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LES éCUREUILS SONT DES SANS-ABRI

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Les écureuiLs sont des sans-abri

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Du même auteur

Dawson kidBoréal, 2007

Tuer LamarreLeméac, 2009

Sauver des viesLes 400 coups, 2011

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Les écureuiLs sont des sans-abri

ROMAN

simon Girard

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Nous remercions le Conseil des Arts du Canada de l’aide accordée à notre programme de publication, et la SODEC pour son appui financier en vertu du Programme d’aide aux entreprises du livre et de l’édition spécialisée.

Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.

Gouvernement du Québec — Programme de crédits d’impôt pour l’édition de livres — Gestion SODEC

Conception graphique de la couverture : Marc-Antoine RousseauConception typographique : Nicolas CalvéMise en page : Marie BlanchardRévision linguistique : Maxime CatellierCorrection d’épreuves : Pierre-Yves Villeneuve

© Simon Girard et Les 400 coups, 2011

Dépôt légal — 4e trimestre 2011Bibliothèque et Archives nationales du QuébecBibliothèque et Archives Canada

ISBN 978-2-89671-010-2

Toute reproduction, même partielle, de cet ouvrage est interdite. Une copie ou reproduction par quelque procédé que ce soit, photographie, microfilm, bande magnétique, disque ou autre, constitue une contrefaçon passible des peines prévues par la loi du 11 mars 1957 sur la protection des droits d’auteur.

Tous droits réservés

Imprimé au Canada

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

Girard, Simon, 1979-

Les écureuils sont des sans-abri ISBN 978-2-89671-010-2

I. Titre

PS8613.I726E28 2011 C843’.6 C2011-941412-0

PS9613.I726E28 2011

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1Jusqu’à La porte

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une réussite

2009. Mars est encore froid. J’ai 30 ans.Je viens d’avoir une idée pour vivre tout de

suite de mon écriture. En partant de Montréal, je vais traverser le Canada sur le pouce, sans argent ni carte de banque, seulement un sac à dos rempli d’exemplaires de mon premier roman et des amandes.

J’ai dit à mon attachée de presse que j’allais dans l’Ouest, elle m’a dégoté une entrevue à la radio de Vancouver dans deux semaines, je devrais avoir amplement le temps de me rendre et crever de faim avant.

Avant de partir, je mange un pot d’un demi-litre de crème glacée. Ces temps-ci, j’en engloutis un par jour, je suis un peu rond, prêt pour le froid de mars. Mon plan commence par le train de banlieue, pour sortir de Montréal et atteindre l’autoroute.

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À la gare de trains, il y a deux agents de sécu-rité qui vérifient les billets devant les portes que je dois passer. Je m’assois à une dizaine de mètres pour évaluer la situation. Si je sortais plus loin, où il n’y a pas de surveillance ? Une fois dehors, je verrai bien. Je me suis retenu d’amener cinq dollars pour le train, déjà que le petit sac d’amandes, c’était limite : « Crisse, est-ce que t’as une colonne vertébrale ou bien un bout de réglisse ?! Tu prends ta douche à l’eau froide ou à l’eau tiède ?! »

Un seul des deux agents est placé de façon à me voir, mais de temps à autre il quitte sa position pour parler à des femmes, puis il vise longuement leur cul quand elles s’éloignent. Il répond au téléphone, c’est sûrement la sienne. Je sors par une porte plus loin et je saute par-dessus quelques rails, jusqu’à ce que je longe le bon train. J’arrive de nulle part, je me doute que les gardiens m’ont vu et je combats l’envie imbécile de me retourner pour vérifier. Je grimpe dans le train, c’est bondé.

Je file vers l’arrière du wagon, puis dans le wagon suivant, il y a encore du monde partout. Le train s’ébranle doucement, je laisse mon sac sur un siège pour arpenter le couloir avec un exemplaire de mon roman. Plein de gens lisent. J’approche une femme.

— Bonsoir.Il ne fait pas encore assez noir pour dire « bonsoir ».

La dame ne se retourne même pas. Elle attend deux bonnes secondes pour voir si je vais m’en aller par moi-même, puis elle me fait des sourires gênés et des

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gestes désordonnés comme un bébé qui veut deman-der : « Est-ce que je te connais, toi ? »

Je me rassois à côté de mon sac, j’attends un signe, une révélation divine, un passager qui semble s’ennuyer… en français. Je change de place pour m’asseoir derrière une femme qui lit le Lui Québec.

Le terminus approche, il ne reste plus personne dans les wagons et je me sens pitoyable, aussi pitoyable que plein d’autres fois. La voix enregistrée qui disait où on est rendu ne le dit plus, il fait noir comme de l’encre. Trois étoiles ont l’air de points de suspension dans le ciel, il reste juste à écrire ce qui vient avant et après. Quand le train se met à reculer, je me lève par réflexe, puis il ralentit et s’immobilise. J’ai dû dépasser le terminus sans m’en rendre compte et le chauffeur ne m’a pas vu, j’étais peut-être entre deux wagons pendant qu’il vérifiait ses caméras.

Je descends avant que le train retourne à Montréal. Je suis bien habillé, mon sac à dos rempli de mes livres me réchauffe l’intérieur. Au pire, j’en brûlerai quelques-uns pour me partir un feu et ne pas geler (je n’ai pas de briquet, je demanderai des allumettes dans un dépanneur). Je ne sais pas vers où me diriger pour rejoindre l’autoroute, un employé de la compagnie de chemin de fer me renseigne. Je traverse un terrain vague enneigé, une rue de quar-tier et un viaduc, avant d’atteindre la voie rapide.

Après quelques minutes à faire du pouce, une voiture se range sur l’accotement. Le conducteur, un

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Haïtien qui étudie en médecine, veut retourner chez lui quand il sera diplômé. Il ne comprend pas ceux qui viennent ici et ne quittent plus jamais, même pas une fois. Il me parle de la chaleur humaine et des difficultés de son peuple, mais la chaleur humaine, surtout, la seule qui compte vraiment. Il donne raison à nos jeunes qui se suicident ici :

— La pire tristesse, la solitude, elle vous sèche le cœur et après…

Il arrête de parler, peut-être occupé à goûter cette sécheresse dans laquelle lui-même est plongé depuis le début de ses études chez nous. Il revient de Montréal dans la voiture qu’un pasteur lui a donnée, et en m’embarquant, il trouve que c’est une façon de redonner. Je suis d’accord. Je pense à lui vendre un livre mais je n’ose pas et c’est dommage, ça se serait bien glissé dans notre conversation, le personnage principal de mon livre est une jeune femme qui est à deux doigts de se tuer depuis des années.

À Hull, il me laisse devant la gare d’autobus et me donne le numéro de téléphone de deux personnes qu’il connaît à Vancouver. Je sais que je ne les appellerai pas. Je le remercie puis entre dans la station. L’ambiance est exactement comme il me l’avait décrite, je pourrais passer la nuit ici avant de repartir demain, mais je ne pense pas à dormir ni à prendre la pilule de speed que m’a donnée un ami. Le speed, c’est en cas d’urgence. Mon père m’a déjà raconté comment on meurt de froid, ça lui est déjà arrivé de passer proche :

— Je regardais la neige et elle avait l’air telle-ment confortable ! Une belle grosse douillette ! Je

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me voyais couché dessus et je savais que j’allais être bien… c’est là que je me suis dit que quelque chose était pas correct.

Il m’a aussi conté les marches forcées dans l’ar-mée, dont une de vingt-quatre heures, beaucoup plus loin que la fatigue, jusqu’à ce que certains gars s’endorment debout et sortent doucement du rang. Mais continuer quand même, toujours continuer.

Je voulais m’arrêter juste quelques minutes, mais je reste une demi-heure assis dans un fauteuil en cuir qui me ferait un massage si j’avais deux dollars. Je regarde l’horloge sur le mur en face, je sens dans mon cou les boules de métal immobiles. Je mange quelques amandes avant de ressortir pour continuer.

Je me trouve juste avant le centre-ville de Hull, l’autoroute n’a pas d’accotement, faire du pouce ici serait un semi-suicide. J’emprunte une rue parallèle, je rembarquerai sur l’autoroute où il y aura plus de place, même si pour ça je dois traverser la ville à pied et marcher toute la nuit. Mon sac me tourmente le dos, je ne m’attendais pas à ça, il est de bonne qualité mais peut-être trop rempli.

J’arrive à un autre bout d’autoroute, il n’y a toujours pas d’accotement. Je reviens sur mes pas, m’arrête en bordure d’une voie d’accès sous un lampadaire et place mon pouce en drapeau. À quelques mètres, dans la neige devant une maison, quelque chose bouge. C’est noir et ça ne ressemble pas à un chat. C’est un lapin. Je fais quelques pas vers lui, il serre ses oreilles sur sa tête et ne bouge plus, il

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pense peut-être qu’il est blanc. Je reviens à ma place sous le lampadaire. Les conducteurs qui passent me regardent comme si j’étais un lapin noir qui ne se sauve pas quand on l’approche.

Je repars et j’ai beau serrer les courroies de mon sac de toutes les façons, elles continuent à tirer sur mes muscles comme les fils sur une marionnette. Il fait parfait, à peu près moins dix (tard dans l’hiver, le corps est bien habitué). J’emprunte une rue parallèle à l’autoroute.

Après diverses courbes et crochets plus ou moins prononcés, je n’ai plus aucune idée de l’ouest et du reste, j’avance au hasard, je continue. Jusqu’à Vancouver. Je pourrai vendre des signets de mon roman comme un ex-prisonnier vend des crayons, sauf que lui n’a pas sa photo dessus. Le défi va être de trouver des francophones pour acheter mes livres, ou bien je me contenterai de refiler des signets aux anglophones avec mon accent.

Deux heures plus tard, juste comme je sens que j’ai trouvé ma cadence pour marcher toute la nuit, j’arrive devant un cul-de-sac. Il neige de beaux gros flocons de conte. Je fais demi-tour. Derrière les fenêtres des maisons, de la lumière, de la chaleur. (Ça me rappelle cette anecdote où un duo de comiques tombe en panne de voiture en se rendant à un spec-tacle. Ils sortent de la voiture, c’est un soir d’hiver au milieu de la campagne, ils sont en habits de scène et souliers propres. Ils voient une lumière au loin et la seule façon de la rejoindre est de traverser un

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champ. Ils se mouillent les pieds, le vent les traverse, ils grelottent. La lumière se précise, ça semble être celle d’une maison. Ils sont près de l’hypothermie quand ils arrivent dans la cour. Par la fenêtre de la salle à manger, ils aperçoivent une famille en train de souper, les beaux enfants, la femme magnifique, le mari qui coupe le pain. Les deux comiques restent figés, puis disent en même temps : « Comment les gens font pour vivre comme ça ?! »)

Aucune sensation de faim ni de fatigue. Si je garde un bon pas, vers minuit je serai revenu à la gare d’autobus. Je ne retrouve pas le chemin que j’ai pris pour me rendre au cul-de-sac, j’y vais à moitié au hasard, à moitié jugeant impossible que je me trompe. Quand je tombe sur mes traces à moitié couvertes de neige fraîche, je suis le premier surpris.

J’emprunte un raccourci que je reconnais au fond d’un stationnement, je pense à ma pilule de speed. (La première fois que j’en ai pris et une des seules, c’était il y a à peu près dix ans. Mon corps avait dansé tout seul jusqu’au matin, puis il avait fallu que je me force pour manger. En y repensant le lendemain, j’avais eu peur jusqu’à la moelle, comme si j’avais failli m’endormir dans la neige.) Ce soir, juste de penser au speed, ça m’a fait le même effet que de le gober.

Je revois l’autoroute comme une vieille amie, la gare est juste un peu plus loin. Écœuré mais content, j’entre. Le même fauteuil de massage est libre, j’en-lève mon sac et le pose entre mes pieds, la douleur allant de mon cou jusqu’au bas du dos s’envole comme si je l’avais imaginée. Je m’assois contre les

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boules de métal immobiles, il y en a aussi sous les cuisses et les fesses que je n’avais pas remarquées plus tôt. Je suis un fakir au plus bas niveau, dans dix ans je dormirai sur des clous.

Sur un large banc de métal, un vagabond pose ses deux sacs d’épicerie pleins de vêtements. D’autres vagabonds sont un peu plus loin, chacun à sa place, aucun ne parle, même pas à voix basse, même pas tout seul. Peut-être qu’ils se font mettre dehors s’ils ont l’air trop bizarre. J’enlève ma tuque mais garde le reste, je ferme les yeux, les rouvre, on dirait que je dors déjà. L’employé qui fait le ménage traîne quelques bancs qu’il place de façon à couper la salle en deux. Il commence à nettoyer la partie du fond. Quand il va être rendu à la moitié où je suis, est-ce que je devrai changer de place ? Je trouve des bouchons dans mon sac, les fourre dans mes oreilles et finis par dormir les yeux fermés.

Je me réveille dans la peau d’un policier, derrière la vitre teintée de la salle d’interrogatoire. J’inspecte les gens dispersés qui attendent l’autobus pour embarquer dedans ou récupérer des gens qui en descendront : ils sont tous coupables de choses plus ou moins graves. De l’autre côté des bancs, le ménage avance, je suis des yeux la vadrouille qui glisse sur le plancher, ça m’apaise comme un palmier flatté par le vent, je me rendors. Je me réveille, me rendors, me réveille. Un anglophone dans la ving-taine me demande si je veux un café (solidarité du voyageur ou pitié pour le vagabond ?). Je refuse, à cause de ce qui est attaché après le café : celui qui

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l’offre. Il aurait voulu parler. Et je n’aurais pas osé essayer de lui vendre un signet.

Dors, réveille, regarde l’heure en haut des portes vitrées devant moi. L’employé du ménage me dit que je n’ai pas à bouger. Dors, réveille, regarde l’heure, comme ça toute la nuit.

Le jour se lève et je reste sans bouger dans mon fauteuil d’apprenti fakir. Les autobus se font plus nombreux et plus fréquents, il y en a un qui s’arrête à la porte en face, « Montréal » est inscrit au-dessus du pare-brise.

Les inscriptions « Montréal » se succèdent devant moi à intervalles réguliers. Il doit y avoir moyen d’embarquer dans un de ces autobus sans payer, j’ai seulement à mettre mon corps dedans. (Une fois, j’avais seulement dix sous pour prendre le métro. Je m’étais mis à visualiser les tickets et l’argent que les gens transportaient : « La seule différence entre eux et moi, c’est du mouvement, c’est quelque chose qui est dans leur poche au lieu de la mienne. ») J’examine le processus d’embarquement. Pendant que le chauffeur met des sacs dans la soute, j’aurais amplement le temps de me faufiler sans être vu, si seulement il n’y avait pas cette satanée petite clôture de métal dont je me suis toujours demandé à quoi elle servait. Je mange quelques amandes sans les goûter. Il est presque huit heures quand je remets mon sac sur mon dos et sors de la gare.

Je marche en direction inverse de la veille pour rejoindre l’autoroute. Je n’ai plus à penser à long

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terme alors je gobe la moitié de mon speed. Juste la moitié, pour ne pas être trop gelé quand je vais me faire embarquer.

Ça ne va soudain pas assez vite au goût de mes jambes alors elles accélèrent. Ce n’est toujours pas assez vite. Pas encore. Pas tout à fait assez vite encore. En visite dans mon propre corps, je regarde mes jambes aller en prenant l’autre moitié du speed (ça ne fout rien que je sois très gelé lorsqu’une voiture s’arrêtera, le conducteur n’aura pas le choix de me prendre tel quel). Je me rends compte qu’hier j’avais simplement à retourner sur mes pas pour atteindre ce tronçon d’autoroute avec un accote-ment, le dernier avant les enfilades de routes menant au centre-ville.

Je tends le pouce. Si personne n’arrête avant que j’arrive au viaduc cent mètres plus loin, je l’emprun-terai et me replacerai en direction ouest, cette fois jusqu’à ce que je que je sois assez loin de Montréal pour ne plus penser à revenir en arrière.

Une voiture se range entre le viaduc et moi, je cours, ouvre la portière et monte. Bonjour bonjour, c’est gentil d’arrêter, l’habituel. C’est une vieille dame qui embarque un pouceux pour la première fois de sa longue vie, elle conduit mal, on dirait qu’elle veut que ce soit la dernière.

— Je suis venu à Hull sur le pouce pour visiter.Visiter un lapin noir, quatre vagabonds, une

moppe et son employé… mais la dame ne me demande pas de préciser, elle est plus intéressée à parler de sa petite-fille qui revient tout le temps dans

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la conversation. Elle mesure 5 pieds 11 et ne sort jamais avec des gars plus petits qu’elle. Je mesure 5 pieds 11 et deviens donc un prétendant officiel.

Une pancarte annonce qu’on arrive à Montréal. Je n’en reviens pas à quel point le speed change la notion du temps (pour être plus exact, il la fait perdre). Le cellulaire de la dame sonne, elle répond, on frôle la catastrophe pour la centième fois. Je m’agrippe à la portière, la dame rit avec sa petite-fille au téléphone, je souris d’être encore en vie.

— Caroline, le gars que j’ai embarqué, il est gentil et pas petit et… bien, je pensais te le présenter. Ouais, tu prends ta douche… OK, à tantôt !

Je ne suis pas surpris par ce qui se passe. Entre vingt-cinq journées ordinaires (et vingt-quatre pots de crème glacée) doit s’en glisser une un peu plus magique, c’est obligé, mathématique.

La petite-fille de la dame habite près de mon ancien appartement. Arrivés devant chez elle, on descend, j’enlève quelques couches de vêtements d’hiver. J’ai mes habits propres dessous, il n’y avait plus de place dans mon sac. Moitié speedé, moitié détendu du fait d’être revenu dans ma ville comme dans mon salon, je monte l’escalier derrière la grand-mère.

La voilà, une belle grande fille avec les cheveux en fontaine, un bassin un peu large pour suppor-ter sa charpente, et 10 000 volts dans les yeux (dans quelques jours, elle m’avouera qu’elle aime son corps en haut de la taille seulement et je ne la contredirai pas). La grand-mère :

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— Je vais revenir tantôt pour vérifier que Caroline n’est pas découpée en rondelles, et toi non plus !

On sourit, la grand-mère sort et referme la porte derrière elle.

Dans la cuisine, on parle de tout et de rien. C’est la première fois que je tombe sur quelqu’un, tous sexes confondus, qui s’exprime plus vite que moi. Elle ne parle pas juste plus vite mais à peu près deux fois plus, j’essaie de suivre son rythme mais la fatigue me rattrape, à la première occasion je vais me sauver avec mes livres. Dès qu’elle respirera, j’en profiterai pour placer quatre mots d’affilée : « Je vais y aller… », mais on dirait qu’elle ne respire jamais, une vraie cornemuse, des notes en continu, « toutididuililiftgdurioullitr ».

Après une heure, elle se calme un peu, elle parle toujours plus vite que moi, mais juste un peu plus. Je suis décidé à l’avoir à l’usure. Avant de respirer, elle dit :

— Demain, je pars pour une semaine dans un forfait tout inclus, mon amie était supposée venir avec moi, mais elle peut plus…

On dirait qu’elle veut me demander de l’accompa-gner mais qu’elle n’ose pas parce que ce serait exagéré, comme si j’avais essayé de vendre un livre à sa grand-mère. En fait, j’ai essayé et elle m’a répondu :

— Mais tu devrais me le donner, ton livre ! Je t’ai embarqué sur le pouce ! Je peux te faire de la

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publicité, moi… des gens qui parlent de toi, c’est toujours bon.

— Caroline, mon entrevue à Vancouver est dans deux semaines, ça me laisse le temps, je pourrais prendre l’autobus pour y aller… est-ce qu’on va dans le Sud ensemble ?

Je n’ai pas le goût tant que ça de passer du temps avec elle, mais par principe, parce qu’elle est la petite-fille d’une vieille dame qui a embarqué un pouceux pour la première fois avant de me dépo-ser ici et… je devine que je ne pourrai pas endurer Caroline tellement plus que sept jours, mais avec l’aspect nouveauté et voyage et sexe, ça devrait aller jusqu’à ce qu’on revienne. Après, soit ça finira mal, soit très mal, et sa grand-mère va parler de moi (un peu plus de pub, toujours bon).

On prend la voiture de Caroline pour venir à mon appartement.

Vers 17 h, tout est réglé avec l’agence de voyage et la compagnie de crédit. Je vivrai de mon écriture une autre fois, ça peut attendre, mais pas l’écri-ture comme telle, la base. (Comment j’aurais écrit à Vancouver ? Sur des serviettes de table avec un crayon volé à un stand de loto ?! Sûrement.) On sort acheter de la crème solaire. Si j’ai fini le premier jet de mon deuxième roman à la fin du voyage, je consi-dérerai que c’est une réussite.

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Les fiLms des années vinGt (écureuiL #1)

J’avance lentement pour que mes épaules aient le temps de faire mal avant que je sois chez moi. Je reviens de l’épicerie avec des sacs de bouffe, il fait beau, je marche sur un trottoir que je n’emprunte jamais. Dans dix minutes je serai à mon appartement.

Tous les escaliers devant lesquels je passe sont à peu près pareils à celui que j’emprunterai pour atteindre ma porte. Un écureuil est en haut d’un d’eux, en me voyant venir il semble pris d’un mauvais pressentiment : « Le maudit humain, il va monter ici ! » Si c’était le cas, il serait pris sur le balcon sans nulle part où aller. Je suis à une dizaine de mètres de l’escalier quand il descend en trombe (je n’ai jamais vu un écureuil exagérer sa peur comme ça) et se jette dans la rue. Une voiture arrive.

Le conducteur donne un coup de volant, la roue avant effleure les moustaches de l’écureuil qui

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s’immobilise : « est-ce que quelque chose vient juste de me frôler le nez ? » La roue arrière lui passe sur le corps, les amortisseurs échappent un étonnamment gros COUIC.

Couché sur le côté, il est pris de soubresauts, puis ses muscles se relâchent et sa langue sort doucement de sa gueule, comme les acteurs mouraient dans les films des années vingt.

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