Les enquêtes du commissaire Joubert (7) : L'unique...

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L'UNIQUE TÉMOIN

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DÉJÀ PARUS DANS LA MÊME COLLECTION :

1. La fille qui avait du cran. 2. Le Champion. 3. Les larmes du crime. 4. L'étreinte. 5. Voiture 6, compartiment 10. 6. Porte-bonheur.

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JEAN-CHARLES ASCHERO

L'UNIQUE TÉMOIN Les enquêtes du commissaire Joubert

- 7 -

F L

6, rue Garancière - Paris VI

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La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et d'autre part. que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (alinéa 1er de l'article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les Articles 425 et suivants du Code pénal.

© 1987, « Éditions Fleuve Noir », Paris.

Reproduction et traduction, même partielles, inter- dites. Tous droits réservés pour tous pays, y compris

l'U.R.S.S. et les pays scandinaves.

ISBN 2-265-03471-1

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A Véronique Pitois, ma future consœur en écriture, qui reconnaîtra (se reconnaîtra ?...) durant trois pages au moins, la petite prof de « l'autoroute ». En lui souhaitant de n'emprunter (au propre et au figuré) que des vicinales, plus lentes mais plus sûres, bordées de jolis arbres en fleur, et de chants d'oiseaux.

J.-C. A.

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L'UNIQUE TÉMOIN

Sur le buffet en lamifié de la cuisine, le réveil tictaque fort. L'enfant feint de l'ignorer. Il sait qu'il est tard. Il sait que papa est encore en retard, ce soir, comme presque tous les soirs. Et même, une fois, il n'est pas rentré. Alors, l'enfant, trop petit dans cet appartement trop grand, s'est blotti dans un coin du grand salon, par terre sur la moquette, devant le poste de télévision qu'on déplace grâce à la table à roulettes.

Ce film-là, c'est la troisième fois qu'ils le passent. Et puis, les informations, la speakerine qui dit bonsoir, et puis les petits bonshommes qui s'envolent autour de la Terre. Et puis tout devient noir. Enfin, il neige sur l'écran. C'est le silence. Avec seulement le grésillement que fait la télévision, et tous les coups que répercutent les murs du grand immeuble. A toutes les heures du jour ou de la nuit, il y a quelque chose qui craque, qui claque ou qui tombe contre le béton. Le jour, en plus, il y a les voix. Pas la nuit. L'enfant aimerait bien les entendre ces bruits familiers qui le rassureraient. Mais non, le haut immeuble de 26 étages dort. Et les autres immeubles tout autour, pareil. Ou presque. Il y a tout de même quelques fenêtres allumées ; pas beaucoup. Pierrot se déplie en se levant. Il marche un peu sur place pour chasser les fourmis qu'il a dans les jambes. Par contre, rien ne peut faire disparaître cette boule qu'il a là au creux de l'estomac. Cette boule d'angoisse ; rien. Ou

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alors le bruit de la clé glissée dans la serrure, et les deux gestes vifs pour faire tourner le verrou : papa qui rentre. Et qui grogne un peu. Un peu beaucoup. « Quelle journée... Ah! ces Japonais, tous les mêmes, de vrais enfants. Il faut les trimbaler partout. » Papa travaille dans une entreprise qui fait du commerce avec le Japon. Lorsqu'un gros client vient à Paris, c'est lui qui est chargé de le faire sortir. Lui faire connaître les mille et un plaisirs du gai Paris.

« — Tu ne vas pas te plaindre, non ? lui disent tous ses amis. Tu bois du champagne à l'œil, tu vas dans tous les endroits où l'on s'amuse, tu ne rates pas un spectacle... »

Eh oui, mais la vie est mal faite. Le père de Pierrot n'aime qu'une chose : son chez lui. Et rien ne peut faire plus de plaisir à ces deux-là qu'une soirée passée ensemble à regarder la télé. Le père de Pierrot confec- tionne un bon petit plat, et les deux hommes se régalent. Déjà, au temps où maman était là, c'était lui qui faisait la cuisine. Avant l'accident...

« — Ne t' plains pas Marcel, tu connais les meilleurs restaurants de Paris, tu voyages pour pas un sou ; hé, hé... ajoutaient-ils avec un mouvement du coude contre l'estomac de l'autre... Hé, hé..., faisaient-ils, l'œil égrillard, et puis tu dois avoir autant de gonzesses que tu veux ! »

Là, il ne leur répondait pas. Il aurait fallu parler de Cécile, de l'accident, du lit trop grand maintenant, du cœur trop vide à présent, et de ça, il n'en parlait pas.

Quand maman était là, Pierrot n'était jamais tout seul à la maison, ça faisait pas longtemps, cette boule d'angoisse dans l'estomac presque tous les soirs. Ça faisait pas longtemps qu'elle était partie « pour très longtemps », avait dit papa, « peut-être pour tou- jours », avait encore dit papa, les yeux rouges, la voix cassée, tenant Pierrot par ses épaules. « Tu comprends, mon garçon, tu es grand maintenant. »

Ce que Pierrot avait du mal à comprendre, c'est

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qu'aucun des grands qui l'entourait n'ait osé lui dire, à lui : « Maman est morte. » Ce qu'il savait, bien sûr. Non : « Elle est partie, elle ne reviendra peut-être pas »... Elle était morte, voilà tout. Comme la petite chatte, qu'on lui avait offerte pour ses six ans : pareil. Ecrasée par une voiture ; presque pareil...

Pierrot s'est mis à frissonner de froid. Il se rapproche de la fenêtre qui donne sur l'intérieur de la cité. Il enroule ses bras autour de lui pour avoir moins froid et il appuie son front contre la vitre. Ça fait de la buée. Derrière la vitre, il sent le vent froid qui doit souffler. Tout en bas, c'est tout noir. Là-bas, au loin, vers la banlieue, il y a le halo orangé des lumières de la gare de triage, mais ici, c'est tout noir. Juste en face, il y a un immeuble tout pareil à celui-ci. Aussi haut, aussi froid. Toutes les fenêtres sont éteintes, sauf à un étage, juste un peu en dessous de l'étage de Pierrot. Pierrot tente de regarder l'appartement, mais un voilage empêche de voir trop à l'intérieur. On peut juste apercevoir une lampe, blanche, posée sur une table basse en verre. En faisant un peu plus attention, on peut distinguer une silhouette, puis une deuxième, qui semblent se mouvoir. La curiosité malsaine, de voyeur, excite Pierrot. Et puis durant un moment, cela lui fera oublier son angoisse. Alors il se détourne de la fenêtre, traverse le salon, le couloir, il va jusqu'à la cuisine, et là il ouvre un des tiroirs du buffet pour y prendre une lampe de poche. Sur la table en lamifié, il reste encore la boîte de cassoulet vide, l'assiette sale et les couverts qu'il n'a pas rangés tout à l'heure après son dîner. En ressortant de la cuisine, il prend soin d'éteindre la lumière. Et pareil en entrant dans le salon. La lampe de poche, c'est pour cela, pour aller jusqu'à la fenêtre. Le faisceau lumineux le guide jusqu'à son poste d'observation. Il éteint sa lampe. Et bien sûr, dans l'obscurité, il y voit beaucoup mieux. Il y a deux fenêtres allumées. Celle de la chambre (il le sait, parce qu'il peut voir le lit, défait. Mais il n'y a personne dessus...) et celle du salon. C'est

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là qu'ils sont. Deux personnes, un homme et une femme. L'homme assis sur un canapé. Et la femme devant, marche en faisant les cent pas. Elle fait de grands gestes aussi. Parfois, elle s'arrête devant le type, et elle semble lui tenir un discours animé. Puis elle reprend sa marche, nerveuse. Pierrot ne peut pas voir très précisément, à cause du voilage, mais il l'imagine en colère. Et l'homme assis subit l'orage. Il attend que ça se passe. Mais non. Il n'attend pas. Il vient de se lever. La femme s'est alors arrêtée de marcher, et tous les deux se font face.

C'est l'homme qui parle maintenant, et soudain la femme a levé le bras, comme pour frapper le type, mais celui-ci a esquivé son geste. Il lui attrape le bras, et avec son bras resté libre, lui assène une gifle terrible.

Pierrot sursaute. Malgré les deux vitres et l'éloigne- ment des deux immeubles, il lui a semblé entendre le claquement de la main sur la joue. Et l'homme remet ça. Il frappe une deuxième fois, et une troisième encore.

La femme tente de se protéger le visage avec ses bras, mais le type cogne alors avec les poings sur tout le corps. Comme un boxeur, sans retenir ses coups. Sur la poitrine, dans le ventre et plus bas.

Pierrot a déjà vu des bagarres. Deux ivrognes, une fois au métro. Des jeunes aussi, dans une fête foraine. Mais il n'a jamais vu frapper une femme. Et il se sent bouleversé. Il a la gorge sèche, les oreilles qui bourdon- nent, et l'envie de vomir.

Là-bas, en face, la femme ne tient debout que par les coups qui la retiennent de tomber, et comme le type arrête un instant, elle s'écroule en s'accrochant au rideau. Le voilage s'arrache dans sa chute, et Pierrot peut voir maintenant parfaitement.

L'appartement aux murs blancs et aux meubles de verre, la fille qui gît par terre, avec le voilage par-dessus elle qui fait comme un voile de mariée, et le type qui se tient debout devant elle, et qui brusquement se remet à frapper à donner des coups de pied de toutes ses forces.

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Pierrot ne peut plus se retenir, il abandonne la fenêtre, traverse le salon dans le noir, risque de renverser le poste de télé qui était au milieu, et il n'a que le temps d'atteindre le w.-c. Là, au-dessus de la cuvette, il vomit, secoué par des spasmes terribles. Lorsqu'il a terminé, il se relève chancelant. Il tremble comme une feuille. L'appartement dans le noir lui fait peur, alors il rallume la lumière du salon. Mais une force inexplicable le ramène vers la fenêtre. Ne serait- ce que pour connaître la suite. Et là, c'est exactement le contraire de tout à l'heure.

L'appartement en face est éteint, alors que chez lui c'est allumé. Il parvient néanmoins à s'apercevoir dans la pénombre que la fenêtre a été ouverte. Et puis une forme qui se penche, une drôle de forme qui se penche, beaucoup trop. Et qui bascule, et qui tombe, grosse masse sombre qui file tout le long de la paroi.

Pierrot a suivi la chute, la longue chute du corps, fenêtre après fenêtre, jusqu'en bas où ça s'est perdu dans le noir de la cité. Du corps, oui. Parce qu'il en est sûr. C'est la femme qui est tombée. Poussée par l'homme. Son regard remonte jusqu'à la fenêtre au moment où la lumière revient à nouveau.

C'est bien ce que Pierrot pensait. Le type est tout seul à présent, la femme n'est plus là. Il est à quatre pattes sur la moquette et il vient de ramasser la lampe qui était tombée tout à l'heure durant la bagarre. Il a reposé le luminaire sur la table basse, puis toujours sans se relever, il est revenu à la fenêtre, il s'est penché vers les ténèbres en bas, puis il a relevé la tête vers l'appartement de Pierrot, et Pierrot s'est dit qu'il connaissait cette silhouette, mais l'ombre cache le visage. Par contre l'homme a vu Pierrot.

Alors, il a quitté prestement la fenêtre et il a disparu vers le fond de l'appartement. Il n'avait qu'une quinzaine d'étages à descendre, un bout de jardin à traverser, et dix-sept autres étages à remon- ter.

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Avec les ascenseurs, il faut moins d'une minute pour arriver jusqu'à Pierrot. L'unique témoin du crime...

Pierrot, lui aussi a quitté sa fenêtre. La seule chose à faire, c'est de fuir, et vite, parce que c'est sûr, l'autre va arriver. Alors de nouveau le salon, puis le couloir...

Le palier est dans l'obscurité. L'enfant préfère. Il se sent plus en sécurité. C'est comme s'il était invisible. Et puis on y voit assez pour aller jusqu'à l'ascenseur. Les boutons d'appel de celui-ci sont lumineux. Pierrot ferme la porte de l'appartement derrière lui. Un instant il a pensé mettre un mot pour papa, au cas où il rentre, afin qu'il ne s'inquiète pas. Mais il n'en a pas le temps. Après cela, il se dirige vers les deux veilleuses que font les boutons d'appel de l'ascenseur. Il presse sur celui dont la flèche dessinée pointe vers le bas. Il n'a aucune idée de l'endroit où il va aller. Mais ce qu'il faut, c'est fuir.

Alors, il fuit. Au-dessus des portes coulissantes en fer de l'ascenseur, il y a une rangée de chiffres découpés dans le métal. A chaque fois que l'ascenseur passe devant un étage, le chiffre correspondant s'allume. Et si l'ascenseur stationne à un étage, le chiffre correspon- dant reste allumé un moment.

En l'occurrence, puisque Pierrot l'a appelé, l'ascen- seur devrait monter. Mais non, c'est le contraire, il descend : 9... 8... 7... 6... jusqu'à « Rez-de-Chaussée ». Et là, il stationne un moment. Cela veut dire que quelqu'un se trouve au rez-de-chaussée. Quelqu'un qui lui non plus n'a pas allumé la lumière de l'escalier.

Et l'ascenseur commence à monter. 1... 2... 3... 4... 5... Pierrot sent ses jambes se dérober sous lui. Il voudrait courir, mais quelque chose l'en empêche. La frousse, abominable, le cloue sur place. 13... 14... 15... 16... Le tintement de la sonnerie annonce que l'ascen- seur arrive à l'étage demandé : 17.

Pierrot fait un saut de côté, jusqu'à l'escalier. Il

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descend sur la première marche et se dissimule sur le côté de la cage de l'ascenseur. Juste à temps. Les deux portes, en s'ouvrant, laissent s'échapper un flot de lumière. Pierrot regarde le mur éclairé sur lequel se dessine une ombre qui grandit. L'ombre d'un homme. Il entend en même temps les pas, une marche prudente, sur la pointe, qui évite de faire du bruit. Et puis l'ombre se déplace, vient vers lui, dans la direction de l'apparte- ment. Et les portes de l'ascenseur se referment faisant le noir. L'homme jure à mi-voix. Et toujours silencieuse- ment il se dirige vers le bouton de la minuterie.

Pierrot se retient de ne pas crier. Mais son courage l'emporte. Engagé déjà dans l'escalier, il descend d'une marche, puis de deux, doucement, silencieusement lui aussi. Un peu plus vite maintenant... La lumière le fait sursauter. A ce moment-là, il se trouve au demi-étage, à peine dissimulé du palier par la cage de l'ascenseur.

Alors se moquant de faire du bruit ou pas, profitant de la surprise et de l'agilité de sa jeunesse, il commence à courir comme un fou. A sauter les marches, quatre à quatre. Et les étages se succèdent, rapides... Il sait qu'il court vite. Plus vite que l'homme ne le pourra, mais pourtant il s'attend à tout moment à sentir derrière lui un souffle chaud, une main qui s'abat sur son épaule.

Mais non, il descend. Et même l'ascenseur est moins rapide que lui. Et puis depuis un moment, il sait. où il va aller.

Dans ces immeubles, il y a énormément de monde. Casiers empilés, juxtaposés, superposés... Et chacun dans sa caisse, tire la gueule au clapier d'à côté. La promiscuité force le repli. Parfois, sans rire, ils appellent cela de la pudeur...

Bref, dans ces paquebots de béton, personne ne connaît personne.

Pierrot, lui, connaît quelqu'un. A part, bien sûr, la gardienne et son fils, l'infirme, celui qui est sur sa chaise à roulettes, avec le béret vissé vers la droite, et la gueule qui pend vers l'autre côté. Avec ses bras tordus comme

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pour les statues indiennes... Puis qui pousse des petits grognements en hochant toujours la tête comme pour dire « d'accord, d'accord »...

A part ces deux-là, Pierrot a un ami, un seul : M. Rosen, le vieux monsieur aux chats. Il habite au premier, dans un minuscule studio, dont le loyer est payé par son fils... Enfin... par sa belle-fille, et qui des fois..., des fois... passent... un instant.

Pierrot arrivé au premier, tourne vers la gauche, marche vers le fond du couloir, il passe devant le réduit des poubelles. De là, exhale une odeur de pourriture et de chaud... La porte de M. Rosen est juste après. Pierrot frappe doucement contre le bois de la porte. Trop doucement. Le vieux monsieur doit dormir. Il n'entend pas. Mais il n'est peut-être pas très prudent de frapper plus fort, cela pourrait alerter, signaler sa présence... Pourtant, il le faut bien. Alors, Pierrot frappe un peu plus fort, encore un peu plus fort, jusqu'à ce qu'une voix de crécelle crie de derrière la porte : « Qu'est-ce que c'est ? »

— C'est Pierrot, monsieur Rosen, répond l'enfant. Il y a un silence, puis le bruit d'un verrou qu'on

tourne contre le bois, et la porte s'entrouvre, retenue par un crochet de métal. Un chat profite de l'entrebâil- lement pour se faufiler dehors. Pierrot qui ne l'a pas vu sortir a failli crier en sentant le contact du pelage contre ses chevilles. Puis le gros nez rouge surmonté des petites lunettes du vieil homme s'encadre dans l'huis.

— Eh bien, Pierrot, qu'est-ce qui t'arrive? Et sans attendre la réponse, M. Rosen referme la

porte, enlève le crochet de la porte, et ouvre celle-ci en grand. Il porte une large chemise de nuit qui tombe sur des chevilles maigres. Il n'a pas mis son dentier, et Pierrot se dit alors qu'il a au moins cent ans. Mais pourtant, il en fait son allié. Et il lui raconte ce qu'il a vu.

— Tu en es sûr ? demande le vieux, lorsqu'il a fini. — Tout à fait sûr, monsieur Rosen.

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tout autour d'autres pas plus légers, qui accompa- gnaient. Enfin l'homme est entré, suivi des autres flics. Le nouveau venu portait manteau, chapeau, et fumait la pipe. Lui, a abandonné alors tout à fait l'inquiétude qui peu à peu le gagnait. Pourtant la douche a été froide :

— Alors, Ducon, il a fallu que tu replonges ! a dit Joubert en le regardant bien en face, d'un air peiné.

Peiné, mais dur tout de même. Ah non, ah non, il y a erreur là... Confusion totale. Il allait expliquer...

C'était lui la victime: Et l'autre salopard, qui bien sûr, se taisait.

Mais avant qu'il ait le temps d'expliquer quoi que ce soit, Joubert ressortait de la pièce... Cueilli à froid, il avait fallu deux ou trois secondes pour réagir, et comme le commissaire semblait avoir hâte d'aller déposer manteau et chapeau dans la penderie, il n'avait pas eu le temps de...

— Hé ! dites donc !... Mais Joubert allait revenir. Faire des excuses. Et

d'ailleurs, par la porte ouverte, on a de nouveau entendu des pas qui approchaient. Marchaient jusqu'à la pièce, apparaissaient dans le chambranle :

— Mimi... Qu'est-ce que tu fous là? — Y m'ont appelée ! T'as encore fait des conneries ? — Mais non ! Ah merde, à celle-là il n'allait rien lui expliquer.

Sinon il allait se vider, perdre toute sa force de conviction. Joubert n'allait pas tarder à revenir. Elle profiterait de l'explication générale. Alors, il s'est contenté de désigner le type assis à sa gauche :

— C'est à cause de c' t'ordure ! « L'ordure » a tourné un visage abattu, et de son

regard éteint, groggy, il a tenté d'apercevoir à travers un brouillard d'où venait l'insulte. Ou il n'y est pas parvenu, ou il s'en est fichu, parce qu'il est revenu à sa position première, c'est-à-dire en boule, au ras des pâquerettes.

— Tiens, a fait Mimi, en tendant quelque chose.

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— Quoi ? Qu'est-ce que c'est ? — Tu l'as oublié sur la caisse lorsqu'on t'a payé ta

semaine... C'est ton patron qui a appelé à la maison. Tu venais juste de partir. Après, quand les flics m'ont téléphoné, j'ai pensé que tu en aurais besoin, alors je suis passée le chercher. Y a tes papiers dedans tout de même !

Le froid de la mort... Partout. D'un geste rapide, il a plongé vers l'intérieur de sa poche. Le portefeuille qu'il en a ressorti était marron foncé. Le sien, celui que lui tendait Mimi était noir. Le sien, celui qu'il avait oublié sur la caisse du restaurant. Le froid de la mort. Partout !...

Joubert est rentré dans la pièce à ce moment-là. Le commissaire semblait maintenant plus peiné que méchant :

— Bon alors... Quelle histoire incroyable vas-tu encore me raconter pour te disculper? J'ai l'habitude d'en entendre, va... N'empêche... D'ores et déjà, t'es bon pour faire ton sursis : deux ans et demi ! Alors ?

Le froid de la mort, partout. Et Mimi qui pleurait !