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Emile Richebourg

Les Amours deVillage

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Partie 1Deux Amis

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Chapitre 1

Ils se nommaient Etienne etJacques.

Ils étaient nés la même année, àEssex, petit village d’un de nosdépartements de l’Est.

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Jacques était le fils d’un richefermier. Le père d’Etienne, un pauvrejournalier, usait toute la force de sesbras, toute la sueur de son corpspour donner du pain à sa femme et àses cinq enfants. Il est à remarquerque ce sont généralement les pluspauvres qui ont une plus nombreusefamille.

En été, aux jours de la fenaison,Radoux, le père d’Etienne, fauchait àlui seul la moitié des prairies dufermier Pérard. Il était aussi lepremier parmi les travailleurs, quandvenait l’heure de couper les blés etles avoines. En hiver, – en ce temps-là les machines à battre étaient

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encore très rares – Radoux devenaitbatteur en grange ; de mémoire depaysan, jamais à Essex, avantRadoux un fléau n’avait frappéautant de gerbes et d’épis dans unejournée. Aussi le manœuvre nemanquait jamais d’ouvrage. Il lefallait, d’ailleurs, car cinq enfants ànourrir était une rude tâche.

Mais Radoux voyait grandir Etienne,son aîné, et il se disait avec unsourire heureux :

– Dans quelques années mon grosgars sera déjà assez fort pour manierla faucille et égrener une gerbe.

Etienne promettait, en effet, de

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devenir aussi fort, aussi robuste queson père. Le jeune sauvageonn’attendait que la greffe pour donnerde bons fruits. A défaut del’instruction, qu’il ne pouvaitrecevoir, les conseils de ses parentset une extrême sensibilité devaientdévelopper les bons germes quiétaient en lui.

Un jour de fête de Pâques, lesenfants, réunis sur la petite place duvillage, faisaient rouler des œufsteints de diverses couleurs. Tout àcoup, une querelle s’éleva entreJacques, le fils de M. Pérard, etEtienne Radoux. Ils avaient alors dixans.

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Jacques était un enfant faible etdélicat, mais hargneux et agaçantcomme certains petits roquets quiaboient dans les jambes des passantset se lancent sur les molosses pouressayer de leur mordre les jarrets. Ilsavait son père riche, il était mieuxvêtu que ses camarades : cela lerendait fier, dédaigneux, insolent, etlui faisait prendre vis-à-vis de ceux-ci un grand air d’importance.Déplaisant et insupportable, ilfroissait ses jeunes compagnons ets’attirait des inimitiés nombreuses.

Ce jour-là, il portait pour la premièrefois un joli vêtement de velours bleu,sur lequel scintillaient de

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magnifiques boutons de cuivre doré.

La dispute, comme toutes lesquerelles d’enfants, allait se terminerpar la reprise du jeu, lorsqueJacques, comparant son superbecostume aux pauvres vêtementsd’Etienne, lui dit méchamment etavec mépris, en le regardant despieds à la tête :

– Tu devrais aller te cacher, avec tonpantalon rapiécé et ta vestecrasseuse ! Va-t’en donc, mendiant !

Les yeux d’Etienne s’enflammèrentde colère. Encouragé par sescamarades, qui l’approuvaient de lavoix et du geste, il marcha sur

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Jacques le poing levé. Ce dernierrecula prudemment. D’un bond,Etienne aurait pu l’atteindre et lerenverser ; mais il avait une autreintention ; l’idée d’une vengeancecruelle venait de passer dans sa tête.Il le poussa jusqu’au bord d’unemare où croupissait une eaufangeuse. Alors un sourire singuliercrispa ses lèvres ; il s’élança surJacques et, d’un coup d’épaule, lejeta dans la mare.

Tous les gamins applaudirent.

Aux cris poussés par la victime, quise débattait dans la fange, un hommeaccourut. Il se pencha sur l’eau,saisit Jacques au collet, l’enleva

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comme une plume et le remit à terresur ses deux pieds. Cet homme étaitle père d’Etienne.

Sans adresser une parole à son fils, ille prit par la main et l’entraînarapidement vers sa demeure, pendantque Jacques, honteux et désolé,regardait piteusement ses beauxhabits souillés de boue.

– Assieds-toi là, dit Radoux à sonfils dès qu’ils furent rentrés au logis,en lui indiquant un escabeau.

L’enfant obéit. Il tremblait de tousses membres. Le calme de son pèrel’effrayait ; il pressentait quelquechose de terrible. Voulant essayer de

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se justifier :

– Mon père, balbutia-t-il, laissez-moivous raconter…

– C’est inutile. Tout ce que tupourrais me dire, je le sais.Maintenant, écoute-moi.

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Chapitre 2

Radoux était pâle ; ilprit une chaise et s’assiten face de son fils. Safemme était sortie avecles autres enfants, ce quine contribuait pas à

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rassurer Etienne. De grosses larmesroulaient de ses yeux.

– Mon père, s’écria-t-il, j’ai étéméchant aujourd’hui, mais je ne leserai plus, je vous le promets ! Ne mebattez pas !

Ces derniers mots de l’enfant firenttressaillir le père, et il devint pluspâle encore.

– T’ai-je donc jamais frappé ? dit-ild’une voix étrange. M’as-tu vu uneseule fois lever la main sur toi ou surtes frères ?

– Oh ! non, mon père, jamais !

– Dieu n’a pas donné à l’homme la

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force pour qu’il s’en servebrutalement, reprit Radoux. Tu viensde commettre une mauvaise action,Etienne ; oui, tu as été méchant ;mais avant de te faire des reproches,je veux savoir si tu as du cœur. Faisbien attention à ce que je vais te dire.

« Un jour, il y a de cela un peu plusde dix ans, je conduisais ta mère à lafête d’un village voisin. Elle était àmon bras, un jeune homme osal’insulter. J’ai su plus tard qu’ilcroyait s’adresser à une autrepersonne. Son erreur nous fut fatale.Il n’avait pas fini de parler que déjàemporté par la colère, je l’avaisfrappé violemment. Il tomba à mes

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pieds comme une masse.

» Le lendemain, le malheureux était àl’agonie et moi… en prison !

» Comprends-tu, Etienne ? Pourvenger ta mère outragée, j’avais tuéun de mes semblables ! Je fusemmené par les gendarmes, j’avaismérité mon sort.

» On était à la veille de l’hiver, etl’année avait été mauvaise. Ta mèrerestait seule, désespérée, sans bois,sans pain, sans argent et incapablede travailler. Tu allais venir aumonde…

» Dieu seul a connu ma douleur et avu toutes les larmes que j’ai versées

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dans mon cachot. Il m’a entendumaudire la force qu’il m’a donnée, etc’est à genoux, les mains jointes, quej’ai juré alors de ne plus me servir decette force funeste autrement quepour le travail. En quelques jours,j’ai souffert toutes les tortures del’âme et du cœur.

» – Ma pauvre Marie, me disais-je,que va-t-elle devenir ?

» Cette seule pensée me rendaitcomme fou. Je poussais des crisépouvantables et je me démenais sifort, entre les quatre murs de macellule, qu’on crut devoir me lier avecdes cordes pour m’empêcherd’attenter à ma vie.

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» J’avais bien raison de me désoleren pensant à ta pauvre mère. L’hiverarriva, et un matin, toutes sesressources épuisées, elle resta dansson lit ; elle se sentait trop faiblepour se lever. Alors elle dit :

» – Ce soir ou demain je serai morte !

» Ce même jour, une jeune femme, ouplutôt un ange, entra dans notrepauvre demeure. Je dis un ange, car,arrivant à la dernière heure, elle étaitbien l’envoyée du bon dieu. Elle vit lamourante pâle, maigre, glacée etcomprit tout.

» Une heure après, un grand feupétillait dans la cheminée, et deux

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valets de ferme apportaientd’énormes paniers pleins deprovisions. La mort, qui déjàfrappait à la porte, s’en alla. Ta mèreétait sauvée ! »

Etienne écoutait le récit de son pèreavec une émotion croissante.

– L’excellente femme dont je viens dete parler, poursuivit Radoux, allaitbientôt devenir mère, elle aussi. Or,pour un petit enfant qui va naître, onprépare des langes, de petitsbonnets, de petites chemises… toutest petit pour un bébé mignon. Ici, tamère n’avait pu faire aucun apprêtpour te recevoir ; mais à la ferme,sans rien lui dire, on confectionnait

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deux layettes, comme si on eutattendu deux jumeaux.

» Le jour de ta naissance, ta mèrepleura de surprise et dereconnaissance en te voyant couchésur de beaux langes fins, doux etblancs, marqués à son nom. Mais elleavait tant souffert depuis trois mois,ta pauvre mère, que, lorsqu’ellevoulut te donner le sein, elles’aperçut avec terreur qu’elle n’avaitpas de lait. Et la sage-femme, qui tetrouvait malingre et chétif, compritque tu ne pourrais pas vivre. Elle eutbien soin de ne pas parler de sescraintes à ta mère, cela aurait pu latuer du coup, mais elle le dit tout bas

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à quelques voisines.

» Il y en a qui répondirent :

» – Ma foi ! ce serait un bonheurpour la mère.

» Comme si les plus pauvres et lesplus malheureux n’avaient pas ledroit de conserver l’enfant que Dieuleur a donné !

» La fermière ne pensa pas ainsi, elle.Son fils était né depuis quinze jours ;pendant qu’il dormait dans sonberceau, elle accourut ici, elle te pritdans ses bras, te couvrit de baisers,et, pendant que ta mère pleurait, ellete présenta son sein, que tu saisisavidement. Alors elle dit :

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» – Marie, si vous le voulez, votreenfant partagera avec le mien. Jeviendrai ici dans la journée autant defois qu’il le faudra, le soir jel’emporterai à la ferme et nos deuxenfants dormiront près de moi, dansle même berceau.

» La chose se fit ainsi, et pendanttrois mois la bonne fermière t’anourri de son lait, et si bien, que tugrandissais et devenais fort à vued’œil. Après ce temps, ta mère, quiavait recouvré sa santé, t’éleva aubiberon ; presque tout de suite,d’ailleurs, tu te mis à manger de lasoupe comme un petit homme.

» Quant à moi, après trois mois de

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prison préventive, on m’avait faitpasser en cour d’assises ; àl’unanimité des voix du jury j’avaisété acquitté et j’étais revenu près deta mère. Les certificats et les bonstémoignages ne m’avaient pas faitdéfaut ; tous les villages du canton,où j’étais bien connu, s’unirent pourme sauver. D’abord j’avais eugrand’peur de la cour d’assises, maison me dit :

» – En police correctionnelle, vousseriez condamné à la prison ; mais lejury vous acquittera.

» C’était la vérité.

» Maintenant, Etienne, tu as déjà

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deviné, sans doute, que c’est madamePérard qui a été autrefois si bonnepour ta mère et pour nous tous, etque c’est à côté de son fils que tu asdormi toutes les nuits pendant troismois. »

L’enfant, qui s’était contenu jusque-là pour ne pas interrompre son père,éclata tout à coup en sanglots.

– Papa, dit-il, je ne savais pas toutesces choses, et je me repens bien de ceque j’ai fait.

– Comment t’y prendras-tu pour lefaire oublier par madame Pérard ?demanda le père.

– Je ne le sais pas encore ; mais, à

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partir d’aujourd’hui, Jacques seramon meilleur camarade. Souvent lesgrands et les plus forts que lui lebattent : je prendrai sa défense, etcomme ils savent tous que je n’ai paspeur, ils n’oseront plus l’attaquer.

– C’est déjà bien, fit Radoux ; maisne sens-tu pas qu’il y aimmédiatement quelque chose à direou à faire ?

Etienne regarda son père en ouvrantde grands yeux. Puis, soudain, il seleva et dit en pleurant :

– Je vais demander pardon à madamePérard.

– A la bonne heure ! reprit Radoux ;

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voilà ce que j’attendais.

Et tout bas, en se parlant à lui-même :

– La leçon a été bonne, Etienne a ducœur.

Quand l’enfant arriva à la ferme, iltrouva madame Pérard aidantJacques à changer de vêtements.

– Madame Pérard, lui dit-il, c’est moiqui ai fait tomber Jacques dans lamare : je viens vous demanderpardon à tous les deux. Quand j’étaistout petit, continua-t-il en se mettantà genoux, vous m’avez habillé, nourriet peut-être empêché de mourir…Mon père vient de me dire cela.

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Pendant trois mois, j’ai dormi avecJacques dans le même berceau ;maintenant que je le sais, je nel’oublierai jamais… Pardonnez-moi,madame Pérard, pardonne-moi aussi,jacques, je t’aime et t’aimeraitoujours comme un frère.

– Ah ! Etienne ! s’écria madamePérard avec attendrissement, tu nesais pas combien tu me rendsheureuse. Tout à l’heure j’ai pleuréquand j’ai su que c’était toi qui avaismaltraité mon fils, toi, Etienne, dontj’ai tenu la petite tête sur mapoitrine, à côté de celle de Jacques !

Elle le prit par la main, l’aida à serelever et l’attira dans ses bras.

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– Viens aussi, Jacques, reprit-elle,que je vous tienne encore une foistous les deux près de mon cœur !

Les deux enfants s’embrassèrent ;puis, pendant que Jacques mettait unbaiser sur une joue de sa mère, surl’autre Etienne appuyait ses lèvres.

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Chapitre 3

Ce fut une amitié vive etprofonde, et pour mieuxdire, fraternelle, qui unitJacques et Etienne. Onles voyait presquetoujours ensemble, si

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bien qu’à Essex on finit par lesappeler les jumeaux.

Pour ne pas faire de peine à Etienne,Jacques perdit peu à peu sa fiertéhautaine et dédaigneuse et devintmeilleur. Il oublia que son père étaitle plus riche du pays et s’habitua àconsidérer ses camarades, moinsfavorisés que lui sous le rapport dela fortune, comme étant absolumentses égaux. En cessant d’êtreorgueilleux, il perdit les défauts quil’avaient fait haïr et acquit desqualités qui lui valurent denombreux amis.

Madame Pérard ne cherchait pas àcacher le bonheur qu’elle éprouvait.

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– Etienne disait-elle souvent, a faitplus pour l’éducation de mon fils quemoi-même. Jacques doit à cetteamitié si sûre et si dévouée ce quema tendresse trop aveugle n’auraitpu lui donner.

A quatorze ans, Jacques fut placé aucollège afin de compléter soninstruction. M. Pérard, n’ayant pasd’autre ambition que celle de faire deson fils un agriculteur, n’avait pasvoulu entendre parler du lycée et desétudes classiques.

– Jacques, avait-il dit, cultivera laterre comme son père et son aïeul.Aussi bien qu’un médecin, un avocatou un notaire, un bon cultivateur

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rend des services à son pays. Je veuxque mon fils soit un hommesuffisamment instruit ; mais je n’aipas besoin d’en faire un savant deprofession.

Les deux amis furent forcémentséparés pendant trois ans ; mais onse retrouvait aux vacances. Du reste,Etienne commençait à travailler avecson père, et le travail lui renditmoins pénible la séparation.

Enfin, Jacques revint à Essex pour neplus le quitter, et, dès l’annéesuivante, son père lui confia unepartie de la direction del’exploitation de la ferme. Le jeunehomme eut dans Etienne un

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auxiliaire des plus actifs. S’il n’yavait qu’un maître, il y eut deux brasdéjà forts pour l’ouvrage et deuxyeux de plus pour surveiller lesouvriers et tout voir.

L’âge de vingt ans arriva. Il fallutsatisfaire à la loi du recrutement. Lesdeux amis tirèrent de l’urne chacunun mauvais numéro. Ce n’était rienpour M. Pérard, qui pouvait faireremplacer son fils, mais Etienne étaitsoldat.

– Est-ce que tu veux réellementpartir ? lui demanda Jacques un jour.

– Il le faut bien.

– Ecoute : après en avoir causé avec

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ma mère, mon père veut bien te faireremplacer en même temps que moi. Ilt’avancera la somme exigée, – onparle de deux mille cinq ou six centsfrancs, – et tu la rembourseras paracompte chaque année.

– Mon cher Jacques, cela dureraittrop longtemps, peut-être les septans que je dois passer sous lesdrapeaux.

– Oui, mais tu resteras près de moi,tu ne quitteras pas ta famille ; et puistu pourras te marier, épouser la belleCéline, que tu aimes.

Etienne rougit, et une larme sesuspendit comme une perle au bord

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de ses longs cils.

– C’est vrai, dit-il, j’aime Céline ;mais même en ne partant point, je nepourrais pas l’épouser.

– Pourquoi ?

– Réfléchis donc, Jacques ; noussommes pauvres tous les deux, etnous ne gagnerons jamais assezd’argent pour vivre convenablementet en même temps payer ma dette.Quand on aime une jeune fille, vois-tu, et qu’on en fait sa femme, c’estpour lui donner une vie heureuse etnon pour lui imposer des privations.Avec son aiguille, Céline vittranquille et soutient sa vieille mère ;

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si je devenais maintenant son mari,je serais avec ma dette une nouvellecharge pour elle, et au lieu de samodeste aisance d’aujourd’hui, ceserait la misère. Oh ! elle ne seplaindrait point !… Nous laconnaissons, elle est pleine decourage et de dévouement ! Maisc’est pour elle que je l’aime et nonpour moi. Je mourrais, ami, si jevoyais pâlir ses belles joues, ou unpli se creuser sur son front. Non, jene le veux pas. Je donnerai à monpays les sept ans que je lui dois.Céline m’aime, elle n’a que dix-huitans : elle m’attendra. A mon retour,je retrouverai du travail à la ferme,

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près de toi ; nous nous marierons etnous seront heureux.

« D’un autre côté ; je pense à monfrère, qui, dans quatre ans, tirera ausort à son tour. En partant, jel’exempte. Je suis l’aîné, Jacques, ilfaut bien que je fasse quelque chosepour les miens. »

Jacques prit les mains du conscrit etles serra affectueusement dans lessiennes.

Le jour où Etienne partit, les adieuxfurent touchants et il y eut bien deslarmes de versées à Essex ! Céline nefut pas la moins désolée. Enembrassant Etienne une dernière

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fois, elle dit :

– C’est près de ma mère et la votreque j’attendrai votre retour et que jecompterai les jours de votre absence.D’ici là, je ne prendrai plus d’autreplaisir que celui de penser à vous.

– Mon cher Jacques, dit Etienne àson ami, je te confie Céline et savieille mère ; si le travail manquait,si la maladie venait, donne-leur toutce dont elles pourraient avoirbesoin : en un mot, remplace-moiauprès d’elles ; sois comme le frèrede ma fiancée ; je m’en vais presquejoyeux en pensant qu’elle aura en toiun ami dévoué.

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– Je veillerai sur Céline ainsi que sursa mère, et serait leur appui,répondit Jacques.

Deux jours après, Etienne arrivait au

dépôt du 26ème régiment de ligne. Lejeune conscrit allait recevoirl’instruction militaire et devenirsoldat.

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Chapitre 4

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Nous passerons rapidement sur lessix ans et demi pendant lesquelsEtienne Radoux fut retenu loind’Essex. Il venait d’être nommécaporal lorsque son régiment futenvoyé en Afrique. Il revint enFrance au bout de cinq ans avec legrade de sous-officier et la médaillemilitaire. Celle-ci lui avait étédonnée après un combat contre unetribu insoumise de la grande Kabylie,

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où il s’était admirablement conduit,ce qui lui avait valu l’honneur d’êtrecité à l’ordre du jour de l’armée.

Un jour, son capitaine le fit appeler.

– Mon cher Radoux, lui dit-il, lessous-officiers et soldats de votreclasse vont être renvoyés dans leursfoyers ; mais comme on tient àconserver dans l’armée les meilleurssujets, j’ai reçu l’ordre de vousdemander si vous voulez rester avecnous.

– Je vous remercie de votrebienveillance, mon capitaine,répondit Etienne ; mais depuis quej’ai quitté mon village, je n’ai pas vu

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mes parents, j’ai besoin de meretrouver au milieu de ma famille.

– On vous accordera un congé de sixmois.

– Mon capitaine, c’est mon congédéfinitif que je serai heureuxd’obtenir.

– Alors, nous vous perdons ; je leregrette vivement.

– Mon capitaine, avant d’apprendre àme servir du fusil et du sabre, jesavais tenir la charrue et manier unefaux. Ce sont ces outils de travail queje veux reprendre. Si je les ai laissés,c’est la faute du tirage au sort. Oh !je ne regrette pas d’avoir été soldat ;

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je porterai toujours avec bonheurcette médaille que je crois avoirméritée ; et si un jour la France avaitbesoin de moi pour la défendre, jequitterais de nouveau ma famille etla charrue ; je reprendrais un fusil etje dirais à mes camarades del’armée : « Je suis soldat, faites-moiune petite place au milieu de vous ! »

– Nous avons une puissante armée etj’espère bien que la France n’aurajamais besoin de faire appel à tousses enfants.

Après ces paroles, le capitaine tenditla main au sergent et ils seséparèrent.

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Quelques jours plus tard, EtienneRadoux était à Essex. Son père et samère avaient vieilli ; mais les petitsfrères et les petites sœurs étaientdevenus grands ; la force des enfantsremplaçait celle du père. Pour euxtous, le retour du frère aîné fut unjour de fête.

Jacques Pérard accourut pour serrerla main du sous-officier. MaisEtienne lui sauta au cou.

– Je t’attendais pour me conduireprès de madame Pérard, lui dit-il. Jeveux, dès ce soir, embrasser tousceux que j’aime. Dans trois jours lamoisson va commencer : demain, jeferai le tranchant de ma faux ; y

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aura-t-il à la ferme du travail pourmoi ?

– Tu ne sauras plus, réponditJacques en souriant.

– Nous verrons cela, fit Etienne surle même ton. D’ailleurs, tu mejugeras à l’œuvre.

– Tu ne me parles pas de Céline,reprit le jeune fermier d’une voixlégèrement émue.

– Mon cher Jacques, c’est souvent dela personne qu’on aime le plus qu’onparle le moins, répondit Etienne.

– Ainsi, tu es toujours dans lesmêmes intentions ?

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– Me crois-tu donc si oublieux ?

– Non, mais tu aurais pu changerd’idée.

– Mon ami, il y a des affectionsprofondes que rien ne peut affaiblir ;de mon amour pour Céline, comme àmon amitié pour toi, le souvenir aservi d’aliment ; l’un et l’autre nemourront qu’avec moi. Quand uncœur comme le mien s’est donné, ilne reprend plus.

– Alors, vous allez vous marier ?

– Après les moissons, à moins,cependant que Céline…

– Céline ?… tu n’achèves pas.

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– Si elle ne voulait plus se marier ?

– Céline t’aime toujours, ditvivement le fermier, elle t’attend.

– Tu me dis cela comme si tu étaisfâché

– Contre toi, parce que tu as l’air dedouter, d’elle.

Les joues du jeune homme s’étaientempourprées, ce que ne vit pointEtienne.

– Allons, reprit Jacques, viensjusqu’à la ferme, le père et la mèret’attendent.

– Est-elle toujours jolie ? demandaEtienne.

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– De qui veux-tu parler ?

– D’elle, de Céline…

– Tu la verras, répondit Jacquesbrusquement.

Et il entraîna son ami.

Après la visite à la ferme, oùl’accueil le plus amical lui fut fait,Etienne demanda à Jacques del’accompagner chez madame Cordier,la mère de Céline.

– Non, répondit-il ; pendant cettepremière entrevue, je vous gênerais.

Etienne voulut insister.

– Ai-je donc besoin d’être témoin devotre bonheur ? répliqua-t-il

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froidement. D’ailleurs, j’ai un travailurgent à faire.

– Jacques n’est plus le même, se ditEtienne en s’en allant. Pourquoi est-il changé ainsi ? m’aimerait-il moinsqu’autrefois ? Non, je ne puis lecroire.

Il se sentait tout attristé et nepouvait se rendre compte dessensations pénibles qu’il éprouvait.Mais le nuage qui avait obscurci sonfront se dissipa bientôt lorsqu’il setrouva en présence de Céline et quela jeune fille, émue et souriante, mitsa main dans la sienne.

Un instant il contempla ce visage

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charmant, qui rougissait sous sonregard, et son silence, mieux que desparoles, exprimait son admiration.Céline n’était plus seulementgracieuse et jolie, elle était belle. Elleavait une de ces beautés rayonnantesque rêve l’imagination du poète etque le peintre fait éclore sous sonpinceau. La pureté des lignes, lafinesse et la régularité des traits necédaient rien à la fraîcheur du teint,à l’élégance des formes et à lagracieuseté des mouvements. Jamaisplus beaux cheveux blonds n’ontcouronné un front plus radieux. Sonsourire seul suffisait pour la rendreadorable.

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– Vous me trouvez donc bienchangée ? demanda-t-elle à Etienne.

– Oui, car vous êtes mille fois pluscharmante.

– N’est-ce pas qu’elle a embelli ? ditla mère ; elle seule ne veut pas enconvenir.

– Oh ! je suis de votre avis, madameCordier, Céline a tort. Oui,poursuivit-il en s’adressant à lajeune fille, en vous revoyant si belle,je n’ai pu vous cacher monétonnement. Il est vrai que dans monémotion il y a aussi le bonheur de meretrouver près de vous. Je n’aiqu’une chose vous demander,

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Céline : m’aimez-vous toujours ?

– Est-ce que je ne vous ai pasattendu ? répondit-elle avec unregard d’une douceur infinie.

– Et en t’attendant, Etienne, elle aéconomisé cent écus tout rond pourles frais de la noce, car elle a bienpensé que tu ne serais pas fournid’argent. Elle peut m’appeler bavardetant qu’elle voudra, mais je te diraiencore qu’elle a acheté un bandeaude belle toile de fil avec lequel elle t’aconfectionné une douzaine dechemises.

– Ah ! Céline, chère Céline ! s’écria lejeune homme ému jusqu’aux larmes.

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– C’est mal, ma mère, c’est mal de metrahir ainsi, dit la jeune fille.

Etienne l’entoura de ses bras, et,pour dissimuler son trouble, ellecacha sa figure contre la poitrine deson fiancé. Madame Cordier lesregardait en souriant.

– C’est le commencement dubonheur, pensait-elle.

Le 20 septembre, Céline devint lafemme d’Etienne. Jacques Pérardn’assista point à la cérémonie dumariage : il était parti la veille pourParis. Ce fut un chagrin pourEtienne ; il ne pouvait s’expliquerl’étrange fantaisie de son ami, qui

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aurait dû choisir un autre momentpour aller visiter la capitale.

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Chapitre 5

L’année suivante, aucommencement de juillet,Céline donna le jour àdeux jumeaux, un garçonet une fille jolis commeleur mère.

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Après avoir fait quelques difficultés,Jacques consentit à être le parrain dupetit garçon.

– Il va falloir travailler pour cinq, ditjoyeusement Etienne ; mais j’ai ducourage et mes bras sont forts.

Quelques jours après, on apprit avecstupeur que la guerre venait d’êtredéclarée à la Prusse. Mais on serassura bientôt, lorsqu’on vit passersur nos routes, marchant vers Metzet les bords du Rhin, notre artillerieet nos magnifiques régiments decavalerie.

Personne ne doutait du succès. Maisbientôt, après Wissembourg et

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Reichshoffen, les Allemands sejetèrent sur la France comme untroupeau de loups affamés.

Un immense cri de douleur s’échappaalors de toutes les poitrines, et unfrémissement de haine et de colère serépandit, comme une traînée depoudre qui brille, de l’Est à l’Ouest,et du Nord au Midi.

On s’empressa de rentrer lesdernières récoltes, et les paysans del’Alsace et de la Lorraine prirent leurfusil en criant « Mort aux Prussiens !Vive la France ! ». Puis vint ledésastre de Sedan !

L’ennemi marchait sur Paris, et la

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France n’avait plus de soldats pours’opposer à l’invasion. Le péril étaitgrand. Afin de continuer la lutte, onfabriqua, on acheta de nouveauxfusils. On fondit d’autres canons, onappela les mobiles, les anciensmilitaires, enfin tous les hommesnon mariés, de vingt à trente-cinqans, à la défense de la patrie.

Jacques Pérard reçut l’ordre departir : Alors Etienne dit à safemme :

– Demain, Jacques et les jeunes gensde canton se rendent au chef-lieu, oùils doivent être armés. Je ne sais cequi se passe en moi, Céline, mais ilme semble que j’aurais honte si je

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restais à Essex les bras croisés,quand la patrie est en danger.

– Ah ! tu veux me quitter ! s’écria lajeune femme en pleurant.

– C’est vrai, je veux suivre Jacques etme battre à côté de lui contre lesennemis de mon pays. C’est le devoirde tous les Français.

– Mais on n’appelle pas les hommesmariés, répliqua-t-elle ; que parles-tude devoir ?

– Je ne puis oublier que j’ai étésoldat, Céline ; aujourd’hui la Franceest malheureuse, et ce serait unelâcheté de ne pas mettre à sonservice mes bras, qui ont appris à se

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servir des armes. Je ne te quitteraipas sans éprouver une vive douleur,mais le mérite d’une action est toutdans le sacrifice.

– Mais tu peux être tué ! reprit-elleen sanglotant.

– Je n’ai pas cette crainte, fit-il ensouriant. D’ailleurs, si cela arrivait,la France, pour laquelle je seraismort, veillerait sur le sort de la veuveet des orphelins.

Il la prit dans ses bras et la serracontre son cœur.

– Pardonne-moi, Céline, reprit-il,pardonne-moi !… Je comprends et jesens la peine que je te fais ; mais je

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suis entraîné par quelque chose deplus puissant que ma volonté. Vois-tu, depuis quelques jours, c’estcomme du feu qui coule dans mesveines. Je t’aime plus que jamais,Céline ; j’adore et je vénère en toi lamère de nos enfants, et pourtant, jem’éloignerai sans faiblesse, parceque je suis plein de confiance dansl’avenir.

La jeune femme essuya ses larmes.

– Je n’ai pas ta force et ton courage,Etienne ; mais mon affection n’estpas plus égoïste que la tienne.

« Il ne faut pas que tu puisses mereprocher un jour de t’avoir empêché

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de remplir ce que tu appelles tondevoir. Pars donc, puisque tu le veux,et que notre destinées’accomplisse ! »

Du chef-lieu, les mobilisés furentdirigés sur Nevers, où legouvernement de la Défensenationale avait établi un camp pourl’instruction des jeunes soldats.

Etienne rendit immédiatement desérieux services comme instructeur.Au bout de quinze jours, on donna àJacques le grade de sergent. Etiennepouvait faire un excellent officier :on lui offrit l’épaulette de sous-lieutenant ; il la refusa pourconserver ses galons de sergent qui

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lui avaient été rendus dès sonarrivée à Nevers.

– Je ne reprends pas du service parambition, répondit-il, maisseulement pour me battre contre lesennemis de la patrie.

« Et puis, on pourrait me séparer deJacques Pérard et je ne veux pas lequitter. »

Quand ce dernier apprit le refusd’Etienne il le blâma.

– C’était peut-être ta fortune, lui dit-il.

– Bah ! ma fortune est dans le travailet la force de mes bras, répondit

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Etienne. Nous sommes amis, nousresterons égaux dans les rangs del’armée ; je ne veux pas être tonsupérieur.

Le 9 novembre, les deux sergentsfirent des prodiges de valeur à labataille de Coulmiers.

Ce jour-là, l’armée de la Loire, àpeine formée et composée de soldatsimprovisés en deux mois, montra parson courage et son intrépidité qu’onpouvait encore compter sur lesimmenses ressources de la France.L’armée bavaroise fut défaite etabandonna aux Français la villed’Orléans. Alors une marche hardiesur Paris pouvait amener la

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délivrance de la grande villeassiégée. Tout le monde attendait etespérait ce mouvement. On sesouvenait que dans maintescirconstances l’audace avait changéla fortune de la France.

Malheureusement, le général en chefde l’armée de la Loire perdit untemps précieux à Orléans et permit àl’armée de Frédéric-Charles, devenuelibre après la malheureusecapitulation de Metz, de venir seplacer entre lui et Paris. Or, quandd’Aurelle de Paladines voulutreprendre l’offensive, il se trouva enprésence de forces supérieures.

C’est à Patay que nous retrouvons

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les deux sergents, Sur ce point, larésistance fut longue et énergique ;malgré la puissance de l’artillerieennemie, le succès de la journée futlongtemps incertain. IL fallut l’ordrede battre en retraite pour laisserl’avantage aux Prussiens.

Au moment où les Françaisabandonnaient leurs positions,Jacques Pérard reçut une balle dansla cuisse. Etienne le vit tomber ets’élança pour le relever. Autourd’eux les obus éclataient et les ballessifflaient ; de nombreux escadronsprussiens s’élançaient dans la plainepour s’emparer de nos traînards etmenacer notre arrière-garde.

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– Laisse-moi, dit Jacques d’une voixfaible, songe à toi et ne t’expose pasplus longtemps au danger.

– T’abandonner ? jamais ! s’écriaEtienne ; je veux te sauver ou jepartagerai ton sort, quel qu’il soit.

– Malheureux ! tu n’entends donc pasle bruit de la fusillade ?

– Je n’entends rien ; mais je vois quetu es blessé, que tu souffres…

– Etienne, tu vas te faire tuer.

– Eh bien ! je mourrai près de toi,avec toi !…

– Mais je ne le veux pas. Pense àCéline et à tes enfants !…

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– Ce sont eux qui me dictent mondevoir.

Il prit le blessé dans ses bras, lesouleva et parvint à se relever en letenant fortement embrassé. Sous lefeu de l’ennemi, dans la neigejusqu’aux genoux et à travers unepluie de fer, il chercha à atteindre unfourgon d’une ambulance françaisequi recueillait quelques blessés àcent mètres plus loin. Il n’avait pasfait la moitié du chemin, lorsquetout, à coup deux escadrons dehussards prussiens débouchèrent àl’angle d’un petit bois et luicoupèrent la retraite.

Les deux sergents et une

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cinquantaine de mobiles furentenveloppés par les hussards et faitsprisonniers.

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Chapitre 6

Après une résistanceadmirable, dans le Nord,avec Faidherbe, dansl’Est, avec Bourbaki, etdans l’Ouest, avecChanzy, Paris, qui depuis

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quatre mois et demi tenait en échecdeux cent cinquante mille Prussiens,Paris affamé, sans pain, agonisant,fut forcé de capituler.

Dès le mois de mars, aussitôt aprèsla paix signée, l’Allemagnecommença à rendre ses prisonniers.Nous n’avions pas moins de quatrecent mille hommes en captivité.

Jacques Pérard revint à Essex. Ilsouffrait encore des suites de sablessure, mais la plaie étaitcicatrisée et guérie. Il avait étéséparé d’Etienne Radoux dès lepremier jour de leur captivité. EnAllemagne, il avait cherché à savoiroù il se trouvait ; mais il ne put

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obtenir aucun renseignement précis.Il rassura Céline en lui disantqu’Etienne avait été fait prisonnieren se dévouant pour lui, qu’il n’avaitreçu aucune blessure et qu’ellepouvait espérer son retour prochain.

La jeune femme s’arma de courage etde patience.

Cependant les mois s’écoulaient, eton attendait en vain des nouvellesd’Etienne. Les prisonniers étaienttous revenus, à l’exception d’un petitnombre de malades. Etienne était-ildonc parmi ces derniers ? Mais ildevait avoir besoin d’argent, devêtements, et, chose plus précieuseencore pour un captif, de nouvelles

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de ses enfants, de sa femme et de sesparents. Pourquoi n’écrivait-il pas ?

Céline ne cherchait plus à cacher soninquiétude, ses angoisses, de noirspressentiments l’agitaient, ses nuitsétaient sans sommeil, les bellescouleurs de ses joues s’effaçaient,ses yeux s’entouraient d’un cerclebleuâtre, car elle pleurait souvent,tous les jours, en pensant à l’absentet en embrassant les jumeaux. Toutle monde prenait part à sa peine, lesmarques de sympathie ne luimanquaient point. On tâchait de laconsoler en lui parlant d’espérance.

– Pour me consoler, il me faut leretour de mon mari, répondait-elle,

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ou une lettre de lui.

Et comme Etienne ne revenait pas etqu’aucune lettre n’arrivait, la pauvreCéline restait désolée.

Etienne Radoux était-il mort ? Lajeune femme avait eu plus d’une foiscette sinistre pensée ; elle larepoussa d’abord avec énergie, ellene pouvait croire à un si grandmalheur ; mais elle revint avec plusd’opiniâtreté et il ne lui fut pluspossible de l’éloigner. Certes, lesilence d’Etienne et onze moisécoulés depuis la signature de la paixne justifiaient que trop sesappréhensions.

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On avait adressé deux lettres auministre de la guerre. En réponse à lapremière, il promettait de faire faireimmédiatement d’actives recherchesau sujet du sergent Etienne Radouxet de réclamer le prisonnier àl’autorité prussienne. Il n’avait pasencore répondu à la secondedemande. Quand on en parlait à lajeune femme, elle remuait tristementla tête en disant :

– Je sais à quoi m’en tenir, leministre ne me répondra plus.

Elle se trompait. Un matin, le facteurapporta une grande lettre. Elle venaitdu bureau du ministère de la guerreet était cachetée de cire noire.

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L’enveloppe contenait l’extrait del’acte de décès du sergent Radoux,lequel avait été dressé au ministère,d’après des renseignements recueillisen Prusse.

Céline poussa un cri terrible ettomba roide sur le carreau. Quandelle revint à la vie, elle prit sesenfants dans ses bras et les pressasur son cœur en les couvrant debaisers. Ses yeux restèrent secs ; elleavait versé tant de larmes depuis unan, qu’elle ne pouvait plus pleurer.Mais les gémissements et les larmesne sont pas toujours l’expression dela plus vive douleur.

– Je le porterai longtemps, dit-elle la

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première fois qu’elle mit sonvêtement de veuve.

Madame Pérard prit le deuil commela mère Radoux. Etienne n’était-ilpas aussi son enfant ? Le dimanchesuivant, elle vit un large crêpe auchapeau de son fils. Jacques portaitle deuil de son frère.

L’été arriva, avec ses beaux jours desoleil et de joie ; mais pour Céline ilne pouvait pas y avoir de beauxjours, et encore moins de joie.

On rentra les moissons qui, en cetteannée 1872, furentexceptionnellement abondantes.Cette magnifique récolte de céréales

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venait soulager beaucoup desouffrances causées par la guerre etréparer une partie des pertes cruelleséprouvées par nos campagnes. A laferme Pérard, on s’aperçut que lesdeux meilleurs bras manquaient autravail. Après la fauchaison desregains, qui est, avant la semaine dublé et le battage des grains, le dernierouvrage important de l’année pourles cultivateurs, Jacques Pérard vinttrouver la veuve d’Etienne Radoux.

La jeune femme remarqua qu’il étaitému plus que d’habitude et qu’ilavait l’air contraint et embarrassé.

– Céline, dit Jacques d’un ton pleinde gravité, je viens vous voir

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aujourd’hui pour causersérieusement avec vous. Ce que j’ai àvous dire est très délicat, mais j’ail’espoir que vous m’écouterez.

Elle la regarda avec surprise.

– D’abord, continua-t-il, je vais vousconfier un secret, puis je vousadresserai une demande. Vous savezcombien nous nous aimions, Etienneet moi ; cette amitié datait de notreenfance. Quand il partit la premièrefois, vous aviez dix-huit ans, Céline,et vous étiez sa fiancée. Afin de vousconsoler de son absence, obéissantd’ailleurs à ses vivesrecommandations, je vous vissouvent ; assis près de vous, comme

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en ce moment, nous causionslonguement de lui et de mille autreschoses. J’éprouvais un charme infinià entendre le son de votre voix, etnos causeries, qui devinrent de plusen plus intimes, me procuraient unplaisir que je n’avais jamais ressenti.Que vous dirai-je encore, Céline ? Avotre insu, et sans que je m’endoutasse moi-même, je vous aimais.

La jeune femme tressaillit, mais ellelaissa Jacques continuer.

– Quand je découvris ce qui sepassait en moi, il était déjà trop tardpour mettre mon cœur en gardecontre le danger. Je continuai à vousvoir et j’éprouvais comme de la joie à

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aggraver le mal que je m’étais fait.Du reste, ce mal, cet amour sansespoir était mon bonheur ! Vousaimiez Etienne, je savais combien ilvous aimait aussi ; pour ne pas vouseffrayer, je mis le plus grand soin àvous cacher mon secret. D’ailleurs,j’avais honte de me l’avouer à moi-même. Souvent je me faisais desreproches sévères en me disant queje trahissais l’amitié.

» Ah ! si Etienne n’avait pas été monami, mon frère, si vous ne l’aviez pasaimé, je me serais mis à vos genouxet je vous aurais dit : Céline, je vousaime ; si vous ne me trouvez pasindigne de vous, soyez ma femme !

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» J’eus pourtant des instantsd’illusion ; j’espérais qu’Etienne,éloigné de vous, ne se souviendraitplus à son retour de sa promesse devous épouser. Quand j’avais cettepensée, je ne songeais point à vous.Je ne prévoyais pas votre chagrin.L’égoïsme du cœur est impitoyable !

Etienne revint ; il ne vous avait pasoubliée. Je fus en même tempsheureux et désespéré. Avec l’aide dema raison, l’amitié l’emporta surmon fatal amour ; mais ce ne fut passans souffrir beaucoup que j’obtinscette victoire. J’étouffai le sentimentde jalousie qui s’était placé dansmon cœur à côté de mon affection

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pour vous, et le jour où je reconnusque mon amitié pour Etienne n’étaitni moins vive, ni moins sincère, il mesembla que j’étais débarrassé d’unpoids énorme. Alors je relevai la tête,j’osai me retrouver en votre présenceet regarder mon ami sans rougir.

» La naissance de vos chers enfantsvint encore en aide à ma guérisoncommencée. Je partageai votre joie,et, à ce signe, je reconnus que j’étaisredevenu digne de vous, Céline, delui et de moi-même. Oui, j’avaisguéri la plaie de mon cœur ; mais uneracine y était restée. Et cette racine,comme celle d’une plante vivace, arepris de la force, s’est étendue et a

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fait renaître l’amour.

» Vous êtes veuve, Céline, voilàpourquoi je vous ai dit mon secret.C’est aussi un peu une confession, etle coupable incline sa tête devantvous en implorant son pardon ».

Depuis un instant, la jeune femmeavait cessé de tirer son aiguille, maisses yeux restaient fixés sur sonouvrage.

– Monsieur Jacques, répondit-elled’une voix tremblante en montrantau jeune homme son beau visagerougissant, vous n’avez aucunpardon à me demander. Etienne n’estplus, j’ai pu entendre vos paroles

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sans me trouver offensée ; mais, si jevous ai bien compris, vous ne m’avezparlé si longuement de votreaffection pour moi, – un sentimentdont je suis très honorée, monsieurJacques, que pour me préparer àaccepter une demande que vousvoulez me faire…

– Oui, Céline. Ce que je ne pouvaisvous dire autrefois, je vous le disaujourd’hui ; Voulez-vous devenirma femme ?

– Monsieur Jacques, je suis déjàvieille, j’ai deux enfants, vousconnaissez ma pauvreté ; je nepossède d’autre bien que monaiguille, l’instrument de mon travail ;

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je ne suis pas la femme qui convientau fils unique de M. Pérard.

– Les qualités de votre cœur, vosvertus, Céline, valent mieux que mafortune. D’ailleurs, nous n’avons pasà débattre ici des questions d’intérêtje les laisse de côté lorsqu’il s’agit demon bonheur, de notre bonheur, sivous voulez me permettre dem’exprimer ainsi.

– C’est pour cela, monsieur Jacques,c’est parce que vous oubliez vosintérêts que je vous parle de ladistance qui nous sépare.

– Et que vous refusez d’être mafemme, ajouta-t-il tristement.

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– Jacques, ne dites pas que je refuse !

– C’est bien cela, pourtant : vousn’aimez pas l’ami d’Etienne ; quisait, vous le haïssez peut-être !…

– Et pourquoi vous haïrais-je, monDieu ? s’écria-t-elle ; vous, toujourssi bon et si dévoué pour moi.

– Céline, reprit-il eu se rapprochant,vous savez que mon père et ma mèreseront heureux de vous nommer leurfille ; ce n’est donc point la crainted’être repoussée par eux qui vousempêche d’accepter ma demande.Soyez franche, Céline, dites-moitoute votre pensée.

Elle releva lentement la tête, et il vit

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ses yeux humides. Sans rien dire, elleétendit le bras et lui montra lesjumeaux qui jouaient dans lapoussière à l’ombre d’un gros noyer.

Il comprit.

– Vos enfants ne sont point séparésde vous dans mon cœur et mapensée, dit-il vivement ; les orphelinsd’Etienne Radoux seront mes enfantsau même titre que ceux que jepourrai avoir. Mon intention atoujours été de les adopter en vousdonnant mon nom. Je n’oublie pas ceque je dois à la mémoire d’Etienne etje vous connais trop bien, Céline,pour avoir pu supposer que vousassocieriez votre existence à la

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mienne sans me demander pour vosenfants la place qui leur est due dansla famille.

– Votre cœur est grand et généreux,Jacques, répondit-elle.

– Vous l’occupez tout entier avec vosenfants.

– Chers petits !

– Ils ont retrouvé un père.

Le visage le la jeune femme s’éclairaet parut rayonnant.

– Ainsi, vous voulez être leur père ?fit-elle.

– Oui.

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– Et vous les aimerez beaucoup ?

– Peut-être plus que s’ils étaient lesmiens.

Elle avança sa main et la mit danscelle du jeune homme.

– Etienne, votre ami n’est pas oublié,lui dit-elle ; mais je vous aimerai.

Un mois après, la veuve d’EtienneRadoux était la femme de JacquesPérard.

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Chapitre 7

On était au mois defévrier, un des plustristes de l’année. Acette époque les nuitssont longues et lesveillées aussi. C’est ce

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que pensait madame Cordier, qui setrouvait bien seule et bien isoléedepuis le mariage de Céline. On luiavait cependant offert une chambre àla ferme, mais elle avait préférérester dans sa petite maison, pleinede souvenirs chers à son cœur. C’esten s’entretenant avec eux, en leurdemandant de lui sourire qu’elleessayait de charmer sa solitude.D’ailleurs, habituée au travail, etbien qu’elle n’eût plus à songercomme autrefois aux soucis dulendemain, elle ne restait jamaisoisive. C’était encore un moyen dechasser l’ennui. C’est elle quireprisait le linge de la ferme, filait le

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chanvre et le lin, confectionnait lesvêtements des jumeaux et leurtricotait des petits bas.

Un soir, elle travaillait, assise prèsde son feu, promenant sa rêverie àtravers son passé. Tous les chagrins,toutes les tristesses, toutes les joies,tous les bonheurs qui avaientaccompagné sa vie passaient, tour àtour, devant le regard de son âme,ressuscités par le souvenir. C’étaitun nombreux cortège, où rarement lesourire apparaissait au milieu deslarmes.

Neuf heures venaient de sonner.

Tout à coup la porte de la maison

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s’ouvrit et un homme entra.

A sa vue, madame Cordier se levaeffrayée et chercha à se retrancherderrière un meuble. En effet, l’aspectde l’inconnu n’avait rien derassurant. Il avait la barbe longue, etses cheveux mal peignés tombaientsur son cou et encadraient son visagepâle d’une maigreur affreuse. Il étaitcoiffé d’un chapeau de feutre à largesbords ; il portait un pantalon de grosdrap et une longue blouse de lainenoire serrée au-dessus des hanchesavec une corde.

Il referma la porte, ôta son chapeauet s’avança vers madame Cordier.

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– N’ayez pas peur, dit-il d’une voixque l’émotion rendait tremblante.

Le son de cette voix fit tressaillir lavieille femme.

– Quoi, reprit-il d’un tondouloureux, vous ne me reconnaissezpas ? Je suis donc bien changé ?

– Non, je ne vous connais pas.

– Vous détournez les yeux…regardez-moi donc ! Je suis Etienne,votre fils !…

– Etienne ! Etienne ! Oh Seigneur,mon Dieu ! s’écria madame Cordier.

Et elle s’affaissa sur un siège.

Il courut à elle, se mit à genoux, lui

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prit la tête dans ses mains etl’embrassa à plusieurs reprises.

– Maintenant, me reconnaissez-vous ? fit-il gaiement.

Elle répondit par un sourdgémissement.

Il se releva et, effrayé à son tour, ilregarda tout autour de lui.

– Mère, où est Céline ? où sont lesenfants ? demanda-t-il.

Madame Cordier se courba et cachason visage dans ses mains.

– Malheur ! s’écria-t-il, ma femme estmorte !

Il chancelait sur ses jambes comme

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un homme ivre.

– Mais répondez-moi donc, mère,répondez-moi donc ! reprit-il d’unevoix rauque.

– Etienne, Céline n’est pas morte,balbutia madame Cordier.

– Ah ! ah ! fit-il.

Il chercha un appui contre unmeuble. Et là, la tête penchée sur sapoitrine, il éclata en sanglots.

– Comme cela fait du bien de pleurerun peu, disait-il.

– Seigneur, mon Dieu ! ayez pitié denous ! murmurait la vieille femme.

Au bout d’un instant, étant parvenu

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à se calmer, il vint s’asseoir tout prèsde madame Cordier.

– Mère, dit-il, pour la première foisde ma vie, je crois, je viens deconnaître l’épouvante. A cette penséeque Céline, ma chère femme, n’étaitplus, il m’a semblé que la maison, leciel s’écroulaient sur moi et quej’étais écrasé… Vous ne me ditesrien, pourquoi ne me parlez-vouspas ? N’êtes-vous pas heureuse deme revoir ?

Madame Cordier restait sans voix : lastupeur, une douleur poignante larendaient muette.

– C’est étrange, reprit-il, je comptais

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sur un autre accueil…, on dirait queje suis, un étranger pour vous. Célineest allée passer la veillée chezquelqu’un, mais les enfants… ils sontlà, ils dorment…

Il indiquait de la main la portefermée de la seconde chambre.

– Oh ! j’ai hâte de les embrasser, fit-il.

Il se leva, prit la lampe et se dirigeavers la pièce où il pensait trouver sesenfants endormis.

– Etienne, les enfants ne sont pas ici,dit madame Cordier.

– Je ne vous comprends pas, que

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voulez-vous dire ?

– Céline et eux ne restent plus avecmoi.

– Ma femme vous a quittée, vous, savieille mère ! Que s’est-il doncpassé ?

– Etienne, Etienne… Ah ! vous mefaites mourir !

– Ce n’est pas me répondre, cela.Mère, je vous le demande encore unefois : Où est Céline, où sont mesenfants ?

La vieille femme se redressalentement.

– Je croyais avoir beaucoup souffert

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dans ma vie, murmura-t-elle ; ehbien ! non, en ce moment seulementje connais les horribles tortures del’âme et du cœur ! Etienne continua-t-elle en s’adressant au jeune homme,depuis plus de deux ans vous étiezloin d’ici, et rien n’est venu nous direque vous viviez encore. Pourquoiavez-vous gardé le silence, pourquoin’avez-vous pas écrit ?

– Pourquoi ? parce que je ne lepouvais pas. Plus tard, mère, plustard je vous raconterai tout… maisvous devez comprendre que je n’aieen ce moment qu’une seule idéerevoir ma femme et mes enfants.

– Nous vous avons cru mort,

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poursuivit madame Cordier ; Céline,moi, vos parents, tout le monde.Nous avons fait dire des messes pourle repos de votre âme, nous avonsporté des habits de deuil.

– A quoi bon me dire tout cela ? vousvoyez bien que je ne vous écoute pas.

– Il faut pourtant que vousm’écoutiez, mon fils, il le faut…Céline ne voulait pas croire à votremort. Elle espérait toujours vousrevoir et elle répétait : « Ilreviendra. » Le temps passait, lesmois s’écoulaient. Les prisonniersétaient tous revenus, et vous n’étiezpas avec eux. D’ici, on écrivit auministre, – c’est M. Gérard, le maire,

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qui fit les deux lettres. Le ministres’informa, vous fit chercher enPrusse, puis un jour Céline reçut unpapier qui était votre acte de décès.Comment se fait-il qu’à Paris aussion vous ait cru mort ? Je n’en saisrien. Nous, ici, nous ne pouvionsplus douter ; c’est alors qu’on portavotre deuil. On avait déjà bienpleuré, on pleura encore.

– Oui, fit Etienne, pendant que jesouffrais là-bas, ici on était désolé.

– Oh ! oui, bien désolé, repritmadame Cordier. Ainsi, Céline étaitveuve et ses deux enfants n’avaientplus de père ; c’était triste, bientriste…

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– Cette pensée que ma femme mepleurait et qu’elle croyait nos enfantsorphelins, me fit souffrir mille foisplus que les brutalités desPrussiens… Mais les jours mauvaissont passés : Dieu rend à la femmequi se croyait veuve son mari et auxenfants leur père.

– Non, Etienne, non, répliquamadame Cordier d’une voix presquesolennelle, les mauvais jours ne sontpoint passés.

Et mentalement, levant les yeux versle ciel :

– Mon Dieu, donnez-moi la force etsoutenez mon courage !

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Le jeune homme sentit un frissoncourir dans tous ses membres.

– Mère, dit-il d’une voix anxieuse,vos paroles ont fait passer la terreuret l’effroi dans tout mon être.Parlez : quel est l’effroyable malheurqui m’attend ici ?

– Etienne… commença madameCordier. Puis, détournant la tête :

– Oh ! fit-elle avec désespoir, jamais,jamais je ne pourrai lui dire lavérité !

– Mais, si épouvantable qu’elle soit,cette vérité, je dois, je veux laconnaître.

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– C’est vrai, vous devez la connaître,répondit douloureusement madameCordier. Etienne, Céline se croyaitveuve… elle s’est remariée !

Il poussa un cri sourd, horrible ; sesyeux s’ouvrirent démesurément, ilétendit les bras et tomba à larenverse.

Quand les soins de madame Cordierl’eurent rappelé à la vie, elle l’aida àse relever et à s’asseoir dans unfauteuil. Mais ce ne fut quelongtemps après qu’il parvint àressaisir ses idées et à avoirconscience de son affreuse situation.Soudain il se leva et bondit au milieude la chambre.

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– Mariée ! mariée ! s’exclama-t-il ;mais je ne suis pas mort, ce mariageest nul… Ma femme m’appartient, jela reprendrai, la loi est pour moi.

Puis, marchant de long en large avecagitation, il répétait des phrases etdes mots sans suite, incohérents, quirévélaient le trouble de son esprit.

Enfin il se rapprocha de madameCordier et la pria de lui toutraconter.

Quand elle eut fini, elle ajouta :

– Ne maudissez ni moi, ni Céline, niJacques Pérard. C’est parce qu’ilvous aimait, c’est en souvenir del’amitié qui vous unissait qu’il a cru

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remplir un devoir en épousant Célineet en adoptant vos deux enfants.Céline pouvait-elle méconnaître lagénérosité de votre ami ? Pouvait-elle résister lorsqu’il s’agissait del’avenir des enfants ?… Elle ne vousavait pas oublié, pourtant ; elle vousaimait toujours.

– Et maintenant, elle aime Jacques ?

– Je crois qu’elle commence àl’aimer.

Le malheureux poussa un profondsoupir, et des larmes trop longtempsretenues s’échappèrent en abondanceet baignèrent ses joues.

– Ah ! reprit madame Cordier, si un

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mot de vous était venu nous dire quevous existiez, c’est la joie, c’est lebonheur, qui accueilleraientaujourd’hui votre retour… Pourquoin’avez-vous pas écrit ?

Je vais vous le dire :

« Un jour, il n’y avait pas deuxsemaines que j’étais en Prusse, –pour avoir refusé de faire une corvéequi me répugnait, laquelle d’ailleursn’était pas dans mon service, unofficier prussien, à peine âgé de vingtans, cingla ma figure avec unebaguette qu’il tenait à la main.Furieux, je m’élançai sur lui et lefrappai violemment au visage. Onm’arrêta, et je fus jeté dans un

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cachot. Je passai devant une sorte deconseil de guerre qui me condamna àmort. J’attendais le moment fatal, etj’avais écrit une lettre que j’espéraisfaire parvenir à Céline. Je pensaisque cette dernière consolation neserait pas refusée à un mourant. Lelendemain on vint me prendre dansma prison, mais au lieu de meconduire devant un pelotond’exécution, on me mena au cheminde fer et je partis pour le fond de laPrusse, du côté de la Pologne. Je n’aijamais su ni pourquoi ni grâce àquelle intervention ma peine avaitété commuée en celle de la prisonperpétuelle dans une forteresse.

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» Entre les quatre murs d’une celluleétroite et glacée, si basse de voûteque je ne pouvais m’y tenir debout,voyant à peine le jour, le soleiljamais, il m’est impossible de dire lessouffrances que j’ai endurées. Vingtfois, cent fois, j’ai demandé lapermission d’écrire et supplié qu’onfît passer de mes nouvelles enFrance. Toujours on avait l’air de nepas comprendre, ou on me répondaitpar des ricanements farouches.J’aurais pu, peut-être, acheter ceservice ; mais je n’avais pas sur moide l’or pour payer la complaisance demes geôliers. Et c’est dans les larmes,le désespoir ou des transports de

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colère et de rage impuissante que j’aipassé de longs mois, ignorant tout etn’entendant jamais parler qu’unelangue détestée que je ne comprendspas. Enfin, il y a un mois, je parvins àtromper la vigilance de mes gardienset à m’échapper de ma prison enrisquant vingt fois ma vie. C’est enmendiant à travers la Hongrie,l’Autriche, l’Italie et la France, quej’ai fait la route à pied.

» Je revenais pour eux ; hélas ! je necroyais pas que le bonheur me fût àjamais défendu. Pourquoi, condamnéà mort, n’ai-je pas été fusillé ?…Pourquoi ne suis-je pas mort dansmon cachot ?… Pourquoi, en

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m’évadant, n’ai-je pas reçu dans latête la balle d’une sentinelle ?…pourquoi ? pourquoi ? Ah ! je lecomprends !… il fallait qu’unenouvelle douleur, une douleurépouvantable, inouïe, me fit en uninstant oublier toutes les autres.

Ah ! s’écria-t-il les doigts crispés surson crâne, maudit soit le jour où jesuis né !… »

Après cette dernière explosion deson désespoir, ses bras tombèrentinertes à, ses côtés, sa tête s’inclina,et il resta immobile, comme écrasésous le poids de son malheur et de lafatalité.

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– Etienne, qu’allons-nous faire ?demanda madame Cordier d’une voixtremblante.

– Il est tard, répondit-il ; vous, mamère, vous allez vous reposer. Moi,si vous le permettez, je passerai lereste de la nuit Ici, sur cette chaise.

– N’êtes-vous pas ici dans votremaison, mon cher enfant ?

– C’est vrai, fit-il avec un sourirenavrant.

– Etienne, vous devez être trèsfatigué, je vous cède mon lit ; jeveillerai jusqu’au jour dans monfauteuil.

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– Non, dit-il, non, je ne veux pas mecoucher. Ah ! ah ! ah ! fit-il avec unrire étrange, me coucher, dormir…comme ce serait facile ! Demain, je nedis pas, oui, demain…

– Alors, je resterai près de vous,Etienne : je ne veux pas vous quitter.

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Chapitre 8

Dès que le jour parut,madame Cordiers’occupa du déjeuner.Etienne ne voulait rienaccepter. A forced’instances, elle parvint

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à lui faire manger deux œufs à lacoque et boire un demi-verre de vinvieux.

– Vous avez longuement réfléchi :avez-vous pris une décision ? luidemanda-t-elle.

– J’ai longuement réfléchi et j’ai prisune décision, répondit-il.

– Qu’allez-vous faire ?

Cette question, si naturelle, le fittressaillir.

– Je vais aller à la ville, dit-il.

– Vous avez raison, Etienne ; avanttout, vous devez consulter lesmagistrats.

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Après un moment de silence, ilreprit :

– Je voudrais bien, avant de partir,embrasser mes enfants. Ne pourriez-vous pas aller à la ferme et reveniravec eux ?

– Je ferai tout ce que vous voudrez,Etienne. Faudra-t-il prévenir Jacqueset Céline ?

– Sur la tête de votre fille, mère, surcelles de vos petits-enfants, je vousconjure de ne pas dire un mot !répondit-il vivement.

– Je me tairai, dit-elle.

Elle mit une coiffe blanche, jeta un

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fichu sur ses épaules et sortit.

Elle revint au bout d’une demi-heure,amenant les enfants.

Etienne les entoura de ses bras et lestint serrés sur sa poitrine. Ensuite illes mit sur ses genoux, prit dans sesmains les deux petites têtes blondeset les couvrit de baisers.

– Comme ils sont grandis ! comme ilssont beaux ! se disait-il.

Les enfants se laissaient caressersans rien dire ; ils n’étaient paseffrayés, mais la petite Marie, plustimide que son frère, semblaitvouloir cacher sa figure ; ce dernierregardait en dessous Etienne, dont la

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longue barbe paraissait vivementl’intéresser.

Le pauvre père aurait bien voulu lesinterroger, les faire causer. Au milieude son malheur, c’eût été pour luiune grande joie. Il se la refusa, dansla crainte de se trahir. Il les embrassaencore une fois, puis il se leva endisant :

– Je pars.

Madame Cordier lui mit dans la mainses petites économies, deux billets devingt francs.

– C’est plus qu’il ne me faut, dit-il.

Il mit son chapeau, qu’il enfonça sur

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ses yeux ; par surcroît deprécautions, il enveloppa le reste deson visage avec un vieux cache-nezde laine. Il sortit par une porte dederrière ouvrant sur les jardins.

Pour gagner la grande route, il devaittraverser une sorte de vallée au fondde laquelle coule une petite rivièrebordée de vieux saules aux troncstordus.

En été, pendant les jours de grandesécheresse, la rivière : est souvent àsec ; on peut alors la franchirfacilement en plusieurs endroits, enpassant sur de grosses pierres.

Mais les pluies des jours précédents

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et la fonte des neiges avaient amenéune crue ; la rivière débordait surplusieurs points.

Devant cet obstacle, Etienne éprouvaune vive contrariété.

Il savait qu’en remontant vers levillage, il trouverait une passerelle ;mais il lui fallait se rapprocher desmaisons, ce qu’il avait voulu éviterd’abord, dans la crainte derencontrer quelqu’un et d’êtrereconnu, ce qu’il eût considérécomme un véritable malheur.

En effet, si sa présence dans le paysvenait à être connue, sa position déjàsi affreuse devenait plus horrible

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encore et il ne lui était plus possiblede mettre à exécution un projet qu’ilavait conçu dans la nuit.

La ville est à six lieues d’Essex, et ilétait absolument nécessaire qu’il s’yrendît. Voulant revenir au village lesoir même, de bonne heure, il avaitdonc douze lieues à faire à pied ; cartoujours pour ne pas risquer d’êtrereconnu, il ne voulait pas se servirdes voitures publiques.

Or il était déjà tard, et il n’avait pasune minute à perdre.

On devine son désappointementlorsqu’il se vit tout à coup arrêtédans sa marche par le cours d’eau.

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Il se trouvait placé entre ces deuxalternatives :

Descendre en suivant la rive droitede la rivière, afin d’aller la traversersur un pont de pierre à environ unelieue de distance, ou affronter levoisinage des habitations enremontant jusqu’à la passerelle, quin’était pas à plus de trois centsmètres de lui.

Dans le premier cas, obligé de suivreles méandres du cours d’eau et demarcher souvent dans les terresensemencées et détrempées par lespluies, pour se détourner desterrains bas submergés, il calculaqu’il perdrait au moins deux heures.

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Il hésita un instant. Mais, devenulibre après plusieurs années decaptivité, il savait combien estprécieuse la liberté ; il ne put serésoudre à dépenser deux heuresinutilement.

Il revint vers Essex, se dirigeant ducôté de la passerelle.

A chaque pas, une pierre, un buisson,un arbre, un accident de terrain, unobjet quelconque frappait son regardet lui rappelait un souvenir, une deses joies d’autrefois.

Au milieu d’un pré, il s’arrêta devantun grand peuplier.

Il était sous le coup d’une émotion

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extraordinaire. De grosses larmesroulaient dans ses yeux.

Sur le tronc de l’arbre, il retrouva unE et un C, et au-dessous une date.

Quinze ans auparavant, avec lapointe d’une lame de couteau, il lesavait gravés dans l’écorce.

Ces deux initiales, cette date, avaientété comme le prologue de l’histoirede son bonheur. Jamais il ne l’avaitoubliée, cette date mémorable.

Ce jour-là, près du peuplier, Céline etlui s’étaient rencontrés : l’arbre avaitdes feuilles, des oiseaux chantaientcachés dans ses branches ; l’herbeétait fleurie, dans le ciel bleu, le

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soleil souriait.

Pour la première fois, il avait osétoucher la main de Céline en luidisant :

– Je vous aime !

Et ce même jour, les yeux baissés,Céline lui avait répondu :

– Si ma mère y consent, je serai votrefemme !

Le malheureux ne pouvait s’éloignerde cet arbre qui, impitoyableraillerie. Il portait encore les tracesde son bonheur détruit.

– Le printemps qui va venir, pensait-il, lui rendra sa verte parure ; les

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oiseaux viendront encore chanterdans ses branches ; en juin, sous sonombrage, les faneuses se reposerontcomme tous les ans… Le printempset l’été rendent tout à la terre Et Dieuqui a tout créé, Dieu qui peut tout, neme rendra pas mon bonheur perdu !…

Un sanglot déchirant s’échappa de sapoitrine ; il poussa un cri sourd,désespéré, et s’éloigna brusquement.

Une nouvelle épreuve, plusdouloureuse et plus cruelle encore,l’attendait un peu plus loin.

Au bord de la rivière, à vingt pas dela passerelle, deux hommes étaient

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occupés à mettre en fagots lesbranches récemment coupées d’unevingtaine de vieux saules.

Dans ces deux hommes, Etiennereconnut son père et un de ses frères.

Depuis deux ans, le père Radouxavait bien vieilli. Il était encore fortet robuste ; mais ses cheveux étaientdevenus tout blancs et des ridesprofondes se creusaient sur son frontet ses joues.

– Pauvre père ! se dit Etienne ; ilm’aimait bien aussi, lui… Est-cedonc le chagrin qui l’a changé ainsi,en si peu de temps ?

Son premier mouvement, mouvement

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irréfléchi sans doute, mais biennaturel, fut de s’élancer vers levieillard, prêt à lui crier :

– Celui que vous avez pleuré, quevous regrettez encore, n’est pas mortje suis Etienne, je suis votre fils !

Mais aussitôt une sorte de terreurs’empara de lui ; il lui sembla quedes pointes acérées s’enfonçaientdans son cœur. Le cri qu’il allaitjeter s’arrêta dans sa gorge serrée ;un nuage passa devant ses yeux ; ilchancela, mais il resta debout ; lesouvenir de sa femme, de ses enfants,de Jacques le rendit maître de lui-même.

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Il se redressa plus fort et plusénergique et, croyant ne pas avoirété aperçu, il se jeta dans un chemincreux, derrière une haie, afin decontinuer son chemin vers lapasserelle.

Mais si rapide qu’eut été sonmouvement, il n’avait pas échappéau père Radoux, qui, ayant lié sonfagot, se relevait juste au moment oùil sautait derrière la haie.

– As-tu vu cet individu qui marchelà-bas dans la ruelle des jardins ?demanda le vieillard à son fils.

– Oui, père, je l’ai vu.

– On dirait qu’il a eu peur de nous.

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– C’est certain, mon père.

– Si telle est aussi ton idée, c’estassez drôle.

– C’est probablement un vagabond,qui aurait encore plus grand’peur desgendarmes que de nous.

– Ou bien un pauvre diable quicherche du travail ou du pain,répliqua le père Radoux.

– Voulez-vous que je coure aprèslui ?

– L’inquiéter ! pourquoi ? Achèveton fagot, mon garçon, cela vaudramieux.

En ce moment, Etienne traversait la

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rivière sur la passerelle.

– C’est vraiment un gaillard bienbâti, reprit le père Radoux. Il a lataille et la tournure de ton frère, monpauvre Etienne : ne trouves-tu pas ?…

Et au souvenir de son fils, deuxgrosses larmes tombèrent sur lesjoues du vieillard.

– Allons, fit-il avec brusquerie etcomme s’il eût été mécontent de lui-même, travaillons ! il faut que nousayons achevé notre ouvrage pourl’heure de la soupe.

Etienne s’éloignait rapidement. Uninstant après, il était sur la grande

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route.

A deux heures, il entrait dans la ville.Il n’y resta qu’une demi-heure. Vershuit heures du soir, il était de retourà Essex.

Au lieu de se rendre chez madameCordier, qui l’attendait sans doute, ilse dirigea du côté de la ferme. Ilvoulait voir Céline, ou au moinsentendre sa voix. Quel moyen allait-ilemployer ? Il ne le savait pas. A lafaveur de la nuit, en se glissant lelong des murs, en rampant, il pensaitpouvoir s’approcher assez près del’habitation pour voir et entendresans qu’on pût soupçonner saprésence. Il n’était pas sans

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inquiétude pourtant, car tromper lavigilance du chien de garde n’étaitpas chose facile. Les aboiements del’animal pouvaient le dénoncer et leforcer de se tenir à distance.

Mais, ce soir-là, Jacques était allé àune vente de nuit au village voisin, etle chien avait suivi son maître.Etienne put s’approcher de la maisonsans être inquiété. Il en fit le tourplusieurs fois. A neuf heures unechambre du rez-de-chaussées’éclaira, il s’en approcha et àtravers les vitres, et les rideaux, ilplongea un regard avide dansl’intérieur.

Sa patience était récompensée : dans

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cette chambre, il vit Céline et sesdeux enfants. La jeune femme étaitassise et les enfants agenouillés ; ilsdisaient leur prière avant de secoucher. Dans un angle se trouvaitleur petit lit en face d’un autre litplus grand.

Etienne sentit des gouttes de sueurfroide sur son front ; il crut que soncœur allait se briser dans sa poitrinetant il battait fort. Appuyé contre lemur, le visage collé contre le carreau,rien de ce qui se passait dans lachambre ne pouvait lui échapper.

La voix de Céline se fit entendre :

– Maintenant, disait-elle, vous allez

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prier pour votre autre papa, celui quiest dans le ciel auprès du bon Dieu.

Etienne arrêta dans sa gorge unsanglot prêt à s’échapper.

Un instant après, la jeune mère aidales enfants à grimper sur ses genoux,et, pendant quelques minutes, ce nefut qu’une suite de baisers reçus etrendus.

– Maman, dit tout à coup le petitJacques, tu nous tiens et tu nousembrasses comme le monsieur de cematin chez grand maman.

– Mon ami, répondit la mère, lemonsieur vous a trouvés gentils tousles deux, et il vous a embrassés parce

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que vous avez été bien sages.

– Ah ! il était bien vilain, avec sesgrands cheveux, ses grands yeux, sagrande barbe, dit la petite fille ; ilm’a fait peur !

– Moi, je n’ai pas eu peur, répliquaJacques. J’ai bien vu que le monsieurn’était pas méchant. D’abord ilpleurait… Les hommes méchants nepleurent pas, n’est-ce pas, maman ?

– C’est vrai, mon ami. D’après ce quevous m’avez dit tantôt, il vous aembrassés sans vous parler ?

Le petit Jacques et sa sœurrépondirent par un mouvement detête.

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– Et puis il est parti ?

– Et grand’maman lui a donné dessous, parce qu’il est pauvre.

– Il a sans doute des petits enfantscomme vous, et avec l’argent de votregrand’maman il a pu leur acheter dupain. Il y a beaucoup de malheureuxsur la terre, mes enfants, lorsqu’ils’en présentera un à la ferme, ne lerepoussez jamais.

Après le récit que ses enfants luiavaient fait dans la journée, Céline,poussée par un sentiment decuriosité très excusable, avaitinterrogé sa mère au, sujet de ce quis’était passé chez elle le matin.

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Madame Cordier avait répondu :

– Tout cela est vrai : un inconnu,probablement un mendiant, est entréchez moi ; il était fatigué, il m’ademandé la permission de se reposerun instant, ce que je ne pouvais luirefuser. Les enfants étaient là, il les apris sur ses genoux et les aembrassés. Je ne voyais pas de mal àcela, je l’ai laissé faire.

La jeune femme s’était trouvéesatisfaite.

Lorsqu’elle eut couché les jumeaux,elle sortit doucement, et la chambreretomba dans l’obscurité.

Etienne se redressa ; il passa

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plusieurs fois ses mains sur sonfront glacé ; un soupir s’échappa desa poitrine oppressée, et il s’éloignarapidement.

Le lendemain, un boucher desenvirons vint à la ferme pour acheterdes moutons. Après avoir réglé soncompte avec Jacques et remisl’argent dans les mains de Céline, illeur dit :

– Vous ne savez probablement pasencore l’événement de la nuitdernière ! A deux lieues d’ici, près deMontigny, dans un enclos, à vingtpas de la route, on a trouvé ce matinle cadavre d’un homme.

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– Assassiné ! s’écria le fermier.

– Si l’on en croit les médecins, ceserait un suicide. Le malheureuxs’est fait sauter la cervelle d’un coupde pistolet. On a trouvé l’arme prèsde lui.

– Oh ! c’est horrible ! dit Céline.

– Est-ce un homme du pays ?demanda Jacques.

– Personne ne l’a reconnu. Du reste,c’est été fort difficile, car, avant dese tuer, il s’était affreusement brûléla figure avec du vitriol.

– Il n’avait pas de papiers sur lui ?

– Aucun papier. C’était un homme

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robuste, jeune encore, pauvrementvêtu ; il avait la barbe et les cheveuxlongs.

– De longs cheveux, une grandebarbe !… murmura Céline.

– On suppose, poursuivit le bouclier,que c’était un mendiant ou un évadéde quelque prison, et qu’il s’estdonné la mort pour échapper aumalheur de vivre.

– De longs cheveux, une grandebarbe !… murmura encore la jeunefemme.

Et, sans prévenir son mari, elle sortitde la ferme et courut chez sa mère.

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– La nuit dernière, près de Montigny,un homme s’est suicidé, lui dit-elle.On a trouvé son corps ce matin. Pourne pas être reconnu, il s’étaitdéfiguré avec du vitriol.

Madame Cordier devint très pâle ;elle avait attendu Etienne toute lanuit : elle comprit tout.

– Ma mère, continua Céline, tropvivement émue pour s’apercevoir dutrouble de la vieille femme, cethomme, ce malheureux est celui qui,hier matin, ici, a embrassé mesenfants.

– Quelle idéel balbutia madameCordier.

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– Le suicidé a de longs cheveux, unelongue barbe…

– Tous les hommes peuvent êtreainsi, répondit la vieille mère ; ilsn’ont qu’à laisser pousser leurscheveux et leur barbe.

– Ma mère, reprit Céline de plus enplus agitée, tout à l’heure, quand ona parlé de ce malheureux, je ne saisce qui s’est passé en moi : j’ai penséà Etienne !

– A Etienne ! Le pauvre enfant estmort en Prusse, lui, il y a longtemps.

– Vous avez raison, ma mère. Ah ! jesuis folle !… Elle se laissa tomber surun siège et se mit à sangloter.

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Madame Cordier se disait :

– Dans mon cœur, seule, jusqu’à mondernier jour, je porterai une secondefois son deuil.

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Partie 2Péché d'Orgueil

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Chapitre 1

Deux jeunes fillesétaient assises sur unbanc de mousse. Desbranches de lilas enfleur, arquées au-dessusde leurs têtes, les

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protégeaient contre l’ardeur dusoleil. Quelques rares rayonsglissaient parfois à travers lefeuillage et venaient illuminer lesdeux gracieux visages.

Elles étaient à peu près du même âgeLucile touchait à sa dix-neuvièmeannée et Rosalie, sa cousine, avaitvingt ans.

Jolies toutes les deux, elles nepouvaient être jalouses l’une del’autre. Leur position était cependantbien différente : Le père de Lucileétait le plus riche cultivateur deMillières ; ses nombreusespropriétés, disséminées sur leterritoire de la commune, éveillaient,

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par leur valeur et leur étendue,l’envie des autres propriétaires.

Rosalie était orpheline, et sesparents, qu’elle avait perdus en basâge, ne lui avaient laissé qu’un trèsmodeste patrimoine.

Lucile pouvait espérer faire un bonmariage : on comptait au moins unedouzaine de jeunes gens quiaspiraient à devenir son mari.

Aucun ne se présentait pour Rosalie.

On lui disait bien :

« Vous êtes charmante ! »

Mais c’était tout. Le nombre desprétendants à la main de sa cousine

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augmentait chaque jour, et elle, lapauvre Rosalie, était toujoursdédaignée. Elle savait bienpourquoi : hélas ! elle était pauvre !…

On parle des habitants des villes, quifont du mariage une spéculationseulement, une question d’intérêt ;mais il faut vivre avec le paysan poursavoir jusqu’où va la rapacité de sescalculs, quand il s’agit de se donnerune compagne. Il lui faut fortunepour fortune, terre pour terre, et, sicela lui était possible, un sou contreun sou. C’est triste à dire, cela estpourtant. Les exceptions sont sirares, qu’il n’en faut point parler.

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Les deux cousines gardaient lesilence. Lucile lisait, Rosalieterminait un travail de couture.

Lucile lisait ; elle aimait la lectureavec passion. Elle dévorait les pagesbrûlantes d’un roman de GeorgesSand, « Mauprat, » et se laissaitentraîner par la couleur, la puissanceet la magie du style de l’illustreécrivain.

Chez une paysanne, cela peutparaître étrange. Mais LucileBlanchard, placée dans la meilleureinstitution de la ville, avait reçu uneéducation brillante ; depuis un moisseulement elle était revenue chez sonpère.

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Douée d’une organisation vraimentbelle, son intelligence s’étaitdéveloppée d’une manière admirable.Mais son instruction et son esprit, sidésirables chez une femme qui doitbriller un jour dans le monde, nepouvaient produire qu’un fortmauvais effet chez cette jeune fille,destinée à vivre dans un village, enlui donnant des idées bien au-dessusde sa condition.

Elle dansait avec grâce, dessinaitpassablement, parlait purement salangue, chantait et jouait du piano.Aussi, était-elle fière de posséder cesdivers talents.

Elle se trouvait bien supérieure à sa

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cousine.

Lucile était une grande demoiselle etRosalie une pauvre fille decampagne, bien modeste, biensimple, dont toute la science sebornait à manier adroitementl’aiguille, à travailler aux champs età tenir un ménage.

Pendant plus d’une heure, les deuxcousines restèrent absorbées, l’unepar son travail, l’autre par sa lecture.

Enfin, Lucile ferma son livre et leposa près d’elle.

– Ce que vous lisez doit être bienamusant, ma cousine ? dit Rosalie.

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– Oui, parce que je le comprends ;mais je t’assure que ce livre net’intéresserait guère.

– Comme vous êtes heureuse d’êtresavante ! Un sourire amer plissa leslèvres de Lucile.

– Heureuse ! heureuse ! répliqua-t-elle, je ne m’en aperçois pas. La viequ’on mène ici est insupportable.

– Oh ! ma cousine ! fit Rosalie.

– Je ne vois autour de moi que despersonnes grossières, sanséducation… des paysans, ajouta-t-elle avec dédain.

– Que vous manque-t-il donc, ma

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cousine ? reprit Rosalie avecsurprise : vous êtes riche, vous êtesbelle, et tout le monde vous aime.

Lucile haussa les épaules.

– Ce qui me manque, dit-elle, c’est lavie. Je ne puis vivre au village, j’ymeurs d’ennui.

– Ma foi, ma cousine, je ne vouscomprends pas.

– Je me comprends, moi… Ecoute,Rosalie, crois-tu que je pourraijamais travailler dans les champs etm’occuper, comme ma mère, del’intérieur d’une ferme ?

– Mais oui, je le crois.

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– Eh bien, tu te trompes.

– Vous vous habituerez au travail,ma cousine, et, quand vous serezmariée…

– Mariée !…

Lucile n’acheva pas sa phrase, lesmots expirèrent sur ses lèvres. Unjeune paysan venait de s’arrêterdevant elle.

– Monsieur Georges ! dit Rosalie.

Et aussitôt ses joues se couvrirent derougeur.

Lucile fit un mouvementd’impatience. Evidemment l’arrivéedu jeune homme la contrariait.

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Rosalie se leva, enroula son ouvrageet s’en alla, après avoir jeté surGeorges un regard doux et timide.

Le jeune paysan s’assit à la place queRosalie venait de quitter.

Il pouvait avoir vingt-cinq ans ;c’était un grand et beau garçon,d’une figure agréable et distinguée,un peu timide, mais sans gaucherie ;ses traits, bien accusés, annonçaientune certaine fermeté de caractère, etses grands yeux noirs, au regardassuré, révélaient la beauté de sonâme.

– J’ai interrompu votre conversation,mademoiselle, dit Georges, mais

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j’espère que vous voudrez bienm’excuser. Votre mère m’a envoyévers vous.

– Auriez-vous quelque chose à medire, monsieur ?

– Oui, mademoiselle.

– Je vous écoute, monsieur.

– Vos parents, mademoiselle, vousont déjà parlé de moi ; ils vous ontfait part d’une demande que je leur aiadressée. Accueilli par eux,mademoiselle, ils m’ont autorisé àvous dire combien je désire que mademande soit agréée par vous.

La jeune fille resta silencieuse dans

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l’attitude d’une personne livrée à deprofondes réflexions.

– Mon bonheur dépend de vous,mademoiselle Lucile, continuaGeorges ; je serai bien heureux sivous voulez être ma femme.

– Je suis très flattée de votrerecherche, monsieur Georges,répondit-elle enfin d’un tonlégèrement railleur ; mais je doisvous déclarer que je ne suis point,quant à présent, décidée à me marier.

– Dites-moi d’attendre,mademoiselle, et je vous obéirai.

– Vous dire d’attendre serait vousdonner un espoir, monsieur, reprit-

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elle ; je préfère vous avouerfranchement, que je ne veux pas memarier.

Le jeune paysan pâlit. Il se réveillaitau milieu d’un beau rêve.

– Adieu, monsieur, dit Lucile en selevant. Et elle se dirigea vers lamaison.

Georges la suivit à quelque distance,la tête baissée. Au lieu d’entrer à laferme, il traversa la cour pour gagnerla rue. M. Blanchard le joignit à laporte.

– Eh bien ? lui dit-il.

Georges secoua tristement la tête.

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– Qu’a-t-elle dit ? demanda lefermier.

– Elle ne veut pas se marier.

– Toutes les jeunes fillescommencent par dire comme cela ;c’est leur coquetterie. Il ne faut paste décourager, mon garçon. Demain,Lucile aura changé d’idées. Du reste,j’aurai ce soir avec elle un entretiensérieux.

Georges serra la main du fermier etle quitta. Pendant que le jeunehomme parlait à M. Blanchard,Rosalie, debout devant une fenêtre,épiait, d’un regard anxieux etinquiet, tous ses mouvements. Elle

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vit sa tristesse et en devina le motif.Un éclair de joie illumina son front.

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Chapitre 2

Le soir, après le souper,lorsque les domestiques sefurent retirés,M. Blanchard appelaLucile et la fit asseoirentre lui et sa femme, qui

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faisait tourner son rouet au clair delune.

– Ma fille, lui dit-il, tu as causétantôt avec Georges Villeminot ; tuas dû lui dire des choses bien dures,car il était triste en te quittant.

– Je lui ai dit simplement que je nevoulais pas me marier.

– Afin de le contrarier, dit le père ensouriant.

– J’ai dit la vérité, mon père, je neveux pas me marier.

– Georges est pourtant un parti trèsconvenable pour toi, Lucile ; ilpossède une assez belle fortune et

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c’est un excellent garçon qui terendrait heureuse. Il est courageux,travailleur et rangé ; il n’y a qu’unevoix pour lui dans le pays ; il al’estime de tous, et depuis longtempsje désire l’appeler mon fils.

– Je reconnais comme vous lesqualités de M. Georges, mon père,mais je ne veux pas de lui pour monmari.

– Ah ! fit le fermier, c’est différent.

La jeune fille laissa échapper unsoupir de soulagement.

– Ma chère enfant, repritM. Blanchard, je ne veux pas temarier malgré toi. J’avais choisi

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Georges Villeminot parmi les jeunesgens qui te recherchent en mariage,pensant qu’il pouvait mieux qu’unautre faire ton bonheur. Mais il ne teconvient pas, n’en parlons plus. Tues assez riche pour prendre un mariselon ton cœur. Maintenant, dis-moile nom du jeune homme que tu asdistingué, afin que je congédie lesautres.

– Vous pouvez les renvoyer tous,mon père.

– Tous !…

– Oui, car aucun ne me plaît, repritLucile faisant une petite mouedédaigneuse.

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– Tu es difficile, ma fille ; il mesemble pourtant…

– Ecoutez-moi, mon père, jen’épouserai jamais un paysan.

Le fermier regarda sa fille avecsurprise, et madame Blanchard laissatomber sa quenouille.

– Il paraît que ta fille a rêvé qu’elleserait duchesse ou pour le moinsbaronne, dit M. Blanchard ens’adressant à sa femme.

Lucile baissa les yeux.

Le fermier se leva et fit deux ou troisfois le tour de la salle en marchant àgrands pas. Enfin, il s’arrêta devant

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sa femme ; sa figure avait pris uneexpression sévère.

– Voilà le résultat de l’éducation quevous lui avez donnée, dit-il avecdureté. Vous avez voulu que votrefille fût une demoiselle, et vous yavez réussi ; vous pouvez vousapplaudir.

Au lieu de l’élever près de vous etd’en faire une bonne ménagèrecomme Rosalie, vous l’avez envoyéeà la ville, où elle a appris tout cequ’elle n’avait pas besoin de savoir,et j’ai eu la faiblesse de ne point vouscontrarier.

Qu’a-t-elle trouvé dans ses livres ?

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Vous le voyez : de la coquetterie, desairs de grande dame, de faussesidées… Aujourd’hui, elle a honte deprendre pour mari un brave garçonayant les mains durcies par le travailet portant la blouse. Qui sait ? unjour, peut-être, elle rougira de vouset de moi, qui suis son père ?

Madame Blanchard ne répondit rien ;elle regarda sa fille avec tendresse,comme pour lui dire que son amourde mère était au-dessus desreproches qu’on lui adressait.

Lucile pleurait. Pourquoi ? Etait-elletouchée des paroles de son père ? Onpeut supposer le contraire.

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Le lendemain, M. Blanchard allatrouver Georges Villeminot.

– Mon cher ami, lui dit-il, nous nepouvons donner suite à nos projets ;ma fille m’a déclaré qu’elle nevoulait pas se marier, et je doisrenoncer, pour l’instant, à lasatisfaction de te nommer mongendre. Pourtant, je crois qu’il nefaut pas désespérer tout à fait. Lucilepeut changer de manière de voir…

– Vos paroles ne me surprennent pas,monsieur Blanchard, réponditGeorges ; je les connaissais d’avance.Seulement, ce n’est pas pour lemariage que mademoiselle Lucile ade l’antipathie, c’est pour le paysan :

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je l’ai bien compris.

– Georges, ne crois pas cela ! s’écriale fermier.

– Il faut bien que je le croie, puisquec’est la vérité, reprit le jeune hommeavec tristesse ; mais je ne puis lui envouloir ; seul, je mérite desreproches ; j’aurais dû voir plus tôtla distance qu’il y a entremademoiselle Lucile et moi.

– Que veux-tu dire ? Quelledistance ?

– Celle qui existe entre l’ignorance etl’instruction, entre ce qui est vulgaireet ce qui est distingué, entre lepaysan grossier et la demoiselle bien

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élevée.

– Est-ce que je ne suis pas un paysancomme toi, moi ?

– C’est vrai, mais votre fille n’est pasune paysanne.

Le fermier baissa la tête. Il sentait lajustesse des paroles de Georges qui,sans le vouloir, avait touché la plaiede son cœur.

– Georges, reprit-il après un momentde silence, tu continueras à venir à lamaison comme par le passé ?

– Je ne puis vous faire cettepromesse, monsieur Blanchard.

– Quoi ! tu ne viendras plus ?

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– Pour ne point causer de déplaisir àmademoiselle Lucile, d’abord, et unpeu aussi dans l’intérêt de matranquillité.

– Tu as raison, mon ami, dit lefermier en serrant la main du jeunehomme. Ah ! tu es brave cœur… Mafille ne te connaît pas, Georges ; unjour elle te regrettera.

Depuis quelque temps déjà, onparlait dans le pays du mariage deGeorges Villeminot avec LucileBlanchard comme d’un fait accompli.Les jeunes gens se convenaient sousplus d’un rapport, et, à part quelquesenvieux, – il y en a partout – le choixde M. Blanchard était généralement

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approuvé.

Plusieurs jeunes gens, qui avaient étéles rivaux de Georges, s’étaientretirés l’un après l’autre.

On ne tarda pas à savoir que, tout àcoup, le jeune paysan avait cesséd’aller chez M. Blanchard. Ques’était-il passé ? Evidemment lemariage était rompu. Pourquoi ?Tout le monde voulait le savoir etcherchait à deviner. On fit toutessortes de suppositions. Mais commece secret n’était pas difficile àdécouvrir, tout le village connutbientôt le motif de la retraite deGeorges.

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Au village, des faits semblables sontdes événements.

Toutes les sympathies furent pourGeorges.

– Ce pauvre Georges, disait-on, quil’aurait pensé ? Il ne méritaitcertainement pas un pareil affront.

Les jeunes filles tenaient des propossur Lucile où il y avait plus dejalousie que de véritable intérêt pourle jeune homme. MademoiselleBlanchard était généralementblâmée.

Georges n’ignorait rien de ce qui sedisait ; du reste, on ne se cachait pasde lui pour parler, et il eut plus d’une

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fois l’occasion de prendrechaleureusement la défense de lajeune fille. Cause innocente desattaques dirigées contre elle, il secroyait obligé de l’excuser.

Il y a dans chaque village un endroitqu’on pourrait appeler les arènes dubavardage : c’est le lavoir public, oùles femmes se rencontrentjournellement.

Là, toutes les actions sontcommentées, interprétées plus oumoins faussement, discutées etjugées. Grâce aux commérages, lesplus petites choses ont bientôt prisdes proportions effrayantes. Lamédisance va bon train, et

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lorsqu’elle ne suffit plus, la calomnietourbillonne autour d’elle.

Un matin, trois femmes se trouvaientau lavoir ; Georges et Luciledéfrayaient leur conversation.

– Quant à moi, cette petite Lucile neme revient pas du tout, dit unegrosse paysanne en frappant à coupsredoublés sur le linge étalé devantelle.

– Au lieu de se laver les mains avecdu savon parfumé, elle ferait mieuxd’aider sa mère dans les soins duménage, reprit une autre. N’est-cepas une honte de passer ainsi sa vie àne rien faire ?

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– Laissez donc, elle joue descontredanses toute la journée surson piano, un grand coffre qui acoûté au père Blanchard la valeur dequatre arpents de bonne terre.

– Ce n’est pas sa musique qui luimettra du pain sous la dent… lebonhomme Blanchard ne vivra pastoujours.

– Elle aurait bien fait d’épouserGeorges.

– Ah bien oui ! allez lui dire ça !Georges travaille aux champs et il nese parfume ni les mains, ni lescheveux.

– Malgré ses écus, vous verrez

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qu’elle ne trouvera pas un mari.

– Mademoiselle est difficile. Elle nevaut pourtant pas mieux que lesautres filles de Minières.

– Oh ! ce n’est pas ce qu’elle pense.Parce qu’elle a été élevée à la ville,elle se croit quelque chose.

– Elle fait la fière, la dédaigneuse…

– Soyez tranquille, elle en rabattraun jour.

– Jamais elle ne parle à personne.

– Une demoiselle qui cause si bien…on ne saurait pas lui répondre.

– Si j’étais à la place de son père, jesais bien ce que je ferais.

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– Quoi donc ?

– Hé, je la forcerais à travailler. Sacousine travaille bien, elle.

– Brave père Blanchard ! lui quitravaille tant, avoir pour fille uneparesseuse… Oh ! je le plains de toutmon cœur !

– Allons donc, c’est sa faute. Il nedevait pas la mettre en pensionjusqu’à dix-huit ans. Ma fille, à moi,n’a été à l’école que jusqu’à douzeans. Puis, tout de suite après, autravail.

– C’est la fermière qui l’a voulu.

– Ils s’en repentiront.

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– En attendant, la belle demoiselle arenvoyé tous ses prétendants.

– Puisqu’elle n’aime pas lespaysans !

– Oui-dà ! Et que lui faut-il donc, àcette marquise de Carabas ?

– Elle attend sans doute un préfet.

– Qui sait ? peut-être un ministre.

– Elle attendra longtemps.

– Elle mourra vieille fille.

– A moins qu’elle ne trouve quelquevieux notaire ruiné.

– Qui vivra verra.

– Et rira bien qui rira le dernier.

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Chapitre 3

On était au mois de mai,le soleil inondait lacampagne de l’or de sesrayons ; un vent tiède etléger secouait lefeuillage vert des arbres

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printaniers et répandait dansl’espace le parfum des fleurs depommiers.

A l’extrémité du village, sur unevaste pelouse ombragée d’ormes etde tilleuls séculaires, la petitepopulation de Millières, en habits defête, se trouvait rassemblée.

Enfants et vieillards, jeunes garçonset jeunes filles, tout le monde selivrait à la joie.

On célébrait la fête du patron de laparoisse.

Les uns essayaient ou prouvaientleur adresse sur une cible ; d’autreslançaient à tour de bras les boules

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d’un jeu de quilles. Les vieillardsparcouraient curieusement lesgroupes et se sentaient rajeunis aumilieu de la jeunesse heureuse etépanouie. Les enfants jouaient,criaient, couraient, et sautaient sousles grands arbres. Les mères defamille, réunies en cercle, souriaientà leurs filles, qui se livraient auplaisir de la danse.

Comme le bonheur rayonnait sur cescharmants et frais visages ! Commeelles étaient gracieuses et souriantes,ces chères enfants, appuyées au brasde leurs danseurs ! Sous les yeux deleurs mères, c’est avec une doublejoie qu’elles donnaient cette soirée

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au plaisir.

Madame Blanchard était là, ayantprès d’elle Lucile et Rosalie. Lesdeux cousines regardaient danser lesautres. Rosalie paraissait inquiète,Lucile, roide et froide comme uneAnglaise, laissait échapper de tempsà autre un sourire indécis qu’unobservateur pénétrant aurait putraduire ainsi :

« Ces pauvres gens me font pitié ; ilsdansent ou plutôt ils sautent sansgrâce, au son d’une musiqueinfernale qui déchire les oreilles. Ilsrient niaisement et leurs paroles sontstupides. Ces jeunes filles, misessans goût, sont d’une gaucherie

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inouïe, et tous ces lourdauds depaysans sont d’une familiaritérévoltante. »

Deux ou trois fois déjà, on était venudemander les deux cousines pour lequadrille. Lucile avait déclaré d’unton sec qu’elle ne dansait pas.Rosalie avait répondu :

– Pas encore.

Elle attendait. Oui, elle attendaitl’arrivée de Georges Villeminot. Etc’est parce que le jeune homme neparaissait pas, qu’elle étaitpréoccupée et même inquiète.

Les danses se succédaient. Lucilecontinuait à sourire ironiquement et

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Rosalie à attendre.

Enfin, Georges Villeminot parut surla pelouse. Il fut aussitôt entouréd’une douzaine de jeunes gens qui luiserrèrent la main. Il se dirigeaensuite vers madame Blanchard etles jeunes filles pour les saluer.

Rosalie était toute tremblante et sesjoues se teintèrent de rose. Georgescombla son plus grand désir : ill’invita à danser. Tout en prenantplace parmi les danseurs, il s’aperçutde l’émotion de la jeune fille.Involontairement, il se tourna ducôté de Lucile et vit son visageennuyé et son sourire – moqueur ; ilramena son regard sur Rosalie dont

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le front était radieux.

Pour la première fois, il remarquaque celle-ci n’était pas moins jolieque sa cousine.

Après le quadrille, il la reconduisit àsa place.

Madame Blanchard et sa filles’étaient levées et se promenaient àquelque distance.

Georges s’assit près de Rosalie et,pour lui dire quelque chose, il lui fitun compliment sur sa toilette.

Rosalie n’était pas coquette,pourtant elle fut agréablementflattée.

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– Si votre compliment s’adressait àma cousine, répondit-elle, il seraitvraiment mérité.

– Mademoiselle Lucile est, en effet,habillée avec beaucoup de goût,reprit Georges ; mais, avec votrecharmante robe bleue bien simple etce bouquet d’aubépine dans voscheveux, je vous trouve infinimentplus jolie que votre cousine.

– Oh ! je ne vous crois pas, monsieurGeorges ! s’écria-t-elle avec unaccent difficile à traduire.

– Ce que je vous dis est pourtant lavérité, Rosalie.

A ce moment, madame Blanchard et

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Lucile vinrent s’asseoir.

Bientôt la dernière lueur ducrépuscule disparut. Ce fut le signalde la retraite. Les derniers accordsdes violons expirèrent, et la place,tout à l’heure si animée, devintsilencieuse et déserte.

Le soir, Georges se disait :

– Rosalie est charmante, je suis biensûr qu’elle aimera bien son mari etqu’elle fera une excellente ménagère.Elle a le regard doux et le souriregracieux. Sa cousine, au contraire, ale regard froid et le sourire toujoursmoqueur.

Il est vrai que mademoiselle Lucile

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est riche, tandis que Rosalie. Oui,mais cela m’est égal, à moi. Leproduit de ma ferme me permet deme marier à mon gré. Décidément,j’étais aveugle… Rosalie est la femmequi me convient. Comment ne l’ai-jepas compris plus tôt ?

Lucile s’est moquée de moi ; elle a eumille fois raison !

Le lendemain, en se levant, GeorgesVilleminot montra à ses valets deferme un visage joyeux. Ils leregardèrent avec des yeux étonnés.

Depuis un an, la bouche de leurmaître ne riait plus. Qui donc avaitpu produire ce merveilleux

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changement ?

Cette question, faite par lesdomestiques d’abord, fut répétéequelques jours après par tous leshabitants de Millières.

Mais le qui ? resta sans réponse.

Cette fois, les curieux en furent pourleurs frais. Georges était devenu uneénigme.

L’époque de la fenaison arriva. Unmatin que Rosalie travaillait dans unpré, elle vit Georges Villeminot venirà elle.

– Depuis la fête du village, ilsn’avaient pas échangé une parole.

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Chaque fois qu’ils se rencontraient,ils se saluaient, et c’était tout.

Rosalie éprouva donc une viveémotion lorsque le jeune paysans’arrêta devant elle.

– Je suis bien aise de me trouver seulun instant avec vous, Rosalie, ditGeorges ; j’ai quelque chose à vousdire.

– A moi, monsieur Georges ?

– Oui. Est-ce que vous ne pensez pasà vous marier, Rosalie ?

La jeune fille secoua la tête.

– Il faudrait pour cela trouver unmari, monsieur Georges, dit-elle.

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– Eh bien ?

– Je suis pauvre, personne nevoudrait de moi.

– Rosalie, je crois que vous voustrompez. Vous trouverez sûrementun mari.

– Qui ? je vous le demande.

– Qui ? Moi, si vous le voulez.

– Vous ? Oh ! ce n’est pas bien,monsieur Georges ; vous voulez vousmoquer de moi !

– Non, Rosalie, non. Répondez-moi,voulez-vous m’accepter pour votremari ?

– Je n’ose vous croire, monsieur

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Georges.

– Ainsi, vous consentez… Merci,Rosalie, c’est tout ce que jedemandais.

Et, sans ajouter une parole, ils’éloigna rapidement.

Le soir du même jour il se présentachez M. Blanchard.

– Enfin, tu nous reviens donc !s’écria le vieux fermier. Sois lebienvenu, Georges. Je commençais àcraindre de ne plus te revoir cheznous ; mais ta présence me rassureen même temps qu’elle m’annonceque tu es guéri, bien guéri, n’est-cepas ? ajouta-t-il d’une voix qui

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exprimait un regret.

– Je le suis complètement, monsieurBlanchard, et je vous en apporte unepreuve.

– Comment cela ?

– Je viens vous prier de m’accorderla main de mademoiselle Rosalie,votre nièce.

– Tu veux épouser Rosalie ?

– Avec votre consentement, monsieurBlanchard.

– Tu es un brave garçon, Georges !s’écria le fermier ; viens que jet’embrasse.

Georges se précipita dans les bras du

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vieillard.

– Dieu est juste, reprit le pèreBlanchard ; la fille de mon frèredevait être heureuse.

Il fit appeler Rosalie.

Elle s’approcha tremblante etconfuse.

– Voilà ton mari, lui dit le fermier enmettant sa main dans celle deGeorges.

Trois semaines après, Rosalie était lafemme de Georges Villeminot.

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Chapitre 4

On est en hiver. Commeun immense, linceul, laneige couvre lesmontagnes et les vallées.

Lucile est assise devantun bon feu. Son bras est

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appuyé sur une table et sa têterepose sur sa main. Un volume de laComédie humaine est ouvert sous sesyeux. Elle lit les Secrets de laprincesse de Cadignan.

Sur ces pages où Balzac fait jouer àla femme du monde sa dernière scènede coquetterie, mademoiselleBlanchard cherche à saisir unedernière lueur d’espoir.

Après s’être éclairé un instant, sonfront assombrit de nouveau. Il y a dudépit et de l’amertume dans lemouvement de ses lèvres. Deuxlarmes se suspendent aux franges deses paupières.

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Elle ferma son livre et le jeta loind’elle avec impatience.

Elle ouvrit son piano et commençal’exécution d’une mélodie deSchubert ; mais elle s’arrêta dès lepremier motif au milieu d’unemesure ; elle se leva et alla se placerdevant son miroir.

Elle examina longuement son visage,souriant et plissant son front tour àtour. Ses doigts fiévreux soulevèrentun bandeau de sa chevelure et ellepoussa un profond soupir enapercevant un cheveu blanc qu’elles’empressa d’arracher. Ce cheveublanc n’était pas venu seul annoncerà Lucite qu’elle commençait à vieillir.

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Son visage avait perdu sa fraîcheur,les roses de son teint s’étaient fanéessur ses joues creuses. On aurait ditqu’en se retirant les chairs avaientséché la peau et marqué des rides àsa surface.

Pour conserver sa jeunesse et resterbelle longtemps, la femme a besoind’aimer et de se savoir aimée.

Lucile avait trente-deux ans, c’est-à-dire douze ans de plus qu’à l’époquedu mariage de sa cousine avecGeorges Villeminot. La dédaigneusedemoiselle reconnaissait enfin le tortqu’elle s’était fait avec ses follesprétentions, et commençait à perdrel’espoir de se marier.

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Depuis plusieurs années lesprétendants avaient disparu. Maismademoiselle Blanchard n’avait pasmanqué de partis très convenables.

Ce fut d’abord un jeune médecin, quivenait de s’installer dans le pays.Malheureusement, il louchaithorriblement, et, à sa troisième visiteà la ferme, Lucile lui fit comprendrequ’elle n’épouserait jamais unhomme qui ne pourrait la regarderautrement que de travers.

Vint ensuite un percepteur. Il avaitvingt-six ans, de belles manières, unefigure agréable. Mais il manquaitdeux canines à sa mâchoiresupérieure. Lucile ne voulut pas

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entendre parler de lui.

Plus tard, ce fut le tour d’un veuf,riche propriétaire habitant à la ville.

– Moi, épouser un veuf ! s’écriaLucile, jamais !

Un militaire se présenta. Agé devingt-huit ans, il était lieutenant dehussards ; mais ni le grade, ni lebrillant uniforme ne purent toucherle cœur de Lucile. Le jeune officierlui déplut absolument ! Hélas ! ilavait les cheveux noirs et la barberousse !

A tous elle trouvait de gravesdéfauts. L’un était trop grand,l’autre pas assez. Celui-ci bégayait,

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celui-là avait déjà une place blancheau sommet de la tête. Cet autre avaitde grosses mains, ou les oreilles unpeu longues, ou la bouche tropgrande, ou le nez trop petit.

Le dernier qui se présenta à la fermeétait le fils unique d’un richenégociant retiré des affaires. Jeune,spirituel, instruit, charmant, enfin, ilréunissait presque toutes les qualitésdemandées par Lucile.

Elle lui fit un accueil gracieux.

– Celui-ci va lui convenir, se dit lepère Blanchard, ce n’est pasmalheureux, j’en remercie le ciel.

Le jeune homme savait la musique, il

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chantait même un peu. Lucile luiproposa un jour de chanter avec elleun duo du Domino noir. Il chantafaux.

Mademoiselle Blanchard lui fit devifs reproches.

Toutefois, elle lui eût pardonné si,quelques jours après, il ne s’était pasavisé de lui soutenir que la musiqued’Hérold était supérieure à celled’Auber.

Or, ne pas être de l’avis de Lucile,qui préférait Auber à Rossini lui-même, c’était vouloir perdre sesbonnes grâces.

L’imprudent jeune homme fut

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impitoyablement congédié.

A partir de cette époque, il n’entraplus un seul prétendant à la ferme.Les plus hardis reculèrent.

Pendant quelque temps, Lucile futl’objet des railleries et des proposméchants des mauvaises langues deMillières. Elle allait avoir trente ans,on la classa au nombre des vieillesfilles destinées à reverdir et onl’oublia.

Nos lecteurs comprendrontfacilement quelle devait être lasituation d’esprit de mademoiselleBlanchard au moment où nousreprenons notre récit.

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Elle reprit sa place près du feu, et, lafigure cachée dans ses mains, elle selivra à de tristes pensées. Son frontorgueilleux se courbait sousl’amertume de ses réflexions.

Mais bientôt elle releva la tête, sesyeux brillèrent d’un nouvel éclat.

– Non, non, s’écria-t-elle avec force,ma vie ne s’écoulera pas triste etisolée : je suis riche et je suistoujours belle, je sortirai de montombeau ! J’aurai ma part debonheur et mes joies comme tantd’autres.

La vieillesse peut venir avec lesannées, elle ne m’atteindra pas, car

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j’ai la jeunesse du cœur. Les joursque l’on n’a pas employés sont nulsdans la vie !

Ainsi, après les instants de sombredécouragement, Lucile se roidissait,se révoltait contre ses craintes,revenait à l’espoir et rappelait autourd’elle toutes les illusions de sajeunesse ! Mais elle ne les conservaitpas longtemps, elle retombait vitedans la réalité et, incertaine sur sonsort, elle osait à peine interrogerl’avenir.

Alors elle se repentait sincèrementde s’être montrée dédaigneuseautrefois et d’avoir si souvent écoutéses caprices et son fatal orgueil.

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La plupart des jeunes gens qu’elleavait repoussés étaient mariésdepuis longtemps, et c’était autantde ménages heureux.

Rosalie, par exemple, portait sur sonvisage des rayonnements de joie, quiétaient les signes visibles de sonbonheur domestique. Mère de troisbeaux enfants, son cœur s’étaitagrandi pour contenir l’amourmaternel à côté de sa tendresseinaltérable pour son mari.

Basée sur l’estime et fortifiée par lareconnaissance, son affection pourGeorges devait être éternelle.

Cependant, malgré ses heures

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d’abattement et de tristesse, Lucilene désespérait pas complètement dese marier. Elle attendait, mais biendécidée, cette fois, à accepter, sansexamen, le premier qui seprésenterait.

Tous les matins, elle se demandait :

– Est-ce aujourd’hui ?

Un jour, enfin, elle put répondre :

– Oui.

A deux époques de l’année, elle allaitpasser quelques jours à la ville chezune ancienne amie de pension. Elleeut l’occasion d’y rencontrer unjeune homme d’une tournure

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distinguée, âgé de trente ans environ,et qui avait acquis, dans la ville, laréputation d’un homme d’esprit.

M. Hilaire Dermont s’était trouvé, àdix-huit ans, après la mort de sonpère, maître d’une fortuneconsidérable. Pareil à tant d’autresfils de famille, qui paraissent ignorerla valeur de l’argent, et se doutermoins encore des immenses servicesqu’il peut rendre au pays lorsqu’onen fait un noble emploi ; trop jeuned’ailleurs, pour raisonner sainement,il quitta sa ville natale et alla habiterà Paris.

Il loua un appartement magnifiquedans le quartier de la haute finance,

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et se mit à fréquenter les artistes, leshommes de lettres, entre temps lesgens de bourse, le monde desthéâtres et en général tous les jeunesoisifs du boulevard.

Il eut de nombreux amis, deschevaux, des voitures et des usuriers,qui lui escomptèrent ses propriétés.

Il devint ce qu’on appelle un viveur.

Au bout de quelques années, ruinéou à peu près, il quitta Paris, n’osantplus y rester pauvre, après y avoirvécu riche et très recherché.

Il était en train de croquer les épavesde son héritage, lors qu’il rencontramademoiselle Blanchard.

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Le titre d’héritière que possédaitLucile le rendit très aimable et, trèsassidu auprès d’elle. Il ne tarda pas àproposer le mariage.

Lucile, fière d’avoir fait uneconquête, qui flattait son amour-propre et donnait satisfaction à savanité, s’empressa d’accepter, sansexaminer si le passé du jeune hommelui offrait une garantie suffisantepour son bonheur dans l’avenir.

Plusieurs personnes, cependant, sedonnèrent la peine de lui montrer ledanger qu’elle courait en associantson existence à celle d’un hommesans conduite, qui avait en peu detemps dissipé une immense fortune.

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Mais elle ne voulut rien entendre. Lapeur de rester fille toute sa vie luiferma les yeux.

Elle avait attendu si longtemps !

Le rêve de toute sa vie fut réalisé.Elle alla habiter à la ville et put, uninstant, paraître dans ce monde oùelle avait si vivement désiré occuperune place.

Cependant, quelques mois après sonmariage elle pleurait. Comme auvillage, le vide se faisait autourd’elle. La malheureuse avait comprisqu’elle ne possédait point l’affectionde son mari.

Le bonheur lui manquait toujours.

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Un an après le mariage de sa fille, lepère Blanchard mourut.

Madame Dermont prit sa mère avecelle.

M. Dermont se fit donner, par safemme et sa belle-mère, uneautorisation et vendit la ferme deMillières, ainsi que toutes les autrespropriétés des biens laborieusementacquis par le travail de plusieursgénérations.

Un capital de plus de trois cent millefrancs, produit de la vente, fut placépar M. Dumont, en son nom.

Par ce fait, Lucile et sa mère setrouvaient dépossédées.

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La fortune du fermier passait toutentière dans des mains étrangères.

Madame Blanchard, enlevée à sa viepaisible et régulière, ne puts’accoutumer à l’existence toutopposée qu’elle avait à la ville. Latransition avait été trop brusquepour son âge. Sa santé, déjà altéréepar le chagrin que lui avait causé lamort de son mari, déclinasensiblement. Les soins de Lucile nepurent la sauver. Six mois après lamort du fermier, elle le rejoignit dansla tombe.

M. Dermont était revenu peu à peu àses anciennes habitudes et jetaitdans sa vie d’homme marié tous les

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désordres de sa jeunesse. Son goûtpour les plaisirs reparaissaitd’autant plus vif qu’il avait dû, parsuite du mauvais état de ses affaires,s’en priver plus longtemps.

Son mariage n’avait pas été autrechose qu’un odieux calcul ; il n’avaitépousé mademoiselle Blanchard quepour retrouver une fortune. Le jouroù, grâce à son adresse indélicate,cette fortune lui fut imprudemmentlivrée, sa femme ne représentant plusune valeur, un chiffre, elle n’avaitplus rien été pour lui, pas même unobstacle dans sa vie.

Abandonnée, méprisée peut-être,Lucile dévorait ses larmes,

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maudissait son fatal orgueil etsouhaitait la mort.

La malheureuse allait bientôtconnaître la profondeur de l’abîmedans lequel elle s’était précipitée.

Un soir, elle apprit que M. Dumontvenait de quitter la ville avec uneactrice du théâtre, et qu’il se rendaità Paris.

Cette nouvelle la frappa comme uncoup de foudre. Elle frémit enenvisageant sa position et en pensantà l’avenir. De l’héritage de son père,elle n’avait rien su conserver pourelle. Après avoir été riche, elle setrouvait pauvre, sans courage et sans

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force, obligée de lutter contrel’adversité et la misère.

Quelques jours après, un huissier seprésentait chez elle au nom de la loi,et à la requête d’un créancier deM. Dermont, pour faire l’inventairede son mobilier et en opérer la saisie.

Ella ne s’attendait pas à ce nouveaumalheur.

– O mon Dieu ! s’écria-t-elle, quevais-je devenir ?

Il fallait prendre immédiatement unparti. Elle pouvait trouver un asiledans quelque maison de la ville ;mais, pour rien au monde, elle n’eûtvoulu subir cette humiliation.

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Sa cousine Rosalie, dont elleconnaissait l’amitié sincère, était laseule personne près de laquelle ellepouvait se réfugier sans avoir trop àrougir.

Elle fit quelques paquets de ce qu’illui était permis d’emporter, et, lelendemain, elle quitta la ville.

Elle arriva à Millières à cinq heuresdu soir. On était aux jours de lamoisson, tout le monde était dans lesblés. Rosalie se trouvait seule à laferme. Les deux cousiness’embrassèrent avec effusion.

Lucile raconta à Rosalie, en versantd’abondantes larmes, sa douloureuse

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histoire.

– Voilà ce que je suis devenue,ajouta-t-elle. J’en suis réduite,aujourd’hui, à venir te demanderl’hospitalité.

– Oh ! je vous plains biensincèrement, ma chère cousine, ditRosalie en entourant de ses bras lecou de madame Dermont. Vous quideviez être si heureuse !… Votremari… mais ce n’est pas un mari, cethomme-là, c’est un monstre !

Ah ! ma chère Lucile, vous avezcompté sur moi, sur nous, je vous enremercie. Soyez rassurée : ici, rien nevous manquera, Georges est si bon !

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… Lui et moi, nous vous feronsoublier que vous êtes malheureuse.

– Rosalie, cela ne s’oublie jamais.

– Si, si, vous verrez : nous vousarrangerons une jolie chambre, quevous meublerez vous-même…Georges vous fera venir un piano dela ville, il vous achètera des livres…

– Des livres, un piano ! non, non,s’écria Lucile ; il me fallait celaautrefois mais je ne suis plus ce quej’étais, je ne suis plus rien. Va, jetâcherai pourtant de devenir ce quej’aurais dû être toujours, la fille dufermier Blanchard, une paysanne,simple, modeste et bonne comme toi,

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Rosalie.

J’habiterai dans ta maison, puisqueque tu veux bien m’y recevoir ; maisje ne veux, pas y être à la charge deton mari, je travaillerai.

– Vous, travailler ! Oh ! non, parexemple !

– Oui, Rosalie, oui, je travaillerai.Mon corps se pliera à la fatigue, et siparfois je manque de force, je n’auraiqu’à te regarder, tu me donneras ducourage.

– Ma cousine, c’est impossible, je nesouffrirai pas…

– Tu oublies, Rosalie, que je suis

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pauvre. Je dois travailler si je veuxvivre, car, ajouta-t-elle en rougissant,je n’accepterai jamais une aumône.

– Ah ! Lucile, c’est bien mal de meparler ainsi ! dit Rosalie avec unaccent de reproche. Vois-tu, celan’est pas bien… tu es fière avec moi !

A ce moment, Georges Villeminot,qui était entré dans la salle, sans êtreaperçu et avait tout entendu,s’avança vers les deux jeunesfemmes.

– C’est une noble fierté, celle-là, dit-il. Madame Dermont a raison, letravail c’est l’indépendance.

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Partie 3Justin Justine

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Chapitre 1

Il avait douze ans ; elle n’enavait pas encore, dix. Onl’appelait Justin ; elle se nommaitJustine.

Ils étaient nés dans le mêmevillage, et leurs parents habitaient

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deux maisons voisines.

Justine était gardeuse d’oies, et,matin et soir, Justin conduisait aupâturage les bœufs et les vaches deson père.

La jeune fille ne manquait jamais demener ses oies vers le pré où setrouvait Justin. Pendant que la bandede palmipèdes courait sur lesjachères, les deux enfantss’asseyaient sur l’herbe et causaient.

Que se disaient-ils ? De ces jolisriens qu’une bouche jeune et quiignore le mensonge peut dire seule, etqui ne peuvent être écoutés avecplaisir que par un autre enfant.

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Justine chantait gentiment, Justinavait la voix assez agréable ; ilschantaient ensemble. Elle luiapprenait une chanson ou unechansonnette qu’il ne savait pasencore. Il lui en apprenait une autre.

Il arrivait souvent que l’alouette, lafauvette ou le linot se mettaient de lapartie, les insectes s’en mêlaientaussi. Cela faisait un véritableconcert eu plein air.

On les rencontrait sur les chemins,marchant l’un près de l’autre, lamain dans la main.

Ils riaient toujours.

En passant à travers les blés et les

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orges, ils faisaient une belle moissonde bluets ; elle tendait son tablierd’indienne, Justin l’emplissait.

Aux bluets, qu’elle tressait encouronnes, elle mêlait quelquesmarguerites blanches au cœur d’or ;puis, en riant, elle posait unecouronne sur la tête de son ami enl’appelant son roi.

Parfois, une marguerite entre lesdoigts, elle oubliait la couronnecommencée. M’aime-t-il ?demandait-elle à la fleur en jetant sespétales au vent. La margueriterépondait tantôt, passionnément ;une autre fois, pas du tout.N’importe, les enfants ne se

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fâchaient pas contre elle.

Ils riaient toujours.

Mais il fallait pour cela qu’ils fussentensemble. L’un sans l’autre ilsétaient tristes. En se cherchant, ilserraient comme des âmes en peine.

Lorsque Justine ne menait pas sesoies aux champs, ce jour-là lesvaches de Justin étaient malgardées : elles mangeaient à leur aisel’herbe du pré défendu.

Les oiseaux chantaient seuls.

Aussi, le lendemain, quand ils serevoyaient, quelle joie !… Les bêtes àplumes en avaient leur part elles

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faisaient invasion dans le pré etsympathisaient avec les bêtes àcornes.

Un jour ils furent surpris par unorage. Des éclairs éblouissantsdéchiraient les nuages en tous senset incendiaient le ciel. Le tonnerreavait des grondements terribles. Ilscherchèrent un abri dans une haie.La haie était déjà pleine d’oiseauxeffarouchés qui se cachaient dans lesfeuilles. La pluie et la grêletombaient comme aux jours dudéluge.

Justine n’avait pas lu le roman deBernardin de Saint-Pierre ; elle eutcependant la même inspiration que

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Virginie elle cacha sa tête et celle deJustin sous son jupon de droguet.Malgré tout ils eurent froid. La pluieruisselait sur leurs mains bleuies,leurs dents claquaient. Pour seréchauffer, ils se blottirent l’un prèsde l’autre comme des oisillons dansun nid.

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Chapitre 2

Ils grandirent.

Justin ne mena plus au pré lesvaches et les bœufs de son père.

Justine cessa de garder les oies.Ses parents lui firent apprendre

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l’état de couturière.

Les jeunes gens ne se voyaient plusaussi facilement qu’autrefois, maisils pensaient toujours l’un à l’autre.

Il y a dans le passé de chaque êtrehumain des souvenirs que rien nepeut effacer.

Quand ils se rencontraient et queJustin lui adressait la parole, Justinedevenait rouge comme une cerise deMontmorency. Elle avait appris àrougir en même temps qu’à tirerl’aiguille.

Le dimanche, Justin venait la prendrepour la conduire au bal ; elle sefaisait belle à son intention. Il la

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trouvait charmante et il le lui disait.Le cœur de Justine bondissait deplaisir.

Aucune autre n’était plus gracieuseet plus légère dans les quadrilles.Tous les jeunes garçons l’admiraientet l’invitaient à danser. Elle nedédaignait personne ; mais ellesavait trouver le moyen de danseravec Justin plus souvent qu’avec lesautres.

Un jour, Justine eut dix-huit ans.

C’était une belle fille blonde commeun épi, avec une taille de sylphide ;ses yeux, bleus comme l’eau d’un lac,avaient le regard d’une Andalouse.

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Sa bouche était une roseentr’ouverte. Ses dents transparenteset blanches comme neigeressemblaient à des perles finesenchâssées dans du corail. Elle avaitle pied mignon et une petite main deprincesse.

On parlait de sa beauté à dix lieues àla ronde, et ceux qui l’avaient vuen’hésitaient pas à la citer comme unemerveille.

Grand était le nombre de sesadmirateurs. Les moins timides lademandèrent en mariage. Elle lesrefusa. Du reste, elle ne permit àaucun de lui faire la cour.

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Néanmoins, le découragement desuns encourageait les autres, et, loinde diminuer, le nombre desprétendants augmentait.

Justine se souvenait du temps où ellegardait les oies.

Elle pensait à Justin.

Un matin que Justin se rendait à unvillage voisin où elle était appeléepour confectionner une robe demariée, Justin la rejoignit sur laroute. Il avait une figure de donQuichotte, et, contre l’ordinaire, ilétait embarrassé et baissait les yeux.

– Qu’as-tu donc ? lui demanda-t-elle.

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Il poussa un soupir.

– Ma chère Justine, répondit-il, jevais me marier, mon père le veut…

Elle devint très pâle.

Il reprit :

– Mais c’est toi que j’aurais préférée,toi, tu le sais.

– Et tu prends une autre femme !s’écria-t-elle.

– Il le faut bien puisque mon père leveut. Il ne te trouve pas assez riche.

– Ah ! je suis très pauvre, en effet…Qui est celle que tu épouses ?

– Ma cousine Hortense, la fille

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unique du frère de mon père, lepropriétaire de la ferme desCharmes.

– Reçois mes félicitations, Justin, tufais là un beau mariage.

Sur ces mots elle s’éloignarapidement.

Quand elle fut un peu loin, elle seretourna. Justin était resté à la mêmeplace ; il n’avait pas osé la suivre.

Alors elle se prit à sangloter etcontinua son chemin en pleurant àchaudes larmes.

Justin était marié. Il avait quitté lepays pour aller demeurer aux

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Charmes, on son beau père le mit à latête de l’exploitation de la ferme.

Justine avait perdu sa gaieté et sesfraîches couleurs. Tout cela s’en étaitallé avec les riantes et bellesillusions de sa jeunesse. Maintenant,chacun de ses souvenirs d’enfancecontenait une douleur.

Elle disait adieu à l’amitié, à l’avenir,à toutes les joies rêvées. Plus deplaisirs, plus de chansons auxlèvres !…

Après s’être épanouie en pleinelumière, elle descendait dans la nuit.Elle passait à pleurer les heures queses compagnes employaient à

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s’amuser.

Il y a des larmes qui devraient êtrerecueillies dans des urnes d’or.

Au bout de deux ans elle n’avait pasencore oublié ; la blessure faite à soncœur était toujours saignante. Maissa fierté, aidant, elle paraissaitconsolée.

Un jeune homme du pays, déjàrepoussé une fois, hasarda unenouvelle demande en mariage. Celle-ci fut accueillie.

De tous ceux qui aspiraient à la mainde Justine, ce jeune homme étaitpeut-être le moins digne. N’importe,elle se maria.

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Seulement, elle ne sut jamais bienpourquoi. Peu de temps après ellerevit Justin.

Il portait un crêpe à son chapeau. Ilvenait de perdre sa femme.

– Ah ! Justine, lui dit-il, pourquoit’es-tu tant pressée ?… Si tu n’étaispas mariée, nous pourrions êtreheureux maintenant, car je suis libre,riche, et je t’aime toujours…

Elle ne voulut pas se souvenir qu’ill’avait sacrifiée.

– C’est vrai, répondit-elle tristement.

– Ainsi, tu ne m’as pas oublié ?

– Non.

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– Oh ! je déteste ton mari ! univrogne, un brutal, un mange-tout !…Sûrement il ne te rend pas heureuse.

Justine soupira.

– J’ai même entendu dire qu’il tebattait. Justine baissa les yeux.

– Le misérable ! s’écria Justin d’unevoix sourde.

– Il est mon mari, répliqua-t-elle, etsi je suis sa femme, c’est que je l’aivoulu.

– C’est vrai. Mais, dis-moi, Justine,si tu devenais veuve, te remarierais-tu avec moi ?

– Oui.

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– Tu me le promets ! C’est bien,j’attendrai que tu sois veuve.

– Mon mari n’a guère envie demourir, dit-elle en souriant ; tu auraslongtemps à attendre.

– J’attendrai quarante ans s’il lefaut ! s’écria-t-il.

Et ils se séparèrent.

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Chapitre 3

Justin resta fidèle à sapromesse pendant cinq ans.Au bout de ce temps, voyantque le mari de Justinecontinuait à jouir d’une santéexcellente, il songea à se

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remarier, ce qu’il fit immédiatement.

Or, il y avait à peine un mois qu’ils’était donné une seconde femme,lorsqu’il apprit que le mari deJustine venait de mourir subitementà la suite d’une soirée passée aucabaret, pendant laquelle il avaittrop fêté la bouteille.

– La fatalité nous poursuit ! s’écria-t-il. Il est donc écrit que nous neserons jamais heureux, Justine etmoi ?…

Il prit sa tête dans ses mains ets’arracha une poignée de cheveux.

Le soir, comme sa jeune femme seplaignait de ce qu’il était triste et peu

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aimable pour elle, il fut pris d’unaccès de colère subite et lui donna unsoufflet.

C’était le premier, ce ne fut pas ledernier.

Un matin, Justin reçut la lettresuivante, dont nous croyons devoircorriger les fautes d’orthographe :

« Mon mari est mort. Le malheureuxa été châtié par ce qu’il aimait leplus au monde : le vin et l’eau-de-vie.Tu dois avoir appris déjà cettenouvelle, comme j’ai su moi-mêmecelle de ton second mariage.

» Tu n’as pas été fidèle à tapromesse ; mais je ne saurais t’en

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vouloir : tu as attendu cinq ans, monamour-propre est satisfait. Jeregrette que ta patience n’ait pastenu deux mois de plus. Je porte desvêtements noirs, il faut cela pour lemonde ; mais je ne suis pas uneveuve désolée, au contraire. Je laisseà mes robes le soin de pleurer ledéfunt.

» Je pars demain pour Paris, où jevais travailler chez une grandecouturière, qui m’a fait des offresavantageuses.

» Mon pauvre ami, nous voilàséparés pour toujours ; nous ne nousreverrons probablement jamais. Jen’ai pas voulu quitter le pays sans te

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dire adieu et sans te promettre, àmon tour, de rester veuveéternellement.

» J’ai trop mal réussi une premièrefois pour être tentée derecommencer.

» JUSTINE. »

Quinze ans plus tard, Justin mit enterre sa seconde femme.

Il avait alors quarante-trois ans, sescheveux grisonnaient.

Il n’avait pas oublié Justine, mais ilignorait absolument ce qu’elle étaitdevenue. Elle n’avait pas reparu dansle pays, et on ne put lui donner sur

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son sort que de vaguesrenseignements. Cela lui parutsuffisant. Il mit de l’or dans sespoches et prit la route de Paris…

Il retrouva sa Justine… mariée etmère de quatre enfants.

Il hésita à la reconnaître. Il fallutqu’elle lui répétât plusieurs fois :

« C’est moi. »

Alors ses bras tombèrent à ses côtéset il poussa un soupir.

Oui, c’était bien Justine ; mais aprèsla naissance de chacun de ses enfantselle avait perdu deux dents etquelques-uns de ses blonds cheveux.

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Sous un embonpoint quelque peuexagéré, Justin chercha en vain lataille mince et flexible de la gracieusefillette qui le nommait autrefois sonroi. Sa voix, douce et mélodieusejadis, ressemblait maintenant à celled’un tambour-major.

Il ne restait plus rien de Justine, lacharmante gardeuse d’oies.

– Nous sommes un peu changés, monvieux, lui dit-elle ; que veux-tu, nousavons vieilli… Qu’est-ce qui t’amèneà Paris !

– J’ai fait ce voyage exprès pour toi ;je suis veuf et je venais… Ah !Justine, pourquoi es-tu mariée ?

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– Encore une sottise que j’ai faite.

– Es-tu heureuse ?

– Heureuse ! ne m’en parle pas. Monsecond mari est un peu moinsivrogne que le premier, mais il estplus brutal encore. L’autre me battaittous les soirs, quand il rentrait ivre ;celui-ci m’assomme de coups soir etmatin. Ah ! je pense à toi souvent,mon pauvre Justin ! Autrefois, c’étaitle bon temps. Que de regrets !…

– Tu ne m’as donc pas oublié ?

– Non.

– C’est singulier, pensa Justin enquittant Justine, elle est beaucoup

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moins bien, on pourrait même direqu’elle n’est plus bien du tout ;cependant j’ai toujours là, dans lecœur, quelque chose pour elle.

Il revint dans son pays, et l’annéesuivante il convola en troisièmesnoces.

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Chapitre 4

Justin vécut vingt ans avecsa troisième femme. Il avaitdéjà marié ses deux fils aînésqu’il avait eus de sa secondefemme. Il lui restait à établir,de la troisième, deux filles et

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un garçon, ce qu’il fit en l’espace dedouze ans. Alors, comme il étaitriche encore, malgré les belles dotsdonnées à ses enfants, il pensait qu’ilallait avoir une belle vieillesse.

Bien qu’il eût soixante-quinze ans etque ses cheveux fussent devenus toutblancs, il y avait encore en lui tant deforce et de verdeur qu’il ne sentaitpas le poids des années.

– Je passerai la centaine, dit-il à sesenfants réunis, le jour où il maria sadernière fille.

Or, comme le vieillard n’avait plusrien à faire et qu’il s’ennuyait, ilvoulut se mêler des affaires de ses

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enfants. C’était un peu son droit.

Mais ils le traitèrent de vieuxradoteur, de vieux fou, et ils ne segénèrent point pour le froisser etl’humilier.

Se voyant repoussé, abandonné, seul,le bonhomme songea à Justine.

Un jour, sans rien dire à personne,son portefeuille bien garni, il partitpour Paris.

Il avait quatre-vingts ans.

Justine était veuve depuis longtemps.Ses enfants étaient tous morts. Ellen’avait guère connu à Paris que lamisère. Malgré son grand âge, elle

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travaillait encore pour vivre.

Elle remettait à neuf, tant bien quemal, de vieux pantalons et de vieuxpaletots. Elle avait recruté saclientèle parmi les petits employésde commerce, les artistes de seizièmeordre et les cochers de fiacre.

En revoyant Justin elle faillits’évanouir. Il la serra dans ses bras.

Pendant un quart d’heure ilspleurèrent de joie.

– Tu t’es donc souvenu de moi ? luidit-elle.

– Tu le vois bien, puisque me voici.

– C’est bien aimable à toi d’être venu

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me voir.

– Je viens pour t’épouser.

Elle se mit à rire comme une folle.

Lui était très sérieux.

– Il faut que nous soyons heureux,reprit-il gravement.

– Voyons, Justin, tu ne plaisantespas ?

– Regarde, répondit-il en ouvrantson portefeuille, voilà tous lespapiers dont j’ai besoin, et puis vingtmille francs en billets de banque.

Les yeux éteints de Justines’animèrent subitement etétincelèrent à travers les verres de

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ses lunettes.

– Et cet argent est pour moi ?demanda-t-elle.

– Oui.

– Tu me le donneras par contrat ?

– Non, je le mettrai dans ta main lelendemain du mariage.

– Je préférerais que tu me ledonnasses par contrat. Enfin,n’importe, allons à la mairie.

Le lendemain du mariage, Justinedemanda les vingt mille francs.

Après avoir réfléchi, sans doute,Justin avait changé d’idée ; il refusade se dessaisir. C’était manquer à sa

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promesse et, à l’égard de Justine, unemarque de défiance.

La querelle commença par unéchange de mots aigres-doux. Justinereprocha à son mari de l’avoirtrompée. Des reproches on passa auxparoles violentes, aux invectives.Justine ne possédait plus cette vertuqu’on nomme la patience ; elle ne sesouvint plus du temps où elle posaitdes couronnes de bluets sur la têtede Justin. Elle se laissa emporter parla colère et marqua ses vieux onglessur le visage du quadragénaire.

Justin oublia à son tour le temps oùJustine le charmait par sa gaieté etses chansons : il saisit un bâton et le

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fit jouer sur la tête et les épaules desa Justine.

Les voisins épouvantés coururentchercher les sergents de ville.

Ceux-ci arrivèrent et conduisirent lesépoux devant le commissaire depolice.

Un mois après, le tribunalprononçait la séparation de corps.

Son jugement est la morale de cettevéridique histoire.

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Partie 4Marcelle la

Mignonnette

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Chapitre 1

L’habitation se détachedes autres maisons duvillage, elle est petite,mais propre ; sa façade estblanchie à la chaux et ellea des volets verts. Son

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jardin est entouré d’une haie decharmes. A l’un de ses murs, exposéau levant et garni de lattes, grimpeune treille bien nourrie et en pleinrapport. La maison se mirecoquettement, ainsi que deux noyerscentenaires qui ombragent son toitde tuiles, dans une petite rivière,dont les géographes ont eu le tort dene jamais parler, et qu’on nomme laVarveine.

Il y a quelques années déjà, ces lieuxétaient égayés par la joie naïve d’unejolie blonde de seize ans ; elles’appelait Marcelle. Mais dans levillage on ne la nommait jamaisautrement que Mignonnette, surnom

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qu’elle devait à sa nature délicate.Frêle petite fleur des champs, unchoc un peu violent pouvait la briser.

Elle était excessivement sensible, lamoindre contrariété agissaitfortement sur ses nerfs et lui causaitdes souffrances cruelles. Sa mèrel’entourait de soins attentifs, etMarcelle, confiante dans cetteaffection protectrice, s’épanouissaitdoucement au soleil de l’amourmaternel ; le sourire du bonheurfleurissait sur ses lèvres.

Moriset, le père de Marcelle, exerçaitdans le pays, depuis une quinzained’années, une industrie qu’il s’étaitcréée, et grâce à laquelle il avait

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acquis une certaine aisance.

Avec une voiture d’une forme assezbizarre, dont il avait lui-même conçul’idée, et deux chevaux qu’ilremplaçait tous les ans pour cause devieillesse, Moriset avait entrepris letransport des marchandises et desvoyageurs, de son village et desautres localités qui se trouvaient surla route, au chef-lieu du départementet vice versa. Tous les jours, à quatreheures du matin, hiver comme été,Moriset se mettait en route ettraversait au petit trot la grande ruedu village, les claquements de sonfouet et le bruit des grelots attachésaux colliers de ses chevaux étaient le

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réveille-matin des habitants deDoncourt.

Le soir, au retour, il comptait le gainde sa journée qu’il enfermaitsoigneusement dans un sac de cuir,et lorsqu’une vente publique avaitlieu dans le village, il achetait soitune pièce de terre, soit un pré qu’ilpayait toujours comptant.

La plupart des petites fortunes à lacampagne se compose de biens-fonds. Chaque propriétaire saitparfaitement ce que possèdent sesvoisins, si toutefois les propriétés nesont pas grevées d’hypothèques, cequi, malheureusement, n’est pas rare.

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Mais monsieur Moriset ne se trouvaitpoint dans ce cas ; il ne devait rien àpersonne. Aussi, sa fille était-elle lepoint de mire de tous les pères ayantun fils à marier.

– Ce diable de Moriset s’enrichit tousles jours, répétait-on partout, encorequelques années, au train dont il yva, et sa fille sera un des richespartis du pays.

Marcelle, nous l’avons dit, nemanquait pas de prétendants ; si lesparents voyaient une bonne affairedans le mariage de la jeune fille avecleurs fils, ceux-ci, laissant de côtétoute question d’intérêt, se seraienttrouvés heureux de fixer son

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attention.

Tous les soirs, dans la belle saison,madame Moriset et sa fille venaients’asseoir sous les noyers pour yattendre l’arrivée du messager.Quelques jeunes paysannes s’yrendaient aussi pour causer avecMarcelle, et les jeunes gens, au retourdes champs, s’y reposaient de leursfatigues. Tous désiraient plaire àMarcelle. Chacun faisait valoir sesqualités personnelles en étalant avecla coquetterie et la fatuité paysannes,l’un, ses larges épaules carrées,l’autre, ses longs cheveux bouclés ;celui-ci, en caressant sa moustachenaissante, et celui-là, en donnant à

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son regard une expression detendresse comique.

Les mères ne restaient pas en arrièredans cette espèce de siège ouvertautour de la jeune héritière.

– Notre Philippe, disait l’une, c’estun cheval à la besogne, il esttoujours le premier et le dernier autravail. Je crois, madame Moriset,que votre Mignonnette seraitheureuse avec lui.

– Vous allez bientôt marier votrefille, madame Moriset, insinuait uneautre, les épouseurs ne lui manquentpas ; mais mon garçon lui convientmieux qu’un autre. Son père se fait

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vieux, il va lui laisser la charrue unde ces matins, et Mignonnette serait,en se mariant, maîtresse de maison.

– Mignonnette, disait la femme del’épicier, est trop bien élevée et tropdélicate pour épouser un fermier ;ses jolies mains ne sont pas faitespour se durcir au travail deschamps ; elle serait bien mieux dansle commerce, et mon fils est le seulparti convenable pour elle àDoncourt.

A ces diverses ouvertures, répétéessouvent et accompagnées demouvements de tête, de clignementsd’yeux et de câlineries, madameMoriset répondait :

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– Marcelle est bien jeune ; elle nepense pas encore à se marier ; dureste, nous ne la contrarieronspoint ; nous la laissons libre de sechoisir un mari.

Madame Moriset disait vrai :Marcelle n’aimait pas encore : elleavait conservé l’insouciance et lanaïveté de ses jeunes années.

Aucun des garçons du village nepouvait se flatter d’avoir été oud’être pour Marcelle l’objet d’unepréférence marquée ; elle avait pourtous le même regard bienveillant, lesmêmes manières exemptes decoquetterie, le même souriregracieux ; cependant, l’un d’eux avait

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peut-être plus que les autres l’espoird’être aimé. Sa mère, femme d’unbravo journalier nommé Thiéry, étaitl’amie d’enfance de madame Moriset.Elle occupait une petite maisonsituée à peu de distance del’habitation Moriset, qui permettaitaux deux mères de se voir souvent.Malgré l’inégalité de leurs positions,leur affection était restée la même.Deux jours par semaine la femmeThiéry allait chez madame Morisetqui l’employait à réparer le linge, àfaire ses robes et les blouses de sonmari, à teiller et à filer le chanvre.Elle amenait avec elle son petit Julespour jouer avec Marcelle. Les deux

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enfants, habitués à se voir, n’étaientheureux qu’ensemble. Jules, plus âgéque Marcelle de quelques années,l’appelait sa petite femme ; Marcellele nommait son petit mari au grandcontentement des deux mères, quifaisaient déjà de beaux projets pourl’avenir. La pensée de marier un jourleurs enfants était venue en mêmetemps à madame Moriset et à la mèreThiéry, et toutes deux attendaientimpatiemment l’époque où ellespourraient réaliser ce projet quirendrait encore plus intime leurvieille amitié.

L’affection des deux enfants s’étaitmodifiée en grandissant. Ils

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s’appelèrent d’abord Jules etMarcelle tout court ; plus tard, ilsajoutèrent à leurs noms les titres demonsieur et mademoiselle. PourMarcelle, Jules était toujours le jeunehomme qui avait partagé ses jeux,l’ami d’enfance, et rien de plus, Jules,au contraire, avait longtemps aiméMarcelle comme une sœur ; puis unjour, il s’aperçut qu’il l’aimaitautrement ; il comprit que sonexistence était étroitement unie àcelle de la jeune fille.

Marcelle aimait les fleurs. Un jour,Jules lui apporta un rosier rare etcouvert de boutons sur le point defleurir ; il l’avait acheté pour elle à la

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ville. Un charmant sourire leremercia. Il était heureux.

L’arbuste mis dans un pot de terrefut placé par Marcelle au bord de safenêtre. Deux fois par jour ellel’arrosait. Une heure après le retourdu soleil, Marcelle en se levant venaitadmirer ses roses épanouies. Julespassait en ce moment ; il lui disaitbonjour. Marcelle souriait ; puis,cachant sa tête blonde parmi lesfleurs dont elle aspirait le parfum,elle semblait lui dire : Je pense à toi !Jules s’éloignait content.

L’heure de la conscription sonnapour Jules. Au jour fixé pour letirage, le sort trompa l’espérance de

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madame Thiéry. Son fils était soldat.Au moment du départ, en présencede ses parents désespérés et demadame Moriset qui pleurait, il dit àMarcelle en l’embrassant :

– Je pars, Marcelle ; mais jereviendrai si vous me promettez dem’attendre.

– Je vous attendrai, répondit la jeunefille. Jules essuya ses larmes, et unsourire heureux se dessina sur seslèvres.

– Conservez avec soin notre rosier,reprit-il ; il vous fera songer à moi.Oh ! tant qu’il vivra, aussi longtempsque les roses fleuriront, vous ne

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m’oublierez pas, j’en suis sûr.

– Chaque matin je l’arroserai, ditMarcelle ; ses fleurs me parleront devous.

Et elle tendit sa petite main blancheau jeune homme.

Jules la pressa doucement ; ilembrassa madame Moriset, serra samère dans ses bras et partit.

Adieu ! adieu ! adieu ! lui crièrentencore les trois femmes et son vieuxpère.

– Au revoir, chers parents ! à bientôt,Marcelle, répondit Jules.

Un instant après, il était déjà loin.

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Chapitre 2

Dix heures du matin,j’ai dormi longtemps ;c’est autant de pris surl’ennui de la journée. Ahmaudit pays ! Encoreune semaine comme celle

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que je viens de passer et je meurs deconsomption. Aussi, pourquoi diablesuis-je venu m’enterrer dans cevillage, à cent lieues de Paris, c’est-à-dire à cent lieues de la vie et dumonde ? Sous prétexte d’y venirembrasser un vieux colonel parcequ’il est mon oncle. Ce n’est pas quele cher homme m’ait fait mauvaisaccueil ; depuis mon arrivée ildevient chaque jour plus gai, àmesure que l’ennui me gagne. Ilrajeunit en me racontant ses anciensexploits ; en me parlant d’Austerlitz,de Wagram, de Friedland, deMoscou, et moi, je me sens vieillir.On dirait que mon oncle s’approprie

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ma jeunesse et qu’il me donne sessoixante-dix ans. – Maudit pays touty est laid ; les maisons, les rues et lesfemmes ; il n’y a vraiment pas moyend’y vivre. »

En parlant ainsi, Henri Charrels’était habillé ; il passa une dernièrefois le peigne dans sa belle chevelurenoire, releva délicatement sa finemoustache et se campa devant laglace. Un sourire de satisfaction errasur ses lèvres. Evidemment il étaitcontent de lui. Après s’être admirétout à son aise, ce qui lui arrivaitsouvent, il ouvrit la fenêtre de sachambre, alluma un des excellentscigares qu’il avait achetés avant de

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quitter Paris, s’assit commodémentdans un fauteuil et se mit à rêver. Aquoi ?

Henri Charrel avait vingt-six ans ;depuis quelques années, il habitaitParis où il était censé faire sondroit ; mais on le rencontrait plussouvent dans les estaminets qu’àl’Ecole. Heureusement pour lui, iln’attendait pas après le titre dedocteur pour vivre. Outre la fortunede ses parents, qui devait lui revenirun jour, il était l’unique héritier ducolonel Colmant.

Depuis longtemps, le vieux soldatdésirait voir son neveu, il lui avaitécrit plusieurs fois à ce sujet, et une

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dernière lettre plus pressante que lesautres, décida enfin l’étudiant àvenir passer quelques jours àDoncourt. Comme nous l’avons vu, ils’ennuyait ; la vie paisible qu’onmène à la campagne n’allait point àses habitudes : Il lui fallait desdistractions, du bruit. Il n’entrouvait point. Le silence le tuait.

Assis dans son fauteuil, sa penséevoyageait vers Paris. Il regrettait lesjoyeuses soirées du café Belge, oùses amis jouaient, causaient, riaient,chantaient sans lui. Il regrettait lesmassifs touffus de la Closerie desLilas, les rencontres prévues sous lesgrands arbres du Luxembourg. Il

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regrettait son cher quartier latin etLouise ; Louise la brune, samaîtresse depuis quinze jours. Elleavait pleuré en le voyant partir et…elle s’était peut-être déjà consoléeavec un autre.

– Décidément, je n’y tiens plus,s’écria-t-il en lançant son cigare àdemi fumé par la fenêtre, je partiraidemain.

Il fut interrompu par la servante deson oncle qui venait l’avertir que lecolonel l’attendait pour se mettre àtable.

Après le déjeuner, qui se prolongeaoutre mesure, car il fut assaisonné

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des récits sans fin du vieux militaire,Henri sortit. Il traversa le villagesans s’occuper des regards curieuxdirigés sur lui. Les habitants semettaient aux portes et aux fenêtres ;les enfants se cachaient dans letablier de leur mère, comme s’ilsavaient peur ; les jeunes fillesrougissaient puis poussaient unsoupir ; les autres, le regardantpasser, souriaient d’un air moqueuren disant : – C’est un parisien.

Ses pas le conduisirent au bord de laVarveine, devant la maison deM. Moriset. Henri n’était pas lemoins du monde poète, cependant, labeauté du lieu lui plut ; sa mauvaise

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humeur disparut et quelquessensations douces lui remuèrent lecœur.

En examinant la maison, son regardrencontra celui de Marcelle qui,appuyée sur sa fenêtre, le regardaitdepuis quelques instants. En sevoyant remarquée, Marcelle baissales yeux et rougit. Pourtant, elle osaregarder encore. Henri, qui s’étaitaperçu de l’impression produite parsa bonne mine se permit de saluerMarcelle ; celle-ci, effrayée ethonteuse, se retira vivement au fondde sa chambre.

Henri se promena longtemps autourde la maison, passant et repassant

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devant la fenêtre ; mais la jeune fillene se montra plus.

Le soir, le colonel put lui racontertout à son aise et sans qu’ils’impatientât l’histoire merveilleusede la grande armée. Henri nel’écoutait pas. Il pensait à Marcelle.

A onze heures, il rentra dans sachambre.

– Quelle jolie fille ! se dit-il en jetantsa tête sur l’oreiller ; je n’ai de mavie rencontré un visage aussigracieux. Et dire que cette perle fineest enterrée vivante dans cet affreuxvillage ! Pauvre enfant ! elle méritede fixer mon attention pendant

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quelque temps ; d’ailleurs, ici, je n’aipas le choix des distractions.

– Puis, pour arriver plus vite aulendemain, il s’endormit aussitôt. Cen’est pas de Paris qu’il rêva.

Marcelle n’était pas aussi tranquille ;l’insouciante et rieuse enfant pour lapremière fois de sa vie, rêvait sansdormir. Elle rêvait. A quoi donc ?Elle l’ignorait. Un changement subits’était fait en elle. Des idées vagues,dont elle cherchait à pénétrer le sensmystérieux, couraient dans sonesprit. Et c’était le salut, le regardd’un homme qui avaient fait toutcela. Ce regard en ouvrant son cœurvenait d’y jeter le trouble et mille

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désirs confus. Mais cet homme étaitjeune, il était beau ; il avait desmains blanches, la figure pâle ; ilportait si bien son costume decitadin ! N’avait-il pas toutes lesperfections imaginables aux yeux deMarcelle ? Cette pauvre petiteMignonnette habituée à voir autourd’elle de gros garçons à la facebouffie et bronzée au soleil, auxmains larges et calleuses. Hélas ! lesouvenir de Jules était déjà bien loind’elle.

Elle entendit l’alouette chanter. Ilétait jour. Elle n’avait pas songé àdormir. Comme à l’ordinaire, unrayon de soleil glissa dans sa

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chambre et grimpa aux rideauxblancs de son lit pour lui direbonjour. Elle se leva, et oubliantpour la première fois de faire saprière du matin, elle ouvrit sa fenêtreet y resta pensive. Elle n’arrosa passon rosier ; elle ne donna pas mêmeun regard aux pauvres roses qui luisouriaient.

Quelque chose lui disait : Il viendra.Et elle attendit.

Henri vint en effet. Comme elle futémue en l’apercevant ; son cœurbattait à se briser. Le soleil quis’était caché depuis quelquesminutes derrière un nuage, reparutbrillant et lui lança ses rayons au

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visage comme pour la chasser ; ellene bougea pas. De même que laveille, Henri la salua. Comme laveille aussi Marcelle rougit, mais ellelui rendit son salut et resta à lafenêtre.

Ils se virent ainsi pendant quelquesjours sans se parler autrement quedes yeux.

– Mes affaires vont bien, se dit unsoir Henri ; il est temps d’agir.L’amour aux fenêtres a bien sesagréments, mais il ne va pas à manature. Il faut…

Pour compléter sa pensée, il avaitbesoin de réfléchir. Il s’étendit dans

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un fauteuil et se mit à chercher danssa tête par quel moyen adroit ilpourrait pénétrer dans la maisonMoriset, afin de se rapprocher deMarcelle.

Au bout de deux heures, il avaitimaginé vingt plans aussi mauvaisqu’impraticables ; et, désespérantd’arriver à son but, il était furieuxcontre lui-même.

– Demain mon esprit sera pluslucide, se dit-il. Il sortit, fit le tour duvillage en fumant son cigare et rentrapour se mettre au lit.

Le lendemain, à son réveil, laservante du colonel lui apporta une

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lettre maculée de plusieurs timbres.Elle avait été écrite au camp del’armée française devant Sébastopol,et dirigée sur Paris. De là on l’avaitenvoyée à Doncourt. Cette lettre étaitd’un ami de collège d’Henri Charrel,lieutenant dans un régiment deschasseurs de Vincennes.

Henri n’ignorait pas que Marcelleavait été fiancée à Jules Thiéry ; ilsavait aussi que ce dernier faisaitpartie de l’armée de Crimée ; ilconnaissait son régiment, et cerégiment était précisément le mêmeque celui où servait son ami.

La lecture de la lettre achevée,l’étudiant appuya sa main sur son

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front et parut s’oublier dans uneprofonde méditation. Mais au boutde quelques minutes, il releva la tête.Son regard étincelait, la joie del’homme qui vient de faire unedécouverte importante éclatait surson front ; il souriait, mais sonsourire était étrange.

– C’est bien cela, se dit-il ; j’ai trouvéce que je cherchais hier ; je vaispouvoir entrer dans la maisonMoriset. Je verrai Marcelle chaquejour, je lui parlerai ; sans doute ellene m’aime pas encore ; mais avantquinze jours, j’en réponds, elle auraoublié son fiancé.

Deux heures plus tard, Marcelle,

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debout près de sa fenêtre, attendaitl’instant où Henri passerait commeles jours précédents, devant lamaison de son père. Elle le vit venirde loin et elle crut remarquer qu’ilétait triste. L’étudiant s’étaitcomposé un visage de circonstancepour se présenter devant la jeunefille.

Marcelle sentit son cœur bondir danssa poitrine lorsque Henri, aprèsl’avoir saluée, se dirigea vers elle aulieu de continuer sa promenade.

– Il vient ici ! s’écria-t-elle ens’éloignant de la fenêtre avecprécipitation.

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Henri frappait déjà à la porte.

Madame Moriset était sortie ;Marcelle fut forcée d’ouvrir elle-même.

Henri entra. Marcelle tremblait ainsiqu’une feuille au vent ; son visageétait devenu rouge comme une fleurde grenadier.

Etonnée et confuse, comme si elle eûtfait une mauvaise action, ellebaissait les yeux et n’osait regarderl’homme qu’elle attendait un instantauparavant. Elle se sentait trop prèsde lui.

L’étudiant n’eut qu’à jeter un regardsur la jeune fille pour comprendre

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son embarras. Il résolut de la mettretout de suite à son aise en lui parlantavec une certaine familiarité, sanscependant s’éloigner du langage debon goût qui distingue l’homme bienélevé. Il prit un siège et engageaMarcelle à s’asseoir. Puis, d’une voixémue :

– Mademoiselle, lui dit-il,aujourd’hui pour la première fois,j’ai le bonheur d’être près de vous,de vous parler ; mais je regrette de ledevoir à une triste circonstance.

Marcelle leva les yeux sur lui et sonregard l’interrogea avec inquiétude.

– Vous êtes fiancée à un jeune

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homme de Doncourt, poursuivitHenri, ce jeune homme est militaire ?

– C’est vrai, monsieur, réponditMarcelle.

– Avant de vous dire ce qui m’amène,continua l’étudiant, je voudrais vousfaire une question indiscrète, peut-être ?

– Je vous écoute, monsieur.

– Aimez-vous Jules Thiéry ?

Marcelle tressaillit : cette questionétait pour elle un reproche, car ellesurprenait sa pensée s’occupant d’unautre.

– Jules est mon fiancé, balbutia-t-

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elle.

– Oui, reprit l’étudiant en souriantlégèrement ; il est votre fiancé ; il aété votre ami d’enfance, je le sais ;mais il y a une grande différenceentre l’amitié et l’amour ; l’amour,cet entraînement inexplicable ducœur vers la personne aimée. Vousavez pour Jules Thiéry une affectionde sœur ; vous ne l’avez jamais aimécomme vous aimerez l’homme quevous choisirez librement pour mari.

Vous voyez, mademoiselle, que jeconnais vos sentiments.

Marcelle examina Henri avec un naïfétonnement.

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– Ce que vous me dites est vrai,murmura-t-elle.

– En vous voyant chaque jour belle,insouciante, heureuse, j’avais devinéque votre cœur était libre encore,mais il fallait que la certitude me vintde vous-même, afin qu’il me fûtpossible de vous parler franchementet sans craindre de vous causer unetrop douloureuse émotion.

– Qu’avez-vous donc à me dire ?

– Y a-t-il longtemps que vous n’avezeu de nouvelles de votre fiancé ?

– Sa mère a reçu une lettre de lui il ya huit jours.

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– Et… écrit-il souvent ?

– Tous les deux ou trois mois.

– Voilà qui se trouve à merveille,pensa Henri.

Marcelle ne comprenait point oùl’étudiant voulait en venir ; elle luirépondait machinalement, sepréoccupant beaucoup plus de le voirprès d’elle, qu’elle ne s’attachait ausens de ses paroles.

– Je viens de recevoir aujourd’huimême une lettre de Crimée, repritHenri. L’ami qui m’écrit, officierdans le même régiment queM. Thiéry, m’apprend que ce jeunesoldat vient d’être tué dans une

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rencontre avec les Russes.

Marcelle poussa un cri, pâlit et deuxlarmes coulèrent de ses joues.

Pauvre Jules ! fit-elle en laissanttomber sa tête sur son sein.

La douleur réelle de la jeune filleétonna l’étudiant ; mais il ne songeapas à se repentir de son mensonge. Ilavait pensé que Jules Thiéry pouvaitêtre un obstacle entre lui etMarcelle ; or, en faisant croire à lajeune fille que son fiancé n’existaitplus, il lui rendait la promesse faite àl’absent, et détruisait d’un seul coupl’obstacle qui le séparait d’elle.

– La nouvelle que je viens de vous

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apprendre, reprit Henri, seraitterrible pour les parents du jeunehomme, veuillez n’en point parler.Hélas ! ils ne le sauront que trop tôt.

Marcelle promit de garder le silence.

– Demain, je reviendrai causer avecvous, dit Henri ; vous me présenterezà votre mère.

Il se leva pour partir. Marcelle lereconduisit jusqu’à la porte.

Henri lui prit la main et la serra ; il lasentit trembler dans la sienne commeun oiseau qu’on vient de prendre autrébuchet.

– A demain, dit-il en s’éloignant.

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– A demain, répondit Marcelle, sanstrop savoir ce qu’elle disait.

L’étudiant revint le lendemain.Marcelle n’avait pas osé parler de savisite de la veille à sa mère Henri lecomprit. Il s’annonça lui-même.

– Hier, dit-il à madame Moriset, j’aieu l’occasion de causer avecmademoiselle Marcelle ; je lui aidemandé plusieurs renseignementssur les environs, qu’elle a bien voulume donner. Vous étiez absente,madame, et je n’ai pu résister cematin au désir de vous présenter mesrespects et de remercier encore unefois, devant vous, votre charmantefille.

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– Vous êtes trop bon, monsieur,répondit l’honnête femme. Croyezque ma fille et moi, nous sommestrès honorées de votre visite. Nousvous recevrons toujours avec plaisir,monsieur, chaque fois que votrepromenade vous amènera de ce côté.

Madame Moriset était à cent lieuesde se douter des pensées secrètes quifaisaient agir le neveu du colonel.Intérieurement, elle se trouvaitexcessivement flattée de le recevoirchez elle, car l’amour-propre existepartout, même dans les cœurs lesplus simples, Henri prolongea savisite le plus qu’il put. Il parlabeaucoup et avec esprit, tout en

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observant Marcelle. Quant à la jeunefille, elle ne prononça que quelquesparoles. Elle osait à peine lever lesyeux de dessus son ouvrage.

Pendant plusieurs jours, l’étudiantdirigea ses promenades du côté de laVarveine. Devant madame Moriset, ils’observait dans ses paroles ; maislorsqu’il se trouvait, par hasard, seulavec Marcelle, sa voix devenait émueet vibrante, il parlait admirablementla langue du sentiment, et la jeunefille suspendue à ses lèvres buvait àlongs traits les effluves d’uneséduction calculée. Elle l’aimacomme aime la jeunesse, non parl’imagination, mais avec le cœur,

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mais avec l’âme.

A partir de ce moment, on ne vitplus, comme à l’ordinaire, Marcelle àsa fenêtre. En vain les rayons dusoleil jouaient sur les vitres, elle nes’ouvrait plus. Marcelle avait oubliéson rosier, l’arbuste donné par Jules.Faute d’un peu d’eau, les roses sefanèrent, et les boutons près d’éclores’inclinèrent tristement sur leurstiges flétries.

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Chapitre 3

Pour la voir et lui parlerplus librement, Henridécida Marcelle à sepromener avec lui, le soir,au bord de la Varveine, àla clarté de la lune et des

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étoiles. La première fois qu’elle allaau rendez-vous, Marcelle sortitdoucement de sa chambre et traversale jardin pour gagner une petite porteouvrant sur la rivière. Elle marchaitlentement, craintive ; sa raison luidisait vaguement qu’elle avait tort,mais son cœur répondait non. Sonregard se promenait autour d’elleinterrogeant les ombres. Le bruit despetits cailloux roulant sous ses piedsl’effrayait. Si, dans ce moment, lejappement d’un chien ou le chantd’un coq eût frappé son oreille, elleserait revenue sur ses pas, et peut-être… Mais rien ne troubla le silenceautour d’elle.

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Henri vint à elle ; il lui prit la main,et la conduisant au bord de l’eau :

– Je vous attendais, dit-il.

– Je suis venue, répondit Marcelle,mais j’ai peur.

– Peur de qui ? de moi ?

– Oh ! non.

– Alors de quoi avez-vous peur ?

– Je ne sais pas. Je crois que jen’aurais pas dû venir.

– Ah ! Marcelle, ce n’est pas bien deme dire cela ; n’avez-vous pointconfiance en moi ? Est-ce que je nevous aime pas ?

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– Vous m’avez dit que vousm’aimiez, je vous crois.

– Oui, je vous aime, Marcelle, je veuxvous aimer toujours, je resterai àDoncourt, nous ne nous quitteronsjamais. Etes-vous contente ?

– Oh ! je suis bien heureuse !

Marcelle voyait Henri plus rarementdans le jour ; mais quand le ciel étaitpur, elle savait qu’il se trouverait lesoir à la porte du jardin de son pèreet elle attendait la nuit pour s’enivrerde sa vue et de son amour. Chaquejour Henri la trouvait plus jolie ; il lelui disait du moins. Le bonheur, eneffet, rendait Marcelle rayonnante.

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Elle racontait à Henri toutes sespensées, ses rêves d’amour, et luidévoilait les trésors de tendresseinfinie renfermés en elle. Pendantquinze jours, l’étudiant l’écouta, iltrouvait même un certain plaisir à lafaire parler ; mais bientôt il se lassa,l’indifférence était venue. Rassasiéde l’amour de Marcelle, la jeune fillele fatiguait. Son existence auprèsd’elle commençait à lui paraîtrelourde et monotone. Il avait pu vivreprès d’un mois sans ennui, loin deses habitudes ; c’était à faire hausserles épaules aux plus crédules de sesamis. Il s’en étonnait lui-même. Sapensée le ramena vers Paris, et il se

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mit à rêver de nouveaux plaisirs. Ilfit ses préparatifs pour quitterDoncourt. Une circonstance qu’iln’avait pas prévue contribua encoreà hâter son départ. Sébastopol étaittombé au pouvoir des Français et desAnglais, la paix venait d’être signée,et l’armée française qu’avaitcommandée le général Pélissier allaitfaire son entrée triomphale dansParis. Henri craignit qu’une lettre deJules Thiéry ne vînt découvrir la rusedont il s’était servi auprès deMarcelle, il voulait se soustraire auxconséquences de cette révélation.

La veille de son départ, il vit encoreMarcelle.

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– Henri, lui dit la jeune fille, quandnous marierons-nous ?

– Bientôt, répondit-il avec embarras.

– Bientôt ; vous me dites toujourscela.

– Je suis si heureux, ma petiteMarcelle, que je ne pense pas à l’êtredavantage.

– Je suis heureuse aussi ; mais vousn’êtes pas assez à moi ; je crainstoujours de voir mon bonheurm’échapper.

– Pourquoi ?

– Vous êtes si beau, Henri, vous êtessi au-dessus de moi que, malgré vos

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promesses, j’ai peur qu’une autre…

– Petite folle.

– C’est que, voyez-vous, si vous nem’aimiez plus…

– Eh bien ?

– Je mourrais.

– Rassurez-vous, ma mignonnechérie, je vous aimerai toujours.

– Oh ! oui, toujours ; votre amourc’est ma vie, et je veux vivre.

– Il se fait tard, dit Henri en tirant samontre qu’il passa sous un rayon dela lune.

– Tard, mais non. Oh ! je vous en

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prie, restons encore un peu.

– Il faut avoir soin de votre santé,Marcelle.

– Je fais tout ce que vous voulez,rentrons.

– Henri la conduisit jusqu’à la portedu jardin.

– A demain, dit Marcelle.

– A demain, répondit machinalementHenri qui venait de jouer la dernièrescène de sa comédie.

Le lendemain, Marcelle se trouvaseule au rendez-vous. Triste etinquiète, elle attendit. Henri ne vintpas. Il ne devait plus venir.

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Le jour suivant était un dimanche.Marcelle accompagna sa mère à lamesse.

En sortant de l’église, pendant quemadame Moriset disait une courteprière sur la tombe de ses parents,Marcelle écoutait la conversation dedeux femmes arrêtées tout prèsd’elle.

– Votre jeune monsieur a donc quittéDoncourt, Catherine ?

– Oui, répondit la servante ducolonel Calmant ; il est parti hier ausoir ; il commençait à s’ennuyer ; car,voyez-vous, le colonel avec sesbatailles et ses coups de canon, n’est

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pas toujours amusant.

– Croyez-vous, Catherine, queM. Henri n’a pas su se distraire àDoncourt ?

– Je pense le contraire, et, entrenous, je parierais qu’une amourette…

– Ah ! vous croyez, fit la commère enregardant Marcelle avec intention.

La pauvre enfant, qui avait pâli enapprenant le départ d’Henri, devintrouge et se troubla sous le regard dela paysanne. Elle s’empara vivementdu bras de sa mère et se serra contreelle comme pour lui demander de laprotéger. Madame Moriset n’avaitrien vu, rien compris.

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En rentrant, Marcelle s’enferma danssa chambre et pleura.

– Il est parti !

– Ces mots, comme un aciertranchant, venaient d’ouvrir au cœurde la jeune fille une blessureprofonde. Elle voulut douter encore ;elle chercha à se convaincre qu’elleavait mal entendu, car croire à latrahison d’Henri, c’était recevoir lamort, et elle aimait tant la vie ! La viesi heureuse pour elle depuis qu’elleaimait surtout.

Mais les paroles de la servante ducolonel repassèrent dans sa mémoireet frappèrent son cerveau comme le

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battant d’une cloche. Henri étaitparti, il l’avait trompée et elle nepouvait le maudire. C’est alorsqu’elle mesura la profondeur del’abîme où elle avait été jetéefroidement. Et cette femme quil’avait regardée, connaissait-elle sonsecret ?

Marcelle le crut, car elle étaitcoupable. Elle se roulait sur son liten se tordant dans son désespoir ;ses mains déchiraient son beauvisage. Elle aurait voulu mourir.

Sa mère vint plusieurs fois frapper àsa porte ; elle n’ouvrit pas.

Ce n’est que dans la soirée qu’elle

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consentit à la recevoir. La pauvremère fut effrayée de la pâleurrépandue sur le visage de sa fille.

– Qu’as-tu, ma mignonnette ? luidemanda-t-elle. Tu es malade.

– Je n’ai rien, répondit Marcelle.

– Tu me trompes, tu souffres, monenfant.

Marcelle resta muette. Des larmesroulaient dans ses yeux ; elle eut laforce de les retenir. Son calmeapparent rassura un peu sa mère.

En ce moment la mère Thiéry arriva ;elle était rayonnante. Une joieimmense éclatait dans son regard, sa

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démarche et ses moindres gestes.

– Jules vient de nous écrire, voici salettre, s’écria-t-elle.

Et elle se laissa tomber sur un siègecomme si sa grande joie l’eûtaccablée.

– Jules, Jules, balbutia Marcelle endevenant plus pâle encore.

– Il n’a pas été blessé, repritl’heureuse mère, il se porte àmerveille. Il vient d’obtenir un congétemporaire, et demain, peut-être, ilsera à Doncourt. Il t’embrasserabien, Ursule, et toi aussi,Mignonnette.

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Marcelle sentit quelque chose defroid peser sur sa poitrine.

– Cher Jules, dit madame Moriset,nos bras lui seront ouverts. Oh !comme nous allons fêter son retour !N’est-ce pas, Mignonne ?

Un oui sourd sortit de la bouche dela jeune fille.

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Chapitre 4

Le jour, loin du regardinquiet de sa mère, la nuitderrière les rideaux de sonlit, Marcelle pleura ; leslarmes rougirent ses yeux.Frappée dans son amour

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sur lequel elle avait placé sonbonheur et déjà escompté tant dejoies, elle ne chercha pas à retenirune seule de ses illusions quis’envolaient loin d’elle ; elle n’écoutapoint si à ses côtés une voix amie nelui crierait pas : Espoir. Elle laissa ladouleur tourmenter sa pauvre âme.Son imagination, si facile à toutexagérer, se peupla de sombresimages. Devant et derrière elle sedressèrent deux fantômes hideux : lepassé et l’avenir ; le passé qui luilaissait un remords pour souvenir,l’avenir qui lui apparaissait en deuil,apportant des regrets et desdouleurs.

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Un soir, quelque temps après ledépart d’Henri Charrel, Marcelles’était retirée dans sa chambre debonne heure, madame Morisettravaillait dans la pièce voisine enattendant son mari. Le messagerarriva vers neuf heures.

– La journée a été bonneaujourd’hui, dit-il en accrochant sonfeutre à un clou. Tiens, ma femme,regarde.

Et il éparpilla sur la table deux outrois poignées de monnaie blanchequ’il se mit à compter aussitôt.

– Quarante francs, reprit-il d’un tonde joyeuse humeur, voilà ma journée,

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sans compter une belle robe neuvepour la Mignonne et un fichu pourtoi. Maintenant, ajouta-t-il, j’ai unenouvelle à t’apprendre : Jules Thiéryest arrivé, je l’ai amené de la ville.

Marcelle, sans écouter, entendait lesparoles de son père. Au nom deJules, le sang monta subitement à satête, ses oreilles tintèrent ; il luisembla qu’elle allait étouffer. Elleporta sa main à son front et le pressafortement. Sa tête s’alourdissait deplus en plus ; elle sentait sa raisonl’abandonner. Le visage de Jules luiapparaissait sombre et désolé,laissant lire un reproche dans sonregard et le mépris dans la

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contraction de ses lèvres. Elle eutpeur. Elle crut entendre la voix dujeune homme qui lui criait : – Jerevenais heureux près de vous, carvous m’aviez promis de garder monsouvenir. Mais vous avez oubliél’absent, vous avez laissé mourirnotre rosier et flétrir votre honneur ;je vous aime encore, Marcelle, jevous aime et je vous maudis.

Alors, la jeune fille épouvantéeferma les yeux, étendit les brascomme pour repousser la menaçanteapparition et s’élança hors de sachambre afin de ne plus entendre lesplaintes qui se soulevaient autourd’elle. Elle descendit et se promena

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un instant sous les arbres en proie àune agitation fébrile. Tout à coup,elle s’arrêta devant la porte dujardin, l’ouvrit et courut sanss’arrêter jusqu’au bord de laVarveine. Une horrible pensée venaitd’éclore dans son cerveau.

L’eau, resserrée dans son lit, coulaitavec rapidité, mais sans bruit. Lesrayons de la lune en se jouant sur lesflots, tranquilles en apparence,faisaient jaillir des milliersd’étincelles multicolores et desgerbes de fils d’argent. Marcelleregarda autour d’elle avec effroi.Peut-être craignait-elle d’êtreobservée. Mais elle était bien seule.

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Un souffle tiède et parfumé faisaitfrémir, au dessous de sa tête, lefeuillage des saules. Le regard deMarcelle se fixa sur un seul point dela rivière ; elle fit un pas en avant.Elle sentit le vertige s’emparer d’elle.Encore un pas, et la malheureuseenfant va disparaître, et les eauxétonnées rouleront son cadavre…

En ce moment l’horloge de l’églisesonna. Marcelle hésitait. Immobile,palpitante et la sueur au front, ellecompta dix heures. Elle étendit sesbras devant elle ; mais au lieud’avancer, elle recula en frissonnant.Le son de la cloche qui le dimanchel’appelait à la prière, le son de la

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cloche venait de lui parler de Dieu.Elle s’élança d’un pas rapide dans ladirection de la petite église et vinttomber à genoux devant le portail.Les mains jointes et le front courbé,elle pria en pleurant. Quand elle sereleva, elle pleurait encore, mais elleétait résignée à vivre.

Elle reprit lentement le chemin de lamaison de son père.

Ainsi que M. Moriset l’avaitannoncé, Jules Thiéry était revenu àDoncourt ; mais le retour du jeunesoldat n’y ramenait pas la joie. Lefront de Jules était soucieux, et sonregard profondément attristé. Ilembrassa ses parents et alla

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s’asseoir silencieusement près de lacheminée.

Le père et la mère se regardèrentavec une douloureuse surprise ;chacun semblait demander à l’autrece qu’ils devaient dire ou faire.

Jules, la tête inclinée sur sa poitrine,les bras pendants et le regard fixe,avait oublié que deux êtres qui lechérissaient uniquement,l’observaient et souffraient de le voirpresque insensible à leurs caresses.

Après un instant de ce cruel silence,la mère s’approcha de son fils et luiprit affectueusement la main.

Le jeune homme releva la tête, puis,

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attirant sa mère à lui, il l’embrassa àplusieurs reprises.

– Vous vous étonnez de ma conduite,vous me trouvez bizarre, n’est-cepas, ma mère ? Peut-être avez-vouspensé que je vous aimais moinsqu’autrefois. Oh ! ne le croyez pas,vous êtes toujours, vous et mon père,ce que j’ai de plus cher au monde.

– Nous le savons, mon ami ;cependant nous ne comprenons pasque tu ne trouves rien à nous dire.

– Que puis-je vous dire, bonnemère ? Me retrouver près de vous esttout ce que je puis désirer.

– Tu as bien quelques questions à

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nous adresser ?

– Non, aucune.

– Je croyais pourtant que tu m’auraisdemandé des nouvelles de Marcelle,reprit la mère en souriant.

– Marcelle ! c’est vrai, ma mère ; ellese porte bien ?

– Oui, très bien. Et je suis sûrequ’elle t’attend ce soir.

– Je crois que vous vous trompez, mamère.

– M. Moriset a dû dire que tu étaisarrivé. Ne veux-tu pas venirembrasser Marcelle et sa mère ; ellesne se seront pas couchées, pensant

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que tu viendrais leur faire une visite.

– Je n’ai rien à vous refuser, etpuisque vous paraissez le désirer,allons chez M. Moriset ; je seraiheureux de souhaiter le bonsoir etd’embrasser…

– Marcelle ? interrompit madameThiéry.

– Non, sa mère, fit Jules d’un tonsec.

– Et pour ne pas répondre à unenouvelle question, il se leva endisant :

– Partons !

– Marcelle venait de rentrer dans sa

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chambre lorsque la famille Thiéryarriva. Jules fut reçu à bras ouvertspar madame Moriset. Pour tout lemonde, Marcelle exceptée, le retourdu jeune soldat était une vraie fête.

– Allons, femme, dit le père Moriset,donne-nous des verres et deuxbouteilles de vieux vin ; il nous fautrecevoir dignement ce bravedéfenseur de la France ; car tu leuren as fait voir de dures, aux ennemis,là-bas ?

– Mes camarades et moi, nous avonsfait notre devoir.

– Et joliment, encore. Croiriez-vous,mère Thiéry, que j’ai fait plus de

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vingt questions à votre fils sur laroute, et qu’il a daigné à peine merépondre. Ma parole d’honneur, jecrois qu’il avait plus envie de pleurerque de bavarder avec moi.

– Je ne m’en défends pas ; et même,en ce moment, malgré le plaisir quej’éprouve en me revoyant ici, àDoncourt, près de mes parents, prèsde vous tous qui m’avez aimé enfantet qui m’aimez encore aujourd’hui,un affreux souvenir, la vue d’unhomme le cœur traversé par uneépée, me poursuit sans cesse.

– S’agit-il d’un Russe que vous aveztué ? demanda le messager.

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– Celui dont je parle était unFrançais.

– Un de vos camarades ?

– Un de mes camarades ! Oh ! non,un soldat n’est pas un lâche !…

– Comme il dit cela ! On le croirait encolère, reprit M. Moriset.

– Cet homme était donc un lâche ?demanda madame Thiéry.

– Oui, un lâche, un misérable, quidevait recevoir son châtiment. Tenez,voulez-vous que je vous conte lachose ?

– Oui, oui, racontez, s’écria lemessager en se frottant les mains ;

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j’aime les récits de bataille, moi.

– Alors, écoutez. Le lendemain del’entrée de l’armée de Crimée dansParis, quelques officiers et sous-officiers d’un même régiments’étaient réunis dans un café de laville ; j’étais du nombre des derniers.Il y avait là aussi, avec nous, deux outrois jeunes gens, des pékins, commenous les appelons, amenés par desofficiers leurs amis. Depuis uneheure, les verres d’absinthe et d’eau-de-vie de Champagne se succédaientsans intervalle, et les têtes étaientfortement échauffées. Tout à coup,un des jeunes Parisiens, s’adressantà un officier, lui demanda s’il

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connaissait un soldat dont il lui ditle nom.

Le militaire nommé faisait justementpartie de la réunion.

– Parbleu ! répondit l’officier ensouriant et en regardant ce soldat, jecrois bien que je le connais.

– Et est-il revenu de Crimée ?

L’officier, flairant une histoireréjouissante, voulut pour un instants’amuser aux dépens de celui quil’interrogeait.

– Je suppose qu’il est encore àSébastopol, répondit-il.

– En ce cas, je lui conseille d’y rester

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toujours.

– Bah ! et pourquoi cela ?demandèrent dix voix. Je vous priede croire que le militaire dont onparlait, et qui écoutait tout cela,n’était pas sur un lit de roses.

– Voici, reprit le jeune homme, aprèsavoir vidé son sixième verred’absinthe. Il y a quelque temps jesuis allé dans le village où est né cesoldat, village assez laid et où jen’aurais pu rester huit jours, si deuxyeux bleus, les plus ravissants qu’onpuisse voir, n’avaient trouvé moyende me désennuyer et même de mefaire oublier Paris et mes amis. Jedevins donc amoureux de la belle aux

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yeux bleus, et je résolus de m’en faireaimer.

– Ce qui ne manqua pas d’arriver, ditun des officier.

– La chose était assez difficile, repritl’autre ; mes yeux bleus étaientfiancés au soldat de Crimée, etquoique n’ayant pas à craindre qu’ilvînt me couper la gorge, il me fallaitle chasser du cœur de ma belle, afinde m’y mettre à sa place. Savez-vousce que j’imaginai ?

– Non.

– Je fis mourir le fiancé, c’est-à-direque j’annonçai sa mort à mes yeuxbleus.

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– Lesquels ne te crurent pas.

– Au contraire, messieurs, la petiteniaise crut à mes paroles comme àl’Evangile.

– Ah ! et ensuite ?

– Ensuite je fus aimé et… vousdevinez le reste.

– En achevant ces mots, il se mit àrire bruyamment. Un silence lugubrelui répondit. Tous les yeux s’étaientfixés sur le soldat à qui on avait volésa fiancée. Il s’était levé, pâle commeun mort, le regard étincelant etfrissonnant de la tête aux pieds.

– En prononçant ces mots, Jules

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Thiéry s’était levé et ses yeuxlançaient des éclairs.

– Et ils se sont battus ? demanda lepère Moriset.

– Le lendemain, reprit Jules d’unevoix lente et grave, le séducteurtombait mortellement frappé au boisde Vincennes.

– Bravo ! s’écria Moriset, voilà unbrave soldat. C’est égal, ajouta-t-il,la petite aux yeux bleus n’était pasdigne d’être aimée par un si bravegarçon.

– Maintenant, Jules, à votre santé.

– Après avoir bu, il reprit,

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s’adressant à sa femme :

– Dis donc, si tu allais chercherMarcelle, elle trinquerait avec nous.

– Sans doute qu’elle est couchée etqu’elle dort, sans cela elle serait déjàici.

– C’est égal, va voir, dit le messager.

– Madame Moriset passa dans lachambre de Marcelle ; presqueaussitôt on l’entendit jeter un cri dedouleur. Tous, excepté Jules, seprécipitèrent dans la chambrevoisine ; ils trouvèrent madameMoriset qui relevait sa fille, évanouieau milieu de sa chambre.

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Chapitre 5

Dans la journée dulendemain, Jules Thiéryse présenta chezmadame Moriset.

– Comment va Marcelle ?lui demanda-t-il. Son

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indisposition d’hier n’a pas eu desuites graves, j’espère.

– Non, Dieu merci. Venez donc luidire bonjour, elle sera heureuse devous voir.

Jules suivit madame Moriset dans lachambre de Marcelle.

La jeune fille était assise, songeuseet triste, près de sa fenêtre. Ses yeuxéteints et rougis disaient assez quellenuit elle avait passée.

– Mignonne, c’est M. Thiéry qui vientte demander si tu vas mieux, ditmadame Moriset en entrant.

Marcelle se leva péniblement et

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retomba aussitôt sur sa chaise ; unevive rougeur avait soudainementcoloré ses joues.

– Votre accident d’hier soir m’avaitinquiété, dit Jules en s’approchantde la jeune fille, et je ne voulais pasquitter Doncourt vous croyantmalade.

– Quitter Doncourt ! s’écria madameMoriset, vous allez donc repartir ?

– Ce soir, oui, madame.

– Ce n’est pas ce que vous disiezdans votre lettre.

– En effet, j’avais annoncé à mesparents que je passerais plusieurs

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mois avec eux ; mais depuis, il estsurvenu des événements qui ontcomplètement changé mesintentions.

– Mon cher Jules, il n’est paspossible que vous ne restiez point aumoins quinze jours ; nous vousferons changer d’idée, n’est-ce pas,Marcelle ?

– Oui, ma mère, répondit celle-ci, lesyeux toujours baissés.

– Je vous laisse, dit madame Moriset.Marcelle, gronde-le bien, afin de lerendre plus raisonnable.

– Marcelle, dit Jules, lorsqu’il futseul avec la jeune fille, vous savez

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pourquoi je pars ?

– Oui.

– Alors vous savez que je vous aimetoujours ; vous devez comprendrecombien je souffre. Hier vous m’avezentendu, lorsque je racontaisl’histoire d’une pauvre fille qui, dansun instant, avait renié tout sonbonheur passé, détruit toutes sesjoies pour l’avenir.

– J’écoutais, dit Marcelle d’une voixétouffée.

– Je l’ai compris mais trop tard ; j’aiété cruel et sans pitié pour vous,Marcelle, pardonnez-moi. Si j’ai tuéle misérable qui vous avait trompée,

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c’est que je voulais absolument vousvenger, et maintenant que vousn’avez plus rien à redouter de lui,maintenant que je ne suis rien pourvous et que je vous suis inutile, jepars, je quitte Doncourt pour n’yplus revenir.

– C’est donc moi qui vous chasse ?

– Oui, car je vous aime trop pourpouvoir vivre près de vous ; voussavoir à quelques pas de moi, vousvoir presque chaque jour et ne plusavoir le droit de vous parler de notreenfance, de mon amour, qui étaitpour moi l’espoir de toute ma vie,serait un supplice au-dessus de mesforces.

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– Pourquoi ne me haïssez-vous pas,Jules ?

– Je ne vous hais pas, parce qu’à mesyeux vous êtes toujours la blondeenfant qui a partagé mes jeux, ladouce jeune fille qui m’apparaissaitradieuse, quand loin de la France jerêvais à mon pays.

– Vous avez raison, Jules, nous nedevons plus nous revoir ; mais avantde partir ne me pardonnerez-vouspas ?

– Oui, oui, je te pardonne, Marcelle,ma sœur chérie !…

Et, entraîné par sa nature généreuse,il prit la tête de la jeune fille dans ses

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mains et la baisa au front. Puis ils’élança hors de la chambre.Marcelle tomba à genoux, joignit lesmains et pria.

Le soir, Jules Thiéry quittaDoncourt.

Huit jours après, le bruit courut dansle village que Marcelle avait disparude la maison de son père, et qu’onignorait où elle était allée. MadameMoriset ne sortait plus de chez elle.La mère Thiéry était la seulepersonne qu’elle reçût. Les deuxfemmes pleuraient ensemble.

Le père Moriset avait enlevé lesgrelots attachés au collier de ses

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chevaux, et, le matin, en traversant levillage, il ne faisait plus claquer sonfouet comme autrefois.

Pendant un mois, le coup qui venaitde frapper les Moriset occupa tout levillage ; on expliquait la disparitionde Marcelle de vingt manièresdifférentes, et Dieu sait toutes lesméchancetés qu’on trouva à dire surson compte. – Elle est allée rejoindrele neveu du colonel, disait le plusgrand nombre. La nouvelle de lamort d’Henri Charrel força lesmauvaises langues à faire denouvelles suppositions. Mais la fuitede la jeune fille resta inexpliquéepour ses parents comme pour tout le

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monde.

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Chapitre 6

C’était peu de joursaprès la bataille deSolferino.

Un convoi de blessésentrait dans la ville deMilan. Nos braves

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soldats de l’armée d’Italie, dont lesang venait de couler pour la causede l’indépendance, étaient accueillisavec joie et reconnaissance par lapopulation milanaise. Dans les rues,les hommes se découvraient etsaluaient respectueusement leschariots chargés de blessés. Auxfenêtres des maisons, des damesparées comme aux jours de fête,faisaient pleuvoir aux pieds de nossoldats des palmes et des bouquets.De toutes parts retentissaient desbravos enthousiastes. Français etItaliens semblaient ne former qu’unmême peuple. Quelques soldats,enlevés par des bras robustes,

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étaient portés en triomphe. A laporte de l’hôpital, de noblesmilanaises recevaient les blessés etveillaient à ce que rien ne leurmanquât.

Au nombre de ces héros, officiers ousoldats, que le fer autrichien avaitatteints, se trouvait Jules Thiéry,sergent-major dans un régiment deschasseurs de Vincennes. Une balleennemie lui avait fracassé l’épaule.Par suite de cette blessure, une fièvreviolente s’était emparée de lui.Pendant huit jours sa vie futdangereusement menacée, mais grâceaux soins dont il fut l’objet, lechirurgien fit enfin espérer qu’il

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parviendrait à le sauver.

– Est-ce qu’il perdra son bras,monsieur ? demanda d’une voixdouce et tremblante, la jeune sœur decharité chargée de veiller sur lemalade.

– Rassurez-vous, ma sœur ; ce seraitvraiment dommage d’envoyer ungarçon comme celui-là aux Invalides.

La religieuse s’agenouilla et priapour le blessé, la tête cachée dans lesrideaux blancs du lit.

Le docteur ne s’était pas trompé ; lafièvre quitta le jeune soldat dans lanuit suivante, et, avec le calme, laraison lui revint. Sa blessure, du

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reste, était déjà en pleine voie deguérison.

Jules Thiéry se souleva à demi surson lit et, aperçut la religieuse quipriait.

– Ma sœur, lui dit-il, j’ai bien soif.

La religieuse prit un verre danslequel elle versa une tisanerafraîchissante, et la présenta aumalade. Sa main devint tremblantelorsque celle du blessé toucha lasienne, en s’emparant du verre. Ellese retira un peu, à l’écart, afin decacher son émotion. Elle pleurait.

– Est-ce vous qui m’avez soignédepuis que je suis ici ? demanda

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Jules.

– Oui, répondit-elle, d’une voix àpeine distincte. Cependant, le son decette voix frappa le jeune homme.

Il écarta vivement les rideaux etregarda autour de lui avecétonnement.

– Pardon, ma sœur, dit-il, j’avais cruentendre une voix aimée ; je me suistrompé.

La religieuse laissa échapper unsanglot.

– Vous pleurez, ma sœur, repritJules. Pourquoi ?

La religieuse garda le silence.

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– Pardonnez-moi, dit Jules, je n’aipas le droit de vous questionner.

Il laissa retomber sa tête surl’oreiller et s’endormit.

Deux heures après, lorsqu’ils’éveilla, il vit la religieuse assise etécrivant sur la petite table chargéede médicaments à son usage. Detemps en temps elle essuyait ses yeuxmouillés de larmes, puis elle seremettait à écrire. Avant des’éloigner de Jules Thiéry pourporter ailleurs ses soins et sondévouement, la sœur de charité avaitvoulu lui adresser un suprême adieu,et elle profitait de son sommeil pourlui écrire.

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Jules, les yeux fixés sur cette mainqui courait sur le papier, cherchait àressaisir quelques souvenirs confusqui lui échappaient. Il croyait serappeler que plusieurs fois, au milieudu délire de la fièvre, il avait entendupleurer et sangloter la religieuse. Illui semblait – était-ce un rêve ? –qu’une bouche s’était approchée deson front, et qu’il avait reconnuMarcelle.

La religieuse avait cessé d’écrire ;elle s’était mise à genoux.

– O mon Dieu ! dit-elle, ayez pitié demoi, car je l’aime, je l’aime !

En disant ces mots, elle avait tourné

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la tête du côté du blessé, et lalumière de la lampe éclairait en pleinson visage.

– Marcelle ! s’écria tout à coup JulesThiéry.

La religieuse poussa un gémissementet cacha sa figure dans ses mains.

– Marcelle, Marcelle, dit Jules, jevous ai entendue. Ah ! maintenantque vous m’aimez, pourquoi n’êtes-vous plus libre, pourquoiappartenez-vous à Dieu ?

En ce moment, une autre religieusequi, elle aussi, avait entendu,s’approcha des deux jeunes gens.

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– Marcelle est toujours libre, dit-elleen s’adressant à Jules : Dieu n’a reçuses vœux que pour une année etl’année est finie.

– Ma sœur, ma sœur, qu’avez-vousdit ? s’écria la jeune fille.

Jules Thiéry poussa une exclamationde joie.

– Libre ! dit-il.

Et s’emparant de la main deMarcelle, il la baisa avec transport.

En moins de quinze jours, JulesThiéry fut complètement guéri. Lejour même où il sortit de l’hôpital, ilreçut la croix d’honneur.

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Un soir, deux mois environ après lapaix conclue entre l’empereur desFrançais et l’empereur d’Autriche, lebonhomme Moriset, qui depuis un anavait laissé sa messagerie, setrouvant assez riche puisqu’il avaitperdu son enfant, le père Moriset,disons-nous, était assis sous le noyerentre madame Thiéry et sa femme. Ilscausaient de la guerre d’Italie, et lamère de Jules, qui n’avait reçuaucune nouvelle de son fils, necherchait point à cacher sesinquiétudes.

En ce moment, une voiture traversaitrapidement la grande rue du villageet venait s’arrêter devant la maison

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du père Moriset.

Quand les voyageurs mirent pied àterre, trois cris retentirent en mêmetemps sous le noyer.

– Jules, Jules ! c’est mon fils !exclama la mère Thiéry.

Le père Moriset avait déjà serré safille dans ses bras, et il l’apportaittoute frissonnante dans ceux de safemme.

– Ce brave garçon, c’est lui qui nousla ramène, dit le vieux messager,essuyant une grosse larme du reversde sa main.

– Je vous la prête seulement,

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répliqua le jeune soldat, mais vousme la rendrez dans un mois, devantM. le curé de Doncourt.

Un mois après, la cloche fêlée de laparoisse sonnait à grand bruit lemariage du brave sergent-major et deMarcelle la mignonne.

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Partie 5La Fille du

Fermier

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Chapitre 1

Ils étaient assis sur le bord d’unruisseau, à l’ombre d’un vieuxsaule ; leurs yeux semblaientsuivre attentivement l’eau quicoulait à leurs pieds ; mais ilsregardaient, sans les voir, les

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mouvements des joncs flexibles quicouvraient de rides la surface ducourant ; ils n’entendaient point lemurmure du flot qui s’en allaitcaressant les fleurs sur son passage.Devant eux s’élevait un coteau paréde vignes, riant sous sa triplecouronne d’arbres à fruits. Plus bas,sur la rive droite du ruisseau, àtravers une plantation de peupliers,on apercevait le clocher d’un village.De temps à autre, quelques bruitsconfus, le chant d’un coq ou lejappement d’un chien de gardearrivait jusqu’à eux sans qu’ilsparussent l’entendre.

Tous deux étaient jeunes ; la même

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année les avait vus naître à quelquesmois de distance.

Tous deux étaient beaux. Le premieravait la figure fière, peut-être un peurude, de nos ancêtres les Gaulois ;ses yeux noirs, ses traits hardis etson teint bruni par le soleildonnaient à sa physionomie uneexpression de noblesse héroïque.

Les traits du second étaient régulierset délicats ; l’ensemble de son visageoffrait le curieux contraste de ladouleur et de la résignation, sescheveux blonds s’alliaientdélicieusement à son teint rose etfrais.

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Le plus âgé se nommait François etl’autre Prosper.

François était le fils unique du pèreBertrand, un des plus riches fermiersdu canton. Prosper Alain étaitorphelin ; son oncle Bertrand l’avaitadopté au berceau et en avait fait lefrère de son fils.

Les deux cousins, élevés ensemblesous les yeux du fermier,s’habituèrent à se donner le nom defrère, et ils vécurent comme s’ilsl’étaient, en effet ; la différence deleur nature et de leur caractèreaugmenta encore leur amitié.

Jusqu’à l’époque où commence ce

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récit, ils n’avaient jamais eu desecrets l’un pour l’autre ; ils avaientconstamment mis en commun leursjoies et leurs chagrins ; travaillantensemble, dormant dans le même lit,partageant les mêmes jeux, ils nes’étaient jamais quittés un seulinstant. Et maintenant, assis l’unprès de l’autre sous le vieux saule, lamême pensée les occupe encore sansqu’ils s’en doutent.

C’était un dimanche. Une troupe dejeunes filles en habits de fête venaitde sortir du village et s’avançait dansla prairie en formant des rondes etdes danses. Plusieurs jeunes genssuivaient les jeunes filles, désirant se

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mêler à leurs jeux ; celles-cin’avaient pas l’air de s’en apercevoir.

Leurs cris joyeux arrivèrent auxoreilles des deux cousins, et commes’ils eussent ressenti une commotionélectrique, ils tressaillirent et selevèrent brusquement. Les jeunesfilles étaient tout près d’eux, mais ilsn’en virent qu’une seule, la plus belled’entre elles, Clarisse, la fille dufermier Richard.

– Bonjour, monsieur François ;bonjour, monsieur Prosper, crièrentensemble les jeunes filles.

– Si vous voulez nous le permettre,dit François en s’avançant vers elles,

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nous partagerons vos jeux.

– Avec plaisir, répondit Clarisse.Venez.

Et elle tendit ses mains aux deuxcousins.

– Et nous ? dirent les autres gens ens’approchant.

– Et vous aussi.

Alors, jeunes filles et jeunes garçonsdansèrent en chantant ces joyeuxrefrains champêtres devenus sivieux, mais que rajeunissent les voixharmonieuse des jeunes filles.

Depuis longtemps le soleil étaitdescendu derrière les monts ; la nuit

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approchait ; la campagne devenaitsilencieuse ; on n’entendait plus quele grillon caché dans l’herbe, et dansle lointain, le chant d’un gaivillageois. Les saules au bord duruisseau ressemblaient à une rangéede fantômes. Les jeunes gens,conduisant chacun une jeune fille,revinrent au village. Françoisdonnait le bras à la belle Clarisse.Tout à coup il s’arrêta.

– Prosper ! où est donc Prosper ?s’écria-t-il en ne le voyant pas. Etson regard cherchait autour de lui.

Prosper n’était plus là.

Il rentra au village très agité et

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hésita longtemps avant de retournerchez son père sans avoir retrouvéson cousin : c’était la première foisqu’ils sortaient sans rentrerensemble.

Bertrand, entouré de sesdomestiques, attendait avecimpatience le retour de ses enfants.Les couverts étaient mis pour lerepas du soir, et l’heure à laquelle onavait l’habitude de se mettre à tableétait passée.

– Enfin, les voici, dit le père Bertranden se levant au bruit que fit la lourdeporte d’entrée qui s’ouvrait.

François rentra seul.

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– Où as-tu laissé Prosper ? demandaBertrand à son fils.

– Prosper ! n’est-il donc pas rentré ?

– Nous ne l’avons pas vu.

– Oh ! mon Dieu ! que peut-il lui êtrearrivé ?

– Comment n’est-il pas avec toi ?

– Nous revenions à Auberive,lorsqu’il m’a quitté à la hauteur dupré des Noues. Je pensais qu’il avaitpris l’avance pour venir voustranquilliser sur notre retard.

– Non. Il faut que quelqu’un l’aitretenu.

– Permettez-moi, mon père, d’aller le

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chercher.

– C’est inutile. Il connaît l’heure dusouper, tant pis pour lui : nous nel’attendrons pas. A table !… cria lefermier en prenant une cuillerd’étain, avec laquelle il frappa uncoup sec sur son gobelet d’argent.

François s’était mis à table commeles autres ; mais son cœur se serra enpensant à son cousin.

– Eh bien ! François, tu ne mangespas ? lui dit son père.

– Je n’ai pas faim.

– Ah ! fit Bertrand étonné, ce n’estpourtant pas ton habitude.

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– Je suis fatigué et je vais attendreProsper dans notre chambre.

– Comme tu voudras, mon garçon.Va, tu déjeuneras mieux demainmatin.

François prit une lumière et montadans sa chambre.

Il s’assit sur le bord du lit, et sonimagination, frappée de terreur, luireprésenta Prosper, seul dans lacampagne, malade peut-être, peut-être blessé, l’appelant à grands criset se plaignant de ce qu’il ne venaitpas à son secours. Puis, passant àune autre idée :

– Il a été triste toute la soirée, se

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disait-il ; lui aurais-je causé quelquechagrin sans le vouloir ? Il a le cœursi sensible… Oui, c’est certain, je luiai fait de la peine. Deux grosseslarmes roulaient dans ses yeux.Prosper, mon ami, mon frère,reprenait-il tout haut, tu mepardonneras.

Tout à coup sa figure s’éclaircit ; illui sembla que de gracieux visages dejeunes filles s’animaient sous sesyeux, des voix douces chantaient àson oreille des rondes joyeuses.Clarisse lui souriait. Sa mainpressait la petite main fine et blanchede la jeune fille ; il se rappela unbaiser qu’elle lui avait donné sur le

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front pour racheter un gage ; alors iléprouva un plaisir indicible ; le sanglui monta à la tête et lui brûla lestempes ; ses yeux se fermèrent ; il selaissa tomber sur son lit ets’endormit le sourire sur les lèvres.

Au même moment, sur un petitmonticule au flanc du coteau,Prosper était assis. Le villaged’Auberive s’étendait à ses pieds ; ill’embrassait d’un seul regard. Lesdernières lumières venaient des’éteindre ; aucun bruit ne révélaitplus l’existence de ce village cachédans les arbres ; seuls, les rayons dela lune le trahissaient en glissant surles feuilles de zinc qui recouvrent la

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charpente du vieux clocher.

Prosper était triste ; quelquessoupirs étouffés sortaientdifficilement de sa poitrine ; sonchapeau était à quelques pas de lui,et le vent de la nuit se jouait sur soncou avec ses cheveux épars.

Un instant avait suffi pour l’éclairersur ses sentiments ; il avait lujusqu’au fond de son cœur, où legerme d’une jalousie horriblecroissait à son insu. Il n’en doutaitplus, François aimait Clarisse ; ilavait deviné son amour, habitué qu’ilétait à surprendre la pensée de soncousin. Lui aussi, le malheureux, ill’aimait ; le bonheur de sa vie était à

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jamais attaché à celui de la jeunefille.

Le baiser donné à François avaitdéchiré son cœur.

Il n’avait pas eu la force de revenirau village en voyant Clarisse etFrançais marcher l’un près del’autre. La douleur l’accablait ; ilvoulut fuir cette vue pénible pourlui : il aurait voulu se fuir lui-même.

Lorsqu’il fut seul dans les champs, ilse laissa aller au désespoir, et deslarmes brûlantes inondèrent sonvisage. Des idées bizarres, desprojets insensés passèrent dans soncerveau malade. Il voulait se déclarer

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ouvertement le rival de son cousin,se faire aimer de Clarisse, l’enlever àson père, l’enlever à François et sesauver avec elle au bout du monde.

Il eut un instant la pensée de mettrefin à ses jours.

Mais la vie est si belle à vingt ans !Peut-on songer longtemps etsérieusement à la quitter ?

Il voulait partir, quitter Auberivesans revoir son oncle, ni François, nipersonne, pour aller vivre dans unautre coin de la France. On meregrettera, on fera des recherchespour me trouver, pensait-il, et ils’arrêtait complaisamment à cette

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pensée qui flattait son amour-propre.

Peu à peu son agitation se calma ; ileut honte de ses folles pensées et seles reprocha comme des crimes. Uninstant, il eut peur que son affectionpour son cousin ne fût moins grandeque son amour.

Il fit un retour sur lui-même en seretraçant les premières années de savie. N’avait-il pas été adopté, lui,pauvre et sans famille, par son oncleBertrand ? N’était-il pas devenu lefrère de François ? Pouvait-il doncméconnaître les bontés de son oncleet trahir l’amitié que lui avaitgénéreusement donnée son cousin ?

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Un frisson de terreur courut le longde son corps et glaça son frontcouvert de sueur. Il s’avouacoupable.

Alors les sentiments généreux, uninstant étouffés, reprirent le dessuset chassèrent les pensées mauvaises.Il redevint ce qu’il était réellement,une âme élevée. – Il aime Clarisse, sedit-il, il est digne d’elle ; lui seulmérite son choix et peut la rendreheureuse. Elle est riche, lui aussi, etmoi je n’ai rien que ce que l’on veutbien faire pour moi. N’y pensonsplus ; je saurai me résigner etrenfermer en moi ce secret que jevoudrais ignorer. – Clarisse !… Oui,

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je l’aimerai toujours ; elle sera dansmon cœur à côté de François, jem’habituerai à la regarder comme safemme, comme ma sœur, et l’amitiétrompera l’amour.

Cette résolution prise, il se sentitfort contre lui-même ; il regardaautour de lui avec l’orgueil qui naîtdu contentement de soi-même.

Le jour commençait à paraître ; il seleva, ramassa son chapeau etdescendit le coteau pour rentrer auvillage.

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Chapitre 2

Tout le monde était levéà la ferme. Bertranddonnait ses ordres pourles travaux de la journée.François, interrogeait lesdomestiques pour savoir

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si l’un d’eux pourrait lui donner desnouvelles de son cousin. Aucun nel’avait vu.

En moins d’un quart d’heure, tout lemonde, excepté François, avait quittéla ferme ; chacun allait à son travail.Le vieux Bertrand, toujoursinfatigable, devait, ce jour-là, dirigerles travaux au dehors.

François reprenait sérieusementtoutes ses inquiétudes de la veille,lorsque Prosper parut. Il jeta un cride joie en se précipitant à sarencontre.

– Enfin, te voilà, lui dit-il ; pourquoin’es-tu pas rentré hier soir ?

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– La soirée était belle, réponditProsper en rougissant légèrement ;j’ai voulu rêver un peu, et je me suisendormi dans l’herbe.

– Ce n’est pas bien, vois-tu, monfrère ; j’ai été troublé toute la nuit ;je craignais que tu ne fusses malade.

– C’est vrai, j’ai eu tort ; mais cela nem’arrivera plus.

Les deux cousins s’embrassèrent etse mirent à leur besogne.

Le soir, ils allèrent s’asseoir, suivantleur habitude, sur un banc de bois,au fond du jardin. Comme la veille aubord du ruisseau, ils pensaient àClarisse.

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François élevait sans peine l’édificede son bonheur ; il ne voyait aucunobstacle se placer entre lui et la jeunefille. Prosper était soucieux : unelutte terrible s’engageait entre soncœur et sa raison ; il voulait éloignersa pensée de Clarisse, mais sans yparvenir ; la charmante jeune filleétait tout en lui.

– A quoi penses-tu ? demanda tout àcoup François.

– Je pense à toi, répondit Prosper.

– A moi ?

– Oui, et toi tu penses à…

Il n’eut pas la force de prononcer le

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dernier mot.

– A Clarisse, ajouta vivementFrançois. Tu m’as donc deviné ?

– Oui. Tu l’aimes bien, n’est-ce pas ?

– Oh ! oui, je l’aime. Hier soir,comme elle était belle !

– J’ai bien vu que tu l’admirais.

– Et tu as compris que je l’aimais ?

– Oui, et je me suis dit : Si un autreaimait Clarisse, il serait bienmalheureux, car elle est riche, et iln’y a que François qui soit aussiriche qu’elle.

– Cela pourrait être une raison pourson père, mais pour elle, si elle ne

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m’aime pas…

– Si elle ne t’aime pas ? Elle ne t’adonc pas dit qu’elle t’aimait ? s’écriaProsper.

– Nous ne nous sommes pas encoreparlé, répondit François.

– Elle t’aimera, elle doit t’aimer,reprit Prosper.

– Je n’ai pas cette espérance.

– Hier, n’est-ce pas toi qu’elle aembrassé ?

– Oui.

– Eh bien ! c’est une preuve.

– Tu as raison, Clarisse sera ma

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femme, dit François.

En ce moment, on entendit la voix dufermier qui les rappelait.

Le lendemain, François fut d’unegaieté folle ; les paroles de soncousin lui avaient fait entrevoir lapossibilité d’être aimé de Clarisse, etil prit la résolution de parler à sonpère, qui, se trouvant fréquemmentavec le fermier Richard, pourraitaisément obtenir le consentement dece dernier.

Chaque fois qu’il se trouvait seulavec son cousin, il lui parlait de sonamour, sans s’apercevoir qu’il lefaisait souffrir, et que chacune de ses

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joies était une blessure nouvelle aucœur du malheureux.

Bientôt, Prosper devint triste etrêveur, on le surprenait parfoiscomme plongé dans de sombrespensées. Si on lui demandait le sujetde sa tristesse, il répondaitvaguement. Souvent, travaillant prèsde François, de grosses larmess’échappaient de ses yeux ; alors il secachait pour les essuyer. Maislorsqu’il se trouvait seul un instant,il les laissait couler, car elles lesoulageaient. Le dimanche, on ne levoyait plus, comme autrefois, avecles jeunes gens du village. Ceux-cidisaient à François :

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– Où donc est Prosper ? Pourquoin’est-il pas avec nous ?

François, embarrassé, ne savait querépondre.

Pendant ce temps, Prosper erraitdans les champs ; seul, il se trouvaitmoins malheureux : l’amour sansespoir aime la solitude.

Couché sous un arbre, au fond d’unbois, il pensait à Clarisse, il luiparlait. Il écoutait le chant desoiseaux, le bruit du vent dans lesfeuilles, et son âme s’entretenait aveceux. Il croyait les entendre gémir etsoupirer, et lui gémissait et soupiraitpour leur répondre. Il avait cru

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pouvoir vaincre son amour, et tousses efforts n’avaient servi qu’à lerendre plus vif et plus profond.

Prosper était aimé dans le village ;les mères de famille surtout,autrefois les compagnes de sa mère,s’étaient prises d’affection pour lejeune orphelin. On s’étonna doncbeaucoup lorsqu’on ne le vit plus, lesjours de fête, sourire à tout lemonde. Chacun expliquait à samanière le chagrin du jeune homme.

– Vous croirez ce que vous voudrez,voisines, disait une commère, maisce pauvre Prosper fait de la peine. Onl’a rencontré dans les champs ; ils’arrêtait tout court, il gesticulait et

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semblait parler aux arbres.

– Sainte Vierge ! ce pauvre garçonserait-il devenu fou ?

– Je l’ai entendu dire ; il faut biencroire que cela est. Pauvre Prosper !… Quel malheur !…

– Allons donc ! il est fou commevous et moi, dit une vieille paysanneen essuyant les verres de seslunettes ; un garçon qui est pleind’esprit, la meilleure tête du village.

– Un instant, mère Durand, dit uneautre femme dont le fils venaitd’entrer au grand séminaire, lameilleure tête du village, commevous y allez.

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– Je le soutiens, soit dit sansoffenser ni vous, ni votre fils qui sefait abbé.

La mère du séminariste se mordit leslèvres de dépit.

– Mais, enfin, mère Durand, s’il n’estpas fou ; dites-nous ce qu’il a.

– Mes enfants, dit sentencieusementla bonne femme, Dieu seul le sait.

– Je crois, dit la première paysanne,qu’il n’est pas heureux chez sononcle Bertrand.

– Bertrand l’aime comme son fils,reprit la mère Durand.

– Alors, je n’y comprends plus rien.

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Pourquoi est-il si triste ? pourquoicourt-il les champs quand les autresjeunes gens s’amusent ?

– Dieu seul le sait, répéta uneseconde fois la mère Durand.

– Je crois tout bonnement qu’il estamoureux, dit alors une grossepaysanne qui n’avait pas encore prispart à la conversation.

– Amoureux ! par exemple, mais iln’y a pas de quoi mourir de chagrin.

– Non, en vérité, si ce n’est que ça…

– Il est joli garçon, dit une jeuneveuve.

– C’est un jeune homme très rangé,

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ajouta la maman de trois filles àmarier.

– Il ne fréquente pas les cabarets,reprit la femme d’un ivrogne.

– Il va à la messe tous les dimancheset fêtes, s’empressa d’ajouter unejeune dévote.

Tous ces propos, exagérés, défiguréset répétés chaque jour, ne tardèrentpas à arriver aux oreilles deFrançois. Il voulut en parler àProsper ; mais il craignait de lui fairede la peine, la force lui manqua.

On était arrivé à la veille desvendanges. Un dimanche, après lesvêpres, toute la jeunesse d’Auberive

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se trouvait réunie dans un pré, àquelques minutes du village. Un balchampêtre y avait été improvisé. Lesmères faisaient cercle autour desdanseurs, et les pères, assis à destables apportées sur les lieux àl’occasion de la fête des vendanges,vidaient joyeusement quelquesbouteilles de la dernière récolte enjouant aux cartes.

Prosper avait cédé aux instances deFrançois ; il était venu avec lui. Il setenait debout à quelque distance dela place occupée par les danseurs ;François dansait avec Clarisse ; sesyeux suivaient tous les mouvementsde la jeune fille.

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– Comme elle est heureuse ! pensait-il ; si elle savait ce que j’ai déjàsouffert et ce que je souffrirai encorepour elle ! Mais non, elle l’ignoreratoujours.

En ce moment, son regard rencontracelui de Clarisse. Elle le regardaitavec tant de douceur qu’il en futprofondément ému. Un nuage passadevant ses yeux ; son cœur battaitavec violence ; il sentit ses jambesfléchir sous lui et il s’appuya contreun arbre pour ne pas tomber.Clarisse le vit pâlir et chanceler ; ellefut sur le point de s’élancer vers luipour le soutenir.

Le quadrille achevé, elle quitta

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brusquement François et se dirigeavers Prosper. En la voyants’approcher, le jeune homme ne putcontenir son émotion : il sentait lebonheur lui revenir.

– Vous souffrez ? lui dit Clarisse enlui prenant la main ; pourquoi necherchez-vous pas à vous distraireun peu ?

Prosper la contemplait avec ivresse.

– Autrefois, vous me faisiez toujoursdanser, continua Clarisse ; ne levoulez-vous pas aujourd’hui ?

– Oui, je le veux ! je le veux ! s’écria-t-il, perdant tout à fait la tête.

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Et il prit place au quadrille avec lajeune fille.

Les couleurs revinrent sur ses jouesamaigries, ses traits s’animèrent, unéclair de joie illumina son front et lesourire reparut sur ses lèvres. Ilavait oublié son cousin ; il ne voyaitplus que Clarisse, Clarisse qui luisouriait. Le quadrille terminé, ilramena Clarisse à sa place.

– Je vous remercie, monsieurProsper, lui dit-elle ; je suis bienheureuse que vous ayez voulu danseravec moi.

– Si c’est un bonheur, il est tout pourmoi, reprit Prosper, et comme je

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désire le renouveler, m’accorderez-vous encore une contredanse ?

– Avec plaisir, répondit Clarisse, enrougissant.

Prosper s’éloigna ; il avait besoin dese trouver seul pendant quelquesinstants.

Il marcha absorbé dans ses pensées ;une nouvelle existence commençaitpour lui : Clarisse lui avait souri,mais d’un sourire qu’elle n’avaitjamais eu pour personne, pas mêmepour François ; il avait cru voir dansses yeux autre chose qu’un simpleintérêt.

– Me serais-je trompé ? se disait-il.

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Et il appuyait sa main sur son front,comme pour arrêter sa penséefugitive et démêler ce qu’il y avait devrai dans les sentiments que la jeunefille venait de lui témoigner.

Il s’arrêta. Quelques arbres leséparaient de la dernière des tablesoccupées par les buveurs. Deuxpaysans y causaient assis en facel’un de l’autre : c’étaient le pèreBertrand et le fermier Richard.

– Vous aurez cette année un bon tiersde récole en plus que l’annéedernière, voisin Bertrand, disait lefermier Richard.

– C’est bien possible, répondit

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Bertrand en souriant d’un air fin.

– Cela est certain, car vous avezquatre bons arpents de vigne en pluset l’année est meilleure.

– J’en aurai besoin, voisin Richard ;voici la conscription, et j’ai deuxgarçons à faire remplacer si le sortleur est contraire.

– Vous êtes plus heureux que moi,Bertrand.

– Comment l’entendez-vous, voisinRichard ?

– Vous avez un fils pour vous aiderdans vos travaux.

– Mais vous avez une fille, voisin.

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– Ce n’est pas elle qui peut meremplacer.

– Mariez-la, vous aurez un fils.

– Je ne demande pas mieux, mais…

– Après vous, Richard, je suis, sansvanité, le plus riche fermier ducanton ; ne croyez-vous pas queFrançois serait un bon parti pourvotre fille ?

– Franchement, j’y ai déjà pensé.

– Eh bien ! je vais vous apprendreune nouvelle : c’est que nos enfantsne se déplaisent pas ; François m’ena dit deux mots, et je crois que nousferions bien de les marier.

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En entendant ces paroles, Prosperpâlit.

– Touchez là, dit Richard en tendantsa main à Bertrand, c’est choseconvenue.

Les deux fermiers se donnèrent unechaude poignée de mains. Richardversa le contenu d’une bouteille dansles deux verres.

– Au mariage de nos enfants ! dit-ilen élevant son verre.

– Au mariage de nos enfants ! répétaBertrand. Et les deux verres sechoquèrent.

Prosper n’eut pas la force d’en

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écouter davantage ; il s’éloigna enchancelant, comme un homme ivre ;il lui semblait que la terre tournaitautour de lui et que les arbres,déracinés, allaient tomber sur sa têteet l’écraser. Les éclats de voix, lescris joyeux de la foule frappaient sesoreilles comme des bruits étranges. Ils’enfuit pour ne plus les entendre.

Sa dernière illusion, illusion d’unmoment, après lui avoir montré leciel entr’ouvert, venait d’êtredétruite et de le rejeter dans laréalité, peut-être plus malheureuxqu’auparavant.

– C’en est fait ! s’écria-t-il, elle estperdue pour moi : elle sera la femme

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de François, et moi je quitteraiAuberive.

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Chapitre 3

Plusieurs mois se sontécoulés depuis la fête desvendanges. Les deuxcousins ont tiré au sort.Prosper avait vu arriver cejour avec plaisir ; sa seule

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pensée était de s’éloigner deClarisse ; être atteint par la loi durecrutement lui semblait un véritablebonheur. Mais, contre son attente, ilamena un des derniers numéros.

On était aux premiers jours de mai ;le conseil de révision venait deprendre son contingent d’hommesdans le canton ; François, moinsheureux que son cousin, en faisaitpartie.

– Je partirai à sa place, se ditProsper.

Il alla trouver son oncle et luicommuniqua son intention.

– Quoi ! tu veux partir pour

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François, tu veux nous quitter ?s’écria le fermier. Tu ne te plais doncpas avec nous ? Je t’ai cependantaimé comme mon fils.

– C’est vrai, mon oncle ; aussi jen’oublierai jamais le bien que vousm’avez fait. Vous m’avez servi depère, mon oncle, et je veux avoirtoujours le droit de vous donner cenom.

– Alors, pourquoi veux-tu mequitter ? dit le fermier en essuyantune larme.

– Le métier de soldat me plaît, mononcle.

– Es-tu bien sûr de ne pas te repentir

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de ce que tu vas faire ?

– J’en suis sûr ; du reste, jereviendrai ; ce n’est qu’uneséparation de quelques années.

– C’est sept ans, Prosper, et celacompte dans la vie d’un homme.

– Je les aurai employés à satisfaireun désir que j’ai depuis longtemps :celui de voyager.

– Tu veux être soldat, mon garçon,cela me fait de la peine ; maispuisque tu y tiens, je ne contrarieraipas tes idées. Pars donc pourFrançois. Quand tu seras loin denous, souviens-toi du bonhommeBertrand ; tu auras toujours un abri

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sous son toit et une place dans soncœur.

Prosper embrassa son oncle aveceffusion. Le fermier pleurait.

– Je ne te propose pas le prix duremplacement de François, dit il, ceserait t’offenser ; mais j’aurai soinde garnir ta bourse avant ton départ,et chaque fois que tu auras besoind’argent, ne crains pas de m’endemander, j’en aurai toujours pourtoi.

Quelques jours après, les formalités,exigées pour le remplacement,étaient remplies. Prosper, ayantdéclaré vouloir partir

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immédiatement, reçut l’ordre d’allerrejoindre son régiment, qui étaitalors en garnison dans une ville duMidi.

Lorsqu’on apprit à Auberive ledépart prochain de Prosper,l’étonnement fut général : les unsaccusaient Bertrand d’avoir voulu sedébarrasser de son neveu, maisc’était le petit nombre. Les autrescommentaient de mille manières cetévénement, qui resta inexplicable.

Cependant, Prosper allait quitterAuberive, et il ne voulait pas partirsans voir Clarisse encore une fois.

Le soleil couchant incendiait la cime

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des grands arbres, et les oiseauxchantaient leur chanson du soir dansles feuilles.

Prosper errait depuis une heureautour du jardin du fermier Richardsans avoir aperçu Clarisse. Il s’enretournait, découragé, lorsqu’àtravers une baie d’aubépine en fleuril vit la jeune fille, qui s’avançaitlentement sous les arbres du jardin.

Une nuance de tristesse répandue surson visage en altérait la fraîcheur ;ses yeux avaient perdu leur vivacitéhabituelle, tout en conservantl’expression indéfinissable quifaisait bondir le cœur de Prosper ;ses cheveux agités par le vent

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ondulaient sur son cou. Elle étaitrêveuse, et tout en passant sous lesarbres, elle leur arrachait des fleurs,qu’elle roulait dans ses mains etqu’elle jetait ensuite à ses pieds.

Prosper ne pouvait se lasser del’admirer, et, malgré sa timidité, sansla haie qui défendait l’entrée dujardin, il se serait élancé vers ellepour tomber à ses genoux.

Clarisse n’était plus qu’à une faibledistance de lui. Il craignait d’être vu,et il allait se retirer, lorsque la jeunefille tourna les yeux de son côté.

– Prosper, c’est vous, dit-elle ens’approchant de la haie.

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Prosper rougit. Un tremblementnerveux s’empara de lui.

– Je pars demain, mademoiselle, etje… je venais…

– Vous partez demain, je le sais ;vous quittez ceux qui vous aiment…votre oncle, votre cousin.

– Il le faut.

– Il le faut. Pourquoi ?

– Pour que je ne sois pas tout à faitmalheureux.

– Ah ! monsieur Prosper, j’ai bienpeur que vous ne soyez ingrat.

– Ingrat ! si vous saviez… mais non.

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– Que voulez-vous dire ?

– Puisque vous vous mariez avecFrançois…

– Me marier avec votre cousin,jamais !

– Je croyais que vous l’aimiez.

– Ah ! monsieur Prosper ! ditClarisse avec un accent de reproche.

– Je m’étais donc trompé ! Mais lui,François, il vous aime, il me l’a dit.

– Il me l’a dit aussi.

– Ah ! Clarisse, vous ne savez pastout. Oui, j’ai cru que vous aimiezFrançois. Maintenant, comprenez-vous pourquoi j’ai tant souffert ?

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– Non, répondit Clarisse.

– C’est juste, vous ne pouvez pas lecomprendre. Eh bien ! c’est que…

Ici sa voix s’affaiblit et devintcraintive.

– C’est que je vous aime aussi.

– Vous m’aimez ! s’écria Clarisseavec un son de voix qui disait assezla joie qu’elle éprouvait.

– Je vous aime, continua Prosper, quine comprit pas ce qu’il y avaitd’heureux pour lui dansl’exclamation de la jeune fille, jevous aime, et j’ai assez souffert pouroser vous le dire ; ce sera un

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adoucissement à mes maux. Oh !aimer sans espoir, c’est affreux !Combien de fois je me suis reprochéde vous aimer ! J’ai voulu vousoublier, et chaque jour jem’apercevais que je pensais encoreplus à vous que la veille. Alors, j’aicherché à mettre une barrière entrevous et moi ; j’y ai réussi : demain jequitterai Auberive pour longtemps,pour toujours peut-être.

– Prosper, pourquoi ne m’avez-vouspas dit cela plus tôt ?

– C’était inutile. Cependant un jour,– mais j’étais insensé, – j’ai cru quevous m’aimiez.

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– Vous l’avez cru ! s’écria Clarisse.

– C’était à la fête des vendanges.J’étais triste, vous êtes venue à moi,vous m’avez souri, et j’ai cru liredans vos yeux…

– Que je vous aimais ?

– Oui.

– C’était la vérité.

– Est-ce possible, Clarisse, vousm’aimez ? Ah ! c’est trop de bonheur,quand je dois partir.

– Non, s’écria la jeune fille, non, nepartez pas !

– Il n’est plus temps, soupira-t-il.

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Clarisse comprit sa douleur muette.

– Je vous attendrai, dit-elle.

– Merci, Clarisse, merci ; vous merendez mon courage.

– Vous penserez à moi ? dit la jeunefille.

– Vous ne m’oublierez pas ? ditProsper.

– Vous m’écrirez quelquefois ?

– Souvent.

Leurs corps se penchèrent sur lahaie, leurs têtes se rapprochèrent, etla bouche de Prosper effleura le frontde la jeune fille.

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– Adieu ! dit Clarisse en jetant surProsper un regard humide.

– Adieu ! répondit le jeune homme.

Son adieu était un cri de douleur. Lajeune fille s’éloigna en s’enfonçantsous les arbres du jardin.

Prosper rentra à la ferme ; Françoisl’attendait. Les deux cousinscausèrent longtemps.

– Frère, tu vas manquer à monbonheur, avait dit François ; le jourde mon mariage, ma joie ne sera pascomplète, parce que tu ne seras pasprès de moi pour en prendre ta part.

Prosper n’avait rien répondu. Il n’eut

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pas non plus la force de briser lecœur de son cousin en lui disantqu’il était aimé de Clarisse. Mais lesparoles de François l’avaientdouloureusement frappé. Une foisencore il voulut sacrifier l’amour àl’amitié.

– C’est moi qu’elle préfère, se dit-il,mais je ne veux pas me servir desdroits qu’elle m’a donnés ; je ne luiécrirai pas. Si elle m’oublie, ellel’épousera, et ils seront heureux ; siau contraire elle m’attend, Françoisse sera marié avec une autre, et, àmon retour, je pourrai l’aimer et êtreheureux sans trouble.

Telles furent les pensées qui

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agitèrent Prosper pendant ladernière nuit qu’il passa à Auberive.

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Chapitre 4

Depuis le départ deProsper, Clarisse nesortait plus querarement de la ferme.Pendant un mois, elleavait été triste ; elle

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pleurait souvent. Assise à sa fenêtre,elle regardait le ciel ; sa penséetraversait l’espace à la recherche deProsper. Clarisse n’était plus lajeune fille rieuse et enjouée que nousavons vue danser dans la prairie ;l’amour avait développé en elletoutes les facultés de la femme.

Peu à peu, elle se sentit plus calme etput supporter l’absence de celuiqu’elle aimait. Tous les matins,lorsque le facteur du village passait,son cœur battait violemment.

– Il m’apporte une lettre de lui, sedisait-elle. Mais le facteur s’éloignaitet la lettre attendue n’arrivait point.

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François la voyait souvent ; il auraitbien voulu l’entretenir de son amour,mais Clarisse trouvait toujours lemoyen de parler d’autre chose.Prosper était le sujet ordinaire deleurs conversations. Un autre plusclairvoyant aurait bien vite connu lesecret de la jeune fille, mais ill’aimait trop pour s’apercevoir de lapersistance avec laquelle Clarisse leramenait sans cesse à parler de soncousin. Et puis, il lui paraissait sinaturel qu’on pensât à Prosper, ilétait si heureux de pouvoir causer delui avec Clarisse ! Cependant, un jouril pria son père de rappeler aufermier Richard la promesse qu’il lui

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avait faite.

– Je verrai Richard demain, lui ditBertrand, et nous arrangerons cemariage qu’il désire autant que moi.

Depuis quelque temps on parlaitvaguement à Auberive du mariageprobable de François avec la fille dufermier ; mais lorsqu’on vit Bertrandavec sa veste des dimanches et sacasquette neuve entrer un soir chezRichard, ce fut une preuveconcluante pour tout le monde, et,une heure après, la visite du fermierBertrand au fermier Richard occupaittout le village.

Richard se promenait au jardin avec

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Clarisse, lorsqu’on vint l’avertir queBertrand l’attendait.

– Je vais revenir, dit-il à sa fille en laquittant. Je me doute de ce quiamène Bertrand chez moi, et je neveux pas le faire attendre.

– M. Bertrand chez mon père ! lui quin’y vient jamais ; qu’est-ce que celasignifie ? se dit Clarisse ons’asseyant sur l’herbe au pied d’unarbre. Il a peut-être reçu desnouvelles de Prosper, et il vient…Non, ce n’est pas cela. Ah ! monDieu ! s’écria-t-elle en pâlissant, jedevine, je comprends, c’est pour…

Elle n’acheva pas. Ses yeux devinrent

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fixes, et elle laissa tomber sa têtecontre l’arbre. Elle resta ainsi sansmouvement pendant une demi-heure.La fraîcheur du soir la ranima unpeu ; elle parvint à se lever et se mit àmarcher sous les arbres sans rienvoir, sans rien entendre. Elle s’arrêtaau fond du jardin contre la haied’aubépine. Hélas ! les fleurss’étaient effeuillées. Prosper étaitparti.

Elle se mit à pleurer. En ce moment,son père l’appela.

– Déjà ! dit-elle.

Elle rentra à la ferme.

– Petite, mets-toi là, près de moi, dit

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le fermier en s’asseyant sur un siègede bois. J’ai une bonne nouvelle àt’annoncer, fillette, et à laquelle tu net’attends pas. Eh bien ! tu ne disrien ?

– Je vous écoute, mon père.

– Tu sauras donc que je te marie.

– Me marier ?…

– Nous venons d’arranger ça,Bertrand et moi. Es-tu contente ?

– Mais, mon père…

– C’est bien, tu aimes François, je lesais ; tout est pour le mieux.

– Ecoutez-moi.

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– Tu veux me remercier, c’est inutile.Si j’accepte François pour gendre,c’est qu’il me convient…

– Mais, mon père, si je ne voulais pasme marier !

– Ta, ta, ta, tu le veux, c’est tout cequ’il faut.

– Vous vous trompez, mon père.

– Comment, je me trompe ?

– Je ne veux pas encore me marier.

– Et pourquoi, s’il te plaît ?

– Je suis trop jeune.

– Tu auras dix-huit ans vienne laToussaint.

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– Je n’aime pas François, mon père.

– Autre histoire. Depuis quand nel’aimes-tu pas ?

– Je ne l’ai jamais aimé.

– Je n’en crois rien. Bertrand m’a ditle contraire ; et puis, quand tu nel’aimerais pas, il te convient, celasuffit.

– Vous ne voulez pas que je soismalheureuse, mon père ?

– Je veux que tu sois la femme deFrançois. Ecoute, ma fille : je me faisvieux, j’ai besoin de repos. Françoisest un jeune homme laborieux, ilaura un jour de belles et bonnes

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terres au soleil. Une fois ton mari, jele mets à la tête de ma ferme ; elle abesoin de deux bons bras et d’unejeune intelligence pour la conduire.Quant à moi, je le sens, je ne suisplus bon à rien ; je suis un vieuxtronc à remplacer. Tu comprendsmaintenant tout l’intérêt que j’ai àme donner François pour gendre.

– Oui, je le comprends, dit Clarisse,qui craignait d’irriter son père.

Un seul moyen d’éviter ce mariage seprésenta à elle en ce moment : ilfallait obtenir un délai. Pendant cetemps, elle pourrait peut-être trouverun autre empêchement. Elle reprit :

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– Vous n’êtes plus jeune, mon père,cela est vrai ; mais, Dieu merci, vouspourrez encore travailler longtemps.Je ne suis pas disposée à me mariermaintenant ; attendez jusqu’auxvendanges : d’ici là, j’aurai pris monparti, et je me serai habituée àregarder François comme mon mari.Je pourrai peut-être l’aimer, ajouta-t-elle plus bas.

– C’est bien loin, les vendanges,reprit le fermier ; mais enfin, puisquetu le désires, et pour te prouver queje ne veux pas te contrarier, jet’accorde ce délai. Demain, j’enpréviendrai Bertrand.

Clarisse se retira dans sa chambre.

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Elle ne pensa ni à François, ni à sonmariage. N’avait-elle pas plusieursmois devant elle ?

A partir de ce jour, au granddésespoir de François, Clarisse évitade se trouver seule avec lui. Elleattendait toujours des nouvelles deProsper, qui n’écrivait pas. Troismois se passèrent. L’époque fixéepar elle pour son mariageapprochait, et elle était moins quejamais disposée à épouser François.

Un matin, son père l’appela et luidit :

– Clarisse, les vendanges sont faites.J’ai rencontré Bertrand hier : il est

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aussi impatient que moi. Penses-tu àta promesse ? A quand le mariage ?

– Mon père, répondit Clarisse,pardonnez-moi, je ne suis pas encoredécidée à me marier. Je vous pried’attendre au printemps prochain.

– Au printemps prochain ! s’écria lefermier, qu’est-ce que cela veut dire ?C’est trop abuser de notre patience.Tu épouseras François dans quinzejours.

Le fermier sortit en colère.

Il rentra deux heures après etretrouva sa fille assise où il l’avaitlaissée. Ses yeux étaient rouges. Ilcomprit qu’elle avait pleuré.

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– Tu m’as prié de retarder tonmariage jusqu’au printempsprochain, lui dit-il, c’est convenu :mais ce n’est pas moi qui t’accordece nouveau délai, c’est François quil’a demandé pour toi.

Clarisse sut gré à François de ce qu’ilavait fait pour elle et le remerciadans son cœur. Elle se remit àespérer.

Mais les jours s’égrenaient ettombaient l’un après l’autre dans legouffre du passé. Aucune nouvelle deProsper n’arrivait à Auberive. Onapprit seulement vers la fin dejanvier que son régiment avait étéenvoyé en Afrique.

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– C’est fini, se dit Clarisse, il m’aoubliée, il ne m’aime plus !

François venait de temps à autre à laferme. Un jour, Clarisse le reçut unpeu mieux qu’à l’ordinaire. Cetaccueil, tout nouveau pour lui,l’encouragea à parler de son amour.Clarisse l’écouta, ce qu’elle n’avaitjamais fait. Dès lors, il vint passerchaque jour une heure ou deux prèsd’elle.

François ne déplaisait pas à Clarisse.Elle s’imagina donc qu’elle pourraitl’aimer. Dans cette pensée, elle vitarriver sans effroi les premiers joursdu printemps.

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Clarisse, comme beaucoup de jeunesfilles naïves, ignorait les causesmystérieuses des attractions del’amour. Elle croyait que lasympathie, fortifiée de l’estime,devait s’accroître par un mutueléchange d’affection ; elle nesoupçonnait pas les mille épreuvesde la vie commune, dans lesquelles sebrisent les cœurs qui ne sont pasassez étroitement unis.

Vers le milieu du mois d’avril, à lagrande satisfaction de son père,Clarisse devint la femme de François.

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Chapitre 5

Bertrand, avec l’aided’un garçon de fermeintelligent, pouvaitencore conduire sestravaux pendantlongtemps. François

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quitta son père pour se mettre à latête de la ferme du fermier Richard,qui lui en céda la direction avec joie.Sa fille mariée selon ses vœux, il nedésirait plus qu’un bon fauteuil aucoin du feu, sa bouteille près de lui etun ou deux marmots à faire sautersur ses genoux.

François partageait son temps entreson travail aux champs et sa femme,qu’il aimait avec la passion d’unpremier et unique amour.

Clarisse était bonne et prévenantepour lui. Il ne lui demandait pasautre chose. C’était là tout lebonheur qu’il avait rêvé.

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Dans les premiers temps quisuivirent son mariage, Clarisseessaya franchement d’aimer sonmari. Elle chercha à lui donner toutce qu’il y avait d’affection libre dansson cœur.

Les soins qu’elle dut apporter dansl’arrangement du nouveau ménage,lui donnèrent pendant quelquesjours une activité qui l’absorbacomplètement. Le souvenir deProsper se présentait plus rarementà sa pensée, elle espéra qu’ellecesserait de l’aimer. Mais son amouravait été trop grand et trop bienmaître de son cœur pour ne pas yvivre longtemps.

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Insensiblement, un ennui invincibles’empara d’elle. Souvent elle sesurprenait à rêver, et comme si onl’eût réveillée subitement, elletressaillait. Elle aimait à revenir àses belles années de jeune fille, alorsqu’elle était libre et heureuse. Malgrél’amour, que lui prodiguait son mariet l’affection dévouée dont ill’entourait, elle ne se trouva pointsatisfaite : tout semblait tristeautour d’elle, quelque chosemanquait à son cœur.

Elle pensa de nouveau à Prosper, etson amour, un instant comprimé,revint plus vif et plus violent. L’étatde son cœur l’effraya. Elle voulut

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puiser dans l’amour de son mari laforce qui lui manquait pour éloignerProsper de son esprit. Elle chercha àl’entourer des qualités et descharmes extérieurs qu’elle admiraitdans son cousin, et elle crut aimer uninstant ce fantôme de l’illusion ;mais le rêve dura peu. Alors,découragée, sans force et brisée parla lutte, elle se laissa dominer parson amour et regretta le bonheur quilui avait échappé. Son visages’altéra, ses fraîches couleursdisparurent, ses joues se creusèrent :tristes effets des tortures de l’âme.

François s’alarma sérieusement duchangement de sa femme, il employa

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tout ce que put lui suggérer sonaffection sans bornes pour chassercette tristesse.

A chaque question qu’il lui adressaitsur sa santé, Clarisse répondaitinvariablement :

– Je ne souffre pas.

Souvent François insistait.

– Pourquoi es-tu si triste ? lui disait-il.

– Je n’en sais rien, répondait-elle.

Et c’était tout. Plus d’une fois il lasurprit, essuyant furtivement unelarme.

– Pourquoi pleures-tu ? lui demanda-

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t-il un jour.

– Je ne pleure pas, répondit Clarisse.

Après cette réponse, il n’osa plusl’interroger.

– Elle a un secret pour moi, se dit-il.

Pour le découvrir, il cherchal’impossible. Il alla jusqu’à sedemander s’il était aimé. Mais laconduite de Clarisse n’ayant paschangé à son égard, il aima mieuxcroire que douter.

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Chapitre 6

Un soir, on était au moisde juillet, l’air étaitimprégné du parfum desfleurs, les blésondulaient dans la plaineet la cigale chantait dans

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les hautes herbes. Un jeune hommeportant l’uniforme de sous-officiersuivait le chemin de grandecommunication qui conduit àAuberive. C’était Prosper.

De temps à autre il s’arrêtait pouressuyer la sueur qui ruisselait surson front.

Son œil interrogeait les lieux et lesobjets ; en les reconnaissant, il leursouriait comme à des amis que l’onrevoit, comme on sourit à degracieux souvenirs.

Tout à coup, il s’arrêta ; sa mains’appuya sur son cœur pour encomprimer les battements. Il venait

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d’apercevoir le clocher et les toitsdes premières maisons d’Auberive.Mais les deux habitations principalesfixèrent seules son attention : laferme de son oncle Bertrand et lamaison du fermier Richard. Au boutde quelques minutes, il continua àmarcher, mais à travers champs,pour ne pas être rencontré parquelqu’un du village.

Prosper ne savait rien de ce quis’était passé à Auberive depuis septans qu’il était absent. Il espéraitretrouver Clarisse libre et l’attendantcomme elle le lui avait promis. Lapensée qu’elle avait pu épouserFrançois lui vint cependant, mais il

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la repoussa comme impossible.

Bientôt il se trouva derrière lamaison du fermier Richard. Ilmarchait derrière la haie du jardin,cherchant à se rappeler les dernièresparoles de la jeune fille :

– Oui, c’est bien cela, se dit-il, j’étaissur le point de m’en aller lorsque jel’aperçus, qui s’avançait lentementsous les arbres. Elle était…

Au même instant, illusion ou réalité,il la vit distinctement. Comme lapremière fois, elle se dirigeait de soncôté ; comme la première fois aussi,elle était triste et rêveuse. Il crutd’abord que son imagination,

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frappée par le souvenir, abusait sesyeux. Mais c’était bien Clarisse. Ilentendait le frôlement de sa robe surl’herbe. Elle vint s’asseoir sur unbanc de pierre, qui avait été placésous un pommier depuis son départ,et il se souvint qu’à cette même placeClarisse lui avait dit adieu. Sesmembres tremblèrent comme lesfeuilles d’automne prêtes à tomber,sa respiration fut un moment arrêtéeet une sensation étrange lui serra lesflancs. Il vit à quelques pas de luiune trouée dans la haie, il s’y élança,et avant que Clarisse ait eu le tempsde le reconnaître, il était à sesgenoux.

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Pendant ce temps, un troisièmepersonnage se glissait près d’euxdans un massif de noisetiers : c’étaitFrançois. De loin il avait crureconnaître Prosper ! il s’était dirigévers lui et il allait lui adresser laparole, lorsque le militaire entradans le jardin. En le voyant tomberaux genoux de sa femme, sa surprisefut telle que toutes ses facultésl’abandonnèrent un instant.

– Prosper ! s’écria Clarisse aveceffroi, vous ici ?…

– Je suis libre, Clarisse, et je revienspour vous aimer.

– Pour m’aimer ! Oh ! ne dites pas

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cela !

– Pourquoi Clarisse ? pourquoi ? Nevous l’ai-je pas promis ?

– Il y a sept ans.

– Oui. Mais, comme il y a sept ans, jevous aime, Clarisse, nous nousaimons.

Prosper avait pris une des mains dela jeune femme et il la couvrait debaisers. Clarisse la retira vivement.

– Prosper, laissez-moi ! s’écria-t-elle.Relevez-vous ; si quelqu’un vousvoyait !…

– Je voudrais que le monde entier,fût présent pour lui dire que je vous

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aime.

– Mais vous ne savez donc rien ?

– Quoi ?

– Je… je suis mariée, réponditClarisse d’une voix étouffée.

– Mariée ! s’écria Prosper en selevant brusquement. Mariée !…

Clarisse laissa tomber sa tête sur sonsein. Pauvre fleur flétrie !

– Vous êtes la femme de François,continua Prosper, lorsqu’il futrevenu de sa stupeur ; il était dignede vous et il vous aimait, Clarisse. Jecomprends que vous m’ayez oublié.Rendez-le heureux ; donnez-lui tout

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le bonheur que j’avais espéré et quin’était pas pour moi.

Clarisse ne répondit que par unsoupir étouffé.

– Je n’ai pas le droit de me plaindrede vous, Clarisse, continua Prosper.C’est ma faute si je me suis trompéen croyant que vous aviez gardé lesouvenir de vos paroles. Oui, c’estma faute ; je ne vous ai pas écrit,vous avez dû croire que je ne vousaimais plus, et…

Sa voix se perdit dans un sanglot.Après quelques minutes de silence, ilreprit :

– Je vais de nouveau quitter

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Auberive, mais cette fois c’est pourtoujours. Mon retour n’est connu quede vous, car personne ne m’a vu.N’en dites rien, cela pourraitsurprendre François, et son bonheurdoit être pur. Adieu, Clarisse, ajouta-t-il, adieu ! Pensez quelquefois àl’exilé.

Clarisse fit un mouvement commepour le retenir. Elle aurait pu lui dire,car elle le pensait :

« Prosper, ne pars pas, reste près demoi, je t’aime ! » Mais elle neprononça pas un mot. Elle retombaaffaissée sur le banc, et les larmesqu’elle retenait depuis longtempscoulèrent en abondance.

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François, du lieu où il s’était caché,avait tout entendu ; il venait enfin dedécouvrir le secret de la tristesse etdes pleurs fréquents de sa femme ;découverte affreuse, qui lui enlevaitpour toujours sa tranquillité.

Evidemment, Prosper aimait Clarissedepuis longtemps, son humeursombre, à une époque déjà reculée,venait de là. S’il avait quittévolontairement Auberive, c’étaitdonc pour lui abandonner Clarisse. Ilse rappela quelques conversationsdans lesquelles Prosper, faisantabnégation de lui-même, lui parlaitde Clarisse en l’encourageant àl’aimer. Tous ces petits incidents

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qu’il n’avait jamais remarqués, il seles expliquait maintenant. Sapremière pensée, en voyant Prospers’éloigner dans les champs, fut decourir après lui et de le forcer àrevenir. Mais que lui aurait-il dit ?Quels moyens pouvait-il employerpour le retenir ? Aucun. Il le laissadonc partir. Clarisse était rentrée àla ferme, il sortit du jardin et se mit àmarcher sans but dans la campagne.Il fit plusieurs comparaisons entrelui et son cousin, et l’avantage restatoujours à Prosper, à Prosper quis’était sacrifié tant de fois pour lui.Il est vrai qu’alors il ignorait sonamour pour Clarisse ; mais,

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aujourd’hui, qu’il savait tout, devait-il accepter le dévouement de soncousin ? Clarisse et Prospers’aimaient et tous deux souffraientpar lui. Il avait fait le malheur de cesdeux êtres qu’il chérissait et pourlesquels il aurait voulu mourir.

– Non, s’écria-t-il, je ne pourraijamais supporter la pensée queProsper vivra malheureux, loind’Auberive, à cause de moi. EtClarisse ? lorsque je la verrai pleurer,le regretter, penser à lui… Prosper,mon rival, lui, que j’appelais monfrère ! Oh ! il faut bien que ce soitlui, pour que je lui pardonne del’aimer, pour ne pas la maudire.

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Cependant, elle est ma femme,continua-t-il, j’ai des droits à sonamour ! Et c’est lui qu’elle aime !

Il sentait la jalousie lui déchirer lesentrailles, et il courait comme uninsensé à travers champs.

Puis, revenant à des pensées plusconformes à son caractère, ils’accusait lui-même.

– Pourquoi n’ai-je pas deviné qu’ilss’aimaient ? C’est moi qui ai forcéClarisse à se marier. Je me suis jetéau milieu de leur bonheur, je les aiséparés ! Ah ! malheureux ! j’ai briséleur avenir !

Lorsque Prosper l’eut quittée,

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Clarisse, comme nous l’avons ditplus haut, rentra à la ferme. Elleavait été sur le point de se trahir, etelle s’applaudissait du couragequ’elle venait de montrer en laissantpartir Prosper, sans lui avoir laissédeviner qu’elle ne l’avait point oubliéet qu’elle l’aimait toujours. Mais saforce n’était que factice ; si Prosperfût resté quelques instants de plusavec elle, peut-être n’eût-elle pas étémaîtresse de son cœur. Pour serendre forte contre son amour, ellerésolut de tout avouer à son mari, dese jeter dans ses bras en lui disant :« Sauve-moi, protège-moi contremoi-même. Je veux t’aimer, t’aimer

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uniquement. »

Elle attendit François dans cetteintention ; mais, contre son habitude,le jeune homme ne rentra pas dans lasoirée.

Il était une heure du matinlorsqu’elle se coucha. Elle ne puts’endormir, et, au petit jour, elleentendit François qui donnaitdifférents ordres à ses domestiquesdéjà tous levés.

Elle se leva aussi, s’habilla etdescendit dans la cour. François n’yétait plus. Elle ne le revit que dans lajournée à l’heure du dîner, mais il luiparut souffrant, fatigué et

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préoccupé ; elle n’eut plus le couragede lui faire l’aveu préparé la veille.

Un mois se passa. François était toutà son travail ; il lui demandait desdistractions qu’il ne trouvait pas. Ildevenait rêveur et taciturne ; desombres pensées semblaient s’êtreemparées de lui. Toujours bon etaffectueux pour sa femme, il n’avaitcependant plus les mêmes élans decœur, les mêmes transports d’amour.Un matin, c’était dans les premiersjours de septembre, François se levaet embrassa Clarisse avec, unetendresse qu’elle ne lui connaissaitplus. La veille déjà il avait eu unretour de gaieté étrange, dont elle ne

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s’était pas bien rendu compte : sonrire avait été amer et contraint.

François prit un fusil en disant qu’ilallait chasser, et il partit. Lorsqu’ilse trouva seul dans la campagne, safigure s’assombrit. Tout en marchantd’un pas inégal, il jeta un regard surson passé.

Trois figures passèrent devant lui :son père, Clarisse et Prosper ; cestrois êtres avaient rempli sa vie. Il seretraça sa jeunesse heureuse avecProsper, jusqu’à l’époque où il aimaClarisse ; les premiers jours debonheur goûtés près d’elle, sesangoisses, ses tourments en lavoyant triste et malade, jusqu’au

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jour où il découvrit enfin le fatalsecret de son amour pour Prosper.

Il marchait depuis deux heures sanss’être aperçu du chemin qu’il avaitfait. Il se trouvait dans la prairie ; ilreconnut l’endroit où, plusieursannées auparavant, Prosper et luiavaient rencontré, un dimanche soir,les jeunes filles d’Auberive. C’est làque Clarisse lui avait donné sonpremier baiser. Il s’arrêta, ce lieuplein de souvenirs lui plaisait.

– Allons, se dit-il, ici ou plus loin ille faut ; la vie sans le bonheur n’estrien. Ma mort au moins sera utile,elle délivrera Clarisse. Au lieu d’êtretrois à tramer une existence

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malheureuse, ils seront deuxheureux.

Il chargea son fusil d’une demi-douzaine de chevrotines et jeta unregard rapide autour de lui. Lacampagne était déserte ; unecorneille perchée sur un saule,devant lui, faisait entendre uncriaillement funèbre. Il appuya sonfront sur le canon du fusil, et de sonpied, il pressa la détente ; le couppartit et il tomba à la renverse, latête horriblement fracassée. Dans lasoirée, deux paysans trouvèrent lecadavre et reconnurent François.

La mort du jeune homme futnaturellement attribuée à un de ces

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terribles accidents qui arrivent tropfréquemment dans les chasses.Cependant Prosper avait rejoint sonrégiment. Un jour, on vint lui direque son capitaine le demandait. Il serendit près de lui.

– Le colonel, lui dit l’officier, vientde me faire remettre ces papiers ; unelettre du maire d’Auberive d’abord,qui contient une fâcheuse nouvellepour vous.

– O mon Dieu ! s’écria Prosper,quelle nouvelle ? Qu’est-il arrivé ?

– Cette lettre à votre adresse vousl’apprendra, dit le capitaine entendant un papier à Prosper. Voici ce

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qu’il contenait.

« Mon cher Prosper,

» Je t’écris ces deux mots d’une maintremblante, pour t’apprendre lemalheur affreux qui nous est arrivé.Ton cousin, mon pauvre François,s’est tué par un accident étant à lachasse. Je suis bien malheureux, moncher Prosper ; maintenant il ne mereste plus que toi, tu es le dernierespoir de ma vieillesse. Je m’affaiblistous les jours, et bientôt, je le sens,j’irai rejoindre mon pauvre fils. Maisje mourrai content si tu es près demoi pour me fermer les yeux. M. lemaire d’Auberive écrit à ton colonelet le prie de pourvoir à ton

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remplacement.

» Aussitôt la présente reçue, reviensvite à Auberive, je t’attends.

» Ton oncle, BERTRAND. »

Deux jours après, Prosper arrivait àAuberive.

Un an s’écoula. Prosper avait vuClarisse plusieurs fois, mais nes’étaient pas dit une parole rappelantle passé.

Un jour, le fermier Richard vinttrouver le père Bertrand.

– Je viens vous faire une proposition,lui dit-il.

– Laquelle ? demanda Bertrand.

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– Nous devenons vieux, mon cherBertrand ; depuis la mort deFrançois, vous êtes souvent maladeet ma ferme va de mal en pis. Mais ily aurait un bon remède à tout cela.

– Voyons !

– Ce serait de réunir votre ferme à lamienne et de n’en faire qu’une seule.

– Et Clarisse ? demanda Bertrand.

– Nous y voilà. Il faudrait queProsper voulût la prendre pourfemme.

– Oui, vous avez raison.

Prosper rentrait en ce moment.Bertrand lui fit part de la

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proposition du fermier Richard.

– Clarisse, répondit Prosper, a tropaimé mon cousin, sa mort est encoresi récente que je ne saurais consentirà l’épouser, et je suis sûr qu’ellepense comme moi.

– Vous vous trompez, dit Richard, jelui en ai parlé, et elle m’a faitcomprendre que ce mariage ne luidéplaisait pas.

– Serait-il vrai ? s’écria Prosper.

– Je ne serais pas venu vous trouversans cela, répondit Richard.

Prosper laissa les deux fermiers etcourut trouver Clarisse.

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– Je viens de voir votre père, lui dit-il. Est-il vrai que vous consentiez àvous marier avec moi ?

– Oui, répondit-elle.

– Au moins, dites-moi que vousagissez librement.

– Pouvez-vous en douter, Prosper ?Ne vous ai-je pas toujours aimé ?

Un mois plus tard, les deux fermesétaient réunies sous la direction deProsper. Clarisse et lui étaientmariés.

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Partie 6Les Violettes

Blanches

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Chapitre 1

Il se tenait debout, immobile,sur la tête noire d’un rocher auflanc du coteau. Les mainscroisées sur la poitrine, tête nue,ses cheveux tombant sur son cou,le front haut le regard plongé

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dans l’immensité insondable, ilressemblait à une statue sur sonpiédestal.

Des paysans passaient près de lui etle regardaient d’un air moqueur. Il neles voyait point.

C’était un tout jeune homme, à lamoustache naissante ; son visage unpeu pâle, mais aux traits accentués,énergiques, indiquait au moins vingt-cinq ans, – il n’en avait que vingt-deux. Dans sa physionomie animée ily avait une grande expression denoblesse et de fierté. De son œilprofond, un peu rêveur, s’échappaitun regard rapide, incisif, brillant,ayant quelque chose d’inspiré. Il

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suffisait de le voir pour deviner enlui une de ces naturesexceptionnelles que la pensée ou letempérament entraîne vers les hautesaspirations.

On était à la fin de juin ; le soleildescendait vers le couchant et allaittoucher bientôt le sommet des hautesmontagnes. Tout à coup, ses rayonspâlirent et il disparut derrière unépais nuage d’un gris sombre. Desmasses de vapeurs noires, pourpréeset jaunâtres, glissaient rapides dansle ciel en s’épaississant à l’horizon.

L’atmosphère était lourde et lacampagne silencieuse. Aucune feuillene tremblait dans les arbres ; pas un

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souffle n’agitait les hautes herbesau-dessus desquelles s’élançaient lescigales et passaient les papillons auvol inquiet et indécis. A deux mètresdu sol, des milliers d’insectesmicroscopiques se livraient à unedanse désordonnée, fantastique.

Les bergers rassemblaient leurstroupeaux, et faucheurs et faneusesquittaient leur travail et se hâtaientde rentrer au hameau pour ne pasêtre surpris par l’orage.

Bientôt, une sorte de frémissementcourut dans les arbres, les feuillagesparurent chuchoter. Au bout d’uninstant, le vent souffla avec plus deforce ; en quelques minutes, il devint

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furieux.

Les noirs corbeaux regagnaient laforêt voisine, d’un vol pesant, enjetant dans l’air des criaillementsplaintifs. Les fauvettes et les verdierseffarouchés se tapissaient au milieudes buissons.

Des trombes de poussière sesoulevaient sur les routes et étaientemportées par le tourbillon, qui leslançait dans l’espace à une hauteurprodigieuse. Les peupliers, auxgrands panaches verts, se ployaient àdemi et se tordaient avec de sourdsgémissements. Dans la forêt, le ventmugissait, faisant craquer les vieuxchênes séculaires, et les branches se

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brisaient avec un bruit sinistre. Laplaine, couverte de blés presquemûrs, ressemblait à une mertourmentée soulevant des flotsdorés ; les épis se courbaient jusqu’àterre, puis se redressaient pours’incliner encore.

Soudain, l’éclair déchira la nuée etincendia le ciel ; la foudre éclata engrondements terribles.

La campagne était devenue déserte.Papillons, cigales et moucheronsavaient disparu, balayés par un coupde vent. Seul, le jeune homme restaitdebout sur la roche. Il contemplaitavec une sorte de ravissementl’horreur sublime du tableau que lui

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offrait la tempête.

A le voir ainsi, le front rayonnant, leregard illuminé, les lèvresfrémissantes, enveloppé d’éclairs,calme sous le fracas du tonnerre, onl’eût pris pour un démon railleur ouun dieu mythologique s’égayant auspectacle d’une convulsion de lanature.

– Oh ! que c’est beau, que c’est beau !s’écriait-il avec exaltation. Voilà undes chefs-d’œuvre de Dieu, notregrand maître à tous.

De larges gouttes de pluiecommençaient à tomber ; les éclairscontinuaient à courir dans le ciel en

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zigzag, et les explosions de la foudrese succédaient sans intervalle. Lejeune homme s’élança du rocher surla terre et descendit le coteau pourrentrer au village.

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Chapitre 2

Il marchait lentement, lesdeux mains derrière le dos et latête légèrement inclinée. De tempsà autre il souriait ; il souriait àses pensées, il souriait à sonambition, à son rêve.

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Lorsqu’il passa devant une des pluspetites, mais des plus jolies maisonsde Charville, les rideaux blancs d’unefenêtre s’écartèrent un peu, et uneravissante jeune fille de dix-sept ans,fraîche comme la rose du matin,montra sa tête gracieuse, et le suivitdes yeux aussi longtemps qu’elle pûtle voir. Quand il eut disparu, unsoupir s’échappa de sa poitrine etelle se retira tristement. Deux larmes,semblables à deux gouttes de roséese suspendirent aux franges soyeusesde ses paupières.

Absorbé dans sa rêverie, le jeunehomme ne l’avait pas remarquée.Aucune de ses pensées n’était pour

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la jeune fille. Elle le savait, la chèrepetite, et elle souffrait beaucoup dese voir ainsi oubliée et dédaignée parcelui qui avait été son ami dèsl’enfance.

Elle s’assit et prit machinalement sabroderie ; mais elle y travailladistraitement. Sa figure, tout àl’heure souriante, avait pris uneexpression presque douloureuse.

– C’est fini, se dit-elle, il ne penseplus à moi ; mademoiselleMarguerite Velleroy m’a pris sonamitié.

Le jeune homme rentra chez sonpère.

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– Enfin, te voilà, Philippe, dit lefermier ; qu’as-tu donc fait silongtemps dans les champs ?

– Je regardais le ciel chargéd’électricité, j’admirais les effets dela tempête, le spectacle grandiose duciel en feu. Ah ! mon père, commetout cela est beau !…

– Mon pauvre ami, tu as des idéesbien singulières ; Dieu sait où elles teconduiront.

– A la gloire, mon père, répondit lejeune homme, dont le regard étincela.

Le vieux fermier hocha la tête.

– Je ne sais ce que tu entends par là,

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mon garçon, dit-il ; la gloire qu’onrêve n’est souvent qu’une fumée. Tuas de l’ambition, je ne t’en fais pasun crime ; mais cela me chagrine,parce que je sens qu’elle te perdra,ton ambition. Prends garde, mon fils,prends garde ! Mon père a cultivé laterre toute sa vie ; moi, j’ai suivi sonexemple et je m’en trouve bien : jesuis heureux autant qu’on peutl’être. Philippe, prends aussi exemplesur ton frère aîné ; pourquoi ne fais-tu pas comme lui ?

– Mon frère aime te travail deschamps, père, et ma vocation m’enéloigne.

– Oui et au lieu de travailler avec lui

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pour soulager ton vieux père, tut’amuses à faire des arbres, deschevaux, des vaches, des moutonsavec un crayon. Il n’est pas jusqu’ànotre maire que tu n’aies dessinéavec son gros ventre et son feutre surl’oreille. Sais-tu ce qu’on dit de toidans le pays ?

– Non, mon père, mais je m’en douteun peu.

– Les mauvaises langues n’ymanquent point ; nous n’avonsjamais fait de mal à personne,cependant nous avons des ennemis,les envieux et les malintentionnés.Eh bien, les uns disent que tu es unfainéant, que tu te crois trop grand

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seigneur pour travailler à la terre ;les autres affirment que tu deviensfou. Tous ces bavardages ne me fontpas plaisir, Philippe ; c’est à toi deles faire taire en te mettantsérieusement et courageusement autravail.

– Mon père, j’ai déjà essayé bien desfois, je n’ai pas réussi…

– Tu ne peux cependant pas rester àrien faire, mon garçon.

– C’est vrai, mon père.

– Vois-tu, Philippe, cet homme, quis’est arrêté chez nous l’annéedernière, t’a perdu. Cet homme estton mauvais génie.

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– Vous vous trompez, mon père,l’année dernière, j’avais déjà lesmêmes idées. Corot, le grand peintrede la nature, a vu mes essais, il m’aencouragé et m’a engagé à continuermes études… Ne vous a-t-il pas dit àvous-même, mon père, que j’avais làun trésor, ajouta le jeune homme ense touchant le front.

– Des bêtises, des bêtises ! je ne croispas à ces trésors-là.

– Pourquoi, mon père ?

– Parce que tes idées me font l’effetdes coquelicots et des bluets dansmes blés, répondit le vieillard ensecouant la tête ; c’est joli, ça brille

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et tire l’œil mais ça ne rapporte rien.

– Je suis plein de confiance dansl’avenir, mon père ; avec de lavolonté et du courage j’arriverai.

Le père se mit à siffler entre sesdents l’air : Va-t’en voir s’ilsviennent, Jean.

Philippe continua :

– Depuis longtemps je veux vousfaire une demande, mon père ; j’aihésité beaucoup, mais puisqu’il fautque cela soit, je me décide à vousl’adresser aujourd’hui.

Le fermier regarda son fils avecsurprise et anxiété.

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– Voyons, parle, lui dit-il.

– Mon père, je désire aller à Paris.

– A Paris ! s’écria le vieillard.

– Oui, mon père. Je vous en prie,laissez-moi partir.

– A Paris, toi, seul ! Es-tu réellementfou, Philippe ?

– Je ne le crois pas.

– Mais, malheureux, que ferais-tudans cette ville immense qui est toutun monde ?

– Je trouverai des maîtres, jetravaillerai.

– Folie ! tu ne connais personne à

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Paris.

– Vous oubliez le peintre illustredont nous parlions il y a un instant.

– M. Corot ? Oh ! il y a longtempsqu’il ne se souvient plus de toi.

– Vous vous trompez, mon père,répondit le jeune homme en souriant.

Il tira de sa poche une lettre et la mitdans la main du vieillard.

C’était une réponse du grandpaysagiste à une lettre du jeunepaysan.

« Puisque vous ne vous effrayez pasdevant les difficultés à vaincre »écrivait Corot, « puisque la peinture,

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art trop souvent ingrat, estdécidément votre vocation, venez àParis ; vous trouverez en moi unmaître et un ami. »

– Et tu crois que je vais te laisserpartir ? s’écria le vieillard aprèsavoir lu ; est-ce que je pourrais vivrete sachant perdu dans ce Paris donton dit tant de mal, ce gouffre béanttoujours prêt à recevoir de nouvellesvictimes ? Non, non, tu ne quitteraspas ton vieux bonhomme de père. Tues au moins sûr qu’il t’aime, celui-là.

– Oh ! oui, mon père, je sais que vousm’aimez ; mais c’est au nom de cetteaffection que je vous supplie de nepas me retenir à Charville. Je le sens,

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ici je ne ferai jamais rien. Il s’agit demon avenir, de mon bonheur, monpère. Ne me refusez pas ce que jevous demande.

Le vieillard appuya sa tête dans sesmains et resta un instant livré à sespensées.

– Eh bien ! mon père ? interrogea lejeune homme.

– Combien faudra-t-il que tu restesde temps à Paris ? demanda lefermier en relevant la tête.

– Cinq ou six ans, mon père.

– Et quand veux-tu me quitter ?

– Aussitôt que vous me permettrez,

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mon père, répondit le jeune homme.

Son visage était rayonnant.

– Nous en parlerons demain, reprit lefermier. Avec quoi vivras-tu à Paris ?

– Les six cents francs de rente qui meviennent de ma mère me suffiront, jepense.

– Tu penses, reprit le père ensouriant. A tes six cents francs j’enajouterai six cents autres, et tuverras si tu en as beaucoup de reste.Mais c’est tout ce que je pourrai fairepour toi.

Philippe se jeta au cou de son père etl’embrassa avec effusion.

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Chapitre 3

Trois jours se sontécoulés. Philippe Varinotest prêt à partir pourParis. C’est bien décidé,le lendemain il doit direadieu à son vieux père.

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Celui-ci n’a pu résister ; la confiancede son fils l’a ému et il s’est laisséconvaincre. Il lui semble aussi quel’avenir est plein de promesses.

Fort de son courage, le jeune hommene redoute rien, pas même l’inconnu,cette chose terrible qui arrêtesouvent les plus hardis. Pour lemoment, il n’a que ses illusions, elleslui suffisent. Les illusions sont,comme l’espoir, une partie dubonheur, elles aident à vivre. Que degens elles ont soutenus au milieu desluttes de la vie ! Que de gens elles ontsauvés du désespoir !

La pensée de Philippe Varinots’élançait vers un monde nouveau, il

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voulait suivre sa pensée. Allait-ilcourir à la conquête d’une chimère !Non. Il voyait les obstacles se briserdevant lui et ses efforts couronnéspar le succès. Il avait rêvé de se faireun nom dans les arts ; à force detravail, il voulait se frayer un cheminà travers les épines et les ronces quidéfendent l’entrée du temple de lagloire.

Alors, ce nom, cette gloire acquise encombattant, et la fortune qui vientaprès, il voulait mettre tout cela auxpieds de mademoiselle MargueriteVelleroy.

Marguerite était le mobile de sonambition. Entre elle et lui, il y avait

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inégalité de fortune et d’éducationMarguerite était une demoiselleélégante, pleine de distinction etd’un grand air ; lui, un pauvrepaysan, à peine dégrossi par lesleçons du maître d’école. Il s’agissaitde rapprocher les distances qui lesséparaient, La tâche était ardue,mais non impossible. Philippe l’avaitpensé. Avec sa nature ardente, savolonté puissante, il sentait assez deforce en lui pour ne pas s’arrêter enchemin.

– Oui, se disait-il, je veux me rendredigne d’elle, il faut que je m’élèveassez haut pour la mériter.

Marguerite était fille unique.

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M. Velleroy, un ancien avoué deParis, retiré des affaires, possédaitune belle fortune. Depuis deux ans, ilétait devenu le propriétaire duchâteau de Charville, qu’il habitaitune partie de l’année.

Philippe Varinot avait souventrencontré la jolie Marguerite ; lacuriosité le fit même admettre auchâteau : on avait voulu voir sesdessins. Il s’empressa de saisirl’occasion qui lui était offerte decauser avec mademoiselle Velleroy.Depuis un an il l’aimait. Et il n’avaitpoint songé, quand il en était tempsencore, à se mettre en garde contre cesentiment qui devait lui faire

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éprouver une grande déception.

Tout le monde au village savait quePhilippe Varinot allait tenter de fairefortune à Paris. Les uns blâmaient lepère, les autres se moquaient du fils ;mais il y avait unanimité pour direque M. Philippe, n’ayant jamais rienfait de bon dans le pays, ne réussiraitpas à faire mieux à Paris.

Heureusement, les bonnes gens deCharville ne connaissaient pas toutesles ambitions du jeune homme ;certes, s’ils eussent soupçonné qu’ilavait la pensée de demander un jouren mariage mademoiselle MargueriteVelleroy, la méchanceté aurait eubeau jeu. Les rieurs n’eussent pas eu

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assez de sarcasmes pour le punird’une aussi ridicule prétention.

Mais ce que les habitants deCharville ignoraient, Margueritel’avait deviné. Philippe ne fut pasassez maître de lui pour cacher à lajeune fille le trouble et l’admirationqu’elle faisait naître en lui. Sonémotion, ses regards, sa voixtremblante lorsqu’il lui adressait laparole, l’avaient trahi.

A la suite de cette découverte,mademoiselle Velleroy rit, tellementla chose lui parut surprenante ; maiselle était coquette, elle aimait un peutrop qu’on rendit hommage à sabeauté ; elle ne se montra point

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indignée, elle fut même indulgente.Sans le vouloir, sans doute, par sonindulgence même, elle encouragea lejeune paysan à poursuivre son rêve.

Dans la journée, Philippe Varinots’habilla et se rendit au château. Ilvoulait saluer M. Velleroy avant sondépart et voir une dernière foismademoiselle Marguerite. Mais cen’était pas seulement une visite depolitesse qu’il allait faire. Il avaitrassemblé toutes ses forces pourfaire à Marguerite un aveu qui,jusqu’alors, était toujours resté surses lèvres. Il désirait, il espéraitobtenir un mot d’espoir, unepromesse.

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M. Velleroy était sorti, mademoiselleMarguerite faisait un tour depromenade dans le parc.

Philippe hésita un instant, sedemandant s’il devait attendre leurretour au château. Mais il était tropimpatient pour cela. Il descenditdans le parc, afin d’aller à larencontre de la jeune fille. Il prit unelarge allée ombragée de charmes auxbranches entrelacées et taillées enberceau.

L’air était imprégné des parfums deschèvrefeuilles, des acacias, dessureaux et des jasmins, auxquels semêlaient les odeurs pénétrantes de lafenaison.

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Les grives et les merles couraient àtravers les taillis, et les oiseauxchanteurs, cachés dans les feuillages,envoyaient à Dieu, comme une actionde grâce, les trilles harmonieux deleurs plus joyeuses chansons.

Au bout d’un instant, le jeune paysanaperçut Marguerite marchant dansune allée qui se croisait avec celledans laquelle il se trouvait. La jeunefille n’était pas seule. Elle donnait lebras à un grand jeune homme trèsélégant, que Philippe ne connaissaitpoint Il éprouva une vive contrariété,et par un sentiment irréfléchi detimidité ou de crainte, il s’élançahors de l’allée et se cacha derrière un

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bouquet d’arbustes.

Marguerite et son compagnonvinrent s’asseoir sur un banc àquelques pas de lui. Ils paraissaientde fort joyeuse humeur, car ilsriaient tous les deux.

– Ce que vous venez de me dire, machère cousine, dit le jeune hommeélégant, est tout à fait une pastoraleà la manière de M. de Florian.

– Moins Estelle, cependant, réponditMarguerite.

– Certainement ; nous ne sommesplus au bon vieux temps on lesprincesses épousaient les bergers. Etquel âge a-t-il, ce jeune pastoureau ?

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– Vingt-deux ans, je crois.

– L’âge d’un héros d’idylle, avec degrosses joues bouffies, bien rouges,et d’énormes mains dures, rougesaussi, reprit le jeune homme en riant.

– Vous vous trompez, mon chercousin, il ne ressemble nullement àvotre portrait : il a le visage pâle, ilporte ses cheveux longs tombant surle cou, à la mode bretonne, et letravail de la terre n’a jamais durcises mains ; je puis même ajouterqu’il ne manque pas d’une certainedistinction.

– Mais alors, ce n’est pas unpaysan ?

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– Ce n’est pas non plus un princedéguisé ; nous ne sommes plus aubon vieux temps dont vous parlieztout à l’heure.

– Expliquez-moi cette énigme.

– Mon pastoureau, comme vousl’appelez, se croit un être privilégié ;le métier de son père lui répugne ; ila du goût pour le dessin, il crayonnemême assez bien ce qu’il a sous lesyeux, et il s’imagine qu’il est artiste.J’ai appris ce matin qu’il se disposaità partir pour Paris, où il pensedevenir un peintre célèbre.

– Je comprends, c’est un fou !

– C’est ce qu’on dit à Charville.

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– Et vous, ma cousine, est-ce votreopinion ?

– Je ne puis pas en avoir une autre.

– Qui dit artiste, dit aussi poète,reprit le jeune homme ; ne vous a-t-ilpas adressé quelque madrigal ?

– Y pensez-vous, mon cousin ?s’écria Marguerite avec un geste dedignité froissée ; croyez-vous que jelui aurais permis de prendre vis-à-visde moi une liberté aussiinconvenante ? Certes, je l’eusse bienvite renvoyé à ses moutons.

– C’est égal, l’aventure est fort drôleet mérite d’être racontée.

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– A vos amis, n’est-ce pas ? pour merendre ridicule.

– Oh ! rassurez-vous, je ne dirai rien.

– Ce serait peu généreux, et je nevous le pardonnerais pas.

– Et comment se nomme-t-il, cenouveau Némorin ?

– Philippe Varinot.

– Philippe Varinot, répéta le cousin,je voudrais bien voir ce garçon-là.

Il avait à peine achevé ces paroleslorsque Philippe, bondissant aumilieu de l’allée, se dressa devant lui,blême de colère, le regard pleind’éclairs.

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Le jeune paysan avait tout entendu.

Marguerite laissa échapper un crid’effroi et cacha sa tête dans sesmains.

– Vous désirez voir Philippe Varinot,dit celui-ci d’une voix éclatante ; ilest devant vous, regardez-le.

Le cousin, aussi effrayé que la jeunefille, ne trouva pas un mot pourrépondre.

– Mademoiselle, reprit Philippe en setournant vers mademoiselle Velleroy,c’est bien involontairement que j’aisurpris vos paroles ; mais je remerciele hasard qui m’a fait connaître votrepensée. Vous avez raison,

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mademoiselle, je suis un insensé, unpauvre fou… Peut-être n’auriez-vouspas dû le dire si haut ; c’eût étégénéreux et plus digne de vous. Je nevous fais pas de reproche ; je dois, aucontraire, vous remercier de m’avoirouvert les yeux. La leçon est un peudure ; mais j’espère pouvoir enprofiter. Permettez-moi pourtant devous dire, mademoiselle, continua-t-il, en vous renouvelant l’assurancede mon profond respect, que je necroyais pas vous avoir autorisée, parma conduite, à me couvrir deridicule. Votre dignité, il me semble,n’est pas assez soucieuse de celle desautres. En quittant Charville demain,

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j’aurai une illusion de moins, mais cen’est point la perte de mesespérances. Maintenant,mademoiselle, je vous dis adieu,adieu !

Il s’éloigna rapidement et sortit duparc. Une douleur inconnue luibrisait le cœur.

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Chapitre 4

Tout en marchant, il sedisait :

– MademoiselleMarguerite Velleroy m’afait sentir biencruellement le peu que je

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suis. C’est pour elle que je voulaisdevenir quelque chose, et elle meméprise… Comme tout le monde, elleme traite de fou ! Quand nul ne croità mon avenir, quand j’ai l’âme triste,le cœur brisé, d’où vient donc que jene me sens point découragé, que mavolonté reste la même ? Ah ! c’estqu’il y a en moi autre chose que lesrêves d’un ambitieux vulgaire. Pourtous les grands artistes, l’art est unculte ; il sera le mien. Ne pensonsplus à mademoiselle Velleroy.D’autres espérances me montrentl’avenir et ses horizons ensoleillés !

Comme il passait devant la petitemaison dont nous avons déjà parlé,

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une voix jeune, fraîche et argentinelui cria :

– Bonsoir, Philippe.

Il s’arrêta brusquement.

– Bonsoir, Adeline, dit-il ; bonsoir,monsieur Thériot.

La jeune fille et son père étaientassis devant la maison, à l’ombre,sur un banc de pierre. M. Thériots’étant levé, Philippe s’avança verslui. On lui fit une place sur le banc etil s’assit à côté d’Adeline.

Le front de la jeune fille se couvritd’une rougeur subite. Elle étaitvivement émue.

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– Nous avons entendu dire que vousalliez quitter Charville, interrogeaM. Thériot ; est-ce tout à faitdécidé ?

– Oui, monsieur.

La jeune fille retint un soupir ; maisun nuage de tristesse se répandit surson joli visage.

– Quand partez-vous ?

– Demain, monsieur Thériot.

– Sitôt que cela ! s’écria Adeline.

– Ma foi, mon cher Philippe, repritM. Thériot, vous faites bien ;beaucoup d’autres voudraient vousimiter, mais ils ont peur. Morbleu on

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doit être hardi, aujourd’hui ; il fautcela pour réussir.

– Ainsi, vous ne me blâmez pas,monsieur Thériot ?

– Mon cher, au lieu de vous blâmer,je vous approuve. Moi, voyez-vous, jene suis pas de ceux qui croient qu’onest forcé de faire le métier de sonpère. Chacun a ses instincts, je veuxdire sa vocation ; est-ce que nousaurions sans cela des avocats, desprêtres, des littérateurs, desmaréchaux de France et despeintres ? Peintre, c’est ce que vousserez un jour, j’en suis certain.

– Je vous remercie de la bonne

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opinion que vous avez de moi,monsieur Thériot.

– Mon cher Philippe, vous avezquelque chose là, sous le front ; il y alongtemps que je l’ai dit et répétéaux imbéciles qui vous raillent etvous dénigrent. Laissez dire etmarchez crânement. Parce qu’on estné dans un village, on n’est pascondamné à ne le quitter jamais.Ceux qui s’en vont ont leur idée ;attendez et vous verrez. Ah çà, est-ceque les villes seules ont le privilègede fournir au pays de grandscitoyens ? Il y a des gens capables etintelligents partout, comme partoutil y a des ignorants et des sots. Ils me

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font rire, vraiment, ceux quiprétendent que si la jeunessecontinue à émigrer vers les villes, iln’y aura plus assez de bras pour lacharrue et la faux. Morbleu ! bravesgens, faites que vos fils perdentmoins de temps au cabaret ettravaillent davantage ! Quand, à cinqou six, ils ont acheté tout un village,je les entends dire : « Nous n’avonsplus de manœuvres pour cultiver nosterres. » Pourquoi avez-vous tantacheté ? Le manœuvre veut devenirpropriétaire aussi. Du moment qu’iln’a plus cet espoir chez vous, il s’enva ailleurs ! Enfin, mon cherPhilippe, vous avez votre idée et

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vous partez. Ici, vous n’auriez jamaisété un cultivateur, là-bas, vousdeviendrez un homme de talent. Pourparvenir, vous le savez aussi bienque moi, il faut partout deux chosesprincipales : l’honnêteté et le travail.

La jeune fille leva sur Philippe sesgrands yeux bleus, dans lesquelsroulaient deux larmes.

– Quand vous serez à Paris, dit-elle,vous oublierez bien vite vos amis deCharville.

– Oh Adeline, vous ne le pensez pas !protesta le jeune homme.

– Vous seriez excusable, vous verreztant de monde.

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– Il y a des souvenirs qui nes’effacent jamais, répondit-il ; parexemple celui des affections de lapremière jeunesse.

– Alors, vous penserez quelquefois àmon père et à moi ?

– Souvent, ma chère Adeline,toujours, répondit-il vivement.

Il lui prit la main. Elle baissa lesyeux.

– Quant à ça, je connais Philippe, ditM. Thériot ; je sais bien qu’il sesouviendra toujours de ses amis.Adeline prétendait que vous neviendriez pas nous dire adieu. Vingtfois dans la journée elle m’a répété :

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« Père, Philippe ne viendra pas. »Moi, je lui répondais : – Ne tetourmente pas, notre ami Philippe nemanquera pas, avant de partir, devenir serrer la main du papa Thériotet embrasser sa petite amie Adeline.C’est que nous vous aimonsbeaucoup, mon cher Philippe, ditM. Thériot avec émotion ; ma fillen’a pas oublié qu’autrefois, quandelle était toute petite et allait àl’école, vous la mettiez sur votre dos,les jours de mauvais temps, pourqu’elle ne mouille pas ses petitspieds dans la boue et les ruisseaux.En ce temps-là, j’étais souvent envoyage, et ma chère mignonne avait

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perdu sa pauvre mère. En merappelant cela tantôt, elle n’a puretenir ses larmes… Le souvenir desa mère !

– Je venais aussi de perdre la mienne,monsieur Thériot ; j’avais déjà onzeans, et ma douleur me faisait mieuxcomprendre celle des autres.

– Nous ne nous reverronsprobablement pas demain, repritM. Thériot en prenant la main dujeune homme. Allons, mon cherPhilippe, au revoir et bonne chance.

– Me permettez-vous d’embrasserAdeline, monsieur Thériot ?

– Certainement, sur les deux joues.

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Adeline, un peu confuse, maisheureuse, tendit ses deux joues aujeune homme.

Ensuite, elle entra dans la maison etrevint bientôt, tenant à la main unpetit bouquet de violettes blanches.

– Philippe, dit-elle, voulez-vousaccepter ces fleurs que j’ai cueilliestout à l’heure dans notre jardin ?

– De tout mon cœur, Adeline.

– Vous, les emporterez à Paris, cesera un souvenir de nous.Malheureusement, elles seront viteflétries.

– N’importe, je les conserverai

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toujours.

M. Thériot tendit de nouveau sa mainau jeune homme, et ils se séparèrent.

Le lendemain, au petit jour, PhilippeVarinot s’éloignait de Charville pouraller attendre, à deux lieues de là, lepassage de la diligence de Paris.

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Chapitre 5

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Corot, l’illustre paysagiste,l’auteur de tant de chefs-d’œuvre,qui se distinguent par une grâceinimitable, un sentiment exquis et lecharme d’une illusion ravissante,Corot, dont la perte récente est etrestera un grand deuil pour les arts,accueillit avec beaucoup debienveillance et de sympathiePhilippe Varinot, son nouvel élève.

Celui-ci loua une petite chambre

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meublée, tout près de l’atelier dumaître, et se mit immédiatement etcourageusement au travail.

Ses progrès furent si rapides queCorot s’en étonna lui-même. Ilsaisissait avec une intelligencesurprenante les plus grandesdifficultés de l’art.

Au bout de quelques mois, ilconnaissait toutes les lois de laperspective et savait rendre déjà lesplus merveilleux effets de la lumièreet des ombres. Il avait aussi laconception extrêmement facile. Sansmodèle, en s’inspirant de sessouvenirs, il créait des paysagesfantaisistes d’une vérité admirable.

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– On dirait que ce garçon-là a toutvu, tout étudié et qu’il a sous lesyeux la nature tout entière, disaitquelquefois le maître à ses amis.C’eût été vraiment dommage de lelaisser dans son village. C’est unlaboureur de moins ; mais il sera unjour un grand artiste de plus.

Philippe Varinot était l’élève favoride Corot. Il devint son compagnon etson ami.

Tous les trois mois son père luienvoyait régulièrement le trimestrede sa pension. En vivant avecéconomie et en s’imposant desprivations de plaisir, dans sontravail, ses douze cents francs lui

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suffirent la première année. Mais ilne pouvait pas rester toujours entrequatre murs, un crayon ou despinceaux à la main. Sollicité parCorot lui-même, il vit un peu lemonde, il eut quelques camarades,qu’il choisit, d’ailleurs, avec soin, etfit souvent dans les environs deParis, si riches en sites agréables etpittoresques, de longues etfructueuses excursions.

Alors, son modeste budget ne futplus suffisant. Il ne pouvaitdemander à son père de s’imposer deplus lourds sacrifices ; il dut se créerde nouvelles ressources par sontravail. Il fit ce que font la plupart

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des jeunes artistes pauvres etinconnus ; il vendit ses premierstableaux à bas prix à un de cesmarchands brocanteurs qui, s’ilsexploitent le talent de l’artiste, sontpour lui bien souvent aussi commeune seconde providence.

La vie de l’artiste a ses épreuves etses cruelles déceptions ; PhilippeVarinot ne l’ignorait pas, et il setenait prêt à tout supporter ; savolonté et son courage nefaiblissaient point. Sa confiance etses travaux assidus méritaient unerécompense. Il l’obtint. Sur troistableaux qu’il avait présentés, deuxfurent admis à l’exposition annuelle

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des beaux arts. Il n’avait pas encoredeux années d’études ; mais parmiles maîtres du genre, le sien était lepremier. Sa joie fut immense.Toutefois, il ne se laissa pointéblouir par ce premier triomphe.

– C’est le premier pas, lui dit Corot ;n’oubliez point que succès oblige.

Il recevait souvent des lettres de sonpère auxquelles il s’empressait derépondre. Le fermier lui disait :« Viens donc nous voir. » A cela ilrépondait toujours : « Plus tard,quand je serai arrivé à quelquechose. » C’était son idée, son seulorgueil ; il ne voulait reparaître àCharville que le jour où il aurait

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conquis ce qu’il était venu chercher àParis : un nom dans les arts.

Pourtant, sa pensée s’envolaitsouvent vers Charville. De la ferme,où il revoyait son vieux père et sonfrère, elle courait au château deM. Velleroy. Philippe n’avait pasoublié Marguerite.

Deux années s’écoulèrent encore.

Philippe Varinot avait eu troistableaux à la dernière exposition,lesquels lui avaient fait décerner, àl’unanimité du jury, une médaille depremière classe.

Maintenant, il travaillait avec ardeurpour la prochaine exposition, où il

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espérait encore faire admettre troistableaux.

Ses toiles précédemment admises, ausalon avaient été vendues à un prixconvenable ; mais les besoins dujeune artiste n’étaient plus lesmêmes ; il n’avait pu conserver sesgoûts modestes. Malgré lui, etforcément, il avait subi lesentraînements du monde. La vieparisienne a de nombreusesexigences ; il s’y était soumis.

Il avait loué et fait meubler unappartement rue Fontaine-Saint-Georges. La pièce principale et lamieux éclairée était devenue sonatelier. Tout l’argent qu’il avait

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gagné s’était converti en un beaumobilier et avait été employé àd’autres dépenses. Philippe Varinotétait toujours pauvre. Maisl’exposition approchait et il comptaitsur de nouvelles œuvres, – il en avaitle droit maintenant, – pour rétablirses finances.

Malheureusement, deux mois avantl’exposition il tombadangereusement malade. Et sestableaux n’étaient pas achevés.

Au bout de quelques jours, ce qui luirestait d’argent se trouva épuisé. Aqui s’adresser ? Corot était absent deParis, son père lui avait avancé deuxtrimestres de sa petite pension.

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Ses besoins étaient pressants, lasituation douloureuse. Le pauvremalade prit une résolutionénergique, désespérée.

– Il y a trois tableaux dans monatelier, dit-il à sa femme de ménage,prenez le plus grand, qui est presqueterminé, et portez-le chez M. X…,marchand de tableaux, rue Laffitte ;vous accepterez la somme qu’il vousen donnera. Vous lui direz que s’il nel’a pas déjà vendu lorsque je serairétabli, je le terminerai.

La femme de ménage alla prendre letableau. Philippe poussa un profondsoupir en voyant partir cette toile quicontenait tant d’espérances.

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Quand la femme de ménage entrachez le marchand de tableaux, celui-ci causait avec deux femmes, dontl’une, toute jeune, pouvait être lafille ou la nièce de l’autre.

– Oh ! Oh ! fit le marchand enregardant le tableau avec unesurprise mêlée d’admiration. Cettetoile n’est pas signée, continua-t-il ;mais je n’ai pas de peine à deviner lenom de l’auteur.

Et il jeta un regard sur les deuxfemmes.

– Voilà certainement une belleœuvre, reprit-il ; malheureusement,elle n’est pas achevée.

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– C’est vrai, monsieur ; maisM. Varinot m’a chargée de vous direqu’il s’engageait à terminer letableau aussitôt qu’il serait rétabli,car depuis quinze jours, il est trèsmal.

Au nom de Varinot, la plus jeune desdeux femmes tressaillit.

– Quoi ! s’écria le marchand,M. Philippe Varinot est malade ?

– Oui, monsieur. En ce moment, il abesoin d’argent… c’est pour cela…

– Ce tableau était sans doute destinéà l’exposition ?

– Oui, monsieur.

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– Et il est forcé de le vendre.Combien en veut-il ?

– J’ai l’ordre d’accepter ce que vousme donnerez. Le marchand parutréfléchir.

La jeune fille, qui jusque-là étaitrestée immobile, écoutant laconversation avec un vif intérêt,s’approcha du marchand et lui dit àvoix basse :

– Donnez mille francs à cette damepour le tableau ; si vous le voulezbien, monsieur, c’est moi quil’achète.

Le marchand sourit. Il prit un billetde mille francs dans le tiroir de son

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bureau et le remit à la femme deménage, qui se retiraimmédiatement.

– Vous veniez me demander desrenseignements sur M. PhilippeVarinot, dit le marchand aux deuxfemmes ; le hasard vous aadmirablement servies.

– Nous désirions savoir seulements’il était à Paris, répondit vivementla jeune fille. Nous nous sommesadressées à vous pour avoir de sesnouvelles parce qu’on nous a apprisque vous le voyiez quelquefois et quevous aviez souvent vendu de sestableaux.

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– Depuis plus de six mois je n’avaispas eu l’occasion de le rencontrer etj’ignorais qu’il fût malade.

– Voulez-vous avoir l’obligeance denous donner son adresse ?

– Il demeure actuellement rueFontaine-Saint-Georges, n° 22.

– Il nous reste maintenant, monsieur,à parler de notre acquisition.

– C’est juste, car si ce n’eût été pourvous être agréable, je n’aurais pasgardé le tableau.

– Oh monsieur, vous ne seriez pasvenu en aide à M. Varinot ?

– Je ne dis pas cela. Je lui aurais

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prêté la somme dont il pouvait avoirbesoin en lui renvoyant son tableau.

– Parce qu’il est inachevé ?

– Non ; mais parce que c’est uneœuvre remarquable sur laquelle ilcomptait. Ce tableau était destiné,peut-être, à établir d’une façondécisive la réputation de ce jeune etvaillant artiste. Mais il est à vous,mademoiselle, et je vous assure quevous ne l’avez pas acheté trop cher.

– Je ne sais pas encore le prix, dit lajeune fille d’une voix émue.

– C’est vous-même qui l’avez fixé.

– Soit ; mais il y a votre commission.

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– J’ai voulu vous faire plaisir,mademoiselle, ce n’est point uneaffaire que j’ai faite. Où faudra-t-ilvous envoyer le tableau ?

– Voici mon nom et mon adresse,répondit la dame âgée en remettantune carte au marchand : MadameBertrand, 10, rue de Turenne.

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Chapitre 6

Après être resté unmois étendu sur son lit,Philippe Varinot avait puse lever. Il reprenait peuà peu ses forces. Enfin,au milieu de la sixième

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semaine, le médecin déclara qu’ilpouvait sans danger se remettre autravail, à condition, toutefois, de nepas trop se fatiguer.

– Monsieur Philippe, j’espère quevous êtes content, lui dit sa femmede ménage après le départ dudocteur ; vous allez pouvoirreprendre, dès aujourd’hui, votrepalette et vos chers pinceaux.

Le jeune artiste jeta sur la porte deson atelier un regard plein detristesse.

– A quoi bon ? fit-il.

– Seriez-vous découragé ?

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– Absolument.

– Mais vous avez encore quinze joursdevant vous, monsieur Philippe ;avec votre habileté…

– Non, je ne donnerai rien au saloncette année.

– Et vos tableaux presque terminés ?

– Ils resteront où ils sont, répondit-il.

Et un sourire amer crispa ses lèvres.

– Ceux-là ne sont rien, se disait-il ;seul, celui que j’ai été forcé devendre était tout.

Il poussa un soupir de regret, et sonfront s’assombrit encore.

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– La personne qui venait tous lesjours prendre de mes nouvelles chezla concierge n’est pas revenue ?demanda-t-il au bout d’un instant.

– Depuis que vous êtes hors dedanger elle n’a plus reparu.

– C’est étrange, murmura-t-il. Il seleva et se mit à marcher dans sachambre, en se tenant à distance dela porte de l’atelier, comme s’il eûtcraint d’avoir la tentation del’ouvrir.

La femme de ménage, qui l’observaitd’un œil impatient, lui dit tout àcoup :

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– Monsieur Philippe, entrez doncdans votre atelier, vous verrez si j’enai eu soin pendant votre maladie.Tout y est propre, bien rangé ; sivous êtes content, un petitcompliment de votre part me feraitbien plaisir.

– S’il ne faut que cela pour votrebonheur, je le veux bien.

– Eh bien, monsieur Philippe, entrez,dit-elle en ouvrant la porte.

Le jeune homme s’avança sur leseuil. Aussitôt il jeta un cri desurprise et de joie. Devant lui, surson chevalet, il voyait la toile qu’ilavait cru pour toujours sortie de ses

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mains.

Il se tourna vivement vers la femmede ménage. Elle souriait.

– Comment se fait-il ?… balbutia-t-il.

– C’est simple, tout à fait simple,monsieur Philippe. J’avais vendu letableau par votre ordre et, il y a cinqjours, il a été rapporté chez laconcierge. Je l’ai pris et remis là, à saplace, pendant votre sommeil.

– Est-ce M. X… qui me l’a renvoyé ?

– Quant à ça, monsieur Philippe, jel’ignore. La personne qui l’arapporté est la même qui venait tousles jours savoir de vos nouvelles.

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– Une vieille dame, m’avez-vous dit ?

– Oui, et qui venait toujours envoiture.

L’artiste entra dans l’atelier, s’assitsur un escabeau et resta un quartd’heure absorbé dans ses pensées. Ilcherchait à deviner le mystère.

Soudain, il se leva, le frontrayonnant, une flamme dans leregard. Il prit sa palette sur laquelleil fit tomber des couleurs, saisit sespinceaux et se plaça devant lechevalet.

Derrière lui, la porte de l’atelier sereferma doucement.

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Philippe Varinot travaillait.

Le lendemain, se sentant assez fortpour sortir, il alla faire une visite aumarchand de tableaux de la rueLaffitte. Il l’accabla de questions ausujet du tableau mystérieusementrenvoyé chez lui.

– Je suis de votre avis, réponditM. X…, c’est très singulier ; mais jene comprends pas plus que vous. Lejour même où je vous ai acheté letableau, j’ai trouvé un amateur et jem’en suis dessaisi avec un petitbénéfice.

– Vous savez le nom de cet amateur ?

– Ma foi non ; il a payé, emporté la

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toile, et je n’en ai plus entenduparler.

– Monsieur X… vous ne me dites pasla vérité. Pourquoi ne pointm’avouer tout de suite qu’on vous afait promettre de rester muet à mesquestions.

– Admettons que cela soit, monsieurVarinot, vous ne serez pas plusavancé dans vos recherches.

– Peut-être. Permettez-moi encoreune question : l’amateur qui vous aacheté mon tableau est-il un hommeou une femme ?

– Une femme, répondit le marchanden souriant.

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– Jeune ?

– Je ne me souviens plus ; d’ailleurselles étaient deux.

Le jeune homme sortit de laboutique. Après avoir fait unevingtaine de pas, il s’arrêta tout àcoup au milieu du trottoir et sefrappa le front. Un rayon de lumièrevenait de traverser sa pensée.

– Marguerite ! s’écria-t-il ; c’estMarguerite !

Il rentra chez lui en proie à une viveagitation. Mais il se calmasubitement en se retrouvant enprésence de ses trois tableauxinachevés.

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– Allons, se dit-il, il me restequatorze jours, c’est le tempssuffisant ; tant que j’aurai un coupde pinceau à donner, je ne mettraipas les pieds dans la rue. Le succèsme paraît certain, je ne veux pas qu’ilm’échappe.

Les tableaux furent terminés deuxjours avant le dernier délai accordéaux artistes pour là présentation deleurs ouvrages, et admis tous lestrois à l’exposition des Beaux-Arts.

Le succès de Philippe Varinot futcomplet. Les journaux firent de luiles plus grands éloges. Les critiquesles plus difficiles le louèrent sansréserve.

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Il fut déclaré que son principaltableau, « la Rosée d’avril », était unchef-d’œuvre. Le public s’empressade ratifier le jugement porté parl’unanimité de la presse ; il acclamaPhilippe Varinot comme untriomphateur.

Plusieurs personnes se présentèrentpour acheter les tableaux exposés.Un Anglais offrit d’abord dix millefrancs de la Rosée. Le jeune artisterépondit que ce tableau n’était pas àvendre. Le lendemain, un boyardrusse mettait quatre mille roublesd’or (plus de vingt mille francs)devant Philippe pour posséder letableau.

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– Cette toile ne m’appartient pas,répondit le jeune homme ; je l’avaisvendue avant qu’elle fût admise ausalon.

Afin d’éviter de nouvellessollicitations de la part desamateurs, Philippe fit attacher aucadre du tableau un morceau decarton sur lequel était écrit engrosses lettres le mot : VENDU.

Un matin, on lut dans le Moniteuruniversel le nom de Philippe Varinot,qu’un décret venait de nommerchevalier de la Légion d’honneur.

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Chapitre 7

Le jour même où Corotdonna l’accolade à soncher élève, en luiattachant lui-même leruban rouge à laboutonnière, le nouveau

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décoré reçut un billet ainsi conçu :

« Monsieur Velleroy prie monsieurPhilippe Varinot de lui fairel’honneur de venir dîner chez lui, 4,rue Trévise, mardi prochain, à sixheures. »

Cette invitation lui causa unecertaine émotion, Mais ne le surpritpoint. Depuis un mois il l’attendait.Le mardi, à l’heure indiquée, il fitson entrée dans le salon deM. Velleroy, dont mademoiselleMarguerite faisait les honneurs avecune grâce charmante.

L’ancien avoué accourut vers lui et leserra dans ses bras avec de grandes,

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démonstrations de joie. Ensuite il leprit par la main et, l’amenant aumilieu du salon :

– Mesdames et messieurs ; dit-il ens’adressant à la société, j’ail’honneur de vous présenterM. Philippe Varinot, dont tout Pariss’occupe en ce moment et que je vousai annoncé comme devant être cesoir un de mes convives. M. Varinotest notre compatriote ; il est né àCharville, où se trouve mon château.

Le jeune homme s’inclina enrougissant et balbutia quelquesparoles, pendant qu’un murmureflatteur s’élevait autour de lui.Certes, le jeune artiste était habitué à

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recevoir partout un bienveillantaccueil ; mais, en ce moment, il étaiten quelque sorte l’objet d’uneovation ; il en fut interdit et troublé.

– C’est trop d’empressement, pensa-t-il ; une si vive amitié ne peut pasêtre sincère.

Cette idée l’attrista profondément etdiminua le plaisir qu’il éprouvait àrevoir mademoiselle Velleroy dont ilsurprit plusieurs fois, arrêté sur lui,le regard plutôt curieux quesympathique.

Après le dîner, lorsqu’on revint ausalon, Philippe Varinot put enfinsaisir l’occasion de s’asseoir à côté

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de mademoiselle Velleroy. La jeunefille parut embarrassée et ilsrestèrent un instant silencieux.Autour d’eux, tout le monde causait.

– Monsieur Varinot, dit enfinMarguerite, il y a bientôt quatre ansque nous n’avons pas eu le plaisir devous voir.

– C’est, vrai, mademoiselle.

– Ce temps a été bien employé parvous ; vous avez beaucoup travailléet je comprends qu’il ne vous ait pasété possible de faire un voyage àCharville. Paris est le théâtre de vossuccès, le village n’a sans doute plusaucun attrait pour vous.

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– J’aime toujours Charville,mademoiselle ; j’y suis né et jen’oublie pas que je suis le fils dupère Varinot.

– Est-ce que vous irez cette année ?

– Oui, mademoiselle ; j’iraiembrasser mon vieux père et monfrère, et serrer la main de mes amisd’enfance.

– Alors, nous nous reverrons àCharville ; mon père pense pouvoirquitter Paris dans quelques jours. Ila été très sensible à l’honneur quevous lui avez fait en acceptant soninvitation.

– L’honneur est pour moi,

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mademoiselle. D’ailleurs, j’aurais étébien ingrat si j’eusse oublié l’amitiéqu’il m’a témoignée à Charville.

– Vous avez une bonne mémoire,monsieur Varinot, dit la jeune fille.

– Celle du cœur, mademoiselle.

– Vous devez bien m’en vouloir,reprit-elle d’une voix émue, decertaines paroles tombées de meslèvres et que vous avez entendues ?

– Oh ! cela, je l’ai oublié, répondit-ilen souriant. Je ne veux plus mesouvenir que de l’intérêt que vousm’avez témoigné, du bien que vousm’avez fait.

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Elle le regarda avec surprise.

– Le bien que je vous ai fait ? reprit-elle en pâlissant légèrement.

– Oui, et laissez-moi vous remercieret vous exprimer ma vivereconnaissance.

Cette fois, ce fut du rouge qui montaaux joues de mademoiselle Velleroy.Elle se demanda si, en lui parlantainsi, le jeune homme n’avait pas uneintention railleuse. Elle était forttroublée.

– Grâce à vous, continua-t-il, mamaladie ne s’est pas prolongée, j’airecouvré mes forces et j’ai puterminer mes tableaux avant

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l’époque fixée.

– Vous avez donc été malade ?s’écria Marguerite sans réflexion.

Le jeune homme tressaillit.

– Comment, se dit-il, elle ne sait pasque j’ai été malade ? Alors ce n’estpas elle. Mais qui est-ce donc ? Sonvisage s’assombrit.

– Oui, répondit-il ; aucommencement de cette année, j’aifait une longue maladie ; il paraîtmême que mes jours ont été endanger.

Et il changea de conversation.

Un instant après, une vieille dame

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ayant appelé Marguerite, la jeunefille se leva pour aller s’asseoir prèsd’elle. Philippe profita de l’incidentpour se disposer à partir.

– Quoi ! vous nous quittez déjà ? luidit M. Velleroy en venant à lui.

– Avec beaucoup de regret, monsieur,mais je suis obligé de rentrer debonne heure.

– Vous n’oublierez pas, je l’espère,que nous sommes amis et que je seraitoujours heureux de vous recevoir.

– Je pense avoir l’honneur de vousvoir à Charville cet été, répondit lejeune homme.

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– Venez donc, cher ami, au châteauvous serez chez vous.

Philippe mit sa main dans celle quelui tendait M. Velleroy, puis il sortit.

– Ainsi, je me suis trompé, se disait-il en gagnant le boulevardPoissonnière, ce n’est pasMarguerite. Où chercher,maintenant ? Comment trouver cesdeux femmes qui ont acheté montableau et à qui je devrai peut-êtrema fortune ?

Plus que jamais, les deuxmystérieuses inconnues occupaientsa pensée tout entière. Il oubliaitmademoiselle Velleroy.

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Au coin du faubourg Montmartre,une petite fille de dix à douze ans seplaça tout à coup devant lui. Elleétait jolie, mais pâle, maigre etpauvrement vêtue ; on lisait lasouffrance dans son regard timide etses traits fatigués. Elle avait à sonbras un petit panier d’osier auxbords évasés. C’était une de cespauvres petites marchandes de fleursqu’on rencontre à chaque pas dansles promenades publiques dèsqu’arrive le mois de mai.

– Monsieur, dit-elle d’une voix douceet craintive, achetez-moi un bouquetde violettes ou un joli bouton derose.

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Philippe l’éloigna doucement etcontinua son chemin. L’enfant revintse placer près de lui.

– Monsieur, dit-elle d’une voixattristée, je vous en prie, prenez-moiune jolie rose, cela vous porterabonheur.

Cette fois, le jeune homme s’arrêta etregarda la petite marchande qui étaittoute tremblante. Il se sentit ému.

– Voyons, fit-il avec bonté, montre-moi tes jolies fleurs.

L’enfant lui présenta son panier endisant :

– Choisissez.

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– Non, dit-il, choisis pour moi, etdonne-moi le bouquet que tupréfères.

– Alors, voilà celui que j’aime lemieux, monsieur, ce sont desviolettes blanches.

Philippe éprouva un saisissementextraordinaire. Il retrouva aussitôtun souvenir perdu. Dans sa pensée, ilse revit à Charville, devant la petitemaison de M. Thériot, au moment oùAdeline lui offrait un bouquet deviolettes semblable à celui que luiprésentait la petite marchande.Qu’était-il devenu, le bouquetd’Adeline, qu’il avait promis deconserver toujours ?

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Il tira un louis de sa poche, le mitdans la main de l’enfant et s’éloignarapidement emportant le bouquet deviolettes.

Il rentra chez lui très agité.

Il trouva sur la table de sa chambre àcoucher une demi-douzaine de cartesde visite et deux lettres arrivées dansla soirée. L’une des lettres dont ilreconnut facilement l’écriture, étaitde son père. Il l’ouvrit avecempressement. Voici ce que luiécrivait le fermier :

« MON CHER FILS,

» Je commence aujourd’hui ma lettre,mais je n’ai plus de bons yeux ;

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j’écris bien lentement, et ce n’estguère que dans quatre ou cinq joursque tu pourras la recevoir. Nousavons appris ton succès par M. lecuré et madame de Civry, qui lisentles gazettes. Presque tous les joursils venaient à la ferme pour nousraconter toutes les belles choses queles gazettes disaient de toi. Jugecombien nous étions heureux.

» Le jour que ta lettre est arrivée,M. le curé lisait aussi dans sonjournal que tu venais de recevoir lacroix. Il est accouru tout de suitepour nous faire voir l’articleimprimé. Je lui ai montré ta lettre eten lisant il s’est mis à pleurer, si bien

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que ton frère et moi nous avons faitcomme lui.

» Mon cher fils, depuis ce jour-lànous sommes dans le ravissement, jesuis comme un fou ; il me semble queje suis rajeuni de vingt ans. Ah ! ilfaut que le bon Dieu m’aime bien,puisqu’il me donne une si grande joiedans ma vieillesse.

» Nous avons eu beaucoup devisites ; il est bien venu deux centspersonnes à la ferme pour nousparler de toi. Aujourd’hui encore, j’aiété dérangé trois fois en t’écrivant.A Charville et aux alentours on nes’entretient que de toi. Les gens d’icine disent plus que tu es un fainéant,

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un fou. Il y a peut-être bien encoredes jaloux, mais ils n’osent pas lefaire voir. Par exemple, ceux de notrefamille sont heureux comme tonfrère et ton père. Jacques voulaitfaire le voyage de Paris exprès pourt’embrasser. Mais je ne suis pluspropre à grand chose, ton frère estseul aujourd’hui pour tout diriger,pour tout faire ; il a compris qu’il nelui était pas possible de s’éloigner dela ferme en ce moment, surtout, où ilfaut achever le sombre avant lafenaison.

» Du reste, tu nous promets de venirbientôt à Charville. Je t’assure quecette partie de ta lettre n’a pas été la

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moins agréable pour nous. Viensvite, mon cher fils, mon Philippe ;j’ai hâte de te serrer dans mes bras.Serait-elle heureuse, ta pauvre mère,si elle vivait encore ? J’aspire à cejour où nous serons réunis. Tu n’espas l’enfant prodigue, toi ;n’importe, nous tuerons le veau grasà ton retour. Il est à l’étable. Bienqu’il ait plus de six semaines,Jacques n’a pas voulu le sevrer pourqu’il soit meilleur. Il y a aussi dansla basse-cour une douzaine depoulets qui t’attendent pour êtremangés. Le retour de mon enfantdoit être une fête pour toute lafamille. Ce jour-là, je veux que nos

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parents et nos amis mettent à sec lacave du vieux Varinot.

» Maintenant, je vais te gronder…Comment, Philippe, tu as été malade,dangereusement malade, puisque tuas failli mourir, et tu ne nous l’as pasfait savoir ! Cela n’est pas bien ; tudevais nous appeler. Tout vieux etinfirme que je suis, j’aurais trouvéassez de force pour courir près detoi. Tu ne nous dis point cela danstes dernières lettres, et, si nous lesavons, c’est par le grand Claude, quil’a appris hier à Grignan. M. Percier,le notaire, le lui a dit en causant. Lenotaire a dû être renseigné par sasœur, qui habite Paris, ou par la

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petite Adeline Thériot, qui estrevenue à Grignan depuis unehuitaine, après avoir été passerquelques mois dans la capitale, chezla sœur de M. Percier.

» Je crois avoir oublié de te marquerque le père Thériot est mort ennovembre dernier. C’est le notaire deGrignan qui plaçait son argent etfaisait toutes ses affaires. M. Percierest aussi le parrain d’Adeline ; il l’aprise chez lui afin de lui servir depère jusqu’au jour où elle trouveraun mari, ce qui ne sera pas difficile,car elle est sage, bien élevée,instruite, jolie et riche.

» Il me reste juste la place pour te

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dire que je t’embrasse de tout moncœur et que nous t’attendons avecimpatience.

» Ton vieux père,

» MICHEL VARINOT. »

La fin de cette lettre était unerévélation pour Philippe, Son pèrevenait de lui dévoiler le mystère quil’avait si longuement préoccupé.

Il se leva brusquement, essuya sesyeux pleins de larmes et entra dansson atelier. Pendant vingt minutes ilfouilla partout, vidantsuccessivement plusieurs cartonsremplis de dessins, d’esquisses et decroquis. Enfin, entre deux paysages

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crayonnés à Charville, il trouva cequ’il cherchait, le bouquet deviolettes blanches donné parAdeline. Les tiges sèches étaientencore réunies par un fil. Le jeunehomme prit délicatement le bouquetfané, le posa sur une feuille de papierblanc et revint dans sa chambre. Ils’assit près de la table, appuya dansses mains son front brûlant et restaimmobile, livré à ses pensées. Enfin,ne pouvant plus contenir sonémotion :

– Oh ! oh ! oh ! fit-il.

Et il éclata en sanglots.

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Chapitre 8

Trois jours plus tard,dans l’après-midi, uncabriolet de louagetraversa au grand trot levillage de Charville et allas’arrêter devant la ferme

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du père Varinot. Le vieillard fumaitsa pipe, assis sur un chêne équarri,prêt à être livré aux scieurs de long.

Un jeune homme s’élança lestementhors de la voiture. Le vieux fermierpoussa un cri. Sa pipe s’échappa deses lèvres, tomba sur le pavé et sebrisa. Il n’eut que le temps de selever et d’ouvrir les bras pourrecevoir son fils.

– Je t’ai reconnu, je t’ai reconnu toutde suite, Mon cher enfant, dit-il enpleurant de joie.

Et tremblant d’émotion, ivre debonheur, il embrassait son cherPhilippe et le pressait fortement dans

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ses bras.

– Jacques, Jacques, arrive donc, cria-t-il, c’est Philippe, c’est ton frère.

Jacques n’était pas loin ; il entenditla voix de son père et accourutaussitôt.

Les deux frères tombèrent dans lesbras l’un de l’autre.

– Comme c’est bon de voir ses deuxfils qui s’embrassent ! murmura lefermier.

On entra dans la maison.

Sur un signe de Jacques, deuxservantes disparurent, après avoirfait une révérence au second fils de

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leur maître.

Philippe éprouvait une joie indicibleen se retrouvant sous le toit paternel,au milieu de ses souvenirs dejeunesse.

Chaque objet qu’il revoyait,occupant la même place, augmentaitson ravissement. Sa main tremblantese posait sur les vieux meubles ; il lessaluait du regard et leur souriaitcomme à des amis qu’on est heureuxde revoir.

La vieille horloge sonna ; il enreconnut le timbre comme le soir, àl’heure de l’Angelus, il devaitreconnaître le son des cloches de la

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vieille église.

Ses yeux, mouillés de larmes,s’arrêtèrent sur un Christ d’ivoire.C’est là, devant cette image, lorsqu’ilétait enfant, qu’il avait appris àprier, à genoux à côté de sa pieusemère.

Il voulut voir toute la maison.Conduit par son frère, qui semblaitpartager son plaisir, il la visita de lacave au grenier.

Il entra dans sa petite chambre. Il laretrouva telle qu’il l’avait laissée,toujours propre, toujours gaie ;quelques-uns de ses premiers dessinsétaient restés collés au mur. Le vieux

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chèvrefeuille formait toujours autourde la fenêtre un encadrement deverdure et de fleurs en corymbe.

– Maintenant, dit Jacques, si tu leveux, je te montrerai les écuries.

Brave Jacques ! les écuries, c’était sagloire à lui !

– Voyons les écuries, mon frère,répondit gaiement Philippe.

Dans la première, le jeune peintre neput retenir un cri d’admiration à lavue de douze superbes vaches.

– Ainsi, tu es content, fit Jacques,avec une certaine fierté, tu vois quej’ai travaillé et que je n’ai pas laissé

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tomber en ruine ton héritage.

– Le tien, mon cher Jacques.

– Le nôtre, si tu veux. Chaque foisque je les regardais dans le pré, cesbelles et bonnes bêtes, je me disais :ce sont des modèles pour mon frèrePhilippe. A elles douze, elles donnentchaque jour un tonneau de lait. Pourqu’elles soient bien soignées, j’aipris une deuxième servante ; moi, jem’occupe de mes chevaux. Regarde,voilà les deux vieilles mères.

– Je les reconnais, dit Philippe :Rosette et Noirotte.

– Tu as bonne mémoire, repritJacques. Quand tu es parti, elles

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étaient quatre ; j’en ai vendu deux, cequi n’empêche pas qu’elles sontdouze aujourd’hui, sans compterquatre belles génisses, qui viendrontprendre la place de quatre de celles-ci, quand nous les aurons vendues àla veille de l’hiver. C’est en vendantun peu chaque année, que le père apu acheter depuis quatre ans cinqhectares de bonne prairie. Cela nousdonne du fourrage pour nouspermettre de nourrir maintenantquarante bêtes. Le fumier nemanquera plus chez nous. Les terres,mieux amendées, produirontdavantage en ne demandant pas plusde travail. Autrefois, nous avions

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cinquante moutons ; il y a deux ans,j’ai dû prendre un berger. Tu verrasle troupeau ce soir, quand ilreviendra des champs : plus de deuxcents têtes, de magnifiques brebismérinos. Le père a fait un marchéavec un filateur du département, quivient enlever les laines le lendemainde la tonte. Outre le produit deslaines et de la vente des moutonsgras, le troupeau nous sert encore àengraisser nos prés et nos terres, carje le fais parquer souvent. Enfin,grâce à ces améliorations, d’ici àquelques années, la ferme aura tripléde valeur. Seulement, il ne faut pasde mortalité. Mais depuis trois ans

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que j’ai fait le pavage des écuries,nous n’avons pas eu une pertesérieuse. Comme tu le vois, j’ai faitagrandir les ouvertures ; il faut del’air aux animaux ; de l’air et unelitière abondante et toujours fraîche,voilà leur santé.

Philippe écoutait ces explicationsavec le plus vif intérêt.

– Vois-tu, continua Jacques, c’estpour toi que j’ai travaillé ; ma penséene te quittait pas, et chaque fois queje réussissais à quelque chose, je medisais : c’est mon frère qui me portebonheur.

– Oh ! Jacques, excellent cœur ! dit le

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peintre en serrant son frère dans sesbras.

Ils étaient sortis des écuries etmarchaient dans une des allées dujardin.

– Les artistes sont longtempspauvres, reprit Jacques ; il y en amême, dit-on, qui le sont toujours.Quoi qu’il arrive, tu ne connaîtraspas la misère ; je suis fort, j’ai debons bras et tu as ici une petitefortune. Bientôt, tu te marieras ; j’aipensé à cela ; pour ce jour-là, à tonintention, j’ai placé six mille francs,qui sont à moi. Le père le sait ; ilcroit que j’aime l’argent, que je suisavare ; il ignore l’usage que j’en veux

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faire.

Cette fois, Philippe ne put retenir seslarmes. Certes, il n’avait jamaisdouté de la profonde amitié de sonfrère ; mais il ne s’attendait pas àtrouver en lui tant de sollicitude, unesi complète abnégation.

– Jacques, dit-il en souriant, puisquetu viens de parler de mariage, je teferai remarquer que tu es mon aîné etque tu dois me montrer l’exemple.

– Oh ! moi, fit Jacques, je ne memarierai jamais.

– Jamais ! pourquoi cela ?

– Je n’en sais rien. Probablement

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parce que la pensée ne m’en estjamais venue.

– Cette bonne pensée te viendra, monfrère ; tu n’as pas encore trente-deuxans.

– L’âge ne fait rien à cela, quandl’idée n’y est pas. Ecoute, Philippe,entourer d’aisance la vieillesse denotre vieux père ; enrichir notremaison, pour toi et les petits neveuxque j’aurai un jour, voilà mon rêve.Après cela, que me faut-il pour êtreheureux ? Je ne ressemble pas à toutle monde, je le sais. Que veux-tu ? jesuis fait ainsi. Voir nos écuriespleines de bêtes bien portantes,avoir, quand je passe dans nos prés,

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de l’herbe jusqu’au-dessus desgenoux, regarder pousser nos blés et,quand ils sont mûrs et plus hautsque moi, les abattre à grands coupsde faux, c’est pour moi le bonheur.

– Je ne suis pas convaincu, répliquale peintre ; tu te marieras un jourparce que c’est une nécessité, undevoir de la vie.

A ce moment, le père Varinot appelases fils.

Le veau gras fut tué le jour même. Lelendemain, qui était un dimanche, ily eut à la ferme un grand diner decinquante couverts. Tous les parentset quelques amis choisis avaient été

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conviés à ce festin donné par le pèreVarinot pour fêter le retour de sonfils à Charville.

On but beaucoup, comme on boit auvillage, sans mettre de l’eau dans sonvin. Cependant, grâce à la présencedu bon vieux curé de Charville, quetout le monde respectait et aimait,les choses se passèrent d’une façontrès convenable. Il y eut seulementexcès de gaieté.

Le lundi matin, Philippe eut avec sonpère un long entretien. Quand levieillard sortit de sa chambre, il étaithabillé comme les jours de grandefête. Il appela un garçon de ferme etlui donna l’ordre d’atteler à sa

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carriole le meilleur cheval de sonécurie.

– Où donc allez-vous, mon père ? luidemanda Jacques.

– Tu es bien curieux, lui répondit-ilen souriant ; je vais faire une visiteau notaire de Grignan.

– Un placement à faire ?…

– Ton frère t’expliquera ça tantôt.

Au moment du départ du fermier,Philippe lui remit une petite boîte endisant :

– Quand vous aurez causé avecM. Percier, mon père, vous le prierezde vouloir bien remettre ceci à

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mademoiselle Thériot.

– Un cadeau ! fit le vieillard avecsurprise, ne te hâtes-tu pas un peutrop ?

Philippe ouvrit la boîte en souriantet montra à son père des violettesblanches fanées.

M. Velleroy et sa fille étaient depuishuit jours à Charville. Le neveu deM. Velleroy, le cousin que nousconnaissons, les avait accompagnés.Un matin, après le déjeuner, on parlade Philippe Varinot.

– Depuis la visite de politesse qu’ilnous a faite le lendemain de notrearrivée, nous ne l’avons pas revu, dit

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M. Velleroy ; c’est singulier.

– Ce monsieur a fait assezrapidement son chemin, reprit lecousin d’un air ennuyé.

– Oui, répliqua vivementMarguerite ; et celui que vousappeliez autrefois un héros d’idylleest devenu un homme des plusdistingués et un artiste d’un grandmérite.

– Chevalier de la Légion d’honneur àvingt-six ans, ajouta M. Velleroy.

– Qu’est-ce que cela prouve ? fit lejeune homme avec humeur.

– Cela prouve que M. Philippe

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Varinot a un grand talent et qu’il estaujourd’hui, déjà, une desillustrations de notre pays.

– Bast ! aujourd’hui, on décore toutle monde.

– Vous ne l’êtes pas encore, moncousin.

– Moi, je ne suis pas un barbouilleurde toiles, un faiseur de paysages,comme l’illustre Varinot deCharville.

– C’est vrai, mon cousin, répliqua lajeune fille d’un ton moqueur ; vousn’avez pas besoin de travailler,vous ; vos quinze mille francs derente vous donnent le droit d’être un

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inutile.

Le cousin se mordit les lèvres.

– En vérité, ma chère cousine, reprit-il, je ne comprends pas votreenthousiasme pour M. Varinot, etmoins encore vos parolesdésobligeantes. Est-ce que leNémorin d’autrefois a trouvé sonEstelle ?

Le visage de mademoiselle Velleroydevint pourpre. Elle se leva etrépondit d’un ton sec :

– Si M. Philippe Varinot medemandait en mariage, je serais fièrede l’accepter pour mari.

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– M. Philippe Varinot est un jeunehomme plein d’avenir, ditM. Velleroy ; je serais heureux del’avoir pour gendre.

A ce moment, un domestique entradans le salon et remit une lettre à sonmaître.

M. Velleroy l’ouvrit aussitôt et, aprèsl’avoir lue, la tendit silencieusementà sa fille.

Voici ce qu’elle contenait :

« Monsieur Michel Varinot,cultivateur à Charville, a l’honneurde vous faire part du mariage de sonfils, Monsieur Philippe Varinot,artiste peintre, chevalier de la Légion

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d’honneur, avec MademoiselleAdeline Thériot. »

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Partie 7La Joue Brûlée

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Chapitre 1

Il avait vingt-cinq ans. Andréétait son nom. Fils d’uncultivateur aisé, et bien quen’ayant jamais foulé l’asphaltedes villes, il y avait en lui quelquechose du citadin : aisance dans les

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mouvements, souplesse du corps,manières distinguées.

Ses mains, habituées à manier lesinstruments aratoires, étaient petitesnéanmoins. Il avait la taille élancéeet bien proportionnée ; ses épaules,que des fardeaux trop pesantsn’avaient jamais fatiguées, nemontraient point cette carrure,souvent exagérée de la plupart denos paysans-laboureurs.

Son teint rose et frais avait résistéau soleil qui bronze les visages et auhâle qui les ride. Une forêt decheveux châtain clair couronnait sonfront élevé, uni comme un marbrepoli. Ses grands yeux bleus, rêveurs

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et pleins de pensées, étonnaient parleur éclat, attiraient par leurdouceur. Sa physionomie était grave,réfléchie, mais en même tempssympathique et bienveillante.

S’il ne riait pas à propos de tout, etmême à propos de rien, sa bouche,peu habituée au pli du sourire,n’avait jamais connu celui du dédain.

Pour tout le monde André semontrait bon, affectueux, serviable,dévoué. Toujours disposé à venir enaide aux autres, il s’oubliait souventlui-même. Se rendre utile et agréableau plus grand nombre étaitconsidéré par lui comme un devoirdans l’accomplissement duquel il

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trouvait son plus grand plaisir.

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Chapitre 2

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Quelque incomplet que soit leportrait que nous venonsd’esquisser, nos lecteurscomprendront sans peine pourquoide gracieux sourires et de chaudespoignées de main accueillaient Andrépartout où il se présentait, pourquoiil était estimé et aimé de tous,pourquoi bien des mères l’eussentvoulu pour gendre, pourquoi, enfin,la gentille Huguette se redressait

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fièrement à son bras, lorsque ledimanche, après les vêpres, il laconduisait à la danse.

Huguette était la fiancée d’André.Tous les accords étaient faits. Lefermier Jubelin, le père d’André,devait céder sa ferme à son fils. Lemariage des jeunes gens était fixé àla fin d’août après la fête de Notre-Dame et la récolte des moissons.Tous deux attendaientimpatiemment, et André trouvait queles blés ne mûrissaient pas assezvite.

Huguette et André se convenaientsous tous les rapports : la fortunedes parents était à peu près égale ;

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au village c’est toujours le pointcapital. De plus, si André était leplus beau garçon de l’endroit,Huguette était aussi la plus gracieuseet la plus jolie.

Si l’on eût voulu établir unedifférence entre eux, physiquement,il eût été impossible de la trouver ;mais entre le cœur d’André et celuide la jeune fille, elle était grande : lecœur de celle-ci froid, sec et égoïste,ressemblait peu au cœur de l’autre,bon et généreux jusqu’à l’excès.

Huguette, il faut bien le dire,n’aimait pas André pour une seule deses belles qualités ; elle l’aimait,surtout, parce que sa vanité de jeune

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fille y trouvait sa satisfaction ; ellel’aimait parce que tout le monde levantait et le trouvait très bien, parceque la plupart des jeunes filles duvillage enviaient son bonheur, et unpeu aussi, peut-être, parce qu’elleétait sincèrement aimée.

Du reste, elle n’eût pas été femme sison cœur, sollicité par une affectiongrande et dévouée, était restécomplètement froid et insensible.

André, confiant comme tous ceux quidonnent leur vie tout entière à uneaffection unique, n’avait pas eu depeine à s’illusionner sur la nature dusentiment de sa fiancée. Ainsi quelui, tout le monde s’y trompait. Mais

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André ne voyait qu’avec les yeux ducœur, et le monde, qui se donnerarement la fatigue d’observer, nevoyait rien.

Une seule personne, une jeune fille,avait peut-être lu dans le cœur et lapensée de la trop charmanteHuguette, car elle aussi aimaitAndré, et un peu d’envie, un peu dejalousie et beaucoup de regrets luisuggérèrent de sérieuses réflexions.

Mais, timide et craintive, la pauvredédaignée enfouissait son secret auplus profond de son cœur. Elle étaitpeu exigeante : un seul regard,d’André lui suffisait. Ce regard,qu’elle ne sollicitait jamais, et que

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cependant elle désirait comme lafleur désire les rayons du soleil, ceregard faisait revivre en elle les plusdouces illusions et peuplait soncerveau de gais murmures et dejoyeuses chansons.

Si par hasard André avait oublié delui dire bonjour en passant, elledevenait triste ; toutefois, ellefinissait par se consoler en pensant àlui. Mais si, le dimanche, André nel’avait point fait danser, son bonheuret ses joies de toute une semaines’envolaient.

Baissant les yeux et rougissantequand le jeune homme lui adressaitla parole, elle n’osait le regarder que

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lorsqu’il s’était éloigné d’elle ; etpourtant deux larmes noyaient sesyeux dès que sa voix ne résonnaitplus à son oreille.

Alors, le front rêveur, n’entendant etn’écoutant plus rien de ce qui sedisait autour d’elle, elle sedétournait des groupes joyeux,s’isolait ou s’en allait bien loin pourne pas voir André offrir en souriantson bras à sa fiancée.

La marguerite des prés, qu’elleeffeuillait souvent, dut lui mentirbien des fois ; n’importe, elle aimaitsuperstitieusement la fleur discrètequi lui parlait si bien d’André etrecevait complaisamment toutes ses

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confidences de jeune fille.

Si par sa beauté et grâce à la fortunede son père, Huguette était lapremière parmi les jeunes filles duvillage, comme son fiancé était lepremier au rang des jeunes gens,Marie, ainsi se nommait sa rivale,était la seconde.

Blonde comme un épi mûr, jeune etfraîche comme une rose qui vient des’épanouir, la beauté de Huguetteseule pouvait l’emporter sur lasienne. Mais ce qui rendait, surtout,la beauté de l’une supérieure à cellede l’autre, plus accentuée, pluspiquante, c’est que Huguette sesavait belle et que Marie l’ignorait ;

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nul ne l’avait dit à celle-ci, tout lemonde le disait à la première.

La fleur modeste, qui fleurit dansl’herbe, se flétrit souvent sans avoirété aperçue ; l’églantine suspendueau buisson attire tous les regards.

Sourires, louanges, caresses ethommages semblaient appartenir dedroit et exclusivement à Huguette.Marie restait ignorée et oubliée.

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Chapitre 3

Un matin, vers uneheure, le silence de lanuit fut troublé tout àcoup par les cloches de laparoisse sonnant àgrandes volées ; leurs

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voix éclatantes et lugubres serépandaient dans l’air, faisaiententendre au loin leurs clameursimmenses, et arrachaient au repos lesvillageois endormis.

En un instant les lits furentabandonnés et les maisons désertes.

Les cris : « Au feu ! au feu ! au feu ! »retentirent de toutes parts.

Une des plus riches fermes du villagebrûlait.

Des colonnes de feu s’élançaient destoits effondrés et montaientverticalement vers le ciel, dont l’azurprenait des teintes rougeâtres.

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Des morceaux de bois enflammés,semblables à des fusées, étaientprojetés à une hauteur prodigieuse ;on les voyait tracer dans la nuit uneligne de feu avant de tomber ensuiteà une grande distance.

A la lueur sinistre de l’incendie, quiéclairait Ies maisons, les rues et auloin toute la contrée, on voyait lapopulation épouvantée s’agiter etcourir en poussant des cris horribles,auxquels se mêlaient le craquementdes poutres qui se brisaient, lepétillement du feu, le ronflement desflammes, les hurlements des chienset les mugissements des bêtes àcornes.

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Dans une de ses lettres, madame deSévigné a trop spirituellement décritles costumes de quelquespersonnages de son temps, assistantà un incendie, pour que nous noushasardions à faire ici desdescriptions analogues.

Du reste, nos paysans avaient bienautre chose à faire qu’à sepréoccuper de la manière plus oumoins grotesque dont ils étaientvêtus.

En présence du sinistre, chacunsongeait à offrir ses bras à celui desleurs que le malheur venait frapper.

André arriva un des premiers devant

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la maison incendiée où un spectacleémouvant l’attendait :

Une femme et une jeune fille, demi-nues, le visage bouleversé, lescheveux épars tombant sur leursépaules, les yeux hagards, folles dedouleur et de terreur, sanglotaient etpoussaient des plaintes affreuses ense tenant étroitement embrassées.

– Sauvez mon mari ! sauvez monmari ! criait la femme.

La jeune fille reprenait :

– Mon père va périr ! sauvez monpère !

Les yeux des assistants se tournaient

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du côté de la maison, qui était déjàun brasier, et personne ne bougeait.

Alors la pauvre femme reprenait avecplus de force :

– Vous le laisserez donc mourir ?Vous voulez donc que je sois veuve etque ma fille n’ait plus de père ?…

Et l’enfant, joignant ses mains,ajoutait d’une voix suppliante :

– Rendez-moi mon père ! ayez pitiéde nous !… Parmi tous les hommesprésents, les plus courageuxrépondaient :

– Il est trop tard ; nous nousbrûlerions sans pouvoir le sauver !

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André questionna rapidement ceuxqui l’entouraient.

On lui apprit que le fermier, aprèsavoir transporté sa femme et sa filleloin du danger, avait voulu pénétrerune dernière fois dans sa maisonpour y prendre des papiersimportants et probablement aussil’argent et les valeurs qui s’ytrouvaient. Plus d’un quart d’heures’était écoulé et il n’avait pas reparu.

Ces renseignements suffisaient àAndré, qui connaissait parfaitementla distribution du logement dufermier.

Il n’hésita pas un seul instant :

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emporté par son courage et surtoutpar son cœur, il s’élança dans lafournaise, pendant qu’unfrémissement de terreur mêléd’admiration courait parmi lesspectateurs.

L’attente fut anxieuse, cruelle pourtout le monde. Les cœurs cessaientde battre dans les poitrines, le sangse figeait dans les veines. Un silenceeffrayant succédait aux cris quiretentissaient un instant auparavant.

Deux minutes s’étaient à peineécoulées lorsqu’on vit reparaître lejeune homme, portant dans ses brasun corps inanimé.

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Une immense exclamation de joiel’accueillit.

Il s’avança lentement et vint déposerson précieux fardeau aux pieds desdeux femmes.

– Mort ! s’écrièrent-elles avecdésespoir.

– Non, répondit André, son cœur battoujours, l’asphyxie n’est pascomplète ; il n’est qu’évanoui.

Un instant après, ranimé au contactdu grand air, le fermier rouvrit lesyeux.

Alors, la mère et la fille s’emparèrentdes mains d’André et, en les baisant,

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les mouillèrent de leurs larmes.

Le jeune homme se dégageadoucement.

– Maintenant, dit-il, permettez-moid’aller me faire panser.

Les deux femmes s’aperçurentseulement alors que sur la partiegauche du visage d’André, il y avaitune large brûlure.

La jeune fille fit entendre un sourdgémissement et s’affaissa sur elle-même.

– Marie, ma fille ! s’écria la mère,qu’as-tu donc ?… Mon Dieu, elle setrouve mal…

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Quelques jours après, sur le solcalciné et chaud encore, unevingtaine de maçons travaillaient à lareconstruction de la ferme.

Le feu n’avait laissé debout que deuxpans de mur, encore étaient-ilshorriblement crevassés. Toutefois,les pertes étaient beaucoup moinsimportantes qu’elles ne l’eussent été,par exemple, deux mois plus tard,alors que, les récoltes faites, lesgranges et les greniers sont remplis.

D’ailleurs, l’immeuble était assuré,et la compagnie se chargeait de tousles frais de la bâtisse.

Les bestiaux avaient été

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heureusement sauvés. Un voisin lesreçut dans ses écuries, qu’il offritspontanément au fermier incendié.Un autre habitant du village mit à sadisposition, pour lui et sa famille, lamoitié de son habitation.

Le paysan est naturellement égoïsteet presque toujours avare ; mais ilest des infortunes qui le touchentvivement et ont même l’influence dele rendre momentanément généreux.

Le malheur dont venaient d’êtrefrappés les parents de Marie,malheur que les paysans redoutentsans cesse et qui peut les atteindreindifféremment, leur communiqua unmagnifique élan de fraternité.

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Chapitre 4

Dès le lendemain dusinistre une collecte futfaite dans la commune,et pas un ménage nemanqua d’apporter sonoffrande. En outre, les

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principaux propriétairess’entendirent entre eux et envoyèrentà la fermière du linge et autres objetsde première nécessité en assezgrande quantité. Enfin, tous les donsréunis, les pertes causées par le feuse trouvèrent presque entièrementréparées.

La première sortie de la fermière etde sa fille, lorsqu’elles furent à peuprès remises de toutes leursémotions, fut consacrée à une visitechez le père d’André.

Après avoir remercié Dieu, qui lesavait prises en pitié, il était biennaturel qu’elles songeassent àtémoigner leur vive gratitude au

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jeune homme courageux qui leuravait rendu, en risquant sa vie, àl’une son mari, à l’autre son père.

André, que la fièvre retenaitforcément dans son lit, les accueillitcependant avec gaieté.

– Il prend son mal en patience, dit lepère Jubelin aux visiteuses ; la fièvrel’a beaucoup affaibli. Ah ! dame, lefeu ne l’a pas épargné.

– Vous devez horriblement souffrir,monsieur André ? dit la fermière.

– Presque plus maintenant, madame,répondit le jeune homme.

– Ne le croyez pas, répliqua le père,

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il souffre, au contraire, comme undamné de l’enfer… Mais mon garçonn’est pas une poule mouillée, undouillet, il aimerait mieux mourirplutôt que de se plaindre. Il atoujours eu l’air souriant que vouslui voyez, le mal n’a pu lui enlever sagaieté ; il cause, il rit, je crois mêmequ’il lui prend parfois des envies dechanter ; je l’ai rarement vu d’aussibelle humeur… On comprend cela, lecontentement de soi-même, lebonheur d’avoir sauvé la vie à unhonnête homme ! André a un grandcœur ; il est bon, il est brave, prêt àse jeter dans le feu pour quelqu’un ;– il l’a suffisamment prouvé – je ne

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crains pas de le dire bien haut, Andréest mon orgueil, oui, je suis fier demon fils !

– Et jamais orgueil et fierté n’ont étéplus légitimes, monsieur Jubelin.

– Que voulez-vous ? chacun de nousa ses faiblesses ; aimer ses enfantsest si naturel !…

– Oh ! oui, et même les aimer trop,monsieur Jubelin. Ah ! ils ne saventjamais tous les chagrins et toutes lesjoies qu’ils causent à leurs parents !

– En revanche, ils n’ignorent pasqu’ils peuvent toujours compter surnotre affection.

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Le père Jubelin eut un de ces bonssourires qui n’appartiennent qu’auxpères.

– Voilà déjà huit jours que M. Andréest alité, reprit la fermière ; lemédecin croit-il pouvoir le guérirvite ?

– Ce sera long. Et puis, tout le maln’est pas là, malheureusement.

– Que voulez-vous dire, monsieurJubelin ?

– Demandez-le à André.

La fermière se tourna vers le jeunehomme.

– Le docteur, dit-il en souriant,

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prétend qu’il me restera sur la figureune marque qui se gardera bien del’embellir.

Marie poussa un gémissement et neput retenir ses larmes.

– Monsieur André, reprit la fermière,le médecin se trompe peut-être ; ilfaut espérer que cela ne sera pas.

– J’espérerais d’autant plusvolontiers, répondit le jeune homme,si l’espoir m’était permis, qu’il estpeu réjouissant d’être laid, affreuxpeut-être et de montrer à tout lemonde une joue brûlée.

– Et c’est pour nous, pour nous…Oh ! monsieur André… murmura la

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fermière.

Elle prit la main du jeune homme etla serra doucement dans les siennes.

Marie pleurait silencieusement, levisage voilé de ses mains.

Comment pourrions-nous rendretout ce qui se passait en elle à cetinstant ?

Ainsi, André, pour s’être dévoué,pour lui avoir conservé son père enl’arrachant à une mort épouvantable,André devait rester défiguré ! Elle necroyait pas qu’elle pût avoir assezd’admiration pour lui. Si elle l’eûtosé, elle serait tombée à genouxdevant son lit et lui aurait dit :

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« André, vous êtes mon frère ;André, je vous admire, je vous aime !… »

Il lui semblait que sa place, à elle,était au chevet du blessé, qu’à elleseule appartenait le droit de veillersur lui, de voir ses souffrances, del’encourager, de le consoler, de luidonner des soins.

André regarda la mère et la fille, puiss’adressant à son père :

– Vois, lui dit-il, en montrant Marieet sa mère, et dis-moi si j’ai le droitde me plaindre.

Du revers de sa main le vieillardessuya une larme.

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Un instant après, lorsque André seretrouva seul avec son père, il luidit :

– La visite de madame Michelin et desa fille m’a fait plaisir.

– Elles te devaient bien cela ; je lesattendais.

– Avez-vous remarqué comme ellesétaient émues ?

– Parfaitement. Marie pleurait.

– C’est une bien charmante jeunefille, mon père.

– Elle est, ma foi, aussi jolie que tafiancée. Le jeune homme sourit.

– La femme aimée, dit-il, est toujours

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la plus belle parmi toutes les autres.

– Du vivant de ta pauvre mère, j’aitoujours pensé ainsi.

– C’est égal, reprit le jeune hommeaprès un moment de silence,Huguette ne vient pas me voirsouvent. Elle est venue avec sa mère,le lendemain de l’incendie, et depuisnous ne l’avons plus revue.

Huguette ne peut pas être toujoursprès de toi ; pour une jeune fille ceserait peu convenable. Attends quetu sois guéri… Bientôt nous ferons lanoce.

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Chapitre 5

Ce jour-là, le soleils’était levé dans un cielsuperbe ; ses rayonsavaient bu rapidement larosée et comme c’était undimanche, jour de fête,

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les petits pieds des jeunes fillespouvaient courir sur l’herbe verte dela grande pelouse située à l’une desextrémités du village.

C’est sur cette place, gazonnée etfleurie de pâquerettes, que dansaithabituellement la jeunessevillageoise, sous l’œil des mères defamille.

Deux rangées d’ormes séculaires,aux vastes ramures, au feuillageépais, épandaient sur la pelouse uneombre rafraîchissante.

Les cordes des violons, chantantsous l’archet, envoyèrent quelques-unes de leurs notes joyeuses aux

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oreilles d’André, qui se promenaitseul et songeur dans le jardin de sonpère. Il releva la tête et semblaaspirer avec délices l’air pur etparfumé qui lui apportait l’harmonied’un quadrille animé.

Il écouta pendant quelques instants,regardant les feuilles des arbresfrissonner sous les caresses de labrise, et deux pinsons se poursuivreà travers les branches.

Mais bientôt un éclair jaillit de sesyeux et rayonner son front.

– Mes amis m’oublient, se dit-il ;depuis plus d’un mois ils s’amusentsans moi. Aujourd’hui, je vais

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reparaître au milieu d’eux, je vais lessurprendre. Et Huguette ! Ah ! elle nese doute pas que ce soir je la feraidanser !

Il rentra dans sa chambre. En uninstant il fit tomber l’appareil qui,depuis la nuit de l’incendie,recouvrait sa blessure.

Son premier mouvement fut de seregarder dans une glace.

Une cicatrice rose et légèrementviolacée par endroits, s’étendait aumilieu de la joue gauche jusqu’àl’oreille et à la naissance des cheveuxsur le front. L’œil avait été respectépar le feu, et grâce à l’habileté du

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médecin, les chairs ne s’étaient nicreusées, ni plissées. Du reste, ilétait supposable que les teintes unpeu vives de la brûluredisparaîtraient avec le temps, àmesure que la peau, mince ettransparente, prendrait de laconsistance.

– Ce n’est pas joli, pensa André, enfaisant une légère grimace.

Puis, après un nouvel examen :

– Après tout, je pourrais êtreentièrement défiguré, borgne,aveugle même… J’ai donc toutessortes de bonnes raisons pour meconsoler. Du reste, en me regardant

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mieux, je me trouve un peu moinslaid.

Il sortit sur ces mots et se dirigea ducôté de la pelouse.

Nous ne dirons point le nombre desmains qui serrèrent les siennes ; ilfaudrait pour cela nommer tous sesamis, et ils étaient nombreux.

A son arrivée, les violons étaientrestés sans voix ; les danseursavaient déserté le quadrille pouraccourir vers lui ; les deuxménétriers eux-mêmes s’étaientélancés du haut de leur planche,supportée par deux tonneaux, afind’exprimer au jeune homme tout le

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plaisir qu’ils avaient de le revoir.

André fut extrêmement sensible àtoutes ces marques d’amitié ; mais ilétait impatient de s’approcher deHuguette, qu’il venait d’apercevoirau milieu d’un groupe de jeunesfilles.

Cependant, les musiciens s’étant denouveau perchés sur leur estradeaérienne, on songea à reprendre lesdanses interrompues.

André, le cœur ému et le visagesouriant, s’avança enfin versHuguette. Mais, au lieu du sourirequ’il attendait, ce fut un regard froidqui l’accueillit.

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Ce regard tomba sur son cœurcomme un morceau de glace.

– Huguette, lui dit-il, je venais vousinviter pour le quadrille.

– C’est une valse qu’on va danser,répondit Huguette avec unmouvement d’impatience.

– Je ne le savais pas ; n’importe, jevous invite, pour la valse.

– Vous venez trop tard, réponditsèchement la jeune fille ; je suisengagée.

Un nuage passa sur le front d’André.Il commençait à comprendre.

– Et après la valse ? reprit-il.

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– J’ai promis pour toute la soirée.

– Ah ! fit André, essayant de sourire,vous ne m’attendiez pas, et… jecomprends.

– C’est vrai, je ne vous attendais pas.

– Et je m’aperçois que j’ai eu tort devenir.

– En effet, monsieur André, vousn’auriez pas dû sortir encore, carvous n’êtes pas guéri.

– Vous croyez, Huguette ?

– Cela se voit sur votre figure,répliqua la jeune fille en faisant unepetite moue dédaigneuse.

Ces paroles cruelles frappèrent

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André en plein cœur. Il ne pouvaitplus se faire aucune illusion,Huguette n’avait pas même pris lapeine de lui cacher sa pensée ; iln’avait plus de fiancée.

La jeune fille lui tourna le dosbrusquement et s’élança au bras deson cavalier, qui l’entraîna à lapremière mesure de la valse.

André, immobile, le regard ahuri etcomme foudroyé, la suivit des yeuxun instant ; il la vit pencher sa têtesur l’épaule de son danseur et luidire tout bas quelques mots. Aumouvement de ses lèvres, il crutdeviner qu’elle disait :

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« Ce pauvre André, il ne se doutepas, vraiment, qu’il est devenu laid àfaire peur. »

Alors son cœur se serra et cessa debattre un instant ; ses yeux, voilés,ne distinguaient plus les objets ; dessons indistincts, confus, résonnèrentà ses oreilles comme des plaintes ils’éloigna en chancelant et allas’asseoir, plus loin, sur un petittertre au pied d’un orme.

Là, ne croyant pas avoir à redouteraucun regard indiscret, il laissatomber sa tête dans ses mains.

– Oh ! c’est affreux, murmura-t-il,mon bonheur est brisé !… Comme

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elle m’a parlé ! quelle froideur ! queldédain ! Elle n’a pu trouver une seulebonne parole à me dire. Mais, enrevanche, elle a bien su me fairecomprendre que j’ai la joue brûlée,que je suis laid, que je suis devenu unobjet de répulsion… Ainsi, pour elle,qui devait être ma femme, je suisaujourd’hui un malheureux qui luifait horreur ! Oh ! j’aime encoremieux cela que de la pitié !…Huguette, Huguette, je ne savais pasque vous manquiez de cœur… Ellem’a repoussé, elle me fuit ; elle mel’a fait comprendre, tout est finientre nous, je ne dois plus penser àelle !

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Ses yeux étaient remplis de larmes ;il se retenait pour ne pas sangloter.

– Ce matin, reprit-il, mon père medisait encore : « Dans huit jours, jemettrai la faux dans mes blés ; c’estdans trois semaines, André, que tuconduiras Huguette devant M. lemaire et M. le curé. » Ne nouspressons plus tant de couper nosmoissons, mon père ; votre fils ne semarie pas…

Tout à coup, une main se posadoucement sur l’épaule du jeunehomme.

André se redressa vivement ; maisaussitôt son regard s’adoucit et ses

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traits s’animèrent. MademoiselleMichelin était près de lui.

– Bonjour, Marie, lui dit-il en luitendant la main.

Marie, rouge comme une cerise mûre,mit sa main mignonne et toutepeureuse dans celle d’André.

– Monsieur André, dit-elle d’une voixdouce et tremblante, pourquoi vouséloignez-vous ainsi de tout lemonde ? pourquoi ne dansez-vouspas ?

Il la regarda et répondit :

– Je n’ai pas le cœur à la joie, Marie.

– Alors, c’est pour cela que vous

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fuyez ceux qui s’amusent ? reprit-elletristement.

– Je ne fuis personne, Marie,répliqua-t-il vivement ; seulement, jeme suis aperçu que ma présencen’était pas agréable.

– Oh ! vous ne dites pas cela pourvos amis, monsieur André.

– Mes amis ! s’écria-t-il ; puis-jesavoir s’il m’en reste seulement un ?

– Ah ! Monsieur André, c’est mal dedouter ainsi.

– Vous me donnez tort, Marie, vousme donnez tort, parce que vous nesavez pas que mon cœur souffre et

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que j’ai le droit de me plaindre. Avez-vous vu Huguette ?

– Elle est là, répondit la jeune filled’une voix faible, elle danse.

– Oui, elle danse, elle se fait admirer,elle sourit à chaque complimentqu’on lui adresse ; elle aime tant àentendre dire qu’elle est jolie ! Sacoquetterie triomphe, elle estheureuse. Ah ! il sera bien fou celuiqui, trompé par un de ses regards, unde ses sourires, croira y voir l’imagede son cœur ! Son cœur ! elle n’en apas… Huguette n’a d’amitié pourpersonne, elle n’aimera jamaisqu’elle-même.

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– Vous la jugez mal, monsieurAndré ; Huguette vous aime, vous.

– Moi ! Je l’ai cru, je le croyaisencore tout à l’heure ; mais elle a eule courage de m’enlever toute illusionà ce sujet.

– Mon Dieu ! que vous a-t-elle fait ?

– Elle m’a blessé cruellement.

– Huguette, votre fiancée ! Est-cepossible ?

– Oh ! ma fiancée fit le jeune hommeavec un sourire amer.

La tête de la jeune fille se pencha sursa poitrine, et deux larmes roulèrentdans ses yeux.

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– Vous ne pouvez croire cela, Marie,reprit André, parce que vous êtesbonne.

– Monsieur André, répondit la jeunefille, Huguette n’est pas méchante ;elle n’a pas eu l’intention de vousfaire de la peine, j’en suis sûre. Toutà l’heure elle vous demanderapardon.

– Voulez-vous connaître la cause duchangement de mademoiselleHuguette ? reprit André.

– C’est donc sérieux ?

– Oui. Regardez-moi.

– Je vous regarde.

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– Comprenez-vous ?

– Non.

– Vous ne voyez pas sur ma figure ?…

– La brûlure !

– Cela me rend affreux ?

– Mais non.

– Comment ! vous ne me trouvez paslaid, repoussant ?

– Mais non, monsieur André.

– Ah !… Eh bien, Marie, cela prouveque Huguette pense autrement quevous.

– Quoi ! c’est pour cela ?…

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– C’est pour cela, Marie ; c’est parceque j’ai la joue brûlée que monmariage avec Huguette, dont, on abeaucoup parlé, n’aura pas lieu.Maintenant vous comprenez que maplace n’est plus au milieu de ceux quisont joyeux ; je n’ai plus qu’à resterchez mon père pour y cacher malaideur.

– Ne parlez pas ainsi, monsieurAndré ; si Huguette est changée à cepoint, si elle vous dédaigne, uneautre vous aimera comme vous êtesdigne de l’être.

– Une autre, dites-vous ? Laquelle ?

– Je ne sais pas, répondit Marie

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embarrassée.

– Je n’ai plus cet espoir, reprit Andrétristement ; je suis trop laid pourqu’une jeune fille consente à devenirma femme.

– Monsieur André, vous voustrompez, protesta Marie.

Puis, aussitôt, elle poussa un petit crià la vue du père Jubelin, et s’enfuitcomme un oiseau effarouché pouraller rejoindre sa mère.

– Ah çà ! est-ce que Marie a peur demoi ? dit le fermier en arrivant prèsde son fils.

– Je ne le pense pas, répondit André.

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– Après l’avoir vue s’envoler à monapproche, j’aurais lieu de le croire.

– En effet, pourquoi est-elle partie sivite ? se demanda le jeune homme.

Et il marcha tout rêveur à côté deson père, cherchant le mot del’énigme.

Les danses continuaient, il fit le tourdu bal, mais sans chercher à revoirHuguette.

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Chapitre 6

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Plusieurs jours s’écoulèrent.André n’avait pas revu Marie. Maisla jeune fille occupait constammentsa pensée, et l’image de Huguettes’effaçait peu à peu de son cœur.

Le souvenir de la dédaigneuseHuguette ne contenait déjà plusaucun regret, tandis que Marie luiapparaissait douce, gracieuse,souriante comme la fée du bonheur.

D’un mot, Huguette l’avait meurtri,

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déchiré ; d’un regard, Marie l’avaitcalmé, consolé, guéri.

Sa reconnaissance envers la jeunefille s’était changée en une affectionprofonde. Peut-être ignorait-ilencore le véritable état de son cœur,où l’espoir et la joie renaissaient àson insu.

Mais lorsqu’il eut bien analysétoutes les paroles de Marie, lorsqu’ilse fut bien assuré qu’il n’interprétaitpas faussement sa rougeur, sonémotion, son embarras et aussi safuite précipitée, le voile se déchira etil comprit combien la charmanteenfant lui était chère.

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Les sympathies que nous éprouvonsnaissent presque toujours de cellesdont nous sommes l’objet. Il en estde même de toutes les affections :nous aimons qui nous aime.

André rappela à lui tous ses rêves debonheur ; ils revinrent en foule.

Un matin, au milieu des champs, oùles épis mûrs se courbaient sous lesfaucilles, André rencontra Marie,Comme lui, la jeune fille venait deporter le déjeuner des moissonneurs.

– Marie, lui dit-il, vous souvenez-vous de ce que vous m’avez ditl’autre jour ? Vos paroles m’ont faitbeaucoup de bien. J’étais triste,

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découragé ; grâce à vous, le cielaujourd’hui me paraît plus beau, laprairie plus verte, les fleurs plusjolies. « André, m’avez-vous dit, uneautre vous aimera. » J’ai cherchéautour de moi, et j’ai trouvé. Marie,êtes-vous contente ?

– Oh ! oui, si vous êtes heureux !répondit la jeune fille, dont le visagepâlit subitement.

– Celle que j’aime aujourd’hui,Marie, continua André, plus encoreque je n’aimais Huguette autrefois,celle qui deviendra ma femmebientôt, je l’espère, vous laconnaissez.

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– Je la connais ? répéta Marie avecsurprise.

– N’est-ce pas vous qui m’avez aidé àla trouver ?

Marie ne répondit pas. Ses yeux sefixèrent sur le bout de ses pieds, etune vive émotion oppressa sapoitrine.

– Vous ne me demandez pas sonnom ? reprit le jeune homme.

– Je ne veux point le savoir ! s’écria-t-elle, je ne veux pas…

Un sanglot déchira sa poitrine.

André lui prit la main.

– Il faut pourtant que vous le

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sachiez, dit-il : elle se nomme MarieMichelin.

– Moi ! moi ! exclama-t-elle.

– Marie, je ne connais que vous quine me trouviez pas laid avec ma jouebrûlée.

Elle se mit à pleurer, mais un sourireradieux éclairait en même temps sonvisage. Ce jour-là, Marie ne s’amusapoint, sur les sentiers, à jeter au ventles pétales de la marguerite. Ellen’avait plus rien à demander à lafleur des prés.

Les dernières gerbes étaient rentrées.Quelques jours de repos allaientsuccéder aux fatigues de la moisson.

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– Ah çà ! dit en souriant le pèreJubelin à son, fils, je crois que deuxou trois jours de noce ne seraient pasà dédaigner maintenant. Que penses-tu de mon idée, garçon ?

– Mais, je suis de votre avis, monpère.

– A la bonne heure. Après la peine leplaisir. Or donc, je m’en vais trouverle père de Huguette et lui dire…

– Ce n’est point au père de Huguettequ’il faut faire une visite, interrompitAndré, mais à celui de Marie.

Le père Jubelin ouvrit de grandsyeux étonnés.

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– Ah çà ! garçon, que me chantes-tulà ? fit-il.

– Père, ne vous en déplaise, c’estMarie Michelin que je veux pourfemme.

Le père Jubelin se mit à labourer sabarbe avec ses doigts.

– Diable ! diable ! c’estembarrassant, fit-il.

– Nullement, mon père. Vous vouliezaller chez le père de Huguette, ehbien, rendez-vous chez celui deMarie, et dites à M. Michelin ce quevous aviez l’intention de dire àl’autre.

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Le père Jubelin s’achemina vers lamaison de son camarade Michelin,tout en préparant le petit discoursqu’il se proposait de débiter afind’assurer le succès de sa mission.

– Eh bien, mon père ? l’interrogeaAndré à son retour.

– Dans quinze jours nous ferons lanoce, répondit-il.

André lui sauta au cou et l’embrassaà l’étouffer. La veille du mariage,Marie rencontra Huguette chez unede leurs amies communes.

– C’est donc demain que tu temaries ? dit Huguette d’un tonironique.

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– Oui, c’est demain.

– Comment as-tu pu te décider àprendre André pour mari ?

– Parce que je l’aime, réponditsimplement la jeune fille.

– Tu l’aimes !… Mais tu n’as doncpas vu comme il est devenu laid ? Sajoue brûlée le rend affreux.

– Affreux ! à tes yeux peut-être,Huguette, mais pas aux miens. Sajoue brûlée ! ajouta-t-elle avecexaltation, ah ! je la trouve belle,moi, car elle me rappelle sans cesseson courage, son dévouement, sonnoble cœur, notre maison en feu etmon père, prêt à périr au milieu des

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flammes !

Huguette n’osa pas répliquer.

Il y a aujourd’hui douze ans queMarie est la femme d’André Jubelin ;elle aime son mari comme le premierjour. Dieu lui a donné deux enfantsbeaux comme elle, un garçon et unefille.

Le petit garçon fera prochainementsa première communion.

Huguette a trente ans et elle n’est pasencore, mariée.

On rapporte que le fils de Marieayant un jour récité devant elle unefable bien connue de La Fontaine,

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elle a cru entendre son histoire.

On dit encore qu’elle se repentamèrement d’avoir repoussé André.

Ce qui porterait à le croire, c’est quela brûlure qui lui a inspiré tantd’horreur a presque disparu.

Le bonheur complet, sans nuage,dont jouit Marie, doit être aussi pourquelque chose dans ses regrets.

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Gabriel Cabos

Fontes :David Rakowski's

Manfred KleinDan Sayers

Justus Erich Walbaum - Khunrath

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