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Les dimensions cognitives du travail Maud Dégruel, Sandra Enlart, Martine Le Boulaire, Sophie Marsaudon étude février 2011 N°296

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Les dimensions cognitivesdu travail

Maud Dégruel, Sandra Enlart,Martine Le Boulaire, Sophie Marsaudon

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2011

N°2

96

Couv Etude E&P2_2010 17/05/10 16:59 Page1

 

Les dimensions cognitives

du travail

Maud Dégruel, Sandra Enlart,

Martine Le Boulaire, Sophie Marsaudon

Introduction 3

1. Vivre dans un environnement de travail hyper-connecté 5

1. Trois temps, trois types de relation aux outils et… aux clients ......................................................... 5

2. Outils numériques et capacités cognitives : symbiose ou parasitisme ............................................... 8

3. Un environnement de travail qui modèle nos capacités cognitives...................................................... 9

2. Les capacités cognitives : quand travailler, c’est traiter de l’information… 12

1. De la charge mentale aux capacités cognitives ...................................................................................... 12

2. Comment nommer les capacités cognitives ? ......................................................................................... 14

3. Grille et démarche d’observation en entreprise ................................................................................... 15

3. Observer et analyser les capacités cognitives en situation de travail 17

1. Présentation de nos terrains ...................................................................................................................... 17

2. Quelques observations parmi les plus significatives .............................................................................. 18

3. Analyse transverse : sept constats et trois questions-clé .................................................................... 24

4. Des pistes pour (re)prendre la main sur les outils 27

Conclusion 32

N°2

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étu

de

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MAUD DEGRUEL

Titulaire d’un Magistère RH et d’un Mastère Spécialisé en Management des connaissances. Maud Dégruel intervient notamment sur les thématiques liées au recrutement, au management à distance, à la gestion territoriale des emplois et des compétences, à l’incidence des nouvelles technologies sur le travail.

Avant de rejoindre E&P, elle a eu la responsabilité, au sein du Groupe Lafarge, de divers projets internationaux de formation et de développement des compétences.

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SANDRA ENLART

DESS de psychologie clinique, IEP de Paris, doctorat de gestion, Habilitation à diriger des recherches. Précédemment directrice Recherche et développement CEGOS, fondatrice et directrice de CAPIO, société de veille RH et Management (Groupe ADECCO), professeur à l'Université de Genève en Sciences de l'éducation. Directrice de l'executive master RH Sciences Po Paris.

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MARTINE LE BOULAIRE

Diplômée de Sciences Po et titulaire d’un MBA, a été après une première expérience en recrutement et formation des dirigeants, responsable du département gestion des ressources humaines d’ALGOE Management, puis directeur d’études pour E&P. Elle est Directeur du développement d’Entreprise&Personnel ; anime les thématiques de l’évolution des organisations et des périmètres du travail ainsi que des démarches compétences. Elle est également responsable de l’unité d’E&P Lyon.

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SOPHIE MARSAUDON

Titulaire d’un DESS management par les compétences et organisation (Université Marne-La-Vallée). Précédemment au service Veille et Documentation d’Entreprise&Personnel, elle travaille sur le transfert des compétences, le diagnostic socio-organisationnel, l’accompagnement du changement et la question des seniors dans l’entreprise.

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Introduction

L’évolution du contenu de l’activité et de l’organisation du travail est un sujet phare des études et recherche en GRH. Les caractéristiques essentielles – et déjà anciennes − de cette évolution sont de trois ordres : l’omniprésence de la relation de service-client, l’importance de la dimension cognitive et l’intensification des exigences de performance dans un temps de plus en plus court. Ces éléments ont été longuement décrits depuis plus de dix ans à partir du concept intégrateur – mais parfois un peu flou − de complexification des organisations et du travail. De telles mutations ne peuvent rester sans effet sur les relations des individus au travail, sur les modes de collaboration et sur le management.

L’évolution du travail au plan cognitif, sur lequel nous insisterons, est le fruit d’une intense informatisation des processus de production et de l’invasion – nous utilisons volontairement un terme aussi fort − des technologies de l’information et de la communication (TIC). Le travail devient essentiellement cognitif et les relations autour du travail sont marquées par la surcharge mentale. Le traitement de l’information est omniprésent aujourd’hui dans la quasi-totalité des activités, y compris celles qui sont aussi à forte composante relationnelle ou commerciale. Le contrôleur SNCF comme l’hôtesse d’accueil d’une agence bancaire ne cessent de traiter des données au moment même où ils communiquent avec un client. On a largement démontré les effets de cette omniprésence cognitive en termes de stress et de fatigue mentale.

On a moins insisté sur la difficulté à cerner son propre travail et ses compétences, sur la transformation des pratiques de fixation d’objectifs et de contrôle des résultats. Un des effets les plus « remarquables », largement analysés par exemple par Yves Clot est la subjectivation du travail qui va de pair avec la place prise par le cognitif. S’il est possible de garder une certaine distance vis-à-vis de la maîtrise d’un savoir-faire, en revanche comment ne pas « se jouer » soi-même quand il s’agit de traiter de l’information et donc de « penser » ? La prise de décision, la concentration, l’autonomie considérées comme des « compétences transversales » renvoient à la fois à des pratiques professionnelles mais aussi à une posture psychologique et donc à un engagement « personnel » dans l’activité.

L’impact de la subjectivation du travail en termes d’identité professionnelle apparaît dans de très nombreuses enquêtes qualitatives où les individus – et tout particulièrement les cadres – ne savent plus dire ce qu’ils savent faire. Ils s‘expriment alors en termes de responsabilité, voire de prise d’initiative et de décision, mais plus rarement en termes de compétences ou de savoir-faire. Effectivement, être devant un écran ou échanger des mails ne dit pas grand-chose de l’activité.

Ajoutons à cette dimension cognitive omniprésente le fait que l’on constate partout des organisations de plus en plus sous pression : l’urgence et le « toujours plus » sont devenus banals dans beaucoup d’entreprises. Parallèlement, la lisibilité des organisations laisse souvent à désirer du fait des réorganisations successives – autre forme d’accélération. Chacun change de fonction de plus en plus vite dans des environnements eux-mêmes en mutation permanente. La conjonction de ces différents éléments fabrique la complexification, déjà évoquée, sans bien la définir. Or celle-ci a un coût psychologique et social évident et la solution la plus économique pour les individus, par rapport à ce coût, risque de résider dans la distance voire le retrait.

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Ce sont ces divers éléments que nous souhaitons regarder de plus près. Cette étude est structurée autour de deux approches complémentaires, l’une concerne l’environnement de travail (ordinateurs portables, smartphones, tablettes, applications informatiques multiples, courriels, etc.), l’autre l’activité elle-même et s’appuie sur des observations réalisées dans cinq entreprises de secteur différent.

La finalité de ce travail est d’analyser la manière dont le travail évolue et dont il mobilise les capacités cognitives des individus. Les DRH et les managers ont souvent une vue intuitive de ces évolutions qu’ils perçoivent au niveau de leurs équipes mais ils n’ont pas toujours le recul et les outils conceptuels pour appréhender ces changements dans leurs entreprises.

Notre objectif est double :

� décrire ces dimensions cognitives à la fois dans l’environnement de travail et au cœur de l’activité, ce qui nécessite de se doter de grilles et d’une typologie de description.

� comprendre les transformations que ces dimensions cognitives engendrent et les questions que cela pose aux individus, au management et à la fonction RH.

Nous travaillerons du plus général – les changements dans l’environnement de travail (1ère partie) – au plus particulier : les dimensions cognitives au sein de l’activité (3ème partie). Mais il faudra aussi dans cette étude prendre le temps de définir les capacités cognitives et de se situer par rapport à des notions classiques comme celle de charge mentale (2ème partie). Enfin nous proposerons quelques pistes pour prendre la main sur ces outils et en faire des alliés et non des maîtres (4ème partie).

Précisons que ce travail sera suivi au cours de l’année 2011 de la publication d’un EP pratiques d’entreprises qui se centrera sur l’impact de ces outils sur les modes de collaboration et de management.

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1. Vivre dans un environnement de travail hyper-connecté

Antérieurement à l’émergence des TIC, quatre dimensions pouvaient permettre de définir le poste de travail : technique, spatiale, temporelle, collective. Dans la mesure où le poste de travail est désormais « éclaté » − entre la sphère réelle et la sphère virtuelle, entre le bureau et les autres lieux où le travail se fait nomade, entre les collègues que je côtoie et ceux avec lesquels je travaille, entre les différentes sphères d’activités, etc. – nous parlerons plutôt d’environnement de travail.

1. Trois temps, trois types de relation aux outils et… aux clients

Il faut noter un tournant important à la fin du siècle dernier (le XXème) avec l’intellectualisation et la virtualisation du travail. A partir du moment où le travail consiste à créer de la valeur non plus en transformant de la matière ou de l’énergie mais bien de l’information, les choses vont profondément changer. En effet, travailler « avec sa tête » devient la norme et les outils vont se tourner vers le traitement de l’information « brute » : stockage, mise en forme, transferts des données… La production ne se voit plus, ne se touche plus, ne se sent plus : elle se lit, se regarde, se comprend, se consomme sous forme de loisirs, toujours plus présents dans la vie quotidienne. Mais cette évolution ne s’est pas faite en un jour et nos relations avec les outils se sont construites progressivement. On peut distinguer trois étapes : robotisation, informatisation et révolution internet.

LA ROBOTISATION laisse supposer que les outils vont réaliser la partie pénible et répétitive du travail. Le travail dans sa définition originelle ne change pas de nature : il s’agit bien de transformer diverses matières en produits. Même s’il est vécu comme dangereux du point de vue de l’emploi, en revanche, il laisse la part belle à l’homme dans ce qui rend le travail intéressant. Que l’on soit pour ou contre, les « machines » sont considérées comme sans pensée et soumises à l’intelligence humaine qui les domine. C’est par exemple la position d’Herzberg qui plaide pour que les machines soulagent les opérateurs des tâches sans intérêt et permettent ainsi un réel mouvement d’enrichissement du travail. D’un côté, on découvre les effets – d’ailleurs controversés − sur l’emploi, d’un autre, on rêve d’une sorte de partage du travail laissant la meilleure part aux hommes. L’idéal proposé est celui d’une délégation du travail des hommes aux machines dans une relation de domination des premiers sur les secondes. Même si la science-fiction décrit l’inverse – la domination des machines sur les hommes − elle relève justement de la… fiction et remplit une fonction symbolique d’exutoire au moment même où le contraire s’affirme dans les entreprises.

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OUTIL

« Nom générique par lequel on désigne la plupart des objets fabriqués qui […] servent à agir sur la matière, à exécuter quelque chose, à faire quelque travail »1.

Historiquement, l’outil est l’instrument de travail de l’artisan ; un bon artisan se devant d’ailleurs d’avoir de bon outils. Mais aujourd’hui l’outil n’est plus seulement confronté à la réalité de la matière... puisqu’il est devenu technologique et doit permettre d’instrumenter un travail, qui, à défaut d’être toujours intellectuel, est en tout cas de plus en plus immatériel.

Une des propriétés de l’outil, est qu’il est pensé en vue d’une fin mais ne se limite pas à la réalisation de cette fin (ce qui le distingue du simple moyen). Il peut servir à des fins non prévues au départ.

L’ INFORMATISATION se distingue progressivement de la robotisation, avec la tertiarisation de l’économie. Le travail devient de plus en plus intellectuel, de plus en plus virtuel aussi. L’informatique est alors considérée comme l’outil de la rationalisation. Une machine ne peut pas se tromper justement parce qu’elle n’est pas intelligente. Mais ce qui émerge alors est justement d’une autre nature que les machines : ce sont les logiciels. L’ère du numérique opère un déplacement du hard vers le soft qui devient la véritable innovation. L’homme est toujours perçu comme celui qui pense ces logiciels, celui qui crée des aides et des extensions à son intelligence. Mais celles-ci deviennent si puissantes, si rapides, si complexes, si insaisissables qu’elles commencent à s’autonomiser dans des configurations qu’aucun humain isolé ne peut plus prétendre maîtriser. On va parallèlement s’interroger sur « les conditions de la performance du travail intellectuel » puisque l’on voit bien que la place de l’expertise change. Les outils ne font plus « à la place » mais deviennent une condition même de la production : la transformation de l’information se fait par le truchement des outils. Ainsi une forme de collaboration entre outils et travail humain commence à émerger.

Enfin une troisième période, plus récente, débute avec l’impact de la « REVOLUTION

INTERNET ». A priori, pourquoi parler de révolution dans le champ du travail ? C’est d’abord la société qui s’est transformée, les entreprises ont été contaminées dans un second temps. Sans doute est-ce une des raisons qui fait que cette révolution a été aussi discrète que foudroyante. Les outils de production ont peu changé : ce sont les individus qui ont modifié leurs façons de travailler du fait d’outils mis à leur disposition. Les messageries diverses, les sites, les blogs, les réseaux sociaux sont des outils qui n’ont rien de propre au monde professionnel. Les systèmes informatiques classiques (SI) sont doublés d’applicatifs dont l’objet est de transmettre de l’information au sein de réseaux qui souvent dépassent les frontières de l’entreprise – elles-mêmes de plus en plus virtuelles. Mais du fait de la nature de plus en plus intellectuelle du travail, le recours à ces diverses pratiques – on ose à peine parler d’outils − va toucher la plupart des processus de production. Il ne s’agit plus tant de transformer des informations que de réaliser diverses activités à forte composante cognitive en mobilisant ces extensions de soi. Les outils deviennent « intelligents », « adaptables » et surtout « assimilés » à l’intérieur du travail humain, à l’intérieur même de l’homme au travail. Les technologies sont complètement intégrées à la réalisation de nos activités cognitives. Par conséquent, le rapport de domination se déplace : nous devenons dépendants des outils que nous avons intégrés, nous avons besoin de ces connexions et nous ne supporterions pas de ne plus être « hyper-connectés ». La question n’est donc plus celle d’un rapport de domination mais celle d’une intégration. Les conditions de la performance professionnelle passent donc par la compréhension de ce fonctionnement symbiotique. Il ne s’agit plus de décrire l’homme en face des technologies mais un ensemble « homme(s) + technologies » face à l’activité.

1 Grand Robert de la langue française

7

ROBOTISATION INFORMATISATION INTERNET

RELATION

HOMMES /OUTILS Domination Collaboration Assimilation

GEOGRAPHIE

HOMMES /OUTILS

Délégation de l’activité « physique » ;

Le « cerveau » reste dans l’homme.

Autonomisation des outils ;

Le « cerveau » dialogue/échange avec la technologie.

Hyperconnection des hommes ;

La technologie est dans le « cerveau » de l’homme.

TECHNOLOGIE

SYMBOLE Robot Soft Smartphones, web2.0

L I EU SYMBOLE

ET RAPPORT AU

MEDIA

Usine ;

Relation opposée à robot.

Bureau ;

Relation rationalisée par l’informatique.

Société ;

Relation gérée/ envahie par le numérique.

Ces relations aux outils ont aussi transformé les relations humaines. Et en particulier, les relations au client.

La robotisation a peu à voir avec la dimension relationnelle : le client est alors en dehors de l’usine et les mondes sont étanches. On oppose d’ailleurs souvent le monde de l’ingénieur et celui du commercial.

La tertiarisation de l’économie a donné une place de plus en plus importante au client, qu’il soit présent, virtuel, interne à l’entreprise ou à l’autre bout du monde. L’explosion de l’informatisation va de pair avec le « client au centre de l’entreprise ». Et de ce point de vue, l’évolution qui va du hard au soft est tout à fait en phase avec une autre manière d’utiliser l’informatique pour gérer le client. Mais il s’agit bien de cela : s’occuper du client, traiter au mieux, de plus en plus vite et sur un mode de plus en plus personnalisé les informations qui ont à voir avec le client.

La période qui s’ouvre devant nous consiste à utiliser les technologies pour gérer la relation elle-même. Les réseaux sociaux sont utilisés pour réaliser des études marketing. La co-production qui vise à associer le client à la conception des produits de la marque le situe ainsi à l’intérieur de l’activité. Le client devient même fréquemment acteur d’une partie de la production qui lui est déléguée2.

Or ce client doit être « traité » et ce traitement suppose une mobilisation accrue des capacités sociales et relationnelles. On assiste donc à une montée parallèle des dimensions cognitives et des exigences relationnelles. Dans la plupart des cas, on verra que la charge cognitive est associée ou alimentée par des situations professionnelles qui demandent aussi une attention à l’autre et un engagement dans la relation. Loin de s’opposer, les capacités sollicitées par les relations sociales ont une composante cognitive : vendre quelque chose à un client, orienter un visiteur, rassurer un patient nécessite à la fois une « présence » à l’autre mais aussi la mobilisation d’informations pertinentes qui vont nourrir l’échange.

En outre, le fait d’être « hyper connecté » modifie aussi les frontières entre privé et professionnel et laisse supposer une permanente disponibilité à tout et à tous quel que soit le

2 Dujarier M.-A., (2008) Le travail du consommateur : de Mc Do à eBay : comment nous coproduisons ce que nous achetons, Editions La

Découverte.

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lieu où l’on se situe. Là aussi on accroît en même temps la charge cognitive et relationnelle. Certains parlent de « mobiquité »…3

Au cœur même du travail, on ne peut plus séparer le cognitif du relationnel.

2. Outils numériques et capacités cognitives : symbiose ou parasitisme

S’ils accroissent la capacité de traitement de l’individu en lui épargnant certaines tâches et en permettant une mise en mémoire externe d’informations de façon efficace (à l’image de la calculatrice qui évite de calculer et de mémoriser), ils sont aussi de vrais consommateurs d’ « énergie cognitive ». En démultipliant la quantité d’informations disponibles instantanément (ou presque) ; en accroissant l’accès à l’information au travers de canaux différents ; en multipliant les interactions (voire interférences) et les interconnexions, les outils numériques ont amené l’individu à devenir, de façon symbiotique, un terminal de traitement d’informations.

Ainsi, les outils sont désormais des sortes d’extensions cérébrales auxquelles on confie de plus en plus de tâches, à qui l’on fait de plus en plus confiance – jusqu’à sembler déléguer parfois notre intelligence... ou, en tout cas, à la laisser être guidée, manipulée par les outils.

Or l’influence de l’utilisation des outils numériques sur les dimensions cognitives (et sur le travail plus généralement) est rarement analysée. Prenons-en pour preuve le nombre d’organisations où les salariés sont débordés par les courriels. L’usage, les usages des nouvelles technologies n’ont pas été pensés, ils se sont simplement réalisés, engendrant des situations de travail extrêmes d’un point de vue cognitif, conduisant souvent à une dégradation en termes de qualité de réflexion, et donc du travail. Certes, le fait d’être en permanence connecté peut induire le sentiment d’être plus productif…

Mais un des exemples sans doute les plus saisissants dans nos comportements au travail, est ce recours de plus en plus fréquent à la multi-activité4, largement apparent dans les terrains que nous avons présentés. « Au-delà de ce qui est fait en apparence (au regard d’un observateur extérieur), plusieurs actions sont pertinentes en même temps dans la situation ». La multi-activités « caractérise le travail dans des environnements informationnels complexes et soumis à de fortes exigences de flexibilité et de réactivité »5. Ainsi ne pas traiter ses courriels pendant une réunion ou en téléphonant est désormais presque considéré comme une perte de temps. En outre, les systèmes d’exploitation informatiques sont eux-mêmes conçus de sorte que nous puissions utiliser de multiples applications en parallèle. Les navigateurs internet permettent désormais, non seulement d’ouvrir plusieurs fenêtres, mais aussi d’avoir plusieurs onglets dans chaque fenêtre. Le fait d’avoir recours, de plus en plus, à ce mode de travail multi-activité en utilisant de façon simultanée (et instantanée !) différentes applications, sur différents terminaux mobiles mobilise de façon intensive nos capacités cognitives mais conduit également à les faire évoluer. Intuitivement, on pourrait penser que l’on développe des capacités cognitives propres à nous rendre multitâches, plus capables de trouver de l’information, de trouver la bonne information mais qu’en revanche, il nous devient plus difficile de nous concentrer sur notre objectif, de ne pas nous disperser. Ce n’est pas si simple…

3 Pisani Francis, bloggeur au journal Le Monde.

4 Datchary C., (2007) « La multi-activité et ses appuis : l’exemple de la « présence obstinée » des messages dans l’environnement de travail, » @ctivités, volume 4 numéro 1.

5 Ibid.

9

Une étude, conduite par Eyal Ophir, Clifford Nass, et Anthony D. Wagner (Université de Stanford) parue en 20096 a démontré que les personnes qui étaient des habitués de ces modes de communication étaient plus facilement distraites par les multiples flots d’information auxquels elles sont confrontées. Ainsi, elles sont plus fréquemment « victimes » d’interférences non pertinentes provenant de leur environnement et de représentations inadéquates qu’elles mobilisent dans leur mémoire ; cela, paradoxalement, semble même les conduire à être moins habiles pour passer d’une activité à l’autre car elles ne semblent pas être en mesure de filtrer les sollicitations non pertinentes. Ainsi, non seulement la multi-activité tend à réduire les capacités de polarisation mais contribuerait aussi à rendre moins performante la flexibilité cognitive…

Les outils numériques seraient-ils devenus des parasites ? A défaut d’alléger la charge cognitive, ils contribueraient à la renforcer. Pis, ils pourraient parfois dégrader nos capacités cognitives...

3. Un environnement de travail qui modèle nos capacités cognitives

En utilisant les applications et supports numériques, nous adaptons nos comportements et en développons de nouveaux, en fonction des outils. Hegel défend l’idée que l’on pense dans les mots… pense-t-on aussi dans les outils ?

Rien n’est moins sûr si l’on en croit par exemple certaines études réalisées à propos de PowerPoint et le fait, notamment, qu’il induit une pensée « bulletisée » (de bullet points, puces). Dans son ouvrage La pensée PowerPoint, Franck Lommer rappelle que « les listes sont précieuses car elles réduisent la complexité des situations à de simples points ; […mais] « écrire c’est penser »7, et pas simplement disposer des puces permettant de « sauter le stade de la pensée ». L’utilisation de PowerPoint rend plus facile la « focalisation » mais l’analyse reste essentielle, au risque, sinon, de faire des présentations « ppt » une fin en soi qui peut confiner à l’absurde.

“We Have Met the Enemy and He Is PowerPoint”8

6 http://www.stanford.edu/~nass/Cognitive_Control_Final.pdf

7 En référence à l’article de Shaw G., Brown R., Bromiley P., (1998) « Strategic Stories : How 3M Is Rewriting Business Planning », in Harvard Business Review.

8 Article du New York Times, 26 avril 2010 : http://www.nytimes.com/2010/04/27/world/27powerpoint.html

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Il est évident que les outils numériques ont une incidence importante sur notre façon de traiter l’information et donc de travailler. Nicholas Carr, dans son ouvrage polémique Shallows, How internet change the way we think, read and remember, tente d’analyser ces effets. Il met en exergue l’effet « distracteur » d’internet (et plus largement de tous les outils qui nous connectent : « Notre usage d’internet engendre de nombreux paradoxes, mais celui qui aura certainement la plus grande influence à long terme est le suivant : internet ne saisit notre attention que pour la fractionner 9 ». Notre cerveau, que nous savons plastique, développe en conséquence de nouvelles aptitudes de traitement de l’information. La capacité à parcourir, à « écrémer » un texte (to skim) devient essentielle pour ne pas se laisser submerger. Ce mode de lecture devient de plus en plus notre façon de lire – même un livre. Il devient ainsi de plus en plus difficile, pour un utilisateur de ces technologies, non seulement de se concentrer, mais aussi de lire attentivement, de réfléchir profondément, de laisser, parfois inconsciemment, mûrir sa pensée…

La pensée est en quelque sorte taylorisée : l’individu cherche à trouver le plus vite possible l’information exacte dont il a besoin en minimisant l’effort cognitif. Cela correspond assez bien à l’ambition qu’affiche Google dont l’objectif est de créer un « moteur de recherche idéal » qui, selon Larry Page, l'un des deux cofondateurs de la société, « doit comprendre l'objet exact de chaque recherche pour fournir les informations exactes demandées »10, tendant ainsi à en améliorer l’efficacité cognitive. Le cerveau est ainsi alimenté, toujours plus vite, par la « pièce » d’information dont il a besoin ou qui l’intéresse. Les applications internet constituent ainsi des attracteurs cognitifs11… de plus en plus attractifs : leur prégnance est augmentée (alertes, pop-up, signaux lumineux, flux divers que l’on suit, etc.) et le coût cognitif lié à l’action à laquelle conduit chaque attracteur est de plus en plus réduit (trouver l’information « pré-digérée », recevoir un tweet et le re-tweeter, lire un courriel, toujours plus court, sur un Smartphone et répondre, valider une demande dans une application, accepter un rendez-vous). Seule la valeur – ce que le sujet peut espérer en retirer – reste difficile à évaluer. Pris dans ce flux, l’individu tend à répondre à ces attracteurs qui sont très prégnants et nécessitent un coût cognitif apparemment peu important. Ainsi les capacités cognitives sont « hyper-sollicitées » et l’individu ne fait que trier, classer, suivre des liens, des fils, passer d’une tâche à l’autre, d’une application à l’autre mais il n’a plus réellement la possibilité de penser.

9 Carr N., (2010) The Shallows, How internet change the way we think, read and remember, Atlantic Books.

10 Site de Google, Corporate, Technologie : http://www.google.fr/intl/fr/corporate/tech.html

11 Lahlou Saadi, (2000) « La cognition au travail et ses outils : débordement, révolution, distribution », in Intellectica, 2000/1, 30, p. 75-

113. http://www.intellectica.org/archives/n30/30_00_Lahlou.pdf

11

OUTIL OU ORGANE ?

Les SI et autres applications informatiques, les Blackberry, internet sont ainsi devenus de fidèles compagnons, presque des prothèses, de nouveaux organes « externalisés ». Organon (το oργανον en grec ancien) signifiant d’ailleurs originellement outil. Plus que d’être un prolongement de la main, l’outil devient un prolongement du cerveau…

Ainsi le choix de telle ou telle solution technologique n’a pas que des conséquences techniques et financières ; il ne contribue pas seulement à modifier les processus de travail, il a également des répercussions sur la façon de travailler et sur la façon de penser… Ainsi les « nouveaux outils » ne font pas que se substituer à d’autres, plus archaïques, ils créent et réclament de nouveaux usages qu’il faudra intégrer dans les modes de travail, comme si nous étions dotés de nouveaux organes. L’enjeu est de pressentir ces effets pour que les choix technologiques effectués soient faits en évaluant aussi leurs effets au plan cognitif.

En outre, notons que l’organe ne suffit pas à créer la fonction et l’existence de ces nombreux outils n’induit pas nécessairement en soi des changements de comportements. Pour que la greffe prenne, un travail d’appropriation est nécessaire. Reste à savoir si cette greffe est souhaitable et s’il ne serait pas préférable que les outils restent des outils et demeurent extérieurs à l’homme, qu’ils restent à sa main…

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2. Les capacités cognitives : quand travailler, c’est traiter de l’information…

Qu’entend-on par « capacités cognitives » ? Il s’agit de tout ce que les individus mobilisent intellectuellement quand ils travaillent : des attitudes mentales (ouverture, flexibilité..), des « activités mentales » au sens propre (observation, concentration, priorisation de l’information, recadrer...) des compétences (s’adapter quand les règles changent, gérer les interruptions..) voire des comportements difficiles à classer dans une seule rubrique (résistance au stress, capacité à prendre des décisions…). Dans cette étude, par commodité, nous utiliserons fréquemment le terme de « capacités cognitives » afin de ne pas surcharger la lecture.

Toutes ces capacités ont à voir avec le traitement de l’information. Elles sont systématiquement sollicitées quand le travail consiste à produire des informations à partir d’autres informations. Le constat que nous avons fait au départ, et qui justifie cette étude, est l’importance prise par ces capacités dans la grande majorité des situations professionnelles, y compris relationnelles.

Classiquement, plutôt que de parler de capacités cognitives, on a utilisé le concept de charge mentale qui a eu un grand succès ces dernières années. Certes, les capacités cognitives ne sont pas synonymes de charge mentale, puisqu’elles cherchent à décrire ce qui est mobilisé, ce qui est en cause dans l’activité cognitive. Mais il convient de clarifier les différences et les proximités existantes entre capacités cognitives et charge mentale.

1. De la charge mentale aux capacités cognitives

Nous choisirons une définition qui lie très clairement charge et traitement d’informations : « La charge mentale correspond à un état de mobilisation globale résultant de l’accomplissement d’une tâche mettant en jeu le traitement d’informations. Elle symbolise le coût de ce type de travail pour [le salarié] »12

Pour décrire la charge mentale, les enquêtes « Conditions de travail » de la DARES ont développé progressivement plusieurs angles de questionnement, le travail dans l’urgence, le niveau de vigilance, les moyens disponibles pour faire un travail de qualité, la responsabilité en cas d’erreur et les situations de tension. En 1984, « ne pas quitter son travail des yeux » était le seul indicateur de vigilance. En 1991, de nouvelles questions ont été introduites sur les astreintes du travail (gêne oculaire, gêne due au bruit modéré, attention à des signaux visuels ou sonores) sur la tension avec les clients, le fait de devoir abandonner une tâche pour une autre plus urgente, les conséquences d’une erreur (responsabilité) etc. En 1998, les nouvelles questions portent sur l’existence d’ordres contradictoires, la nécessité de se débrouiller seul dans des situations difficiles, le fait de devoir se dépêcher, la tension avec les supérieurs et les collègues. Il s’agit d’indicateurs dont la signification positive ou négative en termes de pénibilité n’est pas toujours univoque. Ainsi, que les salariés soient responsables de leur travail est plutôt un progrès par rapport à leur absence d’implication et d’autonomie dans le système

12 Source : enquêtes Conditions de travail 1991 et 1998, MES - DARES

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d’organisation taylorien. Devoir interrompre une tâche pour en effectuer une autre plus urgente est incontestablement un facteur de charge mentale, mais il n’est pas prouvé que cette charge constitue un risque pour la santé des personnes exposées. De même, dire qu’une erreur peut avoir des conséquences dommageables peut être lu de deux façons. En négatif, c’est un souci (ou même une source d’angoisse) pour les salariés, qui pensent qu’ils pourraient faire perdre de l’argent à leur entreprise, causer un défaut de qualité, être responsable d’un accident ou perdre leur emploi. En positif, c’est un sentiment de responsabilité, qui manifeste l’importance du travail qu’ils font et témoigne d’une certaine fierté que l’employeur leur ait confié un travail difficile. Par contre, l’existence de tensions avec le public, avec ses collègues ou sa hiérarchie est assurément un indicateur négatif. Par la combinaison de plusieurs indicateurs, on peut cerner des situations organisationnelles susceptibles d’avoir des conséquences néfastes sur la santé.

LES INDICATEURS DE CHARGE MENTALE (ENQUETE CONDITIONS DE TRAVAIL DE LA

DARES)

� Déclarer qu’une erreur dans le travail peut ou pourrait entrainer sanctions, conséquences dangereuses pour la sécurité…

� Devoir fréquemment abandonner une tâche pour en effectuer une autre non prévue

� Être toujours obligé de se dépêcher

� Le bruit gêne dans l’exécution de leur travail

� Être souvent obligé de se débrouiller tout seul

� Ne pas avoir le temps suffisant pour travailler correctement

� Ne pas avoir les informations nécessaires pour travailler correctement

� Ne pas avoir la possibilité de coopérer pour travailler correctement

� Vivre souvent des situations de tension avec le public, les supérieurs hiérarchiques, les collègues

� Recevoir des ordres, des indications contradictoires

� L’exécution du travail impose de lire des lettres ou des chiffres de petite taille, de faire attention à des signaux visuels, sonores, de ne pas quitter des yeux le travail

A partir des années 2000, la plupart des travaux sur la mesure de la charge mentale vont souligner l’intensification des rythmes de travail comme facteur clé. « La charge mentale est toujours amplifiée par de fortes contraintes de rythme ; seules, les marges d’initiatives dans un environnement où la prescription n’est pas formalisée contribuent à la faire baisser »13. L’accumulation de choix d’organisation du travail, même « positifs », font fortement monter la charge mentale quand ils sont combinés. Ainsi en va-t-il de la responsabilisation des salariés ou de l’autonomie. Quand elles sont liées à un contrôle hiérarchique et à des exigences contradictoires entre objectifs et moyens, elles deviennent particulièrement nocives. De même l’analyse des consignes est significative : les salariés qui les appliquent strictement ont une charge mentale inférieure aux salariés qui les appliquent souplement. Ceci est en partie dû au fait que la création de routines cognitives allège toujours la charge. On ne se pose plus de questions sur que faire, comment traiter l’info : on agit « mécaniquement », sans avoir besoin de réfléchir et cela économise de l’énergie cognitive. C’est donc bien la combinaison de différents facteurs qu’il faut prendre en compte pour bien analyser la charge mentale14.

13 Hamon-Cholet S. Rougerie C. (2000), « La charge mentale au travail : des enjeux complexes pour les salariés », Economie et statistique,

n° 339-340

14 En même temps, on constate qu’un nombre toujours plus grand de salariés déclarent ne pas avoir de délais ni de consignes. « Il s’agit

en quelque sorte d’une forme de « naturalisation » des contraintes de travail : celles-ci font partie du travail et à ce titre ne méritent

pas d’être déclarées dans l’enquête »

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L’utilisation du concept de charge mentale reste bien évidemment indispensable. Mais il nous apparaît trop restrictif pour analyser et comprendre l’importance prise par les dimensions cognitives dans le travail. Par ailleurs, c’est un terme qui a pris une connotation négative et qui semble ne percevoir qu’un aspect du problème : celui qui pèse et dont il faut se protéger. Or comme nous l’avons déjà dit, si les TIC peuvent présenter bien des dangers, elles apportent également beaucoup. Qui d’ailleurs serait prêt et capable de « tout couper » demain matin ? Il est d’abord important de mieux comprendre la nature de ces dimensions, pouvoir les nommer pour pouvoir les observer ; les observer pour pouvoir objectiver ce qui se passe dans nos entreprises et imaginer alors des pistes de « cohabitation » plus sereinement. Osons aussi poser l’hypothèse que certaines situations de travail à forte dimension cognitive peuvent avoir des effets positifs, par exemple sur la créativité, l’adaptation ou l’évitement de routines.15

2. Comment nommer les capacités cognitives ?

Le terme de capacité est familier en GRH puisqu’il côtoie régulièrement celui de compétences ou de savoir-faire. Les capacités ont le mérite de renvoyer à ce que l’on est capable de faire. Ici, nous parlerons de ce que l’on est capable de faire en situation de travail ou dans un environnement de travail.

Nous proposerons d’utiliser trois grands types de capacités cognitives présentes dans les situations de traitement de l’information : l’ouverture, la polarisation et la flexibilité mentales16. Ces trois familles permettent de repérer des « attitudes mentales » pour prendre un terme très général (ouverture d’esprit, concentration, adaptabilité) mais elles permettent aussi de repérer des capacités nécessaires à la conduite d’activités intellectuelles. En effet, il ne s’agit pas de caractériser des individus mais de nommer les exigences du traitement de l’information en situation professionnelle. La conseillère en centre d’appel doit savoir réinterpréter la demande du client (ouverture), cibler la question prioritaire (polarisation) puis chercher dans le catalogue d’applications disponibles celle qui permettra de répondre de manière pertinente mais peut-être inattendue (flexibilité). Elle doit savoir mobiliser des capacités cognitives indispensables mais qui ne sont ni enseignées, ni expliquées, ni valorisées.

— L’ouverture mentale

Dans la première famille, nous trouverons toutes les capacités qui permettent de collecter l’information, y compris celle qui n’est pas « évidente ». L’observation de la réalité mais aussi la curiosité, l’intuition sont concernées. Ces capacités sont mobilisées lors de prise d’information qui est quasi permanente dans notre monde « hyper-connecté ». La sur-sollicitation à laquelle notre cerveau est soumis en permanence l’oblige à des stratégies diverses pour repérer, voir, entendre les informations les plus pertinentes.

L’ouverture mentale se caractérise aussi par le fait d’être capable de « sortir du cadre ». Bien connue des psychologues et des cogniticiens, cette capacité a été particulièrement mise en valeur par Watzlawick sous le nom de « recadrage »17. De même E. De Bono l’utilise beaucoup dans ses travaux sur la créativité quand il parle de « pensée latérale »18. Elle rejoint les travaux sur l’indépendance du champ et le fait de réussir à poser autrement le sujet, le problème, la question.

15 Datchary C, (2004). Prendre au sérieux la question de la dispersion au travail, in « Réseaux 22 » 125 p. 175-192.

16 Enlart S et Charbonnier O., (2010) Faut-il encore apprendre ? Dunod.

17 Watzlawick P., (1981) Changements, Seuil. Watzlawick P., (1984) La réalité de la réalité, Seuil. Watzlawick P., (1979) Une logique de

communication, Seuil. Watzlawick P., (1991) Comment réussir à échouer, Seuil.

18 De Bono Edward (1972) La pensée latérale, Stock

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— La polarisation mentale

Si l’ouverture mentale concerne l’étendue du traitement de l’information, la polarisation pourrait en représenter la profondeur. La surcharge d’informations nécessite le développement de capacités qui aident à trier mais aussi à se centrer et à se concentrer sur ce qui est prioritaire. La hiérarchisation des informations permet de prioriser et de réduire le coût du traitement. La hiérarchisation suppose un classement et des choix qui sont à la base de ce que l’on peut réellement nommer traitement. Enfin, la polarisation mentale concerne le fait de planifier le traitement des informations. La mise au clair d’une sorte de plan de travail permet en effet de se libérer l’esprit en évitant de conserver l’ensemble des informations auxquelles nous sommes soumis à un moment donné. Contrairement à l’ouverture mentale, la polarisation représente un effort ciblé sur une activité particulière et la capacité d’oublier les sollicitations parallèles qui ne cessent d’arriver.

— La flexibilité mentale

La flexibilité mentale concerne le fait de pouvoir passer d’une activité à l’autre facilement. Poussée plus loin, elle devient une capacité à travailler sur des activités perçues comme

simultanées et le fait de développer une attention partagée. Cette multi-activité (ou multitâches) est par excellence une situation qui « explose » depuis quelques années. La cohabitation de différents outils de communication nous oblige à traiter plusieurs sujets en même temps. En termes de charge mentale, ces activités parallèles sont évidemment très coûteuses Dans la plupart des études sur le sujet, la notion d’ « interruption» revient comme explication majeure du stress : ne jamais pouvoir aller au bout des choses, ne jamais pouvoir terminer « proprement » une tâche avant d’en commencer une autre, passer du coq à l’âne cinquante fois dans la journée, voilà ce qu’expriment les individus quand ils essayent d’expliquer leur fatigue. La flexibilité concerne aussi l’adaptation à des problèmes différents, à des « règles du jeu » mal définies ou à découvrir.

Ces trois types de capacités mentales ont été repérés au travers d’un guide consistant à partir de l’activité par l’observation puis par l’échange, à identifier les points marquants et à illustrer ces capacités par des situations concrètes.

3. Grille et démarche d’observation en entreprise

— Guide de collecte des données d’observation

Sur la base de ces trois familles, nous avons construit une grille d’observation des capacités cognitives utilisées dans l’activité professionnelle. Le but de l’exercice était de comprendre si l’activité observée faisait appel à ces capacités – ou à d’autres non prévues − et comment les individus observés en parlaient. Encore une fois la difficulté essentielle de cette observation tient au fait du caractère « invisible » de l’activité cognitive. Un nombre important d’emplois se déroulent face à un écran – soit en permanence soit de manière régulière. Il n’y a donc pas grand-chose à décrire en termes d’action ou de processus physique. En revanche, le « cerveau » travaille sans cesse. Il est assailli d’informations qu’il doit capter, trier, hiérarchiser et transformer. Pour faire tout cela, nous mobilisons des capacités cognitives spécifiques qui sont plus ou moins sollicitées. En allant en entreprise observer des individus au travail, nous avons pu décrire ces activités cognitives. Nous avons surtout pu tester nos hypothèses de capacités cognitives (ouverture, polarisation, flexibilité..) auprès de personnes manipulant des informations fort diverses.

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Activité menée Points marquants

Hypothèse de capacité(s) cognitive(s) mobilisée(s)

(Descriptif des tâches, réalisations distinctes de l’action)

(Indications pratiques, repères,

situations-problèmes,

événements)

Pour chaque terrain en entreprise, nous avons procédé en quatre temps :

� PRESENTATION DE L ’ETUDE : annonce « officielle » en réunion générale de notre demande d’observation et explication de la notion de « capacité cognitive ».

� OBSERVATION ET ENTRETIENS INDIVIDUELS : environ trois observations avec trois personnes différentes et volontaires. Entretien préalable individuel afin de comprendre globalement l’activité. Observation en situation de travail. Entretien d’explicitation à la suite de la séance d’observation.

� VALIDATION EN GROUPE : animation d’un « focus groupe » avec d’autres personnes ayant la même activité afin de valider les observations individuelles.

� RESTITUTION : présentation de nos conclusions en réunion générale.

Dans certains cas, nous avons été amenées à présenter notre démarche devant le CHSCT.

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3. Observer et analyser les capacités cognitives en situation de travail

1. Présentation de nos terrains

Au total, nous avons pu observer et analyser l’activité de 15 personnes travaillant dans cinq entreprises volontairement différentes les unes des autres. Dans la première entreprise nous sommes allés dans trois sites géographiques observer deux types de métiers.

LA PREMIERE DE CES ENTREPRISES est une grande entreprise de communication dans laquelle le travail n’a cessé d’évoluer et de s’intellectualiser.

Découvrant la concurrence internationale et vivant des changements de culture très profonds, l’entreprise va s’essayer, pendant dix ans, à des modèles de production nouveaux parce qu’orientés clients et productivité. La gestion des ressources humaines se met au service de ces changements et tente d’inventer un nouveau modèle de gestion, tourné vers la mise en place de processus qui rationalisent au maximum les modalités de décision. Dans ce contexte difficile, les métiers continuent de changer à un rythme rapide. Les centres d’appel se développent un peu partout, y compris à l’étranger. Les services de dépannage et de maintenance s’automatisent de plus en plus. Les organisations du travail se transforment sans toujours tenir compte des mutations de l’activité elle-même. On investit dans toute une série d’outils et de technologies capables de rendre plus rapides ou plus fiables certaines interventions humaines sans parfois prendre le temps d’analyser l’impact de ces changements sur la relation au travail. La DRH a orienté notre investigation sur deux métiers : l’accueil téléphonique des techniciens d’intervention et la vente/service client en centres d’appels (observés dans trois sites différents).

LA DEUXIEME ENTREPRISE est une banque à réseau très implantée sur le territoire national. Elle compte seize Centres de Relation Clients (CRC) répartis sur dix-neuf sites physiques. Certains sont internes aux banques régionales, d’autres constitués en GIE. Ils traitent les appels provenant des clients d’une ou plusieurs caisses régionales. Le CRC est un dispositif qui a pour vocation de dégager du temps commercial en agence bancaire. Le métier observé est celui de télé-conseiller.

LA TROISIEME ENTREPRISE est dans l’univers de la recherche pharmaceutique. Le métier que nous avons observé est celui de « data manager » : son rôle est de garantir la cohérence et la qualité des données recueillies lors des essais cliniques et de gérer les bases de données. Ce métier exige une double compétence en biologie et en informatique. Le data manager doit en effet être capable de revoir les protocoles d’essais cliniques pour concevoir et paramétrer une base de données adéquate. Dans le cas étudié, les activités de data management sont pilotées pour l’ensemble de l’entreprise depuis la France et se font en collaboration avec une équipe basée en Chine et une entreprise partenaire, implantée en Inde, à qui les tâches les plus chronophages et répétitives ont été sous-traitées. La coordination et le pilotage de projets entre ces différents acteurs constituent une dimension essentielle de l’activité.

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LA QUATRIEME ENTREPRISE est un constructeur automobile. Dans l’une de ses usines mécaniques, nous sommes allés observer deux activités de fin d’habillage des moteurs : le montage d’une pièce du moteur, le faisceau électrique et le poste de contrôle du moteur terminé. Les salariés observés y sont en travail posté.

LA CINQUIEME ENTREPRISE est une petite structure de vingt-six personnes. Il s’agit d’une agence de relations presse dont la vocation est de faire connaître et de faire parler ses clients – qui sont des entreprises −, dans les médias (presse, télévision, radio…) sous forme de reportages, interviews... Elle intervient en direct pour le compte de ses clients ou en relais d’une attachée de presse interne.

2. Quelques observations parmi les plus significatives

Nous avons choisi de présenter uniquement, sous forme d’encadrés, certains extraits de synthèse qui nous ont semblé particulièrement significatifs. Une analyse transversale de ces terrains suivra.

Ce premier exemple, issu de l’entreprise 1, montre bien l’intrication entre dimensions relationnelles (aide et accueil téléphonique des techniciens) et les dimensions cognitives.

ENCADRE 1

Entreprise 1

Ce sont les personnes du groupe dédié à l’accueil téléphonique des techniciens qui sont observées. L’activité de ces salariés consiste, pour l’essentiel, à répondre aux appels et aux sollicitations des techniciens qui, sur le terrain, chez les clients, réalisent les interventions. A la demande des techniciens, les personnes de l’accueil téléphonique effectuent, à distance et par le biais d’applications informatiques, les actions nécessaires au dépannage d’un client ou lancent les procédures ad hoc. L’activité d’accueil téléphonique des techniciens est une activité extrêmement soumise aux procédures (chaque action réalisée relève d’une procédure particulière), laissant peu de marge de manœuvre aux salariés qui l’exercent. Le travail semble très routinier. Pourtant, exercer son activité de manière autonome (« jonglage » avec les applications informatiques, recours à telle procédure plutôt qu’à une autre) semble néanmoins nécessiter de l’expérience. Ce qui semble, à l’accueil techniciens, être à la fois le plus satisfaisant, le plus intéressant et, en même temps, le plus « pesant », c’est la relation avec les techniciens dans la mesure où il est impossible pour les personnes à l’accueil téléphonique d’anticiper une demande (car, même si elles sont assez récurrentes, les demandes dépendent de l’état de la ligne téléphonique chez le client), ni le temps de communication avec un technicien. Impossible donc d’évaluer la durée, la difficulté de l’appel, ni « l’état » du technicien.

La première finalité du métier pour les salariés exerçant cette activité est de faire en sorte que le technicien soit satisfait, qu’il n’attende pas lorsqu’il fait une demande. Leur vision du métier (rendre service, satisfaire le client) semble s’opposer à la perception qu’ils ont des attentes de l’entreprise vis-à-vis d’eux, à savoir, traiter le plus grand nombre de dossiers, le plus vite possible.

Par ailleurs, la perception d’une urgence permanente, d’une absence de priorités liée au « tout urgent » est très forte. Elle est renforcée par la récente nécessité de travailler « en direct », alors que le technicien est en ligne.

Le nombre d’applications (une centaine) est, par ailleurs, une source importante de complication dans le travail. Des applications qui posent question quant à leur finalité, l’ergonomie médiocre de certaines, la difficulté de disposer d’une documentation à jour renforcent une impression de « lourdeur ». La nécessité de s’adapter en permanence à

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un système qui semble peu cohérent génère un sentiment de lassitude, une impression de déployer beaucoup d’énergie pour une efficacité relative.

Concernant la capacité de TRAITEMENT DE L ’ INFORMATION , toute l’activité observée est, d’une certaine manière, traitement de l’information, en provenance des différents interlocuteurs et des applications informatiques, mais sans qu’elle soit pour autant hiérarchisée : tout est traité de la même manière, au même niveau puisque en parallèle.

LA POLARISATION MENTALE est la capacité la plus observée : il s’agit de planifier les informations, de se faire un plan de travail pour se libérer l’esprit et ne pas garder toutes les informations en tête. Dans l’activité observée, c’est, par exemple, noter des informations sur un cahier, se mettre en retrait pour terminer le traitement d’un dossier… et se centrer sur ce qui est prioritaire. On peut faire l’hypothèse que la polarisation vient compenser la FLEXIBIL ITE MENTALE évoquée plus haut (alimenter une application tout en écoutant ses interlocuteurs au téléphone ; pendant une attente téléphonique, annoter le dossier du client précédent…).

Pour sa part, L ’OUVERTURE MENTALE comme capacité à sortir du cadre, à être curieux… est une attitude peu observée, sans doute en raison de la nature de l’activité, extrêmement soumise aux procédures. On trouve néanmoins des traces de cette capacité à sortir du cadre : l’invention par exemple d’une procédure pour éviter d’avoir à consulter successivement plusieurs dossiers informatiques et gagner ainsi du temps ou bien encore, chercher autrement que prévu par les procédures une information demandée par un technicien…

Non retenue a priori, la gestion des urgences se révèle, après discussion sur le matériau collecté, comme essentielle dans l’activité accueil téléphonique techniciens.

Dans ce deuxième exemple, toujours issu de la même entreprise mais sur un autre site et une autre activité, on voit apparaître en plus des capacités déjà citées, la multi-activité, une capacité d’observation à distance, la nécessité de réguler sa propre activité cognitive face à la complexité du système d’information.

ENCADRE 2

Entreprise 1

Il s’agit d’une plateforme commerciale d’une centaine de personnes (8 équipes) qui prennent exclusivement des appels entrants et traitent des demandes concernant la téléphonie et l’internet (gestion de l’abonnement, renseignements sur les produits, la facturation ou les services).

On attend de ces télé-conseillers qu’ils soient capables de présenter clairement l’offre commerciale, de traiter les demandes dans les applications informatiques, d’être à l’aise dans la relation avec les clients (ouverture mais aussi fermeté dans certains cas), y compris dans sa dimension plus commerciale.

La « productivité » est de 5,8 appels horaires mais la durée des appels n’est pas normée. Chaque télé-conseiller a des objectifs de vente mensuels.

Lors de chaque appel, le télé-conseiller doit à la fois écouter et comprendre la demande du client, chercher des informations dans le SI et y traiter la demande (cela se fait pendant l’appel et non après). Parallèlement à cela, il note généralement un certain nombre d’informations sur papier parce que celles-ci lui seront utiles tout au long de l’appel. Enfin, il peut également être sollicité par ses collègues ou son manager sur le plateau. Le caractère multitâches de l’activité est prépondérant et exige un effort de concentration quasi-continu tout au long de la journée.

Il est également essentiel pour le télé-conseiller de hiérarchiser l’information et d’organiser le traitement de la demande. Il s’agit, bien sûr, de démêler le discours

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parfois peu clair du client pour bien cerner son besoin réel et pouvoir ainsi y répondre de façon satisfaisante – la capacité d’ouverture est là aussi indispensable : même si elle peut amener à perdre du temps en compliquant le travail de hiérarchisation, elle est souvent salutaire et évite de foncer tête baissée et d’apporter une réponse plus évidente mais non adaptée, etc. Mais la difficulté réside surtout dans l’élaboration du plan de navigation dans le SI. Les multiples applications s’étant empilées au fil des ans, le télé-conseiller devient stratège et doit trouver le chemin le plus court et veiller à ce qu’il ne mène pas à une impasse.

En outre, le système d’information et l’offre commerciale évoluent très vite, ce qui nécessite des capacités d’adaptation et d’apprentissage rapide. Cela exige ainsi une grande flexibilité et conduit les télé-conseillers à faire évoluer en permanence les procédures personnelles qu’ils se construisent. Certains craignent d’ailleurs de ne plus pouvoir suivre.

Les téléconseillers développent avec l’expérience une forme d’observation auditive qui leur permet de capter des informations inaudibles pour le commun des mortels. Ils « sentent » par exemple quand quelqu’un arrive au bout du fil sans que cela soit signalé par un signal sonore. Mais ils intègrent aussi beaucoup d’autres éléments : disponibilité du client, niveau d’information (certains clients sont sur internet en même temps mais ne le disent pas), représentation de son environnement, etc. Cette capacité à « voir » le client permet de répondre de façon plus individualisée et donc plus pertinente.

Pour finir, précisons que ces capacités sont évidemment mobilisées de façon concomitante et que cela peut induire certaines tensions paradoxales (entre polarisation et ouverture, comme nous l’avons, par exemple, souligné). Ainsi le télé-conseiller se trouve en situation d’arbitrage permanent entre perdre et gagner du temps, entre mobiliser plus ou moins d’attention. L’aptitude à réguler son effort cognitif est essentielle pour rester efficace et se préserver.

Dans l’exemple de la banque, la gestion de la relation à distance est déterminante. Mais elle se conjugue avec des capacités cognitives nombreuses.

ENCADRE 3

Entreprise 2

Le téléphone, outil de travail auquel le télé-conseiller est quasiment « attaché » est la principale contrainte de ce métier. Travailler au téléphone requiert des compétences particulières : le télé-conseiller doit, en trois à quatre minutes, établir le contact ainsi qu’une relation de confiance avec son client et renouveler cette opération près d’une centaine de fois par jour.

Le travail en agence virtuelle demande une nouvelle appréhension du métier qui conjugue dématérialisation de la relation et forte interaction avec le client à distance. La relation avec le client est de moins en moins anonyme (visualisation du client) et modifie de manière substantielle la représentation du métier. Certains télé-conseillers se voient comme des conseillers clientèle à part entière (comme en agence) et détiennent un portefeuille de clients à distance qu’il faut fidéliser. Convaincre le client passe par d’autres moyens que la communication non verbale habituelle (regards, gestuelle…). Il s’agit, par la qualité d’écoute et de reformulation, de montrer au client que l’on est centré sur sa demande. Tout ce qui vient d’être évoqué requiert une dose certaine D ’OUVERTURE MENTALE au sens de curiosité et/ou d’intuition. La capacité à sortir du cadre est également observée.

Les activités d’un télé-conseiller demandent de combiner une bonne connaissance des produits de la banque (avec un degré d’exigence technique qui s’accroît), la navigation sur l’ensemble des applications informatiques à disposition et leur hiérarchisation,

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l’analyse de la demande client, la création du contact avec le client. Ces activités se conjuguent avec une activité de back office (réclamation clients, création et suivi des contrats). Le tout sur une durée moyenne d’appel d’environ 3 minutes (appels entrants) à 20 mn (appels sortants) qui contraint à se concentrer et à mémoriser l’ensemble des tâches, savoir visualiser le client et s’organiser pour rendre tout appel « efficace ». C’est ici la capacité à se polariser qui est mobilisée. Pour définir l’activité d’un télé-conseiller, un moniteur insiste sur « l’importance du savoir rentrer dans le moule, assimiler les règles, gommer sa personnalité, faire preuve d’adaptabilité en fonction des flux et viser l’efficience » tout en évitant la sur-qualité.

Enfin, première capacité attendue : la FLEXIBIL ITE MENTALE . Elle est requise pour mener plusieurs activités en même temps, pour augmenter le potentiel de vente au client, gérer des flux, traiter des demandes variées et à distance dont certaines plus complexes que d’autres.

En outre, la virtualisation et la mutualisation des espaces d’appel offerts aux clients) conduit les télé-conseillers à devoir passer d’un environnement de travail donné à un autre.

L’acte de vente d’un produit s’appuie aussi sur une analyse du risque client. Il s’agit principalement d’un outil de scoring (segmentation clientèle) qui classe les clients par revenus, potentiel commercial… Si l’outil est un filet de protection contre les risques d’erreur d’appréciation d’un client, l’essentiel de l’analyse repose toutefois sur le capital d’expérience et la capacité à mobiliser des situations problèmes rencontrées précédemment. D’où à nouveau mobilisation d’une attitude d’ouverture mentale.

Dans le Centre de recherche pharmaceutique, le data manager doit mobiliser une capacité de diagnostic complexe, à la fois rapide et fiable. La nécessité de concertation rend plus complexe la situation de travail.

ENCADRE 4

Entreprise 3

Une des premières qualités exigées du data manager est la capacité de diagnostic, par scanning essentiellement, le repérage des éléments d’information et des erreurs en parcourant rapidement un document. Le data manager doit en effet vérifier la qualité des données et doit pour cela revoir de très volumineux dossiers techniques, souvent des fichiers Excel qui peuvent comporter des dizaines et des dizaines d’onglets visualisés à l’écran. Il doit notamment vérifier que les éléments du fichier sont bien cohérents avec ce qui a été prévu dans l’essai clinique. Bien sûr, il n’examine pas tout mais concentre son attention sur ce qui est le plus critique sans regarder les éléments standard. L’expérience permet de développer cette capacité de polarisation.

L’activité en elle-même ne se fait pas en mode multitâches à proprement parler. En revanche, la multiplicité des supports et des canaux d’information et le nombre d’interlocuteurs rendent complexe la planification de l’activité. Une partie de celle-ci se répète à une fréquence régulière (quotidienne, hebdomadaire, mensuelle) alors que l’autre partie consiste à gérer les aléas. Chaque data manager suit plusieurs essais cliniques qui sont à des stades d’avancement différents (design, production, préparation). Ce suivi se fait en utilisant de multiples applications informatiques : base de données, outil de reporting, de gestion des requêtes, de scanning, de suivi des anomalies, de gestion documentaire, soit au moins six « lieux » différents et cela sans compter les espaces collaboratifs, les courriers électroniques, la messagerie instantanée, les téléphones, etc. Une des difficultés consiste à savoir « perdre » du temps pour avoir une vision panoptique des choses (ouverture mentale) et pouvoir ainsi anticiper les risques de dérapages ou d’erreurs qui pourraient mettre en péril tout ce travail de suivi régulier par le surcroît de travail qu’ils génèrent.

Toute reproduction est interdite sans autorisation expresse d’Entreprise&Personnel

Tout pourrait être relativement simple, si le data manager était seul à intervenir. Or bien des décisions doivent se prendre en concertation avec les équipes de recherche et les équipes localisées en Asie, certains étant clients, d’autres prestataires. Cela exige des capacités d’ouverture et de flexibilité importantes : le changement de cadre est permanent. Les modes de communication sont adaptés aux interlocuteurs, en fonction des projets, des canaux de communication adoptés par les uns et les autres, des habitudes culturelles, etc. C’est en ce sens que la flexibilité mentale est fortement mobilisée. En outre, une des missions essentielles du data manager consiste à optimiser ces processus collectifs et à faire évoluer les pratiques : la capacité à trouver des « trucs » qui facilitent le traitement des données, à faire évoluer les modèles de base de données utilisés, à communiquer les seules informations utiles dans un format adapté et à ainsi limiter l’effort cognitif collectif à produire, est essentielle.

Dans cette usine du secteur de l’automobile, si toutes les attitudes mentales sont observées, la plus présente est, de loin, la POLARISATION MENTALE . En effet, les opérateurs, en travail posté, font preuve, dans l’exercice de leur activité, d’une grande concentration.

ENCADRE 5

Entreprise 4

Dans cette usine mécanique, en fin d’habillage des moteurs, deux activités sont observées : le montage d’une pièce du moteur et le poste de contrôle du moteur terminé. Le choix de ces activités ne doit rien au hasard : en effet, le montage du faisceau électrique est une activité récente dans cette usine et seulement depuis quelques semaines en séquence normale, c'est-à-dire au rythme prévu. Cette activité est une activité de façonnage d’un objet souple (le faisceau) exigeant une perception particulière de la pièce et sortant des schémas de montage « classiques ». Elle se distingue en cela de l’assemblage de pièces simples et rigides. Pour sa part, le poste de contrôle exige plusieurs types de perceptions : visuelle, manuelle et tactile et les points de contrôle sont extrêmement nombreux.

Dans la première activité observée, le montage du faisceau électrique, sept postes sont nécessaires, soit 7 opérateurs différents. Quatre des 7 activités en aval du montage du faisceau sont tenues alternativement par des opérateurs différents, polyvalents sur ces postes. Un moteur se présente devant les opérateurs toutes les 26 secondes sur une « luge » qui se déplace de droite à gauche. Le premier opérateur observé procède de la façon suivante : il prend un faisceau dans un rack, en scanne les références en dégageant l’étiquette sur laquelle figure le code barre, prépare le faisceau (en dégageant les différentes branches), place le faisceau sur le moteur, clippe le faisceau en 4 points, les vérifie, clippe un 5ème point et, enfin, dégage l’extrémité du faisceau pour à la fois faciliter le travail de son collègue mais également pour ne pas bloquer le moteur. Une vis de masse pose problème à chaque moteur : il faut la desserrer. Quand l’opérateur constate que le rack se vide, il regroupe les étagères souples pour accéder au 2ème rang de faisceau. Le 2ème opérateur observé branche 3 connecteurs sur le même moteur, visse la vis de masse avec une visseuse tenue par une poulie (pour être à la hauteur de sa main) puis remet l’extrémité du faisceau sur le dessus du moteur.

A chaque poste, l’opérateur peut se référer à un standard c'est-à-dire à un document affiché devant lui, reprenant la suite des actions et/ou des gestes à effectuer au poste (photographies à l’appui).

Le contrôle du moteur terminé, second poste observé, est un contrôle physique (tactile) et visuel du moteur (grâce à des miroirs permettant de voir l’arrière du moteur). L’ordre dans lequel l’opérateur effectue ses 28 points de contrôle est toujours le même. Un nouveau moteur se présente toutes les 16 secondes. L’observation permet en outre de remarquer qu’au lieu de réaliser 28 points de contrôle, l’opérateur observé en réalise

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près du double (conscience professionnelle ? points de contrôle ajoutés par la qualité sans pour autant en ôter d’autres ? L’opérateur au poste de contrôle doit également noter les défauts qu’il observe (en dehors de ceux déjà signalés par des cartons de couleur qui se trouvent sur les moteurs). Pour ce faire, il dispose, entre autres, d’une feuille (papier) sur laquelle sont pré-listés 109 défauts regroupés par grands champs. A noter que l’opérateur observé rencontre des difficultés pour qualifier les défauts parce qu’il dit ne pas maîtriser le vocabulaire technique approprié. C’est dans la « traduction en mots » des défauts repérés que la capacité à traiter l’information est tout particulièrement observée.

Si toutes les attitudes mentales sont observées, la plus présente est, de loin, la POLARISATION MENTALE , au sens de la concentration, « se centrer sur ce qui est prioritaire ». La tenue des postes observés requiert en effet, du fait, entre autres, des temps de cycle très courts, une concentration constante. Toutefois, hormis le poste de contrôle, on observe également de la FLEXIBIL ITE MENTALE au sens de « développer une attention partagée ». En effet, les opérateurs chargés du montage du faisceau électrique sont en mesure, tout en surveillant l’arrivée des moteurs qui tardent parfois à se présenter devant eux, de discuter avec leurs voisins, tantôt de l’activité, tantôt de sujets moins professionnels.

La capacité à anticiper est également présente. Tous les opérateurs observés anticipent leurs actes, par exemple en déclenchant le départ du moteur avant même d’avoir terminé la suite des opérations à effectuer ou bien en commençant à brancher des connecteurs avant que le moteur ne soit tout à fait en position. Cette capacité à anticiper peut également être considérée comme de L ’OUVERTURE MENTALE au sens de « capacité à sortir du cadre » ou d’adaptation aux règles.

Dans l’agence de presse, c’est la multi-activité collective qui est la plus caractéristique.

ENCADRE 6

Entreprise 5

En relation constante avec les journalistes, l’agence identifie dans l’actualité, mais aussi dans les centres d’intérêt des médias, les opportunités pour les entreprises de prendre la parole, leur permettant ainsi d’augmenter leur visibilité et leur notoriété.

Trois attachées de presse assurent le fonctionnement du pôle presse. La finalité de l’activité de ce pôle est, d’une part, de réaliser une veille permanente (presse et internet) permettant d’identifier les opportunités pour les entreprises clientes de réagir à l’actualité (et d’apparaître ainsi dans la presse écrite) et, d’autre part, de « décrocher un papier en presse », c'est-à-dire de convaincre un journaliste (toujours pressé…) d’interviewer un client. Plus globalement, les salariés de l’agence se doivent d’être toujours très présents auprès de leurs clients ; pour ce faire, ils entretiennent avec eux des échanges constants (relations téléphoniques, mails…).

Les trois membres du pôle travaillent dans le même bureau, dans une grande proximité, à la fois géographique et professionnelle. Les interactions et les ajustements sur les tâches en cours (revues de presse par exemple) ont lieu en temps réel.

Les applications avec lesquelles les attachées de presse travaillent sont nombreuses et ouvertes en permanence ; il s’agit de la boîte mail, du tchat interne, d’internet, des alertes Google sur l’actualité, de la base de données « journalistes » (et parfois de bases de données plus larges), de word, de power point. Est également ouvert un agenda commun à l’ensemble de l’agence, mis à jour en temps réel, sur lequel figurent toutes les réunions internes. Des post-it individuels, des listes affichant de manière visible quelques numéros de téléphone (ou des codes d’accès internet) et un paper board commun, sur lequel figure une liste de « tâches » complètent le paysage.

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Toutes les attitudes mentales, (flexibilité, polarisation et ouverture mentales), ont été largement observées, sans compter la présence d’autres dimensions cognitives telles que l’anticipation, la gestion des urgences, la réactivité ou la capacité à capter, dans un environnement relativement sonore, des informations professionnellement utiles. A travers ce qui précède, on voit également que la coopération est une nécessité de fonctionnement, une capacité incontournable.

Cœur du métier, la capacité à traiter l’information passe aussi par le traitement quasi permanent des informations relayées par les journaux et par internet. Autre illustration, les « antennes » permanentes et bien sûr invisibles dont sont dotées les tenantes de cette activité. Elles leur permettent d’être au courant « de tout » mais également de capter ce qui, dans leur environnement direct, voire indirect (au-delà du bureau), est ou sera utile à leur activité présente ou future.

Ce qui frappe l’observateur dès le début, c’est la capacité des trois membres du pôle presse à se trouver en interaction verbale permanente à des fins de partage de l’information en même temps qu’elles la traitent individuellement. Cette FLEXIBIL ITE

MENTALE pourrait être perçue comme une gêne à la réalisation de l’activité, mais elle en est en fait le ferment, garant de l’efficacité du métier.

L’existence de cahiers comprenant toutes les tâches à accomplir dans la journée, voire au-delà, traduit également la capacité à REGULER SA PROPRE ACTIVITE au sens de « se faire un plan de travail pour se libérer l’esprit ». Les cahiers servent également à prendre des notes lors d’une conversation téléphonique. La liste des tâches inscrites au paper board et qui fait office de pense-bête est également de l’ordre de la polarisation

Ainsi, dans l’activité observée, l’ANTICIPATION est essentielle. Elle est une des bases du métier, tout comme la réactivité. L’anticipation permet d’éviter tout affolement potentiellement générateur de stress.

Enfin, capacité cognitive également importante, la capacité à GERER LES URGENCES dans un environnement où les sollicitations, tout autant que les partenaires internes et externes, sont nombreux.

3. Analyse transverse : sept constats et trois questions-clé

LE PREMIER CONSTAT que l’on peut faire concerne l’existence et l’importance des capacités cognitives. Les trois familles sont largement représentées avec peut-être une légère prééminence de la flexibilité mentale. En effet, la nécessité de « jongler » et d’être en multitâches a été relevée dans beaucoup de situations observées.

Mais cette flexibilité va de pair avec une forte exigence de polarisation. Dans tous les cas observés, la capacité de concentration est primordiale, même si c’est pour des raisons et dans des environnements différents. Les collaborateurs doivent donc à la fois être concentrés et flexibles. Un peu comme si on leur demandait d’être concentrés mais sur des tâches parallèles différentes. La flexibilité n’est pas synonyme d’un relâchement cognitif. Elle ne signifie pas que l’on survole des activités qui peuvent parfois sembler concomitantes tant leur rythme séquentiel est soutenu.

Cette alternance de polarisation et de multitâches est nécessairement coûteuse en termes de charge mentale. Ceci pour deux raisons : d’une part, parce qu’elle oblige à passer d’une démarche intellectuelle à l’autre avec un volume d’informations important, mais aussi parce qu’elle empêche toute « spécialisation cognitive ». L’automatisation d’une forme de traitement de l’information (que ce soit la polarisation ou la flexibilité) devient donc difficile. Le « cerveau » ne peut s’économiser en développant une forme de stratégie au détriment de l’autre. Il doit au contraire enchaîner des manières différentes de travailler à un rythme

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accéléré. Il y a peu de possibilités d’installer des « routines ». Elles permettraient pourtant de relâcher la pression cognitive et de « mettre à distance » l’activité.

LE DEUXIEME CONSTAT concerne l’importance des applications informatiques qui, dans de nombreux cas, apparaissent comme peu cohérentes, mal coordonnées et sources évidentes de surcharge. Non seulement leur utilisation est parfois complexe mais leur juxtaposition génère une complexité supplémentaire qui vient s’ajouter à celle de leur utilisation. De plus, elles changent relativement souvent dans certaines entreprises et il faut donc fournir un effort redondant d’apprentissage et de mémorisation. Apprentissage très mal accompagné dans la plupart des cas : l’envoi régulier d’informations purement descriptives ne constitue en effet ni une aide à la mémorisation ni un soutien pédagogique !

LE TROISIEME CONSTAT concerne la nécessité de prioriser, et donc trier, jeter et garder ce qui a une valeur immédiate pour l’action. Ce que l’on vient de dire sur le volume et la diversité des informations à traiter a pour conséquence directe qu’il faille sans cesse choisir un ordre de travail : le séquencement du traitement de l’information ne peut être fait une fois pour toutes au démarrage de l’activité. Il faut en permanence se demander ce que l’on doit faire d’abord puis ensuite. Le fait qu’il faille régulièrement recommencer à prioriser donne beaucoup d’importance à la régulation de sa propre activité. Etant donné la complexité des situations professionnelles, il n’existe pas toujours une « bonne procédure » qui éviterait au collaborateur d’avoir à faire ses choix lui-même (entre tel ou tel client, telle ou telle demande, tel ou tel incident). Et même quand la procédure semble imposée – cas automobile − on voit bien que les opérateurs doivent a minima réguler leur action.

LE QUATRIEME CONSTAT concerne l’importance prise par des capacités cognitives associées à la famille ouverture mentale. La virtualisation a amené le développement d’une forme d’intuition, de curiosité pour ce qui ne se voit plus (le client par exemple, qu’il faut « sentir », « imaginer »). Même si cette famille est apparue comme moins présente « quantitativement » que les deux autres, elle est néanmoins indispensable pour être à l’aise dans les situations professionnelles observées.

LE CINQUIEME CONSTAT concerne le repérage de capacités cognitives non prévues dans la grille. La plus importante dans la plupart des terrains concerne la capacité à travailler dans l’urgence. La pression qui en résulte rend la mobilisation des capacités cognitives plus coûteuse ; ainsi se polariser ou travailler en multitâches est évidemment plus difficile.

On peut également parler de prise de décision comme d’une capacité complexe qui ne concerne pas que le champ du cognitif mais qui le mobilise aussi. Cette capacité est intimement liée à la priorisation. La capacité à analyser les informations puis à leur donner une importance plus ou moins forte amène souvent à une prise de décision. Il s’agit donc d’un passage à l’action dans un contexte de prise de risque. En effet, s’il n’y a pas de prise de risque, l’application d’une procédure suffit au passage à l’action. En revanche, quand diverses possibilités sont envisageables, l’estimation – rationnelle ou non − des risques est inévitable et repose sur un diagnostic spécifique. On l’a vu dans l’entreprise 1, cette capacité pèse sur le comportement des conseillers. On l’a aussi rencontrée chez les data managers qui évaluent sans cesse le risque qu’ils prennent à traiter ou ne pas traiter telle information.

LE S IXIEME CONSTAT concerne la faible conscience de ses propres capacités et la difficulté à les exprimer. Ceci est relativement banal dès que l’on parle d’activité professionnelle. Mais dans le champ du cognitif, le vocabulaire est peut-être encore moins disponible. Nous savons décrire des gestes, des savoir-faire, des situations relationnelles, mais il n’y a rien de plus difficile que de décrire « comment nous pensons », ce qui se passe dans notre tête au moment de l’activité professionnelle. Si, de plus, cette activité est en partie habituelle et automatisée, alors la conscience de « l’acte cognitif » est très rare.

LE SEPTIEME CONSTAT renvoie à la question de l’auto-contrôle à mettre en place quand les capacités cognitives sont centrales dans l’activité. Comment en effet savoir que l’on travaille « bien » quand il s’agit de traitement de l’information ? La satisfaction de

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l’interlocuteur final reste bien sûr un point de repère clé. Mais celle-ci n’intervient parfois qu’à la fin d’un processus. Et les procédures ne décrivent pas le chemin que tout individu au travail suit pour traiter les informations : la manière dont il trie, dont il priorise, dont il anticipe, dont il relie des informations, dont il détourne pour aller plus vite, les tactiques de mémorisation qu’il emploie à court ou moyen terme. Tout ceci relève bien de l’invisibilité du travail intellectuel. A chacun donc d’auto-contrôler qu’il prend bien les bons chemins de pensée. Mais à lui aussi de savoir comment s’économiser, éviter la surcharge, oublier, ne pas perdre de temps inutile même si c’est dans la procédure : en bref, résister au stress et à la surcharge. Cela aussi fait partie de l’auto-contrôle et peut constituer une réelle compétence à tenir son poste de travail.

EN SYNTHESE , ces sept points :

� confirment l’importance des dimensions cognitives dans les activités observées,

� confirment leur complexité essentiellement du fait de la concomitance de capacités que l’on pourrait qualifier de contradictoires (polarisation et flexibilité par exemple mais aussi urgence et priorisation),

� mettent en valeur un champ qui apparaît comme largement à explorer et à compléter et qui est loin d’être circonscrit à la grille présentée ici. Le fait de travailler dans l’urgence, de prendre des décisions dans un contexte de prise de risque, de réguler sa propre charge informationnelle sont des exemples d’autres capacités à investiguer.

TROIS QUESTIONS SE POSENT ALORS :

� Comment aider les collaborateurs à repérer, à développer et à gérer au mieux ces dimensions cognitives, ce qui supposerait évidemment que ces capacités soient connues, décrites et reconnues ?

� Comment gérer au mieux les outils, supports, diverses informations et procédures qui structurent mentalement les activités professionnelles ?

� Comment concevoir et analyser les activités et les emplois pour qu’ils soient le plus possibles « supportables » d’un point de vue cognitif ?

Ces trois questions pourraient constituer un réel champ d’investigation pour la gestion des ressources humaines, pour autant qu’elle considère le champ de l’analyse du travail comme essentiel19 .

19 En ce qui concerne la description fine des modes de collaboration et de management qui sont des sujets à part entière, nous

renvoyons le lecteur à nos publications à venir dans l’année 2011/2012.

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4. Des pistes pour (re)prendre la main sur les outils

Cette étude se présente comme une première investigation sur l’impact des dimensions cognitives sur les individus au travail. Nous n’avons donc pas la prétention d’apporter d’ores et déjà des réponses complètes à ce qu’il conviendrait de mettre en œuvre dans nos entreprises pour « régler le problème » de l’invasion des TIC. D’autant plus que nous sommes convaincus qu’il s’agit tout autant d’une opportunité que d’un problème.

Les pistes d’amélioration se situent pour nous sur quatre axes :

� Concevoir l’environnement de travail en partant des usages

En théorie, un SI devrait pouvoir alléger la charge cognitive des individus. Ainsi, si nous reprenons l’exemple des téléconseillers de l’entreprise 1, on pourrait attendre que le SI les guide et exige de leur part moins de « polarisation » ; que la dimension « ouverture » soit facilitée par des liens hypertextes, moteurs de recherches et autres flux d’informations. Ils pourraient ainsi consacrer l’essentiel de l’effort cognitif à la « flexibilité » pour gérer en parallèle la relation téléphonique avec le client. Or les workflows imaginés sont souvent simplistes. Ils ne répondent pas aux besoins réels des clients dont on ne peut traiter la demande qu’en combinant plusieurs processus, informations, opérations. C’est là que les différentes dimensions s’entrechoquent et produisent des tensions cognitives. Le télé-conseiller devient otage de son environnement numérique et il est en permanence en train d’arbitrer, de réguler. Il n’agit pas avec l’outil mais l’outil agit en lui.

L’enjeu serait-il alors de parvenir à analyser les besoins liés à l’activité, de choisir les outils et d’en définir les modes d’utilisation en fonction de leur finalité mais aussi des usages qu’ils vont générer ? Personne n’aurait idée de mettre en place une nouvelle machine dans un atelier sans faire ce travail-là. Pourquoi ne pas faire de même avec les outils numériques ? C’est-à-dire, d’une certaine manière, les ramener à un vrai statut d’outil, d’instrument dont on se sert, que l’on maîtrise. Or cette réflexion est rarement menée.

Plus largement, on constate dans de nombreuses entreprises qu’il n’existe aucune instance en charge de veiller à la volumétrie et à la qualité de l’ensemble des informations qui arrivent tous les jours sur chaque poste de travail. Pourtant ce poids peut être très important et presque indigeste, alors même qu’on demande aux individus de mémoriser, d’apprendre et d’utiliser ces informations au quotidien. Ces informations sont certes utiles voire indispensables (évolution des produits à vendre, nouveauté juridique ou technique, nouveau process RH ou administratif, nouvelle règle du jeu commerciale…) mais elles sont trop nombreuses et impossibles à « digérer » cognitivement. Elles proviennent de différentes directions qui, chacune, suivent leur propre logique sans que personne ne prenne soin d’organiser et de réguler le flux d’informations qui aboutit in fine sur le poste de chaque collaborateur.

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La première nécessité est de poser la question de la conception des systèmes de travail en intégrant les utilisateurs premiers que sont les collaborateurs de l’entreprise. Un champ de recherche et d’expérimentation se développe dans ce sens, plutôt dans des PME françaises20.

Par ailleurs, il serait très utile d’inventer une nouvelle fonction de « régulateur des informations » arrivant sur les postes les plus sollicités ; il s’agirait d’organiser cette invasion informationnelle pour la rendre digeste et efficace. Une connaissance à la fois de l’ergonomie cognitive et de l’activité en termes de capacités cognitives permettrait en amont de rendre le traitement de l’information supportable et donc utile à l’activité. Ajoutons que cette action aurait aussi un effet en matière de prévention des RPS liés à la surcharge et au sentiment de stress.

� Se distancier individuellement de sa charge de travail cognitif

« L’accroissement de la charge de travail conduit les opérateurs d’abord à accélérer leur rythme de travail, puis, au-delà d’un certain seuil, à modifier leurs modes opératoires, par exemple en utilisant un éventail de procédures de plus en plus restreint, jusqu’à aboutir à une procédure unique »21. Afin d’éviter cet appauvrissement, cette automatisation de la pensée, l’individu va devoir reprendre la main… Chacun doit donc trouver des stratégies qui lui permettent de faire face au flot d’informations, de mieux gérer son activité cognitive et, peut-être, de mieux se préserver. Mais il est désormais, dans bien des situations professionnelles, impossible de prendre le recul nécessaire pour analyser la situation dans laquelle on travaille. Pourtant cette distanciation avec les outils quotidiens est une garantie de mieux-vivre et d’allègement de la charge cognitive. Mais comment faire ce travail ? Il s’agit finalement de comprendre comment on travaille avec les outils et comment ils mobilisent nos capacités cognitives. A quoi me sert réellement mon Iphone ? Quand puis-je m’autoriser à le couper sans culpabilité ou sentiment de manque et de risque ? Comment puis-je classer mes documents pour diminuer le coût cognitif de recherche d’une information ? D’ailleurs, faut-il vraiment les classer tous ? Quelles sont les capacités cognitives qui me « fatiguent » le plus ? Quelles sont celles avec lesquelles je suis le plus à l’aise ? Quels sont mes attentes et mes agacements vis-à-vis des outils ?

Dans ce cadre, il paraît très efficace de partager une représentation fonctionnelle22 qui intègrerait

les outils et les dimensions cognitives. Aujourd’hui les capacités cognitives sont encore souvent méconnues dans les entreprises. Le fait de les visualiser, d’en partager une représentation schématisée peut permettre de mieux les appréhender et peut-être d’en développer une économie. Ce travail permet une mise à distance. En analysant l’utilité réelle de certains outils et usages, on permet une prise de conscience de la relation qui s’est créée parfois à l’insu de chacun.

Dans la plupart des cas, cette prise de conscience individuelle amène à s’interroger sur les modes de management et les pratiques collectives qui apparaîtront nécessaires, comme nous le verrons plus bas.

20 Daniellou F., (2004) « L’ergonomie dans la conduite de projets de conception de systèmes de travail », In Falzon P., Ergonomie (p. 359-

374), Paris, PUF.

21 Falzon P., (1989) Ergonomie cognitive du langage, PUG. A propos de Sperandio, J-C. (1972) « Charge de travail et régulation des processus opératoires », in Le Travail Humain, 35 (1) p.85-98.

22 « Ce qu’un sujet retient de sa situation de travail comme pertinent par rapport au but assigné (tâche expliquée) et au contexte de réalisation » dans. J. Leplat (1985) « Les représentations fonctionnelles dans le travail » in J. Leplat (1992) L'analyse du travail en psychologie ergonomique, tome 1, Octarès Editions.

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� Réguler la « présence obstinée » des environnements cognitifs

Une des sources de dépendance à l’univers informationnel tient à la régularité avec laquelle nous sommes sollicités, y compris quand nous travaillons sur autre chose. Reprenons l’exemple de la multi-activité – le fait de conduire plusieurs tâches « actives », présentes à l’esprit, en parallèle. Cette multi-activité est en grande partie engendrée par les multiples sollicitations qui parviennent à l’individu par l’intermédiaire de son téléphone, de sa messagerie électronique, de sa messagerie instantanée, etc. La présence obstinée de sollicitations23 qui interviennent comme des sommations influence grandement la façon d’appréhender l’activité. Apparaît alors un état de « préoccupation »24 qui « caractérise un individu engagé à des degrés divers dans plusieurs activités, pouvant à tout moment chacune prendre le pas les unes sur les autres ». Or les artefacts ou signaux envoyés par les différentes applications ont un pouvoir attracteur différent (liste des courriels non lus, messages vocaux laissés sur le téléphone, liste des tâches, pop-up − incrustation, intrusion de fenêtres − de messageries, etc.) et ceux-ci vont influencer la façon d’organiser son activité (ne serait-ce que parce que l’individu s’interdit de répondre à ces sollicitations avant d’avoir terminé autre chose).

Diminuer la présence obstinée de ces outils serait probablement contre-productif. « Une piste pourrait consister à fournir à la personne plusieurs environnements (par exemple d’écran), avec différents type de design et de fonctionnalités, […] où les emails n’ont pas la même saillance ». Ainsi, selon l’activité principale en cours, les pop-up seraient ou non activés, les messages visibles ou non, etc. L’environnement de travail serait cognitivement adapté à la nature de l’activité engagée.

Mais plus largement, bien des régulations plus collectives peuvent se mettre en place. C’est le cas des nombreuses chartes de « savoir-vivre » avec les outils qui commencent à fleurir dans les entreprises. Les mails ont été les premiers concernés (style, longueur, éviter les copies cachées, …).

Aujourd’hui, on s’interroge sur la présence permanente des ordinateurs ou Smartphones en réunion, sur les horaires de réunions ou sur des plages de temps dédiées à la communication ouverte (téléphone + mails + réseaux internes…). Ces initiatives nous semblent excellentes car elles ont toujours le mérite de poser le problème du traitement de l’information plutôt que de le subir en considérant qu’on ne peut rien faire.

Un nécessaire travail d’organisation au plan collectif :

Les travaux de Cellier et Mariné (1983) ont montré depuis fort longtemps qu’en situation d’accroissement de la charge de travail, les messages de transmission d’information et de production augmentaient mais que les messages de régulation sociale diminuaient. L’essor des applications numériques a contribué à amplifier ces effets, l’individu se retrouvant toujours plus isolé pour faire face à des sollicitations cognitives toujours plus importantes. Or, pour parvenir à trouver des solutions, ce cercle vicieux doit être rompu. Et seule une action à l’échelle collective peut y mettre fin. L’intensification du travail observé a nécessité la mise en place d’une « compétence collective », entendue comme :

- identification à un collectif de travail,

- capacité de confrontation des représentations sur les situations de travail,

- décision conjointe sur le travail et l’environnement de travail.

Le rôle des moniteurs dans les centres de relation clientèle est à cet égard central pour construire collectivement une vision du travail partagée, où les situations difficiles, les conflits

23 Ces sollicitations sont entendues comme ce qui « persiste comme repère perceptif tant qu’elles n’ont pas été traitées ». Datchary C.,

Licoppe C., (2007) « La multi-activité et ses appuis : l’exemple de la présence obstinée des messages dans l’environnement de travail » ENST Paris, @ctivités , volume 4 n°1 : http://www.activites.org/v4n1/datchary.pdf

24 Ibid

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cognitifs, les pistes de solutions sont évoqués. L’exercice individuel de l’activité, dans sa dimension cognitive notamment, est ainsi atténué par la participation des téléconseillers à la production d’une définition commune de l’activité et la recherche collective de solutions aux types de problèmes rencontrés.

PETIT EXEMPLE DE CALCUL COGNITI F COLLECTI F

L’évaluation de l’effort cognitif à fournir peut se faire à deux niveaux : individuel et collectif. Prenons le cas du télé-conseiller qui sait répondre à une demande d’un client mais dont cette tâche ne fait pas partie des missions qui lui ont été prescrites. Faisons l’hypothèse que comprendre la demande lui a coûté 10 et cela lui coûterait 10 pour y satisfaire, soit un coût global de 20 et un client satisfait. S’il ne répond pas à cette demande, il devra la saisir dans le système d’information, la faire suivre à un autre service et frustrer le client en lui disant qu’un autre conseiller le contactera bientôt... On évaluera le coût global, en termes d’effort cognitif à 10 (compréhension de la demande) + 5 (transfert de la demande) + 5 (compréhension de la demande explicitée par le deuxième télé-conseiller) + 10 traitement de la demande, soit un total de 30, en espérant que tout fonctionne bien.

Pour le télé-conseiller qui reçoit la demande, le calcul peut se faire de deux manières :

� Transférer la demande me coûte seulement 15 au lieu de 20 si je la traite, donc je préfère la transférer.

� Le coût global pour notre collectif de travail étant moindre si je traite la demande (20 au lieu de 30, sans tenir compte de la satisfaction du client), je préfère traiter la demande.

La décision que prendra le télé-conseiller dépendra de plusieurs facteurs mais sera en premier lieu conditionnée par le modèle de management. L’importance accordée aux objectifs individuels et la mise en place de workflows qui limitent les possibilités de sortir du cadre du travail prescrit incitent généralement à s’orienter vers la première option…

La perte d’autonomie du collaborateur (et les effets qui en découleront), le coût cognitif supplémentaire et une moindre efficacité collective seraient à mettre en balance avec les ventes supplémentaires potentiellement réalisées grâce aux objectifs individuels. Ce calcul est difficile à faire, sinon de manière intuitive, et résiste mal aux systèmes de reporting. Il est par conséquent rarement fait. Or, plus l’environnement est complexe, plus ces dimensions sont à prendre en considération.

� Adapter les modes de management

Les compétences cognitives investies dans l’activité agissent nécessairement sur le management 25.

Véritablement « encastré » dans l’activité de production de son équipe, le manager développe avec elle une proximité et une interaction permanente. Le foisonnement des compétences cognitives développées et décrites plus haut, malgré leur « invisibilité », ne doit pas empêcher le manager de se construire une représentation de ce qu’est véritablement le travail de chaque individu de son équipe et de prendre en considération les spécificités cognitives des métiers des personnes qu’il encadre.

25 Bouchez J.P., (2004) Manager les travailleurs du savoir, Paris, Ed. d’organisation.

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Dans un environnement fortement marqué par les dimensions cognitives, les modes d’action dominants du manager de proximité restent les mêmes : faire progresser la production, normer le travail, compenser les dysfonctionnements internes… Mais ces modes d’action, pour demeurer efficaces et supportables, s’accompagnent d’une nécessité plus grande perçue par le manager de donner aux membres de son équipe une « soupape de liberté » par rapport au rythme de travail, davantage de soutien et de latitude décisionnelle pour que l’ensemble du système – incluant les hommes ! − tienne.

� MENAGER UNE SOUPAPE DE L IBERTE : il s’agit de ne pas tout codifier dans l’activité demandée en évitant notamment d’aller trop loin dans la fixation des objectifs (de flux, de prise d’appels, de nombre de dossiers traités…) pour prendre en compte le mode d’activité singulier de chacun des membres de l’équipe et jouer sur la mutualisation des objectifs,

� DONNER DAVANTAGE DE SOUTIEN : au quotidien, la pression conduit le manager à plus de proximité, plus de disponibilité, plus d’assistance et de coaching individuels en direction des membres de son équipe en se centrant sur la personne plus que sur la performance. Cette posture l’invite à prendre en compte et à traiter, dans une proximité obligée, des « signaux » nombreux et variés de mise en œuvre plus ou moins délicate des compétences cognitives. A cet égard, le développement des capacités cognitives sollicitées rend sa charge plus complexe, le faisant passer d’un rôle à l’origine strictement technique à un autre, de nature plus relationnelle voire sociale (savoir créer une ambiance de travail vivable et tenable),

� DONNER DES MARGES DE MANŒUVRE : le manager s’attache, dans un univers contraint, à donner à son équipe le sentiment que chaque individu peut avoir le contrôle de certaines activités. Les opportunités en la matière sont nombreuses : la négociation du planning des permanences, la participation à l’élaboration d’un référentiel commun pour répondre aux situations-problème les plus délicates ou l’animation de groupes d’amélioration ou de progrès…

Rien de bien nouveau peut-être… Mais la nécessité de réactualiser au quotidien toutes les pratiques managériales qui desserrent le sentiment d’emprise des outils sur l’activité professionnelle et permettent ainsi de s’en servir sans être asservi.

Ajoutons que ces actions ne sont possibles, bien évidemment, que si le manager est lui-même managé suivant les mêmes règles.

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Conclusion

Cette étude ne peut être qu’une étape. D’abord parce qu’elle aborde un sujet relativement nouveau pour la fonction RH. Ensuite parce que les outils que nous évoquons ne cessent d’évoluer, induisant de nouvelles pratiques encore inconnues. Enfin, parce que les individus ne sont pas passifs face à ces pratiques. Ils découvrent, s’émerveillent, puis réalisent aussi les coûts psychologiques inhérents à ces développements. Ils cherchent alors des tactiques pour garder le meilleur et ne pas subir le pire. Et souvent ils trouvent ! Nous assistons bien à une dynamique : les usages s’inventent chaque jour et, dans la plupart des cas, nous refusons de subir ce qui nous aliène. Encore faut-il pouvoir analyser ce que ces outils produisent, encore faut-il avoir conscience de ces dimensions cognitives que nous avons commencé à explorer. C’est dans ce cadre que la fonction RH peut jouer un rôle important : identifier, communiquer, accompagner les personnes et les collectifs de travail sur la place et la maîtrise intelligente des usages. Nous sommes dans un rôle de co-conception du travail, de son organisation et de son environnement. C’est bien là que la fonction RH doit s’engager. Les questions de qualité de vie au travail se jouent, entre autres, dans ce champ. La manière dont la fonction RH saura se faire entendre peut être déterminante pour construire une utilisation efficace et « humainement raisonnée » des outils, qu’ils soient au cœur ou autour du travail.

Enfin, au-delà du rôle de la fonction RH, il nous faut également tenir compte du manager (au sens générique du terme) et le faire « monter à bord » de la réflexion en cours. Le manager, tout comme ses collaborateurs, n’a, pour l’heure, pas les outils nécessaires au repérage et à la qualification des capacités cognitives mobilisées dans l’action, du moins telles qu’elles ont été décrites dans la présente étude. La prise en considération de la mobilisation systématique, voire renforcée, du cognitif dans les situations de travail aurait évidemment des conséquences sur les organisations du travail, tant il est vrai que les salariés expriment souvent un sentiment de « travail empêché » par l’organisation elle-même. Accepter de prendre en compte les dimensions cognitives du travail impacterait nécessairement les modes de coopération, explicites ou implicites, mais sans doute également l’actuelle démultiplication, sur le modèle du millefeuille, des outils et des applications informatiques…

Enfin, les questions de surcharge cognitive pourraient être abordées par le management sous un angle organisationnel, évitant ainsi de faire porter au seul individu la responsabilité de répondre à l’actuelle complexité du travail.