendant la vie, vousestes mourant : et la mort touche bien plus ru-dement le mourant que le mort, et plus vive-ment et essentiellement.

Si vous avez faict vostre proufit de la vie,vous en estes repeu, allez vous en satisfaict.

Cur non ut plenus vitæ conviva recedis ?Si vous n'en n'avez sçeu user ; si elle vous

estoit inutile, que vous chaut-il de l'avoir per-duë ? à quoy faire la voulez vous encores ?

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Cur amplius addere quærisRursum quod pereat male, et ingratum occidat

omne ?La vie n'est de soy ny bien ny mal : c'est la

place du bien et du mal, selon que vous la leurfaictes.

Et si vous avez vescu un jour, vous avez toutveu : un jour est égal à tous jours. Il n'y apoint d'autre lumiere, ny d'autre nuict. Ce So-leil, cette Lune, ces Estoilles, cette disposition,c'est celle mesme que vos ayeuls ont jouye, etqui entretiendra vos arriere-nepveux.

Non alium videre patres : aliumve nepotesAspicient.

Et au pis aller, la distribution et varieté detous les actes de ma comedie, se parfournit enun an. Si vous avez pris garde au branle demes quatre saisons, elles embrassentl'enfance, l'adolescence, la virilité, et lavieillesse du monde. Il a joüé son jeu : il n'ysçait autre finesse, que de recommencer ; cesera tousjours cela mesme.

versamur ibidem, arque insumus usque,Atque in se sua per vestigia volvitur annus.

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Je ne suis pas deliberée de vous forgerautres nouveaux passetemps.

Nam tibi præterea quod machiner, inve-niamque

Quod placeat, nihil est, eadem sunt omniasemper.

Faictes place aux autres, comme d'autresvous l'ont faite.

L'equalité est la premiere piece de l'equité.Qui se peut plaindre d'estre comprins où toussont comprins ? Aussi avez vous beau vivre,vous n'en rabattrez rien du temps que vousavez à estre mort : c'est pour neant ; aussilong temps serez vous en cet estat là, que vouscraingnez, comme si vous estiez mort ennourrisse :

licet, quod vis, vivendo vincere secla,Mors æterna tamen, nihilominus illa manebit.

Et si vous mettray en tel point, auquel vousn'aurez aucun mescontentement.

In vera nescis nullum fore morte alium te,Qui possit vivus tibi te lugere peremptum,

Stansque jacentem.

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Ny ne desirerez la vie que vous plaigneztant.

Nec sibi enim quisquam tum se vitamque re-quirit,

Nec desiderium nostri nos afficit ullum.La mort est moins à craindre que rien, s'il y

avoit quelque chose de moins, que rien.multo mortem minus ad nos esse putandum,Si minus esse potest quam quod nihil esse

videmus.Elle ne vous concerne ny mort ny vif. Vif,

par ce que vous estes : Mort, par ce que vousn'estes plus.

D'avantage nul ne meurt avant son heure.Ce que vous laissez de temps, n'estoit non plusvostre, que celuy qui s'est passé avant vostrenaissance : et ne vous touche non plus.

Respice enim quam nil ad nos ante acta ve-tustas

Temporis æterni fuerit.Où que vostre vie finisse, elle y est toute.

L'utilité du vivre n'est pas en l'espace : elle esten l'usage. Tel a vescu long temps, qui a peuvescu. Attendez vous y pendant que vous y

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estes. Il gist en vostre volonté, non au nombredes ans, que vous ayez assez vescu. Pensiezvous jamais n'arriver l'à, où vous alliez sanscesse ? encore n'y a il chemin qui n'aye sonissuë.

Et si la compagnie vous peut soulager, lemonde ne va-il pas mesme train que vousallez ?

omnia te vita perfuncta sequentur.Tout ne branle-il pas vostre branle ? y a-il

chose qui ne vieillisse quant et vous ? Millehommes, mille animaux et mille autres crea-tures meurent en ce mesme instant que vousmourez.

Nam nox nulla diem, neque noctem aurorasequuta est,

Quæ non audierit mistos vagitibus ægrisPloratus mortis comites et funeris atri.

A quoy faire y reculez vous, si vous ne pou-vez tirer arriere ? Vous en avez assez veu quise sont bien trouvés de mourir, eschevant parlà des grandes miseres. Mais quelqu'un quis'en soit mal trouvé, en avez vous veu ? Si est-ce grande simplesse, de condamner chose que

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vous n'avez esprouvée ny par vous ny parautre. Pourquoy te pleins-tu de moy et de ladestinée ? Te faisons nous tort ? Est-ce à toyde nous gouverner, ou à nous toy ? Encore queton aage ne soit pas achevé, ta vie l'est. Un pe-tit homme est homme entier comme un grand.

Ny les hommes ny leurs vies ne se mesurentà l'aune. Chiron refusa l'immortalité, informédes conditions d'icelle, par le Dieu mesme dutemps, et de la durée, Saturne son pere : Ima-ginez de vray, combien seroit une vie perdu-rable, moins supportable à l'homme, et pluspenible, que n'est la vie que je luy ay donnée.Si vous n'aviez la mort, vous me maudiriezsans cesse de vous en avoir privé. J'y ay à es-cient meslé quelque peu d'amertume, pourvous empescher ; voyant la commodité de sonusage, de l'embrasser trop avidement et indis-cretement : Pour vous loger en ceste modera-tion, ny de fuir la vie, ny de refuir à la mort,que je demande de vous ; j'ay temperé l'une etl'autre entre la douceur et l'aigreur.

J'apprins à Thales le premier de voz sages,que le vivre et le mourir estoit indifferent : par

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où, à celuy qui luy demanda, pourquoy donc ilne mouroit : il respondit tressagement, Pource qu'il est indifferent.

L'eau, la terre, l'air et le feu, et autresmembres de ce mien bastiment, ne sont nonplus instruments de ta vie, qu'instruments deta mort. Pourquoy crains-tu ton dernier jour ?Il ne confere non plus à ta mort que chascundes autres. Le dernier pas ne faict pas la lassi-tude : il la declaire. Tous les jours vont à lamort : le dernier y arrive.

Voila les bons advertissemens de nostremere Nature. Or j'ay pensé souvent d'où ve-noit celà, qu'aux guerres le visage de la mort,soit que nous la voyons en nous ou en autruy,nous semble sans comparaison moins ef-froyable qu'en nos maisons : autrement ce se-roit une armée de medecins et de pleurars : etelle estant tousjours une, qu'il y ait toutes-foisbeaucoup plus d'asseurance parmy les gens devillage et de basse condition qu'és autres. Jecroy à la verité que ce sont ces mines et appa-reils effroyables, dequoy nous l'entournons,qui nous font plus de peur qu'elle : une toute

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nouvelle forme de vivre : les cris des meres,des femmes, et des enfans : la visitation depersonnes estonnees, et transies : l'assistanced'un nombre de valets pasles et éplorés : unechambre sans jour : des cierges allumez :nostre chevet assiegé de medecins et de pres-cheurs : somme tout horreur et tout effroy au-tour de nous. Nous voyla des-ja ensevelis etenterrez. Les enfans ont peur de leurs amismesmes quand ils les voyent masquez ; aussiavons nous. Il faut oster le masque aussi biendes choses, que des personnes. Osté qu'il sera,nous ne trouverons au dessoubs, que cettemesme mort, qu'un valet ou simple cham-briere passerent dernierement sans peur.Heureuse la mort qui oste le loisir aux ap-prests de tel equipage !

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Chapitre 20De la force del'imaginationFortis imaginatio generat casum, disent lesclercs.

Je suis de ceux qui sentent tres-grand effortde l'imagination. Chacun en est heurté, maisaucuns en sont renversez. Son impression meperse ; et mon art est de luy eschapper, parfaute de force à luy resister. Je vivroye de laseule assistance de personnes saines et gaies.La veuë des angoisses d'autruy m'angoisse

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materiellement : et a mon sentiment souventusurpé le sentiment d'un tiers. Un tousseurcontinuel irrite mon poulmon et mon gosier. Jevisite plus mal volontiers les malades, aus-quels le devoir m'interesse, que ceux ausquelsje m'attens moins, et que je considere moins.Je saisis le mal, que j'estudie, et le couche enmoy. Je ne trouve pas estrange qu'elle donneet les fievres, et la mort, à ceux qui la laissentfaire, et qui luy applaudissent. Simon Thomasestoit un grand medecin de son temps. Il mesouvient que me rencontrant un jour à Thou-louse chez un riche vieillard pulmonique, ettraittant avec luy des moyens de sa guarison,il luy dist, que c'en estoit l'un, de me donneroccasion de me plaire en sa compagnie : et quefichant ses yeux sur la frescheur de mon vi-sage, et sa pensée sur cette allegresse et vi-gueur, qui regorgeoit de mon adolescence : etremplissant tous ses sens de cet estat floris-sant en quoy j'estoy lors, son habitude s'enpourroit amender : Mais il oublioit à dire, quela mienne s'en pourroit empirer aussi.

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Gallus Vibius banda si bien son ame, à com-prendre l'essence et les mouvemens de la folie,qu'il emporta son jugement hors de son siege,si qu'onques puis il ne l'y peut remettre : et sepouvoit vanter d'estre devenu fol par sagesse.Il y en a, qui de frayeur anticipent la main dubourreau ; et celuy qu'on debandoit pour luylire sa grace, se trouva roide mort surl'eschaffaut du seul coup de son imagination.Nous tressuons, nous tremblons, nous pallis-sons, et rougissons aux secousses de nos ima-ginations ; et renversez dans la plume sentonsnostre corps agité à leur bransle, quelques-foisjusques à en expirer. Et la jeunesse bouillantes'eschauffe si avant en son harnois toute en-dormie, qu'elle assouvit en songe ses amou-reux desirs.

Ut quasi transactis sæpe omnibus rebus pro-fundant

Fluminis ingentes fluctus, vestémquecruentent.

Et encore qu'il ne soit pas nouveau de voircroistre la nuict des cornes à tel, qui ne lesavoit pas en se couchant : toutesfois

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l'evenement de Cyppus Roy d'Italie est memo-rable, lequel pour avoir assisté le jour avecgrande affection au combat des taureaux, etavoir eu en songe toute la nuict des cornes enla teste, les produisit en son front par la forcede l'imagination. La passion donna au fils deCroesus la voix, que nature luy avoit refusée.Et Antiochus print la fievre, par la beauté deStratonicé trop vivement empreinte en soname. Pline dit avoir veu Lucius Cossitius, defemme changé en homme le jour de ses nopces.Pontanus et d'autres racontent pareilles meta-morphoses advenuës en Italie ces siecles pas-sez : Et par vehement desir de luy et de samere,

Vota puer solvit, quæ foemina voverat Iphis.Passant à Vitry le François je peu voir un

homme que l'Evesque de Soissons avoit nom-mé Germain en confirmation, lequel tous leshabitans de là ont cogneu, et veu fille, jusquesà l'aage de vingt deux ans, nommée Marie. Ilestoit à cette heure là fort barbu, et vieil, etpoint marié. Faisant, dit-il, quelque effort ensaultant, ses membres virils se produisirent :

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et est encore en usage entre les filles de là,une chanson, par laquelle elless'entradvertissent de ne faire point de grandesenjambees, de peur de devenir garçons, commeMarie Germain. Ce n'est pas tant de merveilleque cette sorte d'accident se rencontrefrequent : car si l'imagination peut en telleschoses, elle est si continuellement et si vigou-reusement attachée à ce subject, que pourn'avoir si souvent à rechoir en mesme penséeet aspreté de desir, elle a meilleur compted'incorporer, une fois pour toutes, cette virilepartie aux filles.

Les uns attribuent à la force del'imagination les cicatrices du Roy Dagobert etde Sainct François. On dit que les corps s'en-enlevent telle fois de leur place. Et Celsus re-cite d'un Prestre, qui ravissoit son ame entelle extase, que le corps en demeuroit longueespace sans respiration et sans sentiment.Sainct Augustin en nomme un autre, à qui ilne falloit que faire ouïr des cris lamentables etplaintifs : soudain il defailloit, et s'emportoit sivivement hors de soy, qu'on avoit beau le

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tempester, et hurler, et le pincer, et le griller,jusques à ce qu'il fust resuscité : Lors il disoitavoir ouy des voix, mais comme venant deloing : et s'apercevoit de ses eschaudures etmeurtrisseures. Et que ce ne fust une obstina-tion apostée contre son sentiment, cela lemonstroit, qu'il n'avoit ce pendant ny poulx nyhaleine.

Il est vray semblable, que le principal creditdes visions, des enchantemens, et de tels ef-fects extraordinaires, vienne de la puissancede l'imagination, agissant principalementcontre les ames du vulgaire, plus molles. Onleur a si fort saisi la creance, qu'ils pensentvoir ce qu'ils ne voyent pas.

Je suis encore en ce doubte, que ces plai-santes liaisons dequoy nostre monde se voit sientravé qu'il ne se parle d'autre chose, ce sontvolontiers des impressions de l'apprehensionet de la crainte. Car je sçay par experience,que tel de qui je puis respondre, comme demoy-mesme, en qui il ne pouvoit choir soupçonaucun de foiblesse, et aussi peud'enchantement, ayant ouy faire le conte à un

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sien compagnon d'une defaillance extraordi-naire, en quoy il estoit tombé sur le point qu'ilen avoit le moins de besoin, se trouvant en pa-reille occasion, l'horreur de ce conte luy vint àcoup si rudement frapper l'imagination, qu'ilen courut une fortune pareille. Et de là enhors fut subject à y renchoir : ce villain souve-nir de son inconvenient le gourmandant et ty-rannisant. Il trouva quelque remede à cetteresverie, par une autre resverie. C'estqu'advouant luy mesme, et preschant avant lamain, cette sienne subjection, la contention deson ame se soulageoit, sur ce, qu'apportant cemal comme attendu, son obligation en amoin-drissoit, et luy en poisoit moins. Quand il a euloy, à son chois (sa pensée desbrouillée et des-bandée, son corps se trouvant en son deu) dele faire lors premierement tenter, saisir, etsurprendre à la cognoissance d'autruy : il s'estguari tout net.

A qui on a esté une fois capable, on n'estplus incapable, sinon par juste foiblesse.

Ce malheur n'est à craindre qu'aux entre-prinses, où nostre ame se trouve outre mesure

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tendue de desir et de respect ; et notammentoù les commoditez se rencontrent improuveueset pressantes. On n'a pas moyen de se ravoirde ce trouble. J'en sçay, à qui il a servy d'y ap-porter le corps mesme, demy rassasiéd'ailleurs, pour endormir l'ardeur de cette fu-reur, et qui par l'aage, se trouve moins impuis-sant, de ce qu'il est moins puissant : Et telautre, à qui il a servi aussi qu'un amy l'ayt as-seuré d'estre fourni d'une contrebatteried'enchantements certains, à le preserver. Ilvaut mieux, que je die comment ce fut. UnComte de tresbon lieu, de qui j'estoye fort pri-vé, se mariant avec une belle dame, qui avoitesté poursuivie de tel qui assistoit à la feste,mettoit en grande peine ses amis : et nommé-ment une vieille dame sa parente, qui presi-doit à ces nopces, et les faisoit chez elle, crain-tive de ces sorcelleries : ce qu'elle me fit en-tendre. Je la priay s'en reposer sur moy.J'avoye de fortune en mes coffres, certaine pe-tite piece d'or platte, où estoient gravéesquelques figures celestes, contre le coup du So-leil, et pour oster la douleur de teste, la

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logeant à point, sur la cousture du test : etpour l'y tenir, elle estoit cousuë à un rubanpropre à rattacher souz le menton. Resveriegermaine à celle dequoy nous parlons. JacquesPeletier, vivant chez moy, m'avoit faict cepresent singulier. J'advisay d'en tirer quelqueusage, et dis au Comte, qu'il pourroit courrefortune comme les autres, y ayant là deshommes pour luy en vouloir prester une ; maisque hardiment il s'allast coucher : Que je luyferoy un tour d'amy : et n'espargneroys à sonbesoin, un miracle, qui estoit en ma puis-sance : pourveu que sur son honneur, il mepromist de le tenir tresfidelement secret. Seu-lement, comme sur la nuict on iroit luy porterle resveillon, s'il luy estoit mal allé, il me fistun tel signe. Il avoit eu l'ame et les oreilles sibattues, qu'il se trouva lié du trouble de sonimagination : et me feit son signe à l'heuresusditte. Je luy dis lors à l'oreille, qu'il se le-vast, souz couleur de nous chasser, et prinsten se jouant la robbe de nuict, que j'avoye surmoy (nous estions de taille fort voisine) et s'envestist, tant qu'il auroit executé mon

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ordonnance, qui fut ; Quand nous serions sor-tis, qu'il se retirast à tomber de l'eaue : disttrois fois telles parolles : et fist tels mouve-ments. Qu'à chascune de ces trois fois, il cei-gnist le ruban, que je luy mettoys en main, etcouchast bien soigneusement la medaille qui yestoit attachée, sur ses roignons : la figure entelle posture. Cela faict, ayant à la dernierefois bien estreint ce ruban, pour qu'il ne sepeust ny desnouer, ny mouvoir de sa place,qu'en toute asseurance il s'en retournast à sonprix faict : et n'oubliast de rejetter ma robbesur son lict, en maniere qu'elle les abriast tousdeux. Ces singeries sont le principal de l'effect.Nostre pensée ne se pouvant desmesler, quemoyens si estranges ne viennent de quelqueabstruse science. Leur inanité leur donnepoids et reverence. Somme il fut certain, quemes characteres se trouverent plus Veneriensque Solaires, plus en action qu'en prohibition.Ce fut une humeur prompte et curieuse, quime convia à tel effect, esloigné de ma nature.Je suis ennemy des actions subtiles et feintes :et hay la finesse, en mes mains, non

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seulement recreative, mais aussi profitable. Sil'action n'est vicieuse, la routte l'est.

Amasis Roy d'Ægypte, espousa Laodice tres-belle fille Grecque : et luy, qui se monstroitgentil compagnon par tout ailleurs, se trouvacourt à jouïr d'elle : et menaça de la tuer, esti-mant que ce fust quelque sorcerie. Comme éschoses qui consistent en fantasie, elle le rejet-ta à la devotion : Et ayant faict ses voeus etpromesses à Venus, il se trouva divinement re-mis, dés la premiere nuict, d'apres ses obla-tions et sacrifices.

Or elles ont tort de nous recueillir de cescontenances mineuses, querelleuses etfuyardes, qui nous esteignent en nous allu-mant. La bru de Pythagoras, disoit, que lafemme qui se couche avec un homme, doit avecsa cotte laisser quant et quant la honte, et lareprendre avec sa cotte. L'ame de l'assaillanttroublée de plusieurs diverses allarmes, seperd aisement : Et à qui l'imagination a faictune fois souffrir cette honte (et elle ne la faitsouffrir qu'aux premieres accointances,d'autant qu'elles sont plus ardantes et aspres ;

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et aussi qu'en cette premiere cognoissancequ'on donne de soy, on craint beaucoup plus defaillir) ayant mal commencé, il entre en fievreet despit de cet accident, qui luy dure aux oc-casions suivantes.

Les mariez, le temps estant tout leur, nedoivent ny presser ny taster leur entreprinse,s'ils ne sont prests. Et vault mieux faillir inde-cemment, à estreiner la couche nuptiale,pleine d'agitation et de fievre, attendant uneet une autre commodité plus privée et moinsallarmée, que de tomber en une perpetuellemisere, pour s'estre estonné et desesperé dupremier refus. Avant la possession prinse, lepatient se doibt à saillies et divers temps, le-gerement essayer et offrir, sans se piquer etopiniastrer, à se convaincre definitivementsoy-mesme. Ceux qui sçavent leurs membresde nature dociles, qu'ils se soignent seulementde contre-pipper leur fantasie.

On a raison de remarquer l'indocile libertéde ce membre, s'ingerant si importunémentlors que nous n'en avons que faire, et de-faillant si importunément lors que nous en

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avons le plus affaire : et contestant del'authorité, si imperieusement, avec nostre vo-lonté, refusant avec tant de fierté etd'obstination noz solicitations et mentales etmanuelles. Si toutesfois en ce qu'on gour-mande sa rebellion, et qu'on en tire preuve desa condemnation, il m'avoit payé pour plaidersa cause : à l'adventure mettroy-je en souspe-çon noz autres membres ses compagnons, deluy estre allé dresser par belle envie, del'importance et douceur de son usage, cettequerelle apostée, et avoir par complot, armé lemonde à l'encontre de luy, le chargeant mali-gnement seul de leur faute commune. Car jevous donne à penser, s'il y a une seule des par-ties de nostre corps, qui ne refuse à nostre vo-lonté souvent son operation, et qui souvent nes'exerce contre nostre volonté. elles ont cha-cune des passions propres, qui les esveillent etendorment, sans nostre congé. A quant de foistesmoignent les mouvements forcez de nostrevisage, les pensées que nous tenions secrettes,et nous trahissent aux assistants ? Cettemesme cause qui anime ce membre, anime

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aussi sans nostre sceu, le coeur, le poulmon, etle pouls. La veue d'un object agreable, respan-dant imperceptiblement en nous la flammed'une emotion fievreuse. N'y a-il que cesmuscles et ces veines, qui s'elevent et secouchent, sans l'adveu non seulement denostre volonté, mais aussi de nostre pensée ?Nous ne commandons pas à noz cheveux de seherisser, et à nostre peau de fremir de desir oude crainte. La main se porte souvent ou nousne l'envoyons pas. La langue se transit, et lavoix se fige à son heure. Lors mesme quen'ayans de quoy frire, nous le luy deffendrionsvolontiers, l'appetit de manger et de boire nelaisse pas d'emouvoir les parties, qui luy sontsubjettes, ny plus ny moins que cet autre ap-petit : et nous abandonne de mesme, hors depropos, quand bon luy semble. Les utils quiservent à descharger le ventre, ont leurspropres dilatations et compressions, outre etcontre nostre advis, comme ceux-cy destinés àdescharger les roignons. Et ce que pour autori-zer la puissance de nostre volonté, Sainct Au-gustin allegue avoir veu quelqu'un, qui

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commandoit à son derriere autant de pets qu'ilen vouloit : et que Vives encherit d'un autreexemple de son temps, de pets organizez, sui-vants le ton des voix qu'on leur prononçoit, nesuppose non plus pure l'obeissance de cemembre. Car en est-il ordinairement de plusindiscret et tumultuaire ? Joint que j'en co-gnoy un, si turbulent et revesche, qu'il y aquarante ans, qu'il tient son maistre à peterd'une haleine et d'une obligation constante etirremittente, et le menne ainsin à la mort. Etpleust à Dieu, que je ne le sceusse que par leshistoires, combien de fois nostre ventre par lerefus d'un seul pet, nous menne jusques auxportes d'une mort tres-angoisseuse : et quel'Empereur qui nous donna liberté de peterpar tout, nous en eust donné le pouvoir.

Mais nostre volonté, pour les droits de quinous mettons en avant ce reproche, combienplus vray-semblablement la pouvons nousmarquer de rebellion et sedition, par son des-reiglement et desobeissance ? Veut elle tous-jours ce que nous voudrions qu'elle voulsist ?Ne veut elle pas souvent ce que nous luy

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prohibons de vouloir ; et à nostre evident dom-mage ? se laisse elle non plus mener auxconclusions de nostre raison ? En fin, je diroypour monsieur ma partie, que plaise à conside-rer, qu'en ce fait sa cause estant inseparable-ment conjointe à un confort, et indistincte-ment, on ne s'addresse pourtant qu'à luy, etpar les arguments et charges qui ne peuventappartenir à sondit confort. Car l'effectd'iceluy est bien de convier inopportunementpar fois, mais refuser, jamais : et de convierencore tacitement et quietement. Partant sevoid l'animosité et illegalité manifeste des ac-cusateurs. Quoy qu'il en soit, protestant, queles Advocats et Juges ont beau quereller etsentencier : nature tirera cependant sontrain : Qui n'auroit faict que raison, quand elleauroit doüé ce membre de quelque particulierprivilege. Autheur du seul ouvrage immortel,des mortels. Ouvrage divin selon Socrates : etAmour desir d'immortalité, et Dæmon immor-tel luy mesmes.

Tel à l'adventure par cet effect del'imagination, laisse icy les escrouëlles, que

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son compagnon reporte en Espaigne. Voylapourquoy en telles choses l'on a accoustumé dedemander une ame preparée. Pourquoy pra-ticquent les Medecins avant main, la creancede leur patient, avec tant de fausses pro-messes de sa guerison : si ce n'est afin quel'effect de l'imagination supplee l'imposture deleur aposéme ? Ils sçavent qu'un des maistresde ce mestier leur a laissé par escrit, qu'il s'esttrouvé des hommes à qui la seule veuë de laMedecine faisoit l'operation.

Et tout ce caprice m'est tombé presentementen main, sur le conte que me faisoit un domes-tique apotiquaire de feu mon pere, hommesimple et Souysse, nation peu vaine et men-songiere : d'avoir cogneu long temps un mar-chand à Toulouse maladif et subject à lapierre, qui avoit souvent besoing de clysteres,et se les faisoit diversement ordonner aux me-decins, selon l'occurrence de son mal : appor-tez qu'ils estoyent, il n'y avoit rien obmis desformes accoustumées : souvent il tastoit s'ilsestoyent trop chauds : le voyla couché, renver-sé, et toutes les approches faictes, sauf qu'il ne

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s'y faisoit aucune injection. L'apotiquaire reti-ré apres cette ceremonie, le patient accommo-dé, comme s'il avoit veritablement pris le clys-tere, il en sentoit pareil effect à ceux qui lesprennent. Et si le medecin n'en trouvoitl'operation suffisante, il luy en redonnoit deuxou trois autres, de mesme forme. Mon tesmoinjure, que pour espargner la despence (car il lespayoit, comme s'il les eut receus) la femme dece malade ayant quelquefois essayé d'y faireseulement mettre de l'eau tiede, l'effect endescouvrit la fourbe ; et pour avoir trouvéceux-la inutiles, qu'il faulsit revenir à la pre-miere façon.

Une femme pensant avoir avalé une es-pingle avec son pain, crioit et se tourmentoitcomme ayant une douleur insupportable augosier, où elle pensoit la sentir arrestée : maispar ce qu'il n'y avoit ny enfleure ny alterationpar le dehors, un habil'homme ayant jugé quece n'estoit que fantasie et opinion, prise dequelque morceau de pain qui l'avoit picquée enpassant, la fit vomir, et jetta à la desrobéedans ce qu'elle rendit, une espingle tortue.

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Cette femme cuidant l'avoir rendue, se sentitsoudain deschargée de sa douleur. Je sçayqu'un gentil'homme ayant traicté chez luy unebonne compagnie, se vanta trois ou quatrejours apres par maniere de jeu (car il n'en es-toit rien) de leur avoir faict manger un chat enpaste : dequoy une damoyselle de la troupeprint telle horreur, qu'en estant tombée en ungrand dévoyement d'estomac et fievre, il futimpossible de la sauver. Les bestes mesmes sevoyent comme nous, subjectes à la force del'imagination : tesmoings les chiens, qui selaissent mourir de dueil de la perte de leursmaistres : nous les voyons aussi japper et tre-mousser en songe, hannir les chevaux et sedebatre.

Mais tout cecy se peut rapporter à l'estroitecousture de l'esprit et du corps s'entre-commu-niquants leurs fortunes. C'est autre chose ;que l'imagination agisse quelque fois, noncontre son corps seulement, mais contre lecorps d'autruy. Et tout ainsi qu'un corps re-jette son mal à son voisin, comme il se voit en

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la peste, en la verolle, et au mal des yeux, quise chargent de l'un à l'autre :

Dum spectant oculi læsos, læduntur et ipsi :Multaque corporibus transitione nocent.

Pareillement l'imagination esbranléeavecques vehemence, eslance des traits, quipuissent offencer l'object estrangier.L'ancienneté a tenu de certaines femmes enScythie, qu'animées et courroussées contrequelqu'un, elles le tuoient du seul regard. Lestortues, et les autruches couvent leurs oeufsde la seule veuë, signe qu'ils y ont quelquevertu ejaculatrice. Et quant aux sorciers, onles dit avoir des yeux offensifs et nuisans.

Nescio quis teneros oculus mihi fascinatagnos.

Ce sont pour moy mauvais respondans quemagiciens. Tant y a que nous voyons par expe-rience, les femmes envoyer aux corps des en-fans, qu'elles portent au ventre, des marquesde leurs fantasies : tesmoin celle qui engendrale More. Et il fut presenté à Charles Roy deBoheme et Empereur, une fille d'aupres dePise toute velue et herissée, que sa mere disoit

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avoir esté ainsi conceuë, à cause d'un'image deSainct Jean Baptiste pendue en son lict. Desanimaux il en est de mesmes : tesmoing lesbrebis de Jacob, et les perdris et lievres, que laneige blanchit aux montaignes. On vit dernie-rement chez moy un chat guestant un oyseauau hault d'un arbre, et s'estans fichez la veuëferme l'un contre l'autre, quelque espace detemps, l'oyseau s'estre laissé choir commemort entre les pates du chat, ou enyvré par sapropre imagination, ou attiré par quelqueforce attractive du chat. Ceux qui ayment lavolerie ont ouy faire le conte du fauconnier,qui arrestant obstinément sa veuë contre unmilan en l'air, gageoit, de la seule force de saveuë le ramener contrebas : et le faisoit, à cequ'on dit. Car les Histoires que j'emprunte, jeles renvoye sur la conscience de ceux de qui jeles prens.

Les discours sont à moy, et se tiennent parla preuve de la raison, non de l'experience ;chacun y peut joindre ses exemples : et quin'en a point, qu'il ne laisse pas de croire qu'il

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en est assez, veu le nombre et varieté desaccidens.

Si je ne comme bien, qu'un autre commepour moy. Aussi en l'estude que je traitte, denoz moeurs et mouvements. les tesmoignagesfabuleux, pourveu qu'ils soient possibles, yservent comme les vrais. Advenu ou non adve-nu, à Rome ou à Paris, à Jean ou à Pierre,c'est tousjours un tour de l'humaine capacité :duquel je suis utilement advisé par ce recit. Jele voy, et en fay mon profit, egalement enumbre qu'en corps. Et aux diverses leçons,qu'ont souvent les histoires, je prens à me ser-vir de celle qui est la plus rare et memorable.Il y a des autheurs, desquels la fin c'est direles evenements. La mienne, si j'y scavoye ad-venir, seroit dire sur ce qui peut advenir. Il estjustement permis aux Escholes, de supposerdes similitudes, quand ilz n'en ont point. Jen'en fay pas ainsi pourtant, et surpasse de cecosté là, en religion superstitieuse, toute foyhistoriale. Aux exemples que je tire ceans, dece que j'ay leu, ouï, faict, ou dict, je me suis de-fendu d'oser alterer jusques aux plus legeres

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et inutiles circonstances, ma conscience ne fal-sifie pas un iota, mon inscience je ne sçay. Surce propos, j'entre par fois en pensée, qu'ilpuisse asses bien convenir à un Theologien, àun Philosophe, et telles gens d'exquise etexacte conscience et prudence, d'escrirel'histoire. Comment peuvent-ils engager leurfoy sur une foy populaire ? comment respondredes pensées de personnes incognues ; et don-ner pour argent contant leurs conjectures ?Des actions à divers membres, qui se passenten leur presence, ils refuseroient d'en rendretesmoignage, assermentez par un juge. Etn'ont homme si familier, des intentions duquelils entreprennent de pleinement respondre. Jetien moins hazardeux d'escrire les choses pas-sées, que presentes : d'autant que l'escrivainn'a à rendre compte que d'une verité emprun-tée. Aucuns me convient d'escrire les affairesde mon temps : estimants que je les voy d'uneveuë moins blessée de passion, qu'un autre, etde plus pres, pour l'accés que fortune m'a don-né aux chefs de divers partis. Mais ils nedisent pas, que pour la gloire de Salluste je

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n'en prendroys pas la peine : ennemy juréd'obligation, d'assiduité, de constance : qu'iln'est rien si contraire à mon stile, qu'une nar-ration estendue. Je me recouppe si souvent, àfaute d'haleine. Je n'ay ny composition ny ex-plication, qui vaille. Ignorant au delà d'un en-fant, des frases et vocables, qui servent auxchoses plus communes. Pourtant ay-je prins àdire ce que je sçay dire : accommodant la ma-tiere à ma force. Si j'en prenois qui me gui-dast, ma mesure pourroit faillir à la sienne.Que ma liberté, estant si libre, j'eusse publiédes jugements, à mon gré mesme, et selon rai-son, illegitimes et punissables. Plutarche nousdiroit volontiers de ce qu'il en a faict, que c'estl'ouvrage d'autruy, que ses exemples soient entout et par tout veritables : qu'ils soient utilesà la posterité, et presentez d'un lustre, quinous esclaire à la vertu, que c'est son ouvrage.Il n'est pas dangereux, comme en une droguemedicinale, en un compte ancien, qu'il soitainsin ou ainsi.

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Chapitre 21Le profit de l'un est dom-mage de l'autreDEMADES Athenien condemna un homme desa ville, qui faisoit mestier de vendre leschoses necessaires aux enterremens, soubstiltre de ce qu'il en demandoit trop de profit, etque ce profit ne luy pouvoit venir sans la mortde beaucoup de gens. Ce jugement sembleestre mal pris ; d'autant qu'il ne se faict aucunprofit qu'au dommage d'autruy, et qu'à ce

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compte il faudroit condamner toute sorte deguain.

Le marchand ne faict bien ses affaires, qu'àla débauche de la jeunesse : le laboureur à lacherté des bleds : l'architecte à la ruine desmaisons : les officiers de la justice aux procezet querelles des hommes : l'honneur mesme etpratique des Ministres de la religion se tire denostre mort et de noz vices. Nul medecin neprent plaisir à la santé de ses amis mesmes,dit l'ancien Comique Grec ; ny soldat à la paixde sa ville : ainsi du reste. Et qui pis est, quechacun se sonde au dedans, il trouvera quenos souhaits interieurs pour la plus partnaissent et se nourrissent aux despensd'autruy. Ce que considerant, il m'est venu enfantasie, comme nature ne se dement point encela de sa generale police : car les Physicienstiennent, que la naissance, nourrissement, etaugmentation de chasque chose, estl'alteration et corruption d'un'autre.

Nam quodcunque suis mutatum finibus exit,Continuo hoc mors est illius, quod fuit ante.

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Chapitre 22De la coustume, et de nechanger aisément uneloy receüeCELUY me semble avoir tres-bien conceu laforce de la coustume, qui premier forgea cecompte, qu'une femme de village ayant apprisde caresser et porter entre ses bras un veaudes l'heure de sa naissance, et continuanttousjours à ce faire, gaigna cela parl'accoustumance, que tout grand beuf qu'il es-toit, elle le portoit encore. Car c'est à la verité

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une violente et traistresse maistresse d'escole,que la coustume. Elle establit en nous, peu àpeu, à la desrobée, le pied de son authorité :mais par ce doux et humble commencement,l'ayant rassis et planté avec l'ayde du temps,elle nous descouvre tantost un furieux et ty-rannique visage, contre lequel nous n'avonsplus la liberté de hausser seulement les yeux.Nous luy voyons forcer tous les coups lesreigles de nature : Usus efficacissimus rerumomnium magister.

J'en croy l'antre de Platon en sa Republique,et les medecins, qui quittent si souvent à sonauthorité les raisons de leur art : et ce Roy quipar son moyen rangea son estomac à se nour-rir de poison : et la fille qu'Albert recite s'estreaccoustumée à vivre d'araignées : et en cemonde des Indes nouvelles on trouva desgrands peuples, et en fort divers climats, quien vivoient, en faisoient provision, et les ap-pastoient : comme aussi des sauterelles, for-miz, laizards, chauvesouriz, et fut un crapaultvendu six escus en une necessité de vivres : ilsles cuisent et apprestent à diverses sauces. Il

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en fut trouvé d'autres ausquels noz chairs etnoz viandes estoyent mortelles et venimeuses.Consuetudinis magna vis est. Pernoctant vena-tores in nive : in montibus uri se patiuntur.Pugiles, cæstibus contusi, ne ingemiscuntquidem.

Ces exemples estrangers ne sont pas es-tranges, si nous considerons ce que nous es-sayons ordinairement ; combienl'accoustumance hebete noz sens. Il ne nousfaut pas aller cercher ce qu'on dit des voisinsdes cataractes du Nil : et ce que les Philo-sophes estiment de la musicque celeste ; queles corps de ces cercles, estants solides, polis,et venants à se lescher et frotter l'un à l'autreen roullant, ne peuvent faillir de produire unemerveilleuse harmonie : aux couppures etmuances de laquelle se manient les contourset changements des caroles des astres. Maisqu'universellement les ouïes des creatures deçà bas, endormies, comme celles des Ægyp-tiens, par la continuation de ce son, ne lepeuvent appercevoir, pour grand qu'il soit. Lesmareschaux, meulniers, armuriers, ne

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sçauroient demeurer au bruit, qui les frappe,s'il les perçoit comme à nous. Mon collet defleurs sert à mon nez : mais apres que je m'ensuis vestu trois jours de suitte, il ne sertqu'aux nez assistants. Cecy est plus estrange,que, nonobstant les longs intervalles et inter-missions, l'accoustumance puisse joindre et es-tablir l'effect de son impression sur noz sens :comme essayent les voysins des clochiers. Jeloge chez moy en une tour, où à la diane et à laretraitte une fort grosse cloche sonne tous lesjours l'Ave Maria. Ce tintamarre estonne matour mesme : et aux premiers jours me sem-blant insupportable, en peu de tempsm'apprivoise de maniere que je l'oy sans of-fense, et souvent sans m'en esveiller.

Platon tansa un enfant, qui jouoit aux noix.Il luy respondit : Tu me tanses de peu dechose. L'accoustumance, repliqua Platon, n'estpas chose de peu.

Je trouve que noz plus grands vicesprennent leur ply de nostre plus tendre en-fance, et que nostre principal gouvernementest entre les mains des nourrices. C'est

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passetemps aux meres de veoir un enfanttordre le col à un poulet, et s'ésbatre à blesserun chien et un chat. Et tel pere est si sot, deprendre à bon augure d'une ame martiale,quand il voit son fils gourmer injurieusementun païsant, ou un laquay, qui ne se defendpoint : et à gentillesse, quand il le void affinerson compagnon par quelque malicieuse des-loyauté, et tromperie. Ce sont pourtant lesvrayes semences et racines de la cruauté, de latyrannie, de la trahyson. Elles se germent là,et s'eslevent apres gaillardement, et profittentà force entre les mains de la coustume. Et estune tres-dangereuse institution, d'excuser cesvillaines inclinations, par la foiblesse del'aage, et legereté du subject. Premierementc'est nature qui parle ; de qui la voix est lorsplus pure et plus naifve, qu'elle est plus gresleet plus neufve. Secondement, la laideur de lapiperie ne depend pas de la difference des es-cutz aux espingles : elle depend de soy. Jetrouve bien plus juste de conclurre ainsi :Pourquoy ne tromperoit il aux escutz, puisqu'il trompe aux espingles ? que, comme ils

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font ; Ce n'est qu'aux espingles : il n'auroitgarde de le faire aux escutz. Il faut apprendresoigneusement aux enfants de haïr les vices deleur propre contexture, et leur en faut ap-prendre la naturelle difformité, à ce qu'ils lesfuient non en leur action seulement, mais surtout en leur coeur : que la pensee mesme leuren soit odieuse, quelque masque qu'ils portent.Je sçay bien, que pour m'estre duict en mapuerilité, de marcher tousjours mon grand etplain chemin, et avoir eu à contrecoeur demesler ny tricotterie ny finesse à mes jeux en-fantins, (comme de vray il faut noter, que lesjeux des enfants ne sont pas jeux : et les fautjuger en eux, comme leurs plus serieuses ac-tions) il n'est passetemps si leger, où jen'apporte du dedans, et d'une propension na-turelle, et sans estude, une extreme contradic-tion à tromper. Je manie les chartes pour lesdoubles, et tien compte, comme pour lesdoubles doublons, lors que le gaigner et leperdre, contre ma femme et ma fille, m'est in-different, comme lors qu'il va de bon. En toutet par tout, il y a assés de mes yeux à me tenir

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en office : il n'y en a point, qui me veillent desi pres, ny que je respecte plus.

Je viens de voir chez moy un petit hommenatif de Nantes, né sans bras, qui a si bien fa-çonné ses pieds, au service que luy devoientles mains, qu'ils en ont à la verité à demy ou-blié leur office naturel. Au demourant il lesnomme ses mains, il trenche, il charge un pis-tolet et le lasche, il enfille son eguille, il coud,il escrit, il tire le bonnet, il se peigne, il jouëaux cartes et aux dez, et les remue avec au-tant de dexterité que sçauroit fairequelqu'autre : l'argent que luy ay donné, il l'aemporté en son pied, comme nous faisons ennostre main. J'en vy un autre estant enfant,qui manioit un'espee à deux mains, etun'hallebarde, du ply du col à faute de mains,les jettoit en l'air et les reprenoit, lançoit unedague, et faisoit craqueter un fouët aussi bienque charretier de France.

Mais on descouvre bien mieux ses effets auxestranges impressions, qu'elle faict en nosames, où elle ne trouve pas tant de resistance.Que ne peut elle en nos jugemens et en nos

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creances ? y a il opinion si bizarre (je laisse àpart la grossiere imposture des religions, de-quoy tant de grandes nations, et tant de suffi-sants personnages se sont veuz enyvrez : Carcette partie estant hors de nos raisons hu-maines, il est plus excusable de s'y perdre, àqui n'y est extraordinairement esclairé par fa-veur divine) mais d'autres opinions y en a il desi estranges, qu'elle n'aye planté et estably parloix és regions que bon luy a semblé ? Et esttres-juste cette ancienne exclamation : Nonpudet physicum, idest speculatorem venato-remque naturæ, ab animis consuetudine imbu-tis quærere testimonium veritatis ?

J'estime qu'il ne tombe en l'imagination hu-maine aucune fantasie si forcenee qui ne ren-contre l'exemple de quelque usage public, etpar consequent que nostre raison n'estaye etne fonde. Il est des peuples où on tourne le dozà celuy qu'on salue, et ne regarde l'on jamaisceluy qu'on veut honorer. Il en est où quand leRoy crache, la plus favorie des dames de saCour tend la main : et en autre nation les plus

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apparents qui sont autour de luy se baissent àterre, pour amasser en du linge son ordure.

Desrobons icy la place d'un compte. Ungentil-homme François se mouchoit tousjoursde sa main (chose tres-ennemie de nostreusage) defendant là dessus son faict : et estoitfameux en bonnes rencontres : Il me demanda,quel privilege avoit ce salle excrement, quenous allassions luy apprestant un beau lingedelicat à le recevoir ; et puis, qui plus est, àl'empaqueter et serrer soigneusement surnous. Que celà devoit faire plus de mal aucoeur, que de le voir verser ou que ce fust :comme nous faisons toutes nos autres ordures.Je trouvay, qu'il ne parloit pas du tout sansraison : et m'avoit la coustume ostél'appercevance de cette estrangeté, laquellepourtant nous trouvons si hideuse, quand elleest recitee d'un autre païs.

Les miracles sont, selon l'ignorance en quoynous sommes de la nature, non selon l'estre dela nature. L'assuefaction endort la veuë denostre jugement. Les Barbares ne nous sontde rien plus merveilleux que nous sommes à

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eux : ny avec plus d'occasion, comme chascunadvoüeroit, si chascun sçavoit, apres s'estrepromené par ces loingtains exemples, se cou-cher sur les propres, et les conferer sainement.La raison humaine est une teinture infuse en-viron de pareil pois à toutes nos opinions etmoeurs, de quelque forme qu'elles soient : infi-nie en matiere, infinie en diversité. Je m'en re-tourne. Il est des peuples, où sauf sa femme etses enfans aucun ne parle au Roy que par sar-batane. En une mesme nation et les viergesmontrent à descouvert leurs parties hon-teuses, et les mariees les couvrent et cachentsoigneusement. A quoy cette autre coustumequi est ailleurs a quelque relation : la chastetén'y est en prix que pour le service du mariage :car les filles se peuvent abandonner à leurposte, et engroissees se faire avorter par medi-camens propres, au veu d'un chascun. Etailleurs si c'est un marchant qui se marie, tousles marchans conviez à la nopce, couchentavec l'espousee avant luy : et plus il y en a,plus a elle d'honneur et de recommandation defermeté et de capacité : si un officier se marie,

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il en va de mesme ; de mesme si c'est unnoble ; et ainsi des autres : sauf si c'est un la-boureur ou quelqu'un du bas peuple : car lorsc'est au Seigneur à faire : et si on ne laisse pasd'y recommander estroitement la loyauté, pen-dant le mariage. Il en est, où il se void des bor-deaux publics de masles, voire et des ma-riages : où les femmes vont à la guerre quandet leurs maris, et ont rang, non au combatseulement, mais aussi au commandement. Oùnon seulement les bagues se portent au nez,aux levres, aux joues, et aux orteils des pieds :mais des verges d'or bien poisantes au traversdes tetins et des fesses. Où en mangeant ons'essuye les doigts aux cuisses, et à la boursedes genitoires, et à la plante des pieds. Où lesenfans ne sont pas heritiers, ce sont les frereset nepveux : et ailleurs les nepveux seule-ment : sauf en la succession du Prince. Oùpour regler la communauté des biens, qui s'yobserve, certains Magistrats souverains ontcharge universelle de la culture des terres, etde la distribution des fruicts, selon le besoingd'un chacun. Où l'on pleure la mort des

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enfans, et festoye l'on celle des vieillarts. Oùils couchent en des licts dix ou douze ensembleavec leurs femmes. Où les femmes qui perdentleurs maris par mort violente, se peuvent re-marier, les autres non. Où l'on estime si malde la condition des femmes, que l'on y tuë lesfemelles qui y naissent, et achepte l'on des voi-sins, des femmes pour le besoing. Où les marispeuvent repudier sans alleguer aucune cause,les femmes non pour cause quelconque. Où lesmaris ont loy de les vendre, si elles sont ste-riles. Où ils font cuire le corps du trespassé, etpuis piler, jusques à ce qu'il se forme commeen bouillie, laquelle ils meslent à leur vin, etla boivent. Où la plus desirable sepulture estd'estre mangé des chiens : ailleurs des oy-seaux. Où l'on croit que les ames heureusesvivent en toute liberté, en des champs plai-sans, fournis de toutes commoditez : et que cesont elles qui font cet echo que nous oyons. Oùils combattent en l'eau, et tirent seurement deleurs arcs en nageant. Où pour signe de sub-jection il faut hausser les espaules, et baisserla teste : et deschausser ses souliers quand on

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entre au logis du Roy. Où les Eunuques quiont les femmes religieuses en garde, ont en-core le nez et levres à dire, pour ne pouvoirestre aymez : et les prestres se crevent lesyeux pour accointer les demons, et prendre lesoracles. Où chacun faict un Dieu de ce qu'il luyplaist, le chasseur d'un Lyon où d'un Renard,le pescheur de certain poisson : et des Idolesde chaque action ou passion humaine : le so-leil, la lune, et la terre, sont les dieux princi-paux : la forme de jurer, c'est toucher la terreregardant le soleil : et y mange l'on la chair etle poisson crud. Où le grand serment, c'est ju-rer le nom de quelque homme trespassé, qui aesté en bonne reputation au païs, touchant dela main sa tumbe. Où les estrenes que le Royenvoye aux Princes ses vassaux, tous les ans,c'est du feu, lequel apporté, tout le vieil feu estesteint : et de ce nouveau sont tenus lespeuples voisins venir puiser chacun pour soy,sur peine de crime de leze majesté. Où, quandle Roy pour s'adonner du tout à la devotion, seretire de sa charge (ce qui avient souvent) sonpremier successeur est obligé d'en faire

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autant : et passe le droict du Royaume au troi-fiéme successeur. Où lon diversifie la forme dela police, selon que les affaires semblent le re-querir : on depose le Roy quand il semble bon :et luy substitue lon des anciens à prendre legouvernail de l'estat : et le laisse lon par foisaussi és mains de la commune. Où hommes etfemmes sont circoncis, et pareillement bapti-sés. Où le soldat, qui en un ou divers combats,est arrivé a presenter à son Roy sept testesd'ennemis, est faict noble. Où lon vit soubscette opinion si rare et insociable de la morta-lité des ames. Où les femmes s'accouchentsans pleincte et sans effroy. Où les femmes enl'une et l'autre jambe portent des greves decuivre : et si un pouil les mord, sont tenuespar devoir de magnanimité de le remordre : etn'osent espouser, qu'elles n'ayent offert à leurRoy, s'il le veut, leur pucellage. Où l'on saluëmettant le doigt à terre : et puis le haussantvers le ciel. Où les hommes portent les chargessur la teste, les femmes sur les espaules : ellespissent debout, les hommes, accroupis. Où ilsenvoient de leur sang en signe d'amitié, et

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encensent comme les Dieux, les hommes qu'ilsveulent honnorer. Où non seulement jusquesau quatriesme degré, mais en aucun plus es-loigné, la parenté n'est soufferte aux ma-riages. Où les enfans sont quatre ans à nour-risse, et souvent douze : et là mesme il est es-timé mortel de donner à l'enfant à tetter toutle premier jour. Où les peres ont charge duchastiment des masles, et les meres à part,des femelles : et est le chastiment de les fumerpendus par les pieds. Où on faict circoncire lesfemmes. Où lon mange toute sorte d'herbessans autre discretion, que de refuser celles quileur semblent avoir mauvaise senteur. Où toutest ouvert : et les maisons pour belles et richesqu'elles soyent sans porte, sans fenestre, sanscoffre qui ferme : et sont les larrons double-ment punis qu'ailleurs. Où ils tuent les pouilsavec les dents comme les Magots, et trouventhorrible de les voir escacher soubs les ongles.Où lon ne couppe en toute la vie ny poil nyongle : ailleurs où lon ne couppe que les onglesde la droicte, celles de la gauche se nour-rissent par gentillesse. Où ils nourrissent tout

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le poil du costé droict, tant qu'il peut croistre :et tiennent raz le poil de l'autre cousté. Et envoisines provinces, celle icy nourrit le poil dedevant, celle là le poil de derriere : et rasentl'oposite. Où les peres prestent leurs enfans,les maris leurs femmes, à jouyr aux hostes, enpayant. Où on peut honnestement faire desenfans à sa mere, les peres se mesler à leursfilles, et à leurs fils. Où aux assemblees desfestins ils s'entreprestent sans distinction deparenté les enfans les uns aux autres.

Icy on vit de chair humaine : là c'est officede pieté de tuer son pere en certain aage :ailleurs les peres ordonnent des enfans encoreau ventre des meres, ceux qu'ils veulent estrenourriz et conservez, et ceux qu'ils veulentestre abandonnez et tuez : ailleurs les vieuxmaris prestent leurs femmes à la jeunessepour s'en servir : et ailleurs elles sont com-munes sans peché : voire en tel païs portentpour marque d'honneur autant de belleshoupes frangees au bord de leurs robes,qu'elles ont accointé de masles. N'a pas faict lacoustume encore une chose puplique de

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femmes à part ? leur a elle pas mis les armes àla main ? faict dresser des armees, et livrerdes batailles ? Et ce que toute la philosophiene peut planter en la teste des plus sages, nel'apprend elle pas de sa seule ordonnance auplus grossier vulgaire ? car nous sçavons desnations entieres, où non seulement la mort es-toit mesprisee, mais festoyee : où les enfans desept ans souffroient à estre foüetez jusques àla mort, sans changer de visage : où la ri-chesse estoit en tel mespris, que le plus chetifcitoyen de la ville n'eust daigné baisser le braspour amasser une bource d'escus. Et sçavonsdes regions tres-fertiles en toutes façons devivres, où toutesfois les plus ordinaires més etles plus savoureux, c'estoient du pain, du nasi-tort et de l'eau.

Fit elle pas encore ce miracle en Cio, qu'il s'ypassa sept cens ans, sans memoire que femmeny fille y eust faict faute à son honneur ?

Et somme, à ma fantasie, il n'est rien qu'ellene face, ou qu'elle ne puisse : et avec raisonl'appelle Pindarus, à ce qu'on m'a dict, laRoyne et Emperiere du monde.

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Celuy qu'on rencontra battant son pere, re-spondit, que c'estoit la coustume de sa mai-son : que son pere avoit ainsi batu son ayeul ;son ayeul son bisayeul : et montrant son fils :Cettuy cy me battra quand il sera venu auterme de l'aage où je suis.

Et le pere que le fils tirassoit et sabouloitemmy la ruë, luy commanda de s'arrester àcertain huis ; car luy, n'avoit trainé son pereque jusques là : que c'estoit la borne des inju-rieux traittements hereditaires, que les en-fants avoient en usage faire aux peres en leurfamille. Par coustume, dit Aristote, aussi sou-vent que par maladie, des femmes s'arrachentle poil, rongent leurs ongles, mangent descharbons et de la terre : et plus par coustumeque par nature les masles se meslent auxmasles.

Les loix de la conscience, que nous disonsnaistre de nature, naissent de la coustume :chacun ayant en veneration interne les opi-nions et moeurs approuvees et receuës autourde luy, ne s'en peut desprendre sans remors,ny s'y appliquer sans applaudissement.

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Quand ceux de Crete vouloient au tempspassé maudire quelqu'un, ils prioient les dieuxde l'engager en quelque mauvaise coustume.

Mais le principal effect de sa puissance, c'estde nous saisir et empieter de telle sorte, qu'àpeine soit-il en nous, de nous r'avoir de saprinse, et de r'entrer en nous, pour discourir etraisonner de ses ordonnances. De vray, parceque nous les humons avec le laict de nostrenaissance, et que le visage du monde se pre-sente en cet estat à nostre premiere veuë, ilsemble que nous soyons naiz à la condition desuyvre ce train. Et les communes imagina-tions, que nous trouvons en credit autour denous, et infuses en nostre ame par la semencede nos peres, il semble que ce soyent les gene-ralles et naturelles.

Par où il advient, que ce qui est hors lesgonds de la coustume, on le croid hors lesgonds de la raison : Dieu sçait combien desrai-sonnablement le plus souvent. Si comme nous,qui nous estudions, avons apprins de faire,chascun qui oid une juste sentence, regardoitincontinent par où elle luy appartient en son

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propre : chascun trouveroit, que cette cy n'estpas tant un bon mot comme un bon coup defouet à la bestise ordinaire de son jugement.Mais on reçoit les advis de la verité et ses pre-ceptes, comme adressés au peuple, non jamaisà soy : et au lieu de les coucher sur sesmoeurs, chascun les couche en sa memoire,tres-sottement et tres-inutilement. Revenons àl'Empire de la coustume.

Les peuples nourris à la liberté et à se com-mander eux mesmes, estiment toute autreforme de police monstrueuse et contre nature :Ceux qui sont duits à la monarchie en font demesme. Et quelque facilité que leur preste for-tune au changement, lors mesme qu'ils se sontavec grandes difficultez deffaitz del'importunité d'un maistre, ils courent à en re-planter un nouveau avec pareilles difficultez,pour ne se pouvoir resoudre de prendre enhaine la maistrise. C'est par l'entremise de lacoustume que chascun est contant du lieu oùnature l'a planté : et les sauvages d'Escossen'ont que faire de la Touraine, ny les Scythesde la Thessalie.

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Darius demandoit à quelques Grecs, pourcombien ils voudroient prendre la coustumedes Indes, de manger leurs peres trespassez(car c'estoit leur forme, estimans ne leur pou-voir donner plus favorable sepulture, que danseux-mesmes) ils luy respondirent que pourchose du monde ils ne le feroient : maiss'estant aussi essayé de persuader aux Indiensde laisser leur façon, et prendre celle de Grece,qui estoit de brusler les corps de leurs peres, illeur fit encore plus d'horreur. Chacun en faitainsi, d'autant que l'usage nous desrobbe levray visage des choses.

Nil adeo magnum, nec tam mirabile quic-quam

Principio, quod non minuant mirarier omnesPaulatim.

Autrefois ayant à faire valoir quelqu'une denos observations, et receuë avec resoluë autho-rité bien loing autour de nous : et ne voulantpoint, comme il se fait, l'establir seulementpar la force des loix et des exemples, maisquestant tousjours jusques à son origine, j'ytrouvay le fondement si foible, qu'à peine que

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je ne m'en degoustasse, moy, qui avois à laconfirmer en autruy.

C'est cette recepte, par laquelle Platon en-treprend de chasser les des-naturees et pre-posteres amours de son temps : qu'il estimesouveraine et principale : Assavoir, quel'opinion publique les condamne : que lesPoëtes, que chacun en face de mauvaiscomptes. Recepte, par le moyen de laquelle, lesplus belles filles n'attirent plus l'amour desperes, ny les freres plus excellents en beauté,l'amour des soeurs. Les fables mesmes deThyestes, d'OEdipus, de Macareus, ayant,avec le plaisir de leur chant, infus cette utilecreance, en la tendre cervelle des enfants.

De vray, la pudicité est une belle vertu, etde laquelle l'utilité est assez connuë : mais dela traitter et faire valoir selon nature, il estautant mal-aysé, comme il est aysé de la fairevaloir selon l'usage, les loix, et les preceptes.Les premieres et universelles raisons sont dedifficile perscrutation. Et les passent nozmaistres en escumant, ou en ne les osant passeulement taster, se jettent d'abordeee dans la

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franchise de la coustume : là ils s'enflent, ettriomphent à bon compte. Ceux qui ne seveulent laisser tirer hors cette originellesource, faillent encore plus : et s'obligent à desopinions sauvages, tesmoin Chrysippus : quisema en tant de lieux de ses escrits, le peu decompte en quoy il tenoit les conjonctions inces-tueuses, quelles qu'elles fussent. Qui voudrase desfaire de ce violent prejudice de la cous-tume, il trouvera plusieurs choses receuësd'une resolution indubitable, qui n'ont appuyqu'en la barbe chenüe et rides de l'usage, quiles accompaigne : mais ce masque arraché,rapportant les choses à la verité et à la raison,il sentira son jugement, comme tout boulever-sé, et remis pourtant en bien plus seur estat.Pour exemple, je luy demanderay lors, quellechose peut estre plus estrange, que de voir unpeuple obligé à suivre des loix quil n'entenditoncques : attaché en tous ses affaires domes-ticques, mariages, donations, testaments,ventes, et achapts, à des regles qu'il ne peutsçavoir, n'estans escrites ny publiees en salangue, et desquelles par necessité il luy faille

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acheter l'interpretation et l'usage. Non selonl'ingenieuse opinion d'Isocrates, qui conseille àson Roy de rendre les trafiques et negociationsde ses subjects libres, franches, et lucratives ;et leurs debats et querelles, onereuses, char-gees de poisans subsides : mais se l on une opi-nion prodigieuse, de mettre en trafique, la rai-son mesme, et donner aux loix cours de mar-chandise. Je sçay bon gré à la fortune, dequoy(comme disent nos historiens) ce fut un gentil-homme Gascon et de mon pays, qui le premiers'opposa à Charlemaigne, nous voulant donnerles loix Latines et Imperiales. Qu'est-il plus fa-rouche que de voir une nation, où par legitimecoustume la charge de juger se vende ; et lesjugemens soyent payez à purs denierscontans ; et où legitimement la justice soit re-fusee à qui n'a dequoy la payer : et aye cettemarchandise si grand credit, qu'il se face enune police un quatriéme estat, de gens ma-nians les procés, pour le joindre aux trois an-ciens, de l'Eglise, de la Noblesse, et duPeuple : lequel estat ayant la charge des loixet souveraine authorité des biens et des vies,

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face un corps à part de celuy de la noblesse :d'où il advienne qu'il y ayt doubles loix, cellesde l'honneur, et celles de la justice, en plu-sieurs choses fort contraires : aussi rigoureu-sement condamnent celles-là un demanti souf-fert, comme celles icy un demanti revanché :par le devoir des armes, celuy-là soit degradéd'honneur et de noblesse qui souffre un'injure,et par le devoir civil, celuy qui s'en venge en-coure une peine capitale ? qui s'adresse auxloix pour avoir raison d'une offence faicte àson honneur, il se deshonnore : et qui ne s'yadresse, il en est puny et chastié par les loix :Et de ces deux pieces si diverses, se rappor-tans toutesfois à un seul chef, ceux-là ayent lapaix, ceux-cy la guerre en charge : ceux-làayent le gaing, ceux-cy l'honneur : ceux-là lesçavoir, ceux-cy la vertu : ceux-là la parole,ceux-cy l'action : ceux là la justice, ceux-cy lavaillance : ceux-là la raison, ceux-cy la force :ceux-là la robbe longue, ceux-cy la courte enpartage.

Quant aux choses indifferentes, comme ves-temens, qui les voudra ramener à leur vraye

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fin, qui est le service et commodité du corps,d'où depend leur grace et bien seance origi-nelle, pour les plus fantasticques à mon gréqui se puissent imaginer, je luy donray entreautres nos bonnets carrez : cette longue queuëde veloux plissé, qui pend aux testes de nosfemmes, avec son attirail bigarré : et ce vainmodelle et inutile, d'un membre que nous nepouvons seulement honnestement nommer,duquel toutesfois nous faisons montre et pa-rade en public. Ces considerations ne des-tournent pourtant pas un hommed'entendement de suivre le stile commun :Ains au rebours, il me semble que toutes fa-çons escartees et particulieres partent plustostde folie, ou d'affectation ambitieuse, que devraye raison : et que le sage doit au dedans re-tirer son ame de la presse, et la tenir en liber-té et puissance de juger librement des choses :mais quant au dehors, qu'il doit suivre entie-rement les façons et formes receuës. La societépublique n'a que faire de nos pensees : mais ledemeurant, comme nos actions, nostre travail,nos fortunes et nostre vie, il la faut prester et

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abandonner à son service et aux opinions com-munes : comme ce bon et grand Socrates refu-sa de sauver sa vie par la desobeissance dumagistrat, voire d'un magistrat tres-injuste ettres-inique. Car c'est la regle des regles, et ge-nerale loy des loix, que chacun observe cellesdu lieu où il est :Νόμοις ἕπεσθαι τοῑσιν ἐγχώροις ϰαλόν.En voicy d'une autre cuvee. Il y a grand

doute, s'il se peut trouver si evident profit auchangement d'une loy receüe telle qu'elle soit,qu'il y a de mal à la remuer : d'autant qu'unepolice, c'est comme un bastiment de diversespieces joinctes ensemble d'une telle liaison,qu'il est impossible d'en esbranler une quetout le corps ne s'en sente. Le legislateur desThuriens ordonna, que quiconque voudroit ouabolir une des vieilles loix, ou en establir unenouvelle, se presenteroit au peuple la corde aucol : afin que si la nouvelleté n'estoit approu-vee d'un chacun, il fust incontinent estranglé.Et celuy de Lacedemone employa sa vie pourtirer de ses citoyens une promesse asseuree,de n'enfraindre aucune de ses ordonnances.

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L'Ephore qui coupa si rudement les deuxcordes que Phrinys avoit adjousté à la mu-sique, ne s'esmoie pas, si elle en vaut mieux,ou si les accords en sont mieux remplis : il luysuffit pour les condamner, que ce soit une alte-ration de la vieille façon. C'est ce que signifioitcette espee rouillee de la justice de Marseille.Je suis desgousté de la nouvelleté, quelque vi-sage qu'elle porte, et ay raison, car j'en ay veudes effets tres-dommageables. Celle qui nouspresse depuis tant d'ans, elle n'a pas tout ex-ploicté : mais on peut dire avec apparence, quepar accident, elle a tout produict et engendré ;voire et les maux et ruines, qui se font depuissans elle, et contre elle : c'est à elle à s'enprendre au nez,

Heu patior telis vulnera facta meis !Ceux qui donnent le branle à un estat, sont

volontiers les premiers absorbez en sa ruine.Le fruict du trouble ne demeure guere à celuyqui l'à esmeu ; il bat et brouille l'eaue pourd'autres pescheurs. La liaison et contexture decette monarchie et ce grand bastiment, ayantesté desmis et dissout, notamment sur ses

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vieux ans par elle, donne tant qu'on veutd'ouverture et d'entree à pareilles injures. Lamajesté Royalle s'avale plus difficilement dusommet au milieu, qu'elle ne se precipite dumilieu à fons.

Mais si les inventeurs sont plus domma-geables, les imitateurs sont plus vicieux, de sejetter en des exemples, desquels ils ont sentiet puni l'horreur et le mal. Et s'il y a quelquedegré d'honneur, mesmes au mal faire, ceux cydoivent aux autres, la gloire de l'invention, etle courage du premier effort.

Toutes sortes de nouvelle desbauchepuysent heureusement en cette premiere etfoeconde source, les images et patrons à trou-bler nostre police. On lit en nos loix mesmes,faictes pour le remede de ce premier mal,l'apprentissage et l'excuse de toutes sortes demauvaises entreprises : Et nous advient ceque Thucydides dit des guerres civiles de sontemps, qu'en faveur des vices publiques, on lesbattisoit de mots nouveaux plus doux pourleur excuse, abastardissant et amollissantleurs vrais titres. C'est pourtant, pour

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reformer nos consciences et nos creances, ho-nesta oratio est. Mais le meilleur pretexte denouvelleté est tres-dangereux.

Adeo nihil motum ex antiquo probabile est.Si me semble-il, à le dire franchement, qu'il

y a grand amour de soy et presomption,d'estimer ses opinions jusques-là, que pour lesestablir, il faille renverser une paix publique,et introduire tant de maux inevitables, et unesi horrible corruption de moeurs que lesguerres civiles apportent, et les mutationsd'estat, en chose de tel pois, et les introduireen son pays propre. Est-ce-pas mal mesnagé,d'advancer tant de vices certains et cognus,pour combattre des erreurs contestees etdebatables ? Est-il quelque pire espece devices, que ceux qui choquent la propreconscience et naturelle cognoissance ?

Le senat osa donner en payement cette def-faitte, sur le different d'entre luy et le peuple,pour le ministere de leur religion : Ad deos, idmagis quam ad se pertinere, ipsos visuros, nesacra sua polluantur : conformément à ce querespondit l'oracle à ceux de Delphes, en la

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guerre Medoise, craignans l'invasion desPerses. Ils demanderent au Dieu, ce qu'ilsavoient à faire des tresors sacrez de sontemple, ou les cacher, ou les emporter : Il leurrespondit, qu'ils ne bougeassent rien, qu'ils sesouciassent d'eux : qu'il estoit suffisant pourprouvoir à ce qui luy estoit propre.

La religion Chrestienne a toutes lesmarques d'extreme justice et utilité : maisnulle plus apparente, que l'exacte recomman-dation de l'obeïssance du Magistrat, et manu-tention des polices. Quel merveilleux exemplenous en a laissé la sapience divine, qui pourestablir le salut du genre humain, et conduirecette sienne glorieuse victoire contre la mortet le peché, ne l'a voulu faire qu'à la mercy denostre ordre politique : et a soubsmis son pro-grez et la conduicte d'un si haut effet et si sa-lutaire, à l'aveuglement et injustice de nos ob-servations et usances : y laissant courir lesang innocent de tant d'esleuz ses favoriz, etsouffrant une longue perte d'annees à meurirce fruict inestimable ?

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Il y a grand à dire entre la cause de celuyqui suit les formes et les loix de son pays, etceluy qui entreprend de les regenter et chan-ger. Celuy là allegue pour son excuse, la sim-plicité, l'obeissance et l'exemple : quoy qu'ilface ce ne peut estre malice, c'est pour le plusmalheur. Quis est enim, quem non moveat cla-rissimis monimentis testata consignataqueantiquitas ?

Outre ce que dit Isocrates, que la defectuosi-té, a plus de part à la moderation, que n'al'exces. L'autre est en bien plus rude party.

Dieu le sçache en nostre presente querelle,où il y a cent articles à oster et remettre,grands et profonds articles, combien ils sontqui se puissent vanter d'avoir exactement re-cogneu les raisons et fondements de l'un etl'autre party. C'est un nombre, si c'est nombre,qui n'auroit pas grand moyen de nous trou-bler. Mais toute cette autre presse où va elle ?soubs quelle enseigne se jette elle à quartier ?Il advient de la leur, comme des autres mede-cines foibles et mal appliquees : les humeursqu'elle vouloit purger en nous, elle les a

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eschaufees, exasperees et aigries par le conflit,et si nous est demeuree dans les corps. Elle n'asçeu nous purger par sa foiblesse, et nous a ce-pendant affoiblis : en maniere que nous ne lapouvons vuider non plus, et ne recevons de sonoperation que des douleurs longues etintestines.

Si est-ce que la fortune reservant tousjoursson authorité au dessus de nos discours, nouspresente aucunesfois la necessité si urgente,qu'il est besoing que les loix luy facent quelqueplace : Et quand on resiste à l'accroissanced'une innovation qui vient par violence às'introduire, de se tenir en tout et par tout enbride et en regle contre ceux qui ont la clef deschamps, ausquels tout cela est loisible quipeut avancer leur dessein, qui n'ont ny loy nyordre que de suivre leur advantage, c'est unedangereuse obligation et inequalité.

Aditum nocendi perfido præstat fides.D'autant que la discipline ordinaire d'un es-

tat qui est en sa santé, ne pourvoit pas à cesaccidens extraordinaires : elle presuppose uncorps qui se tient en ses principaux membres

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et offices, et un commun consentement à sonobservation et obeïssance. L'aller legitime, estun aller froid, poisant et contraint : et n'estpas pour tenir bon, à un aller licencieux eteffrené.

On sçait qu'il est encore reproché à ces deuxgrands personages, Octavius et Caton, auxguerres civiles, l'un de Sylla, l'autre de Cæsar,d'avoir plustost laissé encourir toutes extremi-tez à leur patrie, que de la secourir aux des-pens de ses loix, et que de rien remuer. Car àla verité en ces dernieres necessitez, où il n'y aplus que tenir, il seroit à l'avanture plus sage-ment fait, de baisser la teste et prester un peuau coup, que s'ahurtant outre la possibilité àne rien relascher, donner occasion à la vio-lance de fouler tout aux pieds : et vaudroitmieux faire vouloir aux loix ce qu'ellespeuvent, puis qu'elles ne peuvent ce qu'ellesveulent. Ainsi fit celuy qui ordonna qu'ellesdormissent vingt et quatres heures : Et celuyqui remua pour cette fois un jour du calen-drier : Et cet autre qui du mois de Juin fit lesecond May. Les Lacedemoniens mesmes, tant

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religieux observateurs des ordonnances deleur païs, estans pressez de leur loy, qui defen-doit d'eslire par deux fois Admiral un mesmepersonnage, et de l'autre part leurs affaires re-querans de toute necessité, que Lysanderprinst de rechef cette charge, ils firent bien unAracus Admiral, mais Lysander surintendantde la marine. Et de mesme subtilité un deleurs Ambassadeurs estant envoyé vers lesAtheniens, pour obtenir le changement dequelqu'ordonnance, et Pericles luy alleguantqu'il estoit defendu d'oster le tableau, où uneloy estoit une fois posee, luy conseilla de letourner seulement, d'autant que cela n'estoitpas defendu. C'est ce dequoy Plutarque loüePhilopoemen, qu'estant né pour commander, ilsçavoit non seulement commander selon lesloix, mais aux loix mesmes, quand la necessitépublique le requeroit.

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Chapitre 23Divers evenemens demesme ConseilJACQUES AMIOT, grand Aumosnier deFrance, me recita un jour cette histoire àl'honneur d'un Prince des nostres (et nostreestoit-il à tres-bonnes enseignes, encore queson origine fust estrangere) que durant nospremiers troubles au siege de Roüan, ce Princeayant esté adverti par la Royne mere du Royd'une entreprise qu'on faisoit sur sa vie, et ins-truit particulierement par ses lettres, de celuy

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qui la devoit conduire à chef, qui estoit ungentil-homme Angevin ou Manceau, frequen-tant lors ordinairement pour cet effet, la mai-son de ce Prince : il ne communiqua à per-sonne cet advertissement : mais se promenantl'endemain au mont saincte Catherine, d'où sefaisoit nostre baterie à Rouan (car c'estoit autemps que nous la tenions assiegee) ayant àses costez le dit seigneur grand Aumosnier etun autre Evesque, il apperçeut ce gentil-homme, qui luy avoit esté remarqué, et le fitappeller. Comme il fut en sa presence, il luydit ainsi, le voyant desja pallir et fremir desalarmes de sa conscience : Monsieur de tellieu, vous vous doutez bien de ce que je vousveux, et vostre visage le monstre. vous n'avezrien à me cacher : car je suis instruict devostre affaire si avant, que vous ne feriezqu'empirer vostre marché, d'essayer à le cou-vrir. Vous sçavez bien telle chose et telle (quiestoyent les tenans et aboutissans des plus se-cretes pieces de cette menee) ne faillez survostre vie à me confesser la verité de tout cedessein. Quand ce pauvre homme se trouva

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pris et convaincu (car le tout avoit esté descou-vert à la Royne par l'un des complices) il n'eutqu'à joindre les mains et requerir la grace etmisericorde de ce Prince ; aux pieds duquel ilse voulut jetter, mais il l'en garda, suyvantainsi son propos : Venez çà, vous ay-je autre-fois fait desplaisir ? ay-je offencé quelqu'undes vostres par haine particuliere ? Il n'y a pastrois semaines que je vous cognois, quelle rai-son vous a peu mouvoir à entreprendre mamort ? Le gentil-homme respondit à cela d'unevoix tremblante, que ce n'estoit aucune occa-sion particuliere qu'il en eust, mais l'interestde la cause generale de son party, etqu'aucuns luy avoient persuadé que ce seroitune execution pleine de pieté, d'extirper enquelque maniere que ce fust, un si puissantennemy de leur religion. Or (suivit ce Prince)je vous veux montrer, combien la religion queje tiens est plus douce, que celle dequoy vousfaictes profession. La vostre vous a conseilléde me tuer sans m'ouir, n'ayant receu de moyaucune offence ; et la mienne me commandeque je vous pardonne, tout convaincu que vous

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estes de m'avoir voulu tuer sans raison. Allezvous en, retirez vous, que je ne vous voye plusicy : et si vous estes sage, prenez doresnavanten voz entreprises des conseillers plus gens debien que ceux là.

L'Empereur Auguste estant en la Gaule, re-çeut certain avertissement d'une conjurationque luy brassoit L. Cinna, il delibera de s'envenger ; et manda pour cet effect au lende-main le conseil de ses amis : mais la nuictd'entredeux il la passa avec grande inquie-tude, considerant qu'il avoit à faire mourir unjeune homme de bonne maison, et neveu dugrand Pompeius : et produisoit en se pleignantplusieurs divers discours. Quoy donq, faisoit-il, sera-il dict que je demeureray en crainte eten alarme, et que je lairray mon meurtrier sepourmener cependant à son ayse ? S'en ira-ilquitte, ayant assailly ma teste, que j'ay sauvéede tant de guerres civiles, de tant de batailles,par mer et par terre ? et apres avoir estably lapaix universelle du monde, sera-il absouz,ayant deliberé non de me meurtrir seulement,mais de me sacrifier ? Car la conjuration estoit

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faicte de le tuer, comme il feroit quelquesacrifice.

Apres cela s'estant tenu coy quelque espacede temps, il recommençoit d'une voix plusforte, et s'en prenoit à soy-mesme : Pourquoyvis tu, s'il importe à tant de gens que tumeures ? n'y aura-il point de fin à tes ven-geances et à tes cruautez ? Ta vie vaut-elleque tant de dommage se face pour la conser-ver ? Livia sa femme le sentant en ces an-goisses : Et les conseils des femmes y seront-ils receuz, luy dit elle ? Fais ce que font lesmedecins, quand les receptes accoustumees nepeuvent servir, ils en essayent de contraires.Par severité tu n'as jusques à cette heure rienprofité : Lepidius à suivy Savidienus, MurenaLepidus, Cæpio Murena, Egnatius Cæpio.Commence à experimenter comment te succe-deront la douceur et la clemence. Cinna estconvaincu, pardonne luy ; de te nuire desor-mais, il ne pourra, et profitera à ta gloire.

Auguste fut bien ayse d'avoir trouvé un ad-vocat de son humeur, et ayant remercié safemme et contremandé ses amis, qu'il avoit

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assignez au Conseil, commanda qu'on fist ve-nir à luy Cinna tout seul : Et ayant fait sortirtout le monde de sa chambre, et fait donner unsiege à Cinna, il luy parla en cette maniere :En premier lieu je te demande Cinna, paisibleaudience : n'interromps pas mon parler, je tedonray temps et loysir d'y respondre. Tu sçaisCinna que t'ayant pris au camp de mes enne-mis, non seulement t'estant faict mon ennemy,mais estant né tel, je te sauvay ; je te misentre mains tous tes biens, et t'ay en fin rendusi accommodé et si aysé, que les victorieuxsont envieux de la condition du vaincu : l'officedu sacerdoce que tu me demandas, je tel'ottroiay, l'ayant refusé à d'autres, desquelsles peres avoyent tousjours combatu avecmoy : t'ayant si fort obligé, tu as entrepris deme tuer. A quoy Cinna s'estant escrié qu'il es-toit bien esloigné d'une si meschante pensee :Tu ne me tiens pas Cinna ce que tu m'avoispromis, suyvit Auguste : tu m'avois asseuréque je ne serois pas interrompu : ouy, tu as en-trepris de me tuer, en tel lieu, tel jour, en tellecompagnie, et de telle façon : et le voyant

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transi de ces nouvelles, et en silence, non pluspour tenir le marché de se taire, mais de lapresse de sa conscience : Pourquoy, adjoustail, le fais tu ? Est-ce pour estre Empereur ?Vrayement il va bien mal àla chose publique,s'il n'y a que moy, qui t'empesche d'arriver àl'Empire. Tu ne peux pas seulement deffendreta maison, et perdis dernierement un procéspar la faveur d'un simple libertin. Quoy ? n'astu moyen ny pouvoir en autre chose qu'à en-treprendre Cæsar ? Je le quitte, s'il n'y a quemoy qui empesche tes esperances. Penses-tu,que Paulus, que Fabius, que les Cosseens etServiliens te souffrent ? et une si grandetrouppe de nobles, non seulement nobles denom, mais qui par leur vertu honnorent leurnoblesse ? Apres plusieurs autres propos (caril parla à luy plus de deux heures entieres) Orva, luy dit-il, je te donne, Cinna, la vie àtraistre et à parricide, que je te donnayautres-fois à ennemy : que l'amitié commencede ce jourd'huy entre nous : essayons qui denous deux de meilleure foy, moy t'aye donné tavie, ou tu l'ayes receuë.

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Et se despartit d'avec luy en cette maniere.Quelque temps apres il luy donna le consulat,se pleignant dequoy il ne le luy avoit osé de-mander. Il l'eut depuis pour fort amy, et futseul faict par luy heritier de ses biens. Or de-puis cet accident, qui advint à Auguste auquarantiesme an de son aage, il n'y eut jamaisde conjuration ny d'entreprise contre luy, etreceut une juste recompense de cette sienneclemence. Mais il n'en advint pas de mesmesau nostre : car sa douceur ne le sceut garentir,qu'il ne cheust depuis aux lacs de pareille tra-hison. Tant c'est chose vaine et frivole quel'humaine prudence : et au travers de tous nosprojects, de nos conseils et precautions, la for-tune maintient tousjours la possession desevenemens.

Nous appellons les medecins heureux,quand ils arrivent à quelque bonne fin :comme s'il n'y avoit que leur art, qui ne sepeust maintenir d'elle mesme, et qui eust lesfondemens trop frailes, pour s'appuyer de sapropre force : et comme s'il n'y avoit qu'elle,qui ayt besoin que la fortune preste la main à

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ses operations. Je croy d'elle tout le pis ou lemieux qu'on voudra : car nous n'avons, Dieumercy, nul commerce ensemble. Je suis au re-bours des autres : car je la mesprise bien tous-jours, mais quand je suis malade, au lieud'entrer en composition, je commence encore àla haïr et à la craindre : et respons à ceux quime pressent de prendre medecine, qu'ils at-tendent au moins que je sois rendu à mesforces et à ma santé, pour avoir plus de moyende soustenir l'effort et le hazart de leur breu-vage. Je laisse faire nature, et presupposequ'elle se soit pourveue de dents et de griffes,pour se deffendre des assaux qui luy viennent,et pour maintenir cette contexture, dequoyelle fuit la dissolution. Je crain au lieu del'aller secourir, ainsi comme elle est aux prisesbien estroites et bien jointes avec la maladie,qu'on secoure son adversaire au lieu d'elle, etqu'on la recharge de nouveaux affaires.

Or je dy que non en la medecine seulement,mais en plusieurs arts plus certaines, la for-tune y a bonne part. Les saillies poëtiques, quiemportent leur autheur, et le ravissent hors

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de soy, pourquoy ne les attribuerons nous àson bon heur, puis qu'il confesse luy mesmequ'elles surpassent sa suffisance et ses forces,et les recognoit venir d'ailleurs que de soy, etne les avoir aucunement en sa puissance : nonplus que les orateurs ne disent avoir en la leurces mouvemens et agitations extraordinaires,qui les poussent au delà de leur dessein ? Il enest de mesmes en la peinture, qu'il eschappepar fois des traits de la main du peintre sur-passans sa conception et sa science, qui letirent luy mesmes en admiration, et quil'estonnent. Mais la fortune montre bien en-cores plus evidemment, la part qu'elle a entous ces ouvrages, par les graces et beautezqui s'y treuvent, non seulement sansl'intention, mais sans la cognoissance mesmede l'ouvrier. Un suffisant lecteur descouvresouvent és escrits d'autruy, des perfectionsautres que celles que l'autheur y a mises etapperceuës, et y preste des sens et des visagesplus riches.

Quant aux entreprises militaires, chacunvoid comment la fortune y a bonne part : En

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nos conseils mesmes et en nos deliberations, ilfaut certes qu'il y ayt du sort et du bonheurmeslé parmy : car tout ce que nostre sagessepeut, ce n'est pas grand chose : Plus elle estaigue et vive, plus elle trouve en soy de foi-blesse, et se deffie d'autant plus d'elle mesme.Je suis de l'advis de Sylla : et quand je meprens garde de pres aux plus glorieux ex-ploicts de la guerre, je voy, ce me semble, queceux qui les conduisent, n'y employent la deli-beration et le conseil, que par acquit ; et que lameilleure part de l'entreprinse, ilsl'abandonnent à la fortune ; et sur la fiancequ'ils ont à son secours, passent à tous lescoups au delà des bornes de tout discours. Ilsurvient des allegresses fortuites, et des fu-reurs estrangeres parmy leurs deliberations,qui les poussent le plus souvent à prendre leparty le moins fondé en apparence, et qui gros-sissent leur courage au dessus de la raison.D'où il est advenu à plusieurs grands Capi-taines anciens, pour donner credit à cesconseils temeraires, d'alleguer à leurs gens,

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qu'ils y estoyent conviez par quelque inspira-tion, par quelque signe et prognostique.

Voyla pourquoy en cette incertitude et per-plexité, que nous apporte l'impuissance de voiret choisir ce qui est le plus commode, pour lesdifficultez que les divers accidens et circons-tances de chaque chose tirent : le plus seur,quand autre consideration ne nous y convie-roit, est à mon advis de se rejetter au party, oùil y a plus d'honnesteté et de justice : et puisqu'on est en doute du plus court chemin, tenirtousjours le droit. Comme en ces deuxexemples, que je vien de proposer, il n'y apoint de doubte, qu'il ne fust plus beau et plusgenereux à celuy qui avoit receu l'offence, dela pardonner, que s'il eust fait autrement. S'ilen est mes-advenu au premier, il ne s'en fautpas prendre à ce sien bon dessein : et ne sçaiton, quand il eust pris le party contraire, s'ileust eschapé la fin, à laquelle son destinl'appelloit ; et si eust perdu la gloire d'unetelle humanité.

Il se void dans les histoires, force gens, encette crainte ; d'où la plus part ont suivy le

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chemin de courir au devant des conjurations,qu'on faisoit contre eux, par vengeance et parsupplices : mais j'en voy fort peu ausquels ceremede ayt servy ; tesmoing tant d'EmpereursRomains. Celuy qui se trouve en ce danger, nedoit pas beaucoup esperer ny de sa force, ny desa vigilance. Car combien est-il mal aisé de segarentir d'un ennemy, qui est couvert du vi-sage du plus officieux amy que nous ayons ? etde cognoistre les volontez et pensemens inter-ieurs de ceux qui nous assistent ? Il a beauemployer des nations estrangeres pour sagarde, et estre tousjours ceint d'une hayed'hommes armez : Quiconque aura sa vie àmespris, se rendra tousjours maistre de celled'autruy. Et puis ce continuel soupçon, quimet le Prince en doute de tout le monde, luydoit servir d'un merveilleux tourment.

Pourtant Dion estant adverty que Callippusespioit les moyens de le faire mourir, n'eut ja-mais le coeur d'en informer, disant qu'il ay-moit mieux mourir que vivre en cette misere,d'avoir à se garder non de ses ennemys seule-ment, mais aussi de ses amis. Ce qu'Alexandre

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representa bien plus vivement par effect, etplus roidement, quand ayant eu advis par unelettre de Parmenion, que Philippus son pluscher medecin estoit corrompu par l'argent deDarius pour l'empoisonner ; en mesme tempsqu'il donnoit à lire sa lettre à Philippus, il ava-la le bruvage qu'il luy avoit presenté. Fut-cepas exprimer cette resolution, que si ses amisle vouloient tuer, il consentoit qu'ils lepeussent faire ? Ce Prince est le souverain pa-tron des actes hazardeux : mais je ne sçay s'ily a traict en sa vie, qui ayt plus de fermetéque cestui-cy, ny une beauté illustre par tantde visages.

Ceux qui preschent aux princes la deffiancesi attentive, soubs couleur de leur prescherleur seurté, leur preschent leur ruine et leurhonte. Rien de noble ne se faict sans hazard.J'en sçay un de courage tres-martial de sacomplexion et entreprenant, de qui tous lesjours on corrompt la bonne fortune par tellespersuasions : Qu'il se resserre entre les siens,qu'il n'entende à aucune reconciliation de sesanciens ennemys, se tienne à part, et ne se

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commette entre mains plus fortes, quelquepromesse qu'on luy face, quelque utilité qu'il yvoye. J'en sçay un autre, qui a inesperémentavancé sa fortune, pour avoir pris conseil toutcontraire. La hardiesse dequoy ils cerchent siavidement la gloire, se represente, quand il estbesoin, aussi magnifiquement en pourpointqu'en armes : en un cabinet, qu'en un camp : lebras pendant, que le bras levé. La prudence sitendre et circonspecte, est mortelle ennemyede hautes executions. Scipion sceut, pour pra-tiquer la volonté de Syphax, quittant son ar-mée, et abandonnant l'Espaigne, douteuse en-core sous sa nouvelle conqueste, passer enAfrique, dans deux simples vaisseaux, pour secommettre en terre ennemie, à la puissanced'un Roy barbare, à une foy incogneue, sansobligation, sans hostage, sous la seule seuretéde la grandeur de son propre courage, de sonbon heur, et de la promesse de ses hautes es-perances. Habita fides ipsam plerumque fidemobligat.

A une vie ambitieuse et fameuse, il faut aurebours, prester peu, et porter la bride courte

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aux souspeçons : La crainte et la deffiance at-tirent l'offence et la convient. Le plus deffiantde nos Roys establit ses affaires, principalle-ment pour avoir volontairement abandonné etcommis sa vie, et sa liberté, entre les mains deses ennemis : montrant avoir entiere fianced'eux, afin qu'ils la prinssent de luy. A ses le-gions mutinées et armées contre luy, Cæsaropposoit seulement l'authorité de son visage,et la fierté de ses paroles ; et se fioit tant à soyet à sa fortune, qu'il ne craingnoit point del'abandonner et commettre à une armée sedi-tieuse et rebelle.

Stetit aggere fultiCespitis, intrepidus vultu, meruitque timeri

Nil metuens.Mais il est bien vray, que cette forte asseu-

rance ne se peut representer bien entiere, etnaïfve, que par ceux ausquels l'imagination dela mort, et du pis qui peut advenir apres tout,ne donne point d'effroy : car de la presentertremblante encore, doubteuse et incertaine,pour le service d'une importante reconcilia-tion, ce n'est rien faire qui vaille. C'est un

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excellent moyen de gaigner le coeur et volontéd'autruy, de s'y aller soubsmettre et fier, pour-veu que ce soit librement, et sans contrainted'aucune necessité, et que ce soit en condition,qu'on y porte une fiance pure et nette ; le frontau moins deschargé de tout scrupule. Je vis enmon enfance, un Gentil-homme commandantà une grande ville empressé à l'esmotion d'unpeuple furieux : Pour esteindre ce commence-ment du trouble, il print party de sortir d'unlieu tres-asseuré où il estoit, et se rendre àcette tourbe mutine : d'où mal luy print, et yfut miserablement tué. Mais il ne me semblepas que sa faute fust tant d'estre sorty, ainsiqu'ordinairement on le reproche à sa memoire,comme ce fut d'avoir pris une voye de soub-mission et de mollesse : et d'avoir voulu endor-mir cette rage, plustost en suivant qu'en gui-dant, et en requerant plustost qu'en remon-trant : et estime que une gracieuse severité,avec un commandement militaire, plein de se-curité, et de confiance, convenable à son rang,et à la dignité de sa charge, luy eust mieuxsuccedé, au moins avec plus d'honneur, et de

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bien-seance. Il n'est rien moins esperable de cemonstre ainsin agité, que l'humanité et la dou-ceur ; il recevra bien plustost la reverence et lacrainte. Je luy reprocherois aussi, qu'ayantpris une resolution plustost brave à mon gré,que temeraire, de se jetter foible et en pour-point, emmy cette mer tempestueused'hommes insensez, il la devoit avaller toute,et n'abandonner ce personnage. Là où il luyadvint apres avoir recogneu le danger de pres,de saigner du nez : et d'alterer encore depuiscette contenance démise et flatteuse, qu'ilavoit entreprinse, en une contenance effraiée :chargeant sa voix et ses yeux d'estonnement etde penitence : cerchant à conniller et à se des-rober, il les enflamma et appella sur soy.

On deliberoit de faire une montre generallede diverses trouppes en armes, (c'est le lieudes vengeances secrettes ; et n'est point où enplus grande seureté on les puisse exercer) il yavoit publiques et notoires apparences, qu'iln'y faisoit pas fort bon pour aucuns, ausquelstouchoit la principalle et necessaire charge deles recognoistre. Il s'y proposa divers conseils,

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comme en chose difficile, et qui avoit beaucoupde poids et de suitte : Le mien fut, qu'on evi-tast sur tout de donner aucun tesmoignage dece doubte, et qu'on s'y trouvast et meslast par-my les files, la teste droicte, et le visage ou-vert ; et qu'au lieu d'en retrancher aucunechose (à quoy les autres opinions visoyent leplus) au contraire, l'on sollicitast les capi-taines d'advertir les soldats de faire leurssalves belles et gaillardes en l'honneur des as-sistans, et n'espargner leur poudre. Cela servitde gratification envers ces troupes suspectes,et engendra dés lors en avant une mutuelle etutile confidence.

La voye qu'y tint Julius Cæsar, je trouveque c'est la plus belle, qu'on y puisse prendre.Premierement il essaya par clemence, à sefaire aymer de ses ennemis mesmes, secontentant aux conjurations qui luy estoientdescouvertes, de declarer simplement qu'il enestoit adverti : Cela faict, il print une tres-noble resolution, d'attendre sans effroy et sanssolicitude, ce qui luy en pourroit advenir,s'abandonnant et se remettant à la garde des

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dieux et de la fortune. Car certainement c'estl'estat où il estoit quand il fut tué.

Un estranger ayant dict et publié par toutqu'il pourroit instruire Dionysius Tyran de Sy-racuse, d'un moyen de sentir et descouvrir entoute certitude, les parties que ses subjets ma-chineroient contre luy, s'il luy vouloit donnerune bonne piece d'argent, Dionysius en estantadverty, le fit appeller à soy, pour s'esclaircird'un art si necessaire à sa conservation : cetestranger luy dict, qu'il n'y avoit pas d'autreart, sinon qu'il luy fist delivrer un talent, et seventast d'avoir apris de luy un singulier se-cret. Dionysius trouva cette invention bonne,et luy fit compter six cens escus. Il n'estoit pasvray-semblable ; qu'il eust donné si grandesomme à un homme incogneu, qu'en recom-pense d'un tres-utile apprentissage, et servoitcette reputation à tenir ses ennemis encrainte. Pourtant les Princes sagement pu-blient les advis qu'ils reçoivent des menéesqu'on dresse contre leur vie ; pour faire croirequ'ilz sont bien advertis, et qu'il ne se peutrien entreprendre dequoy ils ne sentent le

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vent. Le Duc d'Athenes fit plusieurs sottisesen l'establissement de sa fresche tyrannie surFlorence : mais cette-cy la plus notable,qu'ayant receu le premier advis des monopolesque ce peuple dressoit contre luy, par Mattheodit Morozo, complice d'icelles : il le fit mourir,pour supprimer cet advertissement, et ne fairesentir, qu'aucun en la ville s'ennuïast de sadomination.

Il me souvient avoir leu autrefois l'histoirede quelque Romain, personnage de dignité, le-quel fuyant la tyrannie du Triumvirat, avoiteschappé mille fois les mains de ceux qui lepoursuivoyent, par la subtilité de ses inven-tions : Il advint un jour, qu'une troupe de gensde cheval, qui avoit charge de le prendre, pas-sa tout joignant un halier, ou il s'estoit tapy,et faillit de le descouvrir : Mais luy sur cepoint là, considerant la peine et les difficultez,ausquelles il avoit desja si long temps duré,pour se sauver des continuelles et curieusesrecherches, qu'on faisoit de luy par tout ; lepeu de plaisir qu'il pouvoit esperer d'une tellevie, et combien il luy valoit mieux passer une

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fois le pas, que demeurer tousjours en cestetranse, luy-mesme les r'appella, et leur trahitsa cachette, s'abandonnant volontairement àleur cruauté, pour oster eux et luy d'une pluslongue peine. D'appeller les mains ennemies,c'est un conseil un peu gaillard : si croy-je,qu'encore vaudroit-il mieux le prendre, que dedemeurer en la fievre continuelle d'un acci-dent, qui n'a point de remede. Mais puis queles provisions qu'on y peut apporter sontpleines d'inquietude, et d'incertitude, il vautmieux d'une belle asseurance se preparer àtout ce qui en pourra advenir ; et tirer quelqueconsolation de ce qu'on n'est pas asseuré qu'iladvienne.

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Chapitre 24Du pedantismeJE me suis souvent despité en mon enfance,de voir és comedies Italiennes, tousjours unpedante pour badin, et le surnom de magister,n'avoir guere plus honorable signification par-my nous. Car leur estant donné en gouverne-ment, que pouvois-je moins faire que d'estrejaloux de leur reputation ? Je cherchois biende les excuser par la disconvenance naturellequ'il y a entre le vulgaire, et les personnesrares et excellentes en jugement, et en sça-voir : d'autant qu'ils vont un train entierement

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contraire les uns des autres. Mais en cecyperdois-je mon latin : que les plus galanshommes c'estoient ceux qui les avoyent le plusà mespris, tesmoing nostre bon du Bellay :

Mais je hay par sur tout un sçavoirpedantesque.

Et est cette coustume ancienne : car Plu-tarque dit que Grec et Escolier, estoient motsde reproche entre les Romains, et de mespris.

Depuis avec l'aage j'ay trouvé qu'on avoitune grandissime raison, et que magis magnosclericos, non sunt magis magnos sapientes.Mais d'où il puisse advenir qu'une ame richede la cognoissance de tant de choses, n'en de-vienne pas plus vive, et plus esveillée ; etqu'un esprit grossier et vulgaire puisse logeren soy, sans s'amender, les discours et les ju-gemens des plus excellens esprits, que lemonde ait porté, j'en suis encore en doute.

A recevoir tant de cervelles estrangeres, etsi fortes, et si grandes, il est necessaire (me di-soit une fille, la premiere de nos Princesses,parlant de quelqu'un) que la sienne se foule,

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se contraigne et rappetisse, pour faire placeaux autres.

Je dirois volontiers, que comme les plantess'estouffent de trop d'humeur, et les lampes detrop d'huile, aussi faict l'action de l'esprit partrop d'estude et de matiere : lequel occupé etembarassé d'une grande diversité de choses,perde le moyen de se demesler. Et que cettecharge le tienne courbe et croupy. Mais il enva autrement, car nostre ame s'eslargitd'autant plus qu'elle se remplit. Et auxexemples des vieux temps, il se voit tout au re-bours, des suffisans hommes aux maniemensdes choses publiques, des grands capitaines, etgrands conseillers aux affaires d'estat, avoiresté ensemble tressçavans.

Et quant aux Philosophes retirez de touteoccupation publique, ils ont esté aussi quelquefois à la verité mesprisez, par la liberté Co-mique de leur temps, leurs opinions et façonsles rendans ridicules. Les voulez vous fairejuges des droits d'un procés, des actions d'unhomme ? Ils en sont bien prests ! Ils cerchentencore s'il y a vie, s'il y a mouvement, si

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l'homme est autre chose qu'un boeuf : que c'estqu'agir et souffrir, quelles bestes ce sont, queloix et justice. Parlent ils du magistrat, ouparlent-ils à luy ? c'est d'une liberté irreve-rente et incivile. Oyent-ils louer un Prince ouun Roy ? c'est un pastre pour eux, oisif commeun pastre, occupé à pressurer et tondre sesbestes : mais bien plus rudement. En estimezvous quelqu'un plus grand, pour possederdeux mille arpents de terre ? eux s'enmoquent, accoustumés d'embrasser tout lemonde, comme leur possession. Vous ventezvous de vostre noblesse, pour compter septayeulx riches ? ils vous estiment de peu : neconcevans l'image universelle de nature, etcombien chascun de nous a eu de predeces-seurs, riches, pauvres, Roys, valets, Grecs,Barbares. Et quand vous seriez cinquantiesmedescendant de Hercules, ils vous trouventvain, de faire valoir ce present de la fortune.Ainsi les desdeignoit le vulgaire, comme igno-rants les premieres choses et communes, etcomme presomptueux et insolents. Mais cettepeinture Platonique est bien esloignée de celle

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qu'il faut à noz hommes. On envioit ceux-làcomme estans au dessus de la commune façon,comme mesprisans les actions publiques,comme ayans dressé une vie particuliere et in-imitable, reglée à certains discours hautainset hors d'usage : ceux-cy on les desdeigne,comme estans au dessoubs de la commune fa-çon, comme incapables des charges publiques,comme trainans une vie et des meurs basseset viles apres le vulgaire. Odi homines ignavaopera, Philosopha sententia.

Quant à ces Philosophes, dis-je, comme ilsestoient grands en science, ils estoient encoreplus grands en toute action. Et tout ainsiqu'on dit de ce Geometrien de Syracuse, lequelayant esté destourné de sa contemplation,pour en mettre quelque chose en pratique, à ladeffence de son païs, qu'il mit soudain en traindes engins espouventables, et des effects sur-passans toute creance humaine ; desdaignanttoutefois luy mesme toute cette sienne manu-facture, et pensant en cela avoir corrompu ladignité de son art, de laquelle ses ouvragesn'estoient que l'apprentissage et le jouet.

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Aussi eux, si quelquefois on les a mis à lapreuve de l'action, on les a veu voler d'uneaisle si haulte, qu'il paroissoit bien, leur coeuret leur ame s'estre merveilleusement grossieet enrichie par l'intelligence des choses. Maisaucuns voyants la place du gouvernement po-litique saisie par hommes incapables, s'en sontreculés. Et celuy qui demanda à Crates,jusques à quand il faudroit philosopher, en re-ceut cette responce : Jusques à tant que ce nesoient plus des asniers, qui conduisent noz ar-mées. Heraclitus resigna la Royauté à sonfrere. Et aux Ephesiens, qui luy reprochoient,qu'il passoit son temps à joüer avec les enfansdevant le temple : Vaut-il pas mieux faire ce-cy, que gouverner les affaires en vostre compa-gnie ? D'autres ayans leur imagination logéeau dessus de la fortune et du monde, trou-verent les sieges de la justice, et les thronesmesmes des Roys, bas et viles. Et refusa Em-pedocles la royauté, que les Agrigentins luy of-frirent. Thales accusant quelquefois le soingdu mesnage et de s'enrichir, on luy reprochaque c'estoit à la mode du renard, pour n'y

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pouvoir advenir. Il luy print envie par passe-temps d'en montrer l'experience, et ayant pource coup ravalé son sçavoir au service du proffitet du gain, dressa une trafique, qui dans unan rapporta telles richesses, qu'à peine entoute leur vie, les plus experimentez de cemestier là, en pouvoient faire de pareilles.

Ce qu'Aristote recite d'aucuns, qui appel-loyent et celuy là, et Anaxagoras, et leurs sem-blables, sages et non prudents, pour n'avoirassez de soin des choses plus utiles : outre ceque je ne digere pas bien cette difference demots, cela ne sert point d'excuse à mes gents,et à voir la basse et necessiteuse fortune, de-quoy ils se payent, nous aurions plustost occa-sion de prononcer tous les deux, qu'ils sont, etnon sages, et non prudents.

Je quitte cette premiere raison, et croy qu'ilvaut mieux dire, que ce mal vienne de leurmauvaise façon de se prendre aux sciences : etqu'à la mode dequoy nous sommes instruicts,il n'est pas merveille, si ny les escoliers, ny lesmaistres n'en deviennent pas plus habiles,quoy qu'ils s'y facent plus doctes. De vray le

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soing et la despence de nos peres, ne vise qu'ànous meubler la teste de science : du jugementet de la vertu, peu de nouvelles. Criez d'unpassant à nostre peuple : O le sçavanthomme ! Et d'un autre, O le bon homme ! Il nefaudra pas à destourner les yeux et son res-pect vers le premier. Il y faudroit un tierscrieur : O les lourdes testes ! Nous nous en-querons volontiers, Sçait-il du Grec ou duLatin ? escrit-il en vers ou en prose ? mais, s'ilest devenu meilleur ou plus advisé, c'estoit leprincipal, et c'est ce qui demeure derriere. Ilfalloit s'enquerir qui est mieux sçavant, nonqui est plus sçavant.

Nous ne travaillons qu'à remplir la me-moire, et laissons l'entendement et laconscience vuide. Tout ainsi que les oyseauxvont quelquefois à la queste du grain, et leportent au bec sans le taster, pour en faire be-chée à leurs petits : ainsi nos pedantes vontpillotans la science dans les livres, et ne lalogent qu'au bout de leurs lévres, pour la dé-gorger seulement, et mettre au vent.

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C'est merveille combien proprement la sot-tise se loge sur mon exemple. Est-ce pas fairede mesme, ce que je fay en la plus part decette composition ? Je m'en vay escornifflantpar-cy par-là, des livres, les sentences qui meplaisent ; non pour les garder (car je n'ay pointde gardoire) mais pour les transporter encettuy-cy ; où, à vray dire, elles ne sont nonplus miennes, qu'en leur premiere place. Nousne sommes, ce croy-je, sçavants, que de lascience presente : non de la passée, aussi peuque de la future.

Mais qui pis est, leurs escoliers et leurs pe-tits ne s'en nourrissent et alimentent nonplus, ains elle passe de main en main, pourcette seule fin, d'en faire parade, d'en entrete-nir autruy, et d'en faire des comptes, commeune vaine monnoye inutile à tout autre usageet emploite, qu'à compter et jetter. Apud aliosloqui didicerunt, non ipsi secum. Non est lo-quendum, sed gubernandum.

Nature pour monstrer, qu'il n'y a rien desauvage en ce qu'elle conduit, faict naistresouvent és nations moins cultivées par art, des

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productions d'esprit, qui luittent les plus ar-tistes productions. Comme sur mon propos, leproverbe Gascon tiré d'une chalemie, est-il de-licat, Bouha prou bouha, mas à remuda lousdits qu'em. Souffler prou souffler, mais à re-muer les doits, nous en sommes là.

Nous sçavons dire, Cicero dit ainsi, voila lesmeurs de Platon, ce sont les mots mesmesd'Aristote : mais nous que disons nous nousmesmes ? que faisons nous ? que jugeonsnous ? Autant en diroit bien un perroquet.Cette façon me faict souvenir de ce riche Ro-main, qui avoit esté soigneux à fort grandedespence, de recouvrer des hommes suffisansen tout genre de science, qu'il tenoit continuel-lement autour de luy, affin que quand il es-cheoit entre ses amis, quelque occasion de par-ler d'une chose ou d'autre, ils suppleassent ensa place, et fussent tous prests à luy fournir,qui d'un discours, qui d'un vers d'Homere, cha-cun selon son gibier : et pensoit ce sçavoirestre sien, par ce qu'il estoit en la teste de sesgens. Et comme font aussi ceux, desquels la

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suffisance loge en leurs somptueuseslibrairies.

J'en cognoy, à qui quand je demande ce qu'ilsçait, il me demande un livre pour le mons-trer : et n'oseroit me dire, qu'il a le derrieregaleux, s'il ne va sur le champ estudier en sonlexicon que c'est que galeux, et que c'est quederriere.

Nous prenons en garde les opinions et lesçavoir d'autruy, et puis c'est tout : il les fautfaire nostres. Nous semblons proprement ce-luy, qui ayant besoing de feu, en iroit querirchez son voisin, et y en ayant trouvé un beauet grand, s'arresteroit là à se chauffer, sansplus se souvenir d'en raporter chez soy. Quenous sert-il d'avoir la panse pleine de viande,si elle ne se digere, si elle ne se transforme ennous ? si elle ne nous augmente et fortifie ?Pensons nous que Lucullus, que les lettresrendirent et formerent si grand capitaine sansexperience, les eust prises à nostre mode ?

Nous nous laissons si fort aller sur les brasd'autruy, que nous aneantissons nos forces.Me veux-je armer contre la crainte de la

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mort ? c'est aux despens de Seneca. Veux-je ti-rer de la consolation pour moy, ou pour unautre ? je l'emprunte de Cicero : je l'eusseprise en moy-mesme, si on m'y eust exercé. Jen'ayme point cette suffisance relative etmendiée.

Quand bien nous pourrions estre sçavans dusçavoir d'autruy, au moins sages ne pouvonsnous estre que de nostre propre sagesse.Μισῶ σοφιστὴν, ὅστις ούχ αὑτῶ σοφός.Ex quo Ennius : Nequidquam sapere sapien-

tem, qui ipse sibi prodesse non quiret.si cupidus, si Vanus, et Euganea quantumvis

vilior agna.Non enim paranda nobis solum, sed fruenda

sapientia est.Dionysius se moquoit des Grammariens, qui

ont soin de s'enquerir des maux d'Ulysses, etignorent les propres : des musiciens, qui ac-cordent leurs fleutes, et n'accordent pas leursmoeurs : des orateurs qui estudient à dire jus-tice, non à la faire.

Si nostre ame n'en va un meilleur bransle,si nous n'en avons le jugement plus sain,

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j'aymerois aussi cher que mon escolier eut pas-sé le temps à joüer à la paume, au moins lecorps en seroit plus allegre. Voyez le revenirde là, apres quinze ou seize ans employez, iln'est rien si mal propre à mettre en besongne,tout ce que vous y recognoissez d'avantage,c'est que son Latin et son Grec l'ont rendu plussot et presumptueux qu'il n'estoit party de lamaison. Il en devoit rapporter l'ame pleine, ilne l'en rapporte que bouffie : et l'a seulementenflée, en lieu de la grossir.

Ces maistres icy, comme Platon dit des So-phistes, leurs germains, sont de tous leshommes, ceux qui promettent d'estre les plusutiles aux hommes, et seuls entre tous leshommes, qui non seulement n'amendent pointce qu'on leur commet, comme faict un char-pentier et un masson : mais l'empirent, et sefont payer de l'avoir empiré.

Si la loy que Protagoras proposoit à ses dis-ciples, estoit suivie : ou qu'ils le payassent se-lon son mot, ou qu'ils jurassent au temple,combien ils estimoient le profit qu'ils avoientreceu de sa discipline, et selon iceluy

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satisfissent sa peine : mes pedagogues se trou-veroient chouez, s'estans remis au serment demon experience.

Mon vulgaire Perigordin appelle fort plai-samment Lettre ferits, ces sçavanteaux,comme si vous disiez Lettre-ferus, ausquels leslettres ont donné un coup de marteau, commeon dit. De vray le plus souvent ils semblentestre ravalez, mesmes du sens commun. Car lepaïsant et le cordonnier vous leur voyez allersimplement et naïvement leur train, parlantde ce qu'ils sçavent : ceux-cy pour se vouloireslever et gendarmer de ce sçavoir, qui nageen la superficie de leur cervelle, vonts'embarrassant, et empetrant sans cesse. Illeur eschappe de belles parolles, mais qu'unautre les accommode : ils cognoissent bien Ga-lien, mais nullement le malade : ils vous ontdes-ja rempli la teste de loix, et si n'ont encoreconçeu le neud de la cause : ils sçavent laTheorique de toutes choses, cherchez qui lamette en practique.

J'ay veu chez moy un mien amy, par ma-niere de passetemps, ayant affaire à un de

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ceux-cy, contrefaire un jargon de Galimatias,propos sans suitte, tissu de pieces rapportées,sauf qu'il estoit souvent entrelardé de motspropres à leur dispute, amuser ainsi tout unjour ce sot à debattre, pensant tousjours re-spondre aux objections qu'on luy faisoit. Et siestoit homme de lettres et de reputation, etqui avoit une belle robbe.

Vos ô patritius sanguis quos vivere par estOccipiti cæco, posticæ occurrite sannæ.

Qui regardera de bien pres à ce genre degens, qui s'estend bien loing, il trouveracomme moy, que le plus souvent ils nes'entendent, ny autruy, et qu'ils ont la souve-nance assez pleine, mais le jugement entiere-ment creux : sinon que leur nature d'ellemesme le leur ait autrement façonné. Commej'ay veu Adrianus Turnebus, qui n'ayant faictautre profession que de lettres, en laquellec'estoit, à mon opinion, le plus grand homme,qui fust il y a mil ans, n'ayant toutesfois riende pedantesque que le port de sa robbe, etquelque façon externe, qui pouvoit n'estre pascivilisée à la courtisane : qui sont choses de

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neant. Et hay nos gens qui supportent plusmal-aysement une robbe qu'une ame de tra-vers : et regardent à sa reverence, à son main-tien et à ses bottes, quel homme il est. Car audedans c'estoit l'ame la plus polie du monde.Je l'ay souvent à mon escient jetté en proposeslongnez de son usage, il y voyoit si cler,d'une apprehension si prompte, d'un jugementsi sain, qu'il sembloit, qu'il n'eust jamais faictautre mestier que la guerre, et affairesd'Estat. Ce sont natures belles et fortes :

queis arte benignaEt meliore luto finxit præcordia Titan,

qui se maintiennent au travers d'une mau-vaise institution. Or ce n'est pas assez quenostre institution ne nous gaste pas, il fautqu'elle nous change en mieux.

Il y a aucuns de noz Parlemens, quand ilsont à recevoir des officiers, qui les examinentseulement sur la science : les autres y ad-joustent encores l'essay du sens, en leur pre-sentant le jugement de quelque cause. Ceux-cyme semblent avoir un beaucoup meilleur stile :Et encore que ces deux pieces soyent

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necessaires, et qu'il faille qu'elles s'y trouventtoutes deux : si est-ce qu'à la verité celle dusçavoir est moins prisable, que celle dujugement ; cette-cy se peut passer de l'autre,et non l'autre de cette-cy. Car comme dict cevers Grec,

Ὡς οὐδὲν ἡ μάθησις, ἥν μὴ νοὺς παρῇ,A quoy faire la science, si l'entendement n'y

est ? Pleust à Dieu que pour le bien de nostrejustice ces compagnies là se trouvassent aussibien fournies d'entendement et de conscience,comme elles sont encore de science. Non vitæ,sed scholæ discimus. Or il ne faut pas attacherle sçavoir à l'ame, il l'y faut incorporer : il nel'en faut pas arrouser, il l'en faut teindre ; ets'il ne la change, et meliore son estat impar-faict, certainement il vaut beaucoup mieux lelaisser là. C'est un dangereux glaive, et quiempesche et offence son maistre s'il est enmain foible, et qui n'en sçache l'usage : ut fue-rit melius non didicisse.

A l'adventure est ce la cause, que et nous, etla Theologie ne requerons pas beaucoup descience aux femmes, et que François Duc de

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Bretaigne filz de Jean V. comme on luy parlade son mariage avec Isabeau fille d'Escosse, etqu'on luy adjousta qu'elle avoit esté nourriesimplement et sans aucune instruction delettres, respondit, qu'il l'en aymoit mieux, etqu'une femme estoit assez sçavante, quandelle sçavoit mettre difference entre la chemiseet le pourpoint de son mary.

Aussi ce n'est pas si grande merveille,comme on crie, que nos ancestres n'ayent pasfaict grand estat des lettres, et qu'encoresaujourd'huy elles ne se trouvent que par ren-contre aux principaux conseils de nos Roys : etsi cette fin de s'en enrichir, qui seule nous estaujourd'huy proposée par le moyen de la Ju-risprudence, de la Medecine, du pedantisme,et de la Theologie encore, ne les tenoit en cre-dit, vous les verriez sans doubte aussi marmi-teuses qu'elles furent onques. Quel dommage,si elles ne nous apprennent ny à bien penser,ny à bien faire ? Postquam docti prodierunt,boni desunt.

Toute autre science, est dommageable à ce-luy qui n'a la science de la bonté. Mais la

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raison que je cherchoys tantost, seroit ellepoint aussi de là, que nostre estude en Francen'ayant quasi autre but que le proufit, moinsde ceux que nature a faict naistre à plus gene-reux offices que lucratifs, s'adonnants auxlettres, ou si courtement (retirez avant qued'en avoir pris appetit, à une profession quin'a rien de commun avec les livres) il ne resteplus ordinairement, pour s'engager tout a faicta l'estude, que les gents de basse fortune, qui yquestent des moyens à vivre. Et de ces gents-là, les ames estans et par nature, et par insti-tution domestique et exemple, du plus basaloy, rapportent faucement le fruit de lascience. Car elle n'est pas pour donner jour àl'ame qui n'en a point : ny pour faire voir unaveugle. Son mestier est, non de luy fournir deveuë, mais de la luy dresser, de luy regler sesallures, pourveu qu'elle aye de soy les pieds, etles jambes droites et capables. C'est une bonnedrogue que la science, mais nulle drogue n'estassés forte, pour se preserver sans alterationet corruption, selon le vice du vase quil'estuye. Tel a la veuë claire, qui ne l'a pas

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droitte : et par consequent void le bien, et ne lesuit pas : et void la science, et ne s'en sert pas.La principale ordonnance de Platon en sa re-publique, c'est donner à ses citoyens selon leurnature, leur charge. Nature peut tout, et faittout. Les boiteux sont mal propres aux exer-cices du corps, et aux exercices de l'esprit lesames boiteuses. Les bastardes et vulgairessont indignes de la philosophie. Quand nousvoyons un homme mal chaussé, nous disonsque ce n'est pas merveille, s'il est chaussetier.De mesme il semble, que l'experience nousoffre souvent, un medecin plus mal medeciné,un Theologien moins reformé, et coustumiere-ment un sçavant moins suffisant qu'un autre.

Aristo Chius avoit anciennement raison dedire, que les philosophes nuisoient aux audi-teurs : d'autant que la plus part des ames nese trouvent propres à faire leur profit de telleinstruction : qui, si elle ne se met à bien, semet à mal : asotos ex Aristippi, acerbos ex Ze-nonis schola exire.

En cette belle institution que Xenophonpreste aux Perses, nous trouvons qu'ils

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apprenoient la vertu à leurs enfans, comme lesautres nations font les lettres. Platon dit quele fils aisné en leur succession royale, estoitainsi nourry. Apres sa naissance, on le don-noit, non à des femmes, mais à des eunuchesde la premiere authorité autour des Roys, àcause de leur vertu. Ceux-cy prenoient chargede luy rendre le corps beau et sain : et apressept ans le duisoient à monter à cheval, et al-ler à la chasse. Quand il estoit arrivé au qua-torziesme, ils le deposoient entre les mains dequatre : le plus sage, le plus juste, le plus tem-perant, le plus vaillant de la nation. Le pre-mier luy apprenoit la religion : le second, àestre tousjours veritable : le tiers, à se rendremaistre des cupidités : le quart, à ne riencraindre.

C'est chose digne de tres-grande considera-tion, que en cette excellente police de Lycur-gus, et à la verité monstrueuse par sa perfec-tion, si songneuse pourtant de la nourrituredes enfans, comme de sa principale charge, etau giste mesmes des Muses, il s'y face si peude mention de la doctrine : comme si cette

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genereuse jeunesse desdaignant tout autrejoug que de la vertu, on luy aye deu fournir,au lieu de nos maistres de science, seulementdes maistres de vaillance, prudence et justice.Exemple que Platon a suivy en ses loix. La fa-çon de leur discipline, c'estoit leur faire desquestions sur le jugement des hommes, et deleurs actions : et s'ils condamnoient etloüoient, ou ce personnage, ou ce faict, il falloitraisonner leur dire, et par ce moyen ils aigui-soient ensemble leur entendement, et appre-noient le droit. Astyages en Xenophon, de-mande à Cyrus compte de sa derniere leçon ;C'est, dit-il, qu'en nostre escole un grand gar-çon ayant un petit saye, le donna à l'un de sescompagnons de plus petite taille, et luy ostason saye, qui estoit plus grand : nostre precep-teur m'ayant fait juge de ce different ; je ju-geay qu'il falloit laisser les choses en cet estat,et que l'un et l'autre sembloit estre mieux ac-commodé en ce point : sur quoy il me remontraque j'avois mal fait. car je m'estois arresté àconsiderer la bien seance, et il falloit premie-rement avoir proveu à la justice, qui vouloit

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que nul ne fust forcé en ce qui luy appartenoit.Et dit qu'il en fut fouëté, tout ainsi que noussommes en nos villages, pour avoir oublié lepremier Aoriste de τὺπτω. Mon regent me fe-roit une belle harangue in genere demonstrati-vo, avant qu'il me persuadast que son escolevaut cette-là. Ils ont voulu coupper chemin : etpuis qu'il est ainsi que les sciences, lorsmesmes qu'on les prent de droit fil, ne peuventque nous enseigner la prudence, lapreud'hommie et la resolution, ils ont voulud'arrivée mettre leurs enfans au propre des ef-fects, et les instruire non par ouïr dire, maispar l'essay de l'action, en les formant et mou-lant vifvement, non seulement de preceptes etparolles, mais principalement d'exemples etd'oeuvres : afin que ce ne fust pas une scienceen leur ame, mais sa complexion et habitude :que ce ne fust pas un acquest, mais une natu-relle possession. A ce propos, on demandoit àAgesilaus ce qu'il seroit d'advis, que les enfansapprinsent : Ce qu'ils doivent faire estanshommes, respondit-il. Ce n'est pas merveille,

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si une telle institution a produit des effects siadmirables.

On alloit, dit-on, aux autres villes de Grecechercher des Rhetoriciens, des peintres, et desMusiciens : mais en Lacedemone des legisla-teurs, des magistrats, et Empereurs d'armée :à Athenes on aprenoit à bien dire, et icy à bienfaire : là à se desmesler d'un argument sophis-tique, et à rabattre l'imposture des mots cap-tieusement entrelassez ; icy à se desmesler desappats de la volupté, et à rabatre d'un grandcourage les menasses de la fortune et de lamort : ceux-là s'embesongnoient apres lesparolles, ceux-cy apres les choses : là c'estoitune continuelle exercitation de la langue, icyune continuelle exercitation de l'ame. Parquoyil n'est pas estrange, si Antipater leur deman-dant cinquante enfans pour ostages, ils re-spondirent tout au rebours de ce que nous fe-rions, qu'ils aymoient mieux donner deux foisautant d'hommes faicts ; tant ils estimoient laperte de l'education de leur pays. Quand Age-silaus convie Xenophon d'envoyer nourrir sesenfans à Sparte, ce n'est pas pour y apprendre

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la Rhetorique, ou Dialectique : mais pour ap-prendre (ce dit-il) la plus belle science qui soit,asçavoir la science d'obeir et de commander.

Il est tres-plaisant, de voir Socrates, à samode se moquant de Hippias, qui luy recite,comment il a gaigné, specialement en cer-taines petites villettes de la Sicile, bonnesomme d'argent, à regenter : et qu'à Sparte iln'a gaigné pas un sol. Que ce sont gents idiots,qui ne sçavent ny mesurer ny compter : nefont estat ny de Grammaire ny de rythme :s'amusans seulement à sçavoir la suitte desRoys, establissement et decadence des estats,et tel fatras de comptes. Et au bout de cela,Socrates luy faisant advouër par le menu,l'excellence de leur forme de gouvernementpublique, l'heur et vertu de leur vie privée, luylaisse deviner la conclusion de l'inutilité de sesarts. Les exemples nous apprennent, et encette martiale police, et en toutes ses sem-blables, que l'estude des sciences amollit et ef-femine les courages, plus qu'il ne les fermit etaguerrit. Le plus fort estat, qui paroisse pourle present au monde, est celuy des Turcs,

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peuples egalement duicts à l'estimation desarmes, et mespris des lettres. Je trouve Romeplus vaillante avant qu'elle fust sçavante. Lesplus belliqueuses nations en nos jours, sont lesplus grossieres et ignorantes. Les Scythes, lesParthes, Tamburlan, nous servent à cettepreuve. Quand les Gots ravagerent la Grece,ce qui sauva toutes les librairies d'estre pas-sées au feu, ce fut un d'entre eux, qui semacette opinion, qu'il failloit laisser ce meubleentier aux ennemis : propre à les destournerde l'exercice militaire, et amuser à des occupa-tions sedentaires et oysives. Quand nostreRoy, Charles huictieme, quasi sans tirerl'espee du fourreau, se veid maistre duRoyaume de Naples, et d'une bonne partie dela Toscane, les seigneurs de sa suitte, attri-buerent cette inesperee facilité de conqueste, àce que les Princes et la noblesse d'Italies'amusoient plus à se rendre ingenieux et sça-vans, que vigoureux et guerriers.

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Chapitre 25De l'institution desenfans

A Madame Diane de Foix, Contesse deGurson.

JE ne vis jamais pere, pour bossé ou tei-gneux que fust son fils, qui laissast del'advoüer : non pourtant, s'il n'est du tout eny-vré de cet'affection, qu'il ne s'apperçoive de sadefaillance : mais tant y a qu'il est sien. Aussimoy, je voy mieux que tout autre, que ce ne

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sont icy que resveries d'homme, qui n'a goustédes sciences que la crouste premiere en sonenfance, et n'en a retenu qu'un general et in-forme visage : un peu de chaque chose, et riendu tout, à la Françoise. Car en somme, je sçayqu'il y a une Medecine, une Jurisprudence,quatre parties en la Mathematique, et grossie-rement ce à quoy elles visent. Et à l'adventureencore sçay-je la pretention des sciences en ge-neral, au service de nostre vie : mais d'y enfon-çer plus avant, de m'estre rongé les ongles àl'estude d'Aristote monarque de la doctrinemoderne, ou opiniatré apres quelque science,je ne l'ay jamais faict : ny n'est art dequoy jepeusse peindre seulement les premiers linea-ments. Et n'est enfant des classes moyennes,qui ne se puisse dire plus sçavant que moy :qui n'ay seulement pas dequoy l'examiner sursa premiere leçon. Et si l'on m'y force, je suiscontraint assez ineptement, d'en tirer quelquematiere de propos universel, sur quoyj'examine son jugement naturel. leçon, quileur est autant incognue, comme à moy laleur.

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Je n'ay dressé commerce avec aucun livresolide, sinon Plutarche et Seneque, ou je puysecomme les Danaïdes, remplissant et versantsans cesse. J'en attache quelque chose à ce pa-pier, à moy, si peu que rien.

L'Histoire c'est mon gibier en matiere delivres, ou la poësie, que j'ayme d'une particu-liere inclination : car, comme disoit Cleanthes,tout ainsi que la voix contrainte dans l'étroitcanal d'une trompette sort plus aigue et plusforte : ainsi me semble il que la sentence pres-see aux pieds nombreux de la poësie, s'eslancebien plus brusquement, et me fiert d'une plusvive secousse. Quant aux facultez naturellesqui sont en moy, dequoy c'est icy l'essay, je lessens flechir sous la charge : mes conceptions etmon jugement ne marche qu'à tastons, chance-lant, bronchant et chopant : et quand je suisallé le plus avant que je puis, si ne me suis-jeaucunement satisfaict : Je voy encore du païsau delà : mais d'une veüe trouble, et en nuage,que je ne puis demesler : Et entreprenant deparler indifferemment de tout ce qui se pre-sente à ma fantasie, et n'y employant que mes

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propres et naturels moyens, s'il m'advient,comme il faict souvent, de rencontrer de for-tune dans les bons autheurs ces mesmes lieux,que j'ay entrepris de traiter, comme je vien defaire chez Plutarque tout presentement, sondiscours de la force de l'imagination : à me re-cognoistre au prix de ces gens là, si foible et sichetif, si poisant et si endormy, je me fay pitié,ou desdain à moy mesmes. Si me gratifie-je dececy, que mes opinions ont cet honneur de ren-contrer souvent aux leurs, et que je vays aumoins de loing apres, disant que voire. Aussique j'ay cela, que chacun n'a pas, de cognoistrel'extreme difference d'entre-eux et moy : Etlaisse ce neant-moins courir mes inventionsainsi foibles et basses, comme je les ay pro-duites, sans en replastrer et recoudre les de-faux que cette comparaison m'y a descouvert :Il faut avoir les reins bien fermes pour entre-prendre de marcher front à front avec ces genslà. Les escrivains indiscrets de nostre siecle,qui parmy leurs ouvrages de neant, vont se-mant des lieux entiers des anciens autheurs,pour se faire honneur, font le contraire. Car

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cett'infinie dissemblance de lustres rend un vi-sage si pasle, si terni, et si laid à ce qui estleur, qu'ils y perdent beaucoup plus qu'ils n'ygaignent.

C'estoient deux contraires fantasies. Le phi-losophe Chrysippus mesloit à ses livres, nonles passages seulement, mais des ouvrages en-tiers d'autres autheurs : et en un la Medéed'Eurypides : et disoit Apollodorus, que, qui enretrancheroit ce qu'il y avoit d'estranger, sonpapier demeureroit en blanc. Epicurus au re-bours, en trois cents volumes qu'il laissa,n'avoit pas mis une seule allegation.

Il m'advint l'autre jour de tomber sur un telpassage : j'avois trainé languissant apres desparolles Françoises, si exangues, si deschar-nees, et si vuides de matiere et de sens, que cen'estoient voirement que parolles Françoises :au bout d'un long et ennuyeux chemin, je vinsà rencontrer une piece haute, riche et esleveejusques aux nües : Si j'eusse trouvé la pentedouce, et la montee un peu alongee, cela eustesté excusable : c'estoit un precipice si droit etsi coupé que des six premieres parolles je

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cogneuz que je m'envolois en l'autre monde :de là je descouvris la fondriere d'où je venois,si basse et si profonde, que je n'eus oncquespuis le coeur de m'y ravaler. Si j'estoffois l'unde mes discours de ces riches despouilles, il es-claireroit par trop la bestise des autres.

Reprendre en autruy mes propres fautes, neme semble non plus incompatible, que de re-prendre, comme je fay souvent, celles d'autruyen moy. Il les faut accuser par tout, et leur os-ter tout lieu de franchise. Si sçay je, combienaudacieusement j'entreprens moy-mesmes àtous coups, de m'egaler à mes larrecins, d'allerpair à pair quand et eux : non sans une teme-raire esperance, que je puisse tromper lesyeux des juges à les discerner. Mais c'est au-tant par le benefice de mon application, quepar le benefice de mon invention et de maforce. Et puis, je ne luitte point en gros cesvieux champions là, et corps à corps : c'est parreprinses, menues et legeres attaintes. Je nem'y aheurte pas : je ne fay que les taster : etne vay point tant, comme je marchanded'aller.

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Si je leur pouvoy tenir palot, je serois hon-neste homme : car je ne les entreprens, quepar où ils sont les plus roides.

De faire ce que j'ay decouvert d'aucuns, secouvrir des armes d'autruy, jusques à ne mon-trer pas seulement le bout de ses doigts :conduire son dessein (comme il est aysé auxsçavans en une matiere commune) sous les in-ventions anciennes, rappiecees par cy par là :à ceux qui les veulent cacher et faire propres,c'est premierement injustice et lascheté, quen'ayans rien en leur vaillant, par où se pro-duire, ils cherchent à se presenter par une va-leur purement estrangere : et puis, grande sot-tise, se contentant par piperie de s'acquerirl'ignorante approbation du vulgaire, se des-crier envers les gents d'entendement, quihochent du nez cette incrustation empruntee :desquels seuls la louange a du poids. De mapart il n'est rien que je vueille moins faire. Jene dis les autres, sinon pour d'autant plus medire. Cecy ne touche pas les centons, qui se pu-blient pour centons : et j'en ay veu de tres-in-genieux en mon temps : entre-autres un, sous

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le nom de Capilupus : outre les anciens. Cesont des esprits, qui se font veoir, et parailleurs, et par là, comme Lipsius en ce docteet laborieux tissu de ses Politiques.

Quoy qu'il en soit, veux-je dire, et quellesque soient ces inepties, je n'ay pas deliberé deles cacher, non plus qu'un mien pourtraictchauve et grisonnant, où le peintre auroit misnon un visage parfaict, mais le mien. Car aus-si ce sont icy mes humeurs et opinions : Je lesdonne, pour ce qui est en ma creance, nonpour ce qui est à croire. Je ne vise icy qu'àdecouvrir moy-mesmes, qui seray par adven-ture autre demain, si nouvel apprentissage mechange. Je n'ay point l'authorité d'estre creu,ny ne le desire, me sentant trop mal instruitpour instruire autruy.

Quelcun doncq'ayant veu l'article precedant,me disoit chez moy l'autre jour, que je me de-voys estre un petit estendu sur le discours del'institution des enfans. Or Madame si j'avoyquelque suffisance en ce subject, je ne pourroyla mieux employer que d'en faire un present àce petit homme, qui vous menasse de faire

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tantost une belle sortie de chez vous (vousestes trop genereuse pour commencer autre-ment que par un masle) Car ayant eu tant depart à la conduite de vostre mariage, j'ayquelque droit et interest à la grandeur et pros-perité de tout ce qui en viendra : outre ce quel'ancienne possession que vous avez sur maservitude, m'oblige assez à desirer honneur,bien et advantage à tout ce qui vous touche :Mais à la verité je n'y entens sinon cela, que laplus grande difficulté et importante del'humaine science semble estre en cet endroit,où il se traitte de la nourriture et institutiondes enfans.

Tout ainsi qu'en l'agriculture, les façons, quivont devant le planter, sont certaines et ay-sees, et le planter mesme. Mais depuis que cequi est planté, vient à prendre vie : à l'eslever,il y a une grande varieté de façons, et difficul-té : pareillement aux hommes, il y a peud'industrie à les planter : mais depuis qu'ilssont naiz, on se charge d'un soing divers, pleind'embesoignement et de crainte, à les dresseret nourrir.

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La montre de leurs inclinations est si tendreen ce bas aage, et si obscure, les promesses siincertaines et fauces, qu'il est mal-aisé d'y es-tablir aucun solide jugement.

Voyez Cimon, voyez Themistocles et milleautres, combien ils se sont disconvenuz à euxmesmes. Les petits des ours, et des chiens,montrent leur inclination naturelle ; mais leshommes se jettans incontinent en des accous-tumances, en des opinions, en des loix, sechangent ou se deguisent facilement.

Si est-il difficile de forcer les propensionsnaturelles : D'où il advient que par fauted'avoir bien choisi leur route, pour neant setravaille on souvent, et employe lon beaucoupd'aage, à dresser des enfans aux choses, aus-quelles ils ne peuvent prendre pied. Toutesfoisen cette difficulté mon opinion est, de les ache-miner tousjours aux meilleures choses et plusprofitables ; et qu'on se doit peu appliquer àces legeres divinations et prognostiques, quenous prenons des mouvemens de leur enfance.Platon en sa République, me semble leur don-ner trop d'autorité.

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Madame c'est un grand ornement que lascience, et un util de merveilleux service, no-tamment aux personnes eslevees en tel degréde fortune, comme vous estes. A la verité ellen'a point son vray usage en mains viles etbasses. Elle est bien plus fiere, de prester sesmoyens à conduire une guerre, à commanderun peuple, à pratiquer l'amitié d'un prince, oud'une nation estrangere, qu'à dresser un argu-ment dialectique, ou à plaider un appel, ou or-donner une masse de pillules. Ainsi Madame,par ce que je croy que vous n'oublierez pascette partie en l'institution des vostres, vousqui en avez savouré la douceur, et qui estesd'une race lettree (car nous avons encore lesescrits de ces anciens Comtes de Foix, d'oùmonsieur le Comte vostre mary et vous, estesdescendus : et François monsieur de Candale,vostre oncle, en faict naistre tous les joursd'autres, qui estendront la cognoissance decette qualité de vostre famille, à plusieurssiecles) je vous veux dire là dessus une seulefantasie, que j'ay contraire au commun usage :

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C'est tout ce que je puis conferer à vostre ser-vice en cela.

La charge du gouverneur, que vous luy don-rez, du chois duquel depend tout l'effect de soninstitution, elle a plusieurs autres grandesparties, mais je n'y touche point, pour n'y sça-voir rien apporter qui vaille : et de cet article,sur lequel je me mesle de luy donner advis, ilm'en croira autant qu'il y verra d'apparence. Aun enfant de maison, qui recherche les lettres,non pour le gaing (car une fin si abjecte, estindigne de la grace et faveur des Muses, etpuis elle regarde et depend d'autruy) ny tantpour les commoditez externes, que pour lessienes propres, et pour s'en enrichir et parerau dedans, ayant plustost envie d'en reussirhabil'homme, qu'homme sçavant, je voudroisaussi qu'on fust soigneux de luy choisir unconducteur, qui eust plustost la teste bienfaicte, que bien pleine : et qu'on y requist tousles deux, mais plus les moeurs etl'entendement que la science : et qu'il seconduisist en sa charge d'une nouvellemaniere.

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On ne cesse de criailler à nos oreilles,comme qui verseroit dans un antonnoir ; etnostre charge ce n'est que redire ce qu'on nousa dit. Je voudrois qu'il corrigeast cette partie ;et que de belle arrivee, selon la portee del'ame, qu'il a en main, il commençast à lamettre sur la montre, luy faisant gouster leschoses, les choisir, et discerner d'elle mesme.Quelquefois luy ouvrent le chemin, quelque-fois le luy laissent ouvrir. Je ne veux pas qu'ilinvente, et parle seul : je veux qu'il escouteson disciple parler à son tour. Socrates, et de-puis Arcesilaus, faisoient premierement parlerleurs disciples, et puis ils parloient à eux.Obest plerumque iis, qui discere volunt, aucto-ritas eorum, qui docent.

Il est bon qu'il le face trotter devant luy,pour juger de son train : et juger jusques àquel point il se doibt ravaller, pours'accommoder à sa force. A faute de cette pro-portion, nous gastons tout. Et de la sçavoirchoisir, et s'y conduire bien mesurément, c'estune des plus ardues besongnes que je sache :Et est l'effect d'une haute ame et bien forte,

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sçavoir condescendre à ses allures pueriles, etles guider. Je marche plus ferme et plus seur,à mont qu'à val.

Ceux qui, comme nostre usage porte, entre-prenent d'une mesme leçon et pareille mesurede conduite, regenter plusieurs esprits de sidiverses mesures et formes : ce n'est pas mer-veille, si en tout un peuple d'enfants, ils enrencontrent à peine deux ou trois, qui rap-portent quelque juste fruit de leur discipline.

Qu'il ne luy demande pas seulement comptedes mots de sa leçon, mais du sens et de lasubstance. Et qu'il juge du profit qu'il aurafait, non par le tesmoignage de sa memoire,mais de sa vie. Que ce qu'il viendrad'apprendre, il le luy face mettre en cent vi-sages, et accommoder à autant de divers sub-jets, pour voir s'il l'a encore bien pris et bienfaict sien, prenant l'instruction à son progrez,des pædagogismes de Platon. C'est tesmoi-gnage de crudité et indigestion que de regor-ger la viande comme on l'a avallee : l'estomachn'a pas faict son operation, s'il n'a faict

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changer la façon et la forme, à ce qu'on luyavoit donné à cuire.

Nostre ame ne branle qu'à credit, liee etcontrainte à l'appetit des fantasies d'autruy,serve et captivee soubs l'authorité de leur le-çon. On nous a tant assubjectis aux cordes,que nous n'avons plus de franches alleures :nostre vigueur et liberté est esteinte.

Nunquam tutelæ suæ fiunt.Je vy privément à Pise un honneste homme,

mais si Aristotelicien, que le plus general deses dogmes est : Que la touche et regle detoutes imaginations solides, et de toute verité,c'est la conformité à la doctrine d'Aristote :que hors de là, ce ne sont que chimeres et ina-nité : qu'il a tout veu et tout dict. Cette sienneproposition, pour avoir esté un peu trop large-ment et iniquement interpretee, le mit autre-fois et tint long temps en grand accessoire àl'inquisition à Rome.

Qu'il luy face tout passer par l'estamine, etne loge rien en sa teste par simple authorité,et à credit. Les principes d'Aristote ne luysoyent principes, non plus que ceux des

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Stoiciens ou Epicuriens : Qu'on luy proposecette diversité de jugemens, il choisira s'ilpeut : sinon il en demeurera en doubte.

Che non men che saper dubbiar m'aggrada.Car s'il embrasse les opinions de Xenophon

et de Platon, par son propre discours, ce ne se-ront plus les leurs, ce seront les siennes. Quisuit un autre, il ne suit rien : Il ne trouverien : voire il ne cerche rien. Non sumus subrege, sibi quisque se vindicet. Qu'il sache, qu'ilsçait, au moins. Il faut qu'il imboive leurs hu-meurs, non qu'il apprenne leurs preceptes : Etqu'il oublie hardiment s'il veut, d'où il lestient, mais qu'il se les sache approprier. La ve-rité et la raison sont communes à un chacun,et ne sont non plus à qui les a dites premiere-ment, qu'à qui les dit apres. Ce n'est non plusselon Platon, que selon moy : puis que luy etmoy l'entendons et voyons de mesme. Lesabeilles pillotent deçà delà les fleurs, maiselles en font apres le miel, qui est tout leur ; cen'est plus thin, ny marjolaine : Ainsi les piecesempruntees d'autruy, il les transformera etconfondra, pour en faire un ouvrage tout sien :

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à sçavoir son jugement, son institution, sontravail et estude ne vise qu'à le former.

Qu'il cele tout ce dequoy il a esté secouru, etne produise que ce qu'il en a faict. Les pilleurs,les emprunteurs, mettent en parade leurs bas-timents, leurs achapts, non pas ce qu'ils tirentd'autruy. Vous ne voyez pas les espices d'unhomme de parlement : vous voyez les alliancesqu'il a gaignees, et honneurs à ses enfants.Nul ne met en compte publique sa recette :chacun y met son acquest.

Le guain de nostre estude, c'est en estre de-venu meilleur et plus sage.

C'est (disoit Epicharmus) l'entendement quivoyt et qui oyt : c'est l'entendement qui appro-fite tout, qui dispose tout, qui agit, qui domineet qui regne : toutes autres choses sontaveugles, sourdes et sans ame. Certes nous lerendons servile et coüard, pour ne luy laisserla liberté de rien faire de soy. Qui demanda ja-mais à son disciple ce qu'il luy semble de laRhetorique et de la Grammaire, de telle outelle sentence de Ciceron ? On nous lesplacque en la memoire toutes empennees,

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comme des oracles, où les lettres et les syl-labes sont de la substance de la chose. Sçavoirpar coeur n'est pas sçavoir : c'est tenir ce qu'ona donné en garde à sa memoire. Ce qu'on sçaitdroittement, on en dispose, sans regarder aupatron, sans tourner les yeux vers son livre.Fascheuse suffisance, qu'une suffisance purelivresque ! Je m'attens qu'elle served'ornement, non de fondement : suivant l'advisde Platon, qui dit, la fermeté, la foy, la sinceri-té, estre la vraye philosophie : les autressciences, et qui visent ailleurs, n'estre quefard.

Je voudrois que lePaluël ou Pompee, cesbeaux danseurs de mon temps, apprinsent descaprioles à les voir seulement faire, sans nousbouger de nos places, comme ceux-cy veulentinstruire nostre entendement, sansl'esbranler : ou qu'on nous apprinst à manierun cheval, ou une pique, ou un Luth, ou lavoix, sans nous y exercer : comme ceux icynous veulent apprendre à bien juger, et à bienparler, sans nous exercer à parler ny à juger.Or à cet apprentissage tout ce qui se presente

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à nos yeux, sert de livre suffisant : la maliced'un page, la sottise d'un valet, un propos detable, ce sont autant de nouvelles matieres.

A cette cause le commerce des hommes y estmerveilleusement propre, et la visite des paysestrangers : non pour en rapporter seulement,à la mode de nostre noblesse Françoise, com-bien de pas a Santa rotonda, ou la richesse decalessons de la Signora Livia, ou commed'autres, combien le visage de Neron, dequelque vieille ruyne de là, est plus long ouplus large, que celuy de quelque pareille me-daille. Mais pour en rapporter principalementles humeurs de ces nations et leurs façons : etpour frotter et limer nostre cervelle contrecelle d'autruy, je voudrois qu'on commençast àle promener dés sa tendre enfance : et premie-rement, pour faire d'une pierre deux coups,par les nations voisines, où le langage est plusesloigné du nostre, et auquel si vous ne la for-mez de bon'heure, la langue ne se peut plier.

Aussi bien est-ce une opinion receuë d'unchacun, que ce n'est pas raison de nourrir unenfant au giron de ses parens : Cette amour

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naturelle les attendrit trop, et relasche voireles plus sages : ils ne sont capables ny de chas-tier ses fautes, ny de le voir nourry grossiere-ment comme il faut, et hasardeusement. Ils nele sçauroient souffrir revenir suant et pou-dreux de son exercice, boire chaud, boire froid,ny le voir sur un cheval rebours, ny contre unrude tireur le floret au poing, ou la premiereharquebuse. Car il n'y a remede, qui en veutfaire un homme de bien, sans doubte il ne lefaut espargner en cette jeunesse : et faut sou-vent choquer les regles de la medecine :

vitamque sub dio et trepidis agatin rebus.

Ce n'est pas assez de luy roidir l'ame, il luyfaut aussi roidir les muscles, elle est trop pres-see, si elle n'est secondee : et a trop à faire, deseule fournir à deux offices. Je sçay combienahanne la mienne en compagnie d'un corps sitendre, si sensible, qui se laisse si fort allersur elle. Et apperçoy souvent en ma leçon,qu'en leurs escrits, mes maistres font valoirpour magnanimité et force de courage, desexemples, qui tiennent volontiers plus de

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l'espessissure de la peau et durté des os. J'ayveu des hommes, des femmes et des enfants,ainsi nays, qu'une bastonade leur est moinsqu'à moy une chiquenaude ; qui ne remuentny langue ny sourcil, aux coups qu'on leurdonne. Quand les Athletes contrefont les Phi-losophes en patience, c'est plustost vigueur denerfs que de coeur. Or l'accoustumance à por-ter le travail, est accoustumance à porter ladouleur : labor collum obducit dolori. Il le fautrompre à la peine, et aspreté des exercices,pour le dresser à la peine, et aspreté de la dis-location, de la colique, du caustere : et de lageaule aussi, et de la torture. Car de ces der-niers icy, encore peut-il estre en prinse, qui re-gardent les bons, selon le temps, comme lesmeschants. Nous en sommes à l'espreuve. Qui-conque combat les loix, menace les gents debien d'escourgees et de la corde.

Et puis, l'authorité du gouverneur, qui doitestre souveraine sur luy, s'interrompt ets'empesche par la presence des parents. Jointque ce respect que la famille luy porte, la co-gnoissance des moyens et grandeurs de sa

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maison, ce ne sont à mon opinion pas legeresincommoditez en cet aage.

En cette escole du commerce des hommes,j'ay souvent remarqué ce vice, qu'au lieu deprendre cognoissance d'autruy, nous ne tra-vaillons qu'à la donner de nous : et sommesplus en peine d'emploiter nostre marchandise,que d'en acquerir de nouvelle. Le silence et lamodestie sont qualitez tres-commodes à laconversation. On dressera cet enfant à estreespargnant et mesnager de sa suffisance,quand il l'aura acquise, à ne se formalizerpoint des sottises et fables qui se diront en sapresence : car c'est une incivile importunité dechoquer tout ce qui n'est pas de nostre appetit.Qu'il se contente de se corriger soy mesme. Etne semble pas reprocher à autruy, tout ce qu'ilrefuse à faire : ny contraster aux moeurs pu-bliques. Licet sapere sine pompa, sine invidia.Fuie ces images regenteuses du monde, et in-civiles : et cette puerile ambition, de vouloirparoistre plus fin, pour estre autre ; et commesi ce fust marchandise malaizee, que repre-hensions et nouvelletez, vouloir tirer de là,

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nom de quelque peculiere valeur. Comme iln'affiert qu'aux grands Poëtes, d'user des li-cences de l'art : aussi n'est-il supportable,qu'aux grandes ames et illustres de se privile-gier au dessus de la coustume. Siquid Socrateset Aristippus contra morem et consuetudinemfecerunt, idem sibi ne arbitretur licere : magnisenim illi et divinis bonis hanc licentiam asse-quebantur. On luy apprendra de n'entrer endiscours et contestation, que là où il verra unchampion digne de sa lute : et là mesmes àn'emploier pas tous les tours qui luy peuventservir, mais ceux-là seulement qui luy peuventle plus servir. Qu'on le rende delicat au choiset triage de ses raisons, et aymant la perti-nence, et par consequent la briefveté. Qu'onl'instruise sur tout à se rendre, et à quitter lesarmes à la verité, tout aussi tost qu'ill'appercevra : soit qu'elle naisse és mains deson adversaire, soit qu'elle naisse en luy-mesmes par quelque ravisement. Car il ne se-ra pas mis en chaise pour dire un rolle pres-cript, il n'est engagé à aucune cause, que parce qu'il l'appreuve. Ny ne sera du mestier, où

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se vend à purs deniers contans, la liberté de sepouvoir repentir et recognoistre. Neque, ut om-nia, quæ præscripta et imperata sint, defendat,necessitate ulla cogitur.

Si son gouverneur tient de mon humeur, illuy formera la volonté à estre tres-loyal servi-teur de son Prince, et tres-affectionné, et tres-courageux : mais il luy refroidira l'envie de s'yattacher autrement que par un devoir pu-blique. Outre plusieurs autres inconvenients,qui blessent nostre liberté, par ces obligationsparticulieres, le jugement d'un homme gagé etachetté, ou il est moins entier et moins libre,ou il est taché et d'imprudence etd'ingratitude.

Un pur Courtisan ne peut avoir ny loy nyvolonté, de dire et penser que favorablementd'un maistre, qui parmi tant de milliersd'autres subjects, l'a choisi pour le nourrir etelever de sa main. Cette faveur et utilité cor-rompent non sans quelque raison, sa fran-chise, et l'esblouissent. Pourtant void on cous-tumierement, le langage de ces gens là, divers

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à tout autre langage, en un estat, et de peu defoy en telle matiere.

Que sa conscience et sa vertu reluisent enson parler, et n'ayent que la raison pourconduite. Qu'on luy face entendre, que deconfesser la faute qu'il descouvrira en sonpropre discours, encore qu'elle ne soit apper-ceuë que par luy, c'est un effet de jugement etde sincerité, qui sont les principales partiesqu'il cherche. Que l'opiniatrer et contester,sont qualitez communes : plus apparentes auxplus basses ames. Que se r'adviser et se corri-ger, abandonner un mauvais party, sur lecours de son ardeur, ce sont qualitez rares,fortes, et philosophiques.

On l'advertira, estant en compagnie, d'avoirles yeux par tout : car je trouve que les pre-miers sieges sont communement saisis par leshommes moins capables, et que les grandeursde fortune ne se trouvent gueres meslees à lasuffisance.

J'ay veu ce pendant qu'on s'entretenoit auhaut bout d'une table, de la beauté d'une

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tapisserie, ou du goust de la malvoisie, seperdre beaucoup de beaux traicts à l'autrebout.

Il sondera la portee d'un chacun : un bou-vier, un masson, un passant, il faut toutmettre en besongne, et emprunter chacun se-lon sa marchandise : car tout sert en mes-nage : la sottise mesmes, et foiblesse d'autruyluy sera instruction. A contreroller les graceset façons d'un chacun, il s'engendrera enviedes bonnes, et mespris des mauvaises.

Qu'on luy mette en fantasie une honnestecuriosité de s'enquerir de toutes choses : toutce qu'il y aura de singulier autour de luy, il leverra : un bastiment, une fontaine, un homme,le lieu d'une battaille ancienne, le passage deCæsar ou de Charlemaigne.

Quæ tellus sit lenta gelu, quæ putris ab æs-tu,

Ventus in Italiam quis bene vela ferat.Il s'enquerra des moeurs, des moyens et des

alliances de ce Prince, et de celuy-là. Ce sontchoses tres-plaisantes à apprendre, et tres-utiles à sçavoir.

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En cette practique des hommes, j'entens ycomprendre, et principalement, ceux qui nevivent qu'en la memoire des livres. Il pratic-quera par le moyen des histoires, ces grandesames des meilleurs siecles. C'est un vain es-tude qui veut : mais qui veut aussi c'est un es-tude de fruit estimable : et le seul estude,comme dit Platon, que les Lacedemonienseussent reservé à leur part. Quel profit nefera-il en ceste part là, à la lecture des vies denostre Plutarque ? Mais que mon guide se sou-vienne où vise sa charge ; et qu'il n'imprimepas tant à son disciple, la date de la ruine deCarthage, que les moeurs de Hannibal et deScipion : ny tant où mourut Marcellus, quepourquoy il fut indigne de son devoir, qu'ilmourust là. Qu'il ne luy apprenne pas tant leshistoires, qu'à en juger. C'est à mon gré, entretoutes, la matiere à laquelle nos espritss'appliquent de plus diverse mesure. J'ay leuen Tite Live cent choses que tel n'y a pas leu.Plutarche y en a leu cent ; outre ce que j'y aysçeu lire : et à l'adventure outre ce quel'autheur y avoit mis. A d'aucuns c'est un pur

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estude grammairien : à d'autres, l'anatomie dela Philosophie, par laquelle les plus abstrusesparties de nostre nature se penetrent. Il y adans Plutarque beaucoup de discours estendustres-dignes d'estre sçeus : car à mon gré c'estle maistre ouvrier de telle besongne : mais il yen a mille qu'il n'a que touché simplement : ilguigne seulement du doigt par où nous irons,s'il nous plaist, et se contente quelquefois dene donner qu'une atteinte dans le plus vif d'unpropos. Il les faut arracher de là, et mettre enplace marchande. Comme ce sien mot, Que leshabitans d'Asie servoient à un seul, pour nesçavoir prononcer une seule syllabe, qui est,Non, donna peut estre, la matiere, et l'occasionà la Boeotie, de sa Servitude volontaire. Celamesme de luy voir trier une legiere action enla vie d'un homme, ou un mot, qui semble neporter pas cela, c'est un discours. C'est dom-mage que les gens d'entendement, aymenttant la briefveté : sans doubte leur reputationen vaut mieux, mais nous en valons moins :Plutarque ayme mieux que nous le vantionsde son jugement, que de son sçavoir : il ayme

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mieux nous laisser desir de soy, que satieté. Ilsçavoit qu'és choses bonnes mesmes on peuttrop dire, et que Alexandridas reprocha juste-ment, à celuy qui tenoit aux Ephores des bonspropos, mais trop longs : O estranger, tu dis cequ'il faut, autrement qu'il ne faut. Ceux quiont le corps gresle, le grossissentd'embourrures : ceux qui ont la matiere exile,l'enflent de paroles.

Il se tire une merveilleuse clarté pour le ju-gement humain, de la frequentation aumonde. Nous sommes tous contraints et amon-cellez en nous, et avons la veuë racourcie à lalongueur de nostre nez. On demandoit à So-crates d'où il estoit, il ne respondit pas,d'Athenes, mais, du monde. Luy qui avoit ima-gination plus plaine et plus estanduë, embras-soit l'univers, comme sa ville, jettoit ses co-gnoissances, sa societé et ses affections à toutle genre humain : non pas comme nous, qui neregardons que sous nous. Quand les vignesgelent en mon village, mon prebstre en argu-mente l'ire de Dieu sur la race humaine, etjuge que la pepie en tienne des-ja les

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Cannibales. A voir nos guerres civiles, qui necrie que cette machine se bouleverse, et que lejour du jugement nous prent au collet : sanss'aviser que plusieurs pires choses se sontveuës, et que les dix mille parts du monde nelaissent pas de galler le bon temps cepen-dant ? Moy, selon leur licence et impunité, ad-mire de les voir si douces et molles. A qui ilgresle sur la teste, tout l'hemisphere sembleestre en tempeste et orage : Et disoit le Sa-voïard, que si ce sot de Roy de France, eutsçeu bien conduire sa fortune, il estoit hommepour devenir maistre d'hostel de son Duc. Sonimagination ne conçevoit autre plus esleveegrandeur, que celle de son maistre. Noussommes insensiblement touts en cette erreur :erreur de grande suitte et prejudice. Mais quise presente comme dans un tableau, cettegrande image de nostre mere nature, en sonentiere majesté : qui lit en son visage, une sigenerale et constante varieté : qui se re-marque là dedans, et non soy, mais tout unroyaume, comme un traict d'une pointe tres-

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delicate, celuy-là seul estime les choses selonleur juste grandeur.

Ce grand monde, que les uns multiplient en-core comme especes soubs un genre, c'est lemiroüer, où il nous faut regarder, pour nouscognoistre de bon biais. Somme je veux que cesoit le livre de mon escolier. Tant d'humeurs,de sectes, de jugemens, d'opinions, de loix, etde coustumes, nous apprennent à juger saine-ment des nostres, et apprennent nostre juge-ment à recognoistre son imperfection et sa na-turelle foiblesse : qui n'est pas un legier ap-prentissage. Tant de remuements d'estat, etchangements de fortune publique, nous ins-truisent à ne faire pas grand miracle de lanostre. Tant de noms, tant de victoires etconquestes ensevelies soubs l'oubliance,rendent ridicule l'esperance d'eterniser nostrenom par la prise de dix argoulets, et d'unpouillier, qui n'est cognu que de sa cheute.L'orgueil et la fiereté de tant de pompes es-trangeres, la majesté si enflee de tant de courset de grandeurs, nous fermit et asseure laveüe, à soustenir l'esclat des nostres, sans

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siller les yeux. Tant de milliasses d'hommesenterrez avant nous, nous encouragent à necraindre d'aller trouver si bonne compagnie enl'autre monde : ainsi du reste.

Nostre vie, disoit Pythagoras, retire à lagrande et populeuse assemblee des jeux Olym-piques. Les uns exercent le corps, pour en ac-querir la gloire des jeux : d'autres y portentdes marchandises à vendre, pour le gain. Il enest (et qui ne sont pas les pires) lesquels n'ycherchent autre fruict, que de regarder com-ment et pourquoy chasque chose se faict : etestre spectateurs de la vie des autres hommes,pour en juger et reigler la leur.

Aux exemples se pourront proprement as-sortir tous les plus profitables discours de laphilosophie, à laquelle se doivent toucher lesactions humaines, comme à leur reigle. On luydira,

quid fas optare, quid asperUtile nummus habet, patriæ charisque propin-

quisQuantum elargiri deceat, quem te Deus esse

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Jussit, et humana qua parte locatus es in re,Quid sumus, aut quidnam victuri gignimur ;Que c'est que sçavoir et ignorer, qui doit

estre le but de l'estude : que c'est quevaillance, temperance, et justice : ce qu'il y a àdire entre l'ambition et l'avarice : la servitudeet la subjection, la licence et la liberté : àquelles marques on congnoit le vray et solidecontentement : jusques où il faut craindre lamort, la douleur et la honte.

Et quo quemque modo fugiatque feratquelaborem.

Quels ressors nous meuvent, et le moyen detant divers branles en nous. Car il me sembleque les premiers discours, dequoy on luy doitabreuver l'entendement, ce doivent estre ceux,qui reglent ses moeurs et son sens, qui luy ap-prendront à se cognoistre, et à sçavoir bienmourir et bien vivre. Entre les arts liberaux,commençons par l'art qui nous faict libres.

Elles servent toutes voirement en quelquemaniere à l'instruction de nostre vie, et à sonusage : comme toutes autres choses y serventen quelque maniere aussi. Mais choisissons

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celle qui y sert directement etprofessoirement.

Si nous sçavions restraindre les apparte-nances de nostre vie à leurs justes et naturelslimites, nous trouverions, que la meilleurepart des sciences, qui sont en usage, est horsde nostre usage. Et en celles mesmes qui lesont, qu'il y a des estendues et enfonceurestres-inutiles, que nous ferions mieux de laisserlà : et suivant l'institution de Socrates, bornerle cours de nostre estude en icelles, où fautl'utilité.

sapere aude,Incipe : vivendi qui rectè prorogat horam,

Rusticus expectat dum defluat amnis, at illeLabitur, et labetur in omne volubilis ævum :C'est une grande simplesse d'aprendre à nos

enfans,Quid moveant pisces, animosàque signaleo-

nis,Lotus Et Hesperia quid capricornus aqua.La science des astres et le mouvement de la

huictiesme sphere, avant que les leurspropres.

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Τἱ πλειαδεσσι ϰἀμοἱ ;Τἱ δ᾿ἀστρασι βοωτέω ;

Anaximenes escrivant à Pythagoras : Dequel sens puis je m'amuser aux secrets des es-toilles, ayant la mort ou la servitude tousjourspresente aux yeux ? Car lors les Roys de Persepreparoient la guerre contre son pays. Chacundoit dire ainsi. Estant battu d'ambition,d'avarice, de temerité, de superstition : etayant au dedans tels autres ennemis de lavie : iray-je songer au bransle du monde ?

Apres qu'on luy aura appris ce qui sert à lefaire plus sage et meilleur, on l'entretiendraque c'est que Logique, Physique, Geometrie,Rhetorique : et la science qu'il choisira, ayantdesja le jugement formé, il en viendra bientost à bout. Sa leçon se fera tantost par devis,tantost par livre : tantost son gouverneur luyfournira de l'autheur mesme propre à cette finde son institution : tantost il luy en donnera lamoelle, et la substance toute maschee. Et si desoy mesme il n'est assez familier des livres,pour y trouver tant de beaux discours qui ysont, pour l'effect de son dessein, on luy

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pourra joindre quelque homme de lettres, quià chaque besoing fournisse les munitions qu'ilfaudra, pour les distribuer et dispenser à sonnourrisson. Et que cette leçon ne soit plus ai-see, et naturelle que celle de Gaza, qui y peutfaire doute ? Ce sont là preceptes espineux etmal plaisans, et des mots vains et descharnez,où il n'y a point de prise, rien qui vous esveillel'esprit : en cette cy l'ame trouve où mordre, oùse paistre. Ce fruict est plus grand sans com-paraison, et si sera plustost meury.

C'est grand cas que les choses en soyent làen nostre siecle, que la philosophie soitjusques aux gens d'entendement, un nom vainet fantastique, qui se treuve de nul usage, etde nul pris par opinion et par effect. Je croyque ces ergotismes en sont cause, qui ont saisises avenues. On a grand tort de la peindre in-accessible aux enfans, et d'un visage renfroi-gné, sourcilleux et terrible : qui me l'a mas-quee de ce faux visage pasle et hideux ? Iln'est rien plus gay, plus gaillard, plus enjoué,et à peu que je ne die follastre. Elle ne prescheque feste et bon temps : Une mine triste et

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transie, montre que ce n'est pas là son giste.Demetrius le Grammairien rencontrant dansle temple de Delphes une troupe de philo-sophes assis ensemble, il leur dit : Ou je metrompe, ou à vous voir la contenance si pai-sible et si gaye, vous n'estes pas en grand dis-cours entre vous. A quoy l'un deux, Heracleonle Megarien, respondit : C'est à faire à ceuxqui cherchent si le futur du verbe βάλλω adouble λ, ou qui cherchent la derivation descomparatifs χεῖρον et βέλτιον, et des super-latifs χεῖριστον et βέλτιοντον, qu'il faut ri-der le front s'entretenant de leur science :mais quant aux discours de la philosophie, ilsont accoustumé d'esgayer et resjouïr ceux quiles traictent, non les renfroigner et contrister.

Deprendas animi tormenta latentis in ægroCorpore, deprendas et gaudia, sumit utrumque

Inde habitum facies.L'ame qui loge la philosophie, doit par sa

santé rendre sain encores le corps : elle doitfaire luyre jusques au dehors son repos, et sonaise : doit former à son moule le port exte-rieur, et l'armer par consequent d'une

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gratieuse fierté, d'un maintien actif, et al-laigre, et d'une contenance contante et debon-naire. La plus expresse marque de la sagesse,c'est une esjouissance constante : son estat estcomme des choses au dessus de la lune, tous-jours serein. C'est Baroco et Baralipton, quirendent leurs supposts ainsi crotez et enfu-mez ; ce n'est pas elle, ils ne la cognoissent quepar ouyr dire. Comment ? elle faict estat de se-reiner les tempestes de l'ame, et d'apprendrela faim et les fiebvres à rire : non par quelquesEpicycles imaginaires, mais par raisons natu-relles et palpables. Elle a pour son but, la ver-tu : qui n'est pas, comme dit l'eschole, plantéeà la teste d'un mont coupé, rabotteux et inac-cessible. Ceux qui l'ont approchée, la tiennentau rebours, logée dans une belle plaine fertileet fleurissante : d'où elle void bien souz soytoutes choses ; mais si peut on y arriver, quien sçait l'addresse, par des routtes ombra-geuses, gazonnées, et doux fleurantes ; plai-samment, et d'une pante facile et polie, commeest celle des voutes celestes. Pour n'avoir han-té cette vertu supreme, belle, triumphante,

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amoureuse, delicieuse pareillement et coura-geuse, ennemie professe et irreconciliabled'aigreur, de desplaisir, de crainte, et decontrainte, ayant pour guide nature, fortuneet volupté pour compagnes : ils sont allez selonleur foiblesse, faindre cette sotte image, triste,querelleuse, despite, menaceuse, mineuse, etla placer sur un rocher à l'escart, emmy desronces : fantosme à estonner les gents.

Mon gouverneur qui cognoist devoir remplirla volonté de son disciple, autant ou plusd'affection, que de reverence envers la vertu,luy sçaura dire, que les poëtes suivent les hu-meurs communes : et luy faire toucher audoigt, que les dieux ont mis plustost la sueuraux advenues des cabinetz de Venus que dePallas. Et quand il commencera de se sentir,luy presentant Bradamant ou Angelique, pourmaistresse à joüir : et d'une beauté naïve, ac-tive, genereuse, non hommasse, mais virile, auprix d'une beauté molle, affettée, delicate, arti-ficielle ; l'une travestie en garçon, coiffée d'unmorrion luisant : l'autre vestue en garce, coif-fée d'un attiffet emperlé : il jugera masle son

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amour mesme, s'il choisit tout diversement àcet effeminé pasteur de Phrygie. Il luy feracette nouvelle leçon, que le prix et hauteur dela vraye vertu, est en la facilité, utilité et plai-sir de son exercice : si esloigné de difficulté,que les enfans y peuvent comme les hommes,les simples comme les subtilz. Le reglementc'est son util, non pas la force. Socrates sonpremier mignon, quitte à escient sa force, pourglisser en la naïveté et aisance de son progrés.C'est la mere nourrice des plaisirs humains.En les rendant justes, elle les rend seurs etpurs. Les moderant, elle les tient en haleine eten appetit. Retranchant ceux qu'elle refuse,elle nous aiguise envers ceux qu'elle nouslaisse : et nous laisse abondamment tous ceuxque veut nature : et jusques à la satieté, sinonjusques à la lasseté ; maternellement : sid'adventure nous ne voulons dire, que le re-gime, qui arreste le beuveur avant l'yvresse, lemangeur avant la crudité, le paillard avant lapelade, soit ennemy de noz plaisirs. Si la for-tune commune luy faut, elle luy eschappe : ouelle s'en passe, et s'en forge une autre toute

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sienne : non plus flottante et roulante : ellesçait estre riche, et puissante, et sçavante, etcoucher en des matelats musquez. Elle aime lavie, elle aime la beauté, la gloire, et la santé.Mais son office propre et particulier, c'est sça-voir user de ces biens là regléement, et les sça-voir perdre constamment : office bien plusnoble qu'aspre, sans lequel tout cours de vieest desnaturé, turbulent et difforme : et ypeut-on justement attacher ces escueils, ceshaliers, et ces monstres. Si ce disciple se ren-contre de si diverse condition, qu'il aimemieux ouyr une fable, que la narration d'unbeau voyage, ou un sage propos, quand ill'entendra : Qui au son du tabourin, qui armela jeune ardeur de ses compagnons, se des-tourne à un autre, qui l'appelle au jeu des bat-teleurs. Qui par souhait ne trouve plus plai-sant et plus doux, revenir poudreux et victo-rieux d'un combat, que de la paulme ou du bal,avec le prix de cet exercice : je n'y trouve autreremede, sinon qu'on le mette patissier dansquelque bonne ville : fust il fils d'un Duc : sui-vant le precepte de Platon, qu'il faut colloquer

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les enfans, non selon les facultez de leur pere,mais selon les facultez de leur ame.

Puis que la Philosophie est celle qui nousinstruict à vivre, et que l'enfance y a sa leçon,comme les autres aages, pourquoy ne la luycommunique lon ?

Udum et molle lutum est, nunc nunc prope-randus, et acri

Fingendus sine fine rota.On nous apprent à vivre, quand la vie est

passée. Cent escoliers ont pris la verolle avantque d'estre arrivez à leur leçon d'Aristote de latemperance. Cicero disoit, que quand il vivroitla vie de deux hommes, il ne prendroit pas leloisir d'estudier les Poëtes Lyriques. Et jetrouve ces ergotistes plus tristement encoresinutiles. Nostre enfant est bien plus pressé : ilne doit au paidagogisme que les premiersquinze ou seize ans de sa vie : le demeurantest deu à l'action. Employons un temps sicourt aux instructions necessaires. Ce sontabus, ostez toutes ces subtilitez espineuses dela Dialectique, dequoy nostre vie ne se peutamender, prenez les simples discours de la

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philosophie, sçachez les choisir et traitter àpoint, ils sont plus aisez à concevoir qu'unconte de Boccace. Un enfant en est capable aupartir de la nourrisse, beaucoup mieux qued'apprendre à lire ou escrire. La philosophie ades discours pour la naissance des hommes,comme pour la decrepitude.

Je suis de l'advis de Plutarque, qu'Aristoten'amusa pas tant son grand disciple à l'artificede composer syllogismes, ou aux principes deGeometrie, comme à l'instruire des bons pre-ceptes, touchant la vaillance, proüesse, la ma-gnanimité et temperance, et l'asseurance dene rien craindre : et avec cette munition, ill'envoya encores enfant subjuguer l'Empire dumonde à tout 30000. hommes de pied, 4000.chevaulx, et quarante deux mille escuz seule-ment. Les autres arts et sciences, dit-il,Alexandre les honoroit bien, et loüoit leur ex-cellence et gentilesse, mais pour plaisir qu'il yprist, il n'estoit pas facile à se laisser sur-prendre à l'affection de les vouloir exercer.

Petite hinc juvenésque senésqueFinem animo certum, miserique viatica canis.

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C'est ce que disoit Epicurus au commence-ment de sa lettre à Meniceus : Ny le plusjeune refuie à Philosopher, ny le plus vieil s'ylasse. Qui fait autrement, il semble dire, ouqu'il n'est pas encores saison d'heureusementvivre : ou qu'il n'en est plus saison.

Pour tout cecy, je ne veux pas qu'on empri-sonne ce garçon, je ne veux pas qu'onl'abandonne à la colere et humeur melancho-lique d'un furieux maistre d'escole : je ne veuxpas corrompre son esprit, à le tenir à la ge-henne et au travail, à la mode des autres, qua-torze ou quinze heures par jour, comme unportefaiz : Ny ne trouveroys bon, quand parquelque complexion solitaire et melancholique,on le verroit adonné d'une application trop in-discrette a l'estude des livres, qu'on la luynourrist. Cela les rend ineptes à la conversa-tion civile, et les destourne de meilleures occu-pations. Et combien ay-je veu de mon temps,d'hommes abestis, par temeraire avidité descience ? Carneades s'en trouva si affollé, qu'iln'eut plus le loisir de se faire le poil et lesongles. Ny ne veux gaster ses meurs

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genereuses par l'incivilité et barbaried'autruy. La sagesse Françoise a esté ancien-nement en proverbe, pour une sagesse qui pre-noit de bon'heure, et n'avoit gueres de tenue.A la verité nous voyons encores qu'il n'est riensi gentil que les petits enfans en France : maisordinairement ils trompent l'esperance qu'onen a conceuë, et hommes faicts, on n'y voit au-cune excellence. J'ay ouy tenir à gensd'entendement, que ces colleges où on les en-voie, dequoy ils ont foison, les abrutissentainsin.

Au nostre, un cabinet, un jardin, la table, etle lict, la solitude, la compagnie, le matin et levespre, toutes heures luy seront unes : toutesplaces luy seront estude : car la philosophie,qui, comme formatrice des jugements et desmeurs, sera sa principale leçon, a ce privilege,de se mesler par tout. Isocrates l'orateur es-tant prié en un festin de parler de son art,chacun trouve qu'il eut raison de respondre : Iln'est pas maintenant temps de ce que je sçayfaire, et ce dequoy il est maintenant temps, jene le sçay pas faire : Car de presenter des

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harangues ou des disputes de rhetorique, àune compagnie assemblée pour rire et fairebonne chere, ce seroit un meslange de tropmauvais accord. Et autant en pourroit-on direde toutes les autres sciences : Mais quant à laphilosophie, en la partie où elle traicte del'homme et de ses devoirs et offices, ç'à esté lejugement commun de tous les sages, que pourla douceur de sa conversation, elle ne devoitestre refusée, ny aux festins, ny aux jeux : EtPlaton l'ayant invitée à son convive, nousvoyons comme elle entretient l'assistenced'une façon molle, et accommodée au temps etau lieu, quoy que ce soit de ses plus hauts dis-cours et plus salutaires.

Æquè pauperibus prodest, locupletibus æque,Et neglecta æquè pueris senibusque nocebit.Ainsi sans doubte il choumera moins, que

les autres : Mais comme les pas que nous em-ployons à nous promener dans une galerie,quoy qu'il y en ait trois fois autant, ne nouslassent pas, comme ceux que nous mettons àquelque chemin dessigné : aussi nostre leçonse passant comme par rencontre, sans

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obligation de temps et de lieu, et se meslant àtoutes noz actions, se coulera sans se fairesentir. Les jeux mesmes et les exercices serontune bonne partie de l'estude : la course, lalucte, la musique, la danse, la chasse, le ma-niement des chevaux et des armes. Je veuxque la bien-seance exterieure, et l'entre-gent,et la disposition de la personne se façonnequant et quant l'ame. Ce n'est pas une ame, cen'est pas un corps qu'on dresse, c'est unhomme, il n'en faut pas faire à deux. Etcomme dit Platon, il ne faut pas les dresserl'un sans l'autre, mais les conduire également,comme une couple de chevaux attelez à mesmetimon. Et à l'ouïr semble il pas prester plus detemps et de solicitude, aux exercices du corps :et estimer que l'esprit s'en exerce quant etquant, et non au contraire ?

Au demeurant, cette institution se doitconduire par une severe douceur, non commeil se fait. Au lieu de convier les enfans auxlettres, on ne leur presente à la verité,qu'horreur et cruauté : Ostez moy la violenceet la force ; il n'est rien à mon advis qui

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abatardisse et estourdisse si fort une naturebien née. Si vous avez envie qu'il craigne lahonte et le chastiement, ne l'y endurcissezpas : Endurcissez le à la sueur et au froid, auvent, au soleil et aux hazards qu'il luy fautmespriser : Ostez luy toute mollesse et delica-tesse au vestir et coucher, au manger et auboire : accoustumez le à tout : que ce ne soitpas un beau garçon et dameret, mais un gar-çon vert et vigoureux. Enfant, homme, vieil,j'ay tousjours creu et jugé de mesme. Maisentre autres choses, cette police de la plus partde noz colleges, m'a tousjours despleu. On eustfailly à l'adventure moins dommageablement,s'inclinant vers l'indulgence. C'est une vrayegeaule de jeunesse captive. On la rend desbau-chée, l'en punissant avant qu'elle le soit. Arri-vez y sur le point de leur office ; vous n'oyezque cris, et d'enfants suppliciez, et de maistresenyvrez en leur cholere. Quelle maniere, pouresveiller l'appetit envers leur leçon, à cestendres ames, et craintives, de les y guiderd'une troigne effroyable, les mains armées defouets ? Inique et pernicieuse forme. Joint ce

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que Quintilian en a tres-bien remarqué, quecette imperieuse authorité, tire des suittesperilleuses : et nommément à nostre façon dechastiement. Combien leurs classes seroientplus decemment jonchées de fleurs et defeuillées, que de tronçons d'osiers sanglants ?J'y feroy pourtraire la joye, l'allegresse, et Flo-ra, et les Graces : comme fit en son eschole lephilosophe Speusippus. Où est leur profit, quelà fust aussi leur esbat. On doit ensucrer lesviandes salubres à l'enfant : et enfieller cellesqui luy sont nuisibles.

C'est merveille combien Platon se montresoigneux en ses loix, de la gayeté et passe-temps de la jeunesse de sa cité : et combien ils'arreste à leurs courses, jeux, chansons,saults et danses : desquelles il dit, quel'antiquité a donné la conduitte et le patron-nage aux dieux mesmes, Apollon, aux Museset Minerve.

Il s'estend à mille preceptes pour ses gym-nases. Pour les sciences lettrées, il s'y amusefort peu : et semble ne recommander particu-lierement la poësie, que pour la musique.

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Toute estrangeté et particularité en nozmoeurs et conditions est evitable, comme en-nemie de societé. Qui ne s'estonneroit de lacomplexion de Demophon, maistre d'hosteld'Alexandre, qui suoit à l'ombre, et trembloitau Soleil ? J'en ay veu fuir la senteur despommes, plus que les harquebuzades ;d'autres s'effrayer pour une souris : d'autresrendre la gorge à voir de la cresme : d'autres àvoir brasser un lict de plume : comme Germa-nicus ne pouvoit souffrir ny la veuë ny lechant des cocqs. Il y peut avoir à l'advanture àcela quelque proprieté occulte, mais onl'esteindroit, à mon advis, qui s'y prendroit debon'heure. L'institution a gaigné cela sur moy,il est vray que ce n'a point esté sans quelquesoing, que sauf la biere, mon appetit est ac-commodable indifferemment à toutes choses,dequoy on se paist. Le corps est encore souple,on le doit à cette cause plier à toutes façons etcoustumes : et pourveu qu'on puisse tenirl'appetit et la volonté soubs boucle, qu'onrende hardiment un jeune homme commode àtoutes nations et compagnies, voire au

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desreglement et aux excés, si besoing est. Sonexercitation suive l'usage. Qu'il puisse fairetoutes choses, et n'ayme à faire que lesbonnes. Les philosophes mesmes ne trouventpas louable en Callisthenes, d'avoir perdu labonne grace du grand Alexandre son maistre,pour n'avoir voulu boire d'autant à luy. Il rira,il follastrera, il se desbauchera avec sonprince. Je veux qu'en la desbauche mesme, ilsurpasse en vigueur et en fermeté ses compa-gnons, et qu'il ne laisse à faire le mal, ny àfaute de force ny de science, mais à faute devolonté. Multum interest, utrum peccare quisnolit, aut nesciat.

Je pensois faire honneur à un seigneur aussieslongné de ces debordemens, qu'il en soit enFrance, de m'enquerir à luy en bonne compa-gnie, combien de fois en sa vie il s'estoit eny-vré, pour la necessité des affaires du Roy enAllemagne : il le print de cette façon, et me re-spondit que c'estoit trois fois, lesquelles il reci-ta. J'en sçay, qui à faute de cette faculté, sesont mis en grand peine, ayans à pratiquercette nation. J'ay souvent remarqué avec

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grande admiration la merveilleuse natured'Alcibiades, de se transformer si aisément àfaçons si diverses, sans interest de sa santé ;surpassant tantost la sumptuosité et pompePersienne, tantost l'austerité et frugalité La-cedemonienne ; autant reformé en Sparte,comme voluptueux en Ionie.

Omnis Aristippum decuit color, et status etres.

Tel voudrois-je former mon disciple,quem duplici panno patientia velat,

Mirabor, vitæ via si conversa decebit,Personamque feret non inconcinnus utramque.

Voicy mes leçons : Celuy-là y a mieux proffi-té, qui les fait, que qui les sçait. Si vous levoyez, vous l'oyez : si vous l'oyez, vous levoyez.

J'a à Dieu ne plaise, dit quelqu'un en Pla-ton, que philosopher ce soit apprendre plu-sieurs choses, et traitter les arts. Hanc am-plissimam omnium artium bene vivendi disci-plinam, vita magis quam literis persequutisunt.

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Leon prince des Phliasiens, s'enquerant àHeraclides Ponticus, de quelle science, dequelle art il faisoit profession : Je ne sçay, dit-il, ny art, ny science : mais je suis Philosophe.

On reprochoit à Diogenes, comment, estantignorant, il se mesloit de la Philosophie : Jem'en mesle, dit-il, d'autant mieux à propos.

Hegesias le prioit de luy lire quelque livre :Vous estes plaisant, luy respondit-il : vouschoisissés les figues vrayes et naturelles, nonpeintes : que ne choisissez vous aussi les exer-citations naturelles vrayes, et non escrites ?

Il ne dira pas tant sa leçon, comme il la fera.Il la repetera en ses actions. On verra s'il y ade la prudence en ses entreprises : s'il y a de labonté, de la justice en ses deportements : s'il adu jugement et de la grace en son parler : de lavigeur en ses maladies : de la modestie en sesjeux : de la temperance en ses voluptez : del'ordre en son oeconomie : de l'indifference enson goust, soit chair, poisson, vin ou eau. Quidisciplinam suam non ostentationem scientiæ,sed legem vitæ putet : quique obtemperet ipsesibi, et decretis pareat.

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Le vray miroir de nos discours, est le coursde nos vies.

Zeuxidamus respondit à un qui luy deman-da pourquoy les Lacedemoniens ne redigeoientpar escrit les ordonnances de la prouesse, etne les donnoient à lire à leurs jeunes gens ;que c'estoit par ce qu'ils les vouloient accous-tumer aux faits, non pas aux parolles. Compa-rez au bout de 15 ou 16 ans, à cettuy-cy, un deces latineurs de college, qui aura mis autantde temps à n'apprendre simplement qu'à par-ler. Le monde n'est que babil, et ne vis jamaishomme, qui ne die plustost plus, que moinsqu'il ne doit : toutesfois la moitié de nostreaage s'en va là. On nous tient quatre ou cinqans à entendre les mots et les coudre enclauses, encores autant à en proportionner ungrand corps estendu en quatre ou cinq parties,autres cinq pour le moins à les sçavoir brefve-ment mesler et entrelasser de quelque subtilefaçon. Laissons le à ceux qui en font professionexpresse.

Allant un jour à Orleans, je trouvay danscette plaine au deça de Clery, deux regents qui

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venoyent à Bourdeaux, environ à cinquantepas l'un de l'autre : plus loing derriere eux, jevoyois une trouppe, et un maistre en teste, quiestoit feu Monsieur le Conte de la Rochefou-caut : un de mes gens s'enquit au premier deces regents, qui estoit ce gentil'homme qui ve-noit apres luy : luy qui n'avoit pas veu ce trainqui le suivoit, et qui pensoit qu'on luy parlastde son compagnon, respondit plaisamment, Iln'est pas gentil'homme, c'est un grammairien,et je suis logicien. Or nous qui cherchons icyau rebours, de former non un grammairien oulogicien, mais un gentil'homme, laissons lesabuser de leur loisir : nous avons affaireailleurs. Mais que nostre disciple soit bienpourveu de choses, les parolles ne suivrontque trop : il les trainera, si elles ne veulentsuivre. J'en oy qui s'excusent de ne se pouvoirexprimer ; et font contenance d'avoir la testepleine de plusieurs belles choses, mais à fauted'eloquence, ne les pouvoir mettre en evi-dence : c'est une baye. Sçavez vous à mon ad-vis que c'est que cela ? ce sont des ombrages,qui leur viennent de quelques conceptions

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informes, qu'ils ne peuvent démesler et esclar-cir au dedans, ny par consequent produire audehors : Ils ne s'entendent pas encore euxmesmes : et voyez les un peu begayer sur lepoint de l'enfanter, vous jugez que leur travailn'est point à l'accouchement, mais à la concep-tion, et qu'ils ne font que lecher encores cettematiere imparfaicte. De ma part, je tiens, etSocrates ordonne, que qui a dans l'esprit unevive imagination et claire, il la produira, soiten Bergamasque, soit par mines, s'il est muet :

Verbaque prævisam rem non invitasequentur.

Et comme disoit celuy-là, aussi poëtique-ment en sa prose, cum res animum occupa-vere, verba ambiunt. Et cet autre : ipsæ resverba rapiunt. Il ne sçait pas ablatif, conjunc-tif, substantif, ny la grammaire ; ne faict passon laquais, ou une harangere de Petit pont :et si vous entretiendront tout vostre soul, sivous en avez envie, et se desferreront aussipeu, à l'adventure, aux regles de leur langage,que le meilleur maistre és arts de France. Ilne sçait pas la rhetorique, ny pour avant-jeu

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capter la benevolence du candide lecteur, nyne luy chaut de le sçavoir. De vray, toute cettebelle peinture s'efface aisément par le lustred'une verité simple et naifve.

Ces gentilesses ne servent que pour amuserle vulgaire, incapable de prendre la viandeplus massive et plus ferme ; comme Afermontre bien clairement chez Tacitus. Les Am-bassadeurs de Samos estoyent venus à Cleo-menes Roy de Sparte, preparez d'une belle etlongue oraison, pour l'esmouvoir à la guerrecontre le tyran Polycrates : apres qu'il les eutbien laissez dire, il leur respondit : Quant àvostre commencement, et exorde, il ne m'ensouvient plus, ny par consequent du milieu ; etquant à vostre conclusion, je n'en veux rienfaire. Voila une belle responce, ce me semble,et des harangueurs bien camus.

Et quoy cet autre ? Les Atheniens estoient àchoisir de deux architectes, à conduire unegrande fabrique ; le premier plus affeté, sepresenta avec un beau discours premedité surle subject de cette besongne, et tiroit le juge-ment du peuple à sa faveur : mais l'autre en

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trois mots : Seigneurs Atheniens ce que cettuya dict, je le feray.

Au fort de l'eloquence de Cicero, plusieursen entroient en admiration, mais Caton n'enfaisant que rire : Nous avons, disoit-il, un plai-sant Consul. Aille devant ou apres : une utilesentence, un beau traict est tousjours de sai-son. S'il n'est pas bien à ce qui va devant, ny àce qui vient apres, il est bien en soy. Je ne suispas de ceux qui pensent la bonne rythme fairele bon poëme : laissez luy allonger une courtesyllabe s'il veut, pour cela non force ; si les in-ventions y rient, si l'esprit et le jugement y ontbien faict leur office : voyla un bon poëte,diray-je, mais un mauvais versificateur,

Emunctæ naris, durus componere versus.Qu'on face, dit Horace, perdre à son ouvrage

toutes ses coustures et mesures,Tempora certa modosque, et quod prius or-

dine verbum est,Posterius facias, præponens ultima primis,

Invenias etiam disjecti membra poetæ,il ne se dementira point pour cela : les

pieces mesmes en seront belles. C'est ce que

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respondit Menander, comme on le tensast, ap-prochant le jour, auquel il avoit promis une co-medie, dequoy il n'y avoit encore mis la main :Elle est composée et preste, il ne reste qu'à yadjouster les vers. Ayant les choses et la ma-tiere disposée en l'ame, il mettoit en peu decompte le demeurant. Depuis que Ronsard etdu Bellay ont donné credit à nostre poësieFrançoise, je ne vois si petit apprenti, quin'enfle des mots, qui ne renge les cadences àpeu pres, comme eux. Plus sonat quàm valet.Pour le vulgaire, il ne fut jamais tant depoëtes : Mais comme il leur a esté bien aisé derepresenter leurs rythmes, ils demeurent bienaussi court à imiter les riches descriptions del'un, et les delicates inventions de l'autre.

Voire mais que fera-il, si on le presse de lasubtilité sophistique de quelque syllogisme ?Le jambon fait boire, le boire desaltere, par-quoi le jambon desaltere. Qu'il s'en mocque. Ilest plus subtil de s'en mocquer, que d'yrespondre.

Qu'il emprunte d'Aristippus cette plaisantecontrefinesse : Pourquoy le deslieray-je, puis

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que tout lié il m'empesche ? Quelqu'un propo-soit contre Cleanthes des finesses dialec-tiques : à qui Chrysippus dit, Jouë toy de cesbattelages avec les enfans, et ne destourne àcela les pensées serieuses d'un homme d'aage.Si ces sottes arguties, contorta et aculeata so-phismata, luy doivent persuader une men-songe, cela est dangereux : mais si elles de-meurent sans effect, et ne l'esmeuvent qu'àrire, je ne voy pas pourquoy il s'en doive don-ner garde. Il en est de si sots, qu'ils se des-tournent de leur voye un quart de lieuë, pourcourir apres un beau mot : aut qui non verbarebus aptat, sed res extrinsecus arcessunt, qui-bus verba conveniant. Et l'autre : Sunt qui ali-cujus verbi decore placentis vocentur ad idquod non proposuerant scribere. Je tors bienplus volontiers une belle sentence, pour lacoudre sur moy, que je ne destors mon fil, pourl'aller querir. Au rebours, c'est aux paroles àservir et à suivre, et que le Gascon y arrive, sile François n'y peut aller. Je veux que leschoses surmontent, et qu'elles remplissent defaçon l'imagination de celuy qui escoute, qu'il

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n'aye aucune souvenance des mots. Le parlerque j'ayme, c'est un parler simple et naif, telsur le papier qu'à la bouche : un parler succu-lent et nerveux, court et serré, non tant delicatet peigné, comme vehement et brusque.

Hæc demum sapiet dictio, quæ feriet.Plustost difficile qu'ennuieux, esloigné

d'affectation : desreglé, descousu, et hardy :chaque loppin y face son corps : non pedan-tesque, non fratesque, non pleideresque, maisplustost soldatesque, comme Suetone appelleceluy de Julius Cæsar. Et si ne sens pas bien,pourquoy il l'en appelle.

J'ay volontiers imité cette desbauche qui sevoit en nostre jeunesse, au port de leurs veste-mens. Un manteau en escharpe, la cape surune espaule, un bas mal tendu, qui representeune fierté desdaigneuse de ces paremens es-trangers, et nonchallante de l'art : mais je latrouve encore mieux employée en la forme duparler. Toute affectation, nommément en lagayeté et liberté Françoise, est mesadvenanteau courtisan. Et en une Monarchie, toutgentil'homme doit estre dressé au port d'un

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courtisan. Parquoy nous faisons bien de gau-chir un peu sur le naïf et mesprisant.

Je n'ayme point de tissure, où les liaisons etles coustures paroissent : tout ainsi qu'en unbeau corps, il ne faut qu'on y puisse compterles os et les veines. Quæ veritati operam datoratio, incomposita sit et simplex.

Quis accurate loquitur, nisi qui vult putidèloqui ?

L'eloquence faict injure aux choses, qui nousdestourne à soy.

Comme aux accoustremens, c'est pusillani-mité, de se vouloir marquer par quelque façonparticuliere et inusitée. De mesme au langage,la recherche des frases nouvelles, et des motspeu cogneuz, vient d'une ambition scholas-tique et puerile. Peusse-je ne me servir que deceux qui servent aux hales à Paris ! Aristo-phanes le Grammairien n'y entendoit rien, dereprendre en Epicurus la simplicité de sesmots : et la fin de son art oratoire, qui estoit,perspicuité de langage seulement. L'imitationdu parler, par sa facilité, suit incontinent toutun peuple. L'imitation du juger, de l'inventer,

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ne va pas si viste. La plus part des lecteurs,pour avoir trouvé une pareille robbe, pensenttresfaucement tenir un pareil corps.

La force et les nerfs, ne s'empruntent point :les atours et le manteau s'empruntent.

La plus part de ceux qui me hantent,parlent de mesmes les Essais : mais je ne sçay,s'ils pensent de mesmes.

Les Atheniens (dit Platon) ont pour leurpart, le soing de l'abondance et elegance duparler, les Lacedemoniens de la briefveté, etceux de Crete, de la fecundité des conceptions,plus que du langage : ceux-cy sont lesmeilleurs. Zenon disoit qu'il avoit deux sortesde disciples : les uns qu'il nommoitφιλολόγους, curieux d'apprendre les choses,qui estoient ses mignons : les autresλογοφίλους, qui n'avoyent soing que du lan-gage. Ce n'est pas à dire que ce ne soit unebelle et bonne chose que le bien dire : maisnon pas si bonne qu'on la faict, et suis despitdequoy nostre vie s'embesongne toute à cela.Je voudrois premierement bien sçavoir malangue, et celle de mes voisins, ou j'ay plus

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ordinaire commerce : C'est un bel et grandagencement sans doubte, que le Grec et Latin,mais on l'achepte trop cher. Je diray icy unefaçon d'en avoir meilleur marché que de cous-tume, qui a esté essayée en moy-mesmes ; s'enservira qui voudra.

Feu mon pere, ayant faict toutes les re-cherches qu'homme peut faire, parmy les genssçavans et d'entendement, d'une formed'institution exquise, fut advisé de cet incon-venient, qui estoit en usage : et luy disoit-onque cette longueur que nous mettions à ap-prendre les langues qui ne leur coustoientrien, est la seule cause, pourquoy nous ne pou-vons arriver à la grandeur d'ame et de co-gnoissance des anciens Grecs et Romains : Jene croy pas que c'en soit la seule cause. Tant ya que l'expedient que mon pere y trouva, ce futqu'en nourrice, et avant le premier desnoue-ment de ma langue, il me donna en charge àun Allemand, qui depuis est mort fameux me-decin en France, du tout ignorant de nostrelangue, et tres bien versé en la Latine. Cettuy-cy, qu'il avoit fait venir expres, et qui estoit

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bien cherement gagé, m'avoit continuellemententre les bras. Il en eut aussi avec luy deuxautres moindres en sçavoir, pour me suivre, etsoulager le premier : ceux-cy nem'entretenoient d'autre langue que Latine.Quant au reste de sa maison, c'estoit une regleinviolable, que ny luy mesme, ny ma mere, nyvalet, ny chambriere, ne parloient en ma com-pagnie, qu'autant de mots de Latin, que cha-cun avoit appris pour jargonner avec moy.C'est merveille du fruict que chacun y fit : monpere et ma mere y apprindrent assez de Latinpour l'entendre, et en acquirent à suffisance,pour s'en servir à la necessité, comme firentaussi les autres domestiques, qui estoient plusattachez à mon service. Somme, nous nous la-tinizames tant, qu'il en regorgea jusques à nosvillages tout autour, où il y a encores, et ontpris pied par l'usage, plusieurs appellationsLatines d'artisans et d'utils. Quant à moy,j'avois plus de six ans, avant que j'entendissenon plus de François ou de Perigordin, qued'Arabesque : et sans art, sans livre, sansgrammaire ou precepte, sans fouet, et sans

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larmes, j'avois appris du Latin, tout aussi purque mon maistre d'escole le sçavoit : car je nele pouvois avoir meslé ny alteré. Si par essayon me vouloit donner un theme, à la mode descolleges ; on le donne aux autres en François,mais à moy il me le falloit donner en mauvaisLatin, pour le tourner en bon. Et NicolasGrouchi, qui a escript De comitiis Romano-rum, Guillaume Guerente, qui a commentéAristote, George Bucanan, ce grand poëte Es-cossois, Marc Antoine Muret (que la France etl'Italie recognoist pour le meilleur orateur dutemps) mes precepteurs domestiques, m'ontdit souvent, que j'avois ce langage en mon en-fance, si prest et si à main, qu'ils craignoient àm'accoster. Bucanan, que je vis depuis à lasuitte de feu Monsieur le Mareschal de Bris-sac, me dit, qu'il estoit apres à escrire del'institution des enfans : et qu'il prenoitl'exemplaire de la mienne : car il avoit lors encharge ce Conte de Brissac, que nous avonsveu depuis si valeureux et si brave.

Quant au Grec, duquel je n'ay quasi du toutpoint d'intelligence, mon pere desseigna me le

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faire apprendre par art. Mais d'une voie nou-velle, par forme débat et d'exercice : nous pelo-tions nos declinaisons, à la maniere de ceuxqui par certains jeux de tablier apprennentl'Arithmetique et la Geometrie. Car entreautres choses, il avoit esté conseillé de mefaire gouster la science et le devoir, par unevolonté non forcée, et de mon propre desir ; etd'eslever mon ame en toute douceur et liberté,sans rigueur et contrainte. Je dis jusques àtelle superstition, que par ce qu'aucunstiennent, que cela trouble la cervelle tendredes enfans, de les esveiller le matin en sur-saut, et de les arracher du sommeil (auquel ilssont plongez beaucoup plus que nous nesommes) tout à coup, et par violence, il me fai-soit esveiller par le son de quelque instru-ment, et ne fus jamais sans homme qui m'enservist.

Cet exemple suffira pour en juger le reste, etpour recommander aussi et la prudence etl'affection d'un si bon pere : Auquel il ne sefaut prendre, s'il n'a receuilly aucuns fruits re-spondans à une si exquise culture. Deux

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choses en furent cause : en premier, le champsterile et incommode. Car quoy que j'eusse lasanté ferme et entiere, et quant et quant unnaturel doux et traitable, j'estois parmy cela sipoisant, mol et endormy, qu'on ne me pouvoitarracher de l'oisiveté, non pas pour me fairejouer. Ce que je voyois, je le voyois bien ; etsouz cette complexion lourde, nourrissois desimaginations hardies, et des opinions au des-sus de mon aage. L'esprit, je l'avois lent, et quin'alloit qu'autant qu'on le menoit :l'apprehension tardive, l'invention lasche, etapres tout un incroyable defaut de memoire.De tout cela il n'est pas merveille, s'il ne sceutrien tirer qui vaille. Secondement, commeceux que presse un furieux desir de guerison,se laissent aller à toute sorte de conseil, le bonhomme, ayant extreme peur de faillir en chosequ'il avoit tant à coeur, se laissa en fin empor-ter à l'opinion commune, qui suit tousjoursceux qui vont devant, comme les gruës ; et serengea à la coustume, n'ayant plus autour deluy ceux qui luy avoient donné ces premieresinstitutions, qu'il avoit apportées d'Italie : et

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m'envoya environ mes six ans au college deGuienne, tres-florissant pour lors, et lemeilleur de France. Et là, il n'est possible derien adjouster au soing qu'il eut, et à me choi-sir des precepteurs de chambre suffisans, et àtoutes les autres circonstances de ma nourri-ture ; en laquelle il reserva plusieurs façonsparticulieres, contre l'usage des colleges : maistant y a que c'estoit tousjours college. Mon La-tin s'abastardit incontinent, duquel depuis pardesaccoustumance j'ay perdu tout usage. Et neme servit cette mienne inaccoustumée institu-tion, que de me faire enjamber d'arrivée auxpremieres classes : Car à treize ans, que je sor-tis du college, j'avois achevé mon cours (qu'ilsappellent) et à la verité sans aucun fruit, queje peusse à present mettre en compte.

Le premier goust que jeuz aux livres, il mevint du plaisir des fables de la Metamorphosed'Ovide. Car environ l'aage de 7 ou 8 ans, jeme desrobois de tout autre plaisir, pour leslire : d'autant que cette langue estoit lamienne maternelle ; et que c'estoit le plus aisélivre, que je cogneusse, et le plus accommodé à

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la foiblesse de mon aage, à cause de la ma-tiere : Car des Lancelots du Lac, des Amadis,des Huons de Bordeaux, et tels fatras delivres, à quoy l'enfance s'amuse, je n'en co-gnoissois pas seulement le nom, ny ne fais en-core le corps : tant exacte estoit ma discipline.Je m'en rendois plus nonchalant à l'estude demes autres leçons prescrites. Là il me vint sin-gulierement à propos, d'avoir affaire à unhomme d'entendement de precepteur, quisceust dextrement conniver à cette miennedesbauche, et autres pareilles. Car par là,j'enfilay tout d'un train Vergile en l'Æneide, etpuis Terence, et puis Plaute, et des comediesItaliennes, leurré tousjours par la douceur dusubject. S'il eust esté si fol de rompre ce train,j'estime que je n'eusse rapporté du college quela haine des livres, comme fait quasi toutenostre noblesse. Il s'y gouverna ingenieuse-ment, faisant semblant de n'en voir rien : Il ai-guisoit ma faim, ne me laissant qu'à la desro-bée gourmander ces livres, et me tenant dou-cement en office pour les autres estudes de laregle. Car les principales parties que mon pere

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cherchoit à ceux à qui il donnoit charge demoy, c'estoit la debonnaireté et facilité de com-plexion : Aussi n'avoit la mienne autre vice,que langueur et paresse. Le danger n'estoitpas que je fisse mal, mais que je ne fisse rien.Nul ne prognostiquoit que je deusse devenirmauvais, mais inutile : on y prevoyoit de lafaineantise, non pas de la malice.

Je sens qu'il en est advenu comme cela. Lesplaintes qui me cornent aux oreilles, sonttelles : Il est oisif, froid aux offices d'amitié, etde parenté : et aux offices publiques, trop par-ticulier, trop desdaigneux. Les plus injurieuxmesmes ne disent pas, Pourquoy a il prins,pourquoy n'a-il payé ? mais, Pourquoy nequitte-il, pourquoy ne donne-il ?

Je recevroy à faveur, qu'on ne desirast enmoy que tels effects de supererogation. Maisils sont injustes, d'exiger ce que je ne doy pas,plus rigoureusement beaucoup, qu'ilsn'exigent d'eux ce qu'ils doivent. En m'ycondemnant, ils effacent la gratification del'action, et la gratitude qui m'en seroit deuë.Là où le bien faire actif, devroit plus peser de

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ma main, en consideration de ce que je n'en ayde passif nul qui soit. Je puis d'autant plus li-brement disposer de ma fortune, qu'elle estplus mienne : et de moy, que je suis plus mien.Toutesfois si j'estoy grand enlumineur de mesactions, à l'adventure rembarrerois-je bien cesreproches ; et à quelques uns apprendrois,qu'ils ne sont pas si offensez que je ne face pasassez : que dequoy je puisse faire assez plusque je ne fay.

Mon ame ne laissoit pourtant en mesmetemps d'avoir à part soy des remuemensfermes : et des jugemens seurs et ouverts au-tour des objects qu'elle cognoissoit : et les dige-roit seule, sans aucune communication. Etentre autres choses je croy à la verité qu'elleeust esté du tout incapable de se rendre à laforce et violence.

Mettray-je en compte cette faculté de monenfance, Une asseurance de visage, et soup-plesse de voix et de geste, à m'appliquer auxrolles que j'entreprenois ? Car avant l'aage,

Alter ab undecimo tum me vix ceperatannus :

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j'ay soustenu les premiers personnages, éstragedies latines de Bucanan, de Guerente, etde Muret, qui se representerent en nostre col-lege de Guienne avec dignité. En cela, An-dreas Goveanus nostre principal, comme entoutes autres parties de sa charge, fut sanscomparaison le plus grand principal deFrance, et m'en tenoit-on maistre ou ouvrier.C'est un exercice, que je ne meslouë point auxjeunes enfans de maison ; et ay veu nosPrinces s'y addonner depuis, en personne, àl'exemple d'aucuns des anciens, honnestementet louablement.

Il estoit loisible, mesme d'en faire mestier,aux gents d'honneur et en Grece, Aristoni tra-gico actori rem aperit : huic et genus et fortunahonesta erant : nec ars quia nihil tale apudGræcos pudori est, ea deformabat.

Car j'ay tousjours accusé d'impertinence,ceux qui condemnent ces esbatemens : etd'injustice, ceux qui refusent l'entrée de nosbonnes villes aux comediens qui le valent, etenvient au peuple ces plaisirs publiques. Lesbonnes polices prennent soing d'assembler les

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citoyens, et les r'allier, comme aux offices se-rieux de la devotion, aussi aux exercices etjeux : La societé et amitié s'en augmente, etpuis on ne leur sçauroit conceder des passe-temps plus reglez, que ceux qui se font en pre-sence d'un chacun, et à la veuë mesme du ma-gistrat : et trouverois raisonnable que leprince à ses despens en gratifiast quelquefoisla commune, d'une affection et bonté commepaternelle : et qu'aux villes populeuses il yeust des lieux destinez et disposez pour cesspectacles : quelque divertissement de piresactions et occultes.

Pour revenir à mon propos, il n'y a tel, qued'allecher l'appetit et l'affection, autrement onne fait que des asnes chargez de livres : onleur donne à coups de foüet en garde leur po-chette pleine de science. Laquelle pour bienfaire, il ne faut pas seulement loger chez soy,il la faut espouser.

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Chapitre 26C'est folie de rapporterle vray et le faux à nostresuffisanceCE n'est pas à l'advanture sans raison, quenous attribuons à simplesse et ignorance, lafacilité de croire et de se laisser persuader :Car il me semble avoir appris autrefois, que lacreance estoit comme une impression, qui sefaisoit en nostre ame ; et à mesure qu'elle setrouvoit plus molle et de moindre resistance, ilestoit plus aysé à y empreindre quelque chose.

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Ut necesse est lancem in libra ponderibus im-positis deprimi : sic animum perspicuis cedere.D'autant que l'ame est plus vuide, et sanscontrepoids, elle se baisse plus facilement souzla charge de la premiere persuasion. Voylàpourquoy les enfans, le vulgaire, les femmes etles malades sont plus sujets à estre menez parles oreilles. Mais aussi de l'autre part, c'estune sotte presomption, d'aller desdeignant etcondamnant pour faux, ce qui ne nous semblepas vray-semblable : qui est un vice ordinairede ceux qui pensent avoir quelque suffisance,outre la commune. J'en faisoy ainsin autrefois,et si j'oyois parler ou des esprits qui re-viennent, ou du prognostique des choses fu-tures, des enchantemens, des sorcelleries, oufaire quelque autre conte, où je ne peusse pasmordre,

Somnia, terrores magicos, miracula, sagas,Nocturnos lemures, portentaque Thessala :il me venoit compassion du pauvre peuple

abusé de ces folies. Et à present je treuve, quej'estoy pour le moins autant à plaindre moymesme : Non que l'experience m'aye depuis

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rien faict voir, au dessus de mes premierescreances ; et si n'a pas tenu à ma curiosité :mais la raison m'a instruit, que de condamnerainsi resolument une chose pour fausse, et im-possible, c'est se donner l'advantage d'avoirdans la teste, les bornes et limites de la volon-té de Dieu, et de la puissance de nostre merenature : Et qu'il n'y a point de plus notable fo-lie au monde, que de les ramener à la mesurede nostre capacité et suffisance. Si nous appel-lons monstres ou miracles, ce où nostre raisonne peut aller, combien s'en presente il conti-nuellement à nostre veuë ? Considerons autravers de quels nuages, et comment à tastonson nous meine à la cognoissance de la pluspartdes choses qui nous sont entre mains : certesnous trouverons que c'est plustost accoustu-mance, que science, qui nous en ostel'estrangeté :

Jam nemo fessus satiate videndi,Suspicere in cæli dignatur lucida templa,

et que ces choses là, si elles nous estoyentpresentees de nouveau, nous les trouverionsautant ou plus incroyables qu'aucunes autres.

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si nunc primum mortalibus adsintEx improviso, ceu sint objecta repente,

Nil magis his rebus poterat mirabile dici,Aut minus ante quod auderent fore credere

gentes.Celuy qui n'avoit jamais veu de riviere, à la

premiere qu'il rencontra, il pensa que ce fustl'Ocean : et les choses qui sont à nostre co-gnoissance les plus grandes, nous les jugeonsestre les extremes que nature face en ce genre.

Scilicet et fluvius qui non est maximus, ei estQui non antè aliquem majorem vidit, et ingens

Arbor homoque videtur, Et omnia de genereomni

Maxima quæ vidit quisque, hæc ingentiafingit.

Consuetudine oculorum assuescunt animi,neque admirantur, neque requirunt rationesearum rerum, quas semper vident. La nouvel-leté des choses nous incite plus que leur gran-deur, à en rechercher les causes.

Il faut juger avec plus de reverence de cetteinfinie puissance de nature, et plus de

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recognoissance de nostre ignorance et foi-blesse. Combien y a il de choses peu vray-sem-blables, tesmoignees par gens dignes de foy,desquelles si nous ne pouvons estre persuadez,au moins les faut-il laisser en suspens : car deles condamner impossibles, c'est se faire fort,par une temeraire presumption, de sçavoirjusques où va la possibilité. Si lon entendoitbien la difference qu'il y a entre l'impossible etl'inusité ; et entre ce qui est contre l'ordre ducours de nature, et contre la commune opiniondes hommes, en ne croyant pas temeraire-ment, ny aussi ne descroyant pas facilement :on observeroit la regle de Rien trop, comman-dee par Chilon.

Quand on trouve dans Froissard, que leconte de Foix sçeut en Bearn la defaicte duRoy Jean de Castille à Juberoth, le lendemainqu'elle fut advenue, et les moyens qu'il en al-legue, on s'en peut moquer : et de ce mesmeque nos Annales disent, que le Pape Honoriusle propre jour que le Roy Philippe Augustemourut à Mante, fit faire ses funerailles pu-bliques, et les manda faire par toute l'Italie.

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Car l'authorité de ces tesmoings n'a pas àl'adventure assez de rang pour nous tenir enbride. Mais quoy ? si Plutarque outre plu-sieurs exemples, qu'il allegue de l'antiquité,dit sçavoir de certaine science, que du tempsde Domitian, la nouvelle de la bataille perduepar Antonius en Allemaigne à plusieurs jour-nees de là, fut publiee à Rome, et semee partout le monde le mesme jour qu'elle avoit estéperduë : et si Cæsar tient, qu'il est souvent ad-venu que la renommee a devancé l'accident :dirons nous pas que ces simples gens là, sesont laissez piper apres le vulgaire, pourn'estre pas clair-voyans comme nous ? Est-ilrien plus delicat, plus net, et plus vif, que lejugement de Pline, quand il luy plaist de lemettre en jeu ? rien plus esloigné de vanité ?je laisse à part l'excellence de son sçavoir, du-quel je fay moins de conte : en quelle partie deces deux là le surpassons nous ? toutesfois iln'est si petit escolier, qui ne le convainque demensonge, et qui ne luy vueille faire leçon surle progrez des ouvrages de nature.

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Quand nous lisons dans Bouchet les mi-racles des reliques de Sainct Hilaire, passe :son credit n'est pas assez grand pour nous os-ter la licence d'y contredire : mais de condam-ner d'un train toutes pareilles histoires, mesemble singuliere impudence. Ce grand SainctAugustin tesmoigne avoir veu sur les reliquesSainct Gervais et Protaise à Milan, un enfantaveugle recouvrer la veuë : une femme à Car-thage estre guerie d'un cancer par le signe dela croix, qu'une femme nouvellement baptiseeluy fit : Hesperius, un sien familier avoir chas-sé les esprits qui infestoient sa maison, avecun peu de terre du Sepulchre de nostre Sei-gneur : et cette terre depuis transportee àl'Eglise, un Paralytique en avoir esté soudainguery : une femme en une procession ayanttouché à la chasse S. Estienne, d'un bouquet,et de ce bouquet s'estant frottée les yeux, avoirrecouvré la veuë pieça perduë : et plusieursautres miracles, où il dit luy mesmes avoir as-sisté. Dequoy accuserons nous et luy et deuxS. Evesques Aurelius et Maximinus, qu'il ap-pelle pour ses recors ? sera-ce d'ignorance,

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simplesse, facilité, ou de malice et imposture ?Est-il homme en nostre siecle si impudent, quipense leur estre comparable, soit en vertu etpieté, soit en sçavoir, jugement et suffisance ?

Qui ut rationem nullam afferrent, ipsa auto-ritate me frangerent.

C'est une hardiesse dangereuse et de conse-quence, outre l'absurde temerité qu'elle trainequant et soy, de mespriser ce que nous neconcevons pas. Car apres que selon vostre belentendement, vous avez estably les limites dela verité et de la mensonge, et qu'il se treuveque vous avez necessairement à croire deschoses où il y a encores plus d'estrangeté qu'ence que vous niez, vous vous estes des-ja obligéde les abandonner. Or ce qui me semble appor-ter autant de desordre en nos consciences ences troubles où nous sommes, de la Religion,c'est cette dispensation que les Catholiquesfont de leur creance. Il leur semble faire bienles moderez et les entenduz, quand ils quittentaux adversaires aucuns articles de ceux quisont en debat. Mais outre ce, qu'ils ne voyentpas quel advantage c'est à celuy qui vous

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charge, de commancer à luy ceder, et vous ti-rer arriere, et combien cela l'anime à pour-suivre sa pointe : ces articles là qu'ils choi-sissent pour les plus legers, sont aucunefoistres-importans. Ou il faut se submettre dutout à l'authorité de nostre police ecclesias-tique, ou du tout s'en dispenser : Ce n'est pasà nous à establir la part que nous luy devonsd'obeissance. Et d'avantage, je le puis direpour l'avoir essayé, ayant autrefois usé decette liberté de mon chois et triage particulier,mettant à nonchaloir certains points del'observance de nostre Eglise, qui semblentavoir un visage ou plus vain, ou plus estrange,venant à en communiquer aux hommes sça-vans, j'ay trouvé que ces choses là ont un fon-dement massif et tressolide : et que ce n'estque bestise et ignorance, qui nous fait les rece-voir avec moindre reverence que le reste. Quene nous souvient il combien nous sentons decontradiction en nostre jugement mesmes ?combien de choses nous servoyent hyerd'articles de foy, qui nous sont fablesaujourd'huy ? La gloire et la curiosité, sont les

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fleaux de nostre ame. Cette cy nous conduit àmettre le nez par tout, et celle là nous defendde rien laisser irresolu et indecis.

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Chapitre 27De l'AmitiéCONSIDERANT la conduite de la besongned'un peintre que j'ay, il m'a pris envie del'ensuivre. Il choisit le plus bel endroit et mi-lieu de chaque paroy, pour y loger un tableauélabouré de toute sa suffisance ; et le vuidetout au tour, il le remplit de crotesques : quisont peintures fantasques, n'ayans grace qu'enla varieté et estrangeté. Que sont-ce icy aussià la verité que crotesques et corps mons-trueux, rappiecez de divers membres, sans

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certaine figure, n'ayants ordre, suite, ny pro-portion que fortuite ?

Desinit in piscem mulier formosa superne.Je vay bien jusques à ce second point, avec

mon peintre : mais je demeure court enl'autre, et meilleure partie : car ma suffisancene va pas si avant, que d'oser entreprendre untableau riche, poly et formé selon l'art. Je mesuis advisé d'en emprunter un d'Estienne dela Boitie, qui honorera tout le reste de cettebesongne. C'est un discours auquel il donnanom : La Servitude volontaire : mais ceux quil'ont ignoré, l'ont bien proprement dépuis re-batisé, Le Contre Un. Il l'escrivit par maniered'essay, en sa premiere jeunesse, à l'honneurde la liberté contre les tyrans. Il court pieça ésmains des gens d'entendement, non sans biengrande et meritee recommandation : car il estgentil, et plein ce qu'il est possible. Si y a ilbien à dire, que ce ne soit le mieux qu'il peustfaire : et si en l'aage que je l'ay cogneu plusavancé, il eust pris un tel desseing que lemien, de mettre par escrit ses fantasies, nousverrions plusieurs choses rares, et qui nous

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approcheroient bien pres de l'honneur del'antiquité : car notamment en cette partie desdons de nature, je n'en cognois point qui luysoit comparable. Mais il n'est demeuré de luyque ce discours, encore par rencontre, et croyqu'il ne le veit oncques depuis qu'il luy eschap-pa : et quelques memoires sur cet edict de Jan-vier fameux par nos guerres civiles, qui trou-veront encores ailleurs peut estre leur place.C'est tout ce que j'ay peu recouvrer de ses re-liques (moy qu'il laissa d'une si amoureuse re-commandation, la mort entre les dents, parson testament, heritier de sa Bibliotheque etde ses papiers) outre le livret de ses oeuvresque j'ay faict mettre en lumiere : Et si suisobligé particulierement à cette piece, d'autantqu'elle a servy de moyen à nostre premiere ac-cointance. Car elle me fut montree longue es-pace avant que je l'eusse veu ; et me donna lapremiere cognoissance de son nom, achemi-nant ainsi cette amitié, que nous avons nour-rie, tant que Dieu a voulu, entre nous, si en-tiere et si parfaicte, que certainement il nes'en lit guere de pareilles : et entre nos

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hommes il ne s'en voit aucune trace en usage.Il faut tant de rencontre à la bastir, que c'estbeaucoup si la fortune y arrive une fois entrois siecles.

Il n'est rien à quoy il semble que naturenous aye plus acheminés qu'à la societé. Et ditAristote, que les bons legislateurs ont eu plusde soing de l'amitié, que de la justice. Or ledernier point de sa perfection est cetuy-cy. Caren general toutes celles que la volupté, ou leprofit, le besoin publique ou privé, forge etnourrit, en sont d'autant moins belles et gene-reuses, et d'autant moins amitiez, qu'ellesmeslent autre cause et but et fruit en l'amitiéqu'elle mesme.

Ny ces quatre especes anciennes, naturelle,sociale, hospitaliere, venerienne, particuliere-ment n'y conviennent, ny conjointement.

Des enfans aux peres, c'est plustost respect :L'amitié se nourrit de communication, qui nepeut se trouver entre eux, pour la trop grandedisparité, et offenceroit à l'adventure les de-voirs de nature : car ny toutes les secrettespensees des peres ne se peuvent communiquer

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aux enfans, pour n'y engendrer une messeanteprivauté : ny les advertissemens et correc-tions, qui est un des premiers offices d'amitié,ne se pourroient exercer des enfans aux peres.Il s'est trouvé des nations, où par usage les en-fans tuoyent leurs peres : et d'autres, où lesperes tuoyent leurs enfans, pour eviterl'empeschement qu'ils se peuvent quelquesfoisentreporter : et naturellement l'un depend dela ruine de l'autre : Il s'est trouvé des philo-sophes desdaignans cette cousture naturelle,tesmoing Aristippus qui quand on le pressoitde l'affection qu'il devoit à ses enfans pourestre sortis de luy, il se mit à cracher, disant,que cela en estoit aussi bien sorty : que nousengendrions bien des pouz et des vers. Et cetautre que Plutarque vouloit induire às'accorder avec son frere : Je n'en fais pas, dit-il, plus grand estat, pour estre sorty de mesmetrou. C'est à la verité un beau nom, et plein dedilection que le nom de frere, et à cette causeen fismes nous luy et moy nostre alliance :mais ce meslange de biens, ces partages, etque la richesse de l'un soit la pauvreté de

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l'autre, cela detrampe merveilleusement et re-lasche cette soudure fraternelle : Les freresayants à conduire le progrez de leur avance-ment, en mesme sentier et mesme train, il estforce qu'ils se heurtent et choquent souvent.D'avantage, la correspondance et relation quiengendre ces vrayes et parfaictes amitiez,pourquoy se trouvera elle en ceux cy ? Le pereet le fils peuvent estre de complexion entiere-ment eslongnee, et les freres aussi : C'est monfils, c'est mon parent : mais c'est un homme fa-rouche, un meschant, ou un sot. Et puis, à me-sure que ce sont amitiez que la loy etl'obligation naturelle nous commande, il y ad'autant moins de nostre choix et liberté vo-lontaire : Et nostre liberté volontaire n'a pointde production qui soit plus proprement sienne,que celle de l'affection et amitié. Ce n'est pasque je n'aye essayé de ce costé là, tout ce quien peut estre, ayant eu le meilleur pere qui futonques, et le plus indulgent, jusques à son ex-treme vieillesse : et estant d'une famille fa-meuse de pere en fils, et exemplaire en cettepartie de la concorde fraternelle :

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et ipseNotus in fratres animi paterni.

D'y comparer l'affection envers les femmes,quoy qu'elle naisse de nostre choix, on nepeut : ny la loger en ce rolle. Son feu, je leconfesse,

neque enim est dea nescia nostriQuæ dulcem curis miscet amaritiem,

est plus actif, plus cuisant, et plus aspre.Mais c'est un feu temeraire et volage, on-doyant et divers, feu de fiebvre, subject à accezet remises, et qui ne nous tient qu'à un coing.En l'amitié, c'est une chaleur generale et uni-verselle, temperee au demeurant et égale, unechaleur constante et rassize, toute douceur etpollissure, qui n'a rien d'aspre et de poignant.Qui plus est en l'amour ce n'est qu'un desirforcené apres ce qui nous fuit,

Come segue la lepre il cacciatoreAl freddo, al caldo, alla montagna, al lito,

Ne piu l'estima poi, che presa vede,Et sol dietro à chi fugge affreta il piede.

Aussi tost qu'il entre aux termes de l'amitié,c'est à dire en la convenance des volontez, il

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s'esvanouist et s'alanguist : la jouïssance leperd, comme ayant la fin corporelle et sujetteà sacieté. L'amitié au rebours, est jouye à me-sure qu'elle est desiree, ne s'esleve, se nourrit,ny ne prend accroissance qu'en la jouyssance,comme estant spirituelle, et l'ame s'affinantpar l'usage. Sous cette parfaicte amitié, ces af-fections volages ont autresfois trouvé placechez moy, affin que je ne parle de luy, qui n'enconfesse que trop par ses vers. Ainsi ces deuxpassions sont entrees chez moy en cognois-sance l'une de l'autre, mais en comparaison ja-mais : la premiere maintenant sa route d'unvol hautain et superbe, et regardant desdai-gneusement cette cy passer ses pointes bienloing au dessoubs d'elle.

Quant au mariage, outre ce que c'est unmarché qui n'a que l'entree libre, sa duree es-tant contrainte et forcee, dependant d'ailleursque de nostre vouloir : et marché, qui ordinai-rement se fait à autres fins : il y survient millefusees estrangeres à desmeler parmy, suffi-santes à rompre le fil et troubler le cours d'unevive affection : là où en l'amitié, il n'y a affaire

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ny commerce que d'elle mesme. Joint qu'à direvray, la suffisance ordinaire des femmes, n'estpas pour respondre à cette conference et com-munication, nourrisse de cette saincte cous-ture : ny leur ame ne semble assez ferme poursoustenir l'estreinte d'un neud si pressé, et sidurable. Et certes sans cela, s'il se pouvoitdresser une telle accointance libre et volon-taire, où non seulement les ames eussent cetteentiere jouyssance, mais encores où les corpseussent part à l'alliance, où l'homme fust en-gagé tout entier : il est certain que l'amitié enseroit plus pleine et plus comble : mais ce sexepar nul exemple n'y est encore peu arriver, etpar les escholes anciennes en est rejetté.

Et cette autre licence Grecque est justementabhorree par nos moeurs. Laquelle pourtant,pour avoir selon leur usage, une si necessairedisparité d'aages, et difference d'offices entreles amants, ne respondoit non plus assez à laparfaicte union et convenance qu'icy nous de-mandons. Quis est enim iste amor amicitiæ ?cur neque deformem adolescentem quisquamamat, neque formosum senem ? Car la

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peinture mesme qu'en faict l'Academie ne medesadvoüera pas, comme je pense, de dire ain-si de sa part : Que cette premiere fureur, ins-piree par le fils de Venus au coeur de l'amant,sur l'object de la fleur d'une tendre jeunesse, àlaquelle ils permettent tous les insolents etpassionnez efforts, que peut produire une ar-deur immoderee, estoit simplement fondee enune beauté externe : fauce image de la genera-tion corporelle : Car en l'esprit elle ne pouvoit,duquel la montre estoit encore cachee : quin'estoit qu'en sa naissance, et avant l'aage degermer. Que si cette fureur saisissoit un bascourage, les moyens de sa poursuitte c'estoientrichesses, presents, faveur à l'avancement desdignitez : et telle autre basse marchandise,qu'ils reprouvent. Si elle tomboit en un cou-rage plus genereux, les entremises estoient ge-nereuses de mesmes : Instructions philoso-phiques, enseignements à reverer la religion,obeïr aux loix, mourir pour le bien de sonpaïs : exemples de vaillance, prudence, justice.S'estudiant l'amant de se rendre acceptablepar la bonne grace et beauté de son ame, celle

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de son corps estant pieça fanée : et esperantpar cette societé mentale, establir un marchéplus ferme et durable. Quand cette poursuittearrivoit à l'effect, en sa saison (car ce qu'ils nerequierent point en l'amant, qu'il apportastloysir et discretion en son entreprise ; ils re-quierent exactement en l'aimé : d'autant qu'illuy falloit juger d'une beauté interne, de diffi-cile cognoissance, et abstruse descouverte) lorsnaissoit en l'aymé le desir d'une conceptionspirituelle, par l'entremise d'une spirituellebeauté. Cette cy estoit icy principale : la corpo-relle, accidentale et seconde : tout le reboursde l'amant. A cette cause preferent ils l'aymé :et verifient, que les Dieux aussi le preferent :et tansent grandement le poëte Æschylus,d'avoir en l'amour d'Achilles et de Patroclus,donné la part de l'amant à Achilles, qui estoiten la premiere et imberbe verdeur de son ado-lescence, et le plus beau des Grecs. Apres cettecommunauté generale, la maistresse et plusdigne partie d'icelle, exerçant ses offices, etpredominant : ils disent, qu'il en provenoit desfruicts tres-utiles au privé et au public. Que

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c'estoit la force des païs, qui en recevoientl'usage : et la principale defense de l'equité etde la liberté. Tesmoin les salutaires amours deHermodius et d'Aristogiton. Pourtant lanomment ils sacree et divine, et n'est à leurcompte, que la violence des tyrans, et laschetédes peuples, qui luy soit adversaire : en fin,tout ce qu'on peut donner à la faveur del'Academie, c'est dire, que c'estoit un amour seterminant en amitié : chose qui ne se rapportepas mal à la definition Stoique de l'amour :Amorem conatum esse amicitiæ faciendæ expulcritudinis specie. Je revien à ma descrip-tion, de façon plus equitable et plus equable.Omnino amicitiæ, corroboratis jam, confirma-tisque ingeniis et ætatibus, judicandæ sunt.

Au demeurant, ce que nous appellons ordi-nairement amis et amitiez, ce ne sontqu'accoinctances et familiaritez nouees parquelque occasion ou commodité, par le moyende laquelle nos ames s'entretiennent. Enl'amitié dequoy je parle, elles se meslent etconfondent l'une en l'autre, d'un meslange siuniversel, qu'elles effacent, et ne retrouvent

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plus la cousture qui les a joinctes. Si on mepresse de dire pourquoy je l'aymoys, je sensque cela ne se peut exprimer, qu'en respon-dant : Par ce que c'estoit luy, par ce quec'estoit moy.

Il y a au delà de tout mon discours, et de ceque j'en puis dire particulierement, je ne sçayquelle force inexplicable et fatale, mediatricede cette union. Nous nous cherchions avantque de nous estre veus, et par des rapportsque nous oyïons l'un de l'autre : qui faisoienten nostre affection plus d'effort, que ne portela raison des rapports : je croy par quelque or-donnance du ciel. Nous nous embrassions parnoz noms. Et à nostre premiere rencontre, quifut par hazard en une grande feste et compa-gnie de ville, nous nous trouvasmes si prins, sicognus, si obligez entre nous, que rien des lorsne nous fut si proche, que l'un à l'autre. Il es-crivit une Satyre Latine excellente, qui est pu-bliee : par laquelle il excuse et explique la pre-cipitation de nostre intelligence, si prompte-ment parvenue à sa perfection. Ayant si peu àdurer, et ayant si tard commencé (car nous

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estions tous deux hommes faicts : et luy plusde quelque annee) elle n'avoit point à perdretemps. Et n'avoit à se regler au patron desamitiez molles et regulieres, aus quelles il fauttant de precautions de longue et preallableconversation. Cette cy n'a point d'autre ideeque d'elle mesme, et ne se peut rapporter qu'àsoy. Ce n'est pas une speciale consideration,ny deux, ny trois, ny quatre, ny mille : c'est jene sçay quelle quinte-essence de tout ce mes-lange, qui ayant saisi toute ma volonté,l'amena se plonger et se perdre dans la sienne,qui ayant saisi toute sa volonté, l'amena seplonger et se perdre en la mienne : d'une faim,d'une concurrence pareille. Je dis perdre à laverité, ne nous reservant rien qui nous fustpropre, ny qui fust ou sien ou mien.

Quand Lælius en presence des Consuls Ro-mains, lesquels apres la condemnation de Ti-berius Gracchus, poursuivoient tous ceux quiavoient esté de son intelligence, vint às'enquerir de Caius Blosius (qui estoit le prin-cipal de ses amis) combien il eust voulu fairepour luy, et qu'il eust respondu : Toutes

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choses. Comment toutes choses ? suivit-il, etquoy, s'il t'eust commandé de mettre le feu ennos temples ? Il ne me l'eust jamais comman-dé, repliqua Blosius. Mais s'il l'eust fait ? ad-jousta Lælius : J'y eusse obey, respondit-il. S'ilestoit si parfaictement amy de Gracchus,comme disent les histoires, il n'avoit que faired'offenser les Consuls par cette derniere ethardie confession : et ne se devoit departir del'asseurance qu'il avoit de la volonté de Grac-chus. Mais toutesfois ceux qui accusent cetteresponce comme seditieuse, n'entendent pasbien ce mystere : et ne presupposent pascomme il est, qu'il tenoit la volonté de Grac-chus en sa manche, et par puissance et par co-gnoissance. Ils estoient plus amis que ci-toyens, plus amis qu'amis ou que ennemis deleur païs, qu'amis d'ambition et de trouble.S'estans parfaittement commis, l'un à l'autre,ils tenoient parfaittement les renes del'inclination l'un de l'autre : et faictes guidercet harnois, par la vertu et conduitte de la rai-son (comme aussi est il du tout impossible del'atteler sans cela) la responce de Blosius est

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telle, qu'elle devoit estre. Si leurs actions sedemancherent, ils n'estoient ny amis, selon mamesure, l'un de l'autre, ny amis à eux mesmes.Au demeurant cette response ne sonne nonplus que feroit la mienne, à qui s'enquerroit àmoy de cette façon : Si vostre volonté vouscommandoit de tuer vostre fille, la tueriezvous ? et que je l'accordasse : car cela ne porteaucun tesmoignage de consentement à cefaire : par ce que je ne suis point en doute dema volonté, et tout aussi peu de celle d'un telamy. Il n'est pas en la puissance de tous lesdiscours du monde, de me desloger de la certi-tude, que j'ay des intentions et jugemens dumien : aucune de ses actions ne me sçauroitestre presentee, quelque visage qu'elle eust,que je n'en trouvasse incontinent le ressort.Nos ames ont charié si uniment ensemble :elles se sont considerees d'une si ardante af-fection, et de pareille affection descouvertesjusques au fin fond des entrailles l'une àl'autre : que non seulement je cognoissoy lasienne comme la mienne, mais je me fusse

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certainement plus volontiers fié à luy de moy,qu'à moy.

Qu'on ne me mette pas en ce rang ces autresamitiez communes : j'en ay autant de cognois-sance qu'un autre, et des plus parfaictes deleur genre : Mais je ne conseille pas qu'onconfonde leurs regles, on s'y tromperoit. Il fautmarcher en ces autres amitiez, la bride à lamain, avec prudence et precaution : la liaisonn'est pas nouée en maniere, qu'on n'ait aucu-nement à s'en deffier. Aymez le (disoit Chilon)comme ayant quelque jour à le haïr : haïssezle, comme ayant à l'aymer. Ce precepte qui estsi abominable en cette souveraine et mais-tresse amitié, il est salubre en l'usage des ami-tiez ordinaires et coustumieres : A l'endroitdesquelles il faut employer le mot qu'Aristoteavoit tres familier, O mes amys, il n'y a nulamy.

En ce noble commerce, les offices et les bien-faicts nourrissiers des autres amitiez, ne me-ritent pas seulement d'estre mis en compte :cette confusion si pleine de nos volontez en estcause : car tout ainsi que l'amitié que je me

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porte, ne reçoit point augmentation, pour lesecours que je me donne au besoin, quoy quedient les Stoiciens : et comme je ne me sçayaucun gré du service que je me fay : aussil'union de tels amis estant veritablement par-faicte, elle leur faict perdre le sentiment detels devoirs, et haïr et chasser d'entre eux, cesmots de division et de difference, bien-faict,obligation, recognoissance, priere, remercie-ment, et leurs pareils. Tout estant par effectcommun entre eux, volontez, pensemens, juge-mens, biens, femmes, enfans, honneur et vie :et leur convenance n'estant qu'une ame endeux corps, selon la tres-propre definitiond'Aristote, ils ne se peuvent ny prester ny don-ner rien. Voila pourquoy les faiseurs de loix,pour honnorer le mariage de quelque imagi-naire ressemblance de cette divine liaison, de-fendent les donations entre le mary et lafemme. Voulans inferer par là, que tout doitestre à chacun d'eux, et qu'ils n'ont rien à divi-ser et partir ensemble. Si en l'amitié dequoy jeparle, l'un pouvoit donner à l'autre, ce seroitceluy qui recevroit le bien-fait, qui obligeroit

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son compagnon. Car cherchant l'un et l'autre,plus que toute autre chose, de s'entre-bienfaire, celuy qui en preste la matiere etl'occasion, est celuylà qui faict le liberal, don-nant ce contentement à son amy, d'effectueren son endroit ce qu'il desire le plus. Quand lePhilosophe Diogenes avoit faute d'argent, il di-soit, qu'il le redemandoit à ses amis, non qu'ille demandoit. Et pour montrer comment celase pratique par effect, j'en reciteray un ancienexemple singulier.

Eudamidas Corinthien avoit deux amis,Charixenus Sycionien, et Aretheus Corin-thien : venant à mourir estant pauvre, et sesdeux amis riches, il fit ainsi son testament : Jelegue à Aretheus de nourrir ma mere, etl'entretenir en sa vieillesse : à Charixenus demarier ma fille, et luy donner le doüaire leplus grand qu'il pourra : et au cas que l'und'eux vienne à defaillir, je substitue en sa partceluy, qui survivra. Ceux qui premiers virentce testament, s'en moquerent : mais ses heri-tiers en ayants esté advertis, l'accepterentavec un singulier contentement. Et l'un d'eux,

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Charixenus, estant trespassé cinq jours apres,la substitution estant ouverte en faveurd'Aretheus, il nourrit curieusement cettemere, et de cinq talens qu'il avoit en ses biens,il en donna les deux et demy en mariage à unesienne fille unique, et deux et demy pour lemariage de la fille d'Eudamidas, desquelles ilfit les nopces en mesme jour.

Cet exemple est bien plein : si une conditionen estoit à dire, qui est la multitude d'amis :Car cette parfaicte amitié, dequoy je parle, estindivisible : chacun se donne si entier à sonamy, qu'il ne luy reste rien à departirailleurs : au rebours il est marry qu'il ne soitdouble, triple, ou quadruple, et qu'il n'ait plu-sieurs ames et plusieurs volontez, pour lesconferer toutes à ce subjet. Les amitiez com-munes on les peut départir, on peut aymer encestuy-cy la beauté, en cet autre la facilité deses moeurs, en l'autre la liberalité, en celuy-làla paternité, en cet autre la fraternité, ainsidu reste : mais cette amitié, qui possede l'ame,et la regente en toute souveraineté, il est im-possible qu'elle soit double. Si deux en mesme

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temps demandoient à estre secourus, auquelcourriez vous ? S'ils requeroient de vous desoffices contraires, quel ordre y trouveriezvous ? Si l'un commettoit à vostre silencechose qui fust utile à l'autre de sçavoir, com-ment vous en desmeleriez vous ? L'unique etprincipale amitié descoust toutes autres obli-gations. Le secret que j'ay juré ne deceller àun autre, je le puis sans parjure, communi-quer à celuy, qui n'est pas autre, c'est moy.C'est un assez grand miracle de se doubler : etn'en cognoissent pas la hauteur ceux quiparlent de se tripler. Rien n'est extreme, qui ason pareil. Et qui presupposera que de deuxj'en aime autant l'un que l'autre, et qu'ilss'entr'aiment, et m'aiment autant que je lesaime : il multiplie en confrairie, la chose laplus une et unie, et dequoy une seule est en-core la plus rare à trouver au monde.

Le demeurant de cette histoire convienttres-bien à ce que je disois : car Eudamidasdonne pour grace et pour faveur à ses amis deles employer à son besoin : il les laisse heri-tiers de cette sienne liberalité, qui consiste à

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leur mettre en main les moyens de luy bien-faire. Et sans doubte, la force de l'amitié semontre bien plus richement en son fait, qu'enceluy d'Aretheus. Somme, ce sont effets inima-ginables, à qui n'en a gousté : et qui me fonthonnorer à merveilles la responce de ce jeunesoldat, à Cyrus, s'enquerant à luy, pour com-bien il voudroit donner un cheval, par lemoyen duquel il venoit de gaigner le prix de lacourse : et s'il le voudroit eschanger à unroyaume : Non certes, Sire : mais bien le lair-roy je volontiers, pour en aquerir un amy, si jetrouvoy homme digne de telle alliance.

Il ne disoit pas mal, si je trouvoy. Car ontrouve facilement des hommes propres à unesuperficielle accointance : mais en cettecy, enlaquelle on negotie du fin fons de son courage,qui ne fait rien de reste : il est besoin, quetouts les ressorts soyent nets et seursparfaictement.

Aux confederations, qui ne tiennent que parun bout, on n'a à prouvoir qu'aux imperfec-tions, qui particulierement interessent ce boutlà. Il ne peut chaloir de quelle religion soit

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mon medecin, et mon advocat ; cette conside-ration n'a rien de commun avec les offices del'amitié, qu'ils ne doivent. Et en l'accointancedomestique, que dressent avec moy ceux quime servent, j'en fay de mesmes : et m'enquierspeu d'un laquay, s'il est chaste, je cherche s'ilest diligent : et ne crains pas tant un muletierjoueur qu'imbecille : ny un cuisinier jureur,qu'ignorant. Je ne me mesle pas de dire cequ'il faut faire au monde : d'autres assés s'enmeslent : mais ce que j'y fay,

Mihi sic usus est : Tibi, ut opus est facto,face.

A la familiarité de la table, j'associe le plai-sant, non le prudent : Au lict, la beauté avantla bonté : et en la societé du discours, la suffi-sance, voire sans la preud'hommie, pareille-ment ailleurs.

Tout ainsi que cil qui fut rencontré à che-vauchons sur un baton, se jouant avec ses en-fans, pria l'homme qui l'y surprint, de n'enrien dire, jusques à ce qu'il fust pere luy-mesme, estimant que la passion quiluy nais-troit lors en l'ame, le rendroit juge equitable

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d'une telle action. Je souhaiterois aussi parlerà des gens qui eussent essayé ce que je dis :mais sçachant combien c'est chose esloigneedu commun usage qu'une telle amitié, et com-bien elle est rare, je ne m'attens pas d'en trou-ver aucun bon juge. Car les discours mesmesque l'antiquité nous a laissé sur ce subject, mesemblent lasches au prix du sentiment quej'en ay : Et en ce poinct les effects surpassentles preceptes mesmes de la philosophie.

Nil ego contulerim jucundo sanus amico.L'ancien Menander disoit celuy-là heureux,

qui avoit peu rencontrer seulement l'ombred'un amy : il avoit certes raison de le dire,mesmes s'il en avoit tasté : Car à la verité si jecompare tout le reste de ma vie, quoy qu'avecla grace de Dieu je l'aye passee douce, aisee, etsauf la perte d'un tel amy, exempte d'afflictionpoisante, pleine de tranquillité d'esprit, ayantprins en payement mes commoditez naturelleset originelles, sans en rechercher d'autres : sije la compare, dis-je, toute, aux quatre annees,qu'il m'a esté donné de jouyr de la douce com-pagnie et societé de ce personnage, ce n'est

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que fumee, ce n'est qu'une nuict obscure et en-nuyeuse. Depuis le jour que je le perdy,

quem semper acerbum,Semper honoratum (sic Dii voluistis) habebo,je ne fay que trainer languissant : et les

plaisirs mesmes qui s'offrent à moy, au lieu deme consoler, me redoublent le regret de saperte. Nous estions à moitié de tout : il mesemble que je luy desrobe sa part,

Nec fas esse ulla me voluptate hic fruiDecrevi, tantisper dum ille abest meus

particeps.J'estois desja si faict et accoustumé à estre

deuxiesme par tout, qu'il me semble n'estreplus qu'à demy.

Illam meæ si partem animæ tulitMaturior vis, quid moror altera,Nec charus æque nec superstes

Integer ? Ille dies utramqueDuxit ruinam.

Il n'est action ou imagination, où je ne letrouve à dire, comme si eust-il bien faict àmoy : car de mesme qu'il me surpassoit d'une

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distance infinie en toute autre suffisance etvertu, aussi faisoit-il au devoir de l'amitié.

Quis desiderio sit pudor aut modusTam chari capitis ?

O misero frater adempte mihi !Omnia tecum unà perierunt gaudia nostra,

Quæ tuus in vita dulcis alebat amor.Tu mea, tu moriens fregisti commoda frater,

Tecum una tota est nostra sepulta anima,Cujus ego interitu tota de mente fugavi

Hæc studia, atque omnes delicias animi.Alloquar ? audiero nunquam tua verba loquen-

tem ?Nunquam ego te vita frater amabilior,

Aspiciam posthac ? at certè semper amabo.Mais oyons un peu parler ce garson de seize

ans.Parce que j'ay trouvé que cet ouvrage a esté

depuis mis en lumiere, et à mauvaise fin, parceux qui cherchent à troubler et changerl'estat de nostre police, sans se soucier s'ilsl'amenderont, qu'ils ont meslé à d'autres es-crits de leur farine, je me suis dédit de le logericy. Et affin que la memoire de l'autheur n'en

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soit interessee en l'endroit de ceux qui n'ontpeu cognoistre de pres ses opinions et ses ac-tions : je les advise que ce subject fut traictépar luy en son enfance, par maniered'exercitation seulement, comme subject vul-gaire et tracassé en mil endroits des livres. Jene fay nul doubte qu'il ne creust ce qu'il escri-voit : car il estoit assez conscientieux, pour nementir pas mesmes en se jouant : et sçayd'avantage que s'il eust eu à choisir, il eustmieux aymé estre nay à Venise qu'à Sarlac ; etavec raison : Mais il avoit un'autre maximesouverainement empreinte en son ame,d'obeyr et de se soubmettre tres-religieuse-ment aux loix, sous lesquelles il estoit nay. Ilne fut jamais un meilleur citoyen, ny plus af-fectionné au repos de son païs, ny plus enne-my des remuëments et nouvelletez de sontemps : il eust bien plustost employé sa suffi-sance à les esteindre, qu'à leur fournir dequoyles émouvoir d'avantage : il avoit son espritmoulé au patron d'autres siecles que ceux-cy.

Or en eschange de cest ouvrage serieux j'ensubstitueray un autre, produit en cette mesme

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saison de son aage, plus gaillard et plusenjoué.

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Chapitre 28Vingt et neuf sonnetsd'Estienne de la Boëtie

A Madame de Grammont Contesse deGuissen.

MADAME, je ne vous offre rien du mien, oupar ce qu'il est desja vostre, ou pour ce que jen'y trouve rien digne de vous. Mais j'ay vouluque ces vers en quelque lieu qu'ils se vissent,portassent vostre nom en teste, pour l'honneurque ce leur sera d'avoir pour guide cette

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grande Corisande d'Andoins. Ce present m'asemblé vous estre propre, d'autant qu'il estpeu de dames en France, qui jugent mieux, etse servent plus à propos que vous, de la poë-sie : et puis qu'il n'en est point qui la puissentrendre vive et animee, comme vous faites parces beaux et riches accords, dequoy parmy unmilion d'autres beautez, nature vous a estre-nee : Madame ces vers meritent que vous lescherissiez : car vous serez de mon advis, qu'iln'en est point sorty de Gascongne, qui eussentplus d'invention et de gentillesse, et qui tes-moignent estre sortis d'une plus riche main.Et n'entrez pas en jalousie, dequoy vous n'avezque le reste de ce que pieça j'en ay faict impri-mer sous le nom de monsieur de Foix, vostrebon parent : car certes ceux-cy ont je ne sçayquoy de plus vif et de plus bouillant : comme illes fit en sa plus verte jeunesse, et eschaufféd'une belle et noble ardeur que je vous diray,Madame, un jour à l'oreille. Les autres furentfaits depuis, comme il estoit à la poursuitte deson mariage, en faveur de sa femme, et sen-tant desja je ne sçay quelle froideur maritale.

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Et moy je suis de ceux qui tiennent, que lapoësie ne rid point ailleurs, comme elle faicten un subject folatre et desreglé.

Ces vingt neuf sonnetz d'Estienne de la Boë-tie qui estoient mis en ce lieu ont esté despuisimprimez avec ses oeuvres.

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Chapitre 29De la ModerationCOMME si nous avions l'attouchement infect,nous corrompons par nostre maniement leschoses qui d'elles mesmes sont belles etbonnes. Nous pouvons saisir la vertu, de façonqu'elle en deviendra vicieuse : si nousl'embrassons d'un desir trop aspre et violant.Ceux qui disent qu'il n'y a jamais d'exces en lavertu, d'autant que ce n'est plus vertu, sil'exces y est, se jouent des paroles.

Insani sapiens nomen ferat, æquis iniqui,Ultra quam satis est, virtutem si petat ipsam.

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C'est une subtile consideration de la philoso-phie. On peut et trop aymer la vertu, et se por-ter excessivement en une action juste. A cebiaiz s'accommode la voix divine, Ne soyez pasplus sages qu'il ne faut, mais soyez sobrementsages.

J'ay veu tel grand, blesser la reputation desa religion, pour se montrer religieux outretout exemple des hommes de sa sorte.

J'ayme des natures temperees et moyennes.L'immoderation vers le bien mesme, si elle nem'offense, elle m'estonne, et me met en peinede la baptizer. Ny la mere de Pausanias, quidonna la premiere instruction, et porta la pre-miere pierre à la mort de son fils : Ny le dicta-teur Posthumius, qui feit mourir le sien, quel'ardeur de jeunesse avoit heureusement pous-sé sur les ennemis, un peu avant son reng, neme semble si juste, comme estrange. Etn'ayme ny à conseiller, ny à suivre une vertusi sauvage et si chere.

L'archer qui outrepasse le blanc, fautcomme celuy, qui n'y arrive pas. Et les yeuxme troublent à monter à coup, vers une

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grande lumiere également comme à devaller àl'ombre. Calliclez en Platon dit, l'extremité dela philosophie estre dommageable : et conseillede ne s'y enfoncer outre les bornes du profit :Que prinse avec moderation, elle est plaisanteet commode : mais qu'en fin elle rend unhomme sauvage et vicieux : desdaigneux desreligions, et loix communes : ennemy de laconversation civile : ennemy des voluptez hu-maines : incapable de toute administration po-litique, et de secourir autruy, et de se secourirsoy-mesme : propre à estre impunement souf-fletté. Il dit vray : car en son exces, elle esclavenostre naturelle franchise : et nous desvoyepar une importune subtilité, du beau et plainchemin, que nature nous trace.

L'amitié que nous portons à nos femmes,elle est tres-legitime : la Theologie ne laissepas de la brider pourtant, et de la restraindre.Il me semble avoir leu autresfois chez S. Tho-mas, en un endroit où il condamne les ma-riages des parans és degrez deffendus, cetteraison parmy les autres : Qu'il y a danger quel'amitié qu'on porte à une telle femme soit

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immoderée : car si l'affection maritale s'ytrouve entiere et parfaicte, comme elle doit ; etqu'on la surcharge encore de celle qu'on doit àla parentele, il n'y a point de doubte, que cesurcroist n'emporte un tel mary hors les bar-rieres de la raison.

Les sciences qui reglent les moeurs deshommes, comme la Theologie et la Philoso-phie, elles se meslent de tout. Il n'est action siprivée et secrette, qui se desrobbe de leur co-gnoissance et jurisdiction. Bien apprentis sontceux qui syndiquent leur liberté. Ce sont lesfemmes qui communiquent tant qu'on veutleurs pieces à garçonner : à medeciner, lahonte le deffend. Je veux donc de leur part ap-prendre cecy aux maris, s'il s'en trouve encorequi y soient trop acharnez : c'est que les plai-sirs mesmes qu'ils ont à l'accointance de leursfemmes, sont reprouvez, si la moderation n'yest observée : et qu'il y a dequoy faillir en li-cence et desbordement en ce subject là, commeen un subject illegitime. Ces encheriments de-shontez, que la chaleur premiere nous suggereen ce jeu, sont non indecemment seulement,

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mais dommageablement employez envers nozfemmes. Qu'elles apprennent l'impudence aumoins d'une autre main. Elles sont tousjoursassés esveillées pour nostre besoing. Je ne m'ysuis servy que de l'instruction naturelle etsimple.

C'est une religieuse liaison et devote que lemariage : voyla pourquoy le plaisir qu'on entire, ce doit estre un plaisir retenu, serieux etmeslé à quelque severité : ce doit estre une vo-lupté aucunement prudente et conscientieuse.Et par ce que sa principale fin c'est la genera-tion, il y en a qui mettent en doubte, si lorsque nous sommes sans l'esperance de ce fruict,comme quand elles sont hors d'aage, ou en-ceintes, il est permis d'en rechercherl'embrassement. C'est un homicide à la modede Platon. Certaines nations (et entre autresla Mahumetane) abominent la conjonctionavec les femmes enceintes. Plusieurs aussiavec celles qui ont leurs flueurs. Zenobia nerecevoit son mary que pour une charge ; et ce-la fait elle le laissoit courir tout le temps de saconception, luy donnant lors seulement loy de

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recommencer : brave et genereux exemple demariage.

C'est de quelque poëte disetteux et affaméde ce deduit, que Platon emprunta cette nar-ration : Que Juppiter fit à sa femme une sichaleureuse charge un jour ; que ne pouvantavoir patience qu'elle eust gaigné son lict, il laversa sur le plancher : et par la vehemence duplaisir, oublia les resolutions grandes et im-portantes, qu'il venoit de prendre avec lesautres dieux en sa cour celeste : se ventantqu'il l'avoit trouvé aussi bon ce coup là, quelors que premierement il la depucella à ca-chette de leurs parents.

Les Roys de Perse appelloient leurs femmesà la compagnie de leurs festins, mais quand levin venoit à les eschauffer en bon escient, etqu'il falloit tout à fait, lascher la bride à la vo-lupté, ils les r'envoioient en leur privé ; pourne les faire participantes de leurs appetits im-moderez ; et faisoient venir en leur lieu, desfemmes, ausquelles ils n'eussent point cetteobligation de respect.

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Tous plaisirs et toutes gratifications ne sontpas bien logées en toutes gens : Epaminondasavoit fait emprisonner un garçon desbauché ;Pelopidas le pria de le mettre en liberté en safaveur, il l'en refusa, et l'accorda à une siennegarse, qui aussi l'en pria : disant, que c'estoitune gratification deuë à une amie, non à uncapitaine. Sophocles estant compagnon en laPreture avec Pericles, voyant de cas de fortunepasser un beau garçon : O le beau garçon quevoyla ! feit-il à Pericles. Cela seroit bon à unautre qu'à un Preteur, luy dit Pericles ; quidoit avoir non les mains seulement, mais aussiles yeux chastes.

Ælius Verus l'Empereur respondit à safemme comme elle se plaignoit, dequoy il selaissoit aller à l'amour d'autres femmes ; qu'ille faisoit par occasion conscientieuse, d'autantque le mariage estoit un nom d'honneur et di-gnité, non de folastre et lascive concupiscence.Et nostre histoire Ecclesiastique a conservéavec honneur la memoire de cette femme, quirepudia son mary, pour ne vouloir seconder etsoustenir ses attouchemens trop insolens et

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desbordez. Il n'est en somme aucune si justevolupté, en laquelle l'excez et l'intemperancene nous soit reprochable.

Mais à parler en bon escient, est-ce pas unmiserable animal que l'homme ? A peine est-ilen son pouvoir par sa condition naturelle, degouster un seul plaisir entier et pur, encore semet-il en peine de le retrancher par discours :il n'est pas assez chetif, si par art et par es-tude il n'augmente sa misere,

Fortunæ miseras auximus arte vias.La sagesse humaine faict bien sottement

l'ingenieuse, de s'exercer à rabattre le nombreet la douceur des voluptez, qui nous appar-tiennent : comme elle faict favorablement etindustrieusement, d'employer ses artifices ànous peigner et farder les maux, et en allegerle sentiment. Si j'eusse esté chef de part,j'eusse prins autre voye plus naturelle : qui està dire, vraye, commode et saincte : et me fussepeut estre rendu assez fort pour la borner.

Quoy que noz medecins spirituels et corpo-rels, comme par complot faict entre eux, netrouvent aucune voye à la guerison, ny remede

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aux maladies du corps et de l'ame, que par letourment, la douleur et la peine. Les veilles,les jeusnes, les haires, les exils lointains et so-litaires, les prisons perpetuelles, les verges etautres afflictions, ont esté introduites pour ce-la : Mais en telle condition, que ce soyent veri-tablement afflictions, et qu'il y ait de l'aigreurpoignante : Et qu'il n'en advienne pointcomme à un Gallio, lequel ayant esté envoyéen exil en l'isle de Lesbos, on fut adverty àRome qu'il s'y donnoit du bon temps, et que cequ'on luy avoit enjoint pour peine, luy tournoità commodité : Parquoy ils se raviserent de ler'appeller pres de sa femme, et en sa maison ;et luy ordonnerent de s'y tenir, pour accommo-der leur punition à son ressentiment. Car àqui le jeusne aiguiseroit la santé etl'allegresse, à qui le poisson seroit plus appe-tissant que la chair, ce ne seroit plus receptesalutaire : non plus qu'en l'autre medecine, lesdrogues n'ont point d'effect à l'endroit de celuyqui les prent avec appetit et plaisir.L'amertume et la difficulté sont circonstancesservants à leur operation. Le naturel qui

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accepteroit la rubarbe comme familiere, encorromproit l'usage : il faut que ce soit chosequi blesse nostre estomac pour le guerir : eticy faut la regle commune, que les choses seguerissent par leurs contraires : car le mal yguerit le mal.

Cette impression se rapporte aucunement àcette autre si ancienne, de penser gratifier auCiel et à la nature par nostre massacre et ho-micide, qui fut universellement embrassée entoutes religions. Encore du temps de noz per-es, Amurat en la prinse de l'Isthme, immolasix cens jeunes hommes Grecs à l'ame de sonpere : afin que ce sang servist de propitiation àl'expiation des pechez du trespassé. Et en cesnouvelles terres descouvertes en nostre aage,pures encore et vierges au prix des nostres,l'usage en est aucunement receu par tout.Toutes leurs Idoles s'abreuvent de sang hu-main, non sans divers exemples d'horriblecruauté. On les brule vifs, et demy rostis onles retire du brasier, pour leur arracher lecoeur et les entrailles. A d'autres, voire auxfemmes, on les escorche vifves, et de leur peau

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ainsi sanglante en revest on et masqued'autres. Et non moins d'exemples deconstance et resolution. Car ces pauvres genssacrifiables, vieillars, femmes, enfans, vontquelques jours avant, questans eux mesmesles aumosnes pour l'offrande de leur sacrifice,et se presentent à la boucherie chantans etdançans avec les assistans. Les ambassadeursdu Roy de Mexico, faisans entendre à FernandCortez la grandeur de leur maistre ; apres luyavoir dict, qu'il avoit trente vassaux, desquelschacun pouvoit assembler cent mille comba-tans, et qu'il se tenoit en la plus belle et forteville qui fust soubs le Ciel, luy adjousterent,qu'il avoit à sacrifier aux Dieux cinquantemille hommes par an. De vray, ils disent qu'ilnourrissoit la guerre avec certains grandspeuples voisins, non seulement pour l'exercicede la jeunesse du païs, mais principallementpour avoir dequoy fournir à ses sacrifices, pardes prisonniers de guerre. Ailleurs, en certainbourg, pour la bien-venue dudit Cortez, ils sa-crifierent cinquante hommes tout à la fois. Jediray encore ce compte : Aucuns de ces peuples

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ayants esté battuz par luy, envoyerent le reco-gnoistre et rechercher d'amitié : les messagersluy presenterent trois sortes de presens, encette maniere : Seigneur voyla cinq esclaves :si tu és un Dieu fier, qui te paisses de chair etde sang, mange les, et nous t'en amerronsd'avantage : si tu és un Dieu debonnaire, voylade l'encens et des plumes : si tu és homme,prens les oiseaux et les fruicts que voicy.

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Chapitre 30Des CannibalesQUAND le Roy Pyrrhus passa en Italie, apresqu'il eut recongneu l'ordonnance de l'arméeque les Romains luy envoyoient au devant ; Jene sçay, dit-il, quels barbares sont ceux-cy (carles Grecs appelloyent ainsi toutes les nationsestrangeres) mais la disposition de cette ar-mée que je voy, n'est aucunement barbare. Au-tant en dirent les Grecs de celle que Flaminiusfit passer en leur païs : et Philippus voyantd'un tertre, l'ordre et distribution du camp Ro-main, en son Royaume, sous Publius Sulpicius

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Galba. Voila comment il se faut garder des'attacher aux opinions vulgaires, et les fautjuger par la voye de la raison, non par la voixcommune.

J'ay eu long temps avec moy un homme quiavoit demeuré dix ou douze ans en cet autremonde, qui a esté descouvert en nostre siecle,en l'endroit ou Vilegaignon print terre, qu'ilsurnomma la France Antartique. Cette des-couverte d'un païs infiny, semble de grandeconsideration. Je ne sçay si je me puis re-spondre, qu'il ne s'en face à l'advenirquelqu'autre, tant de personnages plus grandsque nous ayans esté trompez en cette-cy. J'aypeur que nous ayons les yeux plus grands quele ventre, et plus de curiosité, que nousn'avons de capacité : Nous embrassons tout,mais nous n'estreignons que du vent. Platonintroduit Solon racontant avoir appris desPrestres de la ville de Saïs en Ægypte, que ja-dis et avant le deluge, il y avoit une grandeIsle nommée Atlantide, droict à la bouche dudestroit de Gibaltar, qui tenoit plus de païsque l'Afrique et l'Asie toutes deux ensemble :

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et que les Roys de cette contrée là, qui ne pos-sedoient pas seulement cette Isle, maiss'estoyent estendus dans la terre ferme siavant, qu'ils tenoyent de la largeur d'Afrique,jusques en Ægypte, et de la longueur del'Europe, jusques en la Toscane, entre-prindrent d'enjamber jusques sur l'Asie, etsubjuguer toutes les nations qui bordent lamer Mediterranée, jusques au golfe de la merMajour : et pour cet effect, traverserent les Es-paignes, la Gaule, l'Italie jusques en la Grece,où les Atheniens les soustindrent : mais quequelque temps apres, et les Atheniens et euxet leur Isle furent engloutis par le deluge. Ilest bien vray-semblable, que cet extreme ra-vage d'eau ait faict des changemens estrangesaux habitations de la terre : comme on tientque la mer a retranché la Sicile d'avec l'Italie :

Hæc loca vi quondam, et vasta convulsa rui-na,

Dissiluisse ferunt, cùm protinus utraque tellusUna foret.

Chypre d'avec la Surie ; l'Isle de Negrepont,de la terre ferme de la Boeoce : et joint ailleurs

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les terres qui estoient divisées, comblant de li-mon et de sable les fosses d'entre-deux.

sterilisque diu palus aptaque remisVicinas urbe alit, et grave sentit aratrum.

Mais il n'y a pas grande apparence, quecette Isle soit ce monde nouveau, que nous ve-nons de descouvrir : car elle touchoit quasil'Espaigne, et ce seroit un effect incroyabled'inundation, de l'en avoir reculée comme elleest, de plus de douze cens lieuës : Outre ce queles navigations des modernes ont des-japresque descouvert, que ce n'est point une isle,ains terre ferme, et continente avec l'IndeOrientale d'un costé, et avec les terres, quisont soubs les deux poles d'autre part : ou sielle en est separée, que c'est d'un si petit des-troit et intervalle, qu'elle ne merite pas d'estrenommée Isle, pour cela.

Il semble qu'il y aye des mouvemens natu-rels les uns, les autres fievreux en ces grandscorps, comme aux nostres. Quand je considerel'impression que ma riviere de Dordoigne faictde mon temps, vers la rive droicte de sa des-cente ; et qu'en vingt ans elle a tant gaigné, et

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desrobé le fondement à plusieurs bastimens, jevois bien que c'est une agitation extraordi-naire : car si elle fust tousjours allée ce train,ou deust aller à l'advenir, la figure du mondeseroit renversée : Mais il leur prend des chan-gements : Tantost elles s'espandent d'un costé,tantost d'un autre, tantost elles secontiennent. Je ne parle pas des soudainesinondations dequoy nous manions les causes.En Medoc, le long de la mer, mon frere Sieurd'Arsac, voit une sienne terre, ensevelie soubsles sables, que la mer vomit devant elle : lefeste d'aucuns bastimens paroist encore : sesrentes et domaines se sont eschangez en pas-quages bien maigres. Les habitans disent quedepuis quelque temps, la mer se pousse si fortvers eux, qu'ils ont perdu quatre lieuës deterre : Ces sables sont ses fourriers. Et voyonsde grandes montjoies d'arenes mouvantes, quimarchent une demie lieuë devant elle, etgaignent païs.

L'autre tesmoignage de l'antiquité, auquelon veut rapporter cette descouverte, est dansAristote, au moins si ce petit livret Des

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merveilles inouyes est à luy. Il raconte là, quecertains Carthaginois s'estants jettez au tra-vers de la mer Atlantique, hors le destroit deGibaltar, et navigé long temps, avoient des-couvert en fin une grande isle fertile, toute re-vestuë de bois, et arrousée de grandes et pro-fondes rivieres, fort esloignée de toutes terresfermes : et qu'eux, et autres depuis, attirez parla bonté et fertilité du terroir, s'y en allerentavec leurs femmes et enfans, et commencerentà s'y habituer. Les Seigneurs de Carthage,voyans que leur pays se dépeuploit peu à peu,firent deffence expresse sur peine de mort, quenul n'eust plus à aller là, et en chasserent cesnouveaux habitans, craignants, à ce qu'on dit,que par succession de temps ils ne vinsent àmultiplier tellement qu'ils les supplantassenteux mesmes, et ruinassent leur estat. Cettenarration d'Aristote n'a non plus d'accord avecnos terres neufves.

Cet homme que j'avoy, estoit homme simpleet grossier, qui est une condition propre àrendre veritable tesmoignage : Car les finesgens remarquent bien plus curieusement, et

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plus de choses, mais ils les glosent : et pourfaire valoir leur interpretation, et la persua-der, ils ne se peuvent garder d'alterer un peul'Histoire : Ils ne vous representent jamais leschoses pures ; ils les inclinent et masquent se-lon le visage qu'ils leur ont veu : et pour don-ner credit à leur jugement, et vous y attirer,prestent volontiers de ce costé là à la matiere,l'allongent et l'amplifient. Ou il faut unhomme tres-fidelle, ou si simple, qu'il n'ait pasdequoy bastir et donner de la vray-semblanceà des inventions fauces ; et qui n'ait rien es-pousé. Le mien estoit tel : et outre cela il m'afaict voir à diverses fois plusieurs mattelots etmarchans, qu'il avoit cogneuz en ce voyage.Ainsi je me contente de cette information, sansm'enquerir de ce que les Cosmographes endisent.

Il nous faudroit des topographes, qui nousfissent narration particuliere des endroits oùils ont esté. Mais pour avoir cet avantage surnous, d'avoir veu la Palestine, ils veulent jouïrdu privilege de nous conter nouvelles de toutle demeurant du monde. Je voudroye que

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chacun escrivist ce qu'il sçait, et autant qu'ilen sçait : non en cela seulement, mais en tousautres subjects : Car tel peut avoir quelqueparticuliere science ou experience de la natured'une riviere, ou d'une fontaine, qui ne sçaitau reste, que ce que chacun sçait : Il entre-prendra toutesfois, pour faire courir ce petitloppin, d'escrire toute la Physique. De ce vicesourdent plusieurs grandes incommoditez.

Or je trouve, pour revenir à mon propos,qu'il n'y a rien de barbare et de sauvage encette nation, à ce qu'on m'en a rapporté : sinonque chacun appelle barbarie, ce qui n'est pasde son usage. Comme de vray nous n'avonsautre mire de la verité, et de la raison, quel'exemple et idée des opinions et usances dupaïs où nous sommes. Là est tousjours la par-faicte religion, la parfaicte police, parfaict etaccomply usage de toutes choses. Ils sont sau-vages de mesmes, que nous appellons sau-vages les fruicts, que nature de soy et de sonprogrez ordinaire a produicts : là où à la veritéce sont ceux que nous avons alterez par nostreartifice, et destournez de l'ordre commun, que

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nous devrions appeller plustost sauvages. Enceux là sont vives et vigoureuses, les vrayes, etplus utiles et naturelles, vertus et proprietez ;lesquelles nous avons abbastardies en ceux-cy,les accommodant au plaisir de nostre goustcorrompu. Et si pourtant la saveur mesme etdelicatesse se trouve à nostre goust mesme ex-cellente à l'envi des nostres, en divers fruits deces contrées là, sans culture : ce n'est pas rai-son que l'art gaigne le poinct d'honneur surnostre grande et puissante mere nature. Nousavons tant rechargé la beauté et richesse deses ouvrages par noz inventions, que nousl'avons du tout estouffée. Si est-ce que par toutoù sa pureté reluit, elle fait une merveilleusehonte à noz vaines et frivoles entreprinses.

Et veniunt hederæ sponte sua melius,Surgit et in solis formosior arbutus antris,

Et volucres nulla dulcius arte canunt.Tous nos efforts ne peuvent seulement arri-

ver à representer le nid du moindre oyselet, sacontexture, sa beauté, et l'utilité de sonusage : non pas la tissure de la chetive arai-gnée. Toutes choses, dit Platon, sont produites

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ou par la nature, ou par la fortune, ou parl'art. Les plus grandes et plus belles par l'uneou l'autre des deux premieres : les moindres etimparfaictes par la derniere.

Ces nations me semblent donc ainsi bar-bares, pour avoir receu fort peu de façon del'esprit humain, et estre encore fort voisinesde leur naifveté originelle. Les loix naturellesleur commandent encores, fort peu abbastar-dies par les nostres : Mais c'est en telle pureté,qu'il me prend quelque fois desplaisir, dequoyla cognoissance n'en soit venuë plustost, dutemps qu'il y avoit des hommes qui en eussentsçeu mieux juger que nous. Il me desplaist queLycurgus et Platon ne l'ayent euë : car il mesemble que ce que nous voyons par experienceen ces nations là, surpasse non seulementtoutes les peintures dequoy la poësie a embel-ly l'aage doré, et toutes ses inventions àfeindre une heureuse condition d'hommes :mais encore la conception et le desir mesme dela philosophie. Ils n'ont peu imaginer une naif-veté si pure et simple, comme nous la voyonspar experience : ny n'ont peu croire que nostre

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societé se peust maintenir avec si peud'artifice, et de soudeure humaine. C'est unenation, diroy-je à Platon, en laquelle il n'y aaucune espece de trafique ; nulle cognoissancede lettres ; nulle science de nombres ; nul nomde magistrat, ny de superiorité politique ; nulusage de service, de richesse, ou de pauvreté ;nuls contrats ; nulles successions ; nuls par-tages ; nulles occupations, qu'oysives ; nul res-pect de parenté, que commun ; nuls veste-mens ; nulle agriculture ; nul metal ; nulusage de vin ou de bled. Les paroles mesmes,qui signifient la mensonge, la trahison, la dis-simulation, l'avarice, l'envie, la detraction, lepardon, inouyes. Combien trouveroit il la re-publique qu'il a imaginée, esloignée de cetteperfection ?

Hos natura modos primùm dedit.Au demeurant, ils vivent en une contrée de

païs tres-plaisante, et bien temperée : de façonqu'à ce que m'ont dit mes tesmoings, il est rared'y voir un homme malade : et m'ont asseuré,n'en y avoir veu aucun tremblant, chassieux,edenté, ou courbé de vieillesse. Ils sont assis le

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long de la mer, et fermez du costé de la terre,de grandes et hautes montaignes, ayans entre-deux, cent lieuës ou environ d'estendue enlarge. Ils ont grande abondance de poisson etde chairs, qui n'ont aucune ressemblance auxnostres ; et les mangent sans autre artifice,que de les cuire. Le premier qui y mena uncheval, quoy qu'il les eust pratiquez à plu-sieurs autres voyages, leur fit tant d'horreuren cette assiette, qu'ils le tuerent à coups detraict, avant que le pouvoir recognoistre.Leurs bastimens sont fort longs, et capables dedeux ou trois cents ames, estoffez d'escorse degrands arbres, tenans à terre par un bout, etse soustenans et appuyans l'un contre l'autrepar le feste, à la mode d'aucunes de nozgranges, desquelles la couverture pendjusques à terre, et sert de flanq. Ils ont du boissi dur qu'ils en coupent et en font leurs espées,et des grils à cuire leur viande. Leurs lictssont d'un tissu de cotton, suspenduz contre letoict, comme ceux de noz navires, à chacun lesien : car les femmes couchent à part des ma-ris. Ils se levent avec le Soleil, et mangent

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soudain apres s'estre levez, pour toute la jour-née : car ils ne font autre repas que celuy-là.Ils ne boivent pas lors, comme Suidas dit, dequelques autres peuples d'Orient, qui beu-voient hors du manger : ils boivent à plusieursfois sur jour, et d'autant. Leur breuvage estfaict de quelque racine, et est de la couleur denoz vins clairets. Ils ne le boivent que tiede :Ce breuvage ne se conserve que deux ou troisjours : il a le goust un peu picquant, nullementfumeux, salutaire à l'estomach, et laxatif àceux qui ne l'ont accoustumé : c'est uneboisson tres-aggreable à qui y est duit. Au lieudu pain ils usent d'une certaine matiereblanche, comme du coriandre confit. J'en aytasté, le goust en est doux et un peu fade.Toute la journée se passe à dancer. Les plusjeunes vont à la chasse des bestes, à tout desarcs. Une partie des femmes s'amusent cepen-dant à chauffer leur breuvage, qui est leurprincipal office. Il y a quelqu'un des vieillards,qui le matin avant qu'ils se mettent à manger,presche en commun toute la grangée, en sepromenant d'un bout à autre, et redisant une

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mesme clause à plusieurs fois, jusques à cequ'il ayt achevé le tour (car ce sont bastimensqui ont bien cent pas de longueur) il ne leurrecommande que deux choses, la vaillancecontre les ennemis, et l'amitié à leurs femmes.Et ne faillent jamais de remarquer cette obli-gation, pour leur refrein, que ce sont elles quileur maintiennent leur boisson tiede et assai-sonnée. Il se void en plusieurs lieux, et entreautres chez moy, la forme de leurs lits, deleurs cordons, de leurs espées, et brasselets debois, dequoy ils couvrent leurs poignets auxcombats, et des grandes cannes ouvertes parun bout, par le son desquelles ils soustiennentla cadance en leur dance. Ils sont raz par tout,et se font le poil beaucoup plus nettement quenous, sans autre rasouër que de bois, ou depierre. Ils croyent les ames eternelles ; etcelles qui ont bien merité des dieux, estre lo-gées à l'endroit du ciel où le Soleil se leve : lesmaudites, du costé de l'Occident.

Ils ont je ne sçay quels Prestres et Pro-phetes, qui se presentent bien rarement aupeuple, ayans leur demeure aux montaignes.

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A leur arrivée, il se faict une grande feste etassemblée solennelle de plusieurs villages,(chaque grange, comme je l'ay descrite, faictun village, et sont environ à une lieuë Fran-çoise l'une de l'autre) Ce Prophete parle à euxen public, les exhortant à la vertu et à leur de-voir : mais toute leur science ethique necontient que ces deux articles de la resolutionà la guerre, et affection à leurs femmes.Cettuy-cy leur prognostique les choses à venir,et les evenemens qu'ils doivent esperer deleurs entreprinses : les achemine ou destournede la guerre : mais c'est par tel si que où ilfaut à bien deviner, et s'il leur advient autre-ment qu'il ne leur a predit, il est haché enmille pieces, s'ils l'attrapent, et condamnépour faux Prophete. A cette cause celuy quis'est une fois mesconté, on ne le void plus.

C'est don de Dieu, que la divination : voylapourquoy ce devroit estre une imposture pu-nissable d'en abuser. Entre les Scythes, quandles devins avoient failly de rencontre, on lescouchoit enforgez de pieds et de mains, sur descharriotes pleines de bruyere, tirées par des

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boeufs, en quoy on les faisoit brusler. Ceux quimanient les choses subjettes à la conduitte del'humaine suffisance, sont excusables d'y fairece qu'ils peuvent. Mais ces autres, qui nousviennent pipant des asseurances d'une facultéextraordinaire, qui est hors de nostrecognoissance : faut-il pas les punir, de ce qu'ilsne maintiennent l'effect de leur promesse, etde la temerité de leur imposture ?

Ils ont leurs guerres contre les nations, quisont au delà de leurs montagnes, plus avanten la terre ferme, ausquelles ils vont tousnuds, n'ayants autres armes que des arcs oudes espées de bois, appointées par un bout, àla mode des langues de noz espieuz. C'estchose esmerveillable que de la fermeté deleurs combats, qui ne finissent jamais que parmeurtre et effusion de sang : car de routes etd'effroy, ils ne sçavent que c'est. Chacun rap-porte pour son trophée la teste de l'ennemyqu'il a tué, et l'attache à l'entrée de son logis.Apres avoir long temps bien traité leurs pri-sonniers, et de toutes les commoditez, dont ilsse peuvent adviser, celuy qui en est le maistre,

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faict une grande assemblée de ses cognoissans.Il attache une corde à l'un des bras du prison-nier, par le bout de laquelle il le tient, esloignéde quelques pas, de peur d'en estre offencé, etdonne au plus cher de ses amis, l'autre bras àtenir de mesme ; et eux deux en presence detoute l'assemblée l'assomment à coups d'espée.Cela faict ils le rostissent, et en mangent encommun, et en envoyent des loppins à ceux deleurs amis, qui sont absens. Ce n'est pascomme on pense, pour s'en nourrir, ainsi quefaisoient anciennement les Scythes, c'est pourrepresenter une extreme vengeance. Et qu'ilsoit ainsi, ayans apperceu que les Portugais,qui s'estoient r'alliez à leurs adversaires,usoient d'une autre sorte de mort contre eux,quand ils les prenoient ; qui estoit, de les en-terrer jusques à la ceinture, et tirer au demeu-rant du corps force coups de traict, et lespendre apres : ils penserent que ces gens icyde l'autre monde (comme ceux qui avoient se-mé la cognoissance de beaucoup de vices par-my leur voisinage, et qui estoient beaucoupplus grands maistres qu'eux en toute sorte de

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malice) ne prenoient pas sans occasion cettesorte de vengeance, et qu'elle devoit estre plusaigre que la leur, dont ils commencerent dequitter leur façon ancienne, pour suivre cette-cy. Je ne suis pas marry que nous remerquonsl'horreur barbaresque qu'il y a en une telle ac-tion, mais ouy bien dequoy jugeans à point deleurs fautes, nous soyons si aveuglez auxnostres. Je pense qu'il y a plus de barbarie àmanger un homme vivant, qu'à le mangermort, à deschirer par tourmens et par ge-hennes, un corps encore plein de sentiment, lefaire rostir par le menu, le faire mordre etmeurtrir aux chiens, et aux pourceaux (commenous l'avons non seulement leu, mais veu defresche memoire, non entre des ennemis an-ciens, mais entre des voisins et concitoyens, etqui pis est, sous pretexte de pieté et de reli-gion) que de le rostir et manger apres qu'il esttrespassé.

Chrysippus et Zenon chefs de la secteStoicque, ont bien pensé qu'il n'y avoit aucunmal de se servir de nostre charoigne, à quoyque ce fust, pour nostre besoin, et d'en tirer de

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la nourriture : comme nos ancestres estans as-siegez par Cæsar en la ville d'Alexia, se reso-lurent de soustenir la faim de ce siege par lescorps des vieillars, des femmes, et autres per-sonnes inutiles au combat.

Vascones, fama est, alimentis talibus usiProduxere animas.

Et les medecins ne craignent pas de s'en ser-vir à toute sorte d'usage, pour nostre santé ;soit pour l'appliquer au dedans, ou au dehors :Mais il ne se trouva jamais aucune opinion sidesreglée, qui excusast la trahison, la des-loyauté, la tyrannie, la cruauté, qui sont nozfautes ordinaires.

Nous les pouvons donc bien appeller bar-bares, eu esgard aux regles de la raison, maisnon pas eu esgard à nous, qui les surpassonsen toute sorte de barbarie. Leur guerre esttoute noble et genereuse, et a autant d'excuseet de beauté que cette maladie humaine enpeut recevoir : elle n'a autre fondement parmyeux, que la seule jalousie de la vertu. Ils nesont pas en debat de la conqueste de nouvellesterres : car ils jouyssent encore de cette uberté

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naturelle, qui les fournit sans travail et sanspeine, de toutes choses necessaires, en telleabondance, qu'ils n'ont que faire d'agrandirleurs limites. Ils sont encore en cet heureuxpoint, de ne desirer qu'autant que leurs neces-sitez naturelles leur ordonnent : tout ce qui estau delà, est superflu pour eux. Ilss'entr'appellent generallement ceux de mesmeaage freres : enfans, ceux qui sont au dessouz ;et les vieillards sont peres à tous les autres.Ceux-cy laissent à leurs heritiers en commun,cette pleine possession de biens par indivis,sans autre titre, que celuy tout pur, que na-ture donne à ses creatures, les produisant aumonde. Si leurs voisins passent les montagnespour les venir assaillir, et qu'ils emportent lavictoire sur eux, l'acquest du victorieux, c'estla gloire, et l'avantage d'estre demeurémaistre en valeur et en vertu : car autrementils n'ont que faire des biens des vaincus, ets'en retournent à leurs pays, où ils n'ont fauted'aucune chose necessaire ; ny faute encore decette grande partie, de sçavoir heureusementjouir de leur condition, et s'en contenter.

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Autant en font ceux-cy à leur tour. Ils ne de-mandent à leurs prisonniers, autre rançon quela confession et recognoissance d'estre vain-cus : Mais il ne s'en trouve pas un en tout unsiecle, qui n'ayme mieux la mort, que de rela-scher, ny par contenance, ny de parole, un seulpoint d'une grandeur de courage invincible. Ilne s'en void aucun, qui n'ayme mieux estre tuéet mangé, que de requerir seulement de nel'estre pas. Ils les traictent en toute liberté,afin que la vie leur soit d'autant plus chere : etles entretiennent communément des menassesde leur mort future, des tourmens qu'ils y au-ront à souffrir, des apprests qu'on dresse pourcet effect, du detranchement de leursmembres, et du festin qui se fera à leurs des-pens. Tout cela se faict pour cette seule fin,d'arracher de leur bouche quelque parolemolle ou rabaissée, ou de leur donner envie des'en fuyr ; pour gaigner cet avantage de lesavoir espouvantez, et d'avoir faict force à leurconstance. Car aussi à le bien prendre, c'est ence seul point que consiste la vraye victoire :

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victoria nulla estQuam quæ confessos animo quoque subjugat

hostes.Les Hongres tres-belliqueux combattants,

ne poursuivoient jadis leur pointe outre avoirrendu l'ennemy à leur mercy. Car en ayant ar-raché cette confession, ils le laissoyent allersans offense, sans rançon ; sauf pour le plusd'en tirer parole de ne s'armer des lors enavant contre eux.

Assez d'avantages gaignons nous sur nos en-nemis, qui sont avantages empruntez, non pasnostres : C'est la qualité d'un porte-faix, nonde la vertu, d'avoir les bras et les jambes plusroides : c'est une qualité morte et corporelle,que la disposition : c'est un coup de la fortune,de faire broncher nostre ennemy, et de luy es-blouyr les yeux par la lumiere du Soleil : c'estun tour d'art et de science, et qui peut tomberen une personne lasche et de neant, d'estresuffisant à l'escrime. L'estimation et le prixd'un homme consiste au coeur et en la volon-té : c'est là ou gist son vray honneur : lavaillance c'est la fermeté, non pas des jambes

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et des bras, mais du courage et de l'ame : ellene consiste pas en la valeur de nostre cheval,ny de noz armes, mais en la nostre. Celuy quitombe obstiné en son courage, si succiderit, degenu pugnat. Qui pour quelque danger de lamort voisine, ne relasche aucun point de sonasseurance, qui regarde encores en rendantl'ame, son ennemy d'une veuë ferme et desdai-gneuse, il est battu, non pas de nous, mais dela fortune : il est tué, non pas vaincu : les plusvaillans sont par fois les plus infortunez.

Aussi y a-il des pertes triomphantes à l'envides victoires. Ny ces quatre victoires soeurs,les plus belles que le Soleil aye onques veu deses yeux, de Salamine, de Platées, de Mycale,de Sicile, n'oserent onques opposer toute leurgloire ensemble, à la gloire de la desconfituredu Roy Leonidas et des siens au pas deThermopyles.

Qui courut jamais d'une plus glorieuse en-vie, et plus ambitieuse au gain du combat, quele capitaine Ischolas à la perte ? Qui plus inge-nieusement et curieusement s'est asseuré deson salut, que luy de sa ruine ? Il estoit

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commis à deffendre certain passage du Pelo-ponnese, contre les Arcadiens ; pour quoyfaire, se trouvant du tout incapable, veu la na-ture du lieu, et inegalité des forces : et se re-solvant que tout ce qui se presenteroit aux en-nemis, auroit de necessité à y demeurer :D'autre part, estimant indigne et de sa proprevertu et magnanimité, et du non Lacedemo-nien, de faillir à sa charge : il print entre cesdeux extremités, un moyen party, de tellesorte : Les plus jeunes et dispos de sa troupe,il les conserva à la tuition et service de leurpaïs, et les y renvoya : et avec ceux desquels ledefaut estoit moindre, il delibera de soustenirce pas : et par leur mort en faire achetter auxennemis l'entrée la plus chere, qu'il luy seroitpossible : comme il advint. Car estant tantostenvironné de toutes parts par les Arcadiens :apres en avoir faict une grande boucherie, luyet les siens furent touts mis au fil de l'espée.Est-il quelque trophée assigné pour les vein-cueurs, qui ne soit mieux deu à ces veincus ?Le vray veincre a pour son roolle l'estour, non

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pas le salut : et consiste l'honneur de la vertu,à combattre, non à battre.

Pour revenir à nostre histoire, il s'en fauttant que ces prisonniers se rendent, pour toutce qu'on leur fait, qu'au rebours pendant cesdeux ou trois mois qu'on les garde, ils portentune contenance gaye, ils pressent leursmaistres de se haster de les mettre en cette es-preuve, ils les deffient, les injurient, leur re-prochent leur lascheté, et le nombre des bat-tailles perduës contre les leurs. J'ay une chan-son faicte par un prisonnier, où il y a ce traict :Qu'ils viennent hardiment trétous, ets'assemblent pour disner de luy, car ils man-geront quant et quant leurs peres et leursayeulx, qui ont servy d'aliment et de nourri-ture à son corps : ces muscles, dit-il, cettechair et ces veines, ce sont les vostres, pauvresfols que vous estes : vous ne recognoissez pasque la substance des membres de vos an-cestres s'y tient encore : savourez les bien,vous y trouverez le goust de vostre proprechair : invention, qui ne sent aucunement labarbarie. Ceux qui les peignent mourans, et

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qui representent cette action quand on les as-somme, ils peignent le prisonnier, crachant auvisage de ceux qui le tuent, et leur faisant lamouë. De vray ils ne cessent jusques au der-nier souspir, de les braver et deffier de paroleet de contenance. Sans mentir, au prix denous, voila des hommes bien sauvages : car ouil faut qu'ils le soyent bien à bon escient, ouque nous le soyons : il y a une merveilleusedistance entre leur forme et la nostre.

Les hommes y ont plusieurs femmes, et enont d'autant plus grand nombre, qu'ils sont enmeilleure reputation de vaillance : C'est unebeauté remarquable en leurs mariages, que lamesme jalousie que nos femmes ont pour nousempescher de l'amitié et bienvueillanced'autres femmes, les leurs l'ont toute pareillepour la leur acquerir. Estans plus soigneusesde l'honneur de leurs maris, que de touteautre chose, elles cherchent et mettent leur so-licitude à avoir le plus de compagnes qu'ellespeuvent, d'autant que c'est un tesmoignage dela vertu du mary.

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Les nostres crieront au miracle : ce ne l'estpas. C'est une vertu proprement matrimo-niale : mais du plus haut estage. Et en laBible, Lea, Rachel, Sara et les femmes de Ja-cob fournirent leurs belles servantes à leursmaris, et Livia seconda les appetits d'Auguste,à son interest : et la femme du Roy DejotarusStratonique, presta non seulement à l'usagede son mary, une fort belle jeune fille dechambre, qui la servoit, mais en nourrit soi-gneusement les enfants : et leur feit espaule àsucceder aux estats de leur pere.

Et afin qu'on ne pense point que tout cecy seface par une simple et servile obligation à leurusance, et par l'impression de l'authorité deleur ancienne coustume, sans discours et sansjugement, et pour avoir l'ame si stupide, quede ne pouvoir prendre autre party, il faut alle-guer quelques traits de leur suffisance. Outreceluy que je vien de reciter de l'une de leurschansons guerrieres, j'en ay un'autre amou-reuse, qui commence en ce sens : « Couleuvrearreste toy, arreste toy couleuvre, afin que masoeur tire sur le patron de ta peinture, la façon

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et l'ouvrage d'un riche cordon, que je puissedonner à m'amie : ainsi soit en tout temps tabeauté et ta disposition preferée à tous lesautres serpens. »

Ce premier couplet, c'est le refrein de lachanson. Or j'ay assez de commerce avec lapoësie pour juger cecy, que non seulement iln'y a rien de barbarie en cette imagination,mais qu'elle est tout à faict Anacreontique.Leur langage au demeurant, c'est un langagedoux, et qui a le son aggreable, retirant auxterminaisons Grecques.

Trois d'entre eux, ignorans combien coutteraun jour à leur repos, et à leur bon heur, la co-gnoissance des corruptions de deçà, et que dece commerce naistra leur ruine, comme je pre-suppose qu'elle soit des-ja avancée (bien mise-rables de s'estre laissez pipper au desir de lanouvelleté, et avoir quitté la douceur de leurciel, pour venir voir le nostre) furent à Roüan,du temps que le feu Roy Charles neufiesme yestoit : le Roy parla à eux long temps, on leurfit voir nostre façon, nostre pompe, la formed'une belle ville : apres cela, quelqu'un en

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demanda leur advis, et voulut sçavoir d'eux, cequ'ils y avoient trouvé de plus admirable : ilsrespondirent trois choses, dont j'ay perdu latroisiesme, et en suis bien marry ; mais j'en ayencore deux en memoire. Ils dirent qu'ils trou-voient en premier lieu fort estrange, que tantde grands hommes portans barbe, forts et ar-mez, qui estoient autour du Roy (il est vray-semblable qu'ils parloient des Suisses de sagarde) se soubmissent à obeir à un enfant, etqu'on ne choisissoit plustost quelqu'un d'entreeux pour commander : Secondement (ils ontune façon de leur langage telle qu'ils nommentles hommes, moitié les uns des autres) qu'ilsavoyent apperceu qu'il y avoit parmy nous deshommes pleins et gorgez de toutes sortes decommoditez, et que leurs moitiez estoientmendians à leurs portes, décharnez de faim etde pauvreté ; et trouvoient estrange commeces moitiez icy necessiteuses, pouvoient souf-frir une telle injustice, qu'ils ne prinsent lesautres à la gorge, ou missent le feu à leursmaisons.

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Je parlay à l'un d'eux fort long temps, maisj'avois un truchement qui me suivoit si mal, etqui estoit si empesché à recevoir mes imagina-tions par sa bestise, que je n'en peus tirer rienqui vaille. Sur ce que je luy demanday quelfruit il recevoit de la superiorité qu'il avoitparmy les siens (car c'estoit un Capitaine, etnoz matelots le nommoient Roy) il me dit, quec'estoit, marcher le premier à la guerre : Decombien d'hommes il estoit suivy ; il me mon-tra une espace de lieu, pour signifier quec'estoit autant qu'il en pourroit en une telle es-pace, ce pouvoit estre quatre ou cinq millehommes : Si hors la guerre toute son authoritéestoit expirée ; il dit qu'il luy en restoit cela,que quand il visitoit les villages qui dépen-doient de luy, on luy dressoit des sentiers autravers des hayes de leurs bois, par où il peustpasser bien à l'aise.

Tout cela ne va pas trop mal : mais quoy ?ils ne portent point de haut de chausses.

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Chapitre 31Qu'il faut sobrement semesler de juger des or-donnances divinesLE vray champ et subject de l'imposture, sontles choses inconnües : d'autant qu'en premierlieu l'estrangeté mesme donne credit, et puisn'estants point subjectes à nos discours ordi-naires, elles nous ostent le moyen de les com-battre. A cette cause, dit Platon, est-il bienplus aisé de satisfaire, parlant de la naturedes Dieux, que de la nature des hommes : par

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ce que l'ignorance des auditeurs preste unebelle et large carriere, et toute liberté, au ma-niement d'une matiere cachee.

Il advient de là, qu'il n'est rien creu si fer-mement, que ce qu'on sçait le moins, ny genssi asseurez, que ceux qui nous content desfables, comme Alchymistes, Prognostiqueurs,Judiciaires, Chiromantiens, Medecins, id ge-nus omne. Ausquels je joindrois volontiers, sij'osois, un tas de gens, interpretes et contrerol-leurs ordinaires des dessains de Dieu, faisansestat de trouver les causes de chasque acci-dent, et de veoir dans les secrets de la volontédivine, les motifs incomprehensibles de sesoeuvres. Et quoy que la varieté et discordancecontinuelle des evenemens, les rejette de coinen coin, et d'Orient en Occident, ils ne laissentde suivre pourtant leur esteuf, et de mesmecreon peindre le blanc et le noir.

En une nation Indienne il y a cette loüableobservance, quand il leur mes-advient enquelque rencontre ou bataille, ils en de-mandent publiquement pardon au Soleil, quiest leur Dieu, comme d'une action injuste :

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rapportant leur heur ou malheur à la raisondivine, et luy submettant leur jugement etdiscours.

Suffit à un Chrestien croire toutes chosesvenir de Dieu : les recevoir avec recognois-sance de sa divine et inscrutable sapience :pourtant les prendre en bonne part, enquelque visage qu'elles luy soient envoyees.Mais je trouve mauvais ce que je voy en usage,de chercher à fermir et appuyer nostre religionpar la prosperité de nos entreprises. Nostrecreance a assez d'autres fondemens, sansl'authoriser par les evenemens : Car le peupleaccoustumé à ces argumens plausibles, et pro-prement de son goust, il est danger, quand lesevenemens viennent à leur tour contraires etdes-avantageux, qu'il en esbranle sa foy :Comme aux guerres où nous sommes pour laReligion, ceux qui eurent l'avantage au ren-contre de la Rochelabeille, faisans grand festede cet accident, et se servans de cette fortune,pour certaine approbation de leur party :quand ils viennent apres à excuser leurs defor-tunes de Mont-contour et de Jarnac, sur ce

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que ce sont verges et chastiemens paternels,s'ils n'ont un peuple du tout à leur mercy, ilsluy font assez aisément sentir que c'estprendre d'un sac deux moultures, et de mesmebouche souffler le chaud et le froid. Il vaudroitmieux l'entretenir des vrays fondemens de laverité. C'est une belle bataille navale qui s'estgaignee ces mois passez contre les Turcs,soubs la conduite de dom Joan d'Austria :mais il a bien pleu à Dieu en faire autres foisvoir d'autres telles à nos despens. Somme, ilest mal-aisé de ramener les choses divines ànostre balance, qu'elles n'y souffrent du des-chet. Et qui voudroit rendre raison de ce queArrius et Leon son Pape, chefs principaux decette heresie, moururent en divers temps, demorts si pareilles et si estranges (car retirezde la dispute par douleur de ventre à la garde-robe, tous deux y rendirent subitement l'ame)et exaggerer cette vengeance divine par la cir-constance du lieu, y pourroit bien encore ad-jouster la mort de Heliogabalus, qui fut aussitué en un retraict. Mais quoy ? Irenee setrouve engagé en mesme fortune : Dieu nous

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voulant apprendre, que les bons ont autrechose à esperer : et les mauvais autre chose àcraindre, que les fortunes ou infortunes de cemonde : il les manie et applique selon sa dis-position occulte : et nous oste le moyen d'enfaire sottement nostre profit. Et se moquentceux qui s'en veulent prevaloir selonl'humaine raison. Ils n'en donnent jamais unetouche, qu'ils n'en reçoivent deux. Sainct Au-gustin en fait une belle preuve sur ses adver-saires. C'est un conflict, qui se decide par lesarmes de la memoire, plus que par celles de laraison. Il se faut contenter de la lumiere qu'ilplaist au Soleil nous communiquer par sesrayons, et qui eslevera ses yeux pour enprendre une plus grande dans son corpsmesme, qu'il ne trouve pas estrange, si pour lapeine de son outrecuidance il y perd la veuë.Quis hominum potest scire consilium Dei ? autquis poterit cogitare, quid velit Dominus ?

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Chapitre 32De fuir les voluptez aupris de la vieJ'AVOIS bien veu convenir en cecy la pluspartdes anciennes opinions : Qu'il est heure demourir lors qu'il y a plus de mal que de bien àvivre : & que de conserver nostre vie à nostretourment & incommodité, c'est choquer lesregles mesmes de nature, comme disent cesvieilles regles,

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Ἤ ζῆν ἀλύπως, ἢ θανεῑν εὐδαιμονως.Καλόν θνῄσϰειν οἷς ὓβριν τὸ ξῆν θἐσει.Κρεῑσσον τὸ μὴ ζῆν ἑστίν ἢ ζῇν ἀθλἱωϛ.Mais de pousser le mespris de la mort

jusques à tel degré, que de l'employer pour sedistraire des honneurs, richesses, grandeurs,& autres faveurs & biens que nous appellonsde la fortune : comme si la raison n'avoit pasassez affaire à nous persuader de les abandon-ner, sans y adjouster cette nouvelle recharge,je ne l'avois veu ny commander, ny pratiquer :jusques lors que ce passage de Seneca me tom-ba entre mains, auquel conseillant à Lucilius,personnage puissant & de grande authoritéautour de l'Empereur, de changer cette vie vo-luptueuse & pompeuse, & de se retirer decette ambition du monde, à quelque vie soli-taire, tranquille & philosophique : sur quoyLucilius alleguoit quelques difficultez : Je suisd'advis (dit-il) que tu quites cette vie là, où lavie tout à faict : bien te conseille-je de suivrela plus douce voye, & de destacher plustostque de rompre ce que tu as mal noüé ; pourveuque s'il ne se peut autrement destacher, tu le

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rompes. Il n'y a homme si coüard qui n'aymemieux tomber une fois, que de demeurer tous-jours en bransle. J'eusse trouvé ce conseil sor-table à la rudesse Stoïque : mais il est plus es-trange qu'il soit emprunté d'Epicurus, qui es-crit à ce propos, choses toutes pareilles àIdomeneus.

Si est-ce que je pense avoir remarquéquelque traict semblable parmy nos gens,mais avec la moderation Chrestienne. SainctHilaire Evesque de Poitiers, ce fameux enne-my de l'heresie Arrienne, estant en Syrie futadverty qu'Abra sa fille unique, qu'il avoitlaissee pardeça avec sa mere, estoit poursuy-vie en mariage par les plus apparens Sei-gneurs du païs, comme fille tres-bien nourrie,belle, riche, & en la fleur de son aage : il luyescrivit (comme nous voyons) qu'elle ostast sonaffection de tous ces plaisirs & advantagesqu'on luy presentoit : qu'il luy avoit trouvé enson voyage un party bien plus grand & plusdigne, d'un mary de bien autre pouvoir & ma-gnificence, qui luy feroit presens de robes & dejoyaux, de prix inestimable. Son dessein estoit

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de luy faire perdre l'appetit & l'usage des plai-sirs mondains, pour la joindre toute à Dieu :Mais à cela, le plus court & plus certainmoyen luy semblant estre la mort de sa fille, ilne cessa par voeux, prieres, & oraisons, defaire requeste à Dieu de l'oster de ce monde, &de l'appeller à soy : comme il advint : car bien-tost apres son retour, elle luy mourut, dequoyil montra une singuliere joye. Cettuy-cysemble encherir sur les autres, de ce qu'ils'adresse à ce moyen de prime face, lequel ilsne prennent que subsidiairement, & puis quec'est à l'endroit de sa fille unique. Mais je neveux obmettre le bout de cette histoire, encorequ'il ne soit pas de mon propos. La femme deSainct Hilaire ayant entendu par luy, commela mort de leur fille s'estoit conduite par sondessein & volonté, & combien elle avoit plusd'heur d'estre deslogee de ce monde, que d'yestre, print une si vive apprehension de labeatitude eternelle & celeste, qu'elle solicitason mary avec extreme instance, d'en faire au-tant pour elle. Et Dieu à leurs prieres com-munes, l'ayant retiree à soy, bien tost apres,

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ce fut une mort embrassée avec singuliercontentement commun.

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Chapitre 33La fortune se rencontresouvent au train de laraisonL'INCONSTANCE du bransle divers de la for-tune, fait qu'elle nous doive presenter touteespece de visages. Y a il action de justice plusexpresse que celle cy ? Le Duc de Valentinoisayant resolu d'empoisonner Adrian Cardinalde Cornete, chez qui le Pape Alexandresixiesme son pere, et luy alloyent soupper auVatican : envoya devant, quelque bouteille de

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vin empoisonné, et commanda au sommelierqu'il la gardast bien soigneusement : le Pape yestant arrivé avant le fils, et ayant demandé àboire, ce sommelier, qui pensoit ce vin ne luyavoir esté recommandé que pour sa bonté, enservit au Pape, et le Duc mesme y arrivant surle point de la collation, et se fiant qu'onn'auroit pas touché à sa bouteille, en prit à sontour ; en maniere que le Pere en mourut sou-dain, et le fils apres avoir esté longuementtourmenté de maladie, fut reservé à un'autrepire fortune.

Quelquefois il semble à point nommé qu'ellese joüe à nous : Le Seigneur d'Estree, lors gui-don de Monsieur de Vandosme, et le Seigneurde Liques, Lieutenant de la compagnie du Ducd'Ascot, estans tous deux serviteurs de lasoeur du Sieur de Foungueselles, quoy que dedivers partis (comme il advient aux voisins dela frontiere) le Sieur de Licques l'emporta :mais le mesme jour des nopces, et qui pis est,avant le coucher, le marié ayant envie derompre un bois en faveur de sa nouvelle es-pouse, sortit à l'escarmouche pres de S. Omer,

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où le sieur d'Estree se trouvant le plus fort, lefeit son prisonnier : et pour faire valoir son ad-vantage, encore fallut-il que la Damoiselle,

Conjugis ante coacta novi dimittere collum,Quam veniens una atque altera rursus hyemsNoctibus in longis avidum saturasset amorem,

luy fist elle mesme requeste par courtoisiede luy rendre son prisonnier : comme il fit, lanoblesse Françoise, ne refusant jamais rienaux Dames.

Semble-il pas que ce soit un sort artiste ?Constantin fils d'Helene fonda l'Empire deConstantinople : et tant de siecles apres Cons-tantin fils d'Helene le finit.

Quelquefois il luy plaist envier sur nos mi-racles : Nous tenons que le Roy Clovis assie-geant Angoulesme, les murailles cheurentd'elles mesmes par faveur divine : Et Bouchetemprunte de quelqu'autheur, que le Roy Ro-bert assiegeant une ville, et s'estant desrobédu siege, pour aller à Orleans solennizer lafeste Sainct Aignan, comme il estoit en devo-tion, sur certain point de la Messe, les mu-railles de la ville assiegee, s'en allerent sans

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aucun effort en ruine. Elle fit tout à contrepoilen nos guerres de Milan : car le CapitaineRense assiegeant pour nous la ville d'Eronne,et ayant faict mettre la mine soubs un grandpan de mur, et le mur en estant brusquementenlevé hors de terre, recheut toutes-fois toutempenné, si droit dans son fondement, que lesassiegez n'en vausirent pas moins.

Quelquefois elle fait la medecine. JasonPhereus estant abandonné des medecins, pourune aposteme, qu'il avoit dans la poitrine,ayant envie de s'en défaire, au moins par lamort, se jetta en une bataille à corps perdudans la presse des ennemis, où il fut blessé àtravers le corps, si à point, que son apostemeen creva, et guerit.

Surpassa elle pas le peintre Protogenes enla science de son art ? Cettuy-cy ayant parfaictl'image d'un chien las, et recreu à son conten-tement en toutes les autres parties, mais nepouvant representer à son gré l'escume et labave, despité contre sa besongne, prit son es-ponge, et comme elle estoit abreuvee de di-verses peintures, la jetta contre, pour tout

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effacer : la fortune porta tout à propos le coupà l'endroit de la bouche du chien, et y parfour-nit ce à quoy l'art n'avoit peu attaindre.

N'adresse elle pas quelquefois nos conseils,et les corrige ? Isabel Royne d'Angleterre,ayant à repasser de Zelande en son Royaume,avec une armee, en faveur de son fils contreson mary, estoit perdue, si elle fust arrivee auport qu'elle avoit projetté, y estant attenduepar ses ennemis : mais la fortune la jettacontre son vouloir ailleurs, où elle print terreen toute seureté. Et cet ancien qui ruant lapierre à un chien, en assena et tua sa ma-rastre, eut il-pas raison de prononcer ces vers :

Ταὐτόματον ἡμῶν ϰαλλίω βουλεύεται,La fortune a meilleur advis que nous.Icetes avoit prattiqué deux soldats, pour

tuer Timoleon, sejournant à Adrane en la Si-cile. Ils prindrent heure, sur le point qu'il fe-roit quelque sacrifice. Et se meslans parmy lamultitude, comme ils se guignoyent l'unl'autre, que l'occasion estoit propre à leur be-soigne : voicy un tiers, qui d'un grand coupd'espee, en assene l'un par la teste, et le rue

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mort par terre, et s'en fuit. Le compagnon setenant pour descouvert et perdu, recourut àl'autel, requerant franchise, avec promesse dedire toute la verité. Ainsi qu'il faisoit lecompte de la conjuration, voicy le tiers quiavoit esté attrapé, lequel comme meurtrier, lepeuple pousse et saboule au travers la presse,vers Timoleon, et les plus apparents del'assemblee. Là il crie mercy : et dit avoir jus-tement tué l'assassin de son pere : verifiantsur le champ, par des tesmoings que son bonsort luy fournit, tout à propos, qu'en la villedes Leontins son pere, de vray, avoit esté tuépar celuy sur lequel il s'estoit vengé. On luyordonna dix mines Attiques, pour avoir eu cetheur, prenant raison de la mort de son pere,de retirer de mort le pere commun des Sici-liens. Cette fortune surpasse en reglement, lesregles de l'humaine prudence.

Pour la fin : En ce faict icy, se descouvre ilpas une bien expresse application de sa fa-veur, de bonté et pieté singuliere ? IgnatiusPere et fils, proscripts par les Triumvirs àRome, se resolurent à ce genereux office, de

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rendre leurs vies, entre les mains l'un del'autre, et en frustrer la cruauté des Tyrans :ils se coururent sus, l'espee au poing : elle endressa les pointes, et en fit deux coups esgalle-ment mortels : et donna à l'honneur d'une sibelle amitié, qu'ils eussent justement la forcede retirer encore des playes leurs bras san-glants et armés, pour s'entrembrasser en cetestat, d'une si forte estrainte, que les bour-reaux couperent ensemble leurs deux testes,laissans les corps tousjours pris en ce nobleneud ; et les playes jointes, humans amoureu-sement, le sang et les restes de la vie, l'une del'autre.

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Chapitre 34D'un defaut de nospolicesFEU mon pere, homme pour n'estre aydé quede l'experience et du naturel, d'un jugementbien net m'a dict autrefois, qu'il avoit desirémettre en train, qu'il y eust és villes certainlieu designé, auquel ceux qui auroient besoinde quelque chose, se peussent rendre, et faireenregistrer leur affaire à un officier establypour cet effect : comme, je cherche à vendredes perles : je cherche des perles à vendre, tel

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veut compagnie pour aller à Paris ; tels'enquiert d'un serviteur de telle qualité, teld'un maistre ; tel demande un ouvrier : qui ce-cy, qui cela, chacun selon son besoing. Etsemble que ce moyen de nous entr'advertir,apporteroit non legere commodité au com-merce publique : Car à tous coups, il y a desconditions, qui s'entrecherchent, et pour nes'entr'entendre, laissent les hommes en ex-treme necessité.

J'entens avec une grande honte de nostresiecle, qu'à nostre veuë, deux tres-excellenspersonnages en sçavoir, sont morts en estat den'avoir pas leur saoul à manger : Lilius Grego-rius Giraldus en Italie, et Sebastianus Casta-lio en Allemagne : Et croy qu'il y amil'hommes qui les eussent appellez avec tres-advantageuses conditions, ou secourus où ilsestoient s'ils l'eussent sçeu. Le monde n'estpas si generalement corrompu, que je nesçache tel homme, qui souhaitteroit de biengrande affection, que les moyens que les siensluy ont mis en main, se peussent employertant qu'il plaira à la fortune qu'il en jouisse, à

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mettre à l'abry de la necessité, les person-nages rares et remarquables en quelque es-pece de valeur, que le mal-heur combat quel-quefois jusques à l'extremité : et qui les met-troit pour le moins en tel estat, qu'il ne tien-droit qu'à faute de bon discours, s'ilsn'estoyent contens.

En la police oeconomique mon pere avoit cetordre, que je sçay loüer, mais nullement en-suivre. C'est qu'outre le registre des negocesdu mesnage, où se logent les menus comptes,payements, marchés, qui ne requierent lamain du Notaire, lequel registre, un Receveura en charge : il ordonnoit à celuy de ses gents,qui luy servoit à escrire, un papier journal, àinserer toutes les survenances de quelque re-marque, et jour par jour les memoires del'histoire de sa maison : tres-plaisante à veoir,quand le temps commence à en effacer la sou-venance, et tres à propos pour nous oster sou-vent de peine : Quand fut entamee telle be-soigne, quand achevee : quels trains y ont pas-sé, combien arresté : noz voyages, noz ab-sences, mariages, morts : la reception des

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heureuses ou malencontreuses nouvelles :changement des serviteurs principaux : tellesmatieres. Usage ancien, que je trouve bon àrafraichir, chacun en sa chacuniere : et metrouve un sot d'y avoir failly.

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Chapitre 35De l'usage de se vestirOU que je veuille donner, il me faut forcerquelque barriere de la coustume, tant ell'a soi-gneusement bridé toutes nos avenues. Je devi-soy en cette saison frilleuse, si la façon d'allertout nud de ces nations dernierement trou-vees, est une façon forcee par la chaude tem-perature de l'air, comme nous disons des In-diens, et des Mores, ou si c'est l'originelle deshommes. Les gens d'entendement, d'autantque tout ce qui est soubs le ciel, comme dit lasaincte Parole, est subject à mesmes loix, ont

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accoustumé en pareilles considerations àcelles icy, où il faut distinguer les loix natu-relles des controuvees, de recourir à la gene-rale police du monde, où il n'y peut avoir riende contrefaict. Or tout estant exactement four-ny ailleurs de filet et d'éguille, pour maintenirson estre, il est mécreable, que nous soyonsseuls produits en estat deffectueux et indi-gent, et en estat qui ne se puisse maintenirsans secours estranger. Ainsi je tiens quecomme les plantes, arbres, animaux, et tout cequi vit, se treuve naturellement equippé desuffisante couverture, pour se deffendre del'injure du temps,

Proptereaque ferè res omnes, aut corio sunt,Aut seta, aut conchis, aut callo, aut cortice

tectæ,aussi estions nous : mais comme ceux qui

esteignent par artificielle lumiere celle dujour, nous avons esteint nos propres moyens,par les moyens empruntez. Et est aisé à voirque c'est la coustume qui nous fait impossiblece qui ne l'est pas : Car de ces nations quin'ont aucune cognoissance de vestemens, il

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s'en trouve d'assises environ soubs mesme ciel,que le nostre, et soubs bien plus rude ciel quele nostre : Et puis la plus delicate partie denous est celle qui se tient tousjours descou-verte : les yeux, la bouche, le nez, les oreilles :à noz contadins, comme à noz ayeulx, la partiepectorale et le ventre. Si nous fussions nezavec condition de cotillons et de greguesques,il ne faut faire doubte, que nature n'eust arméd'une peau plus espoisse ce qu'elle eust aban-donné à la baterie des saisons, comme elle afaict le bout des doigts et plante des pieds.

Pourquoy semble il difficile à croire ? entrema façon d'estre vestu, et celle du païsan demon païs, je trouve bien plus de distance, qu'iln'y a de sa façon, à celle d'un homme, qui n'estvestu que de sa peau.

Combien d'hommes, et en Turchie sur tout,vont nuds par devotion !

Je ne sçay qui demandoit à un de nos gueux,qu'il voyoit en chemise en plein hyver, aussiscarbillat que tel qui se tient ammitonné dansles martes jusques aux oreilles, comme il pou-voit avoir patience : Et vous monsieur,

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respondit-il, vous avez bien la face descou-verte : or moy je suis tout face. Les Italienscontent du fol du Duc de Florence, ce mesemble, que son maistre s'enquerant commentainsi mal vestu, il pouvoit porter le froid, àquoy il estoit bien empesché luy-mesme :Suivez, dit-il, ma recepte de charger sur voustous vos accoustrements, comme je fay lesmiens, vous n'en souffrirez non plus que moy.Le Roy Massinissa jusques à l'extremevieillesse, ne peut estre induit à aller la testecouverte par froid, orage, et pluye qu'il fist, cequ'on dit aussi de l'Empereur Severus.

Aux batailles donnees entre les Ægyptienset les Perses, Herodote dit avoir esté remar-qué et par d'autres, et par luy, que de ceux quiy demeuroient morts, le test estoit sans com-paraison plus dur aux Ægyptiens qu'auxPerses : à raison que ceux cy portent tousjoursleurs testes couvertes de beguins, et puis deturbans : ceux la rases des l'enfance etdescouvertes.

Et le Roy Agesilaus observa jusques à sa de-crepitude, de porter pareille vesture en hyver

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qu'en esté. Cæsar, dit Suetone, marchoit tous-jours devant sa troupe, et le plus souvent àpied, la teste descouverte, soit qu'il fist Soleil,ou qu'il pleust, et autant en dit-on deHannibal,

tum vertice nudoExcipere insanos imbres, cælique ruinam.Un Venitien, qui s'y est tenu long temps, et

qui ne fait que d'en venir, escrit qu'auRoyaume du Pegu, les autres parties du copsvestues, les hommes et les femmes vont tous-jours les pieds nuds, mesme à cheval.

Et Platon conseille merveilleusement pourla santé de tout le corps, de ne donner auxpieds et à la teste autre couverture, que celleque nature y a mise.

Celuy que les Polonnois ont choisi pour leurRoy, apres le nostre, qui est à la verité l'un desplus grands Princes de nostre siecle, ne portejamais gands, ny ne change pour hyver ettemps qu'il face, le mesme bonnet qu'il porteau couvert.

Comme je ne puis souffrir d'aller debouton-né et destaché, les laboureurs de mon

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voisinage se sentiroient entravez de l'estre.Varro tient, que quand on ordonna que noustinsions la teste descouverte, en presence desDieux ou du Magistrat, on le fit plus pournostre santé, et nous fermir contre les injuresdu temps, que pour compte de la reverence.

Et puis que nous sommes sur le froid, etFrançois accoustumez à nous biguarrer, (nonpas moy, car je ne m'habille guiere que de noirou de blanc, à l'imitation de mon pere,) adjous-tons d'une autre piece, que le Capitaine Mar-tin du Bellay recite, au voyage de Luxem-bourg, avoir veu les gelees si aspres, que le vinde la munition se coupoit à coups de hache etde coignee, se debitoit aux soldats par poix, etqu'ils l'emportoient dans des panniers : etOvide,

Nudaque consistunt formam servantia testæVina, nec hausta meri, sed data frusta bibunt.

Les gelees sont si aspres en l'emboucheuredes Palus Mæotides, qu'en la mesme place oùle Lieutenant de Mithridates avoit livré ba-taille aux ennemis à pied sec, et les y avoit

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desfaicts, l'esté venu, il y gaigna contre euxencore une bataille navalle.

Les Romains souffrirent grand desadvan-tage au combat qu'ils eurent contre les Car-thaginois pres de Plaisance, de ce qu'ils al-lerent à la charge, le sang figé, et les membrescontreints de froid : là où Hannibal avoit faictespandre du feu par tout son ost, pour eschau-fer ses soldats : et distribuer de l'huyle par lesbandes, afin que s'oignants, ils rendissentleurs nerfs plus souples et desgourdis, et en-croustassent les pores contre les coups de l'airet du vent gelé, qui couroit lors.

La retraitte des Grecs, de Babylone en leurspaïs, est fameuse des difficultez et mesaises,qu'ils eurent à surmonter. Cette cy en fut,qu'accueillis aux montaignes d'Armenie d'unhorrible ravage de neiges, ils en perdirent lacognoissance du païs et des chemins : et en es-tants assiegés tout court, furent un jour et unenuict, sans boire et sans manger, la plus partde leurs bestes mortes : d'entre eux plusieursmorts, plusieurs aveugles du coup du gresil, etlueur de la neige : plusieurs estropiés par les

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extremitez : plusieurs roides transis et immo-biles de froid, ayants encore le sens entier.

Alexandre veit une nation en laquelle on en-terre les arbres fruittiers en hyver pour les de-fendre de la gelee : et nous en pouvons aussivoir.

Sur le subject de vestir, le Roy de laMexique changeoit quatre fois par jourd'accoustremens, jamais ne les reiteroit, em-ployant sa desferre à ses continuelles liberali-tez et recompenses : comme aussi ny pot, nyplat, ny utensile de sa cuisine, et de sa table,ne luy estoient servis à deux fois.

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Chapitre 36Du jeune CatonJE n'ay point cette erreur commune, de jugerd'un autre selon que je suis. J'en croy aysé-ment des choses diverses à moy. Pour me sen-tir engagé à une forme, je n'y oblige pas lemonde, comme chascun fait, et croy, et conçoymille contraires façons de vie : et au reboursdu commun, reçoy plus facilement la diffe-rence, que la ressemblance en nous. Je des-charge tant qu'on veut, un autre estre, de mesconditions et principes : et le considere simple-ment en luy mesme, sans relation, l'estoffant

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sur son propre modelle. Pour n'estre conti-nent, je ne laisse d'advoüer sincerement, lacontinence des Feuillans et des Capuchins, etde bien trouver l'air de leur train. Jem'insinue par imagination fort bien en leurplace : et les ayme et les honore d'autant plus,qu'ils sont autres que moy. Je desire singulie-rement, qu'on nous juge chascun à part soy :et qu'on ne me tire en consequence des com-muns exemples.

Ma foiblesse n'altere aucunement les opi-nions que je dois avoir de la force et vigueur deceux qui le meritent. Sunt, qui nihil suadent,quàm quod se imitari posse confidunt. Ram-pant au limon de la terre, je ne laisse pas deremarquer jusques dans les nuës la hauteurinimitable d'aucunes ames heroïques : C'estbeaucoup pour moy d'avoir le jugement reglé,si les effects ne le peuvent estre, et maintenirau moins cette maistresse partie, exempte decorruption : C'est quelque chose d'avoir la vo-lonté bonne, quand les jambes me faillent. Cesiecle, auquel nous vivons, au moins pournostre climat, est si plombé, que je ne dis pas

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l'execution, mais l'imagination mesme de lavertu en est à dire : et semble que ce ne soitautre chose qu'un jargon de college.

virtutem verba putant, utLucum ligna :

quam vereri deberent, etiam si percipere nonpossent.

C'est un affiquet à pendre en un cabinet, ouau bout de la langue, comme au bout del'oreille, pour parement.

Il ne se recognoist plus d'action vertueuse :celles qui en portent le visage, elles n'en ontpas pourtant l'essence : car le profit, la gloire,la crainte, l'accoutumance, et autres tellescauses estrangeres nous acheminent à les pro-duire. La justice, la vaillance, la debonnaireté,que nous exerçons lors, elles peuvent estreainsi nommees, pour la considerationd'autruy, et du visage qu'elles portent en pu-blic : mais chez l'ouvrier, ce n'est aucunementvertu. Il y a une autre fin proposee, autrecause mouvante. Or la vertu n'advoüe rien,que ce qui se faict par elle, et pour elle seule.

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En cette grande bataille de Potidee, que lesGrecs sous Pausanias gaignerent contre Mar-donius, et les Perses : les victorieux suivantleur coustume, venants à partir entre eux lagloire de l'exploit, attribuerent à la nationSpartiate la precellence de valeur en ce com-bat. Les Spartiates excellents juges de la ver-tu, quand ils vindrent à decider, à quel parti-culier de leur nation debvoit demeurerl'honneur d'avoir le mieux faict en cette jour-nee, trouverent qu'Aristodemus s'estoit le pluscourageusement hazardé : mais pourtant ilsne luy en donnerent point de prix, par ce quesa vertu avoit esté incitee du desir de se pur-ger du reproche, qu'il avoit encouru au faictdes Thermopyles : et d'un appetit de mourircourageusement, pour garantir sa hontepassee.

Nos jugemens sont encores malades, etsuyvent la depravation de nos moeurs : Je voyla pluspart des esprits de mon temps faire lesingenieux à obscurcir la gloire des belles et ge-nereuses actions anciennes, leur donnantquelque interpretation vile, et leur

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controuvant des occasions et des causesvaines : Grande subtilité : Qu'on me donnel'action la plus excellente et pure, je m'en voisy fournir vraysemblablement cinquante vi-tieuses intentions. Dieu sçait, à qui les veutestendre, quelle diversité d'images ne souffrenostre interne volonté : Ils ne font pas tantmalitieusement, que lourdement et grossiere-ment, les ingenieux, à tout leur mesdisance.

La mesme peine, qu'on prent à detracter deces grands noms, et la mesme licence, je laprendroye volontiers à leur prester quelquetour d'espaule pour les hausser. Ces rares fi-gures, et triees pour l'exemple du monde, parle consentement des sages, je ne me feindroypas de les recharger d'honneur, autant quemon invention pourroit, en interpretation etfavorable circonstance. Et il faut croire, queles efforts de nostre invention sont loing audessous de leur merite. C'est l'office des gentsde bien, de peindre la vertu la plus belle qui sepuisse. Et ne messieroit pas, quand la passionnous transporteroit à la faveur de si sainctesformes. Ce que ceux cy font au contraire, ils le

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font ou par malice, ou par ce vice de ramenerleur creance à leur portee, dequoy je viens deparler : où comme je pense plustost, pourn'avoir pas la veuë assez forte et assez netteny dressee à concevoir la splendeur de la vertuen sa pureté naifve : Comme Plutarque dit,que de son temps, aucuns attribuoient lacause de la mort du jeune Caton, à la craintequ'il avoit eu de Cæsar : dequoy il se picqueavecques raison : Et peut on juger par là, com-bien il se fust encore plus offencé de ceux quil'ont attribuee à l'ambition. Sottes gents. Ileust bien faict une belle action, genereuse etjuste plustost avec ignominie, que pour lagloire. Ce personnage là fut veritablement unpatron, que nature choisit, pour montrerjusques où l'humaine vertu et fermeté pouvoitatteindre.

Mais je ne suis pas icy à mesmes pour traic-ter ce riche argument : Je veux seulementfaire luiter ensemble, les traicts de cinq poëtesLatins, sur la louange de Caton, et pourl'interest de Caton : et par incident, pour leleur aussi. Or devra l'enfant bien nourry,

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trouver au prix des autres, les deux premierstrainants. Le troisiesme, plus verd : mais quis'est abattu par l'extravagance de sa force. Ilestimera que là il y auroit place à un ou deuxdegrez d'invention encore, pour arriver auquatriesme, sur le point duquel il joindra sesmains par admiration. Au dernier, premier dequelque espace : mais laquelle espace, il jurerane pouvoir estre remplie par nul esprit hu-main, il s'estonnera, il se transira. Voicy mer-veilles. Nous avons bien plus de poëtes, que dejuges et interpretes de poësie. Il est plus aiséde la faire, que de la cognoistre. A certainemesure basse, on la peut juger par les pre-ceptes et par art. Mais la bonne, la supreme,la divine, est au dessus des regles et de la rai-son. Quiconque en discerne la beauté, d'uneveuë ferme et rassise, il ne la void pas : nonplus que la splendeur d'un esclair. Elle ne pra-tique point nostre jugement : elle le ravit etravage. La fureur, qui espoinçonne celuy quila sçait penetrer, fiert encores un tiers, à laluy ouyr traitter et reciter. Comme l'aymantattire non seulement une aiguille, mais infond

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encores en icelle, sa faculté d'en attirerd'autres : et il se void plus clairement auxtheatres, que l'inspiration sacree des muses,ayant premierement agité le poëte à la cho-lere, au deuil, à la hayne, et hors de soy, oùelles veulent, frappe encore par le poëte,l'acteur, et par l'acteur, consecutivement toutun peuple. C'est l'enfileure de noz aiguilles,suspendues l'une de l'autre. Dés ma premiereenfance, la poësie a eu cela, de me transperceret transporter. Mais ce ressentiment bien vif,qui est naturellement en moy, a esté diverse-ment manié, par diversité de formes, non tant,plus hautes et plus basses (car c'estoient tous-jours des plus hautes en chasque espece)comme differentes en couleur. Premierement,une fluidité gaye et ingenieuse : depuis unesubtilité aiguë et relevee. En fin, une forcemeure et constante. L'exemple le dira mieux.Ovide, Lucain, Vergile. Mais voyla nos genssur la carriere.

Sit Cato dum vivit sane vel Cæsare major,dit l'un :

Et invictum devicta morte Catonem,

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dit l'autre. Et l'autre, parlant des guerres ci-viles d'entre Cæsar et Pompeius,

Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni.Et le quatriesme sur les louanges de Cæsar :

Et cuncta terrarum subacta,Præter atrocem animum Catonis.

Et le maistre du coeur, apres avoir étalé lesnoms des plus grands Romains en sa peinture,finit en cette maniere :

his dantem jura Catonem.

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Chapitre 37Comme nous pleurons etrions d'une mesme choseQUAND nous rencontrons dans les histoires,qu'Antigonus sçeut tres-mauvais gré à son filsde luy avoir presenté la teste du Roy Pyrrhusson ennemy, qui venoit sur l'heure mesmed'estre tué combatant contre luy : et quel'ayant veuë il se print bien fort à pleurer : Etque le Duc René de Lorraine, pleingnit aussila mort du Duc Charles de Bourgoigne, qu'ilvenoit de deffaire, et en porta le deuil en son

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enterrement : Et qu'en la bataille d'Auroy (quele Comte de Montfort gaigna contre Charles deBlois sa partie, pour le Duché de Bretaigne) levictorieux rencontrant le corps de son ennemytrespassé, en mena grand deuil, il ne faut pass'escrier soudain,

Et cosi aven che l'animo ciascunaSua passion sotto el contrario manto

Ricopre, con la vista hor'chiara, hor bruna.Quand on presenta à Cæsar la teste de Pom-

peius, les histoires disent qu'il en destourna saveuë, comme d'un vilain et mal plaisant spec-tacle. Il y avoit eu entr'eux une si longue intel-ligence, et societé au maniement des affairespubliques, tant de communauté de fortunes,tant d'offices reciproques et d'alliance, qu'il nefaut pas croire que cette contenance fust toutefauce et contrefaicte, comme estime cet autre :

tutumque putavitJam bonus esse socer, lacrymas non sponte ca-

dentesEffudit, gemitúsque expressit pectore læto.

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Car bien qu'à la verité la pluspart de nos ac-tions ne soient que masque et fard, et qu'ilpuisse quelquefois estre vray,

Heredis fletus sub persona risus est,si est-ce qu'au jugement de ces accidens, il

faut considerer, comme nos ames se trouventsouvent agitees de diverses passions. Et toutainsi qu'en nos corps ils disent qu'il y a une as-semblee de diverses humeurs, desquelles cellelà est maistresse, qui commande le plus ordi-nairement en nous, selon nos complexions :aussi en nostre ame, bien qu'il y ait diversmouvements, qui l'agitent, si faut-il qu'il y enayt un à qui le champ demeure. Mais ce n'estpas avec si entier avantage, que pour la volu-bilité et soupplesse de nostre ame, les plusfoibles par occasion ne regaignent encores laplace, et ne facent une courte charge à leurtour. D'où nous voyons non seulement les en-fans, qui vont tout naifvement apres la nature,pleurer et rire souvent de mesme chose : maisnul d'entre nous ne se peut vanter, quelquevoyage qu'il face à son souhait, qu'encore audépartir de sa famille, et de ses amis, il ne se

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sente frissonner le courage : et si les larmes neluy en eschappent tout à faict, au moins met-ille pied à l'estrié d'un visage morne et contris-té. Et quelque gentille flamme qui eschauffe lecoeur des filles bien nees, encore les despendon à force du col de leurs meres, pour lesrendre à leur espoux : quoy que die ce boncompagnon,

Est ne novis nuptis odio Venus, anne paren-tum

Frustrantur falsis gaudia lacrymulis,Ubertim thalami quas intra limina fundunt ?

Non, ita me divi, vera gemunt, juverint.Ainsin il n'est pas estrange de plaindre

celuy-là mort, qu'on ne voudroit aucunementestre en vie.

Quand je tance avec mon valet, je tance dumeilleur courage que j'aye : ce sont vrayes etnon feintes imprecations : mais cette fumeepassee, qu'il ayt besoing de moy, je luy bien-fe-ray volontiers, je tourne à l'instant le fueillet.Quand je l'appelle un badin, un veau : jen'entrepren pas de luy coudre à jamais cestitres : ny ne pense me desdire, pour le

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nommer honeste homme tantost apres. Nullequalité nous embrasse purement et universel-lement. Si ce n'estoit la contenance d'un fol, deparler seul, il n'est jour ny heure à peine, enlaquelle on ne m'ouist gronder en moy-mesme,et contre moy, Bren du fat : et si n'enten pas,que ce soit ma definition.

Qui pour me voir une mine tantost froide,tantost amoureuse envers ma femme, estimeque l'une ou l'autre soit feinte, il est un sot.Neron prenant congé de sa mere, qu'il envoioitnoyer, sentit toutefois l'émotion de cet adieumaternel : et en eust horreur et pitié.

On dit que la lumiere du Soleil, n'est pasd'une piece continuë : mais qu'il nous élance sidru sans cesse nouveaux rayons les uns surles autres, que nous n'en pouvons appercevoirl'entre deux.

Largus enim liquidi fons luminis ætheriussol

Inrigat assiduè cælum candore recenti,Suppeditatque novo confestim lumine lumen ;

ainsin eslance nostre ame ses pointes diver-sement et imperceptiblement.

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Artabanus surprint Xerxes son nepveu, et letança de la mutation soudaine de sa conte-nance. Il estoit à considerer la grandeur des-mesurée de ses forces, au passage del'Hellespont, pour l'entreprinse de la Grece. Illuy print premierement un tressaillementd'aise, à veoir tant de milliers d'hommes à sonservice, et le tesmoigna par l'allegresse etfeste de son visage : Et tout soudain en mesmeinstant, sa pensée luy suggerant, comme tantde vies avoient à defaillir au plus loing, dansun siecle, il refroigna son front, et s'attristajusques aux larmes.

Nous avons poursuivy avec resoluë volontéla vengeance d'une injure, et ressenty un sin-gulier contentement de la victoire ; nous enpleurons pourtant : ce n'est pas de cela quenous pleurons : il n'y a rien de changé ; maisnostre ame regarde la chose d'un autre oeil, etse la represente par un autre visage : carchasque chose à plusieurs biais et plusieurslustres. La parenté, les anciennes accoin-tances et amitiez, saisissent nostre imagina-tion, et la passionnent pour l'heure, selon leur

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condition ; mais le contour en est si brusque,qu'il nous eschappe.

Nil adeo fieri celeri ratione videtur,Quam si mens fieri proponit et inchoat ipsa.Ocius ergo animus quàm res se perciet ulla,

Ante oculos quarum in promptu naturavidetur.

Et à cette cause, voulans de toute cettesuitte continuer un corps, nous nous trom-pons. Quand Timoleon pleure le meurtre qu'ilavoit commis d'une si meure et genereuse deli-beration, il ne pleure pas la liberté rendue à sapatrie, il ne pleure pas le Tyran, mais il pleureson frere. L'une partie de son devoir est jouée,laissons luy en jouer l'autre.

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Chapitre 38De la solitudeLAISSONS à part cette longue comparaisonde la vie solitaire à l'active : Et quant à cebeau mot, dequoy se couvre l'ambition etl'avarice, Que nous ne sommes pas naiz pournostre particulier, ains pour le publicq ; rap-portons nous en hardiment à ceux qui sont enla danse ; et qu'ils se battent la conscience, siau contraire, les estats, les charges, et cettetracasserie du monde, ne se recherche plus-tost, pour tirer du publicq son profit particu-lier. Les mauvais moyens par où on s'y pousse

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en nostre siecle, montrent bien que la finn'envaut gueres. Respondons à l'ambition quec'est elle mesme qui nous donne goust de la so-litude. Car que fuit elle tant que la societé ?que cherche elle tant que ses coudéesfranches ? Il y a dequoy bien et mal faire partout : Toutesfois si le mot de Bias est vray, quela pire part c'est la plus grande, ou ce que ditl'Ecclesiastique, que de mille il n'en est pas unbon :

Rari quippe boni numero vix sunt totidem,quot

Thebarum portæ vel divitis ostia Nili,la contagion est tres-dangereuse en la

presse. Il faut ou imiter les vitieux, ou leshaïr : Tous les deux sont dangereux ; et deleur ressembler, par ce qu'ils sont beaucoup, etd'en haïr beaucoup par ce qu'ils sontdissemblables.

Et les marchands, qui vont en mer, ont rai-son de regarder, que ceux qui se mettent enmesme vaisseau, ne soyent dissolus, blasphe-mateurs, meschans : estimants telle societéinfortunée.

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Parquoy Bias plaisamment, à ceux qui pas-soient avec luy le danger d'une grande tour-mente, et appelloient le secours des Dieux :Taisez vous, feit-il, qu'ils ne sentent point quevous soyez icy avec moy.

Et d'un plus pressant exemple :Albuquerque Vice-Roy en l'Inde, pour Ema-nuel Roy de Portugal, en un extreme peril defortune de mer, print sur ses espaules unjeune garçon pour cette seule fin, qu'en la so-cieté de leur peril, son innocence luy servist degarant, et de recommandation envers la fa-veur divine, pour le mettre à bord.

Ce n'est pas que le sage ne puisse par toutvivre content, voire et seul, en la foule d'un pa-lais : mais s'il est à choisir, il en fuira, dit-il,mesmes la veue : Il portera s'il est besoing ce-la, mais s'il est en luy, il eslira cecy. Il ne luysemble point suffisamment s'estre desfait desvices, s'il faut encores qu'il conteste avec ceuxd'autruy.

Charondas chastioit pour mauvais ceux quiestoient convaincus de hanter mauvaisecompagnie.

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Il n'est rien si dissociable et sociable quel'homme : l'un par son vice, l'autre par sanature.

Et Antisthenes ne me semble avoir satisfaità celuy, qui luy reprochoit sa conversationavec les meschants, en disant, que les mede-cins vivent bien entre les malades. Car s'ilsservent à la santé des malades, ils deteriorentla leur, par la contagion, la veuë continuelle,et pratique des maladies.

Or la fin, ce crois-je, en est tout'une, d'envivre plus à loisir et à son aise. Mais on n'encherche pas tousjours bien le chemin : Souventon pense avoir quitté les affaires, on ne les aque changez. Il n'y a guere moins de tourmentau gouvernement d'une famille que d'un estatentier : Où que l'ame soit empeschée, elle y esttoute : Et pour estre les occupations domes-tiques moins importantes, elles n'en sont pasmoins importunes. D'avantage, pour nousestre deffaits de la Cour et du marché, nous nesommes pas deffaits des principaux tourmensde nostre vie.

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ratio et prudentia curas,Non locus effusi latè maris arbiter aufert.

L'ambition, l'avarice, l'irresolution, la peuret les concupiscences, ne nous abandonnentpoint pour changer de contrée :

Et post equitem sedet atra cura.Elles nous suivent souvent jusques dans les

cloistres, et dans les escoles de Philosophie.Ny les desers, ny les rochers creusez, ny lahere, ny les jeusnes, ne nous en démeslent :

hæret lateri lethalis arundo.On disoit à Socrates, que quelqu'un ne

s'estoit aucunement amendé en son voyage :Je croy bien, dit-il, il s'estoit emporté avecquessoy.

Quid terras alio calentesSole mutamus ? patria quis exul

Se quoque fugit ?Si on ne se descharge premierement et son

ame, du faix qui la presse, le remuement la fe-ra fouler davantage ; comme en un navire, lescharges empeschent moins, quand elles sontrassises : Vous faictes plus de mal que de bienau malade de luy faire changer de place. Vous

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ensachez le mal en le remuant : comme lespals s'enfoncent plus avant, et s'affermissenten les branslant et secouant. Parquoy ce n'estpas assez de s'estre escarté du peuple ; ce n'estpas assez de changer de place, il se faut escar-ter des conditions populaires, qui sont ennous : il se faut sequestrer et r'avoir de soy.

rupi jam vincula, dicas,Nam luctata canis nodum arripit, attamen illi,Cum fugit, à collo trahitur pars longa catenæ.

Nous emportons nos fers quand et nous : Cen'est pas une entiere liberté, nous tournonsencore la veuë vers ce que nous avons laissé ;nous en avons la fantasie pleine.

Nisi purgatum est pectus, quæ prælia nobisAtque pericula tunc ingratis insinuandum ?Quantæ conscindunt hominem cuppedinis

acresSollicitum curæ, quantique perinde timores ?

Quidve superbia, spurcitia, ac petulantia,quantas

Efficiunt clades, quid luxus desidiésque ?Nostre mal nous tient en l'ame : or elle ne se

peut eschapper à elle mesme,

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In culpa est animus, qui se non effugitunquam.

Ainsin il la faut ramener et retirer en soy :C'est la vraye solitude, et qui se peut joüir aumilieu des villes et des cours des Roys ; maiselle se jouyt plus commodément à part.

Or puis que nous entreprenons de vivreseuls, et de nous passer de compagnie, faisonsque nostre contentement despende de nous :Desprenons nous de toutes les liaisons quinous attachent à autruy : Gaignons sur nous,de pouvoir à bon escient vivre seuls, et y vivreà nostr'aise.

Stilpon estant eschappé de l'embrasementde sa ville, où il avoit perdu femme, enfans, etchevance ; Demetrius Poliorcetes, le voyant enune si grande ruine de sa patrie, le visage noneffrayé, luy demanda, s'il n'avoit pas eu dudommage ; il respondit que non, et qu'il n'yavoit Dieu mercy rien perdu de sien. C'est ceque le Philosophe Antisthenes disoit plaisam-ment, Que l'homme se devoit pourveoir de mu-nitions, qui flottassent sur l'eau, et peussent ànage avec luy eschapper du naufrage.

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Certes l'homme d'entendement n'a rien per-du, s'il a soy mesme. Quand la ville de Nole futruinée par les Barbares, Paulinus qui en estoitEvesque, y ayant tout perdu, et leur prison-nier, prioit ainsi Dieu ; Seigneur garde moy desentir cette perte : car tu sçais qu'ils n'ont en-core rien touché de ce qui est à moy. Les ri-chesses qui le faisoyent riche, et les biens quile faisoient bon, estoyent encore en leur entier.Voyla que c'est de bien choisir les thresors quise puissent affranchir de l'injure : et de les ca-cher en lieu, où personne n'aille, et lequel nepuisse estre trahi que par nous mesmes. Ilfaut avoir femmes, enfans, biens, et sur toutde la santé, qui peut, mais non pas s'y atta-cher en maniere que nostre heur en despende.Il se faut reserver une arriereboutique, toutenostre, toute franche, en laquelle nous esta-blissions nostre vraye liberté et principale re-traicte et solitude. En cette-cy faut-il prendrenostre ordinaire entretien, de nous à nousmesmes, et si privé, que nulle accointance oucommunication de chose estrangere y trouveplace : Discourir et y rire, comme sans femme,

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sans enfans, et sans biens, sans train, et sansvaletz : afin que quand l'occasion adviendra deleur perte, il ne nous soit pas nouveau de nousen passer. Nous avons une ame contournableen soy mesme ; elle se peut faire compagnie,elle a dequoy assaillir et dequoy deffendre, de-quoy recevoir, et dequoy donner : ne craignonspas en cette solitude, nous croupir d'oisivetéennuyeuse,

In solis sis tibi turba locis.La vertu se contente de soy : sans discipline,

sans paroles, sans effects.En noz actions accoustumees, de mille il

n'en est pas une qui nous regarde. Celuy quetu vois grimpant contremont les ruines de cemur, furieux et hors de soy, en bute de tant deharquebuzades : et cet autre tout cicatricé,transi et pasle de faim, deliberé de creverplustost que de luy ouvrir la porte ; penses-tuqu'ils y soyent pour eux ? pour tel àl'adventure, qu'ils ne virent onques, et qui nese donne aucune peine de leur faict, plongé ce-pendant en l'oysiveté et aux delices. Cettuy-cytout pituiteux, chassieux et crasseux, que tu

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vois sortir apres minuict d'un estude, penses-tu qu'il cherche parmy les livres, comme il serendra plus homme de bien, plus content etplus sage ? nulles nouvelles. Il y mourra, ou ilapprendra à la posterité la mesure des vers dePlaute, et la vraye orthographe d'un mot La-tin. Qui ne contre-change volontiers la santé,le repos, et la vie, à la reputation et à lagloire ? la plus inutile, vaine et fauce mon-noye, qui soit en nostre usage : Nostre mort nenous faisoit pas assez de peur, chargeons nousencores de celle de nos femmes, de noz enfans,et de nos gens. Noz affaires ne nous donnoyentpas assez de peine, prenons encores à noustourmenter, et rompre la teste, de ceux de nozvoisins et amis.

Vah ! quemquamne hominem in animuminstituere, aut

Parare, quod sit charius, que ipse est sibi ?La solitude me semble avoir plus

d'apparence, et de raison, à ceux qui ont donnéau monde leur aage plus actif et fleurissant, àl'exemple de Thales.

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C'est assez vescu pour autruy, vivons pournous au moins ce bout de vie : ramenons ànous, et à nostre aise nos pensées et nos inten-tions. Ce n'est pas une legere partie que defaire seurement sa retraicte ; elle nous em-pesche assez sans y mesler d'autres entre-prinses. Puis que Dieu nous donne loisir dedisposer de nostre deslogement ; preparonsnous y ; plions bagage ; prenons de bon'heurecongé de la compagnie ; despétrons nous deces violentes prinses, qui nous engagentailleurs, et esloignent de nous. Il faut des-noüer ces obligations si fortes : et meshuy ay-mer cecy et cela, mais n'espouser rien quesoy : C'est à dire, le reste soit à nous : maisnon pas joint et colé en façon, qu'on ne lepuisse desprendre sans nous escorcher, et ar-racher ensemble quelque piece du nostre. Laplus grande chose du monde c'est de sçavoirestre à soy.

Il est temps de nous desnoüer de la societé,puis que nous n'y pouvons rien apporter. Etqui ne peut prester, qu'il se deffended'emprunter. Noz forces nous faillent : retirons

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les, et resserrons en nous. Qui peut renverseret confondre en soy les offices de tantd'amitiez, et de la compagnie, qu'il le face. Encette cheute, qui le rend inutile, poisant, etimportun aux autres, qu'il se garde d'estre im-portun à soy mesme, et poisant et inutile.Qu'il se flatte et caresse, et sur tout se re-gente, respectant et craignant sa raison et saconscience : si qu'il ne puisse sans honte, bron-cher en leur presence. Rarum est enim, ut sa-tis se quisque vereatur.

Socrates dit, que les jeunes se doivent faireinstruire ; les hommes s'exercer à bien faire :les vieux se retirer de toute occupation civileet militaire, vivants à leur discretion, sansobligation à certain office.

Il y a des complexions plus propres à cespreceptes de la retraite les unes que lesautres. Celles qui ont l'apprehension molle etlasche, et un'affection et volonté delicate, etqui ne s'asservit et ne s'employe pas aysé-ment, desquels je suis, et par naturelle condi-tion et par discours, ils se plieront mieux à ceconseil, que les ames actives et occupées, qui

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embrassent tout, et s'engagent par tout, qui sepassionnent de toutes choses : qui s'offrent,qui se presentent, et qui se donnent à toutesoccasions. Il se faut servir de ces commoditezaccidentales et hors de nous, en tant qu'ellesnous sont plaisantes ; mais sans en fairenostre principal fondement : Ce ne l'est pas ;ny la raison, ny la nature ne le veulent : Pour-quoy contre ses loix asservirons nous nostrecontentement à la puissance d'autruy ?D'anticiper aussi les accidens de fortune, sepriver des commoditez qui nous sont en main,comme plusieurs ont faict par devotion, etquelques Philosophes par discours, se servirsoy-mesmes, coucher sur la dure, se crever lesyeux, jetter ses richesses emmy la riviere, re-chercher la douleur (ceux-là pour par le tour-ment de cette vie, en acquerir la beatituded'une autre : ceux-cy pour s'estans logez en laplus basse marche, se mettre en seureté denouvelle cheute) c'est l'action d'une vertu ex-cessive. Les natures plus roides et plus fortesfacent leur cachette mesmes, glorieuse etexemplaire.

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tuta et parvula laudo,Cum res deficiunt, satis inter vilia fortis :

Verum ubi quid melius contingit et unctius,idem

Hos sapere, et solos aio bene vivere, quorumConspicitur nitidis fundata pecunia villis.Il y a pour moy assez affaire sans aller si

avant. Il me suffit souz la faveur de la fortune,me preparer à sa défaveur ; et me representerestant à mon aise, le mal advenir, autant quel'imagination y peut attaindre : tout ainsi quenous nous accoustumons aux jouxtes et tour-nois, et contrefaisons la guerre en pleine paix.

Je n'estime point Arcesilaus le Philosophemoins reformé, pour le sçavoir avoir uséd'utensiles d'or et d'argent, selon que la condi-tion de sa fortune le luy permettoit : etl'estime mieux, que s'il s'en fust demis, de cequ'il en usoit moderément et liberalement.

Je voy jusques à quels limites va la necessi-té naturelle : et considerant le pauvre men-diant à ma porte, souvent plus enjoué et plussain que moy, je me plante en sa place :j'essaye de chausser mon ame à son biaiz. Et

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courant ainsi par les autres exemples, quoyque je pense la mort, la pauvreté, le mespris,et la maladie à mes talons, je me resous aisé-ment de n'entrer en effroy, de ce qu'unmoindre que moy prend avec telle patience :Et ne veux croire que la bassesse del'entendement, puisse plus que la vigueur, ouque les effects du discours, ne puissent arriveraux effects de l'accoustumance. Et cognoissantcombien ces commoditez accessoires tiennentà peu, je ne laisse pas en pleine jouyssance, desupplier Dieu pour ma souveraine requeste,qu'il me rende content de moy-mesme, et desbiens qui naissent de moy. Je voy des jeuneshommes gaillards, qui portent nonobstantdans leurs coffres une masse de pillules, pours'en servir quand le rhume les pressera ; le-quel ils craignent d'autant moins, qu'ils enpensent avoir le remede en main. Ainsi faut ilfaire : Et encore si on se sent subject à quelquemaladie plus forte, se garnir de ces medica-mens qui assoupissent et endorment la partie.

L'occupation qu'il faut choisir à une tellevie, ce doit estre une occupation non penible

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ny ennuyeuse ; autrement pour neant ferionsnous estat d'y estre venuz chercher le sejour.Cela depend du goust particulier d'un chacun :Le mien ne s'accommode aucunement au mé-nage. Ceux qui l'aiment, ils s'y doivent addon-ner avec moderation,

Conentur sibi res, non se submittere rebus.C'est autrement un office servile que la mes-

nagerie, comme le nomme Saluste : Elle a desparties plus excusables, comme le soing desjardinages que Xenophon attribue à Cyrus : Etse peut trouver un moyen, entre ce bas et vilsoing, tendu et plein de solicitude, qu'on voitaux hommes qui s'y plongent du tout ; et cetteprofonde et extreme nonchalance laissant toutaller à l'abandon, qu'on voit en d'autres :

Democriti pecus edit agellosCultaque, dum peregre est animus sine corpore

velox.Mais oyons le conseil que donne le jeune

Pline à Cornelius Rufus son amy, sur ce pro-pos de la solitude : Je te conseille en cettepleine et grasse retraicte, où tu es, de quitter àtes gens ce bas et abject soing du mesnage, et

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t'addonner à l'estude des lettres, pour en tirerquelque chose qui soit toute tienne. Il entendla reputation : d'une pareille humeur à cellede Cicero, qui dit vouloir employer sa solitudeet sejour des affaires publiques, à s'en acque-rir par ses escrits une vie immortelle.

usque adeo neScire tuum nihil est, nisi te scire hoc sciat

alter ?Il semble, que ce soit raison, puis qu'on

parle de se retirer du monde, qu'on regardehors de luy. Ceux-cy ne le font qu'à demy. Ilsdressent bien leur partie, pour quand ils n'yseront plus : mais le fruit de leur dessein, ilspretendent le tirer encore lors, du monde, ab-sens, par une ridicule contradiction.L'imagination de ceux qui par devotion,cerchent la solitude ; remplissants leur cou-rage, de la certitude des promesses divines, enl'autre vie, est bien plus sainement assortie.Ils se proposent Dieu, object infini en bonté eten puissance. L'ame a dequoy y rassasier sesdesirs, en toute liberté. Les afflictions, les dou-leurs, leur viennent à profit, employées à

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l'acquest d'une santé et resjouyssance eter-nelle. La mort, à souhait : passage à un si par-faict estat. L'aspreté de leurs regles est incon-tinent applanie par l'accoustumance : et lesappetits charnels, rebutez et endormis parleur refus : car rien ne les entretient quel'usage et l'exercice. Cette seule fin, d'uneautre vie heureusement immortelle, meriteloyalement que nous abandonnions les com-moditez et douceurs de cette vie nostre. Et quipeut embraser son ame de l'ardeur de cettevive foy et esperance, reellement et constam-ment, il se bastit en la solitude, une vie volup-tueuse et delicieuse, au delà de toute autresorte de vie.

Ny la fin donc ny le moyen de ce conseil neme contente : nous retombons tousjours defievre en chaud mal. Cette occupation deslivres, est aussi penible que toute autre ; etautant ennemie de la santé, qui doit estreprincipalement considerée. Et ne se faut pointlaisser endormir au plaisir qu'on y prend :c'est ce mesme plaisir qui perd le mesnager,l'avaricieux, le voluptueux, et l'ambitieux. Les

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sages nous apprennent assez, à nous garder dela trahison de noz appetits ; et à discerner lesvrays plaisirs et entiers, des plaisirs meslez etbigarrez de plus de peine. Car la pluspart desplaisirs, disent ils, nous chatouillent et em-brassent pour nous estrangler, comme fai-soyent les larrons que les Ægyptiens appel-loyent Philistas : et si la douleur de teste nousvenoit avant l'yvresse, nous nous garderionsde trop boire ; mais la volupté, pour noustromper, marche devant, et nous cache sasuitte. Les livres sont plaisans : mais si deleur frequentation nous en perdons en fin lagayeté et la santé, nos meilleures pieces, quit-tons les : Je suis de ceux qui pensent leur fruitne pouvoir contrepeser cette perte. Comme leshommes qui se sentent de long temps affoiblispar quelque indisposition, se rengent à la fin àla mercy de la medecine ; et se font desseignerpar art certaines regles de vivre, pour ne lesplus outrepasser : aussi celuy qui se retire en-nuié et desgousté de la vie commune, doitformer cette-cy, aux regles de la raison ;l'ordonner et renger par premeditation et

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discours. Il doit avoir prins congé de toute es-pece de travail, quelque visage qu'il porte ; etfuïr en general les passions, qui empeschent latranquillité du corps et de l'ame ; et choisir laroute qui est plus selon son humeur :

Unusquisque sua noverit ire via.Au mesnage, à l'estude, à la chasse, et tout

autre exercice, il faut donner jusques aux der-niers limites du plaisir ; et garder de s'engagerplus avant, ou la peine commence à se meslerparmy. Il faut reserver d'embesoignement etd'occupation, autant seulement, qu'il en estbesoing, pour nous tenir en haleine, et pournous garantir des incommoditez que tire apressoy l'autre extremité d'une lasche oysiveté etassoupie. Il y a des sciences steriles et épi-neuses, et la plus part forgées pour la presse :il les faut laisser à ceux qui sont au service dumonde. Je n'ayme pour moy, que des livres ouplaisans et faciles ; qui me chatouillent ; ouceux qui me consolent, et conseillent à reglerma vie et ma mort.

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tacitum sylvas inter reptare salubres,Curantem quidquid dignum sapiente bonóque

est.Les gens plus sages peuvent se forger un re-

pos tout spirituel, ayant l'ame forte et vigou-reuse : Moy qui l'ay commune, il faut quej'ayde à me soustenir par les commoditez cor-porelles : Et l'aage m'ayant tantost desrobécelles qui estoient plus à ma fantasie,j'instruis et aiguise mon appetit à celles quirestent plus sortables à cette autre saison. Ilfaut retenir à tout nos dents et nos griffes,l'usage des plaisirs de la vie, que nos ans nousarrachent des poings, les uns apres les autres :

carpamus dulcia, nostrum estQuod vivis, cinis et manes et fabula fies.

Or quant à la fin que Pline et Cicero nousproposent, de la gloire, c'est bien loing de monconte : La plus contraire humeur à la re-traicte, c'est l'ambition : La gloire et le repossont choses qui ne peuvent loger en mesmegiste : à ce que je voy, ceux-cy n'ont que lesbras et les jambes hors de la presse ; leur ame,

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leur intention y demeure engagée plus quejamais.

Tun' vetule auriculis alienis colligis escas ?Ils se sont seulement reculez pour mieux

sauter, et pour d'un plus fort mouvement faireune plus vive faucée dans la trouppe. Vousplaist-il voir comme ils tirent court d'ungrain ? Mettons au contrepoix, l'advis de deuxphilosophes ; et de deux sectes tres-diffe-rentes, escrivans l'un à Idomeneus, l'autre àLucilius leurs amis, pour du maniement desaffaires et des grandeurs, les retirer à la soli-tude. Vous avez (disent-ils) vescu nageant etflottant jusques à present, venez vous en mou-rir au port : Vous avez donné le reste de vostrevie à la lumiere, donnez cecy à l'ombre : Il estimpossible de quitter les occupations, si vousn'en quittez le fruit ; à cette cause desfaictesvous de tout soing de nom et de gloire. Il estdanger que la lueur de voz actions passées, nevous esclaire que trop, et vous suive jusquesdans vostre taniere : Quittez avecq les autresvoluptez, celle qui vient de l'approbationd'autruy : Et quant à vostre science et

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suffisance, ne vous chaille, elle ne perdra passon effect, si vous en valez mieux vous mesme.Souvienne vous de celuy, à qui comme on de-mandast, à quoy faire il se pénoit si fort en unart, qui ne pouvoit venir à la cognoissance deguere de gens : J'en ay assez de peu,respondit-il, j'en ay assez d'un, j'en ay assez depas un. Il disoit vray : vous et un compagnonestes assez suffisant theatre l'un à l'autre, ouvous à vous-mesmes. Que le peuple vous soitun, et un vous soit tout le peuple : C'est unelache ambition de vouloir tirer gloire de sonoysiveté, et de sa cachette : Il faut faire commeles animaux, qui effacent la trace, à la portede leur taniere. Ce n'est plus ce qu'il vous fautchercher, que le monde parle de vous, maiscomme il faut que vous parliez à vous-mesmes : Retirez vous en vous, mais preparezvous premierement de vous y recevoir : ce se-roit folie de vous fier à vous mesmes, si vousne vous sçavez gouverner. Il y a moyen defaillir en la solitude, comme en la compagnie :jusques à ce que vous vous soyez rendu tel, de-vant qui vous n'osiez clocher, et jusques à ce

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que vous ayez honte et respect de vousmesmes, obversentur species honestæ animo :presentez vous tousjours en l'imagination Ca-ton, Phocion, et Aristides, en la presence des-quels les fols mesme cacheroient leurs fautes,et establissez les contrerolleurs de toutes vosintentions : Si elles se detraquent, leur reve-rence vous remettra en train : ils vous contien-dront en cette voye, de vous contenter de vousmesmes, de n'emprunter rien que de vous,d'arrester et fermir vostre ame en certaines etlimitées cogitations, où elle se puisse plaire :et ayant entendu les vrays biens, desquels onjouyt à mesure qu'on les entend, s'en conten-ter, sans desir de prolongement de vie ny denom. Voyla le conseil de la vraye et naifve phi-losophie, non d'une philosophie ostentatrice etparliere, comme est celle des deux premiers.

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Chapitre 39Consideration surCiceronENCOR'un traict à la comparaison de cescouples : Il se tire des escrits de Cicero, et dece Pline peu retirant, à mon advis, aux hu-meurs de son oncle, infinis tesmoignages denature outre mesure ambitieuse : Entre autresqu'ils sollicitent au sceu de tout le monde, leshistoriens de leur temps, de ne les oublier enleurs registres : et la fortune comme par des-pit, a faict durer jusques à nous la vanité de

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ces requestes, et pieça faict perdre ces his-toires. Mais cecy surpasse toute bassesse decoeur, en personnes de tel rang, d'avoir voulutirer quelque principale gloire du cacquet, etde la parlerie, jusques à y employer les lettresprivées escriptes à leurs amis : en maniere,que aucunes ayans failly leur saison pourestre envoyées, ils les font ce neantmoins pu-blier avec cette digne excuse, qu'ils nont pasvoulu perdre leur travail et veillées. Sied-ilpas bien à deux consuls Romains, souverainsmagistrats de la chose publique emperiere dumonde, d'employer leur loisir, à ordonner etfagotter gentiment une belle missive, pour entirer la reputation, de bien entendre le lan-gage de leur nourrisse ? Que feroit pis unsimple maistre d'escole qui en gaignast savie ? Si les gestes de Xenophon et de Cæsar,n'eussent de bien loing surpassé leur elo-quence, je ne croy pas qu'ils les eussent jamaisescrits. Ils ont cherché à recommander nonleur dire, mais leur faire. Et si la perfection dubien parler pouvoit apporter quelque gloiresortable à un grand personnage, certainement

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Scipion et Lælius n'eussent pas resignél'honneur de leurs comedies, et toutes les mi-gnardises et delices du langage Latin, à unserf Afriquain : Car que cet ouvrage soit leur,sa beauté et son excellence le maintient assez,et Terence l'advoüe luy mesme : et me feroiton desplaisir de me desloger de cette creance.

C'est une espece de mocquerie et d'injure, devouloir faire valoir un homme, par desqualitez mes-advenantes à son rang ; quoyqu'elles soient autrement loüables ; et par lesqualitez aussi qui ne doivent pas estre lessiennes principales : Comme qui loüeroit unRoy d'estre bon peintre, ou bon architecte, ouencore bon arquebuzier, ou bon coureur debague : Ces loüanges ne font honneur, si ellesne sont presentées en foule, et à la suitte decelles qui luy sont propres : à sçavoir de la jus-tice, et de la science de conduire son peuple enpaix et en guerre : De cette façon faict hon-neur à Cyrus l'agriculture, et à Charlemaignel'eloquence, et cognoissance des bonnes lettres.J'ay veu de mon temps, en plus forts termes,des personnages, qui tiroient d'escrire, et leurs

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tiltres, et leur vocation, desadvoüer leur ap-prentissage, corrompre leur plume, et affecterl'ignorance de qualité si vulgaire, et que nostrepeuple tient, ne se rencontrer guere en mainssçavantes : et prendre souci, de se recomman-der par meilleures qualitez.

Les compagnons de Demosthenes enl'ambassade vers Philippus, loüoyent ce Princed'estre beau, eloquent, et bon beuveur : De-mosthenes disoit que c'estoient louanges quiappartenoient mieux à une femme, à un Advo-cat, à une esponge, qu'à un Roy.

Imperet bellante prior, jacentemLenis in hostem.

Ce n'est pas sa profession de sçavoir, ou bienchasser, ou bien dancer,

Orabunt causas alii, cælique meatusDescribent radio, et fulgentia sidera dicent,

Hic regere imperio populos sciat.Plutarque dit d'avantage, que de paroistre si

excellent en ces parties moins necessaires,c'est produire contre soy le tesmoignaged'avoir mal dispencé son loisir, et l'estude, quidevoit estre employé à choses plus necessaires

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et utiles. De façon que Philippus Roy de Mace-doine, ayant ouy ce grand Alexandre son fils,chanter en un festin, à l'envi des meilleursmusiciens ; N'as-tu pas honte, luy dit-il, dechanter si bien ? Et à ce mesme Philippus, unmusicien contre lequel il debattoit de son art ;Ja à Dieu ne plaise Sire, dit-il, qu'il t'adviennejamais tant de mal, que tu entendes ces choseslà, mieux que moy.

Un Roy doit pouvoir respondre, comme Iphi-crates respondit à l'orateur qui le pressoit enson invective de cette maniere : Et bien qu'es-tu, pour faire tant le brave ? es-tu hommed'armes, es-tu archer, es-tu piquier ? Je nesuis rien de tout cela, mais je suis celuy quisçait commander à tous ceux-là.

Et Antisthenes print pour argument de peude valeur en Ismenias, dequoy on le vantoitd'estre excellent joüeur de flustes.

Je sçay bien, quand j'oy quelqu'un, quis'arreste au langage des Essais, que j'aimeroyemieux, qu'il s'en teust. Ce n'est pas tant esle-ver les mots, comme deprimer le sens :d'autant plus picquamment, que plus

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obliquement. Si suis-je trompé si guered'autres donnent plus à prendre en la ma-tiere : et comment que ce soit, mal ou bien, sinul escrivain l'a semée, ny guere plus mate-rielle, ny au moins plus drue, en son papier.Pour en ranger d'avantage, je n'en entasse queles testes. Que j'y attache leur suitte, je multi-plieray plusieurs fois ce volume. Et combien yay-je espandu d'histoires, qui ne disent mot,lesquelles qui voudra esplucher un peu pluscurieusement, en produira infinis Essais ? Nyelles, ny mes allegations, ne servent pas tous-jours simplement d'exemple, d'authorité oud'ornement. Je ne les regarde pas seulementpar l'usage, que j'en tire. Elles portent sou-vent, hors de mon propos, la semence d'unematiere plus riche et plus hardie : et souvent àgauche, un ton plus delicat, et pour moy, quin'en veux en ce lieu exprimer d'avantage, etpour ceux qui rencontreront mon air. Retour-nant à la vertu parliere, je ne trouve pasgrand choix, entre ne sçavoir dire que mal, oune sçavoir rien que bien dire. Non est orna-mentum virile concinnitas.

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Les Sages disent, que pour le regard du sça-voir, il n'est que la philosophie, et pour le re-gard des effects, que la vertu, qui generale-ment soit propre à tous degrez, et à tousordres.

Il y a quelque chose de pareil en ces autresdeux philosophes : car ils promettent aussieternité aux lettres qu'ils escrivent à leursamis. Mais c'est d'autre façon, ets'accommodans pour une bonne fin, à la vanitéd'autruy : Car ils leur mandent, que si le soingde se faire cognoistre aux siecles advenir, et dela renommée les arreste encore au maniementdes affaires, et leur fait craindre la solitude etla retraite, où ils les veulent appeller ; qu'ilsne s'en donnent plus de peine : d'autant qu'ilsont assez de credit avec la posterité, pour leurrespondre, que ne fust que par les lettresqu'ils leur escrivent, ils rendront leur nomaussi cogneu et fameux que pourroient faireleurs actions publiques. Et outre cette diffe-rence ; encore ne sont-ce pas lettres vuides etdescharnées, qui ne se soustiennent que parun delicat chois de mots, entassez et rangez à

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une juste cadence ; ains farcies et pleines debeaux discours de sapience, par lesquelles onse rend non plus eloquent, mais plus sage, etqui nous apprennent non à bien dire, mais àbien faire. Fy de l'eloquence qui nous laisseenvie de soy, non des choses : Si ce n'est qu'ondie que celle de Cicero, estant en si extremeperfection, se donne corps elle mesme.

J'adjousteray encore un compte que nous li-sons de luy, à ce propos, pour nous faire tou-cher au doigt son naturel. Il avoit à orer en pu-blic, et estoit un peu pressé du temps, pour sepreparer à son aise : Eros, l'un de ses serfs, levint advertir, que l'audience estoit remise aulendemain : il en fut si aise, qu'il luy donna li-berté pour cette bonne nouvelle.

Sur ce subject de lettres, je veux dire cemot ; que c'est un ouvrage, auquel mes amistiennent, que je puis quelque chose : Et eusseprins plus volontiers cette forme à publier mesverves, si j'eusse eu à qui parler. Il me falloit,comme je l'ay eu autrefois, un certain com-merce, qui m'attirast, qui me soustinst, etsouslevast. Car de negocier au vent, comme

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d'autres, je ne sçauroy, que de songe : ny for-ger des vains noms à entretenir, en chose se-rieuse : ennemy juré de toute espece de falsifi-cation. J'eusse esté plus attentif, et plus seur,ayant une addresse forte et amie, que regar-dant les divers visages d'un peuple : et suis de-çeu, s'il ne m'eust mieux succedé. J'ay naturel-lement un stile comique et privé : Mais c'estd'une forme mienne, inepte aux negotiationspubliques, comme en toutes façons est monlangage, trop serré, desordonné, couppé, parti-culier : Et ne m'entens pas en lettres ceremo-nieuses, qui n'ont autre substance, que d'unebelle enfileure de paroles courtoises : Je n'ayny la faculté, ny le goust de ces longues offresd'affection et de service : Je n'en crois pastant ; et me desplaist d'en dire guere, outre ceque j'en crois. C'est bien loing de l'usagepresent : car il ne fut jamais si abjecte et ser-vile prostitution de presentations : la vie,l'ame, devotion, adoration, serf, esclave, tousces mots y courent si vulgairement, que quandils veulent faire sentir une plus expresse

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volonté et plus respectueuse, ils n'ont plus demaniere pour l'exprimer.

Je hay à mort de sentir au flateur. Qui faictque je me jette naturellement à un parler sec,rond et cru, qui tire à qui ne me cognoitd'ailleurs, un peu vers le desdaigneux.J'honnore le plus ceux que j'honnore le moins :et où mon ame marche d'une grande alle-gresse, j'oublie les pas de la contenance : etm'offre maigrement et fierement, à ceux à quije suis : et me presente moins, à qui je me suisle plus donné. Il me semble qu'ils le doiventlire en mon coeur, et que l'expression de mesparoles, fait tort à ma conception.

A bienvienner, à prendre congé, à remercier,à salüer, à presenter mon service, et tels com-pliments verbeux des loix ceremonieuses denostre civilité, je ne cognois personne si sotte-ment sterile de langage que moy.

Et n'ay jamais esté employé à faire deslettres de faveur et recommendation, que ce-luy pour qui c'estoit, n'aye trouvées seches etlasches.

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Ce sont grands imprimeurs de lettres, queles Italiens, j'en ay, ce crois-je, cent divers vo-lumes : Celles de Annibale Caro me semblentles meilleures. Si tout le papier que j'ay au-tresfois barbouillé pour les dames, estoit ennature, lors que ma main estoit veritablementemportée par ma passion, il s'en trouveroit àl'adventure quelque page digne d'estre com-muniquée à la jeunesse oysive, embabouinéede cette fureur. J'escrits mes lettres tousjoursen poste, et si precipiteusement, que quoy queje peigne insupportablement mal, j'aymemieux escrire de ma main, que d'y en em-ployer un'autre, car je n'en trouve point quime puisse suivre, et ne les transcrits jamais :J'ay accoustumé les grands, qui me co-gnoissent, à y supporter des litures et destrasseures, et un papier sans plieure et sansmarge. Celles qui me coustent le plus, sontcelles qui valent le moins : Depuis que je lestraine, c'est signe que je n'y suis pas. Je com-mence volontiers sans project ; le premiertraict produit le second. Les lettres de cetemps, sont plus en bordures et prefaces, qu'en

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matiere : Comme j'ayme mieux composer deuxlettres, que d'en clorre et plier une ; et resignetousjours cette commission à quelque autre :de mesme quand la matiere est achevée, jedonrois volontiers à quelqu'un la charge d'yadjouster ces longues harangues, offres, etprieres, que nous logeons sur la fin, et desireque quelque nouvel usage nous en descharge :Comme aussi de les inscrire d'une legende dequalitez et tiltres, pour ausquels ne broncher,j'ay maintesfois laissé d'escrire, et notammentà gens de justice et de finance. Tantd'innovations d'offices, une si difficile dispen-sation et ordonnance de divers nomsd'honneur ; lesquels estans si cherement ache-tez, ne peuvent estre eschangez, ou oubliezsans offence. Je trouve pareillement de mau-vaise grace, d'en charger le front et inscriptiondes livres, que nous faisons imprimer.

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Chapitre 40Que le goust des biens etdes maux despend enbonne partie de l'opinionque nous en avonsLES hommes (dit une sentence Grecque an-cienne) sont tourmentez par les opinions qu'ilsont des choses, non par les choses mesmes. Il yauroit un grand poinct gaigné pour le soulage-ment de nostre miserable condition humaine,qui pourroit establir cette proposition vraye

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tout par tout. Car si les maux n'ont entrée ennous, que par nostre jugement, il semble qu'ilsoit en nostre pouvoir de les mespriser oucontourner à bien. Si les choses se rendent ànostre mercy, pourquoy n'en chevirons nous,ou ne les accommoderons nous à nostre advan-tage ? Si ce que nous appellons mal et tour-ment, n'est ny mal ny tourment de soy, ainsseulement que nostre fantasie luy donne cettequalité, il est en nous de la changer : et enayant le choix, si nul ne nous force, noussommes estrangement fols de nous banderpour le party qui nous est le plus ennuyeux :et de donner aux maladies, à l'indigence et aumespris un aigre et mauvais goust, si nous leleur pouvons donner bon : et si la fortune four-nissant simplement de matiere, c'est à nous deluy donner la forme. Or que ce que nous appel-lons mal, ne le soit pas de soy, ou au moins telqu'il soit, qu'il depende de nous de luy donnerautre saveur, et autre visage (car tout revientà un) voyons s'il se peut maintenir.

Si l'estre originel de ces choses que nouscraignons, avoit credit de se loger en nous de

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son authorité, il logeroit pareil et semblable entous : car les hommes sont tous d'une espece :et sauf le plus et le moins, se trouvent garnisde pareils outils et instruments pour concevoiret juger : Mais la diversité des opinions, quenous avons de ces choses là, montre claire-ment qu'elles n'entrent en nous que par com-position : Tel à l'adventure les loge chez soy enleur vray estre, mais mille autres leurdonnent un estre nouveau et contraire chezeux.

Nous tenons la mort, la pauvreté et la dou-leur pour nos principales parties.

Or cette mort que les uns appellent deschoses horribles la plus horrible, qui ne sçaitque d'autres la nomment l'unique port destourmens de ceste vie ? le souverain bien denature ? seul appuy de nostre liberté ? et com-mune et prompte recepte à tous maux ? Etcomme les uns l'attendent tremblans et ef-frayez, d'autres la supportent plus aysementque la vie.

Celuy-la se plaint de sa facilité :

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Mors utinam pavidos vita subducere nolles,Sed virtus te sola daret !

Or laissons ces glorieux courages : Theodo-rus respondit à Lysimachus menaçant de letuer : Tu feras un grand coup d'arriver à laforce d'une cantharide. La plus part des Philo-sophes se treuvent avoir ou prevenu par des-sein, ou hasté et secouru leur mort.

Combien voit-on de personnes populaires,conduictes à la mort, et non à une mortsimple, mais meslee de honte, et quelquefoisde griefs tourmens, y apporter une telle asseu-rance, qui par opiniatreté, qui par simplessenaturelle, qu'on n'y apperçoit rien de changéde leur estat ordinaire : establissans leurs af-faires domestiques, se recommandans à leursamis, chantans, preschans et entretenans lepeuple : voire y meslans quelquefois des motspour rire, et beuvans à leurs cognoissans, aus-si bien que Socrates ? Un qu'on menoit au gi-bet, disoit que ce ne fust pas par telle ruë, caril y avoit danger qu'un marchant luy fistmettre la main sur le collet, à cause d'un vieuxdebte. Un autre disoit au bourreau qu'il ne le

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touchast pas à la gorge, de peur de le fairetressaillir de rire, tant il estoit chatouilleux :l'autre respondit à son confesseur, qui luy pro-mettoit qu'il soupperoit ce jour là avec nostreSeigneur, Allez vous y en vous, car de ma partje jeusne. Un autre ayant demandé à boire, etle bourreau ayant beu le premier, dit ne vou-loir boire apres luy, de peur de prendre la ve-rolle. Chacun à ouy faire le conte du Picard,auquel estant à l'eschelle on presente unegarse, et que (comme nostre justice permetquelquefois) s'il la vouloit espouser, on luysauveroit la vie : luy l'ayant un peu contem-plee, et apperçeu qu'elle boittoit : Attache,attache, dit-il, elle cloche. Et on dit de mesmesqu'en Dannemarc un homme condamné àavoir la teste tranchee, estant sur l'eschaffaut,comme on luy presenta une pareille condition,la refusa, par ce que la fille qu'on luy offrit,avoit les jouës avallees, et le nez trop pointu.Un valet à Thoulouse accusé d'heresie, pourtoute raison de sa creance, se rapportoit àcelle de son maistre, jeune escolier prisonnieravec luy, et ayma mieux mourir, que se laisser

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persuader que son maistre peust errer. Nouslisons de ceux de la ville d'Arras, lors que leRoy Loys unziesme là print, qu'il s'en trouvabon nombre parmy le peuple qui se laisserentpendre, plustost que de dire, Vive le Roy. Etde ces viles ames de bouffons, il s'en est trouvéqui n'ont voulu abandonner leur gaudisserieen la mort mesme. Celuy à qui le bourreaudonnoit le branle, s'escria, Vogue la gallee, quiestoit son refrain ordinaire. Et l'autre qu'onavoit couché sur le point de rendre sa vie lelong du foier sur une paillasse, à qui le mede-cin demandant où le mal le tenoit ; Entre lebanc et le feu, respondit-il. Et le prestre, pourluy donner l'extreme onction, cherchant sespieds, qu'il avoit reserrez et contraints par lamaladie : Vous les trouverez, dit-il, au bout demes jambes. A l'homme qui l'exhortoit de serecommander à Dieu, Qui y va ? demanda-il :et l'autre respondant, Ce sera tantost vousmesmes, s'il luy plait : Y fusse-je bien demainau soir, repliqua-il : Recommandez vous seule-ment à luy, suivit l'autre, vous y serez bien

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tost : Il vaut donc mieux, adjousta-il, que jeluy porte mes recommandations moy-mesmes.

Au Royaume de Narsingue encoresaujourd'huy, les femmes de leurs prestres sontvives ensevelies avec le corps de leurs maris.Toutes autres femmes sont bruslees aux fune-railles des leurs : non constamment seule-ment, mais gaïement. A la mort du Roy, sesfemmes et concubines, ses mignons et tous sesofficiers et serviteurs, qui font un peuple, sepresentent si allegrement au feu ou son corpsest bruslé, qu'ils montrent prendre à grandhonneur d'y accompaigner leur maistre.

Pendant nos dernieres guerres de Milan, ettant de prises et récousses, le peuple impa-tient de si divers changemens de fortune, printtelle resolution à la mort, que j'ay ouy dire àmon pere, qu'il y veit tenir comte de bien vingtet cinq maistres de maison, qui s'estoientdeffaits-eux mesmes en une sepmaine : Acci-dent approchant à celuy des Xanthiens, les-quels assiegez par Brutus se precipiterentpesle mesle hommes, femmes, et enfans à unsi furieux appetit de mourir, qu'on ne fait rien

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pour fuir la mort, que ceux-cy ne fissent pourfuir la vie : en maniere qu'à peine peut Brutusen sauver un bien petit nombre.

Toute opinion est assez forte, pour se faireespouser au prix de la vie. Le premier articlede ce courageux serment, que la Grece jura, etmaintint, en la guerre Medoise, ce fut, quechacun changeeroit plustost la mort à vie, queles loix Persiennes aux leurs. Combien void onde monde en la guerre des Turcs et des Grecs,accepter plustost la mort tres-aspre, que de sedescirconcire pour se baptizer ? Exemple de-quoy nulle sorte de religion est incapable.

Les Roys de Castille ayants banni de leurterre, les Juifs, le Roy Jehan de Portugal leurvendit à huict escus pour teste, la retraicteaux siennes pour un certain temps : à condi-tion, que iceluy venu, ils auroient à les vuider :et luy promettoit fournir de vaisseaux à lestrajecter en Afrique. Le jour arrive, lequel pas-sé il estoit dit, que ceux qui n'auroient obeï,demeureroient esclaves : les vaisseaux leurfurent fournis escharcement : et ceux qui s'yembarquerent, rudement et villainement

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traittez par les passagers : qui outre plusieursautres indignitez les amuserent sur mer, tan-tost avant, tantost arriere, jusques à ce qu'ilseussent consumé leurs victuailles, etcontreints d'en acheter d'eux si cherement etsi longuement, qu'on ne les mit à bord, qu'ilsne fussent du tout en chemise. La nouvelle decette inhumanité, rapportee à ceux qui es-toient en terre, la plus part se resolurent à laservitude : aucuns firent contenance de chan-ger de religion. Emmanuel successeur de Je-han, venu à la couronne, les meit premiere-ment en liberté, et changeant d'advis depuis,leur ordonna de sortir de ses païs, assignanttrois ports à leur passage. Il esperoit, ditl'Evesque Osorius, non mesprisable historienLatin, de noz siecles : que la faveur de la liber-té, qu'il leur avoit rendue, aiant failli de lesconvertir au Christianisme, la difficulté de secommetre à la volerie des mariniers ;d'abandonner un païs, où ils estoient habituez,avec grandes richesses, pour s'aller jetter enregion incognue et estrangere, les y rameine-roit. Mais se voyant decheu de son esperance,

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et eux tous deliberez au passage : il retranchadeux des ports, qu'il leur avoit promis : affinque la longueur et incommodité du traject enreduisist aucuns : ou qu'il eust moien de lesamonceller tous à un lieu, pour une plusgrande commodité de l'execution qu'il avoitdestinée. Ce fut, qu'il ordonna qu'on arrachastd'entre les mains des peres et des meres, tousles enfans au dessous de quatorze ans, pourles transporter hors de leur veüe et conversa-tion, en lieu où ils fussent instruits à nostrereligion. Il dit que cet effect produisit un hor-rible spectacle : la naturelle affection d'entreles peres et enfants, et de plus, le zele à leurancienne creance, combattant à l'encontre decette violente ordonnance. Il fut veu commu-nement des peres et meres se deffaisants euxmesmes : et d'un plus rude exemple encore,precipitants par amour et compassion, leursjeunes enfans dans des puits, pour fuir à laloy. Audemeurant le terme qu'il leur avoit pre-fix expiré, par faute de moiens, ils se remirenten servitude. Quelques uns se feirent Chres-tiens : de la foy desquels, ou de leur race,

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encore aujourd'huy, cent ans apres, peu dePortugais s'asseurent : quoy que la coustumeet la longueur du temps, soient bien plusfortes conseilleres à telles mutations, quetoute autre contreinte. En la ville de Castel-nau Darry, cinquante Albigeois heretiques,souffrirent à la fois, d'un courage determiné,d'estre bruslez vifs en un feu, avant desad-vouer leurs opinions. Quoties non modo duc-tores nostri, dit Cicero, sed universi etiam exer-citus, ad non dubiam mortem concurrerunt ?

J'ay veu quelqu'un de mes intimes amiscourre la mort à force, d'une vraye affection, etenracinee en son coeur par divers visages dediscours, que je ne luy sçeu rabatre : et à lapremiere qui s'offrit coiffee d'un lustred'honneur, s'y precipiter hors de toute appa-rence, d'une fin aspre et ardente.

Nous avons plusieurs exemples en nostretemps de ceux, jusques aux enfans, qui decraincte de quelque legere incommodité, sesont donnez à la mort. Et à ce propos, que necraindrons nous, dit un ancien, si nous crai-gnons ce que la couardise mesme a choisi pour

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sa retraitte ? D'enfiler icy un grand rolle deceux de tous sexes et conditions, et de toutessectes, és siecles plus heureux, qui ont ou at-tendu la mort constamment, ou recerchee vo-lontairement : et recherchee non seulementpour fuir les maux de cette vie, mais aucunspour fuir simplement la satieté de vivre : etd'autres pour l'esperance d'une meilleurecondition ailleurs, je n'auroy jamais fait. Et enest le nombre si infini, qu'à la verité j'auroymeilleur marché de mettre en compte ceux quil'ont crainte.

Cecy seulement. Pyrrho le Philosophe setrouvant un jour de grande tourmente dans unbatteau, montroit à ceux qu'il voyoit les pluseffrayez autour de luy, et les encourageoit parl'exemple d'un pourceau, qui y estoit, nulle-ment soucieux de cet orage. Oserons nous doncdire que cet advantage de la raison, dequoynous faisons tant de feste, et pour le respectduquel nous nous tenons maistres et Empe-reurs du reste des creatures, ait esté mis ennous, pour nostre tourment ? A quoy faire lacognoissance des choses, si nous en devenons

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plus lasches ? si nous en perdons le repos et latranquilité, où nous serions sans cela ? et sielle nous rend de pire condition que le pour-ceau de Phyrro ? L'intelligence qui nous a estédonnée pour nostre plus grand bien,l'employerons nous à nostre ruine ; combatansle dessein de nature, et l'universel ordre deschoses, qui porte que chacun use de ses utilset moyens pour sa commodité ?

Bien, me dira l'on, vostre regle serve à lamort ; mais que direz vous de l'indigence ? quedirez vous encor de la douleur, qu'Aristippus,Hieronymus et la pluspart des sages, ont esti-mé le dernier mal : et ceux qui le nioient deparole, le confessoient par effect ? Possidoniusestant extremement tourmenté d'une maladieaiguë et douloureuse, Pompeius le fut voir, ets'excusa d'avoir prins heure si importune pourl'ouyr deviser de la Philosophie : Ja à Dieu neplaise, luy dit Possidonius, que la douleurgaigne tant sur moy, qu'elle m'empesche d'endiscourir : et se jetta sur ce mesme propos dumespris de la douleur. Mais ce pendant ellejoüoit son rolle, et le pressoit incessamment :

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A quoy il s'escrioit : Tu as beau faire douleur,si ne diray je pas, que tu sois mal. Ce contequ'ils font tant valoir, que porte-il pour le mes-pris de la douleur ? il ne debat que du mot. Etce pendant si ces pointures ne l'esmeuvent,pourquoy en rompt-il son propos ? pourquoypense-il faire beaucoup de ne l'appeller pasmal ?

Icy tout ne consiste pas en l'imagination.Nous opinions du reste ; c'est icy la certainescience, qui jouë son rolle, nos sens mesmes ensont juges :

Qui nisi sunt veri, ratio quoque falsa sitomnis.

Ferons nous accroire à nostre peau, que lescoups d'estriviere la chatoüillent ? et à nostregoust que l'aloé soit du vin de Graves ? Lepourceau de Pyrrho est icy de nostre escot. Ilest bien sans effroy à la mort : mais si on lebat, il crie et se tourmente : Forcerons nous lagenerale loy de nature, qui se voit en tout cequi est vivant sous le ciel, de trembler sous ladouleur ? Les arbres mesmes semblent gemiraux offences. La mort ne se sent que par le

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discours, d'autant que c'est le mouvement d'uninstant :

Aut fuit, aut veniet, nihil est præsentis inilla,

Morsque minus poenæ, quam mora mortishabet.

Mille bestes, mille hommes sont plustostmorts, que menassés. Aussi ce que nous disonscraindre principalement en la mort, c'est ladouleur son avant-coureuse coustumiere.

Toutesfois, s'il en faut croire un saint pere,malam mortem non facit, nisi quod sequiturmortem. Et je diroy encore plus vraysembla-blement, que ny ce qui va devant, ny ce quivient apres, n'est des appartenances de lamort. Nous nous excusons faussement. Et jetrouve par experience, que c'est plustostl'impatience de l'imagination de la mort, quinous rend impatiens de la douleur : et quenous la sentons doublement grieve, de cequ'elle nous menace de mourir. Mais la raisonaccusant nostre lascheté, de craindre chose sisoudaine, si inevitable, si insensible, nous pre-nons cet autre pretexte plus excusable.

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Tous les maux qui n'ont autre danger quedu mal, nous les disons sans danger. Celuydes dents, ou de la goutte, pour grief qu'il soit,d'autant qu'il n'est pas homicide, qui le met enconte de maladie ? Or bien presupposons le,qu'en la mort nous regardons principalementla douleur. Comme aussi la pauvreté n'a rien àcraindre, que cela, qu'elle nous jette entre sesbras par la soif, la faim, le froid, le chaud, lesveilles, qu'elle nous fait souffrir.

Ainsi n'ayons affaire qu'à la douleur. Je leurdonne que ce soit le pire accident de nostreestre : et volontiers. Car je suis l'homme dumonde qui luy veux autant de mal, et qui lafuis autant, pour jusques à present n'avoir paseu, Dieu mercy, grand commerce avec elle ;mais il est en nous, sinon de l'aneantir, aumoins de l'amoindrir par patience : et quandbien le corps s'en esmouveroit, de maintenir ceneant-moins l'ame et la raison en bonnetrampe.

Et s'il ne l'estoit, qui auroit mis en credit, lavertu, la vaillance, la force, la magnanimité etla resolution ? où jouëroyent elles leur rolle,

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s'il n'y a plus de douleur à deffier ? Avida estpericuli virtus. S'il ne faut coucher sur la dure,soustenir armé de toutes pieces la chaleur dumidy, se paistre d'un cheval, et d'un asne, sevoir detailler en pieces, et arracher une balled'entre les os, se souffrir recoudre, cauterizeret sonder, par où s'acquerra l'advantage quenous voulons avoir sur le vulgaire ? C'est bienloing de fuir le mal et la douleur, ce que disentles Sages, que des actions égallement bonnes,celle-là est plus souhaitable à faire, où il y aplus de peine. Non enim hilaritate, nec lasci-via, nec risu, aut joco comite levitatis, sed sæpeetiam tristes firmitate et constantia sunt beati.Et à cette cause il a esté impossible de persua-der à nos peres, que les conquestes faites parvive force, au hazard de la guerre, ne fussentplus advantageuses, que celles qu'on fait entoute seureté par pratiques et menees :

Lætius est, quoties magno sibi constathonestum.

D'avantage cela nous doit consoler, que na-turellement, si la douleur est violente, elle estcourte : si elle est longue, elle est legere : si

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gravis, brevis : si longus, levis. Tu ne la senti-ras guere long temps, si tu la sens trop : ellemettra fin à soy, ou à toy : l'un et l'autre re-vient à un. Si tu ne la portes, elle t'emportera.Memineris maximos morte finiri ; parvos mul-ta habere intervalla requietis : mediocrium nosesse dominos : ut si tolerabiles sint, feramus :sin minus, e vita, quum ea non placeat, tan-quam e theatro exeamus.

Ce qui nous fait souffrir avec tantd'impatience la douleur, c'est de n'estre pas ac-coustumez de prendre nostre principal conten-tement en l'ame, de ne nous attendre point as-sez à elle, qui est seule et souveraine mais-tresse de nostre condition. Le corps n'a, sauf leplus et le moins, qu'un train et qu'un pli. Elleest variable en toute sorte de formes, et rengeà soy, et à son estat, quel qu'il soit, les senti-ments du corps, et tous autres accidents. Pour-tant la faut il estudier, et enquerir ; et es-veiller en elle ses ressorts tout-puissants. Iln'y a raison, ny prescription, ny force, quivaille contre son inclination et son chois. Detant de milliers de biais, qu'elle a en sa

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disposition, donnons luy en un, propre ànostre repos et conservation : nous voyla noncouverts seulement de toute offense, mais gra-tifiez mesmes et flattez, si bon luy semble, desoffenses et des maux.

Elle faict son profit indifferemment de tout.L'erreur, les songes, luy servent utilement,comme une loyale matiere, à nous mettre à ga-rant, et en contentement.

Il est aisé à voir, que ce qui aiguise en nousla douleur et la volupté, c'est la pointe denostre esprit. Les bestes, qui le tiennent sousboucle, laissent aux corps leurs sentimentslibres et naifs : et par consequent uns, à peupres, en chasque espece, ainsi qu'ellesmontrent par la semblable application deleurs mouvements. Si nous ne troublions ennoz membres, la jurisdiction qui leur appar-tient en cela : il est à croire, que nous en se-rions mieux, et que nature leur a donné unjuste et moderé temperament, envers la volup-té et envers la douleur. Et ne peut faillird'estre juste, estant egal et commun. Maispuis que nous nous sommes emancipez de ses

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reigles, pour nous abandonner à la vagabondeliberté de noz fantasies : au moins aydonsnous à les plier du costé le plus aggreable.

Platon craint nostre engagement aspre à ladouleur et à la volupté, d'autant qu'il oblige etattache par trop l'ame au corps : moy plustostau rebours, d'autant qu'il l'en desprent etdesclouë.

Tout ainsi que l'ennemy se rend plus aspre ànostre fuite, aussi s'enorgueillit la douleur, ànous voir trembler soubs elle. Elle se rendrade bien meilleure composition, à qui luy ferateste : il se faut opposer et bander contre. Ennous acculant et tirant arriere, nous appellonsà nous et attirons la ruyne, qui nous menasse.Comme le corps est plus ferme à la charge enle roidissant : ainsin est l'ame.

Mais venons aux exemples, qui sont propre-ment du gibier des gens foibles de reins,comme moy : où nous trouverons qu'il va de ladouleur, comme des pierres qui prennent cou-leur, ou plus haute, ou plus morne, selon lafeuille où lon les couche, et qu'elle ne tientqu'autant de place en nous, que nous luy en

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faisons. Tantum doluerunt, quantum dolori-bus se inserverunt. Nous sentons plus un coupde rasoir du Chirurgien, que dix coups d'espeeen la chaleur du combat. Les douleurs del'enfantement, par les Medecins, et par Dieumesme estimees grandes, et que nous passonsavec tant de ceremonies, il y a des nations en-tieres, qui n'en font nul compte. Je laisse àpart les femmes Lacedemoniennes : mais auxSouisses parmy nos gens de pied, quel change-ment y trouvez vous ? sinon que trottans apresleurs maris, vous leur voyez aujourd'huy por-terau col l'enfant, qu'elles avoient hyer auventre : et ces Ægyptiennes contre-faictes ra-massées d'entre nous, vont elles mesmes laverles leurs, qui viennent de naistre, et prennentleur baing en la plus prochaine riviere. Outretant de garces qui desrobent tous les joursleurs enfants en la generation comme en laconception, cette belle et noble femme de Sabi-nus Patricien Romain, pour l'interest d'autruyporta seule et sans secours et sans voix et ge-missemens l'enfantement de deux jumeaux.Un simple garçonnet de Lacedemone, ayant

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derobé un renard (car ils craignoient encoreplus la honte de leur sottise au lareçin, quenous ne craignons la peine de nostre malice) etl'ayant mis souz sa cappe, endura plustostqu'il luy eust rongé le ventre, que de se des-couvrir. Et un autre, donnant de l'encens à unsacrifice, se laissa brusler jusques à l'os, parun charbon tombé dans sa manche, pour netroubler le mystere. Et s'en est veu un grandnombre pour le seul essay de vertu, suivantleur institution, qui ont souffert en l'aage desept ans, d'estre foüettez jusques à la mort,sans alterer leur visage. Et Cicero les a veuzse battre à trouppes : de poings, de pieds, et dedents, jusques à s'evanouir avant qued'advoüer estre vaincus. Nunquam naturammos vinceret : est enim ea semper invicta ; sednos umbris, delitiis, otio, languore, desidia,animum infecimus : opinionibus malóque moredelinitum mollivimus. Chacun sçait l'histoirede Scevola, qui s'estant coulé dans le camp en-nemy, pour en tuer le chef, et ayant faillyd'attaincte, pour reprendre son effect d'uneplus estrange invention, et descharger sa

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patrie, confessa à Porsenna, qui estoit le Royqu'il vouloit tuer, non seulement son desseing,mais adjousta qu'il y avoit en son camp ungrand nombre de Romains complices de sonentreprise tels que luy. Et pour montrer quelil estoit, s'estant faict apporter un brasier, veitet souffrit griller et rostir son bras, jusques àce que l'ennemy mesme en ayant horreur,commanda oster le brasier. Quoy, celuy qui nedaigna interrompre la lecture de son livre pen-dant qu'on l'incisoit ? Et celuy, qui s'obstina àse mocquer et à rire à l'envy des maux, qu'onluy faisoit : de façon que la cruauté irritée desbourreaux qui le tenoyent, et toutes les inven-tions des tourmens redoublez les uns sur lesautres luy donnerent gaigné ? Mais c'estoit unPhilosophe. Quoy ? un gladiateur de Cæsar,endura tousjours riant qu'on luy sondast et de-taillast ses playes. Quis mediocris gladiatoringemuit ? quis vultum mutavit unquam ?Quis non modo stetit, verum etiam decubuitturpiter ? Quis cum decubuisset, ferrum reci-pere jussus, collun contraxit ? Meslons y lesfemmes. Qui n'a ouy parler à Paris de celle,

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qui se fit escorcher pour seulement en acque-rir le teint plus frais d'une nouvelle peau ? Il yen a qui se sont fait arracher des dents viveset saines, pour en former la voix plus molle, etplus grasse, ou pour les ranger en meilleurordre. Combien d'exemples du mespris de ladouleur avons nous en ce genre ? Que nepeuvent elles ? Que craignent elles, pour peuqu'il y ait d'agencement à esperer en leurbeauté ?

Vellere queis cura est albos a stirpe capillos,Et faciem dempta pelle referre novam.

J'en ay veu engloutir du sable, de la cendre,et se travailler à point nommé de ruiner leurestomac, pour acquerir les pasles couleurs.Pour faire un corps bien espagnolé, quelle ge-henne ne souffrent elles guindées et sanglées,avec de grosses coches sur les costez, jusques àla chair vive ? ouy quelques fois à en mourir.

Il est ordinaire à beaucoup de nations denostre temps, de se blesser à escient, pourdonner foy à leur parole : et nostre Roy en re-cite des notables exemples, de ce qu'il en a veuen Poloigne, et en l'endroit de luy mesme.

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Mais outre ce que je sçay en avoir esté imitéen France par aucuns, quand je veins de cesfameux Estats de Blois, j'avois veu peu aupa-ravant une fille en Picardie, pour tesmoignerl'ardeur de ses promesses, et aussi saconstance, se donner du poinçon, qu'elle por-toit en son poil, quatre ou cinq bons coupsdans le bras, qui luy faisoient craquetter lapeau, et la saignoient bien en bon escient. LesTurcs se font de grandes escarres pour leursdames : et afin que la merque y demeure, ilsportent soudain du feu sur la playe, et l'ytiennent un temps incroyable, pour arrester lesang, et former la cicatrice. Gents qui l'ontveu, l'ont escrit, et me l'ont juré. Mais pour dixaspres, il se trouve tous les jours entre eux quise donnera une bien profonde taillade dans lebras, ou dans les cuisses.

Je suis bien ayse que les tesmoins nous sontplus à main, où nous en avons plus affaire.Car la Chrestienté nous en fournit à suffi-sance. Et apres l'exemple de nostre sainctguide, il y en a eu force, qui par devotion ontvoulu porter la croix. Nous apprenons par

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tesmoing tres-digne de foy, que le Roy S. Loysporta la here jusques à ce que sur sa vieillesse,son confesseur l'en dispensa ; et que tous lesVendredis, il se faisoit battre les espaules parson prestre, de cinq chainettes de fer, que pourcet effet on portoit emmy ses besongnes denuict. Guillaume nostre dernier Duc deGuyenne, pere de cette Alienor, qui transmitce Duché aux maisons de France etd'Angleterre, porta les dix ou douze derniersans de sa vie, continuellement un corps de cui-rasse, sous un habit de religieux, par peni-tence. Foulques Comte d'Anjou alla jusques enJerusalem, pour là se faire foëter à deux deses valets, la corde au col, devant le sepulchrede nostre Seigneur. Mais ne voit-on encoretous les jours au Vendredy S. en divers lieuxun grand nombre d'hommes et femmes sebattre jusques à se déchirer la chair et perçerjusques aux os ? Cela ay-je veu souvent etsans enchantement. Et disoit-on (car ils vontmasquez) qu'il y en avoit, qui pour de l'argententreprenoient en cela de garantir la religiond'autruy ; par un mespris de la douleur,

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d'autant plus grand, que plus peuvent leséguillons de la devotion, que de l'avarice.

Q. Maximus enterra son fils Consulaire : M.Cato le sien Preteur designé : et L. Paulus lessiens deux en peu de jours, d'un visage rassis,et ne portant nul tesmoignage de deuil. Je di-sois en mes jours, de quelqu'un en gossant,qu'il avoit choué la divine justice. Car la mortviolente de trois grands enfants, luy ayant es-té envoyée en un jour, pour un aspre coup deverge, comme il est à croire : peu s'en fallutqu'il ne la print à faveur et gratification singu-liere du ciel. Je n'ensuis pas ces humeursmonstrueuses : mais j'en ay perdu en nourrice,deux ou trois, sinon sans regret, au moinssans fascherie. Si n'est-il guere accident, quitouche plus au vif les hommes. Je voy assezd'autres communes occasions d'affliction, qu'àpeine sentiroy-je, si elles me venoyent. Et enay mesprisé quand elles me sont venues, decelles ausquelles le monde donne une si atrocefigure, que je n'oserois m'en vanter au peuplesans rougir. Ex quo intelligitur, non in natura,sed in opinione esse ægritudinem.

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L'opinion est une puissante partie, hardie,et sans mesure. Qui rechercha jamais de tellefaim la seurté et le repos, qu'Alexandre et Cæ-sar ont faict l'inquietude et les difficultez ? Te-rez le Pere de Sitalcez souloit dire que quandil ne faisoit point la guerre, il luy estoit advisqu'il n'y avoit point difference entre luy et sonpallefrenier.

Caton Consul, pour s'asseurer d'aucunesvilles en Espaigne, ayant seulement interdictaux habitans d'icelles, de porter les armes :grand nombre se tuerent : Ferox gens, nullamvitam rati sine armis esse. Combien en sça-vons nous qui ont fuy la douceur d'une vietranquille, en leurs maisons parmy leurs co-gnoissans, pour suivre l'horreur des desers in-habitables ; et qui se sont jettez à l'abjection,vilité, et mespris du monde, et s'y sont pleuzjusques à l'affectation ? Le Cardinal Borrome,qui mourut dernierement à Milan, au milieude la desbauche, à quoy le convioyt et sa no-blesse, et ses grandes richesses, et l'air del'Italie, et sa jeunesse, se maintint en uneforme de vie si austere, que la mesme robbe

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qui luy servoit en esté, luy servoit en hyver :n'avoit pour son coucher que la paille : et lesheures qui luy restoyent des occupations de sacharge, il les passoit estudiant continuelle-ment, planté sur ses genoux, ayant un peud'eau et de pain à costé de son livre : qui estoittoute la provision de ses repas, et tout letemps qu'il y employoit. J'en scay qui à leurescient ont tiré et proffit et avancement du co-cuage, dequoy le seul nom effraye tant degens. Si la veuë n'est le plus necessaire de nossens, il est au moins le plus plaisant : mais lesplus plaisans et utiles de noz membres,semblent estre ceux qui servent à nous engen-drer : toutesfois assez de gens les ont pris enhayne mortelle, pour cella seulement, qu'ilsestoient trop aymables ; et les ont rejettez àcause de leur prix. Autant en opina des yeux,celuy qui se les creva.

La plus commune et plus saine part deshommes, tient à grand heur l'abondance desenfants : moy et quelques autres, à pareil heurle defaut.

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Et quand on demande à Thales pourquoy ilne se marie point : il respond, qu'il n'aymepoint à laisser lignée de soy.

Que nostre opinion donne prix aux choses ;il se void par celles en grand nombre, aus-quelles nous ne regardons pas seulement, pourles estimer : ains à nous. Et ne considerons nyleurs qualitez, ny leurs utilitez, mais seule-ment nostre coust à les recouvrer : comme sic'estoit quelque piece de leur substance : et ap-pellons valeur en elles, non ce qu'elles ap-portent, mais ce que nous y apportons. Surquoy je m'advise, que nous sommes grandsmesnagers de nostre mise. Selon qu'elle poise,elle sert, de ce mesmes qu'elle poise. Nostreopinion ne la laisse jamais courir à faux fret.L'achat donne tiltre au diamant, et la difficul-té à la vertu, et la douleur à la devotion, etl'aspreté à la medecine.

Tel pour arriver à la pauvreté jetta ses es-cus en cette mesme mer, que tant d'autresfouillent de toutes pars pour y pescher des ri-chesses. Epicurus dit que l'estre riche n'estpas soulagement, mais changement d'affaires.

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De vray, ce n'est pas la disette, c'est plustostl'abondance qui produict l'avarice. Je veuxdire mon experience autour de ce subject.

J'ay vescu en trois sortes de condition, de-puis estre sorty de l'enfance. Le premiertemps, qui a duré pres de vingt années, je lepassay, n'aiant autres moyens, que fortuites,et despendant de l'ordonnance et secoursd'autruy, sans estat certain et sans prescrip-tion. Ma despence se faisoit d'autant plus alle-grement et avec moins de soing, qu'elle estoittoute en la temerité de la fortune. Je ne fu ja-mais mieux. Il ne m'est oncques avenu detrouver la bourçe de mes amis close : m'estantenjoint au delà de toute autre necessité, la ne-cessité de ne faillir au terme que j'avoy prins àm'acquiter, lequel ils m'ont mille fois alongé,voyant l'effort que je me faisoy pour leur satis-faire : en maniere que j'en rendoy une loyautémesnagere, et aucunement piperesse. Je sensnaturellement quelque volupté à payer ;comme si je deschargeois mes espaules d'unennuyeux poix, et de cette image de servitude.Aussi qu'il y a quelque contentement qui me

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chatouille à faire une action juste, et contenterautruy. J'excepte les payements où il faut ve-nir à marchander et conter : car si je ne trouveà qui en commettre la charge, je les esloignehonteusement et injurieusement tant que jepuis, de peur de cette altercation, à laquelle etmon humeur et ma forme de parler est du toutincompatible. Il n'est rien que je hayssecomme à marchander : c'est un pur commercede trichoterie et d'impudence. Apres une heurede debat et de barguignage, l'un et l'autreabandonne sa parolle et ses sermens pour cinqsous d'amendement. Et si empruntois avec de-sadvantage. Car n'ayant point le coeur de re-querir en presence, j'en renvoyois le hazardsur le papier, qui ne fait guere d'effort, et quipreste grandement la main au refuser. Je meremettois de la conduitte de mon besoing plusgayement aux astres, et plus librement que jen'ay faict depuis à ma providence et à monsens.

La plus part des mesnagers estiment hor-rible de vivre ainsin en incertitude ; et nes'advisent pas, premierement, que la plus part

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du monde vit ainsi. Combien d'honnesteshommes ont rejetté tout leur certain àl'abandon, et le font tous les jours, pour cer-cher le vent de la faveur des Roys et de la for-tune ? Cæsar s'endebta d'un million d'or outreson vaillant, pour devenir Cæsar. Et combiende marchans commencent leur trafique par lavente de leur metairie, qu'ils envoyent auxIndes.

Tot per impotentia freta !En une si grande siccité de devotion, nous

avons mille et mille Colleges, qui la passentcommodément, attendans tous les jours de laliberalité du Ciel, ce qu'il faut à eux disner.

Secondement, ils ne s'advisent pas, quecette certitude, sur laquelle ils se fondent,n'est guere moins incertaine et hazardeuseque le hazard mesme. Je voy d'aussi pres lamisere au delà de deux mille escus de rente,que si elle estoit tout contre moy. Car outre ceque le sort a dequoy ouvrir cent breches à lapauvreté au travers de nos richesses, n'yayant souvent nul moyen entre la supreme etinfime fortune.

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Fortuna vitrea est : tum, quum splendet,frangitur.

Et envoyer cul sur pointe toutes nos def-fences et levées ; je trouve que par diversescauses, l'indigence se voit autant ordinaire-ment logée chez ceux qui ont des biens, quechez ceux qui n'en ont point : et qu'àl'avanture est elle aucunement moins incom-mode, quand elle est seule, que quand elle serencontre en compagnie des richesses : Ellesviennent plus de l'ordre, que de la recepte :Faber est suæ quisque fortunæ. Et me sembleplus miserable un riche malaisé, necessiteux,affaireux, que celuy qui est simplementpauvre. In divitiis inopes, quod genus egestatisgravissimum est.

Les plus grands princes et plus riches, sontpar pauvreté et disette poussez ordinairementà l'extreme necessité. Car en est-il de plus ex-treme, que d'en devenir tyrans, et injustesusurpateurs des biens de leurs subjets ?

Ma seconde forme, ç'a esté d'avoir del'argent. A quoy m'estant prins, j'en fis bientost des reserves notables selon ma condition :

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n'estimant pas que ce fust avoir, sinon autantqu'on possede outre sa despence ordinaire : nyqu'on se puisse fier du bien, qui est encore enesperance de recepte, pour claire qu'elle soit.Car quoy, disoy-je, si j'estois surpris d'un tel,où d'un tel accident ? Et à la suitte de cesvaines et vitieuses imaginations, j'allois fai-sant l'ingenieux à prouvoir par cette superfluereserve à tous inconveniens : Et sçavois encorerespondre à celuy qui m'alleguoit que lenombre des inconveniens estoit trop infiny ;que si ce n'estoit à tous, c'estoit à aucuns etplusieurs. Cela ne se passoit pas sans peniblesollicitude. J'en faisoy un secret : et moy, quiose tant dire de moy, ne parloy de mon argent,qu'en mensonge : comme font les autres, quis'appauvrissent riches, s'enrichissentpauvres : et dispensent leur conscience de netesmoigner jamais sincerement de ce qu'ilsont. Ridicule et honteuse prudence. Allois-jeen voyage ? il ne me sembloit estre jamais suf-fisamment pourveu : et plus je m'estois chargéde monnoye, plus aussi je m'estois chargé decrainte : Tantost de la seurté des chemins,

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tantost de la fidelité de ceux qui conduisoyentmon bagage : duquel, comme d'autres que jecognois, je ne m'asseurois jamais assez, si jene l'avois devant mes yeux. Laissoy-je maboyte chez moy ? combien de soupçons et pen-sements espineux, et qui pis est incommuni-cables ? J'avois tousjours l'esprit de ce costé.Tout compté, il y a plus de peine à garderl'argent qu'à l'acquerir. Si je n'en faisois dutout tant que j'en dis, au moins il me coustoità m'empescher de le faire. De commodité, j'entirois peu ou rien : Pour avoir plus de moyende despense, elle ne m'en poisoit pas moins.Car (comme disoit Bion) autant se fache lechevelu comme le chauve, qu'on luy arrache lepoil : Et depuis que vous estes accoustumé, etavez planté vostre fantasie sur certain mon-ceau, il n'est plus à vostre service : vousn'oseriez l'escorner. C'est un bastiment qui,comme il vous semble, croullera tout, si vous ytouchez : il faut que la necessité vous prenne àla gorge pour l'entamer : Et au paravantj'engageois mes hardes, et vendois un cheval,avec bien moins de contrainte et moins envis,

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que lors je ne faisois bresche à cette bourçe fa-vorie, que je tenois à part. Mais le danger es-toit, que mal aysément peut-on establir bornescertaines à ce desir (elles sont difficiles à trou-ver, és choses qu'on croit bonnes) et arresterun poinct à l'espargne : on va tousjours gros-sissant cet amas, et l'augmentant d'un nombreà autre, jusques à se priver vilainement de lajouyssance de ses propres biens : et l'establirtoute en la garde, et n'en user point.

Selon cette espece d'usage, ce sont les plusriches gents du monde, ceux qui ont charge dela garde des portes et murs d'une bonne ville.Tout homme pecunieux est avaricieux à mongré.

Platon renge ainsi les biens corporels ou hu-mains : la santé, la beauté, la force, la ri-chesse : Et la richesse, dit-il, n'est pas aveugle,mais tresclair-voyante, quand elle est illumi-née par la prudence.

Dionysius le fils, eut bonne grace. Onl'advertit que l'un de ses Syracusains avoit ca-ché dans terre un thresor ; il luy manda de leluy apporter ; ce qu'il fit, s'en reservant à la

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desrobbée quelque partie ; avec laquelle il s'enalla en une autre ville, où ayant perdu cet ap-petit de thesaurizer, il se mit à vivre plus libe-rallement. Ce qu'entendant Dionysius, luy fitrendre le demeurant de son thresor ; disantque puis qu'il avoit appris à en sçavoir user, ille luy rendoit volontiers.

Je fus quelques années en ce point : Je nesçay quel bon dæmon m'en jetta hors tres-uti-lement, comme le Syracusain ; et m'envoyatoute cette conserve à l'abandon : le plaisir decertain voyage de grande despence, ayant misau pied cette sotte imagination : Par où je suisretombé à une tierce sorte de vie (je dis ce quej'en sens) certes plus plaisante beaucoup etplus reglée. C'est que je fais courir ma des-pence quand et quand ma recepte ; tantostl'une devance, tantost l'autre : mais c'est depeu qu'elles s'abandonnent. Je vis du jour à lajournée, et me contente d'avoir dequoy suffireaux besoings presens et ordinaires : aux extra-ordinaires toutes les provisions du monde n'ysçauroyent suffire. Et est follie de s'attendreque fortune elle mesmes nous arme jamais

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suffisamment contre soy. C'est de noz armesqu'il la faut combattre. Les fortuites nous tra-hiront au bon du faict. Si j'amasse, ce n'est quepour l'esperance de quelque voisine emploite ;et non pour acheter des terres, dequoy je n'ayque faire, mais pour acheter du plaisir. Nonesse cupidum, pecunia est : non esse emacem,vectigal est. Je n'ay ny guere peur que bien mefaille, ny nul desir qu'il m'augmente. Divitia-rum fructus est in copia : copiam declarat sa-tietas. Et me gratifie singulierement que cettecorrection me soit arrivée en un aage naturel-lement enclin à l'avarice, et que je me vois des-faict de cette folie si commune aux vieux, et laplus ridicule de toutes les humaines folies.

Feraulez, qui avoit passé par les deux for-tunes, et trouvé que l'accroist de chevance,n'estoit pas accroist d'appetit, au boire, man-ger, dormir, et embrasser sa femme : et quid'autre part, sentoit poiser sur ses espaulesl'importunité de l'oeconomie, ainsi qu'elle faictà moy ; delibera de contenter un jeune hommepauvre, son fidele amy, abboyant apres les ri-chesses ; et luy feit present de toutes les

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siennes, grandes et excessives, et de celles en-cor qu'il estoit en train d'accumuler tous lesjours par la liberalité de Cyrus son bonmaistre, et par la guerre : moyennant qu'ilprinst la charge de l'entretenir et nourrir hon-nestement, comme son hoste et son amy. Ilsvescurent ainsi depuis tres-heureusement : etesgalement contents du changement de leurcondition. Voyla un tour que j'imiterois degrand courage.

Et louë grandement la fortune d'un vieilPrelat, que je voy s'estre si purement demis desa bourse, et de sa recepte, et de sa mise, tan-tost à un serviteur choisi, tantost à un autre,qu'il a coulé un long espace d'années, autantignorant cette sorte d'affaires de son mesnage,comme un estranger. La fiance de la bontéd'autruy, est un non leger tesmoignage de labonté propre : partant la favorise Dieu volon-tiers. Et pour son regard, je ne voy pointd'ordre de maison, ny plus dignement ny plusconstamment conduit que le sien. Heureux,qui ait reiglé à si juste mesure son besoin, queses richesses y puissent suffire sans son soing

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et empeschement : et sans que leur dispensa-tion ou assemblage, interrompe d'autres occu-pations, qu'il suit, plus convenables, plus tran-quilles, et selon son coeur.

L'aisance donc et l'indigence despendent del'opinion d'un chacun, et non plus la richesse,que la gloire, que la santé, n'ont qu'autant debeauté et de plaisir, que leur en preste celuyqui les possede. Chascun est bien ou mal, se-lon qu'il s'en trouve. Non de qui on le croid,mais qui le croid de soy, est content : et en cel-la seul la creance se donne essence et verité.

La fortune ne nous fait ny bien ny mal : ellenous en offre seulement la matiere et la se-mence : laquelle nostre ame, plus puissantequ'elle, tourne et applique comme il luyplaist : seule cause et maistresse de sa condi-tion heureuse ou malheureuse.

Les accessions externes prennent saveur etcouleur de l'interne constitution : comme lesaccoustremens nous eschauffent non de leurchaleur, mais de la nostre, laquelle ils sontpropres à couver et nourrir : qui en abrieroitun corps froid, il en tireroit mesme service

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pour la froideur : ainsi se conserve la neige etla glace.

Certes tout en la maniere qu'à un faineantl'estude sert de tourment, à un yvrongnel'abstinence du vin, la frugalité est supplice auluxurieux, et l'exercice gehenne à un hommedelicat et oisif : ainsin en est-il du reste. Leschoses ne sont pas si douloureuses, ny diffi-ciles d'elles mesmes : mais nostre foiblesse etlascheté les fait telles. Pour juger des chosesgrandes et haultes, il faut un'ame de mesme,autrement nous leur attribuons le vice, qui estle nostre. Un aviron droit semble courbe enl'eau. Il n'importe pas seulement qu'on voye lachose, mais comment on la voye.

Or sus, pourquoy de tant de discours, quipersuadent diversement les hommes de mes-priser la mort, et de porter la douleur, n'entrouvons nous quelcun qui face pour nous ? Etde tant d'especes d'imaginations qui l'ont per-suadé à autruy, que chacun n'en applique il àsoy une le plus selon son humeur ? S'il ne peutdigerer la drogue forte et abstersive, pour des-raciner le mal, au moins qu'il la prenne

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lenitive pour le soulager. Opinio est quædameffoeminata ac levis : nec in dolore magis,quam eadem in voluptate : qua, quum liquesci-mus fluimusque mollitia, apis aculeum sineclamore ferre non possumus. Totum in eo est,ut tibi imperes. Au demeurant on n'eschappepas à la philosophie, pour faire valoir outremesure l'aspreté des douleurs, et humaine foi-blesse. Car on la contraint de se rejetter à cesinvincibles repliques : S'il est mauvais de vivreen necessité, au moins de vivre en necessité, iln'est aucune necessité.

Nul n'est mal long temps qu'à sa faute. Quin'a le coeur de souffrir ny la mort ny la vie ;qui ne veut ny resister ni fuir, que luy feroit-on ?

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Chapitre 41De ne communiquer sagloireDE toutes les resveries du monde, la plus re-ceuë et plus universelle, est le soing de la re-putation et de la gloire, que nous espousonsjusques à quitter les richesses, le repos, la vieet la santé, qui sont biens effectuels et sub-stantiaux, pour suyvre cette vaine image, etcette simple voix, qui n'a ny corps ny prise :

La fama ch'invaghisce a un dolce suonoGli superbi mortali, et par si bella,

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E un echo, un sogno, anzi d'un sognoun'ombra

Ch'ad ogni vento si dilegua et sgombra.Et des humeurs des-raisonnables des

hommes, il semble que les philosophesmesmes se défacent plus tard et plus envis decette-cy que de nulle autre : c'est la plus re-vesche et opiniastre. Quia etiam bene profi-cientes animos tentare non cessat. Il n'en estguiere de laquelle la raison accuse si claire-ment la vanité : mais elle a ses racines sivifves en nous, que je ne sçay si jamais aucuns'en est peu nettement descharger. Apres quevous avez tout dict et tout creu, pour la desad-vouer, elle produict contre vostre discours uneinclination si intestine, que vous avez peu quetenir à l'encontre.

Car comme dit Cicero, ceux mesmes qui lacombatent, encores veulent-ils, que les livres,qu'ils en escrivent, portentau front leur nom,et se veulent rendre glorieux de ce qu'ils ontmesprisé la gloire. Toutes autres chosestombent en commerce : Nous prestons nosbiens et nos vies au besoin de nos amis : mais

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de communiquer son honneur, et d'estrenerautruy de sa gloire, il ne se voit gueres. Catu-lus Luctatius en la guerre contre les Cymbres,ayant faict tous efforts pour arrester ses sol-dats qui fuioient devant les ennemis, se mitluy-mesmes entre les fuyards, et contrefit lecoüard, affin qu'ils semblassent plustostsuivre leur Capitaine, que fuyr l'ennemy :c'estoit abandonner sa reputation, pour cou-vrir la honte d'autruy. Quand Charles cin-quiesme passa en Provence, l'an mil cinq censtrente sept, on tient que Antoine de Levevoyant l'Empereur resolu de ce voyage, etl'estimant luy estre merveilleusement glo-rieux, opinoit toutesfois le contraire, et le des-conseilloit, à cette fin que toute la gloire ethonneur de ce conseil, en fust attribué à sonmaistre : et qu'il fust dict, son bon advis et saprevoyance avoir esté telle, que contrel'opinion de tous, il eust mis à fin une si belleentreprinse : qui estoit l'honnorer à ses des-pens. Les Ambassadeurs Thraciens, consolansArchileonide mere de Brasidas, de la mort deson fils, et le haut-louans, jusques à dire, qu'il

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n'avoit point laissé son pareil : elle refusacette louange privee et particuliere, pour larendre au public : Ne me dites pas cela, fit-elle, je sçay que la ville de Sparte a plusieursCitoyens plus grands et plus vaillans qu'iln'estoit. En la bataille de Crecy, le Prince deGales, encores fort jeune, avoir l'avant-garde àconduire : le principal effort du rencontre, fusten cet endroit : les seigneurs quil'accompagnoient se trouvans en dur partyd'armes, manderent au Roy Edoüard des'approcher, pour les secourir : il s'enquit del'estat de son fils, et luy ayant esté respondu,qu'il estoit vivant et à cheval : Je luy ferois,dit-il, tort de luy aller maintenant desroberl'honneur de la victoire de ce combat, qu'il a silong temps soustenu : quelque hazard qu'il yait, elle sera toute sienne : et n'y voulut allerny envoyer : sçachant s'il y fust allé, qu'oneust dit que tout estoit perdu sans son se-cours, et qu'on luy eust attribué l'advantagede cet exploit. Semper enim quod postremumadjectum est, id rem totam videtur traxisse.

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Plusieurs estimoient à Rome, et se disoitcommunément que les principaux beaux-faitsde Scipion estoient en partie deuz à Lælius,qui toutesfois alla tousjours promouvant et se-condant la grandeur et gloire de Scipion, sansaucun soing de la sienne. Et Theopompus Royde Sparte à celuy qui luy disoit que la chosepublique demeuroit sur ses pieds, pour autantqu'il sçavoit bien commander : C'est plustost,dit-il, parce que le peuple sçait bien obeyr.

Comme les femmes, qui succedoient auxpairries, avoient, nonobstant leur sexe, droitd'assister et opiner aux causes, qui appar-tiennent à la jurisdiction des pairs : aussi lespairs ecclesiastiques, nonobstant leur profes-sion, estoient tenus d'assister nos Roys enleurs guerres, non seulement de leurs amis etserviteurs, mais de leur personne. Aussil'Evesque de Beauvais, se trouvant avec Phi-lippe Auguste en la bataille de Bouvines, par-ticipoit bien fort courageusement à l'effect :mais il luy sembloit, ne devoir toucher au fruitet gloire de cet exercice sanglant et violent. Ilmena de sa main plusieurs des ennemis à

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raison, ce jour la, et les donnoit au premiergentilhomme qu'il trouvoit, à esgosiller, ouprendre prisonniers, luy en resignant toutel'execution. Et le feit ainsi de Guillaume comtede Salsberi à messire Jean de Nesle. D'une pa-reille subtilité de conscience, à cet autre : ilvouloit bien assommer, mais non pas blesser :et pourtant ne combattoit que de masse. Quel-cun en mes jours, estant reproché par le Royd'avoir mis les mains sur un prestre, le nioitfort et ferme : c'estoit qu'il l'avoit battu et fou-lé aux pieds.

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Chapitre 42De l'inequalité qui estentre nousPLUTARQUE dit en quelque lieu, qu'il netrouve point si grande distance de beste àbeste, comme il trouve d'homme à homme. Ilparle de la suffisance de l'ame et qualitez in-ternes. A la verité je trouve si loingd'Epaminundas, comme je l'imagine, jusques àtel que je cognois, je dy capable de sens com-mun, que j'encherirois volontiers sur Plu-tarque : et dirois qu'il y a plus de distance de

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tel à tel homme, qu'il n'y a de tel homme àtelle beste :

Hem vir viro quid præstat !Et qu'il y a autant de degrez d'esprits, qu'il

y a d'icy au ciel de brasses, et autantinnumerables.

Mais à propos de l'estimation des hommes,c'est merveille que sauf nous, aucune chose nes'estime que par ses propres qualitez. Nousloüons un cheval de ce qu'il est vigoureux etadroit.

volucremSic laudamus equum, facili cui plurima palma

Fervet, et exultat rauco victoria circo,non de son harnois : un levrier, de sa vis-

tesse, non de son colier : un oyseau, de sonaile, non de ses longes et sonnettes. Pourquoyde mesmes n'estimons nous un homme par cequi est sien ? Il a un grand train, un beau pa-lais, tant de credit, tant de rente : tout cela estautour de luy, non en luy. Vous n'achetez pasun chat en poche : si vous marchandez un che-val, vous luy ostez ses bardes, vous le voyeznud et à descouvert : Ou sil est couvert,

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comme on les presentoit anciennement auxPrinces à vendre, c'est par les parties moinsnecessaires, à fin que vous ne vous amusiezpas à la beauté de son poil, ou largeur de sacroupe, et que vous vous arrestiez principale-ment à considerer les jambes, les yeux, et lepied, qui sont les membres les plus utiles,

Regibus hic mos est, ubi equos mercantur,opertos

Inspiciunt, ne si facies, ut sæpe, decoraMolli fulta pede est, emptorem inducat hian-

tem,Quod pulchræ clunes, breve quod caput, ardua

cervix.Pourquoy estimant un homme l'estimez

vous tout enveloppé et empacqueté ? Il nenous faict montre que des parties, qui ne sontaucunement siennes : et nous cache celles, parlesquelles seules on peut vrayement juger deson estimation. C'est le prix de l'espée quevous cerchez, non de la guaine : vous n'en don-nerez à l'adventure pas un quatrain, si vousl'avez despouillée. Il le faut juger par luymesme, non par ses atours. Et comme dit tres-

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plaisamment un ancien : Sçavez vous pour-quoy vous l'estimez grand ? vous y comptez lahauteur de ses patins : La base n'est pas de lastatue. Mesurez le sans ses eschaces : Qu'ilmette à part ses richesses et honneurs, qu'il sepresente en chemise : A il le corps propre à sesfunctions, sain et allegre ? Qu'elle ame a il ?Est elle belle, capable, et heureusement pour-veue de toutes ses pieces ? Est elle riche dusien, ou de l'autruy ? La fortune n'y a elle quevoir ? Si les yeux ouverts elle attend les espéestraites : s'il ne luy chaut par où luy sorte lavie, par la bouche, ou par le gosier : si elle estrassise, equable et contente : c'est ce qu'il fautveoir, et juger par là les extremes differencesqui sont entre nous. Est-il

sapiens, sibique imperiosus,Quem neque pauperies, neque mors, neque vin-

cula terrent,Responsare cupidinibus, contemnere honoresFortis, et in seipso totus teres atque rotundus,

Externi ne quid valeat per læve morari,In quem manca ruit semper fortuna ?

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Un tel homme est cinq cens brasses au des-sus des Royaumes et des duchez : il est luymesmes à soy son empire.

Sapiens pol ipse fingit fortunam sibi.Que luy reste il à desirer ?

nonne videmusNil aliud sibi naturam latrare, nisi ut quoi

Corpore sejunctus dolor absit, mente fruatur,Jucundo sensu cura semotus metúque ?

Comparez luy la tourbe de nos hommes, stu-pide, basse, servile, instable, et continuelle-ment flotante en l'orage des passions diverses,qui la poussent et repoussent, pendant touted'autruy : il y a plus d'esloignement que duciel à la terre : et toutefois l'aveuglement denostre usage est tel, que nous en faisons peuou point d'estat. L'à où, si nous considerons unpaisan et un Roy, un noble et un villain, unmagistrat et un homme privé, un riche et unpauvre, il se presente soudain à nos yeuxun'extreme disparité, qui ne sont differentspar maniere de dire qu'en leurs chausses.

En Thrace, le Roy estoit distingué de sonpeuple d'une plaisante maniere, et bien

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r'encherie. Il avoit une religion à part : unDieu tout à luy, qu'il n'appartenoit à ses sub-jects d'adorer : c'estoit Mercure : Et luy, dedai-gnoit les leurs, Mars, Bacchus, Diane.

Ce ne sont pourtant que peintures, qui nefont aucune dissemblance essentielle.

Car comme les joüeurs de comedie, vous lesvoyez sur l'eschaffaut faire une mine de Duc etd'Empereur, mais tantost apres, les voyla de-venuz valets et crocheteurs miserables, qui estleur nayfve et originelle condition : aussil'Empereur, duquel la pompe vous esblouit enpublic :

Scilicet et grandes viridi cum luce smaragdiAuro includuntur, teritúrque Thalassina vestis

Assiduè, et Veneris sudorem exercita potat,voyez le derriere le rideau, ce n'est rien

qu'un homme commun, et à l'adventure plusvil que le moindre de ses subjects. Ille beatusintrorsum est : istius bracteata felicitas est. Lacoüardise, l'irresolution, l'ambition, le despitet l'envie l'agitent comme un autre :

Non enim gazæ, neque consularisSummovet lictor, miseros tumultus

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Mentis et curas laqueata circumTecta volantes :

et le soing et la crainte le tiennent à la gorgeau milieu de ses armées.

Re veràque metus hominum, curæque se-quaces,

Nec metuunt sonitus armorum, nec fera tela,Audactérque inter reges, rerúmque potentes

Versantur, neque fulgorem reverentur ab auro.La fiebvre, la migraine et la goutte

l'espargnent elles non plus que nous ? Quandla vieillesse luy sera sur les espaules, les ar-chers de sa garde l'en deschargeront ils ?Quand la frayeur de la mort le transira, ser'asseurera il par l'assistance des gentils-hommes de sa chambre ? Quand il sera en ja-lousie et caprice, nos bonnettades le remet-tront elles ? Ce ciel de lict tout enflé d'or et deperles, n'a aucune vertu à rappaiser les tran-chées d'une vertu colique.

Nec calidæ citius decedunt corpore febres,Textilibus si in picturis ostróque rubenti

Jacteris, quam si plebeia in veste cubandumest.

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Les flateurs du grand Alexandre, luy fai-soyent à croire qu'il estoit fils de Jupiter : unjour estant blessé, regardant escouler le sangde sa playe : Et bien qu'en dites vous ? fit-il :est-ce pas icy un sang vermeil, et purementhumain ? il n'est pas de la trampe de celuyque Homere fait escouler de la playe desdieux. Hermodorus le poëte avoit fait des versen l'honneur d'Antigonus, où il l'appelloit filsdu Soleil : et luy au contraire : Celuy, dit-il,qui vuide ma chaize percée, sçait bien qu'iln'en est rien. C'est un homme pour tous po-tages : Et si de soy-mesmes c'est un hommemal né, l'empire de l'univers ne le sçauroitrabiller.

puellæHunc rapiant, quicquid calcaverit hic, rosa

fiat.Quoy pour cela, si c'est une ame grossiere et

stupide ? la volupté mesme et le bon heur, nes'apperçoivent point sans vigueur et sansesprit.

hæc perinde sunt, ut illius animus qui eapossidet,

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Qui uti scit, ei bona, illi qui non utitur rectè,mala.

Les biens de la fortune tous tels qu'ils sont,encores faut il avoir le sentiment propre à lessavourer : C'est le jouïr, non le posseder, quinous rend hëureux.

Non domus et fundus, non æris acervus etauri,Ægroto domini deduxit corpore febres,Non animo curas, valeat possessor oportet,Qui comportatis rebus benè cogitat uti.Qui cupit, aut metuit, juvat illum sic domusaut res,Ut lippum pictæ tabulæ, fomenta podagram.

Il est un sot, son goust est mousse et hebe-té ; il n'en jouït non plus qu'un morfondu de ladouceur du vin Grec, ou qu'un cheval de la ri-chesse du harnois, duquel on l'a paré. Toutainsi comme Platon dit, que la santé, la beau-té, la force, les richesses, et tout ce quis'appelle bien, est egalement mal à l'injuste,comme bien au juste, et le mal au rebours.

Et puis, où le corps et l'ame sont en mauvaisestat, à quoy faire ces commoditez externes ?

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veu que la moindre picqueure d'espingle, etpassion de l'ame, est suffisante à nous oster leplaisir de la monarchie du monde : A la pre-miere strette que luy donne la goutte, il a beauestre Sire et Majesté,

Totus et argento conflatus, totus et auro.perd il pas le souvenir de ses palais et de ses

grandeurs ? S'il est en colere, sa principauté legarde elle de rougir, de paslir, de grincer lesdents comme un fol ? Or si c'est un habilehomme et bien né, la royauté adjouste peu àson bon heur :

Si ventri bene, si lateri est pedibusque tuis,nil

Divitiæ poterunt regales addere majus.il voit que ce n'est que biffe et piperie. Oui à

l'adventure il sera de l'advis du Roy Seleucus,Que qui sçauroit le poix d'un sceptre, ne dai-gneroit l'amasser quand il le trouveroit àterre : il le disoit pour les grandes et peniblescharges, qui touchent un bon Roy. Certes cen'est pas peu de chose que d'avoir à regler au-truy, puis qu'à regler nous mesmes, il se pre-sente tant de difficultez. Quant au

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commander, qui semble estre si doux ; consi-derant l'imbecillité du jugement humain, et ladifficulté du chois és choses nouvelles et doub-teuses, je suis fort de cet advis, qu'il est bienplus aisé et plus plaisant de suivre, que deguider : et que c'est un grand sejour d'esprit den'avoir à tenir qu'une voye tracée, et à re-spondre que de soy :

Ut satiús multo jam sit, parere quietum,Quam regere imperio res velle.

Joint que Cyrus disoit, qu'il n'appartenoit decommander à homme, qui ne vaille mieux queceux à qui il commande.

Mais le Roy Hieron en Xenophon dictd'avantage, qu'à la jouyssance des voluptezmesmes, ils sont de pire condition que les pri-vez : d'autant que l'aysance et la facilité, leuroste l'aigre-douce pointe que nous y trouvons.

Pinguis amor nimiumque potens, in tædianobis

Vertitur, et stomacho dulcis ut esca nocet.Pensons nous que les enfans de coeur

prennent grand plaisir à la musique ? La sa-cieté la leur rend plustost ennuyeuse. Les

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festins, les danses, les masquarades, les tour-nois rejouyssent ceux qui ne les voyent passouvent, et qui ont desiré de les voir : mais àqui en faict ordinaire, le goust en devient fadeet mal plaisant : ny les dames ne chatouillentceluy qui en jouyt à coeur saoul. Qui ne sedonne loisir d'avoir soif, ne sçauroit prendreplaisir à boire. Les farces des bateleurs nousres-jouissent, mais aux jouëurs elles serventde corvée. Et qu'il soit ainsi, ce sont delicesaux Princes, c'est leur feste, de se pouvoirquelque fois travestir, et démettre à la façonde vivre basse et populaire.

Plerumque gratæ principibus vices,Mundæque parvo sub lare pauperum

Coenæ sine aulæis Et ostro,Solicitam explicuere frontem.

Il n'est rien si empeschant, si desgouté quel'abondance. Quel appetit ne se rebuteroit, àveoir trois cents femmes à sa merci, comme lesa le grand Seigneur en son serrail ? Et quelappetit et visage de chasse, s'estoit reservé ce-luy de ses ancestres, qui n'alloit jamais auxchamps, à moins de sept mille fauconniers ?

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Et outre cela, je croy, que ce lustre de gran-deur, apporte non legeres incommoditez à lajouyssance des plaisirs plus doux : ils sont tropesclairez et trop en butte.

Et je ne sçay comment on requiert plusd'eux de cacher et couvrir leur faute : Car cequi est à nous indiscretion, à eux le peuplejuge que ce soit tyrannie, mespris, et desdaindes loix : Et outre l'inclination au vice, ilsemble qu'ils y adjoustent, encore le plaisir degourmander, et sousmettre à leurs pieds lesobservances publiques. De vray Platon en sonGorgias, definit tyran celuy qui a licence enune cité d'y faire tout ce qui luy plaist. Et sou-vent à cette cause, la montre et publication deleur vice, blesse plus que le vice mesme. Cha-cun craint à estre espié et contrerollé : ils lesont jusques à leurs contenances et à leurspensees ; tout le peuple estimant avoir droictet interest d'en juger. Outre ce que les tachess'agrandissent selon l'eminence et clarté dulieu, où elles sont assises : et qu'un seing etune verrue au front, paroissent plus que nefaict ailleurs une balafre.

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Voyla pourquoy les poëtes feignent lesamours de Jupiter conduites soubs autre vi-sage que le sien : et de tant de practiquesamoureuses qu'ils luy attribuent, il n'en estqu'une seule, ce me semble, où il se trouve ensa grandeur et Majesté.

Mais revenons à Hieron : il recite aussi com-bien il sent d'incommoditez en sa royauté,pour ne pouvoir aller et voyager en liberté, es-tant comme prisonnier dans les limites de sonpaïs : et qu'en toutes ses actions il se trouveenveloppé d'une facheuse presse. De vray, àvoir les nostres tous seuls à table, assiegez detant de parleurs et regardans inconnuz, j'en ayeu souvent plus de pitié que d'envie.

Le Roy Alphonse disoit que les asnes es-toyent en cela de meilleure condition que lesRoys : leurs maistres les laissent paistre à leuraise, là où les Roys ne peuvent pas obtenir ce-la de leurs serviteurs.

Et ne m'est jamais tombé en fantasie, que cefust quelque notable commodité à la vie d'unhomme d'entendement, d'avoir une vingtainede contrerolleurs à sa chaise percée : ny que

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les services d'un homme qui a dix mille livresde rente, ou qui a pris Casal, ou defenduSiene, luy soyent plus commodes et accep-tables, que d'un bon valet et bien experimenté.

Les avantages principesques sont quasiavantages imaginaires : Chaque degré de for-tune a quelque image de principauté. Cæsarappelle Roytelets, tous les Seigneurs ayansjustice en France de son temps. De vray, saufle nom de Sire, on va bien avant avec nosRoys. Et voyez aux Provinces esloingnées de laCour, nommons Bretaigne pour exemple, letrain, les subjects, les officiers, les occupa-tions, le service et cerimonie d'un Seigneur re-tiré et casanier, nourry entre ses valets ; etvoyez aussi le vol de son imagination, il n'estrien plus royal : il oyt parler de son maistreune fois l'an, comme du Roy de Perse : et ne lerecognoit, que par quelque vieux cousinage,que son secretaire tient en registre. A la veriténos loix sont libres assez ; et le pois de la sou-veraineté ne touche un gentil-homme Fran-çois, à peine deux fois en sa vie : La subjectionessentielle et effectuelle, ne regarde d'entre

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nous, que ceux qui s'y convient, et qui aymentà s'honnorer et enrichir par tel service : carqui se veut tapir en son foyer, et sçait conduiresa maison sans querelle, et sans procés, il estaussi libre que le Duc de Venise. Paucos servi-tus, plures servitutem tenent.

Mais sur tout Hieron faict cas, dequoy il sevoit privé de toute amitié et societé mutuelle :en laquelle consiste le plus parfait et douxfruict de la vie humaine. Car quel tesmoi-gnage d'affection et de bonne volonté, puis-jetirer de celuy, qui me doit, vueille il ou non,tout ce qu'il peut ? Puis-je faire estat de sonhumble parler et courtoise reverence, veu qu'iln'est pas en luy de me la refuser ? L'honneurque nous recevons de ceux qui nous craignent,ce n'est pas honneur : ces respects se doivent àla royauté, non à moy.

maximum hoc regni bonum est,Quod facta domini cogitur populus sui

Quam ferre, tam laudare.Vois-je pas que le meschant, le bon Roy, ce-

luy qu'on haït, celuy qu'on ayme, autant en al'un que l'autre : de mesmes apparences, de

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mesme ceremonie, estoit servy mon predeces-seur, et le sera mon successeur : Si mes sub-jects ne m'offencent pas, ce n'est tesmoignaged'aucune bonne affection : pourquoy leprendray-je en cette part-là, puis qu'ils nepourroient quand ils voudroient ? Nul ne mesuit pour l'amitié, qui soit entre luy et moy :car il ne s'y sçauroit coudre amitié, où il y a sipeu de relation et de correspondance. Ma hau-teur m'a mis hors du commerce des hommes :il y a trop de disparité et de disproportion : Ilsme suivent par contenance et par coustume,ou plus tost que moy ma fortune, pour en ac-croistre la leur : Tout ce qu'ils me dient, etfont, ce n'est que fard, leur liberté estant bri-dée de toutes parts par la grande puissanceque j'ay sur eux : je ne voy rien autour de moyque couvert et masqué.

Ses courtisans loüoient un jour Julianl'Empereur de faire bonne justice : Jem'enorgueillirois volontiers, dit-il, de cesloüanges, si elles venoient de personnes, quiozassent accuser ou mesloüer mes actionscontraires, quand elles y seroient.

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Toutes les vraies commoditez qu'ont lesPrinces, leurs sont communes avec leshommes de moyenne fortune : C'est à faireaux Dieux, de monter des chevaux aislez, et sepaistre d'Ambrosie : ils n'ont point d'autresommeil et d'autre appetit que le nostre : leuracier n'est pas de meilleure trempe, que celuydequoy nous nous armons ; leur couronne neles couvre ny du soleil, ny de la pluie. Diocle-tian qui en portoit une si reverée et si fortu-née, la resigna pour se retirer au plaisir d'unevie privée : et quelque temps apres, la necessi-té des affaires publiques, requerant qu'il re-vinst en prendre la charge, il respondit à ceuxqui l'en prioient : Vous n'entreprendriez pasde me persuader cela, si vous aviez veu le belordre des arbres, que j'ay moymesme plantéchez moy, et les beaux melons que j'y aysemez.

A l'advis d'Anacharsis le plus heureux estatd'une police, seroit où toutes autres choses es-tants esgales, la precedence se mesureroit à lavertu, et le rebut au vice.

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Quand le Roy Pyrrhus entreprenoit de pas-ser en Italie, Cyneas son sage conseiller luyvoulant faire sentir la vanité de son ambition :Et bien Sire, luy demanda-il, à quelle fin dres-sez vous cette grande entreprinse ? Pour mefaire maistre de l'Italie, respondit-il soudain :Et puis, suyvit Cyneas, cela faict ? Je passe-ray, dit l'autre, en Gaule et en Espaigne : Etapres ? Je m'en iray subjuguer l'Afrique, et enfin, quand j'auray mis le monde en ma subjec-tion, je me reposeray et vivray content et àmon aise. Pour Dieu, Sire, rechargea lors Cy-neas, dictes moy, à quoy il tient que vous nesoyez des à present, si vous voulez, en cet es-tat ? Pourquoy ne vous logez vous des cetteheure, où vous dites aspirer, et vous espargneztant de travail et de hazard, que vous jettezentre deux ?

Nimirum quia non bene norat quæ esset ha-bendi

Finis, et omnino quoad crescat vera voluptas.Je m'en vais clorre ce pas par un verset an-

cien, que je trouve singulierement beau à cepropos :

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Mores cuique sui fingunt fortunam.

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Chapitre 43Des loix somptuairesLA façon dequoy nos loix essayent à regler lesfoles et vaines despences des tables, et veste-mens, semble estre contraire à sa fin. Le vraymoyen, ce seroit d'engendrer aux hommes lemespris de l'or et de la soye, comme de chosesvaines et inutiles : et nous leur augmentonsl'honneur et le prix, qui est une bien inepte fa-çon pour en dégouster les hommes. Car direainsi, Qu'il n'y aura que les Princes quimangent du turbot, qui puissent porter du ve-lours et de la tresse d'or, et l'interdire au

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peuple, qu'est-ce autre chose que mettre encredit ces choses là, et faire croistre l'envie àchacun d'en user ? Que les Roys quittent har-diment ces marques de grandeur, ils en ont as-sez d'autres ; tels excez sont plus excusables àtout autre qu'à un prince. Par l'exemple deplusieurs nations, nous pouvons apprendre as-sez de meilleures façons de nous distinguer ex-terieurement, et nos degrez (ce que j'estime àla verité, estre bien requis en un estat) sansnourrir pour cet effect, cette corruption et in-commodité si apparente : C'est merveillecomme la coustume en ces choses indifferentesplante aisément et soudain le pied de son au-thorité. A peine fusmes nous un an, pour ledueil du Roy Henry second, à porter du drap àla cour, il est certain que desja à l'opinion d'unchacun, les soyes estoient venuës à telle vilité,que si vous en voyiez quelqu'un vestu, vous enfaisiez incontinent quelque homme de ville.Elles estoient demeurées en partage aux me-decins et aux chirurgiens : et quoy qu'un cha-cun fust à peu pres vestu de mesme, si y avoit-

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il d'ailleurs assez de distinctions apparentes,des qualitez des hommes.

Combien soudainement viennent en hon-neur parmy nos armées, les pourpoins cras-seux de chamois et de toille ; et la pollisseureet richesse des vestements à reproche et àmespris ?

Que les Roys commencent à quitter ces des-pences, ce sera faict en un mois sans edict, etsans ordonnance ; nous irons tous apres. LaLoy devroit dire au rebours, Que le cramoisyet l'orfeverie est defenduë à toute espece degens, sauf aux basteleurs et aux courtisanes.De pareille invention corrigea Zeleucus, lesmeurs corrompuës des Locriens : Ses ordon-nances estoient telles : Que la femme de condi-tion libre, ne puisse mener apres elle plusd'une chambriere, sinon lors qu'elle sera yvre :ny ne puisse sortir hors la ville de nuict, nyporter joyaux d'or à l'entour de sa personne,ny robbe enrichie de broderie, si elle n'est pu-blique et putain : que sauf les ruffiens, àhomme ne loise porter en son doigt anneaud'or, ny robbe delicate, comme sont celles des

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draps tissus en la ville de Milet. Et ainsi parces exceptions honteuses, il divertissoit inge-nieusement ses citoyens des superfluitez et de-lices pernicieuses.

C'estoit une tres-utile maniere d'attirer parhonneur et ambition, les hommes à leur devoiret à l'obeissance. Nos Roys peuvent tout entelles reformations externes : leur inclinationy sert de loy. Quicquid principes faciunt, præ-cipere videntur. Le reste de la France prendpour regle la regle de la Cour. Qu'ils se des-plaisent de cette vilaine chaussure, qui montresi à descouvert nos membres occultes : celourd grossissement de pourpoins, qui nousfaict tous autres que nous ne sommes, si in-commode à s'armer : ces longues tresses depoil effeminees : cet usage de baiser ce quenous presentons à nos compaignons, et nosmains en les saluant : ceremonie deuë autres-fois aux seuls Princes : et qu'un gentil-hommese trouve en lieu de respect, sans espée à soncosté, tout esbraillé, et destaché, comme s'ilvenoit de la garderobbe : et que contre laforme de nos peres, et la particuliere liberté de

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la noblesse de ce Royaume, nous nous tenonsdescouverts bien loing autour d'eux, enquelque lieu qu'ils soyent : et comme autourd'eux, autour de cent autres ; tant nous avonsde tiercelets et quartelets de Roys : et ainsid'autres pareilles introductions nouvelles etvitieuses : elles se verront incontinent esva-nouyes et descriées. Ce sont erreurs superfi-cielles, mais pourtant de mauvais prognos-tique : et sommes advertis que le massif sedesment, quand nous voyons fendillerl'enduict, et la crouste de nos parois.

Platon en ses Loix, n'estime peste au mondeplus dommageable à sa cité, que de laisserprendre liberté à la jeunesse, de changer enaccoustrements, en gestes, en danses, en exer-cices et en chansons, d'une forme à une autre :remuant son jugement, tantost en cette as-siette, tantost en cette la : courant apres lesnouvelletez, honorant leurs inventeurs : paroù les moeurs se corrompent, et les anciennesinstitutions, viennent à desdein et à mesprix.

En toutes choses, sauf simplement aux mau-vaises, la mutation est à craindre : la

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mutation des saisons, des vents, des vivres,des humeurs. Et nulles loix ne sont en leurvray credit, que celles ausquelles Dieu a donnéquelque ancienne durée : de mode, que per-sonne ne sçache leur naissance, ny qu'ellesayent jamais esté autres.

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Chapitre 44Du dormirLA raison nous ordonne bien d'aller tousjoursmesme chemin, mais non toutesfois mesmetrain : Et ores que le sage ne doive donner auxpassions humaines, de se fourvoyer de ladroicte carriere, il peut bien sans interest deson devoir, leur quitter aussi, d'en haster ouretarder son pas, et ne se planter comme unColosse immobile et impassible. Quand la ver-tu mesme seroit incarnée, je croy que le pouxluy battroit plus fort allant à l'assaut,qu'allant disner : voire il est necessaire qu'elle

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s'eschauffe et s'esmeuve. A cette cause j'ay re-marqué pour chose rare, de voir quelquefoisles grands personnages, aux plus hautes en-treprinses et importans affaires, se tenir si en-tiers en leur assiette, que de n'en accourcir passeulement leur sommeil.

Alexandre le grand, le jour assigné à cettefurieuse bataille contre Darius, dormit si pro-fondement, et si haute matinée, que Parme-nion fut contraint d'entrer en sa chambre, etapprochant de son lict, l'appeller deux ou troisfois par son nom, pour l'esveiller, le tempsd'aller au combat le pressant.

L'Empereur Othon ayant resolu de se tuer,cette mesme nuit, apres avoir mis ordre à sesaffaires domestiques, partagé son argent à sesserviteurs, et affilé le tranchant d'une espéedequoy il se vouloit donner, n'attendant plusqu'à sçavoir si chacun de ses amis s'estoit reti-ré en seureté, se print si profondement à dor-mir, que ses valets de chambre l'entendoientronfler.

La mort de cet Empereur a beaucoup dechoses pareilles à celle du grand Caton, et

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mesmes cecy : car Caton estant prest à se def-faire, cependant qu'il attendoit qu'on luy rap-portast nouvelles si les senateurs qu'il faisoitretirer, s'estoient eslargis du port d'Utique, semit si fort à dormir, qu'on l'oyoit souffler de lachambre voisine : et celuy qu'il avoit envoyévers le port, l'ayant esveillé, pour luy dire quela tourmente empeschoit les senateurs de fairevoile à leur aise, il y en renvoya encore unautre, et se r'enfonçant dans le lict, se remitencore à sommeiller, jusques à ce que ce der-nier l'asseura de leur partement. Encore avonsnous dequoy le comparer au faict d'Alexandre,en ce grand et dangereux orage, qui le menas-soit, par la sedition du Tribun Metellus, vou-lant publier le decret du rappel de Pompeiusdans la ville avecques son armée, lors del'émotion de Catilina : auquel decret Catonseul insistoit, et en avoient eu Metellus et luy,de grosses paroles et grandes menasses au Se-nat : mais c'estoit au lendemain en la place,qu'il falloit venir à l'execution ; où Metellus,outre la faveur du peuple et de Cæsar conspi-rant lors aux advantages de Pompeius, se

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devoit trouver, accompagné de force esclavesestrangers, et escrimeurs à outrance, et Catonfortifié de sa seule constance : de sorte que sesparens, ses domestiques, et beaucoup de gensde bien, en estoyent en grand soucy : et en yeut qui passerent la nuict ensemble, sans vou-loir reposer, ny boire, ny manger, pour le dan-ger qu'ils luy voyoient preparé : mesme safemme, et ses soeurs ne faisoyent que pleureret se tourmenter en sa maison : là où luy aucontraire, reconfortoit tout le monde : et apresavoir souppé comme de coustume, s'en allacoucher et dormir de fort profond sommeil,jusques au matin, que l'un de ses compagnonsau Tribunat, le vint esveiller pour aller àl'escarmouche. La connoissance, que nousavons de la grandeur de courage, de cethomme, par le reste de sa vie, nous peut fairejuger en toute seureté, que cecy luy partoitd'une ame si loing eslevée au dessus de tels ac-cidents, qu'il n'en daignoit entrer en cervelle,non plus que d'accidens ordinaires.

En la bataille navale qu'Augustus gaignacontre Sextus Pompeius en Sicile, sur le point

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d'aller au combat, il se trouva pressé d'un siprofond sommeil, qu'il fallut que ses amisl'esveillassent, pour donner le signe de la ba-taille. Cela donna occasion à M. Antonius deluy reprocher depuis, qu'il n'avoit pas eu lecoeur, seulement de regarder les yeux ouverts,l'ordonnance de son armée ; et de n'avoir osése presenter aux soldats, jusques à cequ'Agrippa luy vint annoncer la nouvelle de lavictoire, qu'il avoit eu sur ses ennemis. Maisquant au jeune Marius, qui fit encore pis (carle jour de sa derniere journée contre Sylla,apres avoir ordonné son armée, et donné lemot et signe de la bataille, il se coucha des-soubs un arbre à l'ombre, pour se reposer, ets'endormit si serré, qu'à peine se peut-il es-veiller de la route et fuitte de ses gens, n'ayantrien veu du combat) ils disent que ce fut pourestre si extremement aggravé de travail, et defaute de dormir, que nature n'en pourroit plus.Et à ce propos les medecins adviseront si ledormir est si necessaire, que nostre vie en dé-pende ; car nous trouvons bien, qu'on fit mou-rir le Roy Perseus de Macedoine prisonnier à

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Rome, luy empeschant le sommeil, mais Plineen allegue, qui ont vescu long temps sansdormir.

Chez Herodote, il y a des nations, aus-quelles les hommes dorment et veillent par de-my années.

Et ceux qui escrivent la vie du sage Epime-nides, disent, qu'il dormit cinquante sept ansde suitte.

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Chapitre 45De la battaille de DreuxIL y eut tout plein de rares accidens en nostrebattaille de Dreux : mais ceux qui ne favo-risent pas fort la reputation de M. de Guyse,mettent volontiers en avant, qu'il ne se peutexcuser d'avoir faict alte, et temporisé avec lesforces qu'il commandoit, cependant qu'on en-fonçoit monsieur le Connestable chef del'armée, avecques l'artillerie : et qu'il valoitmieux se hazarder, prenant l'ennemy parflanc, qu'attendant l'advantage de le voir enqueuë, souffrir une si lourde perte. Mais outre

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ce, que l'issuë en tesmoigna, qui en debattrasans passion, me confessera aisément, à monadvis, que le but et la visée, non seulementd'un capitaine, mais de chasque soldat, doitregarder la victoire en gros ; et que nulles oc-currences particulieres, quelque interest qu'ily ayt, ne le doivent divertir de ce point là.

Philopoemen en une rencontre de Machani-das, ayant envoyé devant pour attaquerl'escarmouche, bonne trouppe d'archers etgens de traict : et l'ennemy apres les avoir ren-versez, s'amusant à les poursuivre à toutebride, et coulant apres sa victoire le long de labattaille où estoit Philopoemen, quoy que sessoldats s'en esmeussent, il ne fut d'advis debouger de sa place, ny de se presenter àl'ennemy, pour secourir ses gens : ains lesayant laissé chasser et mettre en pieces à saveue, commença la charge sur les ennemis aubattaillon de leurs gens de pied, lors qu'il lesvid tout à fait abandonnez de leurs gens decheval : et bien que ce fussent Lacedemoniens,d'autant qu'il les prit à l'heure, que pour tenirtout gaigné, ils commençoient à se

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desordonner, il en vint aisément à bout, et celafait se mit à poursuivre Machanidas. Ce casest germain à celuy de Monsieur de Guise.

En cette aspre battaille d'Agesilaus contreles Boetiens, que Xenophon qui y estoit, ditestre la plus rude qu'il eust oncques veu, Age-silaus refusa l'avantage que fortune luy pre-sentoit, de laisser passer le battaillon des Boe-tiens, et les charger en queuë, quelque cer-taine victoire qu'il en previst, estimant qu'il yavoit plus d'art que de vaillance ; et pour mon-trer sa prouësse d'une merveilleuse ardeur decourage, choisit plustost de leur donner enteste : mais aussi fut-il bien battu et blessé, etcontraint en fin se démesler, et prendre le par-ty qu'il avoit refusé au commencement, faisantouvrir ses gens, pour donner passage à ce tor-rent de Boetiens : puis quand ils furent pas-sez, prenant garde qu'ils marcheoyent en de-sordre, comme ceux qui cuidoyent bien estrehors de tout danger, il les fit suivre, et chargerpar les flancs : mais pour cela ne les peut-iltourner en fuitte à val de route ; ains se reti-rerent le petit pas, montrants tousjours les

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dents, jusques à ce qu'ils se furent rendus àsauveté.

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Chapitre 46Des nomsQUELQUE diversité d'herbes qu'il y ait, touts'enveloppe sous le nom de salade. De mesme,sous la consideration des noms, je m'en voyfaire icy une galimafrée de divers articles.

Chaque nation a quelques noms qui seprennent, je ne sçay comment, en mauvaisepart : et à nous Jehan, Guillaume, Benoist.

Item, il semble y avoir en la genealogie desPrinces, certains noms fatalement affectez :comme des Ptolomées à ceux d'Ægypte, desHenrys en Angleterre, Charles en France,

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Baudoins en Flandres, et en nostre ancienneAquitaine des Guillaumes, d'où lon dit que lenom de Guienne est venu : par un froid ren-contre, s'il n'en y avoit d'aussi cruds dans Pla-ton mesme.

Item, c'est une chose legere, mais toutefoisdigne de memoire pour son estrangeté, et es-cripte par tesmoin oculaire, que Henry Duc deNormandie, fils de Henry second Royd'Angleterre, faisant un festin en France,l'assemblée de la noblesse y fut si grande, quepour passe-temps, s'estant divisée en bandespar la ressemblance des noms : en la premieretroupe qui fut des Guillaumes, il se trouvacent dix Chevaliers assis à table portans cenom, sans mettre en comte les simples gentils-hommes et serviteurs.

Il est autant plaisant de distribuer lestables par les noms des assistans, comme il es-toit à l'Empereur Geta, de faire distribuer leservice de ses mets, par la consideration despremieres lettres du nom des viandes : on ser-voit celles qui se commençoient par m :

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mouton, marcassin, merlus, marsoin, ainsi desautres.

Item, il se dit qu'il fait bon avoir bon nom,c'est à dire credit et reputation : mais encore àla verité est-il commode, d'avoir un nom quiaisément se puisse prononcer et mettre en me-moire : car les Roys et les grands nous en co-gnoissent plus aisément, et oublient plus malvolontiers ; et de ceux mesmes qui nousservent, nous commandons plus ordinaire-ment et employons ceux, desquels les noms sepresentent le plus facilement à la langue. J'ayveu le Roy Henry second, ne pouvoir nommerà droit un gentil-homme de ce quartier deGascongne ; et à une fille de la Royne, il futluy mesme d'advis de donner le nom generalde la race, par ce que celuy de la maison pater-nelle luy sembla trop divers.

Et Socrates estime digne du soing paternel,de donner un beau nom aux enfants.

Item, on dit que la fondation de nostreDame la grand' à Poitiers, prit origine de cequ'un jeune homme desbauché, logé en cet en-droit, ayant recouvré une garce, et luy ayant

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d'arrivée demandé son nom, qui estoit Marie,se sentit si vivement espris de religion et derespect de ce nom Sacrosainct de la Viergemere de nostre Sauveur, que non seulement illa chassa soudain, mais en amanda tout lereste de sa vie : et qu'en consideration de cemiracle, il fut basty en la place, où estoit lamaison de ce jeune homme, une chapelle aunom de nostre Dame, et depuis l'Eglise quenous y voyons.

Cette correction voyelle et auriculaire, devo-tieuse, tira droit à l'ame : cette autre suivante,de mesme genre, s'insinüa par les sens corpo-rels. Pythagoras estant en compagnie dejeunes hommes, lesquels il sentit complotter,eschauffez de la feste, d'aller violer une mai-son pudique, commanda à la menestriere, dechanger de ton : et par une musique poisante,severe, et spondaïque, enchanta tout douce-ment leur ardeur, et l'endormit.

Item, ne dira pas la posterité, que nostre re-formation d'aujourd'huy ait esté delicate etexacte, de n'avoir pas seulement combattu leserreurs, et les vices, et rempli le monde de

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devotion, d'humilité, d'obeïssance, de paix, etde toute espece de vertu ; mais d'avoir passéjusques à combattre ces anciens noms de nosbaptesmes, Charles, Loys, François, pour peu-pler le monde de Mathusalem, Ezechiel, Mala-chie, beaucoup mieux sentans de la foy ? Ungentil-homme mien voisin, estimant les com-moditez du vieux temps au prix du nostre,n'oublioit pas de mettre en compte, la fierté etmagnificence des noms de la noblesse de cetemps là, Dom Grumedan, Quedragan, Agesi-lan, et qu'à les ouïr seulement sonner, il sesentoit qu'ils avoyent esté bien autres gens,que Pierre, Guillot, et Michel.

Item, je sçay bon gré à Jacques Amiotd'avoir laissé dans le cours d'un'oraison Fran-çoise, les noms Latins tous entiers, sans les bi-garrer et changer, pour leur donner une ca-dence Françoise. Cela sembloit un peu rude aucommencement : mais des-ja l'usage par le cre-dit de son Plutarque, nous en a osté toutel'estrangeté. J'ay souhaité souvent, que ceuxqui escrivent les histoires en Latin, nous lais-sassent nos noms tous tels qu'ils sont : car en

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faisant de Vaudemont, Vallemontanus, et lesmetamorphosant, pour les garber à la Grecqueou à la Romaine, nous ne sçavons où nous ensommes, et en perdons la cognoissance.

Pour clorre nostre compte ; c'est un vilainusage et de tres-mauvaise consequence ennostre France, d'appeller chacun par le nomde sa terre et Seigneurie, et la chose dumonde, qui faict plus mesler et mescognoistreles races. Un cadet de bonne maison, ayant eupour son appanage une terre, sous le nom delaquelle il a esté cognu et honnoré, ne peuthonnestement l'abandonner : dix ans apres samort, la terre s'en va à un estranger, qui enfait de mesmes : devinez où nous sommes, dela cognoissance de ces hommes. Il ne faut pasaller querir d'autres exemples, que de nostremaison Royalle, ou autant de partages, autantde surnoms : cependant l'originel de la tigenous est eschappé.

Il y a tant de liberté en ces mutations, quede mon temps je n'ay veu personne eslevé parla fortune à quelque grandeur extraordinaire,à qui on n'ait attaché incontinent des tiltres

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genealogiques, nouveaux et ignorez à son pere,et qu'on n'ait anté en quelque illustre tige : Etde bonne fortune les plus obscures familles,sont plus idoynes à falsification. Combienavons nous de gentils-hommes en France, quisont de Royalle race selon leurs comptes ? plusce crois-je que d'autres. Fut-il pas dict debonne grace par un de mes amis ? Ils estoyentplusieurs assemblez pour la querelle d'un Sei-gneur, contre un autre ; lequel autre, avoit àla verité quelque prerogative de tiltres etd'alliances, eslevées au dessus de la communenoblesse. Sur le propos de cette prerogative,chacun cherchant à s'esgaler à luy, alleguoit,qui un'origine, qui un'autre, qui la ressem-blance du nom, qui des armes, qui une vieillepancharte domestique : et le moindre setrouvoit arriere-fils de quelque Royd'outremer.

Comme ce fut à disner, cettuy-cy, au lieu deprendre sa place, se recula en profondes reve-rences, suppliant l'assistance de l'excuser, dece que par temerité il avoit jusques lors vescuavec eux en compagnon : mais qu'ayant esté

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nouvellement informé de leurs vieilles quali-tez, il commençoit à les honnorer selon leursdegrez, et qu'il ne luy appartenoit pas de sesoir parmy tant de Princes. Apres sa farce, illeur dit mille injures : Contentez vous de parDieu, de ce dequoy nos peres se sont conten-tez : et de ce que nous sommes ; nous sommesassez si nous le sçavons bien maintenir : nedesadvouons pas la fortune et condition de nozayeulx, et ostons ces sottes imaginations, quine peuvent faillir à quiconque a l'impudencede les alleguer.

Les armoiries n'ont de seurté, non plus queles surnoms. Je porte d'azur semé de treflesd'or, à une pate de Lyon de mesme, armée degueules, mise en face. Quel privilege a cette fi-gure, pour demeurer particulierement en mamaison ? un gendre la transportera en uneautre famille ; quelque chetif acheteur en ferases premieres armes : il n'est chose où il serencontre plus de mutation et de confusion.

Mais cette consideration me tire par force àun autre champ. Sondons un peu de pres, etpour Dieu regardons, à quel fondement nous

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attachons cette gloire et reputation, pour la-quelle se boulleverse le monde : où asseonsnous cette renommée, que nous allons ques-tant avec si grand' peine ? C'est en sommePierre ou Guillaume, qui la porte, prend engarde, et à qui elle touche. O la courageuse fa-culté que l'esperance : qui en un subject mor-tel, et en un moment, va usurpant l'infinité,l'immensité, et remplissant l'indigence de sonmaistre, de la possession de toutes les chosesqu'il peut imaginer et desirer, autant qu'elleveut ! Nature nous a là donné, un plaisantjouët. Et ce Pierre ou Guillaume, qu'est-cequ'une voix pour tous potages ? ou trois ouquatre traicts de plume, premierement si aisezà varier, que je demanderois volontiers à quitouche l'honneur de tant de victoires, à Gues-quin, à Glesquin, ou à Gueaquin ? Il y auroitbien plus d'apparence icy, qu'en Lucien que S.mit T. en procez, car

non levia aut ludicra petunturPræmia :

Il y va de bon ; il est question laquelle de ceslettres doit estre payée de tant de sieges,

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battailles, blessures, prisons et services faits àla couronne de France, par ce sien fameuxConnestable. Nicolas Denisot n'a eu soing quedes lettres de son nom, et en a changé toute lacontexture, pour en bastir le Conte d'Alsinoisqu'il a estrené de la gloire de sa poësie et pein-ture. Et l'Historien Suetone n'a aymé que lesens du sien, et en ayant privé Lénis, qui es-toit le surnom de son pere, a laissé Tran-quillus successeur de la reputation de ses es-crits. Qui croiroit que le Capitaine Bayardn'eust honneur, que celuy qu'il a emprunté desfaicts de Pierre Terrail ? et qu'Antoine Escalinse laisse voler à sa veuë tant de navigations etcharges par mer et par terre au CapitainePoulin, et au Baron de la Garde ?

Secondement ce sont traits de plume com-muns à mill'hommes. Combien y a-il en toutesles races, des personnes de mesme nom et sur-nom ? Et en diverses races, siecles et païs,combien ? L'histoire a cognu trois Socrates,cinq Platons, huict Aristotes, sept Xenophons,vingt Demetrius, vingt Theodores : et pensezcombien elle n'en a pas cognu. Qui empesche

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mon palefrenier de s'appeller Pompée legrand ? Mais apres tout, quels moyens, quelsressors y a il qui attachent à mon palefreniertrespassé, ou à cet autre homme qui eut lateste tranchée en Ægypte, et qui joignent àeux, cette voix glorifiée, et ces traits de plume,ainsin honnorez, affin qu'ils s'enadvantagent ?

Id cinerem et manes credis curare sepultos ?Quel ressentiment ont les deux compagnons

en principale valeur entre les hommes : Epa-minondas de ce glorieux vers, qui court tant desiecles pour luy en nos bouches,

Consiliis nostris laus est attrita Laconum :et Africanus de cet autre,

A sole exoriente, supra Mæotis paludesNemo est, qui factis me æquiparare queat ?Les survivants se chatouillent de la douceur

de ces voix : et par icelles solicitez de jalousieet desir, transmettent inconsiderément parfantasie aux trespassez cettuy leur propre res-sentiment : et d'une pipeuse esperance sedonnent à croire d'en estre capables à leurtour. Dieu le sçait.

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Toutesfois,ad hæc se

Romanus Graiúsque et Barbarus InduperatorErexit, causas discriminis atque laboris

Inde habuit, tanto major famæ sitis est, quamVirtutis.

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Chapitre 47De l'incertitude denostre jugementC'EST bien ce que dit ce vers,

Ἐπέων δὲ πολὺς νόμος ἕνθα ϰαὶ ἕνθα,il y a prou de loy de parler par tout, et pour

et contre. Pour exemple :Vinse Hannibal, et non seppe usar' poi

Ben la vittoriosa sua ventura.Qui voudra estre de ce party, et faire valoir

avecques nos gens, la faute de n'avoir dernie-rement poursuivy nostre pointe à

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Moncontour ; ou qui voudra accuser le Royd'Espaigne, de n'avoir sçeu se servir del'advantage qu'il eut contre nous à SainctQuentin ; il pourra dire cette faute partird'une ame enyvrée de sa bonne fortune, etd'un courage, lequel plein et gorgé de ce com-mencement de bon heur, perd le goust del'accroistre, des-ja par trop empesché à digererce qu'il en a : il en a sa brassée toute comble, iln'en peut saisir davantage : indigne que la for-tune luy aye mis un tel bien entre mains : carquel profit en sent-il, si neantmoins il donne àson ennemy moyen de se remettre sus ?Quell'esperance peut-on avoir qu'il oseun'autrefois attaquer ceux-cy ralliez et remis,et de nouveau armez de despit et de ven-geance, qui ne les a osé ou sçeu poursuivretous rompus et effrayez ?

Dum fortuna calet, dum conficit omniaterror.

Mais en fin, que peut-il attendre de mieux,que ce qu'il vient de perdre ? Ce n'est pascomme à l'escrime, où le nombre des touchesdonne gain : tant que l'ennemy est en pieds,

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c'est à recommencer de plus belle : ce n'est pasvictoire, si elle ne met fin à la guerre. En cetteescarmouche où Cæsar eut du pire pres la villed'Oricum, il reprochoit aux soldats de Pom-peius, qu'il eust esté perdu, si leur Capitaineeust sçeu vaincre : et luy chaussa bien autre-ment les esperons, quand ce fut à son tour.

Mais pourquoy ne dira-on aussi aucontraire ? que c'est l'effect d'un esprit precipi-teux et insatiable, de ne sçavoir mettre fin àsa convoitise : que c'est abuser des faveurs deDieu, de leur vouloir faire perdre la mesurequ'il leur a prescripte : et que de se rejetter audanger apres la victoire, c'est la remettre en-core un coup à la mercy de la fortune : quel'une des plus grandes sagesses en l'art mili-taire, c'est de ne pousser son ennemy au de-sespoir. Sylla et Marius en la guerre socialeayans défaict les Marses, en voyans encoreune trouppe de reste, qui par desespoir se re-venoient jetter à eux, comme bestes furieuses,ne furent pas d'advis de les attendre. Sil'ardeur de Monsieur de Foix ne l'eust emportéà poursuivre trop asprement les restes de la

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victoire de Ravenne, il ne l'eust pas souillée desa mort. Toutesfois encore servit la recentememoire de son exemple, à conserver Mon-sieur d'Anguien de pareil inconvenient, à Seri-soles. Il fait dangereux assaillir un homme, àqui vous avez osté tout autre moyend'eschapper que par les armes : car c'est uneviolente maistresse d'escole que la necessité :gravissimi sunt morsus irritatæ necessitatis.

Vincitur haud gratis jugulo qui provocathostem.

Voyla pourquoy Pharax empescha le Roy deLacedemone, qui venoit de gaigner la journéecontre les Mantineens, de n'aller affrontermille Argiens, qui estoient eschappez entiers,de la desconfiture : ains les laisser couler en li-berté, pour ne venir à essayer la vertu picquéeet despittée par le malheur. Clodomire Royd'Aquitaine, apres sa victoire, poursuivantGondemar Roy de Bourgongne vaincu etfuyant, le força de tourner teste, mais son opi-niastreté luy osta le fruict de sa victoire, car ily mourut.

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Pareillement qui auroit à choisir ou de tenirses soldats richement et somptueusement ar-mez, ou armez seulement pour la necessité : ilse presenteroit en faveur du premier party,duquel estoit Sertorius, Philopoemen, Brutus,Cæsar, et autres, que c'est tousjours unéguillon d'honneur et de gloire au soldat de sevoir paré, et un'occasion de se rendre plus obs-tiné au combat, ayant à sauver ses armes,comme ses biens et heritages. Raison, dit Xe-nophon, pourquoy les Asiatiques menoyent enleurs guerres, femmes, concubines, avec leursjoyaux et richesses plus cheres. Mais ils'offriroit aussi de l'autre part, qu'on doit plus-tost oster au soldat le soing de se conserver,que de le luy accroistre : qu'il craindra par cemoyen doublement à se hazarder : joint quec'est augmenter à l'ennemy l'envie de la vic-toire, par ces riches despouilles : et a lon re-marqué que d'autres fois cela encouragea mer-veilleusement les Romains à l'encontre desSamnites. Antiochus montrant à Hanniball'armée qu'il preparoit contr'eux pompeuse etmagnifique en toute sorte d'equippage, et luy

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demandant. Les Romains se contenteront-ilsde cette armée ? S'ils s'en contenteront ?respondit-il, vrayement ouy, pour avares qu'ilssoyent. Lycurgus deffendoit aux siens nonseulement la sumptuosité en leur equippage,mais encore de despouiller leurs ennemisvaincus, voulant, disoit-il, que la pauvreté etfrugalité reluisist avec le reste de la battaille.

Aux sieges et ailleurs, où l'occasion nous ap-proche de l'ennemy, nous donnons volontierslicence aux soldats de le braver, desdaigner, etinjurier de toutes façons de reproches : et nonsans apparence de raison. Car ce n'est pasfaire peu, de leur oster toute esperance degrace et de composition, en leur representantqu'il n'y a plus ordre de l'attendre de celuy,qu'ils ont si fort outragé, et qu'il ne reste re-mede que de la victoire. Si est-ce qu'il en mes-prit à Vitellius : car ayant affaire à Othon,plus foible en valeur de soldats, des-accoustu-mez de longue main du faict de la guerre, etamollis par les delices de la ville, il les agassatant en fin, par ses paroles picquantes, leur re-prochant leur pusillanimité, et le regret des

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Dames et festes, qu'ils venoient de laisser àRome, qu'il leur remit par ce moyen le coeurau ventre, ce que nuls enhortemens n'avoientsçeu faire : et les attira luy-mesme sur sesbras, où lon ne les pouvoit pousser. Et de vray,quand ce sont injures qui touchent au vif, ellespeuvent faire aisément, que celuy qui alloit la-schement à la besongne pour la querelle deson Roy, y aille d'une autre affection pour lasienne propre.

A considerer de combien d'importance est laconservation d'un chef en un'armée, et que lavisée de l'ennemy regarde principalementcette teste, à laquelle tiennent toutes lesautres, et en dependent : il semble qu'on nepuisse mettre en doubte ce conseil, que nousvoyons avoir esté pris par plusieurs grandschefs, de se travestir et desguiser sur le pointde la meslée. Toutesfois l'inconvenient qu'onencourt par ce moyen, n'est pas moindre queceluy qu'on pense fuir : car le capitaine venantà estre mescognu des siens, le courage qu'ilsprennent de son exemple et de sa presence,vient aussi quant et quant à leur faillir ; et

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perdant la veuë de ses marques et enseignesaccoustumées, ils le jugent ou mort, ou s'estredesrobé desesperant de l'affaire. Et quant àl'experience, nous luy voyons favoriser tantostl'un tantost l'autre party. L'accident de Pyr-rhus en la battaille qu'il eut contre le consulLevinus en Italie, nous sert à l'un et l'autre vi-sage : car pour s'estre voulu cacher sous lesarmes de Demogacles, et luy avoir donné lessiennes, il sauva bien sans doute sa vie, maisaussi il en cuida encourir l'autre inconvenientde perdre la journée. Alexandre, Cæsar, Lu-cullus, aimoient à se marquer au combat pardes accoustremens et armes riches, de couleurreluisante et particuliere : Agis, Agesilaus, etce grand Gilippus au rebours, alloyent à laguerre obscurement couverts, et sans attourimperial.

A la battaille de Pharsale entre autres re-proches qu'on donne à Pompeius, c'est d'avoirarresté son armée pied coy attendantl'ennemy : pour autant que cela (je des-robe-ray icy les mots mesmes de Plutarque, quivalent mieux que les miens) affoiblit la

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violence, que le courir donne aux premierscoups, et quant et quant oste l'eslancementdes combattans les uns contre les autres, qui aaccoustumé de les remplir d'impetuosité, et defureur, plus qu'autre chose, quand ils viennentà s'entrechocquer de roideur, leur augmentantle courage par le cry et la course : et rend lachaleur des soldats en maniere de dire refroi-die et figée. Voyla ce qu'il dit pour ce rolle.Mais si Cæsar eust perdu, qui n'eust peu aussibien dire, qu'au contraire, la plus forte et roideassiette, est celle en laquelle on se tient plantésans bouger, et que qui est en sa marche ar-resté, resserrant et espargnant pour le be-soing, sa force en soy-mesmes, a grand advan-tage contre celuy qui est esbranlé, et qui a des-ja consommé à la course la moitié de son ha-leine ? outre ce que l'armée estant un corps detant de diverses pieces, il est impossiblequ'elle s'esmeuve en cette furie, d'un mouve-ment si juste, qu'elle n'en altere ou rompe sonordonnance : et que le plus dispost ne soit auxprises, avant que son compagnon le secoure.En cette villaine battaille des deux freres

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Perses, Clearchus Lacedemonien, qui com-mandoit les Grecs du party de Cyrus, les menatout bellement à la charge, sans se haster :mais à cinquante pas pres, il les mit à lacourse : esperant par la brieveté de l'espace,mesnager et leur ordre, et leur haleine : leurdonnant cependant l'avantage del'impetuosité, pour leurs personnes, et pourleurs armes à trait. D'autres ont reglé cedoubte en leur armée de cette maniere : Si lesennemis vous courent sus, attendez les de piedcoy : s'ils vous attendent de pied coy, courezleur sus.

Au passage que l'Empereur Charles cin-quiesme fit en Provence, le Roy François futau propre d'eslire, ou de luy aller au devant enItalie, ou de l'attendre en ses terres : et bienqu'il considerast combien c'est d'avantage, deconserver sa maison pure et nette des troublesde la guerre, afin qu'entiere en ses forces, ellepuisse continuellement fournir deniers, et se-cours au besoing : que la necessité des guerresporte à tous les coups, de faire le gast, ce quine se peut faire bonnement en nos biens

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propres, et si le païsant ne porte pas si douce-ment ce ravage de ceux de son party, que del'ennemy, en maniere qu'il s'en peut aysémentallumer des seditions, et des troubles parmynous : que la licence de desrober et piller, quine peut estre permise en son païs, est ungrand support aux ennuis de la guerre : et quin'a autre esperance de gain que sa solde, il estmal aisé qu'il soit tenu en office, estant à deuxpas de sa femme et de sa retraicte : que celuyqui met la nappe, tombe tousjours des des-pens : qu'il y a plus d'allegresse à assaillir qu'àdeffendre : et que la secousse de la perte d'unebattaille dans nos entrailles, est si violente,qu'il est malaisé qu'elle ne croulle tout lecorps, attendu qu'il n'est passion contagieuse,comme celle de la peur, ny qui se prenne si ai-sément à credit, et qui s'espande plus brus-quement : et que les villes qui auront ouyl'esclat de cette tempeste à leurs portes, quiauront recueilly leurs Capitaines et soldatstremblans encore, et hors d'haleine, il est dan-gereux sur la chaude, qu'ils ne se jettent àquelque mauvais party : Si est-ce qu'il choisit

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de r'appeller les forces qu'il avoit delà lesmonts, et de voir venir l'ennemy. Car il peutimaginer au contraire, qu'estant chez luy etentre ses amis, il ne pouvoit faillir d'avoirplanté de toutes commoditez, les rivieres, lespassages à sa devotion, luy conduiroient etvivres et deniers, en toute seureté et sans be-soing d'escorte : qu'il auroit ses subjectsd'autant plus affectionnez, qu'ils auroient ledanger plus pres : qu'ayant tant de villes et debarrieres pour sa seureté, ce seroit à luy dedonner loy au combat, selon son opportunité etadvantage : et s'il luy plaisoit de temporiser,qu'à l'abry et à son aise, il pourroit voir mor-fondre son ennemy, et se deffaire soy mesme,par les difficultez qui le combattroyent engagéen une terre contraire, où il n'auroit devant nyderriere luy, ny à costé, rien qui ne luy fistguerre : nul moyen de rafraichir ou d'eslargirson armée, si les maladies s'y mettoient, ny deloger à couvert ses blessez ; nuls deniers, nulsvivres, qu'à pointe de lance ; nul loisir de sereposer et prendre haleine ; nulle science delieux, ny de pays, qui le sçeust deffendre

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d'embusches et surprises : et s'il venoit à laperte d'une bataille, aucun moyen d'en sauverles reliques. Et n'avoit pas faute d'exemplespour l'un et pour l'autre party. Scipion trouvabien meilleur d'aller assaillir les terres de sonennemy en Afrique, que de deffendre lessiennes, et le combatre en Italie où il estoit ;d'où bien luy print : Mais au rebours Hannibalen cette mesme guerre, se ruina, d'avoir aban-donné la conqueste d'un pays estranger, pouraller deffendre le sien. Les Atheniens ayanslaissé l'ennemy en leurs terres, pour passer enla Sicile, eurent la fortune contraire : maisAgathocles Roy de Syracuse l'eut favorable,ayant passé en Afrique, et laissé la guerrechez soy. Ainsi nous avons bien accoustumé dedire avec raison, que les evenemens et issuësdependent, notamment en la guerre, pour laplus part, de la fortune : laquelle ne se veutpas renger et assujettir à nostre discours etprudence, comme disent ces vers,

Et male consultis pretium est, prudentia fal-lax,

Nec fortuna probat causas sequiturque

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merentes :Sed vaga per cunctos nullo discrimine fertur.Scilicet est aliud quod nos cogatque regatqueMajus, et in proprias ducat mortalia leges.Mais à le bien prendre, il semble que nos

conseils et deliberations en despendent bienautant ; et que la fortune engage en sontrouble et incertitude, aussi nos discours.

Nous raisonnons hazardeusement et teme-rairement, dit Timæus en Platon, par ce que,comme nous, noz discours ont grande partici-pation à la temerité du hazard.

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Chapitre 48Des destriesME voicy devenu Grammairien, moy quin'apprins jamais langue, que par routine ; etqui ne sçay encore que c'est d'adjectif, conjunc-tif, et d'ablatif : Il me semble avoir ouy direque les Romains avoient des chevaux qu'ils ap-pelloient funales, ou dextrarios, qui se me-noient à dextre où à relais, pour les prendretous fraiz au besoin : et de là vient que nousappellons destriers les chevaux de service. Etnoz Romans disent ordinairement, adestrer,pour accompagner. Ils appelloyent aussi

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desultorios equos, des chevaux qui estoientdressez de façon que courans de toute leur roi-deur, accouplez coste à coste l'un de l'autre,sans bride, sans selle, les gentils-hommes Ro-mains, voire tous armez, au milieu de la cousese jettoient et rejettoient de l'un à l'autre. LesNumides gendarmes menoient en main un se-cond cheval, pour changer au plus chaud de lameslée : quibus, desultorum in modum, binostrahentibus equos, inter acerrimam sæpe pu-gnam in recentem equum ex fesso armatistranssultare, mos erat. Tanta velocitas ipsis,tamque docile equorum genus !

Il se trouve plusieurs chevaux dressez à se-courir leur maistre, courir sus à qui leur pre-sente une espée nue ; se jetter des pieds et desdents sur ceux qui les attaquent et affrontent :mais il leur advient plus souvent de nuire auxamis, qu'aux ennemis. Joint que vous ne lesdesprenez pas à vostre poste quand ils se sontune fois harpez ; et demeurez à la misericordede leur combat. Il mesprint lourdement à Atti-bius general de l'armée de Perse combattantcontre Onesilus Roy de Salamine, de personne

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à personne ; d'estre monté sur un cheval fa-çonné en cette escole : car il fut cause de samort, le coustillier d'Onesilus l'ayant accueillyd'une faulx, entre les deux espaules, comme ils'estoit cabré sur son maistre.

Et ce que les Italiens disent, qu'en la bat-taille de Fornuove, le cheval du Roy Charles sedeschargea à ruades et pennades des ennemisqui le pressoyent, qu'il estoit perdu sans cela :ce fut un grand coup de hazard, s'il est vray.

Les Mammelus se vantent, d'avoir les plusadroits chevaux, des gendarmes du monde.Que par nature, et par coustume, ils sont faitsà cognoistre et distinguer l'ennemy, sur qui ilfaut qu'ils se ruent de dents et de pieds, selonla voix ou signe qu'on leur fait. Et pareille-ment, à relever de la bouche les lances etdards emmy la place, et les offrir au maistre,selon qu'il le commande.

On dit de Cæsar, et aussi du grand Pom-peius, que parmy leurs autres excellentes qua-litez, ils estoient fort bons hommes de cheval :et de Cæsar, qu'en sa jeunesse monté à dossur un cheval, et sans bride, il luy faisoit

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prendre carriere les mains tournées derriere ledos.

Comme nature a voulu faire de ce person-nage, et d'Alexandre deux miracles en l'art mi-litaire, vous diriez qu'elle s'est aussi efforcée àles armer extraordinairement : car chacunsçait, du cheval d'Alexandre Bucefal, qu'ilavoit la teste retirant à celle d'un toreau, qu'ilne se souffroit monter à personne qu'à sonmaistre, ne peut estre dressé que par luymesme, fut honoré apres sa mort, et une villebastie en son nom. Cæsar en avoit aussi unautre qui avoit les pieds de devant comme unhomme, ayant l'ongle coupée en forme dedoigts, lequel ne peut estre monté ny dresséque par Cæsar, qui dedia son image apres samort à la deesse Venus.

Je ne demonte pas volontiers quand je suis àcheval : car c'est l'assiette, en laquelle je metrouve le mieux et sain et malade. Platon larecommande pour la santé : aussi dit Plinequ'elle est salutaire à l'estomach et aux join-tures. Poursuivons donc, puis que nous ysommes.

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On lit en Xenophon la loy deffendant devoyager à pied, à homme qui eust cheval. Tro-gus et Justinus disent que les Parthes avoientaccoustumé de faire à cheval, non seulementla guerre, mais aussi tous leurs affaires pu-bliques et privez, marchander, parlementer,s'entretenir, et se promener : et que la plus no-table difference des libres, et des serfs parmyeux, c'est que les uns vont à cheval, les autresà pied : Institution née du Roy Cyrus.

Il y a plusieurs exemples en l'histoire Ro-maine (et Suetone le remarque plus particulie-rement de Cæsar) des Capitaines qui comman-doient à leurs gens de cheval de mettre pied àterre, quand ils se trouvoient pressez del'occasion, pour oster aux soldats toute espe-rance de fuite, et pour l'advantage qu'ils espe-roient en cette sorte de combat : Quo haud du-bie superat Romanus, dit Tite Live.

Si est-il, que la premiere provision, dequoyils se servoient à brider la rebellion despeuples de nouvelle conqueste, c'estoit leur os-ter armes et chevaux. Pourtant voyons nous sisouvent en Cæsar : arma proferri, jumenta

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produci, obsides dari jubet. Le grand Seigneurne permet aujourd'huy ny à Chrestien, ny àJuif, d'avoir cheval à soy, sous son empire.

Noz ancestres, et notamment du temps de laguerre des Anglois, és combats solennels etjournées assignées, se mettoient la plus partdu temps tous à pied, pour ne se fier à autrechose qu'à leur force propre, et vigueur de leurcourage, et de leurs membres, de chose sichere que l'honneur et la vie. Vous engagez,quoy qu'en die Chrysanthes en Xenophon,vostre valeur et vostre fortune, à celle devostre cheval, ses playes et sa mort tirent lavostre en consequence, son effray ou sa fouguevous rendent ou temeraire ou lasche : s'il afaute de bouche ou d'esperon, c'est à vostrehonneur à en respondre. A cette cause je netrouve pas estrange, que ces combats làfussent plus fermes, et plus furieux que ceuxqui se font à cheval,

cedebant pariter, pariterque ruebantVictores victique, neque his fuga nota, neque

illis.

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Leurs battailles se voyent bien mieuxcontestées : ce ne sont à cette heure queroutes : primus clamor atque impetus rem de-cernit. Et chose que nous appellons à la societéd'un si grand hazard, doit estre en nostre puis-sance le plus qu'il se peut : Comme jeconseilleroy de choisir les armes les pluscourtes, et celles dequoy nous nous pouvons lemieux respondre. Il est bien plus apparent des'asseurer d'une espée que nous tenons aupoing, que du boulet qui eschappe de nostrepistole, en laquelle il y a plusieurs pieces, lapoudre, la pierre, le rouët, desquelles lamoindre qui vienne à faillir, vous fera faillirvostre fortune.

On assene peu seurement le coup, que l'airvous conduict,

Et quo ferre velint permittere vulnera ventis,Ensis habet vires, et gens quæcunque virorum

est,Bella gerit gladiis.

Mais quant à cett'arme-là, j'en parleray plusamplement, où je feray comparaison desarmes anciennes aux nostres : et sauf

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l'estonnement des oreilles, à quoy desormaischacun est apprivoisé, je croy que c'estun'arme de fort peu d'effect, et espere quenous en quitterons un jour l'usage.

Celle dequoy les Italiens se servoient de jet,et à feu, estoit plus effroyable. Ils nommoientPhalarica, une certaine espece de javeline, ar-mée par le bout, d'un fer de trois pieds, affinqu'il peust percer d'outre en outre un hommearmé : et se lançoit tantost de la main, en lacampagne, tantost à tout des engins pour def-fendre les lieux assiegez : la hante revestued'estouppe empoixée et huilée, s'enflammoitde sa course : et s'attachant au corps, ou aubouclier, ostoit tout usage d'armes et demembres. Toutesfois il me semble que pour ve-nir au joindre, elle portast aussi empesche-ment à l'assaillant, et que le champ jonché deces tronçons bruslants, produisist en la mesléeune commune incommodité.

magnum stridens contorta Phalarica venitFulminis acta modo.

Ils avoyent d'autres moyens, à quoy l'usageles dressoit, et qui nous semblent incroyables

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par inexperience : par où ils suppleoyent audeffaut de nostre poudre et de noz boulets. Ilsdardoyent leurs piles, de telle roideur, quesouvent ils en enfiloyent deux boucliers etdeux hommes armés, et les cousoyent. Lescoups de leurs fondes n'estoient pas moins cer-tains et loingtains : saxis globosis funda, mareapertum incessentes : coronas modici circulimagno ex intervallo loci assueti trajicere : noncapita modo hostium vulnerabant, sed quemlocum destinassent. Leurs pieces de batterierepresentoient, comme l'effect, aussi le tinta-marre des nostres : ad ictus moenium cum ter-ribili sonitu editos, pavor et trepidatio cepit.Les Gaulois noz cousins en Asie, haïssoyentces armes traistresses, et volantes : duits àcombattre main à main avec plus de courage.Non tam patentibus plagis moventur, ubi la-tior quam altior plaga est, etiam gloriosius sepugnare putant : idem cum aculeus sagittæ autglandis abditæ introrsus tenui vulnere in spe-ciem urit : tum in rabiem et pudorem tamparvæ perimentis pestis versi, prosternunt

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corpora humi : Peinture bien voisine d'unearquebusade.

Les dix mille Grecs, en leur longue et fa-meuse retraitte, rencontrerent une nation, quiles endommagea merveilleusement à coups degrands arcs et forts, et des sagettes si longues,qu'à les reprendre à la main on les pouvoit re-jetter à la mode d'un dard, et perçoient de parten part un bouclier et un homme armé. Lesengeins que Dionysius inventa à Syracuse, àtirer des gros traits massifs, et des pierresd'horrible grandeur, d'une si longue volée etimpetuosité, representoient de bien pres nosinventions.

Encore ne faut-il pas oublier la plaisante as-siette qu'avoit sur sa mule un maistre PierrePol Docteur en Theologie, que Monstrelet re-cite avoir accoustumé se promener par la villede Paris, assis de costé comme les femmes. Ildit aussi ailleurs, que les Gascons avoient deschevaux terribles, accoustumez de virer encourant, dequoy les François, Picards, Fla-mands, et Brabançons, faisoyent grand mi-racle, pour n'avoir accoustumé de les voir : ce

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sont ses mots. Cæsar parlant de ceux deSuede : Aux rencontres qui se font à cheval,dit-il, ils se jettent souvent à terre pour com-battre à pied, ayant accoustumé leurs chevauxde ne bouger ce pendant de la place, ausquelsils recourent promptement, s'il en est besoin,et selon leur coustume, il n'est rien si vilain etsi lasche que d'user de selles et bardelles, etmesprisent ceux qui en usent : de maniere quefort peu en nombre, ils ne craignent pas d'enassaillir plusieurs.

Ce que j'ay admiré autresfois, de voir uncheval dressé à se manier à toutes mains, avecune baguette, la bride avallée sur ses oreilles,estoit ordinaire aux Massiliens, qui se ser-voient de leurs chevaux sans selle et sansbride.

Et gens quæ nudo residens Massilia dorso,Ora levi flectit, frænorum nescia, virga.

Et Numidæ infræni cingunt :Equi sine frenis, deformis ipse cursus, rigida

cervice et extento capite currentium.Le Roy Alphonce, celuy qui dressa en Es-

paigne l'ordre des chevaliers de la Bande, ou

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de l'Escharpe, leur donna entre autres regles,de ne monter ny mule ny mulet, sur peine d'unmarc d'argent d'amende : comme je viensd'apprendre dans les lettres de Guevara, des-quelles ceux qui les ont appellées Dorées, fai-soient jugement bien autre que celuy que j'enfay.

Le Courtisan dit, qu'avant son temps c'estoitreproche à un gentil-homme d'en chevaucher.Les Abyssins au rebours : à mesure qu'ils sontles plus advancez pres le Prettejan leur prince,affectent pour la dignité et pompe, de monterdes grandes mules. Xenophon recite que lesAssyriens tenoient tousjours leurs chevaux en-travez au logis, tant ils estoient fascheux et fa-rouches : Et qu'il falloit tant de temps à lesdestacher et harnacher, que, pour que cettelongueur ne leur apportast dommage s'ils ve-noient à estre en desordre surprins par les en-nemis, ils ne logeoient jamais en camp, qui nefust fossoyé et remparé.

Son Cyrus, si grand maistre au faict de che-valerie, mettoit les chevaux de son escot : et neleur faisoit bailler à manger, qu'ils ne

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l'eussent gaigné par la sueur de quelqueexercice.

Les Scythes, où la necessité les pressoit enla guerre, tiroient du sang de leurs chevaux, ets'en abbreuvoient et nourrissoient,

Venit et epoto Sarmata pastus equo.Ceux de Crotte assiegéz par Metellus, se

trouverent en telle disette de tout autre breu-vage, qu'ils eurent à se servir de l'urine deleurs chevaux.

Pour verifier, combien les armées Tur-quesques se conduisent et maintiennent àmeilleure raison, que les nostres : ils disent,qu'outre ce que les soldats ne boivent que del'eau, et ne mangent que riz et de la chair sa-lée mise en poudre, (dequoy chacun porte aisé-ment sur soy provision pour un moys) ilssçavent aussi vivre du sang de leurs chevaux,comme les Tartares et Moscovites, et le salent.

Ces nouveaux peuples des Indes, quand lesEspagnols y arriverent, estimerent tant deshommes que des chevaux, que ce fussent, ouDieux ou animaux, en noblesse au dessus deleur nature : Aucuns apres avoir esté vaincus,

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venans demander paix et pardon aux hommes,et leur apporter de l'or et des viandes, nefaillirent d'en aller autant offrir aux chevaux,avec une toute pareille harangue à celle deshommes, prenans leur hannissement, pourlangage de composition et de trefve.

Aux Indes de deçà, c'estoit anciennement leprincipal et royal honneur de chevaucher unelephant, le second d'aller en coche, trainé àquatre chevaux, le tiers de monter un cha-meau, le dernier et plus vil degré, d'estre portéou charrié par un cheval seul.

Quelcun de nostre temps, escrit avoir veu ence climat là, des païs, où on chevauche lesboeufs, avec bastines, estriers et brides, ets'estre bien trouvé de leur porture.

Quintus Fabius Maximus Rutilianus, contreles Samnites, voyant que ses gents de cheval àtrois ou quatre charges avoient faillyd'enfoncer le bataillon des ennemis, print ceconseil : qu'ils debridassent leurs chevaux, etbrochassent à toute force des esperons : si querien ne les pouvant arrester, au travers desarmes et des hommes renversez, ils ouvrirent

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le pas à leurs gens de pied, qui parfirent unetres-sanglante deffaitte.

Autant en commanda Quintus Fulvius Flac-cus, contre les Celtiberiens : Id cum majore viequorum facietis, si effrenatos in hostes equosimmittitis : quod sæpe romanos equites cumlaude fecisse sua, memoriæ proditum est. De-tractisque frenis bis ultro citroque cum magnastrage hostium, infractis omnibus hastis,transcurrerunt.

Le Duc de Moscovie devoit anciennementcette reverence aux Tartares, quand ils en-voioyent vers luy des Ambassadeurs, qu'il leuralloit au devant à pied, et leur presentoit ungobeau de lait de jument (breuvage qui leurest en delices) et si en beuvant quelque goutteen tomboit sur le crin de leurs chevaux, il es-toit tenu de la lecher avec la langue. En Rus-sie, l'armée que l'Empereur Bajazet y avoit en-voyée, fut accablée d'un si horrible ravage deneiges, que pour s'en mettre à couvert, et sau-ver du froid, plusieurs s'adviserent de tuer eteventrer leurs chevaux, pour se getter dedans,et jouyr de cette chaleur vitale.

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Bajazet apres cest aspre estour où il futrompu par Tamburlan, se sauvoit belle erresur une jument Arabesque, s'il n'eust estécontrainct de la laisser boire son saoul, au pas-sage d'un ruisseau : ce qui la rendit si flacqueet refroidie, qu'il fut bien aisément apres ac-consuivy par ceux qui le poursuivoyent. On ditbien qu'on les lasche, les laissant pisser : maisle boire, j'eusse plustost estimé qu'il l'eustrenforcée.

Croesus passant le long de la ville de Sardis,y trouva des pastis, où il y avoit grande quan-tité de serpents, desquels les chevaux de sonarmée mangeoient de bon appetit : qui fut unmauvais prodige à ses affaires, dit Herodote.

Nous appellons un cheval entier qui a crinet oreille, et ne passent les autres à la montre.Les Lacedemoniens ayant desfait les Athe-niens, en la Sicile, retournans de la victoire enpompe en la ville de Syracuse, entre autresbravades, firent tondre les chevaux vaincus, etles menerent ainsin en triomphe. Alexandrecombatit une nation, Dahas, ils alloyent deuxà deux armez à cheval à la guerre, mais en la

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meslée l'un descendoit à terre, et combatoientore à pied, ore à cheval, l'un apres l'autre.

Je n'estime point, qu'en suffisance, et engrace à cheval, nulle nation nous emporte.Bon homme de cheval, à l'usage de nostre par-ler, semble plus regarder au courage qu'àl'addresse. Le plus sçavant, le plus seur, lemieux advenant à mener un cheval à raison,que j'aye cognu, fut à mon gré monsieur deCarnevalet, qui en servoit nostre Roy Henrysecond. J'ay veu homme donner carriere àdeux pieds sur sa selle, demonter sa selle, etau retour la relever, reaccommoder, et s'y ras-seoir, fuyant tousjours à bride avallée : Ayantpassé par dessus un bonnet, y tirer par der-riere de bons coups de son arc : Amasser cequ'il vouloit, se jettant d'un pied à terre, te-nant l'autre en l'estrier ; et autres pareillessingeries, dequoy il vivoit. On a veu de montemps à Constantinople, deux hommes sur uncheval, lesquels en sa plus roide course, se re-jettoyent à tours, à terre, et puis sur la selle :Et un, qui seulement des dents, bridoit et har-nachoit son cheval. Un autre, qui entre deux

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chevaux, un pied sur une selle, l'autre surl'autre, portant un second sur ses bras, piquoità toute bride : ce second tout debout, sur luy,tirant en la course, des coups bien certains deson arc. Plusieurs, qui les jambes contre-mont,donnoient carriere, la teste plantee sur leursselles, entre les pointes des simeterres atta-chez au harnois. En mon enfance le Prince deSulmone à Naples, maniant un rude cheval,de toute sorte de maniemens, tenoit soubz sesgenouz et soubs ses orteils des reales : commesi elles y eussent esté clouées : pour montrerla fermeté de son assiette.

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Chapitre 49Des coustumes anciennesJ'EXCUSEROIS volontiers en nostre peuplede n'avoir autre patron et regle de perfection,que ses propres meurs et usances : car c'est uncommun vice, non du vulgaire seulement,mais quasi de tous hommes, d'avoir leur viséeet leur arrest, sur le train auquel ils sont nais.Je suis content, quand il verra Fabritius ouLælius, qu'il leur trouve la contenance et leport barbare, puis qu'ils ne sont ny vestus nyfaçonnez à nostre mode. Mais je me plains desa particuliere indiscretion, de se laisser si

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fort piper et aveugler à l'authorité de l'usagepresent, qu'il soit capable de changer d'opinionet d'advis tous les mois, s'il plaist à la cous-tume : et qu'il juge si diversement de soy-mesme. Quand il portoit le busc de son pour-point entre les mammelles, il maintenoit parvives raisons qu'il estoit en son vray lieu :quelques années apres le voyla avalé jusquesentre les cuisses, il se moque de son autreusage, le trouve inepte et insupportable. La fa-çon de se vestir presente, luy fait incontinentcondamner l'ancienne, d'une resolution sigrande, et d'un consentement si universel, quevous diriez que c'est quelque espece de manie,qui luy tourneboule ainsi l'entendement. Parce que nostre changement est si subit et siprompt en cela, que l'invention de tous lestailleurs du monde ne sçauroit fournir assezde nouvelletez, il est force que bien souvent lesformes mesprisées reviennent en credit, etcelles là mesmes tombent en mespris tantostapres ; et qu'un mesme jugement prenne enl'espace de quinze ou vingt ans, deux ou trois,non diverses seulement, mais contraires

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opinions, d'une inconstance et legereté in-croyable. Il n'y a si fin entre nous, qui ne selaisse embabouiner de cette contradiction, etesbloüyr tant les yeux internes, que les ex-ternes insensiblement.

Je veux icy entasser aucunes façons an-ciennes, que j'ay en memoire : les unes demesme les nostres, les autres differentes : àfin qu'ayant en l'imagination cette continuellevariation des choses humaines, nous en ayonsle jugement plus esclaircy et plus ferme.

Ce que nous disons de combatre à l'espée etla cape, il s'usoit encores entre les Romains, cedit Cæsar, sinistris sagos involvunt, gla-diosque distringunt. Et remarque dès lors ennostre nation ce vice, qui y est encored'arrester les passans que nous rencontrons enchemin, et de les forcer de nous dire qui ilssont, et de recevoir à injure et occasion de que-relle, s'ils refusent de nous respondre.

Aux bains que les anciens prenoyent tousles jours avant le repas ; et les prenoyent aussiordinairement que nous faisons de l'eau à la-ver les mains, ils ne se lavoyent du

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commencement que les bras et les jambes,mais dépuis, et d'une coustume qui a duré plu-sieurs siecles et en la plus part des nations dumonde, ils se lavoyent tous nudz, d'eau mix-tionnée et perfumée : de maniere, qu'ils te-noient pour tesmoignage de grande simplicitéde se laver d'eau simple. Les plus affetez etdelicatz se perfumoyent tout le corps bien troisou quatre fois par jour. Ils se faisoyent sou-vent pinceter tout le poil, comme les femmesFrançoises ont pris en usage depuis quelquetemps, de faire leur front,

Quod pectus, quod crura tibi, quod brachiavellis.

quoy qu'ils eussent des oignemens propres àcela.

Psilotro nitet, aut arida latet abdita creta.Ils aymoient à se coucher mollement, et al-

leguent pour preuve de patience, de couchersur le matelats. Ils mangeoyent couchez surdes lits, à peu pres en mesme assiete que lesTurcs de nostre temps.

Inde thoro pater Æneas sic orsus ab alto.

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Et dit on du jeune Caton que depuis la ba-taille de Pharsale, estant entré en dueil dumauvais estat des affaires publiques, il man-gea tousjours assis, prenant un train de vieaustere. Ils baisoyent les mains aux grandspour les honnorer et caresser. Et entre lesamis, ils s'entrebaisoyent en se saluant,comme font les Venitiens.

Gratatusque darem cum dulcibus osculaverbis.

Et touchoyent aux genoux, pour requerir etsaluer un grand. Pasiclez le Philosophe, fierede Crates, au lieu de porter la main au ge-nouil, la porta aux genitoires. Celuy à qui ils'addressoit, l'ayant rudement repoussé,Comment, dit-il, cette partie n'est elle pasvostre, aussi bien que l'autre ?

Ils mangeoyent comme nous, le fruict àl'yssue de la table. Ils se torchoyent le cul (ilfaut laisser aux femmes cette vaine supersti-tion des parolles) avec une esponge : voylapourquoy spongia est un mot obscoene en La-tin : et estoit cette esponge attachée au boutd'un baston : comme tesmoigne l'histoire de

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celuy qu'on menoit pour estre presenté auxbestes, devant le peuple, qui demanda congéd'aller à ses affaires, et n'ayant autre moyende se tuer, il se fourra ce baston et espongedans le gosier, et s'en estouffa. Ils s'essuyoientle catze de laine perfumée, quand ils enavoyent faict,

At tibi nil faciam, sed lota mentula lana.Il y avoit aux carrefours à Rome, des vais-

seaux et demy-cuves, pour y apprester à pisseraux passans :

Pusi sæpe lacum propter, se ac dolia curtaSommo devincti credunt extollere vestem.

Ils faisoyent collation entre les repas. Et yavoit en esté, des vendeurs de nege pour refré-chir le vin : et en y avoit qui se servoyent denege en hyver, ne trouvans pas le vin encorelors assez froid. Les grands avoyent leurs es-chançons et trenchans ; et leurs fols, pour leurdonner du plaisir. On leur servoit en hyver laviande sur les fouyers qui se portoyent sur latable : et avoyent des cuysines portatives,comme j'en ay veu, dans lesquelles tout leurservice se trainoit apres eux.

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Has vobis epulas habete lauti,Nos offendimur ambulante cena.

Et en esté ils faisoyent souvent en leurssales basses ; couler de l'eau fresche et claire,dans des canaux au dessous d'eux, où il y avoitforce poisson en vie, que les assistans choisis-soyent et prenoyent en la main, pour le faireaprester, chacun à sa poste. Le poisson a tous-jours eu ce privilege, comme il a encores, queles grans se meslent de le sçavoir apprester :aussi en est le goust beaucoup plus exquis,que de la chair, aumoins pour moy. Mais entoute sorte de magnificence, desbauche, etd'inventions voluptueuses, de mollesse et desumptuosité, nous faisons à la verité ce quenous pouvons pour les égaler : car nostre vo-lonté est bien aussi gastée que la leur, maisnostre suffisance n'y peut arriver : nos forcesne sont non plus capables de les joindre, en cesparties là vitieuses, qu'aux vertueuses : car lesunes et les autres partent d'une vigueurd'esprit, qui estoit sans comparaison plusgrande en eux qu'en nous : Et les ames à me-sure qu'elles sont moins fortes, elles ont

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d'autant moins de moyen de faire ny fort bien,ny fort mal.

Le haut bout d'entre eux, c'estoit le milieu.Le devant et derriere n'avoient en escrivant etparlant aucune signification de grandeur,comme il se voit evidemment par leurs escris :ils diront Oppius et Cæsar, aussi volontiersque Cæsar et Oppius : et diront moy et toy in-differemment, comme toy et moy. Voyla pour-quoy j'ay autrefois remarqué en la Vie de Fla-minius de Plutarque François, un endroit, oùil semble que l'autheur parlant de la jalousiede gloire, qui estoit entre les Ætoliens et lesRomains, pour le gain d'une bataille qu'ilsavoyent obtenu en commun, face quelque poixde ce qu'aux chansons Grecques, on nommoitles Ætoliens avant les Romains, s'il n'y a del'Amphibologie aux mots François.

Les Dames estans aux estuves, y recevoyentquant et quant des hommes, et se servoyent làmesme de leurs valets à les frotter et oindre.

Inguina succinctus nigra tibi servus alutaStat, quoties calidis nuda foveris aquis.

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Elles se saupoudroyent de quelque poudre,pour reprimer les sueurs.

Les anciens Gaulois, dit Sidonius Apollina-ris, portoyent le poil long par le devant, et lederriere de la teste tondu, qui est cette façonqui vient à estre renouvellée par l'usage effe-miné et lasche de ce siecle.

Les Romains payoient ce qui estoit deu auxbateliers, pour leur naulage dez l'entrée du ba-teau, ce que nous faisons apres estre rendus àport.

dum as exigitur, dum mula ligatur,Tota abit hora.

Les femmes couchoyent au lict du costé de laruelle : voyla pourquoy on appelloit Cæsar,spondam Regis Nicomedis.

Ils prenoyent aleine en beuvant. Ils bapti-soient le vin,

quis puer ociusRestinguet ardentis falerni

Pocula prætereunte lympha ?Et ces champisses contenances de nos la-

quais y estoyent aussi.

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O Jane, à tergo quem nulla ciconia pinsit,Nec manus auriculas imitata est mobilis al-

bas,Nec linguæ quantum sitiet canis Apula

tantum.Les Dames Argiennes et Romaines por-

toyent le deuil blanc, comme les nostresavoient accoustumé, et devroient continuer defaire, si j'en estois creu.

Mais il y a des livres entiers faits sur cetargument.

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Chapitre 50De Democritus etHeraclitusLE jugement est un util à tous subjects, et semesle par tout. A cette cause aux Essais quej'en fay icy, j'y employe toute sorte d'occasion.Si c'est un subject que je n'entende point, à ce-la mesme je l'essaye, sondant le gué de bienloing, et puis le trouvant trop profond pour mataille, je me tiens à la rive. Et cette reconnois-sance de ne pouvoir passer outre, c'est untraict de son effect, ouy de ceux, dont il se

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vante le plus. Tantost à un subject vain et deneant, j'essaye voir s'il trouvera dequoy luydonner corps, et dequoy l'appuyer etl'estançonner. Tantost je le promene à un sub-ject noble et tracassé, auquel il n'a rien à trou-ver de soy, le chemin en estant si frayé, qu'ilne peut marcher que sur la piste d'autruy. Làil fait son jeu à eslire la route qui luy semblela meilleure : et de mille sentiers, il dit quecettuy-cy, ou celuy là, a esté le mieux choisi.Je prends de la fortune le premier argument :ils me sont egalement bons : et ne desseignejamais de les traicter entiers. Car je ne voy letout de rien : Ne font pas, ceux qui nous pro-mettent de nous le faire veoir. De centmembres et visages, qu'à chasque chose j'enprens un, tantost à lecher seulement, tantost àeffleurer : et par fois à pincer jusqu'à l'os. J'ydonne une poincte, non pas le plus largement,mais le plus profondement que je sçay. Etaime plus souvent à les saisir par quelquelustre inusité. Je me hazarderoy de traitter àfons quelque matiere, si je me connoissoymoins, et me trompois en mon impuissance.

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Semant icy un mot, icy un autre, eschantillonsdépris de leur piece, escartez, sans dessein,sans promesse : je ne suis pas tenu d'en fairebon, ny de m'y tenir moy-mesme, sans varier,quand il me plaist, et me rendre au doubte etincertitude, et à ma maistresse forme, qui estl'ignorance.

Tout mouvement nous descouvre. Cettemesme ame de Cæsar, qui se fait voir à ordon-ner et dresser la bataille de Pharsale, elle sefait aussi voir à dresser des parties oysives etamoureuses. On juge un cheval, non seule-ment à le voir manier sur une carriere, maisencore à luy voir aller le pas, voire et à le voiren repos à l'estable.

Entre les functions de l'ame, il en est debasses : Qui ne la void encor par là, n'achevepas de la connoistre. Et à l'adventure la re-marque lon mieux où elle va son pas simple.Les vents des passions la prennent plus en seshautes assiettes, joint qu'elle se couche entieresur chasque matiere et s'y exerce entiere ; etn'en traitte jamais plus d'une à la fois : et latraitte non selon elle, mais selon soy. Les

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choses à part elles, ont peut estre leurs poidset mesures, et conditions : mais au dedans, ennous, elle les leur taille comme elle l'entend.La mort est effroyable à Cicero, desirable àCaton, indifferente à Socrates. La santé, laconscience, l'authorité, la science, la richesse,la beauté, et leurs contraires, se despouillent àl'entrée, et reçoivent de l'ame nouvelle ves-ture, et de la teinture qu'il luy plaist : brune,claire, verte, obscure : aigre, douce, profonde,superficielle : et qu'il plaist à chacune d'elles.Car elles n'ont pas verifié en commun leursstiles, regles et formes : chacune est Royne enson estat. Parquoy ne prenons plus excuse desexternes qualitez des choses : c'est à nous, ànous en rendre compte. Nostre bien et nostremal ne tient qu'à nous. Offrons y nos offrandeset nos voeus, non pas à la fortune : elle ne peutrien sur nos moeurs : Au rebours, ellesl'entrainent à leur suitte, et la moulent à leurforme. Pourquoy ne jugeray-je d'Alexandre àtable devisant et beuvant d'autant ? Ou s'ilmanioit des eschecs, quelle corde de son esprit,ne touche et n'employe ce niais et puerile jeu ?

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Je le hay et fuy, de ce qu'il n'est pas assez jeu,et qu'il nous esbat trop serieusement ; ayanthonte d'y fournir l'attention qui suffiroit àquelque bonne chose. Il ne fut pas plus embe-soigné à dresser son glorieux passage auxIndes : ny cet autre à desnouër un passage,duquel depend le salut du genre humain.Voyez combien nostre ame trouble cet amuse-ment ridicule, si touts ses nerfs ne bandent.Combien amplement elle donne loy à chacunen cela, de se connoistre, et juger droittementde soy. Je ne me voy et retaste, plus universel-lement, en nulle autre posture. Quelle passionne nous y exerce ? la cholere, le despit, lahayne, l'impatience : et une vehemente ambi-tion de vaincre, en chose, en laquelle il seroitplus excusable d'estre ambitieux d'estre vain-cu. Car la precellence rare et au dessus ducommun, messied à un homme d'honneur, enchose frivole. Ce que je dy en cet exemple, sepeut dire en touts autres. Chasque parcelle,chasque occupation de l'homme, l'accuse, et lemontre egalement qu'un autre.

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Democritus et Heraclitus ont esté deux phi-losophes, desquels le premier trouvant vaineet ridicule l'humaine condition, ne sortoit enpublic, qu'avec un visage moqueur et riant :Heraclitus, ayant pitié et compassion de cettemesme condition nostre, en portoit le visagecontinuellement triste, et les yeux chargez delarmes.

alterRidebat quoties à limine moverat unum

Protuleratque pedem, flebat contrarius alter.J'ayme mieux la premiere humeur, non par

ce qu'il est plus plaisant de rire que de pleu-rer : mais par ce qu'elle est plus desdaigneuse,et qu'elle nous condamne plus que l'autre : etil me semble, que nous ne pouvons jamaisestre assez mesprisez selon nostre merite. Laplainte et la commiseration sont meslées àquelque estimation de la chose qu'on plaint :les choses dequoy on se moque, on les estimesans prix. Je ne pense point qu'il y ait tant demalheur en nous, comme il y a de vanité, nytant de malice comme de sotise : nous nesommes pas si pleins de mal, comme

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d'inanité : nous ne sommes pas si miserables,comme nous sommes vils. Ainsi Diogenes, quibaguenaudoit apart soy, roulant son tonneau,et hochant du nez le grand Alexandre, nousestimant des mouches, ou des vessies pleinesde vent, estoit bien juge plus aigre et pluspoingnant, et par consequent, plus juste à monhumeur que Timon, celuy qui fut surnommé lehaisseur des hommes. Car ce qu'on hait, on leprend à coeur. Cettuy-cy nous souhaitoit dumal, estoit passionné du desir de nostre ruine,fuioit nostre conversation comme dangereuse,de meschans, et de nature depravée : l'autrenous estimoit si peu, que nous ne pourrions nyle troubler, ny l'alterer par nostre contagion,nous laissoit de compagnie, non pour lacrainte, mais pour le desdain de nostre com-merce : il ne nous estimoit capables ny de bienny de mal faire.

De mesme marque fut la response de Stati-lius, auquel Brutus parla pour le joindre à laconspiration contre Cæsar : il trouval'entreprinse juste, mais il ne trouva pas leshommes dignes, pour lesquels on se mist

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aucunement en peine : conformément à la dis-cipline de Hegesias, qui disoit, le sage ne de-voir rien faire que pour soy : d'autant que, seulil est digne, pour qui on face. Et à celle deTheodorus, que c'est injustice, que le sage sehazarde pour le bien de son païs, et qu'il metteen peril la sagesse pour des fols.

Nostre propre condition est autant ridicule,que risible.

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Chapitre 51De la vanité des parolesUN Rhetoricien du temps passé, disoit que sonmestier estoit, de choses petites les faire pa-roistre et trouver grandes. C'est un cordonnierqui sçait faire de grands souliers à un petitpied. On luy eust faict donner le fouët enSparte, de faire profession d'un art piperesseet mensongere : Et croy qu'Archidamus qui enestoit Roy, n'ouit pas sans estonnement la res-ponse de Thucydidez, auquel il s'enqueroit, quiestoit plus fort à la luicte, ou Pericles ou luy :Cela, fit-il, seroit mal-aysé à verifier : car

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quand je l'ay porté par terre en luictant, il per-suade à ceux qui l'ont veu, qu'il n'est pas tom-bé, et le gaigne. Ceux qui masquent et fardentles femmes, font moins de mal : car c'est chosede peu de perte de ne les voir pas en leur natu-rel : là où ceux-cy font estat de tromper, nonpas nos yeux, mais nostre jugement, etd'abastardir et corrompre l'essence des choses.Les republiques qui se sont maintenuës en unestat reglé et bien policé, comme la Cretenseou Lacedemonienne, elles n'ont pas faict grandcompte d'orateurs.

Ariston definit sagement la Rhetorique,science à persuader le peuple : Socrates, Pla-ton, art de tromper et de flatter. Et ceux qui lenient en la generale description, le verifientpar tout, en leurs preceptes.

Les Mahometans en defendent l'instructionà leurs enfants, pour son inutilité.

Et les Atheniens, s'apercevants combien sonusage, qui avoit tout credit en leur ville, estoitpernicieux, ordonnerent, que sa principalepartie, qui est, esmouvoir les affections, fustostée, ensemble les exordes et perorations.

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C'est un util inventé pour manier et agiterune tourbe, et une commune desreiglée : et estutil qui ne s'employe qu'aux estats malades,comme la medecine : En ceux où le vulgaire,où les ignorans, où tous ont tout peu, commeceluy d'Athenes, de Rhodes, et de Rome, et oùles choses ont esté en perpetuelle tempeste, làont afflué les orateurs. Et à la verité, il se voidpeu de personnages en ces republiques là, quise soient poussez en grand credit sans le se-cours de l'eloquence : Pompeius, Cæsar, Cras-sus, Lucullus, Lentulus, Metellus, ont pris delà, leur grand appuy à se monter à cette gran-deur d'authorité, où ils sont en fin arrivez : ets'en sont aydez plus que des armes, contrel'opinion des meilleurs temps. Car L. Volum-nius parlant en public en faveur de l'electionau Consulat, faitte des personnes de Q. Fabiuset P Decius : Ce sont gents nays à la guerre,grands aux effects : au combat du babil,rudes : esprits vrayement consulaires. Lessubtils, eloquents et sçavants, sont bons pourla ville, Preteurs à faire justice, dit-il.

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L'eloquence a fleury le plus à Rome lors queles affaires ont esté en plus mauvais estat, etque l'orage des guerres civiles les agitoit ;comme un champ libre et indompté porte lesherbes plus gaillardes. Il semble par là que lespolices, qui dépendent d'un monarque, en ontmoins de besoin que les autres : car la bestiseet facilité, qui se trouve en la commune, et quila rend subjecte à estre maniée et contournéepar les oreilles, au doux son de cette harmo-nie, sans venir à poiser et connoistre la veritédes choses par la force de raison ; cette facilitédis-je ne se trouve pas si aisément en un seul,et est plus aisé de le garentir par bonne insti-tution et bon conseil, de l'impression de cettepoison. On n'a pas veu sortir de Macedoine nyde Perse, aucun orateur de renom.

J'en ay dit ce mot, sur le subject d'un Ita-lien, que je vien d'entretenir, qui a servy le feuCardinal Caraffe de maistre d'hostel jusques àsa mort. Je luy faisoy compter de sa charge. Ilm'a fait un discours de cette science de gueule,avec une gravité et contenance magistrale,comme s'il m'eust parlé de quelque grand

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poinct de Theologie. Il m'a dechifré une diffe-rence d'appetits : celuy qu'on a à jeun, qu'on aapres le second et tiers service : les moyenstantost de luy plaire simplement, tantost del'eveiller et picquer : la police de ses sauces ;premierement en general, et puis particulari-sant les qualitez des ingrediens, et leurs ef-fects : les differences des salades selon leursaison, celle qui doit estre reschaufée, celle quiveut estre servie froide, la façon de les orner etembellir, pour les rendre encores plaisantes àla veue. Apres cela il est entré sur l'ordre duservice, plein de belles et importantesconsiderations.

nec minimo sane discrimine refertQuo gestu lepores, et quo gallina secetur.

Et tout cela enflé de riches et magnifiquesparolles : et celles mesmes qu'on employe àtraiter du gouvernement d'un Empire. Il m'estsouvenu de mon homme,

Hol salsum est, hoc adustum est, hoc lautumest parum,

Illud rectè, iterum sic memento, seduloMoneo quæ possum pro mea sapientia.

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Postremo tanquam in speculum, in patinas,Demea,

Inspicere jubeo, et moneo quid facto usus sit.Si est-ce que les Grecs mesmes louërent

grandement l'ordre et la disposition que Pau-lus Æmylius observa au festin, qu'il leur fit auretour de Macedoine : mais je ne parle pointicy des effects, je parle des mots.

Je ne sçay s'il en advient aux autres commeà moy : mais je ne me puis garder quand j'oynos architectes, s'enfler de ces gros mots de pi-lastres, architraves, corniches d'ouvrage Co-rinthien, et Dorique, et semblables de leur jar-gon, que mon imagination ne se saisisse incon-tinent du palais d'Apollidon, et par effect jetrouve que ce sont les chetives pieces de laporte de ma cuisine.

Oyez dire metonomie, metaphore, allegorie,et autres tels noms de la grammaire, semble-ilpas qu'on signifie quelque forme de langagerare et pellegrin ? ce sont titres qui touchentle babil de vostre chambriere.

C'est une piperie voisine à cette-cy,d'appeller les offices de nostre estat, par les

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titres superbes des Romains, encore qu'ilsn'ayent aucune ressemblance de charge, et en-cores moins d'authorité et de puissance. Etcette-cy aussi, qui servira (à mon advis) unjour de reproche à nostre siecle, d'employer in-dignement à qui bon nous semble les surnomsles plus glorieux, dequoy l'ancienneté ait hono-ré un ou deux personnages en plusieurssiecles. Platon a emporté ce surnom de divin,par un consentement universel, qu'aucun n'aessayé luy envier : et les Italiens qui sevantent, et avecques raison, d'avoir communé-ment l'esprit plus esveillé, et le discours plussain que les autres nations de leur temps, enviennent d'estrener l'Aretin : auquel, sauf unefaçon de parler bouffie et bouillonnée depointes, ingenieuses à la verité, mais recher-chées de loing, et fantastiques : et outrel'eloquence en fin, telle qu'elle puisse estre, jene voy pas qu'il y ait rien au dessus des com-muns autheurs de son siecle : tant s'en fautqu'il approche de cette divinité ancienne. Et lesurnom de Grand, nous l'attachons à des

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Princes, qui n'ont rien au dessus de la gran-deur populaire.

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Chapitre 52De la parsimonie desanciensATTILIUS REGULUS, general de l'armée Ro-maine en Afrique, au milieu de sa gloire et deses victoires contre les Carthaginois, escrivit àla chose publique, qu'un valet de labourage,qu'il avoit laissé seul au gouvernement de sonbien, qui estoit en tout sept arpents de terre,s'en estoit enfuy, ayant desrobé ses utils de la-bourage, et demandoit congé pour s'en retour-ner et y pourvoir, de peur que sa femme, et ses

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enfans n'en eussent à souffrir : Le Senat pour-veut à commettre un autre à la conduite de sesbiens, et luy fit restablir ce qui luy avoit estédesrobé, et ordonna que sa femme et enfansseroient nourris aux despens du public.

Le vieux Caton revenant d'Espaigne Consul,vendit son cheval de service pour espargnerl'argent qu'il eust cousté à le ramener par meren Italie : et estant au gouvernement de Sar-daigne, faisoit ses visitations à pied, n'ayantavec luy autre suite qu'un officier de la chosepublique, qui luy portoit sa robbe, et un vase àfaire des sacrifices : et le plus souvent il por-toit sa male luy mesme. Il se vantoit de n'avoirjamais eu robbe qui eust cousté plus de dix es-cus ; ny avoir envoyé au marché plus de dixsols pour un jour : et de ses maisons auxchamps, qu'il n'en avoit aucune qui fust crepieet enduite par dehors. Scipion Æmylianusapres deux triomphes et deux Consulats, allaen legation avec sept serviteurs seulement. Ontient qu'Homere n'en eut jamais qu'un, Platontrois ; Zenon le chef de la secte Stoique, pasun.

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Il ne fut taxé que cinq sols et demy pourjour, à Tyberius Gracchus, allant en commis-sion pour la chose publique, estant lors le pre-mier homme des Romains.

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Chapitre 53D'un mot de CæsarSI nous nous amusions par fois à nous consi-derer, et le temps que nous mettons à contre-roller autruy, et à connoistre les choses quisont hors de nous, que nous l'employissions ànous sonder nous mesmes, nous sentirions ai-sément combien toute cette nostre contextureest bastie de pieces foibles et defaillantes.N'est-ce pas un singulier tesmoignaged'imperfection, ne pouvoir r'assoir nostrecontentement en aucune chose, et que par de-sir mesme et imagination il soit hors de nostre

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puissance de choisir ce qu'il nous faut ? De-quoy porte bon tesmoignage cette grande dis-pute, qui a tousjours esté entre les Philo-sophes, pour trouver le souverain bien del'homme, et qui dure encores et durera eter-nellement, sans resolution et sans accord.

dum abest quod avemus, id exuperare vide-tur

Cætera, post aliud cum contigit illud avemus,Et sitis æqua tenet.

Quoy que ce soit qui tombe en nostreconnoissance et jouïssance, nous sentons qu'ilne nous satisfait pas, et allons beant apres leschoses advenir et inconnuës, d'autant que lespresentes ne nous soulent point. Non pas àmon advis qu'elles n'ayent assez dequoy noussouler, mais c'est que nous les saisissons d'uneprise malade et desreglée.

Nam cum vidit hic ad usum quæ flagitatusus,

Omnia jam ferme mortalibus esse parata,Divitiis homines et honore et laude potentes

Affluere, atque bona natorum excellere fama,Nec minus esse domi, cuiquam tamen anxia

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corda,Atque animum infestis cogi servire querelis :

Intellexit ibi vitium vas facere ipsum,Omniáque illius vitio corrumpier intusQuæ collata foris et commoda quæque

venirent.Nostre appetit est irresolu et incertain : il

ne sçait rien tenir, ny rien jouyr de bonne fa-çon. L'homme estimant que ce soit le vice deces choses qu'il tient, se remplit et se paistd'autres choses qu'il ne sçait point, et qu'il necognoist point, où il applique ses desirs et sesesperances, les prend en honneur et reve-rence : comme dit Cæsar, communi fit vitio na-turæ, ut invisis, latitantibus atque incognitisrebus magis confidamus, vehementiusqueexterreamur.

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Chapitre 54Des vaines subtilitezIL est de ces subtilitez frivoles et vaines, parle moyen desquelles les hommes cerchentquelquefois de la recommandation : comme lespoëtes, qui font des ouvrages entiers de verscommençans par une mesme lettre : nousvoyons des oeufs, des boules, des aisles, deshaches façonnées anciennement par les Grecs,avec la mesure de leurs vers, en les alongeantou accoursissant, en maniere qu'ils viennent àrepresenter telle, ou telle figure. Telle estoit lascience de celuy qui s'amusa à compter en

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combien de sortes se pouvoient renger leslettres de l'alphabet, et y en trouva ce nombreincroyable, qui se void dans Plutarque. Jetrouve bonne l'opinion de celuy, à qui on pre-senta un homme, apris à jetter de la main ungrain de mil, avec telle industrie, que sansfaillir, il le passoit tousjours dans le trou d'uneesguille, et luy demanda lon apres quelquepresent pour loyer d'une si rare suffisance :surquoy il ordonna bien plaisamment et juste-ment à mon advis, qu'on fist donner à cet ou-vrier deux ou trois minots de mil, affin qu'unsi bel art ne demeurast sans exercice. C'est untesmoignage merveilleux de la foiblesse denostre jugement, qu'il recommande les chosespar la rareté ou nouvelleté, ou encore par ladifficulté, si la bonté et utilité n'y sontjoinctes.

Nous venons presentement de nous jouërchez moy, à qui pourroit trouver plus dechoses qui se tinsent par les deux bouts ex-tremes, comme, Sire, c'est un tiltre qui sedonne à la plus eslevée personne de nostre es-tat, qui est le Roy, et se donne aussi au

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vulgaire, comme aux marchans, et ne touchepoint ceux d'entre deux. Les femmes de quali-té, on les nomme Dames, les moyennes Damoi-selles, et Dames encore celles de la plus bassemarche.

Les daiz qu'on estend sur les tables, ne sontpermis qu'aux maisons des princes et auxtavernes.

Democritus disoit, que les dieux et les bestesavoient les sentimens plus aiguz que leshommes, qui sont au moyen estage. Les Ro-mains portoient mesme accoutrement les joursde dueil et les jours de feste. Il est certain quela peur extreme, et l'extreme ardeur de cou-rage troublent également le ventre, et lelaschent.

Le saubriquet de Tremblant, duquel le XIIe.Roy de Navarre Sancho fut surnommé, aprendque la hardiesse aussi bien que la peur en-gendrent du tremoussement aux membres.Ceux qui armoient ou luy ou quelque autre depareille nature, à qui la peau frissonoit, es-sayerent à le rasseurer ; appetissans le dangerauquel il s'alloit jetter : Vous me cognoissez

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mal, leur dit-il : Si ma chair sçavoit jusques oùmon courage la portera tantost, elle se transi-roit tout à plat.

La foiblesse qui nous vient de froideur, etdesgoutement aux exercices de Venus, ellenous vient aussi d'un appetit trop vehement,et d'une chaleur desreglée. L'extreme froideuret l'extreme chaleur cuisent et rotissent. Aris-tote dit que les cueux de plomb se fondent, etcoulent de froid, et de la rigueur de l'hyver,comme d'une chaleur vehemente. Le desir etla satieté remplissent de douleur les sieges audessus et au dessous de la volupté. La bestiseet la sagesse se rencontrent en mesme poinctde sentiment et de resolution à la souffrancedes accidens humains : les sages gourmandentet commandent le mal, et les autresl'ignorent : ceux-cy sont, par maniere de dire,au deçà des accidens, les autres au delà : les-quels apres en avoir bien poisé et consideré lesqualitez, les avoir mesurez et jugez tels qu'ilssont, s'eslancent au dessus, par la force d'unvigoureux courage : Ils les desdaignent etfoulent aux pieds, ayans une ame forte et

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solide, contre laquelle les traicts de la fortunevenans à donner, il est force qu'ils rejalissentet s'esmoussent, trouvans un corps dans le-quel ils ne peuvent faire impression :l'ordinaire et moyenne condition des hommes,loge entre ces deux extremitez : qui est deceux qui apperçoivent les maux, les sentent, etne les peuvent supporter. L'enfance et la de-crepitude se rencontrent en imbecillité de cer-veau. L'avarice et la profusion en pareil desird'attirer et d'acquerir.

Il se peut dire avec apparence, qu'il y a igno-rance abecedaire, qui va devant la science :une autre doctorale, qui vient apres lascience : ignorance que la science fait et en-gendre, tout ainsi comme elle deffait et des-truit la premiere.

Des esprits simples, moins curieux et moinsinstruits, il s'en fait de bons Chrestiens, quipar reverence et obeissance, croyent simple-ment, et se maintiennent sous les loix. En lamoyenne vigueur des esprits, et moyenne ca-pacité, s'engendre l'erreur des opinions : ilssuivent l'apparence du premier sens : et ont

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quelque tiltre d'interpreter à niaiserie et bes-tise que nous soyons arrestez en l'ancien train,regardans à nous, qui n'y sommes pas ins-truits par estude. Les grands esprits plus ras-sis et clairvoyans, font un autre genre de biencroyans : lesquels par longue et religieuse in-vestigation, penetrent une plus profonde etabstruse lumiere, és escritures, et sentent lemysterieux et divin secret de nostre police Ec-clesiastique. Pourtant en voyons nous aucunsestre arrivez à ce dernier estage, par le se-cond, avec merveilleux fruit, et confirmation :comme à l'extreme limite de la Chrestienne in-telligence : et jouyr de leur victoire avec conso-lation, action de graces, reformation demoeurs, et grande modestie. Et en ce rangn'entens-je pas loger ces autres, qui pour sepurger du soupçon de leur erreur passé, etpour nous asseurer d'eux, se rendent ex-tremes, indiscrets, et injustes, à la conduictede nostre cause, et la tachent d'infinis re-proches de violence.

Les païsants simples, sont honnestes gents :et honnestes gents les Philosophes : ou, selon

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que nostre temps les nomme, des naturesfortes et claires, enrichies d'une large instruc-tion de sciences utiles. Les mestis, qui ont de-daigné le premier siege de l'ignorance deslettres, et n'ont peu joindre l'autre (le cul entredeux selles : desquels je suis, et tant d'autres)sont dangereux, ineptes, importuns : ceux-cytroublent le monde. Pourtant de ma part, jeme recule tant que je puis, dans le premier etnaturel siege, d'où je me suis pour neant es-sayé de partir.

La poësie populaire et purement naturelle, ades naïvetés et graces, par où elle se compareà la principale beauté de la poësie parfaitte se-lon l'art : comme il se void és villanelles deGascongne et aux chansons, qu'on nous rap-porte des nations qui n'ont cognoissanced'aucune science, ny mesme d'escriture. Lapoësie mediocre, qui s'arreste entre deux, estdesdaignée, sans honneur, et sans prix.

Mais par ce qu'apres que le pas a esté ou-vert à l'esprit, j'ay trouvé, comme il advient or-dinairement, que nous avions pris pour unexercice malaisé et d'un rare subject, ce qui ne

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l'est aucunement : et qu'apres que nostre in-vention a esté eschauffée, elle descouvre unnombre infiny de pareils exemples, je n'en ad-jousteray que cettuy-cy : que si ces Essays es-toient dignes, qu'on en jugeast, il en pourroitadvenir à mon advis, qu'ils ne plairoient guereaux esprits communs et vulgaires, ny guereaux singuliers et excellens : ceux-là n'y enten-droient pas assez, ceux-cy y entendroienttrop : ils pourroient vivoter en la moyenneregion.

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Chapitre 55Des SenteursIL se dit d'aucuns, comme d'Alexandre legrand, que leur sueur espandoit un'odeursouefve, par quelque rare et extraordinairecomplexion : dequoy Plutarque et autres re-cherchent la cause. Mais la commune façondes corps est au contraire : et la meilleurecondition qu'ils ayent, c'est d'estre exempts desenteur. La douceur mesme des haleines pluspures, n'a rien de plus parfaict, que d'estresans aucune odeur, qui nous offence : comme

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sont celles des enfans biens sains. Voyla pour-quoy dit Plaute,

Mulier tum benè olet, ubi nihil olet.La plus exquise senteur d'une femme, c'est

ne sentir rien ; Et les bonnes senteurs estran-geres, on a raison de les tenir pour suspectes,à ceux qui s'en servent, et d'estimer qu'ellessoyent employées pour couvrir quelque defautnaturel de ce costé-là. D'où naissent ces ren-contres des Poëtes anciens, c'est puïr, que sen-tir bon.

Rides nos Coracine nil olentes,Malo quam bene olere, nil olere.

Et ailleurs,Posthume non benè olet, qui benè semper

olet.J'ayme pourtant bien fort à estre entretenu

de bonnes senteurs, et hay outre mesure lesmauvaises, que je tire de plus loing que touteautre :

Namque sagacius unus odoror,Polypus, an gravis hirsutis cubet hircus in

alis,Quam canis acer ubi lateat sus.

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Les senteurs plus simples et naturelles, mesemblent plus aggreables. Et touche ce soingprincipalement les dames. En la plus espesseBarbarie, les femmes Scythes, apres s'estre la-vées, se saupoudrent et encroustent tout lecorps et le visage, de certaine drogue, qui naisten leur terroir, odoriferante. Et pour appro-cher les hommes, ayans osté ce fard, elles s'entrouvent et polies et parfumées.

Quelque odeur que ce soit, c'est merveillecombien elle s'attache à moy, et combien j'ayla peau propre à s'en abreuver. Celuy qui seplaint de nature dequoy elle a laissé l'hommesans instrument à porter les senteurs au nez,a tort : car elles se portent elles mesmes. Maisà moy particulierement, les moustaches quej'ay pleines, m'en servent : si j'en approchemes gans, ou mon mouchoir, l'odeur y tiendratout un jour : elles accusent le lieu d'où jeviens. Les estroits baisers de la jeunesse, sa-voureux, gloutons et gluans, s'y colloient au-trefois, et s'y tenoient plusieurs heures apres.Et si pourtant je me trouve peu subject auxmaladies populaires, qui se chargent par la

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conversation, et qui naissent de la contagionde l'air ; et me suis sauvé de celles de montemps, dequoy il y en a eu plusieurs sortes ennos villes, et en noz armées. On lit de So-crates, que n'estant jamais party d'Athenespendant plusieurs recheutes de peste, qui latourmenterent tant de fois, luy seul ne s'entrouva jamais plus mal. Les medecins pour-roient (ce crois-je) tirer des odeurs, plusd'usage qu'ils ne font : car j'ay souvent apper-çeu qu'elles me changent, et agissent en mesesprits, selon qu'elles sont : Qui me fait ap-prouver ce qu'on dit, que l'invention des en-cens et parfuns aux Eglises, si ancienne et es-pandue en toutes nations et religions, regardeà cela, de nous resjouir, esveiller et purifier lesens, pour nous rendre plus propres à lacontemplation.

Je voudrois bien pour en juger, avoir eu mapart de l'ouvrage de ces cuisiniers, qui sçaventassaisonner les odeurs estrangeres, avec la sa-veur des viandes. Comme on remarqua singu-lierement au service du Roy de Thunes, qui denostre aage print terre à Naples, pour

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s'aboucher avec l'Empereur Charles. On far-cissoit ses viandes de drogues odoriferantes,en telle somptuosité, qu'un Paon, et deux Fai-sans, se trouverent sur ses parties, revenir àcent ducats, pour les apprester selon leur ma-niere. Et quand on les despeçoit, non la salleseulement, mais toutes les chambres de sonPalais, et les rues d'autour, estoient rempliesd'une tres-soüefve vapeur, qui nes'esvanouissoit pas si soudain.

Le principal soing que j'aye à me loger, c'estde fuir l'air puant et pesant. Ces belles villes,Venise et Paris, alterent la faveur que je leurporte, par l'aigre senteur, l'une de son ma-raits, l'autre de sa boue.

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Chapitre 56Des prieresJE propose des fantasies informes et irreso-lues, comme font ceux qui publient des ques-tions doubteuses, à debattre aux escoles : nonpour establir la verité, mais pour la chercher :Et les soubmets au jugement de ceux, à qui iltouche de regler non seulement mes actions etmes escrits, mais encore mes pensées. Esgale-ment m'en sera acceptable et utile la condem-nation, comme l'approbation, tenant pour ab-surde et impie, si rien se rencontre ignoram-ment ou inadvertamment couché en cette

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rapsodie contraire aux sainctes resolutions etprescriptions de l'Eglise Catholique Aposto-lique et Romaine, en laquelle je meurs, et enlaquelle je suis nay. Et pourtant me remettanttousjours à l'authorité de leur censure, quipeut tout sur moy, je me mesle ainsi temerai-rement à toute sorte de propos : comme icy.

Je ne sçay si je me trompe : mais puis quepar une faveur particuliere de la bonté divine,certaine façon de priere nous a esté prescripteet dictée mot à mot par la bouche de Dieu, ilm'a tousjours semblé que nous en devionsavoir l'usage plus ordinaire, que nous n'avons :Et si j'en estoy creu, à l'entrée et à l'issue denoz tables, à nostre lever et coucher, et àtoutes actions particulieres, ausquelles on aaccoustumé de mesler des prieres, je voudroyque ce fust le patenostre, que les Chrestiens yemployassent, sinon seulement, au moinstousjours. L'Eglise peut estendre et diversifierles prieres selon le besoin de nostre instruc-tion : car je sçay bien que c'est tousjoursmesme substance, et mesme chose : Mais ondevoit donner à celle là ce privilege, que le

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peuple l'eust continuellement en la bouche :car il est certain qu'elle dit tout ce qu'il faut, etqu'elle est trespropre à toutes occasions. C'estl'unique priere, dequoy je me sers par tout, etla repete au lieu d'en changer.

D'où il advient, que je n'en ay aussi bien enmemoire, que cette là.

J'avoy presentement en la pensée, d'où nousvenoit cett'erreur, de recourir à Dieu en tousnos desseins et entreprises, et l'appeller àtoute sorte de besoing, et en quelque lieu quenostre foiblesse veut de l'aide, sans considerersi l'occasion est juste ou injuste ; et d'escrierson nom, et sa puissance, en quelque estat, etaction que nous soyons, pour vitieuse qu'ellesoit.

Il est bien nostre seul et unique protecteur,et peut toutes choses à nous ayder : mais en-core qu'il daigne nous honorer de cette doucealliance paternelle, il est pourtant autantjuste, comme il est bon, et comme il est puis-sant : mais il use bien plus souvent de sa jus-tice, que de son pouvoir, et nous favorise selonla raison d'icelle, non selon noz demandes.

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Platon en ses Loix fait trois sortesd'injurieuse creance des Dieux, Qu'il n'y en aytpoint, Qu'ils ne se meslent pas de noz affaires,Qu'ils ne refusent rien à noz voeux, offrandeset sacrifices. La premiere erreur, selon son ad-vis, ne dura jamais immuable en homme, de-puis son enfance, jusques à sa vieillesse. Lesdeux suivantes peuvent souffrir de laconstance.

Sa justice et sa puissance sont insepa-rables : Pour neant implorons nous sa force enune mauvaise cause : Il faut avoir l'ame nette,au moins en ce moment, auquel nous le prions,et deschargée de passions vitieuses : autre-ment nous luy presentons nous mesmes lesverges, dequoy nous chastier. Au lieu de ra-biller nostre faute, nous la redoublons ; pre-sentans à celuy, à qui nous avons à demanderpardon, une affection pleine d'irreverence etde haine. Voyla pourquoy je ne louë pas volon-tiers ceux, que je voy prier Dieu plus souventet plus ordinairement, si les actions voisinesde la priere, ne me tesmoignent quelqueamendement et reformation.

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si nocturnus adulterTempora sanctonico velas adoperta cucullo.Et l'assiette d'un homme meslant à une vie

execrable la devotion, semble estre aucune-ment plus condemnable, que celle d'un hommeconforme à soy, et dissolu par tout. Pourtantrefuse nostre Eglise tous les jours, la faveur deson entrée et societé, aux moeurs obstinées àquelque insigne malice.

Nous prions par usage et par coustume : oupour mieux dire, nous lisons ou prononçonsnoz prieres : ce n'est en fin que mine : Et medesplaist de voir faire trois signes de croix auBenedicite, autant à Graces (et plus m'endesplait-il de ce que c'est un signe que j'ay enreverence et continuel usage, mesmementquand je baaille) et cependant toutes lesautres heures du jour, les voir occupées à lahaine, l'avarice, l'injustice. Aux vices leurheure, son heure à Dieu, comme par compen-sation et composition. C'est miracle, de voircontinuer des actions si diverses d'une si pa-reille teneur, qu'il ne s'y sente point

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d'interruption et d'alteration aux confinsmesmes, et passage de l'une à l'autre.

Quelle prodigieuse conscience se peut don-ner repos, nourrissant en mesme giste, d'unesocieté si accordante et si paisible, le crime etle juge ? Un homme, de qui la paillardise, sanscesse regente la teste, et qui la juge tres-odieuse à la veuë divine, que dit-il à Dieu,quand il luy en parle ? Il se rameine, mais sou-dain il rechoit. Si l'object de la divine justice,et sa presence frappoient, comme il dit, etchastioient son ame, pour courte qu'en fust lapenitence, la crainte mesme y rejetteroit sisouvent sa pensée, qu'incontinent il se verroitmaistre de ces vices, qui sont habitués etacharnés en luy. Mais quoy ! ceux quicouchent une vie entiere, sur le fruit et emolu-ment du peché, qu'ils sçavent mortel ? Com-bien avons nous de mestiers et vacations re-ceuës, dequoy l'essence est vicieuse ? Et celuyqui se confessant à moy, me recitoit, avoir toutun aage faict profession et les effects d'une re-ligion damnable selon luy, et contradictoire àcelle qu'il avoit en son coeur, pour ne perdre

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son credit et l'honneur de ses charges :comment patissoit-il ce discours en son cou-rage ? De quel langage entretiennent ils sur cesubject, la justice divine ? Leur repentanceconsistant en visible et maniable reparation,ils perdent et envers Dieu, et envers nous, lemoyen de l'alleguer. Sont-ils si hardis de de-mander pardon, sans satisfaction et sans re-pentance ? Je tien que de ces premiers il enva, comme de ceux-cy : mais l'obstination n'yest pas si aisée à convaincre. Cette contrarietéet volubilité d'opinion si soudaine, si violente,qu'ils nous feignent, sent pour moy son mi-racle. Ils nous representent l'estat d'une indi-gestible agonie. Que l'imagination me sembloitfantastique, de ceux qui ces années passées,avoient en usage de reprocher tout chascun,en qui il reluisoit quelque clarté d'esprit, pro-fessant la religion Catholique, que c'estoit àfeinte : et tenoient mesme, pour luy faire hon-neur, quoy qu'il dist par apparence, qu'il nepouvoit faillir au dedans, d'avoir sa creance re-formée à leur pied. Fascheuse maladie, de secroire si fort, qu'on se persuade, qu'il ne se

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puisse croire au contraire : Et plus fascheuseencore, qu'on se persuade d'un tel esprit, qu'ilprefere je ne sçay quelle disparité de fortunepresente, aux esperances et menaces de la vieeternelle ! Ils m'en peuvent croire : Si rieneust deu tenter ma jeunesse, l'ambition du ha-zard et difficulté, qui suivoient cette recenteentreprinse, y eust eu bonne part.

Ce n'est pas sans grande raison, ce mesemble, que l'Eglise deffend l'usage promiscue,temeraire et indiscret des sainctes et divineschansons, que le Sainct Esprit a dicté en Da-vid. Il ne faut mesler Dieu en nos actionsqu'avecque reverence et attention pleined'honneur et de respect. Cette voix est trop di-vine, pour n'avoir autre usage que d'exercerles poulmons, et plaire à nos oreilles. C'est dela conscience qu'elle doit estre produite, et nonpas de la langue. Ce n'est pas raison qu'onpermette qu'un garçon de boutique parmy cesvains et frivoles pensemens, s'en entretienneet s'en jouë.

Ny n'est certes raison de voir tracasser parune sale, et par une cuysine, le Sainct livre

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des sacrez mysteres de nostre creance.C'estoyent autrefois mysteres, ce sont àpresent desduits et esbats. Ce n'est pas enpassant, et tumultuairement, qu'il faut ma-nier un estude si serieux et venerable. Ce doitestre une action destinée, et rassise, à laquelleon doit tousjours adjouster cette preface denostre office, sursum corda, et y apporter lecorps mesme disposé en contenance, qui tes-moigne une particuliere attention etreverence.

Ce n'est pas l'estude de tout le monde : c'estl'estude des personnes qui y sont vouées, queDieu y appelle : Les meschans, les ignorantss'y empirent. Ce n'est pas une histoire à comp-ter : c'est une histoire à reverer, craindre etadorer. Plaisantes gents, qui pensent l'avoirrendue maniable au peuple, pour l'avoir miseen langage populaire. Ne tient-il qu'aux mots,qu'ils n'entendent tout ce qu'ils trouvent parescrit ? Diray-je plus ? Pour l'en approcher dece peu, ils l'en reculent. L'ignorance pure, etremise toute en autruy, estoit bien plus salu-taire et plus sçavante, que n'est cette science

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verbale, et vaine, nourrice de presomption etde temerité.

Je croy aussi que la liberté à chacun de dis-siper une parole si religieuse et importante, àtant de sortes d'idiomes, a beaucoup plus dedanger que d'utilité. Les Juifs, les Mahome-tans, et quasi tous autres, ont espousé, et re-verent le langage, auquel originellement leursmysteres avoient esté conceuz, et en est def-fendue l'alteration et changement ; non sansapparence. Sçavons nous bien qu'en Basque,et en Bretaigne, il y ayt des Juges assez, pourestablir cette traduction faicte en leur langue ?l'Eglise universelle n'a point de jugement plusardu à faire, et plus solemne : En preschant etparlant, l'interpretation est vague, libre,muable, et d'une parcelle : ainsi ce n'est pas demesme.

L'un de noz historiens Grecs accuse juste-ment son siecle, de ce que les secrets de la reli-gion Chrestienne, estoient espandus emmy laplace, és mains des moindres artisans : quechacun en pouvoit debattre et dire selon sonsens. Et que ce nous devoit estre grande

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honte, nous qui par la grace de Dieu, jouïssonsdes purs mysteres de la pieté, de les laisserprofaner en la bouche de personnes ignoranteset populaires, veu que les Gentils interdisoientà Socrates, à Platon, et aux plus sages, des'enquerir et parler des choses commises auxPrestres de Delphes. Dit aussi, que les factionsdes Princes, sur le subject de la Theologie,sont armées non de zele, mais de cholere. Quele zele tient de la divine raison et justice, seconduisant ordonnément et moderément :mais qu'il se change en haine et envie : et pro-duit au lieu du froment et du raisin, del'yvroye et des orties, quand il est conduitd'une passion humaine. Et justement aussi,cet autre, conseillant l'Empereur Theodose, di-soit, les disputes n'endormir pas tant lesschismes de l'Eglise, que les esveiller, et ani-mer les heresies. Que pourtant il faloit fuïrtoutes contentions et argumentations Dialec-tiques, et se rapporter nuement aux prescrip-tions et formules de la foy, establies par lesanciens. Et l'Empereur Andronicus, ayant ren-contré en son palais, des principaux hommes,

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aux prises de parole, contre Lapodius, sur unde noz points de grande importance, les tança,jusques à menacer de les jetter en la riviere,s'ils continvoyent.

Les enfants et les femmes, en noz jours, re-gentent les hommes plus vieux et experimen-tez, sur les loix Ecclesiastiques : Là où la pre-miere de celle de Platon leur deffend des'enquerir seulement de la raison des loix ci-viles, qui doivent tenir lieu d'ordonnances di-vines. Et permettant aux vieux, d'en commu-niquer entre eux, et avec le Magistrat : il ad-jouste, pourveu que ce ne soit en presence desjeunes, et personnes profanes.

Un Evesque a laissé par escrit, qu'en l'autrebout du monde, il y a une Isle, que les anciensnommoient Dioscoride : commode en fertilitéde toutes sortes d'arbres et fruits, et salubritéd'air : de laquelle le peuple est Chrestien,ayant des Eglises et des Autels, qui ne sontparez que de croix, sans autres images : grandobservateur de jeusnes et de festes : exactepaïeur de dismes aux Prestres : et si chaste,que nul d'eux ne peut cognoistre qu'une

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femme en sa vie. Au demeurant, si contant desa fortune, qu'au milieu de la mer, il ignorel'usage des navires : et si simple, que de la re-ligion qu'il observe si songneusement, il n'enentend un seul mot. Chose incroyable, à qui nesçauroit, les Payens si devots idolatres, ne co-gnoistre de leurs Dieux, que simplement lenom et la statue.

L'ancien commencement de Menalippe, tra-gedie d'Euripides, portoit ainsi.

O Juppiter, car de toy rien sinonJe ne cognois seulement que le nom.

J'ay veu aussi de mon temps, faire plainted'aucuns escrits, de ce qu'ils sont purementhumains et philosophiques, sans meslange deTheologie. Qui diroit au contraire, ce ne seroitpourtant sans quelque raison ; Que la doctrinedivine tient mieux son rang à part, commeRoyne et dominatrice : Qu'elle doit estre prin-cipale par tout, point suffragante et subsi-diaire : Et qu'à l'aventure se prendroient lesexemples à la Grammaire, Rhetorique, Lo-gique, plus sortablement d'ailleurs que d'unesi sainte matiere ; comme aussi les arguments

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des Theatres, jeux et spectacles publiques.Que les raisons divines se considerent plus ve-nerablement et reveremment seules, et en leurstile, qu'appariées aux discours humains. Qu'ilse voit plus souvent cette faute, que les Theo-logiens escrivent trop humainement, quecett'autre, que les humanistes escrivent troppeu theologalement : La Philosophie, ditSainct Chrysostome, est pieça banie de l'escolesaincte, comme servante inutile, et estimée in-digne de voir seulement en passant del'entrée, le sacraire des saincts Thresors de ladoctrine celeste. Que le dire humain a sesformes plus basses, et ne se doit servir de ladignité, majesté, regence, du parler divin. Jeluy laisse pour moy, dire, verbis indisciplina-tis, fortune, destinée, accident, heur, et mal-heur, et les Dieux, et autres frases, selon samode.

Je propose les fantasies humaines etmiennes, simplement comme humaines fanta-sies, et separement considerées : non commearrestées et reglées par l'ordonnance celeste,incapable de doubte et d'altercation. Matiere

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d'opinion, non matiere de foy. Ce que je dis-cours selon moy, non ce que je croy selon Dieu,d'une façon laïque, non clericale : maistousjours tres-religieuse. Comme les enfantsproposent leurs essays, instruisables, noninstruisants.

Et ne diroit-on pas aussi sans apparence,que l'ordonnance de ne s'entremettre que bienreservément d'escrire de la Religion, à tousautres qu'à ceux qui en font expresse profes-sion, n'auroit pas faute de quelque imaged'utilité et de justice ; et à moy avec, peutestre de m'en taire.

On m'a dict que ceux mesmes, qui ne sontpas des nostres, deffendent pourtant entre euxl'usage du nom de Dieu, en leurs propos com-muns : Ils ne veulent pas qu'on s'en serve parune maniere d'interjection, ou d'exclamation,ny pour tesmoignage, ny pour comparaison :en quoy je trouve qu'ils ont raison. Et enquelque maniere que ce soit, que nous appel-lons Dieu à nostre commerce et societé, il fautque ce soit serieusement, et religieusement.

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Il y a, ce me semble, en Xenophon un tel dis-cours, où il montre que nous devons plus rare-ment prier Dieu : d'autant qu'il n'est pas aisé,que nous puissions si souvent remettre nostreame, en cette assiette reglée, reformée, et de-votieuse, où il faut qu'elle soit pour ce faire :autrement nos prieres ne sont pas seulementvaines et inutiles, mais vitieuses. Pardonnenous, disons nous, comme nous pardonnons àceux qui nous ont offencez. Que disons nouspar là, sinon que nous luy offrons nostre ameexempte de vengeance et de rancune ? Toutes-fois nous invoquons Dieu et son ayde, au com-plot de noz fautes, et le convions à l'injustice.

Quæ nisi seductis nequeas committere divis.L'avaricieux le prie pour la conservation

vaine et superflue de ses thresors : l'ambitieuxpour ses victoires, et conduite de sa fortune :le voleur l'employe à son ayde, pour franchir lehazard et les difficultez, qui s'opposent àl'execution de ses meschantes entreprinses :ou le remercie de l'aisance qu'il a trouvé à des-gosiller un passant. Au pied de la maison,qu'ils vont escheller ou petarder, ils font leurs

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prieres, l'intention et l'esperance pleine decruauté, de luxure, et d'avarice.

Hoc ipsum quo tu Jovis aurem impellere ten-tas,

Dic agedum, Staio, pro Juppiter, ô bone, cla-met,

Juppiter, at sese non clamet Juppiter ipse.La Royne de Navarre Margueritte, recite

d'un jeune Prince, et encore qu'elle ne lenomme pas, sa grandeur l'a rendu cognois-sable assez, qu'allant à une assignation amou-reuse, et coucher avec la femme d'un Advocatde Paris, son chemin s'addonnant au traversd'une Eglise, il ne passoit jamais en ce lieusainct, allant ou retournant de son entre-prinse, qu'il ne fist ses prieres et oraisons. Jevous laisse à juger, l'ame pleine de ce beaupensement, à quoy il employoit la faveur di-vine : Toutesfois elle allegue cela pour un tes-moignage de singuliere devotion. Mais ce n'estpas par cette preuve seulement qu'on pourroitverifier que les femmes ne sont gueres propresà traiter les matieres de la Theologie.

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Une vraye priere, et une religieuse reconci-liation de nous à Dieu, elle ne peut tomber enune ame impure et soubsmise, lors mesmes, àla domination de Satan. Celuy qui appelleDieu à son assistance, pendant qu'il est dansle train du vice, il fait comme le coupeur debourse, qui appelleroit la justice à son ayde ;ou comme ceux qui produisent le nom de Dieuen tesmoignage de mensonge.

tacito mala vota susurro,Concipimus.

Il est peu d'hommes qui ozassent mettre enevidence les requestes secrettes qu'ils font àDieu.

Haud cuivis promptum est, murmurque hu-milesque susurros

Tollere de templis, et aperto vivere voto.Voyla pourquoy les Pythagoriens vouloyent

qu'elles fussent publiques, et ouyes d'un cha-cun ; afin qu'on ne le requist de chose inde-cente et injuste, comme celuy-là :

clare cum dixit Apollo,Labra movet metuens audiri : pulchra Laverna

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Da mihi fallere, da justum sanctúmque videri.Noctem peccatis, et fraudibus obijce nubem.Les Dieux punirent grievement les iniques

voeux d'OEdipus en les luy ottroyant. Il avoitprié, que ses enfants vuidassent entre eux pararmes la succession de son estat, il fut si mise-rable, de se voir pris au mot. Il ne faut pas de-mander, que toutes choses suivent nostre vo-lonté, mais qu'elle suive la prudence.

Il semble, à la verité, que nous nous servonsde nos prieres, comme d'un jargon, et commeceux qui employent les paroles sainctes et di-vines à des sorcelleries et effects magiciens : etque nous facions nostre compte que ce soit dela contexture, ou son, ou suitte des motz, ou denostre contenance, que depende leur effect.Car ayans l'ame pleine de concupiscence, nontouchée de repentance, ny d'aucune nouvellereconciliation envers Dieu, nous luy allonspresenter ces parolles que la memoire preste ànostre langue : et esperons en tirer une expia-tion de nos fautes. Il n'est rien si aisé, si doux,et si favorable que la loy divine : elle nous ap-pelle à soy, ainsi fautiers et detestables

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comme nous sommes : elle nous tend les bras,et nous reçoit en son giron, pour vilains, ords,et bourbeux, que nous soyons, et que nousayons à estre à l'advenir. Mais encore en re-compense, la faut-il regarder de bon oeil :encore faut-il recevoir ce pardon avec action degraces : et au moins pour cet instant que nousnous addressons à elle, avoir l'ame desplai-sante de ses fautes, et ennemie des passionsqui nous ont poussé à l'offencer : Ny les Dieux,ny les gens de bien, dict Platon, n'acceptent lepresent d'un meschant.

Immunis aram si tetigit manus,Non sumptuosa blandior hostia

Mollivit aversos Penates,Farre pio Et saliente mica.

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Chapitre 57De l'aageJE ne puis recevoir la façon, dequoy nous esta-blissons la durée de nostre vie. Je voy que lessages l'accoursissent bien fort au prix de lacommune opinion. Comment, dit le jeune Ca-ton, à ceux qui le vouloyent empescher de setuer, suis-je à cette heure en aage, ou lon mepuisse reprocher d'abandonner trop tost lavie ? Si n'avoit-il que quarante et huict ans. Ilestimoit cet aage la bien meur et bien avancé,considerant combien peu d'hommes y ar-rivent : Et ceux qui s'entretiennent de ce que

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je ne sçay quel cours qu'ils nomment naturel,promet quelques années au delà, ils le pour-roient faire, s'ils avoient privilege qui lesexemptast d'un si grand nombre d'accidens,ausquels chacun de nous est en bute par unenaturelle subjection, qui peuvent interromprece cours qu'ils se promettent. Quelle refverieest-ce de s'attendre de mourir d'une de-faillance de forces, que l'extreme vieillesse ap-porte, et de se proposer ce but à nostre durée :veu que c'est l'espece de mort la plus rare detoutes, et la moins en usage ? Nous l'appellonsseule naturelle, comme si c'estoit contre na-ture, de voir un homme se rompre le col d'unecheute, s'estoufer d'un naufrage, se laissersurprendre à la peste ou à une pleuresie, etcomme si nostre condition ordinaire ne nouspresentoit à tous ces inconvenients. Ne nousflattons pas de ces beaux mots : on doit àl'aventure appeller plustost naturel, ce qui estgeneral, commun, et universel. Mourir devieillesse, c'est une mort rare, singuliere et ex-traordinaire, et d'autant moins naturelle queles autres : c'est la derniere et extreme sorte

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de mourir : plus elle est esloignée de nous,d'autant est elle moins esperable : c'est bien laborne, au delà de laquelle nous n'irons pas, etque la loy de nature a prescript, pour n'estrepoint outre-passée : mais c'est un sien rareprivilege de nous faire durer jusques là. C'estune exemption qu'elle donne par faveur parti-culiere, à un seul, en l'espace de deux ou troissiecles, le deschargeant des traverses et diffi-cultez qu'elle a jetté entre deux, en cettelongue carriere.

Par ainsi mon opinion est, de regarder quel'aage auquel nous sommes arrivez, c'est unaage auquel peu de gens arrivent. Puis qued'un train ordinaire les hommes ne viennentpas jusques là, c'est signe que nous sommesbien avant. Et puis que nous avons passé leslimites accoustumez, qui est la vraye mesurede nostre vie, nous ne devons esperer d'allerguere outre : Ayant eschappé tant d'occasionsde mourir, où nous voyons tresbucher lemonde, nous devons recognoistre qu'une for-tune extraordinaire, comme celle-là qui nous

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maintient, et hors de l'usage commun, ne nousdoibt guere durer.

C'est un vice des loix mesmes, d'avoir cettefauce imagination : elles ne veulent pas qu'unhomme soit capable du maniement de sesbiens, qu'il n'ait vingt et cinq ans, et à peineconservera-il jusques lors le maniment de savie. Auguste retrancha cinq ans des anciennesordonnances Romaines, et declara qu'il suffi-soit à ceux qui prenoient charge de judicature,d'avoir trente ans. Servius Tullius dispensales chevaliers qui avoient passé quarante septans des corvées de la guerre : Auguste les re-mit à quarante et cinq. De renvoyer leshommes au sejour avant cinquante cinq ousoixante ans, il me semble n'y avoir pasgrande apparence. Je serois d'advis qu'on es-tendist nostre vacation et occupation autantqu'on pourroit, pour la commodité publique :mais je trouve la faute en l'autre costé, de nenous y embesongner pas assez tost. Cettuy-cyavoit esté juge universel du monde à dixneufans, et veut que pour juger de la place d'unegoutiere on en ait trente.

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Quant à moy j'estime que nos ames sontdesnoüées à vingt ans, ce qu'elles doiventestre, et qu'elles promettent tout ce qu'ellespourront. Jamais ame qui n'ait donné en cetaage là, arre bien evidente de sa force, n'endonna depuis la preuve. Les qualitez et vertusnaturelles produisent dans ce terme là, ou ja-mais, ce qu'elles ont de vigoureux et de beau.

Si l'espine nou picque quand nai,A pene que pique jamai,

disent-ils en Daulphiné.De toutes les belles actions humaines, qui

sont venues à ma cognoissance, de quelquesorte qu'elles soyent, je penserois en avoir plusgrande part, à nombrer celles qui ont esté pro-duites et aux siecles anciens et au nostre,avant l'aage de trente ans, qu'apres. Ouy, enla vie de mesmes hommes souvent. Ne le puis-je pas dire en toute seureté, de celles de Han-nibal et de Scipion son grand adversaire ?

La belle moitié de leur vie, ils la vescurentde la gloire acquise en leur jeunesse : grandshommes depuis au prix de touts autres, maisnullement au prix d'eux mesmes. Quant à moy

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je tien pour certain que depuis cet aage, etmon esprit et mon corps ont plus diminué,qu'augmenté, et plus reculé, qu'avancé. Il estpossible qu'à ceux qui employent bien letemps, la science, et l'experience croissentavec la vie : mais la vivacité, la promptitude,la fermeté, et autres parties bien plus nostres,plus importantes et essentielles, se fanissentet s'allanguissent.

Ubi jam validis quassatum est viribus æviCorpus, et obtusis ceciderunt viribus artus,

Claudicat ingenium, delirat linguàqueménsque.

Tantost c'est le corps qui se rend le premierà la vieillesse : par fois aussi c'est l'ame : et enay assez veu, qui ont eu la cervelle affoiblie,avant l'estomach et les jambes : Et d'autantque c'est un mal peu sensible à qui le souffre,et d'une obscure montre, d'autant est-il plusdangereux. Pour ce coup, je me plains des loix,non pas dequoy elles nous laissent trop tard àla besongne, mais dequoy elles nous y em-ployent trop tard. Il me semble que conside-rant la foiblesse de nostre vie, et à combien

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d'escueils ordinaires et naturels elle est expo-sée, on n'en devroit pas faire si grande part àla naissance, à l'oisiveté et à l'apprentissage.

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personne qui nous est chère, nousnous pleurons nous-mêmes ; nous re-grettons la bonne opinion qu'il avait denous ; nous pleurons la diminution denotre bien, de notre plaisir, de notreconsidération. Ainsi les morts ontl'honneur des larmes qui ne coulentque pour les vivants... Il y a encoreune autre espèce de larmes qui n'ontque de petites sources qui coulent et setarissent facilement : on pleure pouravoir la réputation d'être tendre, onpleure pour être plaint, on pleure pourêtre pleuré ; enfin on pleure pour évi-ter la honte de ne pleurer pas. »Nicolas MachiavelLe PrinceRené DescartesDiscours de la méthodeLe Discours de la méthode, publié en1637, est le premier texte philoso-phique écrit par René Descartes et lepremier ouvrage qui traite du sujet enlangue française (par opposition à la

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tradition scientifique de l'époque derédiger en latin).Jean-Jacques RousseauDu contrat social ou Principes du droitpolitiqueDu contrat social ou Principes du droitpolitique est un ouvrage de philoso-phie politique de Jean-Jacques Rous-seau publié en 1762. Il est connu pourexposer avec clarté et force que laseule forme de pouvoir politique légi-time est le pouvoir qui trouve son fon-dement dans la volonté du peuple (ou «volonté générale »). Il est souventconsidéré comme le principal inspira-teur des idées de la Révolutionfrançaise.Jean-Jacques RousseauLes rêveries du promeneur solitaireLes Rêveries du promeneur solitairetiennent à la fois de l’autobiographieet de la réflexion philosophique : ilconstitue le dernier des écrits de Rous-seau, la partie finale ayant

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vraisemblablement été conçuequelques semaines avant sa mort, etl’œuvre étant inachevée.Thomas MoreL'UtopiePamphlet virulent dirigé contre la so-ciété anglaise d'Henri VIII et construc-tion imaginaire proposant en contre-point l'image d'une société idéale,L'Utopie, publiée en 1516, est la cé-lèbre contribution de l'humaniste chré-tien Thomas More au débat philoso-phique sur les finalités du politique.Ami d'Érasme, dénonçant avec lui leségarements de l'Église et de l'État,More espère, en dressant le tableau dela cité idéale, rappeler à chacun, gou-vernants ou gouvernés, la voie du Biencommun. L'inégalité des richesses etl'intolérance religieuse sont les princi-pales cibles de sa critique.À quoi bon l'utopie ? À force de fairedes concessions à l'ordre des chosessous prétexte de réalisme et

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d'efficacité la réflexion politique finitpar perdre toute référence à l'idéal etaux valeurs. Une "utopie" (le mot in-venté par More signifie, par ses ra-cines grecques, "lieu qui n'existe pas")n'est donc pas une attitude naïve :symptôme d'une crise morale, elle estaussi et surtout une tentative pourrenvoyer une société à ce qu'elleattend d'elle-même. Un rêve, oui, maispour affermir la volonté politique.Michel de MontaigneLes Essais - Livre II« Ce ne sont mes gestes que j'escris ;c'est moy, c'est mon essence. Je tienqu'il faut estre prudent à estimer desoy, et pareillement conscientieux à entesmoigner : soit bas, soit haut, indif-feremment. Si je me sembloy bon etsage tout à fait, je l'entonneroy àpleine teste. De dire moins de soy,qu'il n'y en a, c'est sottise, non modes-tie : se payer de moins, qu'on ne vaut,c'est lascheté et pusillanimité selon

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Aristote. Nulle vertu ne s'ayde de lafausseté : et la verité n'est jamais ma-tiere d'erreur. De dire de soy plus qu'iln'en y a, ce n'est pas tousjours pre-somption, c'est encore souvent sottise.Se complaire outre mesure de ce qu'onest, en tomber en amour de soy indis-crete, est à mon advis la substance dece vice. Le supreme remede à le gua-rir, c'est faire tout le rebours de ce queceux icy ordonnent, qui en defendantle parler de soy, defendent parconsequent encore plus de penser àsoy. L'orgueil gist en la pensée : lalangue n'y peut avoir qu'une bien le-gere part. »Livre II, chapitre VI.Michel de MontaigneLes Essais - Livre III« Ce ne sont mes gestes que j'escris ;c'est moy, c'est mon essence. Je tienqu'il faut estre prudent à estimer desoy, et pareillement conscientieux à entesmoigner : soit bas, soit haut,

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indifferemment. Si je me sembloy bonet sage tout à fait, je l'entonneroy àpleine teste. De dire moins de soy,qu'il n'y en a, c'est sottise, non modes-tie : se payer de moins, qu'on ne vaut,c'est lascheté et pusillanimité selonAristote. Nulle vertu ne s'ayde de lafausseté : et la verité n'est jamais ma-tiere d'erreur. De dire de soy plus qu'iln'en y a, ce n'est pas tousjours pre-somption, c'est encore souvent sottise.Se complaire outre mesure de ce qu'onest, en tomber en amour de soy indis-crete, est à mon advis la substance dece vice. Le supreme remede à le gua-rir, c'est faire tout le rebours de ce queceux icy ordonnent, qui en defendantle parler de soy, defendent parconsequent encore plus de penser àsoy. L'orgueil gist en la pensée : lalangue n'y peut avoir qu'une bien le-gere part. »Livre II, chapitre VI.

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