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Chapitre XIII J. BOUTRAIS (1972) LES CONSÉQUENCES DES MIGRATIQNS Les conskquences sur les zones d’arriv4e - les cons4quences sur /es zones de d$art. Les opinions qui se sont exprimées à propos des migrations dans la région manifestent les jugements les plus divergents. Les uns regrettent que les multiples déménagements des ethnies de plaine représentent (( une énorme perte d’énergie et qu’ils font obstacle à certains progrès socio-économiques (amélioration de l’habitat, plantations d’arbres fruitiers) » (FRECHOU, 1966, p. 54). Les actions de modernisation rurale supposent une certaine stabilité de la population que les migrations mettent continuellement en cause. Elles sont source de pertes de temps et, de plus, accentuent parfois les écarts de densité au lieu de les atténuer. D’un autre côté, l’administration s’est toujours montrée favorable à la descente des montagnards en plaine. Elle seule permet, à ses yeux, de débloquer les montagnes, de mieux contrôler des populations fuyantes et de les insérer dans l’économie nationale. De plus, toutes les migrations, en favorisant les contacts entre différentes ethnies, facilitent les chances d’intégration en un seul type de population. Elles correspondent au souci du Gouvernement Camerounais de « multiplier les rapports inter-ethniques et de fusionner les particularismes en un seul sentiment national » (BDPA s.d.). Pour tenter d’en avoir une vue globale, l’analyse des conséquences des migrations ne doit pas se limiter aux zones d’arrivée mais inclure aussi celles de départ. Même ceux qui ne se déplacent pas subissent les contre-coups des migrations. Qu’elles soient plus aisées et plus contraignantes, leurs conditions de vie ne sont plus tout à fait les mémes. LES CONSl?QUENCES SUR LES ZONES D’ARRIVÉE Qu’il s’agisse de la descente des montagnards ou de l’expansion de certaines ethnies de plaine hors des limites de leur aire d’habitat traditionnelle, les migrations se traduisent dans l’ensemble par une extension des terres cultivées. Ce phénomène n’est pas particulier à la région puisqu’il caractérise toute la zone sahélo-soudanienne de l’Afrique occidentale. 361

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Chapitre XIII

J. BOUTRAIS (1972)

LES CONSÉQUENCES DES MIGRATIQNS

Les conskquences sur les zones d’arriv4e - les cons4quences sur /es zones de d$art.

Les opinions qui se sont exprimées à propos des migrations dans la région manifestent les jugements les plus divergents. Les uns regrettent que les multiples déménagements des ethnies de plaine représentent (( une énorme perte d’énergie et qu’ils font obstacle à certains progrès socio-économiques (amélioration de l’habitat, plantations d’arbres fruitiers) » (FRECHOU, 1966, p. 54). Les actions de modernisation rurale supposent une certaine stabilité de la population que les migrations mettent continuellement en cause. Elles sont source de pertes de temps et, de plus, accentuent parfois les écarts de densité au lieu de les atténuer.

D’un autre côté, l’administration s’est toujours montrée favorable à la descente des montagnards en plaine. Elle seule permet, à ses yeux, de débloquer les montagnes, de mieux contrôler des populations fuyantes et de les insérer dans l’économie nationale. De plus, toutes les migrations, en favorisant les contacts entre différentes ethnies, facilitent les chances d’intégration en un seul type de population. Elles correspondent au souci du Gouvernement Camerounais de « multiplier les rapports inter-ethniques et de fusionner les particularismes en un seul sentiment national » (BDPA s.d.).

Pour tenter d’en avoir une vue globale, l’analyse des conséquences des migrations ne doit pas se limiter aux zones d’arrivée mais inclure aussi celles de départ. Même ceux qui ne se déplacent pas subissent les contre-coups des migrations. Qu’elles soient plus aisées et plus contraignantes, leurs conditions de vie ne sont plus tout à fait les mémes.

LES CONSl?QUENCES SUR LES ZONES D’ARRIVÉE

Qu’il s’agisse de la descente des montagnards ou de l’expansion de certaines ethnies de plaine hors des limites de leur aire d’habitat traditionnelle, les migrations se traduisent dans l’ensemble par une extension des terres cultivées. Ce phénomène n’est pas particulier à la région puisqu’il caractérise toute la zone sahélo-soudanienne de l’Afrique occidentale.

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La mise en valeur agricole de la plaine et ses dangers

L’extension des zones cultivées est due à plusieurs facteurs : l’accroissement de la population globale, la reconversion des Foulbé, autrefois surtout éleveurs, vers les activités agricoles et enfin, l’introduction de nouvelles cultures commerciales et de nouvelles techniques agricoles comme la culture attelée. Mais elle est due aussi aux migrations. Sans doute, celles-ci ne s’étalent-elles pas uniformément dans toute la plaine. Certaines zones accueillent davantage de migrants que d’autres et sont plus rapidement mises en valeur. A d’anciens contrastes d’occupation du sol s’en surimposent de nouveaux qui ne correspondent pas aux mêmes critères. Une valorisation très inégale des terres risque d’engendrer deS déséquilibres aussi accusés qu’autrefois, sinon plus. Les migrations répondent dans l’ensemble à un transfert des points forts économiques vers les secteurs de plaine les plus doués pour certaines cultures qui ont tendance à en subjuguer d’autres.

Les migrations se sont traduites dans le paysage par un déboisement généralisé de la forêt claire ou des savanes boisées qui dominaient autrefois les horizons. Cette modification brutale du couvert végétal n’est pas sans conséquences pour l’équilibre écologique et biologique du milieu.

L’érosion des sols n’y paraît pas, à première vue, aussi menacante que dans les montagnes voisines où les fortes pentes accentuent les effets destructeurs des averses violentes. Mais la concentration d’une lame d’eau importante, notamment en bas de versants montagneux, au contact brutal avec les plaines, peut provoquer un écoulement en nappes, sur les surfaces planes, dont les effets érosifs se révélent très efficaces. Cette forme d’écoulement en laminant l’horizon superficiel fragile des sols, finit par déchausser une partie de la végétation et par mettre à nu les horizons indurés les moins fertiles. En fait, tout dépend des systèmes de culture adoptés en plaine. Si les nouveaux cultivateurs de plaine savent adapter leurs techniques culturales à cette forme d’érosion, l’équilibre peut être sauvegardé. Sinon, la dégradation progressive du milieu est un processus irréversible accompagnant la mise en valeur agricole de ces terres.

Il est habituel d’affirmer que la descente des montagnards en plaine va inévitablement de pair avec un relâchement de leurs techniques culturales. Les migrants abandonneraient leur agriculture intensive et minutieuse des secteurs de départ très peuplés pour adopter des pratiques culturales beaucoup plus extensives. Ils ne pourraient résister à la tentation de l’espace, et des auteurs vont jusqu’à affirmer : « ce n’est pas des vieux paysans paléonigritiques qu’il faut attendre la recolonisation des savanes par une population dense pratiquant une occupation du sol perfectionnée. N (1)

En fait, le comportement agricole des migrants n’est comparable à celui des cultivateurs des lieux de départ que s’ils trouvent des conditions au moins aussi favorables. C’est seulement si leur nouveau milieu leur laisse la double possibilité de maintenir de petits champs soignés ou d’ouvrir de grandes parcelles cultivées à la hâte que l’orientation adoptée résulte d’un choix délibéré en faveur d’un système cultural.

D’une enquête agricole menée dans une zone de colonisation dotée de toutes les conditions favorables, à Doulo-Ganay près de Mora (bonne qualité des terres cultivées et espaces disponibles), il ressort que, du moins lors des premières années d’installation, les anciens montagnards restent fidèles à des systèmes de culture intensifs (BOUTRAIS, 1971). Ils maintiennent une agriculture soignée sur de petites exploitations qui leur permettent de satisfaire leur besoin fondamental, la

(1) de PLANHOLCX.), 1968. Les fondements géographiques de l’histoire de l’Islam.

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les conséquences des migrations

nourriture. Ils ne cherchent qu’à reconstituer en plaine les éléments principaux d’une agriculture de subsistance, telle qu’ils l’ont toujours connue.

Inversement, sur des sols de Piémont plus pauvres qu’en zone de départ, ou s’appauvrissant avec leur mise en culture, ils se trouvent contraints d’agrandir leurs exploitations pour maintenir leur niveau de production vivrière. L’extension des superficies cultivées par famille se fait alors aux dépens des soins et de la quantité de travail accordés par unité de surface. Les anciens montagnards ont recours, sur ces terrains pauvres, à des techniques extensives qui, sans adoption de moyens anti-érosifs, accélèrent à leur tour l’appauvrissement des sols. Le terme de cette évolution est alors effectivement marqué par une agriculture itinérante et une instabilité du peuplement. Mais elle tient davantage à la médiocrité des possibilités agricoles de plusieurs secteurs de plaine qu’à un choix intentionnel des agriculteurs à la suite de leur migration.

Le maintien d,e techniques de culture intensives dans la région tient, de plus, au fait que les espaces disponibles sont rarement illimités. La plupart des migrants s’installent sur des terrains qui ne sont pas vides. Des populations, soit musulmanes, soit païennes, les occupent en partie et les nouveaux venus s’agglomèrent, dans un souci de cohésion ethnique, aux mèmes endroits.

Le peuplement de certaines zones d’arrivée est si rapide, ces dernières années, qu’il ne laisse guère la possibilité d’adopter une agriculture extensive. Plusieurs plaines, en contrebas des massifs, supportent déjà des densités voisines de 100 habitants/km2. Presque toutes les terres de bonne qualité sont mises en culture chaque année, sans repos. Il se produit rapidement une saturation des terroirs où aboutissent les courants migratoires les plus importants. Les migrations ne se traduisent pas par un peuplement lâche de toute la plaine. 1.e « déversement » des montagnards, en particulier, ne s’étale que lentement au-delà du pied des massifs.

Dans ce contexte de peuplement dense et progressif, la mise en valeur de la plaine s’effectue le plus souvent selon des méthodes intensives. Les paysans tentent en même temps d’y adapter les techniques de lutte contre l’érosion, mises au point en montagne. Ainsi les piémonts sont-ils zébrés de terrassettes ou de rideaux disposés selon les courbes de niveau. La technique du buttage est employée pour lutter contre l’écoulement en nappe.

Mais les paysans se trouvent plus désarmés en plaine contre les formes d’écoulement en nappe qu’ils ne l’étaient contre le ruissellement des eaux en montagne. Ils ne disposent pas de matériaux suffisants pour aménager leurs champs et contrôler ce nouveau milieu comme ils le faisaient en montagne. Des arbres abattus, des rangées de tiges de mil de l’année précédente, des ados de mauvaises herbes rassemblées lors des sarclages, tout cela ne présente pas la même efficacité que les soutènements en pierres sèches des terrasses de montagne.

Quant à l’érosion latérale des berges de rivières, mangeuses des terres les plus . précieuses, les paysans ne savent comment y parer. Parce que ces terres alluviales présentent les meilleurs sols, ils s’obstinent à les déboiser les premières, mème si leurs cultures doivent ètre emportées par les crues quelques années plus tard. Qn se trouve devant un réel danger d’érosion des sols à la suite d’une mise en valeur systématique de la plaine, même dans le contexte de techniques intensives. Il est certain qu’un encadrement minimum des migrations permettrait d’éviter le défrichement de zones trop fragiles pour ètre mises en culture, sans certaines précautions.

Les migrations vers les zones alluviales fertiles de la plaine s’accompagnent de modifications dans les plantes cultivées. Ces modifications portent sur le sorgho, les variétés de plaine n’étant pas les mêmes que celles de montagne, celles des terroirs sableux ne pouvant se transplanter aisément sur les terrains argileux. Mais les changements les plus significatifs concernent les cultures commerciales,

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l’arachide régressant régulièrement au profit du coton dans les zones d’accueil des migrants. Le développement de la culture du coton a engendré toute une série de courants migratoires vers les zones les plus douées et réciproquement. Le peuplement renforcé de la plaine a facilité l’essor de la nouvelle culture commerciale. En effet, le coton exige encore beaucoup de travail manuel malgré l’introduction de la culture attelée. Elle ne peut se développer, à ce stade technique, que dans les régions disposant d’une population active suffisamment nombreuse et prête à lui accorder des soins minutieux.

Partout, au nord du Nigeria comme au sud du Cameroun, l’extension des superficies cultivées s’est produite au profit du coton et en relation avec le « déblocage » d’une partie de la population, grâce aux migrations récentes. Mais le coton se révèle une culture épuisante pour le sol si elle est répétée chaque année. Sur ce plan, la mise en valeur générale des plaines aboutit à un nouveau danger.

En fait, la plupart des montagnards descendus en plaine ne participent qu’accessoirement à l’extension des surfaces cotonnières. Ils ne lui accordent encore qu’une place secondaire par rapport aux cultures vivrières. Cette culture leur pose des problèmes fonciers difficiles à résoudre, se situant dans l’ensemble d’un contexte social perturbé par les migrations.

La naissance de problèmes sociaux

La plupart des migrations de Païens les conduisent vers les secteurs occupés par des Foulbé ou par des Mandara. Même si, au niveau de chaque quartier, les immigrés tendent à se regrouper par ethnies, les villages de plaine ne conservent plus leur homogénéité ethnique. Parfois, des migrants isolés doivent accepter de s’installer dans des quartiers oh ils sont minoritaires. Souvent, les membres de deux ethnies s’associent dans les nouveaux quartiers. Des affinités et des répulsions entre ethnies de migrants se transposent dans les zones d’accueil.

Il arrive que le nouveau-venu parvienne à s’insérer dans un quartier à peu près homogène, commandé par un chef de quartier de meme appartenance ethnique. Mais celui-ci ne jouit pas d’une grande liberté d’action, se trouvant toujours dans la dépendance d’un chef de village ou de canton musulman. On imagine dès lors les multiples conflits d’autorité qui peuvent surgir à chaque niveau de commandement, d’autant plus que ces conflits rappellent souvent des souvenirs historiques cuisants. En dehors même de ce contexte politique local, des divergences économiques, accusées par les migrations, sécrètent de nouveaux antagonismes.

Si le mélange inter-ethnique au niveau villageois va dans le sens des voeux des ’ autorités administratives, il ne correspond pas toujours à celui des populations en

.place. Celles-ci ont du mal à admettre la coexistence avec des populations païennes qu’elles méprisent profondément. Une nouvelle organisation villageoise s’ins- taure, marquée par un clivage net entre les deux groupes de population. Les Musulmans ne voient pas toujours d’un bon œil les défrichements et les travaux entrepris par les nouveaux venus. Ils les interprètent comme une concurrence et tentent de les freiner dans la mesure du possible.

11 est bien plus intéressant de faire appel à des ouvriers agricoles saisonniers que de voir des agriculteurs s’installer à leur compte. Les rapports de travail sont faciles avec les premiers alors que les seconds ne cherchent qu’à travailler pour leur compte personnel. Si les arrivants appartiennent tous à la même ethnie, ils peuvent faire corps et les rapports avec les populations en place risquent un jour de suivre la loi du plus grand nombre. C’est pourquoi des chefs de canton, conscients du danger, s’efforcent d’attirer chez eux des migrants venus de loin,

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Les conséquences des migrations

afin d’avoir affaire à une grande diversité de nouveaux venus, sans cohésion, favorisant ainsi le maintien de leur autorité. Des chefs Mandara, inquiets des arrivées massives de Mada dans leur canton, encouragent ainsi d’autres montagnards à venir s’installer chez eux.

La sourde hostilité des populations en place à l’égard des migrants s’exprime par diverses conditions imposées à leur installation, notamment sur le plan foncier. Personne ne peut s’installer dans un village sans en demander l’autorisation au chef qui dispose des moyens de pression suffisants pour contraindre un nouveau- venu qui ne lui plaît pas à quitter le village. Mais surtout, les immigrés ne peuvent acquérir de propriété effective puisque toutes les terres, même non cultivées, appartiennent déjà théoriquement aux populations en place. Ils ne peuvent débrousser sans autorisation et souvent ils doivent se résigner à prendre en location des terres. En plus du fermage, les propriétaires exigent, dans certains secteurs, que leurs locataires viennent les aider lorsqu’ils en expriment le besoin. Dans ce cas, la reconduction du bail dépend, en fait, de la bonne volonté mise a exécuter ces corvées supplémentaires.

Enfin, la plupart des Musulmans refusent de louer certaines terres aux migrants, notamment les H kural~, argiles noires qui portent les cultures de mil repiqué. Depuis quelques années, ces terres ont pris considérablement de valeur car elles permettent, avec la culture du mil repiqué, de compenser le déficit vivrier qu’entraînerait l’extension actuelle du coton. Mais leur étendue reste limitée, si bien que les populations en place s’en réservent l’exploitation. De même, les terres alluviales, susceptibles de donner de bonnes récoltes de coton, sont louées de plus en plus cher aux nouveaux venus. Il y a là tout un ensemble de restrictions juridiques ou de fait qui freinent efficacement l’arrivée d’étrangers dans les villages de plaine (BOUTRAIS, 1978).

L’antagonisme est encore plus affirmé si la majorité de la population en place se compose d’éleveurs. Si les troupeaux de la région partent en transhumance de saison sèche vers les pâturages humides des plaines du Logone, ils reviennent en saison. des pluies à proximité des villages, multipliant les occasions de conflits avec les agriculteurs. L’installation de nouveaux cultivateurs, en restreignant chaque année les espaces disponibles au pâturage, provoque des réactions de la part des bergers. Nulle part peut-étre au Cameroun, l’antagonisme entre éleveurs et cultivateurs ne prend des formes aussi vives. Malgré la violence des réactions des éleveurs, ceux-ci n’en sont pas moins contraints de céder progressivement du terrain devant l’avancée des cultures, surtout à partir du pied des montagnes.

Sans revêtir des formes aussi nettes d’hostilité, les problèmes de coexistence inter-ethnique, à la suite des migrations, se traduisent souvent par une nouvelle stratification sociale au sein du village d’accueil. Les migrants, notamment les anciens montagnards, constituent une catégorie inférieure, à la fois par leur statut social et par leur niveau économique. Ne dépassant pas les limites d’une agriculture familiale centrée sur les cultures vivrières avec le surplus monétaire indispensable pour le paiement de l’impôt, ils se distinguent des Musulmans dont l’agriculture s’oriente délibérément vers la culture commerciale. Les possibilités de modernisation agricole des migrants sont limitees par le contexte foncier. En plus, ils n’ont pas facilement accès aux prêts pour l’achat de bœufs de trait ou de charrues. Ces prêts sont consentis aux paysans proposés par les chefs de village ou de canton qui favorisent leurs compatriotes, aux dépens des immigrés, souvent mal connus. Dans quelques cas, ces nouveaux venus, incapables de se constituer une exploitation viable, se ruinent dans les locations ou doivent s’embaucher comme ouvriers agricoles : cas de prolétarisation rurale qui manifestent un échec de la migration. Les hostilités inter-ethniques traditionnelles font place à des

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inégalités sociales, comme l’ont souligné les chapitres précédents, mais les Lignes de clivage restent les mêmes.

La différenciation sociale dans les zones d’accueil ne concerne pas seulement les rapports entre population en place et immigrés. Elle affecte aussi les immigrés entre eux, alors que la société de départ se montrait égalitaire. Des distinctions sociales s’établissent entre migrants, basées sur l’ancienneté d’installation ou sur la richesse.

Des migrants, faisant partie des premiers contingents, ont débroussé de grandes superficies qu’ils cultivent, mettent en location ou se réservent. Devenus les «anciens ), du nouveau village, ils décident des possibilités d’installation des nouveaux migrants et les contrôlent. Ils leur prêtent des terres lors des premières années ou les louent fort cher, selon les liens de parenté ou d’amitié qu’ils entretiennent avec eux. Recrutant les immigrés, ils jouissent auprès d’eux d’un grand prestige, d’autant plus qu’ils appartiennent souvent à la même ethnie et qu’ils ont pu moderniser leur exploitation, en s’équipant d’un attelage et d’une charrue.

Avec le temps s’esquisse un début de hiérarchie sociale parmi les migrants, marqué par l’apparition d’un groupe de laboureurs jouant le rôle ‘de « leaders ». Formant une sorte d’élite paysanne, ils sont encore très peu nombreux mais ils auront de plus en plus d’influente sur la masse des Païens, leur permettant peut- être de dépasser le stade de la petite agriculture de subsistance. Cette modernisa- tion agricole n’évitera pas la naissance ou l’aggravation d’inégalités sociales qui n’existaient pas autrefois. D’autre part, ces leaders se montrent souvent plus sensibles aux modèles socio-culturels des Musulmans voisins qu’à ceux de leur société d’origine. Ils constituent une partie des contingents d’islamisés.

Les migrations fournissent aux sociétés païennes la possibilité d’apparition de leaders dans les zones d’accueil, levain d’une promotion, mais en même temps, elles multiplient les occasions de perte de ces mêmes leaders au profit des sociétés musulmanes.

LES CONSl?QUENCES SUR LES ZONES DE DÉPART

Si les migrations tendent à accélérer l’évolution des zones d’arrivées, elles ne manquent pas d’influencer, par contre-coup, celles des zones de départ, ne serait-ce que par les effectifs qu’elles leur soutirent. Il faut donc que l’analyse effectue une sorte de retour vers les points de départ, afin d’évaluer les changements intervenus.

Une détente ou un abandon des zones de départ ?

Étant donné le contexte démographique de la plupart des zones de départ, les migrations ne peuvent qu’y provoquer des effets salutaires en allégeant la pression sur les terres. Grâce à l’exutoire des débouchés extérieurs, la menace de surpeuplement qui hantait des paysanneries à l’étroit, est désormais écartée.

La souplesse du régime foncier qui caractérise la plupart des sociétés païennes permet une multitude d’échanges (dons, prêts temporaires gratuits ou contre des cadeaux) avec ceux qui restent. Ainsi se réalise harmonieusement un rééquilibre permanent entre la- population et la terre, au fur et à mesure des départs. Dans certaines sociétés, ce rééquilibre est réglé par la coutume puisque seul l’un des

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Les conséquences des migrations

descendants hérite de l’essentiel des biens du père. Le statut des autres fils les désigne, de facon presque obligatoire, comme de futurs migrants.

La perspective de l’installation en plaine atténue chez les montagnards la compétition entre descendants lors de chaque succession. Elle évite pour la plupart des sociétés païennes le partage à l’infini des terres qui résultait des droits égaux de tous les descendants et aboutissait, dans la pratique, à des exploitations non viables. Chaque fils qui reste à la ferme de son père dispose désormais de terres suffisantes pour sa subsistance. S’il récupère en plus quelques parcelles de voisins ou d’amis partis pour la plaine, il peut augmenter sa production, se constituer des excédents vivriers ou développer la culture de l’arachide. Il parvient à faire face à des besoins grandissants en numeraire.

11 se produit, depuis quelques années en montagne, une extension des superficies cultivées en arachide sur toutes les terres libres. Elle n’est pas sans rapport avec les départs. Ceux-ci détendent donc la pression démographique et permettent aux montagnards de s’affranchir dans une certaine mesure des limites de l’agriculture de subsistance.

Les échanges entre les migrants et ceux qui sont restés sur place contribuent aussi à résoudre le problème vivrier, surtout en montagne. Les montagnards vivent moins qu’autrefois dans la crainte des crises alimentaires car ils peuvent maintenant compter sur l’appoint des récoltes des migrants installés en plaine. Des transports de mil relient régulièrement le village d’immigration au massif de départ. Dans le cadre de chaque famille, le migrant ravitaille ses parents ou ses frères. Parfois, cette aide ne se limite pas au mil. Le migrant, disposant de plus d’argent liquide, grâce à la culture du coton, contribue au paiement de l’impôt des siens restés en montagne. Des jeunes viennent aussi cultiver du coton près d’un frère installé en plaine, afin de subvenir à leurs besoins en numéraire. Les migrations améliorent ainsi sensiblement la situation économique des zones de départ, situation souvent frustre et de plus en plus fragile dans le contexte actuel.

Si la souplesse du régime agraire permet des transferts de parcelles à la suite des départs, ce processus ne peut se reproduire indéfiniment. 11 arrive un moment où les restants ne peuvent reprendre toutes les terres devenues libres. Avec une saison agricole limitée par la durée des pluies et la nécessité de soins méticuleux aux cultures, surtout en montagne, une famille ne peut exploiter qu’une certaine surface non extensible. Sur un massif mafa, à Magoumaz, cette superficie maximum se situe aux environs de deux hectares pour une famille moyenne (BOULET, 1970).

Même si de vastes terrains se trouvent disponibles, le montagnard ne peut dépasser cette superficie. S’il le faisait, ce serait aux dépens des soins accordés aux cultures. II s’ensuivrait une baisse des rendements et une dégradation des aménagements du terroir, si importants dans ce milieu. Il se limite donc à ce qu’il peut faire, laissant à la friche les champs de ceux qui sont partis. Tout le terroir montagnard n’est plus cultivé comme il l’était autrefois, des lambeaux de friches isolant les champs lorsque les départs deviennent très nombreux. Mais cette évolution s’avère extrêmement dangereuse : le maintien de l’agriculture monta- gnarde elle-meme se trouve mis en cause, à long terme.

Si les friches s’étendent trop, les aménagements du terroir, en particulier les terrasses, commencent à tomber en ruine, à s’ébouler et l’érosion se manifeste IocaIement plus violente. L’aménagement des pentes doit couvrir un versant montagnard du haut en bas pour être pleinement efficace. Des terrasses sur quelques parceIles ne serviront plus à grand-chose si les terrasses supérieures, dégradées, ne retiennent pas déjà le ruissellement. ici intervient à nouveau la notion de seuil de sous-peuplement, au-dessous duquel le maintien de l’agricul- ture montagnarde devient impossible. Une ponction trop importante par les

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migrations ne se traduit plus par une amélioration de l’économie montagnarde mais par sa ruine complète à plus ou moins longue échéance.

L’abandon des montagnes déclenche à son tour une série de processus qui remettent en cause l’équilibre écologique existant. Les montagnards avaient détruit le manteau forestier protecteur de la montagne pour lui substituer un équilibre artificiel. Les travaux anti-érosifs couvrant toutes les pentes aboutissaient au même résultat que la végétation naturelle, en réduisant le ruissellement et en favorisant l’infiltration des eaux, en préservant un sol maintenu sur place et entretenu par le travail humain. Un arrêt dans l’entretien de ces ouvrages libère les forces qu’ils avaient pour but de retenir : ruissellement, concentration des eaux, écoulement torrentiel.

Tous les auteurs ne sont pas du même avis quant à l’ampleur de ces processus de dégradation des montagnes désertées. Certains pensent qu’on exagère la gravité ou qu’on généralise abusivement l’extension du phénomène (1). II est possible, en effet, qu’après l’abandon des montagnes, l’installation de l’ancienne couverture végétale facilitera la remise en place d’un ancien équilibre écologique détruit par l’homme. 11 semble pourtant que, dans les conditions climatiques actuelles, l’érosion gagne de vitesse la reprise de la végétation. Ce ne sont pas les savanes herbacées post-culturales qui peuvent freiner efficacement le ruissellement sur des pentes très raides. Une fois les sols entraînés par l’érosion et la roche-mère mise à nu, la reconquête par une végétation forestière est définitivement compromise. L’enchaînement des processus semble donc aboutir de facon inéluctable à la ruine des montagnes. « L’irréparable et l’irréversible sont alors consommés. La montagne est morte »(LESTRINGANT, 1964, p. 402).

Les conséquences de l’abandon des montagnes ne se limitent pas à la ruine de leur potentiel agricole. Elles affectent aussi les plaines situées en contrebas. Un ruissellement plus important après chaque averse violente libère des forces érosives capables de transporter des matériaux de plus en plus grossiers. Arrivées sur le Piémont, le changement brutal de la pente réduit la capacité de transport des eaux qui dévalent de la montagne. Leur charge devenant soudain trop forte, elles déposent les débris les plus grossiers qui s’étalent en épandages à la lisière des massifs. L’ennoyage des piémonts par des débris grossiers, aux aptitudes agricoles

(1) B.D.P.A., sans date, t.1. Des préoccupations comparables à celles-ci se manifestent pourtant dans la littérature anglo-saxonne consacrée aux montagnes du Nigeria situées de l’autre côté de la frontière. A propos des montagnes intensément cultivées en terrasses au sud de la Bénoué (Monts Alantika), BAWDEN et TULEY écrivent en 1966 qu’il faut encourager autant que possible la descente des habitants en plaine («The evacuation of the population should be encouraged as far as possible il, p. 60). Ils proposent de mettre les massifs en réserve pour maintenir les sols en place et garantir les ressources en eau. Ils affirment que les terrasses actuelles n’empêchent pas une érosion <r considérable » de se manifester. Ils admettent cependant qu’aprés l’abandon des hauteurs, il faut s’attendre à une période intermédiaire d’érosion du sol accrue quand les terrasses vont tomber en ruine et avant que la couverture végétale ne se réinstalle (p. 23). A propos des Monts Mandara nigérians, les mémes auteurs préconisent en 1972 d’encourager à nouveau les déplacements de population vers les plaines mais en reboisant très vite les terrasses abandonnées. Cependant, ils prévoient le maintien de l’utilisation des secteurs les plus doues pour l’agriculture. Ils ne conseillent pas un abandon total des Monts Mandara, proposant mémc une série de recommandations en faveur de l’agriculture montagnarde. « It should be noted that certain hilly areas would benefit by having some resident population. Useful production cari be obtained from these areas while still maintaining conservation control of water-sheds and steep areas » (p. 93, vol. IV). Ils écrivent que l’occupation permanente des montagnes a conduit les habitants à prendre des mesures de protection des sols. Les sols fertiles n’y sont pas rares mais de répartition trés dispersée. Les jachères de repos ne sont pas inconnues des montagnards, mais de courte durée, sauf dans les secteurs moins densément occupes. D’aprés les auteurs, l’écourtement des jachères proviendrait des menaces d’érosion (p. 13, vol. IV). A présent, les habitants se concentrent déjà sur les piémonts qui frangent les Monts Mandara du côté nigerian. Mais l’érosion est très vive sur les épandages de graviers et de sables grossiers, par ailleurs cultivés de facon intense. Au nord des Monts Mandara, les dépôts épais de graviers en bas de versant montagneux sont coupés par de profondes ravines.

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Les conséquences des migrations

médiocres, se traduit à brève échéance par des départs d’agriculteurs. Les débris les plus fins, qui seraient les plus fertiles, sont transportés au loin dans les zones marécageuses où se perdent tous les cours d’eau avant de rejoindre le Logone.

Après chaque orage, les eaux torrentielles qui descendent des montagnes reprennent partiellement en charge les matériaux déposés à la fin de la crue précédente et les transportent plus loin. L’ennoyage progresse donc vers l’aval et recouvre d’anciennes alluvions fertiles. Celles-ci sont, de plus, attaquées vigoureu- sement par l’érosion latérale des berges, accélérée d’une part par la puissance érosive accrue des cours d’eau et d’autre part, par le déboisement des zones alluviales, à la suite de la colonisation de la plaine.

L’abandon des montagnes ne signifie donc pas seulement la dégradation de leur potentiel agricole. 11 expose aussi les plaines voisines aux conséquences dangereuses d’un écoulement des eaux brutal et spasmodique. En plaine comme en montagne, un déséquilibre écologique se déclenche, dont les effets touchent les terres actuellement les plus valorisées.

Dynamisme ou désagrégation des sociétés ?

L’insertion des migrants dans un nouveau contexte économique favorise, dans les villages d’arrivée, l’élaboration d’une nouvelle vie sociale qui n’est plus fondée sur les mêmes principes qu’autrefois. D’un autre côté, les migrations tendent à infléchir le fonctionnement des sociétés des aires de départ, qu’elles se traduisent par une plus grande cohésion sociale ou, au contraire, par un effritement de leurs fondements.

Les migrations peuvent renforcer la cohésion sociale dans les zones de départ en éliminant tous ceux qui ne s’y intègrent pas d’une facon ou d’une autre. Souvent, les migrants ont connu des difficultés avec leur entourage. Les raisons en sont très diverses : vol d’une femme, accusation de sorcellerie, refus de payer l’impôt ou de participer aux corvées collectives, mauvais rapports avec le chef ou avec les voisins. Tous les indésirables qu’une collectivité tend à rejetter de son sein, ont maintenant recours à l’émigration. Ils peuvent s’installer dans une zone d’accueil de migrants où leur passé tend à s’oublier (1).

Une autre catégorie de migrants est représentée par ceux qui contestent l’ordre établi de leur société. Avec les influences recues de l’extérieur, le rôle du numéraire dans la vie sociale actuelle, les occasions de contestations se multiplient à l’égard de sociétés fondées sur le respect de la coutume et des ancêtres. La plupart des sociétés traditionnelles, par sauvegarde de leur cohésion interne, se montrent intolérantes à l’égard des contestataires. Parfois, les sociétés disposent d’une organisation politique suffisamment élaborée pour que les chefs puissent contraindre certains mauvais éléments au départ. Les conflits sont alors réglés de facon autoritaire par l’exil forcé.

D’autres sociétés, notamment païennes, se trouvent souvent incapables de régler par elles-mêmes des tensions graves qui peuvent surgir entre leurs membres. Lorsqu’elles vivaient en cadre fermé, il y avait peu de recours pour freiner l’extension d’antagonismes qui pouvaient mettre en cause l’unité de tout le groupe. Les conflits internes, qui ébranlaient autrefois dangereusement ces sociétés, s’achèvent le plus souvent, de nos jours, par des départs volontaires vers

(1) La plaine joue depuis longtemps un rôle d’exutoire social pour les montagnards proches. Ainsi, les Mada vendaient autrefois les femmes, coupables d’adultére. comme esclaves aux Mandara. Les enfants adultérinsétaient rejetés par leurs familles: t6t ou tard, ilsémigraient en ptaine(RiCHARD, 1972).

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des terres neuves. Les migrations atténuent donc les tensions qui peuvent secouer les sociétés de départ. Nul doute que la cohésion de ceux qui restent en sort renforcée.

Mais là non plus, les conséquences des migrations ne s’exercent pas à sens unique. Les pyramides des âges des villages d’arrivée indiquent qu’ils recoivent surtout des éléments jeunes, donc dynamiques. Toutes les zones de colonisation agricole en plaine représentent une pyramide des âges caractéristique avec des renflements marqués correspondant aux tranches d’âge des jeunes adultes et des jeunes enfants. Elles suffisent à démontrer le risque que des migrations importantes font peser sur les zones de départ.

La première conséquence réside dans un vieillissement de la population avec toutes ses implications. A plus long terme, le renouvellement démographique lui- même se trouve compromis. D’autre part, les déséquilibres dans la composition de la population, de part et d’autre, empèchent la vie sociale traditionnelle de se dérouler normalement. Ils freinent la transmission de l’héritage culturel des anciens aux jeunes générations. Ils réduisent les différences de statut qui séparaient les générations successives et ne donnent plus lieu à l’autorité des anciens de s’exercer.

Ainsi, les migrations portent-elles sur les zones de départ la menace d’un affaiblissement et d’une décadence de la vie sociale traditionnelle. Ce risque est aggravé par le fait que toutes les sociétés ne se trouvent pas sur un pied d’égalité dans la région. Les unes présentent des tendances expansionnistes alors que d’autres se laissent imprégner et dissoudre sous l’influence de modèles culturels extérieurs. Parmi ceux-ci, le modèle musulman tend à s’imposer, avec plus ou moins de succès, à toutes les sociétés païennes. La diffusion de ce modèle culturel ne serait pas si général sans l’existence d’un terrain favorable, préparé par une ouverture des sociétés sur l’extérieur, notamment par le biais des migrations.

En amenant diverses populations à se côtoyer de facon quotidienne, les migrations favorisent les comparaisons de statut et les désirs d’imitation (1). Cela se traduit sur le plan psychosociologique par la fierté des uns, où qu’ils se trouvent, s’opposant au complexe d’infériorité des autres, pouvant aller jusqu’au reniement de leur origine. Cette attitude nouvelle mais déjà répandue parmi les migrants, finit par s’imposer à ceux qui sont restés sur place. L’amertume et la tristesse font place à la joie de vivre qui semble se réfugier dans les sociétés les plus isolées et les plus fidèles à elles-mêmes. Les migrants, déracinés, ne croient plus, non seulement aux valeurs traditionnelles de leur société, mais à l’idée que leurs pères se faisaient d’eux-mèmes. Cette perte d’assurance de soi figure sans aucun doute comme le germe d’une désagrégation sociale.

Les conséquences des retours

Les retours d’anciens migrants freinent-ils les menaces de désagrégation sociale dans les zones de départ ou bien, au contraire, les aggravent-ils? Ne risquent-ils pas de favoriser l’adoption de comportements étrangers par l’intermédiaire de gens qui, après les avoir subis de facon consciente ou non, contribuent à les propager parmi les leurs ?

L’ambivalence de la signification des retours vers les zones de départ apparaît nettement dans le cas des migrations saisonnières ou temporaires de travail. Elles

(1) Aux migrations, il convient d’ajouter le rôlejoué par les marchés dans le brassage actuel de populations autrefois repliées sur elles-mêmes. La fréquentation assidue des grands marchés du Piémont par les montagnards de bordure prélude souvent à leur descente.

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permettent au groupe de s’adapter tant bien que mal aux conditions économiques nouvelles imposées de l’extérieur, ce qu’il ne parviendrait à faire autrement qu’avec de lourds sacrifices. Mais en mème temps, le comportement des saisonniers, une fois rentrés chez eux, n’est jamais le mème qu’avant leur départ et ne manque pas d’influencer leurs voisins, surtout les jeunes. Le retour des travailleurs saisonniers assure à leur entourage de meilleures conditions de vie, grâce à l’apport de numéraire.

Mais, en mème temps, les absences régulières, même provisoires, sont la meilleure préparation à une émigration définitive. D’autre part, la possibilité nouvelle pour les jeunes de gagner de l’argent par eux-mêmes, leur donne une plus grande indépendance matérielle par rapport à leurs parents et perturbe les relations traditionnelles entre générations. S’attendant moins qu’autrefois à la g&érosité de leur père pour pouvoir s’installer à leur compte, les jeunes se soumettent moins facilement à leur autorité. L’une des règles fondamentales du fonctionnement des sociétés païennes se trouve ainsi de plus en plus souvent reniée, malgré la réprobation indignée des anciens. Le nombre de migrants saisonniers qui partent chaque année n’est donc pas indifférent pour comprendre l’évolution sociale des populations en zone de départ.

Une autre catégorie de retours concerne des migrants qui, absents durant plusieurs années, reviennent occuper sur le tard leur place dans le village natal. Dans la plupart des sociétés païennes, ces retours sont facilités par le fait que l’absent peut récupérer à tout moment les terres recues en héritage et cultivées à titre provisoire par une tierce personne. En fait, les retours effectifs étaient assez rares lorsque, ces dernières années, ils s’amplifièrent brusquement, à la suite d’échecs enregistrés lors de descentes de montagnards en plaine. Dans ce cas les montagnards reviennent occuper leur ancienne habitation et reprendre leurs vieilles habitudes.

11 ne semble pas que ces retours entrainent un changement quelconque dans les zones de départ. On pourrait supposer que les anciens émigrés, une fois rentrés chez eux, y introduisent un peu de « modernisme )). C’est parfois le cas dans l’habillement, l’hygiène ou l’habitation mais rarement dans les techniques de production agricole.

Cette observation s’applique également aux conséquences des migrations saisonnières. Elles affectent plus ou moins profondément la vie sociale de la collectivité de départ mais elles apportent rarement des modifications ou des améliorations aux techniques agricoles traditionnelles. Leur seul résultat dans ce domaine est d’inspirer fréquemment à de nombreux jeunes saisonniers une répugnance grandissante pour le travail de la terre, prélude à leur émigration définitive en ville.

Les migrations, autrefois restreintes ou imposées, tendent à prendre de plus en plus d’ampleur. Par leurs conséquences multiples, elles ne manqueront pas d’exercer une influence sur tous les aspects de l’évolution humaine. Provoquant un brassage de populations très différenciées, conduiront-elles, à plus ou moins brève échéance, à la fin du cloisonnement ethnique qui individualise encore si fortement la région ? Ce n’est pas impossible. Elles s’accompagnent de la diffusion d’un modèle culturel uniforme. D’autre part, elles favorisent le progrès économique régional en débloquant des secteurs trop peuplés, dans le contexte actuel, ou en répondant à une demande de main-d’oeuvre dans d’autres secteurs. Peut-être permettront-elles dans l’avenir aux différents groupes de sortir de leur spécialisation économique actuelle, aux éleveurs de s’adonner de plus en plus à

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l’agriculture, aux cultivateurs de seconder leurs cultures par de petits troupeaux, comme certaines ethnies en offrent déjà l’exemple. Enfin, elles peuvent amener les groupes humains à s’affranchir des limites d’une solidarité à base ethnique pour prendre conscience de leur appartenance à une même.région.

Selon les types de migration, ces tendances en faveur d’une unification régionale sont déjà plus ou moins amorcées. Certes, elles se trouvent accélérées dans le cas des déplacements vers les villes. Mais, d’un autre côté, l’exode rural introduit des problèmes sociaux entièrement nouveaux et encore plus difficiles à résoudre que les tensions traditionnelles inter-ethniques.

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