LES ENTREPRISES EN PANNE DE MAIN-D’ŒUVRE...« Perspectives 2018 » (Intentions d’investissement...

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Grandes, surtout petites et moyennes entreprises, tous les secteurs confondus, subissent les effets du manque de main- d’œuvre qui frappe partout au Québec, de même qu’à travers le Canada À plus ou moins long terme, cette panne de main-d'œuvre pourrait ralentir la croissance de certaines entreprises « Plusieurs raisons font que nous en sommes là, en débutant par notre déni démographique », mentionne Éric Noël, géoécono- miste et prospectiviste dans le cadre d’un échange de courriels. Monsieur Noël est l’auteur de l’essai Automatisation, nouveaux modèles d’affaires et emploi, réa- lisé pour le compte de l’Institut du Québec. « Il y a l’absence de planification à long terme des res- sources humaines dans les PME et, parfois, dans les grandes entre- prises, aucune réforme significa- tive existante de l’enseignement supérieur, l’illusion que l’immigra- tion serait forte, facilement inté- grable et le confort des personnes qui se complaisent dans leurs compétences courantes, qui ne veulent pas apprendre des choses nouvelles et changer de métier », énumère-t-il. Grisaille sur l’optimisme L’étude de la Banque de déve- loppement du Canada (BDC), « Perspectives 2018 » (Intentions d’investissement des entrepre- neurs canadiens), nous informe que, « en 2017, l’économie cana- dienne a connu une croissance exceptionnelle, estimée à 3,0 % (2,5 % au Québec), alors qu’elle était de 1,4 % en 2016. De façon plus modérée, cette croissance devrait se poursuivre en 2018 ». Pour répondre à la demande, en considérant ces données encoura- geantes, 34 % des entrepreneurs, soit le tiers des répondants (en tout 4 000), prévoient embaucher de nouveaux employés. Cependant, l’optimisme que suscitent de belles perspectives économiques se trouve obscurci par une forte pénurie de main- d’œuvre, celle-ci limitant la capacité d’investir de nombreux entrepreneurs. « Nous ne sommes pas au bord de la catastrophe, mais nous sommes à un niveau d’alerte important, indiquait Marie-France Charbonneau, directrice du Comité sectoriel de main-d’œuvre de la métallurgie LES ENTREPRISES EN PANNE DE MAIN-D’ŒUVRE PAR LOUIS-MARIE LAPOINTE DOSSIER | Les entreprises ont de la difficulté à trouver de la main-d'œuvre qualifiée. 30 Le magazine de l’aluminium | JUIN 2018

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Grandes, surtout petites et moyennes entreprises, tous les secteurs confondus, subissent les effets du manque de main-d’œuvre qui frappe partout au Québec, de même qu’à travers le Canada À plus ou moins long terme, cette panne de main-d'œuvre pourrait ralentir la croissance de certaines entreprises

« Plusieurs raisons font que nous en sommes là, en débutant par notre déni démographique », mentionne Éric Noël, géoécono-miste et prospectiviste dans le cadre d’un échange de courriels. Monsieur Noël est l’auteur de l’essai Automatisation, nouveaux modèles d’affaires et emploi, réa-lisé pour le compte de l’Institut du Québec. « Il y a l’absence de planification à long terme des res-sources humaines dans les PME

et, parfois, dans les grandes entre-prises, aucune réforme significa-tive existante de l’enseignement supérieur, l’illusion que l’immigra-tion serait forte, facilement inté-grable et le confort des personnes qui se complaisent dans leurs compétences courantes, qui ne veulent pas apprendre des choses nouvelles et changer de métier », énumère-t-il.

Grisaille sur l’optimismeL’étude de la Banque de déve-loppement du Canada (BDC), « Perspectives 2018 » (Intentions d’investissement des entrepre-neurs canadiens), nous informe que, « en 2017, l’économie cana-dienne a connu une croissance exceptionnelle, estimée à 3,0 % (2,5 % au Québec), alors qu’elle

était de 1,4 % en 2016. De façon plus modérée, cette croissance devrait se poursuivre en 2018 ». Pour répondre à la demande, en considérant ces données encoura-geantes, 34 % des entrepreneurs, soit le tiers des répondants (en tout 4 000), prévoient embaucher de nouveaux employés.

Cependant, l’optimisme que suscitent de belles perspectives économiques se trouve obscurci par une forte pénurie de main-d’œuvre, celle -ci limitant la capacité d’investir de nombreux entrepreneurs.

« Nous ne sommes pas au bord de la catastrophe, mais nous sommes à un niveau d’alerte important, indiquait Marie -France Charbonneau, directrice du Comité sectoriel de main-d’œuvre de la métallurgie

LES ENTREPRISES EN PANNE DE MAIN-D’ŒUVREPAR LOUIS-MARIE LAPOINTE

DOSSIER |

Les entreprises ont de la difficulté à trouver de la main-d'œuvre qualifiée.

30 Le magazine de l’aluminium | JUIN 2018

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du Québec (CSMO-MQ), au cours d’un entretien téléphonique. Des entreprises vivent de façon plus forte cette pénurie. Selon les régions, la demande de main-d’œuvre est plus élevée. Pour certains métiers, c’est la pénurie complète. Pour les soudeurs par exemple, le taux d’alerte est majeur. La grande entreprise est aussi touchée, même si elle a moins de problèmes d’embauche que les PME. »

« Pour le moment, rien n’indique que nous sommes à un niveau « plancher » et que nous avons atteint le plus bas pourcentage en termes de pénurie de main-d’œuvre. »

« Je n’aime pas le terme pénurie, bien que certains secteurs manquent déjà de personnel, indique Éric Noël. On doit parler de rareté de la main-d’œuvre. Nous vivons un problème de distribution des talents pour le moment, les bonnes ressources ne sont pas utilisées aux bons endroits; beaucoup de travailleurs ne peuvent ou ne veulent pas changer de métier. Une récession ou une hausse rapide de l’automatisation changerait cette notion de niveau « plancher » et on reverrait plus de chômage. On n’a encore rien vu en termes de « pénurie de main-d’œuvre », surtout si on rate le virage numérisation-productivité. »

D’autres départs en vueL’essai Automatisation, nouveaux modèles d’affaires et emploi nous apprend qu’un million de travailleurs auront pris leur retraite entre 2015 et 2024 au Québec, tandis qu’il y aura 140 000 travailleurs de moins pour 630 000 retraités de plus en 2030.

« Le secteur de la métallurgie n’est pas différent des autres secteurs, souligne Marie-France Charbonneau. Depuis l’an 2000, on parle de pénurie. On voyait venir ça

avec la cohorte des baby-boomers et la prise de retraite. On sentait monter la pression, maintenant on y est confronté. Il y aura encore des départs à la retraite, mais le plus gros a été fait. »

Selon le Portrait de l’industrie métallurgique du Québec (2017-2020) du CSMO-M, ce sont 8 % des travailleurs du secteur de la métallurgie qui prendront leur retraite dans les trois prochaines années. Actuellement, la cohorte la plus importante de la main-d’œuvre en métallurgie se situe chez les travailleurs de 45 à 60 ans. Le vieillissement de la population posera toujours un défi aux entreprises, nécessitant une mise à jour constante.

Recrutement arduAu Québec, dans le secteur de la métallurgie, toujours selon le Portrait du CSMO-M, rendu public en mars 2017, 1 000 personnes avaient été embouchées au cours des 12 derniers mois, et 605 postes étaient à pourvoir dans l’année suivante. Les emplois sont là; malheureusement, la main-d’œuvre fait défaut.

Bien qu’elle soit préoccupante dans tous les métiers, le manque de main-d’œuvre se montre sévère pour les électrotechni-ciens, les électriciens industriels, les mécaniciens de machines

fixes, les techniciens en métallur-gie. De plus, les superviseurs, les métiers d’entretien et les métiers techniques constituent des caté-gories d’emplois encore plus diffi-ciles à pourvoir.

« Le secteur de l’aluminium est touché de la même manière, ajoute Marie-France Charbonneau, mais ce sont surtout les entreprises des 2e et 3e transformations qui sont affectées par la pénurie de main-d’œuvre. Là aussi, le recrutement est particulièrement difficile pour certains métiers. Il y a beaucoup de besoins pour les postes de soudure, d’entretien général et ceux des opérateurs. Le problème est assez aigu pour certaines entreprises. Si seulement la relève voulait se présenter, il y a des possibilités de carrière dans ce secteur. »

Jusqu’à présent, le secteur de production et de transformation d’alumine et d’aluminium est le moins affecté par les départs à la retraite et le manque de rétention de main -d’œuvre. Pour les secteurs les plus touchés, on est en compétition avec l’embauche. Les entreprises doivent revoir leur stratégie d’embauche, réfléchir à ce qu’elles ont à offrir sur le plan des conditions de travail, de la formation. Il faut être proactifs, penser à une gestion prévisionnelle de la main-d’œuvre. »

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RETRAITE- Dans le secteur de la métallurgie, les travailleurs de 45 à 54 ans représentent 34 % de la main-d’œuvre; les 55 ans et plus, 20 %. D’autres nombreux départs à la retraite sont à prévoir.

COMPARAISON DE LA RÉPARTITION DE LA MAIN-D'ŒUVRE EN EMPLOI EN 2013 ET EN 2016, SELON LES ÂGES (EXPRIMÉE EN % DE LA MAIN-D'ŒUVRE TOTALE)

2013201624 ans et moins

25 à 34 ans

35 à 44 ans

45 à 54 ans

55 ans et plus

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Problème de rétentionS’ajoutant aux obstacles que doivent gérer les entreprises, la difficulté de la rétention du personnel ampl i f ie la problématique de la pénurie de main-d’œuvre. Les employés ne restent pas, ils quittent leur emploi pour des raisons non clairement identifiées. Le document du CSMO-M indique que 4,5 % des travailleurs ont quitté leur emploi pour des raisons autres que la retraite; c’est d’ailleurs le cas de 11 % des départs dans le sous-secteur de la fonderie.

« On ne sait pas pourquoi, on ne garde pas la main-d’œuvre, se désole Marie-France Charbonneau. On a affaire à des personnes plus jeunes qui ont des intentions différentes, qui ont une vision différente du travail. Les PME doivent revoir ça. Nous sommes devant de nouvelles réalités. Aussi, nous avons affaire à des gens qui ont des priorités et des valeurs différentes. Il faut qu’ils sentent un lien d’appartenance, qu’ils se sentent parties prenantes. Ils réfléchissent autrement, observe la directrice du CSMO-M. La venue d’Internet a modifié des choses, il leur faut des réponses rapides. Ça fait curieux à dire, c’est comme s’ils avaient le cerveau « formaté » autrement. Les entreprises doivent prendre acte de ces changements en termes de conditions de travail et d’engagements. Le salaire n’est plus la seule solution. »

Bien qu’il ne soit pas l’unique solution, le salaire reste tout de même important et doit être lié aux nouvelles approches de la main-d’œuvre. D’ailleurs, Mme Charbonneau émet un bémol concernant la partie des condi-tions de travail avantageuses du Portrait de l’industrie métallurgique du Québec. Conditions qui ne seraient pas aussi avantageuses que le prétend l‘étude. C’est pour-quoi le CSMO-M a commandé une enquête salariale : le taux horaire payé au Québec serait inférieur à la moyenne canadienne.

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RÉTENTION- Ce tableau montre bien l’impact des départs pour des raisons autres que la retraite auxquelles sont confrontées les entreprises.

PORTRAIT DES DÉPARTS DANS LES 12 DERNIERS MOIS PAR SOUS-SECTEUR 2016 (EN %)

DÉPARTS À LA RETRAITE

DÉPARTS POUR UNE AUTRE RAISON QUE LA RETRAITE

Ensemble du secteur

Sidérurgie (SCIAN 3311/3312)

Production et transformation d'alumine et d'aluminium

Production et transformation de métaux non ferreux sauf l'aluminium

Fonderies

Les entreprises doivent prendre acte des changements en termes de conditions de travail et d'engagements.

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Plus d’automatisationS e l o n l e s P e r s p e c t i ve s économiques 2018 de la BDC, une moyenne entreprise sur deux investira pour automatiser ou robotiser ses activités afin de rester concurrentielle et de répondre aux besoins de productivité et de manque de main-d’œuvre. Cette tendance à son tour modifiera le portrait de la main-d’œuvre, elle sera à la fois porteuse de gains et de pertes. Selon l’essai Automatisation, nouveaux modèles d’affaires et emploi, en se basant sur des données du Brookfield Institute de Toronto, 1,73 million d’emplois québécois seraient touchés par la numérisation et la robotisation dans les prochaines années.

« L’automatisation est importante, rappelle Éric Noël, et d’autres compléments viendront aider comme de meilleures conditions pour les travailleurs âgés, la sous-traitance étrangère, une meilleure formation du personnel. Il y aura plus de travailleurs à la pige, par choix, ils offriront leurs services avec plus de flexibilité. » Dans les secteurs de la métallurgie, le portrait du CSMO-M montre que les entreprises ont commencé à réagir : 50 % d’entre elles ont augmenté leurs investissements dans la formation. Aspect important quand on sait que certaines catégories d’emplois sont plus susceptibles d’être concernées par l’automatisation.

« L’automatisation donne plus d’espace pour l’avenir, assure Mme Charbonneau, elle doit être complémentaire à la main-d’œuvre. Elle permet de dévelop-per de nouvelles compétences; de nouveaux postes vont ainsi être créés. Il devient important de maintenir une bonne formation de base et de soutenir la forma-tion continue. L’automatisation, ça reste un robot, il faut comprendre ce qui se passe sur le plancher du travail humain; le robot doit n’être qu’un complément. »

Éviter l’état d’urgenceLe marché de la main-d’œuvre est en crise devant des perspectives économiques encourageantes; il faudra encore des années pour remédier à cette problématique de pénurie, qui risque for t de ralentir la croissance des grandes, petites et moyennes entreprises.

Les entreprises espèrent trouver des solutions pour attirer de nouvelles cohortes de travailleurs et les retenir. Pour le moment, elles semblent démunies; elles ont une faible gestion affectée aux ressources du personnel, alors qu’elles doivent anticiper davantage les départs à la retraite; en raison des problèmes de recrutement et de rétention, elles doivent miser davantage sur la planification.

De plus, on observe un certain désintérêt pour le travail industriel dans les PME de même qu’une décroissance dans les écoles de formation pour ce secteur industriel. Les entreprises vont penser autrement; elles devront trouver une nouvelle clientèle en regardant du côté des étrangers, des immigrants, des autochtones. Bien sûr, il faut aussi voir la relève, les nouvelles cohortes de travailleurs. Il importe de s’assurer de former ceux qui sont là, les jeunes, les femmes qui ne représentent que 9 % de la main-d’œuvre en métallurgie.

« Chaque entreprise retarde les investissements, ce qui a pour effet de réduire la croissance et, à long terme, d’abandonner certains aspects de production, avise la directrice du CSMO-M, Mme Charbonneau. On travaille pour ne pas en arriver là. Il faut savoir planifier, sinon on sera toujours en situation d’urgence.

GESTION- La gestion des ressources humaines est un des points faibles des entreprises mises en difficulté par les prises de retraite, le recrute-ment ardu et la rétention de la main-d’œuvre.

PERSONNE(S) EN CHARGE DE LA GESTION DES RESSOURCES HUMAINES PAR ÉTABLISSEMENT [N=57]

23 % Aucune à une personne à temps partiel32 % Une personne à temps plein45 % Plusieurs personnes

(équipe de spécialistes)

Dans le secteur de la métallurgie,les entreprises ont commencé à réagir; les employés sont de plus en plus formés.

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