Les écologistes tentés par l’action directe€¦ · les "énergies sales". Cette radicalité...

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Novembre 2019, pages 1, 18 et 19 par Claire Lecœuvre, journaliste. Des militants en quête de stratégie Les écologistes tentés par l’action directe Depuis plusieurs mois, les militants écologistes multiplient les coups d’éclat. Le durcissement concerne autant leurs modalités d’action que leur projet politique. Ils ne croient plus la préservation de l’écosystème compatible avec le modèle capitaliste de croissance. Cette nébuleuse saura-t-elle pour autant se rapprocher d’autres luttes et s’entendre sur des stratégies sus - ceptibles de renverser l’ordre établi ? Gilberto Zorio. — "Pugno fosforescente" (Poing phosphorescent), 1971 - © ADAGP, Paris, 2019 - Photo : Centre Pompidou, MNAM-CCI, RMN-Grand Palais Décrochages du portrait du président de la République, grèves pour le climat, blocages de sites d’Amazon, de Monsanto ou de BNP Paribas, ac- tions locales tous azimuts : pas une semaine ne se passe sans un coup d’éclat mené au nom de la défense de la planète. De nombreuses per- sonnes qui n’avaient jamais milité auparavant s’investissent et bous- culent les organisations traditionnelles comme Greenpeace, les Amis de la Terre, Attac ou France Nature Environnement. Toutes se disent radicales, c’est-à-dire en premier lieu attachées à prendre les problèmes à la ra- cine, au cœur du système économique et social qui les engendre. "Nous sommes un mouvement radical dans le sens étymologique du terme, c’est-à-dire pour un changement profond, avec une critique radicale du système capitaliste", explique M. Gabriel Mazzolini. En décembre 2018, ce militant chargé des mobilisations au sein des Amis de la Terre a été placé en garde à vue lors d’une action non violente devant le siège de la Société générale, accusée de soutenir les "énergies sales". Cette radicalité s’exprime à des degrés très divers, selon deux axes qui peuvent se confondre, mais aussi diverger : celui de la fin, du projet politique, et celui des moyens d’action. Des mouvements comme Greenpeace ou, davantage encore, Sea Shepherd peuvent mener des opérations très auda- cieuses, notamment contre les pétroliers ou les chasseurs de baleines, tout en portant un projet de société réformiste, voire indifférent aux questions sociales. Si peu de militants écologistes sont issus de milieux populaires, ces questions ne sont plus ignorées. "Les gens voient bien qu’il y a un rapport entre la surexploitation de la planète par de grosses multinatio- nales et les inégalités sociales”, estime le sociologue Albert Ogien, au Centre d’étude des mouvements so- ciaux du Centre national de la recherche scientifique (CNRS). "Aujourd’hui, l’écologie n’est plus distinguée des problèmes sociaux." sur 1 10

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Novembre 2019, pages 1, 18 et 19 par Claire Lecœuvre, journaliste.

Des militants en quête de stratégie

Les écologistes tentés par l’action directe Depuis plusieurs mois, les militants écologistes multiplient les coups d’éclat. Le durcissement concerne autant leurs modalités d’action que leur projet politique. Ils ne croient plus la préservation de l’écosystème compatible avec le modèle capitaliste de croissance. Cette nébuleuse saura-t-elle pour autant se rapprocher d’autres luttes et s’entendre sur des stratégies sus-ceptibles de renverser l’ordre établi ?

Gilberto Zorio. — "Pugno fosforescente" (Poing phosphorescent), 1971 - © ADAGP, Paris, 2019 - Photo : Centre Pompidou, MNAM-CCI, RMN-Grand Palais

Décrochages du portrait du président de la République, grèves pour le climat, blocages de sites d’Amazon, de Monsanto ou de BNP Paribas, ac-tions locales tous azimuts : pas une semaine ne se passe sans un coup d’éclat mené au nom de la défense de la planète. De nombreuses per-sonnes qui n’avaient jamais milité auparavant s’investissent et bous-culent les organisations traditionnelles comme Greenpeace, les Amis de la Terre, Attac ou France Nature Environnement. Toutes se disent radicales, c’est-à-dire en premier lieu attachées à prendre les problèmes à la ra-

cine, au cœur du système économique et social qui les engendre.

"Nous sommes un mouvement radical dans le sens étymologique du terme, c’est-à-dire pour un changement profond, avec une critique radicale du système capitaliste", explique M. Gabriel Mazzolini.

En décembre 2018, ce militant chargé des mobilisations au sein des Amis de la Terre a été placé en garde à vue lors d’une action non violente devant le siège de la Société générale, accusée de soutenir les "énergies sales".

Cette radicalité s’exprime à des degrés très divers, selon deux axes qui peuvent se confondre, mais aussi diverger : celui de la fin, du projet politique, et celui des moyens d’action. Des mouvements comme Greenpeace ou, davantage encore, Sea Shepherd peuvent mener des opérations très auda-cieuses, notamment contre les pétroliers ou les chasseurs de baleines, tout en portant un projet de société réformiste, voire indifférent aux questions sociales.

Si peu de militants écologistes sont issus de milieux populaires, ces questions ne sont plus ignorées.

"Les gens voient bien qu’il y a un rapport entre la surexploitation de la planète par de grosses multinatio-nales et les inégalités sociales”, estime le sociologue Albert Ogien, au Centre d’étude des mouvements so-ciaux du Centre national de la recherche scientifique (CNRS). "Aujourd’hui, l’écologie n’est plus distinguée des problèmes sociaux."

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Par ailleurs, faire émerger d’autres solutions, d’autres modèles, apparaît nécessaire mais plus suffi-sant.

"On a essayé de changer au quotidien, de faire des plans avec les mairies, les collectivités, on a fait des marches… Rien n’a bougé. J’ai ressenti la nécessité d’agir au-delà de ce qu’on avait déjà fait", résume Mme Anne-Sophie Trujillo.

Cette militante d’Alternatiba et d’Action non violente - Cop21 (ANV-Cop21) a écopé de 500 euros d’amende avec sursis pour avoir décroché le portrait de M. Emmanuel Macron dans une mairie de l’Ain.

Début octobre, cinquante et un militants étaient poursuivis pour "vol en réunion" après avoir participé à ces décrochages ; deux ont été relaxés par le tribunal correctionnel de Lyon, qui a reconnu un "état de nécessité" dû à l’inaction de l’État contre le réchauffement climatique ; le procureur a fait appel.

D’autres militants ont été condamnés pour les mêmes faits. Tous prônent la désobéissance civile. En réalité, il s’agit plutôt d’une forme non violente d’action directe.

"Lors d’actions de désobéissance civile, une personne décrète en toute conscience qu’elle ne veut pas respec-ter une loi, explique Albert Ogien. Elle dit : “Arrêtez-moi, mettez-moi en prison, faites-moi un procès et je vous expliquerai pourquoi je trouve cette loi mauvaise.” Si cela marche, cette loi va changer. Les actions d’Extinction Rebellion [comme l’occupation des ponts de Londres], les décrochages de portraits du président ou les campagnes contre le nucléaire ne visent pas une loi précise."

L’arrivée de ces nouveaux militants donne une plus grande ampleur à certaines actions. En Alle-magne, chaque année, le collectif Ende Gelände bloque durant une journée l’immense mine de lignite à ciel ouvert de Garzweiler, en Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Après avoir réuni 1 500 personnes lors de la première mobilisation, en 2015, le collectif en a rassemblé entre 5 000 et 6 000 en 2019, réussissant à empêcher la mine de tourner pendant quarante-cinq heures.

Si des convergences avec les marches pour le climat ont eu lieu dans de nombreuses petites villes, le soulèvement des "gilets jaunes" a mis en lumière une fracture sociale, éclatante à Paris. "Gilet jaune" de Villefranche-sur-Saône sensible depuis longtemps à l’écologie, M. Jérôme Cassiot raconte sa journée du 16 mars 2019 :

"On revenait des Champs-Élysées, où c’était quasiment la guerre, et on arrive place de la République, où la “Marche du siècle” pour le climat arrivait. Le contraste était tellement choquant, au niveau visuel, olfactif. Je me suis dit : “Là, c’est le monde des bisounours et des bobos. Ils ne veulent pas voir ce qui se passe à côté.” On était peut-être une trentaine de “gilets jaunes” à ce moment-là et on était transparents. Per-sonne ne nous regardait." M.  Mathieu Bourbonneux, "gilet jaune" à Nantes, nuance  : "Certains groupes d’écolos plus radicaux ont préféré manifester directement avec les “gilets jaunes”, qui ne sont pas dans la négociation mais pour un changement de régime." Président des Amis de la Terre, M. Khaled Gaiji l’avoue humblement : "On a raté ce rendez-vous. On a mis du temps à réagir. Il y avait un peu le syndrome “bon-nets rouges”, avec la peur de l’extrême droite. Ce n’était pas facile, aussi, car les “gilets jaunes” étaient dans des lieux où nos militants n’étaient pas. On a essayé de corriger le tir. Depuis avril, il y a des rappro-chements. Mais il y a une question de codes culturels, ce n’est pas naturel, on fait connaissance.”

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Ce rendez-vous raté souligne également la fracture entre deux visions de l’écologie.

"Les mouvements qui se réclament de la nature ont toujours été très divers. Mais, en majorité, ils n’in-tègrent pas de discours sur le progrès social, explique Valérie Chansigaud, historienne des sciences et de l’en-vironnement . On trouve des communautés réactionnaires, les spiritualistes par exemple, dont le discours se 1

base sur la nature mais n’est pas porteur d’émancipation. Les “colibris”, l’anthroposophie sont dans cette lignée-là . Or, si l’influence de l’anthroposophie est largement méconnue, elle est peut-être plus importante 2

que celle des mouvements révolutionnaires. Le “ni droite ni gauche”, que certains revendiquent fièrement, traduit leur méconnaissance des luttes sociales. Les écologistes qui partent à La République en marche [LRM] viennent de ce courant.”

Nombre de militants des Amis de la Terre, qui avaient organisé la candidature de René Dumont à l’élection présidentielle en 1974, se sont retranchés dans le réformisme. Ironie du sort : si autrefois ils se disaient décroissants, voire libertaires, ils croient aujourd’hui en un capitalisme vertueux…

"Il faut abandonner les idées de “grand soir” et regarder comment on peut faire au niveau réglementaire”, estime par exemple M. Yves Lenoir, militant de la première heure aux Amis de la Terre et à Greenpeace. “Il faudrait un capitalisme dans lequel les priorités sont écologiques. Il ne faut pas penser en termes d’in-égalités, sinon on va dans le mur. Pour des raisons historiques, il y a des gens qui ont de l’argent. Ce qui compte, c’est ce qu’ils font de cet argent.”

Une autre vision de l’écologie a émergé dès les années 1970.

"Aux États-Unis et dans les pays anglo-saxons se développe une critique plus radicale, qui articule une pré-occupation environnementale avec une dénonciation de plus en plus forte du système capitaliste", explique Fabien Carrié, maître de conférences en science politique à l’université Paris Nanterre.

Les mouvements britanniques comme le Front de libération des animaux (ALF) et le Front de libération de la Terre (ELF) se distinguent en n’acceptant aucune forme de hiérarchie entre les êtres vivants.

Ces groupes anarchistes et anticapitalistes promeuvent l’action directe et contestent le réformisme des autres . 3

"Dans ALF puis dans ELF,” reprend Chansigaud, “on trouve une réelle critique du capitalisme. Cependant, ils restent marginaux, non pas tant par leur nombre que par leur positionnement. Ces militants ont tendance à se soustraire à la société. Cela donne les mouvements punks et diverses communautés. Ils peuvent se battre contre la société sans s’y mêler, sans intégrer des syndicats dans les entreprises, par exemple. Cette galaxie préfigure la ZAD [zone à défendre] de Notre-Dame-des-Landes. Les ZAD, c’est de l’action directe, c’est-à-dire transformer sa vie de façon radicale pour se mettre en cohérence."

Cf. Valérie Chansigaud, Les Combats pour la nature. De la protection de la nature au combat social, Buchet-Chastel, coll. "La verte", Paris, 2018.1

Lire Jean-Baptiste Malet, "L’anthroposophie, discrète multinationale de l’ésotérisme", Le Monde diplomatique, juillet 2018.2

Cf. David N. Pellow et Hollie Nyseth Brehm, "From the new ecological paradigm to total liberation : The emergence of a social movement frame", 3

Sociological Quarterly, no 56, Omaha, 2015. sur 3 10

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"Dans les ZAD, toutes les dimensions de la vie ou presque sont impliquées. Il y a aussi une vraie mise en danger", complète Jean-Baptiste Comby, sociologue, maître de conférences à l’université Paris-II Panthéon-Assas.

"Il faudrait une désobéissance très poussée"

La critique de l’écologie réformiste, des "colibris" ou de l’explosion du développement personnel anime de nombreuses publications, comme le site Terrestres ou les journaux La Décroissance et Silence. Cette mouvance plus révolutionnaire dénonce les élus, y compris ceux d’Europe Écologie - Les Verts, qui retournent leur veste pour accéder à des postes de pouvoir. Elle oppose la construction d’un collectif agissant à des ego peu en mesure d’agir ensemble, et en définitive non politisés . Les 4

nouveaux militants, tant ceux de Youth for Climate que d’Extinction Rebellion, condamnent d’ailleurs sé-vèrement les manœuvres politiciennes et veillent à éviter toute forme de récupération partidaire.

"On est complètement apartisans”, explique M. Marin Bisson, 16 ans, de Youth for Climate Lyon. “On es-saye de rester loin des partis politiques pour ne pas leur être assimilés. On veut montrer que les jeunes se lèvent pour leur avenir. Tout le monde en interne n’est pas d’accord sur la ligne politique."

Pour Antoine, de Youth for Climate Paris,

"la voie politique n’est pas non plus totalement à oublier. C’est un mode d’action à ne pas sous-estimer, même s’il ne faut pas croire qu’elle va nous sauver. Moi, je pense que créer des liens avec des militants qui sont dans des partis écolos peut être une force supplémentaire".

Certains écologistes souhaitent utiliser le système électoral pour organiser des communes autogé-rées. Le Collectif pour une transition citoyenne, avec en particulier le mouvement Utopia, et l’organisa-tion Démocratie ouverte proposent de créer des listes participatives pour gagner des mairies lors des municipales de 2020.

La redécouverte de penseurs comme Élisée Reclus, de l’écologie sociale et du municipalisme liber-taire de Murray Bookchin, ou encore de l’écologie politique d’André Gorz, favorise une réappropria-tion des concepts de lutte des classes et d’inégalités sociales par une génération que le confort et la consommation à outrance avaient dépolitisée.

Alternatiba ("alternative" en basque), qui, né en 2013, se mobilise contre le dérèglement climatique, s’inscrit au cœur de cette contradiction entre la nécessité d’élargir la base en s’ouvrant à des catégo-ries sociales peu militantes et la volonté de bâtir un projet de société radicalement différent.

"Avec les “villages des alternatives”, on observait un discours consensuel, qui ne désignait pas d’adversaires, sans analyse structurelle”, décrivent Nicolas Brusadelli et Yannick Martell, sociologues, qui suivent ce mou-vement depuis 2014. “Ils ont réussi à rassembler dans un même endroit des gens qui ne sont d’accord sur rien, mais qui ont les mêmes modes de vie. Quasiment tous les membres d’Alternatiba sont issus des classes moyennes. C’est dépolitisant pour les militants altermondialistes, mais c’est très politisant pour des gens qui viennent de beaucoup plus loin, comme les cadres de l’industrie. Ces personnes, en entrant dans Alternatiba,

Cf. Maxime Chédin, "La ZAD et le Colibri  : deux écologies irréconciliables ?", et la réponse de Cyril Dion, "Résister, mais comment ?", Ter4 -restres, respectivement 15 novembre 2018 et 16 janvier 2019.

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entament un processus au cours duquel elles vont foutre en l’air leur vie, rompre en partie avec leur fa-mille. Ce processus de politisation leur fait remettre en question leur vision habituelle des mouvements so-ciaux. Dans un second temps, la naissance d’ANV-Cop21 permet d’aller vers des formes d’action plus concrètes et de rompre avec le militantisme de dossier que pratiquent les grosses organisations." 5

Le soulèvement de l’automne dernier a bousculé les écologistes les plus réformistes.

"Les “gilets jaunes” ont réintroduit la question du rapport de classe. C’est la première étape pour la politi-sation", analyse Comby.

Même le réalisateur Cyril Dion, initiateur avec Pierre Rabhi du mouvement des "colibris", soutient au-jourd’hui publiquement les "gilets jaunes" et explique qu’il ne croit pas du tout en la capacité des insti-tutions actuelles à se transformer pour résoudre la crise écologique.

L’urgence sociale rencontre une urgence écologique chaque jour plus criante. Les slogans d’Extinc-tion Rebellion et son logo — un sablier dans un cercle figurant la planète — résument la situation : le temps presse. En son sein, des débats ont lieu sur une sortie du capitalisme et de la civilisation in-dustrielle. De nombreux militants souhaitent aller plus loin dans l’action directe et ont développé une critique des fausses solutions. En témoignent les vives critiques adressées au groupe de M. Maxime de Rostolan, le fondateur des "fermes d’avenir", qui promeuvent une agriculture bio, mais producti-viste et soutenue par des multinationales de l’agroalimentaire.

Le festival L’An zéro, qu’il souhaitait organiser en août 2019, a dû être annulé après la mobilisation locale, puis celle d’une trentaine de collectifs qui dénonçaient un événement "écolo-macroniste". Les instigateurs du festival souhaitaient une "convergence" pour une transition écologique et démocratique par la voie de "solutions innovantes" portées par des "start-up". Leurs opposants dénonçaient une ten-tative de détourner l’énergie de militants sincères vers une transition qui ne serait qu’un leurre.

Pour les groupes de militants, l’urgence de la situation oblige à élargir la gamme des actions habi-tuelles : recours juridiques, manifestations, grèves, blocages de lieux publics ou d’entreprises pol-luantes, réappropriation d’espaces, sabotages. Ils sont de plus en plus nombreux à accepter l’idée d’une diversité des tactiques, permettant à chacun d’agir selon sa propre méthode.

"Moi, je crois qu’il faut de tout”, observe Vipulan, 15 ans, membre de Youth for Climate. “Des actions de sensibilisation, des marches, des grèves, et aussi des actions un peu plus fortes, comme des occupations, des blocages… "

"Il y a deux ans, j’ai fait une formation à la désobéissance civile avec ANV-Cop21”, raconte Léna, 21 ans, en licence mathématiques-physique à la Sorbonne, membre de Youth for Climate. “Mais on a décidé de créer un collectif d’action directe parce qu’on est beaucoup à ne pas se retrouver dans cette désobéissance civile-là. On se sentait inutiles en agissant de manière réformiste. Quand on voit l’histoire du mouvement écolo, c’est assez déprimant. Maintenant, il faudrait être plus créatifs, éviter de faire tout le temps les mêmes choses. Pour affaiblir assez le pouvoir et avoir un rapport de forces en notre faveur, il faudrait une désobéissance très poussée, qui amènerait par exemple à bloquer pendant un certain temps des lieux straté-giques."

Cf. aussi Nicolas Brusadelli, Marie Lemay et Yannick Martell, "L’espace contemporain des “alternatives”", Savoir/Agir, no 38, Vulaines-sur-Seine, 5

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Cette complémentarité a fait la réussite de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes.

"En 2012 [lors de l’opération "César"], c’est notamment la diversité des tactiques qui a permis la victoire. C’est notre capacité à surprendre qui compte", observe Isabelle F., une habitante de la ZAD et co-fonda-trice du collectif The Laboratory of Insurrectionary Imagination.

Échec du contre-sommet du G7

Mais la complémentarité des actions achoppe toujours sur la question stratégique du recours à la violence.

"Pour nous, la complémentarité des tactiques produit l’effet grenadine. Imaginez un verre d’eau ; dedans, vous mettez une dose de grenadine, c’est-à-dire une dose de violence. Finalement, tout ce qu’on voit, c’est la grenadine. On perd le bénéfice et le fond de l’action. Nous sommes conscients des rapports de forces qui existent et nous ne sommes pas dupes quant à la rigidité du système politique ; c’est pour cela qu’il faut massifier le mouvement", explique M. Mazzolini, des Amis de la Terre.

"Cette question du verre de grenadine”, c’est un ethnocentrisme de classe, répond Comby. “Ce n’est pas parce que les médias dominants dénoncent avec véhémence la casse ou le sabotage que ce point de vue est partagé par tous ceux qui le reçoivent. Mais, en réalité, cela invisibilise les autres violences : institution-nelles, policières, etc.”

Se retrancher derrière une proclamation de non-violence peut revenir à nier l’existence d’une vio-lence dissimulée des dominants et d’une violence d’État, policière, qui touche en premier lieu les classes défavorisées. Mutilations, éborgnements, brutalités de toutes sortes : la gravité des atteintes à la personne qui accompagnent la répression des "gilets jaunes" n’a suscité qu’une émotion limitée en regard d’autres périodes, comme lors des manifestations étudiantes de décembre 1986, mar-quées par la mort de Malik Oussekine.

Aujourd’hui, aucun groupe écologiste ne prône le recours à la violence physique. Pour Léna, c’est évident :

"Nous, on n’a simplement pas envie d’être violents envers des êtres vivants, mais il n’y a pas vraiment de limites sur le matériel."

Dans les discours les plus radicaux, comme celui du Comité invisible, il est surtout question de dé-gradation matérielle et de sabotage.

"Dans l’objectif d’une coalition, il faut apprendre à travailler avec des personnes qui ne partagent pas la même vision", estime Chansigaud.

Cela signifie savoir s’écouter et se respecter, quelles que soient les opinions de chacun. Camper sur ses positions, s’attacher dogmatiquement à sa stratégie entraîne des échecs cuisants, comme lors du contre-sommet du G7, au Pays basque, en août 2019. Plus de cinquante organisations ont tenté de se regrouper au sein de la plate-forme G7 EZ. Les dissensions ont finalement gagné. Presque au-cune des actions prévues par la plate-forme n’a pu avoir lieu.

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D’autres actions concertées ont réussi. Ainsi, un peu plus de deux mille militants se sont coordonnés à l’appel de Greenpeace, d’ANV-Cop21 et des Amis de la Terre pour bloquer les sièges de diverses entreprises ainsi que le ministère de la transition écologique et solidaire à la Défense, en avril 2019. Le quartier a été paralysé et aucune garde à vue n’a été signalée. Beaucoup de militants précisent qu’un blocage plus long n’aurait pas été accepté par les organisateurs… Il aurait fallu discuter sur place de la suite de l’action. Même problème pour la mobilisation du 21 septembre 2019. Les collec-tifs Désobéissance écolo Paris, Youth for Climate ou encore Extinction Rebellion se sont mis d’accord avec des groupes de "gilets jaunes" pour les soutenir dans l’ouest de Paris, puis pour bloquer des lieux de pouvoir. En parallèle, ANV-Cop21, les Amis de la Terre, Greenpeace et d’autres ont organisé la "mobilisation générale", une marche non violente entre le jardin du Luxembourg et le parc de Bercy.

Cinquante ans de luttes - Cécile Marin

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"On ne voulait pas d’un 16 mars bis”, raconte Léna, de Youth for Climate. “Les “gilets jaunes” ont tendu la main aux autres organisations. Ils souhaitaient faire une manifestation dans des lieux de pouvoir, mais res-taient ouverts sur le reste. Alternatiba et ANV-COP21 semblaient d’accord, mais ont demandé la garantie que la mobilisation soit non violente. Donc, évidemment, ça ne marche pas."

"On nous demande de renoncer au consensus d’action, réagit M. Txetx Etcheverry, cofondateur de Bizi  ! ("Vivre" en basque), puis d’Alternatiba. “C’est une question de stratégie. Je suis pour construire un rapport de forces qui permette d’arracher des victoires et de renforcer les alternatives qui grignotent le capita-lisme. Pour cela, il faut une massification et une radicalisation. La violence, comme la complémentarité vio-lence - non-violence, pour nous, c’est une stratégie perdante à long terme face à un ennemi qui a tellement de moyens. Nous n’allons pas nous mêler des stratégies des autres. Je voudrais qu’on nous laisse poursuivre la nôtre."

En partie empêchés d’atteindre les Champs-Élysées, de nombreux "gilets jaunes" ont finalement re-joint la manifestation sur le climat, déplaçant avec eux des forces de l’ordre qui n’ont pas hésité à brutaliser ou à arroser de gaz lacrymogène des familles avec enfants et les manifestants les plus pa-cifistes.

En revanche, l’intervention au centre commercial Italie 2, à Paris, le samedi 5 octobre, est présentée comme un succès. Un ensemble hétéroclite de militants pour le climat, de "gilets jaunes" et de jeunes de quartiers populaires ont travaillé ensemble pour bloquer le site pendant dix-huit heures, jusqu’à l’assemblée générale votant le départ, vers 4 heures du matin. Ils s’étaient organisés bien en amont, et chaque groupe avait sa tâche. Lors de la tentative d’expulsion par les brigades spéciales de la po-lice, en début de soirée, le choix collectif a été de permettre la formation d’une barricade par des groupes plus habitués aux affrontements. Ces derniers ont empêché l’entrée des forces de l’ordre et ainsi évité aux militants d’être emmenés.

Quand les groupes passent trop de temps à se contredire, l’efficacité générale diminue. Le clivage autour de la violence permet à la machine médiatique de séparer les "bons" militants des "mauvais". Au risque qu’on puisse ensuite réprimer les "mauvais" tranquillement, avec des dispositifs sécuritaires de plus en plus durs. Dans un rapport paru en juin 2019 sur la radicalisation des groupuscules d’ex-trême droite, une commission d’enquête de l’Assemblée nationale demande l’élargissement des ou-tils de lutte contre la radicalisation à des mouvements tels que les véganes et les anarchistes . 6

"Le prisme choisi pour l’enquête était l’ultra-droite, mais nous souhaitions élargir à l’ensemble des groupes ultras. Nous avons donc des préconisations qui peuvent être applicables à n’importe quelle mouvance d’ultra-droite et d’ultra-gauche. C’est-à-dire à toute association qui remet en cause les fondements de la Répu-blique”, explique M. Adrien Morenas, député LRM et rapporteur de cette commission d’enquête. “Il y a une mouvance violente d’ultra-gauche indéniable. Au niveau de l’écologie, il s’agit de groupes autour de l’élevage et de la viande."

S’il précise ne pas viser tous les véganes, il considère que même les actions visant à "désigner pour blâmer" relèvent de la violence.

"La sphère de ce qui est permis en matière de politique et de militantisme se réduit de plus en plus”, ana-lyse Vanessa Codaccioni, maîtresse de conférences à l’université Paris-VIII. “On ne supporte plus que les

"Rapport sur la lutte contre les groupuscules d’extrême droite en France", Assemblée nationale, Paris, 6 juin 2019.6

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gens expriment une revendication si elle ne passe pas par des formes pacifiques et légalistes, comme le vote. On va tout de suite ranger certaines formes de lutte dans la radicalité, dans la violence. La radicalisa-tion militante signifie le passage de méthodes d’action légales à des actions illégales, qu’on assimile au-jourd’hui au terrorisme . Le pouvoir cherche dans son appareil législatif les moyens de réprimer un mouve7 -ment auquel il ne veut pas répondre, d’où la loi sur les casseurs. Dans l’histoire, les dispositifs de répression ont été déployés pour l’extrême droite, puis tout de suite appliqués à l’extrême gauche. Les réponses ne sont plus politiques ; elles sont répressives."

Les leçons de Creys-Malville

Diviser, puis réprimer : la méthode a déjà brisé nombre de mouvements écologistes. Dès juillet 1977, la lutte contre le projet de surgénérateur au plutonium Superphénix à Creys-Malville (Isère) a ainsi at-teint son paroxysme. Tandis que la presse mettait en avant la présence de hordes d’Allemands radi-caux, plusieurs dizaines de milliers d’écologistes venus de toute l’Europe étaient confrontés à une interdiction de manifester et à une répression féroce, avec notamment l’emploi de grenades offen-sives. Bilan : de nombreux blessés, un mort, Vital Michalon, et l’essoufflement de la mobilisation anti-nucléaire en France. Le surgénérateur a été construit et il a rencontré de nombreux déboires tech-niques. Après une guérilla juridique, les Verts ont obtenu son démantèlement dans le contrat de gou-vernement passé en 1997 avec M. Lionel Jospin, premier ministre de la gauche plurielle qui rassem-bla socialistes, écologistes et communistes jusqu’en 2002.

"Au Royaume-Uni, à partir de 2001 et des lois antiterroristes, l’ALF et les groupes qui luttaient contre les laboratoires d’expérimentation animale ont été décapités, rappelle Carrié. Leurs dirigeants ont fait de la prison. Les militants n’avaient pas le droit de franchir un certain périmètre autour des laboratoires."

L’échec du contre-G7 fait réfléchir.

"Il est important d’être dans une vraie composition, d’accepter de faire des choses avec des personnes diffé-rentes, venues d’autres luttes”, estime Isabelle F. “Il faut une mobilisation générale, mais tout le monde n’a pas besoin d’être sur la ligne de front. Il faut des gens qui font à manger, qui organisent… Attention, cependant, à ne pas exiger des résultats immédiats. Le mouvement anti-routes en Angleterre a perdu toutes les batailles sur telle ou telle route ; pourtant, il est devenu tellement fort, cela coûtait si cher d’expulser chaque fois tout ce monde que le gouvernement a finalement annulé un programme incluant trois cents routes."

L’essayiste Rebecca Solnit a écrit :

"Le lien de cause à effet suppose que l’histoire avance, mais l’histoire n’est pas une armée. C’est un crabe qui marche de côté, une goutte d’eau qui use la pierre, un tremblement de terre qui brise des siècles de tensions." 8

Le rapprochement entre Extinction Rebellion, divers groupes de "gilets jaunes" et de Youth for Climate semble participer de cette coalition en construction. Le crabe pourrait-il se mettre à pincer fort ?

Ce que font aussi les auteurs Éric Denécé et Jamil Abou Assi dans Écoterrorisme. Altermondialisme, écologie, animalisme, Tallandier, Paris, 2016.7

Rebecca Solnit, Garder l’espoir. Autres histoires, autres possibles, Actes Sud, Arles, 2006.8

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Page 10: Les écologistes tentés par l’action directe€¦ · les "énergies sales". Cette radicalité s’exprime à des degrés très divers, selon deux axes qui peuvent se confondre,

En perspective

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