les enfants jetés

Une p r o d u c t i o n de l 'Atelier du Pè re Cas tor

© 1983 Castor Poche Flammarion

pour le texte et l'illustration.

FRANÇOISE BONNEY

l e s e n f a n t s

j e t é s

illustrations de MARIE-CLAUDE MONCHAUX

castor poche flammarion

Franço i se Bonney, l'auteur, est née en décem- bre 1941. Elle a toujours aimé les enfants, les livres, les poupées et l'Histoire. En ce qui con- cerne les livres et les poupées, il y en a plein sa maison; les enfants viennent lire ou jouer chez elle. Pour ce qui est de l'Histoire, elle enseigne l'histoire du Moyen Age à l'Université de Bor- deaux III. Un jour, elle a décidé de réunir les enfants, l'Histoire et les livres en écrivant Les enfants jetés. Dans ce texte, il n'y a pas de poupées, les enfants jetés n'en avaient pas.

Marie-Claude Monchaux, l'illustratrice, est née en décembre 1933 dans une famille d'institu- teurs.

« Mon enfance a passé, nous dit-elle, dans des maisons d'école à glycine et vieux rosiers, avec des grand-mères exquises et des grands-pères qui sont encore la douceur de mon souvenir. J'habi- tais un château de livres d'enfants constitué par les bibliothèques scolaires et les " spécimens " envoyés par les maisons d'édition, mais très tôt de grands noms ont fait irruption dans mes jardins... Kipling, Andersen, Anatole France, Pierre Loti m'ont été chers au cœur. Je lisais couramment à cinq ans.

« La guerre a déferlé sur le monde où je vivais, en m'apportant des terreurs affreuses, l 'horreur du goût des patates gelées, une petite sœur, la nostalgie d'une famille resserrée autour d'un poste d e radio crachotant. J'écrivais et je dessi- nais pour moi. Je continue d'ailleurs.

« Je me suis mariée à 19 ans, et j'ai eu deux fils dont l'un a deux enfants. J'ai aussi des neveux et des nièces qui me servent souvent de modèles pour mes livres. Je ne crois qu'à la tendresse et à

l'amitié. Et je sais que cela meurt avec nous. C'est pourquoi il faut en profiter si fort.

« J'aime follement les poupées de cire, de porcelaine, ou de n'importe quoi, faites par des sculpteurs inconnus.

« J'ai écrit et illustré une vingtaine de livres (publiés aux Editions Magnard, Ouest France, Mélusine, Hachette) dont plusieurs ont sept ou huit traductions étrangères. La vérité sur les Bébés doit être à un million d'exemplaires de par le monde, je crois!

« J'ai également dessiné des jouets, des objets publicitaires, des cartes postales, des enseignes.

« Depuis 1970, je fais de la critique de livres d'enfants, dans plusieurs journaux. »

Pour dessiner Les enfants jetés, Marie-Claude Monchaux s'est inspirée de documents de l'épo- que, en particulier, des fresques du Quattrocento à San Gallo.

Les enfants jetés Vous allez dire : « on ne jette pas les enfants » !

Mais Frate Giorgio qui tenait les grands registres d'entrée de l'hôpital de San Gallo, savait bien que c'était vrai.

A Florence, à la fin du X I V siècle et au début du X V la guerre, la famine, la maladie, la pauvreté, quand ce n'était pas la méchanceté et l'indifférence, « jettent » des enfants sous le por- tique de San Gallo : Fiore, Baldassare, Sinibaldo, Verdiana, Quirigoro, Francesca, Miniato, Zanobi, et les autres sont accueillis dans la salle des enfants.

Comment y sont-ils arrivés? Quelle sera leur vie?

Il é tai t u n e fois, « p o u r de vrai », à Florence, en Italie, u n e g r ande b ib l io thèque t rès anc ienne et t rès sombre , pleine de m a n u s c r i t s qui sont écri ts si petit, si fin et si compl iqué qu'il faut r e s t e r des h e u r e s p e n c h é su r la m ê m e page p o u r a r r ive r à les déchiffrer , je travail lais u n j o u r su r un de ces manusc r i t s lo rsque je suis t o m b é e su r u n e feuille é t r ange : su r la page d ' éc r i tu re u n e m a i n étai t dessinée, u n e g r ande ma in d ' h o m m e avec

des doigts t rès longs. On avait m ê m e indiqué le poignet de la che- mise d 'où sor ta i t ce t te ma in et les

trois pet i ts b o u t o n s tou t ronds qui le fermaient . Alors, au lieu de conti- n u e r m a lecture, j 'ai avancé m a ma in et je l'ai posée su r celle qui était dess inée en me d e m a n d a n t à

qui elle avait b ien pu appartenir . . . Je réfléchissais, et plus je réflé-

chissais, plus je pensa is que ce ne pouvai t ê t re que la ma in de frate Giorgio qui, à la fin du XIVe siècle et au début du XVe, recevait à l'hô- pital de San Gallo tous les enfants « jetés ».

Vous allez me dire : « On ne jette pas les enfants. » Pourtant frate Giorgio, qui tenait les grands regis- tres d'entrée, savait bien, lui, que c'était vrai. Il inscrivait à quel endroit ceux qui n'en voulaient

plus avaient jeté l'enfant, comment celui-ci était habillé; il lui donnait un nom et le faisait baptiser, puis il lui cherchait une nourrice si c'était un bébé, il l 'introduisait dans la salle des enfants s'il était plus grand... et toujours il leur caressait la joue de ses longs doigts fins.

Alors j'ai pensé à tous ces enfants que frate Giorgio avait reçus et il m'a semblé les voir, avec leurs yeux brillants et leurs drôles d'habits : j'ai fait comme frate Gior- gio, à chacun de ces enfants j'ai donné un nom et, avec le nom, l'histoire est venue, celle de Fiore et de Baldassare, de Sinibaldo, Verdiana et Quirigoro, celle de Francesca et de Miniato, de Zano- bi, de Pelegrina, de Tita et d'Uli- vetta.

L'histoire de Fiore L'un des bébés était une fille et

s'appelait Fiore. Elle était née dans une immense maison en pierre où tout le monde obéissait à une vieille dame pas commode dont le nom était madona Luppa. Cette madona Luppa avait un fils qu'elle adorait et une vingtaine de servi- teurs et d'esclaves qu'elle faisait travailler sans leur laisser beau- coup de repos. Parmi ces esclaves, il y avait une jeune fille tartare dont les cheveux noirs étaient

n'existait, c o m m e si elle é tai t en t r ée d a n s le tableau.

- Qu'est-ce que tu l eu r dis? de- manda-t-elle.

Et saint François r é p o n d i t t ou t b o n n e m e n t :

- Je l eu r dis, chers pet i ts oiseaux, m e s frères, louez le Se igneur Dieu qui vous a créés. Sans vous, le m o n d e ne serai t pas aussi b e a u qu'il est! - S'ils n ' é ta ien t pas là, d e m a n d a Tita, il m a n q u e r a i t que lque chose? - Bien sûr, dit saint François. Si tu n 'é ta is pas là, il m a n q u e r a i t aussi que lque chose, et le m o n d e ne serai t pas aussi beau. - Quelquefois , je crois que je suis de trop, dit Tita. - Non, dit saint François; où que tu sois, avec qui que tu sois, j amais tu n 'es de t rop, pa rce que, aux yeux de Notre Seigneur , c h a c u n e de ses

c réa tu re s est i r remplaçab le . Lors- que tu deviens triste, p e n s e que tu es u n o iseau dans la m a i n du Sei-

gneur , pense que si tu n 'é ta is pas là p o u r c h a n t e r ton chant , le conce r t ne sera i t pas aussi b e a u qu'il doi t l'être... - Viens, Tita, dit Andrea, nous allons voir les pe in tu r e s de Notre- Dame ma in t enan t .

Tita ne savait p lus t rès b ien où elle é tai t et elle fit le res te de la visite et le c h e m i n du r e t o u r c o m m e dans un rêve... Mais le rêve

s ' a r rê ta sous le po r t i que : les s œ u r s n ' é ta ien t pas con ten tes d 'avoi r ha- billé p o u r r ien Rena t a et Ermel- lina, et Rena t a et Ermel l ina n ' é ta ien t pas con ten t e s qu 'on ait pr is l eu r place... Q u a n t à Tita... Tita découvra i t qu'el le n 'avai t pas é té choisie, que c 'étai t p a r h a s a r d

qu'el le avait a c c o m p a g n é le pet i t agneau de la crèche. Encore u n e fois, elle c o m m e n ç a à se sen t i r de t rop. Et puis elle p e n s a à saint François et à l 'oiseau dans la m a i n du Seigneur; elle déc ida qu'el le étai t u n e m é s a n g e : que sera i t le m o n d e sans les mésanges? - Ça s 'est passé c o m m e ça, dit-elle, sans le faire exprès. Mais mainte- n a n t nous avons b e a u c o u p de cho- ses à vous r a c o n t e r : la c rèche avec

les p e r s o n n a g e s et les a n i m a u x qu 'on étai t en t ra in de placer, les pe in tu r e s avec leurs t e n d r e s cou- leurs roses, et mess i re saint Fran- çois, dans u n t ab l eau tou t en or, en t ra in de pa r l e r aux oiseaux...

Elle r a c o n t a longtemps, j amais p e r s o n n e ne l 'avait e n t e n d u e au- t an t par ler , et ce qu'el le r acon ta i t étai t t e l l emen t joli!

- Je crois que je n ' aura i s pas su voir t ou t ça, dit Renata . - Jamais je ne l 'aurais aussi b ien raconté , dit Ermel l ina .

Et j ama i s plus Tita ne se sent i t de trop.

L'histoire de Sinibaldo L'histoire de Sinibaldo était très

triste, trop triste, je ne peux pas te la raconter; mais je peux te dire ce que j'ai promis à Sinibaldo de faire : lorsque je suis tranquille et toute seule, je m'assieds dans un grand fauteuil et j'attends; bientôt arrive près de moi un petit enfant - un petit enfant qui est comme était Sinibaldo -, alors je l'em- brasse et je lui fais un câlin, et puis il disparaît. Cela n'arrive que lors- que je suis tranquille et seule,

juste au moment où le soir com- mence à tomber et que le ciel prend la couleur des yeux de Sini- baldo.

Un peu d'histoire

Nous possédons les registres d'en- trée des enfants abandonnés à l'hôpi- tal de San Gallo à Florence à partir de l'année 1394; ce sont les plus anciens conservés en Occident. Les enfants étaient accueillis en surnom- bre dans la salle des enfants, au milieu des malades, des pauvres et des pèlerins. Ce n'est qu'en 1419 qu'est décidée toujours à Florence, la construction de l'hôpital des Inno- cents qui n'ouvrit ses portes qu'en 1445.

A travers les registres pa rvenus jusqu'à nous, p o u r l 'hôpital de San Gallo et celui des Innocents, entre 1394 et 1485, on relève 7534 aban- dons en 91 ans, soit une moyenne de 82 abandons p a r an. Ce n'est que le début du grave problème des enfants abandonnés : au XVIe siècle, dans le seul hôpital des Innocents il y eut jusqu'à 900 abandons, p a r an.

On abandonne p lus facilement les filles que les garçons, mais tous, garçons et filles, une fois « jetés », ont la même histoire (s'ils ne meu- rent pas dans leurs trois premières années) : enregistrés à leur entrée à l'hôpital, ils sont immédiatement baptisés (sauf s'ils sont suffisamment grands p o u r qu 'on puisse penser qu'ils l 'ont déjà été) puis placés en nourrice, souvent le j ou r même. Ils y restent jusqu'à l'âge de deux ou trois

ans : les plus heureux sont certaine- ment ceux qui restent chez la même nourrice, mais certains en changent très souvent, parfois jusqu'à six ou sept fois en deux ans! Ensuite, les enfants restent à l'hôpital, dans la salle des enfants. Les filles sont mariées vers treize ou quatorze ans, on essaie de donne r un métier à quelques-uns des garçons : en fait, il était très difficile aux enfants aban- donnés de t rouver une place dans la société de leur temps.

A Florence, la rue qui menai t à San Gallo existe toujours, mais l'hô- pital a disparu. On peu t encore visi- ter celui des Innocents : c'est là que sont conservés les registres relatifs aux enfants abandonnés.