LES BIENNALES ET LA « SCÈNE INTERNATIONALE » DE L’ART...

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UNIVERSITÉ D’AVIGNON ET DES PAYS DE VAUCLUSE École doctorale Espace, Temps et Pouvoir, Pratiques culturelles (ED n° 379) Thèse de doctorat Sciences de l’Information et de la Communication LES BIENNALES ET LA « SCÈNE INTERNATIONALE » DE L’ART CONTEMPORAIN : L’OPÉRATIVITÉ DES DISPOSITIFS D’ÉNONCIATION DANS LA RÉGULATION DES POSITIONS ET DES VALEURS Fanchon DEFLAUX Thèse préparée sous la direction de Jean Davallon Présentée et soutenue le 7 avril 2008 Jury : M. Jean Davallon, Professeur à l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse. M. Yves Jeanneret, Professeur à l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse. Mme Marie-Sylvie Poli, Professeur à l’Université Pierre Mendès France, Grenoble 2. M. Jean-François Tétu, Professeur émérite à l’Institut d’Études Politiques de Lyon. M. Jacques Walter, Professeur à l’Université Paul Verlaine-Metz.

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UNIVERSITÉ D’AVIGNON ET DES PAYS DE VAUCLUSE École doctorale Espace, Temps et Pouvoir, Pratiques culturelles

(ED n° 379)

Thèse de doctorat Sciences de l’Information et de la Communication

LES BIENNALES ET

LA « SCÈNE INTERNATIONALE » DE L’ART CONTEMPORAIN :

L’OPÉRATIVITÉ DES DISPOSITIFS D’ÉNONCIATION

DANS LA RÉGULATION DES POSITIONS ET DES VALEURS

Fanchon DEFLAUX

Thèse préparée sous la direction de Jean Davallon Présentée et soutenue le 7 avril 2008 Jury :

M. Jean Davallon, Professeur à l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse.

M. Yves Jeanneret, Professeur à l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse.

Mme Marie-Sylvie Poli, Professeur à l’Université Pierre Mendès France, Grenoble 2.

M. Jean-François Tétu, Professeur émérite à l’Institut d’Études Politiques de Lyon.

M. Jacques Walter, Professeur à l’Université Paul Verlaine-Metz.

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Résumé de la thèse

mots clés : biennales d’art contemporain, revues, dispositifs, configuration, discours.

Cette thèse porte sur l’opérativité de la circulation des discours dans le monde de l’art

contemporain international. Cette circulation est interrogée à travers le cas des discours générés

par les biennales, dans les revues spécialisées.

La première partie de la thèse présente un état de l’art de la question des biennales dans

les travaux de sociologie de l’art, en se centrant sur deux auteurs majeurs du domaine : R.

Moulin et A. Quemin. Nous proposons une lecture communicationnelle de leur analyse des

fonctions des biennales, en mettant en lumière les limites de leur modélisation de la circulation

des valeurs artistiques dans le champ de l’art contemporain. Cette première approche du

fonctionnement des biennales nous permet de délimiter un périmètre d’analyse qui intègre la

réception critique de ces manifestations.

Les deux dernières parties de la thèse questionnent l'opérativité de la réception publicisée

des biennales, à partir du cas des revues spécialisées :

L’analyse des formes éditoriales d’apparition des biennales dans les revues montre leur

rôle de légitimation : le pouvoir des biennales est un effet de leur représentation médiatique, ce

qui invalide le schéma linéaire de circulation des valeurs proposé par les sociologues étudiés.

Mais l'opérativité des revues dépasse la simple légitimation des biennales : ces dispositifs

de représentation, en générant une tension et une interdépendance entre les positions d’acteurs,

jouent un rôle dans la régulation de ces positions et dans la construction des valeurs artistiques.

Au terme de l’analyse, nous proposons un nouveau modèle de fonctionnement de

l'univers des biennales. Les biennales et les revues sont des opérateurs d'institution de la

configuration, fonctionnant comme des dispositifs d'énonciation. L’univers des biennales, ou

plus largement la scène internationale de l’art contemporain, doivent donc être envisagés comme

des « configurations discursives », davantage que comme des « champs ».

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Remerciements

Je tiens à remercier Jean Davallon pour avoir su accompagner avec patience et

enthousiasme, la maturation de cette recherche. Ses conseils et ses suggestions m'ont permis de

faire évoluer, dans une grande liberté, une problématique qui a connu de nombreux

déplacements.

Cette évolution doit également beaucoup aux membres du laboratoire qui se sont engagés

dans l'organisation de séminaires doctorants, comme Daniel Jacobi, Emmanuel Ethis et plus

récemment Cécile Tardy et Yves Jeanneret : leurs remarques et leurs conseils furent très

bénéfiques pour l'avancement de mes travaux. Merci également à Jacques Defert, auprès de qui

j'ai partagé l'expérience très enrichissante de l'organisation d'une université d'été, et qui m'a

suggéré quelques précieuses lectures.

Je tiens également à remercier les membres de l'Association Internationale des Critiques

d'Art qui ont accepté de m'accueillir lors de leur congrès à Paris et de se soumettre à l'exercice

du questionnaire avec beaucoup d'intérêt, et plus particulièrement Christophe Domino qui a été

mon interlocuteur privilégié, et Anne-Marie Maurice qui a accompagné ma venue au congrès.

Merci également aux bibliothécaires de l'école des Beaux-Arts de Marseille, de la

bibliothèque Kandinsky du centre Pompidou et des musées d'art contemporain de Marseille et

de Lyon, qui ont facilité mon travail de recherche et la constitution de mon corpus.

Mes pensées vont aussi aux membres du département de communication et aux

doctorants du laboratoire dont beaucoup sont devenus des amis, et auprès desquels j'ai pu faire

mes premiers pas d'enseignante à l'université d'Avignon. Ils sont trop nombreux pour les citer

tous, mais leurs encouragements et nos discussions ont beaucoup compté pour moi. Je remercie

plus particulièrement Anne Watremez et Gaëlle Lesaffre, qui m'ont aidé à mettre en page ce

manuscrit.

J'ai une grande pensée pour Shayne Girardin, qui a accepté de relire la plupart de mes

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traductions d'anglais et qui est toujours disponible pour accompagner nos tentatives

linguistiques. Merci également à mon amie Michela Toppano, maître de conférence à Aix-

Marseille, qui s'est occupé des traductions de l'italien.

Je remercie également ma famille pour ses encouragements permanents dans cette

aventure, et plus particulièrement ma mère, pour son soutien affectif et - ceci n'est pas

négligeable - matériel. Mes amis ont aussi su m'apporter le réconfort et les distractions

indispensables à l'équilibre et au moral d'un apprenti chercheur !

Enfin, mes remerciements vont à Olivier pour ses relectures, ses encouragements et son

immense patience. La version définitive de cette thèse doit beaucoup à nos nombreuses

discussions.

Cette thèse a bénéficié du soutien du ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, sous la

forme d'une allocation de recherche.

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Sommaire

Remerciements ....................................................................................................................5 Sommaire..............................................................................................................................7

Introduction .........................................................................................................................9 PREMIÈRE PARTIE Du pouvoir des biennales au pouvoir du curateur .........................................21

CHAPITRE PREMIER : LES BIENNALES DANS LE CHAMP DE L'ART CONTEMPORAIN ................23

I. Un « monde de l'art contemporain international » ...................................................24 II. Le cas des biennales d'art contemporain ..................................................................38 III. Acteurs vs institutions ...............................................................................................52 IV. Les instances de légitimation à l'œuvre ...................................................................64

CHAPITRE DEUX : PRODUCTION ET CIRCULATION DES VALEURS ARTISTIQUES.................75

I. Critique du modèle socio-économique.......................................................................76 II. La biennale : une situation de réception ouverte.....................................................91 III. La critique d'art comme espace de réception institué des biennales................ 105

DEUXIÈME PARTIE : L’opérativité des formes éditoriales dans le processus de légitimation des biennales.................................................... 133

CHAPITRE TROIS : LA CONSTRUCTION DU CORPUS........................................................................... 136

I. Le choix des revues .................................................................................................... 136 II. Présentation des revues sélectionnées ................................................................... 149

CHAPITRE QUATRE : LÉGITIMITÉ ET LÉGITIMATION DES BIENNALES ....................................... 171

I. Panorama du paysage médiatique des biennales.................................................... 172 II. Hiérarchies éditoriales et hiérarchisation des biennales ...................................... 188

CHAPITRE CINQ : LE POUVOIR-DIRE DES SIGNATAIRES ............................................................... 219

I. Le statut éditorial des signataires.............................................................................. 220 II. La proximité des signataires au référent ................................................................ 235 Conclusion du chapitre.................................................................................................. 248

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TROISIÈME PARTIE : L’opérativité des discours de représentation dans la régulation des positions d’acteurs ..................................................... 253

CHAPITRE SIX : LES JEUX DE PERSPECTIVE......................................................................................257

I. L'institution du sujet de représentation....................................................................258 II. Discours rapportés et variations des positions énonciatives ...............................271 Conclusion du chapitre...................................................................................................283

CHAPITRE SEPT : LES JEUX DE CADRAGE..............................................................................................286

I. Le cadrage des œuvres : orientations méthodologiques ........................................287 II. Les cadres d'évocation indépendants du cadre d'énonciation de la biennale....294 III. Le concept d'exposition ..........................................................................................303 IV. Les gestes de mise en exposition............................................................................310 Conclusion du chapitre...................................................................................................316

CHAPITRE HUIT : SYNTHÈSE ET INTERPRÉTATION .........................................................................319

I. L'univers des biennales comme configuration. .......................................................319 II. Retour sur la modélisation socio-économique ......................................................331

Conclusion générale........................................................................................................341 Bibliographie des ouvrages cités ...................................................................................349 Table des matières...........................................................................................................358 Annexes ............................................................................................................................363

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Introduction

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Introduction

Les professionnels de l'art contemporain distinguent certains artistes et certaines

institutions artistiques comme relevant d'une « scène internationale » de l'art contemporain,

également qualifiée de « monde de l'art contemporain international » 1. Cette notion de « scène

internationale » a émergé au cours des dernières décennies, en écho aux profondes mutations

qu'a connu le milieu de l'art contemporain. On peut rapporter ces mutations à deux

phénomènes majeurs : le processus d'institutionnalisation de l'art contemporain, et celui de

globalisation2.

C'est dans la seconde moitié du XXe siècle que s'institutionnalise l'art contemporain (et

qu'il va, comme nous le verrons dans le premier chapitre, se construire comme une catégorie

artistique). À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, « l'art vivant » relève de la sphère privée :

il est pris en charge par des mécènes et des marchands d'art (White, 1991). Si le museum of

Modern Art de New York est créé dès 1929, il résulte de l'initiative d'une association de

mécènes et d'amateurs. En France, par exemple, il faudra attendre la fin de la guerre pour que le

musée national d'Art moderne voie le jour. Avant guerre, seuls quelques conservateurs amateurs

d'art contemporain mènent une politique d'acquisition d'art vivant dans quelques musées de

province (c'est le cas à Grenoble et Saint-Étienne). C'est la création du ministère des Affaires

culturelles en 1959, et le lancement, par A. Malraux, d'une politique de soutien à la création

vivante, qui marquent le début de « la reconnaissance de l'art contemporain comme champ

d'intervention publique » (Cascaro, 2000 : 205). Parallèlement, dans tous les pays d'Europe de

1 La notion de « monde de l'art » (art world) a été développée par A. Danto (1964) et par H. Becker (1988), avant

d'être intégrée au langage professionnel. Dans cette introduction, c'est en référence aux discours professionnels, et non au concept scientifique, que nous l'emploierons, comme un synonyme de « scène de l'art » .

2 Dans cette introduction, nous considérons les discours des acteurs comme une base heuristique à nos propres analyses, à partir de laquelle nous avons construit nos intuitions de recherche, et non comme des discours idéologiques qu'il s'agirait de « démystifier » pour en dénoncer les croyances.

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Introduction

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l'Ouest et d'Amérique du Nord, des musées d'art contemporain sont créés. De nouveaux types

d'institutions vont également voir le jour, dès la fin des années soixante en Allemagne et en

Suisse (les kunsthalles) et dans les années quatre-vingt en France (les centres d'art) qui n'ont pas,

en principe, vocation à collectionner, mais dont l'objectif est de soutenir et de diffuser la

création vivante. On assiste à une augmentation du nombre des acteurs dédiés aux fonctions de

médiation de l'art contemporain (médiateurs culturels, mais plus largement critiques, galeristes,

commissaires d'exposition, etc.) et à leur professionnalisation. De nouveaux types d'acteurs

apparaissent, comme par exemple les commissaires d'exposition indépendants ou les conseillers

artistiques.

Cette institutionnalisation de l'art contemporain s'accompagne, à partir de la fin des

années quatre-vingt, d'une évolution que beaucoup d'acteurs qualifient de « globalisation ». Selon

V. Garreta par exemple, instigatrice, au CAPC de Bordeaux, d'un cycle de conférence sur la

nouvelle géographie artistique des années quatre-vingt-dix, nous avons assisté au cours de cette

décennie à une « mutation profonde de l’ordre artistique international » :

« Le monde de l'art contemporain, c'est-à-dire les formes de diffusion, de

commercialisation, de promotion et de légitimation de l'art contemporain, a cessé,

en effet, de se réduire depuis une dizaine d'années au monde occidental, et les

limites de la scène artistique internationale ne coïncident plus avec les contours

traditionnels correspondant à l'aire géographique et culturelle du modernisme et

des avant-gardes d'Amérique du Nord et d'Europe Occidentale. Au contraire,

depuis la fin des années quatre-vingt et le début des années quatre-vingt-dix, ont

émergé une nouvelle configuration et une nouvelle géographie artistique mondiales

se traduisant par l'intégration de plus en plus visible de situations artistiques extra-

occidentales » (Garreta, 2000 : 10).

L'exposition Les Magiciens de la terre, organisée par J. H. Martin en 1989 à Paris, est

traditionnellement citée par les acteurs comme un déclencheur de ce phénomène d'ouverture

géographique. Pour la première fois (à cette échelle du moins) des œuvres d'artistes non-

occidentaux sont présentées à côté d'œuvres des stars occidentales du moment. Les regards des

spécialistes (et des collectionneurs) vont peu à peu se tourner vers des continents jusqu'alors

exclus du monde de l'art contemporain, et de nouvelles catégories esthétiques voient le jour

(« art contemporain africain », « art contemporain chinois », etc.). De nombreux débats

s'engagent sur les conséquences de cette internationalisation d'une ampleur sans précédent :

doit-on y lire le signe d'un effacement des hiérarchies géographiques et de la logique centre-

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Introduction

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périphérie qui régissait jusqu'alors le monde de l'art ?3 Tandis que des conservateurs, comme

J. H. Martin ou O. Enwezor, plaident pour la reconnaissance du statut d'art contemporain des

productions océaniennes ou africaines, certains artistes issus des zones « périphériques »

dénoncent la « ghettoïsation » de leur art et le caractère irréaliste des discours « post-

coloniaux »4. La « globalisation du monde de l'art » devient un sujet de préoccupation majeur des

acteurs, comme en témoignent la multiplication des expositions et des publications portant sur

ce thème, et l'apparition de la catégorie « art international » (à laquelle les Anglo-Saxons

préfèrent parfois la notion de « global art »).

Les deux mutations que nous venons de présenter succinctement - l'institutionnalisation

et l'ouverture géographique du monde de l'art contemporain - donnent naissance à une

« sphère » dont la nature pose question. La « scène internationale » en effet, ne semble pas

pouvoir se définir par ses dimensions territoriales : elle correspond moins à un espace physique

déterminé, qu'à un espace de l'ordre du symbolique5, objet de toutes les convoitises et de toutes

les stratégies d'acteurs. Son intégration représente l'enjeu principal des luttes symboliques entre

les acteurs. Elle constitue le couronnement d'une carrière artistique et rares sont les artistes qui

parviennent à se hisser au « rang international » (on pourrait citer pour la France, D. Buren,

S. Calle, A. Messager, P. Huyghe, et une poignée d'autres « privilégiés »). L'intégration de la

scène internationale concerne également d'autres types d'acteurs - commissaires, critiques,

galeristes, etc. - dont la compétition se structure autour de l'accession à une reconnaissance

supranationale.

Le concept de « champ » semble donc être particulièrement adapté pour décrire et

qualifier le fonctionnement de cette « sphère symbolique ». La scène internationale pourrait ainsi

se définir comme le sous-champ dominant du champ de l'art contemporain. C'est d'ailleurs ce

modèle d'analyse, issu des théories bourdieusiennes, qui est privilégié par les sociologues de l'art

qui se sont penchés sur le fonctionnement de ce monde, comme nous le montrerons dans le

premier chapitre.

Le projet général de cette thèse est de questionner la structuration et le fonctionnement

de la scène internationale en lui appliquant une approche communicationnelle. Il s'agira de 3 Pour une réflexion sur cette question, se reporter à Deflaux, 2004a et Deflaux, 2004b. 4 Selon l'artiste slovène Miran Mohar du groupe IRWIN, cité par D. Blazevic: « le monde artistique occidental se

comporte exactement de la même manière que les organismes strictement politiques telle la communauté européenne. Les seuls artistes ou pays susceptibles d'être admis sont ceux qui ne risqueront pas d'introduire l'instabilité dans le système. La seule différence étant que la stratégie de la communauté européenne est sciemment et ouvertement politique, alors que le monde de l'art ne l'est pas» (Blazevic, 2001 : 156).

5 Nous verrons cependant dans le premier chapitre, en particulier à travers les travaux d'A. Quemin, que la dimension territoriale ne doit pas être négligée en ce qui concerne les processus d'intégration du monde de l'art international.

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Introduction

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décrire les processus par lesquels cette scène peut s’instituer6, en remettant en question le

modèle des champs privilégié par la plupart des analystes. Mais avant de développer plus avant

nos hypothèses et notre argument, il convient de présenter et définir l'objet d'analyse concret qui

nous permettra d'aborder le fonctionnement de cette sphère.

Le choix des biennales

Nous avons choisi de centrer notre attention sur un objet qui nous a semblé

particulièrement pertinent pour questionner la scène internationale : la biennale d'art

contemporain. Deux types d'indices ont contribué à imposer ce choix à l'analyse. En premier

lieu, la biennale illustre et accompagne toutes les mutations que nous venons de mentionner.

Les biennales participent des bouleversements institutionnels de la seconde moitié du

XXe siècle. Si la naissance des biennales remonte à la toute fin du XIXe siècle, avec

l'organisation de la première Biennale de Venise en 1895, c'est à partir des années cinquante que

le modèle va se développer. On distingue trois grandes phases de création de biennales. On

pourrait qualifier de « biennales historiques » les manifestations qui se développent après-guerre

sur le modèle de la biennale de Venise7 (biennales de São Paulo en 1951, de Paris en 1959 ou de

Sydney en 1973), ou dans une volonté de se distinguer de ce modèle (la Documenta de Kassel en

1955). Les années quatre-vingt et le début des années quatre-vingt-dix, marquent une

multiplication des biennales dites « périphériques ». À l’exception de la biennale de Lyon, qui

prend le relais de celle de Paris en 1991, toutes les manifestations créées à cette époque se

situent dans des régions non-occidentales. Le phénomène touche tous les continents (Biennales

de La Havane et du Caire en 1984, de Brisbane en 1993, d'Osaka en 1990, de Sharjah en 1993,

etc.). Enfin, à partir de 1995, on constate une véritable explosion des biennales, aussi bien dans

l'hémisphère nord que dans l'hémisphère sud. Les créations de biennales se succèdent en

Europe au rythme d'une ou deux par an, et se multiplient en Asie (au Japon, par exemple, trois

biennales sont créées entre 1999 et 2001).

6 Nous distinguons les notions d’institutionnalisation et d’institution. Le phénomène d’institutionnalisation de l’art

contemporain, tel que nous l’avons abordé dans l’introduction, renvoie aux dynamiques d’organisation et de structuration administrativo-politiques des dispositifs et des acteurs. Il ne constitue donc qu’une dimension du processus plus large d’institution de ce domaine.

7 Lui même inspiré des expositions universelles du XIXe siècle, avec ses pavillons nationaux sous-tendus par une logique de compétition entre nations.

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Introduction

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Même si ce chiffre est sans doute nettement sous-estimé en raison de la difficulté à

effectuer un recensement exhaustif de ces manifestations8, on peut affirmer qu'à l'heure actuelle,

il existe plus d'une cinquantaine de biennales en activité dans le monde. Ces manifestations

constituent donc des instances centrales du paysage institutionnel mondial de l'art contemporain

des dernières décennies.

Les biennales ont également accompagné l'émergence d'une nouvelle catégorie d'acteurs :

les commissaires d'exposition indépendants9. L'importance prise par cette nouvelle fonction

(Michaud, 1989) est bien illustrée par le nombre de « formations curatoriales » qui se sont

développées au cours des années quatre-vingt-dix, aussi bien à l'université que dans des

institutions privées ou semi-privées (la formation la plus « prisée » en France est proposée par

l'École du Magasin de Grenoble). Les commissaires indépendants se distinguent des

conservateurs de musées, en ce qu'ils n'officient pas en tant que représentants d'une institution

particulière (même si certains sont en réalité en charge d'une institution). Ils sont « invités »

ponctuellement par des instances de diffusion pour réaliser un projet d'exposition. Parmi ces

commissaires indépendants, on distingue un petit nombre d'individus qui circulent d'un pays

voire d'un continent à l'autre, et accèdent aux postes les plus recherchés10. Ce sont les

« commissaires internationaux » - que nous nommerons « curateurs » pour les distinguer des

commissaires « lambda » - qui se partagent l'organisation des biennales. Ils bénéficient d'une

renommée et d'un statut particulier, qu'on peut définir comme un « statut d'auteur » (Heinich,

Pollak, 1989). L'ouvrage publié en 2001 par l'association ICI (Independant Curators

International) donne une bonne idée du statut revendiqué par ces acteurs (Kuoni, 2001). Il s'agit

d'un recueil de textes de soixante curateurs internationaux, dont le titre (Words of wisdom : a

curator's vade-mecum on contemporary art) traduit bien l'ambition des acteurs occupant cette

fonction. Si ces individus n'officient pas seulement dans le cadre des biennales, on remarque

néanmoins que ce sont leurs noms qui reviennent le plus souvent à la tête de ces manifestations

(les cinq derniers curateurs de la biennale de Venise sont par exemple présents dans cet

ouvrage). C'est d'ailleurs en grande partie à travers leur participation à des biennales que les

commissaires accèdent au statut international.

8 Notre estimation résulte en effet du recensement des sites Internet de biennales que nous avons réalisé en 2004 :

il exclue donc toutes les manifestations de rayonnement régional ne disposant pas de ce moyen de communication, ainsi que celles dont les sites sont difficilement accessibles (pour des raisons de langue ou d'indexation).

9 H. Szeemann représente la référence de ces commissaires oeuvrant d'une exposition à l'autre, et d'un pays à l'autre. Il est considéré comme à l'origine du « statut d'auteur» du commissaire (Heinich, Pollak, 1989), car il a milité, dès les années soixante-dix, pour un droit à la subjectivité (Szeemann, 1996), contribuant à singulariser les concepteurs d'exposition et à construire leur notoriété.

10 Selon R. Moulin, leur nombre se limite à une cinquantaine d'individus (Moulin, 1992 : 82).

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Introduction

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Le second indice qui nous a conduit à privilégier une approche par les biennales, est

l'importance qu'elles occupent dans les discours des acteurs (artistes et médiateurs) sur le monde

de l'art contemporain international. On remarque en effet que les biennales sont citées par les

acteurs comme les institutions les plus « représentatives » du processus d’internationalisation de

ce monde. Sous la plume des commentateurs convaincus de l'ouverture, elles sont une trace,

voire une preuve, de l'existence et du dynamisme du « nouvel ordre artistique international ».

Pour la critique d'art C. Francblin par exemple :

« Le succès et le développement des biennales décentralisées (La Havane,

Kwangju, Brisbane, Johannesbourg, Istanbul, Dakar, Shanghai, Taipei), la place

croissante accordée par le marché et les institutions aux artistes non-occidentaux

(...), l’autorité nouvelle consentie à des critiques ou commissaires de couleur (ainsi,

la direction de la prochaine Documenta confiée au Nigérian Okwui Envizor [sic]),

la multiplication, enfin, des déplacements des professionnels de l’art au cours des

dernières années, révèlent une évolution indiscutable de la scène artistique – une

évolution caractérisée par un élargissement sans précédent de l’aire géographique et

culturelle concernée par l’art dit contemporain ». (Francblin, 2001 : 163).

Ou encore pour V. Garreta :

« Ce processus de « délocalisation » constitutif de la globalisation récente du

monde, a créé à son tour un décentrement significatif de la scène artistique

mondiale, en engageant une nouvelle définition de l’internationalité artistique et de

ses articulations géo-culturelles, marquée par de nouveaux pôles d’attraction

qu’illustre, depuis quelques années, la multiplication des biennales africaines,

asiatiques et d’Europe centrale ou orientale. Ces nouvelles biennales (ou triennales

dans le cas de Brisbane) ont inscrit leur politique et leur influence, depuis 1989,

dans une logique mondiale caractéristique du nouvel ordre international issu de la

globalisation et de l’après guerre froide (Garreta, 2000 : 13).

Mais les biennales ne constituent pas seulement un signe de ce nouvel ordre : pour

certains, elles en seraient un moteur. Le commissaire J. H. Martin leur attribue ainsi un rôle

performatif :

« Depuis une dizaine ou une quinzaine d’années, de plus en plus de manifestations

artistiques, en dehors des grandes biennales et des Documenta traditionnelles, nous

ont habitués à voir sur un pied d’égalité des créateurs issus des cultures artistiques

non-occidentales et occidentales. On assiste aujourd’hui à une vraie dissémination

des activités artistiques dans de nouveaux lieux de consécration et de rencontre

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Introduction

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tout à fait inattendus il y a encore dix ans, comme La Havane, Sydney,

Johannesbourg, Dakar, Istanbul ou Kwangju » (Martin, 2000 : 35).

Les biennales ont donc un rôle à jouer dans la définition du paysage artistique

international. Pour P. Piguet, qui signe l'article sur les biennales dans l'Encyclopedia Universalis,

c'est parce qu'elles « font et défont les carrières » (Piguet, 200 : 301) que les biennales sont

devenues incontournables, aussi bien pour les artistes que pour les professionnels et les

amateurs. Dans le même ordre d'idées, selon le critique P. Ardenne qui s'est beaucoup interrogé

sur ce format d'exposition, les biennales seraient un « outil de légitimation » :

« Ce dispositif a une triple raison d'être : faire tenir à la biennale le rôle de

baromètre des styles ; lui permettre de légitimer artistes ou courants en vogue ; last

but not least, se légitimer elle-même ». (Ardenne, 2003 : 41).

Mais comme ces deux auteurs le notent, le pouvoir des biennales est loin de se limiter à

des enjeux strictement esthétiques de définition des tendances. Les enjeux politiques et

commerciaux sont au cœur des opérations de création de biennales. L'artiste J. Durham note

ainsi :

« Une région qui veut innover en matière de commerce et tâcher de prendre sa

place sur la scène internationale se dote d’une biennale d’art. Il y a une explosion

de biennales et les artistes se transforment en nomades de l’économie ». (Durham,

2000 : 27-28).

Les retombées symboliques et économiques de l'organisation d'une biennale, comme

celles de la création d'un musée d'art contemporain, semblent largement dépasser le champ

artistique stricto sensu, comme l'a bien montré le cas du Guggenheim de Bilbao (ce qui explique

sans doute les investissements publics massifs de certaines villes ou certaines régions pour des

expositions aux budgets faramineux).

Le pouvoir des biennales est donc plus complexe qu'il pourrait n'y paraître, mais quel que

soit le rôle que leur attribuent les acteurs, leur importance est manifeste et la dimension

internationale semble omniprésente. Les biennales seraient un moyen, pour un acteur, de

construire une « carrière internationale », et pour un territoire, d'intégrer la « scène

internationale ». L'intégration à l'univers des biennales constituerait ainsi un des enjeux

dominants du champ de l'art contemporain.

Ces quelques remarques confirment la pertinence de l'objet biennale pour aborder la

scène internationale de l'art contemporain. La place que les biennales occupent dans les discours

d'acteurs et le fait qu'elles y soient liées à des réflexions sur l'internationalisation (ou

« globalisation ») du monde de l'art contemporain, montrent qu'elles peuvent être considérées

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Introduction

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comme des instances centrales de ce monde. On peut donc espérer pouvoir saisir certains

mécanismes de fonctionnement de la scène internationale en interrogeant le pouvoir des

biennales et le rôle qu'elles jouent sur cette scène. Il convient néanmoins, avant de développer

notre problématique, de qualifier plus précisément notre objet, puisque la définition des

biennales est, nous allons le voir, loin d'aller de soi.

Vers une définition des biennales

Si, comme nous l'avons précédemment noté, le recensement des biennales s'avère un

travail très délicat, c'est avant-tout parce que la définition de ce « format événementiel » est

problématique. Deux principales remarques s'imposent à qui se confronte à l'exercice.

En premier lieu, on observe une grande hétérogénéité des formes et des modes

d'organisation des manifestations portant le titre de biennale. Nous avons vu que la biennale de

Venise avait constitué une référence, et que de nombreuses biennales s'étaient construites sur

son modèle. Pourtant, chacune a apporté des évolutions à ce « prototype », et Venise elle-même

s'est remodelée à de nombreuses reprises (pour intégrer une exposition thématique par exemple,

ou une section dédiée aux jeunes créateurs). Si le modèle du curateur indépendant, invité pour

organiser une édition autour d'un thème, semble aujourd'hui dominer l'univers des biennales,

certaines manifestations fonctionnent sur la base d'un jury d'experts. La logique fondatrice de la

compétition entre les nations subsiste à Venise et São Paulo (avec attribution de prix et

représentations nationales) même si elle a été contrebalancée par la mise en place « d'expositions

internationales » (entendre « thématiques »). Elle est par contre totalement étrangère à de

nombreuses autres biennales. Certaines biennales revendiquent une forte attache territoriale

(Dak'art), d'autres sont mobiles et se déplacent de ville en ville (Manifesta). Le contenu de

l'exposition lui-même pose question. Les biennales exposent « l'offre [artistique] du présent »

(Ardenne, 2003 : 40). Mais les limites de ce présent sont variables : elles peuvent aller des

quelques années, aux quelques décennies précédant l'édition (on constate ainsi, dans certaines

biennales, la présence d'expositions de célébration des grandes figures artistiques du XXe siècle,

ou d’expositions proposant une perspective historique sur l'actualité présentée). La dimension

internationale de l'art exposé pose également question : si la biennale de Venise se veut

universelle quant à sa sélection d'artistes, d'autres, comme La Havane ou Dakar par exemple, se

focalisent sur des zones géo-culturelles précises et limitées. Ces zones correspondent rarement à

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Introduction

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des nations, mais c'est parfois le cas (la biennale du Whitney à New York est ainsi réservée aux

seuls artistes vivant sur le sol américain).

Cette grande variété des contenus et des modes de sélection et d'exposition des œuvres,

rend donc périlleuse toute tentative de définition des biennales. Selon P. Ardenne, ce serait

d'ailleurs cette flexibilité dans l'organisation des biennales qui ferait leur force : « la capacité

d'adaptation des biennales d'art explique pour une large part le succès du genre » (Ardenne,

2003 : 40).

La seconde remarque devrait nous permettre de dépasser les difficultés d'une définition

positive et normative des biennales en tant que forme événementielle spécifique. On constate en

effet que les acteurs font un usage extensif du terme de « biennale ». La biennale est devenue

une catégorie générique large, regroupant toutes les manifestations d'ambition internationale qui

se répètent périodiquement. Cette catégorie inclut donc, outre les manifestations portant

explicitement le titre de biennale, toutes les triennales, quadriennales, et autres expositions à

fréquence périodique. Ainsi, comme nous pouvons l'observer en se référant aux propos des

acteurs cités dans cette introduction, la Documenta de Kassel est très fréquemment mentionnée

comme un exemple pertinent de biennale, alors qu'elle est organisée tous les cinq ans. Dans

cette représentation des biennales, c'est donc la dimension temporelle qui semble primer, et qui

renvoie d'ailleurs à l'étymologie du terme11 : dans le cas des biennales, comme dans celui des

triennales ou des quadriennales, c’est la périodicité qui donne son nom à l’événement et qui le

caractérise en premier lieu.

À l’instar d'autres chercheurs avant nous, nous avons choisi de retenir cette définition

générique qui correspond aux représentations des acteurs. Comme le note en effet le sociologue

A. Quemin, « ce terme est généralement retenu bien que certaines manifestations soient en fait

des triennales ou des quadriennales » (Quemin, 2001 : 50). Il faudra donc, dans cette thèse,

entendre le terme de biennale comme renvoyant non seulement aux manifestations portant ce

titre, mais plus largement aux « manifestations « internationales » à périodicité régulière ».

11 Le terme de « biennale » , que le Trésor de la langue française définit comme une « manifestation artistique, culturelle,

etc. qui a lieu tous les deux ans » , est à l’origine un adjectif qui s’est substantivé. Il est dérivé du bas latin biennalis, et on le trouve dans des textes français dès le 16ème siècle. Les dictionnaires s’accordent à faire remonter l’usage du substantif à 1936, bien que la biennale de Venise, première manifestation artistique portant ce titre, existe en fait depuis 1895. C’est d’ailleurs cette manifestation qui sert aujourd’hui d’exemple à la majorité des dictionnaires faisant figurer le substantif. Le Petit Robert, par exemple, donne la définition suivante : « manifestation, exposition, festival, qui a lieu tous les deux ans. La biennale de Venise (cinéma ; beaux-arts) » . Précisons enfin que les biennales ne se limitent pas au domaine culturel : il existe aujourd'hui des biennales de l'éducation ou des biennales de médecine.

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Introduction

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Argument

L'hypothèse centrale qui va guider notre analyse est celle d'une opérativité de la

circulation des discours non seulement dans la production des valeurs artistiques, mais plus

largement dans la structuration et le fonctionnement de la scène internationale. Il s'agira de se

centrer sur les processus de circulation des discours à l'œuvre dans ce monde international pour

tenter de reproblématiser l'articulation entre les dimensions sociale et discursive de la « machine

artistique » contemporaine, et pour montrer que c'est par et dans cette circulation que s'institue

la scène internationale. Notre analyse devrait in fine, nous amener à remettre en question le

modèle des champs pour lui substituer une autre manière d'envisager le fonctionnement de la

scène internationale.

Cette hypothèse se construira au fil de la première partie, à partir d'un état de l'art de la

question et d'une relecture communicationnelle des principaux travaux sociologiques sur les

biennales et le champ de l'art contemporain.

C'est en effet la sociologie de l'art – et plus précisément un segment « socio-économique »

de cette discipline – qui s'est le plus interrogée sur le fonctionnement du monde de l'art et sur

ses mutations récentes. L'analyse de ces travaux, dans le premier chapitre, nous permettra de

situer les biennales dans une modélisation du monde de l'art contemporain construite en termes

de champs, à partir des théories de P. Bourdieu. Le pouvoir des biennales est défini par leur rôle

central dans le processus de consécration artistique : leur fonction de qualification de l'art. Mais

le processus par lequel les biennales opèrent cette qualification reste opaque. En tentant, dans le

second chapitre, de reconstituer le schéma de production et de circulation des valeurs artistiques

sous-jacent dans les travaux sociologiques analysés, nous montrerons que le pouvoir est renvoyé

aux acteurs dominants du champ (le curateur), l'institution étant réduite au rôle de support de

publicisation des choix du curateur.

Pour recentrer notre attention sur les processus opérés par la biennale, nous

requalifierons notre objet en terme de dispositif médiatique, et montrerons le poids de la

réception publicisée des biennales (autrement dit la critique) dans le processus de qualification

des œuvres. Le fait que la biennale soit un dispositif ouvert du côté de la réception nous

conduira à remettre en question la linéarité de la circulation des valeurs dans la lecture

sociologique, et à focaliser notre attention sur l'opérativité de cette circulation.

Ce n'est donc qu'au terme de la première partie de la thèse que notre hypothèse pourra se

construire : si les biennales, comme l'affirment les sociologues, ont une fonction de qualification

des œuvres et des artistes, c'est dans la circulation des discours générés par ces manifestations

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Introduction

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que réside ce pouvoir de consécration. Cette hypothèse de l'opérativité des discours circulants

nous conduit à déplacer notre attention des biennales, à la relation entre les biennales et le

support privilégié de circulation des discours que sont les revues spécialisées.

Les deux dernières parties de la thèse seront donc consacrées à saisir l'opérativité de la

réception publicisée des biennales, à partir du cas des revues spécialisées :

- Dans la deuxième partie de la thèse, nous montrerons l'opérativité des revues dans le

processus de légitimation des biennales. C'est parce qu'ils sont des « dispositifs de

représentation » que les discours des revues sont performatifs : ils construisent le pouvoir des

biennales, qui ne leur préexiste pas (renversement du schéma linéaire de communication

employé par les sociologues).

- Dans la troisième partie, nous montrerons que l'opérativité des revues dépasse la simple

légitimation des biennales : les revues jouent un rôle dans la régulation des positions d'acteurs et

dans la construction des valeurs artistiques.

Au terme de cette analyse, nous serons donc en mesure de proposer un nouveau modèle

de fonctionnement de l'univers des biennales. Nous montrerons que les biennales et les revues

sont des opérateurs d'institution de la configuration, fonctionnant comme des dispositifs

d'énonciation

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PREMIÈRE PARTIE

Du pouvoir des biennales

au pouvoir du curateur

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La première partie de la thèse est, comme annoncé précédemment, consacrée à la

définition de la problématique et des hypothèses de recherche. Dans le premier chapitre, nous

proposons un état de l'art des recherches sur la place et du rôle des biennales dans le

fonctionnement du monde de l'art contemporain. C'est sur la sociologie de l'art que nous

centrons notre attention, puisque la plupart des travaux sur la question émanent de cette

discipline. Dans le deuxième chapitre, nous questionnons, en lui appliquant une lecture

communicationnelle, la modélisation sociologique du fonctionnement des biennales dans le

champ. Nous soulignons ainsi les limites du schéma de communication des valeurs artistiques

construit par les sociologues, et définissons un périmètre d'analyse qui nous permettra, dans les

prochaines parties, d'étudier le processus de circulation des discours à l'œuvre dans les biennales

et l'opérativité de cette circulation dans le fonctionnement de la scène internationale.

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

23

CHAPITRE PREMIER

LES BIENNALES DANS LE CHAMP DE L'ART

CONTEMPORAIN

Au regard de la vaste production discursive des acteurs du monde de l'art que nous avons

tenté de synthétiser en introduction, une première remarque s'impose : il n'existe, à notre

connaissance, aucune étude sociologique portant spécifiquement sur l'objet biennale. Alors que

les biennales s'inscrivent comme l'une des préoccupations majeures des acteurs depuis les

années quatre-vingt-dix, elles n'apparaissent pour ainsi dire qu'à la marge dans les travaux

sociologiques, et chez des auteurs dont il convient tout d'abord de préciser l'orientation.

La sociologue N. Heinich remarque qu'il est très difficile de définir les frontières de la

sociologie de l'art, discipline qui s'est construite dans une étroite proximité « non seulement avec

les disciplines traditionnellement en charge de son objet (histoire de l'art, critique, esthétique),

mais aussi avec les sciences sociales connexes à la sociologie (histoire, anthropologie,

psychologie, économie, droit) » (Heinich, 2001 : 3). La sociologie de l'art n'est donc pas « une

discipline homogène », et encore aujourd'hui, parmi les chercheurs qui s'en réclament, on note

une grande hétérogénéité des types d'approche et de positionnement.

Pourtant, parmi la multitude d'écrits produits en son sein, c'est dans un segment bien

particulier de la discipline qu'on découvre la trace des biennales. À notre connaissance, seuls

deux auteurs développent à leur propos une véritable réflexion : R. Moulin et A. Quemin. En

centrant leur intérêt sur la question du marché de l'art, ces auteurs s'inscrivent clairement dans

une perspective socio-économique12 (nous y reviendrons). C'est pourquoi notre présentation

fera également référence aux travaux de deux économistes, N. Moureau et D. Sagot-Duvauroux,

qui s'inscrivent dans le prolongement des analyses de R. Moulin, en précisant les rouages

économiques des processus décrits par la sociologue.

12 Dans leur Sociologie de la culture, M. Bera et Y. Lami situent ces auteurs dans le « paradigme de la culture comme

marché » (Béra, Lamy, 2006 : 149-162).

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

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Plus largement que l'objet biennale, il semble que ce soit la question de

« l'internationalisation » du monde de l'art qui soit peu traitée par les sociologues, à l'exception

des auteurs que nous venons de citer. Ainsi, l'internationalisation n'est le plus souvent abordée

par les sociologues français que sous l'angle économique, dans la perspective du marché de l'art.

Si les biennales n'apparaissent sous la plume des sociologues de l'art que dans des travaux

d'orientation économique, faut-il pour autant les envisager comme des instances purement

commerciales ?

En nous penchant sur les travaux des auteurs que nous venons de citer, nous montrerons

que leur analyse des biennales est beaucoup plus subtile. Elle s'inscrit dans le développement

d'un modèle de fonctionnement du monde de l'art formalisé par R. Moulin, dans la lignée des

travaux de P. Bourdieu et d'H. Becker, modèle qui connaît aujourd'hui des prolongements et

une postérité qui dépassent largement les limites du domaine sociologique13.

I. Un « monde de l'art contemporain international »

C'est à la présentation du champ de l'art contemporain décrit par R. Moulin et A. Quemin

que va s'attacher cette première section, avant d'envisager, dans la prochaine, l'inscription et le

positionnement des biennales dans ce système. Nous nous arrêterons d'abord sur la manière

dont les sociologues abordent « l'art contemporain », puisque la définition qu'ils en donnent

constitue le point de départ de leur analyse du champ. Puis nous discuterons les fondements

sociologiques de ces travaux en justifiant notre emploi du concept de « champ » pour en

qualifier le modèle.

13 On remarque par exemple que R. Moulin est la seule représentante des sciences sociales mentionnée dans la

bibliographie du dernier ouvrage de la critique C. Millet. (Millet, 2006 : 198).

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

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1. Le label « contemporain »

Le premier enjeu qui s'impose au sociologue prétendant traiter de la production artistique

actuelle, est de parvenir à définir le terme « contemporain ». Comme nous allons le voir, il en

existe plusieurs définitions, et les débats qui continuent encore aujourd'hui d'animer les

discussions entre spécialistes, démontrent bien qu'en ce domaine, le consensus n'existe pas.

1.1 De la définition chronologique à la définition générique

Le terme « contemporain » renvoie, d'un point de vue étymologique, à la dimension

temporelle. L'art contemporain, c'est d'abord celui qui est produit à notre époque, dans le

présent : c'est donc l'art « actuel ». Cette définition chronologique de l'art contemporain est celle

retenue par les historiens de l'art, qui situent traditionnellement la naissance de l'art

contemporain en 1945, suivis dans cette périodisation par les maisons de vente aux enchères. La

législation douanière, quant à elle, qualifie d'art contemporain l'art produit par les artistes

vivants, ou morts depuis moins de 20 ans.

Cette définition chronologique ne va pourtant pas de soi. La question de la limite

temporelle de l'art contemporain, et plus précisément, du passage de l'art moderne à l'art

contemporain, pose encore problème aux historiens de l'art. Ainsi, par exemple, les éditions

Mazenot ont publié dans la série L'Art et les grandes civilisations, deux tomes relatifs à l'art du

XXe siècle. Le découpage temporel correspond bien aux conventions précédemment citées,

puisqu'il s'opère en 1945, et que le second tome porte le sous-titre éloquent : De l'art moderne à

l'art contemporain. La distinction moderne/contemporain est donc validée et définie par une

évolution esthétique de la production.

« La seconde moitié du XXe siècle a connu l'une de ces ruptures qui scandent

l'histoire de l'art. Depuis quelques quarante ans, s'est en effet confirmé qu'à l'art

moderne a succédé un art différent que, faute de mieux certainement, on a déclaré

« contemporain ». À la différence de l'art moderne qui, malgré ses audaces, avait

somme toute, respecté les catégories esthétiques traditionnelles, ce nouvel art s'est

libéré de toutes les conventions et a probablement introduit un bouleversement

encore plus profond que celui qui avait marqué le début du siècle » (Soutif, 2005 : 9).

Mais si ce second tome débute en 1945, « l'avènement de l'art contemporain » (titre de la

deuxième partie du tome) est lui daté de 1964. En effet, comme le souligne le directeur de

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

26

publication, D. Soutif, dans son introduction, l'art moderne était encore bien vivant après la

seconde guerre mondiale et a même connu, dans certains pays, une époque particulièrement

féconde et riche. Ainsi :

« Si rupture il y eut entre “moderne” et “contemporain”, celle-ci s'est plutôt

produite, après cet ultime feu d'artifice, une quinzaine d'années plus tard, au tournant

des années cinquante et soixante, et s'est ainsi accompagnée d'un déplacement du

centre de gravité géographique du monde de l'art » (Soutif, 2005 : 11).

Chez les conservateurs de musée, cette question du découpage moderne/contemporain

pose également problème, surtout quand il s'agit de scinder des collections constituées tout au

long du XXe siècle, et que les acquisitions continuent d'enrichir. Comme le souligne C. Millet, la

question de la césure temporelle s'est posée au Centre Pompidou, mais la plupart des institutions

y sont confrontées (Millet, 2006). Pourtant, selon la critique qui a mené une enquête auprès

d'une centaine de conservateurs de musées d'art moderne et contemporain dans le monde, un

large consensus demeure, situant dans la décennie 1960 la naissance de l'art contemporain. C'est

donc bien qu'un glissement s'est opéré dans la production artistique, et qu'une « nouvelle forme

d'art » est née, même si elle demeure difficilement définissable et largement implicite. C. Millet le

souligne d'ailleurs dès la première page de son dernier ouvrage : l'expression « art

contemporain »,

« (...) possède les qualités des expressions toutes faites, suffisamment large pour se

glisser dans une phrase lorsque l'on manque d'une désignation plus précise, mais

suffisamment explicite pour que l'interlocuteur comprenne que l'on parle d'une

certaine forme d'art, et non pas de tout l'art produit par les artistes aujourd'hui

vivants et qui sont donc nos contemporains » (Millet, 2006 : 7).

Pour D. Soutif aussi, si le concept est flou et qu'il est impossible « de dresser une liste,

même minimale, des caractères susceptibles d'en constituer la définition », il reste néanmoins

« opératoire ». Dans la logique de l'histoire de l'art, ce flou est d'ailleurs tout à fait légitime, une

définition plus précise nécessitant le recul temporel propre à la posture d'historien, mais plus

encore, la « clôture » de l'ensemble qui se rapporte au concept. Ainsi :

« Il faudra probablement attendre la fin du « contemporain », laquelle ne semble

pas s'annoncer pour l'immédiat, avant de pouvoir, en quelque sorte de l'extérieur,

en déterminer la nature » (Soutif, 2005 : 11).

D'où l'embarras des conservateurs à qui C. Millet a posé la question : « considérez-vous

que tout l'art produit aujourd'hui est contemporain ? ». Entre une définition chronologique, et

une définition esthétique, les réponses ont tendance à se construire sur le modèle du « oui mais

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

27

non », comme l'illustre l'exemple suivant du Philadelphia Museum of Art, rapporté par la

critique :

« “Oui” dans la mesure où nous employons généralement le terme “contemporain”

dans un sens chronologique. Mais “ non ” dans la mesure où nous tendons aussi à

nous focaliser sur le travail nouveau le plus aigu (“cutting edge”). Si bien qu'une

œuvre d'art très traditionnelle, mais nouvellement réalisée, nécessiterait d'être

qualifiée par quelque chose du genre “contemporain dans un style traditionnel” »

(Millet, 2006 : 8-9).

Ainsi, il existerait bien un art « contemporain » non assimilable à la production artistique

du présent et qui, sans pouvoir être précisément qualifié par les acteurs, n'en resterait pas moins

singulier d'un point de vue esthétique. De nombreux auteurs se sont d'ailleurs essayés à

construire des définitions génériques de l'art contemporain, qui engloberaient les productions

des artistes exposés au Palais de Tokyo, tout en excluant celle des « peintres du dimanche », ou

encore des artistes œuvrant sur la place du Tertre à Montmartre.

La sociologue N. Heinich propose une relecture de la logique des avant-gardes comme un

jeu à trois moments, « une partie de main chaude » : transgression (des principes canoniques de

l'art), réaction (par le public) et intégration (par l'institution, qui ouvre la voie à de nouvelles

transgressions). Or si l'art moderne a limité la transgression aux canons de la figuration

esthétique, avec l'art contemporain, ce sont les frontières de la définition de l'art qui sont l'objet

de transgressions (Heinich, 1998). Selon N. Heinich, l'art contemporain peut être considéré

comme un genre, qui coexiste aujourd'hui avec d'autres genres artistiques, correspondant à

d'autres « paradigmes ». Ces genres ne résultent pas, selon elle, d'une construction théorique a

priori, « mais d'une inférence à partir de l'observation empirique », de « critères descriptifs a

posteriori », établis notamment à partir de l'observation des commissions d'achat d'œuvres pour

les institutions publiques (Heinich, 1999 : 13).

Au sein de l'art actuel, trois genres coexisteraient : l'art classique, l'art moderne et l'art

contemporain. L'art classique est un art où les règles classiques de figuration, de perspective et

les canons académiques sont respectés. L'art moderne rompt avec les canons de la figuration

classique, mais respecte l'usage de matériaux traditionnels et exige l'expression de l'intériorité de

l'artiste en gage de l'authenticité de la démarche. L'art contemporain, fondé sur la transgression

systématique des frontières qui définissent l'art pour le sens commun, est le genre de l'art actuel

valorisé par les institutions et le marché (Heinich, 1999).

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

28

1.2 Un label international

De ce point de vue, les travaux de R. Moulin ne sont pas en contradiction avec l'analyse

de N. Heinich. L'art contemporain ne se confond pas avec la production des artistes vivants. Il

correspond à un « segment » seulement de la production, celui qui est pris en charge par les

institutions culturelles.

En effet, contrairement à l'art figuratif traditionnel, l'art contemporain est « homologué »

par le monde de l'art et son appareil institutionnel. Le terme « contemporain » est donc un label,

qui permet aux institutions et aux acteurs, de qualifier et de valider une partie de la création

contemporaine. L'attribution du label renvoie à un geste « d'expertise », et les sociologues

montrent bien comment aux procédures d'authentification de l'art ancien, basées sur le savoir de

l'histoire de l'art, se substituent, dans le cas de l'art contemporain, des procédures de validation

par les experts qui en attribuant des labels aux œuvres, en déterminent la valeur :

« À la procédure d'attribution d'une œuvre à son auteur, l'expertise contemporaine

substitue la validation d'une dénomination socialement construite ». (Moulin,

Quemin, 1993 : 1429).

La particularité de ce label est d'être international, comme l'affirme R. Moulin dès 1992 :

« Le label “contemporain” est un label international qui constitue un des enjeux

majeurs, en permanente réévaluation, de la compétition artistique. Notre objectif

est d'analyser les conditions économiques et culturelles de la production de cette

désignation » (Moulin, 1992 : 45).

D. Soutif avait bien noté que la naissance de l'art contemporain coïncidait avec un

bouleversement géographique du monde de l'art (Soutif, 2005 : 11). Pour R. Moulin et

A. Quemin, « les années 1960 marquent une rupture radicale dans l’histoire récente de l’art et

coïncident avec l’internationalisation du champ artistique » (Moulin, Quemin, 1993 : 1434)

Si ce champ s'internationalise, c'est précisément à cause des procédures inédites

d'expertise et de validation des œuvres et des artistes qui caractérisent l'art contemporain.

L'institution, dans sa volonté de se saisir au plus vite de la nouveauté, ne laisse plus à l'histoire de

l'art le temps nécessaire à la reconnaissance des œuvres. Ainsi :

« L'herméneutique prend le relais de l'histoire de l'art dans sa version positiviste. La

priorité passe de l'analyse des caractéristiques de l'œuvre à l'observation du

contexte artistique international. L'extension dans l'espace joue le rôle de la

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

29

distance dans le temps pour évaluer les réputations » (Moulin, Quemin, 1993 :

1429).

Selon A. Quemin, l'art contemporain et le monde de l'art sont donc nécessairement

internationaux.

« Désormais, la définition de l’art contemporain sous-entend généralement

l’insertion dans les réseaux internationaux, la reconnaissance à l’échelle

internationale, et c’est pourquoi il nous semble essentiel d’étudier le

fonctionnement du marché et du monde de l’art contemporain dans une

perspective mondiale » (Quemin, 2001 : 18).

2 Du marché aux institutions culturelles : la structure du champ artistique

2.1 La structure générale du champ

R. Moulin n'a pas toujours privilégié l'art contemporain, puisque son premier ouvrage

paru en 1967, était surtout consacré à l'art moderne (Moulin, 1967). Le passage de l'art moderne

à l'art contemporain s'est accompagné, chez R. Moulin, d'un élargissement de l'échelle de sa

focale, qui passe du territoire français à la dimension internationale. Dans son ouvrage de 1992,

elle opère un autre élargissement : la question du marché n'est plus traitée de manière autonome,

mais repensée dans le fonctionnement général du champ artistique.

« Le marché de l'art ne constituera pas l'objet central du présent ouvrage, dans la

mesure même où, depuis vingt-cinq ans, il agit en étroite interaction avec les

institutions culturelles. Notre analyse sera focalisée sur la spécificité de la

configuration artistique actuelle qui réside dans l'interdépendance accrue entre le

marché où s'effectuent les transactions et le champ culturel où s'opèrent

l'homologation et la hiérarchisation des valeurs artistiques » (Moulin, 1992 : 7).

C'est donc plus généralement la question de la construction des valeurs artistiques qui va

guider le travail de la sociologue, et lui permettra, en distinguant deux systèmes de fixation de la

valeur, de proposer une modélisation du fonctionnement du champ de l'art contemporain basée

sur les deux pôles que constituent le marché et les institutions culturelles.

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

30

« La constitution des valeurs artistiques s'effectue à l'articulation du champ

artistique et du marché. Dans le champ artistique, s'opèrent et se révisent les

évaluations esthétiques. Dans le marché se réalisent les transactions et s'élaborent

les prix. Alors qu'ils ont chacun leur propre système de fixation de la valeur, ces deux

réseaux entretiennent des relations d'étroite indépendance ». (Moulin, 2003 : 9).

C'est à la structuration de ces réseaux que s'intéresse, dans un premier temps la

sociologue, en montrant la coexistence de deux réseaux d'institutions, les galeries du côté du

pôle commercial, et les institutions culturelles du côté du pôle artistique. Ces deux réseaux ne

peuvent fonctionner qu'en interdépendance dans le cas de l'art contemporain puisque,

contrairement à l'art classé, la valorisation temporelle de l'histoire de l'art n'a pas encore pu

opérer. R. Moulin analyse donc la constitution des valeurs contemporaines comme un processus

de bouclage entre les deux systèmes :

« Le prix ratifie (...) un travail non économique de crédibilisation sur le plan

esthétique, un travail d'homologation de la valeur réalisé par les spécialistes, c'est-à-

dire les critiques, les historiens de l'art contemporain, les conservateurs de musée,

les administrateurs de l'art et les commissaires d'exposition. Une fois obtenu sur le

marché, le prix facilite et accélère la circulation et l'internationalisation du jugement

esthétique » (Moulin, 2003 : 41-42).

Les travaux d'A. Quemin révèlent une approche très comparable du fonctionnement du

champ14. Son principal ouvrage, tiré d'un rapport commandé par le Sénat en 2001 et destiné à

établir le poids de la France sur le marché international de l'art, porte un titre éloquent : L'Art

contemporain international : entre les institutions et le marché. Si le sociologue place au centre de son

intérêt la dimension territoriale du monde de l'art, son analyse est fondée sur le modèle de

fonctionnement du champ proposé par R. Moulin, comme l'indique bien la citation suivante :

« Les valeurs s’instaurent selon un double mode : le marché révèle les préférences

du moment et vient ratifier les palmarès en vigueur ; pour sa part, le monde

institutionnel de l’art – essentiellement composé des musées et autres lieux

d’exposition tels que les centres d’art (c’est-à-dire les espaces dépourvus de

collections permanentes) et les biennales – élabore des classements qui vont

distinguer les artistes dignes d’attention. En fait, les deux systèmes précédents

apparaissent étroitement dépendants l’un de l’autre, la valorisation financière et la

14 Ce qui peut s'expliquer par la proximité des deux chercheurs qui ont souvent collaboré, A. Quemin ayant soutenu

sa thèse de doctorat, portant sur les commissaires priseurs, sous la direction de R. Moulin.

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

31

certification de la valeur esthétique prenant appui l’une sur l’autre ». (Quemin,

2001 : 85)

La seule échelle pertinente pour envisager le fonctionnement du champ de l'art

contemporain est, nous l'avons déjà souligné, l'échelle internationale. Une focale que le

sociologue justifie de deux manières. D'une part, il prend acte de la mondialisation du marché de

l'art :

« Si le commerce international de l’art n’est pas un fait récent (Hoog et Hoog,

1991), ce qui caractérise le marché de l’art contemporain depuis la fin des années

1960 est le fait que celui-ci ne fonctionne plus comme une juxtaposition de

marchés nationaux communiquant plus ou moins bien entre eux, mais comme un

marché mondial (Moulin, 2000). Loin d’être marginaux ou périphériques aux

marchés nationaux, les échanges internationaux se trouvent désormais au cœur même

du marché » (Quemin, 2001 : 13).

Mais ce phénomène de mondialisation, étant donné l'interdépendance des pôles

commercial et culturel du champ, ne touche pas seulement le marché. Le pôle culturel a en effet,

depuis les années soixante, opéré la même ouverture à l'international, puisque le mécanisme de

reconnaissance des artistes et des œuvres passe désormais par une validation d'ordre

géographique, et non plus temporelle (Moulin, Quemin, 1993 : 1429). Le champ de l'art

contemporain, s'il est construit sur l'interdépendance entre pôle culturel et pôle économique, est

donc nécessairement un champ international.

2.2 Entre « champs » et « mondes » : les fondements sociologiques

Si nous avons choisi d'employer le terme de « champ » pour décrire les approches de

R. Moulin et A. Quemin, c'est parce que ces deux auteurs nous semblent assez directement

s'inscrire dans la lignée des travaux de P. Bourdieu.

C'est en effet P. Bourdieu qui est à l'origine de l’introduction du concept de « champ » en

sociologie, qu'il décrit ainsi :

« Les champs se présentent à l'appréhension synchronique comme des espaces

structurés de positions (ou de postes) dont les propriétés dépendent de leur

position dans ces espaces et qui peuvent être analysées indépendamment des

caractéristiques de leurs occupants (en partie déterminées par elles) » (Bourdieu,

1984 : 113).

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

32

Si chaque champ se définit par des enjeux et des intérêts spécifiques, P. Bourdieu met

l'accent, dans ses analyses, sur les rapports d'homologie entre champs pour expliquer leur

fonctionnement. Ainsi, lorsqu'il étudie le champ des grandes écoles (un sous-champ du champ

des institutions d'enseignement supérieur) il met en évidence une double homologie structurale :

- homologie entre l'opposition fondamentale du champ (grandes écoles et universités) et

l'opposition grande et petite bourgeoisie,

- homologie entre l'opposition fondamentale du champ des grandes écoles (écoles

intellectuelles et écoles de pouvoir) et l'opposition du champ du pouvoir entre pôle intellectuel-

artistique et pôle économique-politique.

Ce qui permet à l'auteur de démontrer que le fonctionnement, en tant que structure, du

champ des grandes écoles, contribue à la reproduction de la structure de l'espace social et de la

structure du champ du pouvoir (Bourdieu, 1989). Finalement, ces champs s'organisent selon une

structure homologue, avec à un pôle les positions dominantes économiquement ou

temporellement et dominées culturellement, et à l'autre pôle les positions dominantes

culturellement et dominées économiquement.

C'est bien cette division entre pôle économique (le marché) et pôle culturel (les

institutions) que l’on retrouve aussi bien chez R. Moulin que chez A. Quemin, ainsi que la

double dimension des positions des acteurs, à la fois pris dans un champ économique et dans un

champ artistique.

Si R. Moulin préfère le terme « compétition » à celui de « lutte », il n'en reste pas moins

qu'elle décrit un système où les acteurs « bataillent » pour le contrôle de l'attribution des labels,

et plus particulièrement, du plus valorisant d'entre eux : celui d'art contemporain.

La lutte est définie par P. Bourdieu comme une des lois générales ou des propriétés

invariantes des champs, même si pour chaque champ, la lutte s'engage autour d'enjeux

spécifiques :

« Dans tout champ, on trouvera une lutte, dont il faut chaque fois rechercher les

formes spécifiques, entre le nouvel entrant qui essaie de faire sauter les verrous du

droit d'entrée et le dominant qui essaie de défendre le monopole et d'exclure la

concurrence » (Bourdieu, 1984 : 113).

L'obtention du label est, chez R. Moulin, l'enjeu qui guide les actions des différents

acteurs et qui va déterminer leur position dans un système hiérarchisé. Dans ses analyses, elle

recourt au concept de champ pour suggérer une hiérarchie des instances de légitimation (sur

laquelle nous reviendrons). Cependant, malgré leur proximité, les travaux de P. Bourdieu et de

R. Moulin se distinguent au moins sur un point en ce qui concerne l'analyse du champ artistique.

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

33

Dans un article fondateur paru en 1977 dans les Actes de la recherche en sciences sociales,

P. Bourdieu montre que le principe de l'efficacité des actes de consécration artistique n'est autre

que le champ lui-même :

« Ce qui fait les « réputations » (...) c'est le champ de production comme système

des relations objectives entre ces agents ou des institutions et lieu de luttes pour le

monopole du pouvoir de consécration où s'engendrent continûment la valeur des

œuvres et la croyance dans cette valeur » (Bourdieu, 1977 : 7).

Or, la particularité du champ de production des biens culturels réside, selon P. Bourdieu,

dans un déni de l'économique, dans une dénégation collective des intérêts et des profits

commerciaux, le seul profit légitime pour les acteurs de ce champ étant l'accumulation de capital

symbolique (qui permettra, à terme, des profits économiques). Ainsi :

« L'opposition entre le “commercial” et le “non commercial” se retrouve partout :

elle est le principe générateur de la plupart des jugements qui, en matière de

théâtre, de cinéma, de peinture, de littérature, prétendent établir la frontière entre

ce qui est art et ce qui ne l'est pas, c'est-à-dire pratiquement entre l'art

“bourgeois ”et l'art “intellectuel”, entre l'art “traditionnel” et l'art “d'avant-garde”,

entre la “rive droite” et la “rive gauche” » (Bourdieu, 1992 : 268).

Encore une fois, c'est le principe d'homologie qui est mis en avant : homologie entre les

champs de production et de diffusion des différentes espèces de biens culturels, mais aussi avec

le champ du pouvoir « où se recrute l'essentiel de leur clientèle ».

Or, il nous semble que si les analyses de R. Moulin ont pour point d'appui le modèle

proposé par P. Bourdieu, la sociologue met l'accent sur une transformation du champ que son

prédécesseur refuse, même quinze ans après la parution de cet article, de reconnaître. Reprenant

l'article dans sa quasi-intégralité dans son ouvrage de 1992, Les Règles de l'art, P. Bourdieu précise

par une note de bas de page :

« Bien que les données sur lesquelles elles reposent soient datées (...) les analyses

proposées ici gardent toute leur validité. Les changements qui sont survenus dans

le domaine du théâtre comme dans le monde des galeries ou de l'édition ne

semblent pas avoir affecté la structure que dégageaient des analyses empiriques

menées dans un état antérieur de ces univers » (Bourdieu, 1992 : 235).

Il avait d'ailleurs eu l'occasion de souligner en 1989 dans La Noblesse d'état, que le champ

artistique, malgré l'accélération du processus de consécration de l'avant-garde, continuait de

manifester une opposition entre les artistes de rive gauche (reconnus par leurs pairs, mais peu

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

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consacrés économiquement et temporellement) et les artistes de rive droite (au prestige

artistique faible, mais aux profits économiques importants).

R. Moulin pour sa part, analyse comme un bouleversement cette accélération du

processus de consécration, du fait qu'il est aujourd'hui pris en charge beaucoup plus tôt par les

institutions culturelles. Alors que la fonction de découverte était auparavant laissée au galeriste,

principal soutien de l'art moderne dans la première moitié du XXe siècle, l'institution, depuis les

années soixante s'est également saisie de la création contemporaine, modifiant ainsi les

conditions de l'offre et de la demande. Les interdépendances entre pôles commercial et culturel

sont ainsi beaucoup plus fortes que par le passé. Désormais, c'est le couple

conservateur/marchand « qui est tenu pour faire la loi » :

« On voit d'ailleurs, grâce à eux, des segments du marché et des secteurs du champ

culturel se recouvrir à peu près parfaitement. On voit aussi le conservateur leader

et le marchand leader prendre des décisions identiques lorsqu'ils sont menacés en

même temps, l'un dans son monopole de pouvoir culturel et l'autre dans son

monopole économique, par des concurrents qui s'appuient sur une nouvelle

nouveauté. Ils intègrent, l'un dans le circuit institutionnel qu'il maîtrise et l'autre

dans le secteur du marché qu'il domine, le nouveau produit artistique ; derrière ces

leaders complémentaires, d'autres musées et d'autres galeries emboîtent le pas »

(Moulin, 1992 : 67).

Il semble donc qu'un brouillage se soit opéré entre les deux pôles, alors que l'institution

culturelle s'est peu à peu centrée sur une logique du temps court, du renouvellement permanent,

du « tourbillon innovateur perpétuel » (Moulin, 2003). P. Bourdieu établissait en effet une nette

distinction entre les « entreprises commerciales », basées sur un cycle de production court (des

produits qui répondent à une demande préexistante, dans des formes préétablies), et les

« entreprises culturelles », basées sur un cycle de production long (et qui supposent des

investissements risqués, car tournés vers l'avenir). Dans le système décrit par R. Moulin, les

risques, au moins à court terme, sont limités dans la mesure où la coopération des acteurs

culturels et commerciaux permet de produire le crédit et la croyance dans la valeur du produit

nécessaires à sa reconnaissance :

« Mobilisés autour de la galerie leader, tous les acteurs, économiques et culturels,

agissent vite et de concert pour que les artistes soient placés partout où il faut, dans

les grandes revues, les musées, les collections, les grandes manifestations culturelles

internationales » (Moulin, 2003 : 45).

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

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« Ce “tourbillon innovateur perpétuel”, en devenant le principe même de

fonctionnement du marché, favorise les spéculations à court terme. Que la

reconnaissance ultérieure par des juges (les historiens) intervenant sur le long terme

fasse question, c'est sans conséquence à court terme : dans le cas des œuvres d'art,

comme dans celui des actions, il s'agit d'un jeu de miroirs réfléchissants, et ce qui

compte n'est pas ce que les choses seront, mais ce que les acteurs économiques

pensent qu'elles seront » (Moulin, 1995 : 211).

Dans ce fonctionnement, c'est donc finalement la pertinence de l'opposition entre art

d'avant-garde et art bourgeois qui est mise en question, « entre l'ascèse matérielle garante de la

consécration spirituelle, et le succès mondain, marqué, entre autres signes, par la reconnaissance

des institutions (prix, académies etc.) et par la réussite financière » (Bourdieu, 1977 : 29).

Comme le souligne R. Moulin, la logique du temps court et du renouvellement rapide

évoquent davantage la logique de la mode que celle de l'avant-garde. D'ailleurs :

« Il ne semble plus possible en effet d'identifier aujourd'hui une avant-garde qui, au

sens sociologique du terme, se définissait avant tout par la rupture avec le monde

de l'art établi et la contestation des valeurs et des conventions qui le régissent. La

notion et les mécanismes de l'avant-garde n'appartiennent pas à toutes les périodes

de l'histoire de l'art » (Moulin, 1992 : 229).

En mettant en avant les interactions et les interdépendances du marché et des institutions

culturelles, ainsi que leur nécessaire coopération dans la production de la valeur des œuvres,

R. Moulin se situe davantage dans une autre tradition sociologique, dont le principal

représentant est H. Becker.

H. Becker analyse, dans une perspective interactionniste, l'action collective des mondes de

l'art et les structures qui permettent la coordination des actions. L'œuvre, comme sa valeur, n’est

produite que grâce à la coopération des acteurs du monde de l'art, rendue possible par le partage

de conventions. L'auteur met l'accent sur la notion de « réseau » qui, nous aurons l'occasion d'y

revenir, est également centrale dans les travaux de R. Moulin. H. Becker définit un « monde de

l'art » comme le « réseau de tous ceux dont les activités, coordonnées grâce à une connaissance

commune des moyens conventionnels de travail, concourent à la production des œuvres, qui

font précisément la notoriété du monde de l'art » (Becker, 1988 : 22).

Comme chez P. Bourdieu, c'est bien des mondes de l'art, et non de leurs propriétés

esthétiques, que les œuvres tirent leur valeur. L'approche de H. Becker, est de ce point de vue

proche de la théorie des champs de Bourdieu, dans la mesure où les acteurs engagés dans le

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

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champ partagent des intérêts communs, ou des « croyances » communes, dans la valeur des

enjeux du champ. Mais en s'inscrivant dans la perspective d'un « ordre social négocié »,

H. Becker a tendance à gommer les hiérarchies entre les mondes de l'art, ou à l'intérieur d'un

monde de l'art. Bien qu'il souligne les phénomènes de spéculation et de manipulation inhérents

au processus de reconnaissance (Becker, 1986) les rapports de force restent réduits à des

rapports de coopération.

À première vue, c'est davantage au sociologue américain que renvoie A. Quemin,

préférant souvent le terme de « monde » à celui de « champ », bien que l'héritage bourdieusien

ne soit pas renié :

« Afin d’expliquer le palmarès obtenu (Bourdieu, 1984) dans notre première partie,

il nous a donc semblé nécessaire de nous appuyer ici sur différents travaux

sociologiques (Bourdieu, 1977) et, tout particulièrement, sur ceux de Raymonde

Moulin (Moulin, 1992 et 1995) et d’Howard S. Becker (Becker, 1988) qui offrent

des clefs de compréhension du monde et du marché de l’art ». (Quemin, 2001 : 85)

Il est vrai qu'à la suite de R. Moulin, A. Quemin insiste largement sur les processus

d'interactions entre pôles culturels et économiques. Il va même jusqu'à affirmer la primauté du

marché sur les institutions culturelles dans les mécanismes de consécration actuels :

« Sans remettre fondamentalement en cause les analyses précédentes, il paraît

nécessaire d’indiquer que le segment marchand nous semble avoir pris un poids

toujours croissant au cours des récentes années par rapport au segment

institutionnel de l’art contemporain. (...) tous [les acteurs] se rejoignent pour

souligner qu'au cours des dernières années, le marché a joué un rôle toujours plus

important par rapport aux institutions ». (Quemin, 2001 : 103)

Pourtant, comme, ou peut-être plus encore que ceux de R. Moulin, les travaux d'A.

Quemin nous semblent très proches de la sociologie bourdieusienne. Le rapport précédemment

cité sur lequel nous appuyons notre analyse est en effet clairement lié à l'idée, défendue par

P. Bourdieu, que « la représentation cartographique de la distribution dans l'espace d'une classe

d'agents et d'institutions constitue une technique d'objectivation très puissante » (Bourdieu,

1977 : 11). Le rapport a en effet pour but d'objectiver la position de la France, et plus largement

les hiérarchies géographiques du champ. Or, plus que les facteurs externes au champ (facteurs

politiques, économiques, historiques etc.), ce sont les facteurs internes, et plus particulièrement

les mécanismes de production de la valeur artistique, qui peuvent expliquer ces hiérarchies. C'est

donc également sur la logique de fonctionnement du champ que s'appuie A. Quemin.

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

37

Mais c'est dans le projet même de la recherche - tel qu'il est énoncé par A. Quemin - que

l'on perçoit le mieux l'héritage de P. Bourdieu, et l'inscription de l'auteur dans une sociologie

critique.

« Il convenait donc de s’interroger, au cours de cette étude, sur le paradoxe

suivant : alors que l’importance de la nationalité des artistes est sans cesse niée,

différents indicateurs que nous avons construits pour apprécier la position des

divers pays dans le monde de l’art contemporain international ont fait apparaître

une forte hiérarchie des positions. En systématisant l’approche en termes de

classement, il s’agissait de s’interroger sur le palmarès obtenu, mais aussi de mettre

au jour les mécanismes et les logiques sociales à l’origine de ce phénomène »

(Quemin, 2001 : 15).

L'auteur s'oppose ici à une sociologie compréhensive, dans la mesure où il s'agit moins

d'analyser les représentations des acteurs, que de dénoncer leurs « croyances » :

« Depuis plusieurs années, les mondes de l’art entretiennent en effet largement

l’illusion d’une formidable ouverture aux différentes cultures du monde » (Quemin,

2001 : 104, nous soulignons).

La mise en évidence de l'importance du critère géographique dans la légitimité des acteurs

et des institutions, et donc, dans les hiérarchies constitutives du champ, relie clairement les

travaux d'A. Quemin à la sociologie de la domination de P. Bourdieu. Comme le souligne

N. Heinich à propos du concept de « légitimité » :

« Il constitue le socle d'une sociologie de la domination, tendue vers le dévoilement

des hiérarchies plus ou moins ouvertes qui structurent le champ, pour aboutir à

une “démystification” des “illusions” entretenues par les acteurs sur leur rapport à

l'art » (Heinich, 2001 : 78).

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

38

II. Le cas des biennales d'art contemporain

Après cette présentation synthétique de la structure générale du champ de l'art

contemporain chez R. Moulin et A. Quemin, nous allons nous pencher sur le cas des biennales,

pour déterminer la position qu'elles occupent dans ce modèle et les fonctions que leur assignent

les sociologues.

1. La biennale : une institution « internationale » ?

1.1 Les biennales dans le « réseau culturel international »

Dans L'Artiste, l'institution, le marché, les biennales sont clairement situées, avec les musées

d'art contemporain, du côté du pôle culturel du champ. Elles s'opposent au marché, représenté

par les galeries leaders, les grands collectionneurs, et le marché secondaire. Les biennales sont

donc appréhendées, par R. Moulin, comme des institutions culturelles, et ne sont pas assimilées,

malgré les interdépendances, au pôle économique.

On remarque que les biennales apparaissent en première position du « réseau culturel

international » dans tous les écrits de R. Moulin sur le sujet. Les « grandes manifestations

internationales » se positionnent avant les « musées d'art contemporain », seconde catégorie

d'institutions constituant le réseau mentionné dans l'ouvrage de 1992, à laquelle s’additionne,

dans l'article de 1995, les « fonds d'art contemporain ».

La césure très nette opérée par R. Moulin entre réseau culturel et réseau commercial a

tendance à se brouiller chez A. Quemin, ce qui peut s'expliquer en partie par sa volonté, déjà

évoquée, de souligner davantage encore la logique d'interdépendance entre les deux pôles. La

première partie de son rapport est consacrée à l'objectivation de la hiérarchie des pays dans le

monde de l'art contemporain international (Quemin, 2001). Pour cela, une série d'indicateurs

(censés refléter la réalité du monde de l'art) est déterminée, auxquels deux variables sont

appliquées : la nationalité des artistes et leur pays de résidence. Les indicateurs sont répartis en

quatre grands ensembles, qui sont très proches des réseaux internationaux mis en évidence par

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

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R. Moulin. Mais la présentation alterne, voire mélange dans un même groupe, institutions

commerciales et culturelles. Le premier ensemble est constitué des « collections publiques d'art

contemporain et des grandes institutions culturelles de portée internationale » (ce qui

correspond aux « musées et fonds d'art contemporain » chez R. Moulin). Le second indicateur

est le Kunst Kompass, un palmarès annuel des artistes contemporains établi en fonction de la

cote des artistes sur le marché et de leur visibilité (publications, expositions etc.), un instrument

que R. Moulin analyse également. C'est dans le troisième indicateur que les biennales font leur

apparition, associées aux foires d'art contemporain, alors que le dernier indicateur est constitué

par les ventes aux enchères.

Mais à la lecture de l'analyse, on s'aperçoit que l'auteur « rétablit » la structuration du

champ déconstruite par le plan du rapport :

« Quatre types de grands événements rythment l’actualité internationale de l’art

contemporain : l’actualité du marché est marquée par les grandes foires d’art

contemporain et les grandes ventes aux enchères ; celle des institutions est rythmée

par les biennales (ce terme est généralement retenu bien que certaines

manifestations soient en fait des triennales ou des quadriennales) et par l’ouverture

de grandes expositions internationales ou de nouveaux musées et centres d’art ».

(Quemin, 2001 : 50).

Les biennales occupent donc, chez les deux auteurs, une place de choix dans le réseau

culturel international. Ces institutions seraient-elles, comme le laissent entendre certains acteurs,

et plus particulièrement ceux qui sont impliqués dans la production de telles manifestations,

intrinsèquement internationales ? Peut-on parler d'une « nature internationale » des biennales ?

1.2 Une nature internationale des biennales ?

Nous avons vu, dans l'introduction de la thèse, que la majorité des acteurs du monde de

l'art attribuent aux biennales un caractère international. Or poser « l'internationalité » comme

une nature voire une essence de ce type de manifestation, c'est supposer que toutes les biennales

sont internationales.

On perçoit bien l'enjeu majeur de ce positionnement pour les organisateurs de biennales.

D'une part il suffirait de créer une biennale pour faire accéder un territoire au « réseau

international ». D'autre part le passage d'un artiste par une biennale, quelle qu'elle soit, l'ouvrirait

ou l'intégrerait à la sphère internationale. Et on comprend mieux le fort développement des

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

40

biennales, au cours des dernières décennies, dans les pays longtemps considérés comme

périphériques dans le monde de l'art contemporain. Il suffit d'ailleurs de se pencher sur les

discours de présentation des biennales, sur leurs sites Internet par exemple, pour vérifier le

poids de cet enjeu stratégique d'intégration du réseau. Afin de rendre plus lisible cette promesse

d'accession au réseau international qui constitue certainement, en partie au moins, un mode de

justification des financements publics, illustrons notre propos par un court exemple.

Le texte de présentation de la biennale d'Istanbul sur son site Internet souligne bien le

rôle de « plateforme » vers l'international que constitue l'événement :

« Les neuf biennales qu'IKSV a organisées jusqu'à aujourd'hui, ont permis la

formation d'un réseau culturel international, reliant les sphères artistiques locale et

internationale. (...). La biennale d'Istanbul joue un rôle important dans la

promotion, sur la scène internationale, d'artistes contemporains issus non

seulement de Turquie, mais plus largement d'un grand nombre de pays » 15.

La biennale d'Istanbul est ainsi présentée comme une plateforme entre « le local et le

global » permettant aux artistes exposés de se « hisser » au rang international. Ce qui justifie,

indirectement, l'implication de pouvoirs publics soucieux de soutenir la création contemporaine

et d'offrir les meilleures chances de promotion à leurs artistes.

R. Moulin souligne bien cette dimension politique des manifestations internationales.

Elles sont décrites comme résultant du volontarisme politique en matière d'art contemporain qui

s'est développé depuis les années soixante :

« Elles sont largement subventionnées par les pouvoirs publics et l'ampleur des

moyens accordés à la dernière biennale de Paris (1985) a témoigné de la volonté

politique française de reprendre place dans la compétition internationale » (Moulin,

1992 : 61).

Cette citation nous paraît illustrer et conforter le point de vue des organisateurs

précédemment exposé : si l'investissement public dans une biennale correspond à une stratégie

d'ouverture ou de développement international, c'est bien que ces institutions manifestent une

large capacité de rayonnement, une dimension proprement internationale.

D'autres indices plaident pour cette idée d'une nature internationale des biennales. Chez

A. Quemin par exemple, les biennales apparaissent à plusieurs reprises comme des signes de la 15 « The nine biennials IKSV has organized up to now have enabled the formation of an international cultural

network between local and international art circles. (...) the Istanbul biennial plays an important rôle in the promotion of contemporary artists not only from Turkey but from a number of different countries in the international arena » . http://www.iksv.org/bienal/bienal9/ consulté en janvier 2006.

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

41

mondialisation du champ, ce qui renvoie également aux discours d'acteurs analysés en

introduction :

« Au cours des dernières années, la tendance du monde de l’art contemporain à

l’élargissement géographique a été très nette, comme le souligne en particulier

l’éclosion des foires et, surtout, des biennales d’art contemporain dans de

nombreux pays du monde, dont certains qui en étaient jusque-là dépourvus »

(Quemin, 2001 : 101).

D'autre part, les biennales sont considérées par R. Moulin comme faisant partie des

« académies informelles » (une notion que nous nous permettrons de définir dans la prochaine

sous-partie). Or ces académies, selon A. Quemin :

« (…) apparaissent par essence même internationales et fonctionnent d’ailleurs à

partir d’une confrontation permanente des jugements produits sur la base

d’expériences vécues dans de nombreux pays. Cela apparaît notamment à travers la

fréquence des événements internationaux et leur fréquentation mais aussi

l’articulation de leur calendrier pour permettre aux acteurs d’y participer, d’accéder

aux informations et d’échanger leurs jugements » (Quemin, 2001 : 11).

L’auteur précise ensuite :

« L’une des caractéristiques les plus fortes des académies informelles actuelles dans

le domaine de l’art contemporain est qu’elles s’étendent par-delà les frontières

géographiques et que la notion de territorialité a vu son sens évoluer radicalement.

Comme nous l’avons déjà évoqué dans la première partie, le marché et le monde

de l’art contemporain apparaissent aujourd’hui quasiment par essence

internationaux » (Quemin, 2001 : 100).

La notion d'essence internationale pose question : renvoie-t-elle, de manière implicite, aux

représentations des acteurs que nous venons de rappeler ? Ou doit-on y lire l'affirmation, par les

sociologues, d'une nature internationale de l'événement ?

L'ambiguïté soulevée par l'usage de ce terme nous semble symptomatique d'un brouillage

opéré par A. Quemin entre les représentations des acteurs (qu'il entend pourtant dénoncer en les

démystifiant) et la recherche d'une objectivité dans l'analyse des positions constitutives du

champ. Nous aurons l'occasion d'y revenir, mais à titre d'exemple, la citation suivante nous

semble bien illustrer ce décalage. Alors que dans la première partie de la phrase, l'essence

internationale du champ est avérée (« traduite ») par « le vocabulaire en vigueur », donc par les

discours d'acteurs (mais alors, peut-on parler d'essence ?), dans la seconde partie, l'auteur

renvoie aux mécanismes de consécration qui structurent objectivement le champ.

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

42

« Le vocabulaire en vigueur dans le monde de l’art contemporain traduit bien que

ce domaine d’activité est par essence international (nous verrons en effet dans la

seconde partie que c’est la distance géographique qui qualifie les créateurs et leurs

œuvres, qui les certifie) » (Quemin, 2001 : 51).

Se pose alors la question du statut de la hiérarchie objectivée par A. Quemin dans son

rapport. Cette hiérarchie est-elle de l'ordre du symbolique, des représentations d'acteurs (mais

alors, une analyse de discours serait propice à faire émerger cette hiérarchie implicite) ? Ou bien,

et nous penchons plutôt pour la seconde option étant donné la méthodologie adoptée par

l'auteur, la hiérarchie est-elle de l'ordre des pratiques, donc du côté du « réel », des positions

objectivement occupées dans l'espace géographique par les acteurs ?

De manière plus générale, la notion d'essence internationale nous semble impliquer une

égalité de fait entre les différentes manifestations. En effet, si le caractère international des

biennales tient à leur nature même, c'est bien que toutes les manifestations correspondant à ce

format d'organisation spécifique doivent en bénéficier. Ce qui distinguerait les biennales de

toutes les autres formes d'institutions, puisque comme nous allons le voir, les musées par

exemple, en tant que catégorie institutionnelle, ne peuvent aucunement prétendre à un tel statut.

Il s'agit donc de chercher à cerner plus précisément en quoi consiste cette dimension

internationale. Nous allons voir que si cette dimension peut sembler, a priori, relativement

évidente, elle manifeste en réalité une certaine ambiguïté.

1.3 La portée ou le rayonnement des biennales

Nous l'avons mentionné précédemment, les musées font partie, chez R. Moulin, du

réseau culturel international, au même titre que les biennales. Cependant, l'auteur établit

d'emblée une distinction entre deux types d'institutions muséales. Les « musées leaders » et les

« musées suiveurs » ne semblent pas relever des mêmes réseaux :

« Dans le domaine de l'art contemporain, la compétition entre les conservateurs

des musées leaders prend la forme de l'anticipation de la nouveauté. Obsédés par

l'actualité, les grands conservateurs tirent leur pouvoir de faiseurs de goût de la

capacité d'anticipation dont ils savent faire preuve (...). Dans le monde

international de l'art contemporain, quelques conservateurs de pointe, agissant

solidairement, peuvent imposer un mouvement dans la mesure même où, derrière

cette sorte d'oligopole muséal, des « musées suiveurs » se multiplient. Des réseaux

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

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de musées se constituent ainsi, dont la logique d'exposition et d'acquisition n'est

pas celle de la concurrence, mais de l'imitation » (Moulin, 1995 : 221).

Cette césure entre « musées leaders » menés par de « grands conservateurs », et « musées

suiveurs », dont le pouvoir de structuration du champ est moindre, se retrouve chez A. Quemin.

L'auteur opère une distinction, au niveau des musées et des collections, entre ceux dont la

« portée » est internationale, et qui figurent légitimement dans l'analyse, et d'autres, non

mentionnés, qui pourraient correspondre aux « musées suiveurs » de R. Moulin. C'est l'usage de

l'adjectif qualificatif « grand », appliqué aux institutions, aux musées, aux collections et aux

ventes, qui indique l'appartenance des institutions étudiées à la première catégorie. Ainsi,

contrairement aux biennales, les musées ne présentent pas de nature ou d'essence internationale,

bien que certains d'entre eux puissent prétendre à ce statut.

De la même manière, R. Moulin mentionne certaines expositions comme relevant de la

sphère « internationale ». Il faut en effet remarquer que la catégorie « grandes manifestations

internationales » (dont la qualification témoigne bien de cette nature internationale sur laquelle

nous avons longuement insisté) ne se limite pas, chez R. Moulin, aux biennales. Elle rassemble

en effet sous cette catégorie, aussi bien les « manifestations organisées avec une périodicité

régulière en des lieux données », que « certaines grandes expositions internationales [qui]

apparaissent comme des jalons exceptionnels dans la mise en place et la mise en valeur des

mouvements successifs » (Moulin, 1992 : 61). Dans cette dernière citation, on peut s'interroger

sur l'usage du terme international. Renvoie-t-il directement à la seconde moitié de la proposition

(et dans ce cas, ces expositions sont internationales de par l'influence qu'elles ont exercée dans la

reconnaissance de certains mouvements) ou bien peut-on imaginer qu'il renvoie plutôt au

contenu même de l'exposition (et dans ce cas, une exposition serait qualifiée d'internationale dès

lors qu'elle présente des artistes issus de plusieurs pays). C'est bien ce dernier emploi du terme

qui est privilégié lorsque l'on parle des « grandes expositions internationales de Beaubourg »

(Dufrêne, 2000), comme Paris-Berlin ou encore Paris-New York. Ces expositions sont ainsi

qualifiées d'internationales parce que leur focale (l'échelle de la production artistique exposée)

dépasse les frontières nationales. Cette ambiguïté entre ce que nous avons qualifié de focale, et

ce qu'on pourrait qualifier de portée (l'influence de la manifestation, son rayonnement) nous

semble constitutive de l'emploi du terme international16.

La distinction opérée par R. Moulin entre « musées leaders » et « musées suiveurs » nous

semble indiquer que la sociologue opte plutôt pour une définition en terme de portée. De

16 De quoi parle t-on par exemple, lorsqu'on qualifie une revue d'internationale? De sa focale (la revue traite de « la

scène artistique internationale» ) ou de sa portée (l'échelle de sa diffusion)? Une revue à focale locale (centrée par exemple sur la production artistique d'un pays ou d'une région) peut-elle être « internationale» ?

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

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même, à propos des « grandes expositions internationales » que nous venons de mentionner et

dont elle cite deux exemples, dont A new spirit in painting organisée à la Royal Academy of Art de

Londres en 1981, c'est bien son « grand rôle dans la promotion des diverses modalités de retour

à la peinture » qui est souligné (Moulin, 1992 : 61).

Chez A. Quemin, les indices en faveur d'une qualification construite sur la portée des

événements, semblent se multiplier. L'auteur opère une distinction entre dimension

internationale (planétaire) et dimension régionale :

« Dans le domaine de l’art contemporain, les termes “local” et “régional” renvoient

non pas à une localité précise ou à une région à l’intérieur d’un pays, comme on le

signifierait ainsi dans bien des domaines, mais à un ensemble de pays limité. Ce

recours au terme “régional” distingue essentiellement de la dimension mondiale qui

apparaît aux acteurs comme la seule dimension proprement internationale »

(Quemin, 2001 : 51).

Il faut attendre de voir cette distinction régional/international appliquée, pour

comprendre qu'elle se réfère en réalité à la portée des événements, et non à leur focale. Cela

apparaît très clairement, par exemple, dans la citation suivante :

« La dimension internationale est tellement forte que, nous l’avons déjà souligné, le

terme “international” se confond avec “mondial” dans le domaine de l’art

contemporain. Si la foire de Bâle, la Biennale de Venise ou celle de Kassel

constituent des événements internationaux, c’est parce que leur rayonnement est

mondial. À l’inverse, qu’une manifestation artistique touche très clairement un

ensemble de pays mais que son audience se limite à un groupe d’États ou même à

l’échelle d’un continent, et elle sera alors immanquablement qualifiée de “locale” et

se trouvera par là même dépréciée ». (Quemin, 2001 : 101, nous soulignons).

La dimension internationale des biennales est donc renvoyée, chez A. Quemin, à leur

« rayonnement » ou leur « portée ». C'est bien parce que Venise ou Kassel ont une réception

mondiale qu'elles peuvent être qualifiées d'événements « internationaux ». Ainsi, l’idée que toutes

les biennales seraient internationales est remise en question : certaines ne semblent en effet pas

bénéficier de ce statut, puisque la faiblesse de leur rayonnement les cantonne à une dimension

« locale » (ce qui contredit l'idée d'une essence internationale des biennales).

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

45

1.4 La fonction de socialisation des biennales

Le lien établi par A. Quemin entre le « rayonnement » ou « l'audience » de la

manifestation, et sa dimension internationale, nous permet d'aborder l'une des deux fonctions

attribuées aux biennales par les sociologues. Cette première fonction est en effet liée à la

réception, ou plus précisément aux publics des manifestations internationales.

Dès la première phrase du chapitre qui leur est consacré dans l'ouvrage de 1992,

R. Moulin définit les biennales comme « les rendez-vous périodiques du monde cosmopolite de

l'art contemporain » (Moulin, 1992 : 61). Ces rendez-vous sont l'occasion, pour les acteurs du

milieu, de se rencontrer et d'échanger. Les biennales sont donc définies, en premier lieu, comme

des « lieux de réunion » permettant une interaction en face à face entre des acteurs originaires de

diverses régions du monde. C'est donc, en premier lieu, sur l'impact social de ces manifestations,

plus précisément sur leur capacité de produire du lien social, que met l'accent R. Moulin :

« (...) ces manifestations sont de grands moments de la sociabilité artistique et des

lieux privilégiés d'échange de l'information » (Moulin, 1992 : 61).

Dans cette perspective, la biennale peut être envisagée comme un des lieux d'interaction

privilégiés d'un « réseau d'acteurs internationaux » (sur lequel nous aurons l'occasion de revenir),

un des « temps forts » qu'A. Quemin se propose de repérer dans son étude du fonctionnement

du champ (Quemin, 2001 : 101).

La nécessité, pour les acteurs du réseau, d'effectuer de nombreux déplacements pour

suivre l'actualité des événements que constituent les biennales, est soulignée par les acteurs eux-

mêmes aussi bien que par les sociologues :

« Nul ne saurait s'étonner que les marchands, comme les critiques, les

conservateurs et les collectionneurs de rang international, passent leur vie entre

deux avions, sans parler des artistes qui se déplacent eux-mêmes beaucoup. Tel

collectionneur avisé ne saurait davantage manquer les manifestations

internationales prétendument culturelles que les manifestations ouvertement

commerciales » (Moulin, 1992 : 62).

C'est également sous l'angle de la fonction sociale que la sociologue N. Heinich aborde les

biennales, qu'elle ne fait d'ailleurs que mentionner dans son ouvrage Le Triple jeu de l'art

contemporain. S'appuyant sur les travaux d'économistes que nous aurons l'occasion de présenter

dans les prochaines parties, N. Heinich qualifie « d'économie de la notoriété » le marché de l'art

contemporain. La diffusion rapide de la notoriété suppose l'existence de réseaux sociaux à

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

46

travers lesquels l'information circule. Cette économie génère une spécialisation et une fermeture

du milieu de l'art, « réduit à un petit nombre d'acteurs fortement interconnectés ».

« Et les occasions de rencontre se réduisent à un petit nombre de lieux ou

d'événements : biennales (Paris, Venise, Rio de Janeiro, Lyon), Documenta (celle

de Cassel, créée en 1955, est devenue une institution internationale de l'art

contemporain), foires (Chicago, Bâle ou Paris) » (Heinich, 1998 : 271).

Mais cette fonction de socialisation des acteurs n'est pas la seule dimension des biennales

relevée par les sociologues. R. Moulin comme A. Quemin insistent davantage en effet sur le rôle

joué par ces manifestations dans le processus de production des valeurs artistiques.

2 La fonction de qualification des biennales

2.1 Le rôle des biennales dans la production des valeurs artistiques

Nous l'avons vu dans le premier chapitre, R. Moulin envisage le monde de l'art et son

fonctionnement, sous l'angle de la consécration artistique. C'est la question de la construction

des valeurs artistiques qui guide son travail, en focalisant l'approche des acteurs comme des

institutions, sur le rôle et la fonction qu'ils occupent dans ce processus.

Les biennales n'échappent pas à cette lecture et la sociologue s'attache à inscrire leur

action dans le processus de consécration artistique dont elle tente, dans ses écrits, de

reconstituer et de dévoiler la logique et le fonctionnement. Elle attribue ainsi une seconde

fonction aux biennales, la « fonction de qualification » qui, nous le verrons, est reliée à la

première dans la modélisation du processus de consécration que R. Moulin construit.

« Ces manifestations exercent aussi, comme le Salon de Paris au XIXe siècle, une

fonction de qualification : elles participent à l'élaboration d'un palmarès des valeurs

esthétiques et constituent les étapes obligées d'une carrière artistique du double

point de vue de la réputation de l'auteur et du prix des œuvres » (Moulin, 1992 : 61).

On retrouve cette citation dans l'ouvrage de 2003 sur la mondialisation du marché de l'art,

légèrement modifiée pour faire apparaître la notion « d'académies informelles ». Si la

comparaison avec le Salon et donc le rapprochement avec le système académique du XIXe,

étaient opérés dès 1992, en 2003 R. Moulin affirme que les biennales agissent « en tant

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

47

qu'académies informelles ». Ces académies ont pour fonction d'effectuer, « l'homologation des

artistes au niveau le plus élevé » (Moulin, 1992 : 356). Selon A. Quemin :

« Si elles ne possèdent plus l’aspect officiel qui était autrefois le leur et si elles ont

perdu beaucoup de leur monolithisme, les académies informelles remplissent une

fonction identique à celle du passé. Elles voient toujours émerger certaines normes

sur ce qui est art et ce qui n’en est pas, mais aussi sur ce qui, au sein de la première

catégorie, mérite le plus de retenir l’attention » (Quemin, 2001 : 100).

Homologation, qualification : ces deux termes semblent relativement interchangeables

dans ces écrits. Ils ne sont jamais très précisément définis, bien qu'ils semblent recouvrir deux

dimensions ou deux étapes du processus de consécration.

Qualifier, ou homologuer, c'est d'abord produire la valeur de l'œuvre en désignant son

appartenance à un ensemble valorisé (comme « l'art contemporain »). C'est, en quelque sorte, la

distinguer en la catégorisant, ce qui renvoie à la notion de labellisation déjà abordée. Mais c'est

aussi hiérarchiser les productions artistiques, comme le suggère le terme de « palmarès » chez

R. Moulin. Cette double dimension apparaît très clairement dans la définition que donne ci-

dessus A. Quemin de la fonction des académies informelles.

Ce double pouvoir des biennales, de labellisation et de hiérarchisation de la production

artistique, en fait des événements à la fois incontournables et déterminants. Comme le souligne

R. Moulin :

« Les bilans et les perspectives élaborés par les comités d'organisation des biennales

ou quadriennales, en faisant le point et en donnant le ton, contribuent à la

standardisation des choix des collectionneurs et des directeurs de musée. Les

artistes eux-mêmes s'y trouvent confrontés à l'image sociale de leur œuvre ainsi

qu'aux autres courants esthétiques » (Moulin, 1992 : 61).

A. Quemin insiste également sur le rôle « structurant » des biennales dans le champ. Il

souligne par exemple l'attention portée par les organisateurs aux dates d'ouverture des biennales

et des foires, afin d'éviter les chevauchements de calendrier. Mais il inscrit également les

biennales parmi un ensemble d'événements institutionnels qu'il juge essentiels dans le processus

de consécration :

« Le calendrier de la vie collective du monde de l’art contemporain est rythmé à

l’échelle internationale par les grands événements que constituent foires et

biennales (Moulin, 1992, Piguet, 2000, Quemin, 2001), qui jouent un rôle

déterminant dans la formation simultanée des réputations et des cotes. Avec les

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

48

grandes ventes aux enchères et les inaugurations de musée ou les vernissages de

grandes expositions, les foires et les biennales constituent les rouages essentiels du

système international de consécration des artistes. (Quemin, 2001 : 93)

On remarque donc que si les biennales sont mentionnées parmi un ensemble d'autres

institutions, leurs fonctions respectives ne sont pas clairement identifiées. Certes, la dimension

marchande distingue les foires des biennales par exemple, et les auteurs le soulignent : si les

biennales jouent un rôle dans la formation de la valeur artistique des œuvres, les foires agissent

davantage de leur côté sur la valeur économique. Mais en ce qui concerne les institutions

culturelles, les distinctions ne sont pas très claires. Le cas du musée d'art contemporain est à ce

propos révélateur. Voici la fonction que lui attribue R. Moulin :

« Il appartient au musée de désigner ce qui est art et ce qui ne l'est pas (...). En

organisant des expositions collectives ou individuelles, souvent itinérantes,

accompagnées d'un superbe et savant catalogue, les responsables des musées

contribuent, au-delà de la découverte, à la confirmation des artistes. (...). Qu'ils

utilisent des crédits publics ou privés, les responsables des musées se situent à

l'articulation de deux univers et ils ont la possibilité d'intervenir sur toutes les

dimensions, au demeurant indépendantes, de la valeur de l'œuvre et de l'artiste.

D'une part ils contribuent à la définition des valeurs esthétiques et à l'élaboration

d'un palmarès des créateurs. D'autre part, ils représentent une partie, variable selon

les pays, de la demande et concourent, selon les types d'œuvres, à ratifier la cote du

marché ou à en créer artificiellement une ». (Moulin, 1992 : 64-65).

Outre l'interaction avec le pôle marchand (qui pourrait d'ailleurs en partie être appliquée

aux biennales), on retrouve les deux dimensions de la « qualification » ou de « l'homologation » :

la désignation des œuvres comme œuvres d'art contemporain (labellisation) et « l'élaboration

d'un palmarès » (hiérarchisation). Or l'institution muséale est définie par l'auteur comme

« l'instance majeure de validation de l'art » (Moulin, 2003 : 48).

Ainsi, la fonction des biennales ne semble pas clairement distincte de celle des musées, et

un certain flou persiste autour des notions de qualification, d'homologation et de validation.

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

49

2.2 Un processus centré sur les artistes

On peut relever une autre ambiguïté à la lecture des sociologues précités, qui soulève

également des questions relatives au pouvoir des biennales. Nous venons de le voir, ces

institutions sont qualifiées par R. Moulin « d'académies informelles ». Cette notion semble donc

parfois renvoyer à des institutions, comme dans la citation suivante :

« Le cosmopolitisme des commissaires d'exposition et leur insertion dans les

académies informelles occidentales sont des données majeures. Les musées sont

organisés en réseaux, les institutions d'accueil des artistes et des expositions

itinérantes également. Qu'il s'agisse d'art ancien ou d'art contemporain, le réseau

des musées et des institutions qui occupent le sommet du palmarès, en organisant

la circulation des œuvres et des hommes, participe d'une économie de la

reconnaissance d'abord et de la célébrité ensuite » (Moulin, 2003).

Mais le plus souvent, la notion « d'académies informelles » renvoie explicitement à un

réseau d'acteurs : « L'ensemble des acteurs qui interviennent ainsi dans le processus de

valorisation de l'art constitue des “académies informelles” » (Quemin, 2001 : 100).

Si nous relevons cette ambiguïté, c'est qu'elle nous paraît symptomatique d'une incertitude

sur le fondement du pouvoir des institutions. Ces auteurs reconnaissent et soulignent le pouvoir

des biennales, puisqu'ils leur attribuent une fonction de qualification et un « rôle structurant »

dans le monde de l'art. Toutefois, il est difficile de déterminer, à la lecture de ces écrits, si ce

pouvoir tient au dispositif d'exposition en lui-même, ou au crédit reconnu aux acteurs qui le

conçoivent ou le fréquentent. La fonction de qualification n'est-elle qu'une conséquence du

processus de socialisation des acteurs (la réunion des académies informelles) ? Quel est le poids

de l'institution « biennale » dans le processus de qualification ?

A. Quemin établit pour sa part une relation d'homologie entre l'importance d'une

institution (son autorité) et l'importance des acteurs qui la produisent ou la fréquentent :

« Ainsi, comme nos entretiens ont pu le faire apparaître, plus une institution

culturelle est importante, plus ses responsables participent aux grands événements

internationaux, se déplacent à cette occasion. De plus, au sein de chacune de ces

institutions, la liste des lieux fréquentés par les différentes personnes constitue un

excellent révélateur des positions hiérarchiques puisque les lieux les plus

importants sont fréquentés par les personnes les plus importantes (il ne viendrait

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

50

ainsi à l’esprit d’aucun responsable de grande institution de ne pas se rendre en

personne à un des événements phares que constituent des biennales comme celle

de Venise ou la Documenta de Kassel ou encore des foires de premier plan

comme celle de Bâle), tandis que les événements plus secondaires, perçus comme

de portée nationale ou régionale, sont davantage délégués à des niveaux

hiérarchiques moins élevés. Il existe donc une homologie entre la hiérarchie,

notamment territoriale, des manifestations et la hiérarchie des acteurs, à la fois au

sein de leur institution mais aussi, plus largement, dans le monde de l’art

contemporain international ». (Quemin, 2001 : 102)

Cette citation montre bien que les hiérarchies semblent préexister aux événements. Ces

derniers en constituent de bons indicateurs, mais ne semblent pas, a priori, jouer de rôle dans

leur production, ou dans leur éventuelle transformation. Les hiérarchies sont en quelque sorte

figées : elles se manifestent au cours des biennales, mais les biennales n'ont aucun effet

dynamique sur l'ordre hiérarchique : elles n'en sont qu'un « révélateur ».

Il faut cependant nuancer cette remarque, en établissant une distinction entre les

différents types d'acteurs. L’« effet » des biennales sur les artistes et sur la construction de leur

carrière, est en effet largement reconnu. A. Quemin observe à ce propos l'existence d'un

processus circulaire, quasi tautologique, de production de la renommée.

« (...) les plus grandes expositions sont fréquemment montrées successivement

dans les plus prestigieuses institutions de différents pays. Là encore, l’exposition

ainsi que le ou les artistes exposés dans son cadre, d’une part, et les institutions qui

l’accueillent, d’autre part, se qualifient simultanément » (Quemin, 2001 : 96).

L'auteur identifie donc un mécanisme dynamique de légitimations croisées : les artistes

bénéficient de « l'aura » des institutions. Et en retour, ils contribuent eux-mêmes, par leur propre

légitimité dans le champ, à produire ou renforcer cette aura. L'intégration et la reconnaissance de

nouveaux artistes sont alors rendues possible par le voisinage d'artistes déjà légitimes dans le

champ :

« Les prix des œuvres sont souvent fixés en tenant compte de la carrière des

artistes et, en particulier, de leur accès aux biennales et aux foires les plus

prestigieuses. L’effet collection joue pleinement, car être exposé aux côtés des

artistes les plus reconnus vient renforcer la légitimité des nouveaux venus »

(Quemin, 2001 : 93).

On dépasse donc ici le simple rapport d'homologie pour aborder un processus de

production des positions légitimes dans le champ. Mais ce processus ne concerne que les

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

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artistes, et n'est jamais élargi à l'ensemble des acteurs du champ, et en particulier aux acteurs

constituant les académies informelles. D'autre part, comme nous allons le montrer dans le

prochain chapitre, ce mécanisme de légitimation croisée, s'il est mentionné par A. Quemin, n'est

pas davantage questionné dans les analyses du sociologue.

3 Conclusion de la section

Au terme de cette section, nous avons pointé les deux fonctions que R. Moulin comme

A. Quemin attribuent aux biennales :

- une fonction de qualification de la production artistique,

- une fonction de socialisation des acteurs, les biennales constituant un des temps forts de

leur rassemblement.

Mais nous avons surtout soulevé un certain nombre de questions auxquelles les travaux

de ces deux auteurs ne semblent pas apporter de réponse. Nous proposons donc, pour conclure

ce chapitre, de répertorier les différents points qui nous paraissent rester « opaques » dans ces

travaux :

Tout d'abord, si deux fonctions sont attribuées aux biennales, un seul « effet » semble

produit par ces événements, effet qui concerne les artistes et la production de leur renommée.

Or si l'on développe plus avant la seconde fonction, celle de lieu de réunion des acteurs

internationaux, on peut émettre l'hypothèse d'un effet de l'événement sur l'existence et la

constitution du réseau d'acteurs qu'il regroupe. Cette hypothèse est renforcée par l'idée que le

processus de bouclage, ou de légitimation croisée, observé par A. Quemin à propos des artistes,

pourrait éventuellement être étendu à l'ensemble des acteurs impliqués (dont le curateur).

Ensuite, nous l'avons vu, rien ne distingue clairement l'action des biennales de celle

d'autres institutions culturelles comme les musées. Doit-on envisager une équivalence, du point

de vue de leurs fonctions et de leurs pouvoirs (et effets) entre ces différentes institutions ?

Enfin, nous avons également observé que, si les deux auteurs semblent effectivement

constater des hiérarchies entre les biennales, rien ne permet, à ce point de notre analyse de ces

travaux, de les expliquer ou d'en questionner la production. C'est sur ce dernier point que nous

allons poursuivre notre exploration des travaux sociologiques.

Ces trois questions semblent, à première vue, relativement déconnectées les unes des

autres. Les prochains chapitres s'attacheront à saisir pourquoi les approches proposées par

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

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R. Moulin et A. Quemin, semblent ne pouvoir donner de réponse satisfaisante à ces

interrogations. Ce sont les limites de la posture socio-économique de ces auteurs que nous

chercherons à mettre en lumière. Il ne s'agit en aucune manière d'invalider leurs résultats,

puisque les deux fonctions des biennales qu'ils ont relevées nous serviront de point de départ, et

ne seront pas remises en question au cours de l'analyse. Mais plutôt de parvenir à proposer, au

terme de cette exploration théorique, une approche permettant d'approfondir les points qui

restent impensés dans leurs analyses, et qu'il conviendra de définir plus précisément.

Au final, les trois questions que nous venons de formuler pourraient s'avérer moins

étrangères les unes aux autres qu'on aurait pu le penser.

III. Acteurs vs institutions

Si le pouvoir des biennales sur la production artistique réside essentiellement dans leur

fonction de qualification de l'art et des artistes, on peut s'interroger sur la manière dont les

sociologues de l'art envisagent ou décrivent ce procès de qualification. En quoi consiste, selon

R. Moulin ou A. Quemin, l'opérativité de l'institution dans le processus de consécration

artistique ?

1. Le pouvoir impensé de l'institution

1.1 Du pouvoir de l'artiste au pouvoir de l'institution

La lecture des écrits de R. Moulin et A. Quemin offre un premier élément de réponse à la

question qui guide ce travail : le pouvoir des biennales tient aux effets qu'elles produisent sur les

œuvres et les artistes, c'est-à-dire à leur capacité de qualifier la production artistique.

Ainsi, lorsqu'elle se penche sur les carrières artistiques, R. Moulin explique la position

dominante de « l'artiste international » comme le produit de l'organisation en réseaux des

institutions culturelles et des galeries commerciales. L'artiste international n'est pas un artiste

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

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dont la notoriété nationale lui aurait permis de franchir les frontières, c'est un artiste qui a suivi

« un parcours international non formalisé mais parfaitement balisé ». C'est celui qui est admis et

parvient à se maintenir dans ce réseau. « L'itinéraire obligé » de l'artiste international est

constitué de « manifestations où s'opèrent la sélection, la validation et la consécration

internationale » (Moulin, 1992 : 354).

Le soutien d'une galerie, d'un commissaire, ou d'un artiste reconnus internationalement,

est un facteur favorisant. L'artiste international doit donc parfaitement maîtriser les positions des

uns et des autres sur l'échiquier international :

« La sociologie spontanée qu'il a des réseaux et des protagonistes du monde

international de l'art est sans doute l'élément le plus décisif de la réussite » (Moulin,

1992 : 355).

Mais tandis qu’elle démysthifie l'acte « magique » de production du génie de l'artiste, en

l’attribuant à des instances qualifiantes, R. Moulin ne fait que déplacer le problème. Car si la

légitimité de l'artiste international est produite par la diffusion de son travail dans un réseau

d'institutions de consécration, il s’agit alors de s'interroger sur ce qui fonde ce pouvoir légitimant

des institutions.

Dans son article La production de la croyance, P. Bourdieu se trouve confronté au même

dilemme. L'étude débute par une interrogation sur ce qui fait la valeur de l'œuvre. Pour

dénoncer « l'idéologie de la création » qui fait de l'auteur le principe premier de la valeur de

l'œuvre, P. Bourdieu redéfinit « l'unité de production » en l'élargissant au marchand, ou à

l'éditeur, qui est celui qui, sur la base du capital symbolique qu'il a accumulé, peut proclamer la

valeur de l'œuvre (et donc, « consacrer » le produit).

« Mais en remontant du “créateur” au “découvreur” comme “créateur du

créateur”, on n'a fait que déplacer la question initiale et il resterait à déterminer

d'où vient au commerçant d'art le pouvoir de consacrer qu'on lui reconnaît »

(Bourdieu, 1977 : 6).

Selon P. Bourdieu, c'est bien l'accumulation de capital symbolique au cours des luttes, qui

produit « l'autorité » des agents. Cette autorité n'est en fin de compte qu'un « crédit » auprès

d'autres personnes, qui constituent des relations d'autant plus intéressantes qu'elles sont elles-

mêmes dotées de crédit.

« Bref, ce qui “fait les réputations” ce n'est pas, comme le croient naïvement les

Rastignacs de province, telle ou telle personne “influente”, telle ou telle institution,

revue, hebdomadaire, académie, cénacle, marchand, éditeur, ce n'est même pas

l'ensemble de ce que l'on appelle parfois “les personnalités du monde des arts et

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

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des lettres”, c'est le champ de production comme système des relations objectives

entre ces agents ou des institutions et lieu des luttes pour le monopole du pouvoir

de consécration où s'engendrent continûment la valeur des œuvres et la croyance

dans cette valeur » (Bourdieu, 1877 : 7).

Tous les acteurs et toutes les institutions ne disposant pas du même crédit, et donc de la

même autorité, leur position dans le champ est nécessairement hiérarchisée.

C'est bien ce que semble suggérer R. Moulin qui, si elle n'établit pas de hiérarchie explicite

entre les biennales, remarque néanmoins que le pouvoir de qualification n'est pas également

réparti entre les différentes manifestations.

« Les grandes manifestations internationales comme la biennale de Venise et la

Documenta de Kassel, (pour n'en citer que deux, la première étant la plus ancienne

et la seconde la plus décisive dans l'élaboration des panoramas artistiques internationaux),

marquent les rendez-vous périodiques du monde cosmopolite de l'art

contemporain » (Moulin, 1995 : 216, nous soulignons).

Mais la relativité du pouvoir des biennales, et donc, de leur autorité dans le champ, n'est

jamais analysée. Si la sociologue la constate, elle ne cherche pas à l'expliquer ou à en comprendre

les fondements. Seul un court paragraphe s'attache à énoncer les critères permettant d'établir

l'autorité d'une exposition :

« Les effets d'une exposition sur l'évolution de la carrière de l'artiste, sur sa

reconnaissance sociale et, indirectement, sur sa rémunération financière, dépendent

d'un grand nombre de critères parmi lesquels figurent la localisation géographique,

le caractère gratuit ou payant, public ou privé du local, la réputation des

organisateurs, le mode de sélection des participants, leur âge, leur effectif et la

cohérence des choix esthétiques. Tous ces facteurs contribuent à différencier et à

hiérarchiser les expositions » (Moulin, 1992 : 340).

Ces critères hétéroclites sont censés permettre de mesurer l'autorité des expositions dans

le champ, et donc, leur légitimité. Mais R. Moulin ne porte aucune attention au processus de

légitimation par lequel se construisent ces hiérarchies d'institutions : elle se contente d'en

prendre acte, et à la limite, de proposer des outils pour les évaluer. Nous allons chercher à

présent à mettre en évidence les limites d’une telle posture de recherche, en nous basant sur les

travaux d’A. Quemin et d’A. Verger, qui se confrontent plus directement encore, à la question

de la légitimité des institutions.

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

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1.2 La légitimité d'une institution

A. Quemin et A. Verger proposent de décrire l'état d'un champ à un moment donné,

c'est-à-dire de mettre en lumière la structure des positions objectives des agents et des

institutions dans ce champ. Il s'agira d'une part, d'observer comment ces auteurs limitent leur

approche à une mesure ou une évaluation du degré de légitimité des instances (acteurs et

institutions). Et d'autre part, de souligner la difficulté à établir des indicateurs valides concernant

la légitimité des institutions, dès lors qu’on néglige la dimension dynamique de construction de

cette légitimité, c’est-à-dire le processus de légitimation.

L’analyse d'A. Quemin vise à montrer que la dimension territoriale est structurante dans

le monde de l'art contemporain international, et que les hiérarchies géo-culturelles persistent

malgré les affirmations de certains acteurs. Pour objectiver le « poids » des pays dans le champ

de l'art contemporain, l'auteur construit son analyse sur le critère de la présence/absence des

artistes dans les institutions, en fonction de leur nationalité et de leur pays de résidence.

Le principal obstacle qui se présente réside, selon nous, dans le choix des institutions

retenues pour l'analyse, c’est-à-dire dans la construction d’un corpus pertinent d'institutions. En

effet, l'échantillon d'institutions doit nécessairement être représentatif du champ, sans quoi

l'auteur n'obtiendrait qu'une représentation biaisée des positions. Or, sur ce point, A. Quemin

n'est guère prolixe, et il est bien difficile de déterminer à partir de quels indicateurs il a construit

son corpus d'expositions. Prenons l'exemple des musées, ou plus précisément des « grandes

institutions culturelles de portée internationale ». La répartition des artistes en fonction de leur

nationalité est effectuée à partir des collections de six « grands musées ». Or, l'auteur ne donne

aucune justification du choix de ces institutions, qu'il qualifie comme :

« (...) quelques grandes collections accessibles au public aux États-Unis, en Grande-

Bretagne, en Allemagne, en Espagne et aux Pays-Bas. D’autres pays tels que la

Suisse et l’Italie pourraient également faire l’objet d’analyses similaires ». (Quemin,

2001 : 21).

Ce choix nous semble contestable, dans la mesure où, pour objectiver une hiérarchie

géographique, l'auteur se base seulement sur des institutions de pays appartenant à la zone qu'il

considère comme la zone dominante (le duopole). Ainsi, la hiérarchie semble construite a priori

par le chercheur : elle préfigure l'analyse et d'une certaine manière l'oriente. Tandis que la plus

grande attention est portée sur les indicateurs relatifs aux artistes et à leur provenance, le corpus

d'institutions, dont la « représentativité » est pourtant fondamentale, n'est jamais justifié.

Pourtant, il nous semble qu'en prenant le risque d'élargir ce corpus à d'autres grandes

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

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institutions non-occidentales (le Japon, par exemple, en compte de fameuses !) le sociologue

aurait pu éprouver davantage la pertinence de ses résultats. Enfin, si A. Quemin, comme on peut

le supposer, s'est basé sur les représentations des acteurs pour évaluer le prestige de ces grands

musées européens, de quels acteurs s'agit-il, et comment a-t-il pris en compte les effets de leur

position dans le champ sur leurs représentations ?

Le cas des biennales illustre très efficacement les limites que nous venons de souligner.

L'auteur propose une hiérarchie des biennales, basée sur leur « prestige », donc sur des

représentations d'acteurs. Il précise cette fois la méthode qui lui a permis d'établir cette

hiérarchie :

« Pour éviter une dispersion des actions entreprises et un saupoudrage des crédits,

l’AFAA a procédé à un recensement du plus grand nombre de manifestations

organisées dans le monde dans le domaine des arts plastiques afin de tenter

d’accroître la cohérence de la présence française lors de ces manifestations. Nous

avons pu accéder aux renseignements transmis par les différents postes

diplomatiques français sur les diverses manifestations internationales organisées au

cours des années à venir dans leur pays d’implantation. Ces données ont été

complétées par d’autres informations et l’ensemble ainsi constitué permet non

seulement de rendre compte de la formidable activité qui rythme, à l’échelle

internationale, l’actualité du monde de l’art contemporain, mais aussi de dessiner

les contours des pôles les plus actifs dans différents domaines de l’actualité

artistique (comme les foires et les biennales) ». (Quemin, 2001 : 51)

Les témoignages des acteurs français engagés sur le terrain diplomatique (les attachés

culturels et autres responsables de la représentation culturelle de la France à l'étranger)

constituent donc l'essentiel du matériau permettant à A. Quemin d'établir le prestige des

différentes manifestations. La hiérarchie est donc dégagée à partir du seul point de vue français,

un point de vue qui peut difficilement prétendre à l'universalité ou à l'objectivité. Ainsi, la

conclusion qu'il tire de son étude nous semble peu justifiable, étant donné la méthode

employée :

« De tous les foyers existant dans le monde, l’Europe occidentale est le plus actif ».

(Quemin, 2001 : 51)

Le degré « d'activité » d'une région et le caractère international de ses manifestations, sont

donc établis sur la base des représentations de diplomates français, ou d'autres acteurs dont

l'auteur ne précise pas la position dans le champ :

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

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« En Grande-Bretagne, selon les informations fournies par le poste diplomatique

français, le seul réel rendez-vous à caractère international serait la biennale de

Liverpool, très récente puisque la première édition s’est tenue de septembre à

novembre 1999, la prochaine biennale devant se tenir en 2002. Toutefois, de

nombreux acteurs que nous avons rencontrés ont évoqué la foire d’art

contemporain de Londres qui passe pour être l’une des plus importantes au

monde, même si certains lui reprochent d’être très anglo-saxonne (Piguet, 2000) ».

(Quemin, 2001 : 52)

Le fait de se baser sur les représentations d'acteur pour établir le « poids » des différents

événements, ou leur caractère international, n'est pas en soi critiquable. Mais ce travail

nécessiterait, nous semble-t-il, une attention méthodologique soutenue (concernant le choix des

acteurs retenus, leur propre positionnement géographique et dans le champ) qui éviterait les

approximations de la citation précédente. Le danger réside en effet dans la mise en œuvre d'une

analyse purement tautologique, où la position des acteurs serait définie en fonction de la

position des institutions dans lesquelles ils inscrivent leurs actions, alors que la position de ces

institutions ne serait elle-même définie que par la position des acteurs qui les pratiquent,

considérés comme les acteurs dominants du champ. En se basant sur les représentations des

acteurs qu'on suppose dominants (dans notre cas, les acteurs diplomatiques français), on

obtiendra un panorama des institutions habitées ou privilégiées par ces acteurs, et il sera aisé de

démontrer que puisque ces institutions accueillent effectivement ces acteurs, ce sont bien les

institutions légitimes. Avant même le choix des institutions, le choix des acteurs témoignant de

leurs représentations sur ces institutions est déjà déterminant, pour éviter que la structuration du

champ soit préfigurée en amont de l'analyse, et serve de soubassement aux démonstrations du

chercheur.

Le cas des biennales pose, de ce point de vue, un véritable défi à l'auteur, puisque, d'une

part il est difficile de limiter le corpus de biennales analysées à la seule zone occidentale, et

d'autre part, l'ouverture géographique aux artistes non-occidentaux y est certainement plus forte

que dans les musées. On remarque d'ailleurs que dans le cas des biennales et des foires, l'auteur

se contente de hiérarchiser les événements en fonction de leur position géographique et de leur

notoriété supposée, mais n'applique pas aux expositions l'analyse développée pour les musées

(basée sur la nationalité des artistes). Or on peut supposer qu'étant donné la hiérarchie des

biennales qu'il a établie, une telle analyse donnerait sans doute des résultats très différents de

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

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ceux obtenus pour les musées du duopole. A. Quemin lui-même souligne ce fait dans la

conclusion de la partie, sans davantage exposer la hiérarchie obtenue :

« Le fait de prendre en considération la nationalité des pays participant aux

biennales d’art contemporain permet de faire apparaître une logique très différente

de celle des foires. En effet, alors que les pays périphériques sont pratiquement

absents des grandes foires internationales d’art contemporain, ils sont représentés

de façon conséquente dans les biennales, et ce, d’autant plus facilement que

plusieurs biennales importantes sont organisées hors du monde occidental »

(Quemin, 2001 : 68).

Ce résultat, qui ne concorde pas avec les analyses précédentes, est simplement relativisé

par la remarque suivante :

« Si l’ouverture aux pays périphériques et le métissage culturel trouvent réellement

place dans le cadre des biennales, il convient de souligner que, dans de nombreuses

manifestations, les artistes sont présentés dans le cadre de pavillons nationaux, ce

qui montre bien que, même dans ce cadre, la dimension nationale fait toujours

sens. Par ailleurs, le marché reste pour sa part pratiquement contrôlé par les seuls

Occidentaux et il profite essentiellement aux artistes appartenant à ce même

espace » (Quemin, 2001 : 68-69).

Les biennales semblent donc constituer un réel obstacle à la généralisation des résultats

obtenus par A. Quemin dans les musées analysés, ce qui tient sans doute pour une part aux

différences d'échelle des corpus d'institutions (réduite, dans le cas des musées, au duopole), et

pour une autre, à des logiques institutionnelles divergentes (musées et biennales ne peuvent ainsi

pas être totalement confondus).

Par ailleurs, l’auteur, dans la hiérarchie des biennales qu’il construit, semble bien

reprendre à son compte le positionnement des acteurs européens, voire français, questionnés sur

leurs représentations.

« Il n’existe pas aux États-Unis de biennales ou de triennales comparables par leur

importance aux manifestations organisées à Kassel et Venise, ou même Lyon,

Kwangju ou Dakar » (Quemin, 2001 : 54).

Le prestige et la reconnaissance de la biennale du Whitney par exemple, nous semblent

nettement sous-estimés par l'auteur, et le crédit accordé à Lyon ou à Dakar, clairement

imputable à la nationalité des acteurs interrogés17. La position des acteurs dans le champ est

17 D'ailleurs, les résultats que nous obtiendrons, dans la seconde partie de la thèse, sur la visibilité médiatique des

biennales, contredisent, sur ce point notamment, la hiérarchie d’A. Quemin.

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

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donc un facteur déterminant de leur propre représentation du champ et de ses hiérarchies,

comme le reconnaît d'ailleurs A. Quemin :

« Même au niveau des acteurs les plus engagés dans l’art contemporain

international, des effets territoriaux interfèrent sur les jugements de valeur. Ainsi,

les acteurs américains que nous avons rencontrés ont-ils fréquemment souligné

l’importance internationale de la biennale du Whitney qui n’était presque jamais

tenue pour un événement réellement international par les acteurs interrogés outre-

Atlantique. De même, un musée comme celui de Houston, signalé comme

internationalement important par les professionnels de l’art américains, est assez

peu reconnu hors des États-Unis. À l’inverse, vues des États-Unis, la plupart des

foires européennes d’art contemporain se vaudraient plus ou moins, à l’exception

notable de la foire de Bâle, mondialement reconnue comme la plus importante ».

(Quemin, 2001 : 99)

Le travail d'A. Verger publié en 1991 dans les Actes de la recherche en sciences sociales, peut

également être lu comme une tentative de déterminer les positions « objectives » du champ en se

basant sur les représentations des acteurs. S'inscrivant clairement dans la lignée de P. Bourdieu,

l'auteur cherche à définir le champ des avant-gardes en France des années soixante aux années

quatre-vingt. Pour cela, elle détermine un échantillon de cinquante artistes, « représentants

significatifs des positions d'avant-garde » (Verger, 1991 : 6), et établit un certain nombre

d'indicateurs autour de ces artistes, qui lui permettront de construire une analyse factorielle des

correspondances, et de proposer une représentation de la structuration du champ. La validité de

la recherche repose là encore, en grande partie, sur la justesse de l'échantillon de départ. Or la

construction de cet échantillon d'artistes nous semble soulever des limites comparables à celles

que nous avons tenté de mettre en lumière dans le travail d'A. Quemin.

En effet, comme A. Quemin, A. Verger se base sur un corpus d'expositions pour établir

la position des artistes dans le champ. Ce corpus est constitué de « 30 manifestations artistiques

et de 3 grandes institutions culturelles » (Verger, 1991 : 5) dont l'auteur nous dévoile la liste.

Encore une fois, c'est le prestige des manifestations, leur reconnaissance, qui permet d'établir le

corpus. Or, si les critères de choix sont énoncés par A. Verger, ils sont suffisamment flous pour

permettre au lecteur de se questionner sur la validité de la sélection. La sociologue elle-même

souligne cette limite :

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

60

« Pour construire l'échantillon des 50 représentants de l'avant-garde française, 30

manifestations artistiques (en abscisse sur le tableau 1) ont été sélectionnées à partir

des déclarations d'intention des organisateurs – toujours clairement indiquées dans les

avant-propos des catalogues -, de la composition des comités d'organisation ou de sélection,

et des conditions d'accès, c'est-à-dire du droit d'entrée des artistes. Le principe de la

best-seller list n'est pas sans danger, même explicité par la publication des critères

de sélection. Les difficultés viennent notamment du fait qu'à chaque opération, la

légitimité des institutions ou des expositions retenues doit être démontrée et que le

travail proprement scientifique de collecte et de croisement des données disparaît

derrière le graphique ; on prend le risque de voir la liste définitive – débarrassée de

tous ses échafaudages – comme le résultat d'un choix arbitraire, voire d'un goût

personnel » (Verger, 1991 : 6, nous soulignons).

Ainsi, pour établir une liste objective d'artistes d'avant-garde, la sociologue reporte sur

d'autres acteurs (les comités d'organisation) une catégorisation relativement subjective, car basée

sur leurs intentions et leurs promesses (les projets et les déclarations relatives au recrutement des

artistes). De plus, A. Verger se fonde sur des représentations dont elle ne précise pas l'origine :

« Ces manifestations peuvent être considérées comme des indicateurs pertinents

parce qu'elles ont fait date : elles ont déclassé les tendances consacrées, imposé une

nouvelle conception de l'art français et introduit les artistes sur le marché étranger »

(Verger, 1991 : 6, nous soulignons).

Il est permis de se demander aux yeux de qui (grand public, artistes français, étrangers,

historiens de l'art ?) ces manifestations ont-elles « fait date ». Ce type d'imprécision

méthodologique nous semble important à relever, non pas tant pour discréditer les résultats de

l'enquête, que pour souligner le déplacement opéré, par nombre de sociologues, des acteurs vers

l'institution, sans que le pouvoir de celle-ci ne soit véritablement interrogé. C’est ainsi que

R. Moulin elle-même, pour établir la liste des juges les plus légitimes du champ international

dont elle limite le nombre à une cinquantaine de personnes, se base sur la « liste des

commissaires et des membres de comités des expositions du Carnegie Institute, de Documenta

et de la Biennale de Venise au cours des années 1970 à 1990 » (Moulin, 1992 : 82).

Le processus de légitimation de l'institution reste donc le principal impensé des travaux

sociologiques mentionnés. S’il est acquis que les artistes légitimes d'un champ sont ceux qui

exposent dans les institutions légitimes du champ, il devient alors nécessaire de porter la

réflexion sur le fondement et les mécanismes de production de la légitimité des institutions. Or

les sociologues étudiés, dans leur volonté de démystifier les « valeurs artistiques » en repeuplant

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

61

le champ des médiateurs qui l’animent, focalisent leur attention sur l’explication des logiques

d’acteurs.

2. Les acteurs au centre de l'analyse

2.1 L'attention portée aux acteurs

Le nombre important de travaux que R. Moulin et A. Quemin ont consacré aux

professions ou aux positions – les commissaires priseurs (Quemin, 1997), les experts (Moulin,

Quemin, 1993), les amis des arts (Moulin, 1976) et bien entendu les artistes (Moulin, 1983 et

1992) – témoigne bien d’une focalisation sur les acteurs.

L'ambiguïté que nous avons relevée autour de la notion « d'académies informelles » est

symptomatique de la prééminence des acteurs sur les institutions. Dans le modèle proposé par

R. Moulin, c'est au cours d'interactions entre acteurs que se bâtissent les réputations et les

carrières artistiques.

« Les conservateurs, de concert avec les critiques et les marchands, découvrent des

talents, infirment ou confirment des réputations, et, sans délai, élaborent un

palmarès des valeurs esthétiques. Définissant ainsi l'offre artistique, ils

interviennent en tant que prescripteurs : ils forment et informent la demande –

demande dont ils constituent eux-mêmes un segment déterminant ». (Moulin,

2003 : 49-50).

Dans cette perspective, l'accent est donc mis sur la constitution des réseaux d'acteurs, et

sur le poids relatif des différents types d'acteurs dans le processus de valorisation des œuvres et

des artistes. D'où la tendance, que l'on observe chez de nombreux auteurs, à penser les

« instances de légitimation du champ » comme des catégories d'acteurs. Cette pratique, qui

exclue de facto le poids de l'institution dans la définition des valeurs artistiques, est

particulièrement visible dans les travaux des économistes N. Moureau et D. Sagot-Duvauroux,

portant sur le marché de l'art contemporain.

À la suite des travaux de R. Moulin, ces auteurs affirment que la qualité des œuvres

émerge des interactions entre agents :

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

62

« La reconnaissance de la qualité du travail de l'artiste est impulsée par les actions

des instances de légitimation (...). Ce sont des personnalités du monde de l'art qui

ont une capacité d'expertise mais qui ont surtout le pouvoir de créer de “petits

événements historiques” qui vont modifier la carrière d'un artiste » (Moureau,

Sagot-Duvauroux, 2006 : 69).

Les auteurs identifient cinq instances de légitimation :

- Les artistes eux-mêmes, qui jouent un double rôle dans les réseaux de légitimation :

d'une part ils « auto-assurent » leur visibilité en s'organisant en groupes et en collectifs. D'autre

part, ils jouent un rôle plus indirect en donnant leur avis et leurs recommandations sur d'autres

artistes aux décideurs.

- Le marchand-entrepreneur qui est défini comme une figure clef des instances de

légitimation. En organisant des expositions, il crée de « petits événements historiques » qui sont

des indices de qualité. En soutenant des artistes qui ont une démarche commune, il contribue à

la reconnaissance de courants ou de tendances, et donc à l'historicisation des œuvres.

- Les grands collectionneurs, dont les achats sont également perçus comme des signaux

de qualité. En exposant leurs collections ou en les rendant visibles par la publication de

catalogues, ils parviennent à obtenir un pouvoir de légitimation parfois supérieur à celui de

nombreux musées publics.

- Le conservateur, présenté comme une figure essentielle des instances. « Il dispose d'une

supériorité institutionnelle relativement aux autres acteurs. L'œuvre une fois entrée dans le

musée est consacrée et son exposition lui confère d'autorité la qualité d'œuvre d'art » (Moureau,

Sagot-Duvauroux, 2006 : 71).

- Les critiques et commissaires d'exposition, envisagés comme une seule instance, en

raison du glissement opéré au cours des dernières décennies de la position de critique à celle de

commissaire. L'insistance est placée sur leur fonction de théoriciens. Ils sont censés établir, à

travers leurs publications et leurs expositions, les théories et les critères qui permettent de

répertorier et de regrouper les nouveaux artistes, premier stade de leur inscription dans l'histoire

de l'art.

Cette typologie d'acteurs est quasiment identique à celle construite par R. Moulin en 1992.

Nous l'avons vu, la mise en évidence de ce réseau permet à la sociologue de pointer des

déplacements dans la légitimité des différentes instances, et donc, des variations du pouvoir

relatif des uns ou des autres.

Ainsi par exemple, le critique aurait perdu de son pouvoir de consécration durant les

dernières décennies, au profit du conservateur. C'est aujourd'hui le couple conservateur-

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

63

marchand qui est « tenu pour faire la loi », et dont l'action, « dans la fabrication des

réputations », est décisive (Moulin, 1992 : 67). Cette approche qui présente l'avantage de

souligner le fonctionnement social de la production des valeurs et le poids des interdépendances,

a pour contrepartie d'effacer ou de négliger les dispositifs particuliers mis en œuvre par les

acteurs pour répondre à leurs stratégies, comme les biennales, sans lesquels ces stratégies

resteraient lettre morte.

2.2 L'institution support de diffusion

Prenons l'exemple du conservateur, présenté par R. Moulin aussi bien que par

N. Moureau de D. Sagot-Duvauroux, comme une figure essentielle. C'est parce qu'il officie dans

le cadre du musée que ses actions sont déterminantes pour la carrière des artistes. La

« supériorité institutionnelle » que ces deux auteurs mentionnent ci-dessus, tient au dispositif

muséal et à son fonctionnement et son pouvoir spécifique. C'est bien, comme nous aurons

l'occasion d'y revenir, la logique patrimoniale propre à l'institution, qui permet l'inscription de

l'artiste dans l'histoire de l'art, son « historicisation ». Or ce processus particulier n'est jamais

décrit ou analysé, et le dispositif d'exposition semble n'être perçu que comme le support statique

des choix opérés par le conservateur, qui incarne à lui seul l'instance de légitimation. Le musée

n'est conçu que comme un espace de présentation des décisions opérées par les acteurs et n'a, en

fin de compte, aucune épaisseur spécifique, ni aucun poids dans le procès de construction des

valeurs.

De même, les biennales sont catégorisées par les économistes parmi les « petits

événements historiques » produits par les décideurs, et leur efficacité n'est pas analysée.

L'institution culturelle, comme l'exposition dans une foire, ne semble constituer qu'un support

de diffusion, certes indispensable, mais réduit à un rôle de mise en visibilité des hiérarchies

d'artistes. Les choix s'opèrent en amont de l'institution, qui n'a pour fonction que de présenter

publiquement, d'entériner en les rendant visibles, les décisions des « experts ».

Ce sont donc dans les interactions entre acteurs que se fonde, pour ces auteurs, la

dynamique de consécration artistique. L'institution peut alors éventuellement, comme le

soulignait R. Moulin à propos des biennales, servir de cadre à ces interactions, puisqu'elle

constitue l'occasion de rencontres entre les acteurs. Mais son rôle dans le processus de

consécration artistique, semble limité à la diffusion des palmarès établis par les acteurs :

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

64

« Mobilisés autour de la galerie leader, tous les acteurs, économiques et culturels,

agissent vite et de concert pour que les artistes soient placés partout où il faut, dans

les grandes revues, les musées, les collections, les grandes manifestations culturelles

internationales » (Moulin, 2003 : 45).

IV. Les instances de légitimation à l'œuvre

Une fois établie la définition typologique des instances de légitimation, les sociologues

s'attachent à décrire les modes d'interaction entre ces acteurs et à caractériser leurs actions. Le

processus « d'expertise » est alors placé au cœur des mécanismes de consécration.

Notre volonté, dans cette section, de définir avec précision les modes d'interaction entre

acteurs tels que les envisagent les sociologues, pourrait sembler superflue dans la mesure où ils

sont centrés sur les acteurs et non sur l'institution qui constitue notre objet de recherche. Cette

définition permettra cependant de décrire la modélisation sociologique du processus de

production des valeurs artistiques, dont nous soulignerons les limites dans le prochain chapitre,

afin de construire notre propre perspective de recherche.

Notre présentation de la modélisation des processus de production des valeurs mettra

l'accent sur l'exposé des théories économiques de l'incertitude qui ont inspiré les sociologues

étudiés, et qui permettent de saisir plus finement certains fondements épistémologiques de leurs

analyses.

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

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1. L'expertise et le capital social

1.1 Les experts

Jusqu'ici nous avons employé le terme « d'acteurs » pour désigner l'ensemble des

personnes engagées dans le processus de production de la valeur de l'œuvre, que R. Moulin

qualifie également de « médiateurs ». Nous avons également souligné que la sociologue

employait la notion « d'académies informelles » pour désigner, plus spécifiquement, le réseau des

acteurs qui occupent les positions les plus légitimes du champ et qui opèrent la sélection des

artistes internationaux. La métaphore du « juge » est alors employée pour qualifier ces acteurs,

dont on ne peut pas réduire le profil à une seule profession :

« Les “juges” qui dans les différentes instances culturelles, opèrent la sélection des

artistes sont en nombre limité et de recrutement international : au plus haut niveau,

on trouve moins d'une cinquantaine de personnes (commissaires d'exposition

indépendants, conservateurs, critiques, historiens et théoriciens de l'art) dont le

taux de renouvellement au cours des vingt dernières années a été faible » (Moulin,

1992 : 62)

Le pouvoir de ces acteurs, qu'ils soient qualifiés de « juges », de « médiateurs » ou

« d'instances de légitimation », tient avant tout à leur statut « d'expert ». Ainsi, dans le cas du

musée d'art contemporain, c'est moins le cadre spécifique d'énonciation d'un discours sur les

œuvres (l'exposition) qui explique le pouvoir de qualification du conservateur, que la

reconnaissance de son statut d'expert :

« Ce pouvoir, le conservateur de musée le doit au fait qu'il est un professionnel de

l'art homologué comme expert, même si son expertise, exercée sans le recul du

temps et dans une période d'anomie esthétique ne va pas sans difficulté de

définition » (Moulin, Quemin, 1993 : 1431).

Dans l'article portant sur la question de l'expertise, signé par R. Moulin et A. Quemin en

1993, les auteurs retiennent une définition relativement large de l'expert, comme « la personne

dont la profession (au sens d'occupation) consiste à reconnaître l'authenticité et à apprécier la

valeur des objets d'art et des pièces de collection » (Moulin, Quemin, 1993 : 1421).

Il peut s'agir aussi bien de fonctionnaires œuvrant dans le cadre des musées, que d'acteurs

indépendants, dont le travail d'expertise ne représente pas l'activité principale. Dans les deux cas,

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

66

ils assument la double fonction d'appréciateur et d'expert, c'est-à-dire qu'ils évaluent

conjointement la valeur artistique et la valeur marchande de l'œuvre.

Contrairement au domaine de l'art classé, les experts en art contemporain n'ont pas à

résoudre de problèmes d'attribution. La question de l'authenticité de l'œuvre se pose en rapport

non pas à son auteur, mais à sa nature (artistique ou pas), qui n'est pas indépendante de la

reconnaissance de son auteur en tant qu'artiste. Le rôle de l'expert en art contemporain est donc

d'engager sa garantie « sur l'identité du bien en tant qu'art, ensuite sur la valeur de l'œuvre »

(Moulin, Quemin, 1993 : 1429).

Les sociologues notent donc qu'un « glissement sémantique de l'expertise comme

attribution à l'expertise comme validation » s'opère, glissement qui s'explique par l'incertitude sur

« la nature de la compétence spécifique en matière d'art contemporain » :

« Faite d'expérience, de familiarité acquise avec l'histoire artistique de la modernité,

d'empathie avec l'esprit du temps et de fréquentation assidue des artistes, elle

repose sur l'ampleur et l'actualisation permanente de l'information. L'expert en art

contemporain est un spécialiste du contexte. Il ne doit rien ignorer de la position

d'un artiste sur la scène nationale et internationale, de sa réputation résultant des

crédits accumulés à partir des interprétations dont son œuvre a fait l'objet, des

évaluations émises par le monde de l'art et des appréciations du marché. C'est à la

notion d'expertise en art contemporain - expertise à forte incertitude et à haut

risque – que se réfèrent en permanence tous les participants du monde de l'art et

du marché » (Moulin, Quemin, 1993 : 1430-1431, nous soulignons).

1.2 Le capital social comme principale ressource

La compétence des experts d'art contemporain est donc définie en premier lieu par la

maîtrise de « l'information ». Elle exige des acteurs une ressource spécifique, que N. Moureau et

D. Sagot-Duvauroux (2006) qualifient, à la suite de P. Bourdieu, de « capital social ». Selon

P. Bourdieu :

« Le capital social est l'ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont

liées à la possession d'un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées

d'interconnaissance et d'interreconnaissance » (Bourdieu, 1980 : 2).

Certains auteurs ont, à la suite de P. Bourdieu, intégré à la notion la capacité de l'individu

à mobiliser ces relations pour accéder à diverses informations, ce qui permet de redéfinir le

capital social comme :

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

67

« (...) le produit de la taille du réseau personnel, du volume des ressources

contenues dans ce réseau (c'est-à-dire de l'information et des différentes espèces de

capital détenues par les agents avec lesquels les relations sont entretenues) et des

chances d'accès à ces ressources » (Mercklé, 2004 : 59).

En définissant le capital social comme la principale ressource des instances de

légitimation, N. Moureau et D. Sagot-Duvauroux « outrepassent » la définition de P. Bourdieu,

qui, comme le souligne P. Mercklé, n'attribue qu'un rôle secondaire au capital social dans les

mécanismes de la reproduction sociale. Pour P. Bourdieu, s'il est irréductible au capital

économique et culturel possédé par un acteur :

« [il] n'en est jamais complètement indépendant du fait que les échanges instituant

l'inter-reconnaissance supposent la re-connaissance d'un minimum d'homogénéité

“objective” et qu'il exerce un effet multiplicateur sur le capital possédé en propre »

(Bourdieu, 1980 : 2).

En reliant le pouvoir des acteurs au degré de capital social dont ils disposent, les

économistes placent l'intégration dans un réseau d'initiés au cœur des mécanismes d'acquisition

du pouvoir. C'est également le cas de R. Moulin et A. Quemin dans l'article précédemment cité

qui, s'interrogeant sur la construction des carrières d'administrateurs de l'art, soulignent

l'importance de « l'atout relationnel » au détriment de « l'atout scolaire » ou de « l'atout

politique ». C'est à partir de lui que peuvent s'effectuer les cooptations à l'origine de la

reconnaissance des acteurs :

« Dès l'entrée dans la vie professionnelle, la compétence est mesurée à la capacité

de se placer dans le sillage d'une personnalité influente du milieu artistique, de se

faire admettre dans un des segments du monde de l'art national ou international, de

s'introduire dans le groupe de soutien constitué autour d'un mouvement ou d'un

artiste et d'y apporter éventuellement les moyens dont on dispose. Les effets de

recommandation et de réseaux (réseaux générationnels, réseaux d'affinité, réseaux

de militance esthétique) ont plus d'importance dans la construction des carrières

culturelles que dans les autres carrières et encore plus dans la zone d'incertitude

d'expertise que représente l'art contemporain » (Moulin, Quemin, 1993 : 1433).

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

68

2 Un fonctionnement en réseaux

2.1 Le modèle du réseau…

L'accent est donc mis sur la notion de réseau, qui est directement liée à celle de capital

social. En effet, le capital social d'un individu est fonction du capital social de ses relations. Il ne

se limite pas aux relations directes, mais inclut aussi les relations indirectes, et donc les

ressources détenues par les connaissances d'amis et les amis de connaissances. Ce qui fait dire à

P. Mercklé que :

« (...) la valeur du capital social d'un individu, loin de dépendre seulement du

nombre et des ressources de ses relations, dépend en réalité des caractéristiques

structurales du réseau qu'elles forment autour de lui et entre elles, en tenant

compte y compris des relations indirectes » (Mercklé, 2004 : 59).

N. Moureau et D. Sagot-Duvauroux proposent de modéliser les relations entre membres

des instances de légitimation, sous la forme d'une « clique ». La figure de la clique est employée

dans la théorie des réseaux pour décrire une situation où tous les membres sont reliés

directement, par des « liens forts », et où ne se manifeste aucun « trou structural » (Mercklé,

2004).

Chacune des cinq instances de légitimation identifiées par les économistes se voit ainsi

reliée directement aux autres. Tous les individus sont en contact les uns avec les autres, « et la

vitesse de transmission de l'information dépend simplement de l'intensité des relations »

(Moureau, Sagot-Duvauroux, 2006 : 75).

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

69

Source : Moureau, Sagot-Duvauroux, 2006 : 73

Cette figure retrace l'insertion des acteurs au sein d'un « tissu informationnel », qui ne

correspond pas nécessairement à leur réseau d'influence. Malgré les contacts, les individus n'ont

en effet pas tous la même capacité d'influence et ne s'imitent pas forcément.

« Le réseau d'influence peut donc être établi à partir du réseau informationnel en

attachant à chaque arc un poids indiquant le degré d'influence d'un agent. Ce

réseau d'influence est essentiel, c'est en effet à partir de lui que l'on peut analyser le

processus par lequel, sous certaines conditions, les opinions des instances de

légitimation convergent vers quelques valeurs, et ce en dépit de choix initiaux

divergents » (Moureau, Sagot-Duvauroux, 2006 : 75)

2.2… et le modèle des cercles concentriques

Le modèle du réseau présente l'avantage de ne pas figer les acteurs dans des rôles

strictement définis, ce qui paraît pertinent étant donné l'interchangeabilité des rôles dans le

monde de l'art contemporain (tel acteur passe successivement de la fonction de critique à celle

de curateur, voire à celle d'artiste). Mais il évite aussi d'assigner aux différents acteurs des

positions fixes dans le déroulement temporel du processus de consécration. De ce point de vue,

le modèle du réseau s'oppose à celui utilisé par la sociologue N. Heinich (1999). Il s'agit d'une

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

70

configuration où la reconnaissance se diffuse d'un cercle à l'autre pour toucher, en dernière

instance, le grand public.

Source : Heinich, 1999 : 43

N. Heinich remarque en effet qu'il existe une temporalité de la reconnaissance propre à la

modernité : plus les œuvres sont innovantes, et plus le délai entre leur production et leur

acceptation au sein des mondes de l'art est long. Pour expliquer ce phénomène, la sociologue

propose de prendre en compte trois facteurs :

« (...) d'une part, les opinions (pour ou contre, indifférents ou indécis) ; d'autre part,

la dimension temporelle du moment de leur énonciation ; enfin, la dimension

spatiale de la place occupée par les énonciateurs dans le milieu de l'art » (Heinich,

1999 : 42)

Dans le schéma obtenu, le temps 0 correspond à la production de l'œuvre et chaque

temps correspond à une génération.

« Il faut se figurer le monde de l'art comme un emboîtement de cercles

concentriques, dont le plus central et le plus petit est le plus proche des artistes

(pairs), et dont le plus périphérique et le plus grand est le plus éloigné (grand

public, non public), avec ces cercles intermédiaires que sont les spécialistes, les

amateurs, les marchands » (Heinich, 1999 : 42).

N. Heinich s'inspire directement des travaux de l'historien d'art anglais A. Bowness

(1989), qui a mis en évidence les « quatre cercles de la reconnaissance » de l'art moderne. Elle

aura l'occasion, dans son ouvrage consacré à la sociologie de l'art, de réaffirmer la pertinence de

ce modèle, tout en soulignant les modifications opérées lors du passage de l'art moderne à l'art

contemporain :

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

71

« Les deuxième et troisième cercles se sont désormais inversés, de sorte que le

marché privé tend à être précédé par l'action des intermédiaires d'état –

conservateurs de musée, commissaires, responsables de centre d'art, critiques

spécialisés – dans le processus de reconnaissance par l'acquisition, l'exposition, ou

le commentaire des œuvres » (Heinich, 2001 : 70).

N. Heinich souligne la nécessaire révision du modèle, mais continue d'établir une

correspondance entre un ordre de reconnaissance, et un paradigme esthétique, moderne, ou

contemporain. Or, prenant acte de l'interchangeabilité des rôles et de la pluralité des modes de

reconnaissance (l'institution peut désormais précéder le marché, mais ce n'est pas toujours le

cas), les économistes affirment qu’ « une présentation en réseau, où les rôles sont moins figés,

paraît plus appropriée » (Moureau et Sagot-Duvauroux, 2006 : 77).

La présentation en réseau, associée à une représentation des influences, permet sans

doute davantage que celle en cercles concentriques, d'évaluer le poids des différentes instances

dans le processus de reconnaissance, et de mettre ainsi en lumière la coexistence de plusieurs

formes de production de carrière. Par ailleurs, N. Moureau et D. Sagot-Duvauroux observent

que dans la pratique, le réseau est rarement connexe, c'est-à-dire que toutes les instances ne sont

pas forcément reliées, et qu'il existe des noyaux d'individus qui ne sont pas en relation. On

obtient alors plusieurs groupes séparés avec des opinions distinctes. Ce n'est que lorsque le

graphique associé à la matrice est très connexe, c'est-à-dire qu'il existe toujours un chemin,

même indirect, reliant deux individus, que l'unanimité peut se faire sur une opinion. L'intérêt

porté par les instances de légitimation au travail de l'artiste sera alors rendu visible par la création

de « nombreux petits événements historiques », qui constituent autant de « signaux » de la valeur

de l'œuvre, qui vont contribuer à réduire l'incertitude des acteurs (et des acheteurs). En

revanche, si le processus d'influence entre les instances a peu joué, les signaux seront épars

(« l'information » peu « consistante »), et la qualité de l'œuvre « faiblement objectivée »

(Moureau, Sagot-Duvauroux, 2006 : 76-77). Les économistes mettent donc l'accent sur une

logique de convergence des opinions : c'est seulement si un large consensus s'opère que la valeur

peut être produite.

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

72

3 L'incertitude des valeurs

3.1 Asymétrie de l'information

Ce modèle d'analyse est fortement lié aux théories économiques centrées sur la question

de l'incertitude, développées depuis les années soixante, et sur lesquelles se basent les deux

économistes que nous venons de mentionner, mais aussi de nombreux sociologues de l'art,

comme R. Moulin, A. Quemin, ou encore P. M. Menger (2002). Tous ces auteurs considèrent la

dimension d'incertitude comme un déterminant majeur du fonctionnement du monde de l'art.

La théorie de l'information, ou « économie de l'information », représentée par des auteurs

comme M. Spence, G. Akerlof ou J. Stiglitz, analyse le comportement des acteurs dans des

situations où l'information sur la qualité d'un bien est incomplète ou asymétrique (Moureau,

Rivaud-Danset : 2004). S'appuyant sur les travaux de George Akerlof, N. Moureau et D. Sagot-

Duvauroux estiment que la connaissance de la qualité est une condition nécessaire du bon

fonctionnement, voire de l'existence d'un marché. Dans le domaine de l'art contemporain, il

existe des critères pour établir la valeur d'une œuvre, mais ils ne sont pas aisément identifiables,

car ils relèvent de représentations communes, de conventions.

« Et contrairement aux biens standards pour lesquels la qualité dépend

majoritairement de caractéristiques physiques ou fonctionnelles (construction

exogène de la qualité), la qualité des œuvres d'art contemporain dépend de la façon

dont elles se diffusent dans les réseaux marchands et non marchands de l'art

(construction endogène de la qualité) » (Moureau, Sagot-Duvauroux, 2006 : 6-7).

D'où la notion de « signal » employée par les économistes pour qualifier l'action des

institutions et des instances de légitimation. Cette notion a été théorisée en économie par

M. Spence, qui a montré que les agents détenant l'information décisive ont intérêt à ce qu'elle

soit divulguée afin d'accroître leurs gains. Ils vont donc émettre des signaux en direction des

agents non informés (Moureau, Rivaud-Danset, 2004 : 30). L'achat d'une œuvre, la production

d'une exposition monographique, la réalisation d'un catalogue, sont autant de signaux de qualité

émis par les instances de légitimation, qui vont permettre de réduire l'incertitude sur la valeur de

l'œuvre, chez les acheteurs et les décideurs. La valeur de l'œuvre émerge donc clairement des

interactions des agents. Pour désigner ce processus, ainsi que l'effet « boule-de-neige » qu'il

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

73

produit, les économistes emploient le concept de « rendement croissant d'adoption », qui « fait

référence, en économie, aux situations où les préférences des consommateurs pour un bien ne

dépendent pas seulement des qualités intrinsèques de l'objet mais également d'éléments externes,

comme l'attitude des autres vis-à-vis de ce bien ». (Moureau, Sagot-Duvauroux, 2006 : 68).

Ce mécanisme joue de façon croissante au fur et à mesure de la diffusion du bien : plus

les signaux de qualité sont nombreux et émanent d'instances légitimes, plus la probabilité que

d'autres acteurs reconnaissent cette qualité s'accroît. On parle ainsi d'un mécanisme « d'auto-

renforcement ». Ainsi, plus le travail d'un artiste est diffusé, moins l'incertitude sur sa qualité est

élevée, et ce d'autant plus que les acteurs de la diffusion ont une position reconnue dans le

champ (c'est-à-dire du crédit).

« Les rendements croissants d'adoption n'ont pas un simple rôle informationnel ou

social, mais contribuent directement à la construction du talent de l'artiste ; ce

talent devient une propriété émergente, dépendante de l'histoire des relations des

personnes » (Moureau, Sagot-Duvauroux, 2006 : 68).

3.2 Le rôle des signaux de qualité

C'est ce phénomène que R. Moulin décrit comme un « travail d'homologation » réalisé par

les experts :

« En réduisant l'incertitude sur la valeur des œuvres, la certification de la valeur de

l'art par les experts est un moyen de corriger l'asymétrie d'information

caractéristique des marchés de l'art » (Moulin, 1995 : 257).

Mais si l'asymétrie peut être réduite par les signaux des instances de légitimation, ces

dernières peuvent aussi facilement opérer des manipulations.

« On a beaucoup parlé de l'ignorance du consommateur et de l'asymétrie qui en

résulte dans le rapport consommateur/producteur. Dans le marché de l'art

contemporain, l'asymétrie de l'information est d'autant plus évidente qu'il existe le

plus souvent une collusion, communion esthétique ou complicité souterraine, entre

acteurs culturels et acteurs économiques, et que le cycle de consécration est plus

court. (...). Cette asymétrie de l'information ouvre des possibilités d'arbitrage,

permettant à certains d'acheter dans un secteur et de revendre plus cher dans un

autre » (Moulin, 1995 : 211-212).

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Chapitre premier : Les biennales dans le champ de l’art contemporain

74

C'est donc l'asymétrie qui peut expliquer que des phénomènes de spéculation se soient

développés dans le milieu de l'art contemporain, mais aussi, que la détention de l'information

soit devenue l'enjeu majeur de la compétition entre acteurs. Un individu en situation

d'information imparfaite sur la qualité d'un bien, utilisera le comportement d'autrui comme

signal de qualité. C'est ce qu'on appelle en économie les « cascades informationnelles ». Ce

phénomène n'implique pas forcément une information stable au début du processus. Comme

l'illustrent N. Moureau et D. Sagot-Duvauroux avec l'exemple du choix du restaurant par des

touristes, ceux-ci ont plutôt tendance à se fier au taux de remplissage du restaurant, en

interprétant les tables occupées comme un signal de qualité. Mais si les premiers clients ont

choisi arbitrairement le restaurant, sans disposer d'information fiable sur sa qualité, les clients

suivants ne feront que copier une décision nullement objective. D'autre part, il devient

relativement aisé, pour les restaurateurs, de manipuler la clientèle par la création artificielle d'une

clientèle qui amplifiera le phénomène.

D'où la distinction opérée par les économistes entre deux types d'information : une

« information artistique » et une « information médiatique » qui correspondent à deux catégories

de signaux :

« Les premiers, qui correspondent aux indices émis par les instances de légitimation,

renvoient à une information artistique objectivée ; les seconds, délivrés à travers les prix records

et les médias, ne donnent qu'une information médiatique et reflètent les “bruits et rumeurs” du

marché ». (Moureau, Sagot-Duvauroux, 2006 : 79)

Cette distinction implique donc qu'il existerait une valeur objective des œuvres, produite

par les interactions des instances légitimantes, et une valeur « impure », « manipulée », qui serait

due à une diffusion plus large et déformante des signaux, en particulier à travers les médias :

« Le danger de l'information médiatique est qu'elle amplifie divers événements liés

à la diffusion de l'artiste - prix record, expositions, etc. - donnant ainsi une image

déformée de la valeur de l'artiste » (Moureau, Sagot-Duvauroux, 2006 : 79).

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

75

CHAPITRE DEUX

PRODUCTION ET CIRCULATION DES VALEURS

ARTISTIQUES

Les travaux de R. Moulin et A. Quemin sur le fonctionnement du champ de l'art

contemporain offrent donc des éléments de réponse au questionnement qui guide cette thèse,

en mettant l'accent sur le rôle des biennales dans les mécanismes de production des valeurs

artistiques. Mais si les sociologues attribuent plusieurs fonctions aux biennales (socialisation et

qualification), ils ne décrivent pas comment s'opèrent ces processus. Le « pouvoir des

biennales » n'est jamais analysé comme un processus dynamique, et c'est aux acteurs, et plus

particulièrement aux curateurs, que semble revenir en fin de compte le pouvoir.

Nous proposons de débuter cette partie par une relecture critique du modèle socio-

économique, qui nous permettra de mettre en lumière le schéma communicationnel sous-jacent

à ces analyses et d'en souligner les limites. Cette relecture devrait nous aider à préciser nos

hypothèses et notre posture de recherche, en mettant l'accent sur la question de la circulation

des valeurs artistiques. Au terme de cette partie, nous serons en mesure de proposer un

« périmètre » d'analyse qui permette de questionner cette circulation, et qui ne se limitera pas,

nous le verrons, au seul espace d'exposition des biennales.

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

76

I. Critique du modèle socio-économique

Nous tâcherons dans cette section de saisir les implications de l'approche socio-

économique, en montrant en quoi elle constitue une limite à l'étude, dans leur dynamique

propre, des processus à l'œuvre dans les institutions (qualification, validation ou consécration). Il

ne s'agit en aucune manière de nier l'intérêt des travaux exposés dans le premier chapitre, mais

de tenter d'enrichir, par l'adoption d'une autre perspective analytique, les résultats obtenus par

les sociologues.

Cette lecture critique s'appuiera sur une réflexion d'ordre terminologique et conceptuelle

autour de deux termes clés récurrents dans les approches socio-économiques : « l'information »

et « les signaux ». Ce type de démarche est en partie inspiré des travaux d'Y. Jeanneret, qui s'est

lui-même livré au « démontage » idéologique de l'expression « technologies de l'information »

(Jeanneret, 2000). Cette approche terminologique devrait nous permettre d'une part de révéler

des fondements théoriques sous-jacents dans ces qualifications, et d'autre part, en soulignant

leurs conséquences et leurs limites, de proposer, dans le chapitre suivant une redéfinition de

certains objets ou de certains processus, qui ouvrira la voie à de nouvelles perspectives de

recherche.

1. Retour critique sur la notion « d'information ».

1.1 De l'information comme « données » à « l'information sociale »

La notion d'information est au centre des analyses de R. Moulin comme de N. Moureau

et D. Sagot-Duvauroux. Chez R. Moulin, la notion n'est pourtant jamais clairement définie.

L'information est présentée comme la principale ressource des experts : leur pouvoir repose,

comme nous l'avons vu sur « l'ampleur et l'actualisation permanente de l'information » (Moulin,

Quemin, 1993 : 1430)

Dans l'article sur l'expertise cosignée avec A. Quemin, l'information semble renvoyer

quasi exclusivement à des « données » concernant la position des artistes dans le champ :

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

77

« L'expert en art contemporain est un spécialiste du contexte. Il ne doit rien ignorer

de la position d'un artiste sur la scène nationale et internationale, de sa réputation

résultant des crédits accumulés à partir des interprétations dont son œuvre a fait

l'objet, des évaluations émises par le monde de l'art et des appréciations du

marché » (Moulin, Quemin, 1993 : 1429).

Mais dans d'autres écrits, R. Moulin élargit le type de « données » nécessaires, à la

structure et au fonctionnement du champ :

« L'appréciation des chances de réussite d'un mouvement artistique sur le marché

international est fortement liée au degré d'information dont ses acteurs disposent, à la

fois sur le marché lui-même et sur le champ culturel, sur leur structure et leur

fonctionnement respectifs » (Moulin, 1995 : 211-212, nous soulignons).

Si l'on prête attention aux tournures employées par R. Moulin pour aborder l'information,

on remarque, dans la dernière citation par exemple, que l'information est quantifiable : elle est

présentée comme une ressource, dont les acteurs « disposent » ou non, et à un « degré » plus ou

moins important. C'est pourquoi nous avons employé le terme de « données » pour qualifier

l'information telle que la conçoit R. Moulin. Comme A. Quemin, elle parle fréquemment de

« l'accès à l'information » (les experts sont ceux qui accèdent à l'information, qui ont « une vision

la plus complète possible de l’échiquier international et [sont] sans cesse au fait de la partie qui

s’y joue » (Quemin, 2001 : 93).

Ces tournures nous semblent révélatrices d'une certaine confusion, chez ces auteurs, dans

l'usage qu'ils font du terme d'information. En effet, il semble impossible, pour peu que l'on

définisse précisément la notion, de « posséder » de l'information, ou encore de considérer

l'information comme une ressource. Comme le souligne Y. Jeanneret :

« L'information ne se transporte pas, ne se conserve pas, ne se transmet pas en tant

que telle. Elle est seulement rendue possible par des objets documentaires et elle

n'advient que quand l'homme réagit devant ces objets » (Jeanneret, 2000 : 80).

Elle n'est pas un objet, auquel on pourrait « accéder » et qui pourrait être mis en

« circulation ». Elle ne peut donc se transmettre ni s'échanger : elle peut seulement être produite

à travers un processus d'interprétation. L'information est donc nécessairement « information

sociale ».

« S'il faut accorder une importance décisive aux objets documentaires, c'est

précisément parce que l'information n'est pas un objet, mais une relation posée

face à l'objet. Si les médias informatiques sont si importants, ce n'est pas parce

qu'ils transmettent une information transparente, mais bien au contraire parce

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

78

qu'ils permettent un certain type d'opacité, sans laquelle aucune information ne

pourrait jamais être produite, et que cette opacité est le lieu de socialisation de la

culture » (Jeanneret, 2000 : 80).

Cette confusion entre information, et ce que nous avons qualifié, faute de terme plus

adéquat, de « données », pourrait sembler anecdotique. Elle est au contraire fondamentale, car

elle révèle l'application, par ces auteurs, d'un schéma simpliste de la communication.

Y. Jeanneret, dans sa réflexion terminologique sur l'expression « technologies de

l'information », met l'accent sur une confusion du même ordre. L'auteur cherche à dénoncer

l'illusion selon laquelle les « nouvelles technologies » traiteraient de l'information, comme

« matière première ». Cet énoncé n'est possible que si l'on emploie le terme d'information dans

sa version mathématique, celle forgée par les ingénieurs qui dans la première moitié du

XXe siècle, travaillaient dans le domaine des télécommunications. Il s'agissait pour ces

ingénieurs de transmettre, au moindre coût, des données de la manière la plus fidèle possible, via

un dispositif automatique. Dans cette perspective, la question du sens est exclue du processus,

puisque la machine ne fait que coder, sous une forme mathématique, statistique, puis décoder, à

l'issue du transport, des messages qu'elle ne comprend pas. La notion mathématique de

l'information présente donc un « caractère asémantique et purement formel. (...). C'est seulement

parce que le sens est exclu que le traitement de la forme est efficace » (Jeanneret, 2000 : 44).

Si cette définition, théorisée par C. Shannon et W. Weaver (1949), est pertinente dans la

perspective des ingénieurs, elle ne peut en revanche être étendue au-delà des systèmes de

télécommunication, et en particulier vers les communications sociales. Comme le reconnaît très

bien G. Battail, un mathématicien cité par Y. Jeanneret :

« L'exclusion de la sémantique est un obstacle à la généralisation de la théorie de

l'information à des domaines où il est impossible de faire abstraction du sens,

comme la biologie, la sociologie ou l'économie » (Jeanneret, 2000 : 45).

Or, on remarque que cette théorie a au contraire eu, sur ces disciplines, une emprise

profonde, aussi bien quant à la définition de l'information qu'elles ont adoptée, que par rapport

au schéma communicationnel qui est sous-jacent à leurs travaux.

R. Jakobson, dans le domaine de la linguistique, est l'un des premiers à s'être saisi de ce

schéma et à l'avoir appliqué aux communications sociales. Les « fonctions de la

communication » de Jakobson sont en effet directement calquées sur le modèle de la

transmission linéaire entre un émetteur et un récepteur, transmission effectuée par un canal,

selon un processus de codage/décodage de l'information. Amplement critiquée par les

spécialistes de la communication au cours des dernières décennies, cette généralisation abusive

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

79

continue pourtant de structurer l'approche, par des non-spécialistes, des questions de

communication.

C'est bien d'une approche comparable, qu'on qualifie parfois de « modèle émetteur-

récepteur », ou de « schéma linéaire de la communication », que semble relever l'usage de la

notion d'information par les sociologues et économistes dont nous avons précédemment exposé

les travaux, et plus largement la modélisation qu'ils proposent de la circulation des valeurs dans

le champ de l'art contemporain. En plaçant le processus communicationnel au centre de leur

analyse du fonctionnement du champ, ces approches négligent, nous semble-t-il, une dimension

essentielle de toute communication sociale : la dimension de la médiation. Or, l'information est

bien une « relation, unissant des sujets par l'intermédiaire de médiations matérielles et

intellectuelles » (Jeanneret, 2004 : 42).

Chez ces auteurs, les médiations sont effacées. L'information, définie comme un « stock

de données », du pur « contenu », circule dans un réseau. L'enjeu pour les acteurs est d'intégrer

ce réseau (qualifié par les économistes de « réseau informationnel ») afin « d'accéder » à

l'information. Mais ce réseau n'a aucune matérialité. Il est constitué d'acteurs (« les instances de

légitimation ») supposés s'échanger, en toute transparence, des « informations-données ». En

mettant l'accent sur les médiateurs, dans la lignée de l'histoire sociale de l'art, les sociologues de

l'art négligent le processus de médiation. Or, comme le souligne J.-J. Gleizal qui souligne les

limites de cette perspective, l'action des médiateurs :

« (...) semble en effet plutôt relever de la médiation qui est un processus, alors que

la notion de médiateurs renvoie à une sociologie de l'art habituelle dite des

intermédiaires selon l'expression d'Hennion. Qu'on le veuille ou non, le médiateur

est un acteur. Or, le point de vue de la médiation n'a d'intérêt que s'il substitue une

sociologie du processus artistique à une sociologie des acteurs » (Gleizal, 1994 : 24).

1.2 Des communications interpersonnelles

Si cette option de recherche ne pose pas davantage question à ces auteurs, c'est sans

doute en partie parce qu'ils conçoivent les communications entre instances comme des

communications interpersonnelles, en face à face, et non médiatisées.

Les biennales sont ainsi présentées comme des « occasions » d'échange de l'information.

R. Moulin insiste sur la dimension de « sociabilité » des grands événements internationaux, qui

sont « des lieux privilégiés d'échanges de l'information » (1992 : 61). Ils sont chez N. Moureau et

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

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D. Sagot-Duvauroux : « des lieux de rencontre entre les instances de légitimation » et

« constituent autant d'interactions au cours desquelles les agents s'informent, échangent leur avis

sur un nouvel artiste et s'influencent dans leurs évaluations. À côté des foires, les vernissages, les

cocktails, toutes les occasions de rencontres mondaines internationales constituent des modes

de rencontres privilégiés où s'échangent de façon tout à fait informelle les dernières nouvelles du

monde de l'art » (Moureau, Sagot-Duvauroux, 2006 : 74-75).

A. Quemin met également l'accent sur le caractère informel des échanges et sur les

occasions de rencontre entre les acteurs. Selon l'auteur, pour être informé, et donc avoir une

vision experte du monde de l'art contemporain :

« (...) il faut être parfaitement intégré au monde de l’art contemporain international,

ce qui implique notamment de se déplacer beaucoup pour rencontrer ses pairs à

l’occasion des grands rassemblements que constituent, en particulier, foires et

biennales, ainsi que les inaugurations des nouveaux lieux d’exposition ». (Quemin,

2001 : 93)

N. Heinich pour sa part, affirme clairement la prééminence de la parole sur l'écrit dans le

champ de l'art contemporain. Dans la lignée de l'interactionnisme symbolique, et plus

particulièrement des travaux de Goffman, elle insiste particulièrement sur :

« (…) la charge de confiance portée par la communication verbale, dès lors que le

locuteur est crédité par son interlocuteur d'une compétence supérieure, et qu'il sait

jouer sur le plan rhétorique du crédit dont il bénéficie sur le plan technique.

L'interaction en face à face ajoute au pouvoir pédagogique des arguments la force

persuasive de la présence, qui manifeste corporellement l'engagement de la

personne. Verbalisation et confiance : ce sont là les deux faces de toute parole, qui

la rendent plus convaincante non seulement qu'un regard ou un acte, mais aussi

qu'un écrit » (Heinich, 1998 : 287).

Les interactions entre instances de légitimation sont donc le plus souvent réduites à des

faces à faces, où des « données » concernant les artistes, se transmettraient sans subir d'altération

ou de transformation, dans leur forme idéale et unique. Certains acteurs impliqués dans le

champ de production confortent également cette vision :

« Bien plus que par la poste, l'échange d'informations se fait oralement, surtout

dans les occasions de déplacement et de rencontres : les grandes manifestations

artistiques, Documenta de Kassel, biennale de Venise, les foires d'art, de Bâle et

Cologne à Chicago en passant par Paris, en passant par les prévernissages pour la

presse et la profession muséale, les inaugurations des nouveaux musées d'art

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

81

moderne, les assemblées d'associations, les multiples colloques » (Cueco,

Gaudibert, 1988 : 13).

Cette vision n'est possible que parce que le nombre des acteurs légitimants du monde de

l'art international (les « décideurs » ou les « juges ») n'est, selon ces auteurs, pas très élevé.

H. Cueco et P. Gaudibert en dénombrent une trentaine dans les années 1980, alors que dix ans

plus tard, R. Moulin avancera le chiffre de cinquante (Moulin, 1992 : 62). Mais même en

réduisant leurs interactions à des relations en face à face, ce qui ne va pas de soi, le modèle de

circulation de l'information pose problème. Il suppose, en effet, que les contenus des messages

(ce que nous avons qualifié de « données ») se propagent de manière transparente, d'acteur en

acteur.

Or, d'une part il est impossible de réduire la communication, même interpersonnelle, à

une pure transmission de contenu. Les recherches portant sur la communication ont depuis

longtemps contribué à remettre en question ce modèle issu des sciences positives. Les

chercheurs de l'école de Palo Alto qui travaillaient sur les communications interpersonnelles

l'ont bien montré dès les années 1950. Le célèbre axiome : « Toute communication présente

deux aspects : le contenu et la relation, tels que le second englobe le premier et par la suite est

une métacommunication » (Watzlawick, 1972) exprime bien le fait que pour déchiffrer un

message, il faut comprendre ou percevoir son cadre. L'idée que le poids d'une information varie

en fonction du crédit qu'on accorde à son énonciateur (idée soutenue par ailleurs par les

sociologues), suffit à démontrer l'importance de ce cadre et de la dimension relationnelle ou

sociale, de la communication.

D'autre part, le modèle mathématique de la transmission d'information attribue au

récepteur un rôle passif dans le processus de construction de la signification des messages. Le

travail d'interprétation est ignoré, ainsi que le contexte social et matériel de la communication.

Les études de réception menées par Stuart Hall à Birmingham par exemple, pour rester sur des

références historiques et fondatrices, ont bien montré qu'il n'y avait pas nécessairement de

coïncidence entre encodage et décodage des messages, et ont ainsi mis l'accent sur l'importance

des sujets récepteurs dans la construction du sens. L'information ne circule donc jamais de

manière transparente, que la communication soit « directe » (interpersonnelle) ou médiatisée (le

« bruit » n'est donc pas propre aux seules communications médiatiques, comme ont tendance à

le laisser penser N. Moureau et D. Sagot-Duvauroux).

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

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Enfin, il est évident que les échanges entre instances de légitimation ne relèvent pas

seulement de relations directes et non médiatisées. Comme le soulignent les deux acteurs

précédemment cités :

« Ces rencontres professionnelles sont complétées par des envois de documents

imprimés : catalogues, monographies, bulletins ; les décideurs feuillettent ou lisent

les cinq ou six revues d'art occidentales, promotionnelles et publicitaires, qu'il faut

recevoir pour être branché » (Cueco, Gaudibert, 1988 : 13).

Il semble donc difficile de soutenir que ces supports n'ont aucune influence ou aucun rôle

à jouer dans l'actualisation des connaissances des acteurs. Or, dès lors qu'on envisage la

communication sous l'angle des médias, les limites du modèle mathématique de l'information

apparaissent plus nettement encore.

2 Les signaux et la diffusion en deux temps

Il ne s'agit en aucune manière de dénier aux rencontres mondaines leur importance dans

les processus d'échange et de socialisation des acteurs. Mais plutôt, de pointer les limites d'un

modèle, d'autant plus visibles qu'on élargit à d'autres supports les échanges.

2.1 L'émission des signaux

Si les biennales peuvent être envisagées comme des lieux d'échange de l'information, les

sociologues les considèrent également comme des lieux de diffusion de la valeur artistique

(fonction de qualification). Cette valeur est, dans leur modèle, établie en amont de l'exposition,

au cours des interactions entre instances de légitimation. L'exposition d'un artiste dans un cadre

« légitime » (« l'exposition internationale », le « grand musée ») est ainsi présentée comme un

« signal » adressé par ces instances aux acteurs du monde de l'art :

« L’achat par les musées et autres institutions culturelles est perçu par le marché

comme un signal de qualité ». (Quemin, 2001 : 90)

La notion de « signal », employée aussi bien par R. Moulin et A. Quemin que par

N. Moureau et D. Sagot-Duvauroux, renvoie également, comme nous allons le montrer, au

modèle mathématique de la communication.

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

83

Lorsqu'un accord est obtenu, au sein du réseau des instances de légitimation, sur la valeur

d'une œuvre, il ne peut être suivi d'effets que s'il est diffusé auprès de tous les acteurs (acheteurs

et décideurs) impliqués dans le champ. Les instances de légitimation vont donc émettre des

« signaux », qui auront pour effet de réduire l'incertitude des acteurs sur la valeur de cette œuvre.

Comme le souligne R. Moulin, c'est bien l'incertitude sur les valeurs qui explique « le rôle

important des divers signaux émis par les institutions » (Moulin, 2003). Ces signaux sont donc

des « indices », attestant de la qualité de l'œuvre.

« L'action conjuguée des différents membres des instances de légitimation conduit

à la création de nombreux indices qui attestent de la reconnaissance de la qualité du

travail de l'artiste (achat muséal, exposition, catalogues, monographies, collections

privées…) » (Moureau, Sagot-Duvauroux, 2006 : 74).

Les grands collectionneurs sont également en mesure d'émettre des signaux de qualité.

Les signaux sont donc très divers et très nombreux, mais leur efficacité est fonction du crédit de

leur énonciateur :

« L'efficacité du signal est d'autant plus forte que le commissaire occupe une

position de leader » (Moulin, 2003 : 51).

Une fois le premier signal émis, l'unanimité se fait rapidement autour de l'artiste « élu » au

sein des institutions les plus légitimes. Ainsi, comme le souligne A. Quemin :

« Dès lors qu’un mouvement apparaît au niveau international ou qu’un nouvel

artiste vedette émerge, les responsables des grandes institutions sont condamnés

(comme les marchands) à ne pas laisser le phénomène se développer sans y être

associés. De la sorte, le succès va encore au succès puisque, dès lors qu’une

institution importante émet un signal de reconnaissance, les autres institutions

figurant parmi les plus reconnues ont toutes les chances de lui emboîter le pas. Le

phénomène de labellisation est donc parfois très rapide (...). Plutôt que de risquer

d’être déconsidérés et de perdre une partie de leur aura en résistant à un nouveau

mouvement qui pourrait triompher malgré tout, la stratégie la plus prudente pour

ceux qui occupent des positions dominantes consiste à intégrer les nouveaux

espoirs dès le départ, dès que les pairs qui jouissent de la meilleure réputation dans

le monde de l’art – et qui ont donc le plus de chances de voir reconnus les artistes

qu’ils soutiennent envoient le premier signal ». (Quemin, 2001 : 91)

Ainsi, l'émission du signal de qualité par les instances de légitimation, est suivie d'un

mouvement de diffusion en chaîne, passant par divers « canaux », notamment par les « musées

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

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suiveurs », qui vont relayer le signal et le diffuser massivement, jusqu'à ce qui atteigne finalement

les cercles les plus éloignés du champ, c'est-à-dire le « grand public ».

C'est donc bien un modèle de la diffusion qui se dessine dans ces analyses, une diffusion

en deux temps : plus ou moins horizontale, malgré les processus d'influence, entre les membres

des instances de légitimation (représentés sous forme de réseaux), et diffusion verticale, une fois

le consensus minimum obtenu, vers les musées « suiveurs » qui sont dans une logique

d'imitation, et plus largement vers les différents acheteurs et décideurs du champ, rendus

confiants par l'émission des signaux.

On trouve un raisonnement assez proche chez P. Bourdieu, lorsqu'il s'interroge sur le hit-

parade des intellectuels français (Bourdieu, 1980). En ce qui concerne la phase de production

des jugements et des hiérarchies, l'accent est mis par le sociologue sur les échanges informels. La

phase de publicisation de ces jugements ne semble relever que d'une ratification (qualifiée de

« verdict public »).

« Ce processus [de hiérarchisation des valeurs intellectuelles] qui est aussi un procès

ou, si l'on préfère, un processus de formation des prix (comme verdicts du

marché), s'accomplit au travers des échanges « informels » de jugements privés,

voire confidentiels (« le livre d'un tel, ne le répète pas, mais c'est complètement

nul ») entre journalistes, entre journalistes-écrivains, et écrivains-journalistes, mais

aussi au travers des verdicts publics que sont les comptes rendus, les critiques, les

invitations à la radio ou à la télévision, et finalement les palmarès, les palmarès des

palmarès ou les hit-parades, sans parler des actes de consécration d'institution plus

ancienne, comme la nomination dans une académie qui, pour l'essentiel, ne font que

ratifier l'ensemble de ces verdicts, etc. » (Bourdieu, 1980 : 97, nous soulignons).

Le processus de publicisation des valeurs reste essentiellement amplificateur, c'est-à-dire

qu'il ne modifie pas, fondamentalement, le contenu du message.

2.2 La médiatisation et l'altération des messages

Pour D. Sagot-Duvauroux et N. Moureau cependant, la médiatisation des

« informations » n'a pas qu'un rôle amplificateur. Lorsque l'information est diffusée, c'est son

contenu qui est altéré, tant et si bien que ces auteurs proposent de distinguer deux types

d'information : « l'information artistique » et « l'information médiatique ». Nous avons vu, dans

la partie précédente, que « l'information artistique » était produite par les instances de

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

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légitimation (les experts chez R. Moulin ou les « académies informelles »), alors que

« l'information médiatique » intervenait plus en aval de la diffusion de l'œuvre, et pouvait

éventuellement « brouiller » ou « parasiter » les signaux émis par les instances. L'information

médiatique, « diffusée par de multiples sources d'information, allant de la télévision aux journaux

de décoration ou aux quotidiens » ne reflète que « les « bruits et rumeurs » du marché » et ne

donne aux acteurs, qu'une « image déformée de la valeur de l'artiste ». (Moureau, Sagot-

Duvauroux, 2006 : 79)

L'emploi du terme de « bruit » n'est pas anodin. C'est justement cette notion qui, dans la

théorie mathématique de la communication, désigne les parasitages opérés lors de la

transmission d'un message, dont les ingénieurs tentent de réduire au maximum les effets. Chez

les économistes, les bruits ne semblent intervenir que lorsque l'information est diffusée par les

médias traditionnels (presse, télévision). En ce qui concerne l'exposition comme support de

diffusion des signaux, l'information est supposée se transmettre de façon transparente, et les

signaux témoigner de « la valeur fondamentale de l'œuvre » (Moureau, Sagot-Duvauroux, 2006 :

76). Pour ces auteurs, le marché ne s'éloigne de la valeur fondamentale de l'œuvre que lorsque

les acteurs placent leur confiance dans les informations médiatiques, soit parce que les signaux

émis par les instances de légitimation sont trop épars (qu'il n'y a pas de consensus), soit parce

que ces acteurs ont une trop faible connaissance artistique et sont étrangers aux réseaux du

monde de l'art contemporain.

La notion de « valeur fondamentale » peut surprendre, étant donné la description, opérée

par les économistes, du rôle des interactions entre acteurs dans la production des valeurs. Elle

permet néanmoins aux auteurs de rationaliser la distinction entre une valeur considérée comme

« juste », car déterminée par des « experts », et une valeur altérée par la diffusion médiatique,

donc « impure », qui ne reflète, selon N. Moureau et D. Sagot-Duvauroux, que « l'opinion

moyenne ».

« Le comportement des acheteurs est similaire que celui qu'on peut observer sur les

marchés boursiers où l'importance de l'opinion moyenne (information médiatique)

dans la détermination du prix d'un titre, est d'autant plus élevée qu'il est difficile

d'établir des prévisions sur ses rendements futurs (Keynes, 1936). En effet, plus les

prévisions sur la valeur fondamentale du titre sont difficiles, plus un grand nombre

d'opérateurs du marché sont conduits à émettre des opinions subjectives qui

s'écartent de cette valeur » (Moureau, Sagot-Duvauroux, 2006 : 81)

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

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Dans une certaine mesure, on retrouve chez R. Moulin une distinction semblable, entre

l'information interne au réseau et les informations « périphériques » :

« L'appréciation des chances de réussite d'un mouvement artistique sur le marché

international est fortement liée au degré d'information dont ses acteurs disposent, à

la fois sur le marché lui-même et sur le champ culturel, sur leur structure et leur

fonctionnement respectifs. Et, dans le cas des nouveaux artistes comme dans celui

de nouvelles actions boursières, la détention de l'information – et particulièrement

de l'information de l'intérieur, que les autres ne détiennent pas encore – est

d'importance cruciale (Becker, 1985) ». (Moulin, 1995 : 211-212).

Mais la sociologue ne retient pas la notion d'« information médiatique ». Celle-ci n'est

d'ailleurs pas sans poser problème. Doit-on considérer, par exemple, que l'information produite

par les revues spécialisées, est de type « médiatique » ? Si l'on s'en tient au support, cela paraît

évident. Pourtant, les critiques font partie des instances de légitimation, et les revues figurent

parmi leurs supports privilégiés d'expression. Pour médiatisées qu'elles soient, les

« informations » produites par les revues circulent également au sein du réseau des instances de

légitimation. Réduire leur « accès à l'information » à des échanges oraux, en face à face, c'est

donc ignorer le poids éventuel de ces médiations. Le signal émis par la publication d'un article

dans une revue spécialisée n'est pas seulement orienté vers la diffusion hors réseau légitime. Rien

ne permet d'affirmer qu'il n'est pas un facteur central du processus de reconnaissance.

Dans sa présentation des « grandes manifestations internationales », R. Moulin aborde la

question des revues, en mettant l'accent sur leur rôle de diffusion des valeurs produites par les

instances, et rendues visibles (exhibées) dans les biennales :

« Les comptes rendus de ces manifestations et expositions alimentent les revues

d'art internationales qui compensent, par la multiplicité de leurs points de vente, le

nombre réduit d'acheteurs dont elles disposent dans chaque pays. L'information

artistique, orientée par les critiques d'art, atteint simultanément les différents pays,

créant les conditions propices à l'uniformisation de l'art et au cosmopolitisme des

acteurs. Finalement, commissaires d'exposition et commentateurs, pour la plupart critiques

d'art et conservateurs de musée, en sélectionnant artistes et mouvements,

construisent la scène artistique internationale » (Moulin, 1995 : 217-218, nous

soulignons).

C'est bien la circulation de « l'information artistique », à l'échelle internationale, qui est en

jeu dans les comptes rendus. Dans cette perspective, la revue est davantage envisagée comme un

support de diffusion des valeurs, que comme une instance de légitimation en tant que telle.

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

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Pourtant, l'utilisation du terme « orientée », ainsi que la reconnaissance, dans la dernière phrase,

du rôle des « commentateurs » dans la construction du champ, invitent à ne pas considérer la

médiation opérée par les critiques comme un simple transfert, une transmission transparente, de

valeurs produites en amont.

Il semble donc s'opérer une transformation lors des processus de médiatisation,

transformation que les économistes jugent « déformante », mais que R. Moulin semble intégrer

dans le mécanisme de production des valeurs. Or nous pensons que si le modèle de l'échange

transparent d'informations, issu de la théorie mathématique et appliqué aux communications

entre instances de légitimation, s'efface avec la question de la diffusion médiatique, c'est bien

parce que l'opacité du média se fait sentir. Comme le souligne J. Davallon :

« (...) la notion de médiation apparaît chaque fois qu'il y a besoin de décrire une

action impliquant une transformation de la situation ou du dispositif

communicationnel, et non une simple interaction entre éléments déjà constitués, et

encore moins une circulation d'un élément d'un pôle à l'autre. J'avancerai ainsi

l'hypothèse qu'il y a recours à la médiation lorsqu'il y a mise en défaut ou

inadaptation des conceptions habituelles de la communication : la communication

comme transfert d'information et la communication comme interaction entre deux

sujets sociaux » (Davallon, 2003 : 44).

Ainsi, malgré l'utilisation par R. Moulin du terme de « médiateurs » pour qualifier les

instances de légitimation, les médiations sont effacées de son analyse. Cet effacement s'explique

par la réduction, dans le cas des « échanges d'information » entre instances, à une

communication « comme interaction entre deux sujets sociaux », et dans le cas de la diffusion

des signaux, à une « communication comme transfert d'information ». Chez N. Moureau et

D. Sagot-Duvauroux, l'opacité des médias est plus perceptible, mais les médiations sont

envisagées comme des processus déformants : toutes les « stratégies médiatiques élaborées (...)

brouillent les deux catégories d'information », et perturbent la lecture des signaux (Moureau,

Sagot-Duvauroux, 2006 : 83).

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2.3 modèle du réseau et communication comme transmission

L'information, le signal, le bruit : ces trois termes et l'usage qu'en font les auteurs étudiés

renvoient donc à un schéma de la communication comme transmission, inspiré du modèle

mathématique.

Ce modèle est particulièrement saillant dans les écrits de la sociologue N. Heinich par

exemple, qui analyse le processus de reconnaissance artistique dans une logique linéaire :

transgression – réaction – intégration (Heinich, 1998). Nous avons vu que les « cercles de la

reconnaissance » qu'elle utilise pour modéliser l'intégration impliquent bien une logique

temporelle de transmission, des cercles les plus proches de l'artiste, vers le grand public. La

sociologue est d'ailleurs consciente de la prégnance de ce modèle communicationnel en

sociologie de l'art, et de ses limites. Comme elle le souligne dans son ouvrage consacré à la

discipline, où le plan est divisé en quatre thématiques correspondant aux quatre temps de

l'activité artistique (production, œuvres, médiation, réception) :

« Ce sont là des thématiques héritées du passé : inspirées du schéma

communicationnel de Roman Jakobson, la triade production-distribution-

consommation était déjà utilisée par (...). Certes il peut paraître un peu artificiel de

maintenir des divisions thématiques que la nouvelle sociologie de l'art tend plutôt à

brouiller, en mettant en évidence le fonctionnement des systèmes relationnels

propres aux activités artistiques, dans leurs interdépendances et leurs connexions.

Mais c'est à travers de tels découpages que la plupart des praticiens de la sociologie

de l'art l'ont apprise » (Heinich, 2001 : 44).

Chez N. Heinich, comme chez la plupart des sociologues actuels, il s'agit toutefois d'un

schéma communicationnel complexifié, qui ne se limite pas à un émetteur (l'artiste) et un

récepteur (le public). Les trois moments du jeu de l'art contemporain (transgression, réaction,

intégration), correspondent à trois catégories d'acteurs : les créateurs, les commentateurs et les

spectateurs. Les commentateurs sont décrits comme des « médiateurs », dont N. Heinich va

s'attacher à décrire les différentes « instances », qui peuvent aller de l'artiste lui-même, aux

critiques, en passant par les galeristes et les institutions (Heinich, 1998 : 264-286). Cette triade

artiste, médiateur, public, nous rapproche donc du modèle de la médiation. Mais l'idée de

transmission linéaire nous semble rester prégnante dans son approche, et son analyse rappelle

plutôt le modèle du « two-steps flow communication » développé par E. Katz et P. Lazarsfeld

(1955). Les commentateurs occuperaient le rôle des « leaders d'opinion », influençant le public

dans sa lecture du message. Mais le contenu du message reste contrôlé par l'émetteur, le public

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

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étant prêt, ou non, à le recevoir et le reconnaître comme relevant du domaine artistique. D'où le

nécessaire délai temporel de la reconnaissance de la transgression par le public.

Les institutions (comme les commentateurs) sont bien conçues comme des

intermédiaires. Mais si leur importance est soulignée dans le processus de reconnaissance, leur

rôle se réduit, comme chez R. Moulin, à un support de diffusion et à l'émission d'un signal de

qualité (un « indice ») :

« De tous les effets de valorisation (...) le rôle des spécialistes et des institutions est

bien plus décisif que celui des simples amateurs. En stabilisant et en universalisant

la valeur d'un objet, toute institution est un amplificateur des effets de valorisation : il

n'est pas de nouveau paradigme sans conversion des institutions artistiques aux

nouvelles valeurs. (...). Or ce rôle des institutions est plus fondamental en art

contemporain, en raison de sa nature même. Car lorsque les critères reconnus de

l'appartenance à l'art (matériaux, contenus, formes) sont systématiquement mis à

mal, ce sont des critères externes qui tendent à prendre le pas : une exposition dans

une galerie réputée, un article dans une revue spécialisée, un achat par un musée,

deviennent des indices de la nature et de la valeur de l'œuvre, susceptibles de

compenser l'absence d'autres indices plus familiers et plus étroitement attachés à sa

matérialité » (Heinich, 1998 : 261-262, nous soulignons).

On est bien dans un schéma de diffusion linéaire de la valeur, où les différentes instances

constituent des relais en direction du récepteur final : le grand public. L'institution muséale se

situe à l'issue de la chaîne des médiations :

« (...) la médiation du galeriste, déjà difficile à obtenir, ne suffit pas si elle n'est pas

relayée par les commentaires des critiques, les achats des collectionneurs et, à terme,

la reconnaissance des institutions par l'entrée dans les collections publiques (...)»

(Heinich, 1998 : 264, nous soulignons).

C'est cette linéarité et la rigidité des rôles impartis aux acteurs que le modèle du réseau

prétend briser. Mais, outre la persistance des deux étapes de diffusion déjà soulignée chez

N. Moureau et D. Sagot-Duvauroux qui réintroduisent un processus linéaire, l'interconnexion

des instances de légitimation n'empêche pas l'application d'un modèle de communication

comme transmission d'information. C'est ce que souligne Y. Jeanneret, en se référant au modèle

mécaniste de « la boule de billard » décrit par L. Sfez :

« On introduit la boule dans un circuit (ici nommé « canal »), et elle atteint son but

(le récepteur), lequel renvoie la bille, à l'occasion, par le truchement d'intermédiaires.

Émetteur, récepteur, canal. Là-dedans, un message » (Sfez, 1988 : 43).

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

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Ce modèle est présenté comme issu de la théorie « représentative ». Le message, conservé

dans son intégrité au cours de la transmission, représente l'émetteur auprès du récepteur. Ces

trois éléments sont clairement distincts, extérieurs, les uns aux autres. Pour Y. Jeanneret, ce

modèle de la connexion est insuffisant, car il ne s'attache pas aux « formes », à l'épaisseur

concrète des dispositifs et à la relation aux signes :

« L'idéaliste ne s'attarde pas sur la forme de ce qu'il nomme « messages » car il tient

les systèmes d'information pour des vecteurs de cognition et d'intention. Le

modèle de la boule de billard (Sfez, 1988, 43-52) lui suffit, avec ses unités

d'information qui se propagent à travers des « canaux » et des « réseaux ». Dans ce

modèle de pensée, l'information, extérieure au sujet, a le statut de « représentation »

qui circule. Le média est un passeur, qui traverse l'espace » (Jeanneret, 2004 : 43).

Notre lecture critique de l'approche socio-économique du champ de l'art contemporain

nous a donc permis de montrer que le modèle du réseau n'était pas fondamentalement

incompatible avec un schéma linéaire de la communication comme transmission d'informations.

Les critiques des travaux sociologiques que nous avons formulées au cours de cette section

renvoient toutes, plus ou moins directement, à l'usage d'un tel schéma. C'est en effet la question

de la circulation des valeurs qui nous semble poser problème dans l'approche de R. Moulin et

A. Quemin.

L'enjeu de notre recherche va, dès lors, consister à questionner les modalités de cette

circulation et donc à repenser les processus communicationnels à l'œuvre dans le champ, en

nous basant sur le cas des biennales. Il convient donc de centrer notre attention sur les

médiations générées par les biennales en s'attachant aux formes que prennent ces médiations.

Mais pour saisir l'opérativité de ces formes, il faut commencer par, d'une part redéfinir notre

objet d'analyse (la biennale) en passant de la notion « d'institution » utilisée par R. Moulin18, à

celle de « dispositif médiatique » ; et d'autre part délimiter une échelle d'analyse pertinente pour

saisir les mécanismes de circulation des valeurs à l'œuvre autour des biennales. C'est à ce double

objectif que vont s'attacher les prochaines sections.

18 Rappelons que R. Moulin qualifie les musées, centres d’art et biennales “d’institutions culturelles”, pour les

distinguer des organismes dédiés au commerce de l’art (foires et galeries). L’utilisation qu’elle fait de cette notion se rapproche donc de son usage courant (les “structures culturelles”), tout en s’inscrivant pleinement dans la logique de champ décrite dans le premier chapitre (pôle économique et pôle culturel).

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II. La biennale : une situation de réception ouverte

L'analyse approfondie de la modélisation sociologique du mécanisme de consécration

artistique, nous a permis d'identifier, dans la précédente section, un schéma de circulation des

valeurs qui peut expliquer les « impensés » des sociologues de l'art étudiés. Le modèle proposé

est celui d'une transmission linéaire des valeurs, entre un émetteur-décideur (le curateur) qui

produit les valeurs, et un récepteur-visiteur, qui va éventuellement relayer la sélection vers des

cercles plus larges (fonction de diffusion du critique ou du conservateur de « musée suiveur »).

Dans ce modèle, les biennales ne sont que les supports de visibilité des choix effectués en amont

par le curateur : elles n'ont aucune opérativité propre dans le processus, si ce n'est celle

d'objectiver et de publiciser la sélection opérée. C'est finalement davantage au curateur qu'à la

biennale que revient la fonction de qualification des œuvres.

Pour penser le pouvoir propre des biennales dans le processus de qualification, il est

nécessaire de ne pas les réduire a priori à des supports de publicisation des valeurs. C'est-à-dire

de les envisager non plus comme des institutions au sens de R. Moulin, mais comme des dispositifs

où s'opèrent des médiations et où se construit un nouveau statut de l'objet exposé. Les travaux

de J. Davallon sur l'exposition constitueront dans cette perspective un apport précieux. Ils nous

permettront de définir plus précisément le périmètre de la formation sociale engagée dans le

processus de qualification qui, comme nous le verrons, ne se limite pas aux seuls concepteurs

des biennales.

1. L'exposition comme dispositif médiatique

Pour analyser le fonctionnement de la biennale comme une situation de médiation, et

donc redonner une épaisseur technique, symbolique et sociale à ce que nous avons jusqu'à

présent envisagé comme une institution culturelle, il est nécessaire de repenser le modèle

communicationnel employé par les sociologues. La notion de « dispositif médiatique » nous

permettra d'opérer ce changement de perspective et, en raisonnant par contraste avec le

dispositif muséal analysé par J. Davallon, de caractériser plus précisément les processus de

production et de circulation des valeurs artistiques à l'œuvre dans les biennales d'art

contemporain.

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

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En attribuant aux biennales une fonction de qualification des œuvres, les sociologues

mettent l'accent sur une transformation du statut des objets exposés. Les œuvres acquièrent de

la valeur à travers une opération de qualification ou de labellisation, qui les distingue de la masse

des productions artistiques, en les désignant comme relevant de « l'art contemporain

international ». Ce qui laisse supposer que les biennales n'ont pas qu'un rôle amplificateur dans

la diffusion des objets : la mise en exposition ne peut pas se réduire à une simple

« publicisation ». À travers la qualification, c'est le sens de l'objet qui se transforme en même

temps de son statut. Le changement de statut induit une autre manière de s'approprier l'objet,

une nouvelle relation à l'objet. C'est donc dans une perspective pragmatique qu'il convient

d'envisager l'exposition biennale.

C'est le programme proposé par J. Davallon, pour qui l'exposition ne peut jamais se

réduire à un dispositif instrumental mettant en relation des visiteurs et des objets.

« Son fonctionnement implique (i) une activité de compréhension de la part du

visiteur ; (ii) que cette activité de compréhension se déroule dans un contexte

communicationnel, au sens où le producteur de l'exposition y a nécessairement mis

des indications sur la manière dont le visiteur peut arriver à cette compréhension.

Cette double condition revient à reconnaître que l'activité du récepteur est certes,

au moins partiellement, cognitive (premier point), mais surtout (second point) que

cette activité vise d'abord à saisir la manière dont l'exposition répond à l'intention

de le faire accéder à l'objet » (Davallon, 1999 : 17).

L'exposition, dès lors, peut être définie comme un média : elle présente simultanément un

contenu et un vecteur technique qui propose une manière d'appréhender ce contenu. Elle

montre des choses et indique comment les regarder. La relation entre le visiteur et l'objet est

ainsi déterminée par l'agencement matériel de l'exposition, l'organisation de l'espace, qui

correspond au processus de médiatisation opéré par le producteur.

« Il ne faudrait pas croire cependant que cette forme minimale de médiatisation est

pour autant transparente. Comme dans tous les autres médias, la transparence reste

un effet de la médiatisation elle-même. La simple « disposition » des choses dans

l'espace oriente le visiteur tant d'un point de vue pratique (comment entrer en

relation, comment se « brancher ») que conceptuel, puisqu'elle confère forcément

une signification à ce qui est présenté » (Davallon, 1999 : 36-37).

L'exposition propose donc un mode de réception de ce qui est exposé, si bien qu'on peut

parler de « dispositif de réception » (Davallon, 1999 : 28). Mais si l'agencement matériel rend

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

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possible et guide l'activité du récepteur, sa coopération est indispensable. Le visiteur participe

pleinement à la production du sens, puisque son activité de réception ne consiste pas à décoder

des messages, mais à interpréter des indices, et inférer un sens. Il n'est pas un simple spectateur : il

participe à la production de l'événement. L'activité d'interprétation est certes plus ou moins

importante selon les visiteurs ou selon les moments de la visite. Elle dépend aussi du type

d'exposition : une exposition d'art appelle une activité d'interprétation d'une autre nature qu'une

exposition de sciences. Mais dans tous les cas, le fonctionnement de l'exposition résulte bien

d'une double énonciation : celle du producteur qui met en scène l'espace d'exposition, et celle du

visiteur qui s'appuie sur cet espace pour construire un sens (Davallon, 1999 : 172).

La notion de dispositif « situe d'emblée dans une perspective pragmatique » (Davallon,

1999 : 24) et présente l'avantage d'opérer un rééquilibrage dans l'analyse entre les aspects de

réception et de production. Comme le soulignent H. Peeters et P. Charlier, dans leur

introduction d'un numéro d'Hermès consacré au dispositif, si ce dernier a une visée d'efficacité, et

est donc « soudé au concept de stratégie », sa dimension pragmatique est centrale et l'autonomie

du récepteur ou de l'usager est réaffirmée. Si le « dispositif organise et rend possible quelque

chose, il n'en garantit cependant pas l'actualisation. Il fait simplement exister un espace particulier

préalable dans lequel ce quelque chose peut se produire » (Peeters, Charlier, 1999 : 19).

La notion de dispositif permet ainsi de complexifier la pure logique de transmission

d'informations à laquelle l'exposition était réduite chez les sociologues. Ce qui se passe dans le

processus d'exposition est bien plus complexe que ne le laissaient entendre les auteurs

précédemment analysés. En réduisant les biennales à de purs supports de visibilité, de

transmission des œuvres et des valeurs esthétiques, ils prennent acte, enregistrent, l'opération de

publicisation. Mais comme le souligne J. Davallon :

« L'analyse du fonctionnement de l'exposition a très rapidement montré que l'enjeu

symbolique de l'acte même de mettre en exposition allait bien au-delà d'une simple

publicisation de l'objet » (Davallon, 1999 : 8).

En questionnant la nature médiatique de l'exposition, c'est à une redéfinition des médias

que nous invite l'auteur, qui cherche à réintégrer les dimensions sociales et symboliques

occultées par « la définition courante des médias comme technologie de communication

d'information » (Davallon, 1992 : 102). Cette redéfinition des médias lui permet de penser

l'exposition non plus comme une simple machine distribuant de l'information, mais comme un

« dispositif socio-symbolique » :

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

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« 1) Le média est lieu d'interaction entre le récepteur et les objets, images etc.

L'action du récepteur fait donc partie intégrante du média. 2) Ce qui se passe dans

le dispositif social, ses caractéristiques, son fonctionnement, sont socialement

définis (...). 3) Le média est un lieu de production du discours social : chaque média

a son genre de discours et produit des effets de sens sociaux spécifiques (...). 4)

Chaque média établit un type de lien social qui lui est propre entre les acteurs (...).

5) Pour se construire comme dispositif, chaque média développe une technologie,

de sorte que ce dispositif rende possible les opérations précédentes (...). 6) Le

média comme dispositif est au centre d'un espace social qu'il contribue à organiser

et qui lui sert en même temps de soubassement. 7) Enfin le dispositif et son espace

social, qui sont à la fois produits et producteurs de langage et de lien social, sont

évidemment un enjeu de pouvoir et donc potentiellement le lieu de développement

de stratégies de pouvoir » (Davallon, 1992 : 103).

La fonction de qualification des biennales mise en avant par les sociologues, relève plus

précisément de la dimension symbolique de l'exposition. Pour J. Davallon, la transformation du

statut des objets est un effet du dispositif médiatique qu'il désigne comme son « opérativité

symbolique ». Cette opérativité renvoie « à la nature de la relation qu'elle instaure entre le

producteur et le visiteur, entre le visiteur et les objets, entre le visiteur et le monde représenté

par les objets » (Davallon, 1999 : 143).

Cette brève introduction à l'approche communicationnelle des expositions proposée par

J. Davallon, montre bien l'étendue du décalage opéré par rapport à la perspective sociologique.

Pour explorer le fonctionnement médiatique de l'exposition, l'auteur ne peut plus se satisfaire du

schéma linéaire de transmission sous-jacent chez R. Moulin. En analysant les processus de

médiatisation et de médiation à l'œuvre dans l'exposition, il opacifie le dispositif, mais offre en

même temps l'opportunité d'en saisir le fonctionnement. Comme le souligne Y. Jeanneret :

« Les médias ont une épaisseur, qui fait que ce qu'ils produisent n'est jamais le

simple transport de ce qu'ils reçoivent. Tout média est, à quelque titre, une mise à

distance, si bien que nous devons comprendre son opacité propre, plutôt que de la

mesurer à une impossible transparence » (Jeanneret, 2000 : 45)

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

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2. La transformation du statut de l'objet au musée

Pour saisir l'opérativité symbolique des biennales, et réinscrire le dispositif d'exposition

dans le processus de qualification relevé par les sociologues de l'art, il faut donc se pencher sur

l'opération de transformation du statut de l'objet à l'œuvre dans l'exposition. Nous allons en

premier lieu envisager cette opération dans le cadre du musée pour voir, dans un second temps,

s'il est possible de la transposer sur les biennales.

Comme le souligne J. Davallon, pour comprendre ce processus de transformation, il est

nécessaire d'adopter une perspective historique et de s'interroger sur ce qui constitue la « matrice

institutionnelle du musée ». Car la naissance du musée entre le XVIe et XVIIIe siècle, entraîne

une modification des relations entre les trois éléments constitutifs du dispositif muséal : les

objets, les visiteurs et le savoir. Cette « matrice institutionnelle » se fonde sur la double

émergence de l'exposition et du patrimoine (Davallon, 1992).

L'exposition correspond à l'instauration d'une nouvelle relation à l'objet d'art. Alors que

dans les collections royales ou princières, l'objet d'art représente le pouvoir de son possesseur : il

manifeste une autorité qui fonde et légitime le pouvoir politique (comme la collection réunie à

Fontainebleau par François 1er), il va progressivement quitter la sphère du pouvoir pour

intégrer le domaine privé. C'est la naissance de « l'œuvre », un objet apprécié pour lui-même qui

est en même temps un objet de discussion et de jugement de la part d'un public d'amateur.

L'échange d'opinions permet à un public de se constituer, et au musée de dépasser la simple

dimension individuelle de rencontre du visiteur avec l'œuvre. L'espace de rencontre entre les

œuvres et le public va finalement s'instaurer sous la forme d'expositions dans des galeries

publiques, comme le Salon. L'exposition est donc au centre de la nouvelle relation à l'objet d'art,

car c'est par elle que l'œuvre et le public vont se constituer et exister l'un pour l'autre.

Cette nouvelle relation aux objets d'art s'institutionnalise sous la forme du musée. Mais

« si l'exposition est au cœur du fonctionnement du musée comme espace public, en en faisant

potentiellement un dispositif communicationnel tourné vers un public, elle ne peut répondre à la

double question de savoir quoi présenter et comme le présenter » (Davallon, 1992 : 109). Les

questions du choix des œuvres et de leur présentation sont liées, et renvoient au statut de la

collection, c'est-à-dire à sa définition sociale. Le passage de la collection royale à l'exposition

induit un changement de destinataire, et donc, une modification du dispositif. Les œuvres, qui

doivent désormais faire sens pour un être collectif (le public) ont besoin d'un nouveau statut qui

fonde et légitime leur choix et leur articulation, dans l'exposition, au regard d'un public.

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

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L'émergence du patrimoine va permettre la naissance d'un discours qui va prendre en charge ce

statut des objets.

La patrimonialisation des objets passe par trois processus :

- L'œuvre est reconnue comme monument : son caractère d'exception est garanti par des

experts qui se basent sur un savoir établi, public, reconnu et stable.

- La constitution de ce savoir correspond à celle de l'histoire de l'art. Elle va permettre

d'authentifier les œuvres, mais surtout, de donner sens à la collection et à sa présentation.

- La reconnaissance de ce bien par le public est rendue possible grâce à l'existence du

savoir de référence qu'est l'histoire de l'art. Le public dispose ainsi d'un savoir préalable et

légitime (celui qui a servi au choix des objets et de la présentation) qui va lui permettre de

s'approprier symboliquement les œuvres.

C'est bien le processus de patrimonialisation qui fait de l'objet de musée un objet

particulier, digne d'être conservé et exposé au public. Mais cette transformation du statut de

l'objet n'est possible que parce qu'un savoir préalable garantit ou valide ce statut patrimonial :

« (...) il n'y aurait pas de reconnaissance du statut d'objet de musée sans le savoir de

l'histoire de l'art ou, a minima, sans une philosophie de l'art. Il en est de même

pour les objets de musées d'histoire, d'archéologie, d'ethnologie ou de techniques,

qui sont définis par référence à des savoirs scientifiques spécialisés ». (Davallon,

1998 : 416).

Le processus de patrimonialisation est donc central dans le fonctionnement du musée.

D'une part il guide et légitime la mise en exposition des objets. Les choix de sélection et de

présentation des objets sont effectués en conformité ou en adéquation avec la science qui leur

sert de fondement.

« C'est ainsi que la disposition du musée d'art suit le savoir de l'histoire de l'art. Au

sens propre, sa muséographie met en œuvre une forme de classement des œuvres

(classement chronologique ou par écoles, par exemple) à travers une mise en

espace complétée, si besoin, de titres ou d'explications » (Davallon, 1998 : 416).

D'autre part, le savoir intervient également du côté de la réception : si le dispositif a été

efficace, le visiteur va traduire, par son comportement ou sa production de sens, ce qui lui a été

proposé. Il y a donc une logique de bouclage entre ce qui est attendu en réception et ce qui est

proposé en production, de sorte que J. Davallon parle d'une « réception fermée » du point de

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

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vue du statut des objets et des modalités de réception. Le musée préfigure dans son dispositif

même, le résultat de l'activité de réception.

« Cette sorte d'incorporation - d'internalisation, si l'on veut – du discours savant

dans l'organisation spatiale de la présentation qui cherche à régler et à préfigurer le

discours des visiteurs (ce que j'ai appelé le discours du commentaire) fait que le

dispositif médiatique de l'exposition s'identifie à l'ensemble de l'espace de

réception. Avec lui, l'exposition dépasse le cadre d'une relation entre l'individu et

l'objet, devenant un véritable dispositif communicationnel entre un public et une

présentation » (Davallon, 1992 : 108).

Ainsi, l'activité de réception peut être abordée comme un rituel de

reconnaissance/appropriation : le public va pouvoir s'approprier symboliquement les œuvres

comme patrimoine du génie humain. Le musée serait donc « une forme particulière

d'institutionnalisation d'un espace de réception d'objets (l'exposition comme dispositif

communicationnel) auxquels il confère le statut de patrimoine » (Davallon, 1992 : 111).

Dans cette perspective, l'autorité du musée tient avant tout au contrôle qu'il exerce sur la

situation de réception19. Il garantit au visiteur la conformité du savoir et l'authenticité des objets.

Cette garantie est la condition sine qua non du fonctionnement du dispositif. C'est bien parce que

le visiteur qui entre au musée présuppose que les « règles constitutives » qui en définissent le

« contrat » sont respectées, que le dispositif communicationnel de l'exposition peut fonctionner.

Ces règles constitutives sont au nombre de quatre :

- l'authenticité des objets exposés

- la véracité des savoirs mobilisés

- la définition du monde d'appartenance des objets exposés

- la fidélité de l'exposition, en tant qu'objet culturel (le monde de l'exposition) aux trois

règles précédentes (Davallon, 1999 : 29).

Ainsi, le visiteur peut reconnaître l'exposition comme telle, « c'est-à-dire comme un

dispositif qui respecte ce statut sémiotique des objets et respecte les règles scientifiques du

traitement du savoir » (Davallon, 1999 : 31). Mais s'il présuppose le respect de ces règles, c'est

19 L'auteur pose une distinction entre le musée et l'exposition. Le musée encadre institutionnellement l'exposition. Il

garantit les règles qui définissent ce que doit être une exposition culturelle « à la fois sur le plan du statut des objets (comme patrimoine), de ce que doit faire le visiteur (comme public) et sur le plan de l'usage du savoir (comme savoir scientifique)» (Davallon, 1999 : 224).

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

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qu'il possède déjà un certain nombre de garanties. J. Davallon distingue ainsi deux niveaux de

garantie :

Le premier est constitué des signes qui attestent le respect de ces règles par la production,

comme par exemple la certification de la provenance des œuvres établie par les procédures

scientifiques des historiens de l'art ou des archéologues.

Le second niveau encadre le premier et peut être qualifié de « niveau institutionnel ». Le

visiteur sait qu'il se trouve dans un lieu (le musée, la galerie) dont la légitimité dans le domaine

est reconnue : « Ce savoir garantit l'attestation donnée par l'instance productrice ; garantie qui se

traduit par la possibilité de sa vérification juridique, sociale, scientifique » (Davallon, 1999 : 34).

C'est cet encadrement institutionnel qui assure la garantie du contrat communicationnel.

Ainsi :

« Le musée apparaît comme une instance moins productrice que testimoniale, une

instance capable d'attester à la fois la nature des choses exposées, la façon de les

montrer ainsi que les savoirs mobilisés » (Davallon, 1999 : 35).

Dans cette perspective, l'autorité de l'institution muséale tient à sa fonction de garant : elle

garantit le processus de patrimonialisation qui s'opère à travers elle. Mais avec les biennales, c'est

justement cette logique patrimoniale qui disparaît. Si la biennale partage avec le musée un même

support de médiatisation (l'exposition), en revanche, son opérativité symbolique ne peut être de

même nature.

3. Du Salon aux biennales : le savoir et le statut des objets

Nous avons vu que R. Moulin n'établissait pas de distinction nette entre la fonction des

musées et celle des biennales. Si elle privilégie le terme de « consécration » pour le premier, et

opte plutôt pour celui de « qualification » pour le second, les deux notions semblent recouvrir le

même processus de validation et de hiérarchisation des œuvres. Or le processus de

patrimonialisation décrit par J. Davallon et à l'œuvre dans les musées d'art, ne semble pas

pouvoir être transposé sur les biennales.

La différence entre musées et biennales renvoie, en premier lieu, à la nature des objets

exposés. La biennale est une exposition centrée sur l'actualité. Le rythme temporel de son

organisation, tous les deux ans, indique bien que cette institution a pour fonction de présenter,

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

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de manière périodique, l'état du champ de production de l'art contemporain. Le choix des

œuvres se limite généralement à la production actuelle d'artistes vivants. La grande majorité des

œuvres exposées dans les biennales a été produite dans les cinq ou dix années précédant

l'exposition, et provient de la galerie ou de l'atelier de l'artiste. Certaines œuvres sont mêmes

réalisées spécialement pour les biennales. Sans aller jusqu'à prétendre que les biennales

constituent la première publicisation des œuvres exposées, elles constituent, en revanche, bien

souvent, la première prise en charge « institutionnelle » (au sens de R. Moulin) de ces œuvres.

Bien entendu, les biennales n'excluent jamais totalement l'exposition d'œuvres

« historiques », c'est-à-dire patrimonialisées. Certaines manifestations, comme la biennale de São

Paulo par exemple, intègrent même des expositions monographiques de célébration d'un artiste

disparu depuis parfois plusieurs décennies. Mais ces choix font figure d'exception, et on

remarque que la présence d'œuvres ou d'artistes historiques est souvent dénoncée par les

commentateurs comme relevant d'une manipulation visant à faire bénéficier les œuvres plus

contemporaines, de l'aura de ces œuvres légitimes. De même, la présence d'une œuvre déjà

exposée dans une biennale ou un musée, entraîne immanquablement des réactions ironiques

dans la presse spécialisée.

L’« actualité » des œuvres exposées dans les biennales (pour ne pas employer le terme

« contemporain », qui, nous l'avons vu, ne réfère pas forcément au critère chronologique)

implique que le minimum de recul ou de distance temporelle nécessaire à l'historicisation des

œuvres et des artistes n'a pas encore pu opérer. Si de nombreux discours sur les artistes exposés

préexistent à l'événement, on peut difficilement les considérer comme l'expression d'un savoir

stable et reconnu. Ainsi, le savoir de référence qui, dans le cas du musée d'art, fondait la

légitimité de la sélection et de la présentation et permettait d'opérer le changement de statut de

l'œuvre (sa patrimonialisation), n'existe pas encore dans le cas des biennales. D'ailleurs, une

présentation chronologique des œuvres n'aurait pas vraiment de sens dans une biennale, qui se

propose avant tout de dresser un bilan, un état des lieux, de l'actualité artistique. La présentation

par écoles ou par mouvement que privilégie également l'histoire de l'art, serait quant à elle

périlleuse, toujours en raison du manque de recul historique. Le choix d'un cadrage des œuvres

par un thème général (la justice, le beau, le temps etc.) qui s'est largement imposé dans l'univers

des biennales, est sans doute un moyen, pour le curateur, de produire du sens tout en

contournant ces obstacles. La figure du curateur se rapproche alors davantage du « découvreur

de talents » que de « l'historien ». On pourrait d'ailleurs considérer que l'exposition dans une

biennale constitue, d'une certaine manière, un premier temps d'historicisation des œuvres et des

artistes, qui consiste à les inscrire dans un panorama qui se prétend représentatif de la scène

artistique actuelle.

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

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Dans cette perspective, la biennale peut être rapprochée d'une institution qui a

accompagné la naissance du musée en marquant l'émergence des expositions : il s'agit bien

entendu du Salon organisé par l'Académie dès le XVIIIe siècle.

L'analyse du dispositif médiatique du Salon est présentée, chez J. Davallon, en contraste

avec celui du musée. L'auteur met à jour des « matrices communicationnelles » divergentes. Or il

semble que l'on puisse comparer le fonctionnement des biennales à celui du Salon, ou plus

largement aux « expositions de galeries d'art ou encore aux salons présentant des œuvres

d'artistes encore vivants » (Davallon, 1998 : 414). J. Davallon parle à leur propos de « situation

de réception ouverte » (par contraste avec le musée, qui par l'internalisation du savoir, préfigure

la réception et donc la « ferme » dans une certaine mesure). Dans le cas du Salon, la spatialité de

la présentation et le registre du commentaire sont bien distincts. C'est la rencontre avec l'œuvre

qui domine, et le commentaire reste extérieur au dispositif d'exposition. Il lui est même

postérieur, dans la mesure où il est constitué des réactions individuelles des visiteurs, ou de ces

mêmes réactions publicisées sous la forme de la critique d'art. Dans le cas des biennales, il est

évident que le dispositif médiatique de l'exposition proprement dite est réduit à son minimum.

Le discours est généralement absent des cimaises, et renvoyé à la périphérie de l'exposition, dans

des livrets d'accompagnement ou dans le catalogue par exemple. Le travail du concepteur réside

essentiellement dans la sélection des œuvres et leur mise en espace. Les panneaux explicatifs ou

les dispositifs de médiation ne sont qu'exceptionnels, et le « texte expographique » (Poli, 2002)

se réduit le plus souvent aux cartels. Ainsi, le registre du commentaire et la spatialité de la

présentation, étroitement mêlés dans le cas du musée (Davallon, 1992 : 108), se distinguent

nettement dans les biennales.

On peut dès lors s'interroger sur le fondement de l'autorité des biennales dans le

processus de qualification des œuvres. Quelle garantie l'institution peut-elle offrir de la validité

de sa sélection d'artistes et d'œuvres, si la garantie scientifique de l'histoire de l'art n'est pas

opérante ? Faut-il considérer, à la suite des sociologues, que le crédit du curateur suffit à

légitimer la sélection, et donc, que le pouvoir des biennales repose entièrement sur le pouvoir

des curateurs ?

Le processus de singularisation des commissaires d'exposition au cours des dernières

décennies pourrait effectivement relever d'une stratégie de renforcement de l'autorité du

concepteur d'exposition, et appuyer cette lecture. On remarque en effet dans le cas des

biennales, un dédoublement de la position énonciatrice de l'instance de production. Si

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

101

J. Davallon parle de l'instance de production des musées comme d'une entité unique (le

concepteur), pour la plupart des biennales, il est nécessaire de distinguer l'instance

institutionnelle (la biennale et son comité d'organisation) et le commissaire, auquel l'instance

institutionnelle délègue, le temps d'une édition, son pouvoir d'organisation20. Dans une certaine

mesure, on a bien ici deux instances distinctes, chacune ayant sa propre « autorité » ou

bénéficiant de sa propre « reconnaissance » dans le monde de l'art. Bien entendu, on est face à

un processus de légitimation croisée, dans la mesure où c'est la participation à telle biennale qui

va contribuer à construire la notoriété du commissaire, mais que par un mouvement de

balancier, tel commissaire reconnu, c'est-à-dire bénéficiant d'une certaine notoriété, va en même

temps engager son propre crédit sur le projet. On peut ainsi analyser la mise en visibilité de

commissaires indépendants dans les biennales, ainsi que leur circulation (qui n'a pas son

équivalent pour les musées, le conservateur se confondant le plus souvent avec l'institution qu'il

représente et à laquelle il reste attaché) comme une stratégie de renforcement de l'autorité de

l'institution. L'alignement de la plupart des biennales, sur le modèle du commissaire indépendant

(qui tend à remplacer celui du jury d'expert plus anonyme) semble symptomatique de la fragilité

de l'autorité de l'institution.

Cependant, si la notoriété du commissaire permet de renforcer ou de redoubler l'autorité

des institutions, suffit-elle pour autant à garantir la validité des choix opérés dans la production

artistique, et le changement de statut des œuvres exposées ?

La montée en singularité des commissaires, comme l'ont très bien montré N. Heinich et

M. Pollak, s'est accompagnée d'un changement de statut de ces acteurs. Prenant acte de la crise

traversée par la profession de conservateur, les sociologues s'interrogent sur l'émergence d'une

nouvelle « position » d'acteur, non réductible à un poste ou une fonction, qui est la position

d'auteur. Or parmi les différentes tâches qui incombent au conservateur de musée, « la seule qui

autorise une certaine personnalisation – au double sens de la singularité du travail accompli, et du

renom qui en découle – est la présentation au public » (Heinich, Pollak, 1989 : 34). En prenant

comme point d'appui à leur démonstration la comparaison avec la position d'auteur au cinéma

qui s'est développée après guerre, N. Heinich et M. Pollak montrent l'autonomisation

progressive de la fonction de commissaire d'exposition, et signalent son évolution possible, et

20 Dans son analyse des festivals français consacrés au cinéma latino-américain, A. Rueda note également un

empilement des instances d’énonciation. Mais dans le cas des festivals analysés, l’instance organisatrice ne présente pas le même dédoublment que dans celui des biennales (on pourrait cependant considérer que le président du jury de Cannes occupe une position à certains égards comparable à celle du curateur) : “La complexité de l’objet « festival » se décline notamment à travers la multiplicité des instances d’énonciation qui le structurent : d’une part, l’instance d’énonciation de l’acte communicationnel lui-même, organisatrice du festival, d’autre part, le lieu d’énonciation « latino-américain », défini comme l’objet invité du festival, c’est-à-dire les films et les auteurs” (Rueda, 2008).

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

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déjà amorcée, vers « cette position plus indépendante et plus personnalisée qu'est celle de

l'auteur » (Heinich, Pollak, 1989 : 48).

Mais avec la reconnaissance, par le public, de cette position d'auteur, c'est bien

« l'opacité » de la médiation opérée (entre l'objet et le visiteur) qui se trouve soulignée. En effet,

parmi les conditions nécessaires à l'accession à la position d'auteur, les sociologues notent

l'importance du registre de la réception. L'œuvre (ici : l'exposition) est dès lors perçue par le

public,

« (...) dans son « opacité », comme une œuvre à part entière, faisant l'objet d'un

jugement spécifique – et non pas dans la « transparence » d'un médium simplement

chargé de transmettre une figure (peinture), une histoire (cinéma), un thème

(exposition) » (Heinich, Pollak, 1989 : 45).

Ainsi, l'affirmation d'une subjectivité, inhérente au statut d'auteur, semble incompatible

avec l'idée d'une quelconque transparence ou objectivité de la présentation des œuvres. C'est

bien face à une représentation que se situe le visiteur de biennale, représentation dont la

pertinence, la richesse ou l'originalité peuvent dès lors, être soumises à une appréciation. Cette

position d'auteur, qui situe l'action du commissaire à la limite de la médiation et de la création (et

qui n'est pas sans soulever de vives protestations ou des polémiques dans le milieu des artistes)

expose de facto le travail du commissaire à la discussion ou à la critique. Si le statut d'auteur a pu

permettre de bâtir des notoriétés, qui constituent un point d'appui non négligeable pour la

reconnaissance de l'autorité d'une institution, en revanche, le statut même de ces acteurs ne peut

en aucun cas suffire à garantir la « véracité » ou « l'authenticité » des choix opérés par le

commissaire. C'est bien dans la logique de la proposition que s'inscrit son action, une proposition

qui ouvre nécessairement la réception.

Les biennales sont des expositions qui relèvent donc clairement d'une situation de

réception ouverte, et dont la notoriété du curateur ne peut suffire à garantir l'opération de

transformation du statut des objets. Penchons-nous sur la définition que donne J. Davallon

d'une situation de réception ouverte pour mettre en lumière toutes les implications qui

découlent de cette observation (Davallon, 1998 : 416-417) :

« Le statut social des objets exposés n'est pas totalement défini a priori par l'expositeur, ce

statut va varier selon les appréciations et les opinions des visiteurs ». Le statut des objets n'est

pas stable, puisque le discours savant ne peut garantir le caractère exceptionnel des œuvres ou

leur authenticité. Et la définition de ce statut est renvoyée du côté de la réception. Si le fait

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

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d'exposer au Salon est, pour un artiste du XVIIIe siècle, une nécessité pour espérer voir sa

carrière « décoller », en revanche, il ne garantit pas, à lui seul, le succès.

« Le poids social de ces appréciations et de ces opinions tient au fait qu'elles sont

soumises au principe de publicité, c'est-à-dire à la fois formées dans des sociabilités (discussions)

et publicisées par l'intermédiaire d'autres médias (livres, presse, etc.) » : l'opérativité du Salon

tient donc non seulement au processus de réception, mais également à l'existence de médiations

et de médiatisations périphériques et postérieures qui viennent supporter et diffuser les opinions

des récepteurs. Ainsi, pour que s'opère un changement de statut des objets, les « relais

médiatiques » semblent indispensables.

« Le savoir et le sujet mobilisables par le dispositif sont produits dans des sphères autres

que celle de l'exposition elle-même » : ce savoir ne peut être internalisé dans le dispositif,

puisqu'il lui est a priori postérieur. Si l'on suit J. Davallon, il serait même un effet de ce dispositif :

« Le savoir est issu de la réception et de la publicisation ».

« Le dispositif de l'exposition est soumis aux règles de l'espace public ». (Davallon,

1998 : 417). Ou pour le formuler autrement, « le visiteur est pris dans une logique d'espace

public », puisque, comme l'a bien montré J. Habermas (1978), l'échange d'opinions, et leur

publicisation sous la forme de la critique, favorisent la construction d'un espace public autour de

la réception.

Ce type d'exposition est qualifié par J. Davallon, de « dispositif de communication

culturelle » : son fonctionnement et son existence dépendent des activités qui constituent sa

réception. Contrairement à ce qui se passe dans le musée, la situation de réception domine le

dispositif médiatique du Salon. L'opérativité symbolique de ces expositions (leur pouvoir de

qualification) tient donc à l'espace de réception, davantage qu'au dispositif d'exposition

proprement dit. C'est donc dans un contexte social qui déborde celui de l'espace d'exposition,

qu'il faut envisager le fonctionnement et le pouvoir des biennales. Car, comme le souligne

J. Davallon, l'opérativité d'une exposition n'a de sens qu'au regard de l'espace social où elle

prend place comme média.

Les deux fonctions que les sociologues de l'art attribuent aux biennales semblent ici se

rejoindre : la fonction de socialisation renvoie directement à la constitution de l'espace social de

réception21. La fonction de qualification quant à elle, lui est intrinsèquement liée, puisque le

modèle de réception ouverte implique une opérativité de la réception dans le processus de

production des valeurs artistiques. Il est donc nécessaire de reconsidérer le périmètre de la

configuration sociale analysée, qui ne doit plus se limiter à l'exposition et ses concepteurs, mais

21 L'exposition fonctionne toujours comme un « inducteur de sociabilité» (Davallon, 1999 : 186).

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

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s'élargir à la sphère publique de réception de l'événement. Le parallèle entre la biennale et le

Salon s'achève dès lors qu'on envisage la question de l'échelle de cet espace social de réception.

Si le public du Salon peut-être confondu avec la Nation française22 (Crow, 2000), celui de la

biennale est un public « international ». La fonction sociale de la biennale, son « opérativité

sociale », réside dans sa faculté de construire un espace de réception international.

Au terme de cette requalification des biennales comme situation de médiation, nous

avons donc pu déterminer plus précisément l'étendue de l'espace social qu'il convient d'analyser

pour questionner le pouvoir des biennales. Le changement de statut de l'objet n'est pas

totalement garanti par l'institution biennale. Il n'advient que si des médiations annexes, qui

doivent être publicisées pour avoir du « poids » (pour reprendre les mots de J. Davallon)

viennent confirmer, ou valider, le processus de médiation propre à l'exposition. L'échelle

pertinente d'analyse recouvre donc non seulement la présentation spatiale des objets

(l'exposition proprement dite), mais également un dispositif élargi comprenant l'espace de

réception, et plus particulièrement les supports de publicisation de cette réception des biennales,

dont il conviendra dans le prochain chapitre de préciser la nature. Si l'ouverture du dispositif

d'exposition semble en effet indiquer l'opérativité de la réception publicisée dans le processus de

qualification des œuvres, c'est bien entendu la critique d'art qui paraît devoir mobiliser notre

attention. Mais comme nous allons le voir, les formes et les supports de la critique sont

extrêmement variés, et ne vont pas sans poser de problèmes de définition.

D'autre part, en nous penchant sur la question de la critique, nous allons mettre en

lumière un constat qui s'avère paradoxal si on le rapporte aux conclusions que nous venons

d'obtenir. En effet, alors que l'analyse du fonctionnement médiatique des biennales semble

mettre l'accent sur l'opérativité de la réception publicisée, tous les observateurs de la critique se

rejoignent pour témoigner de sa faiblesse et de sa perte d'influence. Ce paradoxe nous ramène à

la question de la circulation des valeurs : en situant notre analyse à l'articulation de deux

dispositifs médiatiques (la biennale et sa médiatisation par la critique), on s'offre l'opportunité

d'interroger cette circulation et de remettre en question le schéma de transmission linéaire sous-

jacent dans l'approche sociologique. L'intérêt de notre démarche va donc au-delà de l'analyse du

fonctionnement des biennales : elle permet, plus largement, de repenser les processus de

production/transmission des valeurs dans le champ de l'art contemporain.

22 Nous aurons l'occasion de revenir sur cette question dans le prochain chapitre.

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

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III. La critique d'art comme espace de réception institué

des biennales

L'analyse du fonctionnement médiatique des biennales nous a permis de désigner la

réception publicisée comme une instance certes périphérique, mais néanmoins indispensable à

l'opérativité symbolique des biennales. La situation de réception ouverte qui caractérise les

biennales implique, nous l'avons vu, un rôle central de l'espace de réception dans le processus de

qualification des œuvres, et nous invite à focaliser notre attention sur l'institution de cette

réception que constitue la critique d'art. Une analyse des formes médiatiques de publicisation

des biennales devrait nous permettre, dans la deuxième partie de la thèse, de préciser le

processus de production et de circulation des valeurs généré par les biennales.

Cette hypothèse forte, de la critique comme dispositif de réception nécessaire à

l'opérativité des biennales, est toutefois loin d'aller de soi. Elle s'inscrit même, comme nous

allons le montrer dans cette partie, en opposition avec la majorité des travaux sur la critique d'art

actuelle, que ceux-ci émanent de la philosophie, de la sociologie ou de la critique elle-même.

Dans ces différentes approches, c'est bien l'idée d'une critique « faible » qui domine, une critique

limitée à une fonction de diffusion et de relais de l'institution. Or, en interrogeant la critique

comme une instance complémentaire et nécessaire des biennales, on lui reconnaît

nécessairement une opérativité propre, et on lui redonne, ce faisant, une part du pouvoir qui lui

est nié.

Avant de mettre à l'épreuve cette hypothèse, il convient de caractériser plus précisément

l'espace de réception critique des biennales. On se heurte alors nécessairement à la difficulté de

définir la critique d'art, tant ses formes et ses manifestations sont plurielles et controversées.

Notre démarche consiste à établir un certain nombre de précautions, que nous annonçons

brièvement, avant de tenter, dans le chapitre qui suit, d’en expliquer les raisons et d'en justifier

l'adoption :

Notre analyse renoncera, en premier lieu, à proposer une définition de la critique ou du

critique. Toute lecture normative de cette « activité » sera écartée, afin de ne pas pré-orienter

l'analyse, et parce qu'en l'état actuel de la réflexion sur la critique, cette tâche nous paraît

démesurée par rapport au projet de notre recherche.

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

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La première précaution nous conduira à définir, non pas un type de discours

légitimement « critique », mais un support qui nous semblera pertinent pour saisir le discours de

réception institué des biennales et les processus de circulation des valeurs. Bien évidemment, il

faudra se garder de confondre ce support avec l'ensemble de la critique. Il ne s'agira donc pas

d'analyser l'articulation biennale/critique, mais plus modestement, les interactions des biennales

avec un support exemplaire de circulation des discours, sur lequel nous focaliserons notre

travail.

1. De la critique aux revues

« Critique » : ce terme désigne à la fois un acteur (le critique), l'activité, voire la profession

de cet acteur, un segment particulier du discours sur l'art, et un mode spécifique de lecture du

monde (le point de vue ou « l'esprit critique »). Cette polysémie explique sans doute en partie la

difficulté de proposer une définition stable de la critique d'art, si bien qu'il semble impossible de

parler de la critique au singulier.

1.1 La critique au pluriel

Le philosophe et critique D. Berthet s'interroge sur l'usage du singulier à propos de la

critique :

« Parle-t-on de la même chose lorsque l'on fait référence à une critique dont

l'objectif est d'évaluer les qualités et les défauts d'une œuvre ou lorsque l'on a

affaire à un discours qui tente d'analyser l'œuvre au travers d'outils

méthodologiques afin d'accéder à ce qui se trouve au-delà de la perception

immédiate. Pour dire les choses autrement, une critique évaluative est-elle

semblable à une critique interprétative ? Et celles-ci sont-elles à leur tour

semblables à une critique informative ? » (Berthet, 2006 : 101).

Sous le terme de « critique », coexistent en réalité plusieurs postures. Toutes les critiques

ne répondent pas aux mêmes modalités et aux mêmes enjeux. Toutes ne remplissent pas la

même « fonction critique ».

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

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Cette diversité semble un obstacle majeur à la formulation d'une définition, sinon

consensuelle, du moins largement admise, de la critique. Même la généalogie de la critique pose

problème aux spécialistes. Si l'émergence de la critique est généralement située en France, au

XVIIIe siècle, en liaison avec le développement du Salon organisé par l'Académie, certains

auteurs la font remonter à l'antiquité. C'est la définition de la critique comme exercice d'un

« esprit critique » qui semble guider ces auteurs, un esprit de libre examen qui récuse tout

principe d'autorité et se pose contre la pensée dogmatique. D'autres soulignent que la naissance

de la critique comme profession ne s'opère qu'à la fin du XIXe, les critiques du siècle des

lumières étant constitués d'hommes de lettres ou d'amateurs fortunés.

Un des rares consensus consiste néanmoins à reconnaître que la critique n'est pas une

science. Comme le remarque D. Berthet :

« Ce que montre la critique depuis Diderot jusqu'à la critique formaliste américaine,

c'est que malgré des tentatives plus ou moins heureuses, elle ne possède pas

vraiment d'appareil scientifique » (Berthet, 2006 : 69).

L'auteur insiste sur la pluralité des méthodologies, empruntées à une vaste gamme de

disciplines (sciences humaines, psychanalyse, histoire de l'art, philosophie etc.) auquel le critique

fait appel au cours de son analyse. La tentative de définition de la critique d'art par J. L. Schefer,

dans l'Encyclopedia Universalis, aboutit au même constat : d'une part, la critique ne relève pas d'une

science ou d'une pratique théorique, d'autre part, elle se situe à l'intersection de plusieurs champs

disciplinaires :

« Elle est encore, et de façon assez paradoxale, rattachée dans sa pratique à

l'esthétique et à l'histoire de l'art » (Schefer : 142).

Elle relève également d'une sémiotique, dans la mesure où sa méthode est avant tout

interprétative (il s'agit de dégager un contenu ou un sens). L'interprétation semble ainsi posée,

dans cette définition, comme la principale dimension de la critique.

Selon les organisateurs du colloque L'Invention de la critique d'art, organisé en 1999 à

Rennes, la critique enchevêtre en réalité quatre opérations principales : la description,

l'évaluation, l'interprétation et l'expression (Frangne, Poinsot, 2002 : 9). Le discours critique est

donc nécessairement pluriel, mais c'est, selon ces auteurs, la pratique de l'évaluation qui est au

centre de l'activité critique. Une évaluation qui, dans le même temps, marque aussi la mouvance

des frontières entre la critique et les deux disciplines auxquelles elle est le plus souvent

rapportée : l'histoire de l'art et l'esthétique. Ce sont les deux premières opérations (description et

évaluation) qui rapprocheraient la critique de l'histoire de l'art, alors que « l'intrication de

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

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l'évaluation et de l'interprétation pose plus volontiers le problème des rapports entre la critique

d'art et l'esthétique » (Frangne, Poinsot, 2002 : 10).

L'esthétique se rapproche donc de la critique, dans la mesure où l'une comme l'autre

posent la question des critères d'évaluation des œuvres et de leur validité. P.H. Frangne et J.-

M. Poinsot reconnaissent en effet à la critique une capacité de « méta critique » :

« Ainsi, la critique est-elle reliée à l'esthétique dans la mesure où elle possède

toujours la tendance à penser ses propres justifications, à penser la valeur de ses

jugements de valeur et à se faire critique de la critique » (Frangne, Poinsot, 2002 : 10).

Pour R. Rochlitz, cette méta critique relève seulement de l'esthétique, qu'il présente

comme le niveau réflexif de la critique. Mais l'auteur souligne également l'impossible définition

de l'esthétique, ou plutôt, la coexistence de plusieurs formes d'esthétique, qui se rapprochent

plus ou moins, selon les cas, de la critique ou de l'histoire de l'art. L'auteur s'attache d'ailleurs à

brouiller les principales distinctions traditionnellement opérées entre ces disciplines. Si la

distinction critique/esthétique est souvent basée sur le fait que la première s'intéresse à des

œuvres dans leur singularité, alors que la seconde raisonne sur les œuvres en général, R. Rochlitz

montre que les plus grands esthéticiens ont en réalité travaillé à partir d'une œuvre exemplaire,

pour en dégager la « vérité d'une époque ». Mentionnant entre autres « grands noms », Hegel,

Benjamin, Adorno, Bataille, Derrida et Deleuze, l'auteur affirme :

« Toute analyse générale des processus esthétiques est chez eux subordonnée à

l'interprétation d'une œuvre détentrice d'une vérité supérieure » (Rochlitz, 2002 : 14).

On le voit donc, la distinction entre critique et esthétique ne va pas de soi. Pas plus

d'ailleurs que la distinction critique/histoire de l'art.

Alors que se fonde, à la sortie de la seconde guerre mondiale, l'Association Internationale

des Critiques d'Art (AICA), la question de l'opposition critique/histoire de l'art, est déjà (ou

encore ?) d'actualité. Lors du premier congrès de l'AICA en 1948, l'historien J. Rewald cherche à

distinguer les deux approches, en les inscrivant comme deux moments successifs du procès

d'historicisation de l'œuvre. La critique est alors envisagée comme une production de « sources »

qui serviront de base au travail d'analyse de l'historien :

« Le critique ne doit pas se contenter d'interpréter l'œuvre d'art. Il se fera aussi le

porte-parole de l'artiste et fournira, en publiant ses entretiens avec lui, des éléments

uniques à l'historien d'art, éléments qu'il est le seul à pouvoir produire en raison de

sa fréquentation personnelle des artistes » (Lassalle, 2002 : 106).

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

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Lors du second congrès, en 1949, la question de la distinction entre critique et histoire de

l'art est toujours à l'ordre du jour, et les définitions se précisent dans une dimension temporelle :

« La tâche du critique se joue dans la proximité et dans l'immédiateté de

l'apparition de l'œuvre tandis que l'historien, même des périodes récentes, opère

dans la distance, selon une perspective » (Lassalle, 2002 : 111).

Comme le souligne H. Lassalle, la distinction entre l'approche critique et historienne reste

cependant relativement confuse jusqu'au congrès de 1983 à Helsinki, où l'objet de la critique est

précisé : seuls les auteurs traitant de l'art actuel peuvent désormais intégrer l'association.

Mais dans nombre d'écrits plus récents, c'est plutôt la tentative d'un rapprochement entre

les deux perspectives qui semble se faire jour. R. Rochlitz souligne ainsi qu'en ne se contentant

plus d'une approche descriptive et objective, et en intégrant certains acquis des sciences

humaines, l'histoire de l'art :

« (…) a depuis longtemps connu une évolution qui l'a rapprochée de la critique :

l'histoire de l'art inspirée par la psychanalyse, par la phénoménologie ou par les

théories de Walter Benjamin, ne se sert qu'accessoirement des faits historiques, ne

s'occupe que marginalement des problèmes d'attribution, d'influence et

d'enchaînement historique, pour s'intéresser en priorité à certaines questions surgies

dans le sillage de Freud et de Lacan, de Benjamin et de Bataille, de Heidegger et

d'Adorno, de Derrida ou de Deleuze. Une telle histoire de l'art, qui apparaît

aujourd'hui comme une forme normale et actuelle de la discipline, se rapproche

davantage d'un certain type de critique engagée, subjective et favorable aux

anachronismes, que de l'histoire de l'art au sens traditionnel » (Rochlitz, 2002 : 17).

Une perspective un peu différente est adoptée par J.-L. Schefer dans sa tentative de

rapprochement de la critique et de l'histoire de l'art. Mais c'est également la limite d'une

définition de l'histoire de l'art comme pratique de description objective qui est soulignée. Dans

l'histoire de l'art, les traits distinctifs des œuvres ne sont pas purement descriptifs : ils sont aussi

prescriptifs. L'histoire définit en effet une normalité de ses objets, mesurée sur les périodes les

plus longues. Elle est donc à la fois description et jugement, et s'appuie, comme la critique, sur la

méthode interprétative. L'histoire de l'art est donc théoriquement, selon J.-L. Schefer, une

critique d'art.

Chez P.H. Frangne et J.-M. Poinsot, le rapprochement opéré entre les deux approches

prend un ton plus militant. C'est bien « la nécessité d'une alliance de l'histoire de l'art et de la

critique d'art » que défendent ces auteurs, insistant sur le fait que la description, qui est au

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

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fondement de l'activité d'historien de l'art, est en même temps une explication et une

évaluation :

« L'histoire de l'art et la critique d'art sont donc unies dans la nécessité d'une

démarche critique au sens large, et réflexive » (Frangne, Poinsot, 2002 : 11).

Le critique et historien de l'art G. Joppolo, va même jusqu'à tenter de légitimer une

posture de « critique-historien » :

« Mon propos est celui d'évaluer aujourd'hui la possibilité et la légitimité d'une

méthodologie capable de faire converger une approche prospective de l'art en train

de se formuler avec un travail théorique de mise à distance historique de l'art

contemporain » (Joppolo, 2000 : 66-67).

Comme J. Rewald lors du premier congrès de l'AICA, G. Joppolo cherche à inscrire la

critique dans le procès d'historicisation des œuvres. Cependant, le statut du discours critique

évolue de celui de source, à celui de « formulation d'une poïétique ». En énonçant des « concepts

opérationnels », avant, pendant ou juste après la naissance de l'œuvre, le critique accompagne

conceptuellement une œuvre et contribue à sa gestation.

« Si la réflexion formulante d'un critique d'art est le plus souvent assimilée à une

chronique active et partiale des événements artistiques qu'il aborde plutôt qu'à une

mise en histoire distanciée de ces mêmes événements, ce travail de formulation

constitue néanmoins le premier travail de mise en histoire d'une aventure artistique

individuelle ou collective, comme nous le prouvent les textes fondateurs de

Marinetti, Breton, Restany ou Celant » (Joppolo, 2000 : 67-68).

Bien qu'il œuvre sur et dans le présent de la création, le critique adopte nécessairement

une perspective historique, dans la mesure où il s'applique à formuler des poïétiques nouvelles,

tout en transmettant des poïétiques antérieures :

« C'est dans ce va-et-vient entre prospectif (existants nouveaux) et rétrospectif

(existants antérieurs), que la critique d'art accomplit un travail théorique de mise en

distance historique de l'art contemporain. Et c'est ce qui le conduit également, et

tout naturellement, à enrichir l'information et l'analyse sur des mouvements

artistiques déjà inscrits dans des récits historiques constitués. Le critique-historien

participe d'une histoire en train de s'énoncer vers le présent et le futur et de se

parfaire vers le passé » (Joppolo, 2000 : 73).

Pour J.-M. Poinsot, si la critique a un rôle à jouer dans la constitution d'une histoire de

l'art contemporain, elle s'en démarque clairement par son ancrage dans le présent.

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

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« Dans son travail d'introduction des œuvres dans la culture contemporaine, la

critique se caractérise d'abord et avant tout par son indexation sur le présent. La

critique peut se servir ou non de l'histoire de l'art, elle peut recourir ou non aux

ressources de la philosophie, elle peut encore s'inscrire dans un projet littéraire,

mais avant tout ce qui la caractérise c'est son actualité, c'est-à-dire sa capacité à

inscrire les œuvres qui la font travailler dans le présent de notre regard. La critique

actualise les œuvres qu'elle interprète, et l'on peut dire qu'elle est la seule à produire

cette actualité » (Poinsot, 2002 : 233).

Les interprétations produites par la critique sont intrinsèquement liées à la « réalité

culturelle » du présent : leur postérité n'est pas comparable à celle des écrits d'histoire :

« La critique concourt à la « construction de la réalité » culturelle, en rendant

l'œuvre interprétable à partir de tel modèle culturel, mais elle ne peut le faire qu'ici

et maintenant. L'actualité de cette interprétation critique dure tant que subsiste la

réalité culturelle en question du fait de la culture ou du fait de l'ensemble social qui

se l'est approprié. Le critique sait qu'il n'y a pas que les idées qui changent, que les

groupes ou intérêts qui les composent changent » (Poinsot, 2002 : 234).

Si la critique constitue un segment particulier du discours sur l'art, à côté de l'histoire de

l'art et de l'esthétique, les frontières entre ces différents types de productions discursives restent

mouvantes. Nous avons largement insisté sur la labilité de ces frontières disciplinaires, parce que

cette question nous a paru centrale dans les tentatives de définition actuelles de la critique, des

définitions qui se construisent le plus souvent par la négative. Nous avons volontairement, dans

notre présentation, laissé de côté des thèmes qui paraissent pourtant à l'évidence relever d'un

questionnement sur la critique, comme par exemple les questions de l'engagement et de la

subjectivité, ou encore de la critique comme genre littéraire. D'une part l'abondante littérature

qu'ils ont suscitée, aussi bien théorique que militante ou prescriptive, rend délicate toute

tentative de synthèse. D'autre part, les résultats obtenus par une approche centrée sur la

question de l'engagement, auraient sans aucun doute montré la même absence de consensus

entre les auteurs et la difficulté à enfermer la critique sous une définition stable.

Notre démarche visait, plus modestement, à mettre en lumière le caractère insaisissable,

parce que pluriel, de la critique. Dans notre perspective, la formulation d'une définition

normative de la critique privilégiant, a priori, l'une de ses formes et en disqualifiant les autres,

n'aurait aucun intérêt. Il faut pourtant bien parvenir à déterminer un point d'entrée qui nous

permettra d'interroger l'espace de réception critique des biennales. L'entrée par les acteurs, c'est-

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

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à-dire les critiques d'art eux-mêmes, serait-elle plus satisfaisante ? Est-il possible de déterminer

une figure du critique contemporain qui puisse servir de base à notre exploration de la réception

publicisée des biennales ?

1.2 Le critique d'art

S'il semble impossible d'aborder la critique comme une discipline homogène, l'approche

en terme de profession paraît plus délicate encore. La critique semble moins renvoyer à un

« métier » qu'à une « pratique » ou une « activité », occupée de manière plus ou moins intense ou

régulière par des acteurs menant simultanément ou périodiquement d'autres activités dans le

champ artistique. R. Moulin souligne ainsi l'inconstance de cette pratique aux dimensions

multiples. Certes, l'interchangeabilité des rôles est une caractéristique partagée par tous les

acteurs du monde de l'art. Mais le critique représente, en la matière, le cas le plus exemplaire :

« Le critique, exerçant des activités diversifiées, occupe en alternance ou

simultanément des positions multiples. Tel critique a été successivement agent

d'artiste, conseiller rémunéré par une galerie, administrateur culturel, conseiller

artistique d'entreprise. Tel autre est en même temps professeur dans une école

d'art, auteur d'articles et d'ouvrages, organisateur d'expositions en France et à

l'étranger. Non seulement il n'existe pas de barrière entre les différents rôles, mais

chacune des positions renforce l'autre » (Moulin, 1992 : 209).

L'AICA offre une bonne illustration de la diversité des fonctions occupées par les

critiques d'art, et de l'aspect non exclusif de leur activité. Quand, en 2002, l'association

s'interroge sur la question des droits d'auteur et enquête auprès de ses adhérents, elle observe

cette diversité au sein d'une population qui pourtant, se reconnaît dans le rôle du critique au

point de « militer » au sein d'une association. Comme le souligne C. Domino, président de

l'AICA-France depuis 2003 :

« Nous savons que la plupart des membres de l'AICA, en France comme dans les

autres sections, ne sont pas journalistes ni historiens de l'art, ou du moins ne se

reconnaissent pas dans des définitions professionnelles exclusives. Leur situation

n'est pas si facile à qualifier, car elle est à la fois instable et à la croisée de plusieurs

pratiques. Peu d'entre nous sont critiques à plein-temps » (Domino, 2003 : 8).

Le bureau parisien considère qu'un quart des adhérents de l'association est composé de

professeurs, un autre quart de conservateurs ou employés de centres d'art, et un troisième de

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

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critiques indépendants (le dernier quart rassemblant beaucoup d'inactifs, retraités mais restés

fidèles à l'association).

L'enquête que nous avons menée auprès des adhérents en novembre 2006 à l'occasion du

congrès de l'AICA à Paris semble bien confirmer ces orientations. Seuls 17 des 49 enquêtés

considèrent la critique comme leur principale activité. Les deux tiers des adhérents présents à

Paris et ayant accepté de répondre au questionnaire citent d'autres activités comme occupant la

majorité de leur temps, et en premier lieu l'enseignement (10 réponses). Le commissariat

d'exposition est également fréquemment cité comme activité principale (7 réponses, auxquelles

on peut ajouter 3 conservateurs de musée). La fonction de curateur semble particulièrement

importante chez les critiques, comme en témoigne le thème choisi pour le congrès de 2006 :

Nouveaux modes de l'évaluation critique. Si un seul des quatre axes de réflexion était ouvertement

tourné vers la question du commissariat d'exposition comme activité critique, cette thématique a

dominé en réalité une grande partie des échanges. D'autre part, seuls 6 enquêtés ont déclaré, lors

du questionnaire, ne jamais occuper la fonction de commissaire. 23 critiques considèrent qu'ils

organisent souvent des expositions, et 20 occasionnellement. 37 critiques ont organisé au moins une

exposition au cours des trois dernières années.

Le statut professionnel des membres de l'AICA ne peut donc pas se réduire à celui de

critique. Si la critique occupe une part de leur activité, ces acteurs sont également et

simultanément conservateurs, curateurs, historiens de l'art, enseignants, éditeurs, médiateurs,

voire artistes et collectionneurs. Il semble donc nécessaire de renoncer à qualifier la critique en

terme de métier, et préférer la notion « d'activité » ou de « pratique », plus conciliable avec la

diversité des rôles tenus par les acteurs interrogés.

L'entrée par les acteurs ne semble donc guère plus satisfaisante que celle par la pratique.

Désigner un ensemble d'auteurs comme particulièrement représentatifs de « la critique

contemporaine » relève de la gageure. On voit mal en effet quels critères pertinents retenir pour

caractériser le critique actuel. Le fait, par exemple, d'exercer cette activité à plein-temps, s'il peut

constituer un mode de singularisation ou d'authenticité dans la bouche de certains critiques, n'est

certainement pas un gage de légitimité dans le champ.

C'est donc une troisième voie que nous avons choisie pour définir un espace critique

pertinent pour notre recherche. Une voie qui n'est pas sans présenter également des limites,

mais qui offre l'avantage d'exposer d'emblée ces limites au grand jour, et d'éviter ce faisant toute

pensée normative concernant la critique.

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

114

1.3 Le choix d'un support

Face au constat de l'impossible définition de la critique et du critique, nous avons fait le

choix de centrer notre analyse non pas sur un ensemble d'acteurs, ni sur un type de discours,

mais plutôt sur un support particulier. Raisonner en terme de support permet en effet

d'envisager la critique non pas dans sa globalité, mais sous l'angle particulier de l'une de ses

manifestations.

La revue spécialisée s'est rapidement imposée à l'analyse comme un support pertinent

pour étudier l'espace de réception critique des biennales. Avant d'expliquer ce choix, il faut noter

que cette focalisation sur les revues limite d'emblée les prétentions de la recherche. Il est évident

que tout le discours critique porté sur les événements que constituent les biennales n'est pas

condensé dans ce support particulier. Il s'exprime par bien d'autres médias, comme le livre, la

conférence, ou encore les blogs et les sites Internet. Se centrer sur les revues, à l'exclusion des

autres médias, c'est donc en premier lieu, renoncer à caractériser le discours critique en général.

C'est admettre comme point de départ, la spécificité et la singularité du discours critique porté

par les revues, et s'interdire d'en faire une représentation de la parole du critique dans l'espace

public.

C'est donc en premier lieu sur les caractéristiques des revues et leurs représentations dans

le champ, chez les critiques eux-mêmes et plus largement chez les spécialistes de l'art, que nous

allons nous arrêter. Mais il convient avant tout d'expliquer la pertinence du choix d'un tel

support.

R. Moulin nous met sur la piste des revues à propos des biennales : elle souligne le rôle

qu'elles jouent dans la diffusion des valeurs artistiques et des hiérarchies construites par les

organisateurs de biennales. C'est la dimension internationale de cette diffusion qui est mise en

avant par la sociologue :

« Les comptes rendus de ces manifestations alimentent les revues d'art

internationales qui compensent, par la multiplicité de leurs points de vente, le

nombre réduit d'acheteurs dont elles disposent dans chaque pays. L'information

artistique, orientée par les critiques d'art, atteint simultanément les différents pays,

créant les conditions propices à l'uniformisation de l'art et au cosmopolitisme des

acteurs » (Moulin, 1995 : 217-218).

Cette citation semble donc s'inscrire parfaitement dans l'hypothèse de la situation de

réception ouverte que nous venons de développer. En effet, c'est bien dans la réception instituée

que constitue la critique, et plus particulièrement à travers le support des revues d'art, que se

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

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jouent la diffusion internationale des biennales et ses effets sur la constitution de la « scène

artistique internationale ». Si la biennale peut avoir un « effet » et des répercussions à l'échelle

internationale, c'est bien parce que son discours est véhiculé par un support transnational.

Notons que R. Moulin fait allusion non à la presse artistique en général, mais aux « revues d'art

internationales », dont il conviendra de définir plus précisément les caractéristiques.

Mais si la sociologue souligne le rôle des revues dans la portée ou la résonance des

biennales, ce support n'en reste pas moins, comme nous allons le voir, largement controversé au

sein du monde de l'art. Avant d'exposer ces controverses, penchons-nous sur l'utilisation que

font les critiques des revues, et sur leurs propres représentations de ce support d'expression, et

plus largement de la presse artistique.

Dans l'enquête que nous avons menée en 2006 auprès des membres de l'AICA, les revues

spécialisées apparaissent comme l'un des principaux supports de diffusion des écrits critiques.

Sommés de mentionner leurs trois principaux supports d'expression, 35 des 49 enquêtés

retiennent les revues spécialisées, alors que 14 seulement mentionnent la presse généraliste et 12

les revues académiques. Seul le catalogue d'exposition se positionne avant les revues, avec 40

occurrences. Mais le poids des catalogues s'effondre lorsque l'on interroge les critiques sur leurs

représentations des supports les plus légitimes. En effet, alors que les écrits sur l'art

contemporain soulignent généralement la perte d'influence de la presse artistique, les critiques

continuent de la positionner comme le « support principal des écrits critiques les plus

intéressants », loin devant les autres types de médias (32 occurrences). Assez curieusement, le

catalogue d'exposition n'est cité que trois fois, et c'est Internet (et plus particulièrement les

blogs) qui se place en seconde position, après la presse artistique, avec 13 occurrences. Les

critiques continuent donc de percevoir la presse artistique comme un lieu de critique légitime,

bien qu'une majorité d'entre eux (27 critiques) reconnaissent la perte du pouvoir d'autorité de la

presse spécialisée dans le champ. La dimension promotionnelle de cette presse est également

reconnue par 26 critiques. Ainsi, si la presse spécialisée reste un support privilégié et légitime aux

yeux des critiques, les avis divergent assez nettement sur la question de ses implications

commerciales et institutionnelles (la presse comme support promotionnel) ainsi que sur son

autorité dans le champ.

Au cours des années quatre-vingt, alors que les commentateurs du monde de l'art

s'accordaient pour reconnaître la perte de pouvoir de la critique en général, les revues restaient

pour certains l'un des rares supports légitimes :

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

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« Mal assurée de sa légitimité, la critique d'art se retranche dans quelques bastions

qui gardent un certain prestige : les revues » (Chalumeau, 1985 : 218).

Mais aujourd'hui, chez la plupart des auteurs abordant la question de la critique d'art, la

presse artistique est au contraire décriée, voire niée comme critique légitime. Nous reviendrons

très largement sur cette question dans le prochain chapitre. Mais, à titre d'exemple, nous

pouvons citer les propos de l'écrivain et chercheur C. Amey, qui évacue d'emblée la « critique

médiatique » de sa réflexion, car elle est « bien en dessous de ce qui lui prescrit son nom » :

« Ou bien elle est la critique courante (médiatique), professionnelle, prise dans le

criterium du marché, de l'art de consommation ; elle est alors un vecteur

publicitaire. Sa tâche consiste à promouvoir un produit culturel, à le célébrer ou à

l'éreinter, selon des intérêts divers et hétérogènes à l'œuvre d'art ; elle travaille au

diapason de l'un ou l'autre de ceux-ci, servie par l'intérêt bien compris du critique.

(...). Une telle critique occupe seulement un poste dans la division du travail

journalistique, où se sclérose la pensée » (Amey, 2001 : 11).

Ainsi, alors que l'émergence de la critique d'art est fortement liée au développement de la

presse, et que les pratiques et représentations des critiques manifestent aujourd'hui encore leur

attachement à ce support, il semble bien que la presse artistique soit désormais perçue par les

acteurs et les commentateurs du monde de l'art, comme un support polémique. Nous nous

attacherons à exposer plus avant la teneur de cette polémique, afin de cerner plus précisément la

position du support que nous avons retenu, dans le champ de l'art contemporain.

2 Les revues d'art contemporain comme support de promotion

Après une première sous-partie conçue comme un survol de l'état de la réflexion sur la

critique et ses auteurs, nous allons maintenant adopter une perspective plus directement liée à

notre objet de recherche, en nous centrant sur le pouvoir de la critique et du critique dans le

champ artistique. Nous confronterons une série de travaux, essentiellement historiques, et déjà

relativement anciens, aux productions plus contemporaines émanant de la philosophie, de la

sociologie et des critiques eux-mêmes. Nous montrerons ainsi que le rôle du critique dans les

processus de consécration artistique et dans la construction du monde de l'art, semble avoir

sensiblement décru, au bénéfice d'autres acteurs du monde de l'art. Les revues spécialisées ont

également subi une nette dévalorisation aux yeux des commentateurs du monde de l'art, et sont

aujourd'hui bien souvent réduites, à une simple fonction promotionnelle.

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

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2.1 Le pouvoir de la critique

Ce sont certainement les études sur la critique littéraire qui ont le plus souligné, dès les

années soixante-dix, la fonction de normalisation de la critique et le rôle qu'elle a joué dans la

constitution de l'histoire littéraire. Un auteur comme R. Fayolle par exemple, s'est interrogé

autour de la figure de Sainte-Beuve, sur l'origine des opinions littéraires, en mettant en avant le

rôle central du critique dans leur construction. L’auteur s'attache à une vaste entreprise de

démystification de la littérature, dont il cherche à souligner la fonction sociale. Comme il le

souligne :

« Sainte-Beuve ne propose pas une description “naturelle” de la littérature, mais en

donne une image idéologiquement déformée » (Fayolle, 1972 : 17).

Mais plus qu'à la postérité des écrits de Sainte-Beuve, c'est à la définition de sa méthode

que s'intéresse R. Fayolle :

« Amené, pour les raisons que j'ai tenté d'expliquer, à étudier le rôle important joué

par Sainte-Beuve dans l'élaboration d'une certaine image de la littérature française,

je me suis principalement attaché à voir comment le critique a pu la léguer à ses

admirateurs, dont un grand nombre ont été les fondateurs de l'enseignement de la

littérature et de l'histoire littéraire. Je n'étudie pas son influence. Elle est écrasante,

et les discussions ou les réserves qu'elle a périodiquement provoquées ne font que

confirmer son importance. J'étudie sa façon de travailler. J'essaie d'examiner à la

loupe la fabrication de ses causeries » (Fayolle, 1972 : 11).

En ce qui concerne la critique d'art, ce sont les historiens de l'art qui, dès les années

soixante, ont porté attention au critique et souligné son importance dans les processus de

consécration artistique, voire dans les transformations du champ artistique. C'est donc

davantage sur les siècles passés que sur la critique qui leur était contemporaine, que se sont

penchés ces auteurs. Sans porter directement sur la critique d'art, les deux travaux que nous

allons présenter sont symptomatiques du rôle et du pouvoir attribués aux critiques par les

historiens de l'art se penchant sur le fonctionnement du champ artistique aux XVIIIe et

XIXe siècles.

L'ouvrage de T. Crow, La Peinture et son public en France au XVIIIe siècle, date de 1985, mais

fait toujours autorité en la matière. Il est, nous semble-t-il, largement inspiré des travaux de

J. Habermas (1978) sur la constitution de l'espace public. En effet, l'objet initial de la recherche

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

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était de montrer l'expansion de la sphère publique dans laquelle s'épanouit la peinture française

au XVIIIe siècle. Comme le remarque T. Crow dans sa postface, le projet a suscité une

recherche parallèle, débouchant sur une histoire des principales institutions artistiques et de leurs

représentants. Au centre de ces institutions, se trouve le Salon, qui est le lieu de représentation

de l'Académie et de ses membres. Mais c'est moins sur le fonctionnement du Salon que sur son

opérativité sociale que s'interroge l'historien, en montrant comment, autour du Salon, vont se

constituer un public et un souci nouveau pour les exigences de ce public.

La critique d'art est d'emblée située au cœur du processus. Dès la stabilisation du Salon,

en 1737, une littérature clandestine et populaire se développe sous la forme des libelles,

véhiculant un point de vue distancié et critique par rapport à l'institution. Les critiques (souvent

des amateurs et des hommes de lettres) sont d'abord envisagés comme les porte-parole du

public. Les débats qu'ils introduisent dans l'espace public vont permettre à l'audience hétérogène

du salon de se constituer en public, c'est-à-dire en « entité cohérente, habilitée à légitimer

l'exercice de l'art et à déterminer la valeur relative de la production » (Crow, 2000 : 14). Car si les

manifestations du public que constituent les libelles sont au départ désavouées et ignorées par

les artistes et l'Académie, peu à peu, le public va apparaître comme une instance légitime du

débat artistique. Le droit de regard du public va peu à peu s'imposer comme une garantie de

qualité, et remplacer la coterie formée par les pairs de l'académie, ou la subordination des artistes

à une élite fortunée. C'est en particulier lors du débat, à partir de 1747, autour de la question des

genres, que la masse, métamorphosée en public, va réussir à s'imposer. Alors que la peinture

d'histoire est consacrée par l'Académie comme le genre noble par excellence, le désintérêt du

public pour cette peinture va servir d'argument aux salonniers contestataires, à travers le

discours des critiques. Dès lors, T. Crow va souligner deux dimensions de la critique : d'une part

la fonction de médiation qu'elle va jouer, entre les artistes et le public (en fournissant aux deux

parties des indications utiles). D'autre part, la dimension politique de la revendication du public

apparaît très clairement. Derrière le contrôle des genres nobles, c'est en réalité l'émergence d'un

public comme force d'opposition, grâce à sa représentation par les critiques, qui se joue. Le

public du Salon est alors assimilé à la nation française, et le Salon utopiquement perçu comme

l'occasion unique où le peuple entier peut se rassembler devant les œuvres.

Les critiques contre l'institution académique n'apparaissent qu'à partir de 1770 : le

contrôle exercé par une corporation privilégiée serait la cause du déclin de la peinture française.

Cette campagne de discrédit sera menée au nom du public contre un contrôle centralisé de la

culture. Seule l'opinion publique a le droit de couronner le génie : on voit donc que la

dénonciation sous jacente dépasse le champ de l'art. Il s'agit plus largement d'une attaque contre

les privilèges culturels.

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

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Ainsi, les travaux de T. Crow attribuent clairement à la critique naissante, un rôle central

dans le bouleversement du champ artistique au XVIIIe siècle, voire, à la suite de J. Habermas,

dans celui du champ politique. C'est bien l'existence d'un espace de discussion et de jugement

qui est rendue possible par l'opération de publicisation et de représentation du public que

constitue la critique.

Les travaux de l'historienne de l'art C. White et de son mari, sociologue spécialisé dans

l'analyse des réseaux sociaux, sont comme ceux de T. Crow, plus proche de l'histoire sociale de

l'art que de l'histoire de l'art traditionnelle. Si les auteurs se centrent sur la construction des

carrières artistiques, c'est plus largement le fonctionnement général du champ de l'art français au

XIXe siècle, qu'ils vont mettre en lumière (White, 1991). Les White analysent les conséquences

des bouleversements mis en lumière par T. Crow : c'est-à-dire le déclin de l'Académie, et

l'existence d'un nouvel espace social de réception de la peinture. Ils vont montrer comment le

couple formé par le critique et le marchand d'art, va peu à peu s'imposer, en partie parce qu'il

peut maîtriser un marché plus important que la structure académico-gouvernementale. C'est

avec la naissance de l'impressionnisme que le « système critique-marchand » va finalement

triompher :

« Les marchands et les critiques, qui étaient jadis des figures marginales par rapport

au système académique, devinrent, avec les impressionnistes, le cœur du nouveau

système » (White, 1991 : 151).

Ce nouveau système, où le critique joue le rôle de propagandiste, d'idéologue et de

théoricien, est fondé non plus, comme le système académique, sur la légitimation des œuvres,

mais sur les artistes et la construction de carrières. Les auteurs insistent sur le rôle des

sociabilités artistiques, des amitiés : la création d'un cercle de critiques favorables à

l'impressionnisme, et les discussions qui en naissent, vont permettre la mise en place de canaux

de communication entre les artistes membres du groupe, mais aussi avec le public, que le

critique-médiateur va accompagner dans sa découverte.

Ici encore, si la critique ne constitue pas l'objet central de l'étude, elle se situe au cœur des

transformations et des bouleversements de la sphère artistique.

Si ces différents travaux attribuent au critique d'art un important pouvoir de légitimation

ou de normalisation, ils s'inscrivent dans une perspective historique, qui questionne « l'âge d'or »

de la critique, c'est-à-dire le moment de son émergence, au XVIIIe siècle, et son développement

au XIXe. Or comme nous allons le voir, les travaux concernant plus spécifiquement la période

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contemporaine, remettent très nettement en cause ce pouvoir, pour n'accorder au critique

qu'une place mineure et subalterne parmi les acteurs du monde de l'art.

2.2 La critique d'art contemporain : un relais promotionnel ?

En ce qui concerne la critique d'art actuelle, la majorité des écrits ressortent du domaine

de l'esthétique, et parmi ceux-ci, une large part est faite aux discours prescriptifs, par des auteurs

dont les recherches s'accompagnent souvent d'une activité de critique. On constate ainsi

l'existence d'un certain nombre de discours « militants », prônant, par exemple, la reconnaissance

de la critique comme genre littéraire (Centre d'art, esthétique., 1983), ou exhortant les auteurs à

une critique partiale et passionnée (Berthet, 2006). La question de l'effacement, ou de la

relativisation des jugements de valeur et des critères, liée à la notion de postmodernité,

préoccupe aussi un certain nombre d'auteurs plaidants, le plus souvent, pour une redéfinition de

critères qui, sans être absolus et universels, seraient la condition nécessaire à une communication

autour de l'œuvre (Michaud, 1999 ; McEvilley, 1999 ; Rochlitz, 1994).

Le point commun de tous ces écrits est la lecture négative qu'ils font de la position du

critique contemporain et de l'état de sa production. La notion de crise est au centre des débats :

crise de l'art, crise de la critique, voire crise de la pensée critique.

Un des premiers symptômes de cette crise a résidé dans l'appropriation de la critique par

les artistes des années soixante-dix, et particulièrement les représentants de l'art conceptuel, qui

selon D. Berthet, ont tenté de « court-circuiter la critique d'art » :

« Ces artistes conscients des limites de la critique, ont tenté de déposséder le

critique de son privilège qui consiste à donner une appréciation finale. Ils ont voulu

combattre le discours critique, éliminer le critique afin de restituer à l'artiste un rôle

de théoricien de l'art, de le faire participer à la formulation des concepts artistiques

et d'éviter toute récupération par la critique et le système » (Berthet, 2006 : 78).

La parole de l'artiste a pris, dans l'art contemporain, une telle importance, que l'artiste

semble être devenu le premier commentateur de son œuvre. D. Miège a bien analysé comment

les textes de médiation font écho au discours de l'artiste, jusqu'à considérer celui-ci comme le

véritable « discours-source » de la médiation (Miège, 2007). La critique professionnelle, quant à

elle :

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

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« (...) ne dispose plus guère de critères pour justifier ses jugements. Aussi, se

contente-t-elle le plus souvent de décrire ce qu'elle voit, comme si l'intérêt des

objets sautait aux yeux, ou de restituer les propos des artistes eux-mêmes, comme

si c'était à eux de définir le sens et l'importance de leurs œuvres, comme si, depuis

l'ère de l'art conceptuel, voire depuis Duchamp, l'écart entre la création artistique et

son analyse avait disparu » (Rochlitz, 1994 : 189).

Dans cette configuration, la place et le rôle du critique ont donc tendance à se réduire

sensiblement : si l'artiste fournit à l'institution, à la fois l'œuvre et son discours

d'accompagnement, la double fonction de théoricien et de médiateur du critique s'en trouve

nécessairement affectée.

C'est ainsi que l'on parle, depuis les dernières décennies, d'une « crise de la critique », et

parfois même de sa disparition pure et simple, comme le suggère le titre de l'ouvrage de

R. Rochlitz, Feu la critique. Ce philosophe plaide, comme beaucoup de ses contemporains, pour

un sursaut de la critique qui est selon lui un genre menacé. La figure du critique représentant du

public, et porteur, dans l'espace public, d'un argumentaire basé sur des critères rationnels (selon

la vision habermassienne) a disparu, laissant place à une critique de complaisance où la

promotion est la règle :

« C'est au nom du consensus implicite d'un secteur de ce monde que le critique

s'exprime, non au nom du public, ni pour éclairer ce dernier. C'est le point de vue

de l'artiste que le critique est appelé à adopter, non celui d'un spectateur surpris ou

déçu, conquis ou révolté » (Rochlitz, 2002 : 7-8).

Deux conséquences sont soulignées par l'auteur : d'une part le monde de l'art se renferme

sur un fonctionnement autarcique : les acteurs, de plus en plus nombreux, sont solidaires, mais

la possibilité de porter un jugement laisse place à une neutralité étrangère à l'attitude critique.

D'autre part, le public se réduit de plus en plus aux acteurs du monde de l'art.

Au-delà de la critique comme institution, c'est bien la pensée critique qui est en crise. Le

philosophe M. Jimenez relie « l'assoupissement de la pensée critique » qui se traduit par un

« mutisme face au consensus » à la question des industries culturelles, et plus largement de la

société capitaliste. Les artistes peuvent bien situer leur création dans une perspective

dénonciatrice :

« (...) tous ou presque sont happés, de gré ou de force dans le mécanisme

institutionnel, médiatique ou promotionnel. Cela pourrait bien signifier que la

pensée critique, ou mieux encore une théorie critique de l'art, impuissante à l'ère de

l » intégration des pratiques artistiques dans le système de rentabilisation des biens

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

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culturels, n'aurait plus rien à dire, pas plus en tout cas, qu'une théorie critique de la

société n'a à dire, apparemment, sur l'ordre du monde géré par le capitalisme libéral

(...). La “nouvelle esthétique” se construirait sur le modèle de la “nouvelle

économie”, expression d'une vision du monde qui se veut objective, neutre, réaliste

et qui, en tant que telle, se dénonce comme idéologie sauf aux yeux de ses

représentants » (Jimenez, 2001 : 9-10).

Cette neutralisation des jugements et des critères découle d'une situation institutionnelle

inédite. Comme le souligne R. Rochlitz :

« Le jugement esthétique est également court-circuité par la force des légitimations

institutionnelles » (Rochlitz, 1994 : 175).

La prise en charge de l'art contemporain par les institutions, déjà observée par R. Moulin,

a, pour le philosophe, des conséquences désastreuses. Le système de subvention lié aux

politiques culturelles de soutien à la création nées dans la seconde moitié du XXe siècle, signe

l'incorporation de l'art contemporain à la culture officielle, et ce faisant, désamorce son potentiel

de contestation ou de subversion. La création se fait en coopération entre les administrateurs qui

gèrent l'espace d'exposition des œuvres, et les artistes, au risque d'une « radicalisation à vide ou

d'un nouvel académisme » (Rochlitz, 1994 : 186).

L'institution prend le pas sur la critique, dans sa fonction de découverte, d'évaluation et

de diffusion des œuvres, et le critique se trouve confiné au rôle de simple relais de l'institution.

« Il est possible que la critique, configurée comme une activité sélective d'œuvres,

soit vraiment en crise, étant, dans ce cas, soi-disant remplacée par le travail des

médias, sans exposition d'idée ni aucune forme d'argumentation. Aujourd'hui, les

expositions acquièrent un sens peut-être plus important que la critique d'art elle-

même. La façon dont l'art est présenté et diffusé importe beaucoup plus, atténuant

l'intérêt pour la qualité des propositions artistiques et la vaste gamme d'expériences

capables d'être appréhendées dans ce qui est montré, activités qui revenaient

traditionnellement à la critique d'art » (Zielinski, 2001 : 245).

La fonction de médiation de la critique semble ainsi remplacée par une pure logique de

médiatisation. Les médias sont stigmatisés et réduits à un rôle promotionnel, forcément

consécutif à l'inscription de l'artiste sur la « scène de l'art » :

« Les médias remplaçant l'ancienne tâche de la critique, se contentent de célébrer les

artistes et les œuvres. Actuellement, cette promotion survient surtout à travers un procès

massificateur et planétaire d'informations sur l'art » (Zielinski, 2001 : 235).

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

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Le divorce entre médias et critique semble consommé, ce qui peut paraître à certains

égards paradoxal, puisque, historiquement, c'est bien à travers la presse que l'émergence de la

critique s'est opérée :

« Le média privilégié n'est pas la critique – le débat intellectuel autour d'une

création – mais les moyens d'information qui gravitent autour d'une éventuelle

création. Toute cette stratégie récente de la communication met en sommeil la

critique d'art » (Sicard, 2001 : 214-215).

C'est, comme chez les sociologues, la notion « d'information » qui est au centre des

critiques, et qui, selon B. Vouilloux, signe le déclin incontestable de la critique dans les grands

médias, un déclin qui :

« (...) semble devoir être lié au mécanisme involutif que suit l'information quand

elle atteint sa masse critique ; passé ce point de rebroussement, il importe moins de

faire partager un jugement que de communiquer, de « faire passer » une

information – ce que manifeste l'opinion répandue dans les milieux autorisés, selon

laquelle mieux vaut une « mauvaise critique » que « pas de critique du tout », un

jugement négatif étant encore préférable au silence et, dans les termes qui sont

ceux de la théorie de l'information, le « bruit » au « message ». On n'ignore pas les

effets pervers qui peuvent découler de cette situation : dès l'instant où la

diversification des supports d'information est censée répondre à une demande que,

pour une large part, ils ont suscitée, dès l'instant, autrement, dit, où l'information,

régie par la loi du marché, segmente la masse lectorale en autant de « cibles

potentielles », les critiques attitrés tendent à ne rendre compte que de ce qui est

susceptible de rencontrer leur propre approbation (et celle de leur public), en sorte

que le simple fait matériel de la recension passe déjà pour l'aveu implicite d'un

jugement favorable, induisant aussi « la circulation circulaire de l'information » »

(Vouilloux, 2002 : 33-34).

D'où la nécessité, pour le critique, d'étendre à d'autres sphères, et particulièrement à la

sphère institutionnelle, ses compétences. Le tournant institutionnel qui a marqué le monde de

l'art contemporain a donc entraîné une reconfiguration, déjà évoquée, des positions d'acteurs :

« Le critique devint directeur de galerie, organisateur d'expositions pour le compte

de musées ou de galeries. La critique fut alors le baromètre du marché de l'art, le

relais du pouvoir » (McEvilley, 1994 : 12).

Car comme le souligne E. Couchot, c'est de plus en plus à l'institution que revient la

fonction de médiation. L'auteur définit les bouleversements des années 1960, où l'artiste devient

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

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son propre critique et les commissaires aspirent au statut d'auteur, comme un « état de

confusion et de mélange des genres, de « dé-spécification » des fonctions de médiation (...). On

voit une partie de plus en plus grande des institutions prendre le relais de la critique, non pas

tant en qualité de juge qu'en qualité de médiateurs incontournables entre l'artiste et le public »

(Couchot, 2001 : 99).

Pour D. Berthet, le pouvoir est parvenu à absorber le culturel comme la fonction

critique :

« La critique de ces dernières années semble être engagée dans une démarche

d'interprète de l'institution, elle se fait l'acolyte des conservateurs de musées et des

directeurs de galeries. Le critique est devenu un « critique passeur », tour à tour

organisateur d'expositions, promoteur de telle ou telle tendance artistique,

médiateur, diffuseur d'informations par l'intermédiaire de divers canaux » (Berthet,

2006 : 89).

Selon ces différents auteurs, la critique est donc neutralisée et ne survit qu'en tant

qu'instance de diffusion, privée de son sens et de sa portée. Elle est remplacée par des discours

d'autorité, qui confèrent aux œuvres leur valeur par le simple pouvoir de leur cadre énonciatif.

Cette lecture désenchantée du fonctionnement du monde de l'art contemporain ouvre bien

évidemment la voie à une polémique concernant la production artistique elle-même, polémique

qu'on a qualifiée, en France au cours des années 1990, de « crise de l'art contemporain »

(Michaud, 1997). Puisqu'aucun critère, aucune argumentation, ne peut justifier les choix

effectués par les institutions, et puisque la possibilité même de tenir à leur propos un discours

critique a disparu, alors, l'art contemporain devient « n'importe quoi ». Si D. Bougnoux n'est pas

un acteur majeur de cette polémique, le texte que nous citons ci-dessous exemplifie parfaitement

le point de vue des détracteurs de l'art contemporain. Opposant aux « œuvres fortes » (les

cathédrales ou la musique de Bach), qui portent en elles-mêmes leur structure et ne doivent rien

au discours critique (même si elles « l'attirent invinciblement »), D. Bougnoux affirme :

« Les œuvres flasques ou les non-œuvres de notre temps au contraire ne doivent

leur existence qu'aux discours et aux prévenances muséales qui les cadrent, et sans

lesquelles on ne les percevrait littéralement pas. Que de critique il faut pour

« vendre » aux commissaires les œuvres de l'art pauvre (ou rayé, lacéré, chiffonné,

barbouillé, blanchi…), puis pour en maintenir la cote ! Cet art sous perfusion

(critique) porte à son comble l'effet de cadre, c'est-à-dire la décision critique ou le

nominalisme de l'institution qui accorde ou refuse selon d'obscurs critères le regard

sanctificateur et le label tant convoité d'artiste » (Bougnoux, 1994 : 96).

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

125

D. Bougnoux reconnaît que toute œuvre résulte d'une chaîne de médiation qui la rend

visible :

« Toujours les médias ont joué leur rôle, plus ou moins visible, d'institution et

d'acheminement des formes symboliques ; ces médiations ont fait l'histoire de l'art,

et les maillons ne s'en laissent pas dégrafer. Mais quand le maillon média fait la

décision, il y a danger évident pour la création même » (Bougnoux, 1994 : 97).

2.3 Le point de vue des critiques

Cette charge sévère formulée par les philosophes de l'art et esthéticiens contre la critique

contemporaine, trouve un écho au sein même de la profession. Aucun critique n'oserait

aujourd'hui clamer la vitalité et la santé de la critique d'art. Pour C. Millet par exemple, directrice

de rédaction de la revue Art Press, tous les acteurs sont soumis à la pression d'un monde de l'art,

qui, tel une machine folle, semble s'être emballé et tourner à vide :

« Le mécanisme classique du marché – multiplier les sous-produits pour ne jamais

cesser de s'étendre – entraîne aujourd'hui dans son engrenage d'autres activités

professionnelles. Des responsables d'institutions publiques et privées, des critiques

d'art, parce qu'ils sont plus nombreux, qu'ils agissent dans un champ en expansion,

se trouvent pareillement soumis à la concurrence. Découvrir chaque jour de

nouveaux artistes est pour eux une question de survie à la fois économique et

morale. Ils ont tout simplement à justifier d'être là. De plus, et à la différence des

marchands, ce personnel culturel proliférant jouit d'impunité : alors que les

spéculateurs peuvent être, comme on est en train de le vérifier, rappelés à la réalité

d'une déflation des cours, il n'y a aucune limite à la surenchère argumentaire »

(Millet, 1992 : 8).

Pour C. Millet, l'extension démographique des acteurs a entraîné une séparation du milieu

de l'art et des intellectuels. La prolifération des écrits portant sur l'art contemporain (et en

particulier des catalogues) ne serait qu'une illusion, la plupart de ces écrits n'offrant aucun

support à la réflexion. Bien entendu, il subsiste des exceptions, et l'objectif de C. Millet est bien

d'inscrire sa propre revue comme un espace préservé dans cet univers perverti. Mais force est de

constater que le pouvoir des critiques s'est profondément affaibli, remplacé par celui des

institutions :

« Être défendu par tel critique ou théoricien donne moins de visibilité que la

participation à telle ou telle exposition, ou que la prise en charge par tel ou tel

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

126

circuit marchand. C'est un fait. La reconnaissance des artistes est pour l'heure plus

issue d'un réseau d'instances institutionnelles que d'instances intellectuelles »

(Millet, 2001 : 7).

Le critique J.-L. Chalumeau, quelque 15 ans plus tôt, se livrait au même constat, n'hésitant

pas à parler d'une « crise de la critique » :

« Les rapports entre le marché de l'art et les institutions ont peu à peu évincé le

critique de la position qui était la sienne dans les années cinquante. L'extraordinaire

élan donné aux musées d'art moderne et autres organismes montrant et achetant

les œuvres d'artistes vivants a donné un pouvoir aux conservateurs qui

interviennent désormais directement sur le marché, ne serait-ce qu'en achetant en

galeries (...). Le critique aujourd'hui ne serait opérationnel qu'en tant que

« promoteur » plus ou moins inféodé au marché. Allant jusqu'au courtage, il se fait

l'intermédiaire intéressé entre les créateurs et les marchands » (Chalumeau, 1985 :

214).

Les revues, dernier bastion prestigieux, selon J.-L. Chalumeau, de la critique d'art,

seraient-elles entièrement asservies aux institutions ? La situation n'est pas si radicale selon

C. Millet, bien qu'elle soit très alarmante, et quelques revues ont conservé un certain pouvoir :

« Les revues ont été rattrapées par les institutions. Le rôle de la critique d'art a

changé depuis dix ou quinze ans. Il y a une quinzaine d'années, quand nous avons

lancé Art Press, l'art d'avant-garde était encore quelque chose qu'il fallait imposer au

public. (...). Le rôle du critique d'art en tant que promoteur et diffuseur des idées

d'avant-garde était très important. Mais aujourd'hui, on peut avoir à vingt-cinq ans

une exposition dans un musée sans avoir eu un seul article conséquent dans une

revue d'art. Cela étant dit, obtenir un article ou une appréciation dans Art Press,

revue qui a une forte réputation dans le milieu professionnel, ça compte »

(Chevrefils Desbiolles, 1988 : 65).

Même constat désabusé sous la plume du critique et historien de l'art G. Joppolo, pour

qui les revues représentaient dans les années soixante-dix, à peu près le seul support

d'expression pour l'art contemporain. Elles jouaient, à cette époque, un rôle actif dans la

formulation des théories et des mouvements :

« Si cette action de participation militante à la constitution de l'art contemporain

était par le passé dévolue au critique d'art indépendant en tant qu'acteur social et

noyau de relation entre l'artiste et les forces sociales et économiques pouvant

accueillir son travail (c'est-à-dire le public en général et les collectionneurs publics

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

127

et privés en particulier), si cette action passait en priorité par les revues d'art,

quelques ouvrages et quelques catalogues de galeries privées, il est indéniable

qu'aujourd'hui (et ceci depuis une vingtaine d'années), et particulièrement en

France, les revues d'art sont avant-tout appelées par les institutions publiques et

privée à ratifier les constats d'expériences artistiques mises en place par ces

institutions elles-mêmes. La prospection se fait de plus en plus à partir du musée

qui, de son rôle de conservateur des œuvres du passé s'est déplacé vers un rôle de

promoteur d'expériences artistiques contemporaines (...). Dans un tel contexte le

musée ne laisse plus aux revues que la possibilité de ratifier ou non ses choix, allant

même jusqu'à créer ses propres revues et éditions conçues pour communiquer le

bien fondé de son action. D'où une absence croissante de participation militante et

une présence de plus en plus évidente d'un militantisme que je désignerais de

promotion dans la plupart des revues actuelles, dont les textes, même s'ils sont

d'un apport analytique, même s'ils contribuent à une meilleure connaissance de l'art

contemporain, produisent surtout des argumentaires de promotion ou des

éreintements des actions des institutions publiques ou privées qui orchestrent

actuellement la monstration et la médiatisation de l'art contemporain et,

indirectement ou directement, participent à sa destinée marchande » (Joppolo,

2000 : 97).

L'auteur distingue deux niveaux de militantisme. Toutes les revues font preuve d'un

« militantisme premier » puisqu'elles aspirent toutes à faire reconnaître une œuvre et à

accompagner le lecteur dans son approche de cette œuvre. Plus rares en revanche sont les

revues manifestant un « militantisme second », comme l'ont fait, selon G. Joppolo, Art Press,

Flash Art ou Cimaise à leurs débuts ; un militantisme qui se traduit par la formulation d'une

poïétique. Le critique militant, affirme l'auteur citant en exemple G. Celant ou A. Breton :

« (…) conçoit le métier de critique comme étant non seulement une activité

d'analyse esthétique a posteriori de l'œuvre mais également un travail d'énonciation

d'une poïétique, c'est-à-dire de mise en œuvre militante d'une pensée théorique qui

participe à la formulation même d'une œuvre plastique naissante » (Joppolo, 2000 :

94).

Moins pessimiste que certains philosophes précédemment abordés, le critique n'envisage

pas la disparition totale de ce type d'engagement, mais plutôt son déplacement : il ne se limite

plus aux revues, mais s'étend à plusieurs supports de médiatisation, dont l'institution.

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

128

On revient donc, inévitablement, à l'institution et ses acteurs : les conservateurs et les

commissaires.

« Depuis la fin des années soixante-dix, le rôle le plus essentiel de la critique

militante, c'est-à-dire sa capacité de devenir formulatrice de poïétique, s'est appuyé

de moins en moins sur les surfaces des revues d'art contemporain. Durant ces

vingt dernières années, en France, ces formulations sont surtout passées par les

publications des musées et des centres d'art, donnant de la sorte au conservateur

et/ou administrateur la chance de s'improviser dans le rôle de critique militant ou

obligeant le critique militant à devenir un commissaire d'exposition et

éventuellement un conservateur, c'est-à-dire non plus un intellectuel indépendant

mais un intellectuel institutionnel, “sectoriel”, devant se plier à la discipline du

service public, ce qui suppose des perversités de fonctionnement multiples où il

devient souvent difficile de comprendre si l'exposition et le catalogue sont conçus

pour formuler et situer les recherches des artistes ou bien pour contribuer à la

fabrication de l'image de marque d'un lieu d'exposition public et du ministère dont

il dépend » (Joppolo, 2000 : 99).

Pour le critique, c'est bien la « communication » qui est à la base de la perversion du

modèle institutionnel français depuis les années quatre-vingt, un modèle où les dispositifs de

diffusion (expositions, conférences etc.) récoltent plus de subventions que les artistes eux-

mêmes. Dans ce système, ce sont en fin de compte les revues et au-delà la création elle-même,

qui ont à déplorer les plus lourdes pertes, obligées qu'elles sont de se plier aux décisions

institutionnelles :

« Par ailleurs, face à ce glissement important du militantisme de la critique d'art dans

l'espace institutionnel où, et simultanément, se promeuvent les recherches nouvelles

en même temps qu'elles se conservent comme moments déjà historiques, certaines

revues, tout comme certaines galeries, sont devenues des instances parapubliques par

le jeu des subventions et des achats publics » (Joppolo, 2000 : 101).

Derrière ce système, c'est le danger d'une homogénéisation de la production qui se

profile, et d'une « mécanisation », privée de sens, des processus de consécration. Artistes et

critiques seraient devenus les « rouages » d'une machine artistique parfaitement réglée, mais

privilégiant le conformisme à l'innovation.

« Dans ce jeu d'interdépendances, le risque est toujours celui de la constitution d'un

« milieu » fermé et péremptoire où la marge d'exploration et d'anticipation devient

très étroite. Dans un tel contexte, le rôle perverti des revues est de plus en plus de

confirmer et d'argumenter des théories et des pratiques déjà élaborées au sein de ce

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

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milieu institutionnel et para-institutionnel, dans un carcan de dépendances où les

revues ne deviennent que des rouages secondaires de ce « milieu » » (Joppolo,

2000 : 101).

C'est donc à un sursaut de la critique qu'invite à son tour l'auteur, et à la vigilance face au

péril d'une « interdépendance qui risque de se transformer en une coercition pure et simple » :

« La presse artistique ne doit pas devenir l'instrument de propagande d'une histoire

se faisant sans elle dans les cénacles des grands collectionneurs et conservateurs

publics et privés » (Joppolo, 2000 : 102).

Philosophes et critiques semblent donc avoir adopté un point de vue relativement

consensuel et extrêmement pessimiste quant à la critique d'art contemporain. Tous semblent

s'accorder sur un point : la critique est en crise, pervertie par la logique de marché qui s'est

emparée du monde de l'art contemporain et par la pensée postmoderne (effacement des critères

et des hiérarchies). Les supports médiatiques de diffusion de la critique ne sont plus conciliables

avec un engagement et une pensée critique, en raison même du fonctionnement autarcique du

champ. L'institution, qui s'est emparée de la création contemporaine, a relégué la critique à un

rôle de diffusion, une fonction de relais des valeurs et des hiérarchies construites en amont.

Les critiques qui s'interrogent sur leurs pratiques reconnaissent eux-mêmes leur perte

d'influence dans les processus de consécration (et particulièrement dans la phase de

« découverte » des artistes).

On peut donc voir se dessiner un parallèle fort avec les modèles sociologiques présentés

en première partie. L'idée de critique-relais renvoie clairement au schéma linéaire sous-jacent

chez les sociologues. D'ailleurs, lorsque R. Moulin se penche sur les critiques d'art, elle met en

évidence leur position dans la succession temporelle du processus de consécration.

Les deux types de critique qu'elle distingue, la « critique d'information » et la « critique de

célébration », sont postérieures à l'entrée de l'artiste sur la scène artistique, ce qui signifie bien

que les choix sont opérés en amont de la critique. D'une part les chroniqueurs des quotidiens

« décrivent, interprètent et évaluent les événements de la scène artistique ». D'autre part, la

critique réflexive produit des textes élaborés et souvent ésotériques, dans les revues et les

catalogues d'exposition, qui « procurent un bien fondé théorique aux choix effectués par les

musées, les galeries et les collectionneurs » (Moulin, 1992 : 206).

Ainsi, quel que soit le support ou le degré d'élaboration des textes, ils ne sont considérés

par R. Moulin que comme des relais médiatiques, simples reflets d'une sélection effectuée par

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

130

l'institution23. Le commentaire critique est envisagé comme une valeur ajoutée, a posteriori, aux

choix des commissaires et des galeristes. Le processus de découverte des artistes n'est plus du

ressort du critique, mais revient aux commissaires. D'où la nécessité pour les critiques d'adopter

le rôle de commissaire :

« La transformation des années soixante-dix/quatre-vingt réside dans le fait que les

critiques d'art contribuent à la promotion des artistes, moins par la mise en valeur

rhétorique des œuvres que par leur mise en scène » (Moulin, 1992 : 207).

23 On perçoit nettement l'évolution de la pensée de l'auteur sur les critiques en se référant à l'ouvrage de 1967. R.

Moulin considérait alors le critique, non pas comme l'unique découvreur de l'œuvre, mais comme l'acteur à qui « il [lui] appartient en propre, en lui surimposant le discours adéquat, de la légitimer culturellement» (Moulin, 1967 : 184). Malgré le pouvoir attribué à cette position, la sociologue notait déjà le début de ce qu'elle qualifiait de « crise» : « La critique est l'instance légitimante et l'autorité hiérarchisante. Et pourtant, il existe avec évidence une crise de la critique» (Moulin, 1967 : 187).

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Chapitre deux : Production et circulation des valeurs artistiques

131

Outre qu'il nous a permis de désigner la revue spécialisée comme le support médiatique

sur lequel se centrera notre analyse, ce rapide état des lieux de la critique d'art actuelle souligne

un paradoxe fort quant à l'hypothèse que nous avons formulée à la fin de la section précédente.

La position de critique est unanimement considérée comme affaiblie et peu opérante dans

le processus de production des valeurs artistiques. Les réflexions des critiques sur leur propre

position semblent conforter la lecture sociologique de la circulation des valeurs dans le champ :

c'est au commissaire d'exposition que revient la fonction de découverte des artistes et de

production des valeurs, alors que le critique ne jouerait plus qu'un rôle de diffusion de ces

valeurs, donc de relais de l'institution.

Dans le même temps, l'analyse des biennales comme situations de médiation montre que,

dans le cas de l'art contemporain « présent », la position du commissaire est fragilisée dans la

mesure où elle ne peut prendre appui sur aucun savoir stable et reconnu. Nous avons vu, en

effet, que dans le cas des musées, l'institution jouait un rôle de garant par rapport à l'exposition,

en attestant la nature des objets exposés, la manière de les montrer et les savoirs mobilisés. Or la

biennale ne peut apporter la même garantie puisqu'elle n'est pas une institution patrimoniale. Le

curateur de biennale ne dispose donc d'aucune garantie institutionnelle qui permettrait

d'authentifier et de légitimer ses choix, ce qui devrait conférer à la réception publicisée des

biennales un rôle central dans les mécanismes de reconnaissance des artistes.

Le paradoxe que nous venons de souligner nous invite à préciser l'hypothèse qui va

guider notre analyse des formes éditoriales dans la prochaine partie. Si le critique a perdu toute

influence directe dans le processus de qualification des œuvres, ne peut-on envisager que son

action soit davantage tournée vers la légitimation de l'autorité de l'institution biennale, nécessaire

au curateur pour que sa sélection soit validée ? En d'autres termes, le pouvoir de légitimation du

critique pourrait-il s'être déplacé de l'art vers les lieux de monstration de l'art ? Le critique

deviendrait alors le garant de la légitimité des biennales comme lieux de qualification de l'art. Il

serait la condition nécessaire à l'opérativité symbolique des biennales et jouerait donc un rôle de

premier plan, bien qu'indirect, dans le processus de production des valeurs artistiques. Si l'on

accepte, au moins comme hypothèse de travail, de considérer les revues non plus comme de

simples supports de diffusion, mais comme des instances de médiation opérantes dans le

processus de production des valeurs, alors, c'est tout le schéma linéaire de transmission des

valeurs qui est à repenser.

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2ÈME PARTIE :

L'opérativité des formes éditoriales dans le

processus de légitimation des biennales

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Pour les sociologues de l'art étudiés dans la première partie de la thèse, si les revues

jouent un rôle dans le fonctionnement des biennales, c'est qu'elles permettent la diffusion, dans

l'ensemble du champ international, des valeurs artistiques construites en amont de l'exposition

par les « instances de légitimation », et plus particulièrement par le curateur. Les sociologues

distinguent donc nettement les phases de production et de circulation des valeurs artistiques.

Dans leur modélisation du champ, les revues, comme les biennales, sont des instances de mise

en visibilité et de circulation des valeurs : les dispositifs médiatiques n'ont d'autre opérativité que

de publiciser les choix du curateur. Le rôle des revues relèverait donc exclusivement de la phase

de circulation, puisqu'il serait de mettre en discours, puis de diffuser, des « informations »

relatives à la position des artistes dans le champ. Les revues auraient ainsi une fonction de

représentation du champ et pourraient fournir une trace, non seulement de la place ou de

l'importance d'un artiste dans le champ (des valeurs artistiques), mais aussi de la position des

différentes biennales (toutes, en effet, ne bénéficient pas, selon les sociologues, de la même

autorité dans le champ et donc du même pouvoir de qualification).

L'hypothèse que nous avons formulée au terme de notre lecture critique des travaux

sociologiques, suppose que la circulation des valeurs qui s'opère à travers les revues, ne se limite

pas à une simple fonction de diffusion. Cette hypothèse situe en effet l'espace de « réception

médiatique » au centre du fonctionnement du dispositif des biennales en tant que lieux où

s’opère la qualification de l'art. Les revues, qui constituent un support privilégié de circulation

des discours, devraient selon nous jouer un rôle prépondérant dans la construction de l'autorité

des biennales et donc, bien qu'indirectement, dans le processus de production des valeurs. Elles

garantiraient en effet la légitimité du processus de qualification des œuvres opéré par les

biennales, et seraient donc indispensables à leur opérativité symbolique. Ce qui signifierait que

c'est par et dans la circulation des discours que se produiraient les valeurs, dans un jeu

d'articulation entre les dispositifs médiatiques des biennales et des revues.

C'est cette hypothèse qui guidera notre analyse des formes médiatiques de prise en charge

des biennales dans cette seconde partie de la thèse. Il s'agira de décrire et d'analyser ces formes

pour saisir l'opérativité des revues dans le processus de légitimation des biennales. La notion de

« représentation » occupera une place centrale dans notre réflexion, et sa définition s'étoffera au

cours de l'analyse. Pour les sociologues en effet, les revues véhiculent une représentation du

champ et de ses positions légitimes, qui est de l'ordre de la reproduction mimétique : la

représentation médiatique est conçue comme un miroir reflétant des valeurs construites en

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135

amont par les curateurs. Notre analyse nous permettra de remettre en question cette dimension

purement mimétique, en montrant la performativité de la représentation des biennales par les

revues.

Mais avant d'engager cette analyse, il convient de définir un choix de revues spécialisées et

de construire un corpus d'articles pertinent. C'est à cet objectif que s'attachera le prochain

chapitre.

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Chapitre trois : La construction du corpus

136

CHAPITRE TROIS

LA CONSTRUCTION DU CORPUS

Ce chapitre sera entièrement consacré à la construction de notre corpus d'analyse, c'est-à-

dire en premier lieu au choix des revues analysées, et en second lieu à la définition des critères de

sélection des articles. Nous avons jugé nécessaire de consacrer un assez long développement à la

justification de ces choix, dont dépendent la validité et la pertinence de notre recherche. Face à

la diversité des revues spécialisées et à la multiplication des titres sur tous les continents, il

convient en effet d'être particulièrement attentif aux implications et aux limites inhérentes à nos

choix.

I. Le choix des revues

1 Des revues à « focale internationale »

Si les critiques, les philosophes et les sociologues partagent un point de vue pessimiste,

voire alarmant, sur l'état de la presse artistique, force est de constater que cette presse semble, du

moins d'un point de vue économique, se porter plutôt bien. Certes, par définition, la presse

spécialisée est un secteur fragile financièrement, puisqu'elle ne peut prétendre à une diffusion

massive. Le critique d'art D. Sausset, interrogé sur l'état de la presse artistique dans le cadre

d'une émission de France Culture, distingue les revues spécialisées de la presse artistique

généraliste, comme Beaux-Arts magazine ou Connaissance des arts, qui représente l'essentiel du

marché. Les revues spécialisées « se caractérisent par des tirages plus restreints,

systématiquement inférieurs à 10 000, voire 5 000 exemplaires ». Elles visent des

« micromarchés » et « sont des outils de savoir pour un public spécialisé » (Sausset, 2000).

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Chapitre trois : La construction du corpus

137

La cible des revues spécialisées est un lectorat formé d'artistes, d'étudiants, de

professionnels, d'amateurs et de collectionneurs, auquel il faut ajouter la part non négligeable des

revenus fournis par les abonnements institutionnels des musées et centres de documentation

spécialisés en art contemporain. L'étroitesse de ce lectorat a pour conséquence première de

soumettre les revues à la nécessité d'un financement par les annonceurs. Selon D. Sausset, si ces

revues peuvent être rentables, c'est parce que « les ventes et les recettes publicitaires permettent

d'équilibrer avec difficulté le budget » (Sausset, 2000) ce qui ne va pas sans soulever de questions

d'ordre déontologique24.

La fragilité économique de la presse spécialisée est bien illustrée par la rapidité avec

laquelle les titres naissent, disparaissent, et se succèdent. Pourtant, on peut constater que certains

titres présentent une longévité rare dans le domaine de la presse magazine (certaines revues ont

plus de quarante ans, ce qui peut surprendre dans un domaine où la nouveauté et l'innovation

s'inscrivent comme des valeurs dominantes). D'autre part, on observe que les titres ont tendance

à se multiplier, aussi bien en Europe que dans le reste du monde.

L'exploration des sites Internet de revues spécialisées constitue un bon indicateur du

foisonnement et de la diversité des titres. L'étude que nous avons menée en 2005 s'est attachée à

proposer un panorama, non exhaustif, de la presse spécialisée dans le monde25. Nous avons pu

recenser quatre-vingt-cinq revues, centrées exclusivement sur les arts visuels contemporains, et

disposant de sites Internet, un chiffre nettement sous-évalué si l'on tient compte de la barrière

linguistique nous interdisant l'accès aux sites non traduits des pays asiatiques, arabes ou russes.

D'autre part, l'existence d'un site avait été retenue comme gage minimum de circulation et de

visibilité des revues. Ce qui excluait de facto un grand nombre de publications de faible

rayonnement et de portée limitée.

Bien qu'on observe de fortes disparités entre les continents (l'Europe par exemple

comptabilise en 2005 une cinquantaine de titres, contre trois pour le continent africain), la presse

spécialisée semble néanmoins s'être développée sur l'ensemble de la planète. Une analyse de la

« focale éditoriale » des revues, c'est-à-dire de l'objet dont prétend traiter la revue26 (art

contemporain international, art contemporain chinois, etc.), permet de mettre en lumière deux

types de positionnement. L'amplitude géo-artistique de l'art traité par une revue peut être

restrictive (locale) ou non restrictive (globale). Cette focale ne doit pas être confondue avec le

24 Les revues dont la survie dépend de cette manne financière que représente la publicité, sont fréquemment

suspectées de compromission avec les annonceurs, galeristes ou institutions, qui pourraient exercer des pressions pour voir le travail des artistes qu'ils défendent, relayés par les revues.

25 Cette étude a donné lieu à une communication lors du colloque « Médias et diversité culturelle» , Ecole de journalisme de l'Université de Moscou, 1er-3 juin 2006.

26 Notre analyse se base sur les « promesses» des revues (qui relèvent des discours de présentation et des intentions des producteurs) et non sur le contenu réel de ces revues.

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Chapitre trois : La construction du corpus

138

« cadre d'interprétation » des œuvres, c'est-à-dire les outils, critères et conventions définissant le

regard porté sur les œuvres. Une revue comme NKA par exemple, consacrée à l'art

contemporain africain (focale éditoriale locale) propose un outillage analytique endogène pour

cette production artistique (un cadre d'interprétation spécifique). La focale éditoriale se distingue

également de la “portée » de la revue, qui relève de l'aire de réception effective (une revue peut

par exemple présenter une focale globale, tout en n'ayant qu'une portée locale).

Les revues recensées présentant une focale globale se situent toutes, à une exception près,

en Europe et en Amérique du Nord. Les revues à focale locale, de loin les plus nombreuses,

sont plus équitablement réparties sur la planète. Mais la quasi-totalité des revues produites hors

duopole relève de cette catégorie. Enfin, on peut isoler une dernière catégorie de revues, pour

lesquelles la focale n'est pas précisée dans les discours de présentation des sites Internet. Il est

intéressant d'observer que toutes les revues ne présentant aucune mention de la sphère géo-

artistique couverte sont originaires du duopole, comme si la prise en charge d'un discours dé-

contextualisé, a-territorial, était plus fréquente ou « naturelle » dans ces régions du monde. Cette

catégorie rassemble des titres prestigieux et déjà anciens comme Parkett, Frieze, Kuntsforum ou

encore Artforum. Ces revues sont généralement qualifiées par les commentateurs, de « revues

internationales », et leurs ambitions planétaires se lisent parfois en filigrane sur les sites Internet

(le « guide de l'art » en ligne d'Artforum par exemple27, recense plus de quatre cents lieux de

diffusion de l'art contemporain dans le monde, et constitue un indice des prétentions globales de

la revue).

Face à la diversité et au foisonnement des revues dans le monde, la notion de focale

éditoriale nous permet de définir un premier critère de sélection des revues. Si les biennales sont

des institutions centrales du « réseau culturel international » (Moulin, 1992 ; Quemin, 2001) c'est

dans le champ international qu'il convient d'interroger leur pouvoir. Il faut donc centrer notre

analyse sur des revues qui prétendent couvrir l'actualité de ce champ dans sa globalité (des

revues à focale internationale) et ne se focalisent pas sur une aire géo-artistique spécifique. C'est

bien à l'échelle internationale qu'il faut envisager l'autorité de ces manifestations et les processus

de légitimation des biennales.

Mais si les revues à focale globale constituent un support de médiatisation des biennales

dans le champ de l'art contemporain international, il semble également nécessaire d'évaluer la

portée de ce support chez les acteurs de ce champ. Car pour que les revues puissent avoir une

action performative, qu'elle soit simple diffusion ou production active de légitimité, encore faut-

il que ces revues bénéficient d'une portée suffisante dans l'espace social envisagé, à savoir

27 http://artforum.com/guide/ consulté en juillet 2007.

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Chapitre trois : La construction du corpus

139

l'espace des spécialistes28, qui n'est pas l'espace public élargi. Or il est évident que toutes les

revues ne disposent pas du même « poids », et que celui-ci varie en premier lieu, en fonction de

la catégorie de récepteur envisagée (professionnels, amateurs éclairés ou « grand public »). Les

chiffres de diffusion des revues ne constituent alors pas un critère pertinent pour établir

l'autorité des revues dans la sphère professionnelle. Comme l'a souligné D. Sausset (2000),

Beaux-Arts magazine a un tirage très important et jouit en France d'une très large visibilité dans

l'espace public, sans pour autant posséder une reconnaissance dans le champ de l'art

contemporain comparable à certaines revues spécialisées de faible tirage. C'est par conséquent à

la circulation des revues dans la sphère professionnelle, davantage qu'à leurs chiffres de

diffusion, que nous allons nous intéresser pour déterminer le choix des revues.

D'autre part, le facteur géographique peut également jouer un rôle dans le rayonnement

des revues, ne serait-ce qu'en raison de la dimension linguistique de ces supports (une revue de

langue chinoise ne bénéficie sans doute pas du même poids en Chine et en France). Nous allons

donc nous interroger sur la question de l'aire géographique de réception des revues, avant

d'effectuer le choix des revues.

2 La définition de l'aire de réception

Avant de définir les instruments méthodologiques qui nous permettront d'évaluer le

poids des revues, il convient de définir une « aire de réception » de ces revues, sur laquelle

portera l'évaluation. A priori, cette aire devrait, comme la focale des revues, être globale, puisque

le champ qui nous occupe et dans lequel opèrent les biennales est un champ international. Mais

est-il possible, et à quelles conditions, d'envisager le poids, autrement dit l'autorité des revues,

sans circonscrire l'analyse à un territoire ?

Il faudrait, pour cela, envisager le champ de l'art contemporain international comme un

espace homogène, où les acteurs partageraient des pratiques et des représentations communes.

La notion de réseau pourrait, à la limite, justifier un tel parti pris : si le champ international est

constitué comme un réseau dans lequel « circulent des informations », alors, potentiellement,

tous les acteurs « branchés » sur ce réseau, quelle que soit leur position géographique, ont accès

aux mêmes ressources, et donc aux mêmes représentations des biennales. Dans cette

perspective, l'échelle (ou le terrain) choisie pour interroger les représentations construites par les

28 Notre attention est en effet focalisée sur la circulation des valeurs dans le champ, et ne prétend en aucune

manière questionner leur « transmission» aux non spécialistes (leur vulgarisation).

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Chapitre trois : La construction du corpus

140

revues importerait peu : quelle que soit l'aire d'observation qu'adopterait l'analyste, il pourrait

saisir les mêmes représentations et les mêmes hiérarchies. Cette posture est celle retenue par

A. Quemin : comme nous l'avons vu dans la première partie, les positions des acteurs et des

institutions sont « objectivées » par le sociologue et ne sont jamais rapportées à un point de vue

ou un territoire. Les hiérarchies mises au jour sont implicitement universelles.

Or, si le champ interrogé est international et procède d'échanges transnationaux ou

globaux, le chercheur menant une étude empirique peut-il pour autant adopter un point de vue

macro et définir un « terrain global » ?

La question de l'incidence sur les résultats produits, du terrain sur lequel se fonde la

recherche, nous semble particulièrement sensible dans le cas des études portant sur des champs

ou des processus « globalisés ». Il convient alors en effet, de distinguer l'objet sur lequel porte

l'analyse (les flux globaux, ou plus précisément dans notre cas, la circulation internationale des

valeurs artistiques), du terrain depuis lequel sera saisi l'objet (ici : l'aire de réception envisagée).

Or l'idée de déterritorialisation, intrinsèquement liée à la notion de globalisation, entraîne parfois

une superposition ou un amalgame du terrain et de l'objet. Si un champ relève de circulations et

d'échanges transnationaux ou globaux, dans quelle mesure l'analyse de ces flux nécessite-t-elle

un terrain global ? La construction d'un tel terrain est-elle envisageable ? La notion de « terrain

global » (ou de « terrain déterritorialisé ») ne constitue-t-elle pas une contradiction dans les

termes ? Certains travaux anthropologiques sur les phénomènes culturels globaux, peuvent, de

ce point de vue, constituer un apport théorique précieux.

La notion de déterritorialisation est centrale dans le travail d'A. Appadurai, qui observant

la disparition de l’état nation, plaide pour une « anthropologie transnationale ». Dans son

ouvrage Après le colonialisme : les conséquences culturelles de la globalisation, il propose un nouveau style

d'anthropologie qui permette de saisir l’impact de la déterritorialisation sur les ressources

imaginaires d’expériences vécues locales. C’est à travers l’influence conjuguée des médias et des

déplacements de population (ou désirs de déplacements) que se dessinent des « paysages

sociaux » qui servent de socle aux « mondes imaginés » constitués par les imaginaires,

historiquement situés, de personnes et de groupes disséminés sur la planète.

Comme le souligne l’auteur dans son introduction, « l’écriture d’un livre sur la

globalisation est toujours un exercice légèrement mégalomaniaque » (Appadurai, 2001 : 50). Mais

proposer une anthropologie transnationale pour saisir les conséquences de la déterritorialisation,

ne signifie pas forcément adopter un point de vue global et décontextualisé. L'analyse d'A.

Appadurai au contraire, prend appui sur des travaux empiriques menés sur des terrains bien

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Chapitre trois : La construction du corpus

141

« localisés », comme par exemple l’étude de l’indigénisation du cricket en Inde, sport

d’importation coloniale, devenu un symbole de l’identité nationale en accompagnant la

décolonisation. L’Inde dans ce livre n’est pas un simple exemple ou un cas d’étude : elle est,

selon Appadurai, un « point d’ancrage » pour le chercheur.

La notion de paysage (scape) permet à l’auteur de définir cinq dimensions des flux culturels

globaux : les ethnoscape, les médiascape, les technoscapes, les financescapes et les idéoscapes.

Parmi ces paysages, c’est celui d’ethnoscape qui retient le plus l’attention du chercheur, focalisée

avant tout sur l’expérience migratoire des groupes humains. Mais dans la perspective qui est la

nôtre, la notion de médiascape pourrait s’avérer pertinente :

« Les médiascapes, ce sont à la fois la distribution des moyens électroniques de

produire et de disséminer de l’information (journaux, magazines, chaînes de TV et

studios cinématographiques…) désormais accessibles à un nombre croissant

d’intérêts publics et privés à travers le monde, et les images du monde crées par ces

médias. Ces images peuvent connaître des altérations très diverses en fonction de

leur mode (documentaire ou de divertissement), de leur support (électronique ou

pré-électronique), de leur public (local, national ou transnational), ou encore des

intérêts de ceux qui les possèdent ou les contrôlent » (Appadurai, 2001 : 71, nous

soulignons).

L'auteur distingue donc deux dimensions des paysages médiatiques : la première relève de

la diffusion des supports médiatiques dans le monde, la seconde a trait aux représentations du

monde construites par ces médias, envisagées comme des répertoires d’images et de récits, qui

seront soumis à une réappropriation par leurs récepteurs. On est donc, en réalité, face à trois

paysages bien distincts : le paysage façonné par la distribution des médias (paysage 1), le paysage

construit et véhiculé par ces médias (paysage 2), et enfin le paysage « imaginé » par les récepteurs

qui se réapproprient ces images (paysage 3). En fin de compte, le troisième paysage est

fortement déterminé par les deux autres, et la nécessité d'un « point d'ancrage » pour l'analyse se

fait jour. Supposer que le récepteur (dans notre cas, les acteurs du monde de l'art) puisse

s'approprier de façon similaire les paysages médiatiques (façonnés par les médias) et construire

une représentation homogène du champ, c'est d'une part ignorer l'ancrage historique et social du

processus de réappropriation, et d'autre part négliger le poids des deux premiers paysages (de la

diffusion des revues et de leur travail de production de paysage) dans cette réappropriation.

Chez A. Appadurai, ces distinctions ne sont pas clairement énoncées. Elles sont pourtant

potentiellement présentes dans sa définition. Comme le souligne en effet M. Abélès dans son

introduction de l'ouvrage, la notion de paysage est ambiguë dans la mesure où « elle connote

tout à la fois l’extérieur, le monde tel qu’il nous apparaît, et l’intériorité, la représentation que

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Chapitre trois : La construction du corpus

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nous en portons » (Appadurai, 2001 : 16). D’où la question essentielle, mais nous semble-t-il peu

discutée par A. Appadurai, du positionnement du chercheur et de la définition d'un terrain pour

étudier ces paysages. Comment, en effet, saisir les « images du monde » véhiculées par les

médias sans adopter un point de vue situé dans le monde ? Peut-on prétendre à un regard

omniscient sur ces paysages ?

Adopter un tel regard, ce serait au fond tenir pour négligeables le travail de

réappropriation des récepteurs, l'irrégularité de la diffusion des supports médiatiques, mais aussi

la variété de ces supports et des images qu'ils construisent. Ce serait donc réduire les flux

d'information à un pur phénomène d’homogénéisation. Or, selon A. Appadurai, s'il existe des

flux transnationaux, le « travail de l’imagination » que ces flux génèrent a au contraire pour effet

de démultiplier les possibilités de réappropriation des signes par des inventions permanentes qui

aboutissent à la construction de « communautés imaginés », irréductibles aux frontières de l’état

nation. Comme le souligne M. Abélès, la thèse que soutient Appadurai n’est donc pas celle de la

disparition du local mais d’un décalage croissant entre le « site » et le « local ».

C’est parce qu’il part d’un présupposé théorique semblable à celui d’A. Appadurai (l’idée

que la mondialisation n’est pas réductible à une force homogénéisante arasant tout sur son

passage) que l’anthropologue J. Assayag propose un décentrement du regard de l’observateur.

Les processus de mondialisation fabriquent autant de « local » qu’ils ouvrent au « global », ce qui

implique qu’il n’y ait pas une mondialisation, mais plusieurs, comme « il y a mille manières de la

subir ou de la négocier (…) mille manières de prendre position » (Assayag, 2005 : 17).

L’anthropologue milite donc pour un « dépaysement » de la mondialisation, un changement de

regard ou de point de vue qui s’inscrit contre l’idée que la mondialisation, comme la modernité,

seraient les produits du seul Occident. Cette proposition présente d’une part l’intérêt de

souligner la complexité du phénomène, d’autre part de mettre à mal une vision unique et

surplombante, une lecture qui se voudrait omnisciente, en rappelant : « les représentations qu’on

peut se faire varient en fonction de positions qui, par définition, sont toutes limitées. Des points

de vue distincts engendrent des représentations différentes de la réalité » (Assayag, 2005 : 9).

Une des manières de se rapprocher de l’objectivité serait alors de multiplier les points de vue, le

jeu des échelles et de se déplacer pour adopter plusieurs positions, périphériques ou non, en

changeant les orientations.

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Chapitre trois : La construction du corpus

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Les travaux des deux anthropologues précédemment cités, nous ont permis de prendre

différentes précautions en ce qui concerne notre approche du paysage médiatique des biennales,

et de définir une posture de recherche clairement distincte de celle adoptée par A. Quemin.

La notion de « médiascape » développée par A. Appadurai permet de distinguer le

paysage médiatique dessiné par les revues (celui à partir duquel nous allons questionner

l'opérativité de la représentation des biennales) et le paysage médiatique façonné par la diffusion

et la circulation de ces revues. C'est ce dernier paysage qui servira de soubassement à la sélection

des revues et à la définition du terrain.

Par ailleurs, au-delà du plaidoyer pour un décentrement du chercheur vers des terrains

non-occidentaux, les travaux de J. Assayag nous invitent à objectiver le point de vue depuis

lequel ces paysages médiatiques seront appréhendés. Nous proposons donc de définir une

posture d'analyse, plus attentive à l'aire de réception des revues que nous analysons, aire depuis

laquelle la recherche sera menée.

L'adoption d'une telle posture implique nécessairement de réduire les ambitions de la

recherche. En objectivant notre terrain d'analyse, nous limitons la valeur ou la portée des

paysages étudiés. La représentation des biennales construite par les revues analysées (le paysage

médiatique 2) ne sera avérée que sur le territoire depuis lequel on aura déterminé le choix des

revues en fonction de leur circulation (du paysage médiatique 1) (cf p. 141). Cette représentation

des biennales ne pourra donc en aucun cas, prétendre à l'universalité. Notre recherche ne

cherche pas à objectiver une « réalité universelle » des hiérarchies symboliques du champ, mais à

questionner le paysage des biennales, construit par les revues, et potentiellement opérant dans

l'aire de réception déterminée.

Le territoire français, depuis lequel s'est bâtie l'analyse, est à envisager comme un point

d’ancrage, à partir duquel se construit un « monde des biennales imaginé », qui est en partie

tributaire du point de vue, historiquement et géographiquement situé, des acteurs sociaux. C'est

à partir de ce territoire que nous allons chercher à saisir les deux premiers « paysages » évoqués

par A. Appadurai. Le premier paysage, celui de la diffusion des revues, se rapporte directement à

la construction du corpus. Il s'agit en effet de déterminer le choix des revues en fonction de

l'offre médiatique disponible et pertinente en France. Nous verrons que ce paysage est singulier,

et n'est pas exactement superposable à celui qui pourrait se dessiner depuis les États-Unis, le

Japon, ou même l'Angleterre. Le second paysage, celui qui se construit dans ces revues et dans

lequel nous allons chercher à situer plus précisément les biennales, est donc nécessairement

tributaire du premier, et son interprétation doit tenir compte de cette spécificité. Il faut donc dès

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Chapitre trois : La construction du corpus

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le départ renoncer à une représentativité globale des paysages médiatiques construits par les

revues. La représentation du monde de l'art qu'elles véhiculent n'a de pertinence ou plus

précisément d'effets possibles sur la réappropriation par les acteurs, que dans la limite de l'aire

de réception sur laquelle repose le paysage 1. Rien ne permet d'affirmer que ces discours et

représentations sont assimilables à ceux circulant dans d'autres aires géo-culturelles, à moins de

postuler une égale circulation des supports sur l'ensemble de la planète, une autorité égale de ces

supports quel que soit le territoire envisagé et une homogénéisation totale de l'appropriation de

ces supports par les acteurs.

Notre posture implique donc de renoncer à un ethnocentrisme parfois perceptible dans

les études sur les dynamiques globales. L'aire de réception que constitue la France n'est pas

neutre : elle est historiquement, économiquement, socialement et politiquement située. La

France est tout d'abord située dans le duopole, qui constitue selon A. Quemin le centre

« dominant » du monde de l'art contemporain (Quemin, 2001). Mais comme l'auteur le souligne,

elle constitue la périphérie de ce centre, depuis que les États-Unis lui ont ravi le rôle de

leadership (Guilbaut, 1996). Les acteurs français bénéficient par ailleurs d'une position

économique et technologique confortable, dans la mesure où ils sont situés dans « le monde

développé », où les moyens de communication sont particulièrement importants, et l'accès aux

ressources et aux flux d'information beaucoup plus aisé que dans d'autres aires géographiques.

Renoncer à l'ethnocentrisme c'est aussi admettre que tous les flux circulant sur le territoire

français ne sont pas nécessairement transnationaux et globaux. Les flux locaux, même dans le

domaine médiatique, ne sont pas une spécificité des régions non-occidentales. Comme en tout

autre point de monde, on peut observer une circulation de discours à volonté universaliste et de

discours plus centrés sur le local (la situation de l’art en France, voire l’art français), de discours

produits en France et de discours produits ailleurs.

Le paysage médiatique construit par les revues circulant en France n'est pas superposable

aux représentations des acteurs eux-mêmes (même s'il oriente leurs réappropriations). Mais cette

limite ne devrait pas constituer un obstacle majeur à notre approche des paysages médiatiques,

dans la mesure où nous cherchons, au-delà de la description de ces paysages, à cerner un

processus plus large de légitimation des biennales, qui devrait quant à lui être transposable sur

d'autres aires et d'autres revues.

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Chapitre trois : La construction du corpus

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Une fois objectivée notre aire de réception, il faut maintenant mettre en œuvre une

méthodologie nous permettant d'évaluer le poids des revues dans cette aire, et de déterminer le

choix d'une ou plusieurs revues.

3 La circulation des revues

Il s'agit donc maintenant de décrire le paysage médiatique construit par la distribution des

revues dans notre aire de réception (le paysage 1 chez A. Appadurai) afin d'opérer une sélection

pertinente de revues.

Pour établir l'autorité des revues dans l'espace social des acteurs français du champ, nous

avons choisi de focaliser notre attention sur un lieu spécifique : le centre de documentation ou la

bibliothèque des espaces d'exposition de l'art contemporain. La plupart des musées et des

centres d'art contemporain français disposent en effet de centres de documentation spécialisés,

accessibles ou non au public, mais consacrés en premier lieu à un usage interne. Ces centres de

documentation, dont la taille et les ressources sont très variables, disposent en général de

catalogues d'exposition, de revues, et parfois d'une photothèque, qui servent de base aux

recherches des conservateurs et des médiateurs du lieu. Ils sont le plus souvent gérés par un

personnel spécialisé (un ou plusieurs bibliothécaires) mais parfois, quand les centres d'art ne

disposent pas d'un budget suffisant, sont pris en charge par le personnel du musée (médiateurs

voire responsables).

Nous avons mené une enquête téléphonique29 auprès des personnels chargés des centres

de documentation de neuf musées d'art contemporain et de treize centres d'art (Deflaux, 2004c),

en nous appuyant sur la liste fournie par le Centre national des arts plastiques sur son site

Internet30 qui mentionne, en 2004, douze musées et trente-trois centres d'art contemporain

(dont vingt disposent de centres de documentation).

Cette enquête nous a permis :

- de récolter la liste des abonnements à des revues spécialisées, de chaque centre de

documentation,

- d'interroger les bibliothécaires ou les personnes chargées du centre de documentation,

sur leurs représentations de ces revues.

29 Enquête menée aux mois d'octobre et novembre 2004. 30 <http://www.cnap.fr/annuaire.php>, consulté en septembre 2004.

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Chapitre trois : La construction du corpus

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Ces acteurs, parce qu'ils se situent à l'interaction du champ éditorial et du champ

artistique, mais aussi parce qu'ils sont les témoins privilégiés des pratiques de lecture des

membres de l'institution, nous ont semblé disposer d'une position privilégiée pour répondre à

nos attentes.

Nous avons pu obtenir la liste des abonnements à des revues de seize institutions et

établir ainsi un panorama représentatif de l'offre disponible dans ces centres, et donc plus

largement des revues circulant dans notre aire de réception. Le nombre des abonnements varie

d'une à cinquante revues, en fonction des moyens et de la politique de l'institution. En ne

retenant que les revues spécialisées en art contemporain (c'est-à-dire en excluant les publications

plus généralistes qui ne sont pas exclusivement centrées sur l'art contemporain, comme Beaux-

Arts Magazine ou le Journal des Arts), on obtient un palmarès des abonnements qui place en

première position une revue française, Art Press. Celle-ci est largement dominante puisque toutes

les institutions enquêtées y sont abonnées. Cette observation conforte notre prudence dans

l'analyse de l'autorité des revues, puisque le poids d'Art Press tient sans aucun doute à l'aire de

réception déterminée. Art Press n'est certainement pas la revue qui dispose de la plus grande

notoriété ou reconnaissance en Amérique du Nord par exemple. Pourtant, si l'on se situe à

l'échelle du territoire français, c'est celle qui circule le plus largement parmi les spécialistes de

l'art contemporain. Ce qui peut s'expliquer par plusieurs facteurs, comme par exemple le fait

qu'elle soit francophone (Art Press est bilingue, français/anglais), ou bien encore l'attention

particulière qu'elle pourrait porter, malgré sa focale internationale, aux artistes du territoire

envisagé.

Elle est suivie de Flash Art International (neuf abonnements), de Parkett (huit) et d'Artforum

(sept), trois revues de langue anglaise31. Enfin, on voit se dégager un ensemble de revues pour

lesquelles on trouve cinq abonnements : Art in America, Art Presence, Frieze, Kunstbulletin,

Kunstforum et Parachute.

La première remarque qui s'impose à la lecture de ces résultats, c'est la prédominance des

revues de langue anglaise, qui souligne le cosmopolitisme du monde de l'art contemporain. Sur

les dix premières revues du palmarès, sept disposent d'une version anglaise. Deux seulement

sont éditées en France, Art Press et Art Presence. Parachute est une revue canadienne qui édite ses

textes en français et en anglais, mais qui vient de cesser ses activités. On compte également une

revue allemande (Kunstforum), une anglaise (Frieze), deux suisses (Parkett et Kunstbulletin) et deux

revues américaines (Artforum et Art in America). Toutes ces revues sont donc éditées dans le

31 Parkett dispose d'une version allemande, mais c'est la version anglaise qui est diffusée en France.

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Chapitre trois : La construction du corpus

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duopole, ce qui relativise l'ouverture géographique du champ éditorial que nous avions

précédemment soulignée : les revues dominantes en France restent des revues occidentales.

On remarque également que ces revues privilégient toutes une focale éditoriale globale. Si

l'on se réfère à leurs discours de présentation, dans les pages publicitaires des revues ou sur leurs

sites Internet, on s'aperçoit que toutes prétendent couvrir la scène internationale, sans limitation

ou focalisation géographique particulière32.

Par ailleurs, si l'on interroge les responsables des centres de documentation des musées

sur les revues qu'ils considèrent comme internationales33, on obtient un palmarès très proche du

précédent. Les revues les plus fréquemment citées sont en effet : Artforum (neuf occurrences),

Frieze (sept), Art Press et Flash Art (cinq), Art in America, Kunstforum et Parachute (quatre), des

revues qui font toutes partie des abonnements les plus fréquents.

En croisant les deux palmarès (celui des abonnements et celui des représentations), on

obtient donc un ensemble de revues qui répondent à nos attentes, c'est-à-dire qui prétendent

traiter de la scène internationale sans focalisation ou spécialisation géographique, qui circulent

largement dans les lieux spécialisés en art contemporain en France, et qui sont considérées par

les acteurs de ces lieux comme des revues internationales. Ces revues présentent également une

importante longévité, puisque la plupart sont nées dans les années soixante et soixante-dix (seule

Frieze date de 1991), ce qu'on peut considérer comme un gage de reconnaissance ou d'autorité34.

Toutes pourraient, potentiellement, intégrer notre corpus. Pourtant, étant donnés les objectifs

fixés pour la recherche, et l'important travail de dépouillement et de traitement qu'ils nécessitent,

il est nécessaire de réduire notre choix à deux titres. On tâchera donc de faire des choix

contrastés, même si ces revues, comme nous venons de le souligner, appartiennent à une même

famille et sont toutes relativement proches.

Nous avons retenu Art Press et Flash Art International35, les deux revues les plus fréquentes

dans les bibliothèques, après nous être assurée de leur caractère « international » aux yeux des

responsables de centres de documentation. Sur les quatorze personnes interrogées, dix

32 Si le titre d'Art in America peut prêter à confusion, les ambitions de la revue sont par contre clairement globales,

aussi bien en ce qui concerne sa portée que sa focale : « Every month Art in America, the world's premier art magazine, creates a fascinating picture of the colorful, often controversial art scene here and abroad» . http://www.artinamericamagazine.com/, consulté en juillet 2007.

33 Enquête menée par téléphone en mars 2007 auprès de 14 responsables de centres de documentation (sur les 30 existants), bibliothécaires ou personnel administratif des centres d'art. La question qui nous a permis d'obtenir ces résultats était la suivante : « Pourriez-vous me citer 4 revues internationales spécialisées en art contemporain?» .

34 Un gage qui ne suffit cependant pas à placer les revues à l'abri des « coups durs» , comme l'a montrée la décision de Parachute de stopper sa parution début 2007, face à des difficultés financières.

35 Nous travaillerons sur la version internationale de la revue (Flash Art International) et non sur sa version italienne. Mais pour alléger notre discours, nous la mentionnerons sans l'adjectif spécifiant l'édition.

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Chapitre trois : La construction du corpus

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considèrent Art Press comme une revue internationale, et onze attribuent la même qualité à Flash

Art. Il nous semblait intéressant de retenir des revues qui, tout en possédant un statut similaire,

n'entretenaient pas exactement la même relation à l'aire de réception envisagée. Art Press est une

revue française et, nous l'avons vu, l'autorité dont elle jouit sur ce territoire semble difficilement

pouvoir s'élargir à d'autres sphères36. Bien entendu, elle est diffusée beaucoup plus largement,

par abonnements et ventes en librairies spécialisées, en particulier dans le duopole, comme en

témoignent les abonnements des centres de documentation américains ou européens dont nous

avons consulté les ressources en ligne. Mais aux États-Unis par exemple, elle est loin de jouir de

la même notoriété qu'Artforum. De ce point de vue, Flash Art semble bénéficier d'une circulation

plus internationale, bien qu'il faille être très prudent avec les chiffres de diffusion fournis par les

revues. Étant donnés les enjeux financiers liés à ces données (les annonceurs y sont

particulièrement sensibles…) certaines revues refusent de communiquer sur cette question. C'est

le cas d'Art Press qui ne mentionne, dans ses espaces publicitaires, que les chiffres relatifs au

lectorat : 60 000 lecteurs en 1982, 130 000 en 2001 (chiffres qui relèvent d'une estimation basée

sur le tirage, qui n'est lui, jamais mentionné). Selon D. Sausset, l'un des critiques d'Art Press, dans

le secteur de la presse artistique, « l'opacité des chiffres est de mise. Nul ne connaît exactement

les ventes d'Art Press ou de l'Œil » (Sausset, 2000).

La revue Flash Art annonçait, en 2004, un tirage de 55 000 titres par édition (ce qui est un

chiffre très élevé pour ce type de presse, qu'on peut comparer, par exemple, aux 5 000

exemplaires de Parachute), et estimait ses lecteurs à 440 000 ! L'Amérique du Nord concentrerait

30 000 exemplaires, contre 20 000 pour l'Europe, et 5 000 pour le Japon et l'Australie. Mais

encore une fois, il convient d'être particulièrement prudent avec ces chiffres, puisqu'à l'heure

actuelle, aucun organisme indépendant ne permet d'obtenir de telles informations37.

Au-delà des questions de diffusion ou d'aire d'influence, c'est aussi pour leurs divergences

éditoriales, leurs positionnements parfois antagonistes, que nous avons choisi ces deux revues.

Afin d'exposer plus clairement ces partis pris éditoriaux, mais aussi pour situer les articles que

nous analyserons dans leur contexte éditorial, nous proposons une brève présentation des deux

revues.

36 Les bibliothécaires interrogés, s'ils ont pour la plupart mentionné Art Press parmi les revues internationales, ont

généralement marqué une hésitation avant ou après l'avoir citée, en raison justement d'un rayonnement qu'ils pensaient limité aux espaces francophones.

37 En France, l'Office de Justification de la diffusion, association pour le contrôle de la diffusion des médias, fournit des données fiables, mais peu de revues, si ce n'est les plus généralistes comme Beaux-Arts magazine, y souscrivent.

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Chapitre trois : La construction du corpus

149

II. Présentation des revues sélectionnées

Cette présentation ne prétend en aucun cas dresser un historique des deux revues

sélectionnées, une tâche qui, en raison de leur longévité, serait démesurée quant aux objectifs

visés. Nous nous attacherons plutôt à tenter de définir les « lignes éditoriales » de Flash Art et

d'Art Press, et à souligner leurs proximités, mais aussi leurs divergences. Ces divergences en effet,

ne doivent pas être minimisées : si les deux revues appartiennent à la même « famille » des

revues spécialisées internationales, derrière leurs positionnements, on peut en réalité dégager

deux modèles éditoriaux contrastés. C'est la nature de la « représentation » que chaque revue

entend offrir de la scène artistique internationale, qui semble différer, et sur laquelle nous

centrerons notre attention. Nous montrerons en effet que la vision de la presse comme reflet ou

miroir du champ artistique (perceptible dans l'approche sociologique) est particulièrement

affirmée dans le cas de Flash Art, alors qu'elle est plus nuancée, ou complexifiée, chez Art Press.

Or c'est justement cette idée d'une presse-miroir, non performative, qui sera mise à l'épreuve

dans le prochain chapitre.

Pour définir les lignes éditoriales, nous nous sommes intéressée aux « promesses » de ces

revues, c'est-à-dire à la présentation qu'elles font d'elles-mêmes, à travers l'analyse de quatre

sources principales : les discours de promotion des revues qui accompagnent souvent les

bulletins d'abonnement ou qui sont présents sur les sites Internet des revues, les publications

(ouvrages ou numéros spéciaux) édités à l'occasion des anniversaires, les Unes des revues, et

enfin, un tour d'horizon des différentes activités périphériques menées sous le label des revues.

Cette présentation devrait permettre de mieux saisir, et parfois même d'expliquer, les

différences entre les pratiques d'écriture et les formes éditoriales de Flash Art et d'Art Press, qui

surgiront au cours de l'analyse.

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Chapitre trois : La construction du corpus

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1 Les discours de promotion

1.1 Des revues centrées sur l'actualité

Dans le texte de présentation de la revue, disponible sur son site Internet38, Art Press se

présente comme « une revue mensuelle d'information et de réflexion sur la création

contemporaine » 39 (Annexe I) Les deux termes soulignés renvoient aux deux principales

missions que s'est fixées la revue. D'une part informer le lecteur de l'actualité de la création

artistique ; d'autre part, lui proposer un point de vue distancié, analytique, de cette actualité.

L'objet de la revue, « la création contemporaine », reformulé à la ligne suivante par

l'expression « création d'aujourd'hui » 40, indique une focalisation sur le temps présent, propre à

toutes les revues que nous avons précédemment évoquées. C'est donc moins leur objet qui

pourrait distinguer ces publications, que la nature du regard porté sur cet objet. On remarque

que le terme de « critique » n'apparaît pas dans le texte. Toutefois, il ne s'agit pas seulement pour

Art Press, de tenir le lecteur informé des « grands événements artistiques », mais également d'en

proposer une analyse distanciée et de questionner, plus largement, les « phénomènes culturels de

notre époque, ainsi que des courants de pensée émergents ». La revue se positionne comme un

lieu de formulation théorique, et non comme un simple relais, un support de publicisation des

« événements ». Elle est d'ailleurs qualifiée d'« acteur et témoin engagé de la création

d'aujourd'hui », ce qui souligne son rôle actif dans le champ, même si aucune orientation

artistique spécifique n'est mentionnée dans ce texte. Le slogan qui apparaît sur le bandeau

supérieur de la page Web, et qu'on retrouve sur les espaces publicitaires de la revue papier est, à

ce propos, relativement explicite : « L'art d'aujourd'hui, la mémoire de demain ». Il permet à la

rédaction, d'insister sur la pertinence des choix effectués, puisque ces choix sont censés être

validés, dans le futur, par l'histoire de l'art, mais aussi de souligner, implicitement, le rôle de la

revue dans la construction de l'histoire, et donc son pouvoir.

On trouve également une allusion à l'histoire de l'art, dans une publicité de Flash Art,

publiée en 2006, à l'occasion des 40 ans de la revue : « 40 ans ! Numéro anniversaire. Prenez part

38 http://www.artpress.com/index.php?v=artpress, consulté en avril 2007. 39 Nous soulignons. 40 L'utilisation du terme de « création» s'explique par l'orientation pluridisciplinaire de la revue. Celle-ci, comme le

texte de présentation le souligne, n'est pas uniquement centrée sur les arts visuels, et tente au contraire de construire des ponts vers d'autres disciplines artistiques : « Art Press propose à ses lecteurs une approche éditoriale unique : lier les différentes formes de la création contemporaine - arts plastiques, littérature, photo, vidéo, cinéma, arts électroniques, architecture, danse, théâtre, musique, ... - entre elles et les mettre en perspective» .

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Chapitre trois : La construction du corpus

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à l'histoire de l'art contemporain avec nous. Célébrez avec nous les 40 ans de Flash Art » 41. Mais

le discours de présentation de Flash Art, sur la page de son site dédiée aux abonnements42, se

distingue assez nettement de celui d'Art Press (Annexe II). La revue y est qualifiée de « magazine »

et la présentation évacue toute dimension analytique ou réflexive pour privilégier une logique

d'information. Flash Art propose au lecteur de le tenir informé de l'actualité, et de lui fournir des

« points de repère » (landmark). Son objet de discours est défini comme les « artistes nouveaux et

émergents » 43, et le lecteur décrit comme celui « qui veut rester à la pointe de la scène de l'art

contemporain » 44. En conclusion du texte, la revue se distingue de ses concurrentes en insistant

sur sa capacité à relayer des informations inédites. L'actualité représentée par Flash Art semble

donc renvoyer à un présent plus « immédiat » encore que celui d'Art Press, anticipant presque sur

le futur. Contrairement à la revue française, (où le texte de présentation débute par la mention

de la date de fondation de la revue), Flash Art s'abstient de mentionner son âge avancé : la revue

« est plus dynamique et transgressive que jamais » 45. La notion de polémique est mise en avant

dans l'une des publicités, ce qui peut surprendre dans une publication spécialisée dans le

domaine artistique : « Flash Art, le magazine d'art le plus polémique et innovant » 46.

Mais la principale opposition entre les deux revues réside dans l'orientation vers le

marché, assumée par Flash Art, mais absolument étrangère au discours d'Art Press. Les « artistes

nouveaux et émergents », ne sont pas présentés comme des figures majeures de l'histoire de l'art

en train de se faire, mais comme des artistes « qui seront un jour les stars du marché de l'art » 47.

Dans cette perspective commerciale, c'est l'urgence qui guide le lecteur dans son approche de

l'art contemporain : « Toute personne qui veut rester à la pointe de la scène de l'art

contemporain et être un précurseur du marché, doit s'abonner à Flash Art » 48. L'investissement

et la spéculation, en art contemporain comme dans les autres domaines, nécessite l'accès, si

possible prioritaire, à des informations inédites et fiables (Moureau, Sagot-Duvauroux, 2006).

Cette dimension commerciale, peut paraître surprenante, tant le discours des

commentateurs du monde de l'art (acteurs et observateurs extérieurs) a tendance à dénigrer la

presse artistique pour sa compromission avec le marché et les institutions. Mais elle constitue

sans doute un argument de vente pertinent, dans la mesure où elle permet de toucher un lectorat

qui, s'il fait partie de la sphère des professionnels ou des amateurs, est également concerné par

des questions d'ordre commercial. 41 « 40 years! Anniversary issue. Become part of Contemporary Art History with us. Celebrate with us 40 years of

Flash Art (...)» . 42 http://www.flashartonline.com/pg_abbonamenti.htm , consulté en avril 2007. 43 « (...) featuring articles and interviews on new and emerging artists (...)» . 44 « Anyone who wants to keep up-to-date with the contemporary art scene (...)» 45 « (...) is more dynamic and transgressive than ever» . 46 « (...) Flash Art the most controversial and innovative art magazine » 47 « (...) who will one day be the stars of the contemporary art market» . 48 « Anyone who wants to keep up-to-date with the contemporary art scene and be a timely interpreter of the

market should subscribe to Flash Art» .

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Chapitre trois : La construction du corpus

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L'opposition entre revue et magazine peut sembler pertinente pour distinguer les

positionnements éditoriaux d'Art Press et de Flash Art. Le critique d'art J.-L. Chalumeau en

propose, dans un ouvrage publié en 1985, la définition suivante, basée en partie sur une citation

de R. Debray :

« Les revues cherchent l'influence, le magazine poursuit l'audience. Les revues ne

se soumettent qu'aux valeurs qu'elles se sont elles-mêmes choisies, le magazine est

tributaire de l'actualité qu'il doit montrer – en couleurs – telle qu'elle se déroule.

“La revue prospecte, le magazine exploite. Ce qui veut dire que l'intendance suit

éventuellement la première et précède nécessairement la seconde. Qu'une revue est

l'affaire d'un homme ou d'une communauté, et un magazine une affaire tout court.

L'apostolat de la revue exige des volontaires, l'entreprise d'un magazine, des

fichiers et un mailing avant toute chose. La revue œuvre en différé – vers l'avant ;

le magazine opère en direct – donc vers l'arrière. Dire que la première est affaire de

durée et que la deuxième réagit à l'instant, c'est dire que l'une s'oblige à

l'authentique (ce qui résiste à la vérification et à l'épreuve du temps) et l'autre à

l'idéologie (la présence de l'illusion tenant à l'illusion du présent)”. Ces lignes

écrites par Régis Debray à propos des revues littéraires s'appliquent parfaitement

aux revues d'art en France : elles inventent la vie en noir et blanc pendant que les

magazines charrient du mort en multicolore : une “actualité” déjà dépassée sur

laquelle ils n'ont aucune prise » (Chalumeau, 1985 : 222-223).

Cette charge sévère est assortie de plusieurs exemples, parmi lesquels on retrouve

précisément les deux revues qui nous intéressent. Art Press est cité parmi les rares revues à traiter

en France « de l'art en train de se faire ». J. L. Chalumeau note alors (nous sommes en 1985) une

évolution des orientations artistiques d'Art Press vers une plus grande ouverture :

« Mais il s'agit d'un éclectisme réfléchi, qui laisse ouvert le champ d'une analyse

autonome de la création plastique et d'un approfondissement de choix originaux.

C'est ce qui différencie fondamentalement ces revues des publications artistiques

ayant choisi la formule magazine. La plus belle réussite en France depuis

longtemps en est Beaux-arts magazine qui n'est guère concurrencée que par le Flash

Art milanais de Giancarlo Politi, avec ses éditions en trois langues, dont une en

français » (Chalumeau, 1985 : 221).

À la lumière des discours de promotion des deux revues et bien que, comme le note

d'ailleurs J.-L. Chalumeau, les orientations esthétiques d'Art Press soient actuellement gommées,

la distinction opérée par le critique semble donc pertinente. Cependant, comme nous allons

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Chapitre trois : La construction du corpus

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nous attacher à le montrer, les deux positions ne sont pas aussi contrastées qu'on pourrait le

penser a priori. Si Flash Art assume pleinement sa qualité de « magazine » on remarque des

tiraillements dans le positionnement d'Art Press, entre les deux logiques. Alors qu'un éditorial de

198649 définissait Art Press comme « une revue spécialisée dans une ère qui restera, pour

l'Histoire, comme celle de l'explosion médiatique… Art Press ne s'adresse pas à des

consommateurs, mais à des amateurs », quelques années plus tard, le discours semble moins

radical. Sur le bulletin d'abonnement présent dans la revue en 1992, on peut en effet lire : « Un

magazine qui est aussi une revue (...). Chaque mois Art Press analyse l'actualité artistique

internationale. Faites-vous votre propre opinion sur l'art d'aujourd'hui (...)» .

C'est d'ailleurs ainsi que Y. Chevrefils Desbiolles qualifie Art Press dans un état des lieux

des revues d'art en France publié en 1988. Cette revue est, selon lui, l'exemple le plus typique

d'une forme hybride de publication, qu'il nomme la « revue-magazine ». Elle se situerait à mi-

chemin entre la revue d'idées, voire de combat, et le magazine, en inscrivant « l'essentiel de [ses]

articles et de [ses] chroniques dans le fil de l'actualité ». Flash Art est par contre clairement

assigné au statut de magazine, et constitue selon l'auteur « depuis plus de vingt ans un véritable

success story européen » (Chevrefils Desbiolles, 1988 : 61).

Interrogée par Y. Chevrefils Desbiolles sur la distinction revue/magazine, la directrice de

rédaction d'Art Press, C. Millet, affirmait alors :

« Au début, Art Press a été essentiellement pensé comme une revue de texte. Mais

déjà Art Press ressemblait à un magazine avec notamment un très grand format et

une composition des textes en colonnes comme un news. Toutefois nous publions

essentiellement des articles de réflexion théorique. Puis la revue a évolué, elle a

touché un public de plus en plus large, et elle s'est trouvée dans l'obligation d'avoir

à répondre pour ce même public de la dimension informations brèves telles qu'on

peut les trouver aujourd'hui à la fin de chaque numéro. Ce qu'on a cherché à

préserver, c'est la spécificité et l'autonomie de tous les types de contributions. Un

texte de fond est un texte de fond, un compte rendu ou un dossier de même. Alors

c'est vrai, la formule d'Art Press est hybride » (Chevrefils Desbiolles, 1988 : 65).

L'analyse comparée des formes éditoriales d'Art Press et de Flash Art dans le prochain

chapitre, révélera la pertinence de la remarque de C. Millet sur la question de l'autonomie de ces

formes, et permettra d'en expliciter les enjeux.

49 On peut trouver l'extrait suivant dans le numéro d'anniversaire de la revue en 1992 : « 20 ans, l'histoire continue» ,

Art Press, hors série n°13, 4ème trimestre 1992. 212 p.

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Chapitre trois : La construction du corpus

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1.2 Des revues internationales

Autre dimension majeure des textes de présentation, la référence à l'international se

retrouve dans les deux revues.

La rédaction d'Art Press l'affirme, dès la seconde ligne du texte de présentation du site

Internet : « Art Press a pour vocation de couvrir l'ensemble de la scène artistique mondiale ». La

description du contenu de la revue, quelques lignes plus loin, indique que « des dossiers

présentent des scènes artistiques à travers le monde ». L'accent n'est pas davantage mis, dans ce

texte, sur les ambitions « globales » de la revue. C'est en effet dans les encarts publicitaires

présents dans le magazine, que l'on perçoit le mieux la volonté de se positionner comme une

revue internationale. La promotion du site, dans les pages de la revue, est bilingue et propose

« une autre connexion à l'art à travers le monde ». Les publicités manifestement adressées aux

annonceurs ne sont en revanche disponibles qu'en langue anglaise, ce qui souligne la volonté de

la revue, dont les principaux annonceurs sont français, d'élargir le spectre de ses financeurs et de

réussir à toucher des galeries ou des institutions étrangères. Dans cette optique, c'est

évidemment la portée mondiale de la revue qui est mise en avant : « Art Press touche 130 000

lecteurs dans le monde entier chaque mois » 50. Dans une autre publicité, les prétentions sont

revues à la baisse, et se limitent au duopole et à l'Asie : « Distribuée en Europe, aux États-Unis, au

Canada et en Asie. Pour toute information relative aux espaces publicitaires, appelez le (...)» 51.

Le fait que le texte du site Internet de Flash Art élude presque totalement la dimension

internationale pourrait surprendre. Comme chez Art Press néanmoins, le lieu d'édition de la

revue n'est pas mentionné, et aucun attachement identitaire n'est affirmé. La seule allusion,

indirecte, à la volonté d'ouverture internationale de Flash Art, réside dans la phrase suivante : « À

chaque nouveau numéro, le magazine franchit de nouvelles frontières » 52, qui reste ambiguë

étant donné que les frontières mentionnées peuvent aussi bien être de nature esthétique que

géographique. Mais, dans la revue, les encarts publicitaires sont éloquents : « Abonnez-vous !

Flash Art, le seul magazine d'art global » 53. Le slogan de la revue, mentionné sur le bandeau

supérieur du site, comme sur celui de la Une du magazine papier, rappelle les prétentions de la

revue en ce qui concerne sa portée : « Le magazine d'art leader dans le monde » 54. Notons que

ces prétentions ont connu un net accroissement au cours de la dernière décennie, car sur les

50 « Art Press reach over 130 000 readers worldwide each month» 51 « Distributed throughout Europe, the United States, Canada and Asia. For advertising information call : (...)» . 52 « With each issue the magazine breaks new boundaries (...)» 53 « Subscribe! Flash Art the only global art magazine» 54 « The World's Leading Art Magazine» .

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Chapitre trois : La construction du corpus

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numéros de Flash Art, au début des années 1990, on pouvait lire le slogan suivant : « Le

magazine d'art leader en Europe » 55.

Remarquons enfin que le titre complet de la revue est Flash Art International, ce qui

pourrait constituer un indice du positionnement de la revue, mais a surtout pour objectif de

distinguer l'édition que nous avons étudiée des diverses éditions nationales que la revue a lancées

au cours des dernières décennies, et dont ne subsiste aujourd'hui que l'édition italienne56.

Nous aurons l'occasion de revenir sur cette question de la dimension internationale des

revues, mais deux remarques s'imposent d'ores et déjà. Tout d'abord, cette dimension est

clairement inscrite dans la promesse des deux revues, qui loin de revendiquer une attache

nationale ou régionale, mettent en avant leur caractère « mondial » ou « global ». Mais ce qui

nous semble manifeste, dans les deux discours, c'est l'ambiguïté de cette promesse, qui touche

autant au contenu des articles (on traite de « la scène artistique mondiale ») qu'à la portée de la

revue (on touche un lectorat mondial). La publicité de Flash Art, « Le seul magazine d'art

global », est un bon exemple de cette ambiguïté entre focale éditoriale et portée, déjà observée à

propos des biennales (cf p.43).

1.3 Des revues qui s'adressent à un lectorat spécialisé

Dans Art Press, on peut constater que l'ambiguïté que nous venons de mentionner n'est

pas aussi forte que dans Flash Art, dans la mesure où les allusions à la focale et les allusions à la

portée, ne semblent pas dirigées vers la même cible. En effet, dans les discours de présentation

adressés aux lecteurs susceptibles de s'abonner, c'est la focale internationale qui est mise en

avant. La question de la portée ne semble intervenir que dans les discours plus

vraisemblablement adressés aux annonceurs (des discours en anglais et souvent non traduits).

Ainsi, sur le bandeau supérieur du site Internet, la revue s'affirme comme « La revue de

référence de la création contemporaine », sans que la zone d'influence ne soit précisée. Par

contre, dans la page du site « Devenez annonceurs », on peut lire :

« Notre site permet aux annonceurs de toucher un public international,

professionnels (collectionneurs, artistes, galeristes, conservateurs, critiques,

55 « The Leading European Art Magazine» . 56 Notons qu'en 1976, la revue Art Press a également accolé à son titre l'adjectif « International» (qui depuis a

disparu). Mais selon C. Millet, c'est un changement de maison d'édition, et donc des motifs purement juridiques, qui ont été à l'origine de cet ajout (Chevrefils Desbiolles, 1988 : 66).

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Chapitre trois : La construction du corpus

156

chercheurs, étudiants,...) et amateurs éclairés, de tous les modes d'expression

d'aujourd'hui ».

On remarque que non seulement le lectorat est qualifié d'« international », mais qu'en

plus, il semble être constitué, en majorité, par des acteurs du champ (ce qui représente un

argument central pour les annonceurs). Le texte se poursuit en insistant encore sur la spécificité

du lectorat et sur la pertinence « promotionnelle » des supports fournis par Art Press :

« Grâce aux supports de la revue mensuelle bilingue Art Press, du site artpress.com,

vous avez l'opportunité de personnaliser votre communication auprès d'un public

ciblé et d'assurer ainsi un impact optimal à votre campagne publicitaire ».

Chez Flash Art, les discours de qualification du lectorat sont plus rares, ce qui pourrait

révéler un autre type de stratégie commerciale, puisque ne pas définir a priori son lectorat,

permet à une revue de rester « ouverte » à tous types d'acheteurs. Pourtant, dans le texte du site

Internet relatif aux abonnements, il est possible de définir un lecteur modèle, nettement orienté

vers des préoccupations commerciales. Nous l'avons vu, la seconde partie du texte s'adresse

directement aux lecteurs intéressés par un abonnement, et vante la « primeur » des informations

véhiculées par la revue57.

2 Les discours réflexifs

Les discours promotionnels ne sont pas le seul mode de présentation de soi des revues.

D'autres types d'écrits, qu'on pourrait qualifier de réflexifs, constituent le méta-discours des

revues. Il s'agit par exemple des numéros spéciaux d'Art Press qui paraissent à l'occasion des

anniversaires, ou, dans le cas de Flash Art, d'un ouvrage consacré à l'histoire et à l'évolution de la

revue, produit par les éditeurs eux-mêmes.

L'existence de tels discours est sans doute liée à la longévité des deux revues. Mais elle

manifeste également une volonté d'instituer les revues comme des instances centrales du champ

de l'art contemporain, en les inscrivant dans l'histoire des mouvements artistiques qui ont

jalonné les dernières décennies et dont elles sont censées avoir accompagné le développement.

L'analyse de ces discours nous permettra de dégager les principales dimensions définissant

l'identité des revues, et de préciser certaines orientations revendiquées dans les discours de

promotion. 57 « Anyone who wants to keep up-to-date with the contemporary art scene and be a timely interpreter of the

market should subscribe to Flash Art. Our readers know that Flash Art is different from all other magazines, providing information that no one else can» .

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Chapitre trois : La construction du corpus

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Depuis sa naissance en 1972, l'équipe d'Art Press s'attache à célébrer chaque nouvelle

décennie de la revue comme un événement qui donne lieu à une soirée de débats, organisée par

D. Païni d'abord au Studio 43, puis à la cinémathèque française, et enfin, pour les trente ans, au

Centre Pompidou : la montée en prestige des lieux accompagnant aussi bien l'évolution de la

carrière de D. Païni, que celle de la renommée d'Art Press. La célébration se poursuit dans la

revue elle-même, sous la forme de numéros spéciaux, de hors séries ou des suppléments. Cette

pratique permet à la rédaction de réaffirmer des engagements anciens ou de justifier de

nouvelles orientations. Mais c'est également une manière d'inscrire dans le discours, et dans

l'histoire, « l'aventure de la revue », de ses fondateurs et des diverses personnalités du monde de

l'art et de la culture qui y ont été associées.

Si les dix ans de la revue proposaient un retour sur les avant-gardes radicales des années

1970, pour la défense desquelles C. Millet et le galeriste D. Templon avaient crû nécessaire de

fonder une revue, en 1992, les orientations esthétiques fondatrices sont un peu laissées de côté,

au profit d'une réaffirmation des prises de positions idéologiques, voire éthiques. Le numéro

hors série est titré « l'histoire continue », ce qu'on peut comprendre à la fois comme une

référence à l'histoire de la revue, et comme une réponse aux thèses postmodernes prédisant la

fin de l'histoire et la mort de l'art58. C'est d'ailleurs sur ce thème que C. Millet développe son

éditorial. Art Press est présenté par sa directrice de rédaction comme un des lieux où une pensée

critique peut s'exprimer, contredisant l'idée postmoderne selon laquelle cette pensée aurait

disparu, entraînée par la chute des idéologies. C'est dans cette attention aux théories

philosophiques et aux sciences sociales, que nous semble résider la principale orientation de la

revue telle qu'elle est donnée à voir en 1992. Sans entrer trop précisément dans l'analyse de ces

discours (et donc, dans notre volonté de synthèse, en réduisant nécessairement leur complexité)

on constate en effet dans la rétrospective chronologique, que davantage d'écrivains,

sémiologues, sociologues, philosophes et poètes sont mentionnés que d'artistes. R. Barthes et

J. Lacan sont par exemple présentés comme des « références permanentes » de la revue, et

« l'attention aux sciences sociales » affirmée dans l'éditorial. Mais plus encore que les théories sur

l'art, c'est la dimension éthique qui est centrale et qui, alors que les sciences sociales sont

quasiment invisibles dans le numéro anniversaire de 200259, semble être la ligne éditoriale la plus

stable de la revue. Si les choix artistiques ont bien entendu évolué, la confrontation entre éthique

et esthétique reste de mise. La revue entend s'élever contre « l'air du temps », se positionner

contre la pensée dominante, « bien-pensante » et réactionnaire.

58 « 20 ans, l'histoire continue» , Art Press, hors série n°13, 4ème trimestre 1992. 212 p. 59 « Art Press par lui-même, 1972-2002» , Art Press, supplément au n°284, novembre 2002. 40p.

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Chapitre trois : La construction du corpus

158

L'éditorial, en tant que « vitrine idéologique du journal » (Herman, Jufer, 2001) constitue

un bon indicateur de son positionnement60. La lecture des éditoriaux d'Art Press du début des

années 2000, montre qu'ils ne consistent jamais en une synthèse-présentation des articles qui

vont suivre, et qu'ils sont le plus souvent axés sur un événement particulier du monde de l'art,

rarement abordé dans la suite du numéro. On trouve également de très nombreux éditoriaux

manifestant des prises de position éthiques, voire politiques. J. Henric semble s'en être fait une

spécialité, en focalisant la plupart de ses éditoriaux sur des questions de censure et sur la défense

de la liberté d'expression, ses cibles variant de la religion, aux institutions étatiques, en passant

par les régimes dictatoriaux et les positions de l'extrême droite française.

La vigilance politique et la lutte contre le conformisme, sont donc constamment

revendiquées, tandis que les orientations esthétiques se diversifient. Dans son éditorial du

numéro anniversaire de 2002, C. Millet parle « d'une revue aux visages multiples », d'un « goût

des contradictions internes », et insiste sur la place des jeunes collaborateurs et de leurs choix

esthétiques. La revue est désormais présentée comme un forum (un terme que l'on retrouvera

chez Flash Art) :

« Art Press n'a jamais été l'organe (!) d'un groupe, c'est un vaste forum autour

duquel se regroupent des voix qui peuvent être discordantes à condition de

respecter quelques principes de base : l'attention aux formes nouvelles parce

qu'elles sont l'expression de la pensée active, la défense inconditionnelle de la

liberté d'expression, la vigilance politique, mais avec l'esthétique au poste de

commandement ».

Les éditeurs de Flash Art, comme ceux d'Art Press, ont à cœur de revendiquer une

cohérence, une continuité des orientations de la revue. Pourtant, le discours réflexif est plus rare

chez eux, et si les anniversaires sont mentionnés, ils n'engendrent pas de numéros spéciaux. La

seule exception réside dans la parution en 1989, d'un ouvrage de 200 pages, consacré à l'histoire

de la revue et publié par ses éditeurs, G. Politi et H. Kontova61. La revue, qui a été créée en

1967, vient de fêter ses vingt ans, et l'ouvrage s'intitule Flash Art : two decades of history, XXI years.

Il consiste principalement en la reproduction d'articles considérés comme particulièrement

importants ou représentatifs de la politique éditoriale de la revue. Les seuls textes pouvant être

qualifiés de réflexifs sont une chronologie mentionnant les principales évolutions de la revue et

un dialogue-témoignage entre les deux éditeurs. C'est donc sur ces deux textes, ainsi que sur la

60 Le simple fait de proposer un éditorial est en lui-même un indice de l'existence d'une prise de position de la

rédaction, sur l'actualité. On constate d'ailleurs que ce choix n'est pas fait par les éditeurs de Flash Art. 61 POLITI, Giancarlo, KONTOVA, Helena (ed.). 1990. Flash Art : two decades of history, XXI years. Cambridge

(Mass.) : the MIT press [1ère ed. Giancarlo Politi Editore, 1989, Milan].

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Chapitre trois : La construction du corpus

159

présentation en quatrième de couverture, que nous centrerons notre attention, en gardant à

l'esprit, le décalage temporel induit par l'ancienneté de l’ouvrage62.

Nous avons pu déterminer trois dimensions qui nous ont paru structurantes dans la

présentation faite par G. Politi et H. Kontova de leur revue.

En ce qui concerne le rapport à l'art et aux artistes défini par les éditeurs, l'accent est mis

non pas sur des tendances artistiques spécifiques (tel ou tel mouvement) mais sur le rôle de

découvreur de la revue. La chronologie souligne en effet l'attention des éditeurs pour les artistes

nouveaux et émergents, des « personnalités qui évoluent aux frontières du système de l'art » 63.

La revue jouerait le rôle de miroir de la création en train de se faire, les éditeurs employant

souvent le terme de « baromètre » : « Flash Art a toujours fonctionné à la fois comme un forum

et comme un catalyseur des tendances actuelles de l'art. Un important magazine américain a

récemment qualifié Flash Art de « baromètre fiable du Zeitgeist » » 64.

Les éditeurs insistent sur la dynamique d'anticipation qui caractériserait la revue : « Flash

Art est le premier magazine à proposer une importante couverture des travaux du groupe Pictures

de New York (...). tous ces artistes étaient destinés à devenir emblématiques de cette époque » 65.

La revue propose aussi « la première discussion européenne sur Beuys » 66, ou encore, « à

l'approche de 1968, Flash Art comprend et anticipe l'idéologisation de la culture » 67

Si la revue peut jouer ce rôle d'accompagnement de nouveaux artistes et ne pas se limiter

à un rôle de suiveur, c'est parce que ses acteurs se situent « au plus près des foyers ardents de

créativité », « toujours sur les lignes de front » 68. Ils sont donc des témoins privilégiés de la

création, et comme le choix des textes à l'intérieur du recueil s'attache à le montrer, ils jouent un

rôle actif dans la diffusion et la reconnaissance de certains artistes ou de certains mouvements.

Comme l'affirme G. Politi : « J'étais personnellement et passionnément impliqué dans la

naissance de l'Arte Povera, de l'art conceptuel, dans l'affirmation de l'art minimaliste, de la

performance, de la Transavangarde et, plus récemment, de Neo-Geo » 69.

Ainsi, il y a une part de « passion » dans les choix opérés par les éditeurs, puisque comme

ils le soulignent dans un entretien avec N. Bourriaud, la revue est aussi « le reflet de nos

62 Ce texte reflète un état déjà ancien du discours des éditeurs, et sans doute, un discours plus actuel révèlerait des

réorientations comparables à celles que nous avons pu observer pour Art Press. 63 « personalities who exist at the margins of the art system» 64 « Flash Art has continually functioned as both a forum and catalyst for current art trends. A leading American

magazine has recently called Flash Art « a reliable barometer of the Zeitgeist» » . 65 « Flash Art is the first magazine to give wide coverage to the new « Pictures» group in NY (....) all of whom were

artists destined to become emblematic of the moment (...)» . 66 « the first european discussion on Beuys (...)» 67 « On the verge of 1968, Flash Art registers and anticipates the ideologization of culture» . 68 « close to the fires of creativity» , « to always be in the front lines» . 69 « I was personally and passionately involved in the birth of Arte Povera, Concept art, the affirmation of Minimal

art, Performance Art, the Transavangarde, and then, more recently, Neo-Geo» .

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Chapitre trois : La construction du corpus

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engagements : nous aimons les artistes qui y figurent » (Bourriaud, 1987 : 50). Pas question pour

autant de réduire les choix de la rédaction à une vision subjective : c'est bien l'actualité, et non

pas les goûts de G. Politi, que Flash Art est censé refléter. Mais justement, les deux semblent

coïncider à merveille, comme le souligne l'intéressé : « Je ne sais pas si ma sensibilité sera

toujours en accord avec l'actualité artistique. Jusqu'à maintenant, oui » (Bourriaud, 1987 : 51).

Tout en insistant sur l'idée de reflet de la production contemporaine, les éditeurs ne nient

pas le rôle actif d'une revue dans la construction des valeurs artistiques. En ouvrant ses pages

aux nouveaux artistes, le magazine leur offre une visibilité et une attention qui n'est pas sans

influence sur le cours de leur carrière et donc, de l'histoire de l'art. Les rédacteurs assument

pleinement cette logique de médiatisation : « Cette politique a été constamment guidée par la

volonté de saisir la nouveauté et la radicalité, les transformant ainsi, inévitablement, en

“l’Événement” » 70. Flash Art est présenté comme un « magazine d'art qui a influencé à la fois le

goût culturel et le développement artistique au cours des dernières années » 71. Un tiraillement

entre deux logiques a priori antagonistes est ici perceptible : il s'agit à la fois de situer Flash Art

comme un espace représentatif de l'actualité de l'art, mais aussi comme un lieu de qualification

(entre simple reflet et performativité).

Une autre dimension dominante du discours publicitaire est également perceptible dans

les discours réflexifs de 1989. Il s'agit du caractère international de la revue. Dans l'entretien avec

N. Bourriaud, le principe de base de la revue est affirmé dès le début de l'article : Flash Art

fonctionne à partir d'un réseau de correspondants dans le monde, qui l'informent sur « les

courant novateurs venant de l'étranger ». Dans la chronologie de l'ouvrage, l'ouverture à

l'international est mentionnée dès les premières années. En 1967 (date de création de la revue),

les articles viennent de New York et des capitales européennes. Mais dès 1970, « Flash Art

devient encore plus international, se concentrant sur les artistes étrangers et publiant des

comptes rendus élaborés dans les pays d'origine des artistes » 72. La question de la langue devient

centrale en 1974, où la revue passe du format tabloïd à celui de magazine et intègre des textes en

anglais et en français. Son caractère international est souligné par les sections spéciales

nationales, consacrées à la France, l'Allemagne, l'Angleterre et les États-Unis. Mais ce sont les

années quatre-vingt qui, selon les auteurs, marquent une réelle ouverture des frontières et

l'apparition de « nouveaux territoires dans l'art international » 73. Le monde de l'art connaît un

70 « This policy has been consistently concerned with capturing the new and the radical, thus transforming them,

inevitably, into the event» . 71 « (...) art magazine which has influenced both cultural tastes and artistic development in recent years» . 72 « Flash Art becomes ever more international, concentrating on foreign artists and publishing direct reports from

the artists's native countries» . 73 « new territories in international art» .

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Chapitre trois : La construction du corpus

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élargissement sans précédent, et les articles ne viennent plus seulement de New York et

d'Europe de l'Ouest, mais aussi de Los Angeles, Chicago, du Japon, et de l'URSS.

La revue accompagne cette ouverture, non seulement grâce à son réseau de

correspondants, mais aussi par une politique de création d'éditions nationales, comme les

éditions allemandes, françaises et espagnoles mentionnées dans les témoignages, mais aussi

celles qui sont projetées (et qui, à notre connaissance, ne verront pas le jour) pour l'URSS et le

Japon. Derrière cet élargissement de la focale éditoriale de la revue, c'est bien la recherche d'une

vision globale, totale, de la scène artistique qui s'affirme. Ainsi, G. Politi mentionne lors de son

entretien avec N. Bourriaud, son projet de publier une « série de livres sur l'art en URSS, en

France, et dans les principaux autres pays européens, qui constitueront un panorama général de

la création contemporaine » (Bourriaud, 1987 : 51).

Cette dimension internationale, si on avait pu la relever dans les discours de promotion,

est par contre quasiment absente des discours réflexifs d'Art Press. Dans la rétrospective du

numéro hors série de 1992, on perçoit la méfiance de l'équipe pour ces questions. Le dossier

consacré à l'URSS en 1989 est ainsi introduit : « Pour ne pas trop se laisser prendre aux effets de

mode créés par le marché qui – la perestroïka l'y autorise – s'empare de l'avant-garde soviétique,

ni pour participer au désarroi de l'Occident qui, démuni de valeurs, croit pouvoir en trouver de

nouvelles à l'Est, une enquête menée sur le terrain » 74.

Dernière dimension structurante des discours réflexifs de Flash Art, la tentative de

souligner l'aspect novateur et inédit de la revue est bien perceptible dans le discours des éditeurs.

Flash Art serait un modèle pour les publications ultérieures.

« Flash Art a défini un standard pour les magazines d'art du monde entier, et a été

continuellement imité pour son concept et son style » 75.

C'est la notion « d'information » qui est au centre de la démonstration : « son ton

journalistique et son emphase sur l'information ont clairement distingué la nouvelle publication

de tous les autres magazines d'art d'Europe et des États-Unis » 76. Une information pensée et

présentée comme « brute », « de première main » et qui ne serait « pervertie » par aucune pensée,

pas même une pensée « critique ».

En effet, les critiques, au sens professionnel du terme, ne sont jamais mentionnés dans les

discours. G. Politi, pour désigner son équipe, parle d'un « réseau de correspondants » et insiste,

74 « 20 ans, l'histoire continue» , Art Press, hors série n°13, 4ème trimestre 1992. 212 p. 75 « Flash Art set the standard for art magazines world-wide, and has been continually imitated for its concept and

style» . 76 « (...) journalistic tone and emphasis on information, clearly distinguishes the new publication from all other art

magazines in Europe and the United States» .

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Chapitre trois : La construction du corpus

162

au moins en ce qui concerne la première décennie de Flash Art, sur le rôle des artistes. « À

l’époque, la critique n'avait que peu de pouvoir, et même d'intérêt : nous demandions donc des

textes aux artistes eux-mêmes » (Bourriaud, 1967 : 50). Cette préférence pour le discours des

artistes est parfois justifiée par la tendance des artistes, dans les années soixante-dix, à reprendre

en main la formulation théorique de leurs œuvres : « les artistes ont joué le rôle de critiques et de

théoriciens, et Flash Art a été le forum le plus explicite pour cette attitude radicalement

nouvelle » 77.

Les liens avec les théoriciens et les sciences sociales sont, en revanche, loin d'être aussi

affirmés que dans Art Press. Mises à part quelques allusions à des penseurs contemporains, on

observe en fait une certaine méfiance des éditeurs face aux théories de l'art et à ce qu'ils

nomment les « idéologies ». Alors que C. Millet prétendait porter une attention soutenue aux

« luttes idéologiques », G. Politi préfère le dialogue… avec sa femme et « avec les quelques rares

autres qui n'ont pas été empoisonnés par les idées et l'idéologie » 78.

« Flash Art n'a pas d'idéologie, je pourrais aussi dire pas d'idées. La revue est

conçue comme un « news magazine », un peu comme le Time ou l'Express ;

privilégiant l'événement, et jouant un rôle de thermomètre de la situation artistique,

non sans parfois un certain cynisme » (Bourriaud, 1967 : 51).

Les dimensions politiques et éthiques centrales dans le discours d'Art Press, sont ici

explicitement rejetées au profit d'une pure logique « d'information », que les éditeurs cherchent à

présenter comme totalement transparente : c'est « l'événement » qui est relayé, pas le regard (de

surcroît distancié ou critique) porté sur l'événement. Pour G. Politi, la principale innovation de

Flash Art dans les années quatre-vingt, réside comme nous l'avons vu dans son attention au

marché :

« On a aussi donné la parole au marché, aux galeries et aux collectionneurs, qui

auparavant avaient été diabolisés et stigmatisés comme ennemis de l'art et de la

culture. (...). Mais aujourd'hui, après que Flash Art a brisé ce tabou, on s'aperçoit de

l'empressement général et généralement exagéré, à faire entendre la voix du

marché » 79.

Cette orientation vers le marché, réaffirmée, comme nous avons pu le constater, dans les

discours promotionnels actuels, résonne, en 1989, comme une prise de position forte, étant

donnée la tendance générale à dénoncer les implications commerciales des revues. Bien entendu,

77 « The artists has taken on the role of critics and theorician, and Flash Art is the most explicit forum for this radical

new attitude» . 78 « (...) with the even rare others who haven't been poisoned by the ideas and ideology» . 79 « We also gave the floor to the market, the galleries, and the collectors, all of whom have previously been

demonized and branded as the ennemies of art and culture. (...). But now, after Flash Art's having shattered that barrier, we find ourselves witnessing the banality of a general and generally inflated rush towards the idea of giving a voice to the market» .

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Chapitre trois : La construction du corpus

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l'éditeur se défend de toute compromission financière, en accusant au passage la majorité des

revues de telles pratiques :

« C'est le triste panorama des magazines d'art actuels (...). Nous sommes l'un des

rares magazines d'art du monde à refuser cette logique de pur échange et à

défendre à la place l'autonomie de la culture, ce qui est aussi une façon de protéger

l'image de nos annonceurs » 80.

Encore une fois, c'est la notion d'information qui permet à l’éditeur de justifier la

présence massive de publicités dans la revue :

« C'était un journal débordant d'informations sur l'art. La première page du premier

numéro, présentait une publicité (peut-être même gratuitement, je ne m'en

souviens pas vraiment) pour la galerie Ileana Sonnabend, rue Mazarine à Paris.

L'idée, dès le départ, c'était que la publicité pouvait constituer une forme

d'information qui jouerait un rôle complémentaire au contenu rédactionnel du

magazine, et je voulais aussi remettre en question la manière dont la notion de

publicité était si fréquemment diabolisée par les critiques, les historiens de l'art,

mais aussi par de nombreux artistes » 81

La diversité des intervenants est censée assurer à la revue une polyphonie qui lui procure

une réelle ouverture d'esprit et la positionne comme un espace de liberté et de débat :

« Les collaborateurs de Flash Art viennent d'horizons très différents, et s'expriment

librement. C'est cette diversité, cette pluralité d'opinions personnelles, qui font de

Flash Art une revue où se croisent différents langages, différentes pensées. Nous

nous limitons à engager le débat » (Bourriaud, 1987 : 50).

On retrouve donc la notion de « pluralité des voix », présente dans le discours actuel d'Art

Press. Mais chez Flash Art, elle est également présentée comme un moyen de répondre à la

volonté totalisante de la revue, censée refléter, dans sa globalité, l'actualité du monde de l'art :

« Flash Art est devenu une sorte de « roman polyphonique », à la manière dont

Bakhtine décrit le travail de Dostoïevski, où il y a des passages permanents d'un

personnage à l'autre, pour créer une totalité complexe et ouverte, qui donne une

vision complète de la réalité » 82

80 « That is the sad panorama of today's art magazines. (...). We are one of the world's very few art magazines that

refuses to accept this logic of pure exchange, and instead, we choose to defend the autonomy of the culture, which is also a way of offering protection to the image of the people who advertise with us» .

81 « It was a newspaper full of information about art. The first page of the first issue hosted an advertisement (and maybe even for free, I don't really remember) for Ileana Sonnabend's gallery in Paris on rue Mazarine. The idea, right from the start, was that advertising should be a form of information that plays a complementary role with respect to the editorial content of a magazine, and I also wanted to challenge the way the whole idea of advertising was so frequently demonized by critics, art historians, and many artists as well» .

82 « Flash Art has become a kind of « Polyphonic novel» , which is how Bakhtin describes the works of Dostoyevsky

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Chapitre trois : La construction du corpus

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Dans cette perspective, « la pensée critique », forcément engagée sur le terrain des idées

voire des idéologies, n'est envisagée que comme une déformation dans le reflet de l'actualité que

la revue prétend offrir au lecteur : « un miroir de l'actualité internationale, sans aucun lien avec

un quelconque mouvement d'idées » (Bourriaud, 1987 : 51).

3 Les Unes

La distinction entre les deux revues est beaucoup moins manifeste dans les choix de mise

en page des Unes, que dans les discours promotionnels et réflexifs. Les Unes des deux revues,

qui ont très peu varié au fil du temps, sont en effet très proches dans leur conception graphique

(Annexes III et IV).

Comme le souligne M. Alcaraz, la Une participe à l'identité du journal. Elle en exprime le

positionnement, et doit donc, afin d'être reconnue, présenter une continuité dans sa forme,

continuité essentiellement assurée par le logo et le graphisme (Alcaraz, 2005). Les Unes de Flash

Art et d'Art Press peuvent être qualifiées de « monothématiques », car elles sont relativement

épurées, contrairement à celles de la presse grand public, qui a plutôt tendance à multiplier les

accroches. Ce choix peut s'expliquer par le nombre élevé d'abonnements qui caractérise

généralement ce genre de publication83. La Une, et les sujets annoncés en Une, peuvent en effet

constituer un argument de vente décisif pour les magazines dont la proportion des ventes en

kiosque est élevée. Selon une chargée d'étude de la fédération nationale de la presse

d'information spécialisée, citée par M. Alcaraz, dans la presse spécialisée « la Une a moins une

vertu d'accroche que dans la presse grand public classique. Elle a moins besoin d'interpeller le

lecteur puisqu'elle n'est souvent pas vendue en kiosque ». C'est pourquoi « les Unes de ce type

de presse sont souvent plus « intemporelles » que celles des magazines grand public » (Alcaraz,

2005 : 99).

La Une d'Art Press consiste en une manchette et un visuel occupant une vaste surface. La

manchette est constituée de deux bandeaux, dont le supérieur ne comporte que le titre du

where there are constant passages from one character to another so as to create an open and complex whole that gives a total vision of reality» .

83 La définition de la presse spécialisée par la Fédération nationale de la presse d'information spécialisée, qu'Alcaraz retient dans son ouvrage, nous semble correspondre aux caractéristiques de nos deux revues, même si Art Press n'est pas membre de la fédération. Des titres comme Le Journal des arts, ou encore l'Oeil, sont par contre présents dans l'annuaire de la fédération . « La presse spécialisée informe, analyse et commente l'actualité dans des domaines ou sur des sujets précis. Elle permet aux lecteurs d'être à la pointe de l'information. Elle peut s'adresser aux professionnels mais aussi aux particuliers comme, par exemple, les magazines économiques ou informatiques. Destinée à des publics avertis, souvent restreints, la presse spécialisée couvre également toutes les publications à centres d'intérêts qu'elle pénètre en détail tels que les magazines sur les échecs ou le jardinage» . (Alcaraz, 2005 : 97)

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Chapitre trois : La construction du corpus

165

journal. Le bandeau inférieur mentionne à gauche les indications relatives au volume (son

numéro, sa date de parution et son prix) et dans le reste de l'espace, les accroches renvoyant au

contenu de la revue. Le choix d'un fond blanc, qui se poursuit sur la tranche du volume, et d'une

police grise, confère à l'ensemble une certaine élégance.

Le visuel consiste en une reproduction couleur, cernée d'un cadre gris, d'une œuvre d'un

des artistes analysés dans les articles principaux. Dans les numéros antérieurs à juillet 2001,

aucune indication relative à cette reproduction n'est mentionnée en Une et il faut se reporter à la

page de sommaire pour en connaître l'auteur et le titre. Mais généralement, il s'agit d'un des

artistes dont les noms sont mentionnés dans la manchette. Dans les numéros qui suivent, le

nom disparaît de la manchette, et est mentionné sous la reproduction, sans le titre (la revue

reviendra finalement sur la première option dans les années qui suivent). La sobriété et

l'esthétique de la page semblent donc primer sur la dimension informative. On remarque

d'ailleurs que les accroches sont le plus souvent limitées au nom de l'artiste ou de l'auteur analysé

dans les articles. Ce choix peut en partie s'expliquer par le caractère bilingue de la revue, les

traductions de titres, en italique, ayant tendance à surcharger la présentation. Les artistes ou

thèmes cités en Une renvoient aux articles principaux du numéro.

Sur la tranche de la revue, on retrouve le titre du journal et son numéro en haut et en gris,

et à partir du bas, le mois, l'année, suivis des noms d'artistes ou des thèmes d'articles mentionnés

en Une, mais souvent dans un ordre différent. Il arrive même que certains de ces noms ne soient

pas présents en Une. Toutes ces informations se détachent assez nettement, en rouge, afin de

faciliter la lisibilité et le repérage des thèmes dans la collection.

Le titre-logotype de la revue, isolé dans le bandeau supérieur, se détache nettement,

malgré sa sobriété, dans une taille de police très supérieure à tous les autres textes à l'exception

du numéro du volume. Contrairement au texte principal de la revue, dont la police est l'Univers,

les caractères choisis pour le titre sont en Helvetica. Alors que pendant longtemps les deux

termes du titre se sont scindés en deux lignes superposées, aujourd'hui, ils semblent ne former

qu'un seul mot, tant l'espace entre les deux est réduit. Seul le remplissage gris du mot « art » les

distingue, comme si le titre s'était autonomisé de son sens. Les couvertures sont produites par le

designer industriel Roger Tallon, qui a créé la maquette de la revue selon un principe modulaire

hérité du Bauhaus, ce qui souligne l'attachement de la revue aux « avant-gardes modernistes ».

C'est également la recherche de sobriété qui caractérise les Unes de Flash Art. On

retrouve à peu près les mêmes principes d'organisation de la page : un fond blanc, un visuel

dominant qui occupe presque tout l'espace, et un bandeau supérieur comportant le titre du

journal. Ce titre, en gras, est l'élément dominant du bandeau. Il est surmonté du slogan : « Le

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Chapitre trois : La construction du corpus

166

magazine d'art leader dans le monde » 84, qui annonce, dès la Une, les prétentions de la revue.

Sur la même ligne, on trouve les indications habituelles concernant le volume (numéro, date), et

le prix mentionné en dollars américains (une ligne quasi illisible en bas de la page indique les prix

de la revue dans différents pays, et débute encore par « USA & others », avant de mentionner

plusieurs pays européens). La dimension internationale de la revue, uniquement en langue

anglaise pour l'édition qui nous intéresse, est donc perceptible dès la Une. Le terme

« international », qui caractérise l'édition, vient clore la ligne du bandeau supérieur, et sur la

tranche, c'est le seul terme qui apparaît en rouge, et donc, se détache nettement.

En dehors du visuel qui consiste également en une reproduction d'une des œuvres

mentionnées dans un article principal du numéro, aucune autre indication sur le contenu de la

revue n'est délivrée en Une. Ce choix de limiter l'accroche à un visuel et d'effacer le contenu de

la couverture, pourrait renvoyer à la promesse « totalisante » de la revue, qui propose moins des

thèmes soumis à une analyse, qu'un « miroir de l'actualité ». Le visuel est accompagné

d'indications en italique mentionnant le nom de l'artiste, le titre de l'œuvre, et la technique

utilisée, comme sur un cartel de musée. Le choix de ce mode conventionnel de réferenciation,

ainsi que le choix de la police utilisée pour le titre-logotype, distingue la Une de Flash Art de celle

d'Art Press, moins classique dans sa forme, et qui intègre une esthétique propre aux tendances

artistiques défendues à l'origine par la revue. Ainsi, malgré la proximité apparente des deux

couvertures, quelques indices témoignent déjà des différences entre les promesses et les formes

d'engagement des deux revues.

Les quatrièmes de couverture des deux revues sont réservées aux annonceurs,

généralement des galeristes.

84 « The World's leading Art Magazine»

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Chapitre trois : La construction du corpus

167

4 Les écrits et activités « périphériques » des revues.

L'analyse des discours de présentation de soi des deux revues nous a donc permis de faire

apparaître des promesses contrastées, et des modèles distincts de ce que peut être une

publication spécialisée en art contemporain. Pour conclure cette présentation, il faut mentionner

brièvement les diverses activités « périphériques » des revues. En effet, on peut observer que,

pour Flash Art plus encore que pour Art Press, l'activité des éditeurs ne se limite pas à la

publication d'une revue.

Flash Art édite par exemple tous les ans un annuaire à l'usage des professionnels, The Art

Diary. Il s'agit d'un répertoire comportant, pour chaque pays, une liste et les coordonnées

d'artistes, de critiques, de revues, de lieux d'exposition, de galeries, de foires, salles des ventes et

maisons d'édition, de curateurs, et enfin d'hôtels et restaurants, sans oublier les transporteurs

d'art. Les informations ne se limitent pas à une sphère géographique précise : elles ont pour

vocation de couvrir l'ensemble de la planète, comme l'indique le sous-titre : 'l'annuaire du monde

de l'art » 85. Ce type de publication périphérique mérite ici d'être mentionné, car il n'est sans

doute pas sans incidence sur la perception de la revue dans la sphère professionnelle. Le guide

s'adresse aux acteurs engagés dans le champ de l'art, comme l'indique sa présentation sur le site

Internet de la revue :

« Qu'est-ce que Art Diary ? Art Diary est un volume maniable en format de poche

d'environ 600 pages, qui rassemble toutes les coordonnées récentes de plus de

30 000 artistes, critiques, galeries, institutions, collectionneurs, photographes,

architectes, designers, etc. Plus les adresses de tous les services dont vous aurez

besoin un jour (encadrement, transport, assurances, etc.) » 86

L'annuaire est présenté comme une « ressource inestimable » 87, un outil pratique et

indispensable aux professionnels dans leurs démarches internationales. Mais la promotion sur le

site insiste davantage sur l'inscription de ces professionnels dans l'annuaire, comme garantie de

visibilité, que sur l'achat du guide. « Rendez-vous visible en vous inscrivant dans l'Art Diary, la

bible du monde de l'art depuis 1975 » 88, mentionne à la fois l'onglet sur la page d'accueil, et le

texte de présentation sur lequel il ouvre. La prétention globalisante de la revue est très nettement

85 « the world art directory» . Notons qu'une version centrée sur l'italie est aussi publiée par Flash Art ; son

lancement a lieu à l'occasion de la foire de Bologne. 86 « What is Art Diary? Art Diary is an handy, pocket-sized volume of approximately 600 pages which collects up-

to-date contact information for over 30,000 artists, critics, galleries, institutions, collectors, photographers, architects, designers, etc. Plus the addresses for all the art services you'll ever need (framing, transport, insurance, etc..). «

87 « invaluable resource» 88 « Make youself visible with a listing in Art Diary, the World'Bible since 1975»

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Chapitre trois : La construction du corpus

168

perceptible, et cette publication est aussi un moyen, pour les éditeurs, de donner à voir l'étendue

de leur réseau et de leur champ d'action. Aucun commentaire, aucune prise de position ou

hiérarchie n'accompagne les informations pratiques. Les lieux d'exposition par exemple, sont

classés par ordre alphabétique, et non par ordre d'intérêt, ce qui montre que la revue se

désengage des informations, et limite son rôle à leur mise en circulation. La logique de

médiatisation l'emporte donc sur la logique de médiation. Il s'agit avant tout de rendre

« visibles » les acteurs et les institutions, de leur fournir un cadre valorisant, parce que censé

largement circuler, et labellisé Flash Art. On remarque enfin que l'annuaire paraît chaque année à

l'occasion de la foire de Bâle, l'une des foires européennes les plus réputées, ce qui lui fournit un

cadre promotionnel idéal, mais l'inscrit aussi dans une perspective économique.

Flash Art publie également, comme nous l'avons déjà mentionné, des versions nationales

de la revue : une version italienne, qui existe depuis la naissance de la revue, et une version

tchèque et slovaque, plus récente, dont H. Kontova est en charge. D'autres éditions nationales

ont émaillé l'histoire de la revue, comme l'édition française qui a disparu au cours des années

quatre-vingt-dix. Les projets d'édition russe et japonaise, n'ont semble-t-il, pas vu le jour.

Mais les éditeurs ne se limitent pas aux publications, et s'engagent par d'autres voies, sur

la scène artistique. Un musée Flash Art a par exemple été fondé à Trevi, en Italie du Nord, le

Trevi Flash Art museum of international contemporary art, au Palazzo Lucarini. La collection

personnelle de G. Politi est exposée, et des expositions temporaires sont organisées.

G. Politi s'est également, depuis le début de la décennie, lancé dans la production de

biennales d'art contemporain. Une première biennale a lieu à Tirana en Albanie en 2001,

coproduite avec l'artiste Edi Muka. Mais en raison d'un différent entre les deux hommes,

G. Politi décide de poursuivre l'aventure à Prague, dont sa femme est originaire. Après un

certain nombre de démêlés juridiques autour du nom de la biennale, la première biennale de

Prague est organisée en 2003. G. Politi s'appuie sur le soutien de son ami, Milan Knizak,

directeur de la National Gallery de Prague. Mais une nouvelle fois, des divergences (très

médiatisées) se manifestent rapidement entre les organisateurs, si bien qu'en 2005, chacun

organisera sa propre biennale de Prague !

L'éditeur de Flash Art a donc su profiter de la notoriété de sa revue pour développer un

certain nombre d'activités périphériques, dont la renommée est assurée en partie par le label

Flash Art, ainsi que par les supports promotionnels que constituent la revue et son site Internet.

Toutes les activités que nous venons de mentionner, ainsi que celles qui ont trait à la maison

d'édition de G. Politi (spécialisée dans la publication d'ouvrages d'art), sont en effet annoncées et

régulièrement chroniquées, sur le site et sur les pages de la revue. L'éditeur a donc diversifié ses

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Chapitre trois : La construction du corpus

169

fonctions et a ajouté, au cours des années quatre-vingt-dix, à son rôle d'éditeur, celui de

conservateur de musée, puis de commissaire d'exposition. Nous aurons l'occasion de revenir, au

cours de l'analyse du corpus, sur les questions d'ordre déontologique que soulèvent ces multiples

déplacements.

Si les membres d'Art Press mènent également des carrières personnelles qui manifestent,

dans certains cas, une forte propension aux déplacements (les critiques ayant de plus en plus

tendance à se tourner vers la fonction de commissaire d'exposition) ces activités n'interviennent

que rarement dans le cadre de la revue. C. Millet a par exemple publié plusieurs ouvrages,

devenus des références, sur l'art contemporain. Sa notoriété, et donc sa légitimité, sont

certainement dus, en partie, au poste qu'elle occupe au sein de la revue. Mais ces publications

sont indépendantes, et ne comportent pas le sceau d'Art Press. De plus, il s'agit de publications

qui relèvent clairement du domaine critique. Contrairement à d'autres collaborateurs de la revue,

sa directrice de rédaction n'a par ailleurs qu'exceptionnellement occupé des fonctions de

commissaire, et, pour autant que l'on sache, ces expositions n'étaient pas organisées par la revue

(en 1990 par exemple, elle est chargée de la représentation française à la biennale de São Paulo,

et occupe la même fonction à Venise en 1995).

Outre les hors-série thématiques de la revue, nous n'avons pu relever qu'un seul écrit

« périphérique » labellisé Art Press. Il s'agit d’un guide des musées d’art contemporain en Europe

édité par la revue en 199489. Ses auteurs, P. Ardenne et A. Barak, sont présentés comme des

collaborateurs réguliers de la revue et proposent un ouvrage présentant 1 000 musées, centres

d'art, kunsthallen, fondations, classés par pays. Il ne s'agit pas d'un recueil d'adresses et de

contacts, mais d'un véritable guide, mentionnant la teneur des collections, et qui a pour but

affiché de « combler un manque » d'information à propos de ces institutions et de leurs

collections. Si le guide est bilingue, anglais/français, la zone couverte se limite à l'Europe de

l'Ouest, ce qui réduit les ambitions de la revue à une zone beaucoup plus restreinte que celle

envisagée par Flash Art dans son Art Diary.

Cette présentation des revues construite à partir de leur promesse respective, devrait

permettre d'éclairer les analyses qui vont suivre, en nous aidant à resituer dans leur contexte

éditorial les modes d'apparition des biennales. Nous avons ici largement insisté sur les points de

89 ARDENNE, Paul, BARAK, Ami. Guide Europe des musées d'art moderne et contemporain.. Paris : ed. Art Press, 1994.

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Chapitre trois : La construction du corpus

170

divergence entre Flash Art et Art Press. Derrière un objectif commun qui est d'offrir au lecteur

une représentation de l'actualité artistique, se manifestent en réalité des partis pris idéologiques

et rédactionnels contrastés. Dans quelle mesure ces « lignes éditoriales », qui sont de l'ordre de la

promesse, sont-elles perceptibles ou structurantes dans les modes de prise en charge des

biennales par les revues ? Les types d'engagement affirmés dans les discours de présentation de

soi, ont-ils une incidence réelle sur le paysage des biennales construit par ces revues ? Les

divergences que nous avons pointées dans ces discours donnent-elles naissance à des formes

éditoriales contrastées ?

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

171

CHAPITRE QUATRE

LÉGITIMITÉ ET LÉGITIMATION DES BIENNALES

Les revues construisent une représentation de l'univers des biennales que nous avons

qualifiée de « paysage médiatique des biennales » et qu'il convient à présent de décrire et

d'analyser pour en saisir l'opérativité. Notre analyse se nourrit des approches philosophiques et

sociologiques de la critique d'art, ainsi que de la présentation des revues que nous venons de

proposer. Il s'agira, dans ce chapitre, de questionner deux présupposés directement reliés à ces

approches, concernant la nature et l'efficacité du paysage médiatique :

L'idée, en premier lieu, que le paysage médiatique des biennales serait le reflet de la

« réalité » de l'offre événementielle. Nous montrerons que ce paysage n'a aucune objectivité,

puisqu'il comporte des zones d'absence (toutes les biennales du monde ne sont pas représentées

dans les revues) et révèle une hiérarchie des manifestations (toutes ne disposent pas du même

« poids » dans les revues). Ce sont ici les promesses des revues, présentées comme des miroirs

de l'actualité, qui sont remises en question et, au-delà, l'idée de la représentation comme mimesis.

Mais si le paysage médiatique n'est pas un simple reflet du réel, il ne peut pas non plus

être envisagé comme un reflet des positions légitimes du champ. Dans la perspective

sociologique en effet, les revues, en temps que lieux de représentation du champ, pourraient

constituer une trace du degré de légitimité des biennales dans le champ. Nous montrerons que

cette légitimité est relative dans la mesure où les hiérarchies qui se dégagent du paysage

médiatique varient en fonction des revues et ne sont pas exactement superposables.

Notre analyse des formes éditoriales de représentation des biennales a donc pour ambition de

souligner la dimension performative des dispositifs médiatiques dans la production des

hiérarchies de biennales, et plus largement dans leur légitimation. C'est donc à une réévaluation

du statut et du pouvoir de la représentation médiatique que devrait, en fin de compte, nous

mener l'analyse, en opérant un déplacement du paysage médiatique comme indice de légitimité,

au paysage comme processus de légitimation.

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

172

I. Panorama du paysage médiatique des biennales

Ce premier temps d'analyse est conçu comme une description « cartographique » du

paysage médiatique des biennales. Notre objectif est de questionner les deux présupposés que

nous venons d'évoquer (le paysage comme reflet du réel et le paysage comme trace des positions

légitimes) en nous basant sur deux indicateurs :

- la présence ou l'absence des biennales dans les revues,

- le poids accordé à chacune de ces biennales en fonction des revues, abordé ici sur la

seule base de leur fréquence d'apparition.

C'est donc par une approche quantitative, qui relève de l'analyse de contenu, que nous

avons choisi d'aborder cette description du paysage médiatique, dont nous souhaitons ici dresser

un panorama général. C'est la dimension géographique qui dominera notre lecture du corpus, en

nous permettant de déterminer les aires géo-culturelles les mieux couvertes par les revues, et de

confronter ces résultats à l'aire de production des revues.

Les biennales sont envisagées comme les référents des énoncés. Chaque énoncé sur une

biennale, quelles que soient sa longueur et sa position dans la revue, est enregistré comme une

unité éditoriale que nous qualifions « d'article ». Le nombre d'articles publiés par biennale, donc

la fréquence d'occurrence de chaque référent sur une période déterminée, devrait permettre

d'évaluer le poids des référents dans chacune des deux revues. Cette première lecture du corpus

est donc structurée autour de deux questions principales : quelles sont les biennales présentes

dans le corpus, et quel est le nombre d'article qui est consacré à chaque référent durant la

période envisagée ?

Cette analyse a nécessité le dépouillement de tous les numéros de Flash Art et d'Art Press

parus sur une période de cinq ans, entre 2000 et 2004. Nous avons estimé nécessaire de définir

une durée pendant laquelle au moins deux éditions des manifestations pouvaient avoir lieu, afin

de vérifier la régularité des couvertures médiatiques de chaque référent. Cinq ans étaient donc

une période minimum, puisque beaucoup de ces manifestations connaissent des difficultés

financières qui entraînent des reports d'une année sur la suivante. De plus, certaines

manifestations que nous envisageons sous la catégorie générique « biennale », sont en fait des

triennales, voire des quadriennales (avec le cas exceptionnel de la Documenta de Kassel qui a lieu

tous les cinq ans) : il fallait donc pouvoir saisir au moins une opportunité de voir relayés ces

référents dans les revues.

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

173

Les deux revues ont été systématiquement dépouillées manuellement, pour éviter de ne

retenir que les articles indexés sous le mot-clé « biennale » dans les bases de données existantes,

et de constituer un corpus lacunaire90. Nous avons fait le choix de ne retenir, en nous basant sur

les titres des articles, que les énoncés portant explicitement sur une biennale (ou plus largement une

triennale, quadriennale et toute autre manifestation périodique internationale consacrée aux arts

visuels). Ce choix implique de « laisser échapper » une partie des discours sur les biennales, qui

aurait pu se révéler tout à fait pertinente pour saisir leurs représentations : il s'agit des articles,

portant sur des référents variés, mais qui font allusion dans le fil de leur texte à une biennale.

Outre le fait qu'elle ait été dictée par des motifs « pratiques » (il faudrait pour ce travail disposer

de tous les articles des revues numérisés, afin de pouvoir traiter un corpus si important : chaque

numéro de Flash Art compte, par exemple, environ 150 pages…) cette décision est aussi motivée

par la volonté de saisir un discours maîtrisé sur les biennales. Il s'agit moins en effet de

« traquer » ou de chercher à démasquer les représentations sociales des biennales chez les

critiques, que de chercher à saisir les modes et stratégies médiatiques de production de ces

événements. On peut donc considérer que tous les articles du corpus ont pour « référent

principal » une biennale, même si certains peuvent intégrer ce qu'on désigne comme un

« référent second » (c'est le cas des articles portant sur la nomination d'un curateur à la tête d'une

biennale, ou des articles qui, dans le cadre d'un dossier sur une biennale, traitent en réalité du

travail d'un des artistes de l'exposition : le curateur comme l'artiste seront alors considérés

comme référents seconds).

Pour chacune des deux revues analysées, nous distinguons deux temps d'analyse :

Nous questionnons en premier lieu le nombre de référents commentés en fonction du

nombre total d'articles, ainsi que la position géographique de ces référents, pour essayer de

mettre en lumière les espaces privilégiés du paysage médiatique, et les régions moins visibles.

Pour cela, un point de comparaison semblait nécessaire, qui puisse proposer une présentation

exhaustive et fiable de l'offre événementielle de chaque continent. Étant donné le peu de travaux

concernant les biennales, obtenir une telle liste de référence des biennales dans le monde s'est

rapidement avéré impossible. De nombreux sites proposent des listes de ces manifestations,

mais bien souvent, parce que leur intérêt est focalisé sur un continent ou parce que seuls les

événements les plus médiatisés sont recensés, ces listes sont très incomplètes. Nous avons choisi

d'utiliser le seul travail universitaire de notre connaissance portant sur le sujet, la thèse de C.

Bydler, publiée sous le titre Global artworld.inc (Bydler, 2004). Cette historienne de l'art propose

90 La base de l'Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts par exemple (le bulletin signalétique des arts plastiques), où

tous les articles de Flash Art et d'Art Press sont indexés depuis les années 1980, est en fait très lacunaire : http://www.ensba.fr/exl-php/cadcgp.php, consulté en mars 2005.

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

174

en annexe ce qu'elle appelle un « journal de bord des expositions périodiques internationales » 91,

qu'elle définit comme un « outil ethnographique ». Il recense les principales informations portant

sur des événements de ce type que la chercheuse a pu rassembler par divers moyens :

consultation de catalogues, de sites Internet, de revues, de CV d'artistes, de flyers… Il s'agit

donc d'une « collection non systématique de notes » 92, classant les biennales par continent. Si

elle est loin d'être exhaustive, cette liste est néanmoins la plus complète que nous ayons pu nous

procurer, et constitue une base de comparaison intéressante. Nous n'avons retenu que les

manifestations toujours existantes au moment du corpus, soit un total de 58 manifestations. En

comparant cette liste à celle des référents de chaque revue, on espère pouvoir préciser les

orientations géographiques et les centres d'intérêt des comités de rédaction.

Un second temps d'analyse des référents est consacré au nombre d'articles parus pour

chaque référent durant la période envisagée. Il s'agit d'une première approche du « poids » relatif

de chaque référent dans chacune des deux revues, dont l'interprétation nécessite de prendre en

compte le nombre d'éditions organisées entre 2000 et 2004. Ainsi, un référent qui présenterait 5

articles, mais qui aurait eu lieu 5 fois en raison de son caractère annuel, pourrait à terme

présenter un statut éditorial inférieur à un référent ne comptant que 4 articles, mais pour

seulement 2 éditions. Il est également intéressant de noter si chaque édition des référents est

relayée, ou si les commentaires de ces référents ne sont qu'exceptionnels dans le corpus.

1. Les biennales dans Art Press

Le corpus d'articles consacrés aux biennales dans la revue Art Press rassemble 74 articles,

soit une moyenne d'environ 15 articles par an, relativement bien répartie sur l'ensemble des 5

années interrogées (Annexes V et VI). La moyenne d'articles par numéro est de 1,23, un chiffre

qui semble en augmentation, si l'on se réfère aux numéros de 1991 par exemple, où l'on

comptait seulement 5 articles consacrés à des biennales pour l'ensemble de l'année. Cette

première observation parait donc confirmer l'importance prise par les biennales dans l'actualité

du monde de l'art international.

La répartition temporelle de la publication des articles est quant à elle assez irrégulière.

On constate une forte concentration des articles sur la seconde moitié de l'année, à partir du

mois de juin, avec les « grands événements », de Venise, Documenta, les biennales du Whitney et

de Lyon, qui se tiennent pendant la période estivale ou au début de l'automne. L'année 2004

91 « log of international periodical exhibitions» 92 « unsystematic collection of notes»

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

175

constitue de ce point de vue une exception, qui pourrait signaler une évolution de la politique

éditoriale, puisque dès le début de l'année, des biennales situées en dehors du duopole

apparaissent dans la revue, dont certaines pour la première fois (Bamako, Tunis, Le Caire).

Sur les 74 articles de notre corpus, on dénombre 31 référents, ce qui ne représente qu'un

peu plus de la moitié des 58 biennales recensées par C. Bydler, un recensement qui, nous le

rappelons, est lui-même loin d'être exhaustif. La revue opère donc des choix dans sa couverture

des manifestations, et toutes les biennales d'art contemporain n'apparaissent pas dans la

représentation qu'elle construit du champ international. Il s'agit donc d'essayer de saisir plus

finement la logique de ces choix, en interrogeant, en premier lieu, la répartition géographique

des référents commentés.

1.1 Répartition géographique des référents

Plus de la moitié des biennales commentées dans Art Press sont situées en Europe (17), ce

qui révèle une orientation nettement eurocentrée de la revue, puisque C. Bydler ne recense elle-

même que 22 biennales européennes93. L'Europe de l'Ouest domine, avec 11 référents. Mais une

attention est également portée aux ex-pays soviétiques, avec les biennales de Sarajevo, Cétinié,

Prague et Moscou, mais aussi Manifesta, dont l'objectif est de faire le lien entre Europe de l'Ouest

et de l'Est. La biennale d'Istanbul est également chroniquée. Si on compare la liste des biennales

européennes apparaissant dans Art Press avec celle proposée par C. Bydler, on remarque que les

contrastes sont nombreux. La revue semble davantage tournée vers la zone méditerranéenne (les

biennales espagnoles et yougoslaves sont mentionnées) alors que les pays nordiques94 retiennent

moins l'attention d'Art Press (seul Momentum est commenté). Notons que les pays méditerranéens

sont situés dans le voisinage immédiat du lieu de production de la revue, donc dans une zone

93 En ce qui concerne la dimension géographique, nous raisonnons en terme de continents, afin d'éviter au

maximum toute catégorisation en « aires culturelles» dont les frontières nous paraissent plus problématiques à justifier. Toutefois, cette classification qui pourrait sembler objective, n'est pas sans soulever quelques difficultés. Nous avons ainsi choisi de comptabiliser la biennale d'Istanbul parmi les biennales européennes, alors que la majorité du territoire turc est situé sur la rive asiatique. Cette décision peut soulever (l'actualité politique le montre bien) certaines objections. Cependant, outre la position européenne de la ville d'Istanbul, les orientations de la biennale, ainsi que les liens entretenus par ses acteurs (son réseau) nous semblent plus relever de la sphère européenne qu'asiatique. De la même façon, nous avons classé les biennales d'Amérique centrale parmi les biennales d'Amérique du Sud. Enfin, nous avons retenu une définition plus extensive du duopole qu'A. Quemin. Nous y avons inclus tous les pays d'Europe de l'Ouest (pays scandinaves compris), ainsi que le Canada, qui nous paraissent bénéficier d'un statut nettement plus privilégié que leurs homologues africains par exemple, sur la scène internationale. Rappelons que'A. Quemin rassemblait sous la dénomination de « périphérie» , tous les pays à l'exception des USA, de l'Allemagne, la France, l'Angleterre et l'Italie (la position de la Suisse étant selon lui variable...) ce qui, l'analyse que nous développons devrait le montrer, peut paraître quelque peu radical.

94 La présence massive des biennales scandinaves dans le recensement de C. Bydler pourrait s’expliquer par le fait qu’elle vit et travaille en Suède. Ce qui confirme une nouvelle fois que la position géographique d'un chercheur n'est pas sans incidence sur sa perception du champ de l'art.

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

176

d'influence peut-être plus directe. La proximité géographique (mais aussi linguistique et

culturelle) pourrait engendrer des pratiques de circulation et d'échange entre les critiques français

et les acteurs espagnols par exemple. Mais la proximité géographique ne suffit pas à expliquer

toutes les divergences entre les deux listes. Car plus largement qu'une orientation eurocentrée de

la revue, c'est en fait une orientation duopolaire qui se dessine dans ce corpus. En effet, si l'on

ajoute aux 11 biennales d'Europe de l'Ouest les 5 biennales nord-américaines commentées, on

obtient un total de 16 référents (soit 51 % des référents du corpus)

Le chiffre de 5 biennales pour le continent nord-américain peut sembler faible. Pourtant,

C. Bydler ne recense que 6 manifestations dans cette aire. On constate en effet que les biennales

sont beaucoup moins développées en Amérique du Nord que les foires par exemple. Malgré ce

chiffre relativement bas, les deux listes divergent encore sur certains points. Quatre

manifestations apparaissent dans les deux listes : les biennales du Whitney, de Montréal, du

Carnegie et In Site. On note également que l'Amérique du Nord fait partie des deux zones

géographiques qui comptent plus de référents dans Art Press que dans Flash Art. La seconde

zone étant l'Afrique, dont les biennales de Dakar, Bamako, Tunis et Le Caire sont présentes

dans Art Press, alors que seules la première et la dernière apparaissaient dans Flash Art.

L'intérêt de la revue française pour ces manifestations africaines pourrait en partie

s'expliquer par les liens entretenus par la France avec les pays des trois premières biennales

mentionnées : il s'agit dans les trois cas, d'anciennes colonies qui, de surcroît, ont conservé en

partie l'usage de la langue coloniale, ce qui peut certainement accentuer les échanges entre

acteurs de la sphère culturelle (C. Bydler ne recensait quant à elle que trois biennales en Afrique).

Cette observation tend à renforcer l'hypothèse de la prégnance des liens historiques et culturels,

et donc du lieu de production des revues, sur la médiatisation des événements. On peut

d'ailleurs constater que l'Afrique est le seul continent non-occidental à bénéficier d'une si large

couverture, même si trois des référents n'apparaissent qu'une fois dans la revue, en 2004, alors

que deux de ces manifestations (Le Caire et Bamako) existent déjà depuis de nombreuses

années. L'Australie est par ailleurs singulièrement absente du corpus : la biennale de Sydney, qui

existe pourtant depuis 1973, n'est pas chroniquée durant la période étudiée.

Les biennales d'Amérique du Sud sont réduites à deux référents (les biennales

« historiques » de São Paulo et de La Havane), contre 10 chez C. Bydler. Plus surprenant encore,

au regard du recensement de C. Bydler et des résultats de Flash Art, l'Asie compte trois référents

seulement dans Art Press. Seuls deux événements japonais (Yokohama et Echigo-Tsumari) et

une biennale coréenne (Busan) sont commentés.

On peut donc constater qu'en dehors du continent africain, les biennales des continents

non-occidentaux ne sont que très peu présentes dans la revue. Le critère d'ancienneté des

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

177

manifestations ne semble pas jouer un rôle central dans les choix opérés, à l'exception du cas des

biennales latino-américaines. Le critère de proximité culturelle, historique ou linguistique semble

plus prégnant (les deux biennales situées dans la zone francophone du Canada sont par exemple

présentes dans Art Press, alors qu'elles n'apparaîtront pas dans Flash Art). Cette cartographie des

référents d'Art Press suffit amplement à démontrer que le paysage médiatique des biennales ne

peut en aucun cas être considéré comme un reflet de la réalité, et qu'il relève de décisions

rédactionnelles qui ne sont pas sans lien avec le lieu de production, et sans doute aussi de

diffusion, des revues.

1.2 Fréquence d'occurrence des référents.

Pour établir une cartographie un peu plus précise de la distribution des référents et de

leur poids dans la revue, il faut nécessairement prendre en compte le critère de la fréquence

d'occurrence des référents. C'est-à-dire envisager chaque référent en fonction du nombre

d'articles auquel a donné lieu chacune de ses éditions sur la période étudiée. La majorité de ces

manifestations devant avoir eu lieu au moins deux fois durant la période envisagée, on pourrait à

la lumière du rapport 31 référents pour 73 articles, penser que chaque édition donne lieu à un

article. Comme le montrera l'analyse qui va suivre, il n'en est rien, et le nombre d'articles varie en

réalité beaucoup en fonction des référents.

Il convient, dans un premier temps, de distinguer les référents qui suscitent plusieurs

articles pour une seule édition. Venise, avec ses deux éditions de 2001 et 2003 se positionne

largement en tête, avec un total de 18 articles ! En retenant le critère du nombre d'éditions, la

Documenta se place en seconde position, avec 4 articles pour une seule édition. Ces deux

manifestations européennes sont également les seules à occasionner la parution d'articles

renvoyant à un référent second. On peut en effet constater que les dossiers consacrés à ces

événements rassemblent divers types d'articles, dont le plus souvent des articles

monographiques axés sur le travail d'un artiste de l'exposition. La biennale de Lyon dispose

également d'une bonne visibilité dans la revue (avec 6 articles pour 3 éditions) comme Manifesta

(4 articles pour 3 éditions).

Un second groupe de référents rassemble les biennales systématiquement commentées,

mais qui ne donnent lieu qu'à un article pour chaque édition. Ars Electronica par exemple, compte

un nombre élevé d'articles, mais la manifestation a lieu chaque année (5 articles pour 5 éditions).

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

178

Les biennales du Whitney et de Montréal enregistrent également un article pour chacune de

leurs trois éditions durant la période considérée. S'ils ne totalisent que deux articles pour les 5

années, certains référents peuvent tout de même prétendre à une médiatisation relativement

privilégiée, car n'ayant occasionné que deux éditions, leur couverture par la revue reste

systématique. C'est le cas des biennales de São Paulo, La Havane, Istanbul, Berlin et Valencia, les

deux dernières étant de création très récente (1998 et 2001). On pourrait également faire entrer

dans cet ensemble la triennale de Yokohama, la biennale de Prague, et Casino, la quadriennale de

Gand qui sont des cas limites car elles n'ont eu lieu qu'une seule fois entre 2000 et 2004.

Dakar et Genève ont une couverture plus variable semble-t-il, car seules 2 éditions sur 3

ont été commentées. Tous les autres référents (17, soit plus de la moitié des référents) ne

comptent dans la revue qu'un seul article pour les 5 années, ce qui dénote un intérêt occasionnel

des éditeurs pour ces manifestations.

La prise en compte de la fréquence d'occurrence des référents permet de mettre en

évidence une forte hiérarchie entre les biennales. Le degré de visibilité dans la revue d'une

manifestation comme Venise, avec ses 18 articles, n'est évidemment pas du tout comparable à

celui de la biennale du Caire (un seul article). Ces deux manifestations présentent donc des

statuts éditoriaux qui les différencient. Faut-il pour autant considérer que le palmarès éditorial

qui se dessine n'est que le pur reflet d'une hiérarchie en vigueur dans le champ, universellement

partagée par ses acteurs ? Le statut privilégié de la biennale de Lyon dans le corpus d'Art Press,

nous incite à la prudence : ne tient-il pas davantage à la position géographique de la revue, au

point de vue depuis lequel elle envisage le champ ? Si le travail que nous venons de mener

correspond bien à un mode d'objectivation d'une hiérarchie, en quoi celle-ci serait-elle

représentative des positions « objectives » du champ ? Est-elle seulement transposable à un autre

support de médiatisation ?

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

179

2. Les biennales dans Flash Art

Le corpus de la revue Flash Art se distingue d'emblée de celui d'Art Press par son volume

(Annexes VII et VIII). Il rassemble en effet 148 articles, donc exactement deux fois plus d'articles

que la revue française, ce qui dénote un fort engouement pour ce type de manifestation. La

moyenne d'articles parus par année est d'environ 30 (avec un chiffre un peu plus élevé, de 43,

pour 2004). Si l'on tient compte du fait que la revue est bimensuelle, on obtient une moyenne de

5 articles par numéro, qui dépasse donc très largement celle d'Art Press (1,3) qui est un mensuel.

Dans la rubrique « Letters to the Editor » du numéro 213 (juillet-août 2000) de la revue,

un lecteur s'étonne d'ailleurs du nombre important de comptes rendus de biennales dans la

revue, et pose la question de la qualité de ces multiples manifestations. La réponse de l'éditeur,

G. Politi, reflète bien l'idéologie relativiste du « global art world » que la revue défend. La

multiplication de ces événements serait le moteur d'un changement des mondes de l'art

(changement que la revue prétend accompagner) : « La croissance exponentielle des grands

événements, dont certains mobilisent d'énormes budgets et une audience de masse, a pour effet

de faire évoluer la scène de l'art » 95. Selon l'éditeur, les stratégies des artistes de participer à une

biennale plutôt qu'à l'autre, sont fonction de leur intérêt, qui varie selon leur position

géographique. Et il ajoute que pour un artiste brésilien, il y a plus d'intérêt à participer à São

Paulo qu'à Venise… Aucune instance ne serait donc plus légitime qu'une autre, et les anciennes

hiérarchies géographiques ne seraient plus pertinentes pour penser le monde de l'art

international. D'où l'intérêt de la revue pour les biennales des régions jusqu'à récemment

considérées comme périphériques, qui se manifeste, comme nous allons le voir, par un nombre

très élevé de référents commentés. Mais l'analyse de la fréquence d'occurrence des référents

confirmera-t-elle cette dé-hiérarchisation des biennales ? Les hiérarchies spatiales constatées

dans Art Press avec la prédominance des biennales d'Europe de l'Ouest, vont-elles totalement

s'effacer dans Flash Art ?

2.1 Répartition géographique des référents

Nous avons identifié 51 référents sur les 5 années interrogées, un chiffre qui s'approche

de celui de la liste de référence de C. Bydler (58) et qui dépasse largement celui d'Art Press (31).

Nous allons nous attacher à cerner les points de convergence et de divergence entre les trois

listes de biennales.

95 « The exponential growth of major events, some of which attract enormous budgets and mass audiences, is in

effect changing the art scene » .

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

180

Malgré les prétentions globales de la revue, l'orientation du corpus reste nettement

eurocentrée. Plus de la moitié des biennales commentées sont européennes (28 référents). La

revue dépasse donc le recensement opéré par C. Bydler sur ce continent, qui ne comptait que 22

biennales. Les biennales d'Europe de l'Ouest restent, comme dans Art Press, les mieux

représentées, avec 17 référents, contre 11 pour l'Europe de l'Est (ex-pays socialistes + la

Turquie). Toutefois, l'écart se réduit, en raison notamment du fort intérêt de Flash Art pour les

événements des trois républiques Baltes (4 référents) et de l'ex-Yougoslavie (4 référents). De ce

point de vue, la « périphérie » de l'Europe est assez bien représentée par rapport à son « centre ».

Les écarts avec C. Bydler se situent surtout sur le sud de l'Europe, comme par exemple

l'Espagne, où les deux biennales de Séville et de Valencia ne sont pas mentionnées par C. Bydler

mais sont présentes dans la revue, mais aussi de l'Italie et de l'ex Yougoslavie (avec les biennales

de Turin, Tirana, Cetinje, des jeunes créateurs en Yougoslavie et de Serbie Monténégro). Le

critère de proximité géographique et culturelle pourrait sembler, comme dans Art Press,

déterminant. Mais il n'explique pas l'attention portée à l'Europe du Nord (pays baltes et

scandinaves).

L'Amérique du Nord est moins bien représentée que dans les deux autres listes : 4

biennales états-uniennes sont mentionnées et le Canada est absent du corpus. La prédominance

du duopole (17 + 4 = 21) est donc moins nette que dans Art Press (41 % des référents de Flash

Art). Les biennales hors duopole sont les plus représentées, du moins si l'on ne prend pas en

compte la fréquence d'occurrence des référents, ce qui tend à confirmer l'ouverture

géographique revendiquée par l'éditeur. Pourtant, si l'on se penche sur la répartition des

biennales sur les continents non-occidentaux, on peut relever de grandes disparités dans la

couverture des biennales.

En ce qui concerne l'Amérique du Sud et l'Afrique, le critère d'ancienneté des

manifestations semble déterminant. En Afrique par exemple, seules les biennales de Dakar et

du Caire sont commentées dans la revue. En Amérique Latine, on retrouve les deux biennales

historiques de La Havane et de São Paulo, également présentes dans Art Press, auxquelles vient

s'ajouter la biennale des Caraïbes, de création plus récente. Pour ces deux continents, les

différences entre les deux revues sont donc minimes, et dans les deux cas, les référents

d'Amérique Latine nettement négligés par rapport à la liste établie par C. Bydler.

C'est en premier lieu avec la couverture des événements d'Océanie que les divergences se

font jour. Alors qu'Art Press ne couvrait aucune biennale, Flash Art dépasse la liste de C. Bydler

en incluant la biennale d'Auckland en plus de Sydney et d'Asia Pacific. Le Moyen-Orient n'est pas

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

181

non plus en reste par rapport à Art Press et à Bydler, puisque deux biennales (Sharjah et Art

Focus) sont présentes dans le corpus.

Mais c'est l'Asie qui concentre la plus grande attention et vient se placer après l'Europe en

ce qui concerne le nombre de référents commentés (9). L'intérêt de la revue italienne pour cette

région ne peut évidemment s'expliquer par une proximité géographique ou culturelle. Le critère

d'ancienneté ne joue pas non plus, dans la mesure où toutes les biennales asiatiques commentées

sont de création récente : la plus ancienne date de 1995 (Kwangju). Cinq d’entre elles n'ont été

créées qu'au cours des années 2000, et Flash Art propose un article pour leur première édition !

On constate donc un attrait très net de la revue pour les manifestations asiatiques, avec 3

référents en Corée, 3 en Chine, 2 au Japon et 1 à Taïwan. Le fort développement du marché de

l'art asiatique, qui concerne au premier chef les pays que nous venons de mentionner, la Chine

en tête, est sans doute une hypothèse pertinente pour expliquer l'engouement de la revue.

D'ailleurs, les différences avec le recensement de C. Bydler, qui dénombrait 12 biennales

asiatiques, se situent surtout dans des régions moins concernées par ce développement du

marché de l'art, comme l'Inde et le Bangladesh.

Si l'attention de Flash Art pour les régions hors duopole du monde de l'art semble en

partie confirmée par cette première lecture du corpus, on constate néanmoins d'une part la

persistance d'une prédominance des biennales européennes, et d'autre part une répartition très

inégale de cette attention en fonction des continents. Qu'en est-il alors des hiérarchies observées

dans Art Press ?

2.2 Fréquence d'occurrence des référents

Si l'on se penche sur le nombre d'articles en fonction du nombre d'éditions des biennales,

on peut voir se dégager plusieurs groupes de référents.

Un premier groupe rassemble les biennales dont toutes les éditions sont commentées, et

qui comptent au moins trois articles pour l'une au moins de ces éditions. Comme dans Art Press,

Venise et Documenta bénéficient d'un traitement particulier. Venise compte 12 articles sur

l'ensemble de la période interrogée (contre 17 dans Art Press), qui se répartissent équitablement

entre les deux éditions de 2001 (6 articles) et 2003 (6 articles). 7 articles concernent la Documenta,

dont 6 sont consacrés à l'édition 2002 (la seule qui a eu lieu pendant cette période). Ces deux

expositions européennes restent donc les plus visibles du corpus. Néanmoins, la différence de

volume avec les autres manifestations est moins importante que dans Art Press. En effet, un

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

182

certain nombre d'autres manifestations bénéficient également d'une très bonne couverture

médiatique dans Flash Art. C'est le cas de Manifesta par exemple, avec un total de 9 articles pour

3 éditions (4 articles pour la seule édition de 2002), ce qui situe cette troisième biennale

européenne dans le palmarès de tête ; mais aussi de la biennale du Whitney, avec un total de 7

articles pour 3 éditions. Jusque-là, les résultats semblent confirmer l'orientation duopolaire d'Art

Press. Mais deux référents nouveaux, qui étaient totalement absents de la revue française, font ici

leur apparition : il s'agit de la biennale de Kwangju, en Corée, qui totalise 7 articles pour 3

éditions, et de la biennale de Shanghai, avec 6 articles pour 3 éditions. Leur visibilité peut

surprendre, étant donnée leur relative jeunesse puisque la première édition de Kwangju date de

1995, et celle de Shanghai, dans sa version internationale, de 2000 (les deux biennales

précédentes, 1996 et 1998, étant réservées aux artistes et aux curateurs chinois). Elles

introduisent dans le palmarès médiatique des biennales, une « irrégularité », puisqu'elles sont les

seules biennales non-occidentales à y figurer, du moins si l'on considère qu'Istanbul est une

biennale européenne, puisque cette dernière enregistre 6 articles pour 2 manifestations. La

biennale de Prague, dont la seule édition de 2003 (qui est aussi la première de la manifestation)

suscite 4 articles, est à envisager comme un référent particulier dans ce corpus. En effet, les

fondateurs et curateurs de cette biennale ne sont autres que les éditeurs de Flash Art, G. Politi et

sa femme H. Kontova. L'engagement des producteurs de la revue dans la production de cet

événement pourrait donc en partie justifier la forte visibilité de cette biennale naissante. Enfin, la

biennale de Berlin se situe aussi dans ce premier groupe de référents, puisqu'on compte 5

articles pour ses deux éditions de 2001 et 2004. À l’exception de Kwangju et Shanghai, tous ces

référents disposaient également d'une certaine visibilité dans Art Press, puisque chacune de leurs

éditions avait suscité au moins un article. Mais on constate que, d'une manière générale, le

nombre d'articles publiés pour chacune de ces manifestations est supérieur dans Flash Art, ce qui

a tendance à rendre moins lisible la hiérarchie qui se dessinait dans la revue française.

Le second groupe de référents que l'on peut dégager de l'analyse de Flash Art rassemble

les biennales dont toutes les éditions sont systématiquement commentées, mais en ne suscitant

qu'un à deux articles. Dans ce groupe, on trouve des biennales de tous les continents. Parmi

elles, certaines sont « historiques » ou ont déjà une certaine longévité. C'est le cas de São Paulo

(dont la première édition date de 1951), de La Havane (1984), de Sydney (1973), de Lyon (1991),

de Dak'art (1992), des Caraïbes (1992), du Caire (1984). Leur longévité pourrait expliquer en

partie l'attention que leur porte la revue. D'ailleurs, on remarque que ces référents occupent tous

(à l'exception de Sydney et de la biennale des Caraïbes absentes du corpus d'Art Press), une

position relativement privilégiée dans Art Press, puisque leurs éditions sont également

régulièrement relayées.

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

183

Mais ce second groupe de référents disposant d'une bonne visibilité dans Flash Art

rassemble également des biennales très récentes, qui sont nées pendant la période étudiée

(entre 2000 et 2004). C'est le cas de la biennale de Valencia (créée en 2001) et des triennales

d'Echigo-Tsumari (2000) et d'Auckland (2000) dont les premières éditions sont commentées.

Enfin, les biennales de Liverpool, de Momentum en Norvège, de Santa Fe, et la Baltic triennale de

Vilnius, toutes quatre nées dans les années quatre-vingt-dix, sont également systématiquement

couvertes par la revue (dans Art Press, on note seulement la présence occasionnelle des deux

premières).

Nous avons également rassemblé dans ce second ensemble de référents toutes les

biennales qui ne comptent qu'un article dans la revue, mais qui ont eu lieu seulement une fois

pendant la période étudiée, soit parce qu'elles ont vu le jour en 2003 ou 2004, soit en raison de

contraintes organisationnelles (rappelons que les reports sont très fréquents pour ce genre de

manifestations). Nous les mentionnerons brièvement, mais il faut se garder d'interpréter

l'exhaustivité du traitement de leurs éditions comme un indice du poids médiatique de ces

événements dans le corpus (il faudrait prendre en compte les prochaines éditions pour évaluer la

stabilité de la couverture médiatique). Cependant, en ce qui concerne les premières éditions, un

article dans Flash Art est certainement un indicateur pertinent de l'attention ou de l'attente que

ces biennales suscitent chez les éditeurs de la revue. Il s'agit des biennales de Ganghzou et

Beijing (dont la création date pour les deux événements de 2003), de Séville (2004) et de

Yokohama (2001). On peut y ajouter les triennales Asia Pacific et Ars Baltica, de création plus

ancienne, mais dont une seule édition a eu lieu pendant la période étudiée. À l’exception de

Yokohama, aucune de ces biennales n'est présente dans le corpus d'Art Press.

Un troisième ensemble de référents concerne les biennales dont toutes les éditions ne

sont pas commentées, mais qui disposent tout de même de plusieurs articles dans la revue. Sur

les 6 biennales que regroupe cet ensemble, 3 sont asiatiques (Taipei, Busan et Media-city Séoul),

ce qui tendrait à montrer que ces manifestations attirent effectivement l'attention des éditeurs,

sans toutefois être encore considérées comme tout à fait incontournables, puisque leur compte

rendu ou leur annonce ne sont pas réguliers. On peut y ajouter Ars Electronica, systématiquement

chroniquée dans Art Press et qui dans Flash Art dispose tout de même de trois articles pour 5

éditions. La biennale de Sharjah ne dispose que de deux articles pour l'édition de 2003, mais

cette année marque un tournant dans l'histoire de cet événement, qui s'ouvre vers les pays non-

arabes et les nouveaux médias, ce qui pourrait expliquer l'intérêt tardif de la revue pour cette

biennale. La même remarque pourrait être faite pour Tirana, avec deux articles en 2001. Cette

fois, c'est certainement l'implication des éditeurs dans l'organisation de cette édition qui peut

expliquer cet intérêt soudain, et les tensions nées de cette expérience qui ont conduit les

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

184

G. Politi et H. Kontova à lancer la biennale de Prague, qui pourraient expliquer l'absence de

l'édition 2003 de Tirana dans la revue.

Enfin, le dernier ensemble de référents que nous ayons regroupé concerne les biennales

qui ne figurent qu'une seule fois dans la revue, alors que plusieurs éditions ont eu lieu entre 2000

et 2004. Sur les 16 biennales recensées ici, 14 sont européennes (dont 6 sont situées en Europe

de l'Est). Les deux exceptions sont Carnegie (USA) et Art Focus (Israël). Leur visibilité dans la

revue est donc très limitée, et la faible représentation de ces événements semble confirmée par

les résultats d'Art Press, où seules 4 de ces biennales figurent, de manière tout aussi occasionnelle

que dans Flash Art.

Notons enfin que la présence de référents seconds se manifeste différemment que dans

Art Press. Ces référents seconds ne sont pas des artistes (les dossiers spéciaux étant structurés

principalement autour de comptes rendus, nous y reviendrons) mais des curateurs. Plusieurs

articles, généralement courts, sont en effet consacrés à la nomination d'un commissaire à la tête

d'une biennale (c'est le cas pour Venise et Documenta, mais également pour Istanbul).

3. Synthèse de l'analyse

Cette première exploration du corpus nous a permis d'esquisser une description du

paysage médiatique des biennales dans les deux revues retenues. En limitant notre approche,

selon une logique d'analyse de contenu, à la mention des référents dans les revues et à leur

fréquence d'occurrence, on obtient d'une part un panorama des biennales médiatisées dans

notre aire de réception, et d'autre part une évaluation de leurs poids, c'est-à-dire un palmarès des

biennales.

Pour les sociologues de l'art abordés dans la première partie de la thèse, ce paysage

médiatique constituerait un reflet de la position objective des biennales dans le champ. Dans

cette perspective, notre analyse se définirait comme un mode d'objectivation des hiérarchies du

champ, dans la lignée des travaux d'A. Quemin (2001) ou de A. Verger (1991). Si le rôle des

revues se limite à la diffusion des valeurs et hiérarchies construites en amont, alors l'image des

biennales dans les revues est un indice de leur légitimité dans le champ. Cette lecture pourrait a

priori sembler validée par les résultats que nous avons obtenus.

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

185

En effet, notre analyse révèle une certaine proximité des hiérarchies de biennales dans les

deux revues, surtout si l'on focalise notre attention sur les biennales bénéficiant d'une couverture

systématique et donc, d'une forte visibilité. À l'exception de Montréal (absente de Flash Art) et

d'Ars Electronica (où 3 éditions sur 5 sont commentées dans Flash Art), tous les référents

systématiquement chroniqués dans Art Press le sont aussi dans Flash Art. On peut donc voir se

dessiner, sur la base du volume d'articles consacrés aux référents, un premier palmarès de tête

des biennales, ainsi constitué :

- Venise, Documenta, Manifesta, Lyon, Valencia, Berlin, Istanbul et Prague pour l'Europe

- La biennale du Whitney pour l'Amérique du Nord

- São Paulo et La Havane pour l'Amérique du Sud

Ce qui donne un total de 11 manifestations qui, dans les deux revues, bénéficient d'une

couverture médiatique systématique qui peut être interprétée comme un indice de la légitimité de

ces biennales dans le champ.

Par ailleurs, à l'intérieur même de cet ensemble, on voit bien se dessiner des positions très

contrastées, autrement dit une forte hiérarchie entre les référents. Comme l'a souligné

A. Quemin, les biennales dominantes (c'est-à-dire les plus visibles) sont européennes. Venise et

Kassel qui, selon le sociologue, « se partagent la première place », sont en effet de très loin les

plus visibles des deux corpus (Quemin, 2001 : 50). Si le palmarès du sociologue n'est pas facile à

reconstituer, c'est qu'il mêle ensuite dans sa présentation, les critères d'ancienneté, de localisation

et de rayonnement des manifestations. Toutefois, on peut noter un noyau de biennales qui

semblent s'inscrire, chez A. Quemin, comme les plus « importantes » : Johannesbourg, Sydney,

Kwangju, Istanbul, Berlin, Taipei, Dakar et Lyon. L'auteur insistera d'ailleurs à plusieurs reprises

sur l'importance de Kwangju, Taipei, Lyon et Dakar. São Paulo et La Havane sont également

citées dès l'introduction, mais dans la perspective de leur ancienneté (Quemin, 2001 : 50-51).

L'auteur souligne leur rayonnement international, sans toutefois clairement les situer dans le

palmarès.

Si on compare cette liste de biennales à celle obtenue par la synthèse des deux revues,

outre les deux biennales latino-américaines et les deux blockbusters européens de Venise et Kassel,

on trouve également des correspondances pour Lyon, Istanbul et Berlin. Les deux biennales

africaines et les deux asiatiques mentionnées par A. Quemin ne figurent pas parmi les biennales

les plus visibles des revues96. On remarque également le statut paradoxal de la biennale du

Whitney, très visible dans les deux revues, mais considérée comme secondaire par le sociologue :

« Il n'existe pas aux États-Unis de biennales ou de triennales comparables par leur importance

96 Soulignons la disparition de la biennale de Johannesburg après seulement deux éditions, qui n'était pas

mentionnée par l'auteur.

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

186

aux manifestations organisées à Kassel et Venise, ou même Lyon, Kwangju ou Dakar »

(Quemin, 2001 : 54).

Ainsi, nos propres analyses confirment certains résultats d'A. Quemin en ce qui concerne

le statut de quelques référents, essentiellement européens. Mais ils contredisent également en

partie le palmarès de l'auteur.

Les deux palmarès mis en avant dans les revues ne se recouvrent pas non plus

exactement. D'une part Flash Art compte beaucoup plus de référents systématiquement

commentés : 23 référents bénéficient de ce traitement de choix, contre 13 dans Art Press. D'autre

part, les positions des référents dans les palmarès varient en fonction des revues. On peut

d'ailleurs noter, qu'à l'inverse du palmarès commun assez largement duopolaire, les référents

propres à Flash Art sont plutôt issus de zones « périphériques » (3 biennales asiatiques, 2

biennales océaniennes, 2 biennales africaines, 1 biennale latino-américaine, et seulement 3

biennales européennes et une états-unienne). Seules 4 biennales des 12 mentionnées ici

disposent dans Art Press d'une couverture systématique. Ainsi, si l'on envisage les revues comme

un indice de la légitimité des biennales, on constate que le degré de légitimité est relativement

variable en fonction des supports. Les hiérarchies objectivées par l'analyse sont donc relatives, et

non absolues, puisqu'elles ne sont pas exactement superposables.

Le seul critère de la fréquence d'occurrence des référents est bien entendu insuffisant

pour déterminer précisément le statut éditorial des biennales. Mais il constitue néanmoins un

bon indicateur de la hiérarchie des référents qui, comme nous le verrons en affinant l'analyse, ne

sera pas démentie. Reste à déterminer si les variations observées entre les corpus d'Art Press et

de Flash Art (et avec le palmarès d'A. Quemin) doivent être tenues pour négligeables et

envisagées comme des « accidents », ou au contraire, s'il convient de leur accorder une

importance et de tenter d'en saisir le sens.

C'est bien entendu la seconde option qui va guider la poursuite de l'analyse, puisque trois

indices au moins permettent de mettre en doute l'hypothèse de la représentation médiatique

comme reflet des positions légitimes du champ. En premier lieu, la position géographique des

revues, c'est-à-dire leur lieu de production, n'est pas sans incidence sur le paysage que ces revues

construisent. La visibilité de la biennale de Lyon par exemple, semble dépendre du point de vue

depuis lequel est construite la représentation, puisque nous l'avons vu, la revue française accorde

une place nettement plus importante que Flash Art à ce référent97. On doit donc admettre que le

97 Notons que les variations entre les deux palmarès seraient sans doute plus importantes encore si nous avions

retenu des revues dont les aires de production et de diffusion sont plus radicalement distinctes : une revue

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

187

statut d'une biennale varie en fonction du point de vue adopté, et qu'il n'est pas universel

(comme le montre le fait qu'A. Quemin, un chercheur français, qui se base essentiellement sur

les représentations d'acteurs français, accorde également un statut privilégié à Lyon). Le choix

d'Art Press de mettre en avant la biennale de Lyon relève de stratégies éditoriales qui sont

propres à la revue et qui s'expliquent sans doute par son ancrage territorial. Sans forcément

suspecter de compromissions, on peut néanmoins imaginer que les critiques d'Art Press et les

organisateurs de la biennale de Lyon ont une proximité et des échanges importants, parce qu'ils

officient sur un même territoire, et parce qu'ils s'adressent en premier lieu à une même

communauté de récepteurs.

Mais si les palmarès varient en fonction du point de vue depuis lequel se construisent les

représentations, ils dépendent sans doute aussi des divers intérêts des énonciateurs qui

contrôlent les revues. Le cas des biennales de Prague et de Tirana dans Flash Art le montre bien.

Toutes deux sont en effet organisées par les éditeurs de la revue, qui ont donc tout intérêt à

offrir une large couverture à ces événements. La première bénéficie d'un statut médiatique très

privilégié, et la seconde n'est présente dans la revue que pour l'édition organisée par les éditeurs.

L'implication de la revue italienne dans le processus de production de la légitimité de ces

biennales est d'autant plus manifeste que celles-ci sont couvertes dès leur première édition.

Cette prise en charge de certaines biennales naissantes constitue le troisième indice du

rôle des revues dans la légitimation des biennales. Car si les revues étaient de simples surfaces de

représentation des biennales légitimes du champ, alors, elles ne relaieraient que des

manifestations disposant de suffisamment de crédit auprès des acteurs du champ, crédit

accumulé au cours du temps et au fil des éditions. La couverture médiatique des biennales

naissantes ne peut dès lors pas être considérée comme une simple trace de leur légitimité dans le

champ, et relève davantage de stratégies développées par les éditeurs. Sur les 15 référents de

Flash Art ayant vu le jour entre 2000 et 2004, 12 sont mentionnés dès leur première édition.

Dans cette entreprise de construction des réputations, Art Press semble a priori opter pour une

posture plus hésitante, puisque 7 référents seulement sont nés pendant la période étudiée, et que

pour 2 d'entre eux, la revue attend la seconde édition pour proposer un article. Cependant, si

l'on ramène ces chiffres au total des référents pour chaque revue, l'écart est moins important

(23,5 % contre 16 % de premières éditions commentées pour le corpus de chaque revue).

Les revues ne font donc pas que reproduire un paysage existant : elles le construisent, ou

le dessinent, en fonction du point de vue depuis lequel elles se situent et d'intérêts ou d'enjeux

chinoise et une revue européenne par exemple.

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

188

divers qui découlent de ce positionnement. Ce qui explique qu'il n'existe pas de palmarès absolu

ou universel des biennales, même si quelques-unes (Venise et Kassel) dominent largement les

paysages médiatiques des deux revues. C'est bien, au fond, le statut de la représentation

médiatique qu'il convient de réviser, pour passer d'une logique de reflet des légitimités, à celle de

processus actif de légitimation des biennales.

Mais si les revues peuvent être considérées comme des instances de légitimation des

biennales, et non plus comme de simples supports de publicisation de leur légitimité, encore

faut-il saisir les moyens par lesquels elles peuvent remplir cette fonction, c'est-à-dire nous

tourner vers la description du processus de légitimation opéré par les revues. Cette attention au

processus implique de se dégager d'une simple analyse de contenu, pour se pencher sur les

formes éditoriales de prise en charge des référents. C'est en effet à travers ces formes que se

définit le statut médiatique des différentes biennales et que se construit leur hiérarchie.

II. Hiérarchies éditoriales et hiérarchisation des biennales

Si l'analyse de la distribution et de la fréquence d'occurrence des référents a permis

d'envisager la dimension performative des revues dans la production des palmarès de biennales

(donc dans la production de leur légitimité) elle ne permet pas en revanche de comprendre

comment s'opère ce processus. C'est pour tenter de saisir, dans sa dynamique propre, le

processus de légitimation, que nous allons à présent centrer notre analyse sur les formes

éditoriales de prise en charge des référents.

Cette attention aux formes est dictée par la révision de la nature et de l'opérativité des

représentations médiatiques, que nous proposons d'opérer au cours de cette partie. Comme

nous allons le montrer, les approches communicationnelles des médias développées au cours

des dernières décennies, ont permis de repenser le statut des discours médiatiques, en portant

l'attention sur les formes des médiations à l'œuvre dans les dispositifs médiatiques. Ces

approches, qui relèvent majoritairement d'une sémiotique qu'on pourrait qualifier de

« pragmatique » 98 (d'une « sémio-pragmatique ») se sont inscrites contre l'idée d'une presse-

98 La notion de « pragmatique» est rejetée par certains auteurs, comme E. Véron, pour qui l'usage de ce terme s'est

développé en France comme une « linguistique élargie» , focalisée sur la matière linguistique. E. Veron lui oppose la « sociosémiotique» , comme analyse des discours sociaux qui rend compte de leurs conditions de production et/ ou de reconnaissance. Notre usage du terme désigne ici simplement l'attention portée, à partir d'un dispositif technique, aux dimensions sociales et symboliques de production et de réception des énoncés. Nous éviterons

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

189

miroir de la réalité, et ont souvent pris pour point de départ de leurs réflexions, la notion

d'« événement ».

Les redéfinitions proposées de la notion « d'événement » traduisent en effet le décalage

opéré entre une conception de la presse comme miroir, et une approche du support médiatique

qui place au centre la performativité du dispositif. C'est ce que propose E. Veron dans son

travail sur la médiatisation de l’accident de Three Mile Island, où dès l'introduction, il rejette une

lecture du discours médiatique comme « trace » :

« Les événements sociaux ne sont pas des objets qui se trouveraient tout faits

quelque part dans la réalité et dont les médias nous feraient connaître les propriétés

et les avatars après coup avec plus ou moins de fidélité. Ils n’existent que dans la

mesure où ces médias les façonnent » (Veron, 1981 : 7-8).

Pour interroger la distinction entre « événement » et « information », il convient de

repenser « l'idéologie spontanée » des journalistes, selon laquelle l'événement constituerait la

matière première de l'information. Situé dans le réel, il serait capté par les médias, puis produit et

diffusé sous forme d'information. M. Mouillaud et J. F. Tétu, dans leur analyse du journal

quotidien, proposent dès l'introduction une « sémiotique de l'événement » qui mette à mal cette

idéologie et la dichotomie opposant « l'événement et l'information comme l'antécédent

chronologique, l'occurrence reçue, le contenu matériel d'un côté et, de l'autre, le produit, la

diffusion, la mise en forme » (Mouillaud, Tétu, 1989 : 11-12).

Pour ces auteurs, événement et information ne sont pas autonomes, car l'événement a

toujours la forme de l'information. Mais l'événement n'est pas non plus le seul produit des

stratégies des décideurs (en l'occurrence, les journalistes), puisque ceux-ci se situent dans un

cadre particulier, un « genre à l'intérieur duquel ils opèrent et aux règles duquel ils doivent,

consciemment ou non, se conformer » (Mouillaud, Tétu, 1989 : 13).

L'événement se distingue de l'expérience : comme l'observe E. Veron, si l’accident de

Three Mile Island avait été caché au public, il aurait existé dans l’expérience de quelques

personnes, mais il n’aurait pas été un événement. C'est parce que l'expérience du réel n'est pas

reproductible, qu'elle est liée à un point de l'espace et à un moment du temps, qu'elle nécessite

une transformation pour être échangée et diffusée entre les acteurs sociaux. L'information va lui

substituer une forme mobile : l'événement. L'événement n'est rien d'autre qu'un fragment extrait

d'une réalité non saisissable, d'où les notions de cadre et de cadrage :

cependant d'employer ce terme pour définir notre propre approche, en raison justement de son ambiguïté.

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

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« Le cadre, en isolant un fragment de l'expérience, le sépare de son contexte et

permet sa conservation et son transport » (Mouillaud, Tétu, 1989 : 17).

Le cadrage se reproduit en abyme à l'intérieur de la scène événementielle, qui peut être

analysée, à son tour, comme une série de cadrages intérieurs. Pour être saisi, l'événement est

fragmenté en scènes partielles qui constituent autant de points de vue, et qui se traduisent par

une dispersion sur la page du journal qui relève d'une rhétorique de l'espace. Le journal impose

donc un cadrage à l'événement. Mais l'espace et le temps social portent déjà des marques de ce

cadrage, et en ce sens, l'événement est en partie préconstruit. Comme le soulignent les auteurs,

c'est particulièrement visible dans le cas des événements institutionnels, dont relèvent les

biennales. Les biennales sont situées dans l'espace (espace de l'exposition) et bornées dans le

temps par les dates d'ouverture et de fermeture, signalées par des cérémonies (comme le

vernissage). Ainsi :

« (...) il n'y a pas d'un côté, le réel, de l'autre l'information (qui commencerait au

seuil des médias). Il y a une précession de l'information dans le réel » (Mouillaud,

Tétu, 1989 : 17).

En même temps, l'événement est un ensemble flou, car il suscite une « rumeur sociale »

dont les limites dans le temps et l'espace ne peuvent pas être cernées, et dont la nature se révèle

forcément polysémique :

« On n'a plus à faire à un cadre posé sur la réalité mais à un cadrage dont

l'expansion constitue la réalité elle-même (ce que nous avons appelé la scène

événementielle). L'événement et les médias se confondent en un point où la parole

médiatique devient performative et non plus seulement descriptive » (Mouillaud,

Tétu, 1989 : 20).

L'événement n'est donc pas descriptif, mais réflexif : il ne fait qu'un avec sa réflexion,

c'est pourquoi il est inséparable de son dispositif d'observation, et forcément orienté. Ce

qu'exprime bien la comparaison avec le dispositif photographique :

« L'écran - comme surface réfléchissante - n'est pas un ajout à l'événement ; il le

révèle (au sens photographique) en se révélant lui-même » (Mouillaud, Tétu, 1989 :

21).

Ce sont donc les dispositifs médiatiques qui sont au cœur des analyses de ces auteurs, des

dispositifs qui ne doivent pas être réduits à de simples supports techniques, ni à de simples

éléments contextuels :

« Les dispositifs ne sont pas seulement des appareils technologiques, de nature

matérielle. Le dispositif n'est pas le support inerte de l'énoncé, mais un site où

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

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l'énoncé prend forme. Les dispositifs médiatiques ne jouent pas non plus le rôle de

simples contextes. (...) le site joue le rôle d'un « formant » ou d'une matrice, de telle

façon qu'un certain type d'énoncés ne peut apparaître qu'« in situ» » (Mouillaud,

Tétu, 1989 : 101).

C'est à ces matrices, ou ces formes éditoriales, que nous allons nous intéresser pour saisir

la manière dont une biennale peut faire événement, avec l'idée que les formes sont signifiantes.

Dans notre volonté de repérer des régularités de formes médiatiques, les analyses que ces

chercheurs ont développées ainsi que les travaux qui se sont contruits dans leur lignée, bien

qu'ils s'attachent essentiellement à la presse d'information, nous offriront des outils pertinents

pour construire une méthodologie adaptée à nos orientations de recherche.

1. L'analyse des rubriques

1.1 Construction de la méthodologie

Notre approche de la légitimation des biennales a placé au centre de l'analyse le processus

de hiérarchisation. Notre lecture des travaux sociologiques nous a en effet confortée dans l'idée

que si toutes les biennales ne disposent pas du même pouvoir de qualification des œuvres, c'est

qu'elles ne disposent pas de la même autorité, ou légitimité dans le champ. Le pouvoir des

biennales est donc relatif, et dépend de la position qu'elles occupent dans le palmarès des

manifestations internationales. Or c'est dans cette dimension hiérarchisée des biennales que

nous semble résider la clé de lecture de l'opérativité des revues dans le processus de légitimation.

En effet, nous avons pu constater, grâce à l'analyse de contenu, que les revues construisent

implicitement une hiérarchisation, puisque le degré de visibilité des référents est très variable. La

question qui se pose est donc celle de la relation entre les hiérarchies éditoriales des biennales, et

leur hiérarchisation dans le champ. Pour A. Quemin, cette relation est de l'ordre de l'homologie,

puisque les hiérarchies éditoriales ne seraient que la trace d'une hiérarchie objective du champ,

qui leur préexisterait. Nous défendons quant à nous l'idée que cette relation est de l'ordre de la

performativité, et relève d'un processus dynamique de légitimation. Il s'agit donc de déterminer

des indicateurs nous permettant de questionner les hiérarchies éditoriales et de déterminer leur

opérativité.

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

192

Pour questionner les hiérarchies éditoriales, il convient de centrer notre attention sur la

forme des énoncés et non sur leur contenu. Car la « valeur » des énoncés s'exprime et se

construit dans ces formes, et leur sens n'en est pas indépendant. Comme le souligne J. F. Tétu :

« La mise en page ne consiste pas, en effet, à apporter une plus-value à

l'information ; elle n'est pas la mise en « valeur » d'une information qui existerait « in

abstracto » ; l'information n'existe que mise en page » (Mouillaud, Tétu, 1989 : 56).

La valeur d'un énoncé se produit dans sa différence avec les autres énoncés, une

différence qui se joue d'une part dans la position topographique de l'énoncé (sur l'aire de la page

et dans le journal) et d'autre part par sa mise en forme (son paratexte, sa longueur, sa

typographie etc.).

Les informations existent par leur « co-location » (Jamet, Jannet, 1999a) elles prennent

une valeur et une importance les unes par rapport aux autres. Ainsi, l'article ou le titre retiennent

l'attention du lecteur par leur différence par rapport à l'entourage immédiat. Une information

peut recueillir un relief du seul fait de sa coexistence sur la page avec d'autres informations, qui

tirent elles-mêmes de cette concurrence leur valeur propre. « La même remarque vaut pour la

place de l'article dans telle ou telle partie du journal qui, de ce fait, devient, elle aussi, signifiante »

(Mouillaud, Tétu, 1989 : 56).

Mais c'est également leur « mise en scène » (les modalités d'organisation de la page) qui

contribue à les distinguer en introduisant des différences. Nous privilégierons donc une

méthodologie qui nous permette d'interroger à la fois la position, signifiante, de l'énoncé dans la

revue, et son paratexte, défini par Maingueneau (2000 : 66) comme l'« ensemble des fragments

verbaux qui accompagnent le texte proprement dit » (rubrique, titre, signature, date,

illustrations…).

L'analyse des rubriques nous a semblé un bon moyen de concilier les deux axes

interrogés. Car les rubriques occupent une position fixe dans les revues et elles procèdent d'une

mise en page également définie et régulière. C. Jamet et A.M. Jannet définissent la rubrique

comme :

« Un sous-ensemble du journal comportant un certain nombre d'articles sur un

thème ou un lieu, qui se répète régulièrement, et témoignant de son existence

topographiquement et typographiquement, par un titre aisément repérable »

(Jamet, Jannet, 1999a : 26).

Ce titre est qualifié de « titre-rubrique » et constitue un énoncé invariant du journal, une

« région permanente » (Mouillaud, 1989 : 117).

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

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On peut donc considérer les rubriques comme des formes éditoriales stabilisées, qui

contribuent à produire le sens et la valeur des énoncés qu'elles abritent. Pour J. F. Tétu, les

rubriques constituent une mise en forme du sens des énoncés, en instaurant un principe de

classification et de répartition de la matière dans le journal :

« La « mise en rubrique » constitue les références selon lesquelles les contenus

peuvent se distribuer : ces références n'existent que dans la mesure où le journal lui-

même les institue, les constitue comme références » (Mouillaud, Tétu, 1989 : 64).

Cette institution des références est donc propre à chaque journal, qui possède son propre

« système de rubriquage ».

Mais il faut noter dès à présent une distinction entre le système de rubriquage du journal

quotidien, étudié par les auteurs précédemment cités, et celui des revues spécialisées en art

contemporain. Cette distinction mérite en effet d'être soulevée dans la mesure où elle va nous

conduire à attribuer à la mise en rubrique un statut particulier dans le cas des revues.

Dans le journal quotidien, la structuration des rubriques est soit thématique (société,

étranger etc.), soit événementielle (guerre du golfe, prise d'otage, élections etc.). Elle instaure un

déroulement linéaire, horizontal, du journal et de ses pages. C'est donc davantage sur le sens des

énoncés que sur leur valeur qu'elle joue un rôle, car le lecteur peut commencer sa lecture par

n'importe quelle rubrique. M. Mouillaud introduit ainsi une distinction entre pages ouvertes et

pages fermées des journaux. Les pages munies d'un titre-rubrique au sommet sont fermées, car

ce titre définit la classe des informations qui y figurent. Au contraire, la Une et la dernière sont

ouvertes, et :

« S'il ne semble pas y avoir de classe d'événement qui puisse a priori être prescrite

ou exclue de la une, on peut faire l'hypothèse que le critère d'admission est d'une

autre nature : non pas « de quoi » il est question, mais quelle est la « valeur » de

l'information » (Mouillaud, Tétu, 1989 : 116).

C'est donc la thématisation des énoncés qui est prépondérante dans ces rubriques, plus

que leur hiérarchisation99. Car la succession des rubriques n'est régie par aucun autre principe

que la succession des items :

« La série des rubriques n'a pas de structure interne. Elle est ouverte et pourrait se

prolonger indéfiniment (...). Elle peut être amputée de l'un ou de l'autre de ses

items et il ne s'agit pas d'une classification logique dans la mesure où les rubriques

ne sont pas des classes découpées dans une dimension homogène. Linéairement, le

99 Notons cependant que, contrairement à M. Mouillaud, C. Jamet et A.M. Jannet mentionnent une hiérarchie des

rubriques, et une hiérarchie à l'intérieur des rubriques.

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

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journal se présente comme une simple addition de titres-rubriques, qui peut être

parcourue par un lecteur dans n'importe quel ordre » (Mouillaud, Tétu, 1989 : 117).

Or, comme nous allons le voir, dans le cas des revues interrogées, la mise en rubrique se

structure moins autour de thèmes, que sur des « genres » d'énoncés : compte rendu, article de

fond, news etc. Les titres-rubriques ne proposent pas un découpage du monde et ne renvoient,

dans la plupart des cas, à aucune classe de référents. Elles ne constituent pas une charnière entre

le journal et le monde, un espace transitionnel comme dans le cas des quotidiens, mais elles

indiquent plutôt le type de regard qui sera porté sur un référent indéterminé. Dans le cas des

« articles de fond » par exemple, rassemblés dans Flash Art sous la rubrique « features », rien ne

permet d'anticiper le contenu des énoncés, qui peuvent traiter aussi bien d'un artiste que d'une

exposition ou encore d'un collectionneur… Mais la position de l'énoncé dans cette rubrique

principale lui confère un statut valorisant, qui le distingue du reste des énoncés de la revue. On a

donc une véritable spécialisation du genre des énoncés, qui distribue verticalement les pages et

construit des statuts différenciés. La rubrique informe ici davantage la valeur de l'énoncé que

son sens. Elle reste une méta-information, mais qui se rapporte moins à la catégorie thématique

des énoncés qu'elle contient, qu'à leur statut éditorial. On pourrait parler de « méta-cadrage »

dans la mesure où la rubrique constitue une forme éditoriale fixe, qui gouverne l'organisation

des énoncés : leur longueur aussi bien que leur mise en page (titrage, nombre et taille des

illustrations, typographie et même signature).

L'analyse du système de rubriquage de Flash Art et d'Art Press devrait donc permettre de

mettre en lumière des hiérarchies éditoriales internes aux revues. Chaque revue possède en effet

sa propre hiérarchie éditoriale, et le statut rédactionnel des différentes rubriques est déterminé

par sa position dans le volume, son annonce (dans le sommaire, et éventuellement en Une), sa

longueur et sa mise en page, mais également sa signature et son système de titrage. L'entrée par

les rubriques permet donc d'aborder divers éléments paratextuels, qui construisent un cadre

spécifique d'énonciation des référents. Notre approche consistera donc, en premier lieu, à

déterminer, pour chacune des deux revues, la nature et le statut des rubriques dans lesquelles

apparaissent les biennales. Puis, nous questionnerons la position des référents à l'intérieur de ce

système éditorial pour tenter d'évaluer la prégnance de ces formes dans la production des

événements et de démontrer la performativité de la réception médiatique des biennales.

Mais une autre dimension semble déterminante en ce qui concerne le rubriquage des

revues d'art, à laquelle nous prêterons une attention particulière. C'est la dimension temporelle

de la prise en charge du référent. Comme nous avons pu le noter dans le chapitre consacré à la

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

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critique d'art, historiquement, c'est sous la forme de comptes rendus d'exposition que la critique

est apparue au XVIIIe siècle. La confrontation aux œuvres du Salon servait de point de départ

au discours des critiques. Or on s'aperçoit, à travers les deux revues sélectionnées, que toutes les

situations de discours sur les biennales ne sont pas consécutives à la visite. Elles peuvent, dans

certains cas, lui être antérieures. Il ne s'agit pas ici de discuter le bien-fondé ou la légitimité de

ces types de discours, ni d'ailleurs de tenter de dégager des « typologies » ou des « genres

discursifs » liés aux différentes temporalités du discours sur l'exposition. Nous souhaitons

seulement envisager la dimension temporelle comme un élément pertinent d'analyse des formes

éditoriales. Ainsi, on se contentera de distinguer les articles parus avant l'ouverture de

l'exposition (qu'on qualifiera « d'annonces ») et ceux qui lui sont consécutifs (les « comptes

rendus »). Certaines rubriques sont en effet construites sur la base de cette opposition, et la

situation temporelle peut même parfois faire office de titre-rubrique (c'est le cas de certaines

revues anglo-saxonnes qui distinguent « previews », écrits en prévision de l'ouverture, et

« reviews »). La publication d'articles d'annonce est déjà, en soi, un indice de l'implication de la

revue et de son rôle dans la construction de l'événement. Car la représentation de la biennale

s'opère alors avant même son ouverture, quand elle n'a d'existence qu'abstraite, sous forme de

projet. La logique de reflet de la « réalité » s'efface alors, pour laisser paraître au grand jour la

stratégie de construction d'une attente chez le lecteur. La dimension promotionnelle de ce type

de pratique mérite sans doute d'être soulignée et pourrait d'ailleurs constituer un argument solide

aux détracteurs de la critique-diffusion. Mais, nous laisserons de côté la dimension éthique pour

nous concentrer sur l'opérativité de cette pratique dans le processus de légitimation des

biennales.

Nous nous baserons sur la date de parution de l'article et la date du vernissage de

l'exposition (ainsi, éventuellement, que d'autres indices textuels ou paratextuels), pour

déterminer la situation temporelle des articles. Précisons que le terme de « compte rendu » est

ambigu, dans la mesure où il pourrait désigner le statut générique de l'énoncé. En effet, le

compte rendu d'exposition répond bien à des contraintes particulières, qui pourraient faire

figure de loi : un compte rendu est un discours de réception d'une exposition, par un critique qui

est censé avoir vu ce dont il parle et qui en propose une lecture, une interprétation, dans l'idéal

un jugement. La dimension temporelle est ici déterminante : le compte rendu se situe

évidemment en aval de l'événement. C'est cette seule dimension temporelle que nous avons

retenue dans l'usage que nous faisons du terme de « compte rendu », laissant de côté toute

tentative de définition générique. Ce point nous semble important à souligner, car certains des

énoncés que nous avons catégorisés sous cette appellation, relèvent de discours qui, d'un point

de vue générique, se distinguent sensiblement de ce qu'on entend traditionnellement par

« compte rendu ».

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

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Ainsi, si rubriques et dimension temporelle des articles se recouvrent parfois, ce n'est pas

toujours le cas, et certaines rubriques peuvent rassembler aussi bien des articles d'annonce que

des comptes rendus, ce qui comme nous le verrons, peut poser des problèmes de lisibilité voire

des questions d'ordre déontologique. Il convient donc de distinguer clairement, même si pour

des motifs pratiques ils seront traités conjointement, les deux critères d'analyse (temporalité et

rubriquage).

1.2 Les systèmes de rubriquage des revues

Notre analyse s'attachera donc, en premier lieu, à décrire la hiérarchie éditoriale des

revues, en repérant les différentes rubriques qui les structurent, et en interrogeant leur titre, mais

aussi plus largement leur mise en page et leur situation topographique. Nous nous attacherons

seulement aux rubriques présentes dans notre corpus, c'est-à-dire à celles qui sont susceptibles

d'accueillir des énoncés sur les biennales. Si certaines rubriques sont propres à une revue

(« l'éditorial » d'Art Press, et les « news » de Flash Art), l'étude du système de rubriquage des deux

revues révèle en fait de nombreuses similitudes, ce qui devrait permettre d'effectuer des

rapprochements ou des comparaisons entre les deux titres. Néanmoins, il est impossible

d'établir une hiérarchie absolue des rubriques : c'est bien une structuration relative, interne à

chaque revue, qui confère leur valeur aux énoncés.

Notre présentation tente, dans la mesure du possible, de suivre l'ordre d'apparition des

rubriques dans les revues, même si les parallèles précédemment évoqués viennent parfois

perturber cette logique. Dans chacune des deux revues, trois rubriques abritent des énoncés

portant sur les biennales100.

Dans Art Press, la rubrique « l'événement » propose occasionnellement un article sur une

biennale. Située après le sommaire, l'éditorial et « l'exporama » (une double page de

reproductions photographiques consacrée à l'actualité des expositions), la rubrique

« l'événement » occupe donc une position privilégiée, en début de volume. La taille des articles

est relativement longue (4 pages) et de nombreuses reproductions en couleur les accompagnent.

Comme son titre l'indique, cette rubrique est consacrée à un « événement » en cours, le plus

souvent une exposition, et plus rarement un spectacle de danse ou une pièce de théâtre. L'article

défini du titre-rubrique contribue à singulariser et valoriser le référent, en le plaçant sous un

100 Exception faite de deux articles d’Art Press situés dans l’éditorial, et d’un article de Flash Art sur lequel nous

reviendrons, parce qu’il occasionne l’apparition d’une rubrique spéciale.

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

197

éclairage privilégié. Un bandeau noir en haut des pages les distingue nettement du reste du

volume, en indiquant le titre-rubrique en blanc. Le texte se distribue sur quatre colonnes,

comme dans les comptes rendus de la fin du volume (sur lesquels nous reviendrons). Mais tous

les énoncés de la rubrique « l'événement » ne relèvent pas du compte rendu (selon la définition

temporelle que nous avons fixée). La composition de la titraille, avec la ville, le titre de

l'exposition, le lieu d'exposition et ses dates, ainsi que la position de la signature à la fin du texte,

rappellent clairement la mise en page des comptes rendus de la rubrique « expos/reviews ». Mais

nous verrons que certaines manifestations sont en fait commentées avant leur ouverture au

public, parfois sous forme d'interview des commissaires. On a donc ici affaire à une forme

éditoriale particulière qui, par sa position et sa mise en page, singularise clairement l'événement

des autres expositions mentionnées dans la revue.

Flash Art dispose d'une rubrique à bien des égards comparable à « l'événement » d'Art

Press. La rubrique « spotlight » consiste en effet, comme son nom l'indique, en un « coup de

projecteur » porté sur une exposition. Dans chaque numéro, une exposition, presque toujours

thématique ou de groupe, est choisie pour figurer dans cette rubrique. Son compte rendu, signé

par un critique, est accompagné d'une reproduction couleur qui occupe parfois une pleine page,

l'énoncé venant se surimprimer dessus. Mais les points communs avec Art Press s'arrêtent là, car

« spotlight » dispose d'une position un peu moins valorisante dans la revue. La rubrique se situe

en effet après les articles principaux (features) et à la suite de deux rubriques très proches dans

leur conception et leur mise en page : « global art » et « ouverture ». Dans les trois cas, il s'agit de

mettre en lumière un référent : une œuvre, dans le cas de « global art », un artiste dans celui

d'« ouverture », et une exposition pour « spotlight ». La longueur de chacune de ces rubriques est

également nettement inférieure à celle de « l'événement ». Dans les premières années de notre

corpus, elles comprennent en effet chacune deux articles d'une page. Progressivement, elles ne

vont plus comporter qu'un seul article, tout en conservant dans le sommaire leur statut de

rubriques majeures, au même titre que les « news », « features » et « reviews » (Annexe X)

La seconde rubrique d'Art Press où l'on trouve des articles sur les biennales n'est pas

qualifiée comme une rubrique. Dans le sommaire, rien ne permet de la considérer comme tel

(Annexe IX). Il s'agit de ce que, faute de terme plus adéquat, nous avons qualifié « d'articles

principaux ». Dans leur forme, leur mise en page et leur position, ces articles se distinguent

pourtant nettement des autres énoncés de la revue. D'une longueur importante (5 ou 6 pages),

ils sont généralement annoncés en Une. Rassemblés au cœur de la revue, sur une trentaine de

pages, en général à partir de la page 18 (donc après la rubrique « l'événement »), les 6 ou 7

articles principaux se déploient sur trois colonnes (au lieu de quatre dans le reste de la revue) et

comportent une traduction anglaise. Les illustrations couleurs sont nombreuses et de taille

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

198

variable. Enfin, la majorité de ces articles ne renvoie pas à une exposition, mais à un artiste ou

un thème dont l'énonciateur propose une analyse fouillée. On n'est donc pas, a priori, dans une

logique de compte rendu, mais plutôt dans ce que la revue qualifie elle-même, sur son site

Internet, « d'articles de fond ». Il peut également parfois s'agir d'une interview d'artiste. À la fin

de l'article, une petite notice biographique donne quelques indications sur l'artiste : ses dates et

lieux de naissance, son pays de résidence et une liste de ses expositions les plus récentes. Si le

choix des artistes commentés doit certainement beaucoup à leur « actualité », le ton des articles

semble donc plutôt documentaire et analytique, et renvoie rarement à un événement en

particulier.

Le bandeau vertical ou horizontal qui matérialise la plupart des autres rubriques d'Art

Press disparaît, pour laisser place à une simple ligne noire au-dessus de laquelle on trouve le nom

de la revue et le numéro, et au-dessous de laquelle se situe ce qui semble être un titre-rubrique.

Mais celui-ci ne présente aucune permanence, et varie pour chaque article et chaque numéro. Il

renvoie indirectement au thème de l'article, en mentionnant par exemple le pays ou le lieu

d'exposition concerné par l'article, le genre de l'article (« interview »), le médium employé par

l'artiste (« performance » pour Vanessa Beecroft, ou « vidéo » pour Henri Sala), ou encore un

qualificatif employé pour décrire l'artiste ou son œuvre (« aliénation » pour Damian Hirst,

« urban explorers » pour Stalker). Le lien entre le contenu de l'article et ce « titre-rubrique »

(distinct du titre de l'article) est parfois difficile à établir. Ces titres ne sont par ailleurs jamais

mentionnés dans le sommaire.

Les énoncés sur les biennales présents parmi les articles principaux, occupent une

position singulière, puisqu'ils sont rassemblés dans un dossier, dont le référent va constituer le

titre-rubrique. Parfois, un dossier peut rassembler tous les articles principaux d'un numéro (c'est

le cas pour la biennale de Venise par exemple, en 2001). Le dossier constitue la forme éditoriale

la plus valorisante de la revue. Il dispose en effet d'une grande visibilité, en Une, dans le

sommaire (c'est le seul élément qui se détache en rouge) et sur les pages mêmes de la revue. La

parution de dossiers n'est pas régulière. Elle constitue donc, en soi, un « événement éditorial ».

Dans Flash Art, les articles principaux sont rassemblés au sein de la rubrique « features »,

clairement mentionnée et singularisée dans le sommaire (features signifie dans le domaine

journalistique : article phare ou grand reportage). Pour chaque numéro, le nombre de ces articles

varie de 5 à 15, avec une moyenne autour de 8. Chaque article compte 3 à 4 pages ; ils sont donc

un peu plus courts que dans Art Press.

Rien, dans la mise en page, ne matérialise la rubrique qui se situe après les « news » (sur

lesquels nous allons revenir), donc autour de la page 70. Si, dans les premiers mois de notre

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

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corpus, seules les deux premières pages des articles bénéficient de la couleur (et concentrent

l'essentiel des reproductions), celle-ci s'étend progressivement à l'ensemble de la rubrique. Le

titre de l'article est directement suivi par le nom de l'auteur, en gras. Il n'y a généralement pas de

chapeau, et le texte débute immédiatement, en s'étalant sur trois colonnes. À la fin de l'article,

une phrase en italique présente succinctement l'auteur (ses fonctions - critique et commissaire le

plus souvent - et son lieu de résidence). Parfois, comme dans Art Press, une courte notice

biographique clôt l'article, en présentant date de naissance et lieu de résidence de l'artiste

commenté, ainsi que ses dernières expositions.

Le genre et le contenu des articles de « features » sont très variables. S'ils sont le plus

souvent consacrés à des artistes, le genre privilégié n'est pas le commentaire analytique comme

dans Art Press, mais l'interview. On trouve également des articles portant sur des personnalités

du monde de l'art, et plus rarement sur des expositions. Certains articles sont signés par des

artistes qui parlent de leur propre travail. Enfin, un genre particulier d'article, que la revue

qualifie de « dictionary », revient régulièrement pour traiter de thèmes variés : une sélection

d'artistes présentés par des courts textes et la reproduction d'une œuvre offre un survol de la

création dans une région, ou autour d'un thème (les peintres contemporains par exemple).

Les biennales apparaissent dans « features » sous la forme d'articles, et non de dossiers.

En réalité, certains référents occasionnent la parution de véritables dossiers, entendus comme

rassemblement de plusieurs articles. Mais ceux-ci ne sont jamais qualifiés comme tels. En ce qui

concerne la mise en page leur forme éditoriale est similaire à celle des autres articles de

« features ». Le sommaire ne les distingue pas non plus, bien qu'il indique plusieurs signataires

sous le titre principal du regroupement d'articles, dont le détail n'est pas mentionné.

La troisième et dernière rubrique d'Art Press accueillant des discours sur les biennales, est

située en fin de volume, et occupe environ 25 pages. Son titre-rubrique n'est pas stable. Dans le

sommaire, la rubrique est mentionnée sous le titre « les expositions », traduit en anglais par

« reviews ». Sur le bandeau noir qui court en haut des pages de la rubrique, on peut lire

« expos/reviews », alors que le sommaire propre de la rubrique, sur sa première page, est intitulé

« sommaire des actualités ». Une brève description de la mise en page et de la mention des

articles dans le sommaire, suffira à démontrer le statut éditorial nettement inférieur de ces

énoncés par rapport à ceux précédemment mentionnés.

Le sommaire général de la revue relate cette section sous un paragraphe massif, ne

comportant que les noms des artistes (en majuscule) ou des expositions (en minuscule) : les

artistes (qui renvoient à des expositions monographiques) viennent avant les expositions (de

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

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groupe), ce qui ne respecte pas l'ordre suivi dans la section. Les auteurs ne sont jamais cités. De

plus, n'est mentionnée dans le sommaire général que la première partie de la rubrique.

Un « sommaire des actualités » est par contre présent en bandeau vertical sur la première

page de la rubrique (Annexe XI). Il mentionne la rubrique « expos », ainsi que les chroniques qui

peuvent suivre, mais pas le calendrier qui clôt le volume, opérant un certain brouillage du

rubriquage, puisque ce découpage des « actualités » n'apparaît ni dans le sommaire général, ni

dans la mise en page. On ne trouve, dans ce sous-sommaire, toujours aucune trace des auteurs.

Mais il distingue clairement deux ensembles de comptes rendus : le premier, en noir sur fond

gris (les comptes rendus mentionnés dans le sommaire général), le second en blanc sur fond gris

(ce qui réduit la lisibilité). Une hiérarchie semble donc se dessiner ici. Cette impression est

renforcée par le fait que la seconde partie des comptes rendus ne comporte pas de traduction

anglaise. Elle s'adresse donc exclusivement à des lecteurs francophones, ce qui peut laisser

supposer que les expositions chroniquées sont considérées comme secondaires. Il faut noter que

la plupart de ces expositions se situent en France ou en Belgique, ce qui peut en partie expliquer

l'absence de traduction. Toutefois, d'autres expositions françaises se situant dans la première

partie, seule une différence du statut accordé à ces divers événements semble pouvoir expliquer

cette distribution.

La mise en page se distingue nettement de celle des articles principaux : le texte se déploie

sur quatre colonnes, les illustrations sont peu nombreuses et de taille relativement réduite,

l'ensemble est en noir et blanc. Toutes ces remarques vont dans le sens d'un statut éditorial

inférieur à celui des articles de la première partie du volume, précédant la section “livres”. Ce

statut est d'ailleurs confirmé par la position d'énonciateur qui semble moins prestigieuse,

puisque les noms des critiques, nous l'avons vu, ne sont mentionnés dans aucun des deux

sommaires. Ils n'apparaissent pas non plus en début de texte, accompagnant le titre, comme

c'est le cas pour les articles principaux. Ils sont simplement mentionnés en fin de compte rendu,

dans la même typographie que le corps du texte. Aucun procédé de mise en valeur de l'auteur

n'est ici mis en œuvre.

Les comptes rendus sont classés par ville : un bandeau ouvre la colonne indiquant la ville,

le titre de l'exposition, le lieu et les dates en italique. On compte environ un compte rendu par

page (en incluant la traduction) même si le découpage des articles ne respecte jamais celui des

pages. Il y a au minimum une illustration par article, parfois deux. En ce qui concerne la

distribution géographique, aucune répartition stricte ne semble présider à la succession des

comptes rendus. Les expositions parisiennes sont par exemple disséminées dans l'ensemble de la

rubrique. Pourtant, on peut voir se dégager, au fil des numéros feuilletés, un ordre général qui

place l'Amérique du Nord en début de rubrique, suivi des capitales européennes, puis de la

France. Mais cet ordre est brouillé par l'insertion de pays non occidentaux (en début ou en cours

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

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de rubrique) ou de lieux d'exposition français. La volonté de masquer la hiérarchisation

géographique semble donc se faire jour dans ces choix éditoriaux.

Nous avons déjà mentionné le fait que la seconde partie des comptes rendus est

essentiellement consacrée à des événements de la zone européenne francophone. Au contraire

de la première partie où les événements français se situent plutôt dans des musées ou des

centres d'art, dans la seconde partie, les institutions sont de taille plus réduite (des galeries, ou

des lieux d'exposition plus modestes). C'est dans la première partie de la rubrique que se situent

les comptes rendus de biennales.

On découvre encore une rubrique similaire dans Flash Art, nommée « flash Art reviews »

et également située en fin de volume. Sa mise en forme est très proche de celle d'Art Press.

Pourtant, on n'y trouvera aucun énoncé portant sur une biennale, dans la mesure où tous les

comptes rendus de cette rubrique portent exclusivement sur des expositions monographiques.

C'est dans une autre rubrique, qui n'a aucun équivalent dans la revue française, que se

situe la majorité des articles sur les biennales : la rubrique « news » qui ouvre, après une bonne

trentaine de pages publicitaires, le contenu rédactionnel de Flash Art. D'une longueur de 25

pages, elle est composée de plusieurs sous-rubriques et traitée quasiment de manière autonome,

puisqu'elle possède son propre éditeur, mentionné dans un ours spécifique situé en début de

rubrique (Annexe XII). Comme son nom l'indique, cette rubrique rassemble des informations

diverses sur le monde de l'art, ses institutions, ses acteurs, son marché et ses événements. On y

trouve toute sorte de nouvelles : le décès d'un artiste, l'attribution d'un prix, la parution d'un

livre, l'ouverture d'un nouveau musée, mais aussi des informations concernant des expositions à

venir ou en cours. Le format et le genre des énoncés sont aussi très variables : interview, court

texte informatif, article d’une à deux pages… L'impression d'ensemble de la rubrique est celle

d'un foisonnement. La mise en page rappelle celle des news magazines, avec des encarts de

toutes tailles, de petites illustrations et l'insertion de publicités. Seule la présence de quelques

sous-rubriques récurrentes, amène un semblant d'ordre à l'ensemble. Une logique

promotionnelle semble à première vue présider aux choix : les encarts ne sont pas toujours

signés, et beaucoup sont en fait des annonces d'événements à venir. D'ailleurs, on peut lire en

début de rubrique : « Flash Art news accueille toute information que nos lecteurs considèrent

comme importante, et vous invite à utiliser nos hotlines pour nous communiquer des

informations relatives aux expositions, événements, controverses et publications » 101. Pourtant,

il ne faudrait pas réduire la rubrique à cette dimension publicitaire, puisque certains articles sont

en fait des comptes rendus, publiés après l'ouverture des manifestations. Finalement, le seul 101 « Flash Art News welcomes all information our readers consider newsworthy, and invites you to use our hotlines

to communicate exhibitions, events, controversies, and publications to us» .

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

202

point commun entre ces énoncés hétérogènes, est leur « actualité », la rubrique semblant

rassembler « tout ce qu'il faut savoir sur l'actualité du monde de l'art ».

Parmi les sous-rubriques relativement stables des news, on trouve « at the galleries » avec

de courts textes très informatifs qui annoncent ou chroniquent des expositions en cours dans

des galeries, et « group shows », qui rassemble 4 comptes rendus signés d'expositions de groupe

sur deux pages. C'est dans cette dernière sous-rubrique que l'on peut trouver des comptes

rendus de biennales. Mais la majorité des énoncés qui nous intéressent, sont situés pêle-mêle, en

début de News et ne sont pas inscrits dans une sous-rubrique102.

2 La distribution des référents dans les rubriques

Cette présentation succincte des rubriques accueillant des énoncés sur les biennales nous

a permis de dégager la hiérarchie éditoriale de chacune des deux revues et de noter de fortes

similitudes entre les deux systèmes de rubriquage. Si l'analyse des discours de présentation des

revues avait révélé des positionnements contrastés, l'organisation des rubriques semble plutôt

démontrer la proximité de Flash Art et d'Art Press, et leur appartenance à une même famille

médiatique. Cependant, nous avons également pu noter certaines divergences qui pourraient, à

l'analyse, se révéler plus déterminantes qu'on pourrait a priori le penser.

Les six rubriques dont nous venons de décrire la forme sont davantage génériques que

thématiques, c'est-à-dire qu'elles ne renvoient pas à un « découpage du monde ». Elles peuvent à

la limite renvoyer à des temporalités différentes. Ainsi, les « reviews » et les « news » ne devraient

pas être soumises aux mêmes temporalités. Mais on a pu constater que, dans la pratique, les

« news » de Flash Art abritent également des comptes rendus. Finalement, ces rubriques

construisent de la visibilité et de la valeur davantage que du sens. Les choix de distribution des

référents dans les rubriques seront donc déterminants en ce qui concerne leur réception par les

lecteurs. En assignant à un référent une position dans les rubriques, en choisissant de lui

appliquer telle ou telle forme éditoriale, les responsables de l’édition œuvrent activement à la

construction de leur légitimité. Ces choix ne relèvent pas du hasard : ils répondent à des

stratégies, dont nous allons tenter de reconstituer la logique.

102 De nombreuses sous-rubriques apparaissent occasionnellement dans les « news» , mais nous ne les

mentionnerons pas ici, car elles n'abritent aucun énoncé relatif aux biennales. Les variations de la structure des « news» sont donc très importantes d'un numéro à l'autre.

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

203

On devrait a priori retrouver le palmarès de référents constaté lors de l'analyse de contenu,

car la fréquence d'occurrence constitue, au même titre que les formes éditoriales, un élément de

mise en visibilité et de mise en valeur des référents. Cette analyse devrait d'ailleurs permettre de

préciser la hiérarchie en apportant un degré de finesse supplémentaire à la lecture du corpus.

Mais surtout, l'étude du rubriquage nous confronte au processus même de construction de la

légitimité. Il s'agit donc moins de déterminer le statut éditorial des référents, que de chercher à

saisir les modes de production de ce statut.

2.1 La répartition entre rubriques

Penchons-nous en premier lieu sur la répartition générale des énoncés entre les

différentes rubriques. Dans les deux revues, on constate de très forts écarts.

La rubrique « expos/reviews » d'Art Press, située en fin de volume et consacrée aux

comptes rendus d'exposition, concentre près de deux tiers (48 sur 74) des articles portant sur

des biennales et publiés entre 2000 et 2005. Comme nous l'avons noté lors de notre présentation

des rubriques, cette position n'offre aux référents qu'une visibilité réduite (pas d'annonce en

Une, une mise en page qui distingue mal les référents, une situation topographique défavorable

en fin de volume, etc.).

Dans Flash Art, c'est la rubrique « news » qui rassemble le plus d'énoncés, avec 123

articles sur les 147 du corpus. Mais le statut éditorial de ces énoncés est très variable, en fonction

de leur position dans la rubrique, de la longueur de l'article (qui peut varier de quelques lignes à

deux pages), du type d'article (annonce ou compte rendu) et de la mise en page. L'annonce des

articles dans le sommaire est loin d'être systématique et dépend également des facteurs que nous

venons d'évoquer. Contrairement à Art Press où « expos/reviews » est une forme éditoriale

« horizontale », qui n'établit pas de hiérarchie entre les événements (si ce n'est par leur ordre

d'apparition dans la rubrique), dans les « news », la forme des articles détermine des statuts

éditoriaux inégaux. Notons également que tous les référents de Flash Art sont concernés par

cette rubrique, puisque tous disposent d'au moins un article dans les « news ». Cette rubrique

n'est donc pas « discriminante » au contraire de celles que nous allons à présent aborder.

La rubrique « l'événement » d'Art Press rassemble 6 articles seulement pour l'ensemble des

5 années. L'apparition d'une biennale dans cet espace éditorial valorisé, est donc exceptionnelle.

Le titre-rubrique, la position topographique en début de volume, la mise en page, la longueur

des articles, contribuent à singulariser et mettre en lumière le référent. Nous avons remarqué que

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

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la rubrique « spotlight » de Flash Art pouvait jouer un rôle similaire, bien que la longueur des

articles soit plus réduite, et leur position moins privilégiée. Cette dernière rubrique apparaît 13

fois dans notre corpus, pour 11 référents. La publication de Flash Art étant bimensuelle, on peut

donc conclure que presque un numéro sur deux mentionne une biennale dans la rubrique

« spotlight ». En 2002 par exemple, presque tous les événements commentés sont des biennales.

Cependant, si on rapporte le nombre d'articles parus dans « spotlight », au total des articles de

Flash Art, le rapport obtenu est très proche de celui d'Art Press (entre 8 et 9 % du corpus).

« Spotlight » comme « l'événement » constituent bien des formes éditoriales exceptionnellement

appliquées aux référents.

Les deux dernières rubriques sont encore plus discriminantes pour les référents. Seules 4

biennales apparaissent dans les articles principaux d'Art Press, et 5 dans Flash Art. Le nombre

d'articles est néanmoins plus élevé que dans les rubriques précédentes, puisque la plupart du

temps, c'est sous la forme de dossiers, rassemblant plusieurs énoncés, que ces biennales sont

traitées. Dans Art Press par exemple, on compte 18 articles pour 4 référents seulement. Ces

dossiers, comme nous l'avons observé, constituent la forme éditoriale la plus valorisante de la

revue, puisque non seulement ils bénéficient d'une visibilité maximum, mais également de la

mise en page particulièrement soignée des articles de fond.

La rubrique « features » de Flash Art est, une fois de plus, moins normalisée que celle

d'Art Press : la forme des articles est beaucoup plus variable. Ainsi, si 2 des 5 référents concernés

semblent bien disposer de dossiers (regroupement de plusieurs énoncés), ils ne sont jamais

mentionnés comme tels dans la revue, et n'apparaissent dans le sommaire que comme un article

collectif (seul le titre général est mentionné). Les 3 autres référents ne présentent qu'un article

chacun dans « features », dont la forme et la logique sont chaque fois différentes (nous y

reviendrons). Ainsi, au total, la rubrique « features » ne regroupe dans Flash Art que onze

articles.

Si l'on se penche à présent sur la distribution des référents dans les rubriques, on aboutit

comme prévu, à des résultats très proches de ceux obtenus par l'analyse de la fréquence

d'occurrence des référents. Cependant, les écarts de statut entre référents se creusent et les

hiérarchies se précisent. Venise et Documenta maintiennent leur position nettement dominante.

Dans les deux revues, elles bénéficient de dossiers parmi les articles principaux. C'est également

le cas de Lyon dans Art Press. Manifesta bénéficie également d'un article dans cette rubrique d'Art

Press, alors que dans Flash Art, ce sont les biennales du Whitney, de Kwangju et de Prague qui

accèdent à « features ». Manifesta apparaît néanmoins à deux reprises dans « spotlight », comme

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

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Istanbul. On y trouve également la biennale de Shanghai, la baltic triennial de Vilnius, et les

biennales de Taipei, Séoul, Berlin, La Havane, São Paulo, Le Caire et Valencia. Des biennales qui

toutes, à l'exception de Taipei et Seoul, bénéficient d'une couverture systématique dans Flash

Art. Dans la rubrique « l'événement » d'Art Press, on retrouve Manifesta et Valencia, mais

également les deux biennales états-uniennes du Whitney et du Carnegie, ainsi que des articles sur

Lyon et Venise. On pourra noter que l'orientation duopolaire d'Art Press se confirme nettement.

D'une manière générale, on constate donc une forte corrélation entre le nombre d'articles

par référent et leur position dans les revues. Néanmoins, si un noyau de référent se détache dans

les deux revues, les hiérarchies ne sont pas superposables, et des écarts se manifestent, même en

ce qui concerne les articles principaux. Nous tenterons d'en saisir la logique et les enjeux, après

avoir porté notre attention sur la dimension temporelle de parution de ces articles.

2.2 La dimension temporelle

La dimension temporelle est un élément central de la production de l'événement. En

effet, en annonçant par avance la tenue et la teneur d'une exposition, on suscite tout d'abord une

attente chez le lecteur, un intérêt ou une curiosité qui pourront être satisfaits de deux manières :

soit par la visite de l'exposition (et dans ce cas, l'annonce pose la question de la logique

promotionnelle sous-jacente à ce type de discours), soit par la lecture du compte rendu qui

devrait être proposé par la revue dans les prochains numéros. Mais surtout, on commence à

construire le discours sur l'exposition avant sa matérialisation physique, un discours centré

essentiellement sur le projet et les intentions du commissaire, donc sur le discours de

production. Dès lors, la position adoptée par le critique relève davantage du médiateur-passeur

(fonction de transmission) que du récepteur-expert proposant un jugement sur les œuvres et le

travail curatorial. Enfin, on participe à la construction de l'événement, en distinguant le référent

par une attention a priori (parler de Venise avant son ouverture signifie que les critiques

postulent l'intérêt de la manifestation).

On peut remarquer que dans le corpus d'Art Press, rares sont les référents à bénéficier de

tels discours d'annonce. Toutes rubriques confondues, il s'agit de Venise, Documenta, Lyon et

Manifesta. Les dossiers situés en position centrale dans la revue et bénéficiant du statut éditorial

le plus élevé, sont tous des discours d'annonce. Les comptes rendus d'exposition n'ont, dans Art

Press, pas accès à cette position. Si l'on considère l'ensemble des éditions commentées, seules

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

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Venise et Documenta bénéficient systématiquement de discours d'annonce. Le critère temporel est

donc nettement discriminant dans Art Press.

La majorité des articles d'Art Press sont donc des comptes rendus d'exposition, situés dans

la rubrique « expos/reviews », ce qui signifie que le discours produit sur les biennales se situe en

aval de l'exposition, dans les semaines voire les mois qui suivent son ouverture. Dans les deux

rubriques que nous venons d'évoquer, la dimension temporelle est fixe, et le lecteur peut savoir

à quoi s'en tenir. Mais en ce qui concerne la rubrique « l'événement », les choses sont moins

claires, puisque, nous l'avons vu, tous les articles présents dans cette rubrique ne sont pas des

comptes rendus. Deux articles sur les six sont en effet rédigés en amont de l'exposition, et

seront donc qualifiés d'annonces. L'article consacré à la biennale de Lyon paraît dans le numéro

de septembre, alors que l'exposition n'ouvre ses portes, comme le précise le chapeau de l'article,

que le 18 septembre. Il en est de même pour l'article sur Manifesta, l'exposition débutant le 12 du

mois du juin où paraît l'article. Dans les deux cas, ces articles relèvent d'un genre journalistique

particulier, puisqu'il s'agit d'interviews des curateurs. Leur objectif est a priori moins de produire

une évaluation sur la manifestation, que de présenter le point de vue des commissaires sur

l'événement à venir103.

Dans Flash Art, la distinction entre référents disposant d'articles d'annonces et ceux

disposant « seulement » de compte rendu, n'est plus aussi déterminante. En effet, une bonne

partie des référents accède aux deux types d'articles. Alors que pour Art Press, les annonces se

situaient toutes dans des dossiers spéciaux et prenaient donc la forme d'articles longs,

analytiques ou réflexifs (des textes ou interviews de curateurs, des présentations d'artistes), dans

la revue italienne, les annonces se situent toujours dans la rubrique « news », et sont en général

de taille modeste. Il s'agit d'articles courts, qui peuvent parfois atteindre ½ page et beaucoup

plus rarement 1 page entière voire 2 pages (dans le cas des interviews de curateurs). La logique

promotionnelle de ce type d'énoncés semble donc plus prégnante que dans Art Press. Sans porter

de jugement sur la valeur de ces discours, on peut noter que la plupart sont purement

informatifs (ils indiquent les dates, lieux, thèmes et parfois la liste des artistes de l'exposition) et

ne sont d'ailleurs pas toujours signés. Certaines biennales dont on compte seulement un article

dans la totalité du corpus sont en fait traitées seulement en annonce, c'est-à-dire avant leur

ouverture au public, et la revue n'en propose pas de compte rendu (c'est le cas de 10 biennales,

103 Nous reviendrons sur la question des énonciateurs dans le chapitre consacré à l'analyse des signatures, mais on

peut déjà noter la présence d'un article qui peut poser problème quant à l'interprétation qui sera faite par le lecteur de cet énoncé. Il s'agit de l'article sur Valencia, qui s'inscrit dans la définition temporelle que nous avons posée du compte rendu. Il paraît en effet dans le numéro du mois de juillet-août 2003, donc après l'ouverture de l'exposition le 6 juin. Pourtant, en terme d'énonciation, il est à rapprocher des deux articles précédants, puisque ce n'est pas un critique indépendant qui discute l'exposition, mais son commissaire qui « témoigne» du travail qu'il a mis en œuvre pour cette édition de la biennale.

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

207

dont 8 européennes et 2 états-uniennes). Pour ces référents, la revue se borne donc à une

logique purement informative, puisqu'aucune réflexion « critique » ou distanciée n'est proposée.

À l’inverse, d'autres référents ne disposant que d'un article relèvent du compte rendu. C'est le

cas de 11 biennales, dont les comptes rendus d’une à une demie page sont également tous situés

dans les « news ».

Le couplage “annonce + compte rendu” semble plus valorisant, puisqu'il suscite une

attente chez le lecteur et augmente la visibilité de la biennale, tout en lui reconnaissant un certain

intérêt qui rend « nécessaire » le compte rendu (et justifie le déplacement d'un critique). On peut

d'ailleurs constater que ce couplage apparaît pour presque tous les référents (9 sur 11) du

premier palmarès que nous avons dégagé de la synthèse de l'analyse de contenu. Seuls São Paulo

et Valencia ne sont présents que sous forme de comptes rendus (mais dans la rubrique

« spotlight » qui permet de les singulariser). De manière générale, cette formule est appliquée à la

grande majorité (17 sur 23) des biennales du premier et du second groupe que nous avons

précédemment définis, c'est-à-dire des référents dont les éditions sont systématiquement

commentées dans Flash Art et qui comptent au moins deux articles.

Contrairement à Art Press, les articles principaux de « features » sont tous postérieurs à

l'ouverture des manifestations. Dans certains cas, ils sont même publiés plusieurs mois après

leur fermeture. Nous les qualifions donc de comptes rendus, même si, comme nous allons le

voir, ils peuvent adopter des formes très variables.

2.3 Analyse des formes construites autour de Venise de Documenta

Pour saisir plus avant la logique qui guide la construction des événements médiatiques

dans les deux revues, il semble nécessaire de se dégager d'une lecture globale de la grille

d'analyse, et de raisonner en termes de référents. Nous nous concentrerons sur les référents

auxquels sont appliquées les formes éditoriales les plus valorisantes - Venise et Documenta - pour

voir ensuite comme ces formes se déclinent sur d'autres référents. Dans les deux revues, Venise

et Documenta se distinguent nettement, par l'existence de ce que nous avons qualifié de dossier,

par le nombre des articles publiés pour chaque édition et leur situation topographique.

Comme nous l'avons vu, la biennale de Venise, avec ses deux éditions de 2001 et 2003,

génère un nombre exceptionnel d'articles dans Art Press (17). En comparant les deux années, on

peut mettre en lumière un modèle identique, qui se déploie sur deux numéros. En juin, la revue

propose un dossier spécial consacré à la manifestation. Ce dossier précède l'ouverture de la

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

208

biennale courant juin. Il est donc composé d'articles d'annonces. Sa taille varie de 37 pages en

2001 à 26 pages en 2003, ce qui représente plus d'un quart de la revue. Le dossier ouvre, après la

rubrique « l'événement », la section consacrée aux articles principaux, et peut parfois, comme en

2001, rassembler à lui seul la totalité de ces articles. Un premier article laisse la parole au

commissaire qui va présenter son travail ainsi que le thème qui a guidé la sélection des œuvres et

l'accrochage. Ce discours peut prendre deux formes : soit le texte de présentation est signé par le

commissaire, comme en 2001 où la revue reproduit le texte d'introduction de H. Szeemann ; soit

une interview avec un critique permet, comme en 2003, d'aborder le thème et l'organisation de

l'exposition. À la suite de cet article d'ouverture, on trouve une série d'articles consacrés à des

artistes de l'exposition, dans le cas de Venise des artistes qui représentent leurs pays dans les

pavillons des Giardini. Dans leur forme, ces articles relativement longs (5-6 pages) se distinguent

mal des articles monographiques « traditionnels » de la revue. Si les critiques tentent, dans la

mesure du possible, d'aborder la question des œuvres exposées dans les pavillons, l'article

revient plus largement sur la carrière et le parcours artistique des exposants, parfois sous forme

d'interviews, parfois sous forme d'analyses et d'interprétations des propositions artistiques. La

biennale de Venise n'est donc que très rarement abordée aussi bien dans le titre de l'article que

dans son contenu. En 2001, on peut compter 6 articles de ce genre dans le dossier. En 2003, on

en dénombre seulement deux, mais s'y ajoute un type d'article particulier, parfois présent dans

d'autres dossiers, qu’on pourrait qualifier d'« analyse du contexte événementiel ». Il s'agit dans ce

cas précis d'un article de P. Ardenne, s'interrogeant sur la multiplication et la normalisation des

biennales à travers le monde. Enfin, une ou deux pages non signées viennent clore le dossier en

donnant des indications pratiques sur la tenue de l'exposition : ses dates et lieux, mais aussi la

liste des artistes par exposition. Après ce dossier d'annonce au mois de juin, le numéro de

septembre va se centrer sur le compte rendu de la manifestation, alors que cette dernière n'est

pas tout à fait terminée, puisqu'elle s'achève généralement début novembre. Les critiques

retrouvent ici leur fonction d'évaluation, qui avait été mise entre parenthèses en juin. La

localisation de ces comptes rendus est variable, mais ils se distinguent toujours, d'une manière

ou d'une autre, d'un compte rendu classique. Plusieurs stratégies sont repérables. Les comptes

rendus peuvent, comme en septembre 2003, être situés avec leurs semblables dans la rubrique

« expos/reviews ». Mais dans ce cas précis, non seulement le compte rendu ouvre la rubrique,

mais en plus, on trouve en réalité deux articles signés par deux critiques différents, ce qui est un

cas exceptionnel dans le fonctionnement de cette rubrique. De plus, on pourra noter que

l'éditorial de ce mois est également consacré à Venise, et constitue donc un troisième compte

rendu de la manifestation, même s'il relève d'un genre journalistique un peu particulier. Autre

possibilité, en septembre 2001, on ne trouve qu'un compte rendu, mais celui-ci est situé dans la

rubrique « l'événement », ce qui le distingue encore une fois par une position privilégiée.

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

209

Si nous avons amplement détaillé le système éditorial de production du discours sur

Venise, c'est qu'on peut retrouver la même logique à l'œuvre pour les trois autres référents

« privilégiés » de la revue. Mais pour ces derniers, le nombre d'articles est réduit et leur position

moins centrale, ce qui construit une hiérarchisation implicite des référents.

On peut donc retrouver un modèle éditorial se rapprochant sensiblement de celui

construit pour Venise à l'œuvre pour la Documenta de 2002, avec un dossier d'annonce de 20

pages en juin construit sur le modèle : discours du commissaire, discours monographiques sur

deux artistes ; et en septembre, un compte rendu dans la rubrique « expos/reviews ». La

Documenta semble ainsi, à partir de sa seule édition de 2002, bénéficier d'une couverture

légèrement moins valorisante que la biennale de Venise (non pas dans sa forme, mais dans la

longueur et le nombre des articles).

En ce qui concerne Lyon et Manifesta, le modèle se réduit encore. Il n'est d'ailleurs pas

systématiquement employé. Les dossiers d'annonce se limitent à un article, certes long (11 pages

pour Lyon, 6 pour Manifesta) qui consiste en une interview des commissaires et/ou fondateurs

de l'événement. Le dossier consacré à Manifesta en juillet-août 2000 peut prêter à discussion en

ce qui concerne son caractère d'annonce. En effet, l'exposition a débuté le 23 juin. Mais si l'on

tient compte des délais d'impression des revues et des caractéristiques de l'article (il s'agit d'une

interview d'un des fondateurs de Manifesta, qui précise l'esprit général de la manifestation, en

faisant allusion également à l'édition de Ljubljana qui ouvre ses portes), cet article se distingue

clairement d'un compte rendu (entendu au sens générique) et la critique ne semble à aucun

moment avoir visité l'exposition. Le couplage annonce/compte rendu est également moins

systématique pour Manifesta. En 2000, la revue ne propose aucun compte rendu, alors qu'en

2002, elle ne proposera au contraire qu'un compte rendu. En 2004, le modèle est plus

« complet », avec un article d'annonce en juin (une interview du curateur dans la rubrique

« l'événement ») et un compte rendu en septembre.

Pour la biennale de Lyon, le duo annonce/compte rendu fonctionne mieux. On peut le

voir à l'œuvre pour deux éditions sur trois. En juillet-août 2000, un dossier spécial annonce

l'exposition, alors qu'en octobre, deux comptes rendus la commentent. En 2003, l'interview

d'annonce des curateurs se situe dans la rubrique « l'événement », et le compte rendu suivra en

décembre. En 2001, seul un compte rendu est publié, mais la biennale est un peu particulière car

elle est annoncée comme un prologue à 2003, et donc ses ambitions sont un peu réduites pour

des questions de délais104.

104 Deux éditions ont eu lieu consécutivement, afin de bénéficier, en 2000, de financements spéciaux pour le passage

au nouveau millénaire.

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

210

Si Flash Art n'emploie pas le terme de dossier, on remarque cependant que Venise et

Documenta disposent d'une couverture particulière, puisque pour deux éditions, les comptes

rendus sont multiples et regroupés au sein d'une entité portant un titre générique et constituée

de quatre articles.

La biennale de Venise est, comme dans Art Press, le référent qui compte le plus grand

nombre d'articles dans le corpus. Pourtant, le mode de prise en charge de l'événement est moins

systématisé que dans la revue française. En ce qui concerne l'édition 2001, un seul article se situe

en amont de l'événement : il s'agit d'un encart dans les « news » de mai-juin, qui mentionne la

liste complète des artistes de l'exposition thématique. Le dossier qui suit, en juillet-septembre,

est consacré aux comptes rendus de la biennale et s'étend sur 6 pages. Quatre critiques

proposent leur lecture de l'événement sur une ou deux pages, dans la rubrique principale de la

revue (« features »). Le dossier ne consiste donc pas en une annonce de l'événement, bien qu'il

soit publié dans les semaines qui suivent l'ouverture de la manifestation. Dans ce même numéro

de juillet-septembre, on trouve un autre article consacré à Venise dans les « news » : il s'agit

d'une interview du commissaire, H. Szeemann, qui s'étend sur deux pages. On peut une nouvelle

fois constater que cette forme éditoriale, également présente dans Art Press, est ici mobilisée

sous une autre temporalité. Le statut de la parole du curateur s'en trouve affecté : elle devient un

élément « d'analyse » de l'exposition, qui vient s'ajouter aux comptes rendus. La distinction en

usage dans Art Press, entre proposition curatoriale en amont et jugement critique en aval de

l'exposition, est brouillée dans le cas de Flash Art.

Pour l'édition 2003, les annonces sont plus nombreuses, et s'étalent davantage dans le

temps. Dès janvier 2002, un encart au titre suggestif, Biennale brouhaha, est consacré aux

tractations politico-culturelles concernant la nomination du futur commissaire. Le nom du

critique italien R. Hugues est cité, mais la revue précise que rien n'est encore officiel : le

suspense est entretenu. Quelques mois plus tard (en mai), le nom du curateur est enfin

annoncé : il s'agit de F. Bonami. L'article insiste sur les enjeux politiques qui ont mené au

désistement de R. Hugues et à la nomination de F. Bonami. Deux autres annonces suivront au

début de l'année 2003, en janvier et en mars, indiquant pour le premier la liste des expositions

prévues par le curateur, et pour le second la liste des artistes choisis pour les pavillons nationaux.

Ces quatre annonces, non signées, manifestent clairement la volonté de la revue de tenir le

lecteur au fait de l'actualité de l'événement. De manière indirecte, ces articles manifestent

également « l'infiltration » de la revue dans le monde de l'art, puisqu'elle ses rédacteurs ont accès

à des informations qui ne sont pas encore « officielles » 105. La revue semble donc se faire un

devoir de précéder les communiqués de presse transmis par l'institution. Pour cette édition

105 « Though not yet officially announced (...)» .

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

211

2003, les comptes rendus sont plus succincts, et on ne retrouve pas de dossier. Deux articles

situés dans les « news » sont consacrés à l'événement en juillet-septembre : un compte rendu de

la manifestation dans son ensemble, et un article portant plus spécifiquement sur l'annulation de

la représentation chinoise dans les pavillons.

Documenta est le seul référent à disposer d'un modèle éditorial comparable à celui de

Venise en 2001. On retrouve en effet l'article d'annonce qui mentionne le choix des curateurs

dans le numéro de novembre-décembre 2000, soit un an et demi avant l'ouverture de

l'exposition. Puis, en juillet-septembre 2002, un dossier rassemblant 4 articles propose une

lecture critique de l'édition sur 6 pages. Il faut y ajouter un petit encart, Documenta XI stats, publié

en octobre 2002, qui mentionne les chiffres de fréquentation de l'événement et annonce les

dates de la prochaine édition en 2007. Cette édition à venir est d'ailleurs mentionnée dès

mars 2004, avec un article sur la nomination du curateur.

Les deux manifestations de Venise et Kassel constituent donc des référents particuliers

dans la mesure où d'une part la couverture de l'exposition est très importante (plusieurs comptes

rendus disposés dans des espaces privilégiés de la revue) et que d'autre part, elle ne se limite pas

à la durée de l'exposition. Flash Art tente en effet de relayer chaque prise de décision ou chaque

polémique liée à l'organisation de ces événements. Le résultat est que ces référents apparaissent

dans la revue très régulièrement, et en dehors des périodes d'exposition, ce qui contribue à les

instituer comme des événements majeurs et incontournables du monde de l'art.

Parmi les biennales bénéficiant de la formule annonce + compte rendu pour chacune de

leurs éditions, la biennale du Whitney, de Kwangju et de Prague, se distinguent par leur

apparition (unique dans chacun des cas) dans la rubrique principale. Mais le modèle construit

autour de Venise et Documenta n'est pas décliné comme dans Art Press. Il s'agit pour les trois

référents d'un article unique paru en aval de l'exposition et non de dossier, ce qui, outre le

nombre total d'articles publié par édition, leur confère un statut éditorial légèrement inférieur à

celui des deux expositions de Venise et Kassel.

La biennale du Whitney par exemple, dont une annonce non signée était parue en janvier-

février 2000 dans les « news », doit partager son compte rendu avec une autre exposition new

yorkaise organisée par le PS1 et le MOMA : Greater New York. Cet article, paru en mai-juin, et

titré New York's mega-shows, met en vis à vis les deux manifestations, pour louer la réussite de la

seconde au détriment de la première. Pour ses deux éditions suivantes, la biennale du Whitney

devra d'ailleurs se contenter de la rubrique « news », aussi bien pour ses annonces que pour ses

comptes rendus.

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

212

La même situation se présente pour la biennale de Kwangju, dont seul le compte rendu

de l'édition 2000 figure dans la rubrique « features ». Si nous l'avons classé parmi les comptes

rendus puisque cet article est publié en été, après la fermeture de l'exposition, sa forme est tout à

fait singulière. Les auteurs de l'article sont les quatre commissaires de l'exposition. C'est donc

leur parole qui est relayée en aval de l'exposition, la revue ne comportant aucun « compte rendu

traditionnel » (par un critique ayant visité l'exposition) pour cette édition. L'article de trois pages

consiste en une sélection d'œuvres de l'exposition, commentées dans des encarts par l'un des

commissaires. Le sous-titre de l'article, « the curator's gossip » (les bavardages des curateurs) a

tendance à minimiser le sérieux de l'analyse proposée (une « gossip column » dans la presse est

une chronique mondaine). Une phrase en italique à la fin de l'article, en explique le fondement :

« Toutes les œuvres ont été sélectionnées par Helena Kontova et Giancarlo Politi,

respectivement éditeur et responsable de la publication de Flash Art. Chacune de ces œuvres a

été soumise aux curateurs de la biennale, à qui l'on a demandé de produire de brefs

commentaires » 106.

Outre qu'elle manifeste une recherche d'originalité dans le traitement de l'actualité, cette

formule pose une nouvelle fois question quant au rôle du critique. La biennale de Kwangju est

particulièrement visible dans la revue, puisque, nous l'avons vu, chaque édition est précédée d'un

article et suivie d'un compte rendu. Mais dans le cas de l'édition 2000, à moins de considérer que

la sélection des œuvres par les éditeurs puisse faire œuvre évaluative, seul le discours de

production de l'événement (celui des commissaires) est relayé par la revue. En même temps, la

dimension promotionnelle de ce type d'article doit être nuancée par le fait que sa date de

parution est postérieure à la fermeture de l'exposition. Il y a donc d'autres enjeux, d'ordre

réputationnel par exemple, dans la publication de ces articles. S'ils ont une fonction

pragmatique, c'est sans doute moins de faire faire (faire visiter l'exposition) que de faire savoir

(que la biennale existe, et qu'elle mérite - bénéficie de - l'attention des spécialistes).

Dernier référent à bénéficier d'un article dans la rubrique principale, le cas de Prague est à

envisager de manière autonome. D'abord parce que pour sa première et seule édition (dans

notre corpus) de 2003, cette biennale bénéficie de 4 articles (elle se rapproche donc des chiffres

records de Venise et Documenta). Ensuite, parce que la rubrique dans laquelle figure son compte

rendu n'est pas exactement « features », mais une rubrique particulière et quasi inédite :

« blowup ». Enfin, et ceci explique sans doute cela, cette biennale a été organisée par les éditeurs

de Flash Art.

En mars-avril 2003, on trouve une première courte annonce dans les « news », qui n'est

pas signée, mais mentionne la manifestation à venir comme « l'événement artistique majeur

106 « All of the artists'works were selected by Helena Kontova and Giancarlo Politi, Flash Art's editor and publisher

respectively. The biennial's curators were asked to submit short statements on each of the selected works» .

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

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d'Europe centrale cette année » 107. Les « news » de mai-juin présentent un texte un peu plus

long, qui n'est toujours pas signé, mais dont la première phrase reprend mot pour mot la

formulation précédente. L'ouverture est programmée le 26 juin, et l'article se borne à citer de

manière exhaustive les nombreux projets qui constitueront la biennale, ainsi que leurs curateurs

respectifs. Dans le numéro suivant (juillet-septembre), la biennale vient d'ouvrir ses portes

depuis quelques jours. Nous avons classé l'article de 3 pages dans la catégorie d'annonce,

puisque le temps nécessaire à la rédaction d'un compte rendu était matériellement insuffisant.

De plus, si l'article est signé par deux critiques (également éditrices de la revue), il s'agit en fait

d'une compilation de témoignages d'artistes à propos du projet qu'ils ont développé pour la

biennale. Le texte des critiques consiste en quelques lignes d'introduction présentant le concept

de l'exposition. Enfin, en octobre, donc après la clôture de l'exposition, on trouve un article

figurant en position centrale dans le magazine. Il se situe juste après la rubrique « features », dans

la rubrique intitulée « blowup », ce qu'on peut traduire comme « agrandissement

photographique ». L'article consiste en un reportage photographique sur les espaces d'exposition

et sur son montage (d'où sans doute le titre-rubrique). On peut d'ailleurs noter que cette

rubrique n'est apparue que quelques mois plus tôt dans la revue (en mai-juin) pour illustrer,

toujours à l'aide de la photographie, une exposition se tenant à la fondation Deste d'Athènes

(l'un des annonceurs de la revue), et qu'elle ne se manifestera plus durant la durée du corpus. Les

seuls auteurs de Prague biennale special, mentionnés à la fin de l'article, mais pas dans le sommaire,

sont donc les photographes. La biennale ne comporte donc en réalité aucune évaluation critique,

même si son degré de visibilité dans la revue est très élevé et que la parution des articles s'étale

des mois précédant l'ouverture, aux mois suivant la fermeture.

107 « the major art event in Central Europe this year» .

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

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3 Conclusion de l'analyse des rubriques

L'analyse des rubriques nous a permis de repérer des régularités des formes éditoriales de

prise en charge des biennales. Chaque revue possède son propre système de valorisation des

référents, et les formes se déclinent, en fonction des référents, de la plus valorisante à la moins

valorisante. On peut ainsi parler de « formats éditoriaux », car pour un référent donné, la

conjugaison des énoncés présente une grande stabilité topographique, formelle et temporelle. La

biennale de Venise, par exemple, se manifeste dans Art Press selon un modèle systématisé qui se

répète d'édition en édition, avec les articles d'annonce du numéro de juin dans un dossier et les

comptes rendus en septembre. Étant donnée la proximité des systèmes de rubriquage des deux

revues, le format éditorial de Venise dans Flash Art est relativement proche de celui d'Art Press.

Mais des différences se manifestent, surtout en ce qui concerne la temporalité. On a pu ainsi

observer que les rubriques de la revue italienne ont tendance à mêler des temporalités variées.

Ainsi, dans les « news » par exemple, on trouve aussi bien des comptes rendus que des discours

d'annonce, et les interviews des curateurs ne sont pas systématiquement proposées en amont de

l'événement.

Ce brouillage des types de discours pose question, et renvoie aux promesses des deux

revues précédemment étudiées. Si, comme le soulignait C. Millet (cf p.153), la rédaction d'Art

Press prête une attention soutenue à l'autonomie des différents types d'articles, chez Flash Art,

toutes les formes de discours ont tendance à se mêler sous la catégorie générique

« d'information », et le statut des discours est opacifié. Cette politique éditoriale soulève, à

l'évidence, des questions d'ordre déontologique, puisque la distinction entre discours de

production des biennales et discours de réception n'est pas toujours très claire. Le lecteur peut

parfois difficilement saisir s'il est face à l'évaluation positive d'une exposition par un expert

indépendant (un critique) ou bien s'il est confronté à un discours promotionnel et partisan

diffusé par la biennale elle-même (d'autant plus que, nous le verrons, de nombreux énoncés ne

sont pas signés).

Mais si les deux revues se distinguent quant à leurs modes de mise en visibilité et de

valorisation des référents, c'est bien la production de formes éditoriales variées et la

systématisation de ces formes, qui permettent que s'opèrent la valorisation et la hiérarchisation

des biennales. Les logiques de formes sont donc au centre du processus de légitimation des

biennales, puisque ce sont les formats éditoriaux construits par les revues qui définissent le

statut médiatique des référents, ainsi que leur position dans la hiérarchie des manifestations. Or,

nous allons le voir, c'est bien parce qu'ils sont des « dispositifs de représentation » que, loin de

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

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n'être que la manifestation du pouvoir des biennales, ces formats en constituent le fondement et

le moyen.

Les travaux de L. Marin vont nous permettre de montrer le lien entre représentation et

légitimation, ou plus largement entre représentation et pouvoir, et d'opérer la redéfinition de la

notion de représentation que nous avons annoncée en introduction du chapitre. L. Marin s'est

en effet attaché à saisir les enjeux et les mécanismes de la représentation, et ses liens avec le

pouvoir. Dans Le Portrait du roi, il mène une analyse à la croisée de l'histoire, de la philosophie et

de la sémiologie, et met l'accent sur la structure chiasmatique des relations entre pouvoir et

représentation : la représentation a un pouvoir, et le pouvoir s'exerce dans et par la

représentation.

« Représenter », comme l'indique le préfixe « re- » qui a valeur de substitution, c'est

présenter à nouveau (dans le présent) ou à la place de (dans l'espace). Ce processus a deux effets.

D'une part, l'effet de rendre présent quelque chose ou quelqu'un « au lieu de l'absence et de la

mort » (Marin, 1981 : 9). C'est là que réside l'enjeu de la présence des biennales dans les revues,

de ce qu'on a appelé leur « visibilité ». Le premier effet de la représentation des biennales dans

les revues, serait donc de les rendre présentes, de les faire exister aux yeux des lecteurs. La

dimension spatiale est alors centrale, dans la mesure où la distance entre le référent (l'objet) et le

lecteur, est davantage d'ordre géographique que temporelle. Dans le cas des revues centrées sur

l'actualité, la représentation est contemporaine de son objet (les articles sur les biennales sont

publiés pendant la durée de l'exposition, ou dans les mois qui la précèdent ou la suivent). Elle a

donc pour effet premier de rendre présent pour les lecteurs de son aire de réception, un objet

potentiellement localisé dans une autre aire (la biennale).

Le second effet résulte du fonctionnement réfléchi du dispositif de représentation sur lui-

même. La représentation constitue son propre sujet légitime et autorisé, l'institue en intensifiant

sa présence, en la redoublant (c'est par exemple le cas du passeport ou de la carte d'identité, qui

en montrant et qualifiant le sujet, en justifiant et garantissant sa nationalité, sa naissance, l'expose

comme légitime). Ainsi, à travers la mise en visibilité des biennales par les revues, c'est un

processus d'institution qui se joue, et pas seulement un constat de légitimité. En ce sens, la

représentation est performative : elle n'est pas simple enregistrement du réel, et possède la

capacité de qualifier ou « d'intensifier » ce réel.

C'est à une réflexion sur le pouvoir qu'invite L. Marin en s'appuyant sur les écrits de

B. Pascal. Le pouvoir est une réserve de force qui ne se dépense pas, mais qui met en état de le

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

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faire. Pouvoir ce n'est donc pas agir sur quelqu'un, mais en avoir la puissance. Car la force sans

justice (la violence muette, physique, brutale) est accusée de tyrannie et ne peut être absolue.

C'est donc par désir universel de domination que la force a dû s'emparer des signes, du langage,

pour s'instituer et se justifier : en d'autres termes pour s'auto-légitimer.

« Puissance, le pouvoir est également et de surcroît valorisation de cette puissance

comme contrainte obligatoire, génératrice de devoirs comme loi. En ce sens,

pouvoir c'est instituer comme loi la puissance elle-même, conçue comme possibilité

et capacité de force. Et c'est ici que la représentation joue son rôle en ce qu'elle est

à la fois le moyen de la puissance et sa fondation. D'où l'hypothèse générale qui sous-

tend tout ce travail que le dispositif représentatif opère la transformation de la

force en puissance, de la force en pouvoir, et cela deux fois, d'une part en

modalisant la force en puissance et d'autre part en valorisant la puissance en état

légitime et obligatoire, en la justifiant » (Marin, 1981 : 11).

À travers la représentation, c'est bien l'institution de la puissance qui est en jeu, sa

légitimation. Car d'une part la représentation met la force en signes, et d'autre part elle signifie

cette force qui ne sera dès lors saisissable que dans les effets de la représentation. Le pouvoir est

donc un effet de la représentation : il ne peut, en aucune manière, lui préexister.

Ces réflexions nous invitent à envisager sous un nouveau jour le pouvoir des biennales,

puisqu'il ne peut préexister à leur représentation. Si les revues peuvent être définies comme un

support de représentation des biennales, alors, il faut considérer le pouvoir des biennales comme

un effet du dispositif de représentation. En représentant les biennales, les revues instituent leur

puissance, et produisent leur pouvoir. C'est donc tout le schéma de la consécration construit par

les sociologues qui est remis en question et en premier lieu, sa linéarité. Dans la pensée de

L. Marin, la valeur d'un objet ne préexiste pas à sa mise en signe. Sa reconnaissance nécessite la

mise en place ou l'existence d'un dispositif de représentation qui constitue bien le fondement de

sa légitimité, et n'en est pas un simple « véhicule », un pur support de transmission.

C'est bien dans cette optique que nous analysons la représentation des biennales dans la

presse spécialisée : non comme un miroir ou un reflet du pouvoir de ces institutions (d'une

« réalité sociale » extérieure au discours), mais bien comme une « machine technique-tactique »

(Marin, 1981 : 54) ou plus simplement un « dispositif » qui est la condition nécessaire du pouvoir

des biennales (son moyen et sa fondation)108.

108 La notion de dispositif permet d'envisager l'opérationnalité propre des supports de médiation, dans la mesure où

elle ouvre sur une analyse des formes. Chez L. Marin, le dispositif désigne une matérialisation du processus représentatif. Selon J. Davallon, L. Marin se situe dans une « approche interne à l'objet de langage» , car le dispositif : « désigne un ensemble de spécificités formelles, techniques, plastiques ou langagières qui caractérisent

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

217

On perçoit mieux, dès lors, l'enjeu de la représentation des biennales construite par les

revues. Sans une « mise en signe » ou « mise en discours » de la puissance des biennales, celles-ci

n'auraient aucun pouvoir, à moins d'imposer par la force (donc par une violence autoritaire et

arbitraire) leurs sélections. C'est donc bien la légitimation des biennales, la reconnaissance du

bien-fondé de leur puissance, qui se joue à travers leur représentation médiatique, à la condition

toutefois que cette représentation soit visible, diffusée. Car le pouvoir de la représentation n'est

opérant que s'il est subi par les acteurs. Ainsi se précise le lien entre le pouvoir des biennales et

leur visibilité médiatique : c'est dans la mesure où elle est donnée à voir, exhibée, que la

représentation des biennales est opérante et rend possible le processus de légitimation. Les

signes construits par et dans la représentation, ne produisent des effets de pouvoir que s'ils sont

montrés (d'où notre attention à la circulation des revues dans l'aire de réception interrogée, lors

de la construction du corpus).

« C'est ainsi que les signes du discours acquièrent une plus-value signifiante et par

là même un surcroît de force, précisément un pouvoir. En ce sens, les signes effets

de la force mise en représentation sont eux-mêmes des forces dans la mesure où

non seulement ils montrent la force mais la multiplient comme effets et ils

n'opèrent cette multiplication, ils n'acquièrent la plus-value signifiante du pouvoir,

que d'être montrés. C'est dans cette représentation, dans cette exhibition, qu'ils

deviennent, à leur tour, des forces : dans la mesure où ils sont subis. Se servir des

signes, c'est les montrer, car ils désignent toujours et comme obliquement, le

moment de la force » (Marin, 1981 : 36).

Ainsi, le dispositif représentatif non seulement produit le sujet de pouvoir, en l'instituant

comme légitime et en en redoublant la présence, mais il produit également l'objet de ce pouvoir.

Exhiber sa force, c'est toujours la montrer à quelqu'un « qui n'acquiert d'autre consistance que

celle de subir les signes-pouvoirs, eux-mêmes effets de la force ». Produit par le discours de la

force qu'est le pouvoir, le peuple en tient à son tour le discours dans ses comportements de

respect et d'obéissance. Le discours du peuple est, selon L. Marin, la légitimation par le respect,

de l'auto-légitimation de la force en son discours pouvoir.

L'accent est donc mis sur le pouvoir du discours : en disant qu'il est juste, le discours se

fait juste. Ainsi, « tout discours recèle une indication de violence à côté ou en sus de sa

signification » (Marin, 1981 : 35).

un type d'œuvres (entendons d'objets culturels)» (Davallon, 1999 : 25). Mais il s'inscrit clairement dans une perspective pragmatique, car si c'est l'organisation et le fonctionnement de l'objet de langage qui est au centre de son analyse, « c'est en tant que cette organisation renvoie à une configuration sociale et symbolique particulière (la représentation) – une configuration qui, précisément, définit un type de rapport entre cet objet et le sujet percevant, regardant ou interprétant, ainsi qu'un type de relation entre la chose représentée et ce qui la représente» (Davallon, 1999 : 25).

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Chapitre quatre : Légitimité et légitimation des biennales

218

Si c'est par et dans la représentation que s'exerce le pouvoir, les dispositifs de

représentation des biennales construits par les revues semblent indispensables à l'opération de

qualification des œuvres mise en avant par les sociologues. Davantage qu'une garantie de la

légitimité des biennales à opérer la sélection et la qualification des œuvres, la représentation

médiatique des biennales est au fondement même de leur pouvoir, qu'elle produit comme un

effet. Cette conclusion renverse le schéma linéaire de circulation des valeurs discuté dans la

première partie, en conférant au dispositif de circulation des discours une opérativité dans le

processus de production des valeurs artistiques.

Qu'en est-il, dès lors, de la logique d'acteurs mise en lumière par les sociologues dans leur

modélisation du champ ? L'idée d'une domination du curateur (producteur de valeurs) sur le

critique (simple diffuseur) semble remise en question par notre analyse. Si le pouvoir des

biennales est assujetti à la représentation qu'en construit le critique, alors, le pouvoir du critique

semble se renforcer considérablement, et celui du curateur s'affaiblir. Mais si le pouvoir du

curateur est tributaire de la représentation qu'en construisent les critiques, peut-on pour autant le

considérer comme un acteur dominé, et renverser ainsi totalement les résultats des sociologues ?

L'analyse du portrait du roi par L. Marin montre bien que le processus de représentation

est beaucoup plus subtil. Car c'est le monarque lui-même (l'objet de la représentation) qui

confère à l'auteur du portrait (le sujet de représentation) le pouvoir-dire qui lui est nécessaire

pour produire sa représentation. En nommant Pélissier historiographe officiel, le roi lui confère

l'autorité nécessaire à son travail, mais conserve le contrôle de sa propre représentation. Il faut

donc déterminer ce qui, dans le cas des biennales, offre aux énonciateurs des revues le pouvoir

de représenter. Les critiques peuvent-ils construire leur représentation des biennales sans le

consentement du curateur ? En sont-ils totalement indépendants ?

C'est à cette question du « pouvoir-dire » des critiques, de leur légitimité à produire une

représentation des biennales, que nous consacrerons le dernier chapitre de cette partie. Il s'agira

d'analyser les signatures du corpus et d'identifier des formes de légitimité des énonciateurs, afin

de déterminer si, in fine, la biennale ou son curateur, comme le roi chez L. Marin, ne manifestent

pas un certain contrôle sur leur représentation médiatique.

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Chapitre cinq : Le pouvoir-dire des signataires

219

CHAPITRE CINQ

LE POUVOIR-DIRE DES SIGNATAIRES

Ce chapitre sera consacré à l'analyse des signatures du corpus. Il s'agira d'interroger le

fondement du pouvoir-dire des énonciateurs, en identifiant les formes de légitimité qui les

autorisent à opérer la représentation des biennales. Qui sont les individus qui s'expriment dans

les revues et quelle légitimité ont-ils pour parler des biennales ? Si le pouvoir des biennales réside

dans leur représentation, et si le pouvoir des curateurs est lui-même conditionné par cette

représentation, alors, c'est le critique, en tant qu'auteur de la représentation, qui semble dominer,

in fine, cet univers.

L’hypothèse d’un contrôle du curateur ou des biennales sur leur représentation pourrait

sembler fragile, dans la mesure où les revues sont des dispositifs a priori indépendants des

biennales. Il convient néanmoins de distinguer deux niveaux d’énonciation dans le dispositif des

revues. Jusqu’à présent, nous avons centré notre attention sur la revue en tant qu’« archi-

signature » (Mouillaud, Tétu, 1989 : 107). En revenant aux individus qui énoncent les discours,

nous espérons pouvoir saisir plus finement les mécanismes du pouvoir en jeu dans la

représentation des biennales.

Dans un premier temps, nous identifierons une première forme de légitimité, interne au

dispositif des revues et indépendante du dispositif des biennales, qui sera qualifiée de « légitimité

rédactionnelle ». C'est cet indicateur qui est généralement utilisé dans les travaux sur la presse

pour caractériser les énonciateurs (Jamet, Jannet, 1999a). Elle correspond au statut éditorial de

l'énonciateur et qualifie donc sa position dans la hiérarchie éditoriale, ou son degré de proximité

à la rédaction de la revue. Dans la première partie du chapitre, nous allons tenter de dégager les

degrés de légitimité rédactionnelle des énonciateurs du corpus, en les rapportant aux statuts des

référents commentés. Il s'agira de déterminer si le pouvoir-dire des énonciateurs dépend de leur

statut éditorial, c'est-à-dire si leur accès aux référents les plus valorisés est déterminé par leur

position rédactionnelle. À l'issue de cette première exploration de la population de signataires,

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Chapitre cinq : Le pouvoir-dire des signataires

220

nous montrerons que le seul critère rédactionnel ne suffit pas à expliquer le pouvoir-dire des

énonciateurs, et qu'il convient d'envisager d'autres formes de légitimité, qui pourraient

contribuer à remettre en question le cloisonnement ou l'étanchéité que nous avons a priori posé

entre les deux dispositifs des biennales et des revues.

Précisons, avant de débuter l'analyse, que nous nous intéressons aux « signataires » des

articles, davantage qu'aux énonciateurs, puisque nous focalisons notre attention sur les auteurs

des énoncés, et non sur tous les acteurs dont l'énoncé rapporte la parole109. La notion de

signature se réfère ici non pas à l’acte autographe tel que l’analyse B. Fraenkel (1992), mais à la

mention imprimée du nom du critique dans laquelle se condense, symboliquement, la dimension

auctoriale du compte rendu. Nous porterons donc notre attention non pas sur la forme de ces

signatures, mais sur les individus dont elles sont le signe et dont elles authentifient la parole.

I. Le statut éditorial des signataires

Dans la typologie des énonciateurs proposée par A.M. Jannet et C. Jamet (1999a) comme

dans la majorité des travaux sur la presse, c'est la position par rapport à la revue qui permet de

qualifier les signataires. Le statut des énonciateurs-signataires est donc directement lié à leur

degré de proximité à la rédaction de la revue, et on peut considérer que leur autorité se mesure à

leur position dans la hiérarchie éditoriale, qui n'est pas sans lien avec la prise en charge de

certaines rubriques. C'est par exemple au rédacteur en chef de signer l'éditorial du journal, censé

porter la voix de la rédaction.

Cette section cherche à saisir une éventuelle corrélation entre la légitimité rédactionnelle

des signataires et le statut des référents commentés, pour vérifier si le pouvoir-dire des

énonciateurs augmente parallèlement à leur position dans la hiérarchie rédactionnelle. Pour cela,

il faut raisonner en terme de revue, car, comme nous allons le voir, les structures et donc les

hiérarchies rédactionnelles d'Art Press et de Flash Art sont très différentes. Nous allons donc

nous attacher à décrire ces hiérarchies, à partir d'une analyse des ours de chaque revue et de leur

109 A.M. Jannet et C. Jamet (1999a) distinguent, comme nous venons de le faire, l'archi-signature constituée par le

nom du journal, et les auteurs des articles. Mais ils ajoutent à ces deux énonciateurs, les « énonciateurs occasionnels» , qui rassemblent tous ceux que l'énoncé fait parler sous forme de discours rapporté.

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Chapitre cinq : Le pouvoir-dire des signataires

221

évolution entre 2000 et 2004, avant de tenter de qualifier les énonciateurs du corpus à partir des

statuts éditoriaux dégagés de l'analyse.

1 Les hiérarchies rédactionnelles

L'équipe éditoriale d'Art Press, telle qu'elle est décrite dans l'ours de la revue, compte 39

membres en 2000 et 43 fin 2004 (annexes XIII et XIV). Parmi ceux-ci, on compte 12

correspondants, qui tous sont situés dans le duopole110, ainsi qu'une dizaine seulement de

collaborateurs. Ce chiffre relativement modeste s'explique par le fait que dans l'ours, seuls les

collaborateurs spécialisés (et le plus souvent responsables de chroniques ou de rubriques) sont

mentionnés. Mais si l'on se réfère au critère du nombre d'articles publiés par certains auteurs

dans la revue depuis une vingtaine d'années, on réalise que les collaborateurs réguliers de la

revue sont beaucoup plus nombreux.

Les comités de direction et de rédaction n'ont pas évolué pendant les cinq années du

corpus et sont constitués des mêmes individus. Par contre, on remarque de légers changements

dans le personnel de rédaction : deux nouvelles collaboratrices ont été recrutées pour gérer le

marketing et la publicité, ce qui pourrait indiquer une place de plus en plus prépondérante de

cette ressource dans l'économie de la revue. D'une manière générale, on peut constater une

hiérarchie éditoriale relativement classique pour une revue, avec comité de direction, comité de

rédaction, collaborateurs et correspondants, ainsi qu'une grande stabilité de ces différentes

instances, dont les représentants semblent particulièrement fidèles à la revue (certains étaient

déjà engagés dans la publication dans les années soixante-dix).

Un simple coup d'œil à l'ours de Flash Art montre une nette différence entre la structure

de sa rédaction et celle d'Art Press (Annexes XV et XVI). L'ours, qui dans Art Press n'occupait

qu'un petit encart sous l'éditorial, s'étend dans Flash Art d'une demi-page à une pleine page en

2002. Le nombre des acteurs impliqués est également très supérieur.

Flash Art ne dispose pas de comité de direction. Ses éditeurs, le couple G. Politi et

H. Kontova, sont également ses responsables de publication, G. Politi disposant de sa propre

maison d'édition spécialisée dans le domaine de l'art. En 2000, le bureau éditorial, situé à Milan,

est simplement constitué des deux éditeurs, d'un assistant, et d'un éditeur spécial pour les

110 La position des correspondants est intéressante, car elle manifeste la carte des lieux considérés comme

stratégiques par la revue. Les Etats-Unis dominent largement avec 6 correspondants, dont 5 à New York et un à Los Angeles (alors qu'en France on ne compte que 3 correspondants en province). Les autres pays concernés sont l'Espagne, la Belgique, la Suisse puis l'Allemagne. Il n'y a pas de correspondant « officiel» en Grande Bretagne.

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Chapitre cinq : Le pouvoir-dire des signataires

222

« news » (il faudrait y ajouter toute la structure éditoriale dédiée aux annonceurs, sur laquelle

nous reviendrons). En 2004, ce bureau s'est remodelé pour inclure trois nouveaux sites. En plus

de Milan, présenté comme le centre névralgique de la revue, un bureau éditorial est mentionné

aux USA fin 2000 (qui existait déjà au cours des années quatre-vint dix). En 2003, vont éclore

deux nouveaux bureaux, l'un à Londres et l'autre à Prague, avec un membre de la famille Politi à

la tête de chacun (la fille, Gea Politi, à Londres et H. Kontova à Prague). On observe donc, dans

la structure même du comité de rédaction, une délocalisation ou un élargissement géographique

en direction des places fortes du commerce de l'art (New York et Londres) mais aussi de

Prague, la ville dans laquelle s'est investie récemment la revue en organisant une biennale en

2003.

Alors qu'Art Press bénéficiait d'un comité de direction et d'une équipe de rédaction très

stable dans le temps, l'équipe de rédaction de Flash Art est plus réduite, mais aussi très

fluctuante. Les news editors par exemple, se succèdent en moyenne tous les ans (on trouve 5 noms

différents sur les 5 années du corpus). On pourrait élargir cette remarque à l'ensemble du

personnel de rédaction (managing et assistant editor, responsables du bureau américain etc.) à

l'exception des membres de la famille Politi.

La revue ne possède pas de collaborateur spécialisé, mais un grand nombre de

correspondants, mentionnés à partir de 2004 sous le titre de « correspondents and contributors ». Ils

passent de 85 en janvier 2000 à 135 en décembre 2004. Il semble donc que ce réseau déjà très

important au début de corpus, ne cesse de s'élargir111. Cette tendance est relativement récente si

l'on considère l'évolution historique de la revue. En 1990, la revue ne mentionnait que 19

correspondants, tous situés dans le duopole, à l'exception de l'URSS et du Japon (Annexe XVII).

En 1998 on atteint le chiffre de 33 et on note un élargissement au Danemark et à Israël (la

Lituanie ayant pris la place de l'URSS). Le réseau de correspondants reste donc relativement

modeste jusqu'au début des années deux mille, où il va subitement s'étendre et se renforcer dans

tous les pays.

Tous les continents sont couverts en 2000 et on constate une poursuite des évolutions

pendant les 5 années qui nous occupent. La carte des correspondants de Flash Art et son

évolution au cours des cinq années étudiées livrent quelques indications sur les régions

privilégiées par la revue. L'Europe est au centre de ses préoccupations, avec un réseau

particulièrement dense de collaborateurs, que ce soit en Europe de l'Ouest, du Nord ou de

l'Est112. L'Amérique du Nord n'est pas en reste : plus de 20 correspondants ce qui, malgré les

111 Rappelons qu'Art Press ne comptait que 12 correspondants tous situés dans le duopole. 112 Le nombre de correspondants européens est largement dominant, avec 50 correspondants en 2000 et 84 fin 2004.

Leur nombre augmente dans presque tous les pays européens, et plus particulièrement en Europe de L'Ouest (47 correspondants en 2004). Des pays de l'ex-bloc soviétique font leur apparition, comme la Moldavie, La Lettonie, le Bélarus, la Hongrie, la Roumanie, la Croatie et la République Tchèque.

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Chapitre cinq : Le pouvoir-dire des signataires

223

affirmations de la revue, positionne encore une fois le duopole (Europe de l'Ouest et Amérique

du Nord), largement en tête du palmarès (presque la moitié des correspondants y résident en

2004). Mais il faut noter tout de même une attention accrue pour les continents non-

occidentaux, et plus particulièrement pour l'Asie et l'Amérique Latine113. Finalement, la

« périphérie » qui semble intéresser le plus la revue, est la périphérie européenne : l'Europe de

l'Est est particulièrement bien couverte, ce qui confirme les résultats obtenus lors de l'analyse

des référents. On observe enfin de nombreuses modifications dans le nom des correspondants.

Par exemple, sur les 21 correspondants états-uniens de 2000, seuls 9 sont encore présents en

2004.

Nous avions noté, dans notre analyse de l'ours d'Art Press, une légère augmentation du

personnel dédié à la gestion des annonceurs. Mais elle n'est en rien comparable à la place

qu'occupe ce secteur chez Flash Art. Presque la moitié de l'ours y est consacrée, sous le titre

« advertising sales ». La vente d'espaces publicitaires est gérée tout un réseau d'acteurs locaux qui

prennent en charge les demandes. Ce réseau présente une fois encore une prétention planétaire

(tous les continents sont représentés)114.

L'organisation de la rédaction de Flash Art se distingue donc de celle d'Art Press sur deux

points principaux : d'une part sa structure, avec un comité de rédaction réduit et un réseau de

correspondant très dense, et d'autre part la grande mobilité de ses acteurs, qui n'occupent leurs

fonctions que peu de temps, et ne font pas preuve de la même continuité que chez Art Press.

113 En Asie, on passe de 7 à 11 correspondants, avec l'introduction de nouveaux pays : l'Inde, le Pakistan et la Chine

(qui en 2004 a déjà 3 correspondants!). Au Japon, en Corée et à Taïwan, les chiffres et les noms restent stables (respectivement 2, 1 et 3 correspondants). Comme l'Asie, l'Amérique du Sud semble attirer davantage l'attention, puisqu'on passe de 2 à 8 correspondants, avec l'introduction, en plus du Brésil et de la Colombie, du Mexique, de l'Argentine et du Vénézuela. En Océanie et au Moyen-Orient on ne dépasse pas le nombre de deux, mais en Afrique, on note une légère augmentation (de 1 à 3) avec l'introduction du Zimbabwe et de l'Egypte en plus de l'Afrique du Sud.

114 En 2000 par exemple, 8 pays européens disposent d'un contact. L'Asie est également bien représentée avec trois contacts (Japon, Corée, et le reste de l'Asie). On voit également figurer l'Australie, la Turquie, Israël et l'Afrique du Sud. Cette distribution géographique est intéressante dans le mesure où elle constitue un bon indicateur des régions où sont situés les principaux annonceurs de la revue. L'Afrique par exemple se limite à l'Afrique du Sud (le seul pays du continent à disposer d'un monde de l'art et d'un commerce relativement bien structuré, avec un réseau de galeries et de musées), alors que l'Amérique du Sud ne dispose d'aucun contact spécifique (le contact portugais officiant également pour le Brésil). La prépondérance de l'Europe de l'Ouest et dans une moindre mesure de l'Asie pourrait ainsi s'expliquer par l'actualité du marché de l'art. Il indique clairement l'importance de la ressource publicitaire pour la revue.

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Chapitre cinq : Le pouvoir-dire des signataires

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2. Le statut éditorial des signataires du corpus

La mise en lumière de ces structures éditoriales nous permet de revenir à notre corpus,

pour tenter d'en qualifier les auteurs.

Si l'on se penche sur le corpus d'Art Press qui compte 40 énonciateurs, on constate qu'il

est constitué, pour une grande majorité, « d'énonciateurs extérieurs » (Annexe VI). A.M Jannet et

C. Jamet (1999) qualifient ainsi les signataires qui n'appartiennent pas aux rédactions et peuvent

être considérés comme des « invités ». Ces énonciateurs extérieurs accèdent, selon ces auteurs, à

l'espace discursif du journal grâce à leur position sociale qui leur confère un « pouvoir-dire » sur

certains événements. On peut donc dès à présent noter que pour la majorité des signataires

d'Art Press, la légitimité rédactionnelle ne pourra pas expliquer le pouvoir-dire sur les biennales,

et qu'il conviendra de déterminer d'autres formes de légitimité. Seuls 12 énonciateurs du corpus

en effet, soit un quart des auteurs, sont mentionnés dans l'ours. La moitié d'entre eux sont des

correspondants, deux sont des collaborateurs spécialisés, trois font partie du comité de rédaction

et une appartient au comité de direction de la revue.

Le corpus de Flash Art compte 67 énonciateurs pour l'ensemble des 148 articles

(Annexe VIII). La moitié d'entre eux seulement (33) ont occupé un poste de correspondant

pendant la période qui nous intéresse (même si, dans certains cas, leur maintien à ce poste ne

couvre pas toute la période). Ces 33 correspondants signent 51 articles du corpus. Neuf

énonciateurs ont été, entre 2000 et 2004, impliqués plus directement dans la rédaction de la

revue, au titre de managing editor ou de news editor par exemple. Nous les distinguons des

correspondants même si, comme M. Gioni par exemple, ils ont parfois également occupé un

poste de correspondant durant cette période, car nous considérons que leur appartenance à

l'équipe rédactionnelle augmente leur proximité à la revue. Ces énonciateurs sont responsables

de 22 articles. Leur pratique d'écriture sur les biennales est donc légèrement supérieure à celle

des correspondants (plus de deux articles par énonciateur en moyenne). Enfin, 25 auteurs ne

sont jamais mentionnés dans l'ours durant la période qui nous intéresse. Comme c'était le cas

dans Art Press, ces énonciateurs extérieurs ne signent qu'un article dans notre corpus.

Deux remarques s'imposent à la lecture de cette population de signataires. Tout d'abord,

dans les deux revues, le nombre d'énonciateurs extérieurs est relativement important. Bien

entendu, dans le cas d'Art Press, ce chiffre pourrait s'expliquer par la modestie du réseau de

correspondants, bien plus important chez Flash Art. Mais il n'en reste pas moins, que malgré

l'étendue du réseau de Flash Art, un tiers de ses auteurs reste extérieur à la revue.

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Chapitre cinq : Le pouvoir-dire des signataires

225

Autre observation surprenante chez Flash Art, il existe un net décalage entre le nombre

d'articles signés (98) et le nombre total d'articles du corpus (147). Un tiers du corpus (49 articles)

est en effet constitué d'énoncés non signés. Il s'agit généralement de textes courts, purement

informatifs, qui peuvent parfois se limiter à quelques phrases. Presque tous les référents

disposant de plusieurs articles dans la revue présentent au moins un article non signé. Ces

articles d'annonce (ils précèdent, sauf rares exceptions, l'exposition) sont parfois suivis d'un

compte rendu, mais ce n'est pas toujours le cas. En effet, nous avons pu noter précédemment

que certains référents n'apparaissant qu'une seule fois dans notre corpus, ne sont abordés que

sous forme d'annonces, pour la plupart non signées. Pour certains référents particulièrement

valorisés dans la revue, on observe même la présence de plusieurs articles non signés en amont

de l'événement. C'est le cas de Venise (avec 4 articles non signés pour l'édition 2003), d'Istanbul

en 2001 (avec deux articles) et de Prague (avec trois articles non signés dont un compte rendu :

nous y reviendrons). Dans le cas d'Art Press, les articles d'annonce, bien qu'ils relaient parfois

directement le discours institutionnel (par le biais des textes ou des interviews de curateurs)

présentent tout de même une forte dimension analytique. Outre le fait qu'ils sont d'une longueur

respectable (généralement plusieurs pages) et que leur usage est modéré (limité à quelques

référents), ils présentent tous une réflexion sur le propos curatorial ou sur les propositions

artistiques. Par ailleurs, la quasi-totalité des articles d'Art Press sont signés. Sur l'ensemble du

corpus, on ne trouve que deux cas d'énoncés non signés : il s'agit de deux encarts informatifs,

d'une page chacun, annonçant la biennale de Venise (avec la liste des expositions et des artistes).

Dans le cas de Flash Art, les trois quarts des articles d'annonce ne sont pas signés (48 sur 70). La

dimension réflexive, que leur taille réduite ne permettrait pas, disparaît au profit d'une

dimension purement informative. L'objectif est de répondre aux questions suivantes : où et

quand se passe la biennale, quel est le thème, qui sont le ou les curateur(s) et éventuellement les

artistes.

Ces choix éditoriaux divergents manifestent, nous semble-t-il, des degrés d'engagement

variables selon les revues. C'est finalement la définition du rôle du critique qui est en jeu dans

ces choix, et au delà, la définition de la médiation à l’œuvre dans la critique. Dans un cas, la

revue se borne à une fonction d'information et le critique est un « médiateur-passeur » qui relaie

le discours institutionnel sans en proposer une lecture distanciée. Dans l'autre, le critique est un

acteur engagé qui propose une relecture du discours institutionnel : la signature s'impose alors,

puisque le critique propose un point de vue singulier, distancié, sur le travail des artistes et du

commissaire.

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Chapitre cinq : Le pouvoir-dire des signataires

226

3 Les signataires légitimes d'Art Press

Au même titre que la rubrique, c'est-à-dire en tant que paratexte constitutif des dispositifs

éditoriaux, les signatures méritent d'être envisagées non comme de simples indices de la

légitimité des référents, mais comme un élément participant pleinement aux stratégies de

production de cette légitimité. En apposant son sceau au bas d'un article, le rédacteur en chef

contribue à singulariser le référent et à construire sa valeur. Il semblerait donc logique que, dans

chaque revue, la signature des critiques les plus légitimes se concentre sur les formes éditoriales

les plus valorisantes (comme les dossiers par exemple) et sur les référents qui bénéficient de ces

formes. C'est ce que nous allons vérifier en nous concentrant, dans un premier temps, sur la

revue Art Press.

Si l'on tente, comme nous l'avons indiqué en introduction du chapitre, d'éclairer la prise

en charge des référents par le critère de proximité à la revue des énonciateurs, on est tout

d'abord frappé par le fait que tous les membres du comité de rédaction et collaborateurs

mentionnés dans l'ours, écrivent exclusivement à propos des quatre événements que les analyses

précédentes nous ont désignés comme les plus valorisés dans Art Press : Venise, Documenta, Lyon

et Manifesta115. Mais, contrairement à ce que l'on pourrait imaginer, ces auteurs interviennent

moins sur les dossiers que sur les comptes rendus des biennales.

Ici encore, la logique temporelle s'impose à l'analyse. La distinction entre les articles

d'annonce et les comptes rendus est opérante, dans le cas d'Art Press, pour éclairer les différentes

positions d'énonciation. Pour Venise par exemple, les quatre articles parus après l'ouverture de

l'exposition sont signés par des membres du comité de rédaction. La directrice de la rédaction,

C. Millet, propose un compte rendu pour chacune des deux éditions. Celui de 2003, qui ne

figure pas, contrairement à celui de 2001, dans une rubrique particulièrement valorisante

(« expos/reviews »), est associé à deux autres textes qui vont contribuer à renforcer la visibilité

de l'événement dans ce numéro de septembre. Il s'agit d'un éditorial signé par C. Kihm et d'un

second compte rendu par R. Leydier, les deux co-responsables de la rédaction d'Art Press. En ce

qui concerne Documenta, le compte rendu de la seule édition de 2002 est signé par C. Francblin,

qui est membre du comité de direction de la revue. Pour Lyon, on retrouve les mêmes individus,

puisque les comptes rendus des trois éditions de la biennale sont signés par C. Millet,

C. Francblin et R. Leydier. Il faut toutefois noter la présence d'un collaborateur régulier de la

115 La seule exception à cette remarque est un article de R. Leydier à propos de la biennale de Montréal, sur lequel

nous reviendrons.

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Chapitre cinq : Le pouvoir-dire des signataires

227

revue116 (mais non mentionné dans l'ours), P. Piguet, qui n'est chargé que du compte rendu d'un

événement parallèle à la biennale (une exposition à l'Institut d'Art Contemporain de

Villeurbanne, qui fait écho à la biennale, sans en dépendre directement). On perd un degré de

« légitimité rédactionnelle » des énonciateurs avec Manifesta qui, si l'on prend en compte la

position des articles dans la revue et le nombre d'articles, ne dispose pas du même statut

éditorial que les référents précédents. Outre le fait qu'une des éditions de Manifesta (celle de

2000) ne dispose pas de compte rendu, seule l'édition de 2002 est commentée par un membre

du comité de rédaction (R. Leydier). Le compte rendu de l'édition de 2004 est laissé aux soins

d'un énonciateur extérieur, qui réside en Angleterre, mais qui collabore assez régulièrement avec

la revue (A. Colin). Dans les cas des biennales du Whitney et de Valencia, que l'on avait aussi

distinguées comme des référents relativement valorisés dans la revue, la proximité des

énonciateurs à la revue se réduit encore davantage : pour ces deux référents, plus de trace des

comités de direction ou de rédaction. Pourtant, les énonciateurs restent tout de même proches

de la revue, puisqu'il s'agit soit de correspondants (G. Bader et E. Heartney) soit d'un autre

collaborateur régulier non mentionné dans l'ours (P. Ardenne). On peut donc conclure que le

degré de proximité des énonciateurs à la revue augmente avec le statut éditorial des référents

commentés.

Le jugement porté sur les trois événements que constituent Venise, Documenta et Lyon

n'est pas laissé à la responsabilité d'énonciateurs extérieurs ou de collaborateurs occasionnels :

c'est aux représentants les plus légitimes de la revue ou les plus impliqués dans sa production,

que revient le pouvoir d'énonciation des comptes rendus. D'ailleurs, si l'on raisonne à partir des

individus et non plus à partir des référents, cette observation se confirme.

C. Millet, directrice de la rédaction et fondatrice de la revue, qui est aussi une des

personnalités les plus médiatiques du milieu de l'art contemporain français, n'apparaît que 5 fois

dans les 74 articles étudiés. Outre les comptes rendus de la biennale de Venise, elle signe un

article sur Manifesta (une interview) et deux sur Lyon. Sa fonction de direction au sein de la

revue, ainsi que la très large reconnaissance dont elle jouit au sein du monde de l'art français (les

médias font par exemple régulièrement appel à elle pour commenter l'actualité artistique)

renforcent sa position d'autorité. Or cette position n'est à l'œuvre, dans la totalité de notre

corpus, que sur ces événements précis, ce qui les place sous un éclairage d'autant plus

exceptionnel, qu'ils sont les seuls à en bénéficier. Ce processus résulte, nous semble-t-il, d'un

double mouvement de légitimation. Du point de vue de la revue, Venise comme Lyon ou

116 Pour établir le degré de proximité à la revue des énonciateurs extérieurs, nous nous sommes basés sur le nombre

de leurs articles dans Art Press, mesuré grâce aux archives en ligne de la revue. Nous avons estimé que les auteurs ayant signé plus de 30 articles depuis le début des années quatre-vingt dix, pouvaient être considérés comme des collaborateurs proches.

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Chapitre cinq : Le pouvoir-dire des signataires

228

Manifesta sont des événements qui nécessitent une prise en charge discursive spécifique. En

associant sa voix à ces commentaires, la directrice de la rédaction reconnaît l'importance de ces

biennales dans le champ et valide, en quelque sorte, leur pouvoir symbolique. Elle participe ainsi

à la construction de leur légitimité : son engagement en est la preuve. Or, par un mouvement de

balancier, les biennales confortent en retour son pouvoir d'énonciation. Chroniquer un

événement comme Venise dans cette revue, c'est disposer d'une autorité, d'un « pouvoir dire »,

qui n'est pas accordé à n'importe quel critique.

La présence d'un autre membre du comité de direction dans le corpus, C. Francblin, vient

vérifier cette interprétation. Elle propose en octobre 2001, un compte rendu de la biennale de

Lyon, et en 2002, elle signe le compte rendu de la Documenta. Cette critique est également une

personnalité reconnue du monde de l'art français : chargée des éditions du FNAC, elle a été

présidente de l'AICA France, et son nom est associé à des manifestations diverses : jury de

concours, animation de conférences, organisation d'expositions etc. Elle a publié plusieurs

ouvrages sur des artistes (Lavier, Le Gac, Le Nouveau Réalisme) et sur l'art contemporain (dont

L'ABCdaire de l'art contemporain, en collaboration avec R. Leydier et D. Sausset). Elle collabore

parfois avec la revue Beaux-Arts et diverses publications internationales, mais la majorité de ses

articles est publiée dans Art Press. La Documenta et la biennale de Lyon bénéficiant d'une

couverture médiatique exceptionnelle, il n'est pas étonnant de trouver ici une responsabilité

éditoriale manifestant une certaine autorité au sein de la revue, mais aussi plus largement dans le

champ de l'art contemporain.

Si la notoriété de R. Leydier et C. Kihm est sans doute un peu moins importante, tous

deux ont également des activités de curateur, de conférencier, et d'enseignant, qui leur confère

une certaine reconnaissance dans le champ. Ils ont signé plusieurs ouvrages sur l'art

contemporain et R. Leydier fait partie des curateurs retenus, en 2006, pour l'exposition La Force

de l'art au Grand Palais, ce qui dénote une certaine reconnaissance institutionnelle. C. Kihm

n'apparaît dans ce corpus que pour deux articles sur Venise, qui sont en fait des éditoriaux.

Quant à R. Leydier, il signe deux comptes rendus pour Venise et Lyon, mais on le retrouve

également dans un article sur Manifesta et un autre sur Montréal.

On peut donc déduire de ces remarques que les membres les plus légitimes de la revue

d'un point de vue rédactionnel, accordent l'essentiel de leur attention aux quelques biennales qui

bénéficient d'un traitement éditorial spécifique et valorisant. Mais l'intervention de ces critiques

se centre essentiellement sur les comptes rendus. D'un point de vue critique, cette focalisation se

justifie dans la mesure où les discours d'annonce sont moins propices à émettre un jugement,

donc à engager son expertise. Mais d'un point de vue éditorial, les dossiers, nous l'avons vu,

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Chapitre cinq : Le pouvoir-dire des signataires

229

constituent la forme la plus visible et valorisée de la revue. Or si l'on s'interroge sur les

énonciateurs de ces dossiers, la présence d'auteurs légitimes d'un point de vue rédactionnel est

extrêmement réduite. Cette situation semble donc paradoxale : si les comptes rendus de ces

biennales sont soumis à ce qu'on pourrait envisager comme un contrôle du comité de rédaction

(et constituent, pour ainsi dire, leur « chasse gardée »), pourquoi les discours d'annonce seraient-

ils « négligés » par la direction ? Sans doute faudra-t-il envisager d'autres formes de légitimité en

ce qui concerne les énonciateurs des dossiers spéciaux.

On a d'ailleurs pu observer que la légitimité éditoriale des critiques engagés dans la

rédaction, est renforcée par une autorité plus large dans le champ, qui tient non seulement à leur

activité au sein d'Art Press, mais également à leurs publications et leurs implications au niveau

institutionnel. Ces énonciateurs bénéficient d'une visibilité et d'une reconnaissance qui dépasse

celle que leur confère leur position éditoriale à Art Press. Ce qui nous invite à envisager une autre

forme de légitimité que celle, purement interne à la revue, sur laquelle nous avons centré notre

approche. Les nombreux énonciateurs extérieurs pourraient ainsi disposer d'une forte légitimité

dans le champ (« légitimité institutionnelle » par exemple, s'ils occupent des fonctions à la tête de

musées ou de galeries).

Dernière remarque avant de nous pencher sur le cas de Flash Art, l'analyse de l'ours ne

permet pas d'analyser très finement la proximité des énonciateurs à la revue. Bien entendu,

l'inscription dans l'ours relève d'une reconnaissance ou d'une institutionnalisation de la position

des scripteurs. Mais on note également que certains énonciateurs (comme P. Piguet ou encore

P. Ardenne) sont en fait des collaborateurs réguliers de longue date qui ont publié un grand

nombre d'articles dans Art Press. On peut donc considérer que leur proximité à la rédaction est

importante (sans doute plus que celle de nombreux correspondants mentionnés dans l'ours de

Flash Art).

4 Les signataires légitimes de Flash Art

Le critère de proximité à la revue est plus délicat à interroger dans le cas de Flash Art, car

le degré d'engagement des critiques vis-à-vis de la revue est, a priori, beaucoup moins élevé que

celui des critiques d'Art Press, où les auteurs font généralement preuve d'une grande fidélité à la

revue. Tout d'abord, on l'a déjà noté, les mouvements de personnel sont très fréquents chez

Flash Art. Rares sont les collaborateurs qui se maintiennent à leur poste pendant toute la durée

de notre corpus. Ceci est vrai des correspondants (8 seulement sur 33 sont présents du début à

la fin des 5 années, et sur ces 8, seuls 3 sont mentionnés dès 1998), comme des collaborateurs

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Chapitre cinq : Le pouvoir-dire des signataires

230

impliqués dans la rédaction, dont la mobilité est peut-être la plus élevée. Alors que dans le cas

d'Art Press, les membres du comité de rédaction sont, pour la plupart, des collaborateurs

présentant une ancienneté et une pratique d'écriture intense dans la revue, chez Flash Art, le

schéma est presque inverse. C'est l'accession de certains critiques à des postes au sein de la

rédaction qui semble lancer leur pratique d'écriture et leur carrière (nous y reviendrons).

Si l'on se penche sur les biennales auxquelles se sont intéressés les 9 énonciateurs engagés

dans la rédaction au cours des 5 années qui nous occupent, on remarque d'une part que les

référents sont nettement plus variés que chez Art Press, et d'autre part que le critère temporel

n'est plus aussi déterminant.

Les trois signataires du corpus qui ont occupé, entre 2000 et 2004, la fonction d'éditeur

américain pour la revue, M. Gioni, M. Dunn et A. Bellini, sont loin de centrer leur attention

uniquement sur des événements nord-américains. Si deux d'entre eux commentent la biennale

du Whitney, tous les autres référents qui apparaissent sous leur plume sont situés sur d'autres

continents. Ces auteurs, comme les autres énonciateurs membres de la rédaction de Flash Art,

manifestent une forte propension à se déplacer. Leur mobilité internationale est la principale

caractéristique qui apparaît à l'analyse. Certains de leurs articles concernent les grandes

manifestations européennes que sont Documenta, Manifesta et Venise. On retrouve donc des

similitudes avec les résultats de l'analyse d'Art Press : les plus proches collaborateurs

interviennent sur les événements les plus valorisés ou visibles dans la revue. Outre les blockbusters

précédemment cités, on peut mentionner Lyon, Berlin, Liverpool, Valencia, Prague, Istanbul et

Dak'art qui sont tous des référents particulièrement valorisés dans la revue et systématiquement

commentés. Pourtant, deux remarques viennent apporter quelques limites à cette observation.

Tout d'abord, les critiques signant des articles sur ces biennales valorisées ne sont pas tous des

proches collaborateurs de la revue. On note d'ailleurs que les noms de G. Politi et d'H. Kontova,

éditeurs de la revue, n'apparaissent pas dans notre corpus117. D'autre part, les membres de la

rédaction couvrent des référents qui ne bénéficient que d'un statut mineur dans la revue. Il s'agit

de Yokohama, Taipei, Artfocus et Busan. L'attrait de la rédaction de Flash Art pour la scène et les

événements asiatiques semble ici se confirmer, tout comme la non-pertinence du critère de

proximité géographique pour ce type particulier d'énonciateurs. Nous l'avons vu, ils passent

facilement d'un continent à l'autre, alternant par exemple dans le cas de M. Dunn, US editor de la

revue de 2002 à 2004, un article sur Manifesta, un autre sur Dak'art, un troisième sur Venise et un

dernier sur la biennale du Whitney ! Cette grande mobilité est certainement un des ressorts de la

montée en notoriété de ces énonciateurs, car on remarque que si ces individus n'ont qu'une

117 D'une manière générale, on peut d'ailleurs remarquer que leur pratique d'écriture pour Flash Art est réduite au

minimum : G. Politi par exemple, ne signera que 2 articles en 5 ans dans Flash Art.

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Chapitre cinq : Le pouvoir-dire des signataires

231

faible autorité lorsqu'ils intègrent leur fonction à Flash Art, celle-ci leur permet, assez

rapidement, de se « faire un nom ». Le double mouvement de légitimation que nous avions noté

chez Art Press, semble donc se renforcer encore chez Flash Art. Si les postes occupés au sein de

la rédaction par ces critiques leur offrent un pouvoir-dire sur les biennales valorisées par la

revue, la légitimité de ces énonciateurs se construit à travers leur activité au sein de la revue. Les

collaborateurs les plus proches de Flash Art sont en effet dans l'ensemble relativement jeunes

(nés autour des années soixante-dix) quand ils accèdent à leur fonction, et ne l'occupent que peu

de temps. Il semble donc que c'est par leur implication dans la revue que ces collaborateurs

construisent leur notoriété dans le champ. Le cas de Flash Art mérite d’être plus avant

questionné, car il nous semble particulièrement révélateur (à la limite de la caricature) des

mécanismes de construction des réputations et des carrières dans le champ analysé.

5 Le schéma d'ascension sociale des critiques de Flash Art

Il est assez aisé de déterminer un schéma d'ascension sociale des collaborateurs proches

de Flash Art, qui se caractérise par une montée en grade progressive au sein de la rédaction,

avant une émancipation soudaine qui ouvre généralement sur une carrière de curateur.

Le poste qui semble le plus prometteur en termes de carrière, est celui de responsable du

bureau américain (US editor). Le passage par New York semble en effet pouvoir être considéré

comme un achèvement, ou plutôt une étape nécessaire dans la formation des critiques, qu’on

pourrait comparer au « séjour à Rome » des artistes européens aux XVIIIe et XIXe siècles. Il a

été occupé successivement par plusieurs énonciateurs de notre corpus et a ouvert, pour la

plupart d'entre eux, sur des postes à responsabilité et sur une notoriété internationale. F. Bonami

qui, rappelons-le, est le curateur de la biennale de Venise 2003, a occupé cette fonction de 1990

à 1997. Dès 1993, A. Bonito Oliva, curateur de la biennale de Venise, le nomme responsable

d'une des expositions de la section Aperto, aux côtés de plusieurs autres critiques, dont

H. Kontova (coordinatrice du projet Aperto) et J. Deitch, un autre collaborateur de la revue, (qui

a été le premier éditeur américain de la revue). Il est intéressant de noter que G. Politi a édité un

ouvrage de A. Bonito Oliva. Il édite également un catalogue pour Aperto 93, que les autorités de

la biennale qui ont un contrat exclusif avec un autre éditeur pour la publication d'un catalogue

unique pour l'ensemble de la manifestation, retireront de la vente sur le site. Vers la fin des

années quatre-vingt-dix, F. Bonami obtient un poste de curateur au musée d'art contemporain

de Chicago. Cette nomination signe le lancement d'une véritable carrière de curateur

international. En 1997, il dirige la seconde biennale de Santa Fe. L'année suivante, il organise

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Chapitre cinq : Le pouvoir-dire des signataires

232

une exposition au Walker Art Center de Minneapolis. Puis il se tourne vers l'Europe et organise

Manifesta 3 à Ljubjana, avant d'obtenir la consécration suprême en 2003, en étant nommé

commissaire de la biennale de Venise. G. Politi exprimera, à cette occasion, son soutien à celui

qu'il qualifie comme « l'un de nos meilleurs et plus appréciés collaborateurs » et « un vrai

professionnel de l'art contemporain » 118. Malgré ses fonctions aux États-Unis, F. Bonami reste

impliqué dans des organisations européennes. Il est, par exemple, directeur artistique de trois

fondations en Italie du Nord, à Trieste, Turin et Florence. Cette ascension spectaculaire n'a en

soi rien de vraiment originale : nombreux sont les curateurs internationaux à avoir débuté par la

fonction de critique. Pourtant, la similitude de son parcours avec celui de ses successeurs au

poste d'éditeur américain de Flash Art, est pour le moins troublante.

M. Gioni, autre collaborateur milanais de la revue, est nommé US editor en 2000. Dès

2002, comme l'indique un encart dans Flash Art, il quitte son poste pour diriger la fondation

Nicola Trussardi de Milan. L'année suivante, alors que F. Bonami dirige la biennale de Venise, il

lui délègue l'une des expositions internationales, The Zone, consacrée au jeune art contemporain

italien. Sa carrière est lancée, et, à tout juste 30 ans (il est né en 1973), il va désormais pouvoir

accéder aux postes les plus prestigieux. En 2004, il sera l'un des trois commissaires de Manifesta 5

à San Sebastian et en 2006, il codirigera la biennale de Berlin. Il est actuellement curateur au

New Museum de New York.

Un troisième critique italien va occuper le poste d'éditeur américain de la revue après le

départ de M. Gioni. Il s'agit d'A. Bellini, né en 1971. Il occupe cette fonction de 2004 à

février 2007, où il est nommé directeur de la foire d'art contemporain de Turin, Artissima. Il est

aussi l'un des commissaires de la 3e biennale de Prague en 2007, organisée par G. Politi et

H. Kontova.

Les similitudes dans les parcours de ces trois critiques italiens qui vont chacun, après leur

passage à Flash Art, occuper des fonctions dans des fondations et institutions autour de Turin et

Milan, zone d'influence de la revue, puis être propulsés à des postes de curateurs pour des

événements internationaux, n'est certainement pas un hasard. Pour ces trois individus, le passage

à Flash Art constitue un tremplin efficace et leur permet de se construire rapidement une

certaine notoriété. L'éditeur de la revue le reconnaît et s'en félicite. Dans une newsletter de 2007,

consacrée à la nomination d'A. Bellini à Artissima, il se félicite du parcours de ses trois

collaborateurs et présente la revue comme une « un creuset de critiques, de curateurs et

d'opérateurs culturels de haut niveau » 119. Après avoir dressé une longue liste d'anciens

118 « one of our finest and more appreciated contributors» and « a real professionist of contemporary art» ,

<http://amsterdam.nettime.org/Lists-Archives/nettime-ro-0203/msg00053.html>, consulté le 03 mars 2007. 119 http://www.kultvirtualpress.com/eventi.asp?data=1754, consulté en février 2007. “una fucina di critici, curatori

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Chapitre cinq : Le pouvoir-dire des signataires

233

collaborateurs occupant maintenant des fonctions dans les plus grandes institutions

internationales, G. Politi insiste sur la reconnaissance de la revue : « L’école de Flash Art

continue à former des critiques, des curateurs, des galeristes, des opérateurs culturels de haut

niveau. Désormais même une foire d’art puise dans nos ressources : c’est dire que Flash Art est

une force vive et réelle dans le système de l’art »120.

La nomination de ces critiques à ces postes ne signifie pas la fin de leur collaboration à la

revue. M. Gioni, par exemple, la poursuit sous le titre de correspondant américain puis, à partir

de 2004, de correspondant italien (un poste qui semble avoir été créé pour lui). Si les

mouvements de personnel dus à ces ascensions fulgurantes peuvent être lus comme un handicap

pour une revue, on peut aussi les envisager comme un atout dans la mesure où ces anciens

collaborateurs constituent un noyau d'acteurs actifs sur les plus grandes manifestations et, a

priori, favorables à la revue (F. Bonami est aujourd'hui encore mentionné comme correspondant

américain). G. Politi le souligne d'ailleurs :

« Flash Art est également fier de constater que ses collaborateurs attirent toujours

l’attention des “chasseurs de têtes” nationaux et internationaux qui travaillent dans

le domaine de la gestion culturelle. Répondant à chaque bouleversement et

changement, grâce au turnover et au “vivier” interne dans lequel nous avons

toujours investi beaucoup d’attention et d’énergie, nous avons toujours réussi à

améliorer notre produit et à faire devenir Flash Art plus dynamique, plus agressif et

plus informé »121.

D'ailleurs, A. Bellini devrait lui aussi poursuivre sa collaboration à la revue « autant que

possible et dans les limites de la déontologie professionnelle »122.

Le rôle actif joué par la revue et par son éditeur dans la construction de la réputation des

critiques, pourrait enfin être illustré par la carrière de sa propre fille : Gea Politi.

Avant sa majorité, la jeune fille possède déjà une petite rubrique dans la revue : « Gea's

world », qui va disparaître quelque temps, pour réapparaître en 2000. Elle s'y positionne comme

une adolescente privilégiée, car les fonctions occupées par ses parents lui permettent une

connaissance et une pratique assidue du monde de l'art contemporain. La rubrique joue sur la

e operatori culturali di alto profilo” .

120 « Una scuola quella di Flash Art che continua a formare critici, curatori, galleristi, operatori cultural di alto profilo. E se ora anche una fiera d'arte attinge alle nostre risorse, vuol dire che Flash Art è forza viva e reale del sistema dell'arte »

121 « Flash Art è anche orgoglioso di constatare come i suoi collaboratori siano sempre oggetto di attenzione da parte dei “cacciatori di teste” nazionali e internazionali che operano nell'ambito della gestione culturale. E poi da ogni stravolgimento e cambiamento, attraverso i turnover e il “vivaio” interno su cui abbiamo sempre investito attenzione ed energie, siamo sempre riusciti a migliorare il prodotto e far diventare Flash Art più dinamico, aggressivo, informato ».

122 « che in ogni caso continuerà, nei limiti del possibile e della deontologia professionale a collaborare con noi ».

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Chapitre cinq : Le pouvoir-dire des signataires

234

spécificité de son regard d'adolescente. Dans le courrier des lecteurs, l'éditeur insiste à plusieurs

reprises sur le succès de cette rubrique auprès du lectorat. Elle disparaîtra pour être remplacée

par la rubrique « fresh start » quelques années après. La jeune fille émigre en Angleterre pour

suivre des études d'histoire de l'art au Goldsmiths College de Londres. Dès 2003, un bureau

éditorial est créé dans la capitale anglaise, et Gea placée à sa tête. Elle devient, à moins de vingt

ans, UK editor de la revue. Si elle figure comme tel dans l'ours, cette fonction n'est pourtant pas

mentionnée sous sa signature dans les articles qu'elle publie dans la revue. En 2004, on trouve

même la présentation suivante de l'auteur : « Gea Politi est actuellement à la recherche d'un

emploi. En attendant, elle étudie l'histoire de l'art au Goldsmiths College de Londres » 123.

Parallèlement à ses activités éditoriales, Gea débute une carrière de curateur indépendant,

sous les bons augures de ses parents. Elle organise, au Trevi Flash Art Museum, l'exposition

Generator en 2000. Elle va également intervenir sur toutes les éditions des biennales « Politi » :

elle « signe » une petite exposition lors de la biennale de Tirana 2001 et participera aux trois

éditions de Prague. Tous les projets curatoriaux ou critiques auxquels elle prend part et dont on

trouve trace sur Internet, semblent d'une manière ou d'une autre, renvoyer à l'action et au

soutien de ses parents.

Ces quelques exemples sont, nous semble-t-il, révélateurs des mécanismes de

construction de l'autorité des acteurs dans le champ de l'art contemporain international. Ils

illustrent en effet la grande mobilité des acteurs qui, loin de se limiter à une seule fonction (un

« métier ») enchaînent ou mènent en parallèles plusieurs activités. Nous avons pu constater que

même les acteurs les plus impliqués dans la production d'Art Press (les membres du comité de

rédaction), mènent en réalité des carrières parallèles dans l'édition, l'enseignement ou encore le

commissariat d'exposition. Or la multiplication des activités, comme l'avait bien noté R. Moulin

(1992), renforce l'autorité des acteurs dans le champ. C'est désormais la focalisation exclusive sur

une activité qui constitue l'exception. Les artistes eux-mêmes sont concernés par ce

phénomène : il n'est plus rare aujourd'hui de voir un artiste organiser des expositions ou écrire

des articles, bien au contraire. Le seul motif économique ne suffit plus à expliquer cette pluralité

d'activités (Menger, 2002), dont il ne faut pas négliger les bénéfices symboliques (en terme de

notoriété par exemple).

Il est donc réducteur d'envisager la légitimité des énonciateurs sous le seul angle de leur

position éditoriale. Nous allons tenter de dégager d'autres formes de légitimité, tout en

soulignant les limites de l'entreprise. Car, si chaque position dans le champ renforce l'autre, il

devient difficile d'isoler des « types de fondement » de cette légitimité. L'exemple de Flash Art le

123 « Gea Politi is currently looking for a job. Meanwhile, she is studying art history at Goldsmiths College, London» .

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Chapitre cinq : Le pouvoir-dire des signataires

235

montre bien : la construction d'une carrière à l'intérieur de la rédaction permet aux critiques de

se bâtir une notoriété qui leur permet de s'émanciper de la revue et de la position de critique.

Ainsi, la légitimité rédactionnelle contribue à construire la légitimité dans le champ.

II. La proximité des signataires au référent

Afin de faire émerger d’autres formes de légitimité qui pourraient conférer aux

énonciateurs (et particulièrement aux énonciateurs extérieurs) leur pouvoir-dire dans les revues,

nous allons, dans cette introduction, nous centrer sur le cas des dossiers spéciaux consacrés à

Venise et Documenta dans Art Press.

Nous l'avons vu, ces dossiers sont presque entièrement pris en charge par des

énonciateurs extérieurs, alors que les comptes rendus de ces mêmes référents étaient réservés

aux critiques les plus élevés dans la hiérarchie éditoriale. Étant donné le statut particulièrement

valorisé des dossiers spéciaux, on peut donc noter un certain paradoxe, qui pourrait s'expliquer

par l'existence d'autres formes de légitimité de ces auteurs.

On constate que sur les 10 articles réunis dans les dossiers, 3 seulement sont signés de

critiques cités dans l'ours : R. Durand (collaborateur spécialiste de la photographie), D. Païni

(collaborateur spécialiste du cinéma) et B. Schwabsky (correspondant à New York). Les deux

premiers sont aussi les deux seuls à ne pas bénéficier d'une petite phrase de présentation en

italique à la fin de l'article : leur visibilité et leur fidélité à la revue suffisent à leur assurer la

légitimité nécessaire à la rédaction de tels articles. Pour les 8 autres (dont le correspondant), la

rédaction semble considérer nécessaire de préciser la position de l'énonciateur dans le champ.

On peut noter une première forme de légitimité, que nous avions déjà mentionnée : la

« légitimité institutionnelle ». Elle est évidente pour des énonciateurs comme G. Garrels ou

A. Ellegood, par exemple, respectivement curateur au Musée d'art moderne de New York, et au

New museum of contemporary art de New York124.

Mais dans le cas de G. Garrels, une autre forme de légitimité pourrait jouer : sa proximité

au référent. Il a en effet organisé plusieurs expositions de l'artiste Robert Gober, auquel il

124 La légitimité « institutionnelle» des énonciateurs de Venise et Documenta est particulièrement visible dans Flash

Art, avec des articles signés par Y. Hasegawa, A. Gingeras, L. Hoptman, et B. Funcke, qui disposent toutes de postes prestigieux.

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Chapitre cinq : Le pouvoir-dire des signataires

236

consacre son article dans le dossier, et est présenté par la revue comme le spécialiste de cet

artiste. Il faut rappeler ici que les dossiers spéciaux d'Art Press sont presque entièrement

constitués d'articles monographiques sur des artistes de l'exposition. Les critiques doivent donc

posséder une connaissance approfondie du travail des artistes, puisqu'il s'agit d'articles très

documentés, de 6 à 7 pages. Il est donc logique que la proximité des auteurs aux référents se

manifeste, car leur spécialisation ne peut venir que d'une fréquentation soutenue du travail de

ces artistes. La proximité de G. Garrels au référent peut être qualifiée de « thématique », comme

celle de D. Païni (spécialiste de la vidéo) à la réalisatrice belge Chantal Akerman.

Autre type de proximité au référent qui pourrait constituer une forme de légitimité : la

proximité géographique. Celle-ci est avérée pour la majorité des auteurs des dossiers. Les

Américains A. Ellegood et G. Garrels, analysent tous deux les travaux d'artistes vivant aux USA

(c'est le cas de la Coréenne Do-Ho Suh, comme de l'Américain Robert Gober). La Canadienne

C. Ghaznavi traite d'une artiste canadienne, Janet Cardiff. A. Gingeras et B. Comment, qui

vivent en France, traitent d'artistes français. Quant au correspondant new yorkais, B. Schwabsky,

s'il enseigne dans une université américaine, il vit à Londres (et commente l'artiste anglais Chris

Offili). Mais cette proximité géographique n'est pas mise en avant par la présentation des auteurs

dans la revue et il est difficile de déterminer si elle peut, ou non, constituer une forme de

légitimité. En élargissant le questionnement à l'ensemble du corpus, nous aurons l'occasion

d'interroger plus avant cette forme de proximité au référent.

Enfin, certains énonciateurs manifestent une très forte proximité au référent, que nous

avons qualifiée de « militante », car ces auteurs sont directement impliqués dans la production de

la biennale. C'est bien entendu le cas, dans les dossiers, des curateurs dont le discours ouvre les

dossiers. C'est bien à leur engagement dans la production de la biennale qu'ils doivent leur

pouvoir-dire dans la revue.

En essayant de cerner les différentes formes de légitimité des énonciateurs qui pourraient

justifier leur pouvoir-dire dans la revue, nous avons donc opéré un déplacement, du critère de

proximité à la revue, à celui de proximité au référent. Nous avons pu définir, à partir des

dossiers spéciaux d'Art Press, trois formes de proximité au référent : thématique, géographique et

militante. Nous allons donc, à présent, tenter de saisir l'importance de ces différentes formes de

proximité dans notre corpus. Cela nécessite un travail massif de recueil de données

biographiques sur les auteurs, essentiellement effectué à partir de la base de données Google sur

Internet. Cette méthode de recueil présente un intérêt certain, car la plupart des énonciateurs de

notre corpus, en raison de leurs multiples activités, disposent de renseignements biographiques

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Chapitre cinq : Le pouvoir-dire des signataires

237

sur Internet. Il est par exemple très facile de connaître leur lieu de résidence ou leur nationalité.

Mais la visibilité sur Internet ne peut suffire à mener une recherche précise ou exhaustive sur le

parcours de ces auteurs. Et certaines formes de proximité (comme la proximité thématique) sont

beaucoup plus délicates à établir. On évitera donc toute analyse quantitative visant à qualifier,

d'un point de vue sociologique, notre population d'acteurs. Notre approche vise en effet moins à

catégoriser les énonciateurs, qu'à faire émerger des formes de liens entre signataires et biennales,

qui nous permettront, à l'issue de ce chapitre, de formuler de nouvelles hypothèses de travail

pour poursuivre et enrichir notre exploration du corpus.

1 La proximité thématique

Nous avons qualifié de proximité thématique les liens établis entre un référent et un

énonciateur sur la base de la spécialisation de ce dernier. Dans le cas des articles de dossiers,

cette spécialisation porte avant tout sur les artistes. Mais pour les comptes rendus de biennales, il

est possible d'envisager des spécialisations de plusieurs ordres, en premier lieu, parce que

certaines biennales sont elles-mêmes thématiques. Notons que ce type de proximité est

beaucoup plus aisé à reconnaître dans Art Press que dans Flash Art, puisque la revue française

dispose de collaborateurs spécialisés, ce qui n'est pas le cas de la revue italienne. Nous

aborderons donc cette forme de légitimité en nous centrant essentiellement sur Art Press.

La spécialisation peut, dans certains cas, porter sur un médium. C'est le cas de B. Marcelis

qui, bien qu'il soit correspondant pour la revue (et à ce titre forcément « généraliste » pour la

région qu'il couvre) s'intéresse plus particulièrement au médium photographique (la majorité des

articles qu'il rédige pour Art Press sont en effet axés sur ce médium). L'attrait pour les

manifestations de Bamako (les rencontres de la photographie africaines) et Moscou (la

Photobiennale) peut dès lors s'expliquer par l'orientation photographique de ces référents. De

même, l'événement autrichien commenté à cinq reprises par A. Bureaud, collaboratrice régulière

de la revue spécialisée sur les nouveaux médias, est axé sur les arts technologiques comme

l'indique son titre, Ars Electronica. Mais la proximité thématique ne peut se réduire à la question

des médiums. D'autres types de spécialisation sont envisageables.

On remarque, par exemple, que les deux auteurs traitant de Dak'art dans Art Press sont

des énonciateurs exceptionnels de la revue. Pour ces deux auteurs résidant en France, la critique

n'est d'ailleurs qu'une activité annexe et leur légitimité à écrire dans une revue d'art

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Chapitre cinq : Le pouvoir-dire des signataires

238

contemporain tient essentiellement au référent et à sa localisation géographique. J.-L. Amselle

est en effet anthropologue et directeur d'étude à l'EHESS. Il travaille sur le multiculturalisme et

l'art contemporain africain constitue l'un de ses axes de recherche sur lequel il a d'ailleurs publié

un livre (Amselle, 2005). Ses articles sont généralement publiés dans des revues de sciences

humaines, ce qui, bien qu'il partage un objet d'étude commun avec des critiques ou historiens de

l'art, le situe dans une tradition disciplinaire différente. Cet auteur ne peut donc pas être

considéré comme un acteur du monde de l'art au même titre que les critiques ou les

commissaires. Le regard qu'il porte sur ce monde est celui d'un scientifique, observateur

extérieur, désengagé de la production.

M. Murphy est quant à elle historienne de l'art et prépare une thèse sur la représentation

de l'art traditionnel d'Afrique dans les musées et les expositions, à Paris et à New York, des

années 1930 à nos jours. Elle travaille parallèlement au Musée du Quai Branly à Paris, en tant

qu'assistante d'exposition. C'est donc encore une fois sa spécialisation sur l'art africain (ainsi que

sa position institutionnelle) qui lui confère une légitimité pour produire le compte rendu de la

biennale de Dakar.

M. Murphy et J.-L. Amselle sont, à notre connaissance, les deux seuls énonciateurs d'Art

Press commentant des biennales hors duopole, à présenter une spécialisation de type « géo-

culturelle ». Il est intéressant de noter qu'elle porte sur le même référent, Dak'art, la biennale de

l'art africain contemporain, ce qui soulève des questions quant au statut des productions

artistiques exposées à la biennale (nécessitent-elles une lecture spécifique ?) et au statut de

l'événement lui-même. D'ailleurs, dans Flash Art, l'un des auteurs de compte rendu de Dakar

présente le même type de proximité. Il s'agit de K. D. Kauffman, économiste spécialiste de

l'Afrique, qui aborde dans ses travaux la question de l'art.

Enfin, peut-être pourrait-on envisager un dernier type de proximité thématique qui

rassemblerait des auteurs comme P. Ardenne et E. Heartney. Leurs écrits se focalisent sur la

question des dynamiques de globalisation du monde de l'art contemporain, ce qui pourrait

expliquer que ces deux critiques sont parmi les plus mobiles de notre corpus, en termes de

référents commentés. E. Heartney a travaillé sur la postmodernité, en centrant son approche sur

la mobilité des artistes et l'effacement du caractère « identitaire » ou « culturel » des productions

artistiques contemporaines. Dans Art Press, elle s'intéresse successivement à la biennale du

Whitney (ce qui semble logique car elle est correspondante new yorkaise de la revue), mais aussi

aux biennales du Caire et d'Istanbul (dont elle a chroniqué au moins trois éditions pour Art

Press). Quant à P. Ardenne, il doit être envisagé comme un cas particulier dans notre corpus. En

effet, si l'on comptabilise les articles signés par cet auteur, on remarque qu'il est, de loin, le

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Chapitre cinq : Le pouvoir-dire des signataires

239

premier énonciateur du corpus d'Art Press, aussi bien en termes de nombre d'articles (12 articles

sur un total de 74, aucun autre énonciateur, pas même C. Millet, ne dépassant le chiffre de 5)

que de variété de référents commentés (10 biennales différentes). P. Ardenne est, depuis de très

nombreuses années, un collaborateur régulier d'Art Press (il a plus de 300 articles à son actif) et il

collabore également à de nombreuses autres revues. Universitaire et membre de l'AICA, il a

signé plusieurs livres et expositions. Sa très bonne visibilité nationale (et dans la zone

francophone en général) est le gage d'une certaine autorité. Pourtant, il ne faudrait pas conclure

trop vite à une correspondance entre la légitimité de l'énonciateur et celle des référents

commentés. Si P. Ardenne est à traiter comme un cas particulier, c'est que son intérêt est centré

sur la biennale comme forme événementielle. Il a d'ailleurs consacré plusieurs articles et

conférences à cette question. Il s'interroge tout particulièrement sur la normalisation à l'œuvre

dans les biennales, qu'il envisage comme particulièrement représentatives de la césure

centre/périphérie qui divise selon lui le monde de l'art contemporain. Son article publié par Art

Press à l'occasion de la biennale de Venise 2003 propose d'ailleurs une synthèse de ses réflexions

sur le sujet. On peut par ailleurs noter que sur les 10 référents commentés par P. Ardenne, la

parité est parfaitement respectée entre biennales du duopole (5 référents) et biennales hors

duopole (5 référents également). Cette « spécialisation » sur ce format événementiel et sur sa

capacité de normalisation, suffit à elle seule à expliquer qu'il s'intéresse aussi bien à des biennales

très anciennes et légitimes comme Venise, qu'à d'autres tout nouvellement créées (comme

Prague) ou bénéficiant généralement d'une faible aura médiatique (comme Cétinié).

2 La proximité géographique

Il semblerait logique qu'une proximité géographique soit à l'œuvre pour les énoncés

signés par les correspondants des revues. Mais nous allons voir que ce critère opère

différemment en fonction de la localisation géographique du référent commenté.

Si l'on met de côté les biennales les plus valorisées du corpus d'Art Press (Venise,

Documenta, Lyon et Manifesta) prises en charge par les membres du comité de rédaction, on peut

établir une césure entre deux ensembles de référents. La notion de duopole proposée par

A. Quemin (2001) permet de distinguer un certain nombre de référents pour lesquels la

proximité géographique est déterminante. Dans le cas de Valencia, de Genève, Liverpool, la

Tate, Momentum, Québec, le Whitney, In Site, le Carnegie et dans une moindre mesure la biennale

de Berlin (une des deux éditions étant commentée par le correspondant à Bruxelles, B. Marcelis)

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Chapitre cinq : Le pouvoir-dire des signataires

240

quel que soit le degré de proximité à la revue des signataires (correspondants, collaborateurs

réguliers, énonciateurs extérieurs…) tous résident dans le pays ou la région concernée par le

référent125.

Alors que le lien géographique entre signataires et référents du duopole semble avéré, il

n'est pas à l'œuvre pour les biennales non-occidentales. Sur les 23 articles concernant des

référents situés en Afrique, Asie, Amérique du Sud ou encore en Europe de l'Est, seuls 5 articles

sont signés par des critiques résidant hors de la France. On peut réduire en fait ces 5 articles à 3

signatures : celles de B. Marcelis et d'E. Heartney, correspondants de la revue (respectivement

pour Bruxelles et New York) et celle de S. Nakamichi, qui est en fin de compte la seule

énonciatrice non-occidentale à figurer dans ce corpus ! C'est également la seule critique signant

un article sur un événement hors duopole pour laquelle on puisse établir un lien de proximité

géographique des signataires au référent. Le discours véhiculé par la revue sur ces manifestations

est donc un discours d'acteurs occidentaux et pour leur grande majorité français.

Si la césure entre référents duopolaires et hors-duopole est relativement nette en ce qui

concerne le critère de proximité géographique, il est difficile de l'interpréter comme un indice de

la légitimité des biennales. Cette césure manifeste avant tout la constitution du réseau social de la

revue, centré nous l'avons vu sur le duopole (la localisation des correspondants mentionnés dans

l'ours en témoigne).

Dans Flash Art, le vaste réseau de correspondants devrait augmenter le lien de proximité

géographique des signataires aux référents. Et en effet, dans la plupart des cas, on remarque que

les correspondants traitent de référents situés dans leur pays de résidence, ou dans les pays

proches. C'est le cas par exemple de S. Nagoya, correspondante japonaise, qui outre la biennale

d'Echigo-Tsumari, produira également deux articles sur la biennale de Shanghai 2000, à une

époque où la revue ne dispose pas encore de correspondant en Chine. Mais on observe

également le cas de 8 correspondants (sur les 33 que compte notre corpus) qui vont traiter de

référents situés en dehors de leur zone de prédilection. Dans certains cas, ils ne traitent d'ailleurs

que de manifestations situées sur des continents autres que le leur. Or ces 8 énonciateurs sont

tous des correspondants du duopole (USA, France, Allemagne et Angleterre). Les deux

Américains par exemple, G. Turner et C. Chambers, couvrent Sydney, Le Caire et La Havane.

125 Les seules exceptions sont P. Ardenne qui, comme nous venons de le voir, doit être considéré comme un cas

particulier, et la biennale de Montréal. Les trois comptes rendus de cette biennale sont en effet signés par des énonciateurs qui résident tous en France. Les liens étroits que, de manière générale, semble entretenir Art Press avec le Québec pourraient s'expliquer par le fait que cette région est francophone et que la revue pourrait y disposer d'un lectorat important. La biennale de Montréal qui, rappelons le, n'apparaît jamais dans Flash Art, est ici prise en charge par des énonciateurs proches de la rédaction d'Art Press (R. Leydier, P. Ardenne et E. Hermange).

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Chapitre cinq : Le pouvoir-dire des signataires

241

Leur mobilité semble donc supérieure à celle des correspondants hors duopole, qui par contre,

se cantonnent tous sans exception à leur région de résidence. Doit-on y voir un indice d'une

différence de légitimité entre ces énonciateurs ? Il est troublant de considérer que seuls les

acteurs du duopole disposent, dans la revue, d'un pouvoir-dire sur des événements situés hors

de leur propre aire culturelle. Nous avions déjà pu observer un tel phénomène lors de l'analyse

de la revue Art Press. Dans le cas de Flash Art, il paraît d'autant plus éloquent que les régions

concernées par ces référents disposent toutes de correspondants locaux qui auraient pu relayer

l'événement sans que la revue ait besoin d'avoir recours à des collaborateurs du duopole.

Toutefois, il faut faire preuve de prudence dans nos interprétations car, nous l'avons vu,

le pouvoir-dire ou la légitimité des auteurs est fondé sur une pluralité de critères, et dans le cas

de ces huit signataires, on peut noter une forte proximité à la revue qui joue certainement un

rôle dans leur mobilité internationale. En effet, si nous avons jusqu'à présent envisagé leur statut

éditorial sous le seul angle de sa qualification dans l'ours (en l'occurrence : correspondants) une

analyse plus fine révèle en fait une intense pratique d'écriture dans la revue pour sept de ces

auteurs. Entre 2000 et 2004, chacun d'eux a signé plus de 12 articles, dont certains dans la

rubrique principale de la revue (« features »). Ils peuvent donc être considérés à la fois comme

des correspondants et comme des collaborateurs proches de la revue. À une exception près (la

Française M. de Brugerolles qui ne rejoint l'équipe qu'en 2004), on observe donc que la mobilité

des correspondants augmente avec leur degré de proximité à la revue, et que le critère

géographique (l'appartenance au duopole) semble déterminant dans cette proximité.

3 La proximité militante

Le dernier type de proximité au référent que nous ayons défini est qualifié de « militant »,

puisqu'il concerne les énonciateurs engagés dans la production de la biennale. C'est le cas en

premier lieu des curateurs dont le discours est relayé dans les revues soit sous forme d'interview

(le curateur peut alors être considéré comme un co-énonciateur), soit sous forme d'un texte de

présentation (et le curateur devient l'énonciateur principal). Dans les deux cas, le curateur tire

son « pouvoir-dire » de sa position dans la biennale. Mais son engagement sur le référent lui

assigne, dans les revues, une posture d'énonciation distincte de celle des critiques. Son statut de

commissaire est manifeste dans les articles, où il est davantage positionné en tant qu'auteur de

l'exposition (qui expose et défend son projet) qu'en tant que commentateur. Dans Art Press

d'ailleurs, le discours du commissaire est toujours édité en amont de l'événement et suivi, dans

un numéro postérieur, d'un compte rendu par un critique. Deux énoncés toutefois, peuvent

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Chapitre cinq : Le pouvoir-dire des signataires

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soulever quelques interrogations quant à l'identification du statut des énonciateurs qui pourra

être faite par les lecteurs.

Le premier énoncé pose la question de la temporalité, puisqu'il est le seul du corpus d'Art

Press à enfreindre la loi de publication des discours de curateur en amont des biennales. Il s'agit

d'un article sur la seconde édition de la biennale de Valencia, qui s'est tenue du 6 juin au

30 septembre 2003. L'article parait dans le numéro de juillet-août, donc après l'ouverture de la

manifestation, dans la rubrique « l'événement ». Il est signé par L. Hegyi, l'un des curateurs de la

biennale. Seul le chapeau de l'article mentionne son statut, qui n'est pas davantage, comme dans

la plupart des articles d'annonce, mis en avant par le paratexte. Le texte consiste en une

présentation du concept d'exposition. Mais dans sa forme, comme par ses dates de parution,

l'énoncé semble relever du compte rendu d'exposition, davantage que de l'article d'annonce.

Ce type d'ambiguïté est très rare dans la revue qui s'attache, comme l'avons déjà souligné,

à établir de nettes distinctions entre les différentes formes de discours employées (compte

rendu, article de fond, éditorial etc.). Dans le cas que nous venons d'exposer, il n'y a pas de

manipulation du lecteur, dans la mesure où le statut de l'auteur est explicitement mentionné dans

le chapeau. Mais on constate néanmoins un certain brouillage entre la forme éditoriale qui

semble renvoyer au compte rendu en tant que genre (discours de réception d'une exposition), et

le contenu de l'article (qui est un discours de production de la biennale).

Le second énoncé qui retient notre attention est une interview de F. Bonami dans le

dossier d'annonce de la biennale de Venise 2003. Ici, c'est le statut du co-énonciateur

(l'interviewer) qui pose question. Il s'agit en effet de M. Gioni, qui appartient au bureau éditorial

de Flash Art, mais qui est également l'un des curateurs associés à F. Bonami lors de la biennale.

L'implication du critique dans la biennale peut sembler suspecte car on peut supposer que

M. Gioni a tout intérêt à ne pas mettre le curateur dans l'embarras et à adopter une attitude

complaisance à son égard. Mais on remarque que la rédaction de la revue prend bien garde à

mentionner la fonction du critique et son implication dans l'événement, à la fois dans le chapeau

de l'article et dans son introduction. Ce n'est donc pas en qualité de critique que M. Gioni

s'exprime dans Art Press, mais en tant que curateur associé à l'événement.

Ces deux cas limites montrent l'attention portée par la revue aux télescopages entre

discours critique et discours promotionnel. Car c'est au fond l'indépendance des critiques qui est

en jeu : la possibilité d'émettre un jugement distancié est menacée par l'implication de

l'énonciateur dans la manifestation. On remarque d'ailleurs que dans un éditorial de 2006,

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Chapitre cinq : Le pouvoir-dire des signataires

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C. Millet soulève directement ce problème à propos de l'exposition La Force de l'art au Grand

Palais. Dans un post-scriptum, elle affirme :

« PS : Des membres de cette rédaction se trouvant partie prenante dans le projet, ainsi

que des collaborateurs très proches de la revue, c’est Bernard Marcelis, notre correspondant à

Bruxelles, qui est venu enquêter à Paris. Nous reviendrons bien sûr sur l’exposition après l’avoir

visitée ».

Ainsi, même en ce qui concerne le dossier d'annonce de l'exposition, C. Millet tient à

adopter une attitude irréprochable d'un point de vue déontologique et à manifester

publiquement cette attitude. Car derrière la question de l'indépendance de la revue, c'est la

confiance du lecteur qui est en jeu, et donc, la légitimité de la publication.

Pour revenir à l'interview de F. Bonami, on remarque que comme celles des curateurs de

la Documenta en 2002, ou de Manifesta en 2004, elle est menée par un énonciateur extérieur qui est

de surcroît engagé dans la rédaction d'une autre revue. Pour Documenta en effet, c'est l'américain

T. Griffin, nommé senior editor de la revue Artforum en 2003 après avoir occupé le poste de

responsable de l'édition pour les USA, qui mène l'entretien avec le commissaire américain

d'origine nigériane O. Enwezor. En ce qui concerne Manifesta en 2004, c'est la critique

A. Gingeras, qui est alors correspondante de Flash Art en France, qui interroge le curateur,

M. Gioni. Plusieurs remarques s'imposent. En premier lieu, il faut une nouvelle fois souligner la

grande mobilité de ces individus, qui naviguent d'une revue à l'autre et, dans le cas de M. Gioni,

d'une position à l'autre (critique et curateur). Mais cette circulation suscite des interrogations car,

dans certains cas, des liens existent entre l'interviewer et l'interviewé. S'ils sont explicités dans le

cas de Venise 2003, en revanche, ils n'apparaissent pas dans l'article sur Manifesta. Car outre le

fait que M. Gioni et A. Gingeras appartiennent à la même revue, ils sont également en pleine

collaboration pour une exposition à la Deste Foundation d'Athènes qui ouvrira ses portes début

2005. Le nom d'A. Gingeras apparaît d'ailleurs sur la page de remerciements du site Internet de

Manifesta 2004.

Il est donc permis de se demander pourquoi Art Press fait appel à ces énonciateurs

extérieurs pour mener l'entretien avec les curateurs. On peut supposer que cela tient avant tout à

des motifs pratiques, comme une difficulté d'accès à ces personnalités (comme tendrait à le

montrer le fait que pour la biennale de Lyon par exemple, les interviews sont assurées par

l'équipe de rédaction126). Mais dans ce cas, soit l'interview émane d'une commande (et alors la

126 L'hypothèse de la difficulté d'accès, pour des critiques français, à des personnalités comme F. Bonami ou O. Enwezor, semble être renforcée par le fait que pour un événement français comme la biennale de Lyon, l'équipe d'Art Press reprend la main pour les interviews de curateurs. C. Millet signe en 2000 un entretien avec T. Raspail, T. Prat (directeurs artistiques de la biennale) et J. H. Martin (commissaire de cette édition), et en 2003, c'est P. Ardenne qui se

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Chapitre cinq : Le pouvoir-dire des signataires

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revue a supposé qu'étant donnés les liens, l'interview serait plus facile à obtenir pour ces

critiques), soit elle résulte d'une proposition. Dans les deux cas, c'est l'idée d'un contrôle, opéré

par le curateur, sur la diffusion de son propre discours qui se fait jour. Il ne s'agit pas de

remettre en question la légitimité d'A. Gingeras : celle-ci dispose d'une certaine autorité en

raison d'une part de son statut institutionnel (elle a travaillé comme commissaire pour l'art

contemporain au centre Pompidou, avant de s'occuper de la présentation des œuvres de la

collection Pinault à Venise, et de rejoindre la fondation Guggenheim comme conservateur

associé en 2005) et d'autre part de sa pratique d'écriture pour diverses revues, dont Flash Art. Et

on pourrait considérer que le pouvoir-dire que lui ouvre cette double légitimité suffit à expliquer

le choix d'Art Press de lui commander cette interview. Mais les liens avec le référent (en

l'occurrence avec son curateur) restent d'autant plus troublants, qu'ils ne sont pas explicités dans

l'article.

Nous avons déjà noté que, dans Flash Art, les rubriques étaient moins normalisées que

dans la revue française et pouvaient intégrer une plus grande variété d'énoncés. Le traitement

des biennales est aussi moins systématisé et les discours d'annonce ne sont pas nécessairement

suivis de comptes rendus. D'ailleurs, quand un énoncé relève du compte rendu (selon la

définition temporelle que nous avons fixée) il peut parfois prendre des formes surprenantes.

Pour la biennale de Kwangju en 2000 par exemple, le seul compte rendu de l'exposition est

signé par les 4 curateurs, qui proposent un commentaire de certaines œuvres désignées par les

éditeurs de la revue. Il est évident que le résultat ne peut être qu'un discours militant, a priori

favorable aux artistes, et dont le degré de distanciation sera très faible. Ici, le discours des

curateurs est diffusé en aval de l'événement (après sa fermeture) et tient lieu de compte rendu.

Les deux articles publiés à l'occasion de cette édition de la biennale (le discours d'annonce en

amont et le compte rendu, en aval) se bornent donc à relayer le discours de production de

l'événement. La possibilité d'une évaluation s'efface et la revue adopte le rôle de « médiateur » de

l'institution, en diffusant des discours qu'on pourrait trouver sur les documents d'aide à la visite

de l'exposition.

S'il questionne le rôle des revues, ce cas de figure ne pose aucun problème d'ordre éthique

ou déontologique. Car le statut des énonciateurs est clairement annoncé dès le sous-titre de

l'article : The curator's gossip (le bavardage des curateurs). Les curateurs sont les acteurs présentant

charge d'interviewer les commissaires X. Douroux, F. Gautherot et E. Troncy. Le fait que d'une part tous ces acteurs vivent et travaillent en France, et que d'autre part, l'exposition ait également lieu dans le pays de publication de la revue, pourrait faciliter les démarches d'entretiens pour les critiques.

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Chapitre cinq : Le pouvoir-dire des signataires

245

le plus fort engagement militant sur l'événement, mais dans ces articles, leur implication est

visible et le lecteur sait qu'il est face à un discours partisan et engagé.

Nous allons donc plutôt nous attacher à des énoncés pour lesquels la proximité des

énonciateurs aux référents n'est pas explicitée dans la revue.

Prenons, par exemple, le cas d'A. Ramirez, un artiste et chercheur d'origine colombienne

qui commente la biennale des Caraïbes dans Flash Art. Ce dernier est partie prenante de l'édition

de la biennale qu'il commente, puisqu'il y représente, en tant qu'artiste, son pays d'origine, la

Colombie. Or rien, dans la présentation de l'article, ne peut le laisser supposer. Cette « double

casquette » pose des questions évidentes de déontologie : l'artiste n'a-t-il pas intérêt à contribuer,

par son discours de critique, à la notoriété et au succès de la manifestation ? Peut-il dès lors

adopter le regard distancié nécessaire à une évaluation impartiale de la biennale ?

Les recherches biographiques menées sur les auteurs des articles nous ont également

parfois permis d'identifier des liens de proximité entre critiques et curateurs de biennales. Ainsi,

le compte rendu de Gwangju en 2002, est signé par Y. Hisao-Hwei qui est proche d'un des

curateurs de la biennale, H. Hanru, dont il a édité un livre. Tous deux sont d'origine chinoise et

ont vécu en France, mais seul H. Hanru a acquis une notoriété internationale. On comprend

tout l'intérêt du critique à collaborer au succès de celui qui pourrait représenter un soutien

précieux pour sa carrière. D'ailleurs (est-ce un hasard ?) sur les 4 expositions de la biennale, celle

qui est présentée comme « le point culminant de l'exposition de 2002, aussi bien d'un point de

vue curatorial qu'artistique » 127, est co-curatée par H. Hanru. Précisons que ce dernier est alors,

et durant toute la durée de notre corpus, mentionné dans l'ours de Flash Art comme un

correspondant français de la revue.

Dans le même ordre d'idées, on trouve en 2000 un compte rendu sur Manifesta signé par

H. Felty. Cette critique a été l'assistante du curateur, F. Bonami, au musée d'art contemporain de

Chicago. Elle l'a également suivi en Slovénie et secondé dans son travail sur Manifesta. Rien, dans

l'article, ne mentionne ce lien qui, pourtant, pourrait être déterminant dans la lecture,

particulièrement enthousiaste qu'elle propose de l'événement. Nous allons le voir, Manifesta

bénéficie pour chacun de ses comptes rendus, d'un type d'énonciateur particulier pour lequel les

liens à la revue ou au référent méritent d'être interrogés avec attention.

Ce type de lien, dont nous venons de fournir quelques illustrations, est sans doute

beaucoup plus fréquent qu'il ne nous est permis de l'établir, avec toutes les limites que comporte

notre méthode d'investigation. Il pose la question de l'indépendance des revues et de

127 « the highlight of the 2002 show, both curatorially and artistically speaking»

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Chapitre cinq : Le pouvoir-dire des signataires

246

l'interdépendance des acteurs. Car, pour certains référents, comme Manifesta, les liens entre la

revue et les organisateurs de la biennale sont manifestes et on peut observer un véritable

contrôle du discours par le bureau éditorial. Cette biennale n'est en effet prise en charge que par

les critiques les plus proches de la rédaction et par des auteurs impliqués dans la production,

comme H. Felty. Les annonces et comptes rendus sont signés par des membres du bureau

éditorial : M. Robecchi et S. Campagnola pour deux articles chacun, dont un en collaboration, et

C. Garrett. On note aussi la présence, pour la 4e édition de Francfort, de la correspondante

allemande A. Rosenberg qui, si on se réfère au nombre d'articles qu'elle a publiés dans la revue

et à leur position, peut être considérée comme un des dix collaborateurs les plus proches de

Flash Art. Les deux énonciateurs restant sont des extérieurs. La première, H. Felty, est, comme

nous venons de le noter, impliquée dans l'organisation même de l'événement. Le second, le

milanais M. Scotini, sans être jamais mentionné dans l'ours, semble entretenir des liens avec

l'éditeur de Flash Art. Sa participation à deux éditions de la biennale de Prague en atteste, tout

comme les conférences qu'il donne au Flash Art Trevi Museum. Sur le site de la biennale de

Prague, il est d'ailleurs présenté comme un collaborateur de la revue. La mainmise totale sur ce

référent, des plus proches collaborateurs de G. Politi ou d'énonciateurs impliqués dans la

production de la biennale, nous invite à émettre l'hypothèse d'un contrôle du discours produit

sur l'événement par la rédaction de la revue. Pourtant, la revue ne semble pas a priori entretenir

de lien particulier avec Manifesta, si ce n'est, bien entendu, leur commune situation européenne.

Il faut en réalité se pencher sur la biographie des curateurs des trois éditions commentées pour

parvenir à saisir des liens qui pourraient expliquer ce contrôle.

Nous ne reviendrons pas sur le cas de F. Bonami pour Manifesta 3 en 2000, déjà abordé

précédemment : sa proximité à la revue est avérée. Dans le cas de Manifesta 4, en 2002, on

parvient également à établir des connexions entre la revue et deux des trois curateurs de

l'édition. S. Moisdon Trembley est l'épouse du correspondant français de la revue, N. Trembley

(également présent dans le corpus d'Art Press) avec qui elle a fondé le Bureau des Vidéos à Paris.

Quant à I. Boubnova, G. Politi lui a délégué une exposition dans le cadre de la biennale de

Tirana en 2001. Mais elle est également, depuis 1998, la correspondante de la revue pour la

Bulgarie. Enfin, en 2004, pour Manifesta 5, l'un des curateurs n'est autre que M. Gioni. La

seconde, M. Kuzma, est mentionnée dans plusieurs de ses biographies comme une

collaboratrice de la revue. On trouve d'ailleurs la trace de quelques articles signés par elle. On

peut donc observer, dans les trois cas, une forte proximité entre les producteurs de l'événement,

et les critiques en charge d'évaluer leur travail. Le fait que des critiques proches de la revue,

soient systématiquement présents dans les éditions de Manifesta, soulève des questions sur les

liens entre G. Politi et les organisateurs de l'événement. Rien ne nous permet, sans une

recherche plus approfondie, d'y répondre, et on pourrait envisager cet état de fait comme un

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Chapitre cinq : Le pouvoir-dire des signataires

247

simple hasard. Mais on peut noter que, dès la première édition de cette biennale, R. Martinez

(correspondante espagnole), V. Misiano (Correspondant russe), A. Renton (correspondant pour

l'Angleterre dans les années quatre-vingt-dix) et H. U. Obrist, (collaborateur de la revue,

curateur de Tirana 1 et de projets avec G. Bonami) sont les 4 curateurs associés de la biennale. Il

est vrai que ces trois acteurs sont aujourd'hui des curateurs indépendants de grand renom. Peut-

être faudrait-il donc retourner la question : le réseau de Flash Art est-il à ce point étendu que l'on

puisse trouver des liens entre chaque curateur de biennale et la revue ?

Pour Manifesta, ces liens sont apparemment plus aisés à établir que pour d'autres

manifestations. Mais si l'on étudie le profil des 6 curateurs de la biennale de Moscou 2005, on

retrouve 4 correspondants ou collaborateurs proches, ainsi qu'un critique d'Artforum,

D. Birnbaum, qui avait été nommé par F. Bonami comme curateur-associé de Venise 2003. En

approfondissant les recherches, on pourrait ainsi reconstituer un réseau d'acteurs collaborant sur

différents projets de biennale et, à un titre ou un autre, impliqués également dans des activités de

critique. Mais comme on peut le constater, cette confusion des rôles n'est pas seulement le fait

de la transformation des critiques en curateurs. Elle tient aussi à la transformation des revues en

organisateurs d'exposition. Et lorsque c'est la rédaction de la revue elle-même qui est impliquée

dans l'événement, on peut supposer que le contrôle sur le discours « critique » atteindra son

apogée.

Dans le cas de Tirana, en 2001, si les annonces publicitaires sont très présentes dans la

revue (on trouve des doubles pages présentant la liste des curateurs et des expositions) les

articles sont, en revanche, peu nombreux. Comme pour beaucoup d'autres référents, ils se

limitent à une annonce non signée et à un compte rendu. Mais ce dernier, comme on pouvait s'y

attendre, est signé par une collaboratrice proche, la correspondante allemande A. Rosenberg. Le

cas de Prague en 2003, est plus intéressant. Quatre articles sont consacrés à cette première

édition de la biennale. Les deux premiers sont des annonces non signées dans les « news », dont

l'une mentionne la liste des artistes et curateurs. Les deux autres relèvent, selon notre définition,

du compte rendu, puisqu'ils paraissent dans les mois suivant l'ouverture. Cependant, aucun ne

propose une évaluation critique de la biennale. Dans le premier cas, l'article de 3 pages est signé

par deux membres du comité de rédaction, P. Bhatnagar (news editor) et M. Robecchi (managing

editor), aucun n'étant présenté ou mentionné comme tel dans l'article. Il s'agit en fait d'un recueil

de témoignages d'artistes de l'exposition à propos de leur expérience à Prague et du travail qu'ils

y ont exposé. En octobre, un dossier spécial apparaît comme nous l'avons vu, dans une rubrique

nouvelle « blowup ». Il n'est pas signé, et consiste en un ensemble de photographies de

l'exposition, son montage et son vernissage. Le discours est donc absent de ce dossier, où l'on

aurait pu s'attendre à trouver un retour critique sur la biennale. Ce sont les archives

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Chapitre cinq : Le pouvoir-dire des signataires

248

photographiques de l'exposition qui nous sont au contraire proposées, et qui ne présentent, au

fond, qu'un intérêt purement documentaire (donc, relativement limité pour le lecteur). On arrive

donc, avec Prague, à un tel contrôle du discours que celui-ci s'efface presque entièrement dans

les comptes rendus. Le seul discours qui reste est celui des artistes : les critiques n'ont plus voix

au chapitre.

Aucun autre référent de notre corpus ne semble manifester un tel contrôle discursif. En

dehors des quelques cas que nous venons de présenter, le traitement de la plupart des référents

est pris en charge par des correspondants ou collaborateurs entretenant un plus faible degré de

proximité à la revue.

Conclusion du chapitre

Comme le souligne P. Bourdieu, l'efficacité d'une action de légitimation dépend de deux

facteurs principaux : d'une part le degré d'autorité de l'instance légitimante, d'autre part

l'indépendance (apparente) de cette instance par rapport à l'instance consacrée.

« L'acte de reconnaissance a d'autant plus de chances d'être reconnu comme

légitime, et d'exercer son pouvoir de légitimation, qu'il paraît moins déterminé par

des contraintes externes, physiques, économiques, politiques ou affectives (donc

plus “authentique”, “sincère”, “désintéressé”, etc.) et donc plus exclusivement

inspiré par les raisons spécifiques d'une soumission élective, et que, par

conséquent, son auteur possède à un plus haut degré la légitimité que revendique le

pouvoir en quête de légitimation. Autrement dit, l'efficacité symbolique d'une

action de légitimation croît comme l'indépendance reconnue de celui qui consacre

par rapport à celui qui est consacré, et comme son autorité statutaire (toujours liée,

par une relation de causalité circulaire, à l'autonomie) : elle est presque nulle dans le

cas de l'autoconsécration (Napoléon prenant la couronne des mains du pape pour

se couronner lui-même) ou de l'autocélébration (un écrivain faisant son propre

panégyrique, ou Ford disant que la Ford est la meilleure des voitures) ; elle est

faible lorsque le travail de consécration est accompli par des mercenaires (une

claque de théâtre, des publicitaires) ou des complices ou même des proches ou des

familiers, dont les jugements sont suspects d'être inspirés par la complaisance

(“mon fils est le plus intelligent”) ; elle reste faible lorsque les actes de

reconnaissance (hommages, préfaces, comptes rendus etc.) font l'objet d'échanges

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Chapitre cinq : Le pouvoir-dire des signataires

249

qui sont d'autant plus transparents, donc d'autant moins efficace symboliquement,

que sont plus courts les circuits d'échange et l'intervalle temporel entre les actes

d'échange ; elle atteint son maximum lorsque toute relation réelle ou visible

d'intérêt matériel ou symbolique, entre les institutions ou les agents concernés

disparaît et que l'auteur de l'acte de reconnaissance est lui-même plus reconnu »

(Bourdieu, 1989 : 550).

On comprend mieux, dès lors, le rôle que peuvent jouer les revues, en tant que supports

institués de réception des biennales, dans leur processus de légitimation. C'est bien parce que les

revues spécialisées, ou plus largement la critique d'art, se posent comme instances indépendantes

de jugement, que la représentation des biennales qu'elles construisent peut être performative. La

simple mise en circulation (diffusion, transmission) du discours des biennales est en soi

insuffisante pour garantir leur reconnaissance. Voilà qui pourrait expliquer que, quelle que soit la

« valeur » esthétique ou critique des discours produits par les revues, ils restent absolument

nécessaires au bon fonctionnement des biennales, c'est-à-dire à la reconnaissance de leur

autorité. Aussi efficace soit-elle, l'autopromotion des biennales (assurée par leurs services de

communication) ne peut suffire à garantir la « croyance » des récepteurs. Le pouvoir symbolique

des biennales est donc déterminé par la production, a priori indépendante, de leur représentation

par la critique.

Mais comme le souligne P. Bourdieu, cette indépendance peut n'être, et n'est souvent,

qu'une façade qui masque en réalité des complicités ou interdépendances entre instances. Car,

consciente des enjeux et des mécanismes de production de la légitimité, les instances en quête de

reconnaissance mettent en place de véritables stratégies de dissimulation, qui visent à rendre

plus efficace le discours de consécration :

« On pourrait écrire ainsi la loi fondamentale de l'économie du travail de

légitimation : étant donné que l'efficacité symbolique d'un discours de légitimation

varie comme la distance réelle ou visible (l'indépendance entre le célébrant et le

célébré), et que la distance entre les points de vue correspondants tend à varier en

raison inverse de cette distance, un agent ou une institution qui veulent engager

une action de promotion symbolique (propagande, publicité, etc.) doivent

inévitablement trouver un optimum entre la recherche de la maximisation de la

teneur du message en information célébratrice et la recherche de la maximisation

de l'autonomie (visible) du célébrant, donc de l'efficacité symbolique de la

célébration » (Bourdieu, 1989 : 551).

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Chapitre cinq : Le pouvoir-dire des signataires

250

Dans le cas des revues d'art, ou plus largement de la presse, l'instance de légitimation (le

célébrant chez P. Bourdieu) présente la particularité d'être double. On a d'un côté l'archi-

signature (ou archi-énonciateur) que représente la revue, et de l'autre, des énonciateurs auxquels

la revue concède des espaces de discours (les auteurs ou signataires).

Nous avons montré que la légitimité des auteurs jouait un rôle dans le processus de

consécration des biennales, puisqu’il existe une certaine corrélation entre la position des

énonciateurs dans la hiérarchie éditoriale, et le statut éditorial des référents commentés. La

légitimité rédactionnelle des énonciateurs leur confère un pouvoir-dire qui renforce le crédit

porté à leur discours (et atteste de la valeur du référent), et en même temps, le fait de

commenter ces référents privilégiés contribue à renforcer leur pouvoir-dire (processus de

légitimation croisée).

Cependant, nous avons également pu observer que les signataires sont pour la majorité

extérieurs aux revues et ne disposent donc a priori d'aucune légitimité rédactionnelle. Si dans

certains cas nous avons pu mettre en lumière d'autres formes de légitimité (institutionnelle par

exemple, ou relevant d'une spécialisation : proximité thématique) qui pourraient expliquer leur

prise de parole, ces légitimités n'interviennent qu'au niveau de l'autorité des auteurs. Or, comme

le souligne P. Bourdieu, l'efficacité de l'action de consécration dépend également du facteur

d'indépendance. Et celui-ci ne peut être, dans le cas des énonciateurs extérieurs, garanti que par

le dispositif de représentation que constituent les revues. Ainsi, si le fondement de l'autorité des

auteurs est variable (il peut relever du dispositif lui-même ou bien de la position des

énonciateurs dans le champ), en revanche, c'est bien le cadre d'énonciation spécifique de leur

discours qui garantit leur indépendance.

On peut donc considérer que l'archi-signature de la revue domine et garantit la valeur des

signatures, en dissimulant les éventuelles proximités entre auteurs et référents. Le dispositif

représentatif, en neutralisant les complicités, garantit l'indépendance de jugement des auteurs, et

fonctionne comme un piège pour le lecteur.

C'est ce que montre L. Marin à travers l'analyse qu'il propose du projet d'une histoire du

roi envoyé par Pelisson à Colbert, pour convaincre le roi de lui attribuer la position

d'historiographe. L. Marin souligne le chiasme opéré entre pouvoir politique et pouvoir

discursif :

« L'historien a “besoin” du roi, car il ne peut raconter l'histoire du roi que si celui-ci

l'appelle auprès de lui et lui donne le pouvoir-écrire qui lui est nécessaire (...). Mais

le roi a “besoin” de l'historien, car le pouvoir politique ne peut trouver son

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Chapitre cinq : Le pouvoir-dire des signataires

251

achèvement, son absolu, que si un certain usage de la force, son expression concrète,

est le point d'application de la force du pouvoir narratif » (Marin, 1981 : 54).

Mais le dispositif ne peut fonctionner, comme le souligne Pelisson, que si la nomination

de l'historiographe n'est pas officialisée. Il faut garder le secret de la complicité, car la seule

qualité d'un piège est de n'être pas vu de sa proie. L'histoire ou le récit du roi que propose

Pelisson, sera intéressée, ou intéressante pour le roi (car elle produira des effets de pouvoir).

Mais pour que ces effets soient opérants, il faut que le récit paraisse « désintéressé » pour le

lecteur. Le projet de Pelisson est de ce point de vue éloquent :

« Il faut louer le Roy partout, mais pour ainsi dire sans louange, par un récit de tout

ce qu'on lui a vu faire, dire et penser, qui paraisse désintéressé, mais qui soit vif,

piquant et soutenu, évitant dans les expressions tout ce qui tourne vers le

panégyrique (...). Il serait à souhaiter sans doute que Sa Majesté approuvât et agréât

ce dessein, qui ne peut pas se bien exécuter sans elle. Mais il ne faut pas qu'elle

paraisse l'avoir agréé, ni su, ni commandé » (Marin, 1981 : 50).

La mobilité des acteurs nous invite à reconsidérer le lien que nous avons établi entre les

deux dispositifs de la biennale et de la revue. Alors qu'on établissait une coupure nette entre les

deux dispositifs, en présumant que chacun était constitué d'un groupe social spécifique (artistes

et curateur du côté de la biennale ; critiques du côté de la revue), on s'aperçoit en fait que la

revue est ouverte du point de vue des énonciateurs, et n'est pas animée par les seuls membres

légitimes de la rédaction. Elle constitue un support de discours pour de nombreux acteurs du

monde de l'art, dont l'activité principale n'est pas forcément la critique. Le fait que les

énonciateurs soient pour la plupart extérieurs montre bien une certaine autonomie des individus

par rapport aux dispositifs. Notre analyse souligne une logique d'interdépendance des acteurs,

particulièrement visible dans le processus de légitimation croisée que nous avons mis en lumière.

Mais c'est un processus encore plus efficace que nous avons pu saisir par l'analyse des

signatures.

Quand P. Bourdieu se penche sur la critique littéraire pour identifier les stratégies de

dissimulation à l'œuvre dans les actions de consécration, il les envisage comme des processus de

« renvois d'ascenseur » entre deux acteurs (A consacre B, puis B consacre A). Ainsi, pour

masquer la complicité entre les acteurs, il suffit par exemple, d'interposer un intervalle de temps

entre la célébration et la contre-célébration, de changer de public ou de support, d'utiliser un

pseudonyme (Bourdieu, 1989). Or nous avons pu montrer que, dans certains cas, ce sont des

acteurs impliqués dans la production de l'événement, qui louent la biennale dans les revues.

C’est-à-dire qu'on a, non plus, comme chez P. Bourdieu, deux acteurs qui échangent des

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Chapitre cinq : Le pouvoir-dire des signataires

252

discours de consécration, mais un seul individu, qui en se déplaçant, parvient à réaliser à la fois

un produit (une exposition par exemple) et son discours de consécration. Et cela est rendu

possible par le fait que la position de cet individu varie en fonction du dispositif dans lequel il

agit. Il peut ainsi occuper successivement, voire simultanément, la fonction de curateur de

biennale (ou d'artiste exposant) et celle de critique.

Bien entendu, ce cas de figure (un même individu intervenant sur les deux dispositifs) est

marginal Mais il possède une valeur heuristique évidente, dans la mesure où il permet d'expliquer

à la fois le fonctionnement et l'efficacité du dispositif de représentation. C'est bien dans la

construction d'un point de vue, autrement dit d'une position (ou d'une posture) d'énonciation,

que consiste le dispositif des revues et que réside son opérativité : un point de vue indépendant

garanti par l'archi-signature qui masque les déplacements d'acteurs et les complicités. On doit

donc envisager l'instance revue comme un cadre d'énonciation spécifique (un « dispositif

d'énonciation »), dans lequel les acteurs viennent s'inscrire pour produire un discours dont le

statut sera déterminé par ce cadre. C'est bien le dispositif qui définit le point de vue, et non

l'énonciateur, qui ne fait que l'activer. Le statut de celui-ci sera déterminé par celui-là. L'archi-

signature permet à tous les énonciateurs, quelle que soit leur fonction principale dans le champ,

de se positionner en tant que critique.

Dans la troisième partie de la thèse, nous chercherons à montrer, en décrivant le plan de

la représentation, que c'est bien dans le procès de représentation que s'institue la position de

critique. Notre hypothèse est que cette position d’une part résulte d'un point de vue spécifique

produit par le dispositif et que, d’autre part, elle ne se construit pas de manière statique et

interne au dispositif, mais de manière dynamique, en interdépendance ou en tension avec une

autre position : celle du curateur. On proposera donc une lecture relationnelle des jeux de

positionnement d'acteurs, qui devrait nous amener à réviser le schéma de fonctionnement du

champ proposé par les sociologues. Les conclusions que nous venons de tirer de l'analyse des

signataires semblent en effet remettre en question, moins le statut de dominant du curateur, que

la pertinence du modèle dominant/dominé pour aborder la logique des positions d'acteurs.

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3ÈME PARTIE

L'opérativité des discours de représentation

dans la régulation des positions d’acteurs

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254

L’analyse médiatique que nous avons développée dans la deuxième partie de la thèse nous

a permis de montrer que les revues spécialisées fonctionnent comme des dispositifs de

légitimation des biennales. Mais cette approche communicationnelle “traditionnelle” laisse

échapper une dimension essentielle du dispositif de représentation, qui renvoie davantage aux

logiques d’acteurs. Cette troisième partie s’attachera à montrer que le dispositif de légitimation

que constituent les revues, est également un outil d’organisation sociale de l’univers des

biennales.

L'analyse des signatures, dans le chapitre cinq, nous a en effet permis de mettre en

lumière une dynamique de circulation des individus entre différents dispositifs (revue, biennale,

exposition, etc.) et différentes positions (critique, commissaire d'exposition, conservateur, artiste,

etc.). Les revues sont pratiquées par des individus présentant une grande mobilité dans le champ

et occupant des fonctions diverses, parmi lesquelles l’activité de critique n’est parfois

qu’occasionnelle. Il semblerait donc que la position de critique ne soit pas attachée aux

individus, mais sans doute davantage aux dispositifs qu’ils activent et dans lesquels ils inscrivent

leurs actions.

L'hypothèse qui va guider cette partie est que la position de critique est construite par le

dispositif de représentation. Le dispositif des revues se caractériserait, d’un point de vue

« technique », par la production d'un point de vue spécifique sur les expositions, qui permettrait

aux acteurs, quelle que soit leur activité principale dans le champ, de s'instituer critique le temps

d'un discours. Nous proposons donc d'envisager les revues comme des « dispositifs

d'énonciation » (Veron, 1983), c'est-à-dire comme des dispositifs opérant le réglage de trois

positions : celle de l'énonciateur, celle du destinataire (a priori le lecteur de la revue) et celle du

référent (a priori l'exposition)128.

Pour vérifier la pertinence d'une approche en termes d'énonciation, il convient de se

centrer sur le texte lui-même, et non plus, comme nous l'avons fait jusqu'à présent, sur les

formes éditoriales (le paratexte). Il ne s'agit pourtant en aucune manière de proposer une analyse

du discours critique, en questionnant par exemple l'organisation ou le contenu de ces discours.

C'est bien sur l'opérativité du discours des revues dans la production ou le réglage de positions,

que se porte notre attention. Avec l'hypothèse que c'est dans cette opérativité que se joue le

128 La notion de « dispositif d'énonciation» est employée par L. Marin pour désigner une dimension « technique» du

dispositif de représentation. Rappelons que les travaux de L. Marin sur le processus de représentation sont inspirés des écrits d'E. Benveniste sur l'énonciation (1966).

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fonctionnement de l'univers des biennales et qu'il faut chercher l'explication de sa reproduction

et de son pouvoir.

L'analyse que nous proposons de mener suppose un degré de finesse qui rend impossible

le traitement d'un corpus tel que celui sur lequel nous nous sommes basée dans la seconde partie

de la thèse. Il faut donc, dès à présent, réduire notre analyse à un choix pertinent d'une dizaine

d'articles, prélevés dans le corpus primaire. Pour établir ce « sous-corpus », il convient en

premier lieu de s'interroger sur le type d'énoncés retenus.

Nous avons en effet pu noter la variété des types d'énoncés portant sur les biennales et

établir une distinction d'ordre temporel entre les « articles d'annonce », parus avant l'ouverture

de l'exposition, et les « comptes rendus », publiés en aval. C'est sur cette seconde catégorie

d'énoncés que nous centrerons notre attention, en raison de leur relative « stabilité » qui devrait

faciliter le travail d'analyse. Alors que les discours d'annonce présentent une grande flexibilité de

formats discursifs (interview, news, article de fond, etc.) les comptes rendus possèdent une

structure relativement pérenne d'un énoncé à l'autre et d'une revue à l'autre. On peut en dégager

au moins deux règles constitutives qui pourraient, à la limite, permettre d'envisager ces discours

comme un « genre » spécifique (bien que le propos de cette thèse ne soit pas de définir le

compte rendu comme genre). D'une part, le compte rendu implique une relation directe, un

contact physique, de l'énonciateur au référent : le critique est censé avoir visité l'exposition qu'il

commente. C'est pourquoi nous avons insisté sur la dimension temporelle de parution du

compte rendu : il ne peut en aucun cas précéder l'ouverture de l'exposition aux professionnels.

Seconde règle constitutive qui résulte en partie sans doute de l'héritage historique du compte

rendu (car, rappelons-le, il constitue la forme prototypique de la critique) : le lecteur attend du

compte rendu une dimension évaluative, ou tout au moins, une distance par rapport à l'objet

commenté. La représentation de l'exposition construite par le critique ne devrait pas relever de la

pure mimesis : elle devrait idéalement manifester un engagement, une expertise, ou plus

simplement un « point de vue ». Au contraire, certains discours d'annonce, comme par exemple

les textes signés par les curateurs, relèvent plus de la « présentation » que de la « représentation »,

car ils sont un double, un simulacre du discours du catalogue par exemple, et suppriment la

distance de la copie au modèle.

Le compte rendu, envisagé comme un dispositif d'énonciation particulier, est donc, en

raison de sa relative stabilité et de ses règles constitutives, certainement le dispositif de notre

corpus le plus propice à la construction de la position de critique. Ce n'est d'ailleurs

certainement pas un hasard si les critiques les plus légitimes des revues (les membres du comité

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256

de rédaction) concentrent leurs interventions sur ce format d'expression (cf analyse des

signatures).

Il s'agit ensuite de choisir les référents sur lesquels portera l'analyse. Le développement

qui va suivre montrera que les contrastes entre référents ne sont pas déterminants pour la

question qui nous occupe dans cette partie. Mais pour parvenir à cette conclusion, encore faut-il

veiller à retenir des référents qui, à la lumière des précédentes analyses, nous paraissent relever

de catégories bien distinctes. On retiendra donc deux référents, contrastés du point de vue de

leur localisation géographique (duopole/hors duopole) mais aussi de leur statut éditorial. Il faut

également veiller à ce que la structure d'exposition des deux référents soit relativement proche,

afin de faciliter les comparaisons entre comptes rendus, et ne pas introduire a priori une trop

grande diversité de facteurs dans l'analyse. Nous avons donc retenu les biennales de Venise et de

São Paulo qui présentent un « format d'exposition » comparable, dans la mesure où la seconde

s'est construite sur le modèle de la première. La biennale de Venise a été retenue parce qu'elle

offre le plus haut degré de valorisation dans les deux revues et qu'elle se situe dans le duopole.

La biennale de São Paulo, au contraire, est située hors duopole et ne bénéficie que d'une

attention limitée de la part des critiques. Toutes deux peuvent être considérées comme des

biennales historiques, puisqu'elles ont été fondées l'une en 1895 et l'autre en 1951.

Notre corpus d'analyse sera donc constitué de tous les comptes rendus des biennales de

Venise et São Paulo, parus entre 2000 et 2004 dans Art Press et Flash Art, soit un total de 12

articles129 (4 pour São Paulo et 8 pour Venise).

129 Ce « sous-corpus » sera mobilisé dans les deux prochains chapitres. Pour éviter une surcharge de renvois dans le

texte, nous avons rassemblé la reproduction des 12 articles en annexe XVIII.

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Chapitre six : Les jeux de perspective

257

CHAPITRE SIX

LES JEUX DE PERSPECTIVE

Lors de la construction du corpus primaire, dans la deuxième partie de la thèse, nous

avons abordé les travaux de l'anthropologue A. Appadurai, et plus particulièrement sa notion de

« paysage médiatique » (Appadurai, 2001). En nous basant sur la définition formulée par l'auteur,

nous avons distingué trois types de paysages :

- le paysage construit par la circulation des supports médiatiques dans le monde,

- le paysage construit par ces médias (« image du monde »),

- le paysage construit par les récepteurs des médias qui s'approprient, par un acte

individuel, les représentations médiatiques.

Si le premier paysage nous a permis de construire notre corpus, c'est sur le second que

s'est focalisée l'analyse : « l'image du monde des biennales » construite par les revues. En

questionnant les formes éditoriales appliquées aux référents, nous avons déterminé la position

des biennales dans l'espace de représentation : la biennale de Venise et la Documenta occupent,

dans les deux revues, le premier plan de la représentation, alors que d'autres référents se situent

au dernier plan, près de la ligne d'horizon, ce qui réduit radicalement leur visibilité dans le

panorama. On peut aussi considérer que d'autres référents encore (comme la triennale de New

Delhi en Inde par exemple) sont hors champ, ou trop éloignés du regard des critiques (et

insaisissables par le récepteur de la représentation) dans la mesure où ils sont tout simplement

absents du plan de la représentation130.

La notion de « paysage médiatique » ne prend donc toute sa profondeur que si on

l'envisage dans la perspective du « point de vue ». Elle invite à porter notre attention sur le

processus de « cadrage » ou de « focalisation » sur l'objet (pour utiliser des termes relevant du

domaine photographique) effectué par le sujet qui énonce ou construit le paysage (le critique).

130 Bien que l'analyse se soit centrée sur le processus en lui-même, et non sur la mise au jour de la hiérarchie, c'est

finalement l'existence d'un tel paysage qui est sous-jacent et qui reste potentiellement descriptible par l'analyste.

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Chapitre six : Les jeux de perspective

258

Ce processus peut être envisagé comme un réglage, opéré par le sujet, de sa relation à l'objet

représenté (le référent) et au-delà, de sa relation au sujet destinataire de la représentation.

Or c'est bien sur ce réglage que se concentrent les analyses de l'énonciation développées

par les sciences du langage à la suite des travaux d'E. Benveniste sur le discours (Benveniste,

1966, 1974). Les théories de l'énonciation fournissent donc un outillage méthodologique et

conceptuel propice à interroger les spécificités du point de vue construit par le dispositif

médiatique, dans lequel viennent s'inscrire des acteurs variés. Ces théories devraient en premier

lieu permettre de saisir l'opérativité du discours dans le processus d'institution de l'énonciateur

dans la position de critique. Mais plus largement, en mettant l'accent sur l'opération de

production du point de vue, de vérifier l'opérativité du dispositif d'énonciation dans le réglage

des différentes positions en jeu : non seulement celle du critique, mais aussi celle du destinataire

(a priori, le lecteur) et du référent (l'objet du discours) dont il conviendra de repréciser la nature.

I. L'institution du sujet de représentation

Pour décrire et qualifier le point de vue construit par le dispositif du compte rendu, nous

nous appuierons essentiellement sur les travaux de linguistes comme C. Kerbrat-Orecchioni ou

D. Maingueneau. Ces auteurs s'attachent à décrire et analyser des situations d'énonciation, en se

basant sur les marques de l'énonciation dans le discours. La présence de ces marques atteste de

la subjectivité du discours, c'est-à-dire de l'existence d'un point de vue singulier qui est celui du

sujet énonciateur.

Saisir les traces de l'énonciation dans le discours consiste à déterminer, en premier lieu, si

nous avons affaire à des textes ancrés dans leur situation d'énonciation (embrayés) ou non. Selon

le dictionnaire d'analyse du discours de D. Maingueneau et P. Charaudeau :

« La présence ou l'absence d'embrayeurs permet d'opposer les énoncés qui

organisent leur repérage par rapport à la situation d'énonciation (plan embrayé) et

ceux qui sont en rupture avec elle, qui construisent leurs repérages par un jeu de

renvois internes au texte (plan non embrayé) » (Charaudeau, Maingueneau, 2002 :

210).

Cette opposition reprend la distinction opérée par E. Benveniste (1966) entre discours et

histoire. Dans le premier cas, l'énonciateur s'énonce comme locuteur, alors que dans le second,

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Chapitre six : Les jeux de perspective

259

l'histoire semble se raconter toute seule. Mais comme le remarque D. Maingueneau, il existe des

textes non-embrayés qui ne relèvent pas du récit (au sens de narration). Par ailleurs,

« Il est rare qu'un texte se développe sur un seul plan d'embrayage ; la plupart du

temps on voit se mélanger dans un même texte les plans embrayé et non

embrayés » (Maingueneau, 1998 : 101).

La terminologie de D. Maingueneau, en termes de « plans », nous semble donc plus

appropriée que celle d'E. Benveniste.

Les déictiques sont les traces de l'ancrage du discours dans la situation d'énonciation.

Selon C. Kerbrat-Orecchioni :

« Ce sont les unités linguistiques dont le fonctionnement sémantico-référentiel

(sélection à l'encodage, interprétation au décodage) implique une prise en

considération de certains des éléments constitutifs de la situation de

communication, à savoir :

- le rôle que tiennent dans le procès d'énonciation les actants de l'énoncé,

- la situation spatio-temporelle du locuteur, et éventuellement de l'allocutaire ».

(Kerbrat-Orecchioni, 1997 : 36).

Ils recouvrent les pronoms de première et deuxième personne (qui renvoient directement

aux co-énonciateurs du discours) et les possessifs correspondants, des désignations

démonstratives, des adverbes et locutions adverbiales locatives et temporelles, les catégories du

présent, du passé et du futur.

Avant de nous centrer plus spécifiquement sur les marques de l'énonciateur dans les

comptes rendus étudiés nous allons tenter de qualifier plus généralement l'ancrage énonciatif des

textes en nous basant sur un repérage des déictiques.

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Chapitre six : Les jeux de perspective

260

1 La dimension subjective des comptes rendus

Si on interroge les textes de notre corpus (Annexe XVIII) pour tenter de saisir la présence

de déictiques, on peut constater que ceux-ci sont présents dans la majorité des comptes rendus,

qui peuvent donc être considérés comme des énoncés embrayés. Ils se manifestent sous la

forme des pronoms de première et plus rarement de seconde personne (sur lesquels nous

reviendrons), mais aussi à travers des locutions temporelles, très fréquentes dans les débuts

d'articles (« la biennale de cette année », « le phénomène relativement récent », « la Manifesta de

l'an dernier » 131, etc.).

Les comptes rendus semblent donc, à première vue, être des énoncés bien ancrés dans

leur situation d'énonciation. Cette situation se rapporte au dispositif médiatique des revues où

l'énonciateur-critique s'adresse au lecteur de la revue, et commente l'exposition qu'il a visitée.

Si les déictiques sont relativement nombreux, leur présence n'est toutefois pas répartie de

façon homogène dans les textes, c'est-à-dire qu'on observe que certains passages sont fortement

embrayés, alors que dans d'autres, les marques d'énonciation disparaissent presque entièrement.

On trouve donc des plans embrayés, et d'autres non embrayés, à l'intérieur d'un même texte. En

outre, dans trois des douze articles, les marques d'énonciation semblent totalement effacées. On

trouve bien des démonstratifs (« cette édition » 132) dans deux d'entre eux, mais qui pourraient

tout autant renvoyer au co-texte (puisque le titre mentionne le numéro de l'édition), qu'à la

situation d'énonciation proprement dite. Pourtant, la subjectivité des énonciateurs reste très

nettement perceptible.

Prenons le cas de l'article Between the lines, signé par B. Funcke. Le texte se présente

comme une description au passé, de l'expérience de visite. La critique s'efface derrière la

description, a priori objective, des pavillons des Giardini de Venise et des files d'attente pour

pénétrer dans ces pavillons. Tout semble indiquer que ce texte relève du récit, ou de l'histoire au

sens d’E. Benveniste (1966), c'est-à-dire d'un type d'énoncé où l'histoire semble se raconter

toute seule. Pourtant, plusieurs indices démontrent en fait le caractère fortement subjectif de

l'énoncé. Nous nous contenterons d'en mentionner quelques-uns, afin de souligner cette

dimension subjective des énoncés étudiés.

Quelques marques de modalité apparaissent dans l'article et indiquent l'attitude que

l'énonciateur adopte vis-à-vis de ce qu'il dit. Dans l'énoncé suivant : « et bien entendu il n'y avait

pas de file d'attente (...)» , B. Funcke utilise une modalité logique pour commenter sa propre

131 « this year's Biennale» , « the relatively recent phenomenon» , « last year's Manifesta» . 132 « this edition» .

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Chapitre six : Les jeux de perspective

261

voix. Alors que dans : « qui malheureusement court le risque d'être (...)» , il s'agit plutôt d'une

modalité appréciative133. Ces modalisations sont classées par D. Maingueneau (1998) parmi les

déictiques, puisqu'elles manifestent clairement la présence de l'énonciateur dans le discours.

C. Kerbrat-Orecchioni (1997) semble en revanche les exclure de la catégorie des déictiques, mais

les considère néanmoins comme des marques de subjectivité (des « marques énonciatives »).

Dans cette dernière catégorie, on peut aussi faire entrer les axiologiques, c'est-à-dire les

termes péjoratifs ou mélioratifs qui font intervenir un jugement, et qui donc, sont solidaires des

systèmes d'appréciation du locuteur. Dans une proposition comme : « cette énorme installation

(...) mérite clairement le Lyon d'or, car elle représente parfaitement (...)» 134, le verbe « mériter »

est un verbe subjectif qui relève du domaine de l'axiologique, puisqu'il implique un jugement

évaluatif mélioratif. Ce jugement renvoie directement à l'énonciateur qui, bien que radical dans

l'exemple suivant, ne se pose pas explicitement comme source évaluative de l'assertion. Car à la

différence d'autres unités subjectives (comme les déictiques), les axiologiques sont implicitement

énonciatifs : le locuteur applique un terme à x, qui le qualifie ou le désigne, mais qui permet au

locuteur de se croire hors de cause, en ayant pour effet de persuader l'interlocuteur que c'est la

propre nature de x qui est en jeu. Le jugement de valeur énoncé dans l'exemple précédent

manifeste implicitement un engagement fort de la critique : elle prend position, mais sans

s'avouer ouvertement source du jugement évaluatif. L'emploi de ce verbe valorisant est bien

relatif à la nature particulière du sujet d'énonciation, à ses grilles d'évaluation et ses canons

esthétiques.

Il semblerait logique que les axiologiques soient nombreux dans les comptes rendus

puisque, a priori, ce type d'énoncé devrait impliquer une dimension évaluative. Pourtant, dans le

cas de cet article, ils sont très peu nombreux, en raison sans doute de l'option descriptive qu'a

choisie la critique. Selon C. Kerbrat-Orecchioni en effet, les axiologiques jouent un rôle

argumentatif et :

« Les axiologiques seront naturellement plus nombreux dans les énoncés à

vocation évaluative que dans les énoncés à prétentions descriptives » (Kerbrat-

Orecchioni, 1997 : 78).

Pourtant, malgré cette présence discrète des axiologiques et le caractère descriptif de

l'énoncé, il est impossible d'envisager l'article de B. Funcke comme un énoncé « objectif » (ou

tendant à l'objectivité). Car d'autres locutions sont présentes en nombre et marquent la

subjectivité du propos. Il s'agit des adjectifs subjectifs qui émaillent la description des œuvres.

133 « and sure enough there were no lines (...)» , « which unfortunately runs the risk of being (...)» , nous soulignons. 134 « This enormous installation (...) definitely deserved the prize of the Golden Lion since it perfectly represented

(...)» .

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Chapitre six : Les jeux de perspective

262

Dans les syntagmes nominaux « architecture oppressive » ou « installation fascinante » 135, les

adjectifs sont subjectifs et affectifs, car le locuteur énonce, en même temps qu'une propriété de

l'objet, une réaction émotionnelle face à cet objet. Ainsi, bien qu'ils ne puissent être considérés

comme des déictiques, ces adjectifs, « dans la mesure où ils impliquent un engagement affectif

de l'énonciateur, où ils manifestent sa présence au sein de l'énoncé, [ils] sont énonciatifs »

(Kerbrat-Orecchioni, 1997 : 84).

En poussant encore un peu le raisonnement, on pourrait même considérer que l'adjectif

« énorme », dans la première citation, est aussi évaluatif, bien que non axiologique. Car il

implique une évaluation quantitative de l'objet, relative à l'idée que le locuteur se fait de la norme

d'évaluation pour une catégorie d'objet donnée. Enfin, la structure de l'article constitue en elle-

même un procédé (ironique) d'évaluation : la présentation des œuvres est organisée sous la

forme d'un palmarès, construit en fonction du temps d'attente devant les pavillons.

Ces quelques observations posent la question des limites de l'extension des déictiques,

donc de la possibilité de tenir un discours objectif. Comme le remarque C. Kerbrat Orecchioni :

« Après avoir identifié, sous le nom de déictiques, les éléments linguistiques les plus

voyants qui manifestent la présence du locuteur au sein de son énoncé, les

linguistes se sont trouvés confrontés au problème de l'omniprésence de ce locuteur

dans le message » (Kerbrat-Orecchioni, 1997 : 68).

Car la dénomination absolue n'existe pas : l'objet qu'on dénomme est un objet perçu,

interprété, évalué, et non un « référent brut ». Toute assertion porte donc la marque de celui qui

l'énonce. Et c'est donc « par décret terminologique » (Kerbrat-Orecchioni, 1997 : 68) que la

linguiste choisit d'exclure les axiologiques et modalisateurs de la catégorie des déictiques.

Ceci dit, il reste possible de distinguer les énoncés en fonction de leur plus ou moins

important degré de subjectivité. Or, dans le cas des comptes rendus, même si certains énoncés,

ou certaines séquences des textes, ne semblent pas relever du plan embrayé, la présence d'un

point de vue, c'est-à-dire d'un énonciateur qui porte et construit la représentation, est nettement

perceptible.

Après ces quelques remarques d'ordre général, nous allons nous pencher sur les marques

explicites de l'énonciateur dans le discours, afin de qualifier plus précisément le point de vue

construit par le dispositif. Nous limiterons notre approche aux marques de la personne, c'est-à-

dire aux pronoms personnels qui sont les déictiques les plus évidents et les plus visibles. Il s'agira

135 « oppressive architecture» , « mesmerizing (...) installation» .

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Chapitre six : Les jeux de perspective

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d'identifier les lieux privilégiés d'apparition de l'énonciateur dans l'énoncé, et de tenter de saisir

les modes de mise en avant du point de vue sur le plan de la représentation, puisque la logique

de mimesis est a priori exclue par le fort ancrage énonciatif des comptes rendus.

Afin de faciliter l'organisation de l'analyse qui va suivre, il convient dans un premier

temps d'apporter quelques précisions sur l'importance et la distribution dans les textes, des

pronoms de première personne. Sur les douze articles retenus pour l'analyse, seuls quatre ne

comportent aucun emploi de ces pronoms. D'autres indices témoignent cependant, nous venons

de le voir, de leur ancrage énonciatif. Dans l'univers des discours de presse, le compte rendu

d'exposition doit donc être envisagé comme un cas particulier, car la majorité des discours

journalistiques se caractérise par un effacement des co-énonciateurs, au profit d'un usage de la

troisième personne (Mouillaud, Tétu : 1989). De ce point de vue, le compte rendu se

rapprocherait plutôt de l'éditorial, où le rédacteur en chef prend la parole au nom du journal,

pour affirmer un point de vue sur un sujet d'actualité. Il s'agit, dans les deux cas, de systèmes

énonciatifs où l'énonciateur est apparent.

La présence du « je » ou du « nous » est la marque la plus visible d'engagement de

l'énonciateur dans le discours. En manifestant sa présence, l'auteur souligne le point de vue

depuis lequel est envisagé le référent, et l'impression de transparence tant recherchée par les

journalistes politiques par exemple, se dissipe. Le discours n'est plus un simple reflet de la

réalité : il s'offre comme une lecture singulière (et subjective) du réel.

La marque de la première personne n'est toutefois pas également distribuée dans

l'organisation textuelle des énoncés et relève, comme nous allons le montrer, de deux types de

positionnement. Les comptes rendus présentent une structure générale relativement stable qui

se retrouve dans la plupart des énoncés136. En règle générale, on peut distinguer une première

partie du texte, consacrée à la présentation du thème et de l'organisation générale de l'exposition.

Elle est suivie par une partie dédiée plus spécifiquement au commentaire des œuvres. Cette

opposition nous semble structurante, même si, dans les textes, elles n'est pas si rigidement

appliquée (la mention de certaines œuvres pouvant, par exemple, intervenir dans la présentation

de l'exposition).

Au cours de l'enquête que nous avons menée auprès des critiques de l'AICA en 2006,

nous avons pu vérifier la pertinence de cette observation. Interrogés sur leur pratique du compte

136 Les quelques exceptions sont dues au regroupement d'articles dans un dossier, qui entraîne parfois des logiques

de thématisation des articles.

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Chapitre six : Les jeux de perspective

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rendu, 34 des 49 critiques questionnés affirment que leur évaluation porte à la fois sur les

œuvres et sur l'exposition. Seuls 13 critiques affirment privilégier l'évaluation des œuvres.

2 Le critique commentateur des œuvres

Si l'on se penche sur les séquences des comptes rendus consacrées au commentaire des

œuvres, on remarque que la présence de la première personne du singulier est relativement rare.

Le plus souvent, l'énonciateur emploie des tournures impersonnelles, en utilisant la voix passive

ou encore la troisième personne (la « non personne » selon E. Benveniste) avec l'usage fréquent

du pronom impersonnel « on » (qui apparaît parfois en anglais sous la forme « you »). On

observe également, dans les textes en français, la présence de la première personne du pluriel,

employée comme un « nous de modestie ». Cette tournure académique, qui constitue une norme

du discours scientifique, a pour effet de renforcer l'impression d'objectivité du commentaire.

Elle consiste précisément à mettre à distance le sujet d'énonciation, à en gommer la singularité.

Le parallèle avec le discours scientifique n'est d'ailleurs pas anecdotique. On remarque en

effet que le discours sur les œuvres est généralement construit au présent de l'indicatif. Ce

présent inscrit le discours dans sa situation d'énonciation : le critique s'adresse au lecteur et lui

parle des œuvres de l'exposition comme s'il les avait sous les yeux. Mais, comme dans le discours

scientifique, l'emploi du présent vise moins à produire un effet de réel, qu'à attirer l'attention du

lecteur sur le discours. En effet, selon H. Weinrich (1973), le présent est un temps du

commentaire (qu'il oppose aux temps du récit, comme le prétérit). Il définit une « attitude de

locution » spécifique, c'est-à-dire que l'énonciateur signale à l'énonciataire la réaction ou

l'attention qu'il souhaite provoquer, de sorte que ce dernier puisse adapter son écoute :

« En employant les temps commentatifs, je fais savoir à mon interlocuteur que le

texte mérite de sa part une attention vigilante. Par les temps du récit au contraire, je

l'avertis qu'une autre écoute, plus détachée, est possible » (Weinrich, 1973 : 30).

Ainsi, le présent ne renvoie pas à l'actuel, mais caractérise une attitude de locution.

L'emploi de ce temps dans le discours sur les œuvres ne tient pas à leur présence effective dans

la situation de communication : il indique au lecteur du compte rendu la nature commentative

du discours137. Il marque la tension qui caractérise l'attitude du critique : ce dont il parle le

137 On observe des variations dans l'usage des temps du discours sur les œuvres en fonction des revues. Dans Art

Press, le présent est très largement dominant, alors que dans Flash Art, on trouve également du prétérit. Cette remarque nécessiterait de plus amples développements : ces variations résultent-elles en effet des langues employées (français et anglais)? Ou traduisent-elles des attitudes de locution divergentes, qu'on pourrait ramener aux promesses des deux revues analysées dans la seconde partie?

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Chapitre six : Les jeux de perspective

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touche de près, et il souhaite toucher le lecteur. Le critique se pose ainsi en spécialiste des

œuvres.

Ainsi, lorsque, dans le discours sur les œuvres, l'énonciateur marque explicitement sa

présence par l'emploi d'un pronom de première personne, les temps utilisés sont, à une

exception près, commentatifs. Dans l'article d'E. Grinstein sur São Paulo par exemple, les temps

du récit dominent largement. Mais lorsque la critique emploie la première personne du singulier,

elle utilise le présent :

« (Et la fiction est toujours, je le crois fermement, la meilleure stratégie que l'art

puisse employer) » 138.

Il se produit une sorte de rupture dans le récit, renforcé par l'usage des parenthèses. Cette

remarque générale sur la fiction renvoie au commentaire du travail d'un collectif d'artistes. Mais

celui-ci occupe dans l'article un statut particulier : il semble en effet bénéficier d'une attention

soutenue de la critique, puisque non seulement elle accorde à leur création le plus long

commentaire de l'article, mais qu'elle y reviendra à la fin de son texte pour conclure l'article139.

Même remarque pour l'article de L. Hoptman, où l'on retrouve le même effet de rupture

(avec les parenthèses) et où le commentaire porte sur l'œuvre la plus amplement discutée (et

appréciée) par la critique :

« (et celle qui aurait mérité un prix, selon l'opinion de cette visiteuse) » 140.

Ici, l'énonciatrice n'emploie pas directement la première personne du singulier, mais le

déictique « cette » (this) marque clairement l'ancrage énonciatif de son opinion. L. Hoptman

livre au lecteur son opinion personnelle sur l'œuvre du peintre Tuysmans. Son engagement dans

le discours est la marque du caractère exceptionnel de cette œuvre, puisqu'elle est la seule à en

bénéficier. Mais ce faisant, la critique nous parle aussi d'un point de vue qu'elle a sur l'œuvre. En

parlant d'elle à la troisième personne, et surtout en se qualifiant de « visiteuse » (viewer), elle

confère un statut particulier à son point de vue. Dans ce cas précis, la critique a l'air d'adopter

une posture relativiste et de nous dire : « attention, ce jugement n'est qu'une opinion parmi les

autres ». Mais cette « modestie » n'est en fait qu'apparente, dans la mesure où elle permet de

rappeler au lecteur que cette opinion résulte justement d'une spécialiste, c'est-à-dire d'une

visiteuse un peu particulière. Si l'on revient sur le cas d'E. Grinstein, la pertinence de son point

de vue est plus clairement affirmé par l'usage de l'adverbe « fermement » (definitely). Ce sont donc

138 « (And fiction always is, I definitely believe, the best strategy art can employ)» . 139 La première personne du singulier, nous l'avons dit, n'intervient que rarement dans le discours sur les œuvres.

Bien que cinq articles soient concernés, dans chacun, le « je » ne se manifeste que pour une œuvre seulement sur l'ensemble de toutes celles commentées.

140 « (and the one that should have merited a prize in the opinion of this viewer) » .

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Chapitre six : Les jeux de perspective

266

également la posture du critique et le statut du point de vue qu'il porte sur les œuvres, qui sont

en jeu dans ces commentaires. En énonçant un commentaire sur les œuvres à la première

personne, les critiques non seulement commentent des œuvres en tant que spécialistes, mais

construisent ce faisant une représentation de leur position de spécialiste en mettant en

perspective leur point de vue (ils commentent au fond autant les œuvres que leur point de vue

sur ces œuvres).

Le jeu de positionnement du critique est particulièrement visible dans l'article de

R. Leydier. Ici encore, l'utilisation de la première personne est réservée au jugement le plus

radical du critique. Elle concerne, chez R. Leydier, une œuvre qu'il déteste particulièrement :

celle de Bustamante. Ce commentaire est de loin le plus féroce et le plus long de tout l'article. La

rupture est engagée par l'usage du passé composé (temps commentatif selon H. Weinrich) qui

introduit une « perspective de locution », c'est-à-dire qui marque un décalage entre le temps du

texte et celui de l'action.

« Personnellement, je n'ai jamais été touché par le travail de Bustamante. J'ai toutefois

tenté d'en comprendre les ressorts – et surtout, l'intérêt de mes contemporains pour

ces images fades – j'ai même consacré du temps à lire très sérieusement une

multitude de textes et d'interviews… pour me rendre à l'évidence (...)» .

Le commentaire des œuvres, jusqu'alors au présent et impersonnel, est soudain

explicitement pris en charge par l'énonciateur qui marque ainsi son engagement et désigne

l'œuvre comme particulièrement « digne » (ou indigne dans le cas présent) d'attention. Mais cette

rupture énonciative possède un autre effet : celui de singulariser le critique. En effet, en

soulignant la subjectivité de son point de vue, il s'inscrit contre la pensée dominante de ses

contemporains (la doxa). La construction de sa position de critique est ainsi renforcée par la

présence d'acteurs auxquels le critique oppose son point de vue. L'usage de la première

personne constitue donc ici un mode particulièrement efficace d'institution du sujet dans la

position d'énonciateur légitime du discours sur les œuvres. En nous livrant son opinion

personnelle sur Bustamante, R. Leydier construit implicitement la valeur de son point de vue de

critique, qu'il distingue du point de vue dominant.

Tous ces énoncés possèdent donc une dimension réflexive qui a pour effet d'instituer

l'énonciateur dans la position de critique-spécialiste des œuvres. La lecture des travaux de

L. Marin consacrés à la représentation picturale, offre en effet des clés de compréhension de ce

phénomène d'institution du « sujet de représentation » (Marin, 1997).

Dans son analyse métasémantique des systèmes de représentation, l'auteur montre en

effet comment les dispositifs représentatifs construisent des points de vue sur les objets et ce

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Chapitre six : Les jeux de perspective

267

faisant, instituent le sujet de représentation (l'énonciateur ou l'auteur de la représentation). Selon

L. Marin, les systèmes représentatifs sont des systèmes auto-représentatifs :

« Le discours de représentation comporte une dimension spécifique par laquelle il

se réfléchit lui-même comme représentation : représentant le monde, prenant en

charge l'ensemble des référents, il se représente lui-même dans cette opération,

c'est-à-dire constitue un sujet de représentation qui est effet du système et non son

origine, quitte à poser ou à simuler ce sujet comme son fondement

transcendantal » (Marin, 1997 : 27)

Si l'on envisage la dimension technique (énonciative) du processus de représentation du

compte rendu, la dimension de réflexivité devient centrale. En représentant la biennale, le

critique se présente représentant (il parle de son point de vue sur l'objet) et par cette opération,

se constitue comme sujet de représentation. Ce qui signifie que sa position de critique est un

effet de la représentation : elle ne lui préexiste pas. La circulation des individus entre les

expositions et les revues, observée dans le chapitre précédent, est ainsi rendue possible, puisque

c'est dans le procès même de représentation que s'institue la position de critique.

Mais comme va le montrer la suite de l'analyse, le processus de réflexivité mis en avant

par L. Marin, va produire, dans le cas des comptes rendus, des effets plus inattendus, comme

celui de permettre une circulation du critique à l'intérieur même de l'espace de représentation

(autrement dit, dans le discours).

3 Le critique visiteur de l'exposition

Nous avons déjà souligné que la plupart des pronoms de première personne ne se

rapportent pas au commentaire des œuvres. Ils sont généralement situés dans la première moitié

des articles et concernent davantage le commentaire de l'exposition en général. Il s'agit alors non

plus d'exprimer un point de vue sur une œuvre, mais de traduire ou de témoigner d'une

expérience de visite. Chez A. Gingeras, la seule phrase à la première personne est, comme chez

E. Grinstein, située entre parenthèses, avec l'adverbe « personnellement » qui renforce le

pronom. Mais cette fois, on se situe dans le récit d'une expérience de visite :

« (personnellement, pendant environ trente-cinq minutes, je restai allongée sur ce

vieux matelas abandonné sous les arbres, partiellement à l'abri des regards (...))» 141.

141 « (For about thirtyfive minutes, I personally laid on this derelict mattress strew under the trees, partially hidden

from view (...))» .

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Chapitre six : Les jeux de perspective

268

Deux remarques s'imposent. En premier lieu, on peut observer que le temps utilisé par

l'énonciateur n'est plus le présent, mais le prétérit. On se situe donc, selon H. Weinrich (1973),

dans un temps du monde raconté, autrement dit, du récit. L'attitude de locution est détendue, ce

qui signifie que le lecteur peut adopter une posture plus détachée, moins attentive. Le monde

qui est raconté, la scène de l'action, sont étrangers à la situation d'énonciation du compte rendu.

Les co-énonciateurs (critique et lecteurs) sont les spectateurs de ce monde et n'en sont pas les

acteurs.

Pourtant, l'usage de la première personne du singulier indique bien la présence du critique

dans la scène de l'action. Mais il ne s'agit pas, pour ainsi dire, du même critique que celui qui

s'adresse au lecteur. L'énonciateur est, dans ce cas précis, le spectateur de lui-même en tant que

visiteur. Il devient un acteur de la représentation, mis en scène dans l'énoncé. Le critique visiteur

est intégré à l'action commentée.

Ce type de mise en scène du critique dans l'exposition se retrouve dans plusieurs articles.

L. Hoptman centre tout le début de son compte rendu sur le récit de sa visite, qui permet de

qualifier l'exposition dans son ensemble de manière négative (avant d'insister, dans le

commentaire des œuvres qui suivra, sur les quelques propositions intéressantes susceptibles de

se détacher de l'ensemble). Avec beaucoup d'ironie, l'auteur nous livre le récit de ses quatre jours

de biennale, en montrant l'augmentation du sentiment de déception qui l'envahit peu à peu,

jusqu'à la détourner de l'exposition vers des centres d'intérêts triviaux, mais ô combien plus

attractifs (les magasins Prada et les gondoles). La critique exprime des sentiments (« j'étais

simplement déçue », « j'étais heureuse », « j'avais atteint une sorte d'équilibre », « je regardais avec

envie », etc.)142 qui vont venir appuyer son argument central en défaveur de l'exposition : les

œuvres manquent trop de profondeur pour justifier le temps (et les efforts) qu'on passe à les

contempler. La conclusion du récit est sans appel : même une barbe à papa procure plus

d'émotions que l'exposition :

« Le quatrième jour, je suis ravie de le dire, j'avais atteint une sorte d’équilibre. En

quittant le spectacle son et lumière du pavillon autrichien, mes yeux roulant

comme des billes, j'achetai une barbe à papa et flânai dans la foule, profitant du

soleil et méditant sur la sensation d’ingérer des calories pures et vides et une

visualité pure et vide » 143.

142 « I was merely disappointed» , « I am happy» , « I had reached a kind of middle way» , « I looked enviously at» ... 143 « On the fourth day, I am happy to report, I had reached a kind of middle way. Leaving the Austrian pavilion's

sound and light show, my eyes rolling like pinwheels, I bought some spun sugar on a stick and strolled through the throngs, enjoying the sunshine and musing on the sensation of ingesting pure and empty calories, and pure and empty visuality» .

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Chapitre six : Les jeux de perspective

269

On retrouve le même procédé dans l'article de R. Leydier. Dès la première phrase, l'auteur

nous entraîne dans le récit de son expérience de visite, qui l'amènera par la suite à se qualifier de

« spectateur fatigué » :

« Pour ceux qui, comme moi, ont abordé le vernissage de cette biennale par les

expositions de l'Arsenal, la conjugaison de la chaleur, de la foule et de cette absurde

concentration d'œuvres fut vraiment une épreuve ».

Enfin, C. Lewisohn fait un usage plus étendu et plus également réparti dans le texte, de la

première personne. Mais c'est encore une fois sur l'expérience de la visite, au passé, que se

concentre l'usage du pronom.

Dans tous ces exemples, le critique se positionne en tant que visiteur de l'exposition et

donc en tant qu'actant de l'énoncé. C. Kerbrat-Orecchioni opère en effet une distinction entre

les actants de l'énonciation (les co-énonciateurs) qui renvoient au dispositif énonciatif extra-

verbal, et les actants de l'énoncé qui renvoient au dispositif intra-verbal, et dont certains

représentent linguistiquement des actants de l'énonciation (C. Kerbrat-Orecchioni, 1997 : 157-

158). Alors que dans le commentaire des œuvres, le critique, même s'il s'énonce à la première

personne, reste un actant de l'énonciation, dans le discours mentionnant l'expérience de la visite

il devient un actant de l'énoncé, au même titre que le curateur ou les artistes. On peut donc

constater une modification du statut de l'énonciateur, opérée par sa mise en scène dans l'espace

de représentation, en tant qu'acteur de l'expérience relatée. Car en témoignant de cette

expérience de visiteur, le critique se situe dans une situation d'énonciation antérieure à celle du

compte rendu, qui est celle de l'exposition. Il se déplace donc d'un plan d'énonciation (celui du

compte rendu) à un autre (celui de l'exposition).

L'adoption d'une position d'actant de l'énoncé par le critique peut parfois s'effectuer à la

première personne du pluriel. Ainsi, le nous n'est pas seulement utilisé comme procédé

d'atténuation de la subjectivité (le « nous de modestie », qui correspond à un « je » pluriel). Il

peut également parfois renvoyer aux visiteurs de l'exposition, auxquels le critique s'assimile : on

parle alors de « nous exclusif », qui correspond à un « je + il(s) » (C. Kerbrat-Orecchioni, 1997 :

41). C'est généralement le cas lorsque le critique tente de traduire l'effet d'une œuvre sur ses

récepteurs, comme dans la phrase suivante :

« Finaud, Nedko Solakov a perçu dans quel théâtre de l'absurde nous plongeait en

effet la plus grande exposition internationale d'art ».

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Chapitre six : Les jeux de perspective

270

Le « nous » renvoie implicitement aux visiteurs de l'exposition, alors que chez

L. Hoptman, il se réfère plutôt aux récepteurs de l'œuvre en général, et pourrait même être

envisagé comme un « nous inclusif » (« je + tu »), incluant le destinataire de l'énoncé :

« (...) élève cette œuvre au-dessus de celles qui nous montrent simplement un acte,

et la place dans le domaine de celles qui créent pour nous une arène dans laquelle

réfléchir à un problème vital pour nous dans nos vies quotidiennes » 144.

Mais le “nous” peut également renvoyer, parmi les visiteurs, à un ensemble plus

spécifique d'acteurs. Dans la phrase suivante, R. Leydier emploie un pronom qui semble

davantage renvoyer aux spécialistes ou aux critiques, qu'au visiteur lambda :

« Enfin, nous étions nombreux à penser que le prix du meilleur pavillon serait

décerné à Israël ».

Ces quelques exemples montrent bien que l'énonciateur peut adopter plusieurs figures et

se représenter comme visiteur lambda, comme visiteur expert ou comme membre du monde de

l'art. Cette navigation entre plusieurs positions est rendue possible par le débrayage opéré par

rapport au plan d'énonciation de l'exposition, qui génère des effets de perspective. Le passage du

je-commentateur des œuvres, au je-visiteur de l'exposition, permet à l'énonciateur de parler à la

fois des œuvres et de l'attitude ou de la posture dans l'exposition, des différentes catégories de

récepteurs auxquels il peut s'identifier. Ces jeux de perspective résultent de la dimension

réflexive de tout acte de représentation. Ils produisent en premier lieu un effet de sujet, et

participent donc de l'institution de l'énonciateur en sujet légitime de représentation. Mais le

débrayage et la circulation entre plusieurs plans d'énonciation ont un effet plus inattendu : ils

permettent à l'énonciateur de produire une représentation d'autres positions que la sienne en

tant qu'énonciateur du compte rendu, et de générer, ce faisant, à la fois un « effet d'objet » et un

« effet de sujet » sur ces différentes places ou positions145.

Lorsque R. Leydier, par exemple, commente l'œuvre de Bustamante, il se positionne,

nous l'avons vu, en spécialiste des œuvres. Mais ce faisant, il s'oppose à un ensemble d'acteurs

(« mes contemporains ») qui considèrent Bustamante comme un artiste exceptionnel. En nous

livrant son propre point de vue sur l'œuvre, R. Leydier nous livre également le point de vue de

ces acteurs, et son point de vue sur ce dernier. Ce procédé lui permet en premier lieu de se

144 « (...) elevates this work above those that merely show us an act, and into the realm of those that create for us an

arena in which to ponder an issue vital to us in our everyday lives» . Nous soulignons. 145 Chez L. Marin, « l'effet d'objet» renvoie à la dimension transitive de la représentation, et « l'effet de sujet» à sa

dimension réflexive : « Toute représentation, tout signe représentationnel, tout procès de signification comprend ainsi deux dimensions que j'ai coutume de nommer, la première, réflexive – se présenter – et la seconde, transitive – représenter quelque chose» (Marin, 1994 : 343).

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Chapitre six : Les jeux de perspective

271

singulariser, et relève donc en partie d'une stratégie de mise en valeur de son propre jugement.

Mais il a également pour effet de qualifier la pensée d'un certain type d'acteurs (ici : la pensée

dominante) : l'objet de la dénonciation est donc autant l'œuvre de Bustamante que la posture des

« contemporains ». Des contemporains à qui le critique va laisser la parole, engageant un

dialogue fictif qui relève d'un procédé rhétorique d'argumentation, mais qui a pour effet de

stigmatiser un ensemble d'acteurs dont, dans ce cas précis, le critique se désolidarise :

« Un vrai aficionado me rétorquerait : « c'est justement cet aspect déceptif qui est

génial ». Que répondre à ça ? ».

En construisant sa position, le critique construit celle d'autres acteurs peuplant l'univers

des biennales et dont certains disposent d'un pouvoir-dire dans les comptes rendus. Nous allons

maintenant nous attacher à dresser un état, ou un répertoire, de ces différents locuteurs, afin de

questionner plus avant l'opérativité des jeux de perspective du critique sur la production et la

circulation des positions.

II. Discours rapportés et variations des

positions énonciatives

La distinction entre deux types de construction de position, celle du critique-

commentateur des œuvres et celle du critique-visiteur, nous a permis de souligner l'emboîtement

de deux plans d'énonciation dans le discours du compte rendu. Mais comme nous venons de le

voir, le critique-visiteur n'est pas le seul actant de l'énoncé (ou acteur de la représentation) à

disposer d'un pouvoir-dire dans les comptes rendus. Les points de vue d'autres types d'acteurs

sont mis en représentation dans les articles. Pour achever notre analyse des positions

énonciatives, il convient maintenant de faire l'état de ces différents locuteurs, en nous appuyant

sur les marqueurs du discours traduisant un emboîtement des énonciations.

Ces locuteurs, qui renvoient à des situations d'énonciation autres que celle de l'article,

sont qualifiés par C. Jamet et A.M. Jannet (1999) d'« énonciateurs occasionnels ». Ils

correspondent aux « acteurs sociaux » que le journal fait parler sous la forme du discours

rapporté, et sont particulièrement nombreux dans le cas de la presse d'information, souvent

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Chapitre six : Les jeux de perspective

272

qualifiée de « discours polyphonique » 146. Mais la balance effectuée entre la voix du journal et la

voix des autres varie en fonction du type de presse. La polyphonie est ainsi beaucoup moins

importante dans le cas des comptes rendus d'exposition. Ce qui tient en premier lieu à la règle

constitutive mentionnée dans l'introduction : le critique est censé avoir visité l'exposition qu'il

commente et témoigner de cette expérience. Il peut donc être considéré comme un « envoyé

spécial », en contact direct avec le référent chroniqué. La principale source des énoncés devrait

donc, a priori, être le critique lui-même.

Pourtant, si les discours d'autres locuteurs sont globalement moins nombreux que dans la

presse d'information, on en trouve tout de même la trace dans les comptes rendus. Nous allons

donc nous attacher à relever puis à analyser tous les discours rapportés du corpus, c'est-à-dire

tous les énoncés comportant des marques d'extériorité qui renvoient à un locuteur autre que

l'énonciateur principal de l'article.

Nous serons particulièrement attentive aux modes d'insertion des discours rapportés dans

l'énoncé. Car, si dans le cas de la citation en discours direct par exemple, l'énoncé primaire

semble être repris à l'identique, son enchâssement dans le discours du critique implique en

réalité des transformations. Le discours rapporté ne présente jamais de mimesis parfaite avec le

discours primaire. D'une part parce que celui-ci est généralement tronqué (et rarement reproduit

in extenso). D'autre part parce que si le journal peut être considéré comme une chambre d'échos,

il reste maître du statut qu'il assigne aux énoncés. M. Mouillaud désigne l'acteur cité comme

« énonciateur primaire » (L1) et le journaliste comme « reproducteur » (L0). L0 est actif et actuel,

alors que L1 est passif et virtuel : il n'a plus le contrôle de son propre énoncé. « Mais le rapport

s'inverse au niveau du discours lui-même. En reproduisant le discours du locuteur L1, L0 lui

concède son pouvoir symbolique, un pouvoir qui est toutefois modulé et réglé par la stratégie de

la citation. Les modalités de la reproduction peuvent donc être interprétées en termes de

stratégies entre l'énoncé reproducteur et l'énoncé reproduit » (Mouillaud, 1989 : 133).

Le relevé de tous les énoncés rapportés dans les comptes rendus devrait donc nous

permettre d'identifier les acteurs de la représentation disposant, dans le paysage médiatique, d'un

pouvoir-dire concédé par les critiques, mais également de questionner la relation construite par

le critique, à travers les stratégies discursives qu'il développe, avec ces différents acteurs-

locuteurs. Si dans la presse d'information, les discours rapportés jouent le plus souvent un rôle

d'authentification et relèvent de la stratégie du « faire réel » (Mouillaud, Tétu, 1989), cette

146 Selon M. Mouillaud (Mouillaud, Tétu, 1989), depuis le déclin de la presse militante, le journal serait de moins en

moins à l'origine de ses énoncés. Les dépêches d'agences (comme l'A.F.P.) constitueraient même la source principale d'information des quotidiens, qui n'ont souvent pas les moyens, en particulier pour les rubriques « internationales» , d'aller au contact direct des acteurs impliqués dans l'événement. M. Mouillaud parle ainsi du développement d'une « presse d'écho» (de voix qui ne sont pas la sienne).

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Chapitre six : Les jeux de perspective

273

fonction s'atténue dans les comptes rendus, au bénéfice de la stratégie de positionnement du

critique.

Notre analyse s'attachera finalement moins à définir les stratégies discursives de

l'énonciateur, qu'à saisir l'opérativité du jeu de perspective qu'il construit sur le discours de

l'autre. Une opérativité qui concernera en premier lieu sa propre position énonciative, mais qui

produira également des effets sur celle des acteurs dont il représente le point de vue.

Nous avons pu identifier trois types de locuteurs primaires, dont la parole occupe des

places plus ou moins centrales dans les comptes rendus. Les deux premiers locuteurs que nous

présenterons peuvent être considérés comme des « locuteurs génériques », puisqu'ils désignent

une catégorie d'acteurs et non un individu identifiable : ce sont les visiteurs de l'exposition, et les

acteurs du monde de l'art.

1 Les visiteurs comme locuteur générique

Si le critique peut, comme nous l'avons vu, adopter la figure du visiteur pour se mettre en

scène sur le plan de la représentation, il peut aussi parfois, se distinguer de la masse anonyme

des visiteurs qui peuplent la biennale. Les allusions à cette entité générique sont relativement

nombreuses dans les comptes rendus : la foule, au même titre que la chaleur ou encore la

longueur du parcours, participent à la fatigue et au sentiment d'étourdissement que traduisent

nombre de critiques face à ces « méga-expositions ». Cependant, le pouvoir-dire concédé aux

visiteurs, en tant qu'entité générique autonome, est très réduit. Les visiteurs ne sont présents, au

titre de locuteur, que dans deux articles du corpus. Leur énoncé se situe clairement, comme nous

allons le voir, dans une situation d'énonciation antérieure à celle du compte rendu, et qui est

celle de l'exposition.

En effet, dans le cas du discours rapporté, c'est bien un acte d'énonciation que l'on

rapporte, et non un énoncé (Charaudeau, Maingueneau, 2002 : 192).

« Le discours rapporté constitue une énonciation sur une autre énonciation ; il y a mise en

relation de deux événements énonciatifs, l'énonciation citée étant l'objet de

l'énonciation citante » (Maingueneau, 1998 : 117).

C'est le cas en particulier dans l'article de B. Funcke, centré sur la description de

l'expérience de visite. La critique, nous l'avons vu, retranscrit l'atmosphère et le déroulement de

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Chapitre six : Les jeux de perspective

274

la visite des pavillons des Giardini, sans se mettre explicitement en scène en tant que critique-

visiteur. Vers la fin de l'article, elle reformule, en discours indirect, certaines conversations

censées avoir eu lieu dans les files d'attente pour pénétrer dans les pavillons :

« La plupart du temps, on entendait sans arrêt les gens parler du sentiment de

Disney World que dégageait cette biennale147 »

La critique nous livre donc ce qu'elle considère comme le sentiment général des visiteurs.

Mais pour aussitôt traduire une autre opinion sur le sujet :

« Mais ça ressemblait en fait plus à un retour au communisme (...)148 »

B. Funcke accorde donc la parole aux visiteurs dont elle nous livre le point de vue, mais

pour aussitôt opérer un débrayage du plan de l'exposition au plan du compte rendu, qui lui

permet de construire sa propre perspective sur ce point de vue et de se distinguer de la masse.

Dans ce cas précis, le narrateur est omniscient, et la subjectivité de la critique en partie

seulement effacée (le modalisateur « en fait » indique bien l'ancrage énonciatif). Mais cela ne

change rien à l'opération effectuée par la critique, et qui consiste en un empilement des niveaux

d'énonciation (en tant que témoin de l'événement, je vous livre le récit des discussions entre

visiteurs (leur point de vue), et en même temps, mon propre point de vue sur ce point de vue

primaire).

Le processus de singularisation du critique est plus audacieux dans l'article de M. Dunn,

puisque c'est de sa propre catégorie d'acteur que va s'émanciper l'énonciatrice :

« L'un des moments forts de la biennale était de regarder des journalistes fous de

rage – même après avoir été avertis par les Espagnols qui sortaient du pavillon qu'il

n'y avait rien à voir à l'intérieur – expliquer qu'ils étaient des gens très importants,

pour lesquels on devait faire une exception à la règle » 149.

En raillant la conduite de ses confrères, M. Dunn se distingue, tout en animant la

représentation qu'elle construit de la biennale par le récit de ce dialogue burlesque. Elle se

positionne à la fois en visiteur-observateur de l'attitude de ses « semblables », et en

commentateur distancié de ces conduites, qu'elle interprétera comme un signe de l'élitisme qui

pervertit le monde de l'art.

147 « Mostly you kept hearing people talking about the Disney World-ish feeling of this biennial» . 148 « But it actually felt more like a return to communism (...)» . 149 « A highlight of the Biennale was watching outraged journalists – even after being told by the exiting Spaniards

that there was nothing to see inside the pavilion – explain that they were very important people who should be made an exception to the rule» .

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Chapitre six : Les jeux de perspective

275

2 Les acteurs du monde de l'art comme locuteur générique

Le second locuteur générique renvoie à une entité plus large encore que celle des

visiteurs. Il s'agit du monde de l'art contemporain, ou plus exactement, des acteurs de ce monde.

Nous avons précédemment abordé le dialogue fictif de R. Leydier avec un « aficionado »

de Bustamante, car il s'insère dans le commentaire d'une œuvre. Derrière le procédé rhétorique

d'argumentation, c'est bien, en premier lieu, le propre positionnement du critique qui est en jeu,

car il s'agit encore une fois pour l'énonciateur de se distinguer de la pensée commune.

On trouve un positionnement assez semblable chez L. Hoptman qui, dès la première

phrase, introduit le thème de son article en l'inscrivant à l'agenda des discussions de spécialistes,

ce qui lui permet d'en souligner la pertinence :

« Le fait qu'il y ait trop de médias et trop peu d'objets, est la critique qu'on ne cesse

d'entendre, pas seulement à Venise cette année, mais aussi à la biennale

concurrente de Berlin, à la Manifesta de Lublijana l'an dernier, à la dernière

biennale de Venise, et à Documenta X. Comme le prouve la biennale cette année, il

semble clair que la question n'est pas vraiment de savoir s'il y a trop de vidéo et de

films dans ces grands rassemblements internationaux de l'art contemporain, mais

plutôt, l'usage qui est fait de ce médium spectaculaire » 150.

Mais sa stratégie consiste à se distancier de l'énoncé rapporté, en opérant un léger

décalage dans la seconde phrase. Elle opère une reformulation ou une reproblématisation de la

question pour se l'approprier, tout en montrant la finesse et la subtilité de sa lecture et de son

expertise. Le recours à la parole des autres a donc pour effet de distinguer la critique. On est

moins dans la recherche de consensus, d'adhésion à la pensée dominante, que dans des stratégies

d'opposition et donc de positionnement de l'énonciateur principal.

Même remarque en ce qui concerne l'allusion de D. Sausset au point de vue de « plusieurs

critiques » :

« Une fois la biennale visitée, plusieurs critiques ont avancé l'idée que ce genre de

concept servait désormais surtout à justifier tout rassemblement plus ou moins

arbitraire d'artistes dans un même lieu ».

150 « The complaint that there is too much media and too few objects is one that is heard over and over, not just in

Venice this year, but at the concurrent Berlin Biennale, at last year's Manifesta in Lublijana, at the previous Biennale, and at Documenta X. As proven by this year's Biennale, it seems clear that the question is really not whether there is too much video and film in these large international round-ups of contemporary art, buth rather the use to which this spectacular medium is put» .

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Chapitre six : Les jeux de perspective

276

Le critique fait porter à ses confrères la responsabilité d'un point de vue qu'il partage en

partie. Mais en partie seulement, car la visite de l'exposition lui offre des motifs de satisfaction

comme il l'explique dès la phrase suivante :

« Pourtant, malgré toutes ces réserves, la première visite nous a laissé un agréable

sentiment ».

Ici encore, le décalage par rapport au point de vue primaire produit un effet de distinction

et donc de singularisation du critique.

Pourtant, il serait réducteur de n'envisager ces discours rapportés que sous l'angle des

stratégies de positionnement des critiques. Ils permettent certes à l'énonciateur de « se poser en

s'opposant », c'est-à-dire d'affirmer la pertinence de son point de vue avec une certaine

économie de moyens. Mais ce n'est pas là que réside, selon nous, l'opérativité du dispositif

énonciatif. Pour la définir plus précisément, penchons-nous sur le début de l'article de

D. Sausset, où le critique marque cette fois non pas une opposition, mais une totale adhésion au

discours rapporté.

Lorsque D. Sausset introduit son article sur São Paulo par une citation d'un « officiel

français », il situe cet acteur sur le plan de l'exposition :

« Comme s'interrogeait avec justesse un officiel français présent sur place :

« Comment voir désormais (...)»

Le mode d'insertion de la citation indique clairement le point de vue de D. Sausset sur le

discours de cet acteur. Le modalisateur « avec justesse », comme la phrase suivant la citation,

marquent l'adhésion du critique :

« Question essentielle face à une biennale qui voit effectivement (...)» .

Si l'on raisonne en terme de stratégies de positionnement, il semble évident que le statut

du locuteur primaire ne joue pas ici un rôle déterminant. D'ailleurs, plus largement, dans tous

ces discours rapportés d'acteurs ou d'instances du monde de l'art, on voit bien que la question

de l'authenticité des propos ou de l'autorité des sources est secondaire. Aucun locuteur premier

n'est clairement identifié (un officiel anonyme, des critiques, un aficionado, etc.) et l'usage du

discours indirect domine. Les deux seules citations en discours direct que nous ayons pu relever

sont dans un cas anonyme, dans l'autre fictive (dialogue fictif à propos de Bustamante)151.

151 On est donc bien loin des usages traditionnels de discours rapporté dans le discours médiatique. Le seul énoncé

qui pourrait s'y apparenter est celui de R. Moura, situé entre parenthèses vers le début de l'article, alors qu'il présente le curateur : « (According to local speculation, Hug will bid farewell to the position of curator after this year's event closes its doors in December)» . Comme un journaliste d'information, le critique retranscrit une information factuelle, en prenant soin de mentionner sa source, et son (faible) degré de fiabilité.

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Chapitre six : Les jeux de perspective

277

L'opérativité du discours rapporté réside plutôt, et l'exemple de D. Sausset le montre

bien, dans le jeu d'emboîtement des énonciations qui a pour effet premier de placer le critique

dans une position surplombante. Le passage d'un plan à l'autre du discours est ici marqué par un

changement de temps. Au temps du récit (l'imparfait) qui introduit la citation, l'énonciateur va

subtiliser le présent, temps du commentaire. Il marque ainsi clairement, en produisant une

tension dans l'attitude de locution, sa propre perspective et sa position méta. Le fait que le

critique adhère ou non aux propos du locuteur générique importe finalement peu. C'est le

processus de débrayage qui est central, puisqu'il permet à l'énonciateur de faire circuler la parole

d'un acteur à l'autre : de « l'officiel français », au curateur (nous y reviendrons), en passant par les

visiteurs (« de l'avis unanime »), et « plusieurs critiques ». Par ces jeux de perspectives, le critique

peut se positionner dans une couche supérieure (ou méta) du discours et mettre en œuvre sa

capacité de distanciation et de jugement, non seulement sur les œuvres exposées, mais plus

largement sur les acteurs de la biennale. Il devient un juge suprême, capable de qualifier et de

régler les positions des uns et des autres par la représentation qu'il en construit.

3 La parole du curateur

Il ne faut donc pas réduire l'opérativité des discours rapportés au seul processus

d'institution du sujet de représentation. En effet, en faisant circuler la parole entre différentes

positions énonciatives (les visiteurs, les critiques, les aficionados de Bustamante…) l'énonciateur

construit une représentation de l'univers des biennales et des différents acteurs impliqués. Il

positionne donc toutes ces catégories d'acteurs dans l'univers des biennales et leur offre une

existence, une place, dans le paysage médiatique.

Parmi ces acteurs, le curateur occupe une position centrale. C'est le locuteur primaire

auquel le critique concède, dans les comptes rendus, le plus important pouvoir-dire, tant par le

nombre d'énoncés retranscrits que par la forme de ces énoncés. C'est également le seul locuteur

personnellement identifié, à disposer de citations en discours direct dans les discours. La moitié

des articles du sous-corpus présentent des discours rapportés du curateur. Dans les autres152,

tous reformulent, d'une manière ou d'une autre, le discours du commissaire présent dans le

dossier de presse ou dans le catalogue.

152 Exception faite des articles spécifiquement consacrés aux pavillons des Giardini, pour lesquels le curateur

n'intervient pas.

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Chapitre six : Les jeux de perspective

278

Dans la majorité des cas, la parole du curateur intervient en début d'article, alors que le

critique effectue une présentation générale de l'exposition. Le discours du commissaire permet

de mentionner le thème de la biennale dont il est le principal responsable. C'est l'acteur

disposant de la plus forte autorité parmi les organisateurs et les discours rapportés pourraient

être envisagés comme un mode d'allégeance de la part des critiques qui, en incluant les paroles

du curateur, reconnaissent implicitement son pouvoir-dire. Pourtant, nous allons voir que ces

citations manifestent toutes, à une exception près153, une forte distance de l'énonciateur par

rapport à ce locuteur premier. Le point de vue du critique sur le point de vue curatorial est

négatif, parfois même très sévère. On pourrait donc être tenté d'envisager le discours rapporté

comme un indice discursif d'une logique de rivalité ou de lutte entre les critiques et les curateurs.

En effet, si l'on suit le raisonnement des sociologues ou des philosophes de l'art, les deux types

d'acteurs sont en concurrence pour le contrôle de la production du discours sur les œuvres. Les

modes d'insertion du discours du curateur dans les comptes rendus sont variables, mais

semblent bien traduire une recherche d'opposition systématique ou de discrédit de l'énoncé

primaire.

Plusieurs stratégies sont employées par les critiques pour marquer leur distance par

rapport aux propos des curateurs. Chez D. Sausset par exemple, la présentation du concept

d'exposition n'est pas assumée par le critique : c'est le curateur qui, par une modalisation en

discours second, porte toute la responsabilité du discours.

« Selon le commissaire, Alfons Hug, « Free Territory » doit être compris comme (...)» 154.

D. Sausset montre ainsi sa distance, en même temps qu'il souligne implicitement, par le

groupe verbal introducteur, l'imprécision voire la non-pertinence du thème. Il poursuit la

reformulation du discours curatorial en marquant l'extériorité du discours cité par l'usage du

conditionnel : « impliquerait même », « attesterait donc », « auraient donc ». À la fin de la

troisième phrase de cette séquence énonciative, on trouve une citation marquée par l'usage de

guillemets et d'italique, qu'on comprend se rapporter au discours curatorial. Puis la

reformulation se poursuit par une modalisation en discours second, avant de s'achever par une

formule marquant définitivement l'extériorité du discours rapporté et la distance du critique :

« De tels discours ne sont pas nouveaux ». Ce constat permet en outre au critique de dénier

toute originalité au curateur, dont il va d'ailleurs s'attacher à mentionner les sources d'inspiration.

153 L'article d'E. Grinstein est le seul à présenter une citation du curateur qui ne soit pas accompagnée de

modalisateurs, ou suivie d'un jugement négatif. Elle mobilise un « îlot énonciatif» (Maingueneau, 1998 : 129) pour engager son commentaire des œuvres en fonction du thème général de la manifestation , ce qui confère au discours curatorial un statut d' instrument de médiation, de clé de lecture des œuvres exposées (nous reviendrons sur cette question dans le prochain chapitre).

154 Nous soulignons.

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Chapitre six : Les jeux de perspective

279

Chez M. Dunn, l'utilisation de l'ironie est particulièrement efficace pour décrédibiliser le

point de vue curatorial. L'article débute par une présentation, des « nobles aspirations » du

curateur, qu'elle retranscrit assez longuement sous la forme d'un résumé de citations. La critique

va ensuite bâtir son argumentation sur une citation du poète W. B. Yeats, évoquant l'anarchie

déferlant sur le monde, qui lui servira de thème principal dans sa description des différentes

expositions de la biennale. Si l'approche du curateur pouvait sembler « rafraîchissante », « en

pratique », elle se révèle décevante. L'ironie ou, comme le dit M. Dunn le « cynisme », sont

inscrits dans la formulation même du titre de l'exposition : The Dictatorship of the Viewer (La

Dictature du spectateur) :

« Alors que ces mots signalent une relation moins passive et moins médiée entre le

spectateur et l'œuvre – comme le dit Bonami, « une tentative pour faire sentir de

nouveau au visiteur le sol sous ses pieds, en recréant des expériences individuelles »

– ils semblent aussi exprimer le fardeau du curateur à une époque où les goûts des

visiteurs exigent des expositions tournées vers le spectacle. Le sous-titre peut aussi

être lu comme (...)» 155.

La citation en discours direct est précédée d'un verbe introducteur qui a pour effet de

souligner la mise à distance de la critique qui n'adhère pas à ces propos et qui va d'ailleurs

interpréter d'une toute autre manière ce titre en le retournant contre la proposition curatoriale.

Dernier exemple qui traduit bien la logique binaire de confrontation critique-curateur,

l'article de C. Millet sur la biennale de Venise 2003 :

« Quand le directeur de la biennale a annoncé qu'il confierait l'Arsenal à une

dizaine de commissaires, chacun pleinement responsable de son exposition, nous

nous sommes mis à attendre une meilleure structuration de ce gigantesque espace

(cf notre édito du n°291). Or, c'est le contraire qui se produit ».

Le discours indirect se rapporte à une situation d'énonciation antérieure à l'exposition

(une conférence de presse de la biennale annonçant le « programme » de l'édition) qui

occasionna un dossier spécial dans Art Press. C. Millet emploie donc le passé composé dans la

première phrase, qui introduit une « perspective de locution » (Weinrich, 1973) et marque le

décalage entre le temps du texte et le temps de l'action. Elle se situe néanmoins dans un temps

du commentaire, commentaire qui se poursuit au présent et nous ramène au moment de

l'énonciation du compte rendu. La critique souligne ainsi le décalage entre les attentes des

155 « While the words signal a less passive, less mediated relationship between a viewer and an artwork – as Bonami

says, « an attempt to make the viewer feel the ground under his feet again, by recreating individual experiences» – they also seem to register the burdens of the curator in an age when the tastes of the viewer mandate entertainment-oriented shows. The subtitle can also be read as (...)» .

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Chapitre six : Les jeux de perspective

280

critiques, basées sur les promesses du curateur, et le résultat décevant de son action. Le « nous »

renvoie ici à la rédaction de la revue, dont l'énonciatrice est la directrice156.

Au-delà de la dualité et de la confrontation des positions, il est intéressant de noter que la

phrase portant le jugement ne comporte aucune marque d'énonciation, ce qui renforce

l'impression d'objectivité. Mais surtout, l'énonciatrice se positionne dans un niveau méta du

discours (le plan du compte rendu) qui lui permet non seulement de mettre en perspective le

discours rapporté du curateur, mais également le point de vue de sa revue, situé, dans cette

séquence, sur le même plan que celui du curateur (et dans une même temporalité coupée du

moment de l'énonciation).

C'est donc dans la possibilité de cette position surplombante de l'énonciateur que nous

semble résider l'opérativité du compte rendu. Le contenu du discours, sa valeur positive ou

négative, importe finalement peu. En effet, que le critique adhère ou rejette le discours

curatorial, sa représentation dans le compte rendu signifie qu'il est digne d'attention. Le fait de

commenter le point de vue du curateur indique bien que celui-ci mérite l'intérêt du critique.

L'article de P. Ardenne sur São Paulo le montre bien.

Ce dernier construit une mise à distance du discours de l'exposition, par une

reformulation neutre et mécaniste en trois temps : « son titre », « son propos », « sa structure ».

Les phrases, très courtes, ne comportent que des verbes à l'infinitif et aucune marque

d'énonciation, aucun modalisateur, ce qui indique le détachement complet du critique qui se

cantonne à une position de neutralité dans la présentation des arguments curatoriaux. Une

citation d'A. Hug est intégrée, clairement marquée par les guillemets et l'italique. Le critique

distingue nettement le point de vue curatorial de son propre point de vue, énoncé dans la suite

de l'article. Pourtant, malgré cette distance, on remarque que la quasi-totalité de l'article est

consacrée à l'évaluation du travail curatorial (thème et sélection des artistes) et que la place

laissée au commentaire des œuvres est négligeable.

Certes le jugement porté sur le curateur (ou sur sa proposition) est très sévère. Mais en

focalisant son attention sur son point de vue, le critique, paradoxalement, renforce la position du

curateur. Il produit un « effet d'objet », qui concerne sans doute moins A. Hug, en tant

qu'individu-curateur, que la position de curateur en général. Car concéder une telle place au

point de vue curatorial dans la représentation qui est construite de la biennale, c'est admettre,

implicitement, l'importance de son rôle.

156 C'est d'ailleurs le seul exemple de ce type dans l'ensemble du corpus, ce qui conforte notre lecture de l'autonomie

ou de l'indépendance des signataires par rapport aux revues.

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Chapitre six : Les jeux de perspective

281

Lorsque R. Moura discute la proposition curatoriale d'A. Hug, il se situe, comme

P. Ardenne, en totale opposition avec le point de vue du curateur. Pourtant, il consacre de

nombreuses lignes à commenter le fondement philosophique de ce point de vue :

« Le thème prend sa source dans la croyance kantienne dans l’autonomie de l’art,

relayée par le curateur lui-même dans le dossier de presse : “Le territoire libre de

l’esthétique commence là où le monde de tous les jours se termine” »157.

La citation du curateur vient appuyer l'argumentation du critique sur le fondement

kantien du point de vue curatorial. Elle a donc une fonction d'authentification, puisqu'il s'agit

pour le critique de convaincre le lecteur de la pertinence de sa lecture. Comme chez C. Millet, le

critique va ensuite adopter une posture méta (et désembrayée) pour énoncer son point de vue

sur la question, présenté comme une réalité objective :

“En réalité, bien sûr, le monde de l’esthétique n’est pas du tout autonome”158.

Et c'est finalement au curateur lui-même que l'énonciateur va faire porter la responsabilité

de l'argument final, en utilisant le discours indirect :

“Le curateur lui-même a fait une comparaison triviale et quelque peu malheureuse,

en affirmant que cette biennale était le véritable Mouvement des sans-terre (en

faisant allusion à…)”159.

Le critique ne s'oppose pas personnellement au point de vue curatorial : il construit une

perspective qui lui permet à la fois de le juger et d'en souligner les contradictions, tout en

donnant l'impression de le confronter non à son propre point de vue, mais à la réalité du monde

de l'art et des biennales.

Mais toutes ces stratégies, pour habiles qu'elles soient, n'en demeurent pas moins sous-

tendues par l'idée d'une pertinence a priori, de la perspective curatoriale. En se soumettant à cette

discussion sur le bien fondé de la lecture kantienne du monde de l'art, le critique ne nie pas la

perspective curatoriale : il la rend digne de figurer dans la représentation et d'être soumise à sa

propre réflexion. Loin de disparaître, le point de vue curatorial en tant que tel est renforcé par ce

traitement.

Au-delà de la reconnaissance de la fonction de curateur par le critique, c'est le pouvoir du

curateur qui est construit comme un effet de la représentation, en l'instituant comme une

position légitime du champ. Que le point de vue du critique soit positif ou négatif n'importe

157 « The theme is rooted in Kant's belief in the autonomy of art, echoed by the chief curator himself in the press

material : « The free territory of aesthetics begins where the everyday world ends» » 158 « In reality, of course, the world of aesthetics is not all that autonomous» . 159 « Even the curator himself made a mundane and somewhat unfortunate comparison, saying that this biennial was

the true Landless Workers' Movement (alluding to...)» .

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Chapitre six : Les jeux de perspective

282

pas : en représentant cette position et en construisant un point de vue sur elle, il lui confère

nécessairement de la valeur.

Ainsi, la position surplombante du critique lui permet d'instituer sa propre position, de la

valoriser, mais également de produire de la valeur sur les autres positions du champ : celle de

curateur, mais également celle des autres acteurs qu'il met en représentation dans le compte

rendu, et entre lesquels il fait circuler la parole.

On pourra conclure cette analyse par une remarque concernant l'emboîtement des plans

d'énonciation. Car si le critique peut circuler, comme nous l'avons vu, entre les différents plans,

il est également en mesure de faire circuler les acteurs de la biennale.

D’une manière générale, les adresses au lecteur sont très rares : les co-énonciateurs sont

en effet quasiment absents des discours160. Pourtant, parmi ces adresses formulées aux

deuxièmes personnes du pluriel et du singulier, on s’aperçoit parfois que l’interlocuteur du

critique n’est pas le lecteur. Ainsi, R. Leydier s'adresse aux commissaires des pavillons français et

allemands pour leur soumettre ses griefs :

« Réveillez-vous braves gens, vous avez dix ans de retard ! Rempochez votre

snobisme et reconnaissez qu'(...)» .

Chez C. Lewisohn, c'est à une artiste que l'adresse est formulée :

“Pauvre Georgina, tu essayes si fort, et malgré tout tu ne sembles jamais réussir”161.

Les curateurs et les artistes, actants de l'énoncé, peuvent ainsi devenir, dans certains

articles, actants de l'énonciation, autrement dit destinataires du critique.

160 On trouve seulement quelques cas d'adresses au lecteur, dans les articles de Grinstein, de Lewisohn, et de Millet

2003. 161 « Poor Georgina, you try so hard, yet you never seem to pull it off» .

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Chapitre six : Les jeux de perspective

283

Conclusion du chapitre

En abordant le compte rendu comme un dispositif énonciatif, nous avons pu montrer la

dimension réflexive du discours du critique et son opérativité sur le réglage des positions

d’acteurs. C’est en premier lieu l’énonciateur lui-même qui s’institue critique à travers le procès

de représentation (c’est “l’effet de sujet” analysé par L. Marin). Mais le dispositif de

représentation produit un second effet : celui d’instituer d’autres positions, comme celle de

curateur, de visiteur ou d’artiste. Il faut donc envisager non seulement la position du critique,

mais également celle des différents acteurs de la biennale, comme effets du dispositif.

La position surplombante du critique, qui lui permet de circuler entre différentes places

dans le discours et d’opérer le réglage des positions d’acteurs, est rendue possible par le jeu de

perspective généré par un emboîtement des plans d’énonciation. Le critique peut parler

successivement comme un visiteur, comme un spécialiste des œuvres, et même comme un

critique (quand il s’associe au point de vue de ses pairs), et commenter à la fois un objet et le

point de vue des différents types d’acteurs sur cet objet. Il se positionne ainsi en méta-

énonciateur, voire en “juge suprême”. Le discours du critique génère donc de la valeur non

seulement, comme nous l’avons vu dans la seconde partie de la thèse, sur l’objet (le référent),

mais également sur les positions d’acteurs (ou les perspectives qui définissent ces positions).

Le discours du compte rendu présente donc une double opérativité : à la fois sur l’objet

(la biennale) et sur les sujets peuplant l’univers des biennales. Au-delà de son pouvoir de

légitimation des biennales, il est un opérateur d'organisation sociale de cet univers. Mais qu’en

est-il de son opérativité sur les œuvres ? Car pour les sociologues, comme d’ailleurs pour les

esthéticiens, s’il faut envisager un effet potentiel du discours critique, c’est sur les œuvres et les

artistes qu’il devrait opérer. Or jusqu’ici, notre analyse n’a pas directement répondu à la question

du rôle du critique dans la production des valeurs artistiques. Nous avons en effet montré une

double opérativité des comptes rendus, et pu ainsi rejeter l’idée d’une pure logique de

transmission des valeurs, mais sans que ces effets ne semblent pour l’instant concerner les

œuvres exposées. Il conviendrait donc de s'interroger sur cette hypothétique opérativité, afin de

parvenir à situer plus précisément le rôle du critique dans le processus de qualification analysé

par les sociologues.

Comment la position surplombante du critique lui permet-elle de jouer un rôle dans le

processus de production des valeurs artistiques ? Si cette position présente une opérativité sur le

réglage des positions du champ, comment ce réglage s'inscrit-il dans le fonctionnement général

des biennales en tant qu’instances de qualification des œuvres ?

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Chapitre six : Les jeux de perspective

284

Lorsque les sociologues envisagent les bouleversements du champ artistique entre la

période moderne et la période contemporaine et qu'ils mettent l'accent sur la perte de pouvoir

du critique au profit du commissaire d'exposition, ils font bien référence au pouvoir sur l'œuvre,

c'est-à-dire à la capacité de ces acteurs de produire la valeur des œuvres. Critiques et curateurs

sont avant tout considérés comme les médiateurs des œuvres, la rivalité soulevée par les

sociologues entre ces deux positions résultant d'une lutte pour la légitimité à énoncer la valeur

des œuvres. Fondamentalement, et bien qu'ils officient dans des dispositifs distincts, critiques et

curateurs poursuivraient donc un dessein commun.

Si l’on suit ce raisonnement, certains résultats de l’analyse de l’énonciation peuvent

surprendre. Nous avons vu que le point de vue curatorial n’est pas nié par les critiques, mais au

contraire renforcé par la représentation qu’en offrent les comptes rendus. Or l’objet de la

perspective curatoriale est l’œuvre exposée. L’exposition peut en effet être envisagée comme une

situation de discours, où le curateur énonce un discours sur les œuvres. Selon M. S. Poli,

l'exposition est un « artefact qui sert une thèse » : sa conception est guidée par une

intentionnalité (Poli, 2002 : 40). Elle peut être considérée comme un « dispositif rhétorique » qui

cherche à informer et convaincre le public162 :

« Une exposition à caractère culturel est une situation d'énonciation concrète : un

concepteur (ou énonciateur) s'adresse à un visiteur (ou énonciataire) par

l'intermédiaire d'un discours plurisémiotique (objets, espaces, langage) dont

l'organisation de tous les éléments vise à convaincre l'énonciataire » (Poli, 2002 : 48).

L’exposition, au même titre que la revue, peut ainsi être considérée comme un dispositif

d’énonciation. On est donc en présence de deux situations d'énonciation qui devraient porter

sur un référent commun : les œuvres exposées. Chacune de ces situations correspond à un

dispositif énonciatif particulier, qui fixe ou génère son propre point de vue sur les œuvres.

Envisagée sous cet angle, l'articulation entre les deux dispositifs semble bien relever d'une

logique de rivalité.

Si l’on souhaite préciser l’opérativité du discours critique sur les œuvres, il convient donc

de s’interroger sur l’articulation perspective critique/perspective curatoriale, et sur la nature de la

relation ainsi construite (est-elle réellement de l’ordre de la rivalité, de la concurrence entre des

points de vue distincts ?).

162 Les théories de l'énonciation offrent donc l'outillage conceptuel et méthodologique pour aborder le discours de

l'exposition, tant du point de vue du producteur que du récepteur. M. S. Poli analyse ainsi les stratégies du concepteur en cernant les marqueurs de subjectivité dans son discours, et évalue leur impact dans le processus de reconnaissance de l'énoncé par les visiteurs. « la démarche mise en œuvre dans cette étude s'inscrit dans le sens de cette conception de l'exposition, à la fois comme situation de médiation et comme situation de discours» (47).

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Chapitre six : Les jeux de perspective

285

Ces deux perspectives renvoient à des dispositifs distincts, et donc aux deux plans

d’énonciation qui génèrent les effets de perspective dans le discours : le plan de l’exposition et le

plan du compte rendu. Dans le prochain chapitre, nous chercherons à préciser, dans le discours

du critique sur les œuvres, la manière dont son propre point de vue se conjugue avec celui du

curateur pour produire les valeurs artistiques.

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Chapitre sept : Les jeux de cadrage

286

CHAPITRE SEPT

LES JEUX DE CADRAGE

Les conclusions du dernier chapitre ouvrent l'analyse à de nouveaux développements qui

engagent une révision du statut de certains objets.

Alors que la biennale était jusqu'à présent abordée comme le référent ou l'objet du

discours critique, elle sera désormais analysée en tant que dispositif d'énonciation d'un discours

sur les œuvres. Nous tenterons en effet de questionner l’articulation des points de vue générés

par ce dispositif et celui du compte rendu. Le référent ne sera donc plus l'exposition, mais les

œuvres exposées, à partir desquelles on tentera de définir la relation entre les deux perspectives,

a priori rivales, du critique et du curateur. Notre intention, en opérant ce basculement du

référent, est de tenter de relier les résultats obtenus par l'analyse de l'énonciation, à la question

de la qualification des œuvres, centrale chez les sociologues étudiés. Nous cherchons donc à

préciser l'opérativité des comptes rendus dans le mécanisme de production de la valeur

artistique, afin de voir comment ils permettent d'apporter un nouvel éclairage à ce processus.

La notion de « cadrage » nous permettra de questionner la relation entre point de vue

curatorial et point de vue critique. Selon M. Mouillaud, « l'événement » résulte d'un “cadrage de

l'expérience”, par le journaliste. Le cadre constitue un prélèvement dans le réel, qui opère à la

fois une coupure et une focalisation, instituant une « scène événementielle » (Mouillaud, 1989 :

17). On pourrait ainsi appréhender le compte rendu comme le résultat d'un cadrage par le

critique d'une expérience de l'exposition, et considérer que la représentation médiatique de la

biennale est entièrement organisée selon le point de vue de cet acteur. Comme le souligne

M. Mouillaud :

« On pourrait inférer des propositions précédentes que le journal impose ses

cadres à un espace et à un temps qui, à l'image du réel du philosophe (Clément

Rosset), seraient informes (ou polymorphes, ce qui revient au même). Pourtant il

n'y a pas un face à face entre des schèmes médiatiques et un réel qui serait

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Chapitre sept : Les jeux de cadrage

287

entropique. Les événements médiatiques s'emboîtent dans des formes qui sont déjà

des constructions de l'espace et du temps » (Mouillaud, Tétu, 1989 : 19).

L'espace et le temps social sont donc déjà balisés : il y a « précession de l'information dans

le réel » (Mouillaud, Tétu, 1989 : 19). C'est particulièrement visible dans le cas des événements à

caractère institutionnel, dont relèvent les biennales. L'espace de l'exposition est défini, tout

comme sa durée, et ce bornage est signalé par des annonces ou des cérémonies (conférence de

presse, vernissage, cérémonie de clôture, etc.). On peut donc parler de « précadrage »

institutionnel, avec lequel le critique va devoir composer, sans pour autant être totalement

assujetti à lui.

C'est le jeu ou le réglage, dans l'espace de représentation du compte rendu, entre cadrage

critique et précadrage curatorial, que nous allons chercher à mettre en lumière dans ce chapitre,

en limitant notre analyse au discours porté sur les œuvres. L'enjeu d'une telle analyse réside dans

sa construction méthodologique. Car le réglage ne peut pas être réduit à la posture énonciative

du sujet de représentation. Il doit être envisagé de manière plus large, quasi photographique,

comme une découpe à la fois physique (liée au contexte) et conceptuelle (liée au « thème » qui

guide le regard du sujet énonçant).

I. Le cadrage des œuvres : orientations méthodologiques

1 Le précadrage : le discours expographique

Si l’exposition est un événement particulièrement propice pour saisir ce processus de

précadrage, c'est bien parce que, comme le souligne M. S. Poli, elle est à la fois « situation de

médiation et (...) situation de discours » (Poli, 2002 : 47). L'exposition peut être envisagée non

seulement comme dispositif énonciatif, mais également comme dispositif médiatique (au même

titre, d'ailleurs, que le compte rendu). C'est bien ainsi, nous l'avons vu dans la première partie,

que l'aborde J. Davallon, dont les travaux vont nous permettre de préciser l'idée de « précadrage

curatorial ».

Pour saisir le fonctionnement du média exposition, J. Davallon déplace son attention de

l'objet-exposition vers sa production, c'est-à-dire vers ce qu'il appelle les « gestes de mise en

exposition ».

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Chapitre sept : Les jeux de cadrage

288

« Dans sa plus grande généralité on peut alors définir l'exposition comme un

dispositif résultant d'un agencement de choses dans un espace avec l'intention

(constitutive) de rendre celles-ci accessibles à des sujets sociaux » (Davallon, 1999 : 11).

L'activité de conception consiste à générer un discours à partir d'éléments ou de

matériaux hétérogènes (plurisémiotiques), à produire un agencement matériel qui rende possible

et guide l'activité du récepteur. Comme tout dispositif, l'exposition construit un point de vue et

propose une perspective au récepteur. Cette construction repose sur deux opérations que

détaille J. Davallon : un prélèvement d'objets dans le monde réel, et un agencement de ces objets

dans l'espace d'exposition :

« Par ces deux opérations, l'exposition se constitue comme texte selon les deux

axes que l'on reconnaît dans toute opération de création de langage : la sélection

d'éléments pris à l'extérieur de l'espace de l'exposition et appartenant au monde ; la

combinaison de ces éléments rassemblés à l'intérieur de l'exposition en un nouveau

monde. Deux gestes de production donc : la séparation et le rassemblement d'un

côté ; la mise en scène de l'autre » (Davallon, 1999 : 166)

Il faut donc garder à l'esprit ces deux opérations si l'on cherche à définir, comme nous

allons le faire, le cadrage construit par le concepteur et proposé au visiteur (et au critique en tant

que récepteur de l'exposition). Et garder en mémoire les conséquences de ces gestes de mise en

exposition, à la fois sur le statut des objets, mais aussi en ce qui concerne la position assignée au

visiteur. Car en quittant son monde d'origine pour intégrer le monde de l'exposition, l'objet

change de statut et acquiert une nouvelle signification, qui résulte de sa combinaison avec les

autres objets exposés. Il devient « l'élément d'un ensemble, le composant d'une mise en scène »

(Davallon, 1999 : 167). Or en rassemblant les objets, le concepteur les hiérarchise, les organise,

les catégorise, et indique au visiteur comment il doit interpréter ce rassemblement.

C'est par ces deux opérations de sélection/combinaison d'objets que le concepteur

construit le point de vue qui va guider la relation des visiteurs aux expôts. Mais si l'exposition

repose sur un fonctionnement textuel (elle est un « fait de langage » selon J. Davallon), il faut se

garder de réduire le « discours de l'exposition » aux seuls textes présents dans l'espace

d'exposition ou dans le catalogue.

M. S. Poli opère une distinction entre le « discours expographique » et le « texte

expographique ». Ce dernier désigne « l'ensemble des matériaux scriptovisuels conçus par les

concepteurs pour communiquer de la connaissance aux visiteurs » et que ceux-ci peuvent lire au

cours de leur visite (Poli, 2002 : 89). Le discours expographique désigne quant à lui « la thèse que

défendent les concepteurs » : c'est « l'expression du sens global (ou du concept) élaboré par les

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Chapitre sept : Les jeux de cadrage

289

concepteurs à partir de l'ensemble des technologies et des registres – verbaux et non verbaux –

mis en œuvre dans l'exposition » (Poli, 2002 : 88).

Dans le cas des biennales, voire plus largement des expositions d'art contemporain, on

remarque que le texte expographique est souvent relativement réduit : les documents scripto-

visuels sont généralement limités aux étiquettes, et les panneaux sont rares. Néanmoins, on

trouve souvent un document, distribué à l'entrée de l'exposition, et comportant le plan de

l'exposition et un texte de présentation signé par le curateur. Ce texte consiste généralement en

une version courte du texte du catalogue, également reproduit sur différents supports de

communication, comme le site Internet des biennales. La typologie de M. S. Poli ne permet pas

de distinguer ce type d'énoncés, qui participent du discours expographique, mais avec lequel on

ne peut pas l'assimiler totalement. Ces textes de présentation sont en effet une spécificité des

expositions d'art contemporain, et possèdent un statut très particulier. Ils présentent le

« concept » d'exposition, tout en situant le concepteur dans le rôle « d'auteur » (Heinich, Pollak,

1989). Les Anglo-Saxons possèdent un terme qui permet de qualifier ce type d'énoncés, et dont

on ne possède pas d'équivalent en français : le « statement ». Nous utiliserons le terme de

« concept » pour faire référence à ces énoncés, et conserverons la notion de discours

expographique tel que l'a défini M. S. Poli, pour désigner plus globalement l'énoncé construit par

la mise en œuvre des registres multisémiotiques de l'exposition.

Ces quelques remarques nous ont permis de préciser l'opération de précadrage curatorial

dont nous allons chercher la trace dans le discours du compte rendu, afin de voir comment ce

point de vue s'articule avec celui du critique. C'est bien sur l'articulation de deux énonciations

que nous allons centrer notre attention, ce qui peut, à certains égards, rappeler certaines

méthodes d'évaluation de la réception des expositions par les spécialistes des musées. Car

comme le souligne J. Davallon, dans l'exposition :

« En termes de sémiotique, nous dirions que nous sommes face à deux

énonciations différentes (deux productions de langage), l'une qui est le fait du

concepteur-réalisateur, l'autre celui du visiteur » (Davallon, 1999 : 172).

En effet, si le concepteur produit un « espace synthétique » (l'espace de l'exposition), le

visiteur prend appui sur celui-ci pour construire un « monde utopique ». Il s'agit alors pour les

« évaluateurs d’exposition » de vérifier l'adéquation de ces deux mondes en confrontant les deux

énonciations.

Mais dans le cas qui nous occupe, si le critique peut être considéré comme un visiteur, la

seconde énonciation est médiatisée par un dispositif spécifique (le compte rendu). Elle ne peut

donc être envisagée comme un discours de réception « ordinaire ». Car on est face à un

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Chapitre sept : Les jeux de cadrage

290

énonciateur (le critique) qui va lui-même développer des stratégies communicationnelles à

l'intention de son destinataire (le lecteur). Le point de vue qu'il va construire sur les objets ne

sera pas celui du « visiteur lambda », ni d'ailleurs du « visiteur expert », puisque ce point de vue

sera en partie déterminé par les règles constitutives du dispositif des revues.

2 Construction de la méthodologie d’analyse

Lorsque nous avons, dans le précédent chapitre, analysé les marqueurs de subjectivité

dans le discours du compte rendu, nous avons pu observer que, d'une manière générale, ils

étaient peu présents dans les séquences consacrées au commentaire des œuvres. Ces séquences

sont rédigées au présent, temps du commentaire selon H. Weinrich, où la perspective de

locution est à son degré zéro (Weinrich, 1973). Le commentaire est impersonnel (utilisation du

nous de modestie et des tournures passives) et la première personne du singulier n'apparaît qu'à

titre exceptionnel. Même s'il n'est marqué que par des modalisateurs ou des axiologiques, le

point de vue du critique semble cependant dominer la représentation des œuvres. Le critique

parle des œuvres, et du point de vue qu'il a sur les œuvres. En ce sens, il y a bien construction

d'une perspective (d'une réflexivité), mais qui se situe sur un seul plan d'énonciation : celui du

compte rendu. Ces séquences des textes ne présentent d'ailleurs qu'une très faible polyphonie,

puisque les discours rapportés en sont quasiment absents. Par ailleurs, le critique opère une

sélection des œuvres jugées dignes de son attention. Il oppose donc, ou superpose, sa propre

sélection à celle opérée par le curateur.

Toutes ces remarques semblent converger vers l'idée que, malgré la volonté de

l'énonciateur de donner au lecteur une impression d'objectivité163, le cadrage critique domine le

commentaire des œuvres. Ce qui pourrait être interprété comme une tentative de « reprise en

main » du discours sur les œuvres par le critique qui s'institue, dans le commentaire, « spécialiste

des œuvres » pour élire et consacrer les créations qu'il juge les plus intéressantes. L'idée d'une

rivalité avec le curateur semble se renforcer. Pourtant, nous allons le montrer, il ne faudrait pas

conclure trop vite à l'effacement ou à la totale négation du précadrage opéré par le curateur.

163 Cette volonté d'effacement de la subjectivité, de « (dé)négation du sujet d'énonciation-représentation» pour

reprendre les termes de L. Marin à propos de la peinture d'histoire (Marin, 1997 : 60), s'explique par le caractère descriptif de ces séquences. Mais comme le souligne M. Baxandall, « (...) ce dont il s'agit dans une description, c'est plus d'une représentation de ce qu'on pense à propos d'un tableau, que d'une représentation de ce tableau» (Baxandall, 1991 : 27). Tout description résulte d'un point de vue, et s'inscrit dans une volonté de démonstration et non d'information.

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Chapitre sept : Les jeux de cadrage

291

Si l'on se penche sur le commentaire des œuvres dans les comptes rendus, on s'aperçoit

rapidement que beaucoup ne disposent d'aucune description, ni d'aucune interprétation, même

minimale. Le critique se contente en fait très souvent de mentionner l'œuvre ou l'artiste de son

choix. Pourtant, le discours sur les œuvres ne peut pas être réduit à une liste asémantique des

artistes élus par le critique. La mention des œuvres ne s'effectue pas ex-nihilo : elle est enchâssée

dans un discours qui explique ou justifie leur présence, et qui donne un sens à leur mention.

C'est justement sur ce discours d'introduction à la mention des œuvres que nous allons porter

notre attention. Car le mode d'insertion des œuvres dans le discours du critique ne relève pas

d'un procédé purement rhétorique de liaison ou d'enchaînement des idées. Il possède une

véritable portée sémantique, dans la mesure où ce discours introducteur constitue le cadrage qui

va orienter la lecture, l'interprétation, ou la simple évocation de l'œuvre. Ce n'est donc pas sur la

description des œuvres proprement dite, mais sur leur « cadre d'évocation » que va porter notre

analyse. Ce cadre sera envisagé comme la perspective choisie pour mettre en valeur l'objet, ou

conférer un sens à sa mention.

Une analyse systématique des modes d'inscription de chacune des œuvres mentionnées

dans les douze articles du corpus, nous a permis de déterminer neuf cadres d'évocation des

œuvres employés par les critiques dans les comptes rendus164. Chacun de ces « cadrages » a été

classé en fonction de la situation d'énonciation à laquelle renvoyait sa perspective. Dans la

mesure où c'est la question de l'articulation entre les deux dispositifs, de l'exposition et du

compte rendu, qui est au centre de notre attention, les cadres d'évocation des œuvres sont

envisagés sous l'angle de la prégnance, sur la perspective qu'ils construisent, de l'un ou de l'autre

des dispositifs. On a ainsi pu distinguer les cas où :

- la mention de l'œuvre est inscrite dans le point de vue construit par le dispositif

d'exposition. Le critique reste responsable de l'énoncé produit, mais il se positionne par rapport

à la perspective originelle ou primaire de l'exposition (le précadrage).

- la mention de l'œuvre est inscrite dans un point de vue indépendant du dispositif

d'exposition, et on peut dès lors considérer que cette perspective est celle du critique (celle

construite par le dispositif du compte rendu). Le cadrage est indépendant de la situation

d'énonciation de l'exposition.

Afin de clarifier dès à présent cette distinction, nous allons l'illustrer d'un exemple. Le

« concept » d'exposition, c'est-à-dire le thème ou l'argument proposé par le curateur, constitue

164 On peut trouver une première élaboration de cette méthodologie d’analyse dans un article publié à l’occasion du

19ème congrès de l’Association Internationale d’Esthétique Empirique (Deflaux, 2006).

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Chapitre sept : Les jeux de cadrage

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un cadre d'évocation qui relève clairement du dispositif d'exposition. Utiliser le thème curatorial

comme cadre d'évocation des œuvres, c'est donc les relier à leur contexte d'énonciation primaire

(celui de l'exposition). Que la mention du pronom de première personne soit présente ou non

dans le commentaire de cette œuvre ne change rien à la perspective qui lui est appliquée : le

critique choisit alors d'inscrire son discours dans le point de vue construit par le dispositif

d'exposition. Au contraire, s'il choisit d'évoquer une œuvre sous le thème du médium utilisé par

l'artiste (peinture, sculpture etc.) alors, le point de vue est a priori déconnecté de la situation

d'exposition (sauf, bien entendu, si la question des médiums est soulevée par le discours de

expographique).

Les cadres d'évocation ont été construits de manière empirique à partir de l'analyse du

corpus. Ils n'ont pas vocation à être étendus au-delà des limites de ce corpus et n'ont, à la limite,

de pertinence que dans les limites de notre réflexion. Par ailleurs, l'analyse comporte une

dimension quantitative, dans la mesure où nous avons cherché à évaluer la prégnance de chacun

des cadres dans les discours. Remarquons qu'une œuvre peut comporter plusieurs cadrages

emboîtés, et que la somme des œuvres concernées par les différents cadres dépasse ainsi le total

des œuvres mentionnées (185 œuvres pour l'ensemble des 12 articles).

Avant de débuter l'analyse, une remarque s'impose afin de clarifier nos ambitions. Notre

définition des cadres d'évocation a souligné leur dimension sémantique : notre approche

considère en effet que la perspective adoptée par le critique pour introduire ou justifier la

mention de telle ou telle œuvre dans le compte rendu oriente la lecture qui sera faite de l'œuvre.

Ceci dit, ce n'est pas le processus d'analyse de l'œuvre qui motive notre démarche. Il ne s'agit en

aucune manière de chercher à « évaluer » la pertinence du discours critique. Il ne sera d'ailleurs

question, dans notre analyse, ni des critères d'évaluation ou d'interprétation des œuvres, ni des

procédés de description, mais seulement du cadrage perspectif appliqué aux œuvres, et

préexistant à tout commentaire proprement dit. Ce dernier point distingue clairement notre

approche de celle employée par N. Heinich pour traiter de la question des rejets de l'art

contemporain, bien qu'à première vue, on puisse y voir une parenté (Heinich, 1997a).

La sociologue a construit, à partir de discours publics de rejet, un répertoire des registres

de valeurs utilisés par les détracteurs de l'art contemporain. Elle s'est inspiré des travaux de

L. Boltanski et L. Thévenot (1991) concernant les « mondes » de justification, qu'elle présente

comme le modèle le plus pertinent d'analyse des registres de valeur, mais a adapté ce modèle

théorique à la spécificité de l'objet interrogé, pour proposer un répertoire ou une typologie plus

« intuitive », construit de manière empirique sur la base de son corpus (Heinich, 1997b). Le

répertoire est donc constitué sur la base d'une analyse des arguments mobilisés par les

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Chapitre sept : Les jeux de cadrage

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détracteurs pour exprimer leurs émotions ou leurs opinions. La sociologue envisage à la fois le

contenu et la forme de ces arguments, pour distinguer ceux qui sont connectés aux valeurs du

monde ordinaire, de ceux qui relèvent plus spécifiquement du champ envisagé. Le but est de

démontrer la pluralité des dimensions de l'expérience et des registres évaluatifs, dont elle recense

onze types différents.

Notre analyse ne s'intéresse pas à la question des registres de valeurs, ni d'ailleurs à celle

des arguments : ce n'est pas le discours sur les œuvres qui mobilise notre attention, mais la

perspective dans laquelle s'inscrit ce discours, et qui peut renvoyer à deux positions

d'énonciation : celle du critique, et/ou celle du curateur. C'est pour éviter toute ambiguïté sur ce

point que nous avons préféré la notion de « cadre d'évocation » à celles de « cadre de lecture »

ou de « cadre d'interprétation », puisqu'on s'intéresse non pas à la manière dont l'œuvre est

évaluée par les critiques (ni au fait qu'elle soit ou non évaluée, puisque la plupart des œuvres

mentionnées dans ces textes ne comportent pas de commentaire), mais aux « perspectives »

adoptées par les critiques pour les mentionner.

Dernière remarque avant de débuter l'analyse, ce sont davantage les artistes que les

œuvres qui sont mentionnés dans les articles du corpus. Les titres des œuvres n'apparaissent que

très rarement dans les comptes rendus, et c'est le nom de l'artiste qui suffit dans bien des cas à

évoquer l'œuvre. Prenons, à titre d'illustration, un exemple tiré de l'article de P. Ardenne sur São

Paulo :

« Il y a à São Paulo nombre d'œuvres passionnantes : Claire Langan pour l'Irlande,

Gal Weinstein pour Israël, Atta Kim pour la Corée du Sud, entre tant d'autres ».

Les œuvres, qui ne seront pas davantage commentées, sont ici évoquées par le biais de

l'artiste : l'œuvre est mentionnée comme la contribution de l'artiste.

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Chapitre sept : Les jeux de cadrage

294

II. Les cadres d'évocation indépendants du cadre

d'énonciation de la biennale

Nous allons débuter l'analyse par l'étude des œuvres ou des artistes qui sont abordés dans

la perspective du critique, sans que le précadrage de l'exposition ne semble interférer dans cette

perspective. Nous avons écarté toute approche normative consistant à définir a priori, des cadres

d'évocation intrinsèquement « critiques », et donc à qualifier par avance ce qui doit relever, ou

non, d'un point de vue critique. En nous basant sur les 12 articles du corpus, nous avons

cherché à isoler tous les cadrages qui semblaient autonomes ou indépendants du discours de

l'exposition, et nous les avons considérés comme relevant du cadrage des critiques. Ainsi, par

exemple, lorsque le critique aborde des œuvres sous l'angle du médium utilisé, il opère un

cadrage qui paraît indépendant du discours de l'exposition et qui relève davantage d'un point de

vue analytique traditionnel de l'histoire de l'art ou de la critique. Un autre cadre envisageable

comme relevant de la perspective critique, est celui que nous avons qualifié de « cadrage par

l'histoire de l'art » : le critique opère une catégorisation esthétique des œuvres, visant à les

rassembler dans de grandes tendances ou sous des définitions particulières de l'art

contemporain. Enfin, nous qualifierons, faute de terme plus adéquat, de « cadrage esthétique »,

tous les discours d'introduction des œuvres témoignant d'une évaluation de leur qualité ou de

leur valeur artistique. C'est sur ce dernier cadre d'évocation que nous allons en premier lieu nous

arrêter, d'une part parce qu'il est celui qui rassemble le plus grand nombre d'œuvres ou d'artistes

cités dans nos articles, et d'autre part, parce qu'il n'est pas sans soulever de questions relatives à

la possibilité d'un cadrage autonome des œuvres exposées dans le cadre d'une biennale.

1 Le Cadrage esthétique

On trouve la trace d'un cadrage esthétique dans 11 des 12 articles étudiés, et ce cadre

d'évocation concerne 89 des 189 œuvres citées dans ces articles. C'est donc, de loin, le cadre le

plus fréquemment employé par les critiques, ce qui semble conforter l'idée selon laquelle le

critique se pose en juge-évaluateur et produit un point de vue sur les œuvres indépendant de

celui du curateur. Pourtant, il convient d'apporter des nuances à cette interprétation. En premier

lieu parce que ce type de mention est très souvent accompagné d'une logique de palmarès, c'est-

à-dire d'une tendance à opérer un classement des œuvres mentionnées.

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Chapitre sept : Les jeux de cadrage

295

Il est évident qu'une « logique de tri » guide l'écriture du critique. Celui-ci ne peut

mentionner toutes les œuvres de l'exposition, et son travail consiste justement à distinguer de

l'ensemble celles qu'il considère, sur la base de son expertise, comme les plus intéressantes. En

cela, la sélection qu'il opère résulte bien de son propre point de vue (opinion)165. Pourtant, nous

allons voir que ce faisant, il compose avec le cadrage du curateur qui a opéré la sélection

primaire.

En effet, c'est bien par rapport à un ensemble d'œuvres que se situe le critique quand il

évalue une œuvre en lui attribuant un classement. L'œuvre n'est pas envisagée seulement pour

elle-même, pour ses qualités intrinsèques, et le statut que lui attribue le critique renvoie

indirectement au statut que lui a conféré son entrée dans l'exposition : il est fondé sur le rapport

qu'entretient cette œuvre avec les autres œuvres de l'exposition. L'œuvre est ainsi envisagée

comme un élément d'un ensemble qui correspond au rassemblement opéré par le curateur.

Lorsque D. Sausset, par exemple, aborde la pièce de M. Ohanian comme « une des œuvres

phares de cette édition », il la distingue en lui conférant un statut particulier et endosse le rôle

d'expert. Pourtant, il inscrit clairement cette œuvre sur le plan de l'exposition, en mentionnant sa

position (« Voyons pour les représentations nationales ») ainsi que l'opinion des visiteurs à

laquelle il semble adhérer (« de l'avis unanime »). L'œuvre n'est pas abordée comme remarquable

en soi, mais comme remarquable dans le contexte de l'exposition.

D'autre part, le statut « d'œuvre phare » attribué à l'œuvre renvoie à une logique de

classement ou de palmarès, qui pourrait être mise en parallèle avec l'organisation même des

expositions. En effet, la logique de concours est bien présente à Venise et São Paulo où, pour

chaque édition, des prix sont attribués aux meilleurs pavillons ou aux meilleures œuvres des

différentes sections. Or, on remarque dans plusieurs comptes rendus, des tournures rhétoriques

ou des procédés d'évocation des œuvres qui renvoient directement à ce fonctionnement. On

peut donc émettre l'hypothèse que, dans le cas de ces comptes rendus, la structure et le

fonctionnement des biennales a pu influer sur l'organisation du cadrage critique.

C'est dans les articles sur Venise que la logique de concours est la plus saillante. Lorsque

les critiques abordent les pavillons des Giardini, il est fréquent qu'ils citent le ou les artistes ayant

remporté des prix. C'est parfois d'ailleurs pour mieux se distinguer de ces choix, et faire valoir

leur propre point de vue. Mais la logique de concours continue souvent de structurer leur

165 La notion de point de vue sera ici employée comme un synonyme de “cadrage” ou de “perspective”. Nous lui

ajouterons le terme “opinion” pour désigner l’autre dimension du point de vue, reprenant une distinction opérée par D. Jacobi dans son article sur le point de vue dans le discours d’exposition : “Le point de vue est d’abord un réglage qu’opère le concepteur-muséographe : il focalise le regard. Mais le point de vue est aussi l’expression, plus ou moins manifeste et parfois même implicite, d’une opinion” (Jacobi, 2005 : 44).

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Chapitre sept : Les jeux de cadrage

296

discours. C'est le cas par exemple chez R. Leydier qui, après avoir mentionné le nom de l'artiste

primée sans plus de commentaire, affirme :

« Mais sachant qu'en matière d'art rien n'est plus important que demeurer à l'écoute

de son goût personnel, il est toujours possible d'établir son propre palmarès ».

Si l'affirmation de la subjectivité du classement est explicite et si donc, on peut considérer

que le critique oppose ici son propre point de vue (opinion) à celui du jury de la biennale, en

revanche, le cadrage qu'il emploie est fortement lié au fonctionnement de l'exposition. Il va en

effet se positionner en tant que jury, et attribuer un certain nombre de prix fantaisistes : prix de

la fraîcheur, de la froideur, du politiquement correct, de l'originalité, etc. Cette façon de

s'approprier la logique de concours de l'exposition a une fonction rhétorique évidente. Elle

comporte également une charge ironique, dans la mesure où l'auteur souligne la trivialité des

thèmes qu'il a choisis : « Tout d'abord, en raison de la canicule, il s'agira de décerner le prix de la

fraîcheur ». Le commentaire des œuvres sonne comme une parodie de la présentation des

collections de haute couture : « Au rayon de l'originalité encore, on aura remarqué des efforts

pour renouveler la manière de montrer de la vidéo ». Le choix de ce cadrage est donc un moyen

de relativiser, par l'humour et la parodie, l'importance et les enjeux du concours.

On constate une stratégie comparable chez B. Funcke, où la structure générale de l'article

est fondée sur la logique de concours. Le point de vue dominant paraît être celui de l'exposition,

dans la mesure où la critique se borne à mentionner les œuvres ayant reçu un prix. Les marques

d'énonciation sont par ailleurs, comme nous avons pu l'observer dans le premier chapitre, quasi-

absentes de son discours. Pourtant, la critique opère un détournement ironique de l'idée de

palmarès, en classant les œuvres en fonction du temps d'attente devant chaque pavillon :

« Trois heures de queue pour le pavillon français (...)» ,

« Trois heures de queue et encore un Lion d'or (...)» 166.

La critique prend pour cadre les choix du jury (elle commente presque exclusivement les

œuvres primées) mais en même temps, en propose une lecture ironique et distanciée.

Le dernier exemple du poids, dans le discours des critiques, de la logique de concours de

la biennale, est l'article de C. Lewisohn. L'énonciateur semble dénier toute pertinence au cadrage

du curateur : son nom n'est jamais cité, ni le thème de l'exposition ou sa structure. Le critique

s'engage à la première personne dans son discours et nous propose sa propre sélection d'œuvres.

Son point de vue semble largement dominer la représentation qu'il construit de l'exposition.

Pourtant, en articulant son article sur l'idée de palmarès, il opère un cadrage général qui renvoie

indirectement au fonctionnement de la biennale. L'énoncé est organisé en trois parties : « the

good », « the bad », « the ugly », à l'intérieur desquelles un « tri » des propositions artistiques est

166 « Three hours in line for the French Pavilion (...)» , « Three hours in line, and yet, another Golden Lion (...)»

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Chapitre sept : Les jeux de cadrage

297

effectué. Ici encore, l'ironie et le détournement sont fortement présents. Outre le titre de l'article

qui renvoie au western spaghetti de Sergio Leone, le critique, s'instituant jury, va considérer le

bar comme l'œuvre la plus réussie de l'exposition :

« Le fait que ce stand hospitalier ondulant et blanc ne relevait pas de l'art, était

précisément ce qui en faisait une si bonne œuvre. Bien sûr, il souffrait d'une

surcharge de “design” et d'une longue file d'attente – comme la plupart des objets

exposés – mais ce lieu vendait en plus de la bière » 167.

L'humour constitue un mode de mise à distance ou de relativisation de l'importance de

l'exposition, mais aussi de la propre posture de critique de l'énonciateur. En soulignant la

légèreté avec laquelle il aborde l'exposition, il désacralise en effet sa position d'expert, tout en

offrant la preuve de son insubordination au pouvoir symbolique de la biennale :

« Avec tous ces kilomètres d'art, il y avait beaucoup de choses à louper, et si,

comme moi on ne supporte pas de faire la queue, alors on en manquait

certainement plus encore » 168.

Dans chacun des trois exemples que nous avons abordés, on observe donc un

détournement ironique du fonctionnement des biennales. Chez R. Leydier et C. Lewishon, ce

procédé permet aux critiques d'affirmer la prééminence de leur point de vue et de dénier ainsi la

pertinence ou l'importance de celui du jury (ou plus largement de l'exposition). Pourtant, en

adoptant la figure du juge distribuant des récompenses (et des mauvais points), les critiques

s'inscrivent, malgré l'omniprésence du second degré, dans le cadrage construit par le dispositif

d'exposition. Car ce que propose la biennale n'est rien d'autre qu'un panorama de la création

artistique actuelle, ou plus précisément du « meilleur » de cette création. En s'opposant aux

choix du jury ou à la sélection, les critiques dénient la pertinence de leur point de vue-opinion,

mais pas le cadrage construit sur les œuvres (le palmarès) sur lequel ils fondent leur propre

approche. On a donc une mise en tension de deux points de vue-opinion clairement distincts,

mais qui s'inscrit dans un point de vue-perspective similaire, qui est celui construit par le

dispositif d'exposition.

Si la logique de palmarès est très fréquente et accompagne souvent le cadrage esthétique

de la mention des œuvres, on constate également qu'un certain nombre de ces œuvres sont

167 « The fact that this curvy, white hospitality pitstop wasn't art was exactly what made it such a good exhibit. Of

course it suffered from over-design and a long queue – like most all of the exhibits – but this place also sold beer» .

168 « With so many miles of art, there was a lot to miss, and if like me you can't be bothered to queue, then you probably missed a lot more» .

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Chapitre sept : Les jeux de cadrage

298

envisagées sous un double cadrage. Nous avons qualifié ainsi les énoncés où le co-texte de la

mention des œuvres superposait deux perspectives distinctes. Afin de rendre plus perceptible ce

procédé, il convient d'en mentionner un exemple représentatif.

Dans l'article d'E. Grinstein, le commentaire débute sous un cadre d'évocation renvoyant

clairement au thème de l'exposition :

« Le segment de l'exposition consacré aux 11 métropoles, était la tentative la plus

remarquable pour « explorer l'expérience urbaine » comme annoncé dans le texte

du curateur » 169.

Le cadrage thématique proposé par le curateur semble donc guider la mention des œuvres

qui suit, dont on suppose que ce sont celles qui ont le mieux répondu aux réflexions du

curateur. Pourtant, la mention de ces œuvres s'achève sur la remarque suivante : « (...) étaient

quelques-unes des œuvres les plus remarquables » 170. Le point de vue de la critique est donc

réaffirmé par son évaluation des qualités esthétiques des œuvres, et la perspective curatoriale

effacée. Car la critique ne semble pas évaluer, contrairement à ce qu'on aurait pu attendre en

fonction de la phrase d'introduction, l'adéquation des œuvres au thème, mais leur qualité

esthétique (ce sont des œuvres remarquables). On passe donc consécutivement d'un cadrage à

l'autre. Parfois, les deux cadrages semblent se superposer. Chez M. Dunn par exemple, cadrage

muséographique et cadrage esthétique vont de pair à propos des œuvres de T. Sehgal, A. Sala et

E. Rama. La critique dénonce le fait que les œuvres soient noyées dans le chaos d'une

présentation anarchique. Cette perspective, qui se rapporte directement au cadre de l'exposition,

ouvre la mention des œuvres qui sont présentées comme des œuvres remarquables (point de vue

de la critique) noyées dans la masse de l'exposition : « Si on parvenait à les dénicher, les œuvres

remarquables incluaient (...)» 171. Le cadre d'énonciation du dispositif d'exposition constitue un

obstacle à l'approche des œuvres par la critique ou le visiteur (auquel renvoie le « on »). On a

donc une mise en tension entre deux cadrages distincts : celui du curateur et celui du critique-

visiteur, le premier altérant le second.

Finalement, les œuvres bénéficiant d'un cadrage esthétique qui ne sont concernées ni par

la logique de palmarès, ni par un double cadre d'évocation, sont très rares. On trouve seulement

deux cas où les critiques renvoient à des œuvres sans qu'interfère le cadrage curatorial, même si,

dans le premier cas, le contexte de l'exposition est mentionné. C. Millet achève son article de

2003 en proposant au lecteur-visiteur potentiel trois œuvres exposées dans divers lieux de

169 « The 11-City Metropolis segment was the most remarkable attempt to « explore the urban experience» as

announced in the statement» . 170 « (...) were some of the outstanding works» . 171 « If you could ferret them out, standouts included (...)» .

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Chapitre sept : Les jeux de cadrage

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Venise. Le cadre d'évocation est strictement esthétique, et c'est la seule perspective de la critique,

positionnée en médiatrice, qui guide la représentation :

« Pour conclure, je conseillerais au visiteur (...) « pour le bonheur de la

contemplation (...) pour une relativisation des choses (...) et pour recevoir un choc

véritable ».

Enfin, chez E. Grinstein, quatre artistes sont abordés sans que la logique de palmarès soit

présente, ou que le cadrage de l'exposition ne soit perceptible :

« Kara Walker (États-Unis), Luis Fernando Pelaez (Colombie), Dino Bruzzone

(Argentine), et José Damasceno (Brésil) présentaient également de belles pièces » 172.

2 Le cadrage par l'histoire de l'art

Les œuvres rassemblées sous ce cadre d'évocation auraient pu être assimilées au cadrage

esthétique. Pourtant, leur mention comporte une dimension supplémentaire que nous avons

qualifiée d'historienne, car il s'agit pour les critiques de positionner les œuvres dans l'évolution

des tendances et des formes esthétiques et donc, de construire une catégorisation esthétique.

L'œuvre n'est pas abordée pour son rapport avec son contexte de monstration, mais pour son

rapport avec l'état de la création contemporaine.

Seuls quatre articles révèlent un emploi occasionnel de ce cadrage. C. Millet l'utilise après

avoir envisagé les œuvres sous différents angles, dont celui du médium.

« Mais s'il y a une dichotomie, ce n'est pas entre pratiques traditionnelles et

nouvelles technologies, mais entre des œuvres qui misent sur la puissance de leur

impact physique et celles qui, conséquence lointaine de l'art conceptuel, obligent le

public à de complexes déambulations physiques et mentales, souvent dans le but

louable de ne pas laisser la technique écraser le sens. À la première catégorie

appartiennent (...)» .

Les œuvres sont catégorisées en deux ensembles qui renvoient à l'effet qu'elles produisent

sur le récepteur et à l'effort qu'elles lui imposent. Le cadre de l'exposition semble s'effacer pour

laisser place à une réflexion ou une analyse plus générale de la création actuelle. Les œuvres de la

biennale constituent donc ici un baromètre de l'état de la création, permettant à la critique de

définir des tendances esthétiques. Ce qui pose la question du statut que la critique accorde au

172 « Kara Walker (United States), Luis Fernando Pelaez (Colombia), Dino Bruzzone (Argentina), and José

Damasceno (Brazil) also presented fine pieces» .

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Chapitre sept : Les jeux de cadrage

300

rassemblement d'œuvres : il ne semble plus être considéré comme une représentation construite

par le curateur - et donc nécessairement orientée ou subjective - de la création actuelle, mais

bien comme un état objectif et exhaustif de la production artistique, offrant un support pertinent

pour déterminer des tendances. Paradoxalement, c'est lorsque le cadrage construit par le

dispositif des biennales est effacé de la représentation construite par le critique, que ce dispositif

semble fonctionner le mieux. En basant son analyse sur le corpus d'œuvres proposé par le

curateur, sans questionner la validité ou la pertinence de ce rassemblement, la critique valide

implicitement l'opérativité de la biennale comme présentation de la création actuelle, lieu

d'apparition de l'art.

Mais la distribution des rôles entre les différents dispositifs (l'exposition montre, la revue

trie et catégorise, construit du sens) n'apparaît pas toujours si clairement. Dans l'article de

D. Sausset par exemple, les derniers paragraphes sont consacrés à l'évolution de l'art

contemporain au Brésil. Le critique se base sur une exposition parallèle à la biennale, mais pour

proposer une lecture historique et une catégorisation des artistes :

« Paralela 2004 présente plusieurs générations d'artistes brésiliens vivants. À celle

des années 1980, dont le travail s'avère souvent sans originalité à force de vouloir

intégrer le concert international du marché de l'art, il convient d'opposer une jeune

génération passionnante et encore peu connue du public européen. Citons (...)» .

Le contexte d'exposition n'est qu'un point de départ, l'occasion d'une réflexion plus

générale sur l'évolution de l'art brésilien. Les 11 artistes mentionnés ont valeur d'exemple : ils

sont représentatifs de cette évolution au cours de la dernière décennie. Pourtant, seuls les 3

premiers bénéficient d'une phrase de commentaire qui a pour objet de décrire brièvement le

travail exposé. Pour les 9 suivants, seuls les noms des artistes sont mentionnés, suivis de :

« Commenter leurs œuvres, analyser comment elles prennent en compte le

contexte international de l'art sans pour autant renier les spécificités d'une histoire

brésilienne riche en mouvements fondateurs, cela nécessiterait sans doute un autre

article »…

Le programme de travail esquissé, se rapproche de celui d'un historien de l'art.

Cependant, il n'est pas mené à son terme par le critique, et n'a manifestement pas sa place dans

ce compte rendu, puisque D. Sausset repousse à une exposition ultérieure, réalisée en France,

« l'occasion pour dresser un bilan d'une scène artistique active qui s'annonce riche en surprises ».

Une certaine ambiguïté plane sur l'acteur à qui revient ce travail de bilan : au critique, comme

semble le proposer D. Sausset au début du paragraphe, ou au curateur, puisque le projet est

reporté à l'organisation d'une exposition ?

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Chapitre sept : Les jeux de cadrage

301

Le cadrage par l'histoire de l'art, bien qu'il soulève des questions relatives au statut de la

(re) présentation de l'état de la création opérée par le curateur, reste néanmoins le cadrage le plus

autonome ou indépendant du point de vue construit par le dispositif. Il n'est cependant que très

peu employé par les critiques, et seules 25 œuvres sur les 189 sont mentionnées sous cet

éclairage. Le manque de recul historique et le peu de temps laissé aux critiques pour rédiger leurs

comptes rendus, pourraient expliquer la faible mobilisation de ce cadre. Celui du médium

semble ainsi plus facilement mobilisable par les critiques. Comme les précédents, le cadrage par

le médium semble a priori relever d'une lecture « décontextualisée » des œuvres, puisqu'il est un

instrument d'analyse « traditionnel » des commentateurs de l'art (historiens, critiques voire

philosophes de l'art) qui devrait permettre de se saisir des œuvres, sans renvoyer au cadrage

construit par le dispositif d'exposition.

3 Le cadrage par le médium

Le choix d'aborder les œuvres sous l'angle du médium peut sembler désuet, voire

rétrograde, si on se réfère aux tendances actuelles des discours sur l'art. Sans trop d'appesantir

sur le traitement accordé à la question des médiums dans les discours actuels, il faut bien

constater que beaucoup d'artistes refusent aujourd'hui de se laisser appréhender ou catégoriser

en fonction des médiums qu'ils utilisent. Certains réduisent les choix techniques qu'ils opèrent à

une logique purement instrumentale et qualifient les médiums d'outils, de simples supports, dont

la pertinence varie en fonction du message qu'ils sont censés porter. D'où un certain effacement

des qualifications de « peintre » ou de « sculpteur », au profit de qualifications plus générales

(artiste, plasticien), les créateurs jonglant d'un médium à l'autre et ne faisant, dans beaucoup de

cas, plus vraiment preuve d'un attachement spécifique à une technique artistique.

Sur les quatre critiques mobilisant la question du médium pour introduire la mention de

certaines œuvres, un seul ne soulève pas la question de la pertinence de cet axe de lecture. C'est

également le seul dont l'utilisation de ce cadrage se pose comme une alternative possible au

cadrage de l'exposition, et semble se distinguer clairement de celui-ci. Quand D. Sausset, après

avoir abordé sous divers angles plusieurs œuvres, débute un nouveau paragraphe de la manière

suivante : « Au rayon peinture : Julie Mehretu (Ethiopie-USA) construit tout un travail pictural

sur le brouillage des signes (...)» , l'emploi de ce cadrage se pose comme une évidence : d'une

part il ne semble pas se rapporter au contexte de l'exposition (D. Sausset ne s'intéresse pas à

l'importance de la peinture dans la biennale par exemple) et d'autre part la pertinence de cette

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Chapitre sept : Les jeux de cadrage

302

approche n'est pas questionnée. Pourtant, il faut observer à la lumière du texte du curateur

reproduit dans le catalogue, qu'A. Hug s'est lui-même interrogé sur les médiums et leur situation

dans l'exposition, puisqu'il a choisi de distinguer les espaces d'exposition en terme de médiums.

Il existe donc bien, dans la biennale, un « rayon peinture » défini par le curateur. Mais dans

l'article de D. Sausset, rien ne le laisse supposer, et ce cadrage semble relever uniquement de sa

propre lecture des œuvres.

Dans les trois autres articles employant ce cadrage, il est soit ramené à une réflexion du

curateur sur l'importance du médium (chez R. Moura, à propos de la même édition de São

Paulo), soit mis à distance a posteriori par le critique, comme peu opérant. C'est le cas chez

C. Millet qui, comme nous venons de le voir, dépasse le cadrage des œuvres en terme de

médium, par une approche plus « historienne » de la production artistique, qu'elle juge plus

pertinente. Mais aussi chez L. Hoptman, où la question du médium constitue un méta-cadrage,

dans la mesure où l'article est entièrement consacré à la vidéo (et porte le titre de Videodrome).

Mais la critique se garde bien de ne raisonner qu'en termes de techniques : si la vidéo peut poser

problème, c'est en raison du manque de profondeur de la majorité des œuvres vidéos

sélectionnées. C'est finalement l'œuvre d'un peintre qui viendra conclure l'article et qui, selon la

critique, aurait mérité un prix. C'est donc sur l'opposition nouveaux médias et médias

traditionnels que se clôt l'article, mais toujours envisagée dans le cadre de l'exposition :

« Étant donné l'impact profond de la télévision, on serait en droit de penser que

c'est la vidéo – et non la peinture – qui devrait produire un tel effet. Ce qui rend la

vacuité de la majorité des œuvres vidéo de la biennale, d'autant plus

surprenante »173.

Chez L. Hoptman donc, comme chez R. Moura, la réflexion sur les médiums reste liée

aux choix du commissaire, et renvoie donc plus largement à la question de la sélection.

Ainsi, si l'approche par le médium semblait relever d'une perspective critique

indépendante du cadre de l'exposition, d'une part elle ne concerne que quelques articles (et un

total de 17 œuvres), d'autre part elle est souvent reliée par les critiques, à la question de la

sélection ou des choix effectués par le curateur. La pertinence de ce type de cadrage est mise en

doute par les critiques eux-mêmes (à l'exception de D. Sausset) qui la dépassent par l'emploi

d'autres cadres d'évocation et de perspectives moins « techniques » et plus liées au contexte

d'exhibition des œuvres.

173 « Given the vast impact of television, one could almost believe that video – not painting – might have a shot at

such a thing. This fact makes the toothlessness of the majority of the video works in the Biennale all the more surprising» .

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Chapitre sept : Les jeux de cadrage

303

Les trois cadres d'évocation que nous venons d'aborder révèlent donc, à l'analyse, un

positionnement du critique plus complexe qu'on aurait pu le penser. Le cadrage du critique est

en fait très rarement autonome ou coupé de la perspective construite et proposée par le

dispositif d'exposition. La prégnance du cadre d'exposition sur la perspective critique est donc

clairement perceptible, et ne pourra qu'être confirmée par la suite de l'analyse.

III. Le concept d'exposition

Nous avons jusqu'à présent mentionné le « cadrage de l'exposition » d'une manière

générale, comme tout ce qui relevait du principe d'organisation de la représentation de l’art

contemporain construite par le curateur. Il s'agit maintenant d'établir plus précisément les

différents types de cadrage renvoyant directement à cette perspective curatoriale.

Le plus évident est le cadrage par le thème curatorial : il renvoie explicitement au

« concept » d'exposition proposé par le curateur pour chaque nouvelle édition174. Le « concept »

semble s'être imposé, au cours des dernières décennies, comme principe dominant de

présentation des œuvres dans les biennales. Celles de Venise et São Paulo l'ont adopté, alors qu'à

leurs débuts elles étaient entièrement organisées sur le modèle des représentations nationales,

sous-tendu par une logique de concours. La formule thématique continue, dans le cas des deux

biennales étudiées, de voisiner avec celle des représentations nationales. C'est d'ailleurs sur le

concept d'exposition, qu'est basée la communication institutionnelle et promotionnelle de ces

biennales, alors qu'il ne concerne en fin de compte qu'une partie seulement de l'exposition.

Chaque nouvelle édition de Venise et São Paulo porte un titre renvoyant au concept développé

par le curateur dans le texte qualifié de « statement » en anglais, reproduit dans le catalogue et

parfois sur le site Internet des biennales. Il faut donc considérer ce texte à la fois comme un

mode de justification des choix du curateur, censé offrir une cohérence au rassemblement de

plusieurs centaines d'œuvres, et comme un outil de médiation destiné à accompagner le visiteur

dans sa découverte des œuvres, bien qu'il ne soit que très rarement reproduit dans les espaces

d'exposition proprement dits.

174 Nous employons ici sans distinction les notions de thème et de concept curatorial. La notion de concept peut

poser question si on la rapporte à l’usage scientifique du terme. Elle nous semble pourtant d’autant plus appropriée qu’elle est plus large que celle de thème, et que, comme le montre bien l’exemple de la dernière biennale de Lyon, la logique de thématisation des œuvres a tendance à être rejetée par les organisateurs de biennales qui lui préfèrent une logique de réflexion plus générale sur le format événementiel des biennales.

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Chapitre sept : Les jeux de cadrage

304

L'importance que semble avoir acquise le concept est confirmée par la place qu'il occupe

dans les comptes rendus de notre corpus. À l’exception de certains articles du dossier de Flash

Art sur Venise175, tous les comptes rendus le mentionnent, généralement dès les premières lignes

de l'article. Il est même assez longuement discuté par la plupart des critiques.

Ces diverses observations nous amènent donc à envisager le thème curatorial comme un

cadre d'évocation pertinent des œuvres. En employant cet angle d'approche des œuvres, le

critique se soumet au cadrage proposé par le curateur : il se situe clairement dans le point de

vue-perspective construit par le dispositif d'exposition, et adopte la posture que lui assigne ce

dispositif.

1 Le cadrage par le thème curatorial

Rien d'étonnant alors, aux vues des précédents résultats, à ce que le thème soit si peu

employé comme cadre d'évocation des œuvres. Car ce n'est qu'en opérant un décalage par

rapport au point de vue assigné par le dispositif d'exposition, que le critique peut affirmer la

spécificité et l'autonomie de son propre regard, et proposer à son lecteur un point de vue a priori

distancié.

La faible mobilisation du thème curatorial comme cadre d'évocation des œuvres, semble

donc conforter l'idée d'une logique de distinction, ou de concurrence, entre les deux dispositifs

des biennales et des revues. Seuls 3 articles l'utilisent, pour un total de 12 œuvres, ce qui

positionne ce cadre d'évocation comme le moins employé de tous ceux que nous avons

déterminés et ce malgré la forte présence du concept d'exposition dans la partie de présentation

de l'exposition. Outre le cas déjà évoqué d'E. Grinstein – qui semble aborder certaines œuvres

en fonction de leur adéquation au thème de l'exposition mais pour aussitôt en engager une

lecture plus esthétique – les deux articles concernés sont signés par C. Millet.

Dans le compte rendu de 2001, le thème, déjà abordé de manière indirecte dans

l'introduction de l'article, semble ouvrir la partie consacrée aux œuvres :

« Le thème de l'exposition est plateau de l'humanité, pédagogiquement introduit

donc, à l'entrée du pavillon central dans les Giardini, par une plateforme (celle de la

pensée) où l'homme qui marche de Rodin côtoie des œuvres venues du monde

175 Le dossier de Flash Art est à considérer comme une exception, dans la mesure où il regroupe plusieurs articles

eux-mêmes thématiques, qui sont focalisés sur un aspect précis de l'exposition (la place de la vidéo, les pavillons nationaux) et n'ont pas vocation à aborder l'exposition dans son ensemble.

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Chapitre sept : Les jeux de cadrage

305

entier, un bouddha du 14e siècle, aussi bien qu'une figurine de John Goba (artiste

de Sierra Leone qu'on avait découvert l'an dernier à la biennale de Lyon), hérissée

de piquants de porc-épic ».

Les œuvres citées sont directement reliées au discours curatorial qu'elles sont censées

illustrer, de manière « pédagogique ». Une seule œuvre cependant bénéficie d'un commentaire (la

seule œuvre contemporaine), qui souligne au passage que l'artiste J. Goba n'est pas une

« découverte » d'H. Szeemann, puisqu'il a déjà été exposé dans une autre biennale. D'autre part,

cette œuvre permettra à la critique d'amorcer un nouveau thème (nous y reviendrons) et de

s'éloigner ainsi, à peine abordé, du thème curatorial. C. Millet n'y reviendra, non sans ironie, que

pour conclure son article :

« Mais au fait, comment est traité ce thème de Plateau de l'Humanité ? Au pavillon

belge, Luc Tuysmans est l'un des rares à l'aborder subtilement, mais frontalement :

un ensemble de peintures pâles confronte le visiteur de cette biennale universaliste

à la mémoire de la colonisation ».

La tournure de la première phrase interrogative, manifeste clairement le désintérêt de la

critique pour le thème proposé. S'il ne semble pas avoir constitué un cadre de lecture pertinent

des œuvres dans l'article, il ne constitue pas non plus, selon C. Millet, une source d'inspiration

très riche pour les artistes eux-mêmes, « rares » étant ceux à « l'aborder frontalement ».

Dans le compte rendu de 2003, le thème général de la biennale est encore moins visible.

Son titre est cité seulement dans la conclusion de l'article, pour être tourné en dérision, et sa

structure brièvement abordée. Si C. Millet refuse vraisemblablement de discuter, selon l'usage

répandu dans les comptes rendus, le concept curatorial, c'est qu'elle considère, comme elle

l'affirme en début d'article que « l'administration de la biennale, en désignant comme directeur

Francesco Bonami, s'est vraiment foutu de notre figure ». Si certains des choix des précédents

curateurs étaient contestables, « au moins avait-on affaire à des personnalités affirmant un point

de vue. Discuter leurs expositions n'était pas débilitant ».

C'est l'absence, ou la faiblesse, du point de vue curatorial, qui constitue un obstacle à

l'évaluation critique de l'exposition : le manque de cohérence des choix opérés par le curateur,

aussi bien en terme de sélection des artistes que de mise en espace, handicape l'approche de la

critique. La plupart des œuvres citées dans cet article ne sont d'ailleurs pas décrites, et disposent

d'un commentaire souvent « collectif » et réduit au minimum. Les seules exceptions sont en fait,

outre les trois œuvres du dernier paragraphe qui correspondent au conseil personnel de la

critique (cf p.299), les œuvres qui sont envisagées sous le cadre du thème curatorial.

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Chapitre sept : Les jeux de cadrage

306

« Les thèmes de Delays and Revolutions (commissaires Bonami et Daniel Birnbaum)

sont un peu plus perceptibles, proposant un dialogue entre générations. C'est

évident lorsque Tacita Dean consacre un film à Mario Merz, ou lorsqu'il s'agit de

découvrir l'actualité d'une artiste de 85 ans, Carol Rama (...)»

L'analyse de ce cadre d'évocation soulève donc un paradoxe : alors que les critiques

semblent particulièrement attentifs au concept d'exposition, qu'ils exposent et discutent avant de

se centrer sur les œuvres, celui-ci n'est que rarement employé pour introduire le commentaire

des œuvres. Au contraire, comme nous allons le voir, les critiques préfèrent proposer leurs

propres thèmes pour aborder les œuvres, ce qui semble renforcer l'idée d'un rejet du thème

curatorial et donc d'une rivalité entre les deux cadrages. L'analyse des procédés de cadrage par

thèmes critiques, va démontrer qu'il convient de relativiser cette interprétation : si certains

thèmes apparaissent, dans les comptes rendus, comme le produit d'un cadrage critique, nous

verrons qu'ils sont en général connectés au point de vue du curateur. Si bien que ce qui se joue

dans ce processus, est peut-être moins de l'ordre de la lutte ou de la concurrence, que de l'ordre

de la mise en tension et de l'interdépendance.

2 Le cadrage par le thème critique

Revenons au compte rendu de la biennale de Venise 2001 par C. Millet. Nous avons vu

que le commentaire des œuvres était engagé à partir d'un cadrage par le thème curatorial.

Pourtant, dès la deuxième phrase, la critique propose un nouvel axe de lecture qui semble

relever de son propre cadrage :

« Quitte à tirer l'art du côté du reportage, ou du moins du constat, l'illustration

ethnographique du thème est l'un des aspects les plus intéressants de cette

biennale, parce qu'au moins elle satisfait notre recherche de sens ».

Trois œuvres sont abordées et décrites, puis :

« Ce thème-là en recouvre un autre, celui du destin des corps (...)»

Ce second thème permettra à la critique de commenter deux nouvelles œuvres.

Dans un premier temps, ce procédé semble révéler un certain rejet du thème curatorial

par la critique, doublé d'une affirmation de sa propre perspective, apparemment plus apte à

conférer du sens au rassemblement d'œuvres. Pourtant, si l'on se réfère au texte du commissaire

H. Szeemann publié dans le catalogue de la biennale, on se rend compte que ces deux thèmes

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Chapitre sept : Les jeux de cadrage

307

sont très proches de ses préoccupations. Le texte de présentation de Plateau de l'Humanité,

entend, selon une logique humaniste, replacer l'Homme au centre des préoccupations, et

s'interroger sur son rapport à l'environnement (naturel et social) et sur le cycle de la vie humaine.

Le commissaire décline un certain nombre de thèmes de société, qu'il qualifie de « dimensions ».

En introduisant la notion d'ethnographie, nécessaire semble-t-il à la critique pour « satisfaire sa

recherche de sens », C. Millet pose un point de vue « disciplinaire » sur les propositions

« universalistes » du commissaire. Le thème du « destin des corps », qui semble proposé par

C. Millet, est quant à lui perceptible dans trois au moins des sous-thèmes d'H. Szeemann : le

sport, la maladie et l'âge. Dans les deux cas, la critique choisit cependant de ne pas se satisfaire

des propositions du commissaire, et d'y apposer ses propres formulations. Rien, en effet, dans

son texte, ne semble raccorder les deux sous-thèmes proposés au discours du curateur, et la

conclusion de l'article (« Mais au fait, comment est traité ce thème de Plateau de l'Humanité ? »)

nous rappelle que ces cadres d'évocation sont bien le fait de la critique.

Cette forte proximité des thèmes critiques et curatoriaux révèle un jeu de déplacement

minimum du point de vue, un processus de reformulation qui permet au critique de construire

une perspective a priori autonome et originale, mais qui se révèle en réalité profondément liée à

celle du curateur. Or ce jeu de décalage est perceptible dans la plupart des cadrages par thème-

critique. Si l'énoncé efface toute référence au point de vue curatorial, celui-ci semble bien

constituer un point d'appui ou un support nécessaire au positionnement du critique.

Quand L. Hoptman, par exemple, qui aborde cette même exposition sous l'angle du

médium vidéo, affirme son désir d'être confrontée à des « œuvres d'art qui osent se confronter

aux belles et délicates questions de l'existence » 176, ne renvoie-t-elle pas indirectement et sans

l’expliciter, au thème proposé par H. Szeemann (dont la volonté est de replacer l'homme au

centre de l'attention, en engageant une réflexion sur le cycle de la vie humaine) ? Le thème de la

religion qui est abordé dans le compte rendu est aussi présent dans le discours de H. Szeemann,

même s'il se situe au sein d'une réflexion plus générale sur le rapport de l'homme à la mort.

Encore une fois, les cadres proposés par la critique pour aborder les œuvres ne consistent qu'en

un subtil jeu de reformulation ou de décalage par rapport à la proposition curatoriale.

Ce jeu de décalage n'est pas toujours aussi clairement perceptible que dans les deux

exemples précédents. Parfois, comme chez D. Sausset par exemple, alors que le conflit ou la

distinction entre les deux cadrages est particulièrement apparent, le thème proposé par le

critique ne paraît pas trouver d'écho dans le texte du curateur :

176 « works of art that dared to wrestle with the beautiful and uneasy questions of existence»

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Chapitre sept : Les jeux de cadrage

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« Impossible donc de dégager un thème général dans cette biennale. Tout au plus

pourrait-on repérer quelques lignes qui semblent revenir plus ou moins

épisodiquement. Ainsi, plusieurs travaux ont pour sujet explicite la question de la

mémoire disparue ».

Ce thème lui servira de cadre d'évocation pour trois œuvres de l'exposition, qu'il

commente et analyse selon un axe qui semble étranger aux propos du commissaire. Mais il faut

souligner, à la suite des critiques, que le thème proposé par A. Hug pour cette 26e édition de la

biennale de São Paulo est particulièrement nébuleux, et comporte de multiples dimensions. La

dimension dominante est cependant celle du rapport entre le territoire de l'art et celui du monde

« réel ». Comme le souligne le curateur dans son texte d’introduction :

« Ce qui mobilise notre attention dans le contexte de la biennale, c'est la manière

dont les dévastations du monde réel et les relations interpersonnelles, sont reflétées

dans l'art » 177.

Le point de vue historico-politique proposé par D. Sausset n'est donc encore une fois pas

très éloigné des préoccupations du commissaire.

Enfin, lorsque R. Moura, à propos de la même exposition, semble rejeter, après l'avoir

discrédité, le point de vue curatorial pour lui préférer le thème de la relation des œuvres au

bâtiment de Niemeyer, il semble poser un regard totalement original sur l'exposition :

« En revanche, un intérêt pour le bâtiment est exprimé dans les travaux de

plusieurs artistes (ce qui n'était pas le cas lors des précédentes éditions) » 178.

Mais encore une fois, en se rapportant au discours de présentation du curateur, on

observe que le thème du bâtiment d'exposition est abordé et que l'auteur y consacre toute une

partie de son développement. Il souligne d'abord le fait que la plupart des artistes ont pu

bénéficier d'une visite « préliminaire » du lieu d'exposition et de la ville et n'ont produit leurs

œuvres qu'après cette prise de contact. Puis il mentionne l'attention particulière qu'il a lui-même

portée au bâtiment, qu'il place au centre de sa stratégie muséographique :

« Le point de départ de toutes les idées était l'architecture du bâtiment lui-même,

qui suggère un regroupement spatial des médiums » 179.

177 « What interests us now in the context of the Bienal is how the devastations of the real world and interpersonal

relations are reflected in art» . 178 « In contrast, interest in the building is expressed in the works of several artists (something not very common in

earlier editions)» . 179 « The point of departure for all the ideas was the architecture of the building itself, which suggests a spatial

grouping of media» .

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Chapitre sept : Les jeux de cadrage

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L'emploi de thèmes critiques pour aborder les œuvres présente, bien entendu, de

multiples dimensions. Ces cadres d'évocation permettent à l'énonciateur de construire une

cohérence dans sa présentation des œuvres. Pourtant, il faut se garder de n'envisager l'utilisation

de ces thèmes que comme de purs procédés rhétoriques. En premier lieu, parce que le thème

permet aussi de construire du sens et de guider l'interprétation ou le commentaire des œuvres.

En second lieu parce que, comme nous avons essayé de le montrer, derrière ce procédé c'est un

véritable jeu de positionnement des acteurs qui est à l'œuvre. Un jeu qui semble opposer

frontalement deux cadrages distincts de la production artistique, et relever d'une stratégie de

distinction du critique. D'ailleurs, il faut noter que ce cadre d'évocation concerne 5 articles pour

un total de 33 œuvres, et dépasse celui renvoyant au thème curatorial. Mais ce jeu se révèle, à

l'analyse, moins un mode de négation ou d'opposition systématique au curateur, qu'un mode

subtil de déplacement ou de décalage par rapport à la perspective curatoriale.

Même s'il est souvent traité avec dédain, ou mis à distance par les critiques dans leur

présentation générale de l'exposition, le concept d'exposition offre un fondement non

négligeable à la construction du cadrage critique. Ainsi, la perspective curatoriale, même si elle

n'est pas explicitée ou assumée, et même le plus souvent masquée, n'en reste pas moins

structurante pour le discours critique. Elle offre un cadre de réflexion, un cadrage sur les

œuvres, à partir duquel le critique va se positionner. L'idée d'une interdépendance entre les deux

points de vue semble donc s'imposer, car le processus de décalage des thèmes relève davantage

d'une mise en tension des points de vue, que d'une pure et simple négation de la perspective

curatoriale.

Afin de valider cette lecture qui dépasse la simple logique de rivalité pour ouvrir sur une

logique d'interdépendance, il convient d'élargir notre analyse à l'ensemble du « discours de

l'exposition » tel que nous l'avons précédemment défini, c'est-à-dire l'ensemble des principes

d'organisation de l'exposition, aussi bien le concept, que le geste de sélection et de mise en

espace des œuvres. C'est donc en premier lieu vers le cadrage par la muséographie que nous

allons poursuivre notre étude des comptes rendus.

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Chapitre sept : Les jeux de cadrage

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IV. Les gestes de mise en exposition

1 Le cadrage par la muséographie

Nous l'avons vu, le travail du curateur ne se réduit pas à la production d'un concept

d'exposition et à la rédaction d'un texte. Il consiste également à effectuer une sélection d'artistes

et d'œuvres, et à régler leur présentation dans l'espace d'exposition. C'est sur cette dernière

dimension du geste de mise en exposition que nous allons nous arrêter maintenant, en

questionnant la prégnance du cadre physique d'exposition sur le commentaire des œuvres. On

parlera donc de « muséographie » pour désigner le processus de combinaison des objets par le

concepteur, que J. Davallon qualifie de « mise en scène » (Davallon, 1999 : 168).

La question des choix muséographiques pourrait paraître secondaire dans le cas des

expositions d'art contemporain, puisque le dispositif d'exposition proprement dit est souvent

réduit au minimum, c'est-à-dire aux cartels accompagnant les œuvres, et beaucoup plus

rarement, surtout dans le cas des biennales, à quelques textes sur les cimaises. On est donc loin

de la muséographie complexe et variée des musées scientifiques par exemple, où la présence

d'un concepteur d'exposition se fait davantage sentir. Mais la muséographie inclut également

tout ce qui relève plus largement du confort et des conditions de visite d'une part, et de la mise

en espace des œuvres d'autre part (l'accrochage). C'est sur ces deux derniers points que se centre

l'attention des critiques, et particulièrement sur les choix de disposition et de voisinage des

œuvres, dont la dimension sémantique est soulignée. Le rassemblement des œuvres produit du

sens, et les échos entre les œuvres ne sont pas sans conséquence pour l'interprétation qui en sera

faite par le visiteur.

Loin de nier l'importance de la mise en espace des œuvres et des choix muséographiques,

les critiques, au contraire, ont tendance à souligner la prégnance du cadre d'exposition sur

l'expérience de visite. Plusieurs soulignent ainsi la présence d'un élément de confort qui pourrait

paraître trivial : l'air conditionné. Chez E. Grinstein par exemple, trois œuvres ont pour cadre

d'évocation la question de la climatisation :

« Les grandes stars occupant les « projects rooms », apportaient de l'air frais à la

biennale – prenez ceci littéralement, il n'y a aucune métaphore : les pièces de

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Chapitre sept : Les jeux de cadrage

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Vanessa Beecroft, Jeff Koons, et Andrea Gursky bénéficiaient de l'air conditionné

et, bien sûr, d'une attention massive » 180.

Ce procédé ironique vise avant tout à mettre à distance le travail de ces artistes, dont les

œuvres ne sont même pas mentionnées. Leur statut de star explique les conditions d'exposition

exceptionnelles dont bénéficient leurs œuvres ; mais leur succès pourrait également s'expliquer

ainsi… Quelle que soit la fonction de ce cadre d'évocation (également utilisé par R. Leydier pour

discréditer une œuvre), il n'en reste pas moins que le critique établit un lien entre le point de vue

porté sur les œuvres par les visiteurs, et leurs conditions muséographiques de présentation.

En abordant des questions moins triviales, comme celle des choix de mise en espace des

œuvres, les critiques ont tendance à envisager la muséographique comme un obstacle à leur

approche des œuvres. C'est le cas par exemple de R. Moura, qui aborde dès l'introduction les

problèmes de mise en espace dus au choix des commissaires de compartimenter les œuvres en

fonction des médiums. Les peintures, dessins et photographies sont ainsi relégués dans les

couloirs bordant la rampe centrale :

« (...) altérant ainsi l'autonomie de beaucoup de peintures, comme les belles toiles

de Beatriz Milhazes, près de la rampe, qui auraient nécessité un espace plus

généreux où elles auraient pu être confortablement contemplées » 181.

M. Dunn s'attaque à l'aspect chaotique de la mise en espace des œuvres à l'Arsenal. Les

choix d'accrochage et l'esthétique du lieu d'exposition font, selon elle, obstacle à sa

contemplation des œuvres :

« L'apparence brute de l'Arsenal, permettait difficilement de différencier l'œuvre

d'un détritus » 182.

La question de la muséographie constitue le cadre d'évocation dominant de toute la

première moitié du commentaire que M. Dunn propose des œuvres de la biennale. Les œuvres

auxquelles elle s'attache sont présentées comme des exceptions, puisqu'elles parviennent à

s'extraire du chaos général et à se rendre perceptible pour le visiteur. C'est le sens de plusieurs

amorces d'évocation comme par exemple :

« Si on parvenait à les dénicher, les œuvres marquantes incluaient (...)» ,

« Si on survivait à la chaleur torride et au chaos, il y avait quelques découvertes

dispersées dans l'Arsenal, dont (...)» 183, 180 « The famous stars, occupying the « project Rooms» added some fresh air to the Bienal – please take it literally,

there's no metaphor here : Vanessa Beecroft, Jeff Koons, and Andrea Gursky's pieces got air-conditioning and, of course, massive attention» .

181 « (...) thus impairing the autonomy of many of the paintings, such as the beautiful canvases by Beatriz Milhazes, near the ramp, which might have deserved a more generous space where they could be confortably seen» .

182 « The rawness of the Arsenale, made it difficult to differentiate artwork from random detritus» .

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Chapitre sept : Les jeux de cadrage

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ou encore :

« (...) qui offrait bien des perles, le plus souvent noyées dans le chaos » 184.

On constate le même procédé chez C. Millet en 2003, qui remarque :

« Les expositions s'enchaînent sans qu'on parvienne à les distinguer, donc à saisir

leur propos (...). The Everyday Altered, due à l'artiste Gabriel Orozco, est la seule

section où les installations (celles de Jean-Luc Moulène, de Damian Ortega)

s'approprient l'espace plutôt que d'y être englouties ».

Ces quelques exemples montrent bien que l'opérativité du dispositif d'exposition n'est pas

nié par les critiques. Au contraire, en mentionnant la prégnance des choix muséographiques sur

l’expérience des œuvres, les critiques reconnaissent, implicitement, la puissance du cadrage

construit par le dispositif. Même des experts ne peuvent s'en abstraire dans leur contemplation

des œuvres. Ce que contestent donc ces critiques, ce n'est pas l'idée que le dispositif assigne une

position précise au visiteur, réglant ainsi sa relation aux expôts, mais bien plutôt la pertinence du

réglage effectué par le curateur. Plus précisément, chez M. Dunn et C. Millet, c'est l'absence d'un

réglage minutieux du cadrage curatorial qui est dénoncée, car elle conduit l'exposition au chaos.

Encore une fois, l'idée d'une rivalité ou d'une lutte entre critique et curateur pour la position de

médiateur, est mise en doute. Car paradoxalement, les critiques semblent militer pour un point

de vue curatorial plus affirmé, qui ouvrirait sur une production de sens lors de la visite.

L'approche du cadrage par la sélection devrait permettre de confirmer et de renforcer ces

remarques.

2 Le cadrage par la sélection

Que des dimensions liées aux thèmes, aux médiums, ou encore à la dimension esthétique

des œuvres, motivent, accompagnent ou justifient la mention des œuvres dans les articles, la

quasi-totalité des œuvres citées le sont par référence au regroupement d'œuvres qui constitue

l'exposition. Nous l'avons vu, en intégrant l'exposition, l'œuvre change de statut, et prend sens

de sa combinaison avec le reste de l'exposition. Il ne s'agit donc pas de considérer sous ce cadre

d'évocation toutes les œuvres pensées dans leur rapport à cet ensemble, mais plus

spécifiquement, celles pour lesquelles le critique se réfère, plus ou moins explicitement, au geste

183 « If you could ferret them out, standouts included (...)» , « If one surrended to the chaos and heat delirium, there

were a number of discoveries dispersed throughout the Arsenale, including (...)» . 184 « (...) which offered many gems that were mostly lost in the chaos» .

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Chapitre sept : Les jeux de cadrage

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de prélèvement effectué par le commissaire. Même en réduisant ainsi le cadrage par la sélection,

celui-ci reste bien représenté dans les comptes rendus, puisque 7 d'entre eux l'emploient et que

46 œuvres sont concernées. Les critiques semblent donc particulièrement attentifs aux choix

artistiques effectués par les curateurs.

On peut tout d'abord remarquer que certaines œuvres ne semblent mentionnées que pour

servir d'appui à une évaluation négative du geste de sélection du curateur. C'est particulièrement

évident chez C. Millet, en 2003, qui insiste sur le manque de cohérence de la sélection de

F. Bonami :

« Les tableaux ont l'air choisis au petit bonheur la chance, comme si la biennale

n'était pas toujours arrivée à obtenir des prêts dignes d'elle. Se succèdent sur les

cimaises un beau Clemente, un minuscule Kiefer (ce qui n'est pas particulièrement

représentatif du travail de l'artiste), les inévitables Jenny Salville, Glenn Brown et

Elisabeth Peyton, et, dans la dernière salle, Murakami, le plus hype, tout près de

deux Allemands, Thomas Scheibitz et Kai Althoff, eux, pas du tout dans l'air du

temps, mais alors pas du tout… Relevons qu'en quarante ans il n'y aurait eu qu'un

peintre français pour Bonami, Buren. Je ne crains pas de passer pour chauvine en

le disant, je désigne plutôt, j'ose le dire, l'ignorance du commissaire ».

Les adjectifs qualifiant les œuvres sont de deux ordres. Certains (« inévitables », « hype »)

s'attachent à dénoncer l'aspect consensuel des choix du commissaire. En ce qui concerne les

œuvres de Kiefer, des Allemands et de Buren, c'est la question de leur « représentativité » qui est

au centre de la réflexion. Ces œuvres ne seraient pas « représentatives », du travail de l'artiste

dans le premier cas, de la scène artistique dans les autres, ce que C. Millet analyse comme le

résultat de « l'ignorance du commissaire ».

Ces œuvres ne sont pas forcément mauvaises en soi : le tableau de Clemente, par

exemple, est qualifié de « beau ». C'est bien leur rassemblement qui pose problème. D'ailleurs,

dans le même article, une autre œuvre est distinguée et appréciée par la critique, qui va pourtant

discuter sa pertinence dans l'exposition. L'objectif de F. Bonami était de présenter des

personnalités qui ne soient pas « prises dans le mainstream ». Selon la critique, ses goûts en terme

de peinture étant discutables :

« On est donc plus volontiers saisi par la violence des images du photographe

chinois Liu Zheng qui, soit dit en passant, se rapproche quand même d'un courant

assez dominant… ».

Cette œuvre, malgré le fait que la critique l'apprécie, pose problème dans son rapport à

l'ensemble : sa sélection, dans le cadre de l'exposition Clandestins, n'est pas cohérente.

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Chapitre sept : Les jeux de cadrage

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La sélection doit donc être constituée d'œuvres intéressantes d'un point de vue esthétique,

mais aussi cohérentes les unes par rapport aux autres, afin que le visiteur puisse saisir le

« propos » de l'exposition :

« Les expositions s'enchaînent sans qu'on arrive à les distinguer, donc à saisir leur

propos. Deux exceptions toutefois : Individual Systems, conçue par Igor Zabel,

rassemble quelques aimables ironistes (Opalka, Art&Language, Irwin, les vidéastes

russes Victor Alimpiev et Marian Zhunin) (...)»

La critique attend donc un rassemblement qui fasse sens et qui construise une cohérence

qui permettra au récepteur d'appréhender la diversité sans se perdre dans une impression de

chaos. Implicitement, le rôle de médiateur du commissaire est conforté, validé, par les jugements

portés par C. Millet sur l'exposition, et par les attentes (souvent déçues) qu'ils impliquent.

Chez P. Ardenne, la question de la sélection occupe quasiment toute la longueur du

compte rendu de São Paulo, ce qui explique que nous n'ayons pas encore abordé son article.

P. Ardenne développe une critique très sévère de ce qu'il qualifie de « sélection d'essence

multiculturaliste », où l'idéologie sert « de déterminant esthétique ». Cette focalisation extrême

sur la définition du cadrage curatorial entraîne une désaffection manifeste pour les œuvres

exposées. Cinq seulement sont mentionnées par le critique, ou plus exactement cinq artistes,

puisqu'aucune œuvre n'est citée, décrite ou interprétée.

« Il y a à São Paulo nombre d'œuvres passionnantes : Claire Langan pour l'Irlande,

Gal Weinstein pour Israël, Atta Kim pour la Corée du Sud, entre tant d'autre.

L'impression persistante que laisse cette 25e biennale pauliste, c'est celle d'un

gigantesque vide grenier planétaire ».

Les « œuvres passionnantes » semblent faire office de contre-exemples, venant appuyer

ou renforcer le raisonnement de l'auteur. Ce sont les « exceptions qui confirment la règle ». Mais

si toute l'attention de P. Ardenne est focalisée sur une dénonciation de l'idéologie qui sous-tend

la sélection, c'est bien parce que l'auteur est conscient des enjeux de cette sélection. Ce qu'opère

le curateur à travers ses choix, c'est bien la consécration des artistes et la qualification des

œuvres : « l'option mondialiste est prétexte à valider n'importe quoi au prétexte que c'est exotique

ou tiers-mondiste » 185. Loin de remettre en question le pouvoir du curateur, P. Ardenne le

confirme, tout en regrettant les points d'application de ce pouvoir.

185 Nous soulignons.

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Chapitre sept : Les jeux de cadrage

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Enfin, il convient de mentionner une dimension intéressante de certains cadrages par la

sélection. A. Gingeras axe une partie de son introduction sur la question du rôle du commissaire

et du tournant commercial du monde de l'art.

« Au regard du pot-pourri dénué de sens qu'offre cette biennale, la fonction de

curateur pourrait être rapprochée du rôle de l'acheteur de grand magasin : un

acheteur doit prévoir tous les goûts, toutes les bourses, et tous les créneaux, en

créant une panoplie séduisante, ou au moins convaincante, de produits, pour

chaque segment de sa clientèle. Il y avait quelque chose pour chacun : « les vieux

maîtres » (Serra, Twombly, Richter, Wall), les peintres (Dieu merci pour Neo-

Rauch !), la sculpture, l'installation, le film et la vidéo (pour la plupart d’un chic

d’Europe de l'Est), l'art politique, etc. » 186.

Le rassemblement opéré par F. Bonami ne paraît se justifier que dans une logique

commerciale, et donc consensuelle. Encore une fois, les artistes cités ne sont pas disqualifiés en

eux-mêmes ou pour des motifs esthétiques. C'est leur rassemblement qui pose problème, parce

qu'il traduit une orientation mercantile de la sélection. Le panorama proposé par F. Bonami n'est

donc pas tout à fait dénué de cohérence, mais c'est du marché, plus que de la scène artistique,

qu'il semble représentatif.

La catégorie de « vieux maîtres » utilisée pour qualifier certains artistes renvoie au statut

des œuvres dans l'exposition, voire à l'instrumentalisation qui en est faite par le commissaire.

Chez C. Millet en 2001, cette stratégie apparaît plus explicitement encore à propos de

S. Beckett qui selon la critique : sert « de caution intellectuelle à une création contemporaine

privée d'enjeu ». L'ensemble de la sélection est si plat que H. Szeemann a « dû sentir qu'il fallait

relever la soupe avec un peu d'épices ». L'œuvre n'est ici abordée que dans son rapport à

l'ensemble, afin de dénoncer les manœuvres du commissaire pour donner du relief à sa

sélection.

Ces deux exemples montrent bien que les critiques rejettent toute sélection consensuelle

des artistes. Ils attendent du curateur un positionnement original, éventuellement une prise de

risque dans ses choix, et non pas une représentation convenue des artistes les plus reconnus ou

les plus cotés sur le marché de l'art. C'est bien de la fraîcheur et de l'indépendance du point de

vue du curateur qu'il est question ici.

186 « Looking at the almost meaningless potpourri that this biennale offers, the function of curator might be likened

to the role of a departement store buyer : a buyer must cater to all tastes, price levels, and niche markets, creating a seductive or at least convincing display of products for every constituent of his clientele. There was something for everyone : « old masters » (E.g. Serra, Twombly, Richter, Wall), painters (thank god for Neo-Rauch!), sculpture, installation, film and video, (mostly Eastern European chic), political art, etc. »

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Chapitre sept : Les jeux de cadrage

316

Conclusion du chapitre

L'analyse des cadres d'évocation des œuvres montre bien qu'une tension est toujours perceptible

entre les cadrages curatorial et critique. Cette tension structure l'approche des œuvres et pourrait

a priori être interprétée comme une marque de rivalité ou de concurrence entre les deux

positions d'acteurs. En effet, ce qui semble en jeu dans cette tension, c'est la question de la

légitimité d'un discours sur la production artistique. Le curateur, en construisant un point de vue

de plus en plus affirmé et subjectif sur les œuvres (qui se manifeste bien par l'importance du

concept curatorial) occupe désormais une fonction de médiateur de l'art contemporain, qui était

jusqu'à récemment laissée à la seule charge des critiques. Le critique, en apposant une nouvelle

sélection à celle effectuée par le curateur, désigne et fait circuler dans l'espace public les œuvres

qui lui semblent dignes de son attention. On pourrait donc être tenté, selon la logique

bourdieusienne des champs, d'interpréter la tension entre les deux cadrages comme un

symptôme d'une lutte pour le contrôle du « pouvoir-dire » sur les œuvres, opposant les deux

types d'acteurs.

Pourtant, nous l'avons vu, c'est moins une logique de négation du cadrage curatorial que

semble manifester le discours des critiques dans les comptes rendus, qu'une logique

d'interdépendance. La perspective construite par les critiques sur les œuvres ne se distingue de la

perspective curatoriale que par de très légers décalages, bien perceptibles dans les reformulations

des thèmes curatoriaux opérés par les critiques.

Par ailleurs, l'opérativité du dispositif d'exposition, sa prégnance sur la lecture ou le regard

du visiteur, n'est pas niée par les critiques, et semble au contraire mise en avant. Quand la

perspective curatoriale est jugée trop faible, le commentaire des œuvres semble d'ailleurs

problématique, comme l'illustre particulièrement bien l'article de P. Ardenne, qui s'attache

presque exclusivement à commenter le travail du curateur et n'accorde qu'une attention

périphérique aux œuvres. Tout se passe comme si la tension que nous avons cherché à décrire,

rendait possible le discours sur les œuvres, qu'elle servait de support ou d'appui au

positionnement du critique. Il semble donc nécessaire de dépasser une lecture en termes de lutte

pour lui préférer une lecture en termes d'interdépendance : si le critique s'appuie sur le

précadrage pour construire son discours, le curateur a besoin du critique pour générer une

tension sur ce cadrage, sans laquelle son action de célébration perdrait en efficacité. C'est bien

dans cette mise en tension de points de vue distincts que s'opère la production de valeurs

artistiques.

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Chapitre sept : Les jeux de cadrage

317

Finalement, l'objet du discours critique est moins l'œuvre exposée que le geste curatorial

(ce qui explique sans doute que les divers acteurs du monde de l'art accordent une telle

importance à la position de curateur). Dès lors, la production de valeur s'effectue non seulement

sur les œuvres citées par le critique dans son compte rendu, mais plus largement sur la sélection

dans son ensemble, à travers cette validation implicite de la position curatoriale et de son

pouvoir. Cette logique de focalisation sur le geste curatorial est particulièrement perceptible dans

un dernier cadre d'évocation que nous avons laissé de côté en raison de sa singularité, mais dont

il convient maintenant de dire quelques mots, tant il semble illustrer le phénomène dont nous

traitons. Quatre articles et treize œuvres sont concernés par ce cadrage, qui pourrait donc

paraître marginal. Mais s'il est relativement peu mobilisé par les critiques, il n'en reste pas moins

particulièrement intéressant à analyser pour ce qu'il révèle de la relation du critique au dispositif

d'exposition. Les treize œuvres concernées sont en effet abordées pour la relation qu'elles

entretiennent au format d'exposition. C'est le fonctionnement et la structure même de la

biennale qui sert de cadre d'évocation (on parlera donc de « cadrage par le format

d'exposition »).

Lorsque C. Millet, par exemple, aborde l'œuvre de Solakov dans son compte rendu de

2001, c'est en tant que métaphore de la biennale. L'œuvre est envisagée non seulement dans son

rapport à l'ensemble de la sélection, mais plus encore comme un signe de l'atmosphère du

rassemblement.

« Finaud, Nedko Solakov a bien perçu dans quel théâtre de l'absurde nous

plongeait en effet la plus grande exposition internationale d'art ».

En introduisant la description de l'œuvre, ce cadre d'évocation attribue à l'œuvre un statut

particulier dans le commentaire. En un sens, l'œuvre est instrumentalisée par la critique pour

s'inscrire dans un processus argumentaire visant à disqualifier la pertinence de la perspective

curatoriale. Mais ce faisant, C. Millet porte à l'extrême la prégnance de cette perspective,

puisqu'elle valide, implicitement, le statut d'expôt de cet œuvre, c'est-à-dire l'opérativité du

dispositif d'exposition dans la construction du sens de l'objet exposé. Une œuvre-métaphore de

l'exposition n'est au fond rien d'autre qu'une œuvre qui a perdu son autonomie sémantique en

intégrant l'exposition.

C'est dans l'article d'E. Grinstein que ce cadrage est le plus présent et ses implications les

plus évidentes. À plusieurs reprises, la critique mentionne des œuvres dans la seule perspective

de leur relation au format d'exposition. Le groupe Monochrom est par exemple abordé pour la

« réponse créative » 187 qu'il offre à la question de l'arbitraire des représentations nationales :

187 « creative response»

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Chapitre sept : Les jeux de cadrage

318

« Est-il vraiment possible pour une seule personne de représenter un pays tout entier ? » 188.

E. Grinstein poursuit son commentaire par :

« Les autres stratégies anti-biennale étaient celles exposées par (...)» 189

Les œuvres sont ici mentionnées pour le point de vue qu'elles construisent sur le format

d'exposition. Ce phénomène est particulièrement intéressant car loin de ne manifester qu'une

tentative d'instrumentalisation des œuvres par les critiques, il révèle plus largement l'importance

du dispositif d'exposition et son statut dans la représentation. Les cadres d'évocation par le

format d'exposition montrent bien que l'objet ultime de l'attention des critiques est finalement

moins l'œuvre elle-même, que le dispositif de monstration : l'exposition biennale en tant qu'objet

culturel. Chez E. Grintein, le dispositif d'exposition devient surplombant : il plie le sens des

œuvres, leur interprétation, vers l'objet exposition : ce sont les mécanismes même de la

médiation opérée par l'exposition, qui deviennent l'objet d'attention des critiques.

Ces observations nous obligent à reconsidérer la logique de champ et son modèle de la

lutte entre dominants et dominés, qui ne semblent pas appropriés pour décrire le jeu de ces

positionnements. L'objectif du prochain chapitre sera donc de proposer une modélisation des

relations construites entre les différents acteurs et de leurs conséquences sur le fonctionnement

du monde de l'art contemporain international. Il s'agira de montrer comment une analyse

communicationnelle telle que nous l'avons développée permet de réinterroger les mécanismes

sociologiques de fonctionnement d'un « monde ».

188 « Is it possible for a single person to actually represent a whole country?» 189 « Other contra-bienal strategies were those displayed by (...)»

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Chapitre huit : Synthèse et interprétation

319

CHAPITRE HUIT :

SYNTHÈSE ET INTERPRÉTATION

Ce dernier chapitre est conçu comme un moment d'interprétation des résultats obtenus

par les diverses approches et analyses que nous avons développées au cours de la thèse. Il s'agira

de proposer une nouvelle modélisation du fonctionnement de l'univers des biennales, en sortant

de la logique de champ pour tenter d'articuler les dimensions sociales et discursives de ce

fonctionnement.

I. L'univers des biennales comme configuration.

1 Interdépendances et équilibre des tensions

Le précédant chapitre s'est attaché à saisir dans le discours, la tension perceptible entre

deux cadrages construits par deux dispositifs énonciatifs : l'exposition et le compte rendu. Les

cadres d'évocation employés par les critiques pour aborder les œuvres révèlent une forte

dépendance à la perspective ou au cadrage proposé par le curateur, bien perceptible par exemple

dans le jeu de reformulation des thèmes curatoriaux en thèmes critiques. Dans cette section,

nous chercherons à montrer pourquoi la notion de « formation sociale » ou de « configuration »

proposée par N. Elias190 semble particulièrement adaptée pour envisager le fonctionnement et

l'articulation de ces dispositifs.

190 Le concept de « formation sociale» utilisé par N. Elias dans La Société de cour, sera renommé « configuration» dans

la traduction française de Qu'est-ce que la sociologie?. Nous utiliserons sans distinction l'une ou l'autre de ces formulations.

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Chapitre huit : Synthèse et interprétation

320

Pour N. Elias, ce sont les dépendances entre les hommes qui règlent leurs interactions et

qui les relient au sein de diverses « configurations », comme la famille, l'usine, ou encore la

Nation. La figure du « jeu » permet à N. Elias de construire son concept :

« Quatre hommes assis autour d'une table pour jouer aux cartes forment une

configuration. Leurs actes sont interdépendants » (Elias, 1991 : 157)

Le jeu n'a pas d'existence propre : il ne découle que des interactions d'un groupe

d'individus interdépendants. Envisager l'univers des biennales comme un jeu permet donc de

saisir les logiques d'interdépendances des acteurs en présence : les positions du curateur, du

critique, de l'artiste et du visiteur, sont déterminées par les formes et les types de dépendances

qui les lient les uns aux autres. Le jeu n'est pas une abstraction, une coquille vide dans laquelle

viendraient se glisser des individus : ce sont les interactions entre ces individus, leurs relations

réciproques, qui forment la configuration, qui la font exister et perdurer. Et ces relations sont

régulées par des logiques de tension :

« Au centre des configurations mouvantes, autrement dit au centre du processus de

configuration, s'établit un équilibre fluctuant des tensions, un mouvement

pendulaire d'équilibre des forces, qui incline tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. Ces

équilibres de force fluctuants comptent parmi les particularités structurelles de

toute configuration » (Elias, 1991 : 158).

Cette notion « d'équilibre des tensions » est centrale chez N. Elias : pour se reproduire et

perdurer dans le temps, toute configuration suppose un équilibre mobile (ou instable) de

tensions, un mode spécifique de dépendances entre les individus. C'est pourquoi le concept de

« formation » ou de « configuration » est préféré par l'auteur à celui de « système » qui évoque

davantage l'idée d'une stabilité ou d'une harmonie immanente de l'ensemble.

Dans la société de cour par exemple, ce sont l'antagonisme et les rivalités entre noblesse

d'épée (aristocratie) et titulaires d'office (« la robe ») qui provoquent un équilibre instable de

tension permettant la reproduction du pouvoir monarchique. Comme le souligne R. Chartier

dans sa préface de l'ouvrage :

« Suffisamment interdépendants et solidaires pour ne pas mettre en péril la

formation sociale qui assure leur domination, les deux groupes dominants sont en

même temps suffisamment rivaux pour que soit impossible leur alliance contre le

souverain » (Elias, 1985 : XVI).

Ce que montre en effet l'analyse de la société de cour proposée par N. Elias, au-delà de la

logique d'interdépendance des acteurs, c'est que l'existence et la reproduction de cette formation

sociale reposent en réalité sur une profonde instabilité. Ce sont les rivalités entre les élites,

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Chapitre huit : Synthèse et interprétation

321

autrement dit leurs luttes, qui font tenir le système et le rendent particulièrement efficace. Les

luttes ont donc une fonction éminemment structurante dans le modèle proposé par N. Elias,

comme il le souligne d'ailleurs à propos du jeu de carte :

« Comme on peut le voir, cette configuration forme un ensemble de tensions.

L'interdépendance des joueurs, condition nécessaire à l'existence d'une

configuration spécifique, est une interdépendance en tant qu'alliés mais aussi en

tant qu'adversaires » (Elias, 1991 : 157).

Dans la société de cour, on voit bien comment le mécanisme social se construit grâce aux

effets de l'action et de la réaction, dans une sorte d'équilibre instable. Une lutte est engagée entre

les différentes élites et les différents ordres, et ces oppositions ou jalousies sont à la base de la

puissance du monarque. En exacerbant et encourageant les tensions, le roi se protège en effet

d'une collusion entre les ordres qui pourrait mettre en danger sa domination. Cette rivalité,

comme nous le verrons, va constituer son principal instrument de domination. Une domination

que les sujets du roi ne peuvent accepter que parce qu'ils sont engagés dans une compétition

continuelle et vitale pour les chances de prestige et de rang. Si tout le monde accepte sa

dépendance au roi, c'est parce que chacun a intérêt à défendre sa position. Les sujets sont pris

dans un engrenage, un mouvement perpétuel, qui fait que chacun méprise celui qui se trouve

dans une position inférieure à la sienne, et en même temps, doit résister à sa pression en

défendant ses privilèges.

Si la société de cour a pu se perpétuer durant deux siècles et survivre à la succession des

rois, c'est bien parce que chacun des acteurs était engagé dans des luttes, des mécanismes de

distinction, qui généraient des conflits entre les groupes et à l'intérieur même de certains

groupes, re-produisant des interactions et des interdépendances qui permettaient de maintenir

un équilibre instable.

Dans l'univers des biennales, les tensions résultent des effets de cadrage produits par les

dispositifs. Dans le compte rendu, l'énonciateur inscrit son discours dans une perspective

singulière, qui lui permet de tenir un discours sur l'exposition, tout en produisant un « effet de

sujet » (Marin, 1987) qui l'institue comme critique. C'est en s'inscrivant en opposition ou en

décalage par rapport au pré-cadrage curatorial, que l'énonciateur d'une part peut exister en tant

que critique, et d'autre part, qu'il permet à « l’univers des biennales » de fonctionner de manière

relativement autonome et stable, c'est-à-dire de se stabiliser comme configuration.

Mais dans l'univers des biennales, la mobilité des acteurs est plus souple que dans la

société de cour. En effet, dans cette dernière configuration, la position des acteurs est en grande

partie déterminée par leur héritage social (les charges se transmettent) même si le roi peut faire

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Chapitre huit : Synthèse et interprétation

322

évoluer les individus à l'intérieur des hiérarchies sociales. Or dans la configuration qui nous

intéresse, c'est le cadrage employé par l'individu, le dispositif dans lequel il s'inscrit, qui va

déterminer sa position.

Quand un individu énonce un discours sur l'exposition, selon qu'il se situe dans tel ou tel

dispositif d'énonciation, le cadrage diffère, et ce faisant, c'est la position d'acteur de l'individu qui

se modifie. Si un individu x se situe dans le dispositif du compte rendu, c'est en tant que critique

qu'il s'exprime sur l'exposition, et non en tant que curateur (même s'il arrive à cet individu x

d'organiser des expositions). Ce qui signifie, comme l'avait remarqué L. Marin, que la position de

cet acteur est un effet du dispositif, et non son origine. Mais en même temps, c'est le fait de

pouvoir tenir ce discours sur l'exposition depuis une position ou selon un cadrage distinct de

celui du curateur, qui rend possible l'interaction entre ces deux types d'acteur et qui fait que la

configuration peut non seulement exister, mais aussi se reproduire. D'une part, la coexistence de

ces cadrages variés génère des tensions, tensions qui font non seulement tenir les positions des

uns et des autres, mais qui constituent la matrice même de leurs actions et de leurs discours.

D'autre part, la position surplombante ou réflexive du critique lui permet d'opérer une

régulation des luttes ou des tensions entre curateurs, en construisant une représentation de leur

pouvoir respectif. La critique peut ainsi être envisagée comme la formalisation de la compétition

entre curateurs. La relative stabilité de la configuration repose donc sur des jeux de cadrage, ou

de positions d'énonciation.

L'efficacité de ces jeux des cadrages, que nous avons cherché à mettre en lumière dans les

précédents chapitres, réside dans un réglage précis des perspectives construites par les dispositifs

énonciatifs. Chaque dispositif définit les normes du discours qu'on peut tenir en son sein, tout

en laissant une certaine marge de liberté à l'énonciateur. Le curateur de biennale dispose ainsi

d'une certaine souplesse en ce qui concerne la définition de la perspective qu'il construit sur les

œuvres. C'est d'ailleurs ce qui explique que les formes organisationnelles des biennales soient si

diverses, et qu'il soit si difficile de définir cet objet. Mais les perspectives curatoriales ne sont pas

infinies, et l'action du curateur reste orientée ou réglée par sa position dans la configuration et

ses liens d'interdépendance avec d'autres acteurs comme le critique.

Dans son article sur Venise, A. Gingeras souligne d'ailleurs très bien la marge de

manœuvre dont dispose le curateur, et l'axe sur lequel va se déployer le commentaire du

critique :

« En tenant compte du consensus sur la fadeur de cette biennale, aussi bien que du

“retour de bâton” dont a souffert Catherine David après son approche discursive

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Chapitre huit : Synthèse et interprétation

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et sans contrition de la Documenta X, le manque d’une position affirmée de

Szeemann devrait poser un certain nombre de questions sur ce qu’est devenue

aujourd’hui notre “culture biennale” qui domine le monde de l’art. (...). Est-il

possible d’orchestrer un tel show international qui présenterait un équilibre entre

l’approche “tout et n’importe quoi” et un argument curatorial sur-discursif,

surdéterminant et anti-visuel ? »191.

Cette tension entre perspectives « sur-curatées » (discursives) et « sous-curatées »

constitue aussi bien le thème central des discours curatoriaux (le « statement » du catalogue) que

l'axe privilégié du commentaire du critique. Elle est sous-jacente dans la plupart des comptes

rendus analysés, comme a pu le montrer l'analyse des cadres d'évocation, et détermine le registre

du discours qu'on peut tenir sur l'événement. Lorsque C. Millet introduit son compte rendu de

l'édition 2003 de Venise en la comparant aux précédentes biennales, elle situe les perspectives

curatoriales sur ce même axe de lecture, tout en soulignant la dépendance de son propre

discours à cette tension normative :

« Lorsqu'on critiquait les manigances de Bonito-Oliva, le conservatisme de Jean

Clair, ou encore l'hégémonie szeemannienne, qui à leur tour ont régi la biennale de

Venise, on ne connaissait pas son bonheur. Au moins avait-on affaire à des

personnalités affirmant un point de vue. Discuter leurs propositions n'était pas

débilitant ».

Cette tension constitue le cadrage général d'appréhension des biennales. Elle marque la

limite des discours possibles dans et sur l'exposition. Mais elle offre également une certaine

latitude aux individus occupant les diverses positions, latitude que N. Elias qualifie

« d'élasticité ».

S'interrogeant sur le caractère unique et exceptionnel de Louis XIV et sur ses possibilités

d'individualisation, le sociologue remarque :

« L'évolution de la personne du roi et celle de sa position vont de pair. Étant

donné que cette dernière présente une certaine élasticité, elle peut dans une

certaine mesure être commandée par l'évolution personnelle de celui qui l'occupe.

Mais toute position sociale, y compris celle du monarque absolu, allie à cette

élasticité, du fait de son interdépendance avec les autres positions dans l'ensemble

de la structure sociale, une extraordinaire puissance autonome, par comparaison

191 « Taking into account the consensus on the blandness of this Biennale as well as what might be a backlash

Catherine David suffered after her unapologetically « discursive» approach to Documenta X, Szeemann's lack of a legible position should pose a number of questions for what has now become our « biennale culture» dominating the art world (...). Is it possible to curate such an international group show that has a balance between the « anything and everything» approach and an overly discursive, over-determined, or anti-visual curatorial argument?» .

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Chapitre huit : Synthèse et interprétation

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avec la puissance de son détenteur. La marge de manœuvre de ce dernier se voit

imposer des limites rigoureuses par la structure de sa position, et ces limites,

exactement comme celles de l'élasticité d'un ressort d'acier, sont d'autant plus

sensibles qu'en voulant individuellement diriger son comportement, il sollicite

l'élasticité de sa position sociale et la met à l'épreuve » (Elias, 1985 : LVI-LVII).

Ainsi, si le critique dispose d'une certaine liberté de parole, la perspective curatoriale lui

impose un cadrage qui limite et oriente le discours qu'il peut tenir sur l'exposition. Mais le

curateur ne dispose pas davantage d'une totale liberté d'action : pour que sa proposition puisse

être prise en charge par les critiques et bénéficier de la circulation dont elle a besoin pour « faire

événement », elle doit également se conformer à certaines normes régissant les interactions

discursives. Le curateur dispose d'une certaine marge d'innovation, mais il ne peut pas « aller

trop loin » sans courir le risque de rendre impossible toute communication et toute interaction

avec les autres acteurs de la configuration, et de se mettre ainsi « hors jeu ». Il va donc en

quelque sorte « anticiper » la critique en questionnant sa propre perspective (dans le

« statement » par exemple), opérant ainsi un pré-cadrage ou un préréglage de la réception qui

permettra le travail du critique192.

2 Un dispositif économique : format et opérativité des discours

Paradoxalement, c'est donc en créant de l'instabilité que l'univers des biennales peut

fonctionner. Le réseau de production ne semble pouvoir se suffire à lui-même, et appelle une

production discursive qui génère des tensions en produisant des perspectives antagonistes. La

position de curateur qui, à la lecture des sociologues de l'art, paraissait nettement dominer la

formation sociale, semble nécessiter en réalité l'existence d'une position d'opposition. Il convient

donc de s'interroger plus avant sur ce qui paraît a priori relever d'un paradoxe. En quoi le compte

rendu d'exposition est-il à ce point nécessaire à l'existence et à la reproduction de cette

configuration ? C'est, comme nous allons le voir, parce qu'il est avant tout un dispositif de

représentation.

Lorsque N. Elias analyse la société de cour, son intention première est de définir la

« formule des besoins » qui anime et fait tenir l'institution de la cour, c'est-à-dire « le type et le

192 On remarque ainsi que les “statements” se développent de plus en plus non pas comme des discours esthétiques

questionnant ou problématisant l’évolution des tendances artistiques, mais comme des méta-discours sur le rôle des curateurs et des biennales.

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Chapitre huit : Synthèse et interprétation

325

degré des interdépendances qui ont réuni et qui réunissent à la cour différents individus et

groupes d'individus » (Elias, 1985 : 170). Mais son étude ne se limite pas à la pure description

d'un réseau d'interdépendances. C'est vers les processus que se tourne le sociologue, les

dynamiques des relations entre acteurs et leurs effets sur les positions des acteurs dans la

formation sociale. Ainsi, N. Elias montre comment le mécanisme social qu'il étudie ne consiste

pas seulement en la production (et la reproduction) d'un ordre relativement stable : il constitue

un instrument de domination profondément économique pour le monarque.

Nous avons vu que celui-ci tirait profit des rivalités entre élites, qui lui permettaient

d'assurer sa position dominante dans la configuration (appliquant ainsi l'adage « diviser pour

mieux régner »). Mais N. Elias montre bien comment cette tension permettait également au roi

d'exercer son pouvoir tout en dépensant un minimum d'énergie. C'est ce que montre l'analyse de

l'étiquette, et plus particulièrement de la cérémonie du lever du roi.

La cérémonie du lever du roi est réglée par une ordonnance méticuleuse et assume une

fonction symbolique de grande portée. Chaque geste en effet a une valeur de prestige et

symbolise la répartition des pouvoirs. Lorsque le roi admet que tel ou tel noble prenne part au

cérémonial, il marque une distinction et provoque l'ascension de ce noble dans la hiérarchie

sociale. Porter la chemise du roi ou lui enfiler ses chaussures est une faveur qui n'est accordée

qu'à quelques rares privilégiés. En désignant ces privilégiés, le roi non seulement exacerbe les

tensions et motive la compétition des nobles, mais il peut ainsi, à moindre coût, faire varier la

hiérarchie de l'élite. Comme le montre N. Elias, tous les gestes intimes du roi sont ainsi investis

d'une signification sociale. Celui-ci peut développer toute une série de stratégies répondant à des

finalités bien précises, par la simple symbolique du cérémonial. Sa domination résulte du

dispositif de langage qu'il met à l'œuvre : un dispositif à la fois sémiotique et discursif, qui

produit un effet de sujet instituant le roi dans la position du monarque absolu.

Ces cérémonies jouent donc le rôle de dispositifs de représentation de la hiérarchie

sociale. Elles manifestent aux yeux des courtisans la place et le statut de chacun, et avant tout,

ceux du roi. Mais elles ne possèdent pas seulement cette fonction de distanciation consistant à

marquer le pouvoir du roi. À travers cette représentation, c'est un processus dynamique de

domination qui est à l'œuvre. Car si le cérémonial est méticuleusement réglé, il laisse au roi une

marge de manœuvre suffisante pour déterminer la marque de prestige de chacun, et

éventuellement, bousculer l'ordre hiérarchique transmis par ses prédécesseurs. Le grand

avantage de ce dispositif, est de permettre au roi de réaliser ces changements par un simple

regard accordé à tel noble et refusé à tel autre au cours de la cérémonie. C'est pourquoi on peut

parler de dispositif particulièrement « économique » : au-delà de la cérémonie, les changements

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Chapitre huit : Synthèse et interprétation

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d'étiquette provoquent des changements de l'ordre hiérarchique. Les implications de ces simples

gestes quotidiens et intimes du roi sont donc vitales pour les individus, et justifient leurs efforts

et leurs luttes.

En bousculant très légèrement voire presque imperceptiblement l'ordre hiérarchique, le

roi provoque une instabilité qui permet au système de se reproduire dans la tension, et au

monarque de conserver sa position dominante.

« L'ordre hiérarchique de fait à l'intérieur de la société de cour était donc fluctuant.

L'étiquette à l'intérieur de cette société se signalait par son instabilité. Des

secousses, parfois minimes et à peine perceptibles, parfois importantes et fort

sensibles, modifiaient sans cesse la position et la distance des hommes de cour par

rapport à leur semblable et au roi » (Elias, 1985 : 80).

Le dispositif d'énonciation autour duquel se stabilise l'univers des biennales est, nous

l'avons montré dans la seconde partie de la thèse, un dispositif de représentation dont l'efficacité

ne consiste pas seulement en la publicisation, l'exhibition, de hiérarchies. Comme les

cérémonials de l'étiquette, ce dispositif est dynamique, dans la mesure où il permet une

circulation des discours, une interaction entre les acteurs, à partir desquels vont se définir des

modes de relations et s'instituer des positions.

L'efficacité de ce dispositif de représentation réside justement dans sa capacité à re-

présenter, c'est-à-dire à construire une perspective non seulement sur les œuvres exposées, mais

aussi sur les différents acteurs peuplant l'univers des biennales. Le compte rendu consiste en un

dispositif réflexif qui non seulement institue des positions (celle du critique par exemple), mais

produit de la valeur sur ces positions en les mettant en représentation.

On est donc face à un dispositif également très économique. Car le format de discours

qui est fixé par le dispositif et qui consiste en un jeu de cadrages, permet de déstabiliser la

perspective curatoriale en y opposant, non seulement le regard du critique, mais également celui

du visiteur et de telle ou telle catégorie générique d'acteurs du monde de l'art. Quand par

exemple le critique parle en tant que spécialiste des œuvres, il produit une tension entre sa

propre perspective et celle du curateur, et c'est bien sur la base de cette tension que sont

convoquées les œuvres et les artistes. Ainsi, ce faisant, non seulement il institue sa propre

position (en parlant des œuvres, il parle du point de vue qu'il a sur les œuvres, et s'institue en

sujet de représentation légitime) mais également celle du curateur à laquelle il s'oppose mais qu'il

fait apparaître comme également légitime par cette opération. Enfin, il produit de la valeur sur

les artistes en les faisant circuler dans son discours. Cette production de valeur sur les différentes

positions relève d'une logique de rivalité ou de conflit. En opposant ses propres axes

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Chapitre huit : Synthèse et interprétation

327

thématiques de lecture à ceux du curateur, le critique manifeste la singularité, la pertinence, voire

l'indépendance de sa perspective. Mais cette redéfinition est également très économique pour le

critique, puisqu'elle consiste le plus souvent en un très léger décalage de la proposition

curatoriale énoncée dans le « statement ». De ce point de vue, le curateur peut être envisagé

comme un allié du critique, qui lui procure une vision sur laquelle s'appuyer pour construire sa

propre lecture. D'ailleurs, la majorité des cadres d'évocation que nous avons identifiés renvoient

très directement ou explicitement aux gestes de mise en exposition du curateur et au plan

d'énonciation de l'exposition. L'emboîtement des deux plans d'énonciation (de l'exposition et du

compte rendu) dans le discours de représentation se construit donc sur la base d'une lutte ou

d'une rivalité, mais à partir d'un format très stable de discours (un nombre limité de perspectives

et de places) qui manifeste l'alliance ou l'interdépendance des positions d'acteurs.

Le jeu de cadrages qui s'opère et se règle dans cette représentation discursive permet de

tenir un discours sur l'art contemporain, qui perdrait en légitimité s'il n'était énoncé que depuis

une seule position. Le déclin du système académique a en effet signé la fin des positions

autoritaires sur l'art : puisqu'aucune position ne peut plus concentrer tous les pouvoirs, le jeu

consiste à démultiplier les points de vue, redéployer les acteurs, afin de créer des tensions qui

suffisent à légitimer les discours. Aucun discours n'est en lui même légitime : c'est bien

l'interaction entre les perspectives, rendue possible par la circulation des discours, qui produit à

la fois légitimité et pouvoir. Mais le grand avantage de ce fonctionnement, c'est qu'en produisant

de la valeur sur les différents acteurs, sur les lieux, sur les événements, on en produit également,

“par ricochet”, sur les artistes et les œuvres (ce qui est quand même la finalité ultime).

La compétition ou le conflit qui se joue dans cette production discursive entre les

différentes perspectives génère donc de l'instabilité, mais elle ne met jamais en danger la

configuration. En effet, la tension se construit selon des formats de discours normés et

parfaitement réglés : les perspectives et les places ne sont pas infinies. Ce réglage permet à la

lutte de devenir structurante et de stabiliser la configuration. La lecture, parfois très sévère que

propose le critique, pourrait éventuellement mettre en danger un individu, mais jamais la

configuration elle-même. C'est justement parce que le cadrage curatorial est sans cesse remis en

cause, discuté, controversé, qu'il peut se reproduire. Le jeu consiste pour les curateurs à

proposer pour chaque nouvelle édition un léger décalage par rapport à leurs prédécesseurs, un

« nouveau coup », qui va permettre au critique de réagir, et donner une impression de nouveauté

au visiteur, puis au lecteur, sans laquelle la répétition serait inacceptable.

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Chapitre huit : Synthèse et interprétation

328

3. La question de la domination et du pouvoir

Cette relecture éliassienne du fonctionnement de l'univers des biennales nous invite à

envisager autrement la question du pouvoir des différents acteurs. L'insistance du sociologue sur

l'interdépendance des acteurs ne conduit-elle pas, en fin de compte, à une relative neutralisation

par le chercheur, des processus de domination au sein de la configuration ? Si la formation

sociale envisagée ne se maintient que par l'équilibre des tensions générées par les situations

d'interdépendances, qu'en est-il du pouvoir spécifique de chaque position dans le jeu ?

En premier lieu, c'est à une redéfinition du concept de « pouvoir » qu'invite N. Elias,

passant « d'un concept de substance, à un concept relationnel » (Elias, 1991 : 158). Le pouvoir

n'est pas un objet, une propriété que certains individus posséderaient : il exprime une relation

entre les hommes. C'est pourquoi il est préférable de raisonner en terme « d'équilibre ». Toutes

les relations humaines sont régies par un équilibre des forces, plus ou moins fluctuant. Dans

certains cas, cet équilibre est très inégalement réparti, mais :

« Que les différences de pouvoir soient faibles ou fortes, on trouvera toujours des

équilibres de force, là où existent des interdépendances fonctionnelles entre les

hommes » (Elias, 1991 : 85)

En ce qui concerne la société de cour, on voit bien que le monarque occupe une position

dominante dans la formation, puisqu'il opère, à travers divers rituels dont l'étiquette, un réglage

des positions et des déplacements dans la hiérarchie sociale. Il « tire les ficelles », en provoquant

la chute de certaines familles, et l'ascension d'autres, renforçant les logiques de rivalité et les

luttes entre les acteurs. Mais le monarque n'est pas pour autant dégagé ou indépendant du réseau

d'interrelations, et sa liberté est non seulement sans cesse menacée, mais également limitée.

« Même au temps de ce que nous appelons l'absolutisme, le pouvoir du monarque

n'était pas aussi illimité ou absolu que le terme absolutisme semblerait vouloir le

dire. Même Louis XIV, « le Roi Soleil », que l'on prend souvent comme exemple

type de monarque absolu décidant et régissant tout, apparaît à une analyse plus

approfondie comme un personnage que sa position de roi enfermait dans un

réseau très particulier d'interdépendances. Pour se garantir le rayon d'action de son

pouvoir, il devait appliquer une stratégie très judicieuse jouant sur la configuration

spécifique du cercle étroit de la société de cour et sur celle, plus vaste, de la société

dans son ensemble » (Elias, 1985 : XXXII).

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Chapitre huit : Synthèse et interprétation

329

L'étiquette est ainsi analysée par N. Elias comme une mise en œuvre de cette stratégie, un

instrument de domination du roi en même temps qu'une manifestation de son pouvoir.

La formation que nous analysons se distingue très nettement de la société de cour,

puisqu'en premier lieu, aucun des acteurs n'occupe de position comparable à celle du roi. La

configuration, nous l'avons vu, résulte des tensions entre plusieurs positions d'acteurs, mais

aucune de ces positions ne paraît dominer totalement les interactions. A priori, la formation que

nous analysons se rapprocherait davantage d'un modèle « républicain » ou « démocratique » que

d'un modèle « absolutiste ». Ce qui ne signifie pas que l'équilibre des forces soit également

réparti entre les positions, ni d'ailleurs qu'il n'existe pas d'individu dominant dans cette

formation sociale.

L'analyse que nous avons proposée des énonciateurs de la revue Flash Art dans la seconde

partie montre bien, par exemple, que d'un point de vue individuel, le schéma d'ascension sociale

des acteurs a tendance à évoluer de la fonction de critique, vers celle de curateur. L'accession à la

fonction de « curateur international » représente pour les individus engagés dans la formation, la

consécration suprême, ce qui semblerait démontrer que l'équilibre des forces entre les positions

est hiérarchiquement réparti. Mais en même temps, nous avons remarqué que beaucoup

d'anciens critiques devenus curateurs ne se séparent pas forcément de leur première activité,

qu'ils continuent à l'occasion de mener. F. Bonami par exemple, a continué, malgré les fonctions

prestigieuses qu'il occupe dans de « grandes » institutions culturelles, d'entretenir des liens étroits

avec la revue (et il figure encore dans son ours en tant que correspondant). Ce phénomène ne

doit pas être réduit à une logique purement économique qui consisterait à multiplier ses activités

pour s'assurer un revenu régulier. D'un point de vue symbolique, la circulation entre les

différentes positions du champ est devenue, au cours des dernières décennies, non seulement

admise et tolérée, mais encore valorisante pour les acteurs quels qu'ils soient. Même les artistes,

pendant longtemps sommés de se conformer à l'image de « pur créateur », de « poète maudit »,

éloigné des préoccupations mercantiles gérées par les galeristes et des logiques de médiatisation,

ont de plus en plus tendance aujourd'hui à diversifier leurs positions au sein de la configuration.

Le cas de Maurizio Cattelan est de ce point de vue exemplaire.

Maurizio Cattelan est l'un des artistes les plus cotés de sa génération. Certaines de ses

œuvres ont atteint des prix records chez Christie's, et il expose dans les plus prestigieuses

institutions culturelles. Mais à côté de cette activité, l'artiste a développé ses actions dans de

multiples directions : édition d'une revue d'art (Charley), ouverture d'une galerie à New York (la

Wrong Gallery), organisation d'expositions, dont la 4e biennale de Berlin en 2006… L'artiste est

parfois qualifié de « génie de la communication ». Et en effet, on constate qu'il a su s'entourer de

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Chapitre huit : Synthèse et interprétation

330

collaborateurs utiles. Le plus proche, avec qui toutes les activités que nous venons de

mentionner ont été menées, n'est autre que M. Gioni, l'ancien éditeur américain de Flash Art

dont nous avons abondamment traité dans la seconde partie de la thèse. Ce dernier a signé en

2003 une monographie de l'artiste, avec… F. Bonami, autre curateur-collaborateur de Flash Art.

Tous trois sont originaires de Milan, comme G. Politi. Dans les comptes rendus de l'édition de

Venise 2003 à laquelle M. Cattelan a pris part, on remarque que deux articles de Flash Art

commentent amplement la contribution de l'artiste. Pas un mot dans Art Press, mais en 2001, la

revue lui consacre sa première page et un long entretien. Manifestement, les variations de

positions de l'artiste n'ont nullement handicapé sa carrière artistique. Elles semblent plutôt

renforcer son pouvoir dans la configuration. En circulant au sein de la configuration, et en

s'entourant du soutien d'individus occupant des positions variées, l'artiste assure en effet sa

visibilité, et construit habilement sa notoriété.

Notre configuration présente donc un fonctionnement très différent de celui analysé par

N. Elias dans La Société de cour. Dans cette configuration en effet, les barrières sociales entre

ordres hiérarchiques sont très rigides, malgré la mobilité sociale relative qui rend possible la

chute et l'ascension des grandes familles. Alors que dans la formation qui nous occupe, si les

positions d'acteurs sont en nombre limité et clairement identifiées, la mobilité des individus est

bien supérieure à celle des élites du régime monarchique. Et c'est justement cette grande

mobilité qui assure aux individus des positions dominantes dans la formation. Aucune position,

prise isolément, n'assure une autorité comparable à celle du roi. Mais la circulation des individus

entre les positions, en revanche, leur permet de renforcer considérablement leur pouvoir.

Le pouvoir des individus réside donc en partie dans leur capacité de circulation entre les

positions. Mais ce que nous montre le premier chapitre de cette partie consacré à l'analyse des

positions énonciatives dans les comptes rendus, c'est qu'au-delà de cette mobilité entre

dispositifs, c'est la circulation à l'intérieur même du discours qui est déterminante. En effet, ce

que permet à un individu la circulation entre les positions, c'est de construire un certain contrôle

du discours qui sera produit sur ses actions, de s'assurer de son existence et de sa circulation.

C'est-à-dire au fond, de s'assurer que ses propositions curatoriales par exemple, seront bien

prises en charge par le dispositif de représentation, sans lequel elles seraient condamnées au

silence et resteraient lettre morte. L'objectif est donc de garantir la mise en perspective

discursive de l'action produite.

Ainsi, il semble déterminant pour un curateur de maîtriser les normes régissant le format

discursif du compte rendu, afin de pouvoir précadrer, dans sa proposition, le discours de

réception. Il ne s'agit pas de dénier toute efficacité ou toute opérativité du capital social de cet

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Chapitre huit : Synthèse et interprétation

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individu, car il est évident que sa proposition aura d'autant plus de chance d'être commentée que

les commentateurs manifesteront une proximité au curateur. Mais il ne faut pas pour autant

réduire toute interaction discursive entre un curateur et un critique à de pures logiques de

compromission ou ne raisonner qu'en termes de stratégies individuelles. Lorsque P. Bourdieu

par exemple analyse l'interdépendance entre auteurs et critiques littéraires (voir deuxième partie)

il montre comment les stratégies des acteurs consistent à masquer, par divers procédés, leurs

dépendances et leurs complicités. Mais en se penchant sur les formes de ces discours, sur leur

format, on se rend compte qu'il ne suffit pas de connaître tel critique pour être « intégré » ou

« légitimé » : encore faut-il maîtriser les règles et les normes du discours, et s'y soumettre.

II. Retour sur la modélisation socio-économique

1 La question de l'information

Dans la première partie de la thèse, nous avons montré que la notion « d'information »

était centrale dans les analyses de R. Moulin et d’A. Quemin, comme dans celles des

économistes qui se sont penchés sur le marché de l'art contemporain. Pour ces acteurs en effet,

c'est la « maîtrise de l'information » qui constitue le facteur déterminant du pouvoir des acteurs

dans le champ. L'expert est celui qui maîtrise la position des uns et des autres dans le champ, et

qui est au courant, avant les autres, des modifications de hiérarchies.

N. Elias, dans l'analyse qu'il propose de la société de cour, insiste également sur la

nécessité des acteurs de se tenir informés des bouleversements de l'ordre hiérarchique :

« L'ordre hiérarchique de fait à l'intérieur de la société de cour était donc fluctuant.

L'étiquette à l'intérieur de cette société se signalait par son instabilité. Des

secousses, parfois minimes et à peine perceptibles, parfois importantes et fort

sensibles, modifiaient sans cesse la position et la distance des hommes de cour par

rapport à leurs semblables et au roi. Suivre de près ces secousses, s'informer de

leurs causes et conséquences, était pour l'homme de cour une nécessité vitale. Car

il était dangereux de manquer d'égard à un homme dont les actions étaient en

hausse. Il était tout aussi dangereux de marquer sa préférence pour un homme en

perte de vitesse, à moins qu'on ne le fît avec des intentions précises. Il fallait donc,

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Chapitre huit : Synthèse et interprétation

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dans ses rapports avec les autres hommes de cour, régler son attitude sur la

situation du moment. L'attitude que les hommes de cour jugeaient appropriée dans

leurs rapports avec tel autre permettait à tous les observateurs de se faire une idée

précise de la considération dont il jouissait aux yeux de la société. Comme cette

considération s'identifiait à son existence sociale, les indices extérieurs qui en

témoignaient revêtaient une importance exceptionnelle » (Elias, 1985 : 80).

Mais comme le souligne N. Elias, c'est bien dans les relations entre les hommes, dans

leurs interactions et leurs échanges, que les individus peuvent non seulement saisir l'ordre

hiérarchique, mais aussi et surtout, que celui-ci se construit. Non seulement l'ordre hiérarchique

ne préexiste pas aux rapports entre individus, mais il ne s'opère jamais plus efficacement qu'au

cours de cérémonials précisément réglés, comme la cérémonie du lever du roi dont nous avons

précédemment traité. Cette cérémonie en effet ne doit pas être envisagée comme une pure

« exposition » de hiérarchies préexistantes, mais comme un dispositif dynamique permettant au

roi de produire des bouleversements de l'étiquette, et aux sujets de développer des stratégies

visant à faire évoluer leur position sociale.

Notre attention aux formes médiatiques relève bien de notre volonté de ne pas réduire les

discours à de purs supports de diffusion et de mise en visibilité des hiérarchies. En réduisant

l'information à des « données » circulants dans le réseau et auxquelles les acteurs ont, ou non,

accès, on se prive en effet de saisir les enjeux réels des communications médiatisées dans le

champ. L'information est alors considérée comme une « ressource » indispensable aux acteurs

pour s'imposer. Cette ressource renvoie à des savoirs concernant la position des acteurs dans le

champ (cote, réputation, évaluation des artistes…), mais également le fonctionnement du champ

lui-même. Le discours n'est ainsi perçu que comme le support statique, le véhicule de ces

données, ne disposant d’aucune opérativité dans le fonctionnement du champ.

Or, comme nous l'avons vu dans la première partie, ce qui circule, ce n'est pas de

l'information, c'est du discours. L'information n'est pas un objet : elle ne se transporte pas. La

notion « d'information sociale » telle que la définit Y. Jeanneret, met au contraire l'accent sur la

relation posée face à l'objet, c'est-à-dire sur le processus d'interprétation. L'information est une

« relation, unissant des sujets par l'intermédiaire de médiations matérielles et intellectuelles »

(Jeanneret, 2004 : 42).

Envisagé comme discours de réception de l'exposition, le compte rendu construit bien

une relation spécifique à l'objet exposé. Mais comme nous l'avons vu, son opérativité ne se

limite pas à la production de ce point de vue spécifique. Le discours du compte rendu doit être

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Chapitre huit : Synthèse et interprétation

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plus largement envisagé comme un dispositif de représentation de l'univers des biennales. Le

paysage qu'il dessine est peuplé de tous les acteurs concernés par l'événement : artistes, grand

public (la masse des visiteurs), public spécialisé (les critiques ou les journalistes), le curateur, et

plus largement les acteurs du monde de l'art contemporain. En relayant les points de vue de ces

différentes entités, le critique construit une perspective non seulement sur les œuvres, mais sur

toutes ces positions, qui vont ainsi non seulement circuler, mais également acquérir de la valeur.

Le modèle de la transmission, issu des théories mathématiques de la communication, ne

peut donc convenir pour appréhender le fonctionnement de ce dispositif de discours. Car on

n'est pas dans un modèle où une donnée x sur la position de tel curateur (sur son pouvoir dans

le champ), est véhiculée par une revue pour se diffuser dans un cercle plus large (des amateurs et

des professionnels). C'est justement cette position qui est en jeu, qui se construit, dans la

production discursive. Le premier effet du dispositif est donc de construire des positions. Celle

du critique bien entendu, qui en s'inscrivant dans ce dispositif et ce format de discours adopte

une perspective singulière et s'institue sujet de la représentation. Mais également celle du

curateur, mis en représentation dans le discours, et dont la propre perspective constitue un pré-

cadrage permettant au critique de se saisir à moindre coût des objets.

Le jeu de cadrage entre ces deux positions que nous avons mis en évidence dans le

commentaire des œuvres permet de remettre définitivement en cause l'idée d'une transmission

linéaire. La tension générée par cette confrontation de points de vue traduit bien

l'interdépendance des acteurs : elle légitime l'existence d'une position de critique qui ne soit pas

un simple écho du discours curatorial, tout en facilitant son travail grâce au pré-cadrage produit

par le curateur (et qui permet au critique de n'opérer que de légers décalages). Et dans le même

temps, elle renforce la position du curateur (« effet d'objet » de la représentation), dont le

discours se plie également aux contraintes du format de discours (la tension sur/sous curaté) et

rend possible son discours (nous reviendrons sur ce dernier point). La régulation des tensions

entre les curateurs peut ainsi s'opérer par l'opération de représentation produite par le compte

rendu, et chaque nouveau discours participe et encourage la compétition entre curateurs.

Mais le jeu des perspectives ne se limite pas aux seules positions de critique et de curateur.

Le chapitre six a montré en effet des jeux de place entre deux plans d'énonciation : tantôt le

critique est un spécialiste des œuvres, qui commente, au présent, les objets exposés en

s'adressant à son lecteur et en s'inscrivant clairement dans la situation d'énonciation du compte

rendu. Tantôt il s'énonce en visiteur de l'exposition, ou encore en visiteur-expert, et se situe sur

le plan de l'exposition. Ce dernier plan lui permet également de mettre en perspective tous les

acteurs concernés par l'exposition : les artistes bien entendu en premier lieu, mais aussi diverses

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Chapitre huit : Synthèse et interprétation

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entités génériques dont il rapporte le discours dans ses comptes rendus. Et c'est ce jeu de

circulation des places dans le discours qui va permettre de produire de la valeur non seulement

sur les œuvres et sur les artistes, mais également sur les personnes, les lieux, les bâtiments, les

institutions, etc.

En portant attention aux médiations, on s'offre donc la possibilité de saisir les deux

principaux effets symboliques des discours médiatiques et leurs conséquences sur le champ :

d'une part la production des positions qui permettent à la configuration d'exister et de se

reproduire sur un format de tension, d'autre part la circulation de ces positions qui produit de la

valeur non seulement sur les artistes, mais également sur les positions produites et l'exposition.

La définition des biennales comme « manifestations où s'opèrent la sélection, la validation et la

consécration internationale des artistes » que propose R. Moulin est donc nettement insuffisante.

Ce que produit et consacre le dispositif analysé, c'est la configuration elle-même. Mais cette

consécration ne peut se faire que par le discours circulant, qui devient donc central en ce qui

concerne l'opérativité des biennales.

Si les sociologues de l'art et les économistes discutés dans la première partie de la thèse

mettent l'accent sur le fonctionnement social du champ et sur les interdépendances d'acteurs, ils

ne conçoivent le réseau que comme un moyen de réduire l'incertitude sur la valeur des œuvres.

Les différents médiateurs coopèrent pour créer l'unanimité sur la valeur d'un artiste, et émettent

des signaux pour objectiver cette valeur et la rendre manifeste aux yeux de tous les acteurs. C'est

par une convergence des médiateurs que le système se stabilise et que les valeurs se créent et se

diffusent. Cette diffusion est envisagée comme un processus d'influence, bien représenté par le

modèle de la clique utilisé par N. Moureau et D. Sagot-Duvauroux. Les acteurs sont reliés les

uns aux autres et s'influencent plus ou moins fortement. « Ce réseau d'influence est essentiel,

c'est en effet à partir de lui que l'on peut analyser le processus par lequel, sous certaines

conditions, les opinions des instances de légitimation convergent vers quelques valeurs, et ce en

dépit de choix initiaux divergents » (Moureau et Sagot-Duvauroux, 2006 : 75). Les notions de

« rendement croissant d'adoption » et de « cascade informationnelle » vont également dans le

sens d'un système avec des positions autoritaires qui construisent un accord sur les valeurs pour

les diffuser ensuite grâce à des mécanismes d'auto-renforcement ou d'imitation servile.

Or notre analyse a bien montré que c'est au contraire l'instabilité générée par le dispositif,

la tension entre des points de vue opposés, qui permet à la configuration d'exister et aux valeurs

d'émerger de ces interactions (et, seulement à terme, de se stabiliser). La configuration

fonctionne non pas sur la convergence entre les points de vue, mais sur les divergences

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Chapitre huit : Synthèse et interprétation

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produites à partir de positions en tension. Ce qui signifie en fin de compte, que le « dominant »

ou « l'expert », n'est pas celui dont la parole est imitée, reproduite, mais celui dont la parole est

discutée, remise en cause, controversée. De même, les grands « gagnants » de la biennale ne sont

pas tous les artistes sélectionnés pour être exposées, mais ceux dont les œuvres s'inscrivent dans

la tension générée par le discours des critiques, et qui bénéficient ainsi d'une « représentation » et

d'une circulation dans et par le discours193. Ainsi, si l'on raisonne en termes de stratégies

d'acteurs comme le font souvent les sociologues, un individu, quelle que soit la position qu'il

occupe dans le champ, a tout intérêt pour accroître son pouvoir à maîtriser les règles ou les

modalités de cette « lutte », qui n'opère que selon un format de discours extrêmement normé,

mais relativement efficace en termes de coûts d'investissement. Ce qui explique que le

déplacement des acteurs, d'une position à l'autre, ait tendance à augmenter : il permet aux

individus de renforcer leur contrôle sur la représentation discursive de leur position et de leur

personne194. Dans cette perspective, l'accès au savoir, même aux savoirs « de première main » ou

de « première fraîcheur », est sans doute moins déterminant que la circulation des individus entre

les positions et dans le discours.

Les revues ne peuvent donc être réduites à de simples supports de diffusion : elles sont

des opérateurs de la configuration. Raisonner en terme de pure « transmission d'information »

ne peut conduire qu'à négliger la matérialité et l'épaisseur de ce dispositif de représentation. Le

compte rendu est alors envisagé soit comme un véhicule « transparent » des représentations

construites par d'autres (les juges, les positions autoritaires) et n'ayant aucune efficacité propre,

soit comme un lieu de déformation et de manipulation, produisant une image déformée de la

valeur des artistes (c'est la notion « d'information médiatique » chez Moureau et Sagot-

Duvauroux opposée à celle « d'information artistique »).

En interrogeant les formes discursives générées par le discours des comptes rendus, on

peut saisir toute la complexité des médiations portées par ce dispositif, et réaffirmer leur

opérativité sur les modes de relation et de dépendance unissant les acteurs de la configuration.

193 On peut néanmoins affirmer que chaque artiste sélectionné par le curateur pour être exposé bénéficie de ce

fonctionnement, qu’il soit ou non mentionné dans les comptes rendus. Car le jeu de cadrages, en produisant de la valeur sur la sélection opérée, construit et renforce le pouvoir de légitimation du curateur, et la reconnaissance de ses choix sur la scène internationale.

194 Cette remarque s'applique également aux artistes qui interrogent souvent, à travers leurs travaux, le fonctionnement du dispositif d'exposition ou plus largement de la configuration. L'intérêt manifesté par E. Grinstein dans son compte rendu du Sao Paulo pour les « stratégies anti-biennale» des artistes, comme, plus largement, le cadre d'évocation lié au format de l'exposition, montrent bien que la question des normes est au centre de l'attention de tous les acteurs.

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Chapitre huit : Synthèse et interprétation

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2. La question de l'interdépendance

L'instabilité que nous avons cherché à mettre en lumière, c'est-à-dire la logique de tension

entre les perspectives et les positions construites par les dispositifs, montre bien que le modèle

académique ne convient pas pour penser le fonctionnement de la configuration.

Si R. Moulin a proposé la notion « d'académies informelles », c'est parce que le modèle de

circulation des valeurs sur lequel elle s'est appuyée supposait l'existence de « positions

autoritaires ». Pour la sociologue en effet, ce sont les « juges » en nombre limité situés au

sommet de la hiérarchie des acteurs, qui déterminent les valeurs artistiques avant de les

« signaler » aux acteurs situés en position inférieure, qui vont imiter et relayer ces choix. Or, en

nous penchant sur la forme de ces discours de « diffusion », nous avons pu montrer que la

logique à l'œuvre traduisait moins une convergence de perspectives ou de points de vue, qu'une

divergence. Divergence, nous l'avons vu, fondamentale et fondatrice de valeurs, qui règle

l'interaction des acteurs et rend nécessaire l'existence ou le maintien de la position de critique. Il

n'y a donc pas de position autoritaire depuis laquelle il serait possible d'énoncer un discours sur

les œuvres qui fasse loi, mais des positions interdépendantes où la possibilité de discours réside

justement dans la multiplication des perspectives et dans l'existence d'une perspective de

contrepoint, d'opposition. Autrement dit, sans position critique, la position de curateur serait

profondément affaiblie, ou nécessiterait des modes d'argumentation ou d'existence sans doute

moins économiques, voire difficilement envisageables dans le climat idéologique actuel.

De plus, la lecture que propose la sociologue de l'évolution historique de ces positions

d'autorité est, selon nous, en partie contestable. Rappelons que pour R. Moulin, nous serions

passés du système « critique-marchand » mis en évidence par les White (1991), au règne du

couple « conservateur-marchand ». Or il est évident qu'entre la fin du XIXème et le début du

XXIe siècle, la configuration analysée a subi des transformations très profondes : les types et les

formes de dépendances entre les acteurs ont évolué, tout comme les rôles et les fonctions des

acteurs eux-mêmes.

N. Elias montre bien comment l'utilisation des mêmes catégories d'acteurs pour décrire

les transformations sociales peut entraîner des interprétations contestables. Il souligne la

tendance de la sociologie à se contenter d'un schéma simpliste de classification des couches

sociales, en trois catégories par exemple pour les périodes qui l'occupent : la noblesse, la

bourgeoisie et la classe ouvrière.

« Avec un tel schéma, les mouvements descendants et ascendants de l'évolution

sociale se présentent sous une forme très simplifiée : quand la « bourgeoisie »

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Chapitre huit : Synthèse et interprétation

337

monte, la « noblesse » descend. Ainsi, le traitement des matériaux d'observation se

fait dans la seule perspective de la disparition effective ou imaginaire d'une des

formations sociales connue sous le nom indiqué ci-dessus. En réalité, chacun de

ces noms couvre souvent des formations sociales de type différent, ou pour

employer une autre formule, des niveaux différents de l'évolution sociale dans son

ensemble. Il n'est pas vrai que les membres d'une couche ultérieure portant le nom

d'une couche plus ancienne en soient les descendants » (Elias, 1985 : 244).

La montée d'un nouveau type d'une couche sociale déterminée (le groupe aristocratique)

peut s'accompagner de la descente d'un type plus ancien de la même couche (ou d'une couche

qu'on désigne par le même nom). Il convient donc d'établir une distinction plus nette entre les

différents types d'acteurs en fonction des époques. Le critique des années vingt n'a sans doute

pas grand-chose à voir avec le critique actuel. De même, la fonction de commissaire d'exposition

n'est identifiée comme telle et ne s'est autonomisée de celle de conservateur que récemment

(avec l'apparition du « commissaire indépendant » dans les années soixante-dix). Il semble donc

difficile d'affirmer que la montée du pouvoir des commissaires a accompagné la chute de celui

des critiques, car nous parlons d'époques et d'acteurs dont les types ont évolué et auxquels seuls

les noms confèrent une impression de stabilité. C'est d'ailleurs ce constat de transformation des

formations sociales qui nous a amenée à préférer le terme de « curateur » pour désigner les

organisateurs de biennales, à celui plus généraliste de « commissaire ». Dans la catégorie des

concepteurs d'exposition, le terme de curateur nous semblait en effet plus approprié, ou plus

précis, pour cibler un type particulier d'acteurs liés à l'univers des biennales (et qui ont peu de

choses à voir, nous semble-t-il, avec les commissaires d'expositions de sciences qui pourtant

portent le même titre). La position de « curateur » (que nous employons pour désigner les

“commissaires internationaux”) n'existait pas dans la première moitié du XXe siècle : elle est

fortement liée à la configuration que nous analysons et traduit un bouleversement récent que le

terme générique de « commissaire » ne traduit pas.

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Chapitre huit : Synthèse et interprétation

338

3. Des médiateurs aux médiations

La sociologie de l'art développée par R. Moulin, est une sociologie des médiateurs. Elle

nous livre la description d'un champ peuplé d'acteurs et d'institutions. L'attention de la

sociologue est tout particulièrement portée sur les acteurs, dont elle propose une galerie de

portraits. Bien que le terme de « médiateurs » soit fréquemment utilisé pour qualifier les

différents acteurs impliqués dans la production des valeurs artistiques, aucune attention réelle

n’est accordée aux médiations reliant ces acteurs.

Lorsque R. Moulin aborde par exemple le conservateur de musée, elle situe sa position

dans le champ et sa fonction : cet acteur dispose d'une « supériorité institutionnelle » dans le

mécanisme de production de la valeur artistique, puisqu'il peut opérer la consécration d'un

artiste en le faisant entrer au musée. Mais ce processus n'est pas davantage analysé, et le musée

est envisagé comme le support statique de mise en visibilité, de publicisation, des choix opérés

par le conservateur. L'opérativité du dispositif muséal ne préoccupe pas la sociologue, qui

conçoit le musée avant tout en terme d'institution.

De même lorsque A. Quemin aborde le monde de l'art contemporain international, son

analyse vise à objectiver des hiérarchies d'acteurs et d'institution. Mais nous l'avons vu, comme

chez A. Verger, les processus de légitimation restent impensés : il s'agit bien de décrire un

champ et ses positions légitimes. Si les biennales constituent pour A. Quemin un bon indicateur

des hiérarchies, elles n'ont aucun effet dynamique sur l'ordre hiérarchique, et n'en sont qu'un

révélateur. Les hiérarchies sont en quelque sorte figées : elles préexistent aux interactions qui

n'en sont que la manifestation.

Or en ne portant aucune attention aux mécanismes dynamiques de production ou de

reproduction de ces positions, tous ces auteurs ont tendance à figer les acteurs dans des rôles et

des fonctions précises. Tous notent l'interchangeabilité des rôles dans le domaine de l'art

contemporain, mais aucun ne prête réellement attention aux circulations et aux interactions des

individus.

A. Hennion aboutit d'ailleurs à ce constat, lorsqu'il s'interroge, dans le cadre d'un colloque

organisé en l'honneur de R. Moulin, sur les rapports entre la sociologie de l'art et l'œuvre d'art :

« Si d'autres lectures rendent justice à la sociologie de l'art, il est frappant de

constater que son travail peut-être ramené à une restitution, empirique ou

théorique, des médiateurs de l'art » (Hennion, 1994 : 171).

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Chapitre huit : Synthèse et interprétation

339

A. Hennion explique cette focalisation d'une part par la volonté des sociologues de se

démarquer de l'approche esthétique en déterminant un domaine de compétence qui leur soit

propre, d'autre part par la prégnance de la théorie critique, qui vise à dénoncer les croyances des

acteurs. Ce qui, selon lui, ne peut aboutir qu'à l'abandon de la question de la valeur et de la

question de l'art, dont on expulse les médiations propres. Lorsqu'il aborde les écrits de

R. Moulin, il montre bien comment Le Marché de la peinture en France ne cherche pas à expliquer

les règles sous-jacentes à l'établissement des valeurs.

« Le livre est construit autour de la description empirique et de l'établissement de

typologies caractérisant ces acteurs. Ce qui le rend en définitive très peu réducteur,

mais au prix de l'abandon du problème de la valeur » (Hennion, 1994 : 171).

Centré sur la question de l'œuvre, l'article de A. Hennion plaide pour une conversion de

la sociologie, indispensable pour repenser la médiation comme « opération productive,

indétachable des objets, et assignable à des acteurs identifiés » (Hennion, 1994 : 183). Il invite

donc à se centrer sur les processus, et plus seulement sur une restitution des médiateurs, et à

dépasser ainsi les approches classiques où « les médiations de la sociologie de l'art ne sont que

des fonctionnaires appliquant un règlement clair sur le segment dont ils ont l'administration »

(Hennion, 1994 : 183).

Chez les sociologues de l'art analysés, l'accent est mis sur la description de réseaux

d'acteurs, et sur le poids relatif des différents types d'acteurs dans le processus de valorisation

des artistes. D'où la tendance à penser les instances de légitimation du champ comme des

catégories d'acteurs, et à négliger l'opérativité des dispositifs qui cadrent l'action des individus.

En plaçant au centre de notre analyse les dispositifs, nous avons mis l'accent sur les

médiations, sans pour autant négliger la question des médiateurs. L'analyse des processus a en

effet permis d'interroger sous un nouvel angle les positions d'acteurs, en montrant comment

celles-ci sont produites par les dispositifs qui leur confèrent leur pouvoir en réglant leurs

relations aux autres positions. Les circulations d'individus entre les différentes positions

construites par les dispositifs médiatiques (expositions et revues dans notre cas) montrent bien

qu'il ne faut pas envisager ces positions comme des fonctions qui permettraient de catégoriser

les différents individus intervenant dans le champ, mais comme des places dans lesquelles les

individus peuvent s'inscrire pour une durée et à une fréquence très variables, et entre lesquelles

ils peuvent circuler. Cette lecture dynamique du fonctionnement de la configuration remet donc

finalement en question la stabilité et la clôture du monde analysé par les sociologues de l'art.

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Chapitre huit : Synthèse et interprétation

340

En effaçant les médiations pour se centrer sur les médiateurs, R. Moulin s'offre en effet la

possibilité de décrire un réseau stable et clos (un champ), structuré autour de positions

dominantes, et relativement harmonieux (logiques de convergence des points de vue et

d'imitation). L'enjeu pour les individus réside donc dans l'intégration de ce réseau, car une fois

opérée cette intégration, ils accèdent aux « informations » qui leur permettront de réduire au

maximum leurs prises de risque (de réduire l'incertitude sur la valeur des œuvres).

En centrant notre attention sur le fonctionnement dynamique des dispositifs médiatiques,

nous avons au contraire montré que le réseau ne fonctionnait et ne pouvait se reproduire qu'en

générant de l'instabilité. La notion de configuration permet de comprendre que c'est la tension

opérée à travers les médiations qui permet aux positions de tenir et de se maintenir, et à la

formation sociale de paraître harmonieuse.

L'enjeu s'est ainsi déplacé de la question de l'intégration à celle de la circulation des individus,

entre les positions et dans le discours. La reconnaissance d'un acteur dans le champ résulte

moins de son accession à certaines positions d'autorité qui lui donneraient accès à un réseau

dont les frontières seraient stables et étanches (un système fermé), qu'à sa capacité à inscrire son

action dans des dispositifs qui vont assurer sa notoriété en générant une force réflexive et

souvent contestataire.

Si la sociologie de l'art a pu déterminer la fonction principale des biennales (fonction de

qualification), elle ne nous dit rien du fonctionnement de ce dispositif. Sa volonté de décrire un

réseau stable la conduit en définitive à segmenter les rôles et les positions d'acteurs, et à isoler le

paysage médiatique des biennales du processus de qualification. Ce paysage ne constituerait

qu'un support de diffusion, distinct de l'événement, et n'ayant qu'une opérativité réduite dans le

processus. Or notre analyse montre que le paysage médiatique est la condition de l'opérativité

symbolique des biennales. C'est bien la constitution d'un univers de discours qui permet non

seulement à la configuration de fonctionner et de se stabiliser, mais également d'acquérir de la

valeur par l'opération de représentation que le discours rend possible.

C'est seulement en se détachant d'une approche focalisée sur le « contenu » du discours,

pour raisonner en termes de formes et de relations, qu'on peut saisir l'opérativité des discours.

Elle réside dans un jeu de variations réglées des positions, qui permet la circulation des objets et

des acteurs et la production de valeurs. Le paysage médiatique, parce qu'il est un système de

représentation, constitue donc le lieu de régulation de l'équilibre de l'univers des biennales.

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Conclusion

341

Conclusion générale

Cette conclusion générale se propose de discuter les résultats présentés dans le dernier

chapitre de la thèse, pour préciser l'interprétation qui peut en être faite.

L'institution discursive de la scène internationale

L'analyse de la réception médiatique des biennales nous a permis de montrer que les

revues, comme les biennales, sont des opérateurs de la configuration étudiée. Leur opérativité

dans l'institution d'un « univers des biennales » réside dans leur fonctionnement en tant que

dispositifs de représentation. C'est bien la dimension technique de ces dispositifs (comme lieu

où s'énonce un discours sur l'objet) qui rend possible la production de valeurs artistiques, et plus

largement l'existence et la reproduction de la formation sociale.

La circulation des discours est donc au centre du fonctionnement de la configuration, car

elle permet de générer les tensions qui font tenir ensemble les positions d'acteurs et qui

maintiennent un équilibre instable. On peut donc qualifier l'univers des biennales de

« configuration discursive ».

Si notre travail s'est focalisé sur les relations entre biennales et revues, nos résultats nous

semblent pouvoir être plus largement envisagés à l'échelle de la « scène internationale de l'art

contemporain », voire de l'art contemporain comme formation sociale. Au moment de conclure

cette thèse, nous prenons connaissance du travail de S. Cordonnier sur l'exposition des savoirs

dans l'art contemporain (Cordonnier, 2007). Dans le deuxième chapitre de sa thèse, elle

développe une approche sociodiscursive de l'exposition qu'elle envisage comme un mode de

constitution de l'archive et de validation de l'art exposé. Selon S. Cordonnier, l'exposition se

trouve au centre du dispositif d'énonciation de l'art contemporain, qu'elle définit comme une

formation discursive. Son travail confirme donc certains de nos propres résultats, en les

élargissant au champ de l'art contemporain dans son ensemble. Nos approches varient

cependant sur la question du modèle sociologique employé pour aborder l'institution de l'art

contemporain, puisqu'elle reste sur une logique de champ qui n'est pas questionnée. Dans sa

lecture, ce sont les dimensions sociales (l'autorité et le crédit des énonciateurs) qui rendent

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Conclusion

342

possible ou expliquent l'efficacité discursive des dispositifs. Or nous soutenons quant à nous que

le pouvoir des énonciateurs est un effet des dispositifs d'énonciation et se construit dans et par

le discours.

Si le fonctionnement des biennales est représentatif de processus généralisables à l’art

contemporain, il convient, selon nous, d'opérer une distinction entre « art contemporain

historicisé » et « art contemporain présent ». La définition générique de l'art contemporain que

nous avons présentée dans le premier chapitre de la thèse, rassemble en effet aussi bien les

œuvres d'artistes des années soixante, aujourd'hui largement intégrées au monde muséal, et les

productions des artistes les plus actuels, dont le statut n'est pas encore totalement fixé. En nous

basant sur les biennales d'art contemporain, nous avons focalisé notre attention sur cette

seconde catégorie d'objets. L'univers des biennales nous semble donc pouvoir être représentatif

seulement du fonctionnement de « l'univers de l'art contemporain présent ». Car ce qui régit

l'organisation de ces configurations, c'est bien le fait que nous ayons affaire à des objets non

patrimonialisés, dont le statut se négocie et se construit dans l'articulation des dispositifs

d'énonciation. L'absence d'historicisation de l'art contemporain présent implique en effet un

processus de qualification et donc un poids des dispositifs d'énonciation et un jeu de

positionnement polémiques entre ces dispositifs. Puisqu’aucune institution ne peut, en l'absence

d'un savoir de référence, assurer un statut patrimonial à ces objets, leur qualification artistique

nécessite un éclatement des points de vue et une logique de tension qui garantissent a minima la

légitimité de la qualification.

Se pose alors la question de la dimension « mécaniste » de cette lecture du

fonctionnement de la configuration. Ce fonctionnement ne renvoie-t-il pas à un système

totalement clos et artificiel, où la valorisation des œuvres serait basée sur la seule renommée des

dispositifs et des acteurs ?

La question des valeurs esthétiques

Notre analyse de l'opérativité des revues met l'accent sur trois plans : le critique opère une

représentation de la sélection produite par le curateur, qui lui-même opère une représentation de

la production artistique. L’objet du discours critique n’est pas l’œuvre, mais la sélection des

œuvres par le curateur. Pourtant, le discours du critique participe bien de la production et de la

stabilisation des valeurs esthétiques. Car au fond, derrière la posture curatoriale par laquelle le

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Conclusion

343

commissaire tente de justifier sa sélection et que le critique va mettre en perspective, ce qui se

joue, c'est bien une certaine définition de l'art du présent : de ce qu'il est, ou de ce qu'il devrait

être. Ou plus exactement une certaine vision de l'art dans son rapport au monde.

Ainsi, lorsque P. Ardenne aborde la biennale de São Paulo, nous avons vu que la quasi-

totalité de son discours était centrée sur l'évaluation de la sélection opérée par le curateur (cf p.

314). Les œuvres sont quasiment absentes de son compte rendu. C'est la posture « idéologique »

du curateur que discute P. Ardenne : le « relent tiers-mondiste » de sa sélection, et au-delà, de sa

lecture de l'art du présent. La mise en perspective de cette sélection, la discussion qu’en propose

le critique, génèrent une tension autour de valeurs qu'on pourrait considérer comme « politique »

au sens large, mais qui concernent au premier chef la question de l'autonomie de l'art ou plus

largement de la place et du rôle de l'art dans la vie sociale (dans la cité).

C’est bien la mise en tension du cadrage curatorial qui rend possible la stabilisation et le

partage de valeurs. Ainsi, si L. Marin donne la matrice des dispositifs de représentation, il ne

permet pas d’expliquer le fonctionnement de la configuration. N. Elias, parce qu’il envisage plus

largement les « dispositifs de représentation » (comme par exemple la cérémonie du lever du roi)

dans les dynamiques de fonctionnement du monde social, met l’accent sur les processus de mise

en tension, et permet d’échapper à une lecture mécaniste ou asémantique de l’univers des

biennales.

Les travaux d’A. Cauquelin nous semblent présenter une bonne illustration des limites

d’une approche évacuant les processus de mise en tension. En appliquant la matrice proposée

par L. Marin195, la philosophe met l’accent sur les dimensions « auto représentative » et « auto

référentielle » des dispositifs de représentation, et conclue à la disparition des contenus au profit

des contenants196. La circulation de discours permet la production des valeurs artistiques

contemporaines, mais se réduit à la « mise en vue » non pas des œuvres, mais de « signes », de

« simulacres » de ces œuvres, dans un réseau. Le fonctionnement de ce réseau est purement

tautologique : le réseau ne représente qu'une image de lui-même, le seul message étant en

définitive : « il y a un réseau, vous êtes bien sur le réseau » (Cauquelin, 1992 : 44).

195 A. Cauquelin se réfère à L. Sfez sans faire aucune allusion à L. Marin. Mais les travaux de L. Sfez (1988) sont

fortement inspirés de l'approche de L. Marin. 196 Cette lecture renvoie directement aux travaux de L. Marin. Celui-ci définit en effet les systèmes représentatifs par

trois caractères. Nous avons déjà abordé le premier, que l'auteur nomme « auto-représentativité» , et qui renvoie à l'institution du sujet de représentation (« l'effet de sujet» ). Le second est « l'auto-référentialité» et porte sur le chiasme entre l'être et le discours : « référent au monde, le discours de représentation n'opère cette référence qu'en se référant à lui-même et à ses procès» (Marin, 1997 : 27). Le troisième caractère est la conséquence des deux premiers : « les systèmes représentatifs sont des systèmes clos et centrés, leur centration résulte de leur auto-représentativité ; leur clôture, de leur auto-référentialité » (Marin, 1997 : 27).

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Conclusion

344

Source : Cauquelin, 1992 : 63

La modélisation du champ de l'art contemporain qu'A. Cauquelin propose ci-dessus offre

l'avantage de rompre avec le schéma de diffusion linéaire des sociologues. Il présente en effet

une circularité totale, entre producteurs (indifférenciés, mais qui regroupent aussi bien les

artistes que les critiques et les curateurs) et consommateurs, qui seraient au fond les mêmes

individus. On aboutit ainsi à un bouclage complet du système. Mais ce « système de l'art »,

évacue, selon la philosophe, toute possibilité de sens. La montée des dispositifs de

communication dans le champ de l'art aurait entraîné une disparition totale de la signification et

des œuvres, en produisant un « effet de réalité seconde » dans le sens où l'œuvre est devenue

tributaire de l'image que la communication peut faire circuler.

A. Cauquelin oppose donc la « réalité » de l'œuvre, au simulacre produit par les dispositifs

de représentation, ce qui rappelle la distinction opérée par les économistes entre « valeur

artistique » (pure) et valeur médiatique (déformée) (A. Cauquelin parle de « tromperie » ou

« d'effet de cache »)197. Dans le système de l'art contemporain, la « réalité » de l'art se construirait

en dehors des qualités propres à l'œuvre, dans l'image qu'elle suscite dans les circuits de

communication. La philosophe raisonne donc sur deux plans : le réel (esthétique) et le discours

(artistique)198.

197 Mais chez les économistes comme chez les sociologues, la valeur artistique est le résultat des interactions entre les

instances légitimantes : elle possède une dimension sociale. Cette dernière dimension est évacuée par A. Cauquelin dans le cas de l'art « ancien» , où la valeur des œuvres relèverait de leurs propriétés intrinsèques. Nul n’est besoin de se référer à la sociologie critique pour mettre à mal une telle vision : les historiens de l’art s’y sont depuis longtemps employés en montrant que la valeur des œuvres se modifie avec le temps, tout comme les critères esthétiques par lesquels on s’en empare et on les évalue.

198 « Esthétique est le terme qui convient au domaine d'activité où sont jugés les œuvres, les artistes et les commentaires qu'ils suscitent. L'esthétique insiste sur les valeur dites « réelles» , substancielles ou encore essentielles, de l'art. En revanche, artistique délimite le champ des activités de l'art contemporain. Le terme insiste sur la dénomination : sera dite artistique toute œuvre qui paraît dans le champ défini comme domaine de l' « art» » (Cauquelin, 1992 : 61).

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Conclusion

345

Cette distinction entre « esthétique » (la réalité des œuvres) et « artistique » (le discours,

qui produit seulement un effet de réel, puisque ce sont des signes, des simulacres qui circulent)

nous semble réductrice dans la mesure où elle néglige l’opérativité du troisième niveau, interne

au discours, qui est celui des positions réflexives comme celle du critique. C'est en effet dans ce

troisième niveau, en quelque sorte méta discursif, que réside l'opérativité du système. En effet, la

perspective construite par le dispositif du compte rendu permet l'attribution de valeur sur les

différentes positions du champ. Mais au-delà, et ce point nous semble fondamental, il est la

condition de possibilité d'un discours sur l'art, en l'absence de système autoritaire comme le

système académique. Dans le cas de l'art contemporain présent, la sélection opérée par le

curateur ne peut tenir et paraître légitime que par la production d'un discours réflexif et non

consensuel.

La mise en tension que produit la perspective critique ne doit cependant pas être lue

comme une mystification (une alliance cachée entre les acteurs). Au contraire, elle souligne et

révèle les modes de positionnement du curateur, en les discutant. Et c'est ainsi que peut s'opérer

le réglage de la compétition entre curateurs, et le réglage de leur positionnement par rapport aux

œuvres et à l'art. Ainsi, il y a bien une dimension critique dans le discours du compte rendu : une

mise à distance réflexive, et un jugement. Mais il n'opère pas, dans ce cas précis, directement sur

les œuvres. C'est bien parce qu'on s'interdit de trouver une vérité aux œuvres – qui pourrait par

exemple résider dans la définition autoritaire de critères normatifs - qu'on peut continuer de

parler. Le jugement critique opère en fait sur la sélection et le rassemblement des œuvres par le

curateur, donc sur leur représentation par l'exposition. Discours critiques et discours curatoriaux

ne sont pas superposables. Le premier n'est pas la pure reproduction du second : il est sa mise

en perspective. Donc non seulement, il y a bien production de sens (le dispositif du compte

rendu est un dispositif sémiotique), mais la logique de redondance mise en avant par

A. Cauquelin ne semble pas pouvoir s'appliquer (on n'est pas face à un « bouclage par répétition

du même »). Contrairement à ce qu'affirme la philosophe, ce n'est pas la redondance qui assure

le maintien du réseau, mais la mise en tension, autrement dit la différence de point de vue, voire

la controverse. Il est donc impossible de réduire la production de la valeur artistique à un simple

procédé de « nomination » ou de « labellisation » (« en disant que c'est de l'art, on en fait de

l'art ») : la valeur est générée par un jeu de dispositifs complexe qui n'est pas réductible à un

simple jeu de miroirs. Si les curateurs sont en mesure de produire des « labels », c'est seulement

parce que leur action est régulée par un dispositif réflexif et par des jeux d’interprétation.

Notre approche a consisté à mettre à distance les contenus de discours, ou leur

organisation, pour se centrer sur la question de leur opérativité. Mais les jeux de perspective et

de positionnement des acteurs que nous avons analysés ne peuvent fonctionner « à vide », sans

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Conclusion

346

« contenu » ou sans « matière intellectuelle ». Si la régulation des places peut s'effectuer, et la

configuration se reproduire par le jeu des tensions, c'est bien parce que les curateurs adoptent

des postures spécifiques et changeantes par rapport à l'art du présent, et que les critiques

engagent une réflexion sur les conséquences éthiques, politiques et esthétiques de ces postures.

Les jeux de cadrage et de pré-cadrage mis en avant dans le chapitre sept, résultent bien de

processus d'interprétation de la part des acteurs. Il nous semble donc impossible de conclure à la

disparition du sens et à l'effacement des valeurs.

« Réalité » et discours

Nous proposons donc de distinguer trois plans pour aborder le fonctionnement de la

configuration : le monde de l'action, le monde des discours, et le niveau réflexif de ce monde des

discours, qu'on pourrait qualifier de « méta discursif ». C'est dans ce dernier niveau que s'opère

la régulation des positions, et que se règle la compétition entre curateurs. Il rend possible la

circulation des individus entre les positions, et permet à un curateur ou à un artiste, de parler

comme un critique de l'exposition d'un autre. Sans ce second débrayage, négligé par les

sociologues étudiés, une telle opération serait impossible.

Pour ces derniers en effet, la vie sociale semble se réduire à deux plans : celui de l'action

d'une part, qui est le monde de la réalité, structuré autour de luttes pour le monopole et le

contrôle du système, et celui des discours porté sur les objets et sur les actions. Le monde de

l'action est organisé par l'opposition dominants/dominés ; celui du discours ne fait que traduire,

refléter, cette répartition199. Or, en centrant notre attention sur les formes discursives, nous

avons pu montrer l'opérativité du discours dans la régulation des positions décrites par les

sociologues, et ainsi remettre en cause la division réalité/discours. En effet, comme le montre

notre analyse des comptes rendus, la position dominante du curateur n'est en fin de compte

qu'un effet de la représentation de son pouvoir par le critique : elle n'a pour ainsi dire aucune

« réalité » objective. Elle n'est rendue possible que par l'existence d'une position réflexive. C'est

bien dans le discours que s'opèrent le réglage des positions et de l’organisation de la formation

sociale, et non dans le seul domaine de l'action.

199 La posture d’A. Cauquelin se distingue nettement de celle des sociologues de l’art. Si son analyse semble relever

d’une entreprise de dénonciation, la philosophe ne raisonne pas en termes de champs. D’une part elle efface les logiques de positions en confondant tous les acteurs sous la catégorie générique « d’agents de la communication du signe » . D’autre part elle s’empare du vocabulaire en usage dans le monde qu’elle analyse, et n’opère aucun débrayage par rapport au discours indigène. Sa lecture reste finalement assez proche des critiques que les acteurs eux-mêmes formulent à l’égard du milieu dans lequel ils évoluent.

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Conclusion

347

D’autre part, chacun des trois niveaux que nous avons définis est socialement organisé :

énoncer un discours en position de curateur n'est pas du tout assimilable au fait d'énoncer un

discours en qualité de critique. Quelle que soit la position principale occupée par un individu

dans le monde de l’action, sa circulation entre les plans et les dispositifs lui permet d’adopter

d’autres figures (comme celle du curateur ou du critique) et de conférer un statut particulier au

discours qu’il énonce dans des contextes variés.

L'univers des biennales n'est pas un système figé, puisque sa reproduction suppose une

instabilité, un jeu de tension, qui génère du changement, tout en assurant une grande stabilité à

la configuration dans son ensemble. Il permet l'expression de points de vue et de jugements –

souvent particulièrement sévères – et offre ainsi une relative liberté de parole aux individus

engagés dans la configuration. Ceci dit, cette marge de liberté des individus et cette ouverture ne

sont possibles que dans les limites d'un format de discours défini pour ne pas mettre en péril

l'ensemble. Ainsi, si potentiellement toute nouvelle biennale est « intégrable » (et on remarque

que leur paysage médiatique s'est considérablement élargi au cours des dernières décennies),

cette intégration n'est possible que si les acteurs engagés dans la production maîtrisent les

normes des discours qui rendent possible leur circulation.

La configuration peut donc se reproduire sur la base d'une normalisation des formats de

discours, qui ne conduit pas nécessairement à une homogénéisation des « contenus » (œuvres et

« concepts » curatoriaux et critiques), dans la mesure où elle appelle un renouvellement

permanent des postures de prise en charge de l'art. C'est d'ailleurs cette relative ouverture qui

permet la stabilisation d'un système qui, sans elle, s'essoufflerait. L'institution de l'univers des

biennales est donc pour ainsi dire permanente. C'est un processus dynamique et évolutif dans

lequel les discours apparaissent comme le niveau le plus complexe de gestion de la vie sociale.

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Bibliographie des ouvrages cités

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SOURCES (HORS CORPUS PRINCIPAL) Sources imprimées : ARDENNE, Paul, BARAK, Ami. 1994. Guide Europe des musées d’art moderne et contemporain. Paris : Éd. Art Press. Art Press. 1992. « 20 ans, l’histoire continue », Art Press, hors série 13, 4e trim. 1992. Art Press. 2002. « Art Press par lui-même, 1972-2002 ». Art Press, supp. au n°284, nov. 2002. BONAMI, Francesco, Biennale di Venezia. 2003. Dreams and conflicts, the dictatorship of the viewer : 50th international art exhibition. Venezia : ed. la Biennale di Venezia. BOURRIAUD, Nicolas. 1987-1988. « Giancarlo Politi, Helena Kontova, 20 ans de Flash Art ». Galeries Magazine, 22, déc. 1987-janv. 1988, p. 50-51, p.134. HUG, Alfons (ed.). 2002. Cidades = cities = iconografias metropolitinas : 25a bienal de Sao Paulo. Sao Paulo : fundaçao bienal de Sao Paulo. POLITI, Giancarlo, KONTOVA, Helena (ed.). 1990. Flash Art : Two decades of history, XXI years. Cambridge (Mass.) : the MIT press. [Publication originale 1989.] SZEEMANN, Harald, Biennale di Venezia. (2001). 49. Esposizione internationale d’arte – Plata dell’Umanita. Milano : Electa [texte en anglais]. Sources numériques : Art in America : site Internet de la revue : <www.artinamericamagazine.com>, consulté en juillet 2007. Artforum : le guide de l'art sur le site Internet de la revue : <http://artforum.com/guide/>, consulté en juillet 2007. Art Press : page de présentation de la revue sur son site Internet : <www.artpress.com/index.php?v=artpress>, consulté en avril 2007. Biennale d’Istanbul : pages du site Internet consacrées à l’historique de la biennale : <www.iksv.org/bienal/bienal9>, consulté en janvier 2006. Bulletin signalétique des arts plastiques : <www.ensba.fr/exl-php/cadcgp.php>, consulté en mars 2005. Centre national des arts plastiques : <www.cnap.fr/annuaire.php>, consulté en septembre 2004. Flash Art : page de présentation de la revue sur son site Internet : <www.flashartonline.com/pg_abbonamenti.htm>, consulté en avril 2007. Texte de G. Politi à propos de la nomination de F. Bonami à la biennale de Venise : <amsterdam.nettime.org/Lists-Archives/nettime-ro-0203/msg00053.html>, consulté le 3 mars 2007. Texte de G. Politi à propos de la nomination d’A. Bellini à Artissima : <www.kultvirtualpress.com/eventi.asp?data=1754>, consulté en février 2007.

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Table des matières

Remerciements ....................................................................................................................5

Sommaire..............................................................................................................................7

Introduction .........................................................................................................................9 Le choix des biennales.............................................................................................12 Vers une définition des biennales ..........................................................................16 Argument ..................................................................................................................18

PREMIÈRE PARTIE : Du pouvoir des biennales au pouvoir du curateur......................................... 21

CHAPITRE PREMIER : LES BIENNALES DANS LE CHAMP DE L'ART CONTEMPORAIN ................23

I. Un « monde de l'art contemporain international » ...................................................24

1. Le label « contemporain »........................................................................................25 1.1 De la définition chronologique à la définition générique ............................25 1.2 Un label international........................................................................................28

2 Du marché aux institutions culturelles : la structure du champ artistique ........29 2.1 La structure générale du champ.......................................................................29 2.2 Entre « champs » et « mondes » : les fondements sociologiques................31

II. Le cas des biennales d'art contemporain ..................................................................38

1. La biennale : une institution « internationale » ? ..................................................38 1.1 Les biennales dans le « réseau culturel international »..................................38 1.2 Une nature internationale des biennales ?......................................................39 1.3 La portée ou le rayonnement des biennales...................................................42 1.4 La fonction de socialisation des biennales .....................................................45

2 La fonction de qualification des biennales.............................................................46 2.1 Le rôle des biennales dans la production des valeurs artistiques ................46 2.2 Un processus centré sur les artistes.................................................................49

3 Conclusion de la section...........................................................................................51

III. Acteurs vs institutions ...............................................................................................52 1. Le pouvoir impensé de l'institution .......................................................................52

1.1 Du pouvoir de l'artiste au pouvoir de l'institution........................................52 1.2 La légitimité d'une institution...........................................................................55

2. Les acteurs au centre de l'analyse ...........................................................................61 2.1 L'attention portée aux acteurs..........................................................................61 2.2 L'institution support de diffusion....................................................................63

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IV Les instances de légitimation à l'œuvre ....................................................................64

1.1 Les experts ..........................................................................................................65 1.2 Le capital social comme principale ressource................................................66

2 Un fonctionnement en réseaux ...............................................................................68 2.1 Le modèle du réseau….....................................................................................68 2.2… et le modèle des cercles concentriques.......................................................69

3 L'incertitude des valeurs ...........................................................................................72 3.1 Asymétrie de l'information...............................................................................72 3.2 Le rôle des signaux de qualité ..........................................................................73

CHAPITRE DEUX : PRODUCTION ET CIRCULATION DES VALEURS ARTISTIQUES.................75

I. Critique du modèle socio-économique.......................................................................76

1. Retour critique sur la notion « d'information ». ...................................................76 1.1 De l'information comme « données » à « l'information sociale »................76 1.2 Des communications interpersonnelles..........................................................79

2 Les signaux et la diffusion en deux temps .............................................................82 2.1 L'émission des signaux......................................................................................82 2.2 La médiatisation et l'altération des messages .................................................84 2.3 modèle du réseau et communication comme transmission.........................88

II. La biennale : une situation de réception ouverte.....................................................91

1. L'exposition comme dispositif médiatique ...........................................................91 2. La transformation du statut de l'objet au musée..................................................95 3. Du Salon aux biennales : le savoir et le statut des objets....................................98

III La critique d'art comme espace de réception institué des biennales................. 105

1. De la critique aux revues ...................................................................................... 106 1.1 La critique au pluriel ....................................................................................... 106 1.2 Le critique d'art ............................................................................................... 112 1.3 Le choix d'un support .................................................................................... 114

2 Les revues d'art contemporain comme support de promotion ....................... 116 2.1 Le pouvoir de la critique................................................................................ 117 2.2 La critique d'art contemporain : un relais promotionnel ?........................ 120 2.3 Le point de vue des critiques......................................................................... 125

DEUXIÈME PARTIE : L'opérativité des formes éditoriales dans le processus de légitimation des biennales.................................................... 133

CHAPITRE TROIS : LA CONSTRUCTION DU CORPUS ................................... 136

I. Le choix des revues .................................................................................................... 136 1 Des revues à « focale internationale ».................................................................. 136 2 La définition de l'aire de réception....................................................................... 139

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3 La circulation des revues............................................................................. 145 II Présentation des revues sélectionnées .....................................................................149

1 Les discours de promotion ....................................................................................150 1.1 Des revues centrées sur l'actualité .................................................................150 1.2 Des revues internationales..............................................................................154 1.3 Des revues qui s'adressent à un lectorat spécialisé .....................................155

2 Les discours réflexifs...............................................................................................156 3 Les Unes ...................................................................................................................164 4 Les écrits et activités « périphériques » des revues. ............................................167

CHAPITRE QUATRE : LÉGITIMITÉ ET LÉGITIMATION DES BIENNALES ...................................................................171

I. Panorama du paysage médiatique des biennales.....................................................172

1. Les biennales dans Art Press ..................................................................................174 1.1 Répartition géographique des référents........................................................175 1.2 Fréquence d'occurrence des référents. .........................................................177

2. Les biennales dans Flash Art .................................................................................179 2.1 Répartition géographique des référents........................................................179 2.2 Fréquence d'occurrence des référents ................................................................181

3. Synthèse de l'analyse ..............................................................................................184

II. Hiérarchies éditoriales et hiérarchisation des biennales .......................................188 1. L'analyse des rubriques ..........................................................................................191

1.1 Construction de la méthodologie ..................................................................191 1.2 Les systèmes de rubriquage des revues.........................................................196

2 La distribution des référents dans les rubriques .................................................202 2.1 La répartition entre rubriques ........................................................................203 2.2 La dimension temporelle ................................................................................205 2.3 Analyse des formes construites autour de Venise de Documenta ...........207

3 Conclusion de l'analyse des rubriques ..................................................................214

CHAPITRE CINQ : LE POUVOIR-DIRE DES SIGNATAIRES ..........................219

I Le statut éditorial des signataires................................................................................220 1 Les hiérarchies rédactionnelles ..............................................................................221 2. Le statut éditorial des signataires du corpus.......................................................224 3 Les signataires légitimes d'Art Press.......................................................................226 4 Les signataires légitimes de Flash Art ...................................................................229 5 Le schéma d'ascension sociale des critiques de Flash Art..................................231

II La proximité des signataires au référent ..................................................................235

1 La proximité thématique ........................................................................................237 2 La proximité géographique ....................................................................................239 3 La proximité militante.............................................................................................241

Conclusion du chapitre...................................................................................................248

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TROISIÈME PARTIE : L'opérativité des discours de représentation dans la régulation des positions d’acteurs...................... 253

CHAPITRE SIX : LES JEUX DE PERSPECTIVE.................................................... 257

I. L'institution du sujet de représentation................................................................... 258 1 La dimension subjective des comptes rendus .................................................... 260 2 Le critique commentateur des œuvres................................................................. 264 3 Le critique visiteur de l'exposition ....................................................................... 267

II. Discours rapportés et variations des ...................................................................... 271 positions énonciatives.................................................................................................... 271

1 Les visiteurs comme locuteur générique............................................................. 273 2 Les acteurs du monde de l'art comme locuteur générique ............................... 275 3 La parole du curateur ............................................................................................. 277

Conclusion du chapitre.................................................................................................. 283

CHAPITRE SEPT : LES JEUX DE CADRAGE........................................................ 286

I. Le cadrage des œuvres : orientations méthodologiques ....................................... 287 1 Le précadrage : le discours expographique ......................................................... 287 2 Construction de la méthodologie d’analyse ........................................................ 290

II Les cadres d'évocation indépendants du cadre d'énonciation de la biennale.... 294

1 Le Cadrage esthétique............................................................................................ 294 2 Le cadrage par l'histoire de l'art............................................................................ 299 3 Le cadrage par le médium ..................................................................................... 301

III. Le concept d'exposition ......................................................................................... 303

1 Le cadrage par le thème curatorial ....................................................................... 304 2 Le cadrage par le thème critique........................................................................... 306

IV Les gestes de mise en exposition............................................................................ 310

1 Le cadrage par la muséographie ........................................................................... 310 2 Le cadrage par la sélection .................................................................................... 312

Conclusion du chapitre.................................................................................................. 316

CHAPITRE HUIT : SYNTHÈSE ET INTERPRÉTATION................................... 319

I. L'univers des biennales comme configuration. ...................................................... 319 1 Interdépendances et équilibre des tensions ........................................................ 319 2 Un dispositif économique : format et opérativité des discours ....................... 324 3. La question de la domination et du pouvoir ..................................................... 328

II. Retour sur la modélisation socio-économique ..................................................... 331

1 La question de l'information................................................................................. 331 2. La question de l'interdépendance........................................................................ 336

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3. Des médiateurs aux médiations.................................................................. 338 Conclusion générale........................................................................................................341

L'institution discursive de la scène internationale .............................................341 La question des valeurs esthétiques.....................................................................342 « Réalité » et discours.............................................................................................346

Bibliographie des ouvrages cités ...................................................................................349

Table des matières...........................................................................................................358