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Baudin Roman – «Les apports de la démocratie délibérative » Septembre 2014 1 Observatoire du Management Alternatif Alternative Management Observatory __ Cahier de recherche Les apports de la démocratie délibérative Les cinq pouvoirs Baudin Roman 15/09/2014 Majeure Alternative Management – HEC Paris 2013-2014

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Observatoire du Management Alternatif 

Alternative Management Observatory 

__ 

 

Cahier de recherche 

Les apports de la démocratie délibérative

Les cinq pouvoirs

Baudin Roman

15/09/2014

Majeure Alternative Management – HEC Paris 2013-2014

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Les apports de la démocratie délibérative - Les cinq pouvoirs

Ce cahier de recherche a été réalisé sous la forme initiale d’un mémoire dans le cadre de la

Majeure Alternative Management, spécialité de troisième année du programme Grande Ecole

d’HEC Paris. Il a été dirigé par Roland Vaxelaire, gérant d’entreprises, et soutenu le 01/09/2014

en présence de Roland Vaxelaire et Hubert Bonal, coresponsable de la Majeure Alternative

Management.

Résumé : À l’heure où l’équilibre sur lequel se fondait notre modèle de démocratie représentative semble brisé, les théoriciens et praticiens de la démocratie délibérative cherchent à refonder la légitimité démocratique sur la délibération entre citoyens égaux. En nous appuyant sur l’analyse de deux initiatives célèbres de démocratie délibérative, nous montrons en quoi le paradigme délibératif représente un apport considérable pour la prise de décision collective, même s’il comporte de nombreuses limites ; pour conclure, nous proposons de repenser la tripartition traditionnelle des pouvoirs et d’intégrer la délibération dans notre système démocratique représentatif afin de rendre la politique plus… politique. Mots-clés : Crise démocratique, Démocratie délibérative, Expérimentation démocratique, Pouvoir, Sciences politiques.

The benefits of deliberative democracy – The five estates.

This research was originally presented as a research essay within the framework of the

“Alternative Management” specialization of the third-year HEC Paris business school program.

The essay has been supervised by Roland Vaxelaire, business manager, and delivered on

September, 1st 2014 in the presence of Roland Vaxelaire and Hubert Bonal, codirector of the

Alternative Management program.

Abstract : In times of political despair, when representative democracy seems to show its limitations, advocates of deliberative democracy aspire to rebuild democratic legitimacy based on citizens’ deliberation. Relying on the analysis of two famous deliberative events, we show that deliberative democracy can bring strong benefits for collective decision-making, despite the undeniable limits of its practice. We then discuss redesigning the current tri-partition of powers and integrating deliberation in a representative democracy, in order to make politics more… political.

Key words : Crisis of democracy, Deliberative democracy, Political experiments, Political sciences, Power. Charte Ethique de l'Observatoire du Management Alternatif Les documents de l'Observatoire du Management Alternatif sont publiés sous licence Creative Commons http://creativecommons.org/licenses/by/2.0/fr/ pour promouvoir l'égalité de partage des ressources intellectuelles et le libre accès aux connaissances. L'exactitude, la fiabilité et la validité des renseignements ou opinions diffusés par l'Observatoire du Management Alternatif relèvent de la responsabilité exclusive de leurs auteurs.

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Remerciements

Je souhaite remercier chaleureusement Roland Vaxelaire pour son accompagnement tout au

long de ce travail de recherche, ainsi que pour son intérêt, pour sa bienveillance et pour les

discussions passionnantes que nous avons pu avoir ; je souhaite aussi remercier Nathalie

Lugagne, Hubert Bonal et Pierre-Marie Aubert, dont les conseils avisés ont constitué une aide

précieuse pour la réalisation de ce mémoire.

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Table des matières

Introduction................................................................................................................................... 6 

Partie 1.  Une crise de la démocratie représentative ? ........................................................... 8 

1.1.  Les signes d’un déséquilibre dans les démocraties occidentales… ...................................8 1.1.1.  Les citoyens modifient leurs comportements électoraux............................................9 1.1.2.  Une défiance s’est installée entre citoyens et élus, et plus globalement entre citoyens et élites 11 1.1.3.  Les citoyens délaissent les modes d’engagement traditionnels de la « démocratie de partis » 12 

1.2.  … qui mettent en lumière les insuffisances du gouvernement représentatif ...................13 1.2.1.  La démocratie corruptible .........................................................................................15 1.2.2.  La « représentativité » des élus est remise en question.............................................16 1.2.3.  L’intérêt général et le long terme sont bradés pour des enjeux électoraux de courts termes et des intérêts particuliers ...........................................................................................18 1.2.4.  La course à l’opinion pousse les représentants au conformisme et nuit à l’innovation dans les propositions politiques .............................................................................................19 

1.3.  … Dans un contexte de changement civilisationnel, et de mutation des systèmes démocratiques ............................................................................................................................20 

1.3.1.  Pour Pierre Rosanvallon, une crise de la généralité..................................................21 1.3.2.  Pour Marcel Gauchet, une crise de croissance de la démocratie ..............................22 1.3.3.  Pour Bernard Manin, un changement de forme du régime représentatif ..................23 

Partie 2.  Les tenants de la démocratie délibérative proposent un renversement radical, à

la fois théorique et pratique, pour retrouver une légitimité démocratique dans la prise de

décision publique......................................................................................................................... 26 

2.1.  Le paradigme délibératif ..................................................................................................26 2.1.1.  Qu’est-ce que délibérer ? Définition : peser le pour et le contre pour arriver à une décision ..................................................................................................................................27 2.1.2.  L’éthique de la délibération – les éléments constitutifs d’une délibération démocratique..........................................................................................................................29 

2.2.  La démocratie délibérative a émergé en opposition aux théories du choix social et du gouvernement comme « marché » en faisant la critique de la démocratie agrégative...............31 

2.2.1.  Face à l’échec du paradigme agrégatif, les tenants de la démocratie délibérative font de la délibération le cœur de la légitimité démocratique .......................................................34 

2.3.  ... Pour une meilleure efficacité de la prise de décision publique....................................39 2.3.1.  La démocratie délibérative permet de révéler un maximum d’informations............40 2.3.2.  La délibération permet de faire émerger des idées nouvelles ...................................42 2.3.3.  La démocratie délibérative permet d’atteindre des consensus et de résoudre des problèmes a priori inextricables ............................................................................................42 2.3.4.  La démocratie délibérative permettrait une meilleure prise en compte du long terme dans les décisions publiques ..................................................................................................45 

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Partie 3.  Etude empirique : les apports des expérimentations délibératives pour la

pratique du gouvernement dans les démocraties représentatives .......................................... 47 

3.1.  Cadre d’analyse................................................................................................................47 3.1.1.  La légitimité : modèle pragmatiste inspiré du modèle Caluwaerts / Reuchamps .....47 3.1.2.  L’efficacité - modèle simple : les courbes de décision .............................................50 

3.2.  British Columbia Citizens’ Assembly on Electoral Reform – 2003 – 2004....................52 3.2.1.  Dispositif délibératif et objectifs de l’assemblée citoyenne......................................52 3.2.2.  Légitimité démocratique de l’assemblée citoyenne de Colombie Britannique sur la réforme électorale ..................................................................................................................54 3.2.3.  Efficacité de l’assemblée citoyenne de Colombie Britannique sur la réforme électorale ................................................................................................................................56 

3.3.  Le G1000 – 2011 – 2012..................................................................................................58 3.3.1.  Légitimité démocratique du G1000 ..........................................................................60 3.3.2.  Efficacité du G1000 ..................................................................................................63 

Partie 4.  Discussion – les limites du paradigme délibératif et les cinq pouvoirs .............. 66 

4.1.  La constitution en pratique de gouvernement – enjeux et limites de la délibération.......67 4.1.1.  Des obstacles internes ...............................................................................................67 4.1.2.  Des obstacles externes ..............................................................................................68 4.1.3.  La délibération de simples citoyens ne semble pas encore pouvoir être considéré comme légitime si elle n’est pas assortie d’un suffrage.........................................................70 

4.2.  Néanmoins, les citoyens sont capables, souhaitent être davantage inclus dans les choix collectifs et peuvent représenter un apport considérable pour la démocratie… ........................72 4.3.  Dans la période d’incertitude démocratique actuelle, il est nécessaire de clarifier les rôles et les pouvoirs, et d’œuvrer à une inclusion progressive du citoyen dans les prises de décisions collectives et les instances de contrôle démocratique................................................................73 

4.3.1.  Pourquoi la tripartition du pouvoir est datée et quels problèmes cela pose ..............74 4.3.2.  Les trois dimensions du pouvoir et les cinq pouvoirs ...............................................76 4.3.3.  Comment institutionnaliser la délibération ? ............................................................77 

Conclusion ................................................................................................................................... 80 

Bibliographie ............................................................................................................................... 81 

Articles de recherche..................................................................................................................81 Ouvrages ....................................................................................................................................82 Articles parus dans la presse ......................................................................................................83 Sites internet...............................................................................................................................83 Ressources audio........................................................................................................................84 Autres sources ............................................................................................................................84

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Introduction

Parler de crise de la démocratie est devenu presque banal. A l’heure où les partis de

gouvernement sont laminés par les contestations internes et par l’émergence de mouvements

populistes à travers le monde occidental, l’équilibre sur lequel se fondait notre modèle de

démocratie représentative semble brisé : les élections ne sont plus le lieu privilégié de

l’expression des vœux démocratiques des citoyens, mais le théâtre de leurs caprices versatiles ;

les politiques publiques sont – bien trop souvent – négociées entre personnel gouvernant et

groupes d’intérêts ou lobbies, sans transparence, et parfois sans prise en compte de l’intérêt

général ; enfin, les hommes politiques se plient aux règles de l’immédiat et de l’ incidentalisme1

en dépensant leur énergie dans la recherche des éléments de langage qui ramèneront à eux les

quelques indécis qui croient encore à la démocratie élective… Mais pour combien de temps?

Quelques jours seulement avant la présidentielle de 2012 en France, un sondage Ifop pour le

mouvement Colibris révélait que 56% des Français pensent que la démocratie ne fonctionne

plus2. Comme une vieille machine que l’on aurait malmenée sans ménagement, utilisée, sur-

utilisée, presque divinisée, jusqu’à ce que l’on se mette à croire à son caractère anhistorique, ou

tout simplement comme un outil obsolescent. Face à ces bouleversements, une constellation de

réflexions théoriques en sciences politiques gravitant autour du concept de démocratie

délibérative depuis les années 19803, cherche à apporter ses réponses propres, ses solutions, et ses

modèles explicatifs ou normatifs4 pour résoudre la crise de la démocratie représentative, plaidant

en particulier pour « un régime dans lequel l’exercice du pouvoir passe par l’échange public

d’opinions, d’informations et d’arguments entre citoyens égaux en vue de la prise de décision »5 ;

en parallèle, une myriade d’expériences de terrain, à l’initiative d’élus, de la société civile ou de

corps intermédiaires, ont permis la mise en pratique de la délibération démocratique, sous des

formes variées et avec des objectifs divers. La recherche académique a dès lors commencé à faire

1 Van Reybrouck D. (2014). Contre les Elections, Actes Sud. 2« 56% des Français pensent que la démocratie ne fonctionne plus », Libération, 17 avril 2012, http://www.liberation.fr/politiques/2012/04/17/56-des-francais-pensent-que-la-democratie-ne-fonctionne-plus_812358 - consultation juin 2014 3 Girard Charles, « Démocratie délibérative », Dicopart, http://www.participation-et-democratie.fr/fr/dico/democratie-deliberative - consultation juin 2014 4 Blondiaux L. and Y. Sintomer (2002). « L’impératif délibératif ». Politix, vol 15, n°57, pp.17-35. 5 http://www.participation-et-democratie.fr/fr/dico/democratie-deliberative - consultation juin 2014

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un retour sur ces expériences6 et mon travail s’inscrit dans cette démarche. Ma question de

recherche est :

« Quels sont les apports des instruments délibératifs pour la prise de décision dans les

démocraties représentatives occidentales ? »

Répondre à cette question m’amènera à aborder quatre étapes : (I) Après avoir rapidement

remis en perspective la crise actuelle de la démocratie représentative ainsi que différentes

interprétations qui en ont été faites, je tâcherai (II) de brosser le tableau de l’émergence du

paradigme délibératif en soulignant, à travers les prismes de la légitimité et de l’efficacité,

comment ces nouveaux « instruments de gouvernement » sont justifiés par le milieu académique

et récupérés par le personnel gouvernant, la société civile et les corps intermédiaires ; (III)

ensuite, je m’efforcerai de mener une étude empirique visant à comprendre, à partir deux

expérimentations délibératives, dans quelle mesure ces instruments correspondent réellement à

une démarche de progrès démocratique, restaurant la légitimité et améliorant l’efficacité de la

prise de décision publique. Enfin, je me demanderai (IV) comment ce paradigme délibératif peut

être intégré dans notre système représentatif électif, en examinant notamment différentes

propositions de réforme démocratique élaborées par des universitaires, des élus, des membres de

la société civile.

6 Caluwaerts D. and M. Reuchamps (2013). « Generating Democratic Legitimacy through citizen deliberation ». APSA 2013 annual meeting paper. Disponible sur SSRN: http://ssrn.com/abstract=2299559

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Partie 1. Une crise de la démocratie

représentative ?

1.1. Les signes d’un déséquilibre dans les démocraties

occidentales…

L’idée que la démocratie serait en crise en Occident ne date pas d’hier. La lente érosion des

effectifs des partis politiques et des syndicats – du moins en France – l’abstention croissante, la

montée en puissance de partis extrémistes, ainsi qu’une série d’autres phénomènes, que d’aucuns

appelleront symptômes, semblent attester d’un bouleversement profond des démocraties

occidentales. Un document de travail de l’European Conference of Presidents of Parliament de

juillet 2012 détaille noir sur blanc ces principaux phénomènes : »

« Depuis plusieurs années, l’Assemblée sonne l’alarme pour mettre en garde les

parlements, les gouvernements et la société en général contre une série de signes et de

tendances indiquant que la démocratie est en crise. La confiance du citoyen dans les

institutions démocratiques, qui est à la base de leur légitimité, faiblit. Les taux de

participation électorale sont très bas dans bon nombre de pays. Le soutien et l’adhésion

aux principaux partis politiques a chuté, tandis que les résultats électoraux des partis

proposant des programmes ultranationalistes et des « solutions simples » sont en plein

essor. »

La crise, disait Gramsci, c’est quand le vieux se meurt et que le jeune hésite à naître ; trois

auteurs en particulier, Marcel Gauchet, Pierre Rosanvallon et Bernard Manin, dont nous

évoquerons les propositions ci-dessous, décortiquent, chacun à leur manière, ce processus, crise

ou mutation, à partir d’observations convergentes, et en proposent des interprétations

intéressantes pour ce mémoire. Mais avant cela, disons un mot de ces observations.

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1.1.1. Les citoyens modifient leurs comportements électoraux

La première observation tient aux comportements électoraux, et en premier lieu, à

l’augmentation, continue depuis trente ans, de l’abstention. Comme le note Anne Muxel,

directrice de recherche au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof), l’abstention

est devenue « une réponse politique à part entière »7 en Europe. Selon Mark Franklin8, la baisse

tendancielle de la participation dans les démocraties occidentales dissimule d’importantes

fluctuations selon le caractère de l’élection. A cette volatilité « verticale » – l’électeur va plus ou

moins voter selon l’importance qu’il accorde à l’élection, s’ajoute une volatilité « horizontale »

croissante, qui désigne les changements d’intention de vote des électeurs d’une élection sur

l’autre. Comme le note Pascal Perrineau, ancien directeur du Cevipof, dans un article du journal

Le Monde d’avril 20129, « le vote est de moins en moins investi, de plus en plus fragile, de plus

en plus réversible ». Par ailleurs, cette volatilité est plus forte encore chez les 18-24 ans, ce qui

témoigne de l’installation, selon Perrineau, d’une « nouvelle citoyenneté très contractuelle […],

avec plus de distance par rapport au vote et moins de loyauté et de fidélité politiques ».

La volatilité répond à deux logiques : volatilité stratégique, ou volatilité d’indécision.

L’électeur qui souhaite envoyer un message (logique stratégique) peut décider de s’abstenir ou de

voter pour un candidat dit antisystème ; Dominique Reynié note10 alors que les électeurs

changeurs hésitent entre deux ordres de vote : le vote de décision publique, qui les orientera vers

les candidats des partis de gouvernement, et le vote de protestation, qui les poussera à donner leur

voix à un candidat périphérique. En France, par rapport à 2007, où le champ de la décision

publique représentait 78% selon Reynié, les sondages à 1 mois des élections présidentielles de

2012 montrent que le registre de la décision publique ne représente plus que 55% des intentions

de vote.

En parallèle on assiste dans une grande partie de l’Europe à la montée de partis dits populistes.

Les résultats des dernières élections européennes11 sont, à cet égard, édifiants : 25% pour le Front

National en France, 20% pour le Freiheitliche Partei Österreich (FPÖ) en Autriche, 27% pour le

Parti Populaire au Danemark, et 27% pour les eurosceptiques de l’United Kingdom Independence

7« L’abstention est devenue une réponse politique à part entière », www.francetvinfo.fr, 23 mars 2014 8 Franklin M. N. (2004). Voter Turnout and the Dynamics of Electoral Competition in Established Democracies since 1945. Cambridge University Press. 9 « Un électeur sur deux a changé d'intention de vote depuis six mois », Le Monde, 16 avril 2012 10 « Un électeur sur deux a changé d'intention de vote depuis six mois », Le Monde, 16 avril 2012 11 Celles de 2014. Résultats sur http://www.resultats-elections2014.eu/fr/election-results-2014.html

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Party (Ukip) au Royaume-Uni. A l’inverse, comme on peut le lire dans une tribune du Think

Tank Different dans Libération, « dans les pays où la crise économique est la plus forte, c’est

l’extrême gauche qui effectue une poussée : les Podemos espagnols, nés du mouvement des

Indignés, conquièrent 5 sièges ; en Grèce, le parti Syriza (coalition de la gauche radicale)

gagnerait l’élection »12.

Abstention, volatilité, montée des extrêmes, mais aussi transformation profonde de l’élection.

Dès le milieu des années 1990, Bernard Manin13 constate une double évolution : la

personnalisation du choix électoral et le changement de nature de l’offre électorale. Alors que

« les électeurs votent de plus en plus pour une personne et non plus seulement pour un parti ou

un programme », on voit émerger la figure du leader qui répond aux « conditions nouvelles dans

lesquelles s’exerce l’activité des gouvernants » : imprévisibilité, urgence de la prise de décision,

extension des domaines du gouvernement (économique, culturel…). Au-delà de la

personnification du vote, Manin relève aussi que « le comportement électoral change en fonction

des problèmes ou des thèmes sur lesquels l’accent est mis dans la campagne électorale ». Le

candidat à l’élection cherchera donc à proposer des thèmes clivant et à se différencier, à mettre en

avant un principe de partage qui lui rapporterait un maximum de voix, et non plus un catalogue

de mesures ou une proposition de politiques publiques.

12 « Le signal d’un trouble civilisationnel et d’une crise démocratique », Libération, 29 mai 2014 13 Manin B. (1995), Principes du Gouvernement Représentatif. Paris, Champs essais (réédition 2012)

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1.1.2. Une défiance s’est installée entre citoyens et élus, et plus

globalement entre citoyens et élites

Comme le souligne le titre de l’ouvrage de Pierre Rosanvallon – La contre-démocratie : la

politique à l’âge de la défiance14, les changements dans les comportements électoraux se sont

accompagnés d’un accroissement de la défiance. Défiance envers le système et les institutions

d’abord, défiance envers les élites ensuite, défiance généralisée pour finir.

Les données récoltées par la Commission Européenne dans le cadre de ses études d’opinion

montrent une diminution générale quasiment continue depuis 2003 de la confiance que les

citoyens des Etats membres de l’Union Européenne ont en leurs gouvernements15. En 2013, près

de 72% des citoyens de l’Union Européenne n’ont pas confiance en leur gouvernement national.

Si ces valeurs globales masquent de fortes disparités entre les pays (augmentation de la confiance

dans certaines zones, notamment en Allemagne et en Suède), on constate toutefois une

diminution spectaculaire dans les pays d’Europe du Sud (Italie, Espagne, Grèce). En France, il est

d’ailleurs intéressant de noter que des pics de confiance ont lieu à chaque élection présidentielle,

témoignant de la plus forte personnification de l’élection dans le régime présidentiel français. La

confiance dans les institutions de l’Union Européenne s’est, elle aussi, fortement dégradée : alors

qu’en 2003, 46% des Européens avaient confiance en la Commission Européenne, ils ne sont plus

que 36% en 2013 ; de même, la part des personnes qui « ne savent pas s’ils ont confiance ou

pas en la Commission Européenne » est passée de 25,5% à 17%. Au total, ceux qui n’ont pas

confiance en la Commission Européenne représentent près de 47% des Européens en 2013,

contre 28% en 2003. Cette dégradation du climat de confiance européen doit, bien sûr, beaucoup

à la crise économique, mais, comme le note le politiste bulgare Ivan Krastev16, cela ne doit pas

cacher l’aspect structurel de ce mouvement, qui voit le fossé entre les élites et les gouvernés

s’élargir : selon un sondage « Future of Europe » de la Commission Européenne d’avril 2012,

89% des Européens considèrent qu’il y a un décalage entre leurs désirs et les décisions

effectivement prises par les gouvernements. Enfin, c’est le système démocratique lui-même qui

semble ne plus convaincre :

14 Rosanvallon P. (2006). La contre-démocratie : la politique à l’âge de la défiance. Paris, Seuil 15 A l’automne 2003, 30,8% des citoyens de l’Union Européenne ont confiance en leur gouvernement, cette valeur est de 23% à l’automne 2013, malgré un « pic de confiance » en 2007. Source : Commission Européenne 16 Torgovnik May, Kate, « How pervasive has government distrust gotten », TEDBlog, 13 août 2012, http://blog.ted.com/2012/08/13/how-pervasive-has-government-distrust-gotten/ - consultation juin 2014

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« En janvier 2014, 78% des Français considèrent que « le système démocratique

fonctionne mal, [leurs] idées ne sont pas bien représentées » »17.

Concernant la confiance accordée aux élites politiques, un sondage mené par Ipsos-Steria en

janvier 2014 montre des résultats alarmants : pour « 88% des personnes interrogées, les hommes

et les femmes politiques ne s’occupent pas de ce que pensent les gens […], L’adhésion aux

critiques contre la vie politique, pourtant déjà très élevée en 2013, gagne encore du terrain. Pour

65% (+3) des Français, la plupart des hommes et des femmes politiques sont corrompus. 84%

(+2) pensent les hommes politiques agissent principalement pour leurs intérêts personnels »18.

En outre, il est important de noter que cette défiance ne s’arrête pas au monde politique : le

monde de l’entreprise, le monde scientifique, etc. ne sont pas épargnés. C’est donc bien un climat

général qui s’installe et fonde ce que Rosanvallon appelle la « société de défiance ».

1.1.3. Les citoyens délaissent les modes d’engagement traditionnels

de la « démocratie de partis »

Parallèlement à l’accroissement de la défiance, on observe en Europe une « érosion des

fidélités partisanes »19. Cette érosion, liée, selon Bernard Manin à des « changements structurels

et à des évolutions sociales de grande ampleur, comme l’individualisation des conditions

professionnelles, l’effritement des formes d’insertion sociale propres à la société industrielle,

l’élévation du niveau d’instruction… », ne signifie pourtant ni la mort des partis, ni la fin de

l’engagement citoyen.

Tout d’abord, les partis continuent à jouer un rôle important sur la scène politique. Pour

Bernard Manin, « les partis restent les principaux protagonistes, dans deux domaines : la sphère

parlementaire et les campagnes électorales ». La discipline parlementaire et la cohésion des

groupes – d’ailleurs ébranlée en France aujourd’hui par les frondeurs du parti socialiste – ajoutée

à la capacité à mobiliser des ressources toujours plus importantes et à encadrer des cohortes de

bénévoles pour les campagnes, témoignent bien de la persistance d’un rôle structurant, bien que

17 Fractures Françaises Vague 2 : 2014, Une enquête Ipsos/ Steria pour Le Monde, France Inter, Fondation Jean Jaurès et le Cevipof. Janvier 2014 18 Fractures Françaises Vague 2 : 2014, Une enquête Ipsos/ Steria pour Le Monde, France Inter, Fondation Jean Jaurès et le Cevipof. Janvier 2014 19 Manin B. (1995), Principes du Gouvernement Représentatif. Paris, Champs essais (réédition 2012)

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différent des partis de masse traditionnels. Toujours selon Bernard Manin, « le nombre plus

restreint de membres ne procèderait pas, dès lors, de la moindre attractivité des partis, mais

serait le signe d’un changement des technologies de la communication : les partis auraient

simplement adapté leur façon de mobiliser les électeurs ».

Ensuite, cette mue des institutions politiques traditionnelles s’accompagne de la « croissance

de la participation politique non institutionnalisée », signature de pétitions, manifestation,

boycott, occupation de lieux de travail, etc.

Enfin, on assiste à l’émergence de mouvements grassroot non traditionnels qui témoignent

d’une vitalité de l’engagement citoyen dans les démocraties occidentales : mouvement des

Indignés, mouvement cinq étoiles en Italie, mouvements Nous Citoyens et le Collectif Roosevelt

en France.

1.2. … qui mettent en lumière les insuffisances du

gouvernement représentatif

Ces bouleversements sont notamment analysés par David Van Reybrouck20 comme les

symptômes d’une double crise : de la légitimité et de l’efficacité, qui sont les « deux critères

inversement proportionnels » que cherche à satisfaire la démocratie. Tout gouvernement se doit

de répondre à ces deux critères. De même que la démocratie représentative élective tire sa

légitimité du suffrage majoritaire, la monarchie tire la sienne de l’hérédité ; peu importe d’où

provient la légitimité du gouvernement, pourvu que celle-ci fédère les volontés des gouvernés, et

se présente sous la forme d’un compromis, sinon d’un consensus. Il va sans dire que le

gouvernement vise l’efficacité, même si ce critère reste plus complexe à appréhender. Encore une

fois, il faut se mettre dans la tête du gouverné pour se demander ce qu’est un gouvernement

efficace. En démocratie, où le pouvoir est censé être par le peuple et pour le peuple, l’efficacité

d’un gouvernement peut être perçue à travers deux axes : sa finalité et son processus. Pour

chaque prise de décision, on peut se demander, d’une part si la décision répond en elle-même à

des critères d’efficacité définis au préalable, et d’autre part si le processus qui a permis la prise de

20 Van Reybrouck D. (2014). Contre les Elections, Bruxelles, Actes Sud.

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décision a été efficace. En ce qui concerne l’efficacité de la décision, on peut se demander, par

exemple, si la décision apporte une amélioration globale de la situation, si cette décision satisfait

un nombre supérieur de gouvernés, si elle est plus équitable, etc. Quant à l’efficacité du

processus, on peut s’intéresser entre autres aux coûts associés, aux délais, aux tensions générées.

La question du niveau auquel on se place, à l’échelle d’une prise de décision ou d’un mandat

entier est, pour ce mémoire, évacuée ; on considérera le mandat comme la succession de prise de

décisions de la part du gouvernement. On peut donc modéliser grossièrement l’efficacité du

gouvernement par le tableau ci-dessous21 :

On voit directement, à la lecture du tableau, à quel point il est difficile de juger de l’efficacité

absolue de l’action d’un gouvernement ; tout au mieux peut-on dire : « Telle décision était plus

efficace que telle autre » ou encore : « J’aurais pu imaginer un dispositif plus efficace », etc. De

manière similaire à la légitimité, l’efficacité est un concept subjectif, et nous le prendrons comme

tel.

A cette modélisation duale du gouvernement, on pourrait rajouter une troisième dimension,

qui ne fera pas l’objet de ce mémoire : la constitution d’un destin commun. Comme l’écrivent

Didier Caluwaerts et Min Reuchamps, « a vibrant democracy is more than the aggregate of its

individual citizens »22. La démocratie n’est pas qu’un système numérique permettant de faire des

choix collectifs, elle est avant tout un fait social fondé sur des valeurs partagées – la justice,

l’équité, l’égalité – sur une histoire – les démocraties représentatives occidentales de la fin du

XXe siècle ont trouvé leur équilibre en s’opposant aux régimes totalitaires23 – et sur un avenir

commun.

21 Il semble assez difficile de hiérarchiser ces critères entre eux, et de les pondérer. Un exercice intéressant pourrait être, à partir d’entretiens avec des citoyens tirés au sort, de mettre en place une méthode de scoring plus complète. 22 Caluwaerts D. and M. Reuchamps (2013). « Generating Democratic Legitimacy through citizen deliberation ». APSA 2013 annual meeting paper. Available at SSRN: http://ssrn.com/abstract=2299559 23 Gauchet M. (2007). La démocratie d’une crise à l’autre. Paris, Editions Cécile Defaut

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Selon David Van Reybrouck, les causes de ce déséquilibre sont à chercher parmi les

dysfonctionnements du système représentatif électif. Quatre ordres de dysfonctionnements

peuvent être relevés : la corruptibilité, la représentativité, le calcul électoral, et le conformisme.

1.2.1. La démocratie corruptible

Dans l’émission La Grande Table de France Culture du 17 mars 2014, Caroline Broué avoue

avoir l’impression que « les affaires sont devenues depuis plusieurs années un élément permanent

de la vie publique »24, et en cite une longue série, de Dominique Strauss-Kahn à Bygmalion, en

passant par Cahuzac et sans oublier les récents ennuis judiciaires de l’ancien président, Nicolas

Sarkozy. Si les affaires ont toujours existé en France, et si nos voisins ne semblent pas en reste

(Italie, Royaume-Uni), leur multiplication témoigne autant, pour Jean Garrigues25, professeur

d’histoire contemporaine à l’université d’Orléans, de la vitalité et de l’indépendance des contre-

pouvoirs (médiatiques et judiciaires26), que de la corruptibilité de la démocratie, et d’une certaine

impunité du personnel politique. Pierre Lascoumes27 considère même que la déviance ordinaire

des élus est normale, et justifiée par le jeu électoraliste : « On demande alors à l’élu de savoir

composer avec les règles, qu’elles soient juridiques ou morales. C’est, semble-t-il, une des

conditions nécessaires du jeu politique, système obéissant en même temps à des règles inhérentes

et spécifiques et à des normes imposées de manière transcendante par le citoyen-électeur ». Cette

spécificité du monde politique découle directement du système représentatif électif, où « si cette

mission [celle du politique élu, i.e. être au service du citoyen] doit passer par quelques services

24 La grande table, France Culture – émission du 17 mars 2014. Disponible sur http://www.franceculture.fr/emission-la-grande-table-2eme-partie-ce-que-les-affaires-font-a-la-democratie-2014-03-17 25 La grande table, France Culture – émission du 17 mars 2014. Disponible sur http://www.franceculture.fr/emission-la-grande-table-2eme-partie-ce-que-les-affaires-font-a-la-democratie-2014-03-17 26 Voir aussi « Le rapport de forces entre le monde politique et le monde judiciaire s'est transformé », de Pierre Lascoumes, Le Monde, 9 juillet 2014 27 Péclat M. (2011), « Pierre Lascoumes, Une démocratie corruptible. Arrangements, favoritisme et conflits d’intérêts. », Champ pénal/Penal field [En ligne], Vol. VIII | 2011, mis en ligne le 11 juin 2011, consulté le 15 juillet 2014. URL : http://champpenal.revues.org/8201

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qui pourraient s’apparenter à du favoritisme ou à de la corruption, alors le politique doit savoir

et pouvoir le faire »28.

La tolérance, qui structurait le rapport gouvernant / gouverné et les relations entre le monde

politique et judiciaire, semble néanmoins s’effriter : au fil des révélations, la défiance des

électeurs envers le personnel politique s’accroît, et laisse la place à des contestations populistes

(comme le Front National dénonçant l’UMPS en France) et à une demande pour davantage de

transparence. Cependant, comme le souligne Ivan Krastev29, cet engouement pour la transparence

est lui aussi dysfonctionnel : « Transparency is not about restoring trust in institutions.

Transparency is the politics of managing mistrust » ; il met en garde contre l’effet néfaste de la

transparence, qui va induire mécaniquement un phénomène de sélection adverse du personnel

politique, en désincitant les personnes talentueuses à prendre le risque de se lancer en politique.

La corruptibilité constitue donc une caractéristique propre au système représentatif et ne

saurait être arrachée par des demi-mesures visant à modifier à la marge les garde-fous existants.

1.2.2. La « représentativité » des élus est remise en question

La question de la représentativité réelle des élus est, paradoxalement, elle-aussi posée. Le

Larousse en ligne donne deux définitions de la représentativité :

1. « Qualité de quelqu'un, d'un parti, d'un groupement ou d'un syndicat dont

l'audience dans la population fait qu'il peut s'exprimer valablement en son nom. »

2. « Qualité d'un échantillon constitué de façon à correspondre à la population

dont il est extrait. »

La première définition est très proche de la légitimité : la représentativité serait la légitimité

médiée par l’audience, c’est-à-dire, toujours selon le Larousse en ligne l’ « attention, [l’] intérêt

portés par le public à une personne, à une chose, une action, etc. ; [l’] étendue de ce public,

clientèle ». L’audience est alors, dans le cadre de la démocratie représentative, mesurée

numériquement par les scores de l’élu, du parti aux différentes élections. On peut aisément

28 Péclat M. (2011), « Pierre Lascoumes, Une démocratie corruptible. Arrangements, favoritisme et conflits d’intérêts. », Champ pénal/Penal field [En ligne], Vol. VIII | 2011, mis en ligne le 11 juin 2011, consulté le 15 juillet 2014. URL : http://champpenal.revues.org/8201 29 Torgovnik May, Kate, « How pervasive has government distrust gotten », TEDBlog, 13 août 2012, http://blog.ted.com/2012/08/13/how-pervasive-has-government-distrust-gotten/ - consultation juin 2014

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critiquer cette médiation numérique majoritaire : un représentant qui obtient 51% des suffrages

peut-il valablement s’exprimer au nom du corps électoral ? Les tensions qui accompagnent la

majorité des grandes réformes semblent indiquer le contraire. On peut aussi, comme

Rosanvallon30, interroger l’identité numérique « un homme = une voix » ; cette identité n’a pas

toujours été à l’ordre du jour (suffrage censitaire), et l’existence de minorités impose de leur

laisser une place. La démocratie se fonde en réalité sur un système de double représentation qui

permette de réaliser la volonté majoritaire en laissant s’exprimer et vivre les volontés

minoritaires via des institutions non-conventionnelles (associations de minorités, lobbies, etc.).

La deuxième définition, inspirée de la statistique, pose la question de la ressemblance : une

personne représentative serait une personne moyenne, chez qui se combinent et s’annulent toutes

les qualités que l’on peut trouver dans l’ensemble de la population ; s’il est inutile de développer

sur l’impossibilité de trouver une telle personne, ni même sur le fait qu’il serait inquiétant d’être

gouverné par barycentre31, il est important de noter que cette ambition n’a jamais été au cœur du

système représentatif. Comme le montrent Bernard Manin32 et Pierre Rosanvallon33, pour les

pères de la démocratie représentative en France et en Amérique, Sieyès et Maddison, la

représentation doit permettre un gouvernement des meilleurs, une aristocratie naturelle, au point

que Sieyès oppose les termes de représentation et de démocratie.

Comme le note Dominique Turpin34, « il est difficile de représenter à la fois, juridiquement,

« la nation », plus petit dénominateur commun entre des millions d’individus originaux et,

sociologiquement, chacun d’eux dans son unicité ». L’angle mort de la démocratie représentative,

qui n’a peut-être de représentatif que le nom, est de chercher à dissimuler les relations de

dominations qu’elle installe naturellement : pour Manin (voir ci-dessous), elle est avant tout le

système par lequel les citoyens choisissent leurs maîtres.

30 Rosanvallon P. (2011). La société des Egaux. Paris, Seuil 31 Comment créer un destin commun, donner un sens, une direction si l’on reste sans cesse sur son point d’équilibre ? Comment créer le mouvement ? 32 Manin B. (1995), Principes du Gouvernement Représentatif. Paris, Champs essais (réédition 2012) 33 Rosanvallon P. (2011). La société des Egaux. Paris, Seuil 34 Turpin D. (1978). « Le régime représentatif est-il démocratique ? ». Pouvoirs, n°07, pp.7-16

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1.2.3. L’intérêt général et le long terme sont bradés pour des

enjeux électoraux de courts termes et des intérêts

particuliers

Le long-terme et l’intérêt général sont bien souvent négligés pour des enjeux électoraux. Les

exemples sont légion, où les gouvernements de tous bords renoncent à une réforme parce qu’ils

redoutent la réaction des électeurs ou de la rue. Selon Pierre Rosanvallon35, la préférence pour le

court terme des démocraties est certes « fille des conditions d’exercice de la lutte pour le

pouvoir » ; néanmoins, elle trouve aussi son origine dans d’autres causes plus structurelles : les

démocraties, pour exister ont dû « s’arracher à la puissance de la tradition […] en légitimant les

droits du présent ». Ainsi, Rousseau écrit dans Le Contrat Social qu’« il est absurde que la

volonté se donne des chaînes pour l’avenir ». Par ailleurs, la sécularisation progressive des

sociétés, qui efface l’impératif de se comporter en vue du long terme, alliée au développement de

l’économie de marché ont accompagné les démocraties et ont renforcé cette tendance soutenue

par des biais cognitifs, qui consistent à « ne rien faire immédiatement tout en sachant qu’il

conviendrait d’agir sans tarder ».

Pour faire entendre la parole du long terme, les réponses sont à chercher, selon Pierre

Rosanvallon, au-delà de la démocratie représentative élective ; il propose pour ce faire trois

pistes36 :

1- Introduire des principes de long terme dans la constitution ;

2- Renforcer et détendre la dimension patrimoniale de l’Etat ;

3- Mettre en place des institutions qui aient pour fonction de réfléchir le futur, et

d’instituer des forums publics pour mobiliser la participation des citoyens sur ces enjeux.

35 Rosanvallon P. (2013) Conclusion au « Colloque Science et démocratie », octobre 2013, Collège de France. Disponible sur http://www.college-de-france.fr/site/college/index.htm 36 Rosanvallon P. (2013) Conclusion au « Colloque Science et démocratie », octobre 2013, Collège de France. Disponible sur http://www.college-de-france.fr/site/college/index.htm

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1.2.4. La course à l’opinion pousse les représentants au

conformisme et nuit à l’innovation dans les propositions

politiques

Enfin, on déplore souvent la pauvreté des propositions politiques et le conformisme des

candidats. On peut proposer deux explications structurelles pour ce phénomène : l’une tient aux

caractéristiques de campagnes électorales ; l’autre tient au rôle des sondages d’opinion dans les

démocraties électives.

L’objectif du candidat, dans le cadre d’une élection personnifiée, est de se différencier des

autres candidats afin que les électeurs puissent les départager. On s’attendrait donc à voir

émerger des propositions innovantes à chaque élection. Mais c’est sans compter sur l’ambiguïté

de cette différenciation ; car si le candidat a tout intérêt à se différencier vis-à-vis du camp

adverse, il va avoir besoin des ressources de son propre camp pour mener campagne, et il ne doit

donc pas perdre le soutien de sa base : ses options différenciantes sont en réalité réduites au

panachage de sa base. Cela est d’autant plus vrai dans le cadre de l’élection présidentielle

française (scrutin uninominal à deux tours) ; si le premier tour est un choix, l’électeur votant pour

le candidat qui l’a le plus séduit, le deuxième tour est en réalité une élimination. Un candidat qui

se sera trop éloigné de sa base risque d’en perdre les marches.

A chaque élection, on retrouve, en France du moins, les mêmes socles idéologiques portés par

les différents partis, et les mêmes terrains d’affrontement ; la droite française sait, par exemple,

que le sujet des 35 heures permettra de ramener à elle bon nombre d’électeurs et utilise donc ce

thème à chaque élection nationale pour fustiger l’incompétence économique de son adversaire.

Le développement spectaculaire des sondages révèle le mécanisme qui pousse les candidats au

conformisme. Si le candidat a tout intérêt à se différencier, il lui faut néanmoins choisir le

principe de partage qui l’avantage37. Dans cette optique, les sondages représentent une arme

redoutable pour préparer les thèmes qui seront mis en avant pendant la campagne. Cependant, si

les sondages sont efficaces pour mesurer l’audience d’idées simples, d’images ou de thèmes,

qu’en est-il des innovations disruptives, forcément complexes ? De fait, les sondages publiés –

commandés par les grands journaux ou par les partis politiques – tournent toujours autour des

mêmes thèmes et questions, car la valeur d’un sondage classique sur un objet complexe est,

37 Manin B. (1995), Principes du Gouvernement Représentatif. Paris, Champs essais (réédition 2012)

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comme le montre Fishkin38, pauvre. Les campagnes électorales sont donc le théâtre

d’affrontement d’idées simples et d’images, car aucun politicien rationnel ne prendrait le risque

de proposer une idée difficilement intelligible.

Ainsi, la démocratie représentative élective produit mécaniquement du conformisme. Si

certaines innovations politiques peuvent apparaître, elles sont le fait de caractères et de risk takers

davantage que de politiciens rationnels.

Les dysfonctionnements du système représentatif que nous venons de citer alimentent les

bouleversements des démocraties occidentales que nous avons listés en premier lieu. Il est temps

désormais de voir la lecture qu’en font trois auteurs, Pierre Rosanvallon, Marcel Gauchet et

Bernard Manin.

1.3. … Dans un contexte de changement civilisationnel, et de

mutation des systèmes démocratiques

Les formes d’engagement citoyen ont muté, dans un climat de défiance généralisée, mais

n’ont pas disparu. Ces observations, Pierre Rosanvallon, Marcel Gauchet et Bernard Manin les

interprètent – chacun à sa façon – de manière éclairante. S’il ne s’agit pas, ici, d’en fournir une

exégèse, il peut néanmoins être intéressant de croiser leurs interprétations pour comprendre le

cadre dans lequel s’inscrit l’émergence du paradigme délibératif.

38 Fishkin James S. et D. Reynié, « Vers une démocratie délibérative : l’expérimentation d’un idéal » Extrait de Citizen Competence and Democratic Institutions, sous la direction de Stephen L. Elkin et de Karol Edward Soltan, Pennsylvania State University Press, 1999, Chapitre XII, p. 279-290, Hermès, La Revue, 2011/3 n°31, pp.207-222

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1.3.1. Pour Pierre Rosanvallon, une crise de la généralité

Pour Pierre Rosanvallon, les turbulences actuelles ne témoignent pas d’une crise de la

démocratie. La démocratie, telle qu’il l’analyse, est structurée par un système de tensions39 :

« L'impératif de compétence et la demande de proximité, le nombre et la raison, la

fidélité aux engagements du mandat et la réactivité aux changements, le développement

de procédures contraignantes pour le pouvoir et l'exercice d'une volonté souveraine40

».

Ces tensions sont le moteur de la démocratie, elles lui donnent sa forme, mais elles sont aussi

tributaires de l’environnement dans lequel elle s’inscrit. Le rôle accru des médias, et la

personnification de la politique ravivent certaines tensions – entre la proximité et la capacité, et

en créent d’autres.

Parler de crise de la démocratie reviendrait, selon Pierre Rosanvallon, à limiter la démocratie à

sa dimension électorale, alors qu’elle est en réalité tout autant une forme sociale et une activité

civique continue. Comprendre la démocratie à partir de ses tensions structurantes permet alors

d’éclairer la montée en puissance de la « forme de démocratie qui contrarie l’autre, la

démocratie des pouvoirs indirects disséminés dans le corps social, la démocratie de la défiance

organisée face à la démocratie de la légitimité électorale », que Rosanvallon appelle la « contre-

démocratie »41. Le développement de formes non-conventionnelles de participation et de

concertation témoigne de cette vitalité démocratique.

En revanche, si la démocratie a pour ambition initiale de donner le pouvoir à la généralité – à

travers les concepts de volonté générale ou d’intérêt général – la montée de l’individualisme42,

des inégalités, et la complexification de la société posent un réel problème. Le « nouvel âge de la

particularité43 », qui investit tous les champs de la vie (économique, social, politique…) rend

toujours plus ardue la tâche des gouvernants, et porte de nombreux risques, au premier rang

desquels le populisme. La démocratie a besoin de se réinventer, de s’appréhender « au-delà des

procédures électorales représentatives ». Pierre Rosanvallon en appelle donc à l’innovation

politique pour sauver nos démocraties :

39 « Où va la démocratie ? Par Marcel Gauchet, Pierre Manent et Pierre Rosanvallon », Le Nouvel Observateur, 28 novembre 2013 40 « Réinventer la démocratie, par Pierre Rosanvallon », Le Monde, 28 avril 2009 41 Rosanvallon P. (2006). La contre-démocratie : la politique à l’âge de la défiance. Paris, Seuil 42 Rosanvallon P. (2011). La société des Egaux. Paris, Seuil 43 Rosanvallon P. (2011). La société des Egaux. Paris, Seuil

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« Un nouveau cycle doit de la sorte s'ouvrir dans la vie des démocraties, aussi décisif

qu'avaient été ceux de la conquête du suffrage universel au XIXe siècle, puis de la mise

en place des Etats-providence au XXe siècle. Il faut maintenant donner à nos démocraties

une assise élargie, il s'agit de les comprendre autrement et d'enrichir leur signification.

Elles sont à réinventer. »44

1.3.2. Pour Marcel Gauchet, une crise de croissance de la

démocratie

Marcel Gauchet, lui, n’hésite pas à parler de crise de la démocratie. Dans son livre intitulé La

démocratie d’une crise à l’autre45, il défend la thèse d’une seconde « crise de croissance » de la

démocratie, après celle de 1900 qui avait ouvert la voie à la mise en place de régimes totalitaires

en Europe. Selon lui, ces crises sont liées à « l’avancée de la révolution de l’autonomie » et à la

sortie de la religion ; le fonctionnement autonome des communautés humaines, à opposer au

fonctionnement hétéronome des sociétés dites « de religion », nous dit Gauchet, est structuré

autour de trois axes : la politique, le droit et l’histoire46. Pour que la démocratie fonctionne, ces

trois axes doivent être combinés dans une synthèse équilibrée.

La crise actuelle, selon Marcel Gauchet, découle directement de l’approfondissement du

libéralisme, qui voit l’individualisme et les droits de l’homme triompher de la souveraineté du

peuple. La « démocratie des Droits de l’homme », comme il l’appelle, donne la primauté aux

droits individuels sur la souveraineté du peuple et rejette les composantes politiques et historiques

de l’autonomie. « Nous sommes passés dans des économies de l’innovation et des sociétés du

changement où toutes choses sont considérées au quotidien sous l’angle des transformations

qu’on pourrait leur apporter au titre de l’optimisation, de la réforme et du simple plaisir de

changer, très important… et très révélateur », et la pénétration du paradigme économique dans

tous les champs de la vie humaine porte « l’illusion que les sociétés peuvent et sont faites pour

44 « Réinventer la démocratie, par Pierre Rosanvallon », Le Monde, 28 avril 2009 45 Gauchet M. (2007). La démocratie d’une crise à l’autre. Paris, Editions Cécile Defaut 46 Gauchet Marcel, « Crise dans la démocratie », La revue lacanienne 2/ 2008 (n° 2), pp. 59-72

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fonctionner toutes seules, de manière automatique, avec le moins de politique possible. Soit une

politique réduite à la gouvernance »47.

Pour surmonter la crise démocratique, il faut alors refaire la synthèse du politique, du droit et

de l’histoire, ce pour quoi Marcel Gauchet nourrit un pessimisme à court terme – « nous ne

sommes pas au bout de la décomposition des anciens équilibres et de l’élan des facteurs

nouveaux » – et un optimisme à long terme :

« Nous sommes raisonnablement fondés à estimer que la démocratie de nos années

2000 est supérieure à celle des années 1900. Il ne me semble pas déraisonnable de croire

que la démocratie des années 2100 pourrait être une démocratie substantiellement

perfectionnée par rapport à celle que nous connaissons. A nous d’y travailler »48

.

1.3.3. Pour Bernard Manin, un changement de forme du régime

représentatif

Contrairement à Marcel Gauchet et à Rosanvallon, les travaux de Bernard Manin portent plus

spécifiquement sur l’histoire de la représentation. Dans son ouvrage Principes du gouvernement

représentatif49, il révèle, grâce à une approche positive et analytique, quatre « arrangements

institutionnels concrets »50, qu’il nomme principes, restés inchangés depuis l’instauration des

systèmes représentatifs :

« (1) Les gouvernants sont désignés par élection à intervalles réguliers ; (2) les

gouvernants conservent, dans leurs décisions, une certaine indépendance vis-à-vis des

volontés des électeurs ; (3) les gouvernés peuvent exprimer leurs opinions et leurs

volontés politiques sans que celles-ci soient soumises au contrôle des gouvernants et (4)

les décisions publiques sont soumises à l’épreuve de la discussion »51.

Ces principes constituent l’ossature d’un système institutionnel mixte, comportant des

caractéristiques démocratiques (principes n°1, 3 et 4), et d’autres élitistes (principe n°2 a

47 Gauchet Marcel, « Crise dans la démocratie », La revue lacanienne 2/ 2008 (n° 2), pp. 59-72 48 Gauchet M.(2007). La démocratie d’une crise à l’autre. Paris, Editions Cécile Defaut 49 Manin B. (1995), Principes du Gouvernement Représentatif. Paris, Champs essais (réédition 2012) 50 Landemore H. (2008) « La démocratie représentative est-elle réellement démocratique ? » - Débat Manin B. Urbinati N., www.laviedesidées.fr 51 Manin B. (1995), Principes du Gouvernement Représentatif. Paris, Champs essais (réédition 2012)

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minima), conçu dès l’origine en « opposition explicite avec la démocratie entendue comme

gouvernement du peuple par lui-même »52. La finalité du système représentatif n’est pas d’assurer

un autogouvernement du peuple, mais de permettre aux électeurs de « choisir les qualités

distinctives qu’ils veulent trouver dans leurs représentants »53, et d’assurer une stabilité du

régime.

A partir de ces quatre principes, Bernard Manin distingue trois âges de la démocratie

représentative, le parlementarisme (1), la démocratie de partis (2) et la démocratie du public (3),

L’élargissement du suffrage universel à la fin du XIXe siècle marque la fin du parlementarisme et

le début du règne des partis, seuls capables d’« orienter et encadrer les votes d’un très grand

nombre d’électeurs grâce à leur organisation et à leur réseau militant ». Le moteur du vote

qu’était la confiance en le notable dans le système parlementariste se déplace alors vers les

partis, alors que « le remplacement [au pouvoir] des notables par les hommes d’appareil

marquait […] un progrès de l’identité, réelle ou ressentie, entre gouvernants et gouvernés ».

Depuis les années 1970, une forme nouvelle de la représentation s’est dessinée, la démocratie

du public, marquée par la personnalisation du vote, et le retour d’un découplage entre le vote et

l’opinion publique, que la démocratie de partis avait supprimé54. Plutôt qu’une crise, Manin voit

un changement de forme de la représentation ; le sentiment de crise nous dit-il, vient de

« l’accroissement de l’écart entre les gouvernés et l’élite gouvernante ». Le lien représentatif

entre gouvernants et gouvernés s’est distendu dans ce dernier mouvement.

Bien que Manin, Gauchet et Rosanvallon proposent des interprétations différentes des

mutations des démocraties représentatives occidentales, leurs analyses convergent néanmoins en

deux points : (1) ces mutations marquent une transformation en profondeur des systèmes

démocratiques, qui empêche tout espoir de rétablissement de l’équilibre perdu, tel qu’il avait été

construit ; (2) une action volontariste est indispensable pour retrouver un équilibre, fondé sur des

bases nouvelles, et permettant au gouvernement d’être légitime, efficace et démocratique, c’est-à-

dire de permettre à chacun de s’exprimer à titre individuel en visant le collectif. Au-delà du

champ politique, l’apport majeur commun de leurs analyses est qu’ils replacent la démocratie

52 Manin B. (1995), Principes du Gouvernement Représentatif. Paris, Champs essais (réédition 2012) 53 Landemore H. (2008) « La démocratie représentative est-elle réellement démocratique ? » - Débat Manin B. Urbinati N., www.laviedesidées.fr 54 Dans la démocratie de partis, écrit Manin, « il n’y a donc plus de décalage substantiel (ou de contenu) entre l’expression électorale et l’opinion publique » et encore « les partis organisent à la fois la compétition électorale et l’expression de l’opinion publique »

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dans son histoire, et font le lien, nécessaire entre ses évolutions et le monde changeant qui

l’environne. Ce monde, bouleversé par la modification des espaces socio-politiques et

économiques (mondialisation, intégration régionale…) à la fois porteuse de l’espoir de paix et

d’amélioration de la vie, et source d’instabilité, poussant à un étirement du lien entre les

gouvernants et les gouvernés, parfois jusqu’à la rupture ; ce monde métamorphosé par le

développement de nouvelles technologies de communication et d’information qui ont transformé

radicalement la fonction du représentant et questionnent sa légitimité ; ce monde enfin, où le

développement de l’individualisme va de pair avec l’explosion de phénomènes collaboratifs et

coopératifs, appuyés sur internet, ce qui amène certains auteurs à parler d’une nouvelle

conscience55.

Dans un tel monde, réinventer la démocratie nécessitera de mobiliser des outils conceptuels et

pratiques dans une démarche à la fois normative, afin d’orienter la réalisation d’une démocratie

véritable, et positive, car de nombreuses initiatives ont déjà vu le jour – il faudra les réinscrire

dans un cadre conceptuel commun. Dans un article qui a fait date, Loïc Blondiaux et Yves

Sintomer56 s’interrogent précisément sur l’émergence d’un « nouvel esprit » de l’action publique,

dans la lignée des travaux de Luc Boltanski et Eve Chiapello57, fondé sur la « valorisation

constante et systématique de certains thèmes : la discussion, le débat, la concertation, la

consultation, la participation, le partenariat, la gouvernance »58. L’impératif délibératif, dont il

est question ici, dérivé de la philosophie de Jürgen Habermas et s’inspirant d’exemples aussi bien

antiques (antiquité grecque, républiques italiennes) que récents (community dialogues aux Etats-

Unis), porte l’espoir d’une légitimité démocratique renouvelée, et d’une meilleure efficacité de la

prise de décision publique. Dans la suite de ce mémoire, nous verrons comment ce paradigme a

pu se constituer comme une réponse à la crise des démocraties représentatives (II), puis nous

nous interrogerons, à partir d’une étude empirique, sur les apports réels de la démocratie

délibérative (III), avant de conclure sur son éventuelle intégration dans les structures de la

démocratie représentative (IV).

55 Rifkin J. (2011), Une Nouvelle Conscience pour un Monde en Crise. Paris, Babel 56 Blondiaux L. and Y. Sintomer (2002). « L’impératif délibératif ». Politix, vol 15, n°57, pp.17-35. 57 Boltanski (L.), Chiapello (E.), Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999. 58 Blondiaux L. and Y. Sintomer (2002). « L’impératif délibératif ». Politix, vol 15, n°57, pp.17-35.

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Partie 2. Les tenants de la démocratie

délibérative proposent un renversement

radical, à la fois théorique et pratique,

pour retrouver une légitimité démocratique

dans la prise de décision publique

2.1. Le paradigme délibératif

Face aux insuffisances du système représentatif, une constellation de réflexions politiques

autour du concept de démocratie délibérative ont émergé à partir des années 1980, influencés

dans la sphère académique par la Théorie de la Justice de Rawls et l’éthique de la discussion de

Habermas59, et dans le monde politique par diverses expériences plus ou moins datées. Si cette

constellation n’est pas unifiée, les différents auteurs/acteurs60 qui gravitent en son sein se

rejoignent néanmoins autour de l’idée que « la délibération publique et libre entre citoyens égaux

constitue le fondement de la légitimité politique »61. Ce postulat amène avec lui trois postures :

celle du chercheur qui vise à retrouver les éléments constitutifs de la délibération de manière

positive, à en rechercher les conditions d’émergence, celle du théoricien qui construit des cadres

normatifs pour recréer la légitimité démocratique, et celle du praticien dont l’objectif sera

d’actualiser dans le champ politique cette nouvelle conception de la légitimité politique, et de

faire des propositions de réforme du système démocratique62.

59 Girard Charles, « Démocratie délibérative », Dicopart, http://www.participation-et-democratie.fr/fr/dico/democratie-deliberative - consultation juin 2014 60 On retiendra le terme auteur / acteur pour rappeler le lien organique qui existe entre la sphère académique (auteurs) et le monde politique (acteurs) 61 Girard C. and A. Le Goff (2010). La démocratie déliberative. Paris, Hermann Editeurs. 62 Urfalino P. (2008) « La démocratie délibérative », séminaire L’état de la recherche en théorie politique par Pierre Rosanvallon, mars 2008, Collège de France. Disponible sur http://www.college-de-france.fr/site/college/index.htm

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Afin de bien comprendre ce qu’est la démocratie délibérative, il faut d’abord rappeler le sens

précis du terme délibérer ; c’est une gageure, tant les acceptions varient selon les auteurs /

acteurs. Ci-dessous, nous ne cherchons pas à retracer l’histoire du terme délibération, ni à fournir

un bestiaire précis des différentes acceptions et caractéristiques afférentes ; il s’agit de trouver, en

croisant certaines définitions, profanes et académiques, une définition pour l’action.

2.1.1. Qu’est-ce que délibérer ? Définition : peser le pour et le

contre pour arriver à une décision

Le Larousse donne comme définition de la délibération : « Examen et discussion orale d’une

affaire ; résultat de cet examen / réflexion destinée à peser le pour et le contre avant décision » et

à l’entrée délibérer, on trouve : « Etudier une question avec d’autres personnes. / Réfléchir en

soi-même sur une décision à prendre ».

Bernard Manin donne une définition très générale de la délibération :

« Je définis la délibération comme un processus caractérisé par deux traits. En

premier lieu, il s’agit d’un processus au cours duquel les membres de la collectivité

communiquent entre eux avant de parvenir à une décision. […] D’autre part, dans la

définition proposée ici, un processus de communication ne peut être qualifié de

délibération que si ses participants emploient exclusivement des arguments, c’est-à-dire

à des propositions visant à convaincre les auditeurs en vertu de leur validité

intrinsèque ».

A travers ces définitions, on relève les trois caractéristiques constitutives de la délibération :

1- L’objet : la délibération ne se fait pas dans le vide, elle concerne une affaire, ou une

décision à prendre ; cette caractéristique porte – on le verra par la suite – une importance

cruciale pour l’action publique. On peut, en somme, délibérer sur tout, mais pas sur rien.

2- La confrontation d’arguments : délibérer implique la confrontation des arguments en

faveur, ou en défaveur de la décision à prendre ; il s’agit d’une part de révéler les

informations relatives aux conséquences et aux implications, fussent-elles matérielles ou

morales, d’une décision et d’une non décision, et d’autre part de les mettre en rapport, i.e.

de trouver un étalon de mesure pour les comparer. Là aussi, la question de l’étalon de

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mesure est épineuse pour l’action publique. Le caractère argumentatif est fondamental ; il

ne s’agit pas, en effet, de persuader, mais bien de convaincre.

3- La décision : la délibération se distingue de la discussion par sa finalité ; alors que la

discussion peut ou peut ne pas aboutir à une décision, avec l’idéal type du consensus en

vue, la délibération, elle, n’est réalisée que dans la décision, qui intervient lorsque

l’ensemble des délibérants s’accorde sur ce qui doit être fait ; on dira plus simplement que

la délibération est par nature performative. Sur ce point, il est intéressant de noter, comme

Philippe Urfalino63, qu’Aristote, dans La Rhétorique, distingue trois formes de discussion

(judiciaire, épidictique et délibérative), et que la délibération est précisément la forme qui

précède le vote et arrête une intention d’agir.

En revanche, plusieurs questions restent en suspens, en premier lieu la forme de la

communication. Ainsi, Manin dira64 :

« J’emploie à dessein la notion générique de communication pour ne pas préjuger de

la forme spécifique que celle-ci peut prendre. Il peut s’agir d’une discussion où les

différents participants s’adressent et se répondent les uns aux autres, d’un débat entre

des orateurs face à un public, suivi ou non de questions et réponses entre le public et les

orateurs, ou encore d’une discussion faisant suite à un débat entre orateurs, ou enfin

d’une combinaison quelconque de ces dispositifs. »

De même, les vecteurs de la communication sont laissés libres : il est désormais

technologiquement possible de dématérialiser la délibération, via un portail internet ou autre ; on

pourrait préférer à la délibération de visu une délibération sur papier, les délibérants s’échangeant

leurs arguments sous forme de courts textes argumentatifs. Enfin, on peut imaginer toute sorte de

dispositifs pour servir de support à la délibération. Au moment de choisir tel ou tel dispositif, ou

même d’en construire un, il est important de prendre en compte une variable en particulier, le

temps : pour que les arguments soient féconds, il ne s’agit pas simplement qu’ils répondent aux

caractéristiques de l’éthique de la discussion telle que définie par Habermas (voir ci-dessous),

mais il faut aussi que les receveurs de ces arguments soient en mesure de les entendre. Dans une

63 Urfalino P. (2008) « La démocratie délibérative », séminaire L’état de la recherche en théorie politique par Pierre Rosanvallon, mars 2008, Collège de France. Disponible sur http://www.college-de-france.fr/site/college/index.htm 64 Manin B. (2011). « Comment promouvoir la délibération démocratique ? Priorité du débat contradictoire sur la discussion ». Raisons Politiques, 2011/2 n°42, p.83

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optique politique, c’est-à-dire lorsque l’on cherche à produire des décisions collectives, cette

variable prend alors une dimension primordiale.

Enfin, la forme de la prise de décision est, selon Joshua Cohen, peu importante, comme le

rapporte Philippe Urfalino65 :

« Même s’il y a désaccord, et que la décision est prise suivant le principe majoritaire,

les participants peuvent faire appel à des considérations qui sont assez généralement

reconnues comme ayant un poids considérable et comme constituant un fondement

adapté pour le choix collectif, même parmi ceux qui sont en désaccord à propos du juste

résultat. »

Pour Joshua Cohen, « la délibération comprend trois grandes étapes. Il faut décider d’un

ordre du jour, proposer des solutions concurrentes aux problèmes mis à cet ordre du jour en les

appuyant sur des raisons, et conclure en se mettant d’accord sur une solution »66 ; la légitimité

délibérative n’est donc pas formelle, au sens où la forme de la délibération peut varier dans de

fortes proportions sans que cela affecte la légitimité – même si ces variations peuvent l’affecter –

mais elle est procédurale, i.e. il existe des marqueurs éthiques que la procédure délibérative doit

respecter afin de correspondre à un canon qui est, lui, le vecteur de cette légitimité. Voyons

maintenant quels sont ces éléments de l’éthique de la délibération.

2.1.2. L’éthique de la délibération – les éléments constitutifs d’une

délibération démocratique

A partir des remarques faites ci-dessus, on peut donc proposer une définition générique

pratique de la délibération. Il y a délibération lorsque :

Des individus libres communiquent en échangeant des arguments pour arriver à une décision.

Cependant, la délibération ne saurait être perçue uniquement comme une forme d’organisation de

la prise de décision. Certains auteurs comme Joshua Cohen ou Simone Chambers insistent sur la

65 Urfalino P. (2008) « La démocratie délibérative », séminaire L’état de la recherche en théorie politique par Pierre Rosanvallon, mars 2008, Collège de France. Disponible sur http://www.college-de-france.fr/site/college/index.htm 66 Cohen Joshua (1989). « Délibération et légitimité démocratique ». In : La démocratie délibérative, op. cit.

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dimension éthique de la délibération, dans la lignée de la théorie de Habermas sur l’agir

communicationnel. Joshua Cohen67 relève 4 critères de délibération idéale :

1- Les individus doivent être libres, c’est-à-dire que « les participants ne se considèrent liés

que par les résultats de leur délibération » et « les participants supposent qu’ils peuvent

agir à partir des résultats de la délibération et considèrent le fait qu’une certaine

décision a été atteinte par leur délibération comme une raison suffisante de s’y

conformer. »

2- La délibération est raisonnée. Suivant Habermas, pour qui « aucune contrainte ne [doit]

s’exerce[r] que celle du meilleur argument »68, Joshua Cohen considère que les

arguments opposés lors de la délibération doivent être des raisons acceptables par autrui.

La délibération, selon lui, est avant tout l’exercice de la justification. Comme le note Jon

Elster69, « par le fait même que nous nous engageons dans le contexte d’un débat public

(c’est-à-dire par le fait même que nous argumentons au lieu de négocier) nous excluons

la possibilité de recourir à certains types de raisons », et en particulier les raisons

égoïstes ou de mauvaise foi.

3- Les parties doivent être égales. « A chaque étape du processus délibératif, toute personne

dotée de capacités délibératives occupe une position égale à celle des autres »70

.

4- Enfin, la délibération vise à atteindre un consensus rationnellement motivé. C’est-à-dire

qu’il faut « trouver des raisons qui soient convaincantes pour tous » ; ce critère représente

un horizon, car il est rare de trouver des raisons consensuelles dans le cadre de l’exercice

de la justification.

Il va sans dire que ces critères n’ont qu’une valeur d’idéal type et sont rarement réalisés dans

la pratique. Aussi les tenants de la démocratie délibérative, qui inscrivent la délibération au cœur

de la légitimité démocratique mettent l’accent à la fois sur l’importance de la conception des

dispositifs concrets71 et de la recherche action, mais aussi sur la nécessité d’enrichir le champ de

67 Cohen Joshua (1989). « Délibération et légitimité démocratique ». In : La démocratie délibérative, op. cit. 68 Urfalino P. (2008) « La démocratie délibérative », séminaire L’état de la recherche en théorie politique par Pierre Rosanvallon, mars 2008, Collège de France. Disponible sur http://www.college-de-france.fr/site/college/index.htm 69 Elster Jon (1986). « Le marché et le forum. Trois variétés de théorie politique ». In : La démocratie délibérative, op. cit. 70 Chambers Simone, « Behind Closed Doors: Publicity, Secrecy, and the Quality of Deliberation ». The Journal of Political Philosophy, 12(4), 2004, pp.389-410 71 Manin B. (2011). « Comment promouvoir la délibération démocratique ? Priorité du débat contradictoire sur la discussion ». Raisons Politiques, 2011/2 n°42, p.83

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la réflexion d’autres champs académiques, en particulier ceux de la psychologie, et de développer

des programmes de recherche destinés à l’analyse de la discussion, du débat72.

La démocratie délibérative est alors pensée autour de la notion de délibération comme un

système politique de prise de décision structurée par la succession et l’enchevêtrement de

procédés délibératifs, qui permet de refonder la légitimité démocratique et porte un certain

nombre d’avantages sociaux, moraux ou épistémiques tout en améliorant l’efficacité de la prise

de décision73.

2.2. La démocratie délibérative a émergé en opposition aux

théories du choix social et du gouvernement comme «

marché » en faisant la critique de la démocratie

agrégative

Comme le notent Charles Girard et Alice Le Goff74, le paradigme délibératif apparaît dans les

années 1980, dans un contexte dominé par « des conceptions de la démocratie qui, pour

hétérogènes qu’elles soient, se rejoignent sur deux points : le rejet de l’idée de bien commun,

associée à la notion de volonté générale, et le déni corrélatif de la figure du citoyen actif et

investi dans la participation à la vie politique ». En particulier, ces conceptions de la démocratie

forment ce que les auteurs nomment le paradigme agrégatif, qui donne une acception numérique

de la légitimité, celle-ci étant représentée par la majorité matérialisée par le vote lors de rendez-

vous électoraux successifs.

Girard et Le Goff distinguent trois champs théoriques formant ce paradigme : les conceptions

élitistes, la théorie du choix social et les modèles pluralistes de la démocratie.

Suite aux drames produits par les populismes en Europe dans la première moitié du XIXe

siècle, les tenants des conceptions élitistes (qui trouvent leur origine chez Max Weber)

72 Urfalino P. (2008) « La démocratie délibérative », séminaire L’état de la recherche en théorie politique par Pierre Rosanvallon, mars 2008, Collège de France. Disponible sur http://www.college-de-france.fr/site/college/index.htm 73 Manin B. (2011). « Comment promouvoir la délibération démocratique ? Priorité du débat contradictoire sur la discussion ». Raisons Politiques, 2011/2 n°42, p.83 74 Girard C. and A. Le Goff (2010). La démocratie déliberative. Paris, Hermann Editeurs.

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considèrent que « la fonction essentielle du corps électoral est de choisir un gouvernement et de

le révoquer »75. La démocratie est, selon Schumpeter, « le système institutionnel aboutissant à

des décisions politiques dans lequel des individus acquièrent le pouvoir de statuer sur ces

décisions à l’issue d’une lutte concurrentielle portant sur les votes du peuple »76

. La notion de

jeu concurrentiel est fondamentale dans ces conceptions de la démocratie, et justifie, sur le

modèle du marché, la légitimité du vote. Les politiciens doivent plaire aux électeurs, ce qui

invalide toute conception moraliste de la politique : il n’y a plus de place pour la recherche du

bien commun. Le politicien est le bien qu’on achète lors de l’élection.

Contrairement aux conceptions élitistes qui mettent au cœur du jeu concurrentiel les

gouvernants, les théories du choix social mettent en avant la fonction d’allocation de la

démocratie qui permettrait de trouver l’équilibre pareto-optimal entre la satisfaction des

préférences de tous les citoyens. Kenneth J. Arrow, l’un des penseurs majeurs de cette

conception, considère qu’il est « impossible d’extraire rationnellement un choix social à partir de

préférences individuelles »77.

Enfin, l’optique pluraliste fait le lien entre ces deux conceptions, en présentant la démocratie

comme une « compétition [entre] des groupes d’intérêts » ; l’important étant de garantir une

expression égale de tous les intérêts – ce qui pose d’ailleurs la question de l’étalon d’égalité – la

lutte pour le pouvoir politique est en réalité un jeu d’élites pluralistes en concurrence. Ainsi, « la

démocratie ne résulte pas d’une participation massive et active des citoyens, mais plutôt du

pluralisme social : elle consiste en un jeu ouvert d’élites formant un ensemble de réseaux

fragmentés et hétérogènes en perpétuelle négociation »78.

Ces trois conceptions, nourries à la fois de la popularisation des sciences économiques et du

souvenir douloureux des totalitarismes populistes européens, reposent en réalité sur deux

hypothèses clé, qui seront remises en cause par le paradigme délibératif. La première de ces

hypothèses, nous l’avons mentionnée plus haut, concerne le rejet de la notion de bien commun, et

fait de la politique un instrument au service d’intérêts privés79. La deuxième hypothèse concerne

les préférences des agents politiques, et postule que ces préférences sont données, c’est-à-dire

75 Girard C. and A. Le Goff (2010). La démocratie déliberative. Paris, Hermann Editeurs. 76 Joseph A. Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, trad. G. Fain, Paris, Payot, 1979, p.329-330 77 Girard C. and A. Le Goff (2010). La démocratie déliberative. Paris, Hermann Editeurs. 78 Girard C. and A. Le Goff (2010). La démocratie déliberative. Paris, Hermann Editeurs. 79 Elster Jon (1986). « Le marché et le forum. Trois variétés de théorie politique ». In : La démocratie délibérative, op. cit.

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qu’elles ne varient pas pendant le processus politique. Jon Elster80 modélise le processus

politique selon la théorie du choix social en neuf axiomes, dont nous listons ici les quatre

principaux :

1- Un ensemble donné d’agents ;

2- Un ensemble donné de choix possibles pour ces agents – ce qui passe sous silence

l’éventualité d’une dissimulation d’une option, ce qu’Elster nomme la manipulation de

l’ordre du jour ;

3- Les préférences des agents sont données ;

4- Le classement global des préférences sociales, fruit de l’agrégation des préférences

individuelles, doit être pareto-optimal, i.e. « jamais il n’arrivera qu’un choix soit

socialement préféré à un autre alors même que chacun préfère individuellement un autre

choix », et doit être le reflet, et uniquement le reflet des préférences individuelles – aucun

élément externe, fut-il d’environnement, rentre en compte dans la définition du choix

social.

S’il est possible d’émettre des objections à chacun des axiomes listés ci-dessus, la critique

délibérative porte sur les deux hypothèses nommées en amont, à savoir le caractère donné des

préférences et le rejet de la notion de bien commun. Les objections portées par Jon Elster à ces

deux hypothèses sont particulièrement intéressantes :

« La théorie du choix social renferme une confusion entre le type de comportement

approprié sur le marché et celui qui est approprié sur le forum. La notion de

souveraineté du consommateur n’est acceptable que dans le cas d’un consommateur qui

choisit entre plusieurs actions possibles qui ne diffèrent que par la manière dont elles

l’affectent lui. Mais dans les situations de choix politique, on demande au citoyen

d’exprimer des préférences qui diffèrent aussi par la manière dont elles affectent les

autres personnes. »81

Jon Elster montre bien ici que l’une des caractéristiques essentielles de la politique réside dans

la visée universelle des préférences exprimées par les parties, ce qui lui confère de facto une

dimension morale inaltérable, en rejoignant la maxime de Kant :

80 Elster Jon (1986). « Le marché et le forum. Trois variétés de théorie politique ». In : La démocratie délibérative, op. cit. 81 Elster Jon (1986). « Le marché et le forum. Trois variétés de théorie politique ». In : La démocratie délibérative, op. cit.

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« Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps

comme principe d’une législation universelle ».

Par ailleurs, Jon Elster oppose à l’hypothèse de préférences données, c’est-à-dire directement

observables, le fait que les agents n’ont en général pas intérêt à exprimer leurs préférences ; en

conséquence, les préférences observables – c’est-à-dire celles que les agents exprimeront lors de

leur vote – ne correspondent pas à leurs préférences réelles :

« Même si nous exigeons que les préférences sociales soient Pareto-optimales eu

égard aux préférences exprimées, elles ne possèdent cependant pas cette caractéristique

de Pareto-optimalité eu égard aux préférences réelles. »

En outre, le découplage entre préférences exprimées et préférences réelles marque

l’impossibilité de réaliser un bon choix social, qui représente le bien commun de manière

économique.

Ces deux objections majeures faites au système agrégatif amènent Elster à conclure que « les

principes du forum doivent différer de ceux du marché. Une très ancienne tradition, qui remonte

à la polis grecque suggère que la politique doit être une activité ouverte et publique et non pas

l’expression solitaire et privée des préférences que nous éprouvons dans le cours de nos activités

de vente et d’achat ».

2.2.1. Face à l’échec du paradigme agrégatif, les tenants de la

démocratie délibérative font de la délibération le cœur

de la légitimité démocratique

Comme le notent Loïc Blondiaux et Yves Sintomer, pour les tenants de la démocratie

délibérative la « légitimité démocratique repose sur l’accord intersubjectif auquel les citoyens

sont susceptibles de parvenir dans leurs discussions dans l’espace public et grâce aux

procédures de l’Etat de droit »82. Il s’agit, dans sa version initiale (directement inspirée

d’Habermas), d’une légitimité procédurale, ce qui signifie que la légitimité découle directement

de la procédure délibérative qui permet la prise de décision quelle que soit la décision prise et à

l’aune de n’importe quel critère. Ce point est particulièrement important, car il marque l’une des

82 Blondiaux L. and Y. Sintomer (2002). « L’impératif délibératif », Politix, vol 15, n°57, pp.17-35.

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pierres d’achoppement de la théorie délibérative. Pour le courant habermassien, la démocratie

délibérative, s’appuyant sur l’éthique de la communication, devrait mener directement au

consensus. En effet, l’apport majeur du paradigme délibératif consiste à considérer que les

préférences ne sont pas données, mais sont modifiées par la délibération. La délibération

transforme des préférences pures – semblables aux préférences exprimées sur le marché – en des

préférences contextuelles – informées et intégrant les autres – car l’éthique de la discussion

oblige les délibérants à être sincères et à ne faire que des propositions acceptables pour autrui.

Ainsi, Elster :

« Dès lors, ce qui doit alimenter le mécanisme de choix social, ce ne sont pas les

préférences pures qui opèrent sur le marché, lesquelles peuvent très bien être des

préférences égoïstes et irrationnelles, mais les préférences informées et qui considèrent

les autres. Ou plutôt, nous n’aurions dans ce cas aucunement besoin d’un mécanisme

d’agrégation, dans la mesure où la discussion rationnelle aurait tendance à générer des

préférences unanimes. »83

Avec ou sans procédure de choix social, la délibération pure tend naturellement vers le

consensus. C’est d’ailleurs le dernier critère de délibération idéale de Joshua Cohen (voir ci-

dessus). L’unique enjeu restant consiste à concevoir des dispositifs délibératifs qui permettent de

faire émerger ces préférences contextuelles :

« Le cœur de la théorie est donc que, au lieu d’agréger ou de filtrer des préférences, le

système politique devrait être institué avec pour objectif de changer ces préférences par

le moyen du débat et de la confrontation publics. »84

Joshua Cohen résume bien l’ambition délibérative :

« La notion de démocratie délibérative a ses racines dans l’idéal intuitif d’une

association démocratique dans laquelle la justification des termes et des conditions

d’association procède par l’argumentation et le raisonnement publics entre citoyens

égaux. Dans un tel ordre politique, les citoyens partagent un engagement à résoudre les

problèmes de choix collectif par le raisonnement public, et considèrent leurs institutions

83 Elster Jon (1986). « Le marché et le forum. Trois variétés de théorie politique ». In : La démocratie délibérative, op. cité 84 Elster Jon (1986). « Le marché et le forum. Trois variétés de théorie politique ». In : La démocratie délibérative, op. cité

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de base comme légitimes dans la mesure où elles fournissent le cadre d’une délibération

publique et libre. »85

Résumons : la légitimité démocratique provient de ce que les citoyens délibèrent et se mettent

d’accord sur la direction à donner à leurs affaires en utilisant des arguments rationnels. La finalité

des institutions démocratiques est de créer les conditions de cette délibération. La conception en

amont de bons dispositifs dispense de contrôle en aval sur la prise de décision. C’est là que le bât

blesse car, si dans un univers où toutes les informations seraient disponibles et où tous

s’entendraient sur des objectifs à poursuivre en tant que société il est possible de viser le

consensus par la force du meilleur argument, cette situation est bien trop irréaliste pour fonder un

pratique politique ; on risque fort, à l’inverse, de voir apparaître des stratégies d’acteurs, qui

utilisent les asymétries d’information pour pousser à leur propre conception du bien commun.

Comme l’écrivent Charles Girard et Alice Le Goff86, « Qu’est ce qui permet, en effet, d’affirmer

que des procédures délibératives équitables produisent des décisions plus correctes ou plus

justes […] ? Comment garantir en particulier que ces décisions respecteront les droits

fondamentaux des individus ? ». On ne saurait soutenir franchement qu’une décision qui produit

la domination d’un groupe social sur un autre – sous quelque forme que ce soit – est une bonne

décision au sens de la démocratie délibérative, c’est-à-dire au sens où cette décision pourrait

raisonnablement être acceptée par tous et chacun, sauf à accepter le principe d’une préférence

pour la souffrance chez certains individus – principe au moins douteux. De plus, si l’on souhaite

prouver que la délibération produit des décisions bonnes, il est nécessaire de faire appel à un

critère externe pour juger de cette capacité, ce qui amène à un paradoxe : la légitimité de la

délibération, qui se veut procédurale, ne peut s’affranchir d’éléments substantiels (de critères

externes définissant le bien ou le mal). C’est pour résoudre ce paradoxe que Joshua Cohen

propose comme critère que les raisons invoquées lors de la délibération soient acceptables pour

autrui, ce qui de facto entraîne une forme d’autocensure ; cependant, la définition de ce qui est

acceptable pour autrui - est-ce ce qui est accepté par autrui ? Ce que l’on accepterait nous à la

place de l’autre ? – reste floue.

En somme, la légitimité démocratique consiste en ce que l’exercice du pouvoir est autorisé par

la discussion et la décision des membres de la société démocratique. Dans une optique pratique,

cette légitimité doit néanmoins s’articuler avec certains garde-fous, qui jalonnent les dispositifs

85 Cohen Joshua (1989). « Délibération et légitimité démocratique ». In : La démocratie délibérative, op. cité 86 Girard C. and A. Le Goff (2010). La démocratie déliberative. Paris, Hermann Editeurs.

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délibératifs et assurent la protection de certains principes moraux qui, eux, peuvent être définis de

manière délibérative. C’est d’ailleurs de cette manière que la démocratie délibérative peut

résoudre le problème du pluralisme, à savoir, le fait que dans une société donnée, plusieurs

conceptions du bien et du mal peuvent coexister :

« Le problème du pluralisme est au cœur de la pensée politique d’Habermas,

expliquant que […] les sociétés contemporaines sont des sociétés où ne peut plus

dominer un cadre normatif et conceptuel, un ensemble de normes et de valeurs qui,

d’emblée, donnerait aux membres des sociétés un consensus sur toute une série de

préférences fortes. Il n’y a plus un ordre normatif qui nous traverserait tous et

permettrait de nous mettre d’accord assez facilement, en dehors de nos désaccords

d’intérêts. »87

Le problème du pluralisme concerne les valeurs qui fondent la société ; la cohabitation de

religions et croyances différentes, d’aspirations variées génère une difficulté à tomber d’accord

sur une norme qui satisferait tout le monde. J’utilise à dessein l’expression tomber d’accord pour

exprimer le besoin d’un effort, ou plutôt, l’impossibilité de l’accidentel : il n’existe pas – ou en

tout cas il n’est pas révélé – de centre de gravitation universel moral qui attire à lui tous les

membres d’une société moderne complexe. Dès lors, la démocratie délibérative présente un

intérêt majeur : dans une bonne délibération, les délibérants sont poussés à monter en généralité88

et à se mettre d’accord sur une norme commune, qui sera l’horizon de l’action publique. Une fois

cette norme choisie – par consensus dans le cas d’une société non pluraliste, ou via un dispositif

de prise de décision dans le cas d’une société pluraliste89 – il s’agira de choisir les garde-fous qui

protègeront les valeurs qui en découlent automatiquement. C’est seulement à ce moment-là que la

délibération pourra être instituée comme forme de gouvernement.

Pour résumer, on peut proposer le schéma simple suivant :

87 Urfalino P. (2008) « La démocratie délibérative », séminaire L’état de la recherche en théorie politique par Pierre Rosanvallon, mars 2008, Collège de France. disponible sur http://www.college-de-france.fr/site/college/index.htm 88 Boltanski L. and E. Chiapello (1999). Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard. 89 La question du choix du dispositif de décision est assez intéressante, d’ailleurs : par un effet d’ironie du sort, il est possible que les membres de la société pluraliste ne tombent pas d’accord sur un dispositif de décision. Ce qui les forcera à se mettre d’accord par la délibération, à l’issue de laquelle il faudra faire un choix… De deux choses l’une : soit la délibération aboutit à une impasse, ou plutôt à une mise en abyme, soit elle est arrêtée manu militari, un groupe d’individu imposant par la force un dispositif de choix. On remarquera donc que, si l’on pousse la logique délibérative à l’extrême, la démocratie délibérative porte un paradoxe fondamental : elle est soit inefficace, soit inique.

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La délibération au cœur de la légitimité démocratique

Joshua Cohen propose un modèle canonique de la démocratie délibérative, qui possède, selon

lui, cinq traits que nous reprenons ci-dessous :

1- « Une démocratie délibérative est une association continue et indépendante dont

les membres s’attendent à ce qu’elle se poursuive indéfiniment dans le futur.

2- Ils partagent un engagement à coordonner leurs activités dans le cadre

d’institutions qui rendent la délibération possible et selon les normes auxquelles ils

parviennent par leur délibération […]. A leurs yeux, la libre délibération est la base de

la légitimité

3- Une démocratie délibérative est une association pluraliste. Les membres ont

divers préférences, convictions et idéaux relatifs à la conduite de leurs propres vies […]

4- Les membres d’une association démocratique […] attachent de l’importance

non seulement à ce que les termes de l’association soient le résultat de leur délibération,

mais aussi à ce qu’ils le soient d’une manière pour eux manifeste. […]

5- Les membres se reconnaissent les uns les autres comme ayant des capacités

délibératives […] »

On voit bien dans cette formalisation, le processus schématisé ci-dessus, qui consiste à

délibérer pour se donner une norme, qui permettra de délibérer sur le « cadre d’institutions qui

rendent la délibération possible » afin de « coordonner leurs activités ». A la différence de

Cohen cependant, notre schéma montre que la norme choisie par la délibération est féconde car

elle permet de faire émerger par la raison un certain nombre de valeurs axiomatiques, qui

Les citoyens délibèrent dans un premier

temps pour fixer un dispositif de choix

qu’ils considèrent comme juste (vote à la

majorité, consensus, compromis

négocié…). Ensuite, ils fixent une norme

commune qui sera l’horizon de l’action

publique (par exemple, la justice). De

cette norme découlent les valeurs qui

orienteront les délibérations au sujet des

politiques publiques (les argumentaires

devront y faire référence, par exemple, la

lutte contre les inégalités, etc.). Si la

délibération n’arrive pas à un consensus,

on utilisera le dispositif de choix

considéré comme juste.

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serviront de base à la délibération sur ce que l’on appelle la politique, qui comprend à la fois le

choix des institutions et la délibération programmatique.

Un certain nombre d’objections ont été faites sur les théories délibératives. Nous en avons

mentionnées ou élaborées quelques-unes, mais il ne s’agit pas ici de faire une critique théorique

approfondie de la démocratie délibérative, aussi nous garderons-nous de développer davantage

ces points. Nous avons montré comment les tenants de la démocratie délibérative ambitionnent

de refonder la légitimité autour de la notion de délibération. C’est la visée première de la

démocratie délibérative, mais celle-ci porte de nombreux autres avantages en termes d’efficacité

de la prise de décision publique.

2.3. ... Pour une meilleure efficacité de la prise de décision

publique

Dans les développements précédents, nous avons considéré la délibération comme une forme

de démocratie, et montré en quoi celle-ci constitue, selon ses défenseurs, la source de la légitimité

démocratique, ainsi que sa finalité ; cependant, la délibération porte aussi une dimension

pratique : elle est un instrument de prise de décision, un outil qui permet de la matérialiser et de

l’opérationnaliser90

. Comme le rappellent Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès, ce type d’outils

(les outils qui soutiennent l’action publique), « ne sont pas des outils axiologiquement neutres

[…]. Ils sont au contraire porteurs de valeurs, nourris d’une interprétation du social et de

conceptions précises du mode de régulation envisagé »91 ; s’il est impossible de dissocier l’usage

de la justification politique dont il fait l’objet, il est néanmoins possible de jeter un regard

pratique sur cet instrument. On en vient alors à étudier l’instrument à l’aune de critères

instrumentaux, inscrits dans le paradigme de l’efficacité, de la performance. Ainsi que le note

Maeve Cooks, Habermas considère que « la délibération publique contribue de façon

constructive, à la rationalité des lois et politiques publiques et à leur mise en œuvre »92. Comme

90 Lascoumes P. and P. Le Galès (2005). « L’action publique saisie par ses instruments ». In : Gouverner par les Instruments. Paris, Presses de Sciences Po 91 Lascoumes P. and P. Le Galès (2005). « L’action publique saisie par ses instruments ». In : Gouverner par les Instruments. Paris, Presses de Sciences Po 92 Cooks M. (2000) « Cinq arguments en faveur de la démocratie délibérative ». 2000. In : La démocratie délibérative, op. cit.

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nous l’avons vu ci-dessus, l’efficacité est une mesure relative, comparative ; l’apport instrumental

de la délibération se lit donc dans ce qu’elle permet de combler les lacunes d’une démocratie non

délibérative. Il ne s’agit donc pas de montrer que la démocratie délibérative est un système

efficace de prise de décision, mais en réalité de révéler les améliorations et les dégradations qu’il

apporte. Comme le note Bernard Manin, « on fait alors valoir qu’une décision collective a plus

de chances d’être correcte, que ce soit en termes factuels et techniques ou en termes de valeurs,

si ceux qui décident ont préalablement échangé des arguments que si un tel échange n’a pas eu

lieu »93.

Quatre propositions théoriques – il en existe d’autres – nous semblent particulièrement

intéressantes, bien qu’elles présentent de nombreuses limites.

2.3.1. La démocratie délibérative permet de révéler un

maximum d’informations

Comme le notent Dimitri Landa et Adam Meirowitz : « in revealing correct, fuller or simply

better organized information, deliberation provides an opportunity for participants to arrive at

more considered judgments themselves and to affect collective decision making by influencing the

judgment of others »94. Modélisons la délibération comme un forum de discussion, à l’issue

duquel une décision quelconque doit être prise par une assemblée d’individus ayant chacun des

niveaux d’information différents se rapportant à la décision à prendre. Pour que ces informations

soient révélées, il faut que chaque détenteur d’un morceau du puzzle informatif ait intérêt à

raconter ce qu’il sait. Or, cette situation n’existe que dans un cadre très restrictif, qui correspond à

l’éthique de la discussion d’Habermas. Deux hypothèses fortes jalonnent ce cadre, et paraissent

assez peu réalistes. La première de ces hypothèses H1 est qu’il existe une solution scientifique

unique au problème posé, et que la force du meilleur argument peut triompher. Si cette hypothèse

est vérifiée, alors les acteurs ont intérêt à révéler leurs informations afin de tendre vers la vérité.

93 Manin B. (2011). « Comment promouvoir la délibération démocratique ? Priorité du débat contradictoire sur la discussion ». Raisons Politiques, 2011/2 n°42, p.83 94 Landa D. and A. Meirowitz (2009). « Game Theory, Information, and Deliberative Democracy ». American Journal of Political Science, Vol. 53, n°2, pp. 427-444

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Le cas contraire fait intervenir les préférences des acteurs, qu’elles soient biaisées95 (phénomènes

de corruption ou de conflit d’intérêt), ou liées à des valeurs. S’il existe au moins deux solutions

possibles, alors les délibérants préféreront l’une ou l’autre et peuvent ne pas avoir intérêt à

révéler leurs informations – en particulier si celles-ci vont à l’encontre de leurs préférences. La

deuxième hypothèse H2 est que la délibération est un processus sans mémoire, ce qui signifie que

la décision prise au moment 0, et les informations révélées pendant les discussions préalables

n’auront pas d’impact sur les délibérations ultérieures, ou du moins que les délibérants agissent

comme tel. Sous H2, les délibérants se concentrent sur la décision présente en faisant abstraction

de tout le reste ; ils peuvent donc voter librement. Si H2 n’est pas vérifié en revanche, on voit

apparaître des stratégies et des jeux d’acteurs. Par exemple, il est tout à fait envisageable qu’un

acteur préfère sacrifier ses préférences pour la première décision afin d’assurer que la deuxième

décision ira dans leur sens (ou inversement), ce qui signifie qu’il peut dissimuler une information

I1 qui aurait amené à prendre la décision qu’il préfère lors de la première délibération, si cette

information peut avoir un impact sur la deuxième délibération. Il est aisé de voir que, dans la

réalité, rares sont les cas qui vérifient H1 et H2 : les décisions collectives révèlent bien souvent

des oppositions de valeurs (ce qui nie H1), et ne sont pas isolées ; or, ces hypothèses sont

nécessaires, mais pas suffisantes à ce que les délibérants révèlent les informations à leur

disposition. Comme le note Manin96, « les effets de la délibération dépendent des

circonstances » ; ces circonstances présentent de multiples facettes, et ne peuvent en aucun cas

être totalement contrôlées, ainsi, dans une démarche bourdieusienne, on peut faire émerger le

poids des relations de domination dans la délibération, des phénomènes d’autocensure (habitus

bourdieusien), ou de facteurs psychologiques. S’il est plausible que la délibération permette la

révélation et le partage d’informations autrement dissimulées, elle n’en est en aucun cas garante.

95 Stasavage D. (2007). « Polarization and Publicity: Rethinking the Benefits of Deliberative Democracy ». The Journal of Politics. Vol. 69, n°1, pp. 59-72 96 Manin B. (2011). « Comment promouvoir la délibération démocratique ? Priorité du débat contradictoire sur la discussion ». Raisons Politiques, 2011/2 n°42, p.83

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2.3.2. La délibération permet de faire émerger des idées nouvelles

Deux têtes valent mieux qu’une. Certes, il est raisonnable de penser que la réponse à un

problème donné sera conçue plus aisément par plusieurs cerveaux en travail que par un seul, soit

que certains contiennent des informations manquantes aux autres (on en revient à la première

proposition), soit qu’ils possèdent des capacités cognitives complémentaires. Cette proposition,

bien que difficilement vérifiable, contient une dimension fondamentalement politique, qui

renvoie aux théories du contrat social, de Rousseau à Joshua Cohen : c’est par nécessité que les

hommes se lient et font société ; la délibération serait donc la forme intellectuelle et discursive

naturelle de la politique (comparée à la forme administrative de la division des tâches, de la

défense, etc.).

2.3.3. La démocratie délibérative permet d’atteindre des consensus

et de résoudre des problèmes a priori inextricables

Cette proposition est fondamentale, puisqu’elle est au cœur de l’ambition délibérative. Si l’on

adopte une approche normative, la délibération a en effet plus de chances de mener à un

consensus. Le modèle canonique que l’on peut construire pour justifier cette intuition est le

suivant : deux individus délibérant au sujet d’une décision à prendre vont avancer chacun une

première vague d’arguments V1 pour défendre leur vision. De deux choses l’une, soit un

consensus est atteint en V1 (c’est-à-dire que tous les délibérants sont d’accord sur la décision à

prendre au départ, ou que l’un ou plusieurs des arguments présentés en V1 sont assez

convaincants pour amener tous les délibérants à s’accorder sur la décision), soit il n’est pas

atteint ; dans ce cas, suivant l’éthique de la discussion, les agents sont amenés à justifier les

arguments exposés en V1 par une deuxième vague V2 qui en révèle les présupposés. Là encore,

soit il y a accord logique sur les présupposés, soit les délibérants sont amenés à rechercher les

présupposés de leurs présupposés, et ainsi de suite. La délibération s’établit donc comme un

mouvement régressif en cascade fonctionnant par étapes, avec un test à la fin de chaque étape. Ce

mouvement s’arrête lorsque les délibérants ne peuvent plus émettre de justification aux

arguments qu’ils avancent : nous entrons dans le champ de la morale. Dans De la Justification,

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les Economies de la Grandeur97, Boltanski et Thévenot rendent compte des principes moraux et

argumentatifs auxquels les individus se réfèrent pour justifier leurs actions : la délibération

apparaît alors comme une entreprise de déconstruction pour arriver à révéler collectivement ces

principes, ce que les auteurs appellent une montée en généralité. Cette situation pousse les

délibérants soit à tomber d’accord, lors d’une vague Vi, s’ils partagent les mêmes principes, soit

à chercher des compromis pour permettre la décision. En pratique, la démocratie délibérative

permettrait alors de mettre les citoyens en face de leurs responsabilités, en les amenant à justifier

leurs choix, et donc de résoudre des problèmes de prise de décision collective. Edward C. Weeks

étudie les résultats de quatre initiatives de démocratie délibérative aux Etats-Unis, et ses

conclusions semblent aller dans ce sens :

« The conclusions from these trials is that it is possible to convene a large-scale public

deliberative process that enables local governments to take effective action on previously

intractable issues. »98

En particulier, l’initiative Sacramento Decisions présente un cas paroxystique où la

démocratie délibérative semble être le seul moyen de sortir du marasme :

« The city of Sacramento struggled unsuccessfully for several years to balance its

municipal budget. It had trimmed agency budgets, deferred capital maintenance, raised

fees and, where possible, consolidated and eliminated programs. It had, in the words of

the mayor ‘picked all the low hanging fruit.’ It was clear that a long-term solution

required fundamental choices that would likely be unpopular. With this assessment, the

council and city manager concluded that a broad community dialogue was the only

course for achieving the sought-after long-term solution. »99

A ce stade, il est important de marquer une pause. Si la démocratie délibérative, on l’a vu,

permet en théorie de favoriser les consensus et la résolution collective de problèmes complexes,

certains chercheurs s’intéressant au champ de la délibération ont mis le doigt sur un phénomène

pour le moins troublant100 : la polarisation de groupe. Ce phénomène, selon Cass Sunstein,

« recouvre le fait que certaines dispositions pré-délibératives des membres d’un groupe de

97 Boltanski L. and L. Thevenot (1991). De la Justification, Les Economies de la grandeur. Paris, Gallimard. 98 Weeks E.C. (2000). « The Practice of Deliberative Democracy: Results from Four Large-Scale Trials », Public Administration Review, Vol.60, n°4, pp.360-372 99 Weeks E.C. (2000). « The Practice of Deliberative Democracy: Results from Four Large-Scale Trials », Public Administration Review, Vol.60, n°4, pp.360-372 100 Sunstein C. (2000), « Y a-t-il un risque à délibérer ? Comment les groupes se radicalisent ». In : La démocratie délibérative, op. cit.

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discussion tendent à se radicaliser »101. Plus précisément, nous dit Bernard Manin, « l’opinion

médiane du groupe évolue vers une position plus extrême dans la direction de la tendance qui

existait préalablement »102. Cass Sunstein adopte une démarche empirique et positiviste103, et ses

observations lui permettent de dégager les mécanismes à l’origine de ce phénomène :

« Deux mécanismes principaux sous-tendent la polarisation de groupe. Le premier

pointe les influences sociales pesant sur la conduite et en particulier sur le désir qu’ont

les individus de maintenir leurs réputations et l’image qu’ils ont d’eux-mêmes. Le second

met en relief les limites inhérentes aux « fonds » d’arguments propres à chaque groupe

ainsi que la façon dont ces fonds limités aiguillent les membres de ces groupes. »104

Dès lors, peut-on en toute bonne foi parler de consensus ? On est plus proche de la loi du plus

fort que d’un véritable échange d’arguments entre gentlemen. Même en supprimant les facteurs

psychologiques, qui font que certains délibérants peuvent avoir un ascendant sur d’autres,

déséquilibrant de fait la délibération, on se retrouve mécaniquement dans une situation où les

arguments présentés seront cumulativement en faveur de l’opinion de départ ; dit plus

simplement, s’il y a deux fois plus de personnes qui soutiennent la solution A au départ, plutôt

que la B, et que chacun peut avancer un argument, on se retrouve avec deux fois plus

d’arguments en faveur de A, ce qui tend à transformer la solution A en évidence aux yeux des

délibérants ; bien que ce modèle soit très schématique, il n’est pas éloigné de ce qui se produit

dans les délibérations réelles.

On peut donc objecter à la troisième proposition que, dans une délibération réelle, il peut se

passer beaucoup de choses que la théorie ne prévoit pas ; la discussion d’individus libres

échangeant des arguments ne garantit en aucun cas que la délibération ne sera pas biaisée et que

les consensus apparents ne sont pas le produit de logiques de domination, plus ou moins

intentionnelles, d’un groupe sur un autre.

101 Sunstein C. (2000), « Y a-t-il un risque à délibérer ? Comment les groupes se radicalisent ». In : La démocratie délibérative, op. cit. 102 Manin B. (2011). « Comment promouvoir la délibération démocratique ? Priorité du débat contradictoire sur la discussion ». Raisons Politiques, 2011/2 n°42, p.83 103 « Je parle ici de délibérations réelles et non de délibérations assorties de pré-conditions telles qu’elles ont été définies dans le cadre de démarche idéalistes ». Sunstein C. (2000), « Y a-t-il un risque à délibérer ? Comment les groupes se radicalisent ». In : La démocratie délibérative, op. cit. 104 Sunstein C. (2000), « Y a-t-il un risque à délibérer ? Comment les groupes se radicalisent ». In : La démocratie délibérative, op. cit.

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2.3.4. La démocratie délibérative permettrait une meilleure prise

en compte du long terme dans les décisions publiques

C’est la proposition d’Yves Sintomer d’instaurer une 3e chambre en France parallèlement au

Parlement actuel et chargée de défendre les intérêts des générations futures. Cette proposition est

davantage liée au concept de tirage au sort qu’à la délibération, puisqu’elle est fondée sur l’idée

que des individus tirés au sort ne sont pas esclaves des nécessités de l’élection et sont donc libres

de prendre des décisions impopulaires à court terme mais avec des effets positifs sur le long

terme. Néanmoins, on rejoint aussi cette proposition avec le prisme de la délibération, puisque,

comme l’écrit Maeve Cooks, « le processus de la délibération publique a une dimension

éducative »105. Les individus en délibération sont naturellement poussés à faire preuve de raison,

et sont donc davantage capables d’effectuer des calculs pondérés entre long et court terme. La

délibération n’amènera pas pour autant à préférer le long terme, mais à l’intégrer dans la prise de

décision.

Les apports pratiques de la démocratie délibérative, c’est-à-dire la mesure dans laquelle celle-

ci permet d’améliorer la prise de décision collective sont, nous venons de le montrer, insuffisants

pour justifier qu’on mette en œuvre un système qui s’en inspire. Cependant, comme le fait

remarquer Joshua Cohen, la démocratie délibérative ne doit pas être défendue pour ses effets

secondaires, mais uniquement pour sa valeur morale, celle de la légitimité. La mise en place d’un

tel système pose néanmoins un certain nombre de questions pratiques, et comporte de nombreux

pièges.

Pour conclure cette partie, on peut tout d’abord rappeler que c’est en s’opposant au paradigme

agrégatif que la démocratie délibérative a été théorisée initialement, avec pour ambition de

refonder la légitimité démocratique à partir du processus inclusif de prise de décision collective

qu’est la délibération, sous-tendu par une éthique discursive définie par Habermas. Bien que les

apports épistémiques potentiels des propositions issues des réflexions délibératives méritent

d’être mentionnés, ils ne peuvent constituer à eux seuls des arguments pour la défense du

paradigme délibératif, et sa mise en application concrète pose de nombreuses questions.

105 Cooks M. (2000) « Cinq arguments en faveur de la démocratie délibérative ». 2000. In : La démocratie délibérative, op. cit.

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Néanmoins, on a pu assister récemment à un important bourgeonnement d’expérimentations

délibératives. Ces dispositifs, particulièrement variés, spontanés, résistent souvent aux tentatives

de les normaliser et de les modéliser106. Par ailleurs, la récupération actuelle du paradigme

délibératif par la démocratie représentative, marquée notamment par la multiplication des budgets

participatifs, exige que l’on s’interroge : assiste-on à une transformation réelle de nos

démocraties, évoluant progressivement vers davantage d’inclusivité et d’ouverture ? A l’inverse,

la démocratie délibérative est-elle une tentative des élites formées par le système représentatif

électif de renégocier leur position dominante, en lâchant un peu de lest, mais tout en conservant

le noyau du pouvoir ? Comme pour tout champ en constitution, il est encore difficile de répondre

à ces questions, mais quiconque, praticien ou théoricien, s’intéressant à la démocratie

délibérative, doit les garder à l’esprit. Dans la suite de ce mémoire, on cherche à mettre en place

un modèle canonique simple pour analyser les apports potentiels de la démocratie délibérative, et

on applique ce modèle à deux initiatives délibératives célèbres, afin de faire la jonction avec les

développements théoriques ci-dessus. Enfin, on discutera de l’opportunité d’institutionnaliser la

délibération dans nos démocraties représentatives électives.

106 Voir notamment le travail de la Fondation Nicolas Hulot et le rapport « Démocratie Participative : guide des outils pour agir » (juin 2003)

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Partie 3. Etude empirique : les apports des

expérimentations délibératives pour la

pratique du gouvernement dans les

démocraties représentatives

3.1. Cadre d’analyse

Après avoir débroussaillé les aspects théoriques de la constellation délibérative, il s’agit

désormais de se rapprocher du terrain, et de chercher à faire émerger des régularités, des

schémas, qui nous permettront de dire : « Qu’est-ce que la démocratie délibérative ? » Dans cette

optique, la question qui guidera notre étude empirique est la suivante : « Qu’ont apporté les

expérimentations étudiées en matière de légitimité de la prise de décision, ou d’efficacité, et

quelles-en ont été les limites ? » Pour y répondre, on s’inspire du modèle développé par Min

Reuchamps et Didier Caluwaerts pour étudier la légitimité de dispositifs délibératifs, et on met en

place un modèle simple pour analyser les apports des expérimentations étudiées en termes

d’efficacité de la prise de décision.

3.1.1. La légitimité : modèle pragmatiste inspiré du modèle

Caluwaerts / Reuchamps

Dans un article publié en 2013, Didier Caluwaerts et Min Reuchamps mettent en place un

modèle pour analyser la légitimité des dispositifs délibératifs, et comparent quatre dispositifs afin

de dégager les conditions permettant de générer la légitimité démocratique.

Le modèle Caluwaerts / Reuchamps s’appuie sur une distinction entre trois phases des

dispositifs délibératifs : l’input, l’output et le throughput.

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Baudin Roman – «Les apports de la démocratie délibérative » – Septembre 2014

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« Democratic decision-making procedures, in their opinion, have to live up to their

claims to legitimacy in the input, throughput and output phases: democratic procedures

have to make sure that the opinions and needs of ordinary citizens are translated through

deliberative procedures into effective political outcome. » 107

La légitimité des mécanismes de prise de décision collective peut être perçue par des prismes

différents, qui correspondent chacun à une conception particulière de la légitimité ou, plus

précisément, à une justification de la légitimité108. On peut considérer comme légitime ce qui est

efficace, ce qui est équitable, ou encore ce qui fait consensus, etc. Ces différentes conceptions de

la légitimité permettent de formuler des propositions de légitimité pour chaque phase du

dispositif délibératif, et de mettre en place des critères pour les évaluer.

Comme on peut le lire dans le tableau ci-dessous, les phases d’input, de throughput et d’output

correspondent chacune à une dimension particulière de la légitimité, avec une formulation propre;

par exemple, la légitimité de l’input est une légitimité-similarité – le groupe délibérant doit être

semblable ou groupe qu’il représente, et doit pouvoir choisir son ordre du jour librement, comme

le feraient ses représentés – que l’on retrouve dans les théories de la représentation de la

démocratie élective – l’élu du peuple est un homme qui ressemble au peuple, etc. La légitimité du

throughput quant à elle, se rapproche davantage d’une légitimité-équité, dont la source est l’égal

traitement des délibérants ; encore une fois, on retrouve cette légitimité-équité dans la démocratie

représentative élective, avec notamment le rapport un homme = une voix109. Cette légitimité-

équité s’accompagne d’ailleurs d’une légitimité-efficacité – soutenue traditionnellement par le

discours technocratique : est considéré comme légitime ce qui permet la prise en compte de

toutes les informations disponibles.

Ce modèle est à la fois positiviste et ouvert. Il est positiviste car il ne propose pas un cadre

normatif définissant a priori les critères de la légitimité, mais un cadre d’analyse des

justifications attachées à la légitimité que les initiateurs de dispositifs délibératifs donnent à leurs

choix. Il est aussi doublement ouvert : rien n’empêche, d’une part, d’étendre le modèle en

ajoutant des conceptions de la légitimité ; d’autre part, les critères choisis restent dans une large

mesure sujets à interprétation (exemple de la représentativité évoquée au début de ce mémoire).

107 Caluwaerts D. and M. Reuchamps (2013). « Generating Democratic Legitimacy through citizen deliberation ». APSA 2013 annual meeting paper. Available at SSRN: http://ssrn.com/abstract=2299559 108 Boltanski L. and L. Thevenot (1991). De la Justification, Les Economies de la grandeur. Paris, Gallimard 109 P. Rosanvallon (2011). La société des Egaux. Paris, Seuil

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Baudin Roman – «Les apports de la démocratie délibérative » – Septembre 2014

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Modèle d’évaluation de la légitimité des processus délibératifs

*On a rajouté l’élément crédibilité externe, en partant du modèle développé par E.C. Weeks

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Baudin Roman – « Les apports de la démocratie délibérative » – Septembre 2014  50  

3.1.2. L’efficacité - modèle simple : les courbes de décision

De la même manière, on peut définir un modèle simple pour évaluer l’efficacité des

dispositifs délibératifs. On reprend la modélisation ébauchée ci-dessus (voir I. b.), qui

distingue le processus qui mène à la décision, de la décision en elle-même, en partant de

l’hypothèse qu’un dispositif est efficace s’il permet de faire émerger des décisions efficaces

(qu’on appelle qualité du processus, Q) de manière efficace (les ressources consommées par

le processus, R). Ces deux dimensions sont indissociables : de la même manière qu’on ne peut

considérer comme efficace un mécanisme peu onéreux qui mène à des décisions absurdes, on

ne saurait considérer comme efficace un mécanisme exorbitant qui mène à de bonnes

décisions. Il s’agit en réalité d’un rapport : Q/R110, dont le seuil varie en fonction de

l’importance que l’on donne à la précision de la décision. Dans les courbes ci-dessous, on voit

bien les différents niveaux seuils exigés.

Les droites de décision (rapport coût/bénéfice)

Les courbes de décision permettent d’illustrer pourquoi l’efficacité d’un dispositif

délibératif se présente sous la forme d’un rapport entre la qualité des décisions prises et le

coût du processus. La constitution d’un corpus de recherche empirique s’attachant à

décortiquer les initiatives délibératives apparaît dès lors indispensable, car ce n’est qu’une fois

110 Q représentant la qualité du dispositif (sa capacité à produire des bonnes décisions), et R l’ensemble des coûts, au sens le plus large, induits par ce même dispositif.

La zone d’efficacité se situe au-dessus de la droite

de décision de pente Q/R ; tous les processus qui

permettent de parvenir à des décisions de qualité

donnée en engageant des ressources jugées

raisonnables sont jugés efficaces

Dans ce deuxième graphique, la pente de la droite

de décision est plus forte, ce qui traduit, mutatis

mutandis soit une réticence forte à engager des

ressources pour trouver une solution au problème

donné, soit une exigence d’efficacité

particulièrement forte

Dans ce troisième graphique, l’ordonnée à

l’origine est positive : on refuse d’engager la

moindre ressource si l’on n’est pas certain

d’avoir un niveau d’efficacité minimum

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Baudin Roman – « Les apports de la démocratie délibérative » – Septembre 2014  51  

que l’on aura à disposition un nombre important d’exemples et de récits que l’on pourra faire

le lien entre les caractéristiques des processus (qui en définitive déterminent les ressources ou

coûts associés), et la qualité de la décision, suivant le critère choisi.

Modèle d’évaluation de l’efficacité des dispositifs délibératifs

Le modèle proposé en I. b. et reproduit ci-dessus s’appuie bien sur le rapport Q/R : Q est

associé à la colonne décision, et R à la colonne processus, qui liste une série de coûts

potentiels, que l’on a choisi d’appeler ressources. On considère que le temps, les tensions, les

moyens sont des ressources. De même, la prise en compte des informations disponibles peut

être inversement assimilée à une ressource, car ne pas prendre en compte une information

représente un risque, et donc un coût.

Si ce modèle est quelque peu rustique, et pour le moins incomplet – on peut lui objecter,

notamment, qu’il est très complexe d’évaluer la justesse d’une décision ou l’ensemble des

coûts d’un processus – il permet néanmoins de s’intéresser aux différentes dimensions de

l’efficacité tout en étant assez flexible pour s’adapter à de nombreux cas de figure. En somme,

ce n’est en aucun cas un modèle scientifique, mais un outil d’aide à l’analyse des dispositifs

délibératifs.

Dans un travail d’analyse empirique poussée, qui n’est pas l’intention de ce mémoire, il

s’agirait de partir de des deux modèles expliqués, de choisir les axes d’analyse – selon quel

prisme regarde-t-on la légitimité, l’efficacité de l’input, etc. – et de définir des indicateurs

appropriés (qualitatifs, quantitatifs ou discursifs). Ici, on se contente d’une application rapide

des modèles sur les initiatives analysées.

Une fois mis en place les modèles pour évaluer la légitimité et l’efficacité des dispositifs

délibératifs, on peut tenter de les appliquer sur des initiatives existantes. Pour ce mémoire,

nous en avons sélectionné deux : la BC Citizens’ Assembly on Electoral Reform et le G1000,

qui nous paraissent particulièrement typiques des ambitions de la démocratie délibérative. Par

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Baudin Roman – « Les apports de la démocratie délibérative » – Septembre 2014  52  

ailleurs, la BC Citizens’ Assembly est une initiative portée par des élus, et le G1000 émane de

la société civile. Il nous a semblé intéressant de faire état des deux possibilités.

3.2. British Columbia Citizens’ Assembly on Electoral

Reform – 2003 – 2004

3.2.1. Dispositif délibératif et objectifs de l’assemblée citoyenne

L’assemblée citoyenne de Colombie Britannique (Canada) est une expérience de

démocratie délibérative de grande envergure, lancée en 2003 par le gouvernement liberal de

la province canadienne, après une décennie d’instabilité électorale. Le mandat donné à cette

assemblée consistait à analyser le système électoral existant, explorer des modèles alternatifs

et recommander le maintien du statu quo ou la mise en place d’un nouveau système avec

l’espoir, comme le résument Archon Fung et Kevin Um dans un article disponible sur le site

www.participedia.net, « que la recommandation, faite par des citoyens lambda plutôt que par

des politiciens professionnels ou par des élites politiques, produirait un système électoral plus

juste et plus susceptible d’être considéré comme légitime par les citoyens de la Colombie

Britannique »111. La proposition de l’assemblée serait ensuite soumise à un référendum dans

la province.

Le dispositif, qui s’est étendu de janvier à novembre 2004, a rassemblé 160 citoyens, avec

une égale proportion d’hommes et de femmes, tirés au sort parmi les listes électorales pour

158 d’entre eux (2 pour chacun des 79 districts), excluant toute personne élue ou permanente

d’un parti politique, les deux places restantes étant réservées à des représentants des

communautés aborigènes. Les participants étaient encadrés par une équipe salariée chargée de

planifier et d’organiser les réunions de l’assemblée, composée d’un chairman, de chercheurs

en sciences politiques, d’étudiants en sciences politiques pour modérer les débats, et d’un

personnel administratif et logistique. Pour les participants, transport, logement, repas et per

diem de 150$ étaient budgétés.

111 Participedia, « British Columbia citizens’ assembly on electoral reform », dernière mise à jour le 27

septembre 2013, http://participedia.net/en/cases/british-columbia-citizens-assembly-electoral-reform -

consultation juin 2014

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Baudin Roman – « Les apports de la démocratie délibérative » – Septembre 2014  53  

Une fois les participants sélectionnés, le processus délibératif était décomposé en trois

étapes successives :

‐ Une première étape de learning (de janvier à mars), alternant cours magistraux et

délibérations en petits groupes, pendant laquelle les participants étaient amenés à

s’informer sur les particularités du système électoral en place, et à découvrir les

autres systèmes existant dans d’autres pays. En particulier, les délibérants eurent

l’occasion de s’approprier et de critiquer les critères traditionnellement utilisés par

le champ de la recherche en sciences politiques pour étudier les systèmes

électoraux, et en définitive de définir leurs propres critères, à partir de leur

expérience de votant.

‐ Une deuxième étape de Public Hearings (mai et juin), structurée autour d’une

cinquantaine d’auditions publiques organisées à travers la province, afin de

recueillir d’éventuelles propositions de la société. Comme le rapporte Amy

Lang112, ces auditions publiques n’apportèrent pas d’arguments ou d’idées

vraiment nouvelles (à l’exception de quelques propositions), mais permirent aux

délibérants de mesurer l’engouement suscité par cette innovation démocratique.

‐ Une troisième étape de délibération (de septembre à novembre) qui aboutit au rejet

du système actuel, et à la proposition de réforme en vue d’un système

proportionnel, favorisant la représentation locale et le choix électoral113. La

recommandation de la Citizens’ Assembly pour un système dit Single Transferable

Vote (STV) marquait aussi le désir des participants d’atténuer le pouvoir des partis

politiques.

L’importance de cette expérience tient avant tout dans son caractère pionnier et fondateur,

comme l’écrivent Warren et Pearse :

« The first time a citizens’ body has ever been empowered to set a constitutional

agenda »114.

Deux référendums successifs suivirent l’expérience ; malgré la forte participation et le

score élevé que recueillit la proposition de l’assemblée citoyenne, celui-ci ne dépassa pas le

seuil des 60% de voix nécessaires à la modification constitutionnelle115.

112 Lang A. (2007). « But Is It for Real ? The British Columbia Citizens’ Assembly as a Model of State-Sponsored Citizen Empowerment ». Politics & Society, Vol. 35 n°1, pp.35-69 113 Le modèle choisi par la CA partage des traits communs avec le système du panachage pour les élections municipales dans les communes de moins de 1000 habitants en France 114 Warren M.E. and H. Pearse (2008, eds.), Designing Deliberative Democracy: The British Columbia Citizens’ Assembly. Theories of Institutional Design. New York, Cambridge University Press.

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3.2.2. Légitimité démocratique de l’assemblée citoyenne de

Colombie Britannique sur la réforme électorale

Une analyse poussée de la légitimité du dispositif a déjà été menée par Didier Caluwaerts

et Min Reuchamps116. On reproduit ci-dessous leur tableau de synthèse, renvoyant le lecteur à

leur article pour davantage d’explication, et on apporte des éléments supplémentaires pour

étayer leurs analyses.

Légitimité de l’Assemblée Citoyenne de Colombie Britannique selon Caluwaerts & Reuchamps (2013)117

On peut, en se fondant sur le remarquable article d’Amy Lang118, faire un certain nombre

de remarques :

‐ En ce qui concerne la représentativité du panel, Caluwaerts & Reuchamps mettent

en avant la qualité des processus de sélection des participants pour expliquer

pourquoi le groupe donne une image relativement fidèle de la société de la

Colombie Britannique, les jeunes et les minorités étaient légèrement sous-

représentées, la répartition des âges, des genres, les niveaux d’éducation, les

niveaux de revenus et de patrimoine, l’origine des participants, permettent de

considérer la représentativité-similarité comme plutôt bonne. Comme le souligne

115 Lors du premier référendum, la proposition de l’assemblée citoyenne reçut 57.3% des voix, ratant de peu le seuil de 60%. 116 Caluwaerts D. and M. Reuchamps (2013). « Generating Democratic Legitimacy through citizen deliberation ». APSA 2013 annual meeting paper. Available at SSRN: http://ssrn.com/abstract=2299559 117 Caluwaerts D. and M. Reuchamps (2013). « Generating Democratic Legitimacy through citizen deliberation ». APSA 2013 annual meeting paper. Available at SSRN: http://ssrn.com/abstract=2299559 118 Lang A. (2007). « But Is It for Real ? The British Columbia Citizens’ Assembly as a Model of State-Sponsored Citizen Empowerment ». Politics & Society, Vol. 35 n°1, pp.35-69

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cependant Amy Lang, cette diversité n’a pas poussé les participants à se faire les

défenseurs des intérêts des groupes sociaux auxquels ils appartenaient :

« In interviews, few of the ordinary citizens in the BC Citizens’

Assembly felt that they were there to act as representatives of any social

group to which they belonged »119.

Fidèle à l’ambition du projet initial, qui souhaitait que les participants délibèrent

en tant que citoyens, et non pas en tant que représentants, le dispositif a dès lors

permis le rapprochement des vues autour d’expériences communes, en particulier

celle du vote. Ainsi, certains groupes purent considérer n’avoir pas été représentés

lors de cette initiative : les femmes, les aborigènes… alors même que des

personnes issues de leurs « rangs » étaient associées à la délibération. Ces

critiques, ironiquement, constituent une preuve indéniable de la capacité des

citoyens à mettre de côté leurs intérêts particuliers pour l’intérêt général.

‐ Au niveau de la qualité de la participation, Amy Lang insiste aussi sur le fait que

les délibérants ont eu le temps de se forger leur propre avis tout le long du

processus, à la fois à l’intérieur du dispositif (via les plénières et les discussions en

petit groupe), et en dehors du dispositif, en s’informant de leur côté, en discutant

avec leurs proches, etc. On peut émettre l’hypothèse que ce jeu dedans / dehors a

permis de neutraliser, ou a minima d’atténuer, les biais liés aux effets de

psychologie de groupe.

‐ La question de l’indépendance contextuelle est plus complexe. Si les organisateurs

ont tout fait pour empêcher les élites politiques (au sens large) d’interférer avec la

délibération, on peut noter à l’inverse une prédisposition négative des participants

à l’encontre des partis politiques qui a mécaniquement fait entrer le monde

politique dans l’arène de la délibération ; Amy Lang note par exemple que, lors

des auditions publiques, les présentations de personnes issues du monde politique

étaient moins écoutées que les autres. De même, l’enthousiasme n’était pas au

rendez-vous lorsqu’il s’agît, dans la phase de délibération, de présenter les

arguments en faveur du système actuel. Ce presque refus de prendre en compte les

intérêts de la classe politique a, ironiquement, constitué l’une des plus fortes

critiques contre l’assemblée citoyenne :

119 Lang A. (2007). « But Is It for Real ? The British Columbia Citizens’ Assembly as a Model of State-Sponsored Citizen Empowerment ». Politics & Society, Vol. 35 n°1, pp.35-69

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« And politicians have criticized the Assembly’s isolation from political

stakeholders, leading one Canadian federal politician to note that the

Citizens' Assembly process was like « designing a health care system

without asking the participation of doctors and nurses » »120.

Par ailleurs, l’existence d’une équipe rémunérée, non délibérante, contrôlant le

dispositif pose de sérieuses questions quant à l’indépendance de l’expérience ;

néanmoins, selon Amy Lang, les membres de l’équipe d’encadrement ont su rester

neutres pendant toute la durée du processus.

3.2.3. Efficacité de l’assemblée citoyenne de Colombie

Britannique sur la réforme électorale

Les organisateurs de l’assemblée citoyenne de Colombie Britannique ont su recréer une

forte légitimité démocratique, comme en témoigne notamment les résultats très positifs du

premier référendum. L’analyse de l’efficacité du dispositif présente, elle, une image plus

mitigée.

L’échec des référendums successifs empêche de porter un jugement définitif sur

l’efficacité de la solution. Il faut en réalité distinguer deux choses :

‐ Tout d’abord, il faut regarder la décision telle qu’elle a été prise par les délibérants

pour leur recommandation ; cette décision était fondée sur trois valeurs partagées,

définies ensemble par les participants, qui devait leur permettre de choisir un

système électoral. Ces trois valeurs – proportionnalité, représentation locale et

choix électoral – s’accompagnaient, selon Amy Lang, d’un quatrième critère

caché : la volonté de réduire le pouvoir des partis et de la classe politique. On peut

donc considérer que la solution du STV satisfaisait globalement les participants,

qu’elle était cohérente, simple – c’est d’ailleurs l’un des avantages mis en avant

par le rapport final de l’assemblée – équitable aux yeux des participants. La

question de la viabilité de la solution quant à elle, ne peut pas être traitée par une

approche théorique. Enfin, quant à savoir si la solution est innovante, on peut

remarquer que, d’une part, le Single Transferable Vote correspond à des systèmes

120 Lang A. (2007). « But Is It for Real ? The British Columbia Citizens’ Assembly as a Model of State-Sponsored Citizen Empowerment ». Politics & Society, Vol. 35 n°1, pp.35-69

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Baudin Roman – « Les apports de la démocratie délibérative » – Septembre 2014  57  

déjà existant, mais que, d’autre part, ce choix contredisait les recommandations qui

avaient été faites l’année précédant l’assemblée par un panel d’experts, qui

défendait une solution mixte. Innovant, peut-être pas, mais au moins inattendu.

‐ Ensuite, il faut voir que cette recommandation ayant été rejetée par le référendum,

elle n’a pas eu d’impact réel, si ce n’est de mettre à l’ordre du jour politique la

question de la réforme électorale. David Van Reybrouck121 analyse ces échecs en

soulignant le conservatisme et l’inertie des masses, qui rendent les référendums

inaptes à prendre des décisions complexes. En particulier, il remarque un décalage

entre l’opinion des citoyens pris sur le vif (lors du référendum), et l’opinion des

citoyens ayant travaillé sur le projet.

Le coût du dispositif a été, lui, bien réel : 5,5 millions de dollars canadiens budgétés au

total, 160 citoyens mobilisés un week-end sur deux pendant presque un an, sans compter le

coût de l’organisation du référendum. Le dispositif a donc été cher et long. Il a néanmoins

plutôt bien fonctionné, laissant tout le monde s’exprimer, et permettant à chacun de

s’approprier les enjeux liés à la question électorale. L’un des angles morts du dispositif, que

nous avons mentionné ci-dessus, et l’absence de prise en compte des intérêts de certains

groupes sociaux : classe politique, mais aussi femmes et aborigènes.

En somme, l’assemblée citoyenne de Colombie Britannique sur la réforme électorale

représente l’archétype de l’expérience pionnière : l’application des initiateurs a permis de

créer un dispositif de très grande qualité, et de très grande légitimité, mais très coûteux. A

l’inverse, l’impréparation de la campagne de communication en vue du référendum a rendu le

dispositif inopérant.

121 Van Reybrouck D. (2014). Contre les Elections. Bruxelles, Actes Sud.

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3.3. Le G1000 – 2011 – 2012

A la différence de l’assemblée citoyenne de Colombie Britannique, le G1000 (Belgique,

2011) a été pensé et mené à bien par des membres de la société civile, dans un même contexte

de désaveu de la classe politique, de crise institutionnelle, et d’hypermédiatisation, qui

paralyse nos représentants. Selon Didier Caluwaerts et Min Reuchamps122, l’objectif du

G1000 était de rassembler des citoyens ordinaires dans un cadre ouvert afin de leur faire

expérimenter la démocratie et prendre conscience de la difficulté de construire des compromis

sur des sujets complexes :

« Its aim is to gather ordinary citizens in a setting, which is conducive to open and

uncoercive deliberation on possibly contentious political issues, and to let citizens

themselves experience democracy and the thus difficulty of building bridges over

highly polarized issues. »

Dans cette optique, les organisateurs du G1000 choisirent de diviser le projet en trois

phases :

1. Une première phase ouverte, sur internet, de choix de l’ordre du jour. Sur un site

internet dédié, n’importe quel citoyen pouvait proposer des idées et voter pour les

idées qu’il soutenait. Au total, cette consultation internet rassembla plus de 6000

contributions et 3000 idées. Ensuite, les idées furent regroupées par thèmes et les

participants votèrent pour leurs thèmes favoris pour l’assemblée du G1000, ce qui

permit d’en dégager trois : la Sécurité sociale, l’Etat-Providence en temps de crise et

l’immigration.

2. Une deuxième phase de délibération citoyenne. Pendant une journée, 1000 citoyens

choisis via une procédure mixte (90% tirés au sort et 10% sélectionnés via des

associations pour les personnes difficiles à atteindre – sans-abris, personnes d’origine

étrangère, etc.) furent invités à venir débattre des trois thèmes préalablement choisis.

Au total, 704 personnes se présentèrent, alors même que les participants n’étaient pas

rémunérés (contrairement à ce qui se fait habituellement dans les dispositifs

délibératifs), et que l’événement pâtit d’imprévus externes (grève des trains, météo…).

Deux autres projets, G’Home et G’offs se déroulèrent en parallèle du G1000 à

proprement dit, retransmis en direct en ligne sur le site du projet. G’Home désignait un

122 Caluwaerts D. and M. Reuchamps, (2012) « The G1000. Facts, figures and some lessons from an experience of deliberative democracy in Belgium », in Van Parijs P. (ed.)

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forum de discussion en ligne conçu spécialement pour le projet, et G’offs des

délibérations libres sur le modèle des réunions Tupperware.

3. A la suite du G1000, trente-deux citoyens tirés au sort parmi un groupe de plus de 400

volontaires ayant participé au G1000, au G’Home ou au G’offs travaillèrent à

l’élaboration de propositions de politique publique à partir des résultats du G1000. Ces

propositions furent rassemblées dans un rapport123 remis le 11 novembre 2012.

Les trois phases du projet G1000124

Si, selon Benoît Derenne, l’un des organisateurs du G1000, « les conclusions du G1000

n’ont été ‘commanditées’ que par des citoyens à d’autres citoyens, elles ne sont donc pas

contraignantes. Les politiques peuvent (légitimement) les ignorer s’ils le souhaitent »125, le

G1000 aura néanmoins réussi à marquer les esprits en Belgique, mais aussi ailleurs. La

couverture médiatique de l’événement fut très importante, au point que les dirigeants des

partis politiques belges et du gouvernement se positionnèrent par rapport au sujet (Elio di

Rupo, Guy Verhofstadt, etc.), et le mouvement essaime dans d’autres pays d’Europe (Pays-

Bas126, France…) et du monde.

123 G1000, rapport final, disponible sur le site http://www.g1000.org/fr/ 124 G1000, rapport final, disponible sur le site http://www.g1000.org/fr/ 125 G1000, rapport final, disponible sur le site http://www.g1000.org/fr/ 126 Fondation pour les générations futures, « Le G1000 tourne à plein régime », 17 avril 2012, http://www.fgf.be/index2.php?section=news&ID=147 – consultation juin 2014.

Les trois phases du G1000 ont permis de faire émerger des idées à

la fois innovantes et pratiques (voir ci-dessous).

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3.3.1. Légitimité démocratique du G1000

Comme pour la BC Citizens’ Assembly, on reproduit ci-dessous le tableau de Caluwaerts

& Reuchamps, avant de faire un certain nombre de remarques. On renvoie à l’article

susnommé pour davantage de précisions quant à leurs analyses.

Légitimité du G1000 selon Caluwaerts & Reuchamps (2013)127

Là encore, on peut compléter l’analyse de Caluwaerts & Reuchamps par quelques

commentaires :

‐ La façon dont Caluwaerts et Reuchamps traitent la question de la qualité de la

représentation est particulièrement éclairante sur le lien entre la notion de

représentativité et la démocratie délibérative. En effet, la méthodologie

sélectionnée par les organisateurs du G1000 – alliant tirage au sort et sélection –

ne visait pas à constituer un échantillon statistiquement représentatif de la

population, mais respecter trois principes : diversité, inclusion et indépendance128.

En réalité, une autre valeur sous-jacente non exprimée par les organisateurs sous-

tend le choix du mécanisme de sélection mixte, l’équité (chacun a une chance

égale d’être sélectionné). La légitimité constituée dans le choix des participants

n’est donc pas, ici, considérée comme une légitimité – similarité, mais elle est liée

au postulat qu’un groupe diversifié de délibérants a plus de chances de produire

une belle délibération ; on peut noter avec amusement la dimension presque épique

127 Caluwaerts D. and M. Reuchamps (2013). « Generating Democratic Legitimacy through citizen deliberation ». APSA 2013 annual meeting paper. Available at SSRN: http://ssrn.com/abstract=2299559 128 Caluwaerts D., M. Reuchamps, (2012) « The G1000. Facts, figures and some lessons from an experience of deliberative democracy in Belgium », in Van Parijs P. (ed.)

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de la légitimité délibérative, qui doit faire émerger des propositions bien

construites correspondant à l’idéal de l’éthique de la discussion habermassienne :

« When everyone at the table shares the same opinion, there is very little

contestation within the group, and under such circumstances, deliberation

does not lead to well-considered opinions and well-argued arguments »129.

Cependant, la diversité, alliée à l’éthique de la discussion permet-elle réellement

de fonder une légitimité démocratique aux yeux de la société constituée ? Nous

discuterons cette question en conclusion. Les organisateurs ont par ailleurs fait le

choix de réserver 10% des places aux personnes les moins susceptibles d’être

incluse dans le tirage au sort (sans-abris, personnes d’origine étrangère, etc.).

Cette volonté inclusive révèle une caractéristique fondamentalement paradoxale

de la légitimité démocratique, telle qu’elle a été pensée par les organisateurs du

mouvement : d’un côté, on ne se fixe pas comme objectif d’obtenir un échantillon

similaire à la société dans son ensemble (ce qui, soit dit en passant, serait une

utopie), mais d’un autre côté, on pense que certains groupes sociaux en particulier

doivent être représentés parce qu’ils sont naturellement exclus du tirage au sort.

Les organisateurs ont ajusté leur groupe délibérant tiré au sort à petites touches.

On voit bien pourquoi la qualité de la représentation doit être perçue comme un

équilibre fragile entre des valeurs (équité, inclusion, diversité) parfois

contradictoires.

‐ Le fait que l’ordre du jour du G1000 ait été laissé ouvert, et soit déterminé par des

citoyens volontaires sur internet porte à la fois des aspects positifs et négatifs. Au

nombre des aspects positifs, on peut relever notamment, la liberté laissée aux

participants, l’indépendance vis-à-vis des organisateurs, mais aussi – et surtout –

que cette liberté a permis de ratisser large, et d’accumuler un nombre

impressionnant de contributions et de propositions. La force du nombre rend

presque indiscutable la légitimité du dispositif, quand on la met en perspective

avec les équipes restreintes qui rédigent les rapports des think tanks ou même des

partis politiques, et par là orientent les choix politiques des gouvernements. De

même, l’utilisation d’Internet pour réceptionner et trier ces propositions représente

une innovation considérable (dans l’échelle plus que dans la méthode), et témoigne

de l’impact potentiellement immense des nouvelles technologies sur notre façon

129 Caluwaerts D., M. Reuchamps, (2012) « The G1000. Facts, figures and some lessons from an experience of deliberative democracy in Belgium », in Van Parijs P. (ed.)

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d’appréhender la politique, et pose aussi des questions : en tant qu’outil technique,

internet ne saurait être considéré comme universellement accessible, et le choix de

son utilisation exclut mécaniquement une partie de la population (pauvres,

personnes âgées, illettrés, etc.) du dispositif130.

‐ Les dispositifs de délibération et de prise de décision (throughput) semblent avoir

été particulièrement pensés, pour permettre à chacun de s’exprimer et à toutes les

idées d’être entendues, et qui a donné une envergure inattendue à l’événement ;

outre l’apparente neutralité de l’outil internet pour la première étape, et le panel

citoyen de la troisième phase, c’est davantage la deuxième phase qui retient

l’attention. Le dispositif déployé impressionne tant par sa complexité que par sa

diversité et parvient, semble-t-il, à produire des résultats probants. On relève deux

jeux d’opposition particulièrement intéressants : le jeu G1000 / G’offs / G’home

(1), le jeu des tables des discussions / le tableau central (2). Le premier jeu a

permis de faire du G1000 davantage qu’une simple expérience en laboratoire ; au

contraire, il s’est constitué comme un véritable moment démocratique, couvert par

les chaînes nationales belges et scruté par les politiciens, même s’il a été par la

suite critiqué. Le deuxième jeu a permis de faire émerger des idées novatrices en

grand nombre, en multipliant les modes d’interaction et de délibération et en

catalysant les pensées individuelles ; à cet égard, le G1000, et dans sa foulée le

panel citoyen G32 paraissent être de grandes réussites, qui matérialisent

parfaitement l’idéal délibératif.

‐ On peut regretter la courte durée du G1000 (une journée), victime du principe de

réalité. Le G32 qui a suivi la journée du G1000 et s’inscrit directement dans sa

continuité a, lui, duré trois week-ends. Ce qui fait, si l’on exclut la première phase,

un total de sept jours.

130 Azi L.O. and B. Manin (2006). « Internet : la main invisible de la délibération ». Esprit 2006/5 pp.195-212

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3.3.2. Efficacité du G1000

Le G1000 s’est inscrit comme un moment démocratique particulier pour ses participants, et

pour l’innovation politique. Comme pour l’assemblée de Colombie Britannique, les

propositions du G1000 (et du G32) n’ont pas connu de mise en application ; il faut donc

d’abord les regarder pour elles, avant de porter un jugement définitif sur l’efficacité du

dispositif.

Contrairement au cas de l’assemblée citoyenne de Colombie Britannique, le G1000 n’a pas

donné de mandat, n’a pas posé de question directe aux participants. Ce mandat était en réalité

indirect, et a varié. Dans la première phase, le mandat était de déterminer les thèmes qui

seraient débattus lors de la journée du G1000. Pendant la journée du G1000, le mandat

implicite était d’arriver à décider de priorités quant à ces thèmes, définir un socle de valeurs

partagées, et d’élaborer des pistes de réflexion dont le G32 devait se saisir afin de faire des

propositions concrètes.

‐ La première phase a réussi à faire émerger des priorités socio-économiques –

sécurité sociale, répartition des richesses en temps de crise et immigration – qui

ont ensuite été discutées pendant la journée de débat.

‐ La deuxième phase, on le voit ci-dessus, avait un mandat flou. Selon le rapport du

G1000, « l’objectif de cette discussion, dans chacune des sessions, n’était pas

d’arriver à un consensus mais de dégager les grands éléments du débat ». La

délibération a abouti à une synthèse de l’ensemble des idées émises pour le G32.

Toujours selon le rapport du G1000, la plupart de ces propositions tournent autour

de quatre mots-clés : égalité, originalité, raison et équilibre. Malgré l’application

des organisateurs, et probablement à cause des contraintes de temps, il semblerait

que la journée de délibération ait eu un output assez flou. En somme, si l’on

demande ce qui ressort de cette journée (le rapport final a d’ailleurs du mal à le

dire précisément), on s’attachera davantage à mettre en avant – comme le fait le

rapport – que « le G1000 a mis la nécessité de l’innovation démocratique à l’ordre

du jour ».

‐ Le G32 s’est emparé de l’une des questions abordées « avec ou sans emploi,

comment aborder le travail dans notre société ? », subdivisée en six thèmes131.

131 Les thèmes sont les suivants : « agir pour une rémunération plus équitable du travail », « coûts salariaux », « comment faciliter l’accès au travail (dans le cadre d’une Union Européenne Sociale) », « le travail et nos générations futures », « vie – qualité de vie – travail ? », et « la discrimination au travail ».

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Pour chaque thème, les participants ont élaboré une série de propositions qu’ils ont

choisies et justifiées en commun. Mis de côté les partis pris idéologiques de

chacun, ces propositions sont, dans le fond comme dans la forme de grande

qualité, et argumentées ; chaque thème est défini assez précisément, et les

rédacteurs ont pris soin de mettre en avant leurs présupposés et leurs

questionnements. Il est par ailleurs intéressant de noter que ces propositions prises

ensemble transgressent les clivages classiques du monde politique et des partis.

Il faut, en face de ces résultats, mettre les coûts du dispositif. Si l’on reprend le tableau

schématique que l’on a détaillé plus haut, on peut faire une série d’observations :

‐ Le dispositif a bel et bien été court, outre la première phase, à peine une journée

pour brainstomer, quelques week-ends pour préparer des propositions… C’est

d’ailleurs l’un des reproches que l’on peut faire au G1000.

‐ Le montant total du budget du G1000 s’élève à environ 450 000€. C’est dix fois

moins que l’assemblée citoyenne de Colombie Britannique, avec probablement un

impact sur la légitimité et sur la qualité du processus. Si l’on prend une mesure très

grossière, en divisant le budget par le nombre de participants, le G1000 aura coûté

250 € par participant132 ; par comparaison, le processus de Colombie Britannique

aura coûté plus de 20 000 € (34 400$ environ) par participant. Cet indicateur

représente le coût pour faire délibérer une personne selon les modalités choisies. Si

l’on considère que la qualité des propositions du G1000 et de la Colombie

Britannique sont égales, que les processus ont été proches selon les critères que

l’on voudra bien choisir (ce n’est bien évidemment pas le cas, mais l’exercice

théorique est intéressant), le G1000 aura coûté environ 80 fois moins cher que

l’assemblée citoyenne. Quelles que soient les réserves vis-à-vis de cet indicateur,

on peut néanmoins en conclure qu’il est possible de faire délibérer des gens sans se

ruiner.

‐ Via le processus en entonnoir, le G1000 a indéniablement pris en compte un large

faisceau d’informations ; la manière dont ont été traitées ces informations pose,

elle, plus de questions. Pendant la première phase, la plus ouverte, n’importe qui

pouvait librement proposer des idées, des propositions, et voter pour celles et ceux

132 Le montant par participant inclut l’ensemble des coûts, c’est-à-dire aussi ceux liés à la plateforme internet, etc. 1800 participants environ sur la journée G1000, G’offs et G’home. On considère de facto que la phase 1 était un « coût nécessaire » pour permettre de faire délibérer ces 1800 personnes. Les 32 personnes du G32 étant présentes aux trois événements de la journée du G1000, on les considère comme déjà comptées dans les 1800 participants.

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déjà présents qui les séduisaient. Les organisateurs ont ensuite rassemblé les

propositions par thème, et les internautes furent invités à déterminer quels thèmes

seraient ensuite débattus pendant la journée du G1000. Le regroupement en thèmes

par les organisateurs ne pose pas vraiment problème, mais le choix de commencer

par une agrégation avant de délibérer est à la fois contraire à l’idéal délibératif, et

porte le risque d’une manipulation de l’ordre du jour. On peut imaginer, par

exemple, comme le fait Bernard Manin, que les thèmes du débat public sont

imposés par la classe politico-médiatique et que le public choisira les thèmes les

plus brûlants alors même qu’ils ne correspondent pas à leurs véritables attentes.

Les résultats du G1000 sont, par eux-mêmes, globalement positifs, et à moindre frais ;

cependant, comme nous l’avons mentionné ci-dessus, ces résultats n’ont pas eu d’impact sur

le monde politique. Le G1000 serait-il alors un coup pour rien ? En réalité, contrairement à

l’assemblée citoyenne de Colombie Britannique, il faut analyser le G1000 à la fois comme

une expérience, et comme un défi. L’expérience a fait la démonstration que la délibération

était possible ; elle a prouvé que des citoyens d’une société divisée pouvaient s’asseoir

ensemble, et surmonter leurs différences pour avancer ensemble. Elle a révélé que les citoyens

étaient capables. Par ailleurs, le processus en entonnoir décrit ci-dessus a permis de montrer la

diversité des formes de la délibération, qui en est l’une des plus grandes forces.

C’est en analysant le dispositif dans son ensemble que l’on perçoit pleinement sa

dimension subversive, sous la forme d’un défi lancé à la classe politique : « Nous avons

montré que c’était possible, à vous de le faire ». En fin de compte, les propositions du G1000

importent peu, le tour de force qu’il représente est un résultat déjà satisfaisant.

Nous avons mené une analyse empirique simple de deux dispositifs délibératifs majeurs,

sous le prisme de la légitimité et de l’efficacité. L’étude de la légitimité mise en pratique nous

permet désormais de faire un certain nombre d’observations et de propositions, qui constituent

la partie suivante.

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Partie 4. Discussion – les limites du

paradigme délibératif et les cinq pouvoirs

Vient le temps de conclure. Au fil de ce mémoire, nous avons présenté certaines

interprétations des mutations que connaît notre système représentatif électif, nous avons

cherché à comprendre comment la démocratie délibérative visait à apporter des réponses à ces

questionnements, et nous avons enfin analysé deux initiatives se réclamant du paradigme

délibératif. Il ressort avant tout de ces développements une conviction forte : la délibération

est une forme politique puissante, appelée à jouer un rôle important dans la manière dont nous

concevons nos choix politiques. Cette conviction doit, cependant, être nuancée, tant les

verrous du système actuel seront durs à forcer, tant l’inertie de nos dirigeants et la timidité des

citoyens seront difficiles à surmonter. Par ailleurs, la légitimité démocratique de la

délibération n’est pas immédiate, comme l’ont montré les deux expériences analysées ci-

dessus : la démocratie est en jeu – au sens anglo-saxon de « at stake » – dans la délibération

autant que dans la représentation, tributaire des choix de construction des dispositifs

délibératifs. Pour cette dernière partie, qui nous tiendra lieu de conclusion, on suivra trois

étapes : il semble dans un premier temps indispensable de montrer certaines limites et enjeux

du passage de la théorie délibérative à la pratique (a) ; les récentes expériences délibératives,

bien qu’imparfaites, ont néanmoins révélé le désir d’un nombre croissant de citoyens d’être

davantage impliqués dans la vie politique de leur pays, et leur capacité à y participer (b). Une

voie possible se dessine, qui permettrait de satisfaire à la fois le souhait des citoyens, et les

exigences d’efficacité et de solidité du système : la mise en place d’un système mixte, qui

nous amènera à repenser la tripartition des pouvoirs en situation d’incertitude (c).

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4.1. La constitution en pratique de gouvernement – enjeux

et limites de la délibération

La récupération du paradigme délibératif par des élites politiques dans les pays

occidentaux ou émergents a montré les limites du passage de la théorie à la pratique. Edward

C. Weeks133 a défini quatre conditions sine qua non pour la démocratie délibérative : que la

participation du public soit large (1), informée (2), qu’il y ait véritable délibération (3), et que

les résultats de la délibération soient crédibles (4) ; on peut compléter ces conditions par une

cinquième, qui consiste en la capacité à mesurer les effets de la procédure délibérative (5). Par

ailleurs, on se doit de préciser la troisième condition : il n’y a véritable délibération que

lorsque les participants sont en capacité – au sens le plus large – de délibérer ; on trouve dans

le concept de délibération une exigence d’équité à laquelle doivent satisfaire les dispositifs

concrets.

Les cinq conditions listées ci-dessus se heurtent à une série d’obstacles, à la fois internes à

la délibération, et externes, qui nous amènent à penser que la délibération ne peut, pour

l’instant, pas faire l’économie d’une légitimité issue du suffrage universel.

4.1.1. Des obstacles internes

L’obstacle interne majeur tient au design de l’appareil délibératif, c’est-à-dire aux

multiples aspérités et irrégularités qui empêchent de satisfaire les deuxième et troisième

conditions. Bernard Manin, dans son article intitulé Comment promouvoir la délibération

démocratique ?134, montre que les dispositifs délibératifs dérivés de la pensée habermassienne

– inspirés des salons et des cafés du XVIIIe siècle – présentent des biais importants, liés

notamment au fait que les individus ont tendance à privilégier les informations qui les

confortent dans leur idée initiale, voire à interpréter toute nouvelle information comme allant

dans leur sens (biais de confirmation), et préfère un modèle oratoire, dans lequel des orateurs

ne défendant qu’un seul point de vue présentent leurs arguments devant un public chargé de

prendre des décisions. Manin engage ici un travail de réflexion opérationnelle sur les

133 Weeks E.C. (2000). « The Practice of Deliberative Democracy: Results from Four Large-Scale Trials », Public Administration Review, Vol.60, n°4, pp.360-372 134 Manin B. (2011). « Comment promouvoir la délibération démocratique ? Priorité du débat contradictoire sur la discussion ». Raisons Politiques, 2011/2 n°42, p.83

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conditions pratiques de création d’un espace délibératif réellement démocratique. Toute

volonté de mise en place d’un système délibératif ne peut s’affranchir d’une telle réflexion.

Par ailleurs, asseoir un groupe de personnes autour d’une table et les faire discuter d’un sujet

ne leur donne pas directement la capacité équitable à délibérer. Sans chercher à mener une

analyse bourdieusienne, il paraît assez évident que les informations transmises aux

participants seront différemment compilables et analysables en fonction des capacités

cognitives et du bagage culturel de chacun. Le design du dispositif doit donc relever le défi de

fournir des informations qui s’adressent à tous et à chacun ; à chacun, car n’importe qui doit

les comprendre, et à tous, car elles doivent être communicables entre les participants

(supporter le même format).

4.1.2. Des obstacles externes

Une fois résolue la question du design du dispositif délibératif – ce qui n’est pas une mince

affaire – un obstacle de taille se dresse contre la démocratie délibérative : le consentement à

délibérer. Délibérer représente un coût pour le délibérant qui donne son temps et son énergie.

Quelle contrepartie doit-on offrir au citoyen délibérant en vue de l’inciter à participer à la

délibération ? On peut penser à plusieurs ordres de compensation :

‐ Le premier ordre est inclusif : la contrepartie du temps donné est directement

inscrite dans la délibération, qui donne la possibilité au délibérant d’avoir un

impact sur les décisions prises collectivement. Cette compensation est l’une des

revendications phares des tenants de la démocratie délibérative. Néanmoins, on

peut s’interroger, à juste titre : les citoyens s’intéressent-ils réellement aux prises

de décision collectives ? L’analyse des comportements électoraux – en particulier

chez les jeunes – montre que les choix des citoyens peuvent obéir à des logiques à

la rationalité floue, et il est difficile de savoir si la mobilisation est faible parce que

les électeurs potentiels ont l’impression que leur voix ne compte pas, ou si

l’impression de dilution vient de l’apathie électorale. Contredisant l’idée selon

laquelle un électeur n’a pas de pouvoir, le mouvement du Tea Party aux Etats-

Unis, phagocytant progressivement le parti républicain, montre qu’une somme de

voix grassroot organisée peut avoir un impact important sur la scène politique. En

d’autres termes, le système politique électoral n’est rien sans l’énergie déployée

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par les hommes qui le soutiennent, ou qui le combattent ; il en serait de même pour

la démocratie délibérative, et on assisterait rapidement au dégarnissement des

assemblées, une fois passé l’engouement pour la nouveauté. Par ailleurs, comment

s’assurer que la délibération aura une application concrète ? Pendant la décennie

passée, on a assisté à un foisonnement d’initiatives délibératives, qui ont plutôt

bien fonctionné, quant au recrutement, à la qualité des débats, et au rendu final. On

peut citer à cet égard les exemples de la réforme électorale en Colombie

Britannique, le BurgerForum aux Pays-Bas, le G1000 en Belgique. Ces

événements ont eu, en revanche, un impact relativement limité en matière de

législation : Le Burgerforum, organisé à l’origine par le gouvernement, a été

rapidement enterré, les résolutions de la BC Citizen’s Assembly ont été rejetées

par référendum, et le G1000, organisé par des membres de la société civile, n’a pas

eu de retombées concrètes. Plus généralement, la schizophrénie des élus qui

poussent ce type d’initiatives, ayant à l’esprit que le pouvoir qu’ils donnent aux

citoyens est autant de pouvoir qu’on enlève au système représentatif, questionne

fondamentalement la possibilité d’une cohabitation. Les initiatives émanant de la

société civile quant à elles souffrent, paradoxalement, d’un manque de légitimité,

ou plutôt d’un manque d’autorité, c’est-à-dire de légitimité en action. Comme le

disait Benoît Derenne, l’un des initiateurs du G1000 en Belgique, à l’occasion

d’une intervention devant les élèves du master Alternative Management d’HEC

Paris, il faut que les décisions prises dans le cadre de la délibération aient un

impact, sinon ça ne sert à rien. Pour s’assurer que l’organisation d’assemblées

délibératives ne serve pas à rien, il faut institutionnaliser la délibération inclusive.

‐ Le deuxième ordre concerne les compensations financières. On pourrait songer à

rémunérer le délibérant pour chaque journée passée à délibérer. Mais là encore,

plusieurs questions épineuses surgissent : comment fixer le montant de la

rémunération ? Doit-il être proportionnel à la perte de revenu conséquente à

l’absence d’heures ou de journées de travail ? Si oui, cela pose des problèmes

d’égalité de traitement, car ces rémunérations étant ultimement financées par les

contribuables, cela revient à considérer qu’une personne qui a un salaire élevé à

plus de valeur dans la délibération qu’un chômeur (puisque la société lui paye plus

cher son heure de disponibilité). Si non, à quel niveau fixer la compensation pour

ne pas avoir un effet trop désincitatif pour les couches supérieures ?

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‐ Le troisième ordre consiste à faire de la participation à la délibération une

obligation citoyenne, en punissant l’absentéisme.

4.1.3. La délibération de simples citoyens ne semble pas encore

pouvoir être considéré comme légitime si elle n’est

pas assortie d’un suffrage

Les expériences délibératives actuelles ne se sont toujours pas affranchies de la démocratie

représentative élective. Le G1000 émane de la société civile, mais ses propositions n’ont pas

eu de transcription dans la loi ; l’assemblée citoyenne de Colombie Britannique, qui

représente sans doute l’une des tentatives les plus abouties de délégation de décision à un

dispositif délibératif, se conclut par un référendum. On pourrait aussi citer les budgets

délibératifs, qui restent pour la plupart circonscrits, et limités par le pouvoir politique135, etc.

La démocratie délibérative est, pour des raisons pratiques, intimement liée au tirage au

sort. Si, dans le cas de politique locale, il est possible de faire délibérer l’ensemble des

personnes concernées par une décision, cela s’avère impossible dans le cadre de réflexions

nationales ou régionales. Par ailleurs, fonder une démarche délibérative sur le volontariat

n’est pas davantage souhaitable, car la légitimité des décisions prises par un groupe de

citoyens volontaires, aussi louables que soient leurs intentions, ne résiste pas longtemps à la

critique du citoyen insatisfait.

Peut-on imaginer qu’un groupe de personnes tirées au sort prennent des décisions qui

affectent toute la société ? Les tenants du tirage au sort soutiennent que sa légitimité provient

de l’égale chance de chacun à être amené à prendre des décisions, et ambitionnent de

remplacer l’égalité numérique de la démocratie agrégative136 (celle que nous connaissons)

correspondant à un homme = une voix, par une équité probabiliste. Mais est-ce suffisant ?

Dans le système actuel, les citoyens délèguent à une personnalité ou à un groupe de

personnalités le pouvoir de prendre des décisions pour tous, sur la base – certes floue – d’un

programme, ou d’une trempe, ou d’un mélange des deux. Chaque citoyen élabore une

stratégie composite, faite d’exclusions (« je ne vote pas pour ce candidat parce qu’il a dit

135 Par exemple, le budget participatif proposé par Anne Hidalgo à la mairie de Paris représente 426 millions d’euros, soit 5% du budget total de la ville, et se contente de laisser les citoyens voter pour des projets proposés par l’administration parisienne dans un premier temps… On est loin du G1000 136 Rosanvallon P. (2011). La société des Egaux. Paris, Seuil

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ceci, parce que je le trouve comme cela »), et d’adhésions (« je vote pour ce personnage car il

défend tel sujet qui me tient à cœur, parce que je crois pouvoir avoir confiance en lui »). Ces

stratégies complexes, bien qu’elles soient mal saisies par le système actuel, présentent une

caractéristique fondamentale que ne possède pas le tirage au sort : elles sont humaines.

L’électeur, quand bien même ce serait pour de mauvaises raisons, place sa confiance en un

homme, en un groupe d’hommes. Régler la question de la politique et des choix collectifs par

un mécanisme probabiliste reviendrait à demander au citoyen de faire confiance soit à un

système, soit à l’ensemble des hommes et des femmes qui pourraient potentiellement être tirés

au sort ; dans les deux cas, on exigerait de lui un niveau d’abstraction démesuré. Il manque au

tirage au sort le lien de confiance que confère le suffrage universel.

La démocratie délibérative aboutit donc rapidement dans une impasse : ambitionnant de

retrouver la légitimité démocratique dans la délibération, elle ne dispose pas des moyens

pratiques pour s’assurer du consentement des citoyens et par là graver dans le marbre la

légitimité retrouvée. Il faut donc envisager la démocratie délibérative comme un

approfondissement du caractère démocratique de nos systèmes d’attribution et de répartition

du pouvoir, de la même manière que le passage à un système dit démocratique représentatif

électoral avait marqué une amélioration par rapport à l’ancien régime. Bernard Manin le dit

lui-même, la démocratie telle que nous nous la représentons est un système qui nous permet

de choisir notre propre aristocratie. Dans quel sens doit aller ce nouvel approfondissement ?

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4.2. Néanmoins, les citoyens sont capables, souhaitent

être davantage inclus dans les choix collectifs et

peuvent représenter un apport considérable

pour la démocratie…

Les deux expériences que nous avons analysées, et bien d’autres encore, montrent que les

citoyens sont capables de délibérer ensemble, à partir du moment où on leur en donne le

temps, les moyens – y compris l’information, et qu’on leur fournit un cadre bien pensé. Non

seulement ils en sont capables, mais les inclure dans la prise de décision collective porte des

avantages inégalés ; en particulier, les « simples citoyens » ont trois attitudes qui permettent

d’améliorer la prise de décision : ils posent des questions, ils réfléchissent à partir de leur

expérience propre – on l’a vu dans le cas de l’assemblée citoyenne de Colombie Britannique,

et ils acceptent de faire des sacrifices choisis, ils sont responsables. Edward C. Weeks137

raconte comment la mairie d’Eugene aux Etats-Unis a progressivement mis en place un

budget participatif :

« Eugene decisions began as a conventional citizen involvment effort which

included telephone polls, meetings with community leaders, a public open house, and

a newspaper “clip out” questionnaire. The council, hoping to learn which services

the public was willing to see reduced, learned instead that most citizens believed that

the budget could be balanced through “efficiencies”. Moreover, in the face of

extreme financial exigency, citizens and community leaders urged the adoption of

additional library, public safety, and social services. This dilemma of a citizenry

unwilling to accept the discipline of balancing their demand for services with a

willingness to pay for them led the council to change course and to adopt a

community dialogue based on a model of deliberative democracy ».

Faire participer des citoyens à des choix collectifs aussi cruciaux que ceux du budget est

aussi une aubaine pour les élus, car cela leur permet de les extirper de la situation délicate

dans laquelle ils se trouvent – entre le marteau et l’enclume – en mettant les électeurs face à

leurs responsabilités. Non seulement les citoyens sont capables de délibérer, mais ils le

souhaitent. Le succès du G1000 en est l’exemple le plus probant : il ne s’agit pas seulement

du fait que 1800 personnes aient choisi d’y participer, nombre conséquent mais relativement

137 Weeks E.C. (2000). « The Practice of Deliberative Democracy: Results from Four Large-Scale Trials », Public Administration Review, Vol.60, n°4, pp.360-372

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Baudin Roman – « Les apports de la démocratie délibérative » – Septembre 2014  73  

faible comparé à la population de la Belgique (plus de 11 millions d’habitants) ; l’audience

qu’a reçue l’événement montre un réel engouement pour la délibération démocratique,

comme le note David Van Reybrouck dans son livre138. Ne cédons pas pour autant à

l’enthousiasme béat, ni à l’angélisme. Comme le souligne le rapport du G1000, « la

participation citoyenne peut en effet créer l’illusion qu’il existe un consensus rationnel pour

tous les problèmes, ce qui n’est pas le cas. Une démocratie ne coïncide pas avec le consensus,

elle est également basée sur le conflit »139. La délibération ne peut et ne cherche pas à

résoudre tous les conflits, mais à permettre à des personnes aux vues opposées de discuter de

problèmes collectifs et d’y chercher ensemble des solutions. D’où l’importance du cadre

donné à la délibération, qui doit permettre l’expression de chacun tout en évitant d’attiser les

tensions. De même, tous les sujets ne sont pas propices à la délibération. Certaines décisions

doivent être prises rapidement, dans l’urgence, alors que délibérer demande du temps, de la

patience.

4.3. Dans la période d’incertitude démocratique actuelle, il

est nécessaire de clarifier les rôles et les pouvoirs, et

d’œuvrer à une inclusion progressive du citoyen dans les

prises de décisions collectives et les instances de contrôle

démocratique

La question de la démocratie, c’est la question du pouvoir. Nous avons fait état en début de

ce mémoire de la métamorphose du monde occidental – mondialisation, nouvelles

technologies, montée de l’individualisme – qui impose de repenser la notion de pouvoir. Le

cadre traditionnel du pouvoir en France est marqué par la division politique et administrative

des trois pouvoirs : faire des lois et contrôler l’action de l’Etat (législatif), appliquer les lois et

gérer les affaires courantes de l’Etat (exécutif), et contrôler l’application de la loi et

sanctionner son non-respect (judiciaire). Notre thèse est que cette tripartition est aujourd’hui

datée, et qu’il faut faire évoluer le système actuel vers un système mixte alliant représentation

élective et délibération citoyenne en s’adaptant davantage aux aspirations et aux capacités des

138 Van Reybrouck D. (2014). Contre les Elections, Actes Sud. 139 G1000, rapport final, disponible sur le site http://www.g1000.org/fr/

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Baudin Roman – « Les apports de la démocratie délibérative » – Septembre 2014  74  

citoyens. Avant d’expliquer comment la délibération citoyenne peut s’insérer dans le système

actuel, un détour par la question du pouvoir est donc nécessaire.

4.3.1. Pourquoi la tripartition du pouvoir est datée et quels

problèmes cela pose

Avant de rentrer dans les détails du système que nous proposons, un mot sur les raisons qui

nous amènent à penser que la tripartition du pouvoir est datée. Nous en avons retenues trois :

‐ Le pouvoir exécutif, tel qu’il est exercé en France actuellement, comporte des

éléments politiques et gestionnaires140. La combinaison de l’élection du président

de la République au suffrage universel avec la discipline de parti – quoique

légèrement remise en question aujourd’hui – confère au Gouvernement la

possibilité d’agir en tant que législateur, en imposant de manière plus ou moins

subtile ses projets de loi au Parlement, et donc de faire les choix à destination de la

collectivité (élément politique). Par ailleurs, il garde son rôle gestionnaire

traditionnel, même si on assiste, avec la délégation de service public, à une

externalisation d’un certain nombre de fonctions de l’Etat. A l’inverse, dans un

régime parlementaire, on peut voir apparaître des situations de blocage qui

empêchent la constitution d’un exécutif (l’exemple récent de la Belgique en est

une des meilleures preuves), et donc provoquent l’absence du pouvoir

gestionnaire, celui-ci étant assuré pendant la période de vacance par des

administrations sans légitimité démocratique. Dans les deux cas cités, il y a une

confusion ou un empiètement des dimensions politiques et gestionnaires du

pouvoir, qui nuit à leur légitimité ou à leur efficacité. Ces situations étaient

tolérables il y a encore dix ans, elles ne le sont plus aujourd’hui. En effet,

l’accélération des flux d’information – qui tendent à la continuité – et l’incertitude

liée à la multiplication des interdépendances dans un monde ouvert exigent à la

fois un état d’alerte continu et une capacité de réaction presque instantanée du

pouvoir gestionnaire, et la possibilité de mener des réformes politiques bien

140 On considère que le pouvoir politique s’incarne dans la capacité à faire des choix à destination de la collectivité, et que le pouvoir gestionnaire se trouve dans l’administration des biens et des êtres conformément aux choix politiques, ou s’insérant dans les interstices permis par le droit. Voir ci-dessous

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Baudin Roman – « Les apports de la démocratie délibérative » – Septembre 2014  75  

préparées (c’est-à-dire pas dans la précipitation), cohérentes, et qui ne sont pas

annulées à chaque changement de majorité.

‐ On a mentionné plus tôt la question des stratégies de vote des électeurs. Le

problème qui se pose lorsqu’une seule entité élue possède un pouvoir politique et

un pouvoir gestionnaire est que l’électeur ne sait pas, en fin de compte, pour quoi

il vote. Quand je vote pour le président de la République en France, je vote pour

un homme capable de gérer, pour un programme politique ? En réalité, pour un

mélange des deux. Et c’est justement là que le bât blesse, car ce mélange empêche

l’attribution de responsabilités claires, qui sont garantes du caractère démocratique

de l’élection ; celle-ci se résume en fin de compte à un vote binaire entre content et

pas content qui dessert autant les politiciens – les citoyens retiennent en général

davantage les aspects négatifs des bilans de leurs gouvernants et sont donc plus

enclins à se déclarer insatisfaits – que la démocratie elle-même – il s’agit pour

l’opposition de tirer à boulets rouges sur la majorité afin de s’attirer tous les

insatisfaits ; le mythe de l’opposition constructive apparaît comme l’apanage des

derniers utopistes de la démocratie représentative élective.

‐ La tripartition du pouvoir favorise sa captation par une aristocratie élue, et ne

correspond absolument pas au désir d’inclusion grandissant dans la population.

Dès l’origine, Sieyès, l’un des « inventeurs » du système démocratique français, ne

considérait pas que le peuple doive prendre part directement aux choix collectifs.

La connivence naturelle et les intérêts partagés entre les détenteurs du pouvoir

exécutif, et ceux du pouvoir législatif, tous menant des carrières politiques,

représentent une menace sérieuse pour la démocratie.

Ces trois arguments amènent mécaniquement à poser la question du remplacement du

système actuel. Nous avons toujours pensé le pouvoir comme une sainte trinité, comme un

fait naturel, alors qu’en réalité, il n’en est rien : nous avons affaire à une convention, un choix.

Ci-dessous, on propose une modélisation du trio politique / gestion / contrôle et on révèle

l’existence de deux autres pouvoirs qui semblent devoir être distingués.

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4.3.2. Les trois dimensions du pouvoir et les cinq pouvoirs

Il est nécessaire à ce stade de clarifier un peu les choses. Commençons par définir

précisément ce qu’est le pouvoir.

Le dictionnaire Larousse en ligne donne plusieurs définitions du pouvoir141 :

‐ Propriété, capacité qu'a quelque chose de produire certains effets ;

‐ Faculté, possibilité que quelqu'un ou quelque chose a de faire quelque chose ;

‐ Autorité, puissance de droit ou de fait, situation de ceux qui gouvernent, dirigent ;

‐ Les dirigeants eux-mêmes, le gouvernement.

Le pouvoir définit donc à la fois la propriété et le propriétaire. Le mot d’ordre de la

démocratie – « le pouvoir par le peuple et pour le peuple » - révèle donc autant la volonté de

s’assurer que le pouvoir serve le peuple, mais aussi qu’il soit incarné par le peuple. Tout

l’enjeu pour les démocrates revient alors à créer les institutions qui permettront d’assurer

l’émancipation politique des citoyens, en leur donnant la capacité de participer aux décisions

collectives. Ces institutions appartiennent à l’une des trois dimensions du pouvoir :

‐ Le pouvoir politique concerne toutes les institutions qui permettent aux membres

d’une société de se donner des lois, des règles pour agir collectivement, et pour

régler les comportements individuels en société ;

‐ Le pouvoir gestionnaire, que Foucault définit de manière plus restrictive comme la

gouvernementalité, se loge à la fois dans la capacité à faire appliquer ces règles et

ces lois lorsqu’elles existent, mais aussi à mettre en place des institutions de

contrôle et d’organisation de la société en l’absence de règle, ou dans les

interstices du droit figé ;

‐ Le contrôle du pouvoir, enfin, correspond à l’ambition de faire coïncider les deux

formes politiques et gestionnaires du pouvoir et de leur donner une cohérence. Ce

contrôle est exercé aussi bien par des institutions de type judiciaire – conseil

constitutionnel – qu’administratif – la Cour des Comptes exerce un contrôle sur les

missions du service public – et, de plus en plus, par des organismes issus de la

société civile – organisations non gouvernmentales en partenariat ou non avec la

puissance publique, cabinets de conseil, associations citoyennes, etc.

141 Dictionnaires de Français, « Pouvoir », Larousse http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/pouvoir/63206 - consultation août 2014

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Baudin Roman – « Les apports de la démocratie délibérative » – Septembre 2014  77  

Les deux premières dimensions du pouvoir peuvent être divisées en différents pouvoirs142,

qui correspondent à des pratiques différentes, des agir de pouvoir. On les appelle agir de

pouvoir, car elles correspondent bien à la possibilité, l’autorisation de mener une action.

Ainsi, on l’a dit, la République française distingue le pouvoir législatif, exécutif et judiciaire ;

Il semble aujourd’hui que l’on doive rajouter deux pouvoirs à ceux composant la fameuse

tripartition :

‐ Le pouvoir de se donner un cap – pouvoir directionnel, des objectifs ; ce que

l’on appellerait dans le jargon entrepreneurial anglo-saxon, une mission statement.

Ce pouvoir est aujourd’hui implicite et dissolu. Il est implicite, car il est le sous-

jacent idéologique de toutes les décisions politiques, à travers l’échiquier politique,

mais aussi du pouvoir de contrôle ; il est aussi entièrement dissolu, car chaque

homme politique cherche à s’en emparer sans pouvoir réellement le saisir.

‐ Le pouvoir prérogatif ; Manin définit la prérogative comme la capacité à prendre

des décisions qui engagent la collectivité en l’absence de loi. Le pouvoir prérogatif

se révèle dans l’urgence, et dans l’incertitude ; il est le pouvoir d’engager la force

militaire, de prendre des décisions sanitaires, de négocier des traités, etc. Dans le

système actuel, ce pouvoir est inclus dans le pouvoir exécutif, assimilé à la gestion

des affaires courantes tant qu’il reste le pouvoir de l’exceptionnel. L’augmentation

de l’incertitude et la multiplication des situations d’urgence demandent qu’il soit

séparé : il n’est plus un pouvoir de l’exceptionnel.

4.3.3. Comment institutionnaliser la délibération ?

A la suite des réflexions que nous avons menées tout le long de ce mémoire, il est enfin

temps de donner quelques pistes sur la place que devrait prendre, nous semble-t-il, la

délibération dans le système démocratique actuel. L’inclusion de davantage de délibération,

sans être particulièrement révolutionnaire, répond à cinq principes : efficacité, légitimité,

inclusion, flexibilité et transparence, qui nous paraissent apporter des améliorations

substantielles au système dans lequel nous vivons. Tout d’abord, disons le franchement : la

délibération de citoyens tirés au sort est une utopie trop belle pour être généralisée à

l’ensemble des dimensions et des institutions de pouvoir. Au-delà de l’institution judiciaire,

142 On distingue le pouvoir et les pouvoirs

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qui en fait déjà usage, on retient deux pouvoirs et une dimension du pouvoir qui devraient

inclure des citoyens. Les deux pouvoirs dont nous parlons sont le pouvoir directionnel et le

pouvoir législatif ; la dimension du pouvoir que nous visons est, évidemment, le pouvoir de

contrôle. Commençons par le début…

‐ Se donner un cap. Dans le système actuel, le cap est fixé par les élections reines,

en France l’élection présidentielle, sur la base d’un programme flou, on l’a dit, et

peu contraignant. Une première proposition, serait d’enlever le pouvoir de fixer un

cap à cette élection. Le G1000 a montré que des citoyens pouvaient eux-mêmes

définir leurs priorités, on peut envisager sans problème de faire voter les citoyens

dans un premier temps sur des programmes « sans-tête », avec des cycles de

longue durée. On peut par exemple dans un premier temps demander aux citoyens

quelles sont leurs priorités pour les cinq, sept, huit, dix ans à venir, en les invitant à

faire des propositions et en institutionnalisant des événements délibératifs sur le

modèle du G1000. L’important est que chacun puisse participer à la définition des

grandes priorités de la nation, et que leur choix soit sanctionné par référendum,

pour lui conférer la légitimité nécessaire. Cela n’exclut absolument pas, bien

évidemment, de voter ensuite pour un exécutif chargé d’appliquer les règles qu’on

se donnera, et pour une personne ou un groupe de personnes chargés du pouvoir

prérogatif. On peut aussi préférer reprendre la proposition d’Yves Sintomer d’une

troisième chambre chargée du futur, à laquelle on pourrait attribuer le pouvoir de

fixer l’agenda politique.

‐ Se donner des règles. Pour se donner des règles, il faut produire de l’information,

créer des propositions, et mettre en place un mécanisme de choix. Contrairement

au pouvoir directionnel, tout le monde ne peut pas participer à l’élaboration des

règles. Il faudra donc avoir recours au tirage au sort. Le modèle de Terrill

Bouricius143 est particulièrement intéressant à cet égard, car il manie les différents

types de dispositifs délibératifs adaptés à chacune des trois nécessités ci-dessus.

On peut notamment reprendre son idée de mettre en place des Interest Panels,

basée sur le volontariat – et donc gérés par les partis, les associations de la société

civile, les entreprises, les représentants, les citoyens – pour produire de

l’information et proposer des axes de législation, en cohérence avec le cap défini.

Ces axes de législation devront être ensuite travaillés par des Review Panels

143 Van Reybrouck D. (2014). Contre les Elections, Actes Sud.

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Baudin Roman – « Les apports de la démocratie délibérative » – Septembre 2014  79  

chargés de faire des propositions, qui seront soumises au vote. Afin d’éviter des

manipulations de l’ordre du jour, on mettrait en place un conseil mixte, composé

d’élus, de hauts fonctionnaires et de citoyens tirés au sort, chargé de décider quels

axes de législation seront remis à des Review Panels. Les Review Panels, quant à

eux, pourront prendre la forme de l’expérience de l’assemblée citoyenne de

Colombie Britannique. J’ai déjà émis mes réserves sur l’idée de faire prendre des

décisions par des citoyens tirés au sort, aussi proposerai-je deux voies : le maintien

d’une chambre parlementaire mixte (élue mais complétée par un taux faible de

tirés au sort, de manière à ce que ceux-ci puissent avoir le dernier mot en cas de

blocage, mais ne puissent pas constituer un « parti ») qui voterait les lois, ou le

référendum pour les questions les plus épineuses. On pourrait imaginer qu’une

proposition de loi qui obtient entre 45% et 50% des votes à la chambre, avec plus

de 50% des tirés au sort soit soumise à référendum par exemple. En bref, les

combinaisons sont infinies ; il s’agit juste de montrer qu’il est possible de penser

des dispositifs délibératifs adaptés aux nécessités de la politique.

‐ Contrôler. Enfin, il semble nécessaire d’institutionnaliser un mouvement que

Pierre Rosanvallon révèle : de plus en plus d’organisations non élues sont chargées

de contrôler les pouvoirs, ce qui représente un risque pour la légitimité de la

démocratie. Une solution simple apparaît : faire entrer des citoyens tirés au sort

dans les instances de contrôle des différents pouvoirs…

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Conclusion

En conclusion de ce travail, on peut tout d’abord rappeler la situation délicate dans laquelle

se trouvent nos systèmes démocratiques occidentaux : défiance, montée des extrêmes,

abstention, populisme… Ces observations forgent la conviction qu’un changement est

nécessaire dans notre manière de concevoir la politique. Parallèlement, on voit se développer,

tant dans le monde occidental que dans les pays en développement, des initiatives se

réclamant de la démocratie délibérative, et ambitionnant d’inclure davantage les citoyens dans

les choix politiques de leurs pays, afin de retrouver une légitimité perdue ou abimée. Ces

initiatives, portées tantôt par la société civile, tantôt par des élus, montrent que si les voies de

sortie sont bien réelles, elles sont des chemins de crête dont on ne saurait sous-estimer les

dangers. « Gouverner, c’est choisir », disait Pierre Mendès France. Lorsque, pris en étau entre

l’immobilisme et la révolution, l’homme d’Etat, le simple citoyen réfléchissent au

changement, le véritable courage sera de résister aux tentations manichéennes, et de faire le

choix de la confiance, et de la raison. La confiance en la capacité des citoyens à se donner des

lois exige qu’on leur en donne les moyens concrets. La raison privilégie le pragmatisme lors

du passage de la théorie à la pratique, et s’éloigne ainsi de l’utopie.

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