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À partir d’une analyse détaillée des centrée sur l’étude du fonctionnement narratif du texte et des images, Isabelle Nières-Chevrel s’interroge sur les critères qui permettent de distinguer « texte illustré » et « album ». * François Place : Les Derniers géants, Casterman, 1992. ** Isabelle Nières-Chevrel est professeur émérite de littérature générale et comparée à l’Université de Rennes II. S ophie Van der Linden rapporte ce propos de Claude Ponti : « Pour une fois que Florence Seyvos a eu l’histoire, elle a écrit une pre- mière version. J’ai fait une mise en pages. Je la lui ai proposée, on en a beaucoup discuté ensemble et avec l’éditeur. On a réadapté le texte sur les crayonnés, puis j’ai fait les dessins définitifs. Nous avons vraiment travaillé comme pour un album. Par contre, pour petit à petit je faisais des dessins. Quand il y en a eu une pile, je les ai donnés en disant : « Vous les mettez où vous voulez ». C’était le contraire [...] Pour moi, ce n’est pas un album. C’est très particulier les albums. Je crois que beaucoup pensent produire des albums alors qu’ils font autre chose ». 1 Telle que la décrit Claude Ponti, la dis- tinction entre album et texte illustré va de soi, et elle ne repose pas sur le fait qu’il en soit ou non l’unique créateur. Je serais tentée de penser comme lui. Mais ce qui lui paraît évident – vu à partir de son expérience d’artiste – semble ne pas dossier / N°228-LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS 61 Les Derniers Géants * : album ou texte illustré ? par Isabelle Nières-Chevrel**

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À partir d’une analyse détailléedes Derniers géants centrée sur l’étude du fonctionnementnarratif du texte et des images,Isabelle Nières-Chevrel s’interroge sur les critères qui permettent de distinguer « texte illustré » et « album ».

* François Place : Les Derniers géants, Casterman,1992.** Isabelle Nières-Chevrel est professeur émérite de littérature générale et comparée à l’Université de Rennes II.

S ophie Van der Linden rapporte cepropos de Claude Ponti : « Pour LaTempête, une fois que Florence

Seyvos a eu l’histoire, elle a écrit une pre-mière version. J’ai fait une mise en pages.Je la lui ai proposée, on en a beaucoupdiscuté ensemble et avec l’éditeur. On aréadapté le texte sur les crayonnés, puisj’ai fait les dessins définitifs. Nous avonsvraiment travaillé comme pour unalbum. Par contre, pour Pochée, petit àpetit je faisais des dessins. Quand il y ena eu une pile, je les ai donnés en disant :« Vous les mettez où vous voulez ».C’était le contraire [...] Pour moi, ce n’estpas un album. C’est très particulier lesalbums. Je crois que beaucoup pensentproduire des albums alors qu’ils fontautre chose ».1

Telle que la décrit Claude Ponti, la dis-tinction entre album et texte illustré vade soi, et elle ne repose pas sur le faitqu’il en soit ou non l’unique créateur. Jeserais tentée de penser comme lui. Maisce qui lui paraît évident – vu à partir deson expérience d’artiste – semble ne pas

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Les Derniers Géants*:album ou texte illustré ?

par Isabelle Nières-Chevrel**

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La Tempête est un album, nous ditClaude Ponti, alors même que le livre estné de la collaboration de deux créateurs.François Place est par contre l’auteurunique du texte et des images desDerniers Géants. Cela suffit-il pour faireipso facto de son livre un album (au sensiconotextuel du terme) ? J’ai cru untemps que Les Derniers Géants était untexte illustré et non pas un album. J’ensuis moins certaine aujourd’hui. C’estdonc sur cet album (au sens éditorial duterme) que je voudrais prendre appuipour avancer quelques propositions.

L’histoire d’un voyageFrançois Place imagine un savant-explo-rateur qui nous raconte la périlleuse etdramatique quête qui l’a mené au« païs » des Géants. C’est son héros quiprend en charge la fiction, se portantainsi garant de la véracité des événe-ments. Ce narrateur à la première per-sonne disparaît dans l’épilogue ; il estremplacé par un narrateur extérieur etanonyme : « Aujourd’hui, ArchibaldLeopold Ruthmore n’écrit plus » (p.78).Le personnage s’éloigne de nous par letexte et par l’image. L’aventure est rapportée sous la formed’un récit rétrospectif et linéaire, ce quilégitime la prolepse qui ouvre le récit :« C’est au cours d’une promenade surles docks que j’achetai l’objet quidevait à jamais transformer ma vie :une énorme dent couverte de gravuresétranges » (p.8). La dent est le déclen-cheur de l’aventure. Décrite par le texte,elle est relayée par un toponyme (« leslugubres falaises de la dent du Dragon »(p.18), rappelée dans sa présence maté-rielle (p.24), reprise par le narrateur dansun commentaire plein d’auto-ironie (« Jeme dis que la vie avait une dent contre

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l’être pour tous. Par ailleurs la cher-cheuse que je suis ne peut se contenterd’affirmer : « c’est évident ». Il me fau-drait pouvoir fonder cette évidence. Qu’y a-t-il de si particulier dans lesalbums qui les distinguerait au sein del’ensemble des livres illustrés ? Sur quelscritères non explicités nous appuyons-nous pour affirmer « C’est un album » ?À l’intérieur du vaste champ des albums(au sens éditorial du terme), on peutidentifier des livres dont les effets desens reposent sur les interactions dutexte, de l’image et du support-livre. Cesont ces livres qui constituent desalbums iconotextuels, au même titre parexemple que les albums de bandes des-sinées. La question serait donc la sui-vante : où passe la frontière entre lesalbums au sens éditorial du terme etcette sous-catégorie des albums icono-textuels ? Peut-on tenter d’expliciterquelques-uns des critères qui distingue-raient le texte illustré de l’album au sensoù l’entend Claude Ponti ? Il ne s’agit pas de remettre en cause lemode de classement des bibliothécairesou l’emploi du terme « album » par leséditeurs. Mon propos n’est pas d’ordrepratique ; il est d’ordre analytique. Moninterrogation part de l’hypothèse que ladifférence entre un texte (narratif) illustré– quelle qu’en soit la longueur – et unalbum n’est pas fondamentalement d’or-dre quantitatif. Ce n’est pas le calcul desproportions respectives de la surface ima-gée et de la surface typographique quiapportera une réponse « scientifique » et« définitive ». Inutile de prendre sondouble décimètre. Ce qui fonde la dis-tinction entre un album et un texte illus-tré est à chercher d’abord dans la distri-bution de l’information narrative entre letexte et l’image.

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moi, une sacrée dent même […] »(p.30), pour ne nous être finalement don-née à voir que dans l’ultime vignette : lapreuve par l’image ?L’entrée en scène de la dent se fait entreles deux images qui en motivent l’achat,entre les menus trésors de l’homme quirêve de voyages (deux livres, une carte,une boussole, une boîte d’aquarelle, unelunette) et les rayonnages couverts delivres du savant. La rencontre sur le port,c’est le destin qui surgit dans la vie d’uncélibataire anglais, « honnête voyageurscientifique » comme il se qualifiera lui-même (p.18). Archibald LeopoldRuthmore va sortir de sa bibliothèque etréaliser le voyage imaginaire de FrançoisPlace. Comme dans L’Île au trésor, c’estla découverte d’une carte qui met enbranle le désir d’ailleurs. Le gentlemanaura tout le temps d’une longue traverséepour rêver « de mondes perdus, d’îlesoubliées, de terres inconnues » (p.14). Le récit est chronologique et le voyage cir-culaire. Comme dans les contes, l’aller estplein d’épreuves, le retour facile et rapide.Mais à la différence des contes, l’aventures’affirme pleinement inscrite dans le réel.François Place multiplie les référencesspatiales : le Sussex, Calcutta, Martaban,la Birmanie, le fleuve Salouen, le peupledes Wa, les hauts plateaux du Tibet,Irkoutsk, Moscou, Saint-Pétersbourg, laSorbonne, New York2. La seule référencehistorique précise est une allusion à laseconde guerre anglo-birmane (1852 et1855) que François Place insère entre lapremière et la seconde expédition au paysdes Géants3. Rien d’équivalent dans lapartie centrale du livre. Le pays desGéants est sous le signe du mythe (« cescolosses à voix de sirène », p.40), destemps archaïques (« cet escalier cyclo-péen », p.36), de la mesure cosmique

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extraits de l’ouvrage Les Derniers Géants de François Place © Casterman.

Avec l’aimable autorisation de l’auteur et des Éditions Casterman.

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(« Je comptais sur la peau de Géol […]quarante et une apparitions de la comètede Halley », p.50). L’ancrage référentielde ce qui précède et ce qui suit n’est des-tiné qu’à donner le même statut de réelau monde d’Archibald L. Ruthmore et àcelui des Géants.Si c’est le récit qui fait du périple uneaventure, c’est le livre qui fait de l’explo-rateur un savant. Toute l’aventured’Archibald L. Ruthmore s’inscrit entredeux dates, celle de son départ et celle dela publication de son grand œuvre4. Celivre dans le livre – dont nous ne voyonsque quelques planches – est comme lapreuve matérielle de sa découverte : ilexiste bien sur terre un peuple desGéants. Le récit de Ruthmore perd alorsde vue les Géants et « l’Honneur de laScience » (p.68) pour s’attarder sur lesbonheurs de la gloire et de la vanité com-blée. Archibald L. Ruthmore, « granddécouvreur » (p.66), devra constater lemassacre pour déchiffrer la mise en scènede son triomphe new-yorkais (p.70) :sous l’immense silhouette du Géant, iln’était qu’un « petit homme aveuglé parson désir de gloire » (p.76).La faute de Ruthmore va bien au-delà decet aveuglement vaniteux. Le récit du tra-jet jusqu’au pays des Géants a dit et reditle danger de cette remontée dansl’« espace-temps » : « fleuve Noir »(p.16), « lugubres falaises » (p.18), « feu-lement réprobateur » (p.20), « sinistreschevelures » (p.22), « calvaire » (p.22),rencontre avec les Wa coupeurs de tête et« hurlements à vous glacer le sang »(p.26). Après le massacre, Ruthmore« rassemble le peu qui lui reste » (p.26)et continue sa quête, seul et sans armes5.Il connaît le froid, la fatigue, la raison quivacille. Il franchit les « portes de pierre »(p.32) et consacre un mois « aux nobles

tâches de la science » dans le « cimetièredes Géants » (p.34). Puis il reprend sonascension. « Depuis longtemps je ne me nourrissaisque de lichens ou de racines addition-nées d’un peu de sucre, buvant l’eauaccumulée au creux des rochers. J’étaissi épuisé que je perdis toute notion dutemps et parvins sur le plateau dans unétat de quasi-somnambulisme […] Àbout de forces, je sombrai dans un pro-fond sommeil » (p.36). Il se réveille, fiévreux, croit avoir unehallucination, s’évanouit. Il reprendconscience parmi des colosses à voix desirène, qui prennent « soin de [lui]comme d’un enfant ». On l’aura com-pris : les étapes du trajet d’ArchibaldL. Ruthmore sont celles d’une épreuveinitiatique : éloignement, séparationviolente d’avec le groupe profane, pas-sage par le pays des morts, épreuvesphysiques, évanouissement, regressusad uterum pour qu’enfin lui soientdévoilés la « musique céleste » (p.42)et le « chant de la terre » (p.44)6. Maisce voyage dans l’au-delà est loin dedéboucher sur une nouvelle naissance.Il faudra qu’Archibald LeopoldRuthmore apprenne de quel prix lesGéants ont payé son désir de gloire pourqu’il dépouille enfin le vieil homme (« Ila fait don de ses livres […] ») et se fassesimple matelot, racontant parfois auxenfants « ses innombrables voyages, lesbeautés de l’océan et de la Terre », maissans jamais leur parler « de cet étrangeobjet qui repose au fond de son coffrede marin, une dent de Géant » (p.78).Avant de se taire à jamais, ArchibaldLeopold Ruthmore a commis une faute :il a publié, c’est-à-dire qu’il a rendupublic. Un initié ne doit rien révéler auxnon-initiés.

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Un récit illustré ?François Place insère la descriptionde son pays mythique dans la traditiondu récit de voyage. Toute son entreprise« d’affabulation » (p.68) consiste à don-ner le même statut de réalité à l’un etl’autre univers. Les illustrations desDerniers Géants (dont celles du livred’Archibald L. Ruthmore) participentd’une stratégie de persuasion. Le texteraconte et les images viennent confirmerla réalité de ce que le texte nous raconte.L’album comporte 36 illustrations, dispo-sées de manière régulière sur la page dedroite (« la belle page » selon le termedes typographes), un titre intérieur ornéet six vignettes (sur quelques pages degauche) qui marquent les étapes du récit.Dans une logique du faire croire,François Place conforme ses illustrationsaux grands artifices occidentaux de lareprésentation « réaliste » : proportions,échelonnement des plans, variationslumineuses, vraisemblance chromatique.L’illustration ne s’affirme comme imageque dans le seul livre inclus. Comme toutbon voyageur d’avant la photographie,Archibald L. Ruthmore a mis dans sesbagages une boîte d’aquarelle. À l’instarde son créateur, il lit, note, écrit et des-sine : il couvre ses carnets « d’aquarel-les minutieuses », dont nous ne verronsqu’une seule (p.24). François Place tireen effet parti des conditions de repro-duction des images au XIXe siècle pourintroduire une médiation graphiqueentre les dessins de son héros et les pas-tiches de planches savantes qu’il nousdonne à voir. Ruthmore nous précise :« [J]e fis appel aux meilleurs graveursd’Angleterre pour les quatre tomesd’illustrations et veillai avec un soinjaloux à l’exacte reproduction de mesdessins » (p.64).

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Avec l’aimable autorisation de l’auteur et des Éditions Casterman.

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Conformément à l’objet de la missionsavante qu’il prête à son personnage,François Place fait alterner dans sontexte séquences narratives et séquencesdescriptives7. L’image participe-t-elleconjointement à l’avancée narrative et àla construction du sens ? Ou – pour ledire autrement – Les Derniers Géantsest-il un album (au sens iconotextuel)ou un récit illustré ? Dans Les Derniers Géants, le texte assurel’information narrative dans sa totalité.Les illustrations reprennent et figurentune partie des éléments narratifs du textemais elles semblent ne porter aucuneinformation supplémentaire qui leurserait spécifique. Je prendrais pourexemple le massacre des compagnons deRuthmore par la tribu des Wa. J’ai cruun temps que le héros caché était uneinformation donnée par la seule image.En fait le texte nous dit : « Depuis lebosquet de fougères géantes qui mas-quait mon couchage, j’assistai impuis-sant au massacre des hommes de monexpédition » (p.26). L’œil cherche alorsla confirmation de cette information tex-tuelle : l’image nous confirme queRuthmore est bien caché ! Les illustrations remplissent dans LesDerniers Géants les grandes fonctions dela description littéraire, telles quePhilippe Hamon nous les rappelle. Ladescription provoque un effet de vérité,elle construit un faire croire, elle inviteau vérifiable ; elle est un lieu de « stoc-kage » d’indices, de focalisation de notreattention sur un détail ; elle contribueenfin à donner une connotation tonale(euphorique, dysphorique, dramatique) àla séquence narrative8. Ces remarques mesemblent transposables dans le registredes images : nous vérifions la cachettede Ruthmore ; nous découvrons avec lui

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extraits de l’ouvrage Les Derniers Géants de François Place © Casterman.

Avec l’aimable autorisation de l’auteur et des Éditions Casterman.

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sa petite silhouette sur le dos « tatoué »d’Antala (p.47) ; le bleu de la nuit étoi-lée enveloppe les neuf Géants et le petithomme et nous suggère que tous com-munient dans une même émotion(p.43).Dans Les Derniers Géants, le narrateurvisuel est un descripteur et c’est le textequi porte tout entier l’avancée narrative.Le texte est en ce sens auto-suffisant,comme l’est celui des contes, même sil’on propose de ceux-ci de multiplesversions illustrées. Je serais donc ten-tée d’avancer comme critère du « texteillustré » cette indépendance du textepar rapport aux images qui l’accom-pagnent. Ceci ne signifie nullement queles illustrations ne jouent aucun rôle.Cela signifie que leur rôle est d’ordreinterprétatif et non pas co-narratif. Dansle texte illustré, le texte suffit à faire avan-cer l’intrigue dans sa totalité sans qu’unrecours aux images soit nécessaire9. Mais cela suffit-il pour autant à rangerLes Derniers Géants dans les textes illus-trés, mais non dans les albums ? Je n’ensuis pas certaine dans la mesure oùFrançois Place construit des effets de lec-ture à partir des virtualités que lui offrel’espace du livre. À moins que ce ne soitjustement cela l’apport interprétatif desimages.

Un album ?Comme la majorité des auteurs-illustra-teurs, François Place tire parti d’une despropriétés du livre, à savoir la disposi-tion des pages en vis-à-vis. Dans le casdes Derniers Géants, nous avons untexte sur la page de gauche et une illus-tration sur la page de droite. Le balayageglobal de l’image permet au lecteur d’an-ticiper sur l’information qui lui est don-née de manière successive par le texte.

Lors de l’arrivée au pays des Géants, lelecteur va savoir avec un temps d’avancesur le protagoniste. Dans l’illustration dela page 31, les empreintes de pieds desGéants sont centrées et placées au pre-mier plan ; le lecteur les voit avant quele texte ne le lui confirme dans l’ultimephrase de la page 30 « Je penchai vive-ment la tête et aperçus, creusées dans lapierre, des traces de pas monstrueuses,des pas de Géant ! ». Deux pages plusloin, le narrateur décrit avant qu’il nel’identifie l’objet que l’image nous adonné à reconnaître sans la moindreambiguïté « Les rochers affectaient lesformes les plus bizarres. L’un d’eux,couleur d’ivoire, arrondi au sommet etcreusé d’excavations semblables à desorbites, attira tout particulièrement monattention : c’était un crâne. » (p.34).Enfin, dans la double page suivante, lesavoir du lecteur précède nettement celuidu narrateur. Le lecteur-regardeur identi-fie dans l’illustration des jambes et dessilhouettes là où Ruthmore ne parle qued’« d’énormes piliers » (p.36) qui luisemblent soutenir le ciel. Il lui faudraencore un temps avant qu’il ne compren-ne qu’il est arrivé au « pays des Géants »(p.40). La fin de l’album utilise unecaractéristique inverse du support-livre,le fait que l’opacité de la page de droitecache au lecteur la double page suivante.Le texte de la page 72 se termine ainsi :« Une surprise m’attendait ». Cette fois lenarrateur-protagoniste sait avant nous. Ilnous faut tourner la page pour découvrirla macabre surprise. Cet effet de dramati-sation est parfaitement connu de tous lescréateurs d’albums aujourd’hui. Toute image se déploie sur un espace etdans un format. François Place choisitpour Les Derniers Géants un format à l’italienne de petites dimensions. Il y a

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là comme un paradoxe pour un livredestiné à recevoir les géants que le titrenous annonce10. Mais c’est précisémentce petit format qui va permettre àFrançois Place de jouer sur les échelleset d’inscrire dans un même format legrand et le petit. Archibald L. Ruthmoreest toujours représenté de loin dans unplan d’ensemble : son haut de formefonctionne comme un attribut qui nouspermet de le retrouver et de l’identifierdans l’image. Au fil des pages, saminuscule silhouette est la gardienned’un espace trop grand pour elle, queles Géants viendront enfin emplir de leurscorps massifs. Le format oblong convientau déploiement des paysages11, mais ilpermet également à François Place demettre en scène la destinée tragique desGéants depuis leur verticalité annoncéepar l’entrée étroite des « portes de pierre »(p.33) jusqu’à l’horizontale finale de lamort (p.77). Antala a été décapité : sa

tête, posée sur un chariot, est maintenantà la même hauteur que la silhouette deson imprudent ami (p.75). Enfin l’em-placement oblong et régulier des illus-trations peut être subdivisé pouraccueillir deux images, en hauteur cettefois. C’est ainsi que François Place insèrequelques-unes des planches d’un livredont il attribue la paternité à son savantvoyageur. Un des « chemins de fer »des Derniers Géants nous apprend queFrançois Place avait envisagé d’utiliserégalement cette subdivision de la pagede droite en deux espaces verticauxpour figurer des ellipses temporellesdans l’avancée de son récit. En choisis-sant d’en restreindre l’usage au seul livredans le livre, il donne infiniment plus deforce au contraste des deux formats12. La fonction des planches de ce livre dansle livre va bien au-delà d’un simple effetde réel. François Place utilise le couplenarrateur verbal / narrateur visuel pour

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François Place, Story-board des Derniers Géants, Casterman, 1995 in Jean Perrot : Carnets d’illustrateurs, Éditions du Cercle de la Librairie

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construire une évaluation critique de sonpersonnage. Cette critique – non verbali-sée – repose sur une double confronta-tion : une confrontation entre les proposd’Archibald L. Ruthmore (narrateur ver-bal) et les planches de son livre (narra-teur visuel), une confrontation entre lesillustrations du voyage (qui impliquentun narrateur visuel extérieur au récit) etles planches du livre (qui sont, elles,rapportables à Archibald L. Ruthmore).Ruthmore se proclame lui-même « grand découvreur » (p.66) alors que,dans la planche en vis-à-vis, il a utilisé sapropre silhouette (entre 160 et 180 cm)pour indiquer que la hauteur d’un gour-din de Géant était trois fois la sienne(p.67). Quant au Géant lui-même, il est sigrand que Ruthmore n’en représenteque le seul buste. Ce Géant « coupé »fait écho au peuple des Wa coupeurs detêtes, mais il « préfigure » aussi, à l’in-su de Ruthmore, la future décapitationd’Antala (p.75). Là où le narrateurvisuel inscrivait les joutes des Géantsdans une relation sociale, un espace etun temps (p.52), Ruthmore gommedans la planche de son livre toutecontextualisation : plus d’horizonsmontagneux, plus de spectateurs(p.69). La planche réduit les Géants,leurs célébrations et leurs fêtes à n’êtreque des « objets ethnologiques » aumême titre que les bijoux et les plantes.Autre manière de les faire mourir !

On le voit, la distinction entre texteillustré et album au sens iconotextuel serévèle plus difficile que ne le suggérait laremarque de Claude Ponti et que je ne lecroyais moi-même. Les Derniers Géantsentre-t-il dans la catégorie des albums ouseulement dans celle des textes illustrés ?Je vais avancer une de ces réponses que

l’on attribue par tradition aux Normands :l’une et l’autre. Les Derniers Géants fonc-tionne comme un texte illustré pour la partdu livre qui relève d’un narrateur visuelextérieur et anonyme. Les illustrationsremplissent une fonction de monstration :elles représentent les personnages et don-nent à voir les étapes du péripled’Archibald Leopold Ruthmore. Par leurcomposition, elles reprennent et attirentnotre attention (parfois avec un temps d’a-vance) sur telle ou telle information don-née par le texte. Elles ne me semblentpas fonctionner comme les illustrationsd’un album parce qu’elles ne sont por-teuses ni d’une information narrativespécifique ni d’une organisation tempo-relle qui leur soit propre13. En revancheles planches du livre interne induisentune confrontation avec des informationsque le lecteur a prélevées soit dans lerécit d’Archibald L. Ruthmore soit dansles illustrations du narrateur visuel. Il ya donc ici un ancrage iconographiquespécifique. Ce sont paradoxalement cesplanches – qui n’ont, elles, aucune tem-poralité – qui enracinent la nécessité desimages dans Les Derniers Géants et quifont basculer dans son entier le livre deFrançois Place dans la catégorie desalbums. Il faudrait mener l’analyse sur d’autresexemples pour vérifier la pertinence oula non-pertinence des quelques critèresque j’ai tenté d’avancer ici. Peut-êtreserait-il possible de dresser de ce pointde vue une typologie des albums (ausens éditorial du terme). Je me demandepar exemple si la plupart des « albums(de fiction) du Père Castor » ne sont pasen réalité des « textes illustrés », alorsque les albums de Jean de Brunhoff sontdes albums. Georges Lemoine illustredes textes et ne fait pas des albums ;

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Béatrice Poncelet ne fait que desalbums. Si la collaboration d’un écrivainet d’un artiste peut aboutir soit à la réali-sation d’un texte illustré soit à la réalisa-tion d’un album comme le souligneClaude Ponti, je ne suis pas certaineque l’inverse soit également vrai. Lefait d’être l’auteur et l’illustrateur induitsans doute, comme dans Les DerniersGéants, des distributions subtiles entrece qui se dira par le texte et ce qui semontrera par l’image.

1. Sophie Van der Linden : Claude Ponti, édition Être,

2000, p. 38.

2. La durée totale du voyage (« exactement deux ans,

sept mois, trois semaines et cinq jours » ; p.62) est plei-

ne de pièges : 1852 est une année bissextile ! Je crois

pouvoir conclure qu’Archibald L. Ruthmore est de retour

chez lui le 26 mai 1852.

3. J’ai cherché en vain la date précise de l’attaque de la

flotte birmane devant Rangoon en 1852, parce que je

n’exclus pas une possible « coïncidence ».

4. La référence à Charles Darwin fonctionne bien sûr

comme un effet de réel, mais elle est malicieuse. Le

héros de Place se conforme à l’exemple de Charles

Darwin qui publia entre 1839 et 1846 toutes les obser-

vations accumulées lors de sa croisière de cinq années

(1831-1836) sur le Beagle. Mais quand Ruthmore publie

son livre, il y a un bon siècle que tous les scientifiques

sont d’accord sur l’impossibilité qu’il y ait jamais eu des

géants sur notre terre.

5. On aura noté le réconfort du pot de marmelade.

6. Il n’est pas indifférent que les pages 42-43 consti-

tuent l’exact milieu de l’album.

7. Tous les romans de Jules Verne illustrent la fonction

de descripteurs des personnages d’explorateurs et de

savants.

8. Philippe Hamon : Introduction à l’analyse du descrip-

tif, Hachette 1981 (réédité sous le titre Du Descriptif).

9. Un conte peut être dit, raconté, lu à voix haute, à

condition bien évidemment que le texte n’ait pas été

remanié en fonction du jeu d’illustrations qui lui a été

adjoint. Nous savons qu’il existe une version « audio »

de Pochée.

10. Alors que Jean de Brunhoff par exemple avait choisi

un format généreux pour inscrire son éléphant.

11. Nos ordinateurs se souviennent de la tradition pictu-

rale lorsqu’ils désignent la disposition de nos feuilles par

« portrait » et « paysage ».

12. Jean Perrot : Carnets d’illustrateurs, éditions du

Cercle de la Librairie, 2000, p. 208.

13. Je n’ai pas travaillé ce point. Mais peut-être est-ce

la relation temporelle entre deux illustrations – ou son

absence – qui nous permettrait de distinguer les illus-

trations d’un album (narratif) de celles d’un roman. Il n’y

a pas de temporalité induite entre deux illustrations suc-

cessives des Malheurs de Sophie par Horace Castelli,

sauf justement dans les « doublets » (Sophie et la

chaux ; Sophie se coupant les sourcils, etc.) qui mettent

deux illustrations dans une relation de causalité au sein

d’une même séquence narrative.

L A R E V U E D E S L I V R E S P O U R E N FA N TS - N ° 2 2 8 /dossier70

extrait de l’ouvrage Les Derniers Géants

de François Place © Casterman.

Avec l’aimable autorisation de l’auteur

et des Éditions Casterman.

Consultez sur notre site le compte rendu de la « soirée illustrée » avec François Place dans la rubrique :nos formations /

compte rendu /soirées illustrées

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