Les conditions de la pensée stratégique · La crise de la société et de l’économie...

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Les conditions de la pensée stratégique En quête de la souveraineté économique ? Achevé de rédiger à Paris, le 26 octobre 2013 Une note de réflexion d’Hervé Juvin, pour Eurogroup Institute Les machines (je n’excepte pas les plus belles, industrielles, administratives) ont donné à l’homme une faculté malheureuse, celle d’unir les forces sans avoir besoin d’unir les cœurs, de coopérer sans aimer, d’agir et vivre ensemble sans se connaître » Jules Michelet, Le Peuple, Garnier, 1974 La stratégie ne s’occupe pas de stratégie, elle fait sens et c’est pourquoi elle est stratégique. La stratégie qui n’est que de la stratégie n’a pas de sens et c’est pourquoi elle n’est pas stratégique. Lao Tseu, IV siècle av. JC

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Les conditions de la pensée stratégiqueEn quête de la souveraineté économique ?

Achevé de rédiger à Paris, le 26 octobre 2013

Une note de réflexion d’Hervé Juvin, pour Eurogroup Institute

Les machines (je n’excepte pas les plus belles, industrielles, administratives) ont donné à l’homme une faculté malheureuse, celle d’unir les forces sans avoir besoin

d’unir les cœurs, de coopérer sans aimer, d’agir et vivre ensemble sans se connaître »

Jules Michelet, Le Peuple, Garnier, 1974

La stratégie ne s’occupe pas de stratégie, elle fait sens et c’est pourquoi elle est stratégique. La stratégie qui n’est que de la stratégie n’a pas de sens et c’est pourquoi elle n’est pas stratégique.

Lao Tseu, IV siècle av. JC

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Sommaire

Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4

1 – Origines . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6La crise de la société et de l’économie française, qui s’exprime par le sentiment général d’une incapacité à agir, procède du renoncement à la « vérité effective de la chose » dont Machiavel fait la condition de toute pensée stratégique ; du renoncement à voir les choses telles qu’elles sont, non telles que nous voudrions qu’elles soient.

2 – Point de situation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11Les rapports, les analyses, les débats concernant le retard français, le poids de l’Etat, la désin-dustrialisation, le Code du travail, etc. manquent le point central, d’ordre macroéconomique ; les erreurs commises depuis la mise en place de l’euro à une parité franc-deutschemark insou-tenable sont le facteur déterminant des difficultés françaises, et multiplient l’effet de handicaps, certes existants, mais qui n’ont rien d’exorbitant par rapport à nos concurrents.

3 – Position de la France . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14La « vérité effective de la chose » commande de reconnaître que la France n’est plus qu’une petite économie dans un monde de puissances, qui accepte sans les interroger des concepts, des indicateurs, des classements, dont le seul objet est de plier les Etats aux intérêts privés, à l’inverse de son histoire et des préférences des Français.

4 – L’engagement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22L’installation au cœur du débat public de la « désindustrialisation » relève de ces effets d’optique dont l’actualité est pleine. Le fait paraît avéré. Mais la notion économique repose sur des analyses peu robustes, elle affirme des idées reçues sans preuves. La question industrielle, réelle, ne peut pas masquer les difficultés d’adaptation de la France à un choc macroéconomique extérieur.La réalité est que l’entreprise industrielle, comme toute autre, n’existe que dans un écosystème entrepreneurial dans lequel la politique industrielle à sa place, dans lequel la protection des sec-teurs neufs, des sociétés innovantes, a sa place, dans lequel surtout la coopération, l’informel, la gratuité, jouent un rôle déterminant. Un écosystème commence quand les comptes s’arrêtent.

5 – L’action publique, mais laquelle ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26L’opposition entre Etat et entreprises est obsolète, quand l’économie est le champ stratégique du moment, quand la collaboration entre l’Etat et les entreprises, voire la mobilisation citoyenne aux côtés d’entreprises nationales et s’assumant comme telles, est l’une des conditions de la puissance et de la résilience. L’Etat régalien est la condition oubliée de la baisse des coûts de transaction entre acteurs ; la paix, la confiance, l’ordre, sont les conditions oubliées de la perfor-mance des acteurs privés.

6 – Pas de port pour qui ne sait qui il est ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29La capacité décisive du futur est l’intégration de facteurs divers, marginaux, faibles, à travers une concertation étendue, productrice de cette bioéconomie qui va succéder à l’économie de la croissance matérielle et de l’accumulation financière privée. L’insignifiance du calcul écono-mique actuel, la détermination historique, géographique, sociale, identitaire, des activités éco-nomiques, le respect de la diversité, l’enracinement dans des territoires tous divers, tous singu-liers, sont les déterminants de toute performance stratégique.La rupture est plus certaine que la continuité. Les scénarios de l’improbable, de l’indicible, de l’impossible, sont plus certains que les scénarios qui prolongent les courbes et répliquent le passé. La pensée stratégique commence avec l’impertinence, et se poursuit avec la liberté sou-veraine de l’esprit, qui jamais ne se lasse de poursuivre les traces de la vérité fugitive.

Introduction

Malaise, perte de confiance, impuissance collective… un constat partagé veut que nous vi-vions une crise de l’avenir. La fin du progrès comme mouvement acquis de l’histoire, non moins que l’incapacité ressentie à décider de ce qui nous concerne, caractériseraient une situation moins de déprime que de déprise ; nous n’aurions plus de capacité à agir sur ce qui compte, qu’il s’agisse de la mondialisation, du réchauffement climatique, ou de l’éducation des enfants. Des dirigeants d’entreprise l’éprouveraient aussi ; créer de la valeur, sans doute, mais après ? Quelle situation pourrait être pire pour ceux qui ont cru que le monde était à eux, ceux qui se lèvent chaque matin en se disant qu’ils vont changer le monde ? Quelle situation pourrait être plus délicate pour des investisseurs et des dirigeants de l’industrie, qui font des choix et engagent des projets à dix, vingt, trente ans, quelquefois plus, alors que la rhétorique du changement permanent envahit les organisations et affole les managers ? Quelle situation pourrait plus ra-dicalement condamner toute approche stratégique – puisqu’il ne s’agit plus que de tactique, d’adaptation permanente, et, pour tout dire, de survivre ?

La situation trouve une expression banale dans le court-termisme partout condamné, à tort ou à raison, qu’il soit imputé au marché financier, à la convoitise des actionnaires, ou au capita-lisme en général. Elle s’aggrave du constat niais, partout répété, du brouillard de l’avenir. Nous sommes supposés vivre des temps d’incertitude ; mais à quelle période l’avenir a-t-il été assuré pour personne ? L’était-il en 1913 ? En 1935 ? Et que dire des années 1960, quand la victoire du communisme ou l’hiver nucléaire semblaient inéluctable  ? L’affirmation donne lieu à des alarmes variées, par exemple celle que fait résonner la désindustrialisation de la France. Elle est originale en ce qu’elle ne reproduit pas les schémas traditionnels de séparation entre public et privé, entreprises et société, individu et collectif. Le mal être collectif ressenti par les Français face à l’Europe, la mondialisation, ou la rue, est de même nature que le mal être ressenti par des salariés dans leur entreprise, les fonctionnaires dans leur administration, et les managers face à leur direction, voire les dirigeants eux-mêmes face à leurs responsabilités. Elle est nouvelle en ce qu’elle déborde largement les classes malheureuses, les laissés pour compte de la croissance et des rendements  ; la souffrance stratégique, puisque c’est d’elle dont il s’agit, se rencontre aussi bien dans des conseils d’administration sans boussole que chez des Présidents dépour-vus d’orientation de la part de leur actionnaire majoritaire, voire chez des hauts fonctionnaires d’administration centrale sans direction claire de leur Ministre de tutelle, ou de son cabinet.

Inquiétude face à l’avenir, perte de confiance, déficit de sens, les facteurs explicatifs géné-ralement mis en avant pour expliquer ce malaise et justifier les remèdes nous semblent man-quer leur objet, qui tient au fondement même de la pensée stratégique. Ce ne sont certes pas les moyens qui font défaut, c’est le cadre pour les mobiliser. Ce ne sont pas les experts qui manquent, ce sont bel et bien les stratèges, et ce coup d’œil souverain qui embrasse l’ensemble d’une situation et formule l’action décisive. Appel à la volonté et à la responsabilité, éloge de la prise de risque et piédestal attendant les entrepreneurs ne répondent pas à la question. Ce n’est pas la pensée stratégique qui est faible, et l’excellence de tant de stratèges, de consultants, d’analyses et de travaux, comme la réussite de tant d’entreprises françaises, ne saurait être te-nue pour rien. Ce sont les conditions de la pensée stratégique qui se sont effondrées, des condi-tions qui imposent de penser les collectifs, les identités, la capacité à devenir et la propension à agir. Des conditions que le renversement du monde bouleverse, de sorte qu’un effort majeur est nécessaire pour refonder la pensée stratégique sur de nouvelles bases, et pour abandonner des préjugés manifestement datés, situés, et dépassés – ceux de la raison raisonnante des New-ton, Descartes et Bentham, comme ceux de l’individualisme méthodologique d’Adam Smith, de Friedrich von Hayek, ou de Milton Friedman. Sans aller si loin et viser aussi haut, reconnaissons que la doctrine économique libérale ne dit rien sur le come back de la Chine, rien sur la crise

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américaine du crédit en 2007, et pas davantage sur le mur du réchauffement climatique ou le saccage des écosystèmes. Gratuits, donc tenus pour rien et sans valeur. Ou bien perturba-teurs du système, donc expulsés du raisonnement. Ou bien encore, révélateurs des biais, des impasses, des conventions, à oublier pour dormir tranquille et faire tourner ses tableurs.

De sorte que l’abandon de la Vérité est l’étrange résultat de tant d’informations, de relations et moyens de communication. De sorte que ce qui est vrai pour les administrations, les entre-prises, les collectivités régionales ou locales, l’est tout autant au niveau politique, celui de nos Nations et de nos démocraties. De sorte surtout que ce qui est en cause n’est ni la compétence des experts, ni la volonté de définir et de déployer des stratégies, c’est la capacité à fonder une pensée stratégique. Ce n’est pas le comment qui manque, mais le pourquoi ; le sujet n’est pas de moyens mais de but ; il ne s’agit pas de mieux administrer les choses, mais de conduire les hommes.

Nous avons décidé de publier cette note parce qu’il nous semble que ce mal être, en passe de devenir une véritable souffrance stratégique, est nouveau, grave, et qu’il doit être guéri – le premier moyen de le guérir étant justement de le reconnaitre, de l’analyser et d’en parler. Il est nouveau parce qu’il correspond à une remise en cause de l’ensemble des cadres qui ont per-mis le développement d’une pensée stratégique en France, et qui ont construit la confiance ; confiance des citoyens dans les institutions et des salariés dans leurs entreprises ; confiance des cadres intermédiaires dans leur hiérarchie et dans le sens de leur mission ; confiance plus encore dans le sens du travail, d’entreprendre, de produire, qui est d’assurer le progrès. Il est grave, parce que la conjonction d’une crise politique et managériale peut avoir, a déjà, des consé-quences imprévues. Il doit être guéri, parce que les moyens existent, qu’ils sont identifiés, et que la volonté manque plus que les moyens.

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1 – OriginesAvant de construire, déblayer. Les idées fausses, les dépendances coloniales, et les succur-

sales de l’abandon, demandent le balai. Les vraies causes de la souffrance stratégique, et de l’incapacité stratégique globale de la France et de l’Europe, au-delà des multiples et parfois exemplaires réussites particulières, viennent de là, de ces idées reçues, et infligées plutôt que reçues, de ces mensonges colportés, plus généralement de cette idéologie qui a succédé aux totalitarismes défunts.

« La vérité effective de la chose » (Machiavel)

Il y a une raison à l’incapacité stratégique de la France, de l’Europe, et aussi à celle des socié-tés privées. D’autres raisons bien différentes peuvent jouer un rôle, aucune n’a autant d’effet, et aucune n’explique autant toutes les autres. Je désigne par là le renoncement à cette « vérité effective de la chose » dont Machiavel a fait le foyer brûlant de la science politique moderne. Regarder les choses pour ce qu’elles sont, et non pour ce que nous voudrions qu’elles soient. Ne pas se raconter d’histoire. Etre lucide. Toute l’histoire intellectuelle de l’Occident peut se résu-mer à une quête obstinée, accidentée aussi, indifférente à son prix, surtout – la quête de la vérité. De Sénèque à Saint-Augustin, de Socrate à Montaigne, de Platon à Heidegger, court la même passion dévorante de la vérité, une passion qui conduit les uns au bûcher, comme Gior-dano Bruno, les autres à la ruse, comme Galilée ( « e pur si muove ! »), d’autres encore à la misère et à la marginalisation – mais qu’importe, s’ils ont vu s’entrouvrir ne serait-ce qu’un instant le ciel de la vérité !

Le problème est que cette quête s’arrête. Quelque part vers la fin de ce qu’il est convenu de nommer la Renaissance, l’âge de la Raison, le début des Lumières, au temps de MM. Bentham, Descartes et Newton, la quête de la vérité des choses se transforme en système unique de vé-rité, en modèle obligé de vérité, en usage de la vérité. Une quête devient fonds de commerce. Une aventure se réduit à son utilité. Les institutions cherchent des royalties plus que des décou-vertes. La science dépérit, la technoscience fleurit, il n’y a jamais eu autant d’appel à l’innova-tion que depuis qu’il n’y a plus de découvertes. Et tout s’arrête. Michel Foucauld avait entrepris d’interroger nos systèmes de véridiction, ce qui fait que nous produisons les vérités utiles, qui deviennent les vérités rentables. D’autres viendront, pour examiner l’histoire inconnue de la violence en économie. D’autres encore révèleront la face cachée de la croissance, comme des-truction sociale, extinction de la diversité, et monothéisme combattant. Nous n’en sommes pas sortis. Nous en sommes encore là.

De l’observation à l’expérimentation

Il faut caractériser cette Vérité passionnément cherchée par l’Occident, au moment où la science, le calcul et la raison lui donnent un système qu’elle ne quittera plus. La vérité est le levier de l’action. Elle doit donner des résultats prévisibles, fournir des modèles, et éliminer tout ce qui n’entre pas dans le modèle. Son instance de véridiction, pour employer le mot de Michel Foucauld, est le résultat matériel de l’action humaine. C’est l’effet physique ; ce sera le produit fini  ; et c’est bientôt l’argent gagné, la création de valeur. La stratégie, ou du moins ce que d’innombrables manuels, traités, études, présentent comme telle, n’échappe pas à ce modèle. Il repose sur deux prémisses, indémontrables mais qui se sont avérées durablement acceptables;

• les ressources naturelles sont inépuisables (Jean Baptiste Say, et toute l’économie et la comptabilité après lui) ;

• Ce qui n’est pas l’effet de l’action humaine n’a pas de valeur, principe bientôt devenu ; ce qui ne se compte pas ne compte pas ( Locke, et l’origine de la propriété).

1 – Origines

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Le calcul économique est fondé sur ces prémisses ; aujourd’hui encore, nous payons le prix de l’extraction, du transport, de l’énergie ou des métaux, nous ne payons pas leur rareté. Le droit de propriété est fondé sur ces prémisses ; la terre appartient à celui qui l’exploite, toute ressource est dévolue à qui l’exploite, principe même de la colonisation d’hier et d’aujourd’hui. Le principe, affirmé depuis Grotius et Locke, consacre le droit du colon à s’approprier l’espace de son action, sans ménagement pour les indigènes ; que faisaient-ils de ces ressources, terres arables, bois des forêts, eau des fleuves, énergie des torrents, qu’ils n’exploitaient pas ? Le droit du développement, en réalité l’obligation du développement, est fondé sur les mêmes pré-misses ; seules, les choses que l’homme fabrique (physis) ont une valeur, les choses qui se re-produisent d’elles-mêmes (poioumena) sont sans valeur, la nature y pourvoyant. Platon contre Aristote ; nous n’en sortons pas !

Le basculement de la science a lieu à ce point précis où l’expérimentation, dont la pente est d’isoler un objet dans des conditions artificielles pour le soumettre à l’analyse et à l’instrumen-tation humaines, remplace l’observation des êtres vivant dans leur milieu naturel et institue la séparation radicale des objets d’observation et de la nature. L’expérimentation tend à réduire la complexité, à ramener le divers au Même et le multiple à l’Un. L’expérimentateur se décourage devant un écosystème, Il est comblé devant une éprouvette. Et la démarche tue ce qu’elle pré-tend poursuivre jusqu’à sa vérité ultime.

Ce point est essentiel. La vérité s’éloigne de la nature pour ne plus s’attacher qu’aux systèmes. J’y vois la source du vide stratégique que beaucoup constatent, pour le déplorer et tâcher de le remplir (à l’instar de Philippe Baumard, à qui j’emprunte ce mot ). Le même phénomène vaut pour les infrastructures collectives de la vie et de la société ; la langue, les structures sociales, l’organisation politique, sont tenues pour gratuites et sans valeur  ; l’industrialisation, puis les vagues de mondialisation successives, vont les bousculer sans plus d’examen ; la société est ce que l’économie en fait, et que la vie des affaires serait plus simple si tous les hommes parlaient l’anglais ! Tout pour donner raison à Karl Marx, en somme…

Surestimation de l’action raisonnée, consciente et organisée ; sous-estimation des détermi-nations extérieures de l’existence humaine, incessibles et non commutables (propres à l’obser-vation, non à l’expérimentation) ; l’espace dans lequel va s’affirmer la stratégie occidentale est l’espace de la raison et de l’indétermination. Nous n’en sommes pas sortis ; mais nous ne pou-vons plus nous en tenir là.

L’arbre de l’INRA

L’histoire de l’arbre de l’INRA est exemplaire. Selon la méthode expérimentale, les scienti-fiques de l’INRA ont jadis étudié comment un arbre captait l’eau par ses racines, en alimentait sa croissance. Ils l’ont donc isolé de son milieu, et ont mesuré ses consommations. Ils en ont conclu que l’arbre consommait de l’eau au détriment des autres plantes, notamment des cultures ; qu’il fait de l’ombre et gêne les tracteurs. D’où l’abattage des arbres, l’arrachage des haies, etc. Il a fal-lu bien des années pour se rendre à l’évidence ; un arbre ne pousse jamais seul. Dans la nature, dans son écosystème, un arbre soumis à l’observation, et non plus à la seule expérimentation, protège les autres végétaux du soleil et du vent, il aide les plantes plus petites à trouver l’eau et sa présence leur épargne le dessèchement ; d’où l’agroforesterie, d’où le replantage des haies, des arbres dans les champs, et la reconstitution de l’écosystème économe que l’expérimenta-tion réductrice ignorait.

Histoire exemplaire, parce que l’entreprise ne vit pas seule. Et elle n’est pas le centre d’un milieu de vie, d’un environnement, terme abusif s’il en est ; elle est un élément d’un écosystème, la partie d’un univers vivant qui s’appelle d’abord une économie, et ensuite, une société. Et la tentation de l’expérimentation, tendant à séparer, à isoler et à simplifier pour répliquer, traitant de l’entreprise isolément, hors de la société et de l’économie qui la nourrissent, ne conduit à

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rien ; plus modeste, l’observation est combien plus apte à atteindre la vérité effective de l’entre-prise, et les moyens de concourir à son projet (il convient d’observer que la pression mise sur les chercheurs par la quête des budgets et l’obligation de publier dégrade considérablement la science ; voir le cri d’alarme de The Economist, « How science goes wrong », le 19-10-2013, constatant que moins de 50 % des expériences publiées sont réplicables !).

La capacité la plus éminente du stratège, qui est d’embrasser l’espace des forces le plus large, le moins attendu, suggère que l’économie politique, la macroéconomie, les rapports de puis-sance que les parités monétaires, les capacités d’émission réglementaire et normative, sont les éléments surdéterminants dont les facteurs microéconomiques ne sont que correctifs ou adju-vants.

Retour à l’économie politique

En matière d’économie, l’histoire de l’arbre porte un nom  ; c’est l’économie financière. L’économie qui ne veut voir que la création de valeur, qui ne connaît que ce qui se compte et qui réduit la vérité des choses aux chiffres et aux nombres. L’économie tenue par le droit, les comptes et le marché, qui ne veut voir dans une entreprise qu’un nœud de contrats entre indivi-dus, un chiffre d’affaires, un bénéfice par action. L’économie que résumait assez bien le premier directeur de l’INSEE, dans l’immédiat après-guerre quand il s’assignait comme but : « faire passer les Français des mots aux chiffres » ! L’économie de plus en plus éloignée du réel, du produire, de l’utile, et du vivre se dispense des mots ; voilà longtemps qu’elle a abandonné la saveur, le goût et la couleur du monde pour les tableurs et les flux financiers !

Sortir du réel, ne plus sentir le poids et la chaleur des choses, les réduire à une abstrac-tion ; c’est toute la démarche de l’économie financière, qui tient pour rien la dimension insti-tutionnelle de l’entreprise, son identité singulière, ses particularités remarquables, même et surtout si elles constituent dans la réalité ses premiers facteurs de performance et de compé-titivité. Le biais financier est à l’œuvre depuis trente ans ; il constitue l’un des facteurs détermi-nants de la liquidation du capital structurel et de la ressource collective, socialisée, sans prix, que des siècles de civilisation et de culture ont constitués, que deux décennies de prédation privée dilapident.

Observer l’entreprise vivre dans son milieu, se lier avec un territoire, une communauté ou une Nation, raconter son histoire comme partie prenante d’une société, d’une Nation, ou d’un monde, l’envisager comme partie d’un tout dont la clé ultime est politique, c’est le propre de l’économie politique. L’économie politique reconnaît le lien avec la société, elle accepte le caractère intangible, incessible et incommensurable de ces objets économiques que sont les systèmes sociaux, les modes d’organisation, voire les entreprises elles-mêmes. L’économie poli-tique ne postule pas la mise en équivalence de toute chose par l’expression monétaire et le système du marché, mais reconnaît les singularités humaines, elle en fait même des éléments de l’économie ! Il n’est rien de plus urgent qu’un retour à l’économie politique pour agir, pour définir des stratégies et pour les faire avancer. Pour les économistes ; bien davantage, pour les entreprises qui veulent se projeter dans le monde qui vient. Car qui dit stratégie dit incommen-surable, dit intangible, et dit essentiel – ce qui ne s’achète pas.

Le piège qui affaiblit les entreprises françaises, européennes, aussi bien que les Nations, est de considérer toute chose sous l’angle du marché et du prix, alors que les fondamentaux qui permettent aux unes et aux autres de performer et de satisfaire leurs populations, ne sont pas dans le marché, ni dans les prix. La fierté, la confiance, l’identité collective, un espace pu-blic apaisé, des relations de coopération spontanées, sont des actifs immatériels, incommen-surables, essentiels, dont les actifs économiques dérivent, que l’économie ne sait ni créer, ni reproduire.

1 – Origines

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Apesanteur européenne

La France, l’Union Européenne, ont une responsabilité dans ce vide stratégique, tout près de provoquer la souffrance stratégique de ceux qui n’en peuvent mais. Beaucoup de chefs d’entre-prise n’ont pas de mots assez durs pour qualifier la politique de la Commission européenne en matière de concurrence, qui a interdit des concentrations européennes et livré certains pays à des géants mondiaux, la conception passéiste des parts de marché, ou encore la naïveté de certains accords de libre-échange (par exemple, l’accord conclu avec le Canada en octobre 2013 et por-tant sur l’importation de viande sans contrôle sanitaire européen), qui suppriment la protection par les normes du consommateur et du marché intérieur européen. D’autres stigmatisent l’euro, sans doute excellent dans son principe, mais dont la surévaluation les pénalise. Faut-il ajouter que tous déplorent le retour d’un nationalisme économique qui leur semble aussi archaïque que l’idée d’un marché intérieur européen protégé leur semble un impératif dans la compétition mondiale ?

Le renoncement français est insigne, depuis que l’engagement européen remplace la société française dans la piété politique affichée. Le déport sur les entreprises, les salariés, les contribuables, et l’Etat régalien lui-même, des contraintes d’adaptation d’une Union européenne incapable de se réformer elle-même et de redéfinir son objet, se fait à un prix exorbitant. A rebours des enseigne-ments de l’économie politique, mais aussi des démarches de leurs concurrents, la France et l’Union européenne préfèrent dire que le monde est tel qu’il devrait être, plutôt que dire le monde tel qu’il est. C’est un paradoxe ; les sociétés qui se donnent les objectifs les plus ambitieux, au point d’en devenir grotesques (ah, le pacte de Lisbonne et la société de la connaissance ! ) sont aussi celles qui s’en refusent le plus obstinément les moyens. Au moment où la Chine, la Russie, le Brésil, les Etats-Unis, pour ne citer qu’eux, développent des pratiques et des politiques clairement protec-trices, à commencer pour ces derniers par les subventions massives au gaz de schiste qui paient la réindustrialisation de leur territoire, l’Union européenne poursuit un rêve libre-échangiste qui condamne ses efforts d’innovation et de relocalisation. Au moment où le dollar, le yuan et d’autres monnaies sont engagées dans des rapports de force ouvertement destinés à favoriser leurs écono-mies, la surévaluation de l’euro fausse la concurrence et donne une prime à la spécialisation alle-mande comme à la délocalisation. Au moment enfin où la bataille des normes fait rage, l’Union européenne, qui a acquis par la seule puissance de son marché intérieur, le premier au monde, une capacité à exporter ses normes sans égale, semble prête à sacrifier les exigences de ses consom-mateurs et les préférences collectives des peuples européens à un traité de libre-échange transat-lantique dont le Président Obama a annoncé sans pudeur qu’il en attendait la création d’un million d’emplois aux Etats-Unis –et la destruction de combien d’entreprises en Europe ?

L’apesanteur stratégique européenne rejoint cette aperception sociale qui procède de la méconnaissance des origines, des appartenances et des liens qui font les communautés poli-tiques, au nom de l’individu de droit, cet être abstrait que les institutions de Bruxelles jugent seul modèle de l’Européen à venir, l’homme hors sol, de nulle part et de rien.

Place à la conscience de soi !

Il n’y a pas de stratégie sans acteur stratégique et sans conscience singulière. Sinon, il n’y a qu’une dissolution tactique dans la conformité, le benchmark et la répétition.

C’est dire que la question de la frontière, celle de l’identité et celle de l’intérêt à agir se pose en amont de toute stratégie.

C’est dire aussi qu’avant d’aller plus loin, il faut ébranler l’édifice vermoulu qui tient lieu de cadre stratégique, et parasiter le logiciel de la conformité qui dicte les applications dérivées que certains osent nommer stratégie – rentrez les données, appuyer sur « enter », et voilà votre stra-tégie prête ! L’exercice commence par un point de situation ; un regard sur le champ de bataille, sur les forces en présence et les conditions de l’exercice stratégique.

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2 – Point de situation« Quelqu’un s’arrête, hume, et demande ; où sommes-nous ? »

La première qualité du stratège est celle de l’arrêt. « Considérer longuement le même objet sans être incommodé » rappelle le général de Gaulle (in « Le fil de l’épée », Livre de Poche) était la qualité que Napoléon considérait avant toute autre être celle du stratège. Savons-nous voir quel moment nous vivons ?

La guerre froide n’est plus, et même, l’après-guerre froide est terminé. Les salariés français et européens, les entreprises industrielles, ne savent pas ce qu’ils doivent à un état du monde, sans doute terrible pour ceux qui le vivaient de l’intérieur, mais qui leur a garanti un rapport de forces exceptionnellement favorable. Ce ne sont pas seulement leurs performances au travail qui ont valu aux salariés français, européens, une part exceptionnelle de la valeur ajoutée, c’est la menace que les chars soviétiques faisaient peser sur un système capitaliste qui devait gagner l’adhésion de la majorité de la population, pour éviter le basculement redouté vers le commu-nisme.

La fin de ce système n’est pas à l’avantage des salariés, ni de l’industrie. Le principe politique s’efface devant le principe de la mise en concurrence des territoires, substitut à la guerre. La compétition remplace la bataille, et la compétitivité se substitue à la puissance de feu, mais le même sujet est en jeu ; la puissance et la richesse vont de pair. Le néo-libéralisme, les privatisa-tions de masse, ont déplacé le rapport politique-économie sans rien lui ôter de sa pertinence ; l’économie demeure un sujet de puissance, et peut-être le sujet de la puissance. Le concept, imprécis et abusif, de compétitivité territoriale se fonde sur l’idéologie d’un monde post natio-nal et post politique que seule l’Europe semble adopter, au prix d’un renoncement inquiétant à « la vérité effective des choses » dans les alliances sans complexes entre entreprises et projec-tion de puissance, entre marchés commerciaux et souveraineté nationale, entre manipulations financières et pillage des ressources, dont les Etats-Unis, autant que la Chine et l’Allemagne, donnent l’exemple.

La fin du « moment américain » du monde est proclamée. C’est devenu une banalité dans les cénacles stratégiques d’annoncer la fin de « l’hyper puissance » des Etats-Unis. La réalité pourrait être à la fois plus complexe et plus brutale. Si les Etats-Unis ont appris de leurs erreurs, s’ils ont changé leur positionnement et leur démarche dans le monde, comme l’apaisement avec l’Iran et l’abstention en Syrie le montrent, ce n’est en rien parce qu’ils sont affaiblis, c’est parce qu’ils se recentrent sur leurs intérêts propres. Nouvel accord avec l’Arabie Saoudite pour maintenir à bas prix le pétrole conventionnel (2005), fort engagement avec la Turquie et l’Iran contre la Russie et la Chine, maîtrise resserrée de l’OTAN (nomination du Danois-Américain Rasmussen) et de l’Union européenne (à travers un bilatéralisme renforcé avec l’Allemagne, la nomination de Mario Draghi, ancien de Goldman Sachs, ou des promesses de postes internationaux de premier plan à des dirigeants négociant leur fidélité, comme J. M. Barroso) ; l’activisme américain s’est redéployé, il est toujours aussi favorable aux intérêts des entreprises américaines (par exemple, à travers un traité de libre-échange avec l’UE qui ferait disparaître la protection sanitaire et so-ciale dont bénéficient les Européens ; sur la menace d’un OTAN économique, voir le compte-rendu du colloque de la Fondation Res Publica, notamment les interventions de MM. Hubert Védrine, Jean-Luc Gréau et Jean-Pierre Chevènement, du 16 sept. 2013, sur le site respublica.org). Le moment où New York détrône la Silicon Valley en création de sociétés innovantes, le moment où le cercle des alliés se resserre sur la Russie et surtout la Chine, le moment où les routes du pétrole et du gaz sont plus que jamais contrôlées, le moment surtout où les Etats-Unis décrochent l’Allemagne et l’Europe dans la compétitivité globale des facteurs économiques, n’est pas un moment de déclin pour les Etats-Unis, pour lesquels la décomposition intérieure de la société et le vieillissement des infrastructures ne sont qu’une variable de la profitabilité de l’empire financier qui exploite le pays.

2 – Point de situation

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Les Brics se trouvent à la fin de leur modèle, si parler d’un modèle de ce conglomérat inconsistant inventé par les caprices de la gestion de Goldman Sachs a un sens. La Russie n’a toujours rien d’autre à vendre que ses matières premières ; qui connaît un produit russe ache-table, à l’exception du caviar et de la vodka ? La Chine détruit à ce point la capacité humaine de vivre sur son territoire que la question est posée; sera-t-elle morte avant d’être riche ? Et la hausse non maîtrisée des coûts du travail y multiplie les délocalisations, tandis que l’absence de droits de propriété et d’Etat de droit délie la langue des industriels ; la Chine sera-t-elle la grande déception à venir ? Les épisodes de nuées asphyxiantes qui vont jusqu’à stopper l’acti-vité dans les villes de Bei jing, de Datong ou de Harbin semblent se multiplier (par exemple, en octobre dernier ; dépêche AFP du 21 – 10-2013)… La société brésilienne entre en ébullition avant que la classe moyenne ait assis ses fondamentaux ; quant à l’Inde, les passions identi-taires accompagnent la croissance économique et s’en nourrissent (voir l’évolution de Naren-dra Modi, qui associe industrialisme et radicalisme hindou dans une synthèse inédite ), même si la compétition avec la Chine est un point d’union manifeste. Faut-il ajouter que le modèle turc lui aussi vacille, que l’empire iranien peine à trouver la voie de sa puissance millénaire, et que l’Afrique du sud est un espoir qui le restera… Une réinvention générale est en cours, sans gagnants désignés.

Le moment aurait pu être européen. C’est peu de dire que l’Union européenne n’en béné-ficie pas. Sur les plans financiers, bancaires, industriels, l’Europe est devenue transparente. A l’opposé de tous les discours lénifiants tenus sur la convergence, la mise en place de l’euro a ren-du les divergences explosives. L’Allemagne en bénéficie, au point d’être la première puissance exportatrice au monde (exportations dirigées aux deux tiers vers l’Europe en 1994, aux deux tiers vers le reste du monde en 2012 ! ), et de représenter bientôt deux fois l’économie française. Qui, en France, s’est posé la question  ; vaut-il mieux créer une Banque publique d’investisse-ment, française, ou doter la Banque européenne d’investissement, qui aurait dû être la réponse logique à la crise de financement de l’industrie et des PME ? Si l’une, pourquoi l’autre ? Qui, en France, face à la nécessité invoquée de réindustrialiser, s’est posé la question ; n’est-ce pas un sujet pour l’Europe ? A l’absence de question, il faut mesurer le vide dans lequel s’enfonce l’Eu-rope et que manifeste, par exemple, l’insignifiance de l’Europe de la Défense, la sujétion accep-tée à l’OTAN, et la liquidation progressive de l’autonomie des industries nationales de défense, absorbées dans le protectorat américain ! De sorte que nous nous trouvons cumuler le pire des deux systèmes, la redondance des institutions, les coûts et la pesanteur de la complexité sans les bénéfices de la capacité à agir. Dogme stupide de la concurrence et du libre-échange, appli-qué stupidement ; frénésie régulatrice qui handicape l’entreprise ; surévaluation d’une monnaie unique qui sert l’intérêt particulier de l’Allemagne et n’autorise aucune adaptation aux chocs externes ; et par-dessus tout, interdit idéologique devant les mots de « politique industrielle » ou de « souveraineté économique » ; l’Europe n’est pas le moyen du plus ou du mieux mais du moins et du rien.

La redécouverte de la géopolitique est en cours. Elle interroge  : que fait l’Europe de sa puissance, que fait-elle du premier marché au monde, de la seconde monnaie de réserve au monde, du premier pouvoir normalisateur du monde ? Les questions de puissance, de pou-voir et les rapports de force comptent, en économie aussi bien qu’ailleurs. La mobilisation politique des Etats-Unis autour des gaz et pétrole non conventionnels est exemplaire d’un choix stratégique bien plus qu’économique, rendu possible par des subventions massives aux exploitants, qui ne paient aucune des externalités redoutables de leur activité – la facture est à venir. Les grandes manœuvres autour des voies maritimes et terrestres de transport de l’énergie ne sont pas dictées par le seul intérêt commercial. Les évidences d’une dépen-dance rigoureuse des activités industrielles à l’égard des opérations de puissance, de prise de contrôle ou de déport des ressources, sont multiples aussi bien qu’ignorées des exercices stratégiques des entreprises et, ce qui est pire, des Etats. Evidences ignorées, que les entre-prises paient et paieront, évidences absentes des rapports étonnamment rivés à la vision la plus étroite et la plus dérisoire de l’économie.

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Dans ce domaine de la croissance, de l’économie et du mieux-être, reconnaître « la véri-té effective de la chose » suggère que le véritable moment décisif est celui qui voit divorcer de manière irréversible les notions de croissance et de progrès. Non seulement travailler plus n’améliore pas les conditions de vie, mais plus d’activité peut les dégrader. Non seulement plus d’activité économique ne fait plus progresser l’espérance de vie, n’améliore pas la santé, mais se traduit par une réduction de l’espérance de vie ou des problèmes sanitaires incontestables (en Chine, la région industrielle du Heilongjiang aurait vu la population perdre cinq années d’espé-rance de vie ; en France, le cancer paysan dû aux pesticides a été reconnue maladie profession-nelle par un tribunal, en mai 2013, et représente un risque considérable pour les industriels de la chimie et des intrants qui se souviennent de l’amiante…) Et la perte du sens du travail alimente l’une des souffrances les plus réelles  ; un bulletin de paie ne remplace pas chez un salarié le sentiment de son utilité professionnelle.

De telles souffrances existent. Elles expliquent la crise du futur, de l’action et de l’investisse-ment économique. Elles ne sont pas les seules. A l’évidence, la nouvelle révolution industrielle est devant nous. Plus jamais fabriquer un objet, répondre à une commande, plus jamais s’infor-mer, choisir, passer commande, plus jamais consommer, se déplacer, habiter, ne seront ce qu’ils étaient voilà seulement vingt ans, quand la voiture individuelle à moteur thermique était le moyen de la mobilité, quand la consommation d’énergie ou d’eau était marginale dans un bud-get, quand la qualité de l’alimentation n’était pas fonction de son prix, quand l’accès à des éco-systèmes amicaux à la vie humaine était assuré à tous. Les chaînes de production deviennent modulables et fabriquent des objets de plus en plus personnalisés, jusqu’au point d’affinage où personne n’aura le même ! Et surtout, face au dérèglement climatique, face à l’empoisonnement des sols, des eaux, de l’air, des êtres vivants, l’ingénieur va devoir recommencer sa tâche de tou-jours ; faire mieux avec moins !

Cette évidence signifie qu’un nouvel âge industriel commence, dans lequel les séparations entre industrie et services ne sont plus de mise, dans lequel la puissance de l’offre est plus déter-minante que le soutien à la demande, dans lequel aussi les questions de droits, de brevets, de sécurité juridique, financière, autant que physique, deviennent décisives. Pourtant, l’euphorie industrielle est loin derrière nous et tend à céder à la nostalgie ; comme c’était mieux avant ! Le général de Gaulle ajouterait ; la marine à voile, la lampe à huile, et les bœufs devant la char-rue ! Nous n’en sommes plus là, mais nous n’en sommes plus à la voiture individuelle moyen de la liberté, aux armes conventionnelles, moyen de la souveraineté, aux réseaux centralisés moyen de l’énergie ! Les trois étapes qu’ont été la machine à vapeur, l’électricité, l’informatique, débouchent sur tout autre chose ; la maîtrise technique suscite une dépossession galopante. Nous ne sommes plus maîtres de nos pouvoirs, les effets de levier encore plus puissants dans l’industrie que dans la finance de marché, ont des effets encore plus délétères ; car il s’agissait d’argent, il s’agit de la vie. En surplomb des nouvelles évolutions des techniques et des pro-cédés, la santé humaine, plus encore que le réchauffement climatique ou l’excès du CO2, la pénurie des ressources et le « peak oil », va imposer des limites à la folle marche en avant de l’économie. Une forme de retour au réel est suscitée par les ondes électro magnétiques, les maladies respiratoires, la multiplication des cancers, des maladies héréditaires et des malfor-mations provoquées par les aliments frelatés, plus encore que par la rareté des ressources ou le dérèglement climatique. La dégradation ou la perversion des services gratuits de la nature, qui comptent pour plus de la moitié dans la qualité de nos conditions de vie, atteint un degré qui laisse peu de doutes sur la violence des réactions et la brutalité des mesures correctrices.

La sortie du libéralisme est annoncée. Ce n’est pas que le socialisme renaisse de ses cendres ; c’est que le réalisme américain, chinois, coréen, japonais, a appris à considérer l’Etat comme un acteur indispensable de l’économie. Ce n’est pas le retour de l’Etat d’assistance et d’irres-ponsabilité, malgré les illusions françaises à cet égard, c’est le recours à l’Etat régulateur, sécu-ritaire et garant comme le plus indispensable allié des affaires. La grande affaire de l’économie, qui l’eut cru, c’est le retour du régalien ! Les USA n’ont jamais hésité quand l’intrusion publique

2 – Point de situation

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était nécessaire, installant un système de surveillance mondial (Total Information Awareness) allant jusqu’à la nationalisation de fait sinon de droit du secteur automobile, d’une partie de la banque et de l’assurance. L’Etat fédéral, les Etats fédérés, jouent un rôle dans le développe-ment de grappes d’innovations, ils n’hésitent pas à assurer une énergie quasi-gratuite et les plus larges facilités pour opérer aux entreprises qui relocalisent leur production, pas plus qu’à subventionner les activités agroalimentaires, aéronautiques, etc., y compris en accordant à cer-taines, comme les géants de l’Internet, une quasi-franchise fiscale qui leur permet d’accumuler des fonds propres sans payer l’impôt, notamment en France et en Europe !

Cette sortie du libéralisme signifie un durcissement des entités géopolitiques sur leur survie d’abord, leur intérêt ensuite, à la fois dans la concurrence qui les oppose, et dans la subordina-tion des parties qui les composent. Les entreprises d’échapperont pas à ce durcissement, dont les banques américaines ou suisses ont les premières subi les effets. Elle est aussi sortie de l’illusion concurrentielle selon laquelle tout se résout par le marché et l’argent, selon laquelle ce qui est bon pour les sociétés privées est bon pour la société tout court. Derrière les enjeux de compéti-tivité, de puissance financière, d’organisation du commerce, s’affichent ouvertement les réalités géopolitiques de la puissance et de pouvoir. Ce n’est pas dans un roman de science-fiction, c’est dans les télégrammes d’une ambassade américaine publiée par Wikileaks qu’il est question à l’encontre de la France, considérée bloquer la pénétration des OGM dans certains pays africains, comme la Zambie, de « warlike measures » - des mesures de type militaire. On aimerait connaître la riposte légitime de la France. Quel ambassadeur a été convoqué, quels diplomates expulsés, quelles ripostes ciblées menées à bien ? On aimerait savoir que les Français, à défaut des Euro-péens subjugués, ont pris conscience de la lutte pour la domination mondiale, continentale du moins, qui s’engage. On aimerait surtout évaluer la prise de conscience par les entrepreneurs de la violence d’un conflit commercial, réglementaire, normatif, qui les renvoie immanquablement à leur base territoriale, à leur nationalité, et à la mobilisation nationale derrière les intérêts qu’ils représentent.

Après trente années d’illusions ou de mensonges libre-échangistes et mondialistes, les constances de l’histoire se rappellent à nous, et la sortie de la mondialisation annonce simple-ment que tous sont en concurrence dans le même monde, et pour les mêmes objets – ce qui n’est pas la voie de l’apaisement, ce qui peut être l’occasion de refonder et d’avancer, puisqu’au-cune position n’est acquise, et le champ s’ouvre, infiniment.

Le cadre de l’analyse stratégique doit s’ouvrir. Car le plus certain est que la continuité ne sera pas de mise. C’est que la chance de ruptures est multipliée. C’est aussi que les scénarios de l’im-probable, de l’invraisemblable, de l’impossible même, ont plus de chances d’être les bons que les scénarios de continuité sur lesquels toute l’approche stratégique est fondée – et prolonge les courbes.

En 2013, la France engage une réflexion sur son projet pour 2025. Les stratèges doivent se souvenir de ce qui sépare 1933 de 1945 ; un renversement du monde. Le futur ne continuera pas le présent ; de cela, tout dirigeant doit se persuader. Le problème est qu’il manque dramatique-ment des moyens de penser les ruptures. Et que les évoquer seulement peut plonger le mana-gement intermédiaire dans un trouble destructeur. Voilà le prix à payer pour l’état d’apesanteur stratégique dans lequel nous avons été plongés depuis trente ans.

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3 – Position de la France Depuis le rapport Armand-Rueff, en 1958, qui s’attachait à préciser les conditions du re-

dressement productif de la France, quoi de neuf ? Il est tentant d’aligner des chiffres, de comp-tabiliser des aides, d’ajouter des allègements de charge aux subventions, et d’en conclure que la somme fait une politique industrielle, voire une stratégie. Qui peut y croire ?

Le fond du tableau est sombre. Il l’est plus encore pour ceux qui constatent que le rapport Aglietta, analysant la mauvaise spécialisation de la France, ses rigidités, etc. est d’actualité  ; il date de… 1982 ! Et un pessimisme raisonné semble faire l’unanimité des observateurs. En trois ans, selon l’Observatoire de l’entreprise et de l’investissement Trendeo, 1071 sites industriels français ont fermé leurs portes, avec une moyenne de 71 salariés. Cette information intervient au moment où les multiples et coûteux essais de sauvetage d’une entreprise emblématique, Heuliez, ont échoué, au moment aussi où les données recensées depuis 2007 montrent que ce sont les entreprises de taille intermédiaire (ETI) qui ont embauché pendant la crise, pas les grands groupes dont l’internationalisation les a rendus plus sensibles à la crise.

Nous considérons ce tableau en grande partie faux. A partir de faits hétérogènes, il accrédite la peur d’un déclin inéluctable. A partir de constats généralement incontestables, il cède à la tentation microéconomique, reporte sur les acteurs les conséquences de faits qui sont aussi et irréductiblement macroéconomiques. Comme l’affirmait Xavier Ragot (CNRS, colloque de l’Institut Cournot sur le thème  ; «  la France a-t-elle un modèle économique  ? du 23 octobre 2013)  : «  Avec la politique monétaire accommodante et la politique commerciale agressive des Etats-Unis, la France aurait le même niveau de chômage et la même croissance qu’eux » ! Nous continuerons avec lui à rappeler que les difficultés de la France s’expliquent d’abord par la surévaluation manifeste de l’euro, qui a fait augmenter le rapport dette sur PIB de 20 % (de 1993 à 1997, décision prise sous le gouvernement Balladur), ensuite par l’absorption de la crise américaine, diffusée en Europe, et qui a de nouveau accru ce rapport de 40 % entre 2006 et 2011 ! Les entreprises, les salariés, les contribuables, continuent à payer pour l’euro. Les bases économiques d’un diagnostic de la crise portant sur la conduite des entreprises, les structures institutionnelles ou les stratégies des acteurs ne sont pas robustes. Leur utilisation s’inscrit dans une pensée économique idéologique, partielle et partiale (voir « La Trahison des Economistes », Jean-Luc Gréau, Gallimard, 2006) qui refuse de mesurer que le malheur économique français actuel est européen, libre-échangiste et atlantiste. Et il est instrumentalisé.

Le miroir grossissant, déformant de la crise bancaire et financière, puis politique et écono-mique, joue son rôle ; il noircit les couleurs, force le trait, et noie la réalité sous un pessimisme de commande. Il permet aux parties prenantes, du Medef aux syndicats, de l’UIMM aux partis politiques, de promouvoir leurs intérêts sous couvert de préparer la sortie de crise. Il tend à sous-estimer le capital collectif de la France. Malgré les déficits, malgré les dettes (publiques bien plus que privées), malgré les échecs (mais qui parle des succès  ?), et même, malgré les erreurs ou les faiblesses de ses directions récentes, la France dispose d’un capital structurel, naturel et social exceptionnel, d’un capital territorial remarquable, et aussi d’une administration qui tient son territoire, et d’entreprises qui font la fierté de leurs collaborateurs. Malgré des cris-pations passagères, sa richesse de son être au monde la distingue. Malgré l’occupation mentale de concepts, de think-tanks, d’ONG, de sociétés d’audit et de conseils qui servent des intérêts anglo-américains hostiles, la France garde des laboratoires de recherche (comme le CNRS), une industrie du spectacle, des sociétés de conseil et des éclaireurs intellectuels de rayonnement et d’influence mondiaux. Malgré les images obsédantes, les Français vivent bien, continuent de chérir leur famille, leur voisinage, leur territoire. Et ils continuent de faire bien leur travail, de respecter leurs engagements, et de ne pas se servir dans la caisse – ce qui contribue à maintenir le site France haut dans les préférences des entreprises. En bref, la première difficulté actuelle, et elle n’est pas mince, est d’être à la hauteur de l’héritage  ; et, pour cela, de transformer cet héritage comme ceux qui l’ont constitué l’avaient fait eux-mêmes avant nous.

3 – Position de la France

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L’étonnant est le consensus apparent sur la désindustrialisation de la France. « L’urgence in-dustrielle », comme l’écrit Gabriel Colletis, est une réalité partagée dans le monde, mais difficile à piloter et à déclencher, alors même que les données sont incertaines, les concepts flous, et beaucoup de chiffres, simplement faux ! Le piège des conventions et des mesures est béant, à commencer par celui qui prétend isoler une activité « industrie » dont la réalité est infiniment plus diffuse qu’il n’y paraît ; nous ne savons pas ! Nous ne savons pas isoler l’industrie des ser-vices, nous ne savons pas mesurer la réalité des échanges à l’intérieur des groupes multinatio-naux, nous en savons surtout moins que nous ne croyons savoir, d’autant moins que nous avons plus besoin de savoir. Et les données les plus débattues, les chiffres les plus répandus, sont les moins certains et les plus trompeurs, sinon les plus falsifiés.

Le rapport dit «  Gallois  », du nom du Président du groupe de travail sur la compétitivité de l’industrie française, était moins destiné à renouveler un diagnostic maintes fois répété, qu’à préparer l’opinion à de nouveaux compromis sociaux. Ce rapport alerte à juste titre sur la perte de compétences irrémédiable – quand le dernier site d’une activité industriel a fermé, ce n’est pas en une génération que la compétence reviendra  ! Quand les maillons essentiels d’une chaîne de production sont délocalisés, pire encore, quand seule l’activité de conception demeure sur un territoire, c’est toute la maîtrise industrielle qui est perdue. Et quand la pression des financiers incite à l’externalisation de fonctions essentielles, c’est la qualité de service, c’est l’utilité elle-même, donc le sens, qui s’éloignent. Le rapport pourrait insister davantage sur la dé-pendance stratégique que contient le libre-échange ; ne plus produire tous les éléments d’une automobile, d’un avion ou d’un missile, c’est accepter la dépendance à l’égard des sous-traitants ou des équipementiers. Ce rapport a retenu des statistiques douanières que 82 % des expor-tations françaises étaient constituées de produits industriels. Il aurait également pu intégrer ce qui ne passe pas les douanes : les services immatériels, les échanges bancaires et financiers, les investissements !

Les comparaisons dans le temps de « l’emploi industriel » sont incertaines, simplement parce que les entreprises ont massivement externalisé des fonctions de service vers des prestataires extérieurs, depuis trente ans, et qu’aucun moyen statistique ne permet de corriger les chiffres de l’emploi industriel de ces externalisations, plus importantes dans tous les cas que les déloca-lisations tant invoquées.

Les statistiques du commerce extérieur tenues par l’INSEE sont elles-mêmes pour le moins sujettes à caution, parce que les transferts internes des entreprises n’y sont pas pris en compte (cette analyse est développée, notamment, par Augustin Landier, de l’Université de Toulouse, sur Xerfi). Les entreprises n’ont pas intérêt à extérioriser des résultats en France, en raison de la fiscalité qui les touche. L’image comptable des échanges est donc fausse, d’un facteur difficile à évaluer, mais qui n’est pas sans rapport avec le niveau d’imposition sur les sociétés, l’IS (avec 38 % de taux théorique d’IS, la France vient en tête des pays de l’OCDE, même si les grands groupes paient un taux réel inférieur à 8 %).

La séparation fallacieuse industrie-services correspond au mythe Saint-simonien, elle n’a de réalité que celle de nos conventions comptables. Il est probable que l’industrie occupe peu ou prou la même place dans notre économie que celle qu’elle occupait dans les années 1970, la différence provenant essentiellement des externalisations d’emplois de service sur des sous-traitants, le rôle des délocalisations étant très surestimé, notamment parce que de nouvelles implantations sont venues discrètement se substituer aux anciennes, disparues à grand tapage. L’industrie est bruyante quand elle échoue, inaudible quand elle réussit ! Pourquoi ce succès de l’industrie française qu’est la livraison du porte-hélicoptère « Vladivostok » à la Russie, précédant une seconde commande aux chantiers de Saint-Nazaire, a-t-elle été rigoureusement passée sous silence (mai 2013) ? La culture du succès, la fierté de la réussite, sont aussi des éléments de sortie de crise…

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La pensée économique à laquelle se réfère ce tableau est idéologique, partielle et partiale. Elle est dominée par des concepts d’importation, comme la mondialisation, le facteur d’entraî-nement industriel, la compétitivité territoriale, « la facilité des affaires » (Doing Business), ou par des généralités peu signifiantes, comme la mondialisation, le rôle des infrastructures, la RSE, le marché du travail, etc.

La compétitivité des territoires. Pur produit de l’idéologie du déracinement, de l’expulsion des indigènes et de la mise en marché des hommes, comme de la terre et des ressources na-turelles, elle signifie l’équivalence entre l’entreprise et le territoire. De même que l’entreprise se sépare des collaborateurs sous-performants, ou non fonctionnels, le principe voudrait que le terri-toire attire les meilleurs – la phrase est rarement poussée à son terme ; et expulse les moins bons ! Le marché des hommes nie la nature même des sociétés politiques ; la noblesse de la fonction politique, comme celle de l’entrepreneur, n’est-elle pas de faire avec ceux qui sont là, de les porter au-delà d’eux-mêmes, de les faire plus grands qu’ils ne sont ? Couronné par le prix de la recherche universitaire du journal « Le Monde » pour 2013, Gilles Ardinat a montré dans sa thèse (publiée aux PUF sous le titre « Géographie de la Compétitivité », 2013) l’insignifiance économique, l’in-vraisemblance géographique et sociale du concept. Il perdure néanmoins. C’est qu’il autorise un jeu faussé entre les sociétés privées et les collectivités territoriales, c’est qu’il fait passer en fraude l’idée, toujours la même, que la terre et les hommes sont des facteurs de production comme les autres, sommés de se conformer à leur intérêt – ou aux nécessités de leur survie.

La notion d’attractivité relève de la même logique, post politique, post nationale, post ter-ritoriale – le délire de la fin de l’histoire ! Chacun connaît le refrain ; rendre un territoire attractif pour les meilleurs, les investisseurs, les entrepreneurs, etc. Il faut avoir l’oreille fine pour entendre le revers ; se débarrasser des médiocres, des improductifs, etc. par l’assistance. Au passage sup-primer ces systèmes collectifs, ces singularités locales, ces préférences identitaires qui freinent les affaires… Cette négation de ce qu’est une communauté politique, qui lie entre eux ceux que le talent, l’argent, la compétence, séparent, qui fonde la mutualité nationale, s’appelle un désaménagement du territoire et, accessoirement, une négation de la République. Il en va de même du classement publié par la Banque mondiale, « Doing Business », qui prétend classer les pays selon la facilité des affaires, selon des critères anglo-américains libéraux qui subordonnent le droit, et notamment le droit du travail, la fiscalité et les normes, au seul intérêt des sociétés privées et, en fait, à la rémunération de leurs actionnaires. Inutile de dire que ni la souveraineté, ni la légitimité démocratique, ni la qualité sociale, ne comptent beaucoup dans des classements dans lesquels des pays qui vivent dans un totalitarisme économique et financier figurent avec honneur ! Inutile surtout de préciser que les « indicateurs de compétitivité » obéissent tous au même objet ; imposer le cahier des charges des sociétés privées aux collectivités territoriales, aux citoyens et aux Etats, pour assurer leurs revenus !

La mondialisation. Tout est mondial, tout est mondial ! La réalité des investissements directs étrangers est qu’ils comptent pour moins de 5 % dans la formation de capital fixe de la France (une fois corrigés les mouvements internes aux groupes, de nature fiscale); faut-il brader des lois, des règles, des principes, pour si peu ? La réalité est que, malgré l’explosion du commerce internatio-nal, l’essentiel de l’activité et des relations économiques demeure national, l’essentiel des mouve-ments ayant lieu à l’intérieur des Nations (l’Ile de France, par exemple, produit moins de 1 % du total de sa consommation !) Le meilleur exemple est donné par l’industrie ferroviaire, où chaque grand pays européen a son constructeur comme premier fournisseur, sauf la Grande-Bretagne ! Les entreprises implantées en France travaillent d’abord pour le marché national, les sociétés de service offrent d’abord leurs services à des clientèles locales ou régionales, etc. Les concepts d’interdépendance, d’exposition à la concurrence mondiale, etc., ont été grossièrement suréva-lués dans la plupart des analyses, et ce, dans un but explicite ; faire de l’Union européenne, pre-mier marché mondial, la zone la plus ouverte aux échanges de biens, de capitaux, de services, et d’hommes. D’excellentes intentions président à cette ouverture. Mais cette mondialisation est théorique plus que réelle. Chaque dirigeant d’une entreprise mondialisée sait bien que le mot

3 – Position de la France

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pertinent demeure «  international  », parce qu’être présent dans vingt pays signifie gérer vingt modes de relations, vingt codes de comportement, vingt réalités nationales, sur lesquels l’unité de la technique, des systèmes d’information et de la finance n’a qu’un impact marginal  ! Ecrire que « le monde est plat » (Th. Friedmann, 2009) est la pire erreur d’analyse et le plus grand piège stratégique qui soit pour des entreprises multinationales dont toute l’énergie doit consister à se rendre localement acceptables, voire désirables, là où elles veulent s’implanter !

Le facteur d’entraînement de l’industrie. L’économie ne dit rien des fameux effets structu-rants des sociétés industrielles, qui entraîneraient derrière elles les régions de leur implantation (à voir encore, Augustin Landier sur ce sujet). L’économie dit plutôt que la différence de subs-tance entre des activités économiques diverses est incertaines, la différence la plus certaine opposant des activités condamnées par la concurrence, par le progrès ou par la mode, à des activités portées par des marchés avides, bénéficiant d’effets d’apprentissage et d’échelle, et suscitant l’envie des clients.

Il en va aussi de même des infrastructures, dont la mise en place serait la condition du déve-loppement. Des infrastructures, toujours et encore, disent les ingénieurs des Ponts ! Des routes, des voies ferrées, des TGV, disent les constructeurs ! Et de multiplier les études pour démontrer que leur contribution à la richesse économique justifie les subventions demandées… Les infras-tructures développent un territoire ? Pas si simple, dit la Cour des Comptes en 1992 (à la suite du rapport Brua, publié à la Documentation Française), dans un document sévère qui souligne que « la fréquence de l’argument, avant réalisation, a pour contrepartie la faiblesse de la preuve quantifiée, après réalisation ». Les infrastructures assurent certainement le développement des grands du BTP, la privatisation d’équipements comme celle des autoroutes est une spoliation du patrimoine public, il est difficile de mesurer en quoi elles aident les entreprises. Car deux exemples donnent à réfléchir ; la ville de Valence est la mieux desservie de France, entre auto-route A 6 et TGV, c’est aussi l’une des villes les plus sinistrées de France. A l’inverse, le « miracle économique «  de la Vendée, celui d’un tissu de PME textile vivace, s’explique en partie parce que l’absence d’autoroute leur a permis de se développer dans la proximité, sans être absorbées par la métropole la plus proche.

Les mérites du libre-échange. Erik Reinert (in «  Comment les pays riches sont devenus riches, comment les pays pauvres restent pauvres », Editions du Rocher, 2012) a démontré sur pièces et sur preuves ; la Corée du Sud, la Chine, la Malaisie, et tant d’autres avec eux, ne sont sortis du sous-développement qu’avec une solide et résolue politique de protections de leurs industries stratégiques. Et comment la France a-t-elle constitué ces géants mondiaux, pour la plupart, sinon sur la base d’anciens monopoles nationaux ? Un tissu d’entreprises innovantes, un secteur encore à ses débuts, n’ont aucune chance de réussir s’ils sont exposés de plein fouet à la concurrence mondiale. La reconversion de l’agro-alimentaire breton en économie verte ne peut réussir sans protection de quelques années, le temps de l’investissement, de l’apprentis-sage, de l’établissement des marques du terroir. Ce n’est pas affaire de doctrine, c’est affaire de temps, et d’appréciation de la situation dans le temps ; et il en faut du temps, à une jeune économie, pour pouvoir acquérir sur son marché national la dynamique qui va lui permettre de s’ouvrir au monde ! Et il en faut des protections, des attentions et des soins, aux entreprises innovantes, pour conquérir sur les marchés extérieurs les revenus que leur marché intérieur ne leur assurerait pas ! Et il faut en négocier, des réciprocités, des limites et des garanties, pour s’ou-vrir aux transferts de technologies ! Et sans doute faut-il aller plus loin ; l’utopie d’une planète financière mondiale, du post-national, détruit la congruence territoriale, elle incite à l’irrespon-sabilité, au désaménagement, et, pour en finir, prépare le retour de nationalismes économiques sans doute dévastateurs, mais dont tout a été fait pour les déchaîner !

Le marché du travail. Derrière le mot, abusivement employé, se cache l’affirmation  ; les hommes sont une matière première comme les autres – comme la terre, comme l’air et l’eau, comme les sociétés humaines entre lesquelles les investisseurs arbitrent… Que dit la théorie de

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l’efficience des marchés d’une situation française qui voit les salaires réels augmenter en même temps que le chômage de masse ? Que le marché ne fonctionne pas, ou que les spécificités des phénomènes d’embauche, de salariat, de licenciement, interdisent de parler du travail comme d’une marchandise, et des hommes comme d’un marché comme les autres ?

Pour apprécier la situation effective de la France, les éléments qualitatifs, institutionnels et culturels, sont plus importants que les éléments chiffrés, tous sujets à caution, voire à manipula-tion. Il est tentant de sacrifier à l’autodénigrement, à la critique systématique, à la recherche de boucs émissaires (la finance, la banque, les actionnaires, etc.) en oubliant que le facteur surdé-terminant est d’ordre macroéconomique, et ressort aux fautes commises par la France dans le pilotage de son insertion européenne, monétaire, commerciale et réglementaire.

Depuis les années 1950, la politique industrielle a été volontariste, conduite sous l’impulsion et la direction de l’Etat, dans des logiques bien moins entrepreneuriales qu’administratives. Il s’agissait de moderniser la France, il s’agissait d’absorber une migration rurale d’une violence incroyable – en moins d’un siècle, plus de la moitié de la population française a migré des cam-pagnes vers la ville !

Les nostalgiques de la période oublient d’en rappeler la condition essentielle ; la souverai-neté monétaire. Le général de Gaulle, voulant assurer l’indépendance de la France, a procédé comme l’a fait le Président Poutine en Russie, et tant d’autres avant lui, de l’Algérie au Brésil ; il a remboursé la dette extérieure de la France et fait en sorte de nationaliser la dette publique. Qu’en dire aujourd’hui, alors que des représentants de la finance anglo-américaine siègent au conseil de l’Agence France-Trésor, et que personne ne paraît s’en offusquer  ? Qu’en dire aujourd’hui, alors qu’il est interdit d’évoquer publiquement l’hypothèse d’une sortie de l’euro sur laquelle toutes les banques internationales et tous les fonds d’investissements travaillent depuis déjà trois ans (au point de libeller la référence de certains contrats comme « l’euro, ou toute monnaie venant à se substituer à lui ») ?

Les 30 Glorieuses continuent d’habiter la nostalgie des dirigeants, surtout lorsqu’ils écrivent des rapports. Au risque de faire fi des enseignements du siècle passé, et des nouveautés radi-cales du siècle que nous vivons. Ainsi, le modèle étatique a favorisé les grosses organisations ; qu’il s’agisse d’institutions de recherche, de l’INSEE à l’INRA, au CEA, au CNRS, ou d’entreprises, de la SNCF à EDF ou GDF. Le même modèle déploie une politique décidée d’en haut, avec l’effi-cacité conférée par la douane aux frontières, la réglementation des échanges, en particulier de capitaux, un contrôle public ou un actionnariat national. La proximité avec le secteur public ne favorise pas la critique mutuelle, la mise en question ou la concurrence. Les dirigeants regardent plus vers le haut, cabinet ministériel ou institutions, qu’en bas, vers le marché des clients. Et surtout, les grosses entreprises- institutions sont plus soucieuses de constituer des rentes, et de financer des aventures internationales, que de courir après le marché, et se comportent avec arrogance ; la capacité à exister, à se développer et à progresser des PME est dans ces conditions, bien difficile à assurer !

La consanguinité des dirigeants des grandes entreprises, souvent issus des monopoles na-tionaux, avec les dirigeants de l’administration, a exercé des effets structurants sur le modèle du champion national, sur la recherche de la taille, sur la mise en place d’organisations hiérar-chiques, sur la faible tolérance à la concurrence, sur la captation réglementaire – ce ne sont pas seulement les sociétés nationales du chemin de fer, de l’électricité ou du gaz qui dictent les lois et les règlements qui les concernent ! Le temps n’est pas loin où le mot de « PMIste » se disait avec une nuance de mépris, le temps aussi où l’entrepreneur était le suspect que le « grand patron » nommé par l’Etat n’était pas ! Difficile de réussir sans s’adapter à un écosystème administratif dominant, bien après que les privatisations aient changé l’apparence du contrôle plus que la réalité des affaires. Il est intéressant d’examiner comment les sociétés pharmaceu-tiques, à l‘instar du laboratoire Servier, les coopératives agro-alimentaires et les semenciers, les

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pétroliers, les sociétés d’armement, ont assuré leur rentabilité par l’adoption de normes, d’orga-nisations de marché, de commandes publiques, dans des conditions où la décision publique est étonnamment soumise aux intérêts privés. Il est plus intéressant d’analyser comment des concessions de domaine public ont assuré la fortune des géants du BTP, y compris par le bra-dage de l’espace public (concessions autoroutières et de parking, en particulier). N’est-ce pas le principal facteur d’attractivité des « PPP » ?

La situation ne manque pas d’avantages, certains bien mis en avant, notamment la puis-sance de laboratoires de recherche publics, qui explique l’exceptionnelle performance fran-çaise en matière de géologie, de biologie, de climat, plus généralement de mathématiques ; et la présence de grandes entreprises françaises issues des monopoles d’Etat parmi les pre-miers acteurs mondiaux est connue. Elle présente aussi quelques inconvénients. L’emploi sans modération du terme d’entrepreneur dévalue un mot qui n’a aucune chance de s’appliquer à des dirigeants nommés pour leur corps d’appartenance, leur passage en cabinet ministériel, plus que pour leur performance de managers ou de marché. Le modèle administratif conduit à adopter un modèle unique, sans alternative et sans choix ; donc avec un risque maximum, comme dans le domaine agro-alimentaire où la soumission aux industries chimiques et se-mencières se paie d’une crise rurale sans précédent, sur fond de misère identitaire ; le petit exploitant agricole, naguère fier de se dire indépendant et libéral, a été transformé en annexe des industries chimiques, semencières, et des coopératives d’approvisionnement ou des dis-tributeurs.

La pluralité des modèles et la diversité des systèmes (en Allemagne, par exemple, les asso-ciations sont de véritables entreprises, les coopératives aussi, et les Fondations agissent comme des entreprises dont le but n’est pas exclusivement financier) est un gage de résilience ; ce ne sont pas les voies choisies par le système. Le système supporte peu la contradiction, et tend à éliminer l’innovation de rupture, plus encore les compétiteurs en rupture  ; l’étouffement des petites et moyennes entreprises a été une condition du succès des champions nationaux. Ajoutons que le système est peu ouvert à l’évaluation, à la remontée du terrain, au retour sur expérience. Le nombre d’aides jamais évaluées, le nombre de dispenses fiscales ou de régimes favorables jamais soumis à retour d’expérience, est impressionnant et suggère une sous-optimi-sation des aides dont une part significative est détournée de son objet.

Le problème est aggravé par les préjugés implicites de l’expérience. Une étrange synthèse se fait jour, dans lequel le vieux jacobinisme français tente de récupérer les concepts mis en circulation par les néolibéraux américains, pour mobiliser ce qui reste de la capacité nationale au bénéfice d’intérêts privés bien compris. Car le tableau de la chasse aux subventions est exem-plaire, ne compte pas pour rien dans le déficit de certaines collectivités territoriales, et dans l’inégalité ressentie durement par tant de chefs d’entreprise.

Il en va ainsi des champions nationaux, dont il est commun de vanter les succès mondiaux, alors qu’ils sont très peu nationaux et souvent largement désinsérés du territoire ; la démarche de « champions nationaux » qui ont financé leur croissance externe par la surtarification de leurs services aux collectivités territoriales, ou par les rentes tirées des privatisations, selon un modèle initié au Japon (les profits réalisés sur le territoire d’origine, protégé, finançant l’expansion exté-rieure) est justifiée s’il y a retour positif sur le territoire d’origine ; est-ce toujours le cas ? Louis Gallois, en 2008, à la tête d’Eads, déclarait ; « s’installer plus fortement en zone dollar est le seul moyen de préserver les activités les plus technologiques de l’Europe » ! Le constat, réaliste, in-contestable, interroge la congruence entre les champions nationaux et le territoire. Ils sont très largement détenus par des capitaux étrangers et jouent un rôle accélérateur de délocalisation parce qu’ils sont à la fois plus exposés à la concurrence internationale, et plus disposés à arbitrer entre leurs multiples implantations géographiques déjà effectives. Il est curieux d’observer que les liens de ces champions avec les Etats-Unis sont généralement plus étroits qu’avec nos parte-naires européens ou avec les nouveaux pays développés.

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Après les champions nationaux, la mode a été aux filières, aux branches, aux chaînes de valeur. L’erreur consistait à sous-estimer l’impact du container  ; les coûts presque nuls du transport à longue distance mettaient en concurrence chaque maillon de la chaîne de valeur, ce qui assurait la non pertinence et la faillite de la spécialisation sectorielle, comme des politiques de filières aussi bien que des politiques transversales chères à la Commission Européenne, tout au moins pour les activités de production de masse, où la proximité terri-toriale entre donneurs d’ordre et fabricants joue peu. L’erreur consistait plus encore à négli-ger les conséquences destructrices pour la coopération interentreprise d’un durcissement de la concurrence, loyale et parfois déloyale, que toutes les entreprises ressentent, et auquel la Commission européenne apportait par ailleurs son concours… L’outsourcing s’est révélé dévastateur pour l’emploi, comme pour la maîtrise par les grands donneurs d’ordre de leur qualité ; la multiplication des sous-traitants dégrade les conditions de contrôle et de sécurité (cas du nucléaire, de l’aéronautique et de l’espace) comme la distance dégrade la qualité (cas des services téléphoniques bancaires, d’assurance, de comptabilité ou de finance). Le mou-vement inverse, l’insourcing, auquel on assiste désormais aura-t-il des effets plus bénéfiques pour l’espace européen ?

La capacité d’accès aux aides publiques sépare les grandes entreprises des ETI comme des PME ou des acteurs de l’économie sociale et solidaire (en mai 2013, un colloque de l’ESS de Claude Alphandéry citait plusieurs exemples de l’impossibilité pour ces entreprises de disposer des moyens pour simplement remplir les dossiers de candidature). Nul ne peut douter de la capacité d’innovation des grandes sociétés d’armement, encore moins de la capacité de leurs dirigeants à prendre plus que leur part de toute aide publique, fût-elle destinée aux ETI  ! Ce, alors même que ce sont les ETI et les PME qui ont tenu dans la tempête économique, ont en par-tie sauvegardé des emplois et des implantations quand les groupes déjà internationaux accélé-raient leur mouvement de délocalisation et de désengagement du territoire national (une part des difficultés du groupe PSA, en-dehors de la perte du marché iranien, ne vient-elle pas d’un attachement par ailleurs tant vanté au territoire national ?)

En résumé, l’exception française des rapports Etat-industrie est durable, elle explique d’in-contestables succès au prix de contraintes de plus en plus sensibles, elle assure une proximité parfois excessive entre les champions nationaux et l’administration, et mérite pour partie d’être remise en question.

Le point déterminant n’est pas d’ordre économique ou institutionnel, il est bien et résolument politique. Troquer l’appartenance nationale pour l’Union européenne, puis pour les institutions supranationales, est un sport très pratiqué dans la haute fonction publique. Nier l’importance des facteurs culturels, historiques, identitaires, donne un passeport pour la carrière. Au prix d’une incohérence – qui les a fait rois  ? Au prix d’un anachronisme, qui se paiera d’échecs achevés. Le nationalisme américain, qui est la seule idéologie véritable du peuple américain, est le fac-teur de succès qu’aucun autre facteur ne suffit à expliquer. Comme l’ouvrage  : « The start-up Nation » (Dan Senor et Saul Singer, « The Story of Israël’s economic miracle », Twelve, New York, 2009) l’exprime fort bien, l’extraordinaire aventure entrepreneuriale d’Israël (information, eau, énergie, etc.) trouve ses ressources les plus inépuisables dans une unité interne, un sentiment identitaire et un esprit de combat qui arment les volontés, projettent les énergies et assurent la mobilisation collective derrière des innovations de rupture. Des circonstances particulières, certaines difficilement reproductibles, d’autres contestables, jouent leur rôle dans un succès dont l’enseignement majeur est que les ressources non financières, extra économiques, mais bien politiques et morales, que sont le désir de survivre et l’envie de se battre, sont plus déter-minantes que toute autre ; à rebours l’exemple de certains pays du Moyen Orient, ou d’Afrique, qui sont sur le papier parmi les plus riches du monde en ressources, en réalité parmi les plus démunis, ne fait que rendre le constat plus évident. Et l’incapacité d’apprécier une situation, de dresser un relevé lucide des forces et de la « propension naturelle des choses » (François Jullien), ou de simplement reconnaître les difficultés rencontrées, n’est-elle pas à l’origine des déboires à

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répétition des sociétés européennes en Chine ? Dans le domaine stratégique, plus que partout ailleurs, la censure, les conventions et les convenances sont les pires ennemis de la vérité effec-tive de la chose.

Si peu ferait que la richesse en monde (pour reprendre un mot de Heidegger) des Français, qui ont combattu, entrepris, aimé, souffert, sur tous les continents, que cette richesse au monde qui fait qu’Ali Khamenei, guide de la Révolution islamique en Iran, a fait des Misérables son livre de chevet (Foreign Affairs, sept. 2013), qui fait aussi que tant de hauts fonctionnaires chinois ou de ministres brésiliens ont appris le français avec Hugo, Auguste Comte ou Zola, que cette mé-moire du monde qui voit, de l’Université de Sao Paulo aux palais d’Alep, et des écoles d’Antana-narivo à l’Université de Calcutta, le nom d’écrivain français respecté comme héritier d’Auguste Comte, de Camus ou de Foucauld, puisse redevenir le ferment d’un mode d’être français dans le monde, et d’une civilisation française des affaires du monde qui assurent aux sociétés françaises une intelligence du monde sans pareille, comme elle l’a été, comme elle peut le redevenir !

Il suffit de le vouloir, il suffit d’y croire, et la France, à travers l’arc francophone du monde, redeviendra un continent mental, un archipel mondial sans égal, un écosystème entrepreneu-rial réunissant toutes les terres du monde dans une civilisation commune, de Kinshasa à Alep, d’Alger à Djibouti, d’Antananarivo à Port-aux Basques et de la Villa Pose de Saïgon au quartier français de la Nouvelle Orléans, ou de Beyrouth.

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4 – L’engagementLe point décisif est aussi le point de rupture. C’est la figure de l’entrepreneur.

L’entrepreneur est celui sans lequel rien ne se fait, rien ne se peut. Il est possible de l’aider, de l’inciter, de lui faciliter la tâche, il n’est pas possible de l’inventer. Et, à la différence du haut fonctionnaire nommé dirigeant, il échappe au formatage de l’administration économique et à la conformité financière.

C’est en même temps le grand absent et le grand méconnu de l’exercice (comme il est ab-sent des assemblées et des partis politiques ; voir l’initiative de Denis Payre, « Nous citoyens », sur la représentation publique des entrepreneurs, in « L’opinion », 10 octobre 2013). La figure de l’entrepreneur est absente de la plupart des rapports, inconnue des incitations, chassée des mo-dèles, comme l’était traditionnellement celle du commerce, absente de l’économie classique. C’est peu de dire que la fiscalité ne l’épargne pas, peu de constater que le Code du travail ne lui facilite pas la tâche. Au point qu’il faut se poser la question ; plutôt qu’aider l’entreprise, ne vaut-il pas mieux commencer par éviter de décourager l’entrepreneur ?

La question mérite d’être précisée. Plutôt que de se mêler de ce qui n’est pas sa tâche, plutôt que se risquer dans ce qui n’est pas son domaine d’excellence, l’Etat ne doit-il pas d’abord se concentrer sur ce qu’il fait le moins – ne pas nuire – avant même d’essayer de remplir au mieux sa mission première, celle de l’Etat régalien – Etat de droit, paix sociale, sécurité des affaires ? Avant d’aider, ne pas nuire. Avant de s’en mêler, laisser faire. Avant d’édicter des règles, évaluer, après les avoir mises en place, écouter, valider, corriger. Qu’un préfet s’occupe des entreprises, de leurs rapports avec les écosystèmes, les zones habitées et la santé humaine est bien. Qu’il affirme que son métier premier est de créer des entreprises pose problème, quand des voitures brûlent toutes les nuits dans la ville et que des incivilités dissuadent des implantations d’entreprises  ! Que l’Etat s’occupe des entre-prises est bien. Qu’il se rêve entrepreneur pose problème, quand le territoire n’est plus tenu, quand le chantage, la corruption et le racket sont des pratiques de plus en plus répandues sur le territoire, quand la qualité et la fréquence des contrôles sanitaires souffrent du manque de moyens, quand la « démarque inconnue » non seulement progresse, mais qu’un lâche consensus fait du vol ou de la fraude un moyen de la paix sociale sur des territoires abandonnés de la République ?

Qu’est-ce qui détermine l’entrepreneur ? Quels sont les facteurs culturels, politiques, person-nels, qui le lancent dans cette aventure ? Quel est l’intérêt à agir de l’entrepreneur ?

Toute réflexion sur le développement de l’activité qui ne traite pas ces questions est nulle et non avenue. Tenir compte des motivations personnelles, des désirs, des passions ou des intérêts de l’entrepreneur, est un point aveugle de la démarche administrative, jacobine, anonyme et universelle en vigueur dans la réflexion française. Alors que tout part de là ; alors aussi que c’est l’entrepreneur, ou la réunion d’entrepreneurs, qui sont seuls capables de renouveler un secteur, d’engager les innovations de rupture, de sortir de la répétition du passé et du conservatisme des organisations anonymes ; alors enfin que c’est à contre-emploi que joue trop souvent un Etat qui change les règles, qui ne voit pas plus loin que l’échéance électorale, qui n’assure plus la continuité de la Nation.

A ce sujet, la fiscalité personnelle de l’entrepreneur demande une attention particulière, et des précautions manifestes. L’environnement juridique et social également. La création d’un milieu amical à l’entrepreneur est un objet de l’action publique qui mériterait plus d’attention. A quoi sert-il d’aider l’entreprise si l’on décourage l’entrepreneur, si le système le désincite, si l’administration lui est généralement hostile, voire le traite en suspect ?

De la même manière, la simple équité entre les entreprises suppose que soient rapprochés les taux d’imposition sur les bénéfices des grandes entreprises et des PME ou ETI, qui aujourd’hui

4 – L’engagement

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supportent l’écrasante majorité de l’impôt sur les sociétés (leur taux effectif d’imposition est supérieur à 25 %, il est inférieur à 8 % pour les sociétés du CAC 40, il est presque nul pour les géants américains d’Internet, qui accumulent pourtant des trésoreries pléthoriques, ou pour des sociétés de services comme ce prestataire de réservation hôtelière situé aux Pays-Bas, qui perçoit une commission de 15 % sur des prestations en France, sans y payer d’IS !)

Le même souci d’équité devrait faire l’objet de plus de retours d’expérience et d’évaluation a posteriori sur les mécanismes d’aide, les dispositifs d’incitation, qui font généralement l’objet d’une captation par les grands groupes, organisés et mobilisés pour cela. Et quelle administra-tion s’est réellement interrogée sur la charge de travail supplémentaire ou les coûts d’expertise que la complexité de ses textes impose au chef de la petite entreprise ?

Au-delà de l’entrepreneur, c’est celui de l’écosystème d’entreprises qui est posé, et qui va au-delà d’une conception étriquée de l’industrie. Qu’il soit nommé grappe innovante, tissu indus-triel, organisation en branches ou en filières, faire grandir l’écosystème entrepreneurial appelle la reconnaissance que l’entreprise ne vit pas seule, plus encore qu’il n’y a pas de sens à traiter d’un renouveau industriel sans traiter des services aux entreprises, du crédit et du financement des entreprises, des modes de rémunération et des commissionnements bancaires, et sa prise en compte doit marquer toute analyse et toute recommandation pertinente. Elle nous semble même le point central de l’intelligence d’une souveraineté économique à construire. Elle passe par le pari de l’intelligence répartie, des formes de travail collaboratives à la fois dans l’entre-prise et entre les entreprises, la primauté des enjeux collectifs territorialisés. Et elle va de pair avec cette prise de conscience ; la concentration des populations et des activités sur les métro-poles, nationales ou régionales, est un facteur de non-résilience majeur du territoire, un effet du conformisme économique qui vise à abaisser sans cesse les coûts de transaction entre acteurs, jusqu’à en finir avec les territoires et les sociétés humaines, dans une anomie redoutable !

La renaissance de l’écosystème industriel, entrepreneurial, français, c’est-à-dire breton, al-sacien, nordique, basque, etc., pose un autre problème. Elle suppose que ces faits inconnus, voire adverses aux économistes et aux financiers que sont l’histoire, l’origine, les mœurs, les préférences collectives, la géographie, non seulement soient pris en compte, mais orientent des choix et la pertinence d’actions toutes différentes parce que territorialisées, contextuali-sées et enracinées. Faut-il accuser le rêve universaliste français, le réflexe jacobin, ou la paresse intellectuelle des ingénieurs dans l’appréhension du réel ? La diversité n’est pas la compagne de l’administration, pas plus celle des financements que celle de l’action territoriale. Alors que c’est bien dans l’intelligence territoriale, dans la saisie des singularités remarquables et des intan-gibles spécifiques d’une population, d’une communauté, d’un site, que réside la condition du développement d’écosystèmes attractifs et porteurs.

Le point décisif en ce sens est affaire d’hommes – de citoyens. Il s’appelle concertation. Il consiste à rapprocher les Français des entreprises, PME et ETI, territorialisées, qui innervent le tissu local. L’actionnariat populaire, l’actionnariat direct, l’un et l’autre en cours d’extinction en France, aussi bien que le sociétariat ou la diffusion de parts d’associés dans le public, consti-tuent un enjeu déterminant pour le patriotisme économique, détourné de son objet par la cap-tation réglementaire organisée par les lobbys bancaires et financiers qui ont obtenu ce non-sens ; qu’aucune distinction ne soit faite entre la détention directe de parts sociales, d’actions, et le placement dans des organismes collectifs, aussi opaques que gourmands en commissions. Cette subvention déguisée au système financier est contre nature ; la gestion collective rompt le lien entre l’investisseur en capital et l’entreprise à laquelle il apporte, plus que de l’argent, sa confiance. Un régime fiscal incitatif pour les actions de sociétés détenues en direct, (et non objet de la financiarisation forcée instituée par l’industrie de la gestion collective) doit renforcer la congruence territoriale, le lien avec l’entreprise et la conscience que les épargnants doivent prendre de leur capacité politique de compter et de peser par leurs investissements, sur l’écono-mie de leur région. Le moment est parfait pour progresser en ce sens ; le bas niveau des rende-

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ments obligataires désincite les épargnants, tandis que les nouveaux besoins du financement des retraites, de la prévoyance, etc., appellent à des investissements longs, potentiellement pre-neurs de risques et apporteurs de fonds propres !

Ne pas nuire est le premier pas de toute politique réaliste du développement entrepreneu-rial. Et, n’en déplaise à la grande tradition française d’interventionnisme, c’est ce que l’Etat peut faire de mieux, en l’absence d’une vraie stratégie européenne de puissance économique. Ne pas nuire, notamment en assurant le pilotage macroéconomique qui facilite l’absorption des chocs extérieurs, aussi bien qu’il accroît la résilience aux chocs internes – il n’est pas certain que l’aban-don européen autorise un tel pilotage ( le fédéralisme allemand, lui, a permis une réduction de fait de 20 % des salaires dans l’ex-Allemagne de l’Est, condition de sa compétitivité-prix).

Plus que d’aides, la stabilité des règles fiscales et sociales ; plus que d’aides, la simplification du Code de travail et la réduction du risque administratif que fait peser l’embauche de tout sala-rié ; plus que d’aides, la diminution du poids que la conformité à des règlement et des normes en croissance exponentielle fait peser sur le temps et l’énergie de l’entrepreneur  ; plus que de nouveaux guichets, la simplification territoriale qui supprime la redondance des instances, des organismes, et allège le poids que l’empilement des instances territoriales fait peser sur l’activité productive (la France compte, proportionnellement au nombre d’habitants, 40 % de fonction-naires de plus que l’Allemagne).

L’engagement public serait meilleur s’il commençait par ce que l’Etat sait faire le mieux et peut faire le plus aisément. Protéger et défendre est le second pas légitime et nécessaire de l’action publique. Faut-il rappeler que Warren Christopher, secrétaire d’Etat au gouvernement présidé par Bill Clinton, éleva la sécurité économique américaine au rang de première priorité de sa politique étrangère  (voir Tacheau, L’Age d’Homme, «  Stratégies d’expansion du nouvel empire ») ? Le retour de l’Etat régalien est la seconde aide la plus déterminante que l’action publique puisse apporter aux entrepreneurs et aux entreprises. Non comme acteur directe-ment impliqué dans le jeu des relations économiques, mais comme garant de l’équilibre de ces relations et de l’équité entre les acteurs privés, l’action publique voit s’ouvrir un vaste champ encore en France partiellement ignoré, celui de l’Etat comme ordonnateur et garant du marché. Cette vision moderne du rôle de l’Etat s’enracine dans la tradition libérale sociale allemande de l’Ordoliberalismus, elle rejoint les pratiques de codétermination à l’allemande (selon le mot de Jean-Louis Beffa ; voir les études publiées par le centre Cournot à ce sujet), garant du cadre des relations économiques, de la monnaie et des règles du jeu. Et elle pose la question de la partici-pation de représentants des salariés aux instances de décisions de l’entreprise.

Le troisième pas concerne la gestion des échanges et de la concurrence. Il n’a pas de sens hors du cadre européen. Il concerne les conditions nécessaires au développement d’activités nouvelles, d’industries innovantes, ou de rattrapage territorial. Ni libre échange, ni protection-nisme, le choix judicieux est opportuniste, il subordonne les conditions d’ouverture d’un sec-teur économique à la capacité des entreprises de se confronter à armes égales la concurrence européenne, internationale, mondiale. Il rétablit les conditions de prix affectées par le dumping social, fiscal, environnemental. Il intègre le conseil du préfet Rémy Pautrat ; « toute attribution de fonds publics doit être assortie de garanties en termes de sécurité économique » (AISG, 23 mai 2011). Il applique rigoureusement le principe de la réciprocité. Et il rend effectif le principe d’un « Buy European Act » inscrit dans les textes, mais jamais appliqué dans les faits, et il examine l’intérêt d’un « Small Business Act », assurant qu’une part des commandes publiques est attri-buée à des ETI et des PME, avant même de réaffirmer le principe de la préférence européenne, détruit par la désastreuse directive Lamy-Delors (1988).

Le dernier pas de cette première étape concerne la citoyenneté économique. Le concept de « congruence territoriale » le résume. Il désigne une évidence ; une entreprise ne se développe pas dans un champ de ruines, nul ne vit bien et confiant sur un territoire économiquement sinis-

4 – L’engagement

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tré. La prédation n’est pas une stratégie. La position du passager clandestin, qui assure les succès passagers des nouveaux intermédiaires du Net, n’est pas stratégique. L’utilisation des infrastruc-tures existantes par des prédateurs qui ne financent pas leur renouvellement ni leur entretien (comme Amazon, Google, Booking, etc. ) n’est pas stratégique. Toute stratégie intègre la rési-lience des cadres collectifs qui permettent à l’entreprise de produire et de vendre, la contribution aux infrastructures matérielles ou sociales qui lui assurent l’exercice apaisé de son activité – et d’abord, en payant l’impôt.

La robustesse des territoires appelle la congruence de l’affectation de l’épargne et de la col-lecte bancaire sur le territoire dont elles sont issues, de l’embauche par les entreprises des rési-dents du territoire où elles s’implantent, du réinvestissement des bénéfices sur le territoire d’où ils proviennent. Le Biorégionalisme est une organisation durable de l’espace économique (Peter Berg), c’est aussi un modèle du futur. La résilience de l’écosystème entrepreneurial demande qu’il contribue à celle de la nature, de ses services gratuits (air, eau, climat), de sa qualité globale (diversité animale et végétale) aussi bien qu’au respect des cultures et des identités locales. L’Etat doit agir pour que les règles applicables aux banques et aux sociétés d’assurance comme aux sociétés de gestion évoluent dans le sens d’une congruence territoriale plus grande. Le développement de la finance flêchée va dans ce sens, il doit trouver son expression réglemen-taire et prudentielle. L’invention de « l’investisseur patient » est un objectif de développement régional qui justifierait le réexamen des règles d’information des investisseurs, et, à tout le moins, l’égalité fiscale entre investisseurs en actions ou en fonds propres, et en obligations. Sous condition préalable d’un jeu collaboratif entre acteurs, d’une codétermination entre managers, actionnaires et salariés, le principe d’une réallocation d’une part des ressources bancaires col-lectées sur un territoire dans ce territoire doit être mis à l’étude, de même que le rétablissement des incitations fiscales aux investisseurs en capital intervenant en fonds propres auprès de PME et d’ETI. Un statut protecteur pour des entreprises optant pour des parts d’associés à rémuné-ration limitée (du type des « special purpose companies » américaines) est également une voie du redressement territorial.

Voilà le contenu effectif de toute politique de « responsabilité sociale » qui ne serait pas que faux-semblants, et voilà la voie d’une réconciliation durable des sociétés politiques et des com-munautés de vie avec des entreprises trop souvent jugées prédatrices, et parfois destructrices. Progresser dans ce sens passe par des stratégies d’actionnariat qui établissent un lien entre territoires d’implantation, marchés commerciaux, et recrutement d’associés. Progresser dans ce sens suppose une révision des règles de division des risques et de diversification des actifs de la part des gérants de capitaux et des sociétés d’assurance, qui leur permettent de respecter le lien entre territoires de collecte de l’épargne et affectation de cette épargne (le lien actuel étant le pire qui soit, le monopole de financement de la dette publique…).

Territorialiser l’épargne, rétablir la relation naturelle de proximité entre l’épargne et l’entre-prise, la relation directe entre un investisseur et un entrepreneur, sortir de la fiction d’un marché mondial des capitaux qui libre l’épargne française aux prédateurs de la finance internationale ; l’épargne privée française est largement suffisante pour financer les entreprises françaises et tous les projets de la France, elle doit être mobilisée pour la cause nationale, elle doit retrouver les liens de la région, du territoire, et de l’élan national.

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5 – L’action publique, mais laquelle ?Elle est sollicitée, exigée, redoutée et vilipendée au même moment. Il faudrait une action

publique forte, mais sans impôt. Des orientations publiques plus décisives, mais sans contrôles. Ou bien, une protection efficace des sociétés nationales, sans contreparties.

La légitimité d’une action publique en faveur de l’économie n’est pas une question. Tous les pays la pratiquent, autant et peut-être surtout ceux qui prétendent refuser toute immixtion de l’Etat dans l’économie – mais il ne s’agit pas d’économie, il s’agit de puissance, de souverai-neté, et d’indépendance. Inutile d’évoquer la Chine ; des interlocuteurs compétents répondent, à qui souhaite nouer des relations avec des sociétés privées chinoises ; « passez par le Ministère du Commerce, lui et les entreprises, c’est pareil  !  » Pas besoin d’évoquer la Russie. L’exemple américain, en dépit de l’exportation des doctrines libérales, est parlant. De l’OSAC qui réunit 7000 responsables de la sécurité des grandes sociétés américaines, d’ONG et d’Eglises, à la NSA dont les preuves se multiplient de l’écoute systématique des communications d’entreprises européennes, de l’Office of Asset Control qui contrôle toute opération de capital à la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency) qui finance tous programmes, militaires comme civils, pouvant présenter un intérêt pour la sécurité américaine, ou encore à l’Advocacy center qui coordonne l’action publique et privée pour faire gagner des parts de marché aux sociétés américaines, la mobilisation publique au service de l’industrie et des entreprises est à la mesure de cette croyance (lire à ce sujet les rapports parlementaires de Bernard Carayon, 2003 et 2005 notamment)  ; c’est de la prospérité et du rayonnement des acteurs économiques américains que dépend la puissance américaine. Voilà ce que nous savons. Sur les Etats-Unis au moins, nous savons beaucoup de choses. Qui croit sérieusement qu’il en va différemment en Chine, en Russie, ou dans aucun des pays qui luttent pour la puissance au XXIè siècle ?

L’opposition stérile Etat-entreprise à laquelle un conservatisme étatique aussi bien qu’un néolibéralisme de propagande, réduisent souvent le débat entre entreprises et Etat, est contre-productive, elle est déjà une vulnérabilité dans un monde où « compétitivité » n’est qu’un autre mot pour dire «  arme stratégique  » et pour désigner «  un prolongement du nationalisme, ou patriotisme, économique » (Gilles Ardinat, opus cité) dans lequel l’Etat a toute sa légitimité à agir. La création d’espaces collaboratifs entre Etat, collectivités et entreprises a été engagée, elle est à poursuivre et à multiplier ; il y a va de l’esprit de reconquête de notre souveraineté.

Cette légitimité concerne d’abord l’Etat régalien. La simple force de la loi, la pacification du territoire, le respect des contrats privés, le maintien du patrimoine commun, culturel, naturel et construit, sont les premières conditions de mise en place d’une économie entrepreneuriale robuste. Faut-il ajouter que ni la rétroactivité fiscale ni l’hyper complexité réglementaire, ni la proximité des grandes entreprises, ne vont en ce sens ? Compléter en indiquant que la réduc-tion du mille-feuille territorial, plus encore la mise sous contrôle des finances locales seraient plus efficace que la plupart des aides dans l’incitation aux entrepreneurs ? Et faut-il ajouter que la tenue du territoire, en termes sécuritaires, devient un sujet majeur, qui peut commander des décisions d’implantation, d’investissement, ou de retrait ?

L’Etat régalien, sans doute. Mais l’Europe ? Mais le monde ? La soumission européenne au dogme de la concurrence doit être dénoncée comme contraire à la coopération entre entre-prises (exemple de recherches communes entre la SNCF et les constructeurs de matériel fer-roviaire, source certaine d’efficacité et de performance, mais suspecte au regard des règles concurrentielles ! ), le mode de relation par appel d’offres et contrats commerciaux étant l’un des plus pauvres et l’un des moins optimaux qui soit dans le domaine des infrastructures, des systèmes industriels ou des prestations de service de longue durée ! La singularité des systèmes productifs régionaux, de modèles d’organisation, du statut des entreprises du secteur de l’éco-nomie sociale et solidaire, doit être promue contre la volonté normalisatrice de la Commission européenne, le statut de la société par actions étant à bien des égards l’un des moins résilients

5 – L’action publique, mais laquelle ?

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qui soit aux chocs à venir. La diplomatie d’influence et l’intelligence économique, la capacité normative et réglementaire, le soutien logistique et sécuritaire, font partie des capacités histo-riques des Etats au service des entreprises. L’éclatement des cadres traditionnels est venu brouil-ler ces notions. L’adhésion de l’Union européenne aux dogmes du libre-échange, la capacité accrue de l’Allemagne d’orienter l’Union en fonction de ses intérêts propres et de ses options particulières, la pression permanente des lobbys nord-américains et la colonisation mentale des fonctionnaires européens, prétendent imposer à la France de sacrifier les préférences collectives de ses habitants, leurs choix politiques et sociaux, à un fédéralisme post-national. Déconstruire la France sans construire l’Europe ; les entreprises n’ont rien à gagner à un jeu dans lequel l’idéo-logie joue un rôle plus grand que l’intérêt national ou européen – ou bien les intérêts person-nels. La France peut exiger des consultations démocratiques sur les grands sujets structurants comme le traité nord-atlantique ; elle peut aussi exiger la renégociation de traités léonins, qui aliènent sa capacité à agir. Et elle gagnerait à suivre l’exemple allemand  ; subordonner tout engagement européen à l’accord d’une Cour de Karlsruhe à la française.

Cette légitimité concerne ensuite l’Etat ordonnateur des grands services nationaux. Aider l’entreprise, c’est d’abord retrouver une école qui faisait de chaque détenteur d’un certificat d’études un Français sachant lire, compter, écrire et rédiger un texte. La chute de la France dans les classements internationaux des formations supérieures mériterait beaucoup de commen-taires, tant les biais idéologiques des classements prédominent. Il est même possible que ce qui reste d’élitisme dans le système républicain obtienne des performances éclatantes pour un rapport qualité coût sans concurrent ! Mais la question n’est pas là ! Un système d’éducation qui aboutit à un Français sur quatre ne maîtrisant pas correctement la lecture et l’écriture est un système qui prépare une société d’apartheid – ou d’assistance généralisée pour un quart de la population. C’est la limite des discours convenus sur la démographie française ; à quoi sert de fabriquer en série des jeunes dont un nombre élevé sera incapable de s’intégrer dans l’entre-prise et de contribuer à l’économie, aussi bien qu’à la société ? Et ce devrait être le préalable à toute ambition étatique d’aide aux entreprises ; remettre le service public d’éducation au niveau de la société française, de la civilisation française, et de cette maîtrise de la langue, des codes et des règles qui commandent la participation à la société et à la Nation. Sinon, les entreprises et la société toute entière serait en état de mettre l’Etat en accusation de carence ; les moyens de la transmission dans le temps de l’identité, de la culture et de la civilisation française ne sont pas assurés, et ce n’est pas affaire d’emplois, ou de crédits.

L’Etat actionnaire, ensuite. La souffrance stratégique des dirigeants d’entreprise dont l’Etat directement ou indirectement, est actionnaire, reflète trop souvent l’indécision, l’irrésolution, ou l’incapacité des administrateurs représentant l’Etat à assumer une position claire. L’affirma-tion que l’Etat est un actionnaire comme les autres, qu’il doit se comporter en fonction de son intérêt financier comme les autres, est à la fois erronée, et stupide. Stupide, parce qu’aucun actionnaire ne pense seulement à son intérêt financier. Toujours, des options de nature diverse entrent dans ses orientations, ses propositions ou ses votes. Pourquoi l’Etat devrait-il s’en tenir à un intérêt financier qui n’est jamais qu’une partie des motivations d’un actionnaire structu-rant ? Stupide, et erronée, parce que l’actionnaire qu’est l’Etat est légitime à agir en fonction de l’intérêt national dont il est le garant. Que cet intérêt national, sa formulation, ses modalités, puissent faire l’objet d’hésitations, de débats, est certain. Mais les incertitudes qui l’entourent ne le font pas disparaître, et cette fonction de l’Etat est en réalité sa seule et véritable raison d’être, non au capital, mais au conseil des entreprises – si le seul intérêt financier le motive, une salle de marchés lui suffit.

La fonction d’éclaireur structurant, enfin. Elle mobilise les beaux esprits, des commissions, et ressuscite un Commissariat au Plan qui semblait enterré, et multiplie les « projets d’avenir » dont les listes se multiplient en même temps que certains voient des guichets s’ouvrir et des finan-cements s’annoncer. Qui pourrait contester que « la voiture à deux litres aux cent kilomètres », la capacité de calcul ou bien « la sécurité d’Internet », ne sont pas des sujets d’avenir ? Il n’est

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pas certain que les entreprises aient eu besoin de l’Etat, ou de consultants, pour s’en douter. En revanche, que des options structurantes et sélectives, donc peu nombreuses et impliquantes, puissent être définies par l’Etat comme priorités assumées et objet d’engagements concrets, est utile, notamment dans l’organisation de relations de coopération entre des entreprises qui représentent une partie de la chaîne de valeur nécessaire, notamment dans l’investissement dans la recherche et le déploiement industriel (exemple du pôle de compétitivité Movéo dans l’automobile, fédérant des petites et très petites entreprises dans leur offre aux constructeurs).

S’il ne fallait retenir qu’un axe, pour resserrer les dispositifs et engager l’action décisive au point vital, il devrait porter sur celui qui fait converger au mieux maints points d’excellence de la France, qu’il s’agisse de la science du climat, de la biologie, de la médecine et du génie géné-tique, des services aux collectivités et des industries de l’espace public  ; la gestion du vivant. Le temps où les indicateurs de la production économique et de la croissance pouvaient être acceptés comme donnant une image crédible du progrès, est fini ; plus de la moitié des condi-tions indispensables à la vie humaine (services écosystémiques, institutions sociales, culture et identité) échappent à ces indicateurs, les externalités prennent le pas sur les effets mesurés et comptabilisés de toute activité humaine, et la poursuite actuelle de la croissance telle que les indicateurs la mesurent, non seulement n’ajoute rien, mais dégrade rapidement ces condi-tions. La bioéconomie, comme prise en compte de l’ensemble des conditions de la vie, comme organisation des coopérations qui assurent la résilience des organismes vivants, est la nouvelle frontière, l’horizon ouvert de l’activité humaine, et de l’intérêt public.

La proposition décisive consiste, dans ce domaine, à substituer une comptabilité fondée sur les stocks, matériels et immatériels, à une comptabilité fondée sur les flux. Une telle comptabi-lité permettrait d’échapper à l’emprise croissante des passagers clandestins, qui accumulent des profits en diminuant les stocks (ressources naturelles, écosystèmes, systèmes sociaux, paix civile, identités et cultures, etc.) de manière manifestement non durable. Elle permettrait de faire passer au premier plan la fonction inclusive de l’économie (le « faire société ») et de refonder la notion de progrès, dégradée par la financiarisation manifestement excessive de l’activité humaine.

Le niveau de développement atteint par la France, l’extension de son domaine maritime (le second au monde) et son patrimoine de biodiversité (l’un des trois premiers au monde) comme les spécificités de ses domaines d’excellence, notamment en matière d’ingénierie sociale et de services collectifs, la prédisposeraient à devenir un éclaireur mondial pour l’intégration de ce troisième pilier dans le raisonnement et l’invention du nouveau régime de croissance. Les travaux sur la transition énergétique, plus largement ceux qui concernent la transition écolo-gique, la valorisation des services écosystémiques, le progrès ou la réhabilitation des territoires, la reconnaissance de la valeur primordiale de la diversité humaine, des cultures et des systèmes sociaux, l’excellence à démontrer dans l’ingénierie sociale, fournissent un objet pertinent et déterminant à l’action publique dans un domaine clé de la compétition future, plus encore, des préférences collectives à venir. Et elles dessinent le cadre des innovations de rupture, celles qui vont changer les modèles économiques, celles où se joueront les positions géopolitiques et la puissance du futur.

Libérer le génie français (notamment par la création de zones franches d’innovation, pou-vant déroger au droit commun, notamment dans le domaine des liens entre collectivités et entreprises), révéler la richesse d’invention du futur de la France dans ce domaine de la survie et de la diversité humaine devrait être le but de toute ambition effective en matière de souve-raineté économique. Sortir du système est le moyen de renouer avec la puissance et avec une identité de projet collectif.

5 – L’action publique, mais laquelle ?

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6 – Pas de port pour qui ne sait qui il est !La souffrance stratégique est d’abord identitaire. C’est le secret le mieux gardé des manuels

de stratégie ; pas de stratégie sans identité ! Par identité, on désignera le sentiment d’un collectif dont la priorité est de persévérer dans son être, de transmettre ce qu’il est et de définir lui-même ses relations avec son environnement. Ce qui revient à dire que la stratégie est d’abord le moyen de la résilience, de la permanence, et de l’être soi.

Le sentiment du « nous » collectif, la confiance et la réciprocité, la coopération et l’intérêt mu-tuel ; voilà les bases sans lesquelles le bateau n’atteindra aucun port qui n’en vaille la peine, sauf à se lancer dans la course sans fin du Vaisseau Fantôme qui n’arrivera jamais nulle part ! Avant de savoir où aller, et de décider de la route, la question est de savoir qui y va. Quel équipage, ce qui le réunit, et la passion comme la fierté qui l’habitent.

Cette question invalide la majeure partie des doctrines et des enseignements stratégiques, par méconnaissance du nous, par indifférence au local, au singulier, au spécifique, ou par pa-resse de la pensée devant les complexités innombrables de la réalité ; toujours le spectre de l’ex-périmentation ! Décider d’un but, disposer des moyens de l’atteindre n’est pas de la stratégie ; après avoir atteint le but, que faire ? Souhaiter un rendement du capital investi, répartir les actifs et les investir pour l’atteindre n’est pas de la stratégie ; pourquoi ce rendement, et pas un autre ? Et c’est la majeure partie de ce qui se nomme stratégie d’entreprise qui est à ranger au rayon des recettes, peut-être des tactiques, jamais de la stratégie, puisque la question stratégique par excellence, qui est celle du pourquoi, n’y figure jamais – la seule qui traite de la résilience, de la durée, et de l’affirmation de l’être pour soi.

L’aperception stratégique répandue vient de loin. L’individualisme devenu principe idéolo-gique absolu à travers l’imposition violente du marché et du droit contractuel, a pour première conséquence l’aveuglement généralisé sur les conditions effectives de la création de valeur. Ces conditions sont collectives, sociales, voire nationales, et elles ne doivent que bien peu à la concurrence, au marché et au génie individuel. L’entreprise pas plus que l’entrepreneur ne sont la solution à des problèmes qui ne sont pas en leur pouvoir, ni en leur capacité ; la confiance, la sécurité, l’espoir, l’infrastructure des rapports humains qu’une civilisation seule déploie. Ceux qui se félicitent de leur succès économique en oublient ce qu’ils doivent à une police bien faite, à une justice qui fonctionne, à des contrôles sanitaires en place, à une école qui leur a appris les savoirs essentiels, etc. L’effet le plus certain de l’idéologie des Droits de l’homme est de rendre l’individu aveugle aux conditions collectives, nationales, sociales, de l’existence concrète de ces Droits et de leur respect. S’il y a des Droits en France, c’est parce que des Français paient pour ça. Et beaucoup des comblés de l’économie sont comme des pantins qui auraient oublié la ficelle qui les fait tenir – que l’Etat s’effondre, ils ne sont plus rien (lire à ce sujet « An outpost of pro-gress », de Joseph Conrad). Combien, hors de leur organisation, survivraient à Lagos, à Wu Han, ou à Moscou  ? Et combien d’entreprises se vanteraient de leurs succès sans une armée, une police, une justice, pour assurer l’exécution des contrats et le respect des droits ?

L’individualisme devenu principe a pour seconde conséquence l’anesthésie stratégique. Il est à peu près interdit de se dire Breton, Français Alsacien, de préférer les Bretons, les Fran-çais, les Alsaciens, et de se considérer partie d’un collectif. Etats-Unis, Chine, Israël, n’ont pas de ces pudeurs. Celui qui brûlerait un drapeau américain dans un stade américain n’en sortirait pas vivant. Chine, Israël, Iran, Russie, se pensent comme une unité qui a des intérêts, qui a des alliés, et qui a des ennemis. Et chaque Nation préfère ses nationaux, les défend et protège leurs intérêts, dans ses frontières et partout dans le monde. Le temps n’est pas loin où les entreprises privées elles aussi devront savoir quel est leur drapeau, ou se résigner à une errance de fugitif – les aventures des banques suisses qui ont cru défier l’Etat américain, des compagnies pétro-lières qui ont cru disposer des intérêts nationaux, des vendeurs du luxe standardisé qui ont cru accumuler en Chine les bénéfices que le vieux continent ne leur accordait plus, valent l’atten-

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tion. Les Etats sont toujours les patrons ; n’est-ce pas le dirigeant d’une société pétrolière (BP) qui le reconnaissait récemment ? A ne voir que des individus, à nier ses frontières, à saper ses Nations, l’Europe abandonne le devoir de protéger les siens à des idées d’importation, et sacrifie les Etats, la justice et la légitimité des institutions nationales, à une gouvernance mondiale que nul n’a jamais vu fonctionner nulle part – sinon comme garante de l’intérêt national américain. Ceux qui examinent le « différentiel de compétitivité » entre la France et l’Allemagne, dont cer-tains vantent, d’autres déplorent, l’accélérateur qu’ont été les réformes du travail connues sous le nom de «  lois Hartz », devraient davantage s’interroger sur les conditions d’acceptation de telles réformes, et sur la profondeur du sentiment national qui a permis à l’Allemagne de recréer les conditions d’une suprématie économique sans rivale sur le continent (et qui a éliminé Wal Mart en un an du territoire allemand, entre autres pour avoir prétendu imposer l’Anglais comme langue – The Economist, 12 oct. 2013) ! Et ceux qui s’interrogent sur les échecs américains, au moins relatifs, devraient examiner comment le postulat de l’indifférenciation et de l’indétermi-nation des hommes par leur société, leur histoire, leur culture et leurs croyances, le postulat de l’universalité des bons principes qui ont fait l’Amérique, explique l’écart parfois abyssal entre le modèle et la réalité – et l’échec.

L’individualisme devenu principe habite l’idéologie européenne ( et pas la réalité de vie des peuples européens ; voir l’exemple du Danemark qui a fait accepter à l’Union européenne, entre autres, le principe de 26 ans de résidence pour pouvoir acheter un bien immobilier ! ) au point de lui faire vivre une expérience unique, pas seulement celle d’une région postnationale, celle d’une région post politique. Le rêve européen est d’en finir avec le politique, c’est-à-dire avec le choix souverain par le peuple de son destin, de ses lois et des siens. Ce n’est pas le moyen de la mobilisation nécessaire pour la reconquête d’une souveraineté économique mise à mal. Pas même le moyen du maintien de l’Europe où elle est – le fruit de siècles de constitution du « nous » culturel, régional, national, et du dépassement héroïque ou brutal du «  je » dans ce « nous » qui est le premier pas de toute stratégie, le « nous » de l’entreprise prenant de plus en plus le pas sur les autres « nous » politiques sociaux, pour le meilleur ou le pire.

La mobilisation, avant même de définir la route et l’objet, commence par le «  nous  », et l’entrepreneur le plus efficace est celui qui sait constituer autour de lui, selon les modalités les plus diverses, dans les cadres les plus étonnants parfois, le « nous » qui lui permettra de grandir.

Dans ce but, l’impulsion d’une fonction de « tiers de confiance » et de « garant » des infor-mations, publiques comme privées, est le moyen décisif d’un retour de la souveraineté écono-mique de la France.

Dans ce but, il convient de mettre en place, au niveau européen et sinon, national, l’organi-sation équivalente à « l’Office of Asset Control » nord-américain, dont la fonction est d’anticiper, d’examiner et d’instruire toute entrée au capital de sociétés américaines de fonds étrangers, et de les bloquer de manière souveraine, s’il est jugé qu’ils représentent un risque pour la souve-raineté américaine.

Il devient prioritaire d’investir dans le domaine de la protection des données, profession-nelles aussi bien que personnelles, afin de mettre les informations émanant d’acteurs natio-naux à l’abri des écoutes, des intrusions et des surveillances extérieures. La réaction du Ministre français des Affaires extérieures, Laurent Fabius, convoquant l’ambassadeur des Etats-Unis en France pour demander des explications au sujet des écoutes massivement pratiquées par la NSA (21 octobre) est heureuse. Elle devrait se traduire par le refus de communiquer à l’intelli-gence américaine les informations relatives au système SWIFT (paiements internationaux), les données personnelles des voyageurs empruntant les transports aériens, et aussi par le retrait des industriels français de certains projets de l’OTAN qui saturent leur capacité industrielle en la concentrant sur un seul élément d’un ensemble qu’ils seront ensuite incapables de traiter

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de manière autonome – des projets de mise sous dépendance technique et opérationnelle d’industriels français réduits à la sous-traitance de systèmes d’armes sur lesquels ils n’auront aucune compétence globale. Une coopération renforcée, au sein des organisations internatio-nales, avec les puissances qui, telles la Russie et la Chine, souhaitent que se mette en place une gouvernance réellement plurilatérale d’Internet (indépendante du ministère du commerce américain), est également nécessaire, comme le contrôle et la transparence des ONG œuvrant sur le territoire national sur la base de financements étrangers. Enfin, pour entendre l’appel de la Déléguée interministérielle à l’intelligence économique, Claude Revel (in : « La lettre d’AETOS », juin 2013, « la France ne sait pas rémunérer et valoriser les activités de conseil et le travail de pen-sée stratégique »), il est souhaitable que les sociétés privées aussi bien que les administrations pratiquent un « Buy French Act » chaque fois que cela est possible, en particulier lors de missions de conseil, d’audit et de service financier donnant accès aux prestataires à des informations à caractère décisionnel ou politique majeur. Patrie des Lumières et foyer d’une exceptionnelle présence au monde, la France ne peut se contenter d’être la colonie de pensée, de concepts et de systèmes d’importation (tels que la gouvernance, la création de valeur, la RSE, etc., tous concepts d’importation anglo-américaine), elle doit retrouver sa capacité à concevoir, à diffuer et à faire partager des concepts, des idées et des approches pour le monde et avec le monde, comme seule une industrie de la pensée, de la formation et du conseil peut et sait le faire.

Encore, la reconnaissance et la diffusion d’un nouveau statut d’entreprise, à partir du sta-tut coopératif ou mutuel, comportant le principe des votes selon le régime « un homme, une voix », comportant aussi une rémunération limitée des parts d’associés, mais pouvant admettre des plus values à la revente sur un marché secondaire ouvert, et la distribution d’une part des bénéfices opérationnels, doit constituer le facteur décisif d’un progrès vers la souveraineté économique, qui comporte aussi la nationalisation progressive de la détention de la dette pu-blique. Une avancée décisive vers un tel projet pourrait être réalisée avec l’ouverture du capital de grandes entreprises de service nationales comme la SNCF ou La Poste, sous la forme de parts d’associés proposées aux Français.

Enfin, un tel souci de reconstruction d’une souveraineté économique passe par le rétablisse-ment du lien national, européen, entre la politique, la société et l’économie. Une large consulta-tion des parties prenantes, entreprises, syndicats, associations, citoyens, peut mobiliser et redé-finir ensemble un projet à long terme auquel les entreprises comme les investisseurs puissent se référer, qui acquière une fonction de repère pour les administrations, et qui joue pour tous les citoyens le rôle d’une grande ambition nationale à laquelle ils puissent se rallier pour refonder une identité de projet. Le mot de « démocratie participative » peut trouver, dans le projet de souveraineté économique, dans le souci d’une mobilisation entrepreneuriale, comme dans la pratique d’une association nouvelle entre les Français et leurs entreprises, une actualité, mieux ; une utilité.

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ConclusionVoici moins de vingt ans que l’entreprise sans usine devait assurer la prospérité générale, et

les services employer une population qui ne connaîtrait plus jamais le chemin des usines.

Voici que de nouveaux conseillers, à moins que ce ne soit les mêmes, nous enjoignent de réindustrialiser ; nos économies ne connaîtraient un renouveau de la croissance et de l’emploi qu’à condition de rouvrir les usines, inventer des produits industriels, fabriquer ce que Chinois, Coréens et bientôt Ethiopiens prétendent nous vendre. Le renouveau industriel est à la mode, fait vendre des rapports et anime des commissions.

La réalité est que les stratégies des entreprises, celles des investisseurs, celles des collectivi-tés territoriales, et de la Nation elle-même, ne jouent que comme éléments d’adaptation à un choc externe d’importance majeure, dont les choix macroéconomiques de l’Union européenne et de la France face à l’Allemagne sont l’origine. Ce ne sont pas les choix de tel ou tel, les défi-cits en organisation ou en fonds propres de tel ou tel, le retard mis à innover ou à s’ouvrir qui sont les vraies causes des difficultés économiques, sociales et politiques actuelles, ce sont les contraintes de l’Union européenne, de l’euro, du libre-échange et des choix de compétitivité allemands. La déflation violente qui frappe la France, les pays du sud (contraction de la mon-naie en circulation, baisse des revenus et des prix des actifs) n’a pas d’autre origine, et ni les entreprises, ni les collectivités, ni les épargnants, n’y feront face sans renégociation étendue des conditions macroéconomiques qui la provoquent.

Le moment vient où la conscience politique de l’enjeu que représente la perte de la souve-raineté économique est la clé du renouveau, et d’un nouveau pacte autour de l’entreprise, de l’enjeu économique et de l’impératif de performance. Comme la société, l’économie forme un tout et l’entreprise a pour première tâche de réapprendre à se construire à partir de son écosystème qu’est l’économie territorialisée, qu’elle soit régionale ou nationale, voire continentale. Comme le dit avec force Jean François Dehecq (ancien Président de Sanofi), il n’y a pas de modèle qui vaille entre 80 pays différents, il n’y a que l’intelligence territoriale de l’entreprise qui joue !

Evaluer la profondeur et la qualité d’un écosystème suppose d’abord que les qualités sup-plantent les quantités, que les valeurs passent avant les chiffres, et même, que la politique passe avant le calcul financier. A la mise en place de l’INSEE, son premier directeur déclare : «  aller de la France des mots vers celle des chiffres ». Le pire est qu’il a eu raison ; nous sommes entrés dans un système de référence où les nombres remplacent les mots.

Le temps n’y a pas sa place, sinon comme retard, comme gêne, manque à gagner ; quant aux autres éléments de la vie, ils n’ont tout simplement pas de place tant qu’ils ne se mesurent pas, ne font pas l’objet du droit, et ne sont pas dans les contrats. Des mœurs, des cultures, des lan-gues, comme des océans, du climat et des terres, l’entreprise peut disposer ; ils sont res nullius, chose de personne, sans prix, sans propriétaires, donc sans valeur !

Le territoire n’y a pas sa place, sinon comme ennemi contre lequel il faut lutter, et d’abord en inventant la notion de « compétitivité des territoires » qui fait litière de toute singularité cli-matique, humaine, culturelle, sociale, pour aboutir à subordonner la liberté des peuples au seul critère du rendement du capital qui choisit de s’investir chez eux.

Le climat, les ressources naturelles, les écosystèmes n’y ont pas leur place  ; la sortie de la nature, grâce à l’énergie et au moteur, doit permettre à l’activité humaine de se déployer sans en tenir compte.

Ce système de vérité privilégie ce qui donne levier sur la nature, ce qui transforme et bou-leverse. Tout ce qui produit une utilité, un bien, une richesse ; tout ce qui se compte. Rien de

Conclusion

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grave puisque, Platon nous l’a appris et les monothéistes le confirment, les apparences sont menteuses, la réalité est que la terre est donnée à l’homme pour qu’il y réalise son projet. La reli-gion d’abord, puis l’Etat, et l’entreprise enfin, sont les moyens de ce projet ; soumettre la nature et l’employer à soi. Auguste Comte et le positivisme l’exprimeront, au plus fort de la révolution industrielle ; les sciences supérieures, les mathématiques, la physique, la chimie, sont séparées du monde, mais donnent à l’homme tous les moyens d’agir sur lui ; les sciences de l ‘homme, en sont loin, suspectes de s’en tenir aux choses telles qu’elles sont, de se résigner ou de s’abstenir.

Pour en sortir, il faut accepter d’intégrer l’histoire, les identités, les singularités culturelles, re-ligieuses, politiques, dans l’appréciation de la situation. Il faut inventer une bioéconomie, dans laquelle la gratuité, la coopération, l’implicite et le lien font système, délimitent un territoire pertinent, assurent la congruence de la production, du financement, de la recherche, de la diffu-sion, équilibrent les contrats, le droit et l’intérêt financier. Il faut plus encore intégrer l’entreprise à l’intérieur, plutôt que la positionner à l’extérieur  ; dans la contribution, la coopération, plus que dans l’indifférence, ou, pire, l’arrogance de la domination économique. Un Etat en quête de capacité à agir, des entreprises en quête de légitimité, des citoyens en quête d’identification à un projet national ; l’ensemble peut constituer une source féconde de renouveau, celui d’une économie comme progrès, d’une entreprise comme utilité, et de la stratégie comme liberté.

Hervé Juvin, le 26 octobre 2013

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Livres cités en référence

« Non aux 30 douloureuses » , Augustin de Romanet, Plon, 2012

« Stratégie », Eric de la Maisonneuve, Revue de Défense Nationale, décembre 2013

« La Grande séparation – vers une écologie des civilisations ? » Hervé Juvin, Gallimard, 2013

« Financer la résilience des sociétés, la robustesse des territoires », rapport au Commissariat interministériel au Développement durable, Hervé Juvin pour Eurogroup Institute, mai 2012

« Le Vide stratégique », Philippe Baumard, PUF, 2011

« L’urgence industrielle », Gabriel Colletis, 2012

« La Trahison des Economistes », Jean-Luc Gréau, Gallimard, 2008

« La France dans dix ans ? » CAS, contribution de Michel Aglietta, 1er octobre 2013

« Comment les pays riches sont devenus riches, comment les pays pauvres restent pauvres », Erik Reinert, 2012

« Géographie de la compétitivité », Gilles Ardinat, PUF, 2013

« Vers une souveraineté industrielle ? » Eric Delbecque et Angélique Lafont, Vuibert, 2012

« L’arnaque du siècle », Nicolas Dupont Aignan, Editions du Rocher, 2011

« Entreprendre dans un monde en mutation », Jacques Arnold Stephan, L’Harmattan, 2013

« Histoire de l’économie française depuis 1945 », Jean François Eck, Armand Colin, 2006

« Le doux monstre de Bruxelles », Hans Magnus Enzensberger, Gallimard, 2011

« Scénarios de sortie de l’euro », Jacques Sapir et Philippe Murer, Fondation Res Publica, septembre 2013

« L’affaire Snowden, ou la preuve de l’existence du diable », Bernard Carayon, in Le Figaro, 25 octobre 2013

« Les contours d’une bioéconomie soutenable », Dominique Dron, in : « La Bioéconomie, élément clé des transitions écologiques et énergétique », Annales des Mines, février 2013

« Remarques sur l’agriculture génétiquement modifiée et la dégradation des espèces », Encyclopédie des nuisances, 1999

« Itinéraire de l’égarement », Olivier Rey, Seuil, 2003

« Dette, 5000 ans d’histoire », David Graeber, Les Liens Qui Libèrent, 2013

Références