Les Chroniques de Narnia - T01 - Le Neveu Du Magicien - C. S. Lewis

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Les Chroniques de Narnia - T01 - Le Neveu Du Magicien - C. S. Lewis

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    C.S. LEWIS

    LES CHRONIQUES DENARNIA

    TOME1

    LE NEVEUDU MAGICIEN

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  • 2

  • 3CHAPITRE 1

    LA MAUVAISE PORTE

    CHAPITRE 1

    LA MAUVAISE PORTECest une histoire qui sest passe il y a trs longtemps, lpoque o votre grand-pre

    tait un petit garon. Une histoire trs importante, car cest elle qui permet de comprendrecomment les changes entre notre monde et le pays de Narnia ont commenc.

    cette poque, Sherlock Holmes vivait encore Baker Street. cette poque, si vous aviezt un petit garon, vous auriez port un uniforme de collgien au col empes tous les jours, etles coles taient souvent plus strictes quaujourdhui. En revanche, les repas taient meilleurs.Quant aux bonbons, je ne vous dirai pas quel point ils taient exquis et bon march, sinon jevous mettrais leau la bouche pour rien. Enfin, cette poque vivait Londres une petite fillequi sappelait Polly Plummer.

    Elle habitait dans une de ces longues ranges de maisons accoles les unes aux autres. Unmatin, elle tait dehors dans le jardin arrire quand soudain un petit garon grimpa du jardinvoisin et montra son visage au-dessus du mur. Polly fut extrmement surprise car elle navaitjamais vu denfants dans cette maison. Seuls y vivaient M. Ketterley et Mlle Ketterley, un vieuxgaron et une vieille fille, frre et sur. Pique par la curiosit, elle leva le regard. Le visage dupetit garon tait trs sale, on aurait dit quil avait pleur puis sch ses larmes en se frottantavec les mains pleines de terre.

    Le fait est que cest plus ou moins ce quil venait de faire.Bonjour, dit Polly.Bonjour, rpondit le petit garon. Comment tappelles-tu?Polly. Comment tappelles-tu, toi?Digory.a alors, quel drle de nom!Pas plus que Polly.Ah! si.Non.En tout cas, moi au moins je me lave la figure, dit Polly, ce qui ne te ferait pas de mal,

  • 4surtout aprs avoirSoudain elle sarrta. Elle allait dire aprs avoir pleurnich, mais elle se ravisa car elle

    se dit que ce ntait pas trs courtois.Oui, cest vrai, jai pleur, rpondit Digory beaucoup plus fort, comme sil navait plus

    rien perdre quon le sache. Toi aussi, tu pleurerais, si tu avais vcu toute ta vie la campagneavec un poney et un ruisseau au bout du jardin et que brutalement on tamenait vivre ici, dansce trou pourri.

    Ce nest pas un trou, Londres, rpondit Polly, indigne.Mais le petit garon, trop absorb par son explication pour y faire attention, continua:Et si ton pre tait parti en Inde, si tu tais oblige de vivre avec une vieille tante et un

    oncle fou (je me demande qui aimerait), et si tout a ctait parce quil fallait quils soccupentde ta mre, et si en plus ta mre tait malade et allait m mourir

    Son visage se tordit alors dune drle de faon, comme lorsque vous essayez de retenir voslarmes.

    Je ne savais pas, je suis dsole, rpondit humblement Polly.Comme elle ne savait plus trs bien quoi dire et quelle voulait changer les ides de Digory

    en abordant des sujets plus gais, elle demanda:M. Ketterley est vraiment fou?Soit il est fou, soit il y a un mystre. Il a un cabinet de travail au dernier tage, dans

    lequel tante Letty ma interdit de monter, ce qui dj me parait louche. Et puis il y a autrechose. Chaque fois quil essaie de me parler quand nous sommes table il ne lui parlejamais elle lui coupe la parole en disant: Tu vas faire de la peine notre petit neveu,Andrew, ou Je suis sre que Digory na aucune envie dentendre parler de a, ou encoreAu fait, Digory, tu ne voudrais pas aller jouer dans le jardin?

    Et ton oncle, quel genre de choses essaie-t-il de te dire?Je ne sais pas. Il narrive jamais aligner plus de trois mots. Mais il y a encore plus grave.

    Un soir, vrai dire hier soir, je suis pass au pied des escaliers du grenier pour aller me coucheret je suis sr que jai entendu un cri.

    Peut-tre quil y a une folle enferme l-haut.Oui, jy ai pens.Ou cest un faux-monnayeur.Ou peut-tre quil a t pirate, comme le personnage au dbut de Lle au trsor, qui se

    cache depuis toujours pour fuir ses camarades de bord.Fantastique! sexclama Polly. Je ne savais pas que ta maison tait si passionnante.Tu penses peut-tre quelle est passionnante, mais tu lapprcierais beaucoup moins si

    tu devais y dormir. Par exemple, que dirais-tu si tous les soirs, allonge dans ton lit, tu devaisattendre que loncle Andrew glisse le long du corridor devant ta chambre avec ce bruissementqui fait froid dans le dos? Et si tu voyais ses yeux, tellement effroyables

    Cest ainsi que Polly et Digory firent connaissance. Comme ctait au dbut des grandesvacances et que ni lun ni lautre nallait la mer cette anne-l, ils prirent lhabitude de se voirpresque tous les jours.

    Leurs aventures commencrent tout simplement parce que ctait un des jours de lt lesplus pluvieux et les plus froids depuis de nombreuses annes. Ils avaient donc choisi desactivits dintrieur dexploration intrieure pour ainsi dire.

    Dans une grande maison, ou dans une range de maisons, un seul bout de chandelle suffitpour que des trsors dexploration possible souvrent vous. Depuis longtemps dj, Polly avaitdcouvert chez elle une certaine petite porte dans le dbarras du grenier, qui donnait sur uneciterne cachant un espace trs sombre dans lequel on pouvait se glisser en grimpant avecprcaution. Cet espace ressemblait un long tunnel limit par un mur en brique dun ct et un

  • 5toit inclin de lautre, dont les ardoises laissaient passer des rais de lumire. Il ny avait pas devritable plancher, il fallait enjamber les poutres une par une car elles ntaient relies que parune mince couche de pltre. En posant le pied dessus on risquait de tomber et de percer leplafond de la pice infrieure.

    Polly utilisait ce petit bout de tunnel derrire la citerne comme un repaire decontrebandiers. Elle y avait mont de vieux morceaux de caisse, des siges de chaises de cuisinecasses et dautres objets de ce genre quelle avait installs entre les poutres de faon formerune espce de plancher. Elle conservait en outre un petit coffre qui contenait diffrents trsors,dont le manuscrit dune histoire quelle tait en train dcrire, et en gnral quelques pommes.Souvent, elle sisolait l pour boire un peu de soda au gingembre, si bien quavec toutes lesbouteilles sa cachette ressemblait encore plus un repaire de contrebandiers.

    Digory aimait beaucoup ce repaire (mme si Polly refusait toujours de lui montrer lhistoirequelle crivait) mais il avait surtout envie daller explorer les lieux alentour.

    Regarde, dit-il. Jusquo va le tunnel? Je veux dire, est-ce quil sarrte l o finit tamaison?

    Non, les murs ne sarrtent pas avec le toit. a continue, mais je ne sais pas jusquo.Alors nous pourrions peut-tre traverser toute la range de maisons?Peut-tre et oh! Mais je sais! scria Polly.Quoi?Nous pourrions entrer lintrieur des autres maisons.Cest a, et nous faire prendre pour des cambrioleurs! Non merci, rpondit Digory.Tu vas trop loin. Je pensais simplement la maison qui se trouve au-del de la tienne.Quest-ce quelle a?Eh bien, cest celle qui est vide. Papa dit quelle est vide depuis toujours, depuis que

    nous avons emmnag ici.Dans ce cas, nous devrions aller y jeter un il, acquiesa Digory, beaucoup plus excit

    que ne le laissait entendre le ton de sa voix.Naturellement, Digory pensait comme vous, certainement, et comme Polly toutes les

    raisons qui pouvaient expliquer que cette maison soit vide depuis si longtemps. Ni lun ni lautrenosait prononcer le mot hant, mais tous deux savaient quune fois que lide tait lance iltait difficile de faire marche arrire.

    Si nous allions voir tout de suite? proposa Digory.Daccord.Mais ny va pas si tu ny tiens pas.Si tu y vas, jy vais, dit-elle.Mais comment saurons-nous que nous sommes dans la maison situe aprs la mienne?Ils dcidrent de revenir dans le dbarras et de le traverser en faisant des pas de la largeur

    dun intervalle entre deux poutres. Cela leur donnerait une ide du nombre de poutres quilfallait enjamber pour traverser une pice. Puis ils ajouteraient environ quatre poutres pour lepassage qui reliait les deux greniers de la maison de Polly, et le mme nombre pour la chambrede la servante que pour le dbarras. En parcourant deux fois la longueur totale, ils arriveraientau bout de la maison de Digory. partir de l, la premire porte donnerait normalement sur legrenier de la maison vide.

    En fait je ne pense pas quelle soit vraiment vide, dit Digory.Comment a? mon avis quelquun y vit en cachette; il doit entrer et sortir la nuit avec une lanterne

    sourde. Si a se trouve, nous allons tomber sur un gang de bandits dsesprs qui nousproposeront une rcompense. Une maison ne peut pas tre vide depuis tant dannes sansquil y ait un mystre, a ne tient pas debout.

  • 6Papa pense que cest cause de ltat de la plomberie.Pouah! Les adultes ont toujours des explications dune platitude! rtorqua Digory.Comme ils ntaient plus en train de discuter au fond du repaire de contrebandiers, la

    lueur de bougies, mais au milieu du grenier, la lumire du jour, la maison vide paraissaitbeaucoup moins mystrieuse.

    Aprs avoir mesur la longueur du grenier, chacun dut prendre un papier et un crayonpour faire quelques additions.

    Dans un premier temps ils obtinrent des rsultats diffrents, puis ils saccordrent, mais lencore ils ntaient pas entirement certains davoir des rsultats fiables. Ils avaient surtouthte de partir laventure.

    Il faut tre le plus discret possible, prvint Polly tandis quils grimpaient nouveauderrire la citerne.

    Loccasion tait si exceptionnelle quils avaient pris une bougie chacun (Polly en avait uneimportante rserve).

    Il faisait trs sombre, ils avanaient poutre aprs poutre au milieu de la poussire et descourants dair, sans dire un mot, chuchotant de temps autre: L, nous sommes de lautrect de ton grenier, ou Nous sommes srement mi-chemin de ta maison

    Ni lun ni lautre ne trbucha, aucune des bougies ne steignit, jusquau moment o ilsfinirent par apercevoir une petite porte au milieu du mur en brique sur la droite. Naturellementelle navait ni verrou ni poigne, car ctait une porte conue pour entrer, non pour sortir. Enrevanche elle avait un loquet (comme il y en a souvent sur la face intrieure des portes deplacards) quils taient certains de pouvoir tourner.

    Jy vais? demanda Digory.Si tu y vas, jy vais, rpta Polly.Ils savaient que ctait risqu, mais ils navaient plus aucune envie de faire marche arrire.

    Digory eut un peu de mal tirer et tourner le loquet en mme temps mais, brusquement, laporte souvrit et ils furent aveugls par la lumire du jour. Immdiatement, ils comprirent quilstaient tombs sur une pice meuble peu meuble, certes. Un silence de mer rgnait. Lacuriosit de Polly fut pique au vif. Elle souffla sur sa bougie pour lteindre et fit un pas lintrieur de cette trange pice, plus discrte quune souris.

    La pice avait la forme dun grenier, mais elle tait meuble comme un salon. Les murstaient tapisss dtagres remplies de livres. Un feu brlait dans ltre (noubliez pas quectait un jour dt exceptionnellement froid et pluvieux) et en face de la chemine, leurtournant le dos, se trouvait un fauteuil trs haut. Entre Polly et le fauteuil, une grande tableprenait presque toute la place, sur laquelle taient amonceles toutes sortes de choses deslivres, des carnets, comme ceux dans lesquels on crit, des bouteilles dencre, des stylos plume, de la cire cacheter et un microscope. La premire chose que remarqua Polly tait unplateau en bois rouge vif sur lequel taient poses plusieurs bagues. Celles-ci taient rangespar paires une jaune et une verte, un espace, une autre jaune et une autre verte. Elles taientde taille ordinaire mais on ne pouvait pas ne pas les remarquer tant elles brillaient. Il taitdifficile dimaginer des bijoux plus ravissants. Plus petite, Polly et certainement t tente deles mettre dans sa bouche.

    Le silence dans la pice tait si profond que lon remarquait tout de suite le tic-tac delhorloge. Pourtant, pensait Polly, ce ntait pas non plus un silence absolu. Lon percevait unlger lger, trs lger bourdonnement. Si laspirateur avait exist cette poque, Pollyaurait dit que ctait le bruit dun Hoover que quelquun passait sur une large surface, plusieurspices plus loin et plusieurs tages plus bas. En fait, ctait un son plus agrable, qui avaitquelque chose de plus musical, mais tellement sourd quon pouvait peine lidentifier.

    Cest parfait, il ny a personne, dit Polly en se retournant vers Digory.

  • 7 prsent sa voix couvrait un chuchotement. Digory savana en clignant les yeux, le visageplus sale que jamais comme Polly.

    Non, a ne vaut plus le coup, dit-il, a nest pas une maison vide. Nous ferions mieux departir avant que quelquun arrive.

    Quest-ce que tu penses que cest? demanda-t-elle en indiquant les bagues de couleur.Non, sil te plat, plus vite nousIl ne finit jamais sa phrase car un vnement survint alors Le fauteuil en face du feu se

    mit soudain en branle et lon vit se lever telle une marionnette diabolique surgissant dunetrappe linquitante silhouette de loncle Andrew. Ils ntaient pas dans la maison vide, ilstaient chez Digory, dans le cabinet de travail interdit! Les deux amis poussrent un Oh! desurprise en comprenant leur erreur. Ils auraient d se douter depuis le dbut quils navaientpas pu aller bien loin.

    Loncle Andrew tait grand et lanc, il avait un long visage toujours impeccablement ras,un nez trs pointu, des yeux extrmement vifs et une paisse crinire de cheveux en bataille.Digory tait absolument sans voix car son oncle avait lair encore plus inquitant quedhabitude. Quant Polly, elle ntait pas vraiment effraye, mais cela nallait pas tarder.

    Aussitt, loncle Andrew traversa le cabinet comme une furie pour fermer la porte double tour. Puis il se retourna, darda sur les enfants son regard perant et fit un large souriredcouvrant toutes ses dents.

    Enfin! sexclama-t-il. Cette fois-ci, ma sur, cette imbcile, ne pourra pas mettre lamain sur vous!

    Quelle drle de raction! elle navait rien dune raction dadulte. Le cur de Polly se mit battre de plus en plus vite, et les deux amis commencrent reculer vers la petite porte parlaquelle ils taient entrs. Hlas, loncle Andrew tait beaucoup plus rapide. Il se glissa derrireeux, ferma la seconde porte et se planta devant eux. Il se frottait les mains en faisant craquerses articulations. Il avait de trs longs doigts, dune blancheur clatante.

    Je suis ravi de vous voir, dit-il. Deux enfants, cest exactement ce que je voulais.Je vous en prie, M. Ketterley, implora Polly, cest bientt lheure du djeuner, il faut que

    je rentre la maison. Pourriez-vous avoir la gentillesse de nous laisser rentrer, sil vous plait?Non, pas tout de suite. Je ne vais pas laisser passer une occasion pareille. Jai besoin de

    deux enfants, vous comprenez, car je suis au milieu dune exprience de la plus hauteimportance. Cest une exprience que jai dj faite sur un cochon dInde et qui a eu lair demarcher. Mais comme les cochons dInde ne parlent pas, je nai pas les moyens de leurexpliquer comment revenir.

    coutez, oncle Andrew, interrompit Digory, sil vous plat, cest lheure du djeuner, ilsne vont pas tarder nous appeler. Il faut absolument que vous nous laissiez rentrer.

    Il faut?Digory et Polly changrent un regard. Ils nosaient rien dire mais leur regard signifiait

    Quelle horreur! en mme temps que Nous sommes obligs de nous plier sa volont.Si vous nous laissez rentrer maintenant, suggra Polly, nous pourrons revenir aprs le

    djeuner.Ah! oui, mais qui me garantit que vous reviendrez? rpondit loncle Andrew avec un

    sourire malicieux.Bon, bon, se reprit-il, comme sil avait chang davis, si vous devez tout prix y aller,

    allez-y. Je comprends parfaitement que deux jeunes gens de votre ge ne trouvent pas trsdrle de discuter avec un vieux barbon comme moi, soupira-t-il. Vous ne pouvez pas savoir quel point je me sens seul parfois. Mais nen parlons plus. Allez djeuner.

    Seulement il faut dabord que je vous offre un cadeau. Jai rarement la chance davoir unepetite fille dans mon vieux cabinet crasseux, surtout, si je peux me permettre, une jeune fille

  • 8aussi ravissante que mademoiselle.Polly commenait penser quaprs tout il ntait peut-tre pas si fou que aQue diriez-vous dune jolie petite bague, ma chre?Vous voulez dire une des bagues jaunes ou vertes? rpondit-elle. Ce serait un tel

    plaisir!Non, pas lune des vertes. Jai peur de ne pouvoir me sparer des vertes. Mais je serais

    ravi de pouvoir vous offrir lune des jaunes, en toute amiti. Venez, approchez-vous et essayez-en une.

    Dominant prsent sa peur. Polly tait convaincue que le vieux monsieur ntait pas fou.En outre, ces bagues avaient quelque chose dtrangement irrsistible. Elle sapprocha duplateau.

    a alors! jen tais sre, scria-t-elle, le bourdonnement que jentendais devient plusfort par ici, on dirait quil vient des bagues.

    Quest-ce que cest que ces sornettes? sesclaffa loncle Andrew.Il eut beau clater de rire trs spontanment, Digory surprit sur son visage une expression

    dimpatience proche de lavidit.Polly! Ne fais pas lidiote! hurla-t-il. Ny touche pas!Trop tard. Au moment mme o il prononait ces mots, la main de Polly savana pour se

    poser sur lune des bagues.Aussitt, sans un bruit, sans un clair ni le moindre signal, il ny eut plus de Polly.Digory et son oncle taient seuls dans la pice.

  • 9CHAPITRE 2

    DIGORY ET SON ONCLE

    CHAPITRE 2

    DIGORY ET SON ONCLEDigory ne put retenir un hurlement. Jamais il navait vcu dexprience aussi violente et

    aussi terrifiante, mme dans ses pires cauchemars. Soudain, il sentit la main de loncle Andrewplaque contre sa bouche.

    Je ten prie, siffla-t-il loreille de Digory, si tu commences faire du bruit, ta mre vatentendre, tu sais ce quelle risque la moindre perturbation.

    Comme Digory devait lexpliquer plus tard, il fut scandalis par le chantage de son oncle,mais il se garda bien de pousser un second hurlement.

    Cest mieux, dit loncle Andrew. Ctait sans doute plus fort que toi. Je dois dire quecest un choc de voir quelquun disparatre. Mme moi, a ma fait un drle deffet lautre soirquand cest arriv au cochon dinde.

    Le soir o vous avez pouss un cri?Ah! tu as entendu, nest-ce pas? Jespre que tu ntais pas en train de mespionner?Non, pas du tout, rpondit Digory, indign, mais quest-il arriv Polly?Tu pourrais me fliciter, rpondit loncle Andrew en se frottant les mains. Mon

    exprience a russi. Cette petite fille a disparu vanouie hors du monde.Quest-ce que vous lui avez fait?Je lai envoye disons, dans un autre lieu.Quest-ce que vous voulez dire?Attends, je vais texpliquer, rpondit loncle Andrew en sasseyant. Tu as dj entendu

    parler de la vieille Mme Lefay?Ce ntait pas une grand-tante ou quelque chose comme a?Pas exactement, non. Ctait ma marraine. Cest elle, l, que tu vois sur le mur.Digory leva le regard et vit une photographie aux couleurs passes qui reprsentait le

    visage dune vieille femme en bonnet. Il se souvint quune fois il avait aperu une photographiede ce visage dans un vieux tiroir, chez lui, la campagne. Il avait demand sa mre qui ctait,mais celle-ci semblait avoir des rticences aborder le sujet. Digory gardait le souvenir dunvisage peu sympathique, mme si, bien sr, avec les photos anciennes, il est difficile davoir uneide juste.

    Y avait-il ou plutt ny avait-il pas quelque chose de bizarre chez elle, oncle Andrew?

  • 10

    Disons, rpondit-il avec un lger gloussement, que cela dpend de ce que tu entendspar bizarre. Les gens ont lesprit tellement troit. Il est vrai qu la fin de sa vie elle estdevenue assez extravagante. Elle a fait des choses trs imprudentes. Cest pour a quon laenferme.

    Vous voulez dire dans un asile?Oh non! non, non, rpondit loncle Andrew, lgrement interloqu. Rien de tel.

    Simplement en prison.Non! Quest-ce quelle avait fait?Ah! la pauvre femme Elle avait encore manqu de prudence et elle avait commis un

    certain nombre derreurs. Mais je nai aucune raison dentrer dans les dtails, elle a toujourst trs gentille avec moi.

    Je veux bien, mais quest-ce que tout cela a voir avec Polly? Jaimerais bien que vousm

    Attends, tu comprendras, rpondit londe Andrew. On a laiss sortir la vieille Mme Lefayavant sa mort et je suis lune des rares personnes quelle a consenti voir ce moment-l. Ellefinissait par prouver du mpris pour les gens ordinaires, ignorants tu vois ce que je veux dire.Moi aussi, vrai dire. Nous tions tous les deux attirs par le mme type de phnomnes.Quelques jours avant sa mort, elle ma demand daller chez elle et de lui rapporter une petitebote qui se trouvait au fond dun tiroir secret dans un vieux bureau. Au moment mme o jaipris la bote, jai compris au picotement qui ma brl les doigts que je dtenais entre les mainsun secret de la plus haute importance. Elle ma remis la bote en me faisant promettrequaussitt aprs sa mort je la brlerais telle quelle, sans lavoir ouverte et aprs avoir effectuun certain rituel. Or je nai pas tenu cette promesse.

    a, cest vraiment moche de votre part! sexclama Digory.Moche? reprit loncle Andrew, lair tonn. Ah! oui, je comprends, cest parce quon

    apprend aux enfants quil faut tenir ses promesses. Cest vrai, tu as entirement raison, je suiscontent de voir que cest ce quon ta appris. Cependant, tu comprendras, jen suis certain, quede telles rgles ont beau tre sacres pour les petits garons de mme que pour lesdomestiques les femmes et au fond pour tout le monde en gnral-il est difficile de lesimposer aux chercheurs les plus srieux, aux grands savants, ou aux sages. Non, Digory, cestimpossible. Ceux qui, comme moi, possdent une sagesse secrte ne sont pas tenus de suivreles rgles du commun des mortels, pas plus quils ne partagent leurs plaisirs.

    Nous sommes promis une destine exceptionnelle et solitaire, mon enfant.Tout en prononant ces paroles, loncle Andrew soupirait avec une expression si grave, si

    noble et si mystrieuse que Digory fut assez impressionn. Nanmoins, il se rappela le regardterrifiant quil avait surpris sur le visage de son oncle au moment o Polly avait disparu, etaussitt il lut entre les lignes de ses propos grandiloquents: Tout ce que a veut dire, sedisait-il, cest quil se croit tout permis pour obtenir tout ce quil souhaite.

    Bien entendu, poursuivit loncle Andrew, je nai pas os ouvrir la bote avant un certaintemps, car je me doutais quelle contenait quelque chose de trs dangereux. Ma marraine taitune femme absolument remarquable. Ctait une des dernires mortelles de ce pays avoir dusang de fe. Elle disait quil y en avait deux autres son poque: la premire tait duchesse, laseconde tait femme de mnage. Est-ce que tu te rends bien compte, mon cher Digory, que tues en train de parler avec le dernier homme (autant que je sache) avoir eu une vritable fepour marraine? Tu imagines!

    Jespre que tu ten souviendras encore le jour o tu seras un vieux monsieur.Je parie que ctait une mauvaise fe, songea Digory, avant dajouter tout haut:Et Polly dans tout a?Cest fou comme tu ne cesses de revenir elle. Comme si ctait ce quil y avait de plus

  • 11

    important! Ma premire tche fut donc dexaminer la bote elle-mme. Elle tait trs ancienne,mais jen connaissais dj assez lpoque pour savoir quelle ne venait ni de Grce, ni dEgypteancienne, ni de Babylone, ni de chez les Hittites, ni de Chine. Elle datait dune priode bienantrieure. Ah! le jour o jai enfin dcouvert la vrit, ce fut un jour extraordinaire. Ctaitune bote qui venait de lle perdue de lAtlantide et datait de cette priode. Elle avait dessicles et des sicles de plus que tous les objets de lge de pierre retrouvs en Europe,Dailleurs elle navait rien voir avec ces objets grossiers et sommaires. Ds la premire aubedes temps, lAtlantide tait une immense cit qui comprenait des palais, des temples et dessavants.

    Loncle Andrew fit une longue pause, comme sil attendait que Digory intervienne. Maiscelui-ci, de plus en plus mfiant, ne dit rien.

    Cependant, poursuivit loncle Andrew, je minstruisais aussi par dautres moyens quilne serait pas convenable dvoquer devant un enfant sur la magie en gnral. Si bien que jefinis par avoir une ide assez prcise sur le genre dobjets que devait contenir la bote. Jai faitplusieurs expriences qui mont permis de rduire le nombre dhypothses possibles. Mais ilfallait que je rencontre quelquun qui hum qui soit dou de pouvoirs dmoniaquessurnaturels, pour pouvoir mener de nouvelles expriences peu agrables. Cest de cettepoque que datent mes cheveux gris. On ne devient pas magicien sans en payer le prix.Dailleurs ma sant a commenc me lcher. Mais je men suis remis et jai fini par savoir.

    Bien quil ny et pas la moindre chance que lon puisse les entendre, loncle Andrew sepencha en avant pour murmurer loreille de Digory:

    La bote de lAtlantide contenait quelque chose qui avait t ramen dun autre monde,dun monde datant dune poque o le ntre tait peine naissant.

    Quoi? demanda Digory, intress malgr lui.De la poussire, tout simplement, rpondit loncle Andrew. Une poussire fine et sche,

    qui navait rien dexceptionnel regarder. Tu penses sans doute que ce nest pas grand-chosepour une vie entire consacre cette recherche. Oui mais quand je me suis pench sur cettepoussire (jai fait attention, tu peux me faire confiance, de ne pas y toucher) en songeant quechacune de ces particules avait appartenu un autre monde, pas une autre plante, tucomprends, car les plantes font partie de notre monde et il suffirait de voyager assez loin pourles atteindre, non, vraiment, un monde autre, une nature autre, un univers autre, un lieu quepersonne ne pourrait jamais atteindre, mme en voyageant travers lespace de notre universpendant une dure infinie, un monde auquel seule la magie permettrait daccder ah

    ces mots, loncle Andrew se frotta les mains et lon entendit ses articulations craquercomme les clats dun feu dartifice.

    Je savais quil suffisait de retrouver la formule exacte de cette poussire pour quellevous transporte sur son lieu dorigine. La difficult tait l: retrouver sa formule. Toutes mesexpriences jusque-l avaient chou. Je les avais menes sur des cochons dInde. Certainstaient morts, dautres avaient explos comme de petites bombes

    Quelle cruaut! scria Digory qui avait eu un cochon dInde peu de temps auparavant.Cesse donc de tloigner du sujet! Cest a quelles servaient ces petites btes, cest

    pour a que je les avais achetes. Bon, attends o en tais-je? Ah! oui Finalement jai russi fabriquer des bagues, les bagues jaunes. Mais une nouvelle difficult se prsentait. Jtaisquasiment certain que les bagues jaunes permettraient denvoyer nimporte quel tre qui lestoucherait dans cet autre monde. Mais quel tait lintrt si je ne pouvais pas faire revenir cestres afin quils me racontent ce quils avaient vu l-bas?

    Et eux alors, vous ne pensiez pas eux? interrompit Digory. Ils auraient t dans debeaux draps sils ne pouvaient pas revenir!

    Tu ne comprendras donc jamais les choses comme il faut, rtorqua loncle Andrew, non

  • 12

    sans impatience. Tu ne vois pas que ctait une exprience unique? Tout lintrt tait dedcouvrir quoi ressemblait ce lieu.

    Dans ce cas-l, pourquoi ny tes-vous pas all vous-mme?Digory navait jamais vu personne daussi surpris et offens que son oncle au moment o il

    posa cette question.Moi? Moi? scria-t-il. Ce garon a perdu la tte! Un homme arriv ce stade de la vie,

    dans mon tat de sant, risquer le choc de se voir envoy de faon aussi brutale dans un autreunivers? De ma vie je nai entendu de propos plus grotesque. Tu te rends compte de ce que tues en train de dire? Rflchis ce que signifie un monde autre-un monde o tu peuxrencontrer nimporte quoi nimporte quoi.

    Certes, et jimagine que cest l que vous avez envoy Polly, ajouta Digory, les jouesenflammes par la colre. Eh bien, moi, tout ce que je peux dire, cest que vous avez beau tremon oncle, vous vous tes comport comme un lche envoyer une petite fille dans un lieu ovous nosez mme pas mettre les pieds!

    Silence, mon petit monsieur! rpliqua loncle Andrew, en claquant sa main contre latable. Je ne permettrai jamais un vulgaire petit colier, au visage dgotant qui plus est, deme parler sur ce ton. Tu ne comprends rien rien. Cest moi qui dirigeais lexprience, moi, legrand savant, le magicien. Il tait normal que jaie besoin de cobayes. Encore un peu et tu vasme dire que jaurais d demander aux cochons dInde la permission de les utiliser. Sache que levrai savoir ne sobtient jamais sans sacrifice. Mais lide que jy aille moi-mme est toutsimplement ridicule. Autant demander un gnral de se battre comme un simple soldat.Imagine que jaie t tu, que serait devenu tout le travail auquel jai consacr ma vie?

    Oh! je vous en prie, arrtez de me sermonner, interrompit Digory. Est-ce que vous allezramener Polly?

    Jallais justement te dire, avant que tu ne minterrompes si abruptement, que jai finipar trouver le moyen deffectuer le trajet de retour. Ce sont les bagues vertes.

    Mais Polly na pas pris de bague verte.Non, rpondit loncle Andrew avec un sourire cruel.Alors elle ne peut pas revenir! scria Digory. Autant dire que vous lavez assassine.Si, elle peut revenir condition quun autre aille la chercher en portant lui-mme une

    bague jaune et en emportant deux bagues vertes, lune pour revenir, lui, lautre pour laramener, elle.

    Immdiatement, Digory comprit le pige dans lequel il tait tomb. Le regard fig surloncle Andrew, il ne disait pas un mot, bouche be, les joues dune pleur impressionnante.

    Jespre, ajouta bientt loncle Andrew dune voix assure, comme loncle idal quiviendrait vous donner une petite somme dargent de poche et quelques bons conseils, jespre,Digory, que tu nes pas du genre abandonner. Je serais vraiment dsol de savoir quunmembre de notre famille manque de sens de lhonneur et de noblesse au point de renoncer aller au secours de s sa dame en danger.

    Oh! taisez-vous, je vous en prie! sexclama Digory. Si vous aviez un minimum de sensde lhonneur et tout le reste, vous iriez vous-mme. Mais je sais que vous ne le ferez pas. Jaicompris, je sais ce quil me reste faire. Seulement sachez que vous tes un monstre. Jesuppose que vous avez tout organis de faon ce quelle disparaisse sans le savoir et que jesois oblig daller la rechercher.

    Cest vident, rpondit loncle Andrew avec son effroyable sourire.Trs bien. Jirai. Mais il y a une chose que jaime autant vous dire tout de suite. Jusquici

    je ne croyais pas la magie, mais maintenant je vois que a existe et jimagine que les vieuxcontes de fes sont plus ou moins vrais. Dans ce cas-l, vous, vous tes un de ces infectsmagiciens malfiques quon y rencontre. La seule diffrence, cest que jamais je nai lu

  • 13

    dhistoire dans laquelle ce type de personnes ne finissait pas par payer, et vous, je peux vousdire que vous paierez. Cest tout ce que vous mritez.

    Pour la premire fois depuis que Digory lui parlait, loncle Andrew fut touch. Il sursauta etson visage prit une telle expression dpouvante quil avait beau se comporter comme unsclrat, il faisait presque piti. Pourtant, une seconde plus tard, il avait retrouv bonnecontenance et rpondit avec un rire lgrement forc:

    Bien, bien, il est normal quun enfant comme toi raisonne ainsi vu que tu as t levau milieu de femmes. Mais ce sont des vieilles histoires de bonnes femmes, non? Ne te fais pasde souci pour moi, Digory. Tu ferais mieux de penser aux dangers que court ta petite amie. Elleest partie il y a dj un certain temps, et il serait quand mme dommage darriver quelquesminutes trop tard.

    Je vous remercie de votre bienveillance, rtorqua Digory sur un ton fier maintenant,assez de votre baratin. Que faut-il que je fasse?

    Tu ferais mieux dapprendre matriser tes humeurs, mon garon, rpondit loncleAndrew trs calmement. Sinon tu finiras par devenir comme la tante Letty. Enfin, bon, attends-moi.

    Il se leva, enfila une paire de gants et se dirigea vers le plateau o taient poses lesbagues.

    Les bagues ne fonctionnent que si elles sont en contact direct avec la peau. Avec desgants, je peux les prendre comme a et il ne se passe rien. Si tu en avais une dans la poche, ilnarriverait rien non plus, condition bien entendu de veiller ne pas y mettre la main pour nepas la toucher par inadvertance. Car linstant o tu la touches, tu disparais hors de ce monde.Et une fois que tu es dans lautre monde videmment a na pas encore t prouv, mais cestce que jimagine, au moment o tu touches une bague verte tu disparais de cet autre mondeet-du moins je suppose tu rapparais dans celui-ci. Voil. Je prends ces deux bagues vertes etje les dpose dans ta poche droite. Surtout rappelle-toi bien dans quelle poche elles setrouvent. Verte-Droite, la terminaison est presque la mme, par opposition au, commeJaune-Gauche. Tu comprends: Une pour toi et une pour ton amie. prsent, toi de choisirlune des bagues jaunes. Si jtais toi je la mettrais a au doigt. Tu risqueras moins de la fairetomber.

    Digory tait sur le point de prendre la bague jaune quand soudain il se ravisa.Attendez, dit-il. Et maman; Si jamais elle demande o je suis?Plus tt tu partiras, plus tt tu reviendras, rpondit loncle Andrew avec entrain.Peut-tre, mais vous ntes mme pas certain que je puisse revenir.Loncle Andrew haussa les paules, alla jusqu la porte, la dverrouilla et louvrit

    violemment en lanant:Bon, trs bien, comme tu voudras. Descends djeuner. Laisse tomber ta petite amie;

    elle risque dtre dvore par des animaux sauvages, de se noyer, de mourir de faim ou de seperdre dfinitivement, mais puisque cest ce que tu prfres Personnellement, a mest gal.En revanche, il faudra peut-tre que tu ailles chez Mme Plummer avant lheure du th pour luiexpliquer quelle ne reverra plus sa fille parce que tu nas pas os mettre une bague.

    Nom dun chien! scria Digory, si seulement jtais assez grand pour vous crabouillerla tte!

    Il boutonna son manteau, prit une profonde respiration et saisit la bague. Car il savait etil ne revint jamais l-dessus quil ne pouvait dcemment pas faire autrement.

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    CHAPITRE 3

    LE BOIS-DENTRE-LES-MONDES

    CHAPITRE 3

    LE BOIS-DENTRE-LES-MONDESLoncle Andrew et son cabinet disparurent instantanment et tout, autour de Digory, se

    brouilla. Peu aprs, il vit apparatre au-dessus de lui une douce lumire verte et, sous ses pieds,les tnbres. Il avait limpression de ntre debout sur rien, ni assis, ni allong. Rien ne semblaitle toucher. Je suis srement dans leau, se dit-il, ou sous leau. Cette pense le fit frmir,mais immdiatement il sentit quil tait prcipit vers le haut. Soudain sa tte mergea danslair et il se retrouva en train de se dgager dune mare pour rejoindre un terrain recouvert dungazon moelleux.

    Il se redressa sur ses pieds mais, curieusement, il ntait ni tremp ni bout de souffle. Sesvtements taient parfaitement secs. Il tait debout au bord dune petite mare peine troismtres de longueur, au milieu dun bois dont les arbres taient si rapprochs et le feuillage sidense quil tait impossible dapercevoir le moindre clat de ciel. Seule perait cette lumireverte. Plus haut, le soleil devait tre trs fort car ctait une lumire trs intense, une lumirechaude.

    Le bois tait dun calme inimaginable. Lon pouvait presque sentir les arbres pousser. Lamare dont Digory venait dmerger ntait pas la seule: il y en avait des dizaines une tous lescinq ou six mtres, perte de vue. Et lon pouvait presque sentir les arbres boire leau de laterre travers leurs racines. Ctait un bois qui dgageait une impression de vie. Plus tard,quand il tentait de le dcrire, Digory disait toujours: Ctait un endroit compact, aussicompact que du plum-cake.

    Plus trange encore, Digory avait plus ou moins oubli comment il tait arriv l. Il nepensait plus du tout ni Polly ni loncle Andrew, ni mme sa mre. Il nprouvait aucunepeur, aucune excitation, aucune curiosit. Si quelquun lui avait demand: Do viens-tu?,

  • 15

    il aurait sans doute rpondu: Jai toujours t ici. Tel tait son sentiment, comme sil avaittoujours t dans ce lieu sans jamais sennuyer, alors quil ne stait jamais rien pass.Longtemps aprs, il disait encore: Ce ntait pas le genre de lieu o il se passe des choses.Seuls les arbres continuaient de pousser, cest tout.

    Aprs avoir observ le bois pendant un certain temps, il remarqua une petite fille allongesur le dos au pied dun arbre, quelques mtres de lui. Elle avait les yeux ferms, ou plus oumoins ferms, comme si elle tait entre la veille et le sommeil. Il lobserva longtemps sans riendire. Puis elle finit par ouvrir les yeux et le fixa un long moment sans rien dire non plus. Elle semit alors parler dune voix rveuse, mais pleine.

    Il me semble que je vous ai dj vu, dit-elle.Il me semble galement que je vous ai dj vue. tes-vous ici depuis longtemps?Oh! depuis toujours. Enfin je ne sais plus depuis trs longtemps.Moi aussi.Non, vous, non. Je viens de vous voir sortir de cette mare.Oui, cest vrai sans doute, rpondit Digory dun ton perplexe. Javais oubli.Un long moment passa, pendant lequel ni lun ni lautre ne dit rien.Attendez, intervint bientt la fillette, je me demande si nous ne nous serions jamais

    rencontrs avant? Jai limpression floue, ou comme une image dans la tte, dun petit garonet dune petite fille comme nous, qui vivraient dans un lieu compltement diffrent et feraienttoutes sortes de choses ensemble. Enfin ce ntait peut-tre quun rve.

    Jai fait le mme rve, du moins je crois. Il y avait un petit garon et une petite fille quihabitaient cte cte, et il tait question dun passage entre des poutres. Je me souviens quela fillette avait le visage barbouill.

    Vous tes sr que vous ne vous trompez pas? Dans mon rve, ctait le garon qui avaitle visage barbouill.

    Je ne me souviens pas de son visage lui, reprit Digory, avant dajouter: Tiens! maisquest-ce que cest?

    Comment a? cest un cochon dInde, rpondit la fillette.En effet, ctait un gros cochon dInde, qui flairait lherbe autour de lui. Il portait au milieu

    du dos un morceau de ruban et, noue au ruban, une bague jaune brillante.Regardez! scria Digory. La bague! Regardez, vous en avez une au doigt, vous aussi.

    Moi aussi!La petite fille se redressa pour sasseoir, plus intrigue que jamais. Et tous deux

    recommencrent se dvisager en essayant de creuser dans leur mmoire.Brusquement, pile linstant o elle cria: M. Ketterley!, il cria: Loncle Andrew! ils

    avaient enfin compris qui ils taient et se mirent dvider tout le fil de leur histoire. Ce fut unediscussion extrmement vive, mais elle leur permit enfin de remettre les choses en ordre.Digory raconta notamment quel point loncle Andrew avait t ignoble avec lui.

    Et maintenant, que faut-il faire? demanda Polly. Prendre le cochon dInde et rentrer?Il ny a aucune urgence, rpondit Digory en bayant aux corneilles.Si, au contraire, dit-elle. Cet endroit est trop calme, trop trop irrel. On se sent dans

    un demi-sommeil. Si nous commenons nous laisser aller, il ne nous reste plus qu nousallonger et dormir jusqu la fin des temps.

    Mais lendroit est trs agrable, objecta Digory.Justement, trop agrable. Non, il faut rentrer, dit-elle en se levant et en commenant

    se diriger doucement vers le cochon dInde avant de changer brutalement davis: Non, nousferions mieux de laisser le cochon dInde ici. Il est parfaitement heureux, tandis que si nous leramenons la maison ton oncle va encore lui faire toutes sortes de misres.

    Je parie, oui, rpondit Digory. Regarde la faon dont il nous a traits, nous. Au fait,

  • 16

    comment est-ce quon fait pour rentrer?En retournant dans la mare, jimagine.Ils avancrent ensemble jusquau bord de la mare: la surface lisse de leau miroitant sous

    le reflet des branches aux feuillages verts donnait une impression de relle profondeur.Nous navons pas de maillots de bain, remarqua Polly.Nous nen avons pas besoin, bcasse. Il suffit dentrer tout habills. Tu ne te souviens

    pas que tu ntais pas mouille en sortant?Tu sais nager?Plus ou moins. Et toi?Heu pas vraiment, rpondit Polly.Je ne pense pas que nous aurons besoin de nager. Il suffit de sauter, non?Ni lun ni lautre ntait trs rassur lide de sauter dans cette mare, mais aucun nosait

    lavouer. Ils se prirent la main, comptrent jusqu trois Un Deux Trois Sautez! etsautrent. Une immense claboussure jaillit et tous deux fermrent les yeux. Mais lorsquils lesrouvrirent ils se tenaient toujours main dans la main au milieu du bois vert, et leau leur arrivait peine la cheville. La mare navait gure que quelques centimtres de profondeur! Ilsretournrent alors sur la terre sche.

    Pourquoi a na pas march? scria Polly, effraye vrai dire pas si effraye que cela,car il tait difficile de se sentir rellement effray dans ce bois. Ctait un lieu trop paisible.

    Ah! je sais! sexclama Digory. Mais je parie que a ne va pas marcher. Nous avonstoujours les bagues jaunes, qui servent au voyage daller, tu sais. Les vertes, elles, permettentde revenir. Il faut changer de bagues. Tu as des poches?

    Bon Alors, mets la bague jaune dans la poche gauche. Moi, jai deux bagues vertes. Tiens,en voil une pour toi.

    Tous deux retournrent au bord de la mare. Mais avant mme dessayer de sauter uneseconde fois, Digory poussa un long: O-o-o-h!

    Quest-ce quil se passe? demanda Polly.Je viens davoir une ide gniale. ton avis, cest quoi, toutes ces mares?Comment a?Rflchis, si nous pouvons revenir dans notre monde en sautant dans cette mare-l,

    nous pouvons peut-tre accder un autre monde en sautant dans une autre mare? Ensupposant quil y ait un monde diffrent au fond de chaque mare

    Je croyais que nous tions dj dans lautre monde ou lautre lieu dont parlait ton oncle,peu importe comment il lappelait. Tu viens de dire que

    coute, laisse tomber loncle Andrew. mon avis il nen sait rien du tout. Il na jamais eule cran de venir ici lui-mme.

    Il pensait un seul autre monde, mais imagine quil y en ait des dizaines.Tu veux dire que ce bois serait lun de ces mondes?Non, je nai pas limpression que ce bois soit un monde. Je pense que cest une espce

    de lieu entre-deux.Polly avait lair trs perplexe.Tu ne vois pas? demanda Digory. Attends, coute. Rappelle-toi le tunnel chez nous,

    sous le toit. Il nappartient pas vraiment lune des maisons. Dune certaine faon, ilnappartient mme aucune des maisons. Pourtant, une fois que tu es lintrieur, tu peux lelonger et ressortir dans nimporte laquelle des maisons de la range. Si ctait la mme choseavec le bois? Un lieu qui ne serait aucun de ces mondes mais qui, une fois quon laurait trouv,permettrait daccder tous les autres mondes.

    Daccord, mais mme si tu peux, objecta Polly, tandis que Digory poursuivait, commesil ne lavait pas entendue:

  • 17

    Ce qui bien sr explique tout. Cest pour a que cet endroit est si calme et paratendormi. Il ne sy passe jamais rien. Comme chez nous. Dans les maisons, les gens parlent,soccupent, prennent leurs repas. Dans les endroits entre-deux entre les murs, au-dessus desplafonds et sous le plancher, ou dans notre tunnel nous, il ne se passe rien. Seulementquand tu quittes ce tunnel tu peux tomber dans nimporte quelle maison. mon avis, nouspouvons quitter ce bois pour aller absolument nimporte o! Nous navons pas besoin desauter dans la mme mare que celle qui nous a permis darriver ici. En tout cas pas tout desuite.

    Le Bois-dentre-les-Mondes, dit Polly dune voix rveuse. a ma lair pluttsympathique.

    Allez, viens, lencouragea Digory. Quelle mare choisissons-nous?coute, je nessaie pas de nouvelle mare tant que nous ne sommes pas certains de

    pouvoir revenir travers la premire. Nous ne sommes mme pas encore srs que celle-lmarche.

    Cest a, et se faire coincer par loncle Andrew qui nous reprendra les bagues avantmme que nous ayons pu en profiter un peu. Non merci.

    Et si nous rentrions par cette mare jusqu mi-chemin seulement, juste pour voir si celamarche? Si cest le cas, nous changerons de bagues et remonterons avant dtre vraimentrevenus dans le bureau de M. Ketterley.

    Qui dit que nous pouvons nous arrter mi-chemin?Parce que nous avons mis un certain temps arriver. Donc jimagine que nous

    mettrons un certain temps revenir.Digory discuta encore un moment avant de se laisser convaincre, mais il finit par se ranger

    lavis de Polly car elle refusait catgoriquement de continuer toute exploration de nouveauxmondes avant dtre sre de pouvoir revenir dans le sien. Elle, qui dhabitude tait au moinsaussi courageuse que Digory (face aux gupes, par exemple), ne partageait pas son got pour ladcouverte de phnomnes dont personne navait jamais entendu parler. Digory, lui, tait legenre vouloir tout dcouvrir: plus tard, il devint le fameux professeur Kirke que lon retrouvedans dautres livres.

    Les deux amis se disputrent encore un moment avant de tomber daccord pour mettre lesbagues vertes, se prendre la main et sauter. Voici ce quils avaient dcid: sils avaientlimpression de revenir dans le bureau de loncle Andrew, ou mme dans leur monde, Pollydevait crier: Change! et ils changeraient la bague verte contre la jaune. Digory auraitvoulu tre celui qui criait: Change! mais Polly navait pas cd.

    Ils enfilrent les bagues vertes, se prirent par la main et crirent: Un Deux TroisSautez! Cette fois-ci fut la bonne.

    Il est trs difficile de dcrire leffet quils ressentirent parce que tout se passa extrmementvite. Au dbut, ils virent des lumires scintiller et filer dans un ciel noir. (Aujourdhui encore,Digory pense que ctaient des toiles, il jure mme quil est pass assez prs de Jupiter pourvoir un de ses satellites.) Immdiatement aprs, ils dcouvrirent autour deux dinnombrablesranges de toits et de tuyaux de chemines, et reconnurent la cathdrale Saint-Paul: ils taient Londres. Ils arrivaient voir travers les murs des maisons et aperurent bientt loncleAndrew sous forme dune silhouette floue, puis de plus en plus nette, comme sils faisaient lepoint sur limage. ce moment-l, juste avant que loncle Andrew ne devienne tout fait rel,Pollv hurla: Change!, et ils changrent: notre monde svanouit comme un rve, la lumireverte venant du haut se fit de plus en plus intense et leurs ttes mergrent hors de la mare. Ilstaient au milieu du Bois, toujours aussi vert, lumineux et paisible. Le tout navait pas pris uneminute.

    Parfait! scria Digory. Maintenant, en route pour la grande aventure. Nimporte quelle

  • 18

    mare fera laffaire. Allez, on essaie celle-l.Attends! dit Polly. Tu ne crois pas quil faudrait marquer la premire mare?Quand ils comprirent ce quils avaient failli oublier, ils changrent un long regard, ples

    comme la mort. Il y avait dans le Bois un nombre infini de mares, qui, comme les arbres, seressemblaient toutes. Cest pourquoi, sils avaient oubli de marquer la mare du retour, ilsnauraient eu quasiment aucune chance de la retrouver.

    La main de Digory tremblait encore lorsquil ouvrit son canif et dcoupa un long ruban degazon au bord de la mare. Le sol, parfum, tait dun rouge-brun profond qui se distinguaitnettement contre le vert du gazon.

    Heureusement que lun de nous a un minimum de bon sens, fit remarquer Polly.Bon, ce nest pas la peine dinsister. Allez, viens, jai envie de voir ce quil y a au fond

    dune des autres mares.Polly lui rpondit de faon trs cassante et il rpondit quelque chose dencore plus

    brusque. Leur dispute dura quelques minutes mais il serait trop ennuyeux de la rapporter parcrit. Passons tout de suite au moment o, le cur battant et lair assez angoiss, ils setenaient main dans la main au bord de la mare inconnue, la bague jaune au doigt, avant descrier nouveau: Un Deux Trois Sautez!

    Plouf! Une fois dplus, ctait rat. La mare devait encore tre une simple flaque. Loin dedcouvrir un nouveau monde, ils avaient les pieds et les jambes tremps pour la seconde foisde la matine supposer que ce ft le matin dans ce Bois-dentre-les-Mondes, o le tempssemblait arrt.

    Mince alors! la barbe! scria Digory. Quest-ce qui ne va pas encore? Nous avons misles bagues jaunes comme il faut. Il ma dit les jaunes pour laller.

    En vrit loncle Andrew, qui ignorait tout du Bois-dentre-les-Mondes, se trompaitcompltement sur les bagues. Les bagues jaunes ntaient pas des bagues aller, pas plusque les vertes ntaient des bagues retour, du moins pas dans le sens o il lentendait. Lesbagues avaient t fabriques dans une matire qui provenait du Bois, mais la matire desjaunes avait le pouvoir dattirer dans le Bois, comme si elle cherchait retrouver son lieudorigine. Au contraire, la matire des bagues vertes, qui semblait vouloir fuir son lieu dorigine,pouvait vous emporter hors du Bois dans un autre monde. Loncle Andrew, voyez-vous,travaillait partir dlments que lui-mme ne dominait pas entirement, comme la plupartdes magiciens. Digory non plus ne matrisait pas compltement le phnomne il lui fallutmme un certain temps avant de le comprendre. Mais aprs en avoir reparl avec Polly, ilsdcidrent de ressayer la mare en mettant les bagues vertes, simplement pour voir ce qui sepasserait.

    Si tu y vas, jy vais, dit Polly.En son for intrieur, elle tait persuade que ni lune ni lautre des bagues naurait deffet;

    la seule chose quil fallait craindre tait de nouvelles claboussures. Quant Digory, je ne suispas certain quil ne partageait pas entirement son sentiment. Lorsquils furent revenus aubord de leau avec la bague verte, ils taient beaucoup plus dtendus et moins solennels que lapremire fois.

    Un Deux Trois Sautez! lana Digory.Et ils sautrent.

  • 19

    CHAPITRE 4

    LA CLOCHE ET LE MARTEAU

    CHAPITRE 4

    LA CLOCHE ET LE MARTEAUCette fois-ci, plus de doute, la magie avait opr. Les deux amis furent prcipits de plus en

    plus bas, dabord travers lobscurit puis travers une masse de formes floues ettourbillonnantes impossibles identifier. Latmosphre se fit plus lgre, jusqu ce quilssentent sous leurs pieds une surface solide. Tout devint plus net et ils purent regarder autourdeux.

    Drle dendroit! scria Digory.Je naime pas trop, rpondit Polly, parcourue par une sorte de frisson.La premire chose quils remarqurent fut la lumire. Ce ntait ni la lumire du soleil, ni la

    lumire lectrique, ni celle de lampes, ni celle de bougies, ni aucune lumire qui leur ftfamilire. Ctait une lumire teinte, plutt rouge, qui navait rien de souriant, une lumireconstante, qui ne vacillait pas. Ils taient debout sur une surface plane, pave, entoure dehauts difices. Au-dessus deux, pas de toit, ils taient dans une sorte de cour intrieure. Le cieltait extraordinairement sombre, bleut, presque noir: le voir on se demandait comment ilpouvait y avoir la moindre luminosit.

    Il fait un drle de temps, remarqua Digory. Je me demande si nous ne sommes pastombs juste avant une tempte ou une clipse.

    Je naime pas trop, rpta Polly.Sans vraiment savoir pourquoi, ils parlaient voix basse et, bien quil ny et plus aucune

    raison pour, ils ne se lchaient pas la main.La cour tait entoure de trs hauts murs percs de nombreuses fentres sans vitres qui

    ne laissaient entrevoir quune profonde obscurit. Plus loin se dressaient dimmenses archesqui formaient des troues noires bantes, semblables des bouches de tunnel de chemin defer. Il faisait froid.

    Tous les difices semblaient btis dans la mme pierre, une pierre trs ancienne, rouge,quoique la couleur ne ft peut-tre que leffet de cette curieuse lumire. De nombreuses dallesdont la cour tait pave taient largement fendues. Aucune ntait parfaitement ajuste etleurs coins taient mousss. Lun des porches tait encombr de gravats.

  • 20

    Les deux enfants firent plusieurs fois le tour de la cour tout en tournant sur eux-mmes. Ilsavaient peur que quelquun ou quelque chose ne les guette de lune des fentres pendantquils avaient le dos tourn.

    Tu crois quil y a des gens qui vivent ici? finit par demander Digory, toujours enchuchotant.

    Non, tout est en ruine.Nous navons pas entendu le moindre bruit.Ne bougeons plus et coutonsIls tendirent loreille, immobiles: seuls rsonnaient les battements de leurs curs. Un

    silence absolu rgnait, comme dans le Bois-dentre-les-Mondes. Mais ce ntait pas la mmequalit de silence. Le silence du Bois tait plein, chaud, vivant (on entendait presque les arbrespousser); celui-ci tait un silence mort, froid, vide. Il tait impossible dimaginer que quelquechose pt y pousser.

    Rentrons, dit Polly.Mais nous navons encore rien vu, objecta Digory. Maintenant que nous sommes ici, ce

    serait trop bte de ne pas aller explorer les lieux.Je suis sre quil ny a rien voir.Je ne vois pas lintrt davoir une bague magique qui te permet dentrer dans de

    nouveaux mondes si tu as peur de les explorer une fois que tu y es.Qui te dit que jai peur? rtorqua Polly en lchant la main de Digory.Ne te vexe pas, je croyais simplement que tu avais moins envie de partir la

    dcouverte.Jirai partout o tu iras.Nous pouvons repartir quand nous voulons. Pour linstant, enlevons la bague verte et

    mettons-la dans la poche droite, il suffit de se rappeler que la jaune se trouve dans la pochegauche. Tu peux laisser ta main effleurer ta poche aussi prs que tu le veux du moment que tune la mets pas lintrieur, sinon tu risques de toucher la bague jaune et de disparatre.

    Cest ce quils firent, avant de se diriger doucement vers un des immenses porches. Arrivssur le seuil, ils virent que lintrieur ntait pas aussi noir quils le pensaient. Le porcheconduisait une vaste entre sombre qui paraissait vide. Au fond, une range de piliers taitrelie par des arches sous lesquelles pntraient toujours les rayons de cette trange lumireteinte. Ils traversrent la pice en prenant soin de ne pas tomber dans un trou ni de trbuchersur quoi que ce soit, et la traverse leur parut interminable Arrivs de lautre ct, ilsressortirent en passant sous des arches et tombrent dans une nouvelle cour, plus grande.

    Je ne me sens pas trs rassure, dit Polly en indiquant un endroit o le mur formait unesaillie, prt scrouler dans la cour.

    Il manquait un pilier entre deux arches, qui ntaient plus relies que par un morceau depierre pendant dans le vide. a devait tre un lieu abandonn depuis des centaines, voire desmilliers dannes.

    Si tout a tenu jusquici, a devrait encore tenir un moment, se rassura Digory. Mais ilfaut faire trs attention, parfois il suffit dun bruit infime pour que tout scroule comme lesavalanches dans les Alpes.

    Ils continurent marcher, hors de la cour, sous un nouveau porche, montrent unegrande vole descalier, puis traversrent une enfilade dimmenses pices dont le seul volumedonnait le vertige. De temps autre ils avaient limpression quils allaient enfin se retrouver lair libre et dcouvrir le type de campagne qui entourait cet impressionnant palais. Maischaque fois ils retombaient sur une nouvelle cour. Lensemble devait tre exceptionnel lpoque o des gens y vivaient.

    Dans lune des cours se trouvait le vestige dune fontaine. Un norme monstre en pierre se

  • 21

    dressait, les ailes dployes et la gueule grande ouverte, au fond de laquelle on apercevaitencore un morceau de tuyau noir. Sous la statue se trouvait une large vasque en pierre,entirement sec. Ailleurs subsistaient les tiges dessches de plantes grimpantes mortes quidevaient senrouler autour des piliers et dont le poids avait d en renverser certains. Pas defourmis, ni daraignes, ni aucun de ces tres vivants qui peuplent les ruines. Entre les dalles nepoussait ni herbe ni mousse.

    Tout tait si lugubre et si monotone que mme Digory se dit quils feraient mieux demettre leur bague jaune pour retourner dans le Bois-dentre-les-Mondes, si chaleureux, si vert,si vivant quand soudain ils se heurtrent deux immenses portes dun mtal qui ressemblait de lor. Lune delles tait entrouverte. Ils entrrent. Immdiatement ils sursautrent,stupfaits: ils venaient enfin de voir quelque chose qui en valait la peine.

    Un instant ils crurent que la pice tait pleine de gens, de centaines de personnes, toutesassises et parfaitement immobiles. Jusquau moment o ils comprirent que ce ntaient pas desvraies personnes: pas le moindre mouvement ni le moindre souffle ne troublait cetteassemble qui semblait former le plus bel ensemble de statues de cire que lon pt imaginer.

    Cette fois-ci Polly prit les devants, car il y avait quelque chose dans cette salle quilintressait particulirement: les somptueux vtements que portaient les personnages. Ilstaient couronns et draps de longues robes couvertes de diffrents motifs, de dessins defleurs et dtranges animaux brods la main, aux couleurs cramoisies, gris argent, pourpreprofond ou vert vif. Des pierres prcieuses de grande taille et dun clat blouissant ornaientles couronnes, formaient des pendentifs et saillaient et l, partout o les personnagesportaient des bijoux.

    Pour qui sintressait aux vtements, il tait difficile de rsister lenvie daller les admirerde plus prs. La beaut des couleurs donnait au lieu un air, non pas de gaiet, mais de faste etde majest, qui tranchait avec la poussire et le vide des pices prcdentes. Et la salle, quiavait plus de fentres, tait beaucoup plus lumineuse.

    Comment se fait-il que ces vtements naient pas t dtruits par le temps? demandaPolly.

    La Magie, murmura Digory, tu ne la sens pas? Je parie que la salle entire a t fige surplace par des sortilges. Je lai senti linstant mme o nous sommes entrs.

    La moindre de ces robes doit coter une fortune.Digory, lui, tait plus intrigu par les visages des personnages qui, assis sur des fauteuils en

    pierre des deux cts de la salle, formaient un ensemble impressionnant.Ctaient srement des gens bien, fit remarquer Digory en avanant dans lalle centrale

    et observant les visages de chaque ct, tandis que Polly acquiesait.Les hommes et les femmes de cette extraordinaire assemble dgageaient une expression

    de bont et de sagesse, et tous semblaient descendre dune ligne de gens particulirementbeaux. Un peu plus loin pourtant, les enfants dcouvrirent des visages dont lexpression taitlgrement diffrente. Des visages solennels, qui, sils avaient t vivants, auraientcertainement signifi quil valait mieux tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant desadresser eux. Ils firent encore quelques pas et, cette fois-ci, furent cerns de visages quilsnaimaient plus du tout ctait peu prs au milieu de la salle. Ils avaient lair forts, fiers,heureux, mais cruels. Plus loin, ils avaient lair encore un peu plus cruels. Et plus loin encore,toujours plus cruels, mais ils navaient plus lair heureux. Ces visages donnaient une impressionde dsespoir, comme si les personnes auxquelles ils appartenaient avaient commis et subi desactes effroyables.

    Le dernier personnage de la range tait particulirement remarquable: ctait unefemme dont les atours taient encore plus somptueux; elle tait grande (mais tous lespersonnages dans cette salle taient plus grands que dans notre monde) et avait une

  • 22

    expression farouche et arrogante absolument saisissante. Elle tait trs belle. Des annes plustard, Digory avoua que jamais dans sa vie il navait rencontr de femme aussi belle. Enrevanche, il faut prciser que Polly dit toujours quelle ne voyait pas ce quelle avait departiculirement beau

    Cette femme, je disais donc, tait la dernire de la range, mais il y avait aprs elle denombreux fauteuils vides, comme si la salle avait t conue pour une srie de personnagesbeaucoup plus nombreuse.

    Si seulement nous pouvions savoir ce que tout cela cache, murmura Digory. Revenonssur nos pas et allons regarder lespce de table au milieu.

    En effet ce ntait pas exactement une table. Ctait une colonne carre dun mtrecinquante environ de hauteur, sur laquelle slevait un petit arceau dor o tait suspendueune petite cloche dore. ct tait pos un petit marteau dor pour frapper sur la cloche.

    Je me demande je me demande rflchissait Digory.Jai limpression quil y a quelque chose dcrit en dessous, dit Polly en se penchant pour

    regarder sur le ct du pilier.Oui! il y a quelque chose dcrit! Mais je suis sr quon ne pourra rien dchiffrer.Tu penses? Je nen suis pas si sre.Tous deux examinrent linscription avec la plus grande attention mais, bien entendu, les

    lettres graves dans la pierre leur taient trangres. Un phnomne extraordinaire seproduisit alors: tandis quils observaient ces tranges lettres dont la forme ne saltrait pas, ilsdcouvrirent quils pouvaient en comprendre le sens. Digory avait raison, ctait une salleenchante, mais il lavait oubli, sinon il aurait compris que le sortilge commenait faire soneffet. Il tait trop emport par son dsir de comprendre ce qui tait crit pour y penser.

    Linscription disait peu prs ceci du moins en est-ce le sens car la posie du style taitbeaucoup plus frappante quand vous tiez sur place:

    Choisis, intrpide trangerFrappe la cloche et brave le danger,Ou imagine jusqu en devenir fouCe quil serait advenu si tu avais frapp un coup.Jamais de la vie! sexclama Polly. Nous ne voulons braver aucun danger.Non, mais tu ne comprends pas le pige? Nous ne pouvons plus y chapper. Nous nous

    demanderons toujours ce quil serait arriv si nous avions frapp la cloche. Je nai aucune enviede rentrer et de devenir fou force dy penser. Jamais de la vie!

    Ne sois pas bte! Pourquoi sen faire? Quimporte ce qui aurait pu arriver?Parce que quiconque est arriv ce point est condamn sinterroger jusqu en perdre

    la raison. Cest le pouvoir de la magie, tu comprends. Je sens quil commence agir sur moi.Pas sur moi en tout cas, dit Polly dun ton vex. Sur toi non plus, je ne te crois pas. Tu

    fais semblant.Cest tout ce que tu trouves dire? Cest parce que tu es une fille. Et tout ce que les

    filles savent faire, cest dbiner et mpriser les gens qui ont le got du risque.Tu ne peux pas savoir quel point tu ressembles ton oncle quand tu parles comme a.Tu pourrais viter de changer de sujet? Nous tions en train de discuter deAh! tu parles exactement comme un homme! scria Polly avec une voix dadulte,

    avant dajouter immdiatement de sa vraie voix: Et ne me dis pas que cest typiquementfminin, espce de copieur.

    Rassure-toi, jamais je ne dirais dune gamine comme toi quelle a un comportementtypiquement fminin, rpliqua Digory dun ton hautain.

  • 23

    Ah! oui, cest a, moi, une gamine? rpondit Polly, hors delle. Puisque cest comme a,ne tinquite pas, tu nauras plus te faire de souci pour la gamine en question je pars. Jen aiassez de cet endroit. Et jen ai assez de toi, espce de gros porc born et coinc!

    Cest a! rpondit-il avec une voix encore plus mauvaise quil nen avait lintention, caril venait de voir la main de Polly glisser vers sa poche gauche pour prendre la bague jaune.

    Ce quil fit alors nest excusable que si lon prcise quil le regretta profondment par lasuite (il ne fut dailleurs pas le seul). Il saisit violemment le poignet de Polly et se plaqua contreelle, le dos contre sa poitrine. Aprs avoir neutralis son autre bras avec son coude, il sepencha, ramassa le marteau et donna un coup sec sur la petite cloche dore. Puis il la relcha ettous deux tombrent en changeant un regard perplexe, hors dhaleine. Polly tait sur le pointdclater en sanglots, non pas de peur, ni mme parce que Digory lui avait meurtri le poignet,mais parce quelle tait dans une colre noire. Heureusement, deux secondes aprs leurattention fut dtourne par un nouveau phnomne.

    La clochette mit une longue note, trs douce, comme en sourdine, qui, au lieu desvanouir, se maintenait, se maintenait et amplifiait. Une minute peine plus tard, elle taitdj deux fois plus forte quau dbut, puis tellement forte que si les enfants avaient essay deparler ( vrai dire ils ne songeaient plus parler, ils taient ttaniss) ils auraient t incapablesde sentendre. Bientt, la note tait si puissante quelle aurait couvert des hurlements. Levolume augmentait toujours, mais ctait la mme note, douce et continue, dont la douceurmme contenait quelque chose de terrifiant, jusquau moment o toute latmosphre de lapice se mit frmir, et les deux enfants sentirent le sol trembler sous leurs pieds. cette notecommena se mler un autre son, plus vague, inquitant, qui ressemblait au roulementlointain dun train pour finir en un craquement darbre qui tombe. On aurait dit dnormespoids qui scroulaient. Enfin, au milieu dun clat de tonnerre fracassant et dune secousse quifaillit les renverser, prs dun quart du toit scroula, dimmenses blocs de maonnerieseffondrrent et les murs se mirent trembler. Le son de la cloche sarrta. Les nuages depoussire se dissiprent. Tout redevint calme.

    Lon ne sut jamais si la chute du toit tait due la Magie ou si le volume de la note misepar la cloche avait atteint une puissance telle quelle avait abattu les murs dj chancelants.

    Voil! Jespre que tu es content maintenant, souffla Polly.De toute faon tout est fini.Tous deux pensaient en effet que ctait fini. Jamais ils ne staient autant tromps.

  • 24

    CHAPITRE 5

    LE MOT DPLORABLE

    CHAPITRE 5

    LE MOT DPLORABLEPolly et Digory taient face face de part et dautre de la colonne o tait suspendue la

    cloche qui nmettait plus aucun son. Ils tremblaient encore quand ils entendirent un lgerbruissement du ct de la salle rest intact. Ils se retournrent: lun des personnages draps,cette femme assise lextrmit de la range, que Digory trouvait si belle, tait en train de selever de son fauteuil. Debout, elle tait encore plus grande que ce quils avaient imagin, ettout chez elle, non seulement sa robe et sa couronne, mais lclat de son regard et la courbe deses lvres, disait que ctait une grande reine. Elle jeta un regard autour de la salle, elle vit lesdgts, elle vit les enfants, mais rien dans son expression ne permettait de savoir ce quelle enpensait, ni si elle tait surprise. Elle savana dun long pas, ample et souple, et demanda:

    Qui ma rveille? Qui donc a bris le sortilge?Je crois que cest moi, rpondit Digory.Toi! scria la reine en posant sa main sur son paule une main blanche, magnifique,

    dont Digory sentit la poigne, aussi ferme quune paire de tenailles en acier. Toi? Mais tu nesquun enfant, un vulgaire enfant. Un seul regard suffit pour voir que tu nas pas la moindregoutte de sang royal ni de sang noble. Comment as-tu os pntrer dans ce palais?

    Nous venons dun autre monde, nous sommes arrivs ici grce la Magie, rponditPolly, convaincue quil tait grand temps que la reine la remarque elle aussi.

    Est-ce bien vrai? demanda la reine, le regard toujours fix sur Digory, sans accordermme un coup dil Polly.

    Oui, cest vrai, dit-il.La reine avana son autre main prs du visage de Digory et souleva son menton pour

  • 25

    lexaminer. Digory essaya de soutenu son regard mais il fut contraint de baisser les yeux:quelque chose en elle le subjuguait. Aprs lavoir dvisag attentivement, la reine lcha sonmenton en disant:

    Tu nas rien dun magicien. Tu ne portes pas la Marque. Jimagine que tu es au servicedun magicien dont la magie ta permis darriver jusquici.

    Oui, mon oncle Andrew. cet instant, non pas lintrieur de la salle mais lextrieur, tout prs, lon entendit un

    grondement, un dchirement, puis le violent fracas dune chute de pierres, et le sol se mit trembler.

    Nous sommes en danger, dit la reine, tout le palais est en train de seffondrer. Nousavons quelques minutes pour nous enfuir avant dtre ensevelis sous les dcombres.

    Son ton tait aussi pos que si elle indiquait lheure.Venez, ajouta-t-elle en proposant sa main chacun des enfants.Polly, qui prouvait une profonde aversion pour cette reine et se sentait dhumeur plutt

    boudeuse, naurait jamais accept si elle avait pu. Mais la reine, en dpit de ce ton pos, avaitdes gestes imprieux et vifs comme lclair. Instantanment, Polly sentit sa main gauche saisiepar une main norme, avec une poigne irrsistible.

    Elle est redoutable, pensait Polly, dune telle force quelle pourrait me casser le bras enun seul tour de main. Elle ma pris la main gauche, je ne peux plus atteindre ma bague jaune. Jepourrais tendre la main droite jusqu la poche gauche mais elle risque de le voir et de medemander ce que je suis en train de faire. Or quoi quil advienne, il ne faut absolument pasquelle soit au courant pour les bagues. Pourvu que Digory ait lintelligence de se taire. Siseulement je pouvais lui dire un mot en tte tte

    La reine les conduisit hors de la salle des personnages dans un long couloir, puis traversun labyrinthe de pices, descaliers et de cours. Rgulirement, ils entendaient des morceauxde palais scrouler. Ils faillirent mme tre crass par une immense arche qui seffondra justeaprs leur passage. La reine marchait vite, les enfants taient obligs de trotter derrire ellepour suivre le rythme. Elle ne trahissait pas le moindre signe de crainte. Quel courageexceptionnel! Et quelle force! pensait Digory Cest vraiment ce que jappelle une reine!Jespre quelle nous racontera lhistoire de ce lieu.

    De fait, elle leur raconta quelques bribes de cette histoire tout en avanant.Ceci est la porte qui mne aux donjons, disait-elle, ou: Ce passage conduit aux

    principales chambres de torture, ou encore: Ceci est lancienne salle de banquet danslaquelle mon arrire-grand-pre convia un festin sept cents nobles quil fit assassiner avantmme quils aient pu boire tout leur content. Ils taient coupables dides de rbellion.

    Enfin, ils arrivrent dans une salle plus large et plus leve que toutes celles quils avaienttraverses. Daprs les proportions et la prsence de portes immenses, Digory en dduisit quilsdevaient avoir atteint lentre principale. En un sens, il avait raison.

    Les portes, noires comme du jais, devaient tre en bne ou en mtal, un mtal noir,inconnu dans notre monde. Elles taient fermes par de larges barres transversales qui avaientlair beaucoup trop hautes atteindre, et trop lourdes soulever. Digory se demandaitcomment ils allaient sortir quand la reine lui lcha la main et leva le bras. Elle se redressa, seraidit, et du haut de sa stature pronona dincomprhensibles paroles (qui avaient un accentterrifiant) en frappant violemment dans le vide. cet instant, les portes se mirent tremblercomme du papier de soie et seffondrrent brutalement, ne laissant quune trace de poussiresur le seuil.

    Ouah! scria Digory.Ton maitre magicien, ton oncle, a-t-il autant de pouvoir que moi? demanda la reine en

    reprenant fermement sa main. Enfin, jaurai certainement loccasion de le savoir. Entre-temps,

  • 26

    rappelle-toi ce que tu viens de voir. Cest ce qui arrive aux objets et aux gens qui sopposent moi.

    Une lumire beaucoup plus forte inonda la grande entre vide, et ils ne furent nullementsurpris de se retrouver au grand air. Un vent froid, qui avait quelque chose de rance, soufflaitcontre leurs visages. Ils taient sur une terrasse qui surplombait un vaste paysage se dployant perte de vue.

    Au fond, au-dessus de la ligne dhorizon, tait suspendu un grand soleil rouge, beaucoupplus grand que le ntre. Digory sentit tout de suite quil tait aussi beaucoup plus ancien:ctait un soleil qui devait approcher de la fin de sa vie car il semblait puis davoir sepencher sur ce monde. gauche, nettement plus haut, brillait une toile solitaire, immense.Seuls apparaissaient ces deux lments qui, au milieu dun ciel sombre, formaient un tableaulugubre. Sur la terre, dans toutes les directions, stendait une vaste cit o lon ne distinguaitpas le moindre tre vivant. Les temples, les tours, les palais, les pyramides, les ponts, tousprojetaient de longues ombres inquitantes sous la lumire de ce soleil us. Lin large silloncouvert dun dpt gristre indiquait la prsence dun fleuve qui devait irriguer la cit.

    Admirez ce paysage que nul ne reverra jamais, dit la reine. Telle tait Charn, la grandecit, la cit du Roi des Rois, merveille du monde et de tous les mondes. Ton oncle rgne-t-il surune cit de cette envergure, mon garon?

    Non, rpondit Digory qui sapprtait expliquer que son oncle ne rgnait sur aucuneville, avant dtre interrompu par la reine.

    Aujourdhui tout est silencieux. Mais jai rgn ici une poque o latmosphre toutentire vibrait de la rumeur et de lactivit de la cit: les pas rsonnaient, les roues crissaient,les fouets claquaient, les esclaves gmissaient, les chariots grondaient et les tambourssacrificiels battaient dans les temples. Jai rgn Charn mais ctait la fin une poqueo retentissait le grondement de batailles qui noyaient le fleuve dans le sang.

    Elle fit une pause avant dajouter:En un instant, une seule femme a tout effac.Qui? demanda timidement Digory, qui en fait avait devin.Moi, rpondit la reine. Moi, Jadis, ultime reine, mais reine du monde.Les deux enfants, muets, tremblaient dans le vent glacial.Ctait la faute de ma sur, poursuivit la reine. Cest elle qui my a pousse. Que la

    maldiction suprme demeure sur elle jamais. Jtais prte faire la paix, oui, prte pargner sa vie, si seulement elle mavait cd le trne. Mais elle refusait. Et son orgueil adtruit le monde entier. Au dbut de la guerre, lengagement de ne pas recourir la Magie taitencore respect. Mais le jour o elle a rompu cet engagement, que pouvais-je faire? Quelleimbcile! Comme si elle ne savait pas que javais plus de pouvoir quelle. Elle savait mme queje dtenais le secret du Mot Dplorable. Comment pouvait-elle croire, elle qui fut toujours sifaible, que je nuserais pas de mon pouvoir?

    De quel pouvoir? demanda Digory.Le secret des secrets. Les grands rois de notre race savaient depuis toujours quil existait

    un mot qui, sil tait prononc au cours de crmonies choisies, dtruirait tout tre vivant,except celui qui lavait prononc. Hlas, ces anciens rois taient faibles, ils avaient le curtendre, ils staient donc engags entre eux et au nom de tous leurs descendants etsuccesseurs, suivant des jugements solennels, ne jamais chercher connatre ce mot. Maismoi, jai dcouvert ce mot dans un lieu secret, un prix terrible. Je ne lavais jamais utilis,jusquau jour o ma sur ma contrainte le faire. Je me suis battue pour la vaincre par tousles autres moyens. Le sang de mes armes a coul comme leau

    Quel monstre! murmura Polly.La dernire grande bataille a dur plus de trois jours, dans lenceinte de Charn. Trois

  • 27

    jours pendant lesquels jai suivi les oprations du haut de cette mme terrasse. Mais quand jaivu le dernier de mes soldats scrouler et que jai entendu cette femme maudite, ma sur, latte de ses sujets rebelles mi-chemin dans le grand escalier qui monte ici, jai attendu quenous soyons face face pour user de mon pouvoir. Elle a dard sur moi son regard malfiqueen scriant: Victoire! Oui, ai-je rpondu, victoire, mais victoire moi. Cest alors quejai prononc le Mot Dplorable. Un clair et jtais le seul tre vivant sous le soleil.

    Et les gens? demanda Digory, bouche be.Comment cela, les gens?Les gens normaux, dit Polly, ceux qui ne vous avaient fait aucun mal. Et les femmes, les

    enfants, les animaux?Vous ne comprenez donc pas? demanda la reine en sadressant Digory. Ctait moi la

    reine. Ces gens taient mon peuple. Leur seule raison dtre tait daccomplir ma volont.En tout cas, ils nont vraiment pas eu de chance, dit-il.Ah! oui, cest vrai! Javais oubli que tu nes quun vulgaire enfant. Comment pourrais-

    tu comprendre lide de raison dtat? Il faudrait que tu apprennes, mon cher, que ce qui feraitdu tort toi ou quiconque parmi le vulgum pecus ne fait pas de tort une reine comme moi.Le poids du monde repose sur nos paules. Nous devons nous affranchir de toutes les rgles.Nous sommes promis une destine exceptionnelle et solitaire.

    Digory se rappela soudain que son oncle Andrew avait utilis exactement les mmestermes. Mais dans la bouche de la reine Jadis, ces paroles prenaient une dimension beaucoupplus impressionnante, car loncle Andrew ne mesurait pas plus de deux mtres et navait pascette beaut stupfiante.

    Alors quavez-vous fait? demanda-t-il.Javais dj jet de puissants sortilges dans la salle o sigent les figures de mes

    anctres, des sortilges si puissants que jtais moi-mme condamne sommeiller parmi eux,sans avoir besoin de nourriture ni de feu, cela dt-il durer plus de mille ans, jusquau jour oquelquun viendrait frapper la cloche et me rveillerait.

    Est-ce le Mot Dplorable qui a mis le soleil dans cet tat? demanda Digory.Dans quel tat?Aussi large, aussi rouge, et aussi froid.Non, il a toujours t ainsi. Depuis des centaines de milliers dannes tout au moins.

    Avez-vous un soleil dune espce diffrente dans votre monde?Oui, il est plus modeste et plus jaune. Et il dgage beaucoup plus de chaleur.La reine mit un long A-a-ah! trs appuy et Digory surprit sur son visage ce mme

    regard assoiff et avide quil avait aperu sur le visage de loncle Andrew.Si je comprends bien, vous venez donc dun monde plus jeune, dit-elle.Elle fit une pause et jeta un nouveau regard sur la cit dserte. Regrettait-elle tout le mal

    quelle avait fait? En tout cas, elle nen laissait rien paratre. prsent, allons-y, dit-elle. Il finit par faire froid au bout dune si longue succession de

    sicles.O allons-nous? demandrent les deux enfants.O? rpta Jadis, surprise. Dans votre monde, bien sr.Polly et Digory changrent un regard, interloqus. Polly se mfiait de la reine depuis le

    dbut; quant Digory, aprs lavoir entendue raconter son histoire, il estimait quil lavait bienassez vue. Il faut dire que ce ntait pas le genre de personne que lon a envie de ramener chezsoi. Dailleurs nos deux amis ne savaient absolument pas comment ils auraient fait. Ils nesouhaitaient quune chose, repartir sans elle, mais Polly ne pouvait pas atteindre sa bague etDigory ne pouvait pas repartir sans Polly.

    Euh euh rpondit-il soudain en rougissant, notre monde. J je ne savais pas que

  • 28

    vous souhaitiez vous y rendre.Pourquoi pensez-vous que vous avez t envoys ici, si ce nest pour venir me

    chercher?Je suis sr que vous naimerez pas, dit-il. Ce nest pas du tout votre genre, nest-ce pas,

    Polly? Cest un monde trs ennuyeux. Non, vraiment, a ne vaut pas la peine.Cela en vaudra bientt la peine lorsque je laurai ordonn, rtorqua la reine.Cest impossible, insista Digory. a ne marche pas comme a. On ne vous laisserait pas

    entrer, vous savez.Nombre de grands rois ont cru quils pouvaient sopposer la maison de Charn. Hlas,

    ils ont tous chou et mme leur nom a sombr dans loubli. Quel petit sot tu fais! Sache quemoi, avec ma beaut et ma Magie, jaurai tout ton monde mes pieds en moins dun an.Prpare tes formules incantatoires et emmne-moi immdiatement.

    Cest pouvantable, murmura Digory loreille de Polly.Tu te fais peut-tre du souci pour ton oncle, reprit la reine. Naie crainte, sil me rend

    honneur comme il se doit, il conservera sa vie et son trne. Je nai pas lintention de me battrecontre lui. Sil a russi trouver le moyen de vous envoyer jusquici, je suppose que cest ungrand magicien. Est-ce quil rgne sur tout votre monde ou sur une partie seulement?

    Il ne rgne sur rien.Tu mens, scria Jadis. La Magie est une affaire de sang royal. A-t-on jamais vu des

    personnes ordinaires magiciennes? Fais attention, car je peux voir en toi si tu dis la vrit ounon lorsque tu parles. Je sais que ton oncle est le grand Enchanteur et le grand Roi de tonmonde. Son art lui a permis de voir lombre de mon visage se reflter dans un miroir magiqueou dans une mare enchante; ainsi, subjugu par ma beaut, il a cr un sortilge assezpuissant pour renverser votre monde jusque dans ses fondations et vous envoyer au-del dugolfe qui spare les mondes afin que je lui fasse grce de ma venue. Rpondez-moi: nest-cepas ainsi que tout sest pass?

    Pas exactement, non, rpondit Digory.Pas exactement, rpta Polly plus fort. De toute faon, votre histoire ne tient

    absolument pas debout!Petits vauriens! hurla la reine en se retournant, furieuse, vers Polly dont elle attrapa les

    cheveux au sommet du crne, juste l o cest le plus douloureux. Hlas, en faisant ce geste ellelcha la main des deux enfants.

    Vite! hurla Digory.Filons! reprit Polly.Tous deux plongrent la main gauche dans la poche. linstant mme, cet univers

    moribond disparut de leur vue et ils se sentirent prcipits vers le haut tandis quune doucelumire verte venait les envelopper.

  • 29

    CHAPITRE 6

    LE DBUT DES MSAVENTURES DE LONCLE ANDREW

    CHAPITRE 6

    LE DBUT DES MSAVENTURES DE LONCLE ANDREWLche-moi, lche-moi! hurlait Polly.Mais je ne te touche pas! rpondit Digory.Soudain leurs ttes mergrent hors de la mare, et ils se sentirent envelopps par la

    luminosit apaisante du Bois-dentre-les-Mondes, plus intense, plus chaleureuse et plusrassurante que jamais aprs le monde de dcrpitude et de ruines auquel ils venaientdchapper. Je pense mme que, sils avaient pu, ils auraient prfr oublier qui ils taient etdo ils venaient pour sallonger dans lherbe et couter les arbres pousser, moiti endormis.

    Hlas, une surprise inattendue les maintint en veil: peine avaient-ils pos le pied surlherbe quils dcouvrirent quils ntaient pas seuls. La reine, ou la sorcire peu importe lenom que vous prfrez lui donner stait transporte avec eux en saccrochant aux cheveuxde Polly. Cest pourquoi Polly avait hurl: Lche-moi!

    Ce qui prouvait autre chose propos des bagues, que loncle Andrew ignorait lui-mme:pour sauter dun monde lautre il ntait pas ncessaire den porter ni den toucher une soi-mme, il suffisait de toucher quelquun qui en touchait une. Les bagues agissaient comme unaimant, et tout le monde sait que, si lon attrape une aiguille avec un aimant, toute autreaiguille en contact avec la premire sera galement attire.

    Nanmoins, au milieu du Bois, la reine Jadis avait un tout autre aspect. Elle tait beaucoupplus ple, si ple quelle avait perdu toute trace de beaut. Elle tait vote et avait du mal respirer, comme si latmosphre ltouffait. Les enfants navaient plus la moindre peur delle.

    Lchez-moi! Lchez-moi les cheveux! hurla Polly. Quest-ce que vous me voulez?Oui! Lchez-lui les cheveux immdiatement! scria Digory.

  • 30

    Tous deux se retournrent pour se dbattre et se dgagrent en quelques secondes. Lasorcire chancela, essouffle, une expression de profonde terreur dans le regard.

    Vite, Digory! cria Polly. Changeons de bague et sautons dans la mare du retour.Au secours! Au secours! Ayez piti de moi! gmissait la sorcire dune voix affaiblie en

    titubant derrire eux. Emmenez-moi avec vous. Vous ne pouvez pas mabandonner dans cetpouvantable endroit. Je suis en train de mourir.

    Raison dtat, rpondit Polly avec morgue. Comme lorsque vous avez tu votre peuple.Allez, dpche-toi, Digory.

    Attends! Que faut-il faire? rpondit Digory qui ne pouvait sempcher davoir piti dela reine, alors quils avaient dj mis la bague verte.

    Oh! je ten prie, ne sois pas si bte. Je parie quelle fait semblant. Allez, viens.Et les deux enfants bondirent dans la mare du retour. Heureusement que nous avons fait

    cette marque au sol, songea Polly.Ils taient en train de sauter quand Digory sentit son oreille pince par deux gros doigts

    glacs, un pouce et un index. Ils continuaient plonger, les formes indfinies de notre mondecommenaient apparatre, mais il sentait les deux doigts se resserrer de plus en plusviolemment. Il avait beau se dbattre et donner des coups de pied, cela ny faisait rien.

    Quelques instants plus tard, ils atterrissaient dans ltude de loncle Andrew qui se tenaitface eux en personne, les yeux carquills devant la merveilleuse crature que Digory avaitramene de lau-del.

    Il y avait en effet toutes les raisons dtre abasourdi. Remise de son moment de faiblesseet entoure par les objets ordinaires de notre monde, la sorcire formait un spectaclesaisissant. Charn, elle tait dj assez inquitante, Londres, elle tait terrifiante. Digory nestait jamais rendu compte quel point elle tait grande. peine humaine, songeait-il enlobservant il avait raison car certains rapportent que du sang de gant coule dans les veinesde la famille royale de Charn. Et encore, sa taille ntait rien ct de sa beaut et de sonexpression farouche et indomptable. Elle avait lair dix fois plus vivante que les gens que loncroise tous les jours Londres.

    Face elle, loncle Andrew ressemblait une pauvre petite crevette qui sinclinait et sefrottait les mains, lair paralys. En mme temps, comme Polly lexpliqua plus tard, il y avait unecertaine ressemblance entre eux, quelque chose qui manait de lexpression du visage. Ctaitlexpression quont tous les magiciens malfiques, cette Marque que Jadis narrivait pas distinguer sur le visage de Digory. Heureusement, il y avait un avantage les voir ensemble: ct de la sorcire, loncle Andrew ne vous faisait pas plus peur quun ver de terre ct dunserpent sonnettes ou une vache ct dun taureau fou.

    Pouah! pensait Digory. Lui, magicien! Tu parles! Elle, au moins, cest une vraie!Loncle Andrew ne cessait de se frotter les mains en sinclinant. Il essayait de dire quelque

    chose de poli mais il avait la bouche tellement sche quil ne pouvait prononcer le moindremot. Son exprience avec les bagues, comme il disait, tait un succs qui dpassait tous sesespoirs. Car il avait beau traficoter avec la Magie depuis de nombreuses annes, il avaittoujours laiss les autres prendre les risques (dans la mesure du possible), et lui-mme navaitjamais vcu dexprience exceptionnelle.

    Enfin Jadis se mit parler, non pas trs fort, mais avec une inflexion dans la voix qui fittrembler toute la pice.

    O se trouve le magicien qui ma fait venir dans ce monde?Euh euh chre madame, bgayait loncle Andrew, je suis extrmement honor

    hautement reconnaissant un plaisir que je nattendais pas si seulement javais pu prparerje je

    O est le magicien, idiot?

  • 31

    Je je madame, jespre, que vous voudrez bien mexcuser euh les liberts que cesenfants mal levs ont sans doute os prendre. Soyez-en certaine, je navais nullementlintention de

    Vous? sexclama la reine avec un accent plus terrifiant encore.Elle traversa la pice dune seule enjambe, saisit une norme poigne des cheveux gris de

    loncle Andrew et releva violemment sa tte afin de scruter son visage, les yeux dans les yeux.Elle lexamina comme elle avait examin Digory dans le palais de Charn. Loncle Andrew necessait de cligner des yeux et de se passer la langue sur les lvres nerveusement. Enfin elle lelcha et il chancela brutalement contre le mur.

    Je vois, conclut-elle avec mpris, vous tes magicien en quelque sorte. Relevez-vous,chien, et ne vous talez pas comme si vous tiez face des gaux. Comment se fait-il que vousconnaissiez lart de la Magie? Vous navez pas une goutte de sang royal, je le jurerais.

    Eh bien disons peut-tre pas au sens strict, madame, balbutiait loncle Andrew. Pasexactement royal, mais les Ketterley sont une trs vieille famille, une vieille famille duDorsetshire, madame.

    La paix! ordonna la sorcire. Jai compris, vous faites partie de ces magiciens la petitesemaine qui travaillent base de livres et de modes demploi. Aucune Magie vritable ne couledans vos veines ni dans votre cur. Dans le monde do je viens, nous avons mis fin votreespce il y a un millier dannes. Exceptionnellement, ici, je vous autoriserai tre monserviteur.

    Ce serait avec joie, un immense plaisir de vous servir enchant, soyez-en certaine.La paix! Vous parlez beaucoup trop. coutez-moi, voici votre premire tche. Je vois

    que nous sommes dans une grande ville. Procurez-moi immdiatement un char, ou un tapisvolant, ou un dragon bien entran, enfin nimporte quoi dont usent les personnes de rangroyal ou de rang noble dans votre pays. Puis emmenez-moi dans un endroit o je pourrai meprocurer des vtements, des bijoux et des esclaves dignes de mon rang. Ds demain je pars laconqute du monde.

    Je je je commande un fiacre sur-le-champ, haleta loncle Andrew.Arrtez immdiatement, interrompit la sorcire linstant o il ouvrait la porte. Ne

    songez pas tenter la moindre trahison. Jai le pouvoir de lire travers lesprit des hommes etde voir travers les murs. Au moindre signe de dsobissance, je jetterai sur vous de telssortilges que vous ne pourrez plus vous asseoir sur un sige sans quil vous brle comme dufer rouge, ni vous allonger sur un lit sans quil y ait des blocs de glace invisibles vos pieds. prsent, sortez!

    Le vieil homme sen alla tel un vieux chien battu.Seuls face elle, les enfants craignaient que Jadis nait quelque chose redire propos de

    ce qui stait pass dans le Bois. Heureusement, elle ne mentionna jamais cet pisode, ni sur lemoment, ni plus tard. Je pense (comme Digory) que cest parce quelle avait une forme despritprofondment trangre la douceur de ce lieu. Elle aurait pu y retourner aussi souvent et yrester aussi longtemps que possible, elle nen aurait jamais rien retenu. En outre, elle ne faisaitplus attention ni Digory ni Polly, ce qui tait aussi rvlateur. Charn, elle navait pas daignaccorder le moindre regard Polly (jusqu la