L'Épithète Traditionnelle Dans Homère

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Extratos da obra de Milman Parry, na área de estudos literários. Ainda nos anos 1920 na Iugoslávia, como um dos marcos iniciais desse novo campo de estudos.Na tese L’épithète traditionelle dans Homère, publicada em Paris em1928, Parry analisou a Ilíada e a Odisséia, trabalho que teve prosseguimento na obra de seu discípulo Albert Lord que, em 1960, publicou The single of the tales.

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  • PRFACE L'ide de ce livre m'est venue l'esprit pour la premire fois le jour o je me suis rendu

    compte de la ressemblance qui existe entre les styles de lIliade et de lOdysse, des

    fragments du Cycle et des plus anciens Hymnes homriques. L'explication que je donne de

    cette ressemblance concide avec celle que l'on admet gnralement, mais elle a ceci de

    particulier, qu'elle suit une mthode dfinie. Il ne nous suffit pas de savoir que le style

    d'Homre est plus ou moins traditionnel, il faut savoir encore quels mots, quelles

    expressions le sont. La mthode d'analyse que je propose nous fournit, je crois, cette

    connaissance prcise et substantielle. En m'en servant 'ai fait, dans la mesure o l Iliade et

    lOdysse nous en fournissent les matriaux, lana lyse d'une certaine partie de la diction:

    les formules qui renfer ment des pithtes. Puis, prenant les donnes de cette analyse, j'ai

    tch de montrer leur importance pour la comprhension de la pense d'Homre. Enfin j'ai

    tudi leur rapport avec le problme de la composition de lIliade et de lOdysse.

    Je ne mets pas de bibliographie en tte de ce volume: elle ne ferait que rsumer les titres

    que j'ai eu l'occasion de citer, leur place, au cours de la recherche. En dehors de deux

    tudes de Heinrich Dntzer (voir p. 154) je ne connais aucun livre o soit tudie, d'une

    manire approfondie, la technique de l'emploi de l'pithte fixe. Je dois cependant signaler

    lIntroduction l'Odysse de M. Victor Brard (Paris, 1924). Ce sont principalement les

    bibliographies de cet ouvrage qui m'ont amen la dcouverte de mon matriel et qui

    m'ont aid prciser le cadre de mon sujet. [vii]

    En terminant ce livre, je comprends quel point les conseils et l'exemple dos matres qui

    m'ont guid ont influenc mon travail. Que MM. Maurice Croiset, Antoine Meillet et Aim

    Puech veuillent bien trouver ici l'expression respectueuse de ma reconnaissance.

    M. P. [viii]

    A mon pre

  • I. AVANT-PROPOS : L'TUDE DU STYLE HOMRIQUE L'tude du style homrique.

    L'tude de la langue homrique.

    Caractre gnral de la diction formulaire.

    La mthode d'analyse de la diction traditionnelle.

    La tradition et le libre arbitre du pote.

    Comment saisir la physionomie et l'originalit des littratures primitives , crit Ernest

    Renan, si on ne pntre la vie morale et intime de la nation, si on ne se place au point

    mme de l'humanit qu'elle occupa, afin de voir et de sentir comme elle, si on ne la

    regarde vivre, ou plutt si on ne vit un instant avec elle [1]? Voil le thme que nous nous

    proposons de dvelopper dans ce volume en choisissant, parmi les nombreux sujets que

    comporte l'tude d'Homre, celui du style, et en nous en tenant l'emploi de l'pithte.

    1. L'tude du style homrique

    La littrature de chaque pays et de chaque poque n'est comprise comme elle doit l'tre de

    faon naturelle que par l'auteur et son public contemporain. Il existe entre eux un fonds

    commun d'exprience qui permet lauteur de mentionner tel objet, ou ou d'exprimer telle

    ide, tout en tant sr que son public se reprsente bien le mme objet et saisit les

    nuances de l'ide. L'auteur, et c'est l une partie de son gnie, tient compte tout instant

    des ides et du savoir de ceux auxquels il soumet son uvre; donc la tche de celui qui,

    vivant une autre poque, veut apprcier cette uvre avec justesse, consiste prcisment

    retrouver le savoir vari et les groupes d'ides que l'auteur supposait appartenir

    naturellement son public. [1]

    Ce qui vient d'tre dit n'est videmment qu'une des faons innombrables d'exprimer une

    des grandes vrits de la critique. Mais si le principe n'est que trop apparent, son

    application rigoureuse est des plus rares, tant complexe au point d'tre impossible

    raliser de manire tout fait satisfaisante: la critique se propose l un but qui est la

    perfection mme. Il est maintenant gnralement reconnu, par exemple, que ceux qui ont

    cherch, au moyen de la grammaire compare, le sens de certaines homriques,

    ont souvent perdu de vue ce principe fondamental, ce qui a nui la porte de leurs

    conclusions [2] . Et il en est de certaines conceptions abstraites comme du sens des mots.

    Que ne faudra-t-il pas savoir, par exemple, des opinions et des prjugs qu'Homre

  • partageait avec son public sur la proprit et sur le mariage, avant que nous ne

    comprenions lnormit vidente du crime des Prtendants! Et peut-on jamais esprer

    comprendre avec justesse le rle que jouent les dieux dans lIliade et dans lOdysse? On

    peut entrevoir une faible partie des ides qu'Homre partageait avec son auditoire sur les

    dieux de la lgende; mais la plupart d'entre elles restent certainement incomprises, sinon

    mme insouponnes, tant pour nous immotives. Donc, comprendre la nature de la vraie

    critique, c'est souvent se rendre compte que tel problme d'Homre prsente trop de

    difficults pour parvenir, avec une mthode donne, des conclusions trs nettes, que tel

    autre ne permet peut-tre pas de solution; mais la critique littraire d'Homre n'a de valeur

    qu'autant qu'elle russit reconstruire cette communaut de penses par laquelle le pote

    se faisait comprendre de ceux qui entendaient ses rcits.

    Or, seuls l'auteur et son public possdent la mme comprhension naturelle du style. Il

    n'est pas question ici du problme de linguistique consistant distinguer les diffrences

    entre le style potique , et le style du parler journalier

    . Il s'agit du rapprochement que font ceux qui lisent ou

    entendent l'uvre ' d'un certain auteur avec des uvres de toutes sortes qu'ils

    connaissent, et en particulier celles qui traitent le mme genre de sujet plus ou moins de la

    mme manire. Il est vident, par exemple, que le Moderne qui juge bon ou mauvais le

    style [2] d'un certain auteur ne peut porter ce jugement que par une comparaison mme

    inconsciente avec les styles qui lui sont connus, et en particulier avec les styles des

    uvres qu'il associe, par quelque point de ressemblance, celle dont il est question. On

    ne peut reconnatre ce qu'un style possde de beau, d' propos, ou d'original qu'en le

    comparant avec les styles qui lui ressemblent ou qui lui font contraste. L'auteur en tient

    compte, sachant que son uvre russira selon le succs avec lequel elle subira cette

    comparaison: se proccupant de l'ducation littraire de ceux qu'il espre avoir pour public,

    il fait en sorte que la comparaison lui soit favorable. Donc, pour juger du style

    d'Homre [3] , on ne devrait pas ignorer les styles qui lui taient familiers, et qu'il savait tre

    familiers ses auditeurs. On devrait connatre plus particulirement le style des pomes

    hroques avec lesquels rivalisaient lIliade et lOdysse, que ceux-l soient, l'uvre des

    potes de gnrations plus lointaines, ou qu'ils soient de ceux qui se disputaient avec

    Homre la renomme contemporaine. Alors seulement le lecteur moderne aurait le

    sentiment du style selon lequel, en les composant, Homre savait que ses pomes

    seraient jugs.

    On ne peut videmment acqurir par des moyens directs ce sentiment du style de la

    posie hroque en gnral, vu que, hors de lIliade et de lOdysse, il ne nous reste aucun

    pome ou fragment de pome remontant avec certitude la mme poque. Et on ne

    saurait baser ses raisonnements sur une comparaison entre lIliade et lOdysse ou entre

    les diffrentes parties de ces pomes; sans parler du fait que l'lment de l'imitation

    entrerait alors dans le problme, toute conclusion que l'on formulerait ainsi aurait la fragilit

    de l'hypothse sur laquelle elle serait fonde. Pour obtenir des donnes sur le style des

    autre pomes hroques connus du public littraire du temps d'Homre, on en est rduit

    des recherches indirectes. Jusqu'ici on a eu recours trois sources d'information qui

    indiquent toutes cette mme solution: le style d'Homre est traditionnel et semblable au

    style employ par tout pote de son temps ayant compos des rcits [3] hroques. La

    premire source o lon puise cette conclusion est l'exemple qui nous est fourni par

  • d'autres posies hroques [4] . On y trouve des indications prcieuses, mais qui sont d'un

    caractre trop gnral. Il ne nous suffit pas de savoir que le style homrique est

    traditionnel, il faut encore savoir quels mots, quelles expressions, quelle partie de la diction,

    lui donnent ce caractre, afin de pouvoir distinguer entre ce qui est traditionnel et ce qui est

    l'uvre propre d'Homre. La deuxime source dont on puisse tirer des conclusions est une

    comparaison entre le style d'Homre et celui que nous voyons dans les fragments

    du Cycle, dans le Bouclier d'Hracls, et mme dans Hsiode et dans les hymnes

    homriques [5] . On peut relever de ce ct bien des indications sur le style de l'pos, mais

    on ne peut esprer en tirer une conclusion vraiment satisfaisante. Le problme se trouve

    compliqu par la trop petite quantit de fragments qui reste du Cycle et la brivet

    du Bouclier, ainsi que par le fait que ces pomes et les hymnes, appartenant des

    poques diverses, ne suivent videmment pas la tradition avec une gale fidlit. Il est

    probable aussi que leur diction s'est inspire en grande partie des pomes d'Homre. La

    source la plus sre et la plus abondante en indications sur le style des pomes hroques

    perdus, est l'Iliade et l'Odysse mmes. Il faut tudier ces pomes pour reconstituer les

    ides que les auditeurs d'Homre possdaient sur le style hroque avant d'avoir entendu

    les vers de ce pote.

    2. L'tude de la langue Homrique

    A cette reconstitution, par l'tude d'Homre, des lments du style qui sont communs

    l'Iliade et l'Odysse et aux pomes d'autres potes piques, la critique a dj beaucoup

    travaill, bien qu'en apparence elle ait donn son attention un autre problme: celui des

    phnomnes linguistiques de notre texte d'Homre. Elle s'est intresse montrer que

    certaines formes dialectales ont t conserves et certaines formes artificielles cres

    sous l'influence de l'hexamtre. Les Anciens, comme nous le montrent certaines de leurs

    remarques qu'on relve dans Eustathe et les scholies, invoquaient l'influence du

    mtre, [4] , cUplus particulirement du dactyle, pour expliquer des

    formes anomales et des emplois irrationnels. Ils expliquent

    ainsi ( 59), (39), ( 4). Ils donnent la mme raison de

    l'emploi du singulier en 38. Le fait qu'ils soient alls jusqu' expliquer ainsi la

    rptition de en 481 est trs significatif [6] . Les Modernes se sont de nouveau

    intresss ce problme, surtout depuis Ellendt et Dntzer qui, travaillant

    indpendamment en mme temps, sont arrivs des conclusions assez semblables. Ces

    deux savants ont cherch dans le caractre dactylique du mtre la cause de l'allongement

    et du raccourcissement, de l'apocope, de l'emploi du pluriel pour le singulier, de l'emploi de

    l'pithte selon sa valeur mtrique, etc. [7] . Quelques annes plus tard, en 1875, G.

    Hinrichs avana la thorie que les mots de forme olienne dans Homre ont t conservs

    lorsque les Ioniens apprirent des oliens le style de la posie pique [8] . Ainsi furent

    jetes les bases de ce travail considrable [9] qui est arriv dmontrer que la langue

    des pomes homriques est l'uvre du vers pique [10] ; les ades ont conserv des

    formes anciennes, introduit des formes plus jeunes, et mme cr des formes artificielles

    sous la pousse incessante de leur dsir d'avoir une langue adapte aux besoins de la

    versification en hexamtres. C'est surtout par K. Witte que ce problme, complexe et vari,

    a t dfini et trait d'une faon la fois prcise et systmatique [11] , et son travail est

    venu s'ajouter [5] l'oeuvre rcente de K. Meister, Die Homerische Kunstspracke [12] .

  • ***

    Les rapports entre cette tude d'une langue qu'on peut caractriser par le terme

    de hexamtrique et le problme de l'ducation littraire d'Homre et de son public, sont

    vidents. Etablir dans lIliade et l'Odysse l'existence d'une langue artificielle, c'est prouver

    que le style homrique, en tant qu'il emploie les lments de cette langue, est traditionnel.

    Car cette langue se montre, par son caractre, comme un travail au-dessus des forces d'un

    seul homme ou mme d'une seule gnration de potes; et par consquent on sait que l'on

    se trouve en prsence d'un lment du style qui est le produit d'une tradition et dont tout

    ade de l'poque se serait servi.

    Il est important, pour les fins du prsent essai, de savoir exactement en quoi consiste cette

    preuve que la langue homrique est toute entire traditionnelle; car la mthode d'analyse

    d'Homre par laquelle on est arriv cette conclusion est essentiellement la mme que

    celle que nous utiliserons dans ces pages pour prouver le caractre traditionnel de la

    diction de l'Iliade et de l'Odysse. Mais avant de dfinir cette mthode, prcisons la

    distinction que nous faisons entre la langue et la diction d'Homre. Par langue on dsigne

    l'ensemble des lments de phontisme, de morphologie, et de vocabulaire, qui

    caractrisent le parler d'un certain groupe d'hommes un certain endroit et une certaine

    poque; pour Homre le problme de la langue consiste distinguer les formes, les

    constructions, et les mots archaques, oliens, ioniens, artificiels, et mme peuttre

    achens qui apparaissent dans le texte de l'Iliade et de lOdysse et en expliquer la

    prsence. Par diction on dsigne ces mmes lments de phontisme, de morphologie et

    de vocabulaire considrs sous un autre aspect: comme les moyens par lesquels un

    auteur exprime sa pense. C'est ce seul problme, de savoir pourquoi Homre a choisi

    certains mots, certaines formes, certaines constructions pour exprimer sa pense, que

    nous traiterons dans ce volume. Mais, pour tcher de savoir [6] quelle partie de l diction

    d'Homre est traditionnelle et quelle partie est originale nous nous servirons de la mthode

    qu'on a employe pour prouver que la langue homrique est une langue traditionnelle.

    Cette preuve du caractre traditionnel de la langue ne rside pas dans le fait qu'on trouve

    dans Homre de nombreux lments pouvant tre classs comme oliens ou archaques:

    une forme dorienne dans les vers d'Eschyle ne prouve pas que la forme en question a t

    emprunte aux vers d'un autre pote qui l'aurait prcd. La preuve consiste en ce que les

    lments dialectaux et artificiels de la langue homrique constituent un systme

    caractris la fois par une grande extension et par une grande simplicit. Lorsqu'on met,

    par exemple, les dsinences ioniennes cte cte avec les dsinences non-ioniennes

    correspondantes (-, -, -, -, -, etc., ct de -, -, -, -, -, etc.), des

    mots ioniens ct de mots non-ioniens (, (), ,, , etc.,

    ct de , (), , , , etc.), on trouve de part et d'autre des

    lments de la langue qui ont presque toujours des valeurs mtriques diffrentes. A trs

    peu d'exceptions prs (et ces exceptions s'expliquent aussi par la tradition, cf. p. 228, n. 1)

    il n'y a rien de ce qu'on constate abondamment dans la langue d'un pote grec usant d'un

    style individuel: les lments qu'il emprunte un autre dialecte prsentent souvent les

    mmes valeurs mtriques que les lments correspondants du sien. Ainsi, par

    exemple dorien que les potes athniens emploient dans leurs churs pour attique; on

    lit dans dipe Colone (vv. 525-6)

  • .

    et (vv. 1239-40)

    , ,

    . . .

    etc. Donc la simplicit du systme de la langue pique consiste en ce que les lments

    dialectaux ou artificiels correspondants ont des valeurs mtriques uniques; et l'extension

    du systme rside dans le grand nombre de cas o l'on peut opposer un lment d'un

    certain dialecte l'lment correspondant d'un [7] autre. Il est vident qu'un tel systme ne

    saurait qu'tre traditionnel; car un pote, empruntant selon son got personnel des formes

    et des mots un dialecte autre que le sien, en choisirait certainement quelques-uns, mme

    sur un petit nombre d'emplois, qui auraient des valeurs mtriques quivalentes.

    A cette preuve du caractre traditionnel de la langue homrique fournie par le systme, on

    associe les explications des facteurs dterminant la cration et la conservation de cette

    langue: mais ces explications, si elles sont essentielles notre comprhension du

    problme, ne sont cependant pas des preuves. Il faut que nous sachions que cette langue

    a t l'uvre de gnrations d'ades qui gardaient toujours les le systme seul que rside

    la preuve mme du fait que la langue d'Homre est traditionnelle lments de la langue de

    leurs prdcesseurs propres faciliter la composition et ne pouvant tre remplacs par

    d'autres lments plus rcents. Il faut que nous sachions que, par l'analogie fournie par

    d'autres formes, les ades ont compos des formes qui n'existaient pas dans la langue

    parle, par exemple les formes , , etc. Il faut que nous comprenions que la

    dsinence - du gnitif a une valeur toute particulire pour la composition des

    hexamtres, puisqu'elle peut terminer un mot avant la csure fminine ou au milieu du

    dactyle du cinquime pied ce qui est impossible ou moyen de la dsinence -, ou la

    fin du vers ce qui n'est possible, au moyen de - , que dans le cas de certains

    mots [13] . Et la connaissance de ces faits est indispensable; car seule elle montre d'une

    faon absolue qu'il s'agit d'un style traditionnel et non pas, comme le supposait Fick, d'une

    traduction d'olien en ionien. Mais cependant c'est dans le systme seul que rside la

    preuve mme du fait que la langue dHomre est traditionnelle.

    3. Caractre gnral de la diction formulaire

    La critique a toujours admis, quoique d'une manire vague et dpourvue de prcision, que

    la diction d'Homre est faite en plus ou moins grande partie de formules, mais aucune

    tude approfondie n'avait t faite de cet lment avant le jour o l'on y [8] recourut pour

    rfuter des thories qui voulaient voir dans ces formules une preuve d'imitation. On sait

    comment toute expression rpte, mme tout cho d'une autre expression, tait

    considr comme preuve d'imitation, et comment, aux mains de Sittl, de Gemoll, et de

    maint autre critique, les vers et les passages qui les contenaient reurent un dur

    traitement [14] . Ce fut l'origine des uvres de Rothe, de Scott, et de Shewan, qui

    entreprirent de dmontrer que des formules se trouvent partout dans Homre, et qu'il doit y

    avoir eu un fonds commun dans lequel tout pote pique pouvait puiser [15] . La mthode

    suivie par ces critiques consiste simplement dmontrer que, pour peu qu'on en ait le

  • dsir, on peut trouver des raisons de considrer des formules de n'importe quelle partie de

    lIliade et de lOdysse comme tant imites de celles de n'importe quelle autre partie de

    ces uvres. En d'autres termes, supposer qu'une expression rpte est une preuve qu'il

    y a imitation permet toujours d'analyser les pomes d'aprs une ide prconue. Mais on

    n'est pas all plus loin que cette conclusion purement ngative; on s'est content de

    montrer de faon certaine mme si la certitude ainsi acquise est gnrale et ne s'tend

    pas au dtail que les formules d'Homre doivent driver d'un style traditionnel. Par

    consquent la critique homrique, force de reconnatre un certain lment formulaire dans

    l'Iliade et dans lOdysse, est nanmoins reste divise sur la question d'intrt capital:

    quelle proportion de la diction homrique doit-on attribuer la tradition et quelle proportion

    au pote? Le Parallel-Homer de Schmidt n'a pas rsolu cette question, car d'une part il est

    tout fait possible que le pote ait rpt une expression de sa propre invention, et d'autre

    part il aurait bien pu n'avoir eu qu'une seule fois l'occasion d'employer une certaine formule

    dans les deux pomes piques que nous connaissons. On peut juger de la situation par [9]

    l'opposition que M. Meillet suscita lorsqu'il exprima l'opinion que le style homrique est

    compltement formulaire. Ce critique a crit (Les origines indo-europennes des mtres

    grecs, Paris, 1923, p. 61): L'pope homrique est toute faite de formules que se

    transmettaient les potes. Qu'on prenne un morceau quelconque, on reconnat vite qu'il se

    compose de vers ou de fragments de vers qui se retrouvent textuellement dans un ou

    plusieurs passages. Et mme les vers dont on ne retrouve pas les morceaux dans un autre

    passage ont aussi le caractre de formules, et ce n'est sans doute que par hasard qu'ils ne

    sont pas conservs ailleurs. Il est vrai, par exemple, que le vers A 554:

    ne se lit pas dans le reste de l'Iliade ni dans l'Odysse; mais c'est qu'il n'y a pas eu d'autre

    occasion de l'employer. Commentant ces phrases A. Platt a crit (Classical Review, 38

    (1924), p. 22): A la page 61 on dit de l'pope des choses qui font douter de ses yeux.

    ***

    Il n'est qu'un seul chemin par lequel nous puissions arriver savoir avec quelque prcision

    quelle partie de la diction d'Homre doit tre formulaire: c'est la comprhension du fait que

    cette diction, en tant qu'elle est compose de formules, est due toute entire l'influence

    du vers. Comme l'lment non-ionien d'Homre s'explique seulement par l'influence de

    l'hexamtre, de mme la diction formulaire, dont l'lment non-ionien constitue une partie,

    a t cre par le dsir qu'avaient les ades d possder des mots et des expressions

    faciles mettre en vers hroques. Les potes piques ont construit et conserv travers

    les gnrations une technique de formules trs complexe, constitue dans ses plus petits

    dtails la fois pour exprimer d'une manire convenable les ides propres l'pos et pour

    attnuer les difficults de la versification.

    Si cette diction par formules est, elle-mme complique, comme on aura l'occasion de le

    voir bientt, au point qu'il faut un travail norme pour l'analyser, le principe en est pourtant

    essentiellement simple et peut tre exprim en peu de mots. Pour crer une diction qui

    s'adaptt aux exigences de la versification, les [10] ades trouvaient et conservaient des

    expressions qui, pouvant servir telles quelles ou avec un lger changement diffrentes

    phrases, tombent des places fixes dans le vers. Ces expressions ont des mesures

  • diffrentes selon les ides qu'elles doivent exprimer, c'est--dire selon la nature des mots

    ncessaires expression de ces ides. Les plus communes d'entre ces formules

    remplissent le vers entre la dirse bucolique et la fin du vers, entre les csures

    penthmimre, , hepthmimre et la fin du vers, entre le

    commencement du vers et les csures indiques, et enfin le vers enfier. Les faons dont

    ces expressions se joignent les unes aux autres pour former la phrase, en mme temps

    que pour remplir la mesure de l'hexamtre, sont multiples et varient pour chaque type

    d'expression.

    Un exemple peut illustrer le fonctionnement complexe de ce principe, simple en lui-mme.

    Prenons un cas peu compliqu, celui d'une phrase forme d'un sujet et d'un prdicat

    simples. Si l'on peut remplir la premire moiti du vers par le prdicat, et si l'on possde

    d'autre part une srie de sujets grammaticaux pouvant remplir, chacun sparment, la

    seconde moiti du vers, on peut faire avec ces matriaux autant de vers que l'on a de

    sujets. C'est prcisment de cet artifice qu'Homre se sert pour exprimer l'ide de un tel

    rpondit. L le verbe parvient, l'aide d'un pronom, d'une conjonction, et d'un adverbe,

    former une expression qui remplit le vers jusqu' la csure fminine:

    D'autre part une srie de noms propres se prtent, l'aide de mots pithtiques, remplir

    la ligne entre cette csure et la fin du vers. Il se trouve dans lIliade et lOdysse 27 vers

    diffrents o le pote emploie ce procd [16] .

    (3 fois)

    (2 fois)

    (4 fois)

    (8 fois)

    (7 fois) [11]

    (2 fois)

    ,

    (2 fois)

  • ,

    (2 fois)

    (5 fois)

    (4 fois)

    ,

    (4 fois)

  • (3 fois)

    De mme le pote pique pouvait faire un vers en joignant n'importe lequel de ces

    hmistiches sujet n'importe quel hmistiche prdicat qui, remplissant le vers entre son

    commencement et la csure fminine et se terminant par une voyelle brve, formerait une

    phrase complte. Par exemple, on trouve pour l'hmistiche :

    * [12]

    (2 fois)

    ,

    (4 fois) ,

    ,

  • ,

    (2 fois)

    (8 fois)

    (2 fois)

    (2 lois)

    Le nombre de vers composs de deux hmistiches de ce genre que l'on pourrait relever

    dans Homre est norme. On trouve par exemple:

    (2 fois)

  • (2 fois)

    ,

    (5 fois)

    (3 lois)

    (2 fois)

    (3 fois)

    ()

    ,

    (3 fois)

    ,

    (2 fois)

  • ,

    [13]

    ,

    Le caractre pratique de ces expressions au point de vue de la composition des vers est

    vident. On voit, par le nombre d'expressions qui, ayant la mesure ___ et se terminant

    par une voyelle brve, peuvent servir comme prdicat complet d'une phrase, et par le

    nombre d'autres expressions qui, ayant la mesure ___ et commenant par une

    consonne simple, peuvent servir comme sujet, quelles ressources normes possdait le

    pote pique. Si le contexte le demandait, et si le sens le permettait, il pouvait former

    n'importe quelle combinaison de ces expressions et possder ainsi la fois un vers correct

    et une phrase complte. Pour donner une ide des nombreuses occasions dans lesquelles

    Homre se sert de cet artifice, on peut complter la liste dj commence des vers

    contenant un hmistiche prdicat qui parat et avec et avec une

    autre expression sujet de la mme mesure.

    (8 fois)

    (14 fois)

    (5 fois)

  • ,

    (3 fois)

    (3 fois)

    (5 fois)

    (2 fois)

    (3 fois)

    , (4 fois)

    (19 fois)

    , (2 fois) [14]

    (7 fois)

  • (2 fois)

    (2 fois)

    (3 fois)

    Cf.

    (2 fois)

    Cf.

  • (2 fois)

    En rsum, on trouve avec les 25 expressions prdicat qui compltent le vers

    par , 39 autres expressions sujet, composes chacune d'un nom

    et d'un ou de deux mots pithtiques, possdant la mme mesure.

    ***

    On s'est born jusqu'ici employer le terme gnral expression. Avant de dcider dans

    quelles limites on peut se permettre de rattacher des expressions comme celles qui

    viennent d'tre cites la tradition, c'est--dire avant, de dcider quelle mthode [15] de

    recherche on doit suivre pour tudier l'lment traditionnel dans la diction d'Homre, il faut

    s'entendre sur le sens du mot formule. Dans la diction des pomes adiques la formule

    peut tre dfinie comme une expression qui est rgulirement employe, dans les mmes

    conditions mtriques, pour exprimer une certaine ide essentielle. L'essentiel de l'ide,

    c'est ce qui en reste aprs qu'elle a t dbarrasse de toute superfluit stylistique. Ainsi

    l'ide essentielle des mots est quand laube

    vint; celle de est il alla; celle de est lui dit; et. comme on

    aura l'occasion de le voir en dtail plus loin, celle de est Ulysse.

    On peut dire qu'une expression est employe rgulirement lorsque le pote s'en sert

    habituellement, et sans aucune crainte qu'on lui reproche de s'en tre servi trop

    frquemment. Si, par exemple, pour exprimer l'ide du prdicat d'une phrase qui veut dire

    essentiellement un tel lui rpondit, par des mots remplissant le vers jusqu' la csure

    fminine et se terminant par une voyelle brve, Homre se sert invariablement de

    , ces mots peuvent tre considrs comme constituant une formule; car la

    frquence de l'expression et le fait qu'elle n'est jamais remplace prouvent que le pote n'a

    jamais hsit s'en servir lorsqu'il pouvait exprimer ainsi sa pense. De mme si on trouve

    que, pour exprimer le sujet de cette phrase, Homre se sert constamment d'un certain

    groupe de mots, par exemple de , celui-ci peut tre considr

    comme une formule. Et si, enfin, on trouve que le sujet de ' est plus ou

  • moins souvent fourni par une srie d'expressions analogues en ce qu'elles sont

    composes chacune d'un nom et d'un ou de deux mots pithtiques, on peut en conclure

    qu'on se trouve en prsence d'un type de formule. Ainsi la formule et la formule-type font

    par dfinition, comme par ncessit, partie de la technique employe par Homre dans ses

    pomes pour exprimer ses ides. Mais que la formule appartienne la tradition, ou qu'elle

    soit plutt l'uvre du pote, ceci n'est nullement impliqu par la dfinition, et ne doit pas

    l'tre. Car la formule homrique est considre ici en tant qu'elle est moyen de versification

    et non au point de vue de son caractre traditionnel ou original. C'est une expression qui,

    quelle qu'en soit l'histoire, a facilit la versification au pote ou aux potes de [16] lIliade et

    de l'Odysse au moment o furent composs ces pomes.

    C'est ainsi que l'on peut dire sans hsitation que les vers et que les hmistiches qui

    viennent d'tre cits sont des formules, mais non pas qu'ils sont traditionnels. Dans les

    pomes homriques l'ide de , par exemple, ne s'exprime pas

    autrement dans le mme espace du vers, et ceci, joint au fait qu'Homre emploie cette

    expression un peu partout, 39 fois dans l'Iliade et 19 fois dans l'Odysse, peut nous donner

    une ide de la rgularit avec laquelle le pote emploie une formule l'exclusion de toute

    autre manire d'exprimer la mme ide dans le mme espace du vers. Cette fidlit la

    formule est encore plus vidente dans le cas de que le pote

    emploie 5 fois dans l'Iliade et 33 fois dans l'Odysse sans jamais songer employer

    d'autres mots pour exprimer la mme ide, sans jamais penser mme utiliser l'espace du

    vers qu'occupent les mots pithtiques pour l'expression de quelque ide originale. De

    mme on trouve que le pote emploie trs peu d'exceptions prs un certain type de

    formule pour complter une phrase dont le prdicat ne s'tend qu' la csure fminine:

    parmi les 254 vers qui commencent par une des expressions prdicat que nous avons

    trouves employes avec , toutes sauf trois se terminent

    invariablement par une expression compose d'un nom et d'un ou deux mots pithtiques:

    A 413

    = 428

    430 ,

    ()

    434

    peut bien tre une formule, cre pour servir chaque fois qu'un

    pote devait dcrire le rle traditionnel de Thtis, celui d'une mre qui se plaint de la

    destine de son fils. Dans les deux autres cas, o il est question du Phnicien, enleveur

    d'enfants, et de la servante tratresse, il est certain que le pote avait exceptionnellement

  • affaire des personnages pour lesquels il ne connaissait pas, et ne voulait pas chercher de

    noms.

    On pourrait continuer cette recherche de diverses faons pour voir dans quelle mesure

    l'expression homrique peut tre classe comme formule. Par exemple, on pourrait

    prendre la srie d'expressions [17] dont l'ide essentielle est un tel lui parla sur un certain

    ton ou avec un certain geste, et l'on trouverait des sries de formules prdicat du type

    pronom-conjonction-participe-verbe:

    (11 fois)

    (15 fois)

    (5 fois)

    (2 fois)

    '

    (4 fois)

    (3 fois)

    (4 fois)

  • (3 fois)

    Enfin on pourrait aussi tablir dans le cas de ces expressions prdicat un type de formule

    forme d'un pronom, d'une conjonction, d'un participe, et de ou : [18]

    446

    516

    55

    183

    41

    I196

    355

  • 438

    194

    843 p

    On pourrait continuer ainsi rechercher dans tous les vers d'Homre les formules et les

    types de formules dont se sert ce pote. Si le travail tait men soigneusement et si on se

    limitait aux expressions rapparaissant avec une certaine frquence, on aurait finalement

    une collection assez considrable de formules homriques et on pourrait expliquer les

    artifices de versification auxquels elles servent. Mais on n'aurait cependant qu'un catalogue

    de documents plus ou moins comparable au Parallel-Homer de Schmidt. On n'y pourrait

    dcouvrir quelle fut l'origine de ces formules, ni comment elles constituent entre elles un

    ensemble organis, ni question de suprme importancequelle partie d'entre elles doit

    driver de la tradition et quelle autre partie de l'originalit d'un certain pote. Car si on y

    avait montr la rgularit avec laquelle Homre se sert de certaines formules, on n'y aurait

    pourtant trouv aucune preuve que ces formules sont traditionnelles. Comme dans le cas

    des lments non-ioniens de la langue homrique, la commodit mtrique ne sert qu'

    expliquer l'origine et la survivance de ce qui est traditionnel, aprs qu'on l'a distingu par

    d'autres moyens. Or, cette preuve du caractre traditionnel des formules rside dans le fait

    que celles-ci constituent un systme caractris la fois par une grande extension et par

    une grande simplicit.

    4. La Mthode danalyse de la diction traditionnelle

    De quelle faon doit-on procder pour trouver dans la masse des formules ce systme

    ncessaire la solution du problme? Il faut montrer qu'il existe dans Homre des sries

    de formules [19] contenant les mmes parties du discours, ayant une mme valeur

    mtrique, et qui ne prsentent qu'exceptionnellement des lments superflus au point de

    vue de la versification. Il faut, pour viter toute ptition de principe, montrer en quelle

    mesure nom, pronom, verbe, adjectif, adverbe, prposition, conjonction et particule de tout

    sens et de toute valeur mtrique apparaissent dans des sries de formules de mme

    nature. C'est seulement aprs avoir tabli selon ces lignes des systmes de formules des

    diffrentes valeurs mtriques et composes des diffrentes parties du discours, que l'on

    saura avec certitude quelle partie de la diction homrique peut tre rattache la tradition.

    Les vers et les parties de vers cits plus haut illustreront ce qui vient d'tre dit. On a vu

    que, dans toute une srie de vers, le nom propre cre, avec l'aide de quelque mot

    pithtique, une formule qui remplit exactement la portion de vers place entre la csure

    fminine et sa fin. La formule constitue ainsi peut tre appele formule nom-pithte, et

    lorsqu'on dit qu'elle appartient un certain type de formule, cela peut signifier que la

    formule a une valeur mtrique donne et se compose de certaines parties du discours. Or

    si, par une tude de l'ensemble des noms de personnages (qui forcment figurent toujours

  • dans les vers du genre en question) on trouve d'une part qu'il existe dans le cas d'un assez

    grand nombre de noms de personnages une formule nom-pithte, un certain cas

    grammatical, et d'un type donn, et d'autre part qu'aucun de ces personnages, ou presque

    aucun, n'est dsign par plus d'une seule formule nom-pithte ce cas et de ce type, on

    aura tabli un systme trs tendu et d'une grande simplicit, ce qui prouvera que ce

    systme, en tant qu'il s'agit d'lments uniques, est traditionnel. Toute la srie d

    hmistiches sujet tombant aprs la csure fminine que nous avons eu l'occasion de citer

    plus haut (pp. 11-15), constitue un systme de ce genre. On y a, d'une part, une srie de

    quarante formules nom-pithtes diffrentes ayant une mme mesure et commenant

    toutes, trois exceptions prs, par une consonne simple; et d'autre part parmi ces

    quarante formules nom-pithte diffrentes il n'y en a que six qui ne sont pas uniques dans

    Homre au point de vue du sens et du mtre: ~

    et ~ , [20]

    ~ . Or si on retranche ces six formules quivalentes de la srie, il

    restera une srie de 34 formules nom-pithte, un certain cas et un certain type,

    dsignant autant de personnages; il y a l un systme trs tendu, d'o est exclu tout

    lment superflu au point de vue de la versification.

    Il est vident qu'un seul pote n'aurait jamais pu crer toute cette srie de formules. On

    pourrait peut-tre lui en concder quelques-unes; mais comment, mme en crant ces

    quelques formules, ft-il arriv n'en crer qu'une seule d'une certaine valeur mtrique

    pour un personnage donn? Une tude de la formule nom-pithte dans Apollonius et

    dans Virgile nous montrera de la faon la plus concluante qu'il n'est pas possible un

    pote de crer lui-mme des formules nom-pithte sauf dans une mesure insignifiante, et

    que, s'il a russi en crer seulement deux ou trois, il y a dj parmi elles des formules

    quivalentes. Cette tude de la formule nom-pithte dans un style non-traditionnel

    fournira le sujet du chapitre suivant. Nous ne faisons ici que signaler en passant cette

    corroboration de la preuve faite d'aprs le systme du caractre traditionnel de la formule.

    Quant aux trois groupes de deux formules que nous avons signals, il est vident qu'ils

    chappent cette preuve: une des formules de chaque groupe doit certainement tre

    traditionnelle, tant un lment unique qui s'ajouterait au systme; mais il n'y a pas

    d'indication quant celle des deux qu'on doit traiter ainsi. Remarquons ici qu'il n'est pas

    ncessairement vrai que mme quelques-unes parmi ces formules soient originales, tant

    des lments qui ont chapp aux influences qui dterminent la simplicit du systme.

    Nous verrons vers la fin de ce volume qu'il existe des indications certaines que la grande

    partie des formules nom-pithte quivalentes employes pour un mme personnage sont

    aussi traditionnelles que les formules uniques [17] . Nous n'en [21] parlons ici, o il s'agit

    de la mthode d'analyse de la diction, que pour signaler le fait que ce sont l des lments

    qui chappent notre mthode d'analyse. D'ailleurs, et d'une faon gnrale, ces formules

    nom-pithte quivalentes ne sont pas plus nombreuses, par comparaison avec les

    formules uniques, que celles que nous avons trouves dans la srie en question: six

    formules nom-pithte quivalentes ct de 34 formules uniques; c'est--dire 40 formules

    nom-pithte d'une mme mesure pour dsigner 37 personnages diffrents.

    Nous avons considr que les 34 formules nom-pithte uniques qui servent dsigner

    des personnages, tombant entre la csure fminine et la fin du vers, constituent par elles-

  • mmes un systme dont l'extension et la simplicit prouvent le caractre traditionnel du

    systme entier. Mais les formules nom-pithte au nominatif ne constituent qu'une partie

    d'un systme beaucoup plus tendu: on trouve une autre srie de formules nom-pithte

    des personnages, au nominatif, qui tombent entre l'hepthmimre et la fin du vers

    , , etc. (cf. p. 18); une autre de formules nom-

    pithte des personnages, au nominatif, qui tombent entre la dirse bucolique et la fin du

    vers , , etc. (cf. p. 19); une autre srie analogue tombant

    entre le commencement du vers et la penthmimre

    o, , etc. Et dans chaque srie on peut constater, d'une

    part, un grand nombre de formules, et d'autre part, l'absence presque complte de tout

    lment superflu au point de vue de la versification. On se trouve ainsi en prsence d'un

    systme de formules, compos d'un ensemble de systmes plus petits, et dont le caractre

    nous empche de faon absolue d'y voir l'uvre d'un pote individuel.

    ***

    Ce n'est pas seulement l'aide des formules nom-pithte dsignant des personnages, au

    nominatif, que l'on peut tablir ces systmes. Ces mmes formules fournissent au gnitif

    des sries semblables, quoique, par suite des besoins de la versification que nous

    tudierons leur place, ces sries ne soient pas [22] aussi riches. Et ce n'est pas

    seulement au moyen de sries de formules un mme cas qu'on peut construire des

    systmes de formules nom-pithte. Si l'on prend, aux cinq cas grammaticaux du singulier

    toutes les formules nom-pithte employes pour Achille, on trouvera qu'on a 45 formules

    diffrentes dont aucune n'a, au mme cas, la mme valeur mtrique qu'une autre. Si l'on

    prend toutes celles qui sont employes pour Ulysse on trouvera qu'il y en a 46 diffrentes

    dont deux seulement ont des valeurs mtriques quivalentes et chappent par consquent

    la dmonstration comme les formules quivalentes que nous avons signales plus haut.

    De mme on peut tablir des systmes semblables pour les chevaux, pour la race

    humaine, pour les Achens, pour le navire, etc. Mentionnons enfin une troisime manire

    de prouver le caractre traditionnel de certaines pithtes au moyen du systme. Dans

    Homre un grand nombre d'pithtes s'appliquent indiffremment tous les noms d'une

    certaine catgorie; , par exemple, s'applique tout hros, et Homre l'emploie en effet

    avec les noms de 32 hros diffrents. Or, lorsqu'on runit toutes les pithtes de ce genre

    qui s'appliquent des hros, tous leurs cas grammaticaux, on trouve qu'elles constituent

    un systme o 164 formes reprsentent 127 valeurs mtriques diffrentes.

    Remarquons ici que nous indiquons aussi brivement que possible ces diffrentes faons

    dont on peut se servir de la preuve fournie par le systme, car il s'agit cette place de la

    mthode d'analyse, non de l'analyse elle-mme, qui sera faite au troisime chapitre et dont

    nous ne faisons que citer quelques conclusions.

    ***

    Cette recherche, qui a t expose pour le cas de l'pithte, pourrait se faire, en tant que

    les pomes nous fournissent une vidence suffisante, pour n'importe quelle partie du

    discours. On trouverait, par exemple, que le pronom personnel est employ rgulirement

    dans certains types de formules, bien que celles-ci soient par leur nature excessivement

    plus complexes que les formules nom-pithte. On relve dans lIliade et l'Odysse, par

  • exemple, 139 cas de l'emploi de dont on pourrait, constituer des sries diverses

    pour prouver le caractre traditionnel de cette expression [23] aussi bien que de son emploi

    au commencement du vers:

    etc.

    etc. On pourrait de mme composer des sries de formules qui contiennent ,

    , , etc., pour prouver le caractre traditionnel de employ cette

    position. Enfin, si la recherche tait pousse assez loin, on possderait un certain nombre

    de donnes sur la technique de l'emploi du pronom; on saurait avec certitude que celui-ci

    est employ traditionnellement dans certaines positions, dans certaines formules, et dans

    certains types de formules.

    On peut juger par ces quelques exemples quelle immense complexit prsente le

    problme du style traditionnel. On est forc de faire l'analyse d'une technique qui, parce

  • qu'elle tait inconsciente chez l'ade, dpendant du souvenir d'un nombre infini de dtails,

    a pu atteindre un degr de dveloppement que nous ne pourrons jamais comprendre avec

    une parfaite exactitude. Mais cette analyse est le seul chemin qui puisse nous conduire

    dcouvrir dans quelle mesure le style de lIliade et de lOdysse relve de la tradition. C'est

    le seul moyen de donner quelque exactitude notre impression gnrale sur le style

    homrique, telle que a formule M. Meillet dans le passage qui a t cit plus haut (p. 10).

    ***

    Dans la prsente tude on se propose de faire l'analyse de cette technique en ce qui

    concerne l'pithte [18] . Celle-ci est la partie [24] du discours se prtant le plus facilement

    une recherche telle quon vient de la dcrire. Dans la plupart des cas, l'pithte constitue

    avec le substantif, qui l'accompagne obligatoirement, ou avec son substantif et une

    prposition, des formules compltes, remplissant une partie du vers entre une csure et

    une de ses extrmits. Les autres types de formules o figure cette partie du discours sont

    comparativement peu nombreux. L'analyse des formules contenant le nom, par exemple,

    serait beaucoup plus complique. En sus des deux genres de formules qui viennent d'tre

    nomms, on aurait affaire aux formules nom-nom, conjonction-nom, prposition-nom, etc.

    L'analyse des autres parties du discours serait encore plus complexe. C'est sans doute

    largement par analogie avec les rsultats obtenus pour l'pithte que l'on devrait former

    son jugement sur les autres parties du discours, et c'est peut-tre dans le cas de l'pithte

    seule que l'on peut esprer amener la recherche le plus prs du but souhait: celui d'une

    analyse assez complte pour permettre de juger avec quelque certitude si la diction

    d'Homre est en vrit entirement compose de formules.

    5. La Tradition et le Libre arbitre du pote.

    Mais le plus grand avantage qu'offre l'pithte comme sujet de recherche sur le style

    traditionnel, c'est la distinction d'ordre smantique que l'on peut, ou plutt que l'on est forc

    de faire entre les deux sortes d'pithtes l'pithte particularise, qui vise l'action

    momentane, et l'pithte ornementale, qui n'a de rapport ni avec les ides des mots de la

    phrase ni avec celles du passage o elle se trouve. On trouvera de ce ct des donnes

    qui permettront en quelque sorte de juger plus srement du caractre traditionnel de

    l'ensemble du style homrique que nous ne pouvons le faire avec la preuve fournie par le

    systme. Car en tant forc de reconnatre le caractre de l'pithte fixe dans Homre, qui

    se distingue de l'pithte dans les vers de tout pote usant d'un style individuel, on se

    trouve aux prises avec une conception du style tout autre que celle qui nous est habituelle.

    [25] On est oblig de se crer une esthtique propre au style traditionnel.

    Il s'agit du libre arbitre du pote. Homre tait-il oblig d'employer les formules

    traditionnelles, ou non? Et fut-il plus grand pote pour s'en tre servi ou pour les avoir

    rejetes et avoir cherch des mots conformes la couleur particulire de sa pense?

    Dj les conclusions de ceux qui ont dmontr que la varit des formes observes dans

    la langue de l'pos s'expliquerait par les ncessits de la versification ont suscit l'objection

    qu'on ne laisserait ainsi aucun choix la volont du pote. Ce problme est d'autant plus

    important, que les mots et les formes emprunts un autre dialecte constituent un des

    moyens principaux employs pour ennoblir le style de la posie grecque. Ainsi E. Drerup

  • proteste que chercher dans la seule contrainte du vers l'explication des lments non-

    ioniens de la langue homrique, c'est exclure du problme cet lment subjectif qui, sans

    permettre d'exception, donne son empreinte la langue et au vers de toute vraie posie:

    c'est--dire, l'art du pote. . . Ce critique ajoute que, si le pote emploie des formes telles

    que , , , ce n'est pas parce qu'il y tait oblig, car il aurait bien pu

    employer la forme ionienne de ces mots, bien qu' une autre place du vers. Suivant

    Drerup, il a choisi les formes oliennes parce qu'il a trouv que leur ton convenait mieux

    sa posie en mme temps qu'elles taient plus maniables au point de vue de la

    versification [19] .

    Or c'est K. Witte qui a raison ici contre Drerup, car le raisonnement de ce dernier est bas

    sur une erreur fondamentale: on ne peut pas parler de la libert qu'a le pote de choisir ses

    mots et ses formes, si le dsir de faire ce choix n'existe pas. Homre avait hrit de ses

    prdcesseurs d'une langue dont les diffrents lments s'employaient uniquement selon

    les besoins de la composition des hexamtres: s'il en avait t autrement, si telle forme, tel

    mot archaque ou olien avait survcu grce surtout sa qualit d'ennoblir le style

    comme , le systme, de la langue aurait renferm de nombreux lments

    mtriquement quivalents, ce qui n'est pas le cas. En principe, [26] quand Homre a

    exprimer une mme notion dans les mmes conditions mtriques, il recourt aux mmes

    mots ou aux mmes groupes de mots. Ce qu'on peut reprocher Witte, c'est de ne pas

    s'tre astreint montrer que les lments non-ioniens de la langue, au moment o chacun

    d'eux devint, pour les ades et pour le public des ades, tranger la langue parle,

    reurent une conscration artistique qui eut pour effet de les maintenir dans la langue

    hroque. C'est vraiment donner une impression fausse du caractre de cette langue que

    de sembler soutenir que sa cration aurait t pour ainsi dire chose mcanique, et c'est l

    un malentendu que nous nous efforcerons d'viter dans ces pages, lorsqu'il sera question

    de l'origine et du dveloppement de la diction formulaire. Mais cependant Witte n'a exprim

    que la vrit, lorsqu'il a dit que la seule commodit de la versification dtermine chez

    Homre le choix d'un lment dialectal ou artificiel de la langue traditionnelle. L'emploi de

    telle ou telle forme archaque ou dialectale est, pour Homre, une habitude ou une

    commodit, ce n'est pas un procd affectif.

    ***

    Notre tude de l'emploi de l'pithte dans Homre va nous amener une conclusion

    analogue: l'emploi de l'pithte fixe, c'est--dire de l'pithte ornementale (et non l'pithte

    particularise) dpend uniquement de sa commodit pour la versification. Or c'est l'pithte

    qui, plus qu'aucun autre lment du style homrique, arrte l'attention et suscite

    l'admiration des Modernes; bien que, il faut le remarquer, la doive avoir

    impressionn le public d'Homre aussi fortement que les pithtes: il nous manque, pour

    goter l'lment tranger de la langue homrique, d'abord la connaissance du dialecte

    ionien du temps d'Homre, et ensuite l'habitude d'un artifice potique analogue dans notre

    posie moderne pour crer un style noble. Mais dans l'pithte nous avons un lment qui

    nous est des plus familiers et par lequel, peut-tre plus que par aucune autre partie du

    style, nous jugeons du gnie d'un auteur, de son originalit, et de la qualit de sa pense.

    Par consquent trouver que la plus grande partie des pithtes dans Homre en fait

    toutes celles qui sont ornementales sont traditionnelles et employes [27] autant qu'elles

  • facilitent au pote sa versification, ce sera nous mettre en prsence de cette alternative: ou

    de conclure que le style d'Homre ne mrite pas l'estime qu'on lui a accorde ou de

    changer compltement notre conception d'un style idal. C'est ce dernier point de vue que

    nous choisirons. Mais ce n'est pas ici la place d'indiquer les raisons de ce choix, ni

    d'expliquer en quoi l'idal du style traditionnel diffre de celui du style individuel, que le

    Moderne non prvenu croirait tre le seul exister, puisque c'est le seul avec lequel il est

    familier. A nous d'abord faire la preuve que l'emploi de l'pithte ornementale dans

    Homre dpend uniquement de sa facult de faciliter la versification. [28]

    Footnotes

    [ back ] 1. L'avenir de la science, p. 292.

    [ back ] 2. Cf. Brard, Introduction l'Odysse. Paris, 1924, vol. 1, pp. 199 ss.

    [ back ] 3. Est-il besoin de faire remarquer que l'emploi, dans ces pages, du

    terme Homre n'implique pas ncessairement que llliade et lOdysse soient d'un seul

    auteur ? Ce terme comportera tantt le sens le pote (ou les potes) de l' Iliade et de

    l' Odysse tantt le sens le texte de l' Iliade et de l' Odysse.

    [ back ] 4. Cf. E. Drerup, Homerische Poetik. Wrzburg, 1921, p. 27 ss.

    [ back ] 5. Cf. l'uvre de P.-F. Kretschmer, De iteratis Hesiodeis. Vratislav, 1913.

    [ back ] 6. Ces exemples sont cits par V. Brard, Introd., I, pp. 174-6.

    [ back ] 7. H. Dntzer, Homerische Abhandlungen. Leipzig, 1872, pp. 507-592. J.-E.

    Ellendt, Ueber den Einfluss des Metrums auf Wortbildung und Wortverbindung.

    Knigsberg, 1861 (Drei homerische Abhandlungen. Leipzig, 1864).

    [ back ] 8. G. Hinrichs, De Homericae elocutionis vestigiis Aeolicis. Diss. Berol., 1875.

    [ back ] 9. On doit signaler P. Thouvenin, Metrische Rcksichten in der Auswahl der

    Verbalformen bei Homer. Phil., 1905, 321-340, et F. Sommer, Zur griechischen Prosodie,

    die Positionsbildung bei Homer. Glotta, 1909, 145. Cf. E. Drerup, Hom. Poetik, I, 120-127,

    et surtout V. Brard, Introd., I, 167-178 qui donne une bibliographie du sujet.

    [ back ] 10. K. Witte, Pauly-Wissowa, viii, 2214.

    [ back ] 11. Kurt Witte, Singular und Plural, Leipzig, 1907; Zur homerischen Sprache,

    Glotta, 1909-1913; Wortrhythmus bei Homer, Rhein., Mus., 1913, 217-238;Ueber die

    Kasusausgnge und , und , und im griechischen Epos; der Dativ des

    Plurals der dritten Deklination. Glotta, 1914, p. 8 ss., 48 ss.;Homeros B) Sprache. Pauly-

    Wissowa, Stuttgart, 1913, viii, 2213-2247.

    [ back ] 12. Leipzig, 1921.

    [ back ] 13. Les chiffres sont donns par Boldt (Programm Tauberbischofsheim, 1880-1, p.

    5), - tombe dans le premier pied 7 fois, dans le second 26 fois, dans le troisime 520

    fois, dans le quatrime 17 fois, dans le cinquime 352 fois, dans le sixime 716 fois.

  • [ back ] 14. K. Sittl, Die Wiederholungen in der Odysse. Mnchen, 1882; A. Gemoll, Die

    Beziehungen zwischen Ilias und Odysse. Hermes, 1883, p. 34.

    [ back ] 15. C. Rothe, Die Bedeutung der Wiederholungen fr die homerische Frage. Berlin,

    1890; cet auteur donne la bibliographie du sujet. J.-A. Scott,Repeated Verses in

    Homer, Am. Journ. Phil., 1911, p. 321. A Shewan, Does the Odyssey imitate the lliad

    ? Class. Quart., 1913, p. 234. Cf. Brard, Introd., II, 389 ss.. Drerup, Hom. Poetik, I, 368 ss.

    Le nombre de vers rpts entirement, ou composs d'expressions rptes, est donn

    par C.-E. Schmidt, Parallel-Homer, Gttingen, 1885, p. viii, 5,605 pour l'Iliade, 3,648 pour

    l'Odysse.

    [ back ] 16. On indique toujours, ici comme ailleurs, le nombre de fois qu'une certaine

    expression est employe, sauf toutefois dans le cas o elle ne figure qu'une fois.

    [ back ] 17. Nous aurons souvent besoin de nous servir de ces termes formules

    quivalentes et formules uniques; il faut sous-entendre dans chaque cas au point de vue

    du sens et de la valeur mtrique. De la mme faon nous parlerons pithtes

    quivalentes ( ~ , pour Ulysse; ~ , pour

    Hector), et d'pithtes uniques ( d'Ulysse, d'Hector). La distinction, on le voit,

    est des plus importantes dans l'tude de l'lment formulaire de la diction, car dans l'un

    des cas, tant donnes les mmes conditions mtriques, l'ade a le choix entre deux

    formules ou entre deux pithtes, et dans l'autre aucun choix ne lui est permis. Nous nous

    arrogerons aussi le droit d'employer ces termes au singulier: formule quivalente,pithte

    unique, etc.

    [ back ] 18. Lpithte peut tre dfinie comme un mot ajout, sans l'intermdiaire d'aucun

    verbe copule, un substantif pour le qualifier. L'pithte n'est donc pas ncessairement un

    adjectif: elle peut tre aussi un substantif (, ) et mme une expression

    appositive ( :,>, , ).

    [ back ] 19. Homerische Poetik, p. 121 ss

  • II. L'MPLOI DE LPITHTE DANS LES POMES PIQUES A STYLE NON-TRADITIONNEL

    1. L'emploi de l'pithte dans les Argonautiques.

    2. L'emploi de l'pithte dans l'nide.

    On croirait, peut-tre, que les systmes de formules nom-pithte, dont nous avons indiqu

    la prsence dans Homre, sont communs toutes les posies hexamtriques, tant dus

    non pas l'influence du vers pendant des gnrations, mais l'influence du vers sur le

    style des potes de n'importe quelle poque. Une tude des pomes hroques

    d'Apollonius et de Virgile nous fournira des indications certaines sur ce point.

    1. L'Emploi de lpithte dans les Argonautiques.

    Avant d'entreprendre cette recherche du systme, il faut en indiquer une des conditions:

    seule l'pithte qui peut, le cas chant, tre ornementale, doit figurer dans un systme de

    formules nom-pithte; car il faut que la formule puisse tre employe dans tous les cas o

    elle aiderait le pote dans sa versification. Ainsi l'pithte , par laquelle Apollonius

    caractrise (II 1128) un navire qui n'a pas su rsister la tempte, ne pourrait videmment

    accompagner ce substantif lorsqu'il est question d'un navire plus rsistant; il faut pour cela

    des pithtes comme , , , etc., qui signalent une caractristique

    applicable n'importe quel bon navire. En faisant cette distinction entre l'pithte ne

    pouvant tre ornementale et celle qui peut l'tre, nous n'anticipons pas sur les conclusions

    des chapitres venir, o nous trouverons que seule l'pithte fixe, celle qui fait partie d'une

    diction formulaire, peut tre vraiment ornementale. Car, [29] pour carter tout lment de

    doute, nous tcherons, pour Apollonius et pour Virgile, d'tablir des systmes, non pas au

    moyen de l'pithte certainement ornementale, mais de celle qui peut l'tre. Ainsi nous

    aurons l'occasion de montrer dans l'avant-dernier chapitre de cet essai qu'Apollonius

    emploie l'pithte pour Jason en vue des circonstances momentanes. Mais cette

    pithte pourrait tre employe pour Jason, dans un sens ornemental, tout endroit

    des Argonautiques o elle aurait facilit la versification, puisque ce hros n'est jamais

    lche. Par consquent il faut rechercher si la formule nom-pithte dans laquelle cette

    pithte apparat ne fait pas partie d'un systme de formules nom-pithte.

    ***

    Dans les Argonautiques on trouve que le nom est employ avec et sans pithte

    dans les proportions qui suivent [1] :

    Avec pithte Sans pithte

    3 26

  • 4

    8

    3 38

    Dans les trois cas o apparat une pithte le premier (IV 171) est plutt adjectif

    prdicatif, bien que, par un artifice potique, il usurpe la place d'un qualificatif. Les deux

    autres cas sont:

    I 349,

    II 122,

    Apollonius se sert aussi de pour dsigner son hros principal:

    Avec pithte Sans pithte

    ... 4 27

    ... 16

    ... 3

    ... 5

    ... 1 8

    5 59

    En I 460 , comme signal plus haut, est plus proprement dit adjectif

    prdicatif. Les autres cas prsentent tous le mot pithtique :

    IV 477

    IV 1160,

    IV 1526,

    III 509, ,

    Pour le nom commun dans les Argonautiques on trouve:

    Avec pithte Sans pithte

  • ... 1 4

    ... 1

    ... 7 47

    ... 1 19

    ... 1

    ... 9 55

    ... 1 1

    ... 7

    ... 3

    ... 1

    ... 4

    20 142

    Parmi ces 20 cas o le pote se sert d'une pithte, (II 1128) ne saurait

    videmment tre employ comme pithte ornementale, tant trop particularis, comme le

    sont (IV 484), (II 1097), (I 235); et (IV 1383, 1566)

    et (I 1358) sont employs la place d'un adverbe. Les autres vers o est

    accompagn d'une pithte sont les suivants:

    IV 1268

    I 401

    I 319

    II 211

    III 316,

    IV 580,

    I 111

    I 1328,

    II 71,

  • II 897

    IV 101,

    II 575,

    IV 855

    Une comparaison faite entre l'emploi de et dans les Argonautiques et

    celui de dans Homre montre par des proportions qui ne permettent pas

    d'incertitude sur l'abondance avec laquelle ce dernier pote utilise l'pithte [2] : [32]

    Avec pithte Sans pithte

    ... 16 72

    ... 186 111

    ... 30 36

    ... 1

    ... 41 34

    ... 1

    ... 8 24

    ... 5 5

    ... 20 37

    ... 1

    ... 7 9

    ... 3 9

    ... 28 3

  • 344 343

    On ne doit attacher aucune importance au seul chiffre reprsentant le nombre de fois que

    ces diffrents noms sont employs, car cela ne dpend videmment que de la longueur et

    du sujet des pomes; ce qui est significatif, c'est l'emploi chez chaque auteur d'un nom

    avec ou sans pithte. On trouve ainsi qu'Homre emploie une pithte avec le nom

    d'Ulysse environ seize fois plus que ne le fait Apollonius pour le nom de Jason.

    Une comparaison similaire pour te mot entre les uvres de ces deux potes donne

    des proportions presque semblables. Les cas cits au tableau suivant comme sans

    pithte comprennent quelques adjectifs particulariss: ( 247),

    ( 322), (3 fois), . . . ( 292); deux

    adjectifs improprement forms: ( 32G), ( 54); et

    18 cas o on voit un transfert du cas grammatical: , etc. On a aussi inclus

    dans cette catgorie 25 cas o le pote a employ avec ce mot les

    gnitifs , , ou , bien que le sens de ces gnitifs soit en ralit

    pithtique, car l'auditeur sait bien qui appartiennent les vaisseaux ainsi nomms. On

    trouve ainsi qu'Homre emploie une pithte avec environ huit fois plus qu'Apollonius:

    [33]

    Avec pithte Sans pithte

    ... 11 13

    ... 48 53

    ... 7 3

    ... 53 35

    ... 70 52

    ... 36 16

    ... 7 4

    ... 22 39

  • ... 10 26

    ... 4 2

    ... 80 95

    ... 76 109

    ... 8 9

    435 495

    On doit aussi remarquer, en tenant compte toutefois de la diffrence de longueur entre les

    deux uvres, qu'Homre emploie pour 23 diffrentes pithtes, tandis qu'Apollonius

    n'en emploie que 5.

    Ces proportions, dj si frappantes par leur diffrence, deviennent encore plus

    significatives du fait que les expressions nom-pithte pour ce mot dans Apollonius sont

    presque toutes empruntes Homre, est employ 32 fois dans lIliade et

    lOdysse, toujours avec la position que prend ce mot chez Apollonius dans les deux cas

    o ce pote s'en sert. De plus il y a une assez forte ressemblance entre les vers en

    question et 166:

    Avec on peut comparer les formules homriques (5

    fois), (2 fois), (1 fois), (2 fois), etc., qui

    tombent aussi rgulirement la [34] tte du vers, suivi d'un verbe de

    trois syllabes qui achve le vers apparat 4 fois dans lOdysse:

    548

    310

    117

    283

    Le fait que l'on rencontre plusieurs fois dans Homre, comme dans Apollonius,

    au commencement du vers et avant l'hepthmimre n'a peut-tre pas beaucoup

    d'importance, tant donn qu'il peut rsulter d'une concidence. Mais on doit remarquer que

    quelques-uns des vers qui contiennent cette pithte prsentent des tournures complexes

    o le substantif et son pithte se trouvent l'un par rapport l'autre des places o on ne

    les verrait jamais dans Homre:

    I 1328,

    IV 855

  • On doit remarquer aussi l'absence des types de formules les plus communs de lIliade et

    de lOdysse, de celles qui tombent exactement entre une coupe et une extrmit du vers.

    Mais si l'on trouve que dans le cas de quelques-unes de ces pithtes il n'y a pas imitation

    directe d'Homre, les expressions contenant, , et , ne sont que trop

    videmment inspires par une rminiscence de ce pote. Seuls (1 fois),

    et (1 fois) et (2 fois) qui ne pourraient tre les pithtes d'un autre navire que

    l'Argo, paraissent tre dus l'originalit d'Apollonius. Le pote de Rhodes a cr lui-mme,

    en ce qui concerne les pithtes, trs peu de choses qui puissent tre regardes comme

    lments d'une technique de la diction.

    1. L'Emploi de lpithte dans l'nide

    Il serait utile, pour traiter le point en question avec plus d'aisance, de possder des

    hexamtres crits par un pote grec qui n'aurait pas connu Homre; mais ce pote n'a

    sans doute jamais exist. Le meilleur moyen de prciser jusqu' quel point l'originalit d'un

    pote, priv du modle des uvres d'Homre, et pu [35] crer une technique de la

    diction, reste donc ltude de lnide ou de quelque autre pome latin en hexamtres.

    Certes les potes Romains, Virgile autant quun autre, connaissaient Homre; mais un

    style et les expressions qui lui sont particulires sont difficiles imiter exactement dans une

    autre langue.

    Le nom Aeneas est employ par Virgile avec ou sans pithte dans les proportions

    suivantes [3] :

    Avec un mot pithtique Sans aucune pithte

    Aeneas... 49 103

    Aeneae (gn.)... 3 18

    Aeneae (dat.) ... 3 10

    Aenean... 5 30

    Aenea (abl.) ... 3

    Aenea (voc.) ... 2 8

    62 172

    Inscius (VI 711), ignarus ( X 25, X 85). hospitis (VIII 463), ferus (IV 466), laetum (VII 288),

    et fatalem (XI 232), ne pourraient compter comme pithtes ornementales, tant trop

  • particulariss. Virgile se rapproche plus dHomre quApollonius ne le fait par la frquence

    avec laquelle il se sert de lpithte, lemployant avec Aeneas deux fois moins quHomre

    pour .

    Les cas cits au tableau suivant comme tant sans pithte comprennent tarda (V

    280), solitae (II 462), fessas (I 168, V 29), qui sont trop particularises pour tre

    ornementales. Pour le mot navis Virgile se sert donc dune pithte moins souvent mme

    que ne le fait Apollonius pour [4] : [36]

    Avec un mot pithtique Sans aucune pithte

    Navis... 1

    Navis... 1

    Navem... 1 5

    Nave... 2

    Naves... 1

    Navis... 1 19

    Navibus... 1 9

    3 38

    Avecun mot pithtiqueSansaucune pithte

    Sans insister sur le fait, qui nest que trop vident, que la posie romaine doit toute sa

    conception de lpithte la posie grecque, on voit linfluence directe dHomre dans les

    pithtes employes par Virgile avec les noms en question. Aeneas Anchisiades dans le

    vers

    VIII 521Aeneas Anchisiades et fidus Achates

    montre le souvenir des vers homriques

    754

    160

    Magnanimum (I 260, IX 204) peut driver de , mais il est plus probable quil est

    un souvenir exact de qui apparat quatre fois dans

  • Homre. Magnus (X 159), magni (X 830) paraissent tre inspirs par lusage frquent que

    fait Homre de . Aeneas heros (VI 103) peut tre compar avec

    ( 35). ( 21, 303), ( 92), etc.

    Bonus (V 770, XI 106) pourrait avoir t suggr par , mais sil lavait t on serait

    oblig de supposer que le pote Romain comprenait fort mal ce mot pique, lui attribuant le

    sens moral quil possdait dans la langue grecque de son propre [37] temps; car le pote

    pense, en employant bonus dans ces deux cas, la bont que pouvait montrer son hros.

    Il vaut peut-tre mieux y voir l'expression d'une ide originale. D'ailleurs, mme s'il doit une

    partie de ces pithtes Homre, Virgile a pu montrer dans le choix de quelques-uns de

    ces mots cette originalit qui a fait de son pome bien plus qu'une simple version romaine

    de l'Iliade et de l'Odysse. Les expressions pius Aeneas (17 fois), pater Aeneas (16 fois),

    drivent de ce qu'il y a de plus original dans la pense de Virgile.

    On trouve ainsi dans l'nide l'emploi assez frquent d'pithtes non traditionnelles; mais

    on est trs loin d'y voir ce que l'on pourrait appeler un systme. On ne trouve pas dans

    Virgile cette varit d'expressions destines servir en diffrentes places dans le vers et,

    ce qui est mme plus concluant, on trouve une abondance d'expressions identiques au

    point de vue du mtre et du sens. Pius Aeneas et pater Aeneas possdent une mme

    valeur mtrique et, si l'on regarde l'pithte virgilienne comme un vritable mot ornemental,

    on doit conclure qu'ils possdent un mme sens.

    L'expression pius Aeneas commence le plus souvent au premier pied. On trouve

    At pius Aeneas. . . . .(4 fois)

    Tum pius Aeneas. . . . .(4 fois)

    quam pius Aeneas. . . . .(2 fois)

    quem pius Aeneas. . . . .(1 fois)

    hoc pius Aeneas. . . . .(1 fois)

    quid pius Aeneas. . . . .(1 fois)

    sum pius Aeneas. . . . .(1 fois)

    Cette expression se rencontre deux autres positions:

    praecipue pius Aeneas. . . . .(2 fois)

    actutum pius Aeneas. . . . .(1 fois)

    VII SAt pius exseguiis Aeneas rite solutis

    Or, pater Aeneas, ayant la mme mesure, et commenant de mme avec une consonne

    simple, ne facilite en rien la versification [38] mais fournit seulement une srie

    d'expressions semblables celles qui viennent d'tre donnes:

    At pater Aeneas. . . . .(4 fois)

    Tum pater Aeneas. . . . .(2 fois)

    quos pater Aeneas. . . . .(1 fois)

    hinc pater Aeneas. . . . .(1 fois)

    iam pater Aeneas. . . . .(2 fois)

    et pater Aeneas. . . . .(1 fois)

    huc pater Aeneas. . . . .(1 fois)

  • cum pater Aeneas. . . . .(1 fois)

    sic pater Aeneas. . . . .(1 fois)

    Bonus prend la mme position, ayant la mme valeur mtrique:

    quos bonus Aeneas. . . . .(2 fois)

    Enfin on doit remarquer que Tros dans Tros Aeneas en XII 723 pourrait tre remplac

    par pius, pater ou bonus.

    Les autres expressions dans lesquelles Aeneas est employ au nominatif avec un mot

    pithtique ne prsentant pas la mesure de ceux qui viennent d'tre donns, sont:

    I 596Troius Aeneas, Libycis ereptus ab undis

    VI 103Incipit Aeneas heros: non ulla laborum,

    VIII 521Aeneas Anchisiades et fidus Achates

    X 159hic magnus sedet Aeneas secumque volutat

    XII 938-9stetit acer in armis

    Aeneas, volvens oculos, dextramque repressit ;

    IX 40namque ita discedens praeceperat optimus

    [armis

    Aeneas:

    Ainsi, sur 41 cas o un mot pithtique est employ avec Aeneas au nominatif, il y en a 35

    o l'on remarque une pithte de la mesure , et il y en a 31 dans lesquels l'expression,

    ayant la mesure _ _ _, commence au premier pied. Une comparaison avec les sries de

    formules nom-pithte qui figurent au Tableau I (p. 50), montrera la diffrence entre le style

    de Virgile qui se [39] sert de l'pithte uniquement comme d'un artifice de style, et celui

    d'Homre qui est guid dans son emploi de l'pithte par le dsir de faciliter la versification.

    Dans le cas de certains noms propres que l'on rencontre moins frquemment dans

    lIliade et l'Odysse runies quAeneas dans l'nide, on remarque que le plus grand

    nombre d'expressions nom-pithte possdent la mesure des types de formule que l'on

    peut appeler principaux du fait qu'ils sont de beaucoup les plus communs. Ces types de

    formules prsentent tous la mesure d'une des parties du vers qui tombe entre une coupe et

    une de ses extrmits, se prtant ainsi l'artifice d'change qui a t dcrit au chapitre

    prcdent. Ainsi on trouve:

    Formules

    De Types Principaux D'Autres Mesures

    Aeneas (152 fois dans l'nide). 2 39

    (43 fois dans Homre). 15 12

  • (42 fois dans Homre). 34 7

    (100 fois dans Homre). 63 15

    (111 fois dans Homre). 51 15

    (55 fois dans Homre). 32 7

    Sur les deux cas o Virgile emploie pour Aeneas une expression nom-pithte remplissant

    exactement le vers entre une coupe et une des extrmits du vers, l'un est

    l'expression Aeneas Anchisiades emprunte Homre, laissant seule l'expression Troius

    Aeneas qui est due plus ou moins l'originalit du pote. Sans ces formules de types

    principaux il n'est gure possible de constituer un systme de formules. Certes, les sries

    de formules at pius Aeneas, tum pius Aeneas, etc., et at pater Aeneas, tum pater

    Aeneas etc., taient commodes pour Virgile au point de vue de sa versification, et on peut

    tre certain que leur emploi frquent a t dtermin en partie par leur utilit. Mais si ces

    formules, toutes d'une mme mesure, tmoignent de l'influence du vers sur le tyie, elles

    ne sauraient en elles-mmes constituer un systme. [40]

    Une autre indication de l'absence, chez Virgile, de tout ce qui pourrait constituer un

    systme de formules nom-pithte est la prsence de formules semblables au point de vue

    du mtre et du sens. On relve chez Homre, pour le mme nom, des cas de formules

    nom-pithte qui possdent une valeur identique au point de vue de la versification, par

    exemple ct de , etc., cas qui d'ailleurs

    s'expliquent par l'influence du vers lui-mme (cf. chap. ). Mais ces cas sont trs rares par

    comparaison avec le nombre de formules nom-pithte uniques, et ils prsentent presque

    toujours, soit une pithte emprunte une autre formule nom-pithte o sa mesure la

    rend indispensable, soit une pithte applicable tout substantif d'une certaine catgorie. Il

    n'y a dans Homre, o, on le sait, apparaissent force hros, qu'un seul cas o deux

    formules nom-pithte d'un hros qui ont une mme valeur mtrique renferment l'une et

    l'autre une pithte spciale ce hros: . . . . . ~ . . . .

    . (cf. p. 225). Mais dans Virgile on trouve que quatre pithtes spciales ne

    ont une mme valeur mtrique: pater, pius, Tros, et bonus. Dans l'pos, l'influence du vers,

    tandis qu'elle a dtermin d'une part l'abondance de formules nom-pithte, comme on a

    eu l'occasion de le remarquer, a d'autre part dtermin une simplicit rigoureuse pour

    l'ensemble de ces formules, en excluant peu d'exception prs la formule qui, au point de

    vue sens et mesure, quivaudrait une autre. Ainsi, parmi les 723 formules dont la

    prsence dans Homre est indique au Tableau I (p. 50), il n'y en a que 81 qui

    reproduisent la valeur mtrique possde dj par une autre formule nom-pithte

    employe pour le mme personnage. Quand on compare ces chiffres la proportion de

    formules quivalentes trouve pour Aeneas sur 41 formules nom-pithte au nominatif

    39 rptent la valeur mtrique rencontre pour une autre on a des proportions trop

    diffrentes pour laisser place au moindre doute sur l'impossibilit d'tablir, au moyen des

  • formules nom-pithte d'ne, un systme caractris la fois par une grande extension

    et par une grande simplicit.

    Une comparaison d'un autre genre entre les uvres de Virgile et d'Homre montrera,

    d'une faon aussi certaine, que le premier se sert de l'pithte pour des raisons tout fait

    trangres la commodit de la versification. Homre ne se soucie gure d'employer [41]

    pour chaque hros une proportion plus ou moins grande d'pithtes. Pour lui l'pithte

    n'tant qu'un artifice destin lui faciliter le maniement des noms, la frquence avec

    laquelle il se sert d'pithtes avec un certain nom dpendra de la mesure de celui-ci. Car

    l'pithte, si elle aide le pote dans l'emploi de certains substantifs, lui est moins utile, et

    peut tre mme gnante, dans le cas de certains autres. Par exemple, l'pithte est

    employe par Homre avec les nominatiis de certains noms propres ayant la mesure _ _

    dans une proportion sensiblement gale:

    Avec pithte Sans pithte Proportion

    ... 202 183 1:,8

    ... 139 105 1:,8

    ... 66 45 1:,7

    ... 102 83 1:,8

    De mme les proportions sont gnralement les mmes pour l'emploi des pithtes avec

    des noms propres ayant la mesure _ _ [5] .[42]

    Avec pithte Sans pithte Proportion

    ... 47 38 1:,8

    ... 87 83 1:,9

    ... 43 43 1:,1

    Pour des noms ayant la mesure _ _ la proportion change radicalement, parce que ces

    mots ont plus besoin de l'pithte:

    Avec pithte Sans pithte Proportion

  • ... 78 22 1:,3

    ... 41 1 1:,03

    ... 86 19 1:,2

    Les noms avec la mesure __ montrent une autre proportion:

    Avec pithte Sans pithte Proportion

    ... 14 24 1:1,7

    ... 13 21 1:1,6

    Or les proportions pour l'emploi de l'pithte avec les noms propres de la mme mesure

    quAeneas sont semblables entre elles mais diffrentes de celles trouves pour des noms

    avec des mesures diffrentes:

    Avec pithte Sans pithte Proportion

    ... 5 26 1:5,2

    ... 5 39 1:7,8

    ... 5 11 1:2,2

    ... 4 20 1:5

    La proportion de l'emploi de l'pithte avec Aeneas dans Virgile est 41:111 ou 1: 2,7. Etant

    donn, comme il a dj t expliqu, que l'on ne doit pas insister sur des proportions qui ne

    sont pas radicalement diffrentes, on pourrait en conclure que cette proportion est

    sensiblement la mme que celles des noms propres de la mme mesure dans Homre.

    Mais le fait que cette proportion pour l'emploi de l'pithte n'existe dans lEnide que [43]

    dans le cas de son hros principal montre que Virgile s'est acharn user de l'pithte

    prcisment l o Homre, guid par des considrations de facilit de versification, s'en

    sert le moins. Le cas du nom Turnus, par exemple, donne une indication de l'emploi normal

    de l'pithte dans le style de Virgile. Le nom du guerrier Rutule se trouve 58 fois au

    nominatif et dans deux cas seulement il est accompagn d'un mot qui pourrait tre regard

    comme pithte ornementale [6] . La conclusion n'est que trop vidente. L o Virgile n'a

  • pas employ l'pithte titre exceptionnel, comme dans le cas dAeneas et dchates, il

    n'en a gure fait usage. Le pote romain, s'inspirant de la lecture de l'Iliade et de Odysse,

    a voulu pour ne des mots ornementaux analogues ceux que possdent les hros

    d'Homre. N'apprciant pas, ne souponnant mme pas que l'emploi de ces mots dpend

    de l'aide qu'ils fournissent pour le maniement des noms, il s'en est pass dans le cas

    deTurnus, o ils auraient pu lui rendre un grand service pour en user davantage

    avec Aeneas o ils lui servaient moins au point de vue de la facture du vers. [44]

    Footnotes

    [ back ] 1. Ces chiffres sont bass sur l'index de A. Wellauer, donn la fin de son dition

    des Argonautiques., Leipzig, 1828. Les vers sont cits selon l'dition de R. Merkel. Leipzig,

    1913.

    [ back ] 2. L'index le plus complet des mots de l'Iliade et de l'Odysse est celui de

    Gehring, Index omericus, Leipzig, 1891. Le Lexicon Homericum d'Ebeling, 2 vol., Leipzig,

    1885-88, n'est ni aussi complet pour la citation, des vers o apparat chaque mot ni tout

    fait aussi prcis que Index de Gehring; le fait que les vers o apparaissent les mots sont

    cits selon les diffrents sens du mot rend cet ouvrage moins pratique pour une tude du

    caractre de celle-ci o il s'agit de rechercher tous les vers dans lesquels parat une

    certaine forme identique ou semblable une autre. Mais le Lexicon est spcialement

    explicite en ce qui concerne la citation des pithtes paraissant avec chaque nom et par

    consquent'cet ouvrage a t trs utile pour les fins de cet essai. La Concordance to the

    Iliad de Prendergast, London, 1875, et la Concordance to the Odyssey de Dunbar, Oxford,

    1880, ont une valeur tout fait spciale au point de vue de l'tude des effets de l'analogie

    sur le style de l'pos, tude dans laquelle il faut pouvoir considrer l'ensemble de tous les

    vers contenant certains mots ou certaines expressions. [ back ] Le texte de l'Iliade est cit

    selon l'dition de Monro et Allen, Oxford, 1908; celui de l'Odysse selon l'dition d'Allen,

    Oxford, 1907.

    [ back ] 3. Les chiffres pour les noms propres Aeneas, Achates et Turnus sont fonds sur

    lindex des noms donn dans ldition de Virgile de O. Ribbeck. Leipzig, 1867; ceux

    pour navis sont bass sur le Lexicon zu Vergilius de Merguet, Leipzig, 1907.

    [ back ] 4. Pour tre exact, Homre emploie une pithte avec 10 fois plus souvent

    que ne le fait Virgile pour navis.

    [ back ] 5. Le nom , qui utilise l'pithte dans une proportion assez diffrente de

    celle d'autres noms de hros ayant la mme mesure, fournit un bon exemple de la

    ncessit de ne pas perdre de vue l'action des pomes en faisant ces comparaisons

    numriques, en mme temps qu'il donne une indication de la nature seulement

    approximative de ces comparaisons. Le nom est employ 39 fois avec une

    pithte et 13 fois seul, donnant ainsi une proportion de 1: , 3. Lexplication de cette

    proportion si diffrente n'est pas difficile trouver. Ce hros est mentionn surtout dans

    des circonstances o il lui arrive de s'adresser une assemble ou de donner son avis

    d'une faon quelconque. Ainsi, sur les 52 fois qu'apparat le nom , 21 fois on le

    trouve un vers qui annonce le dbut de discours dont l'expression sujet, comme il a t

  • montre, consiste rgulirement en une formule nom-pithte. Si le chef des Pyliens avait

    t moins orateur sans doute lui aurait-on donn moins d'pithtes.

    [ back ] 6. Dux (IV, 28), princeps (IX, 335); ingens (XII, 927), la troisime des pithtes

    employes pour Turnus, ne saurait tre ornementale.

    III. L'PITHTE ET LA FORMULE : I. LA TECHNIQUE DE L'EMPLOI DE L'PITHTE FIXE

    1. Formules nom-pithte des dieux et des hros, types

    principaux [1] .

    On peut maintenant commencer l'tude des formules homriques qui contiennent des

    pithtes. Les formules des types [45] principaux, celles qui remplissent le vers exactement

    entre une coupe et une des extrmits, seront tudies d'abord, car elles sont de

    beaucoup les plus nombreuses en mme temps qu'elles se rattachent le plus certainement

    une technique de la diction. Ensuite, aprs avoir remarqu les forces qui agissent dans

    cette premire classe de formules l'influence du vers, l'arrangement des mots dans le

    vers, la relation entre l'ide essentielle et la formule, le facteur de l'analogie on sera

    mieux en mesure de former son jugement sur les formules des types plus ou moins rares

    qui sembleraient pouvoir driver de l'expression indpendante d'Homre.

    Tandis qu'il faut, d'une part, tudier la fois une assez grande quantit de formules pour

    que les conclusions soient gnrales et non pas exceptionnelles, il faut d'autre part tenir

    toujours compte du fait que le caractre d'une srie de formules nom-pithte, nom-

    pithte-prposition, etc., dpend forcment du caractre du nom. Le plus grand danger

    que l'on court en tudiant les formules homriques consiste croire que celles-ci suivent

    des rgles qui n'ont rien faire avec l'ide que contient chaque mot. Il ne faut jamais

    oublier que la technique des formules, tant destine exprimer la pense de l'pos, varie

    toujours en s'adaptant l'ide qui doit tre exprime. Ainsi, par exemple, le nom d'un hros

    sera plus souvent le sujet d'une phrase que ne le sera le nom d'une ville ou la plupart des

    noms communs. Ulysse fera beaucoup de choses, mais un navire ou la ville de Troie

    seront plus rarement considrs comme les auteurs de quelque action. Autrement dit, pour

    le nom d'un hros, le pote pique a plus besoin d'une srie de formules nom-pithte au

    nominatif que dans le cas d'autres noms. De mme ce n'est que rarement que le pote

    aura besoin d'employer une prposition avec le nom d'Ulysse, tandis que les occasions de

    dire [46] ct du navire, dans le navire, au navire seront trs frquentes dans tout pome

    o un navire figure, et ainsi le pote a besoin d'une srie de formules nom-pithte-

    prposition pour navire dont il n'a pas besoin pour Ulysse. Il est donc vident que l'on doit

    traiter sparment les noms qui prsentent par leur nature des problmes diffrents au

    point de vue de la versification et de mettre ensemble seulement ceux qui ressemblent les

    uns aux autres par les circonstances de leur emploi.

  • . Formules nom-pithte des dieux et des hros, au nominatif; types

    principaux.

    Le Tableau I (pp. 50-51) montre tous les cas dans lesquels certains noms propres forment

    au nominatif, avec une ou deux pithtes, une expression qui remplit le vers exactement

    entre une coupe et une des extrmits du vers. On a choisi onze noms propres parmi ceux

    que l'on rencontre le plus souvent dans les pomes. Ce Tableau montre 10: La mesure des

    formules des types principaux; quelles sont, au nominatif, toutes les formules de ces types

    dans les cas des onze noms propres donns; et le nombre de fois que celles-ci

    apparaissent dans l'Iliade et l'Odysse. Les expressions mises entre crochets sont celles

    qui, tandis qu'elles ne contiennent pas le nom mme du dieu ou du hros, en tiennent la

    place; par exemple pour Zeus, et pour Diomde.

    Pour des raisons de simplification les chiffres pour l'Iliade et pour l'Odysse ne sont pas

    donns sparment. Les diffrences de proportion, entre les deux pomes, pour l'emploi

    de ces formules dpendent pour la plus grande partie de circonstances propres aux deux

    pomes, et les rares diffrences qui sembleraient dpendre de considrations purement

    stylistiques seront traites leur place au Chapitre v. Ce Tableau I montre aussi 20:

    combien de fois ces mmes noms propres forment avec une ou deux pithtes des

    formules dont les valeurs mtriques sont diffrentes de celles des types donns, aussi bien

    que le nombre de types de formules qui y sont reprsents. Ceci sert montrer la plus

    grande frquence des formules des types principaux [2] . [47]

    Le fait le plus important que fait ressortir ce tableau, c'est que les formules qu'il renferme

    constituent un systme caractris la fois par une grande extension et par une grande

    simplicit. Sur 55 diffrentes formules nom-pithte qui y apparaissent, il n'en est que 9 qui

    ne sont pas uniques au point de vue du sens et du mtre: ~

    , ~ , ~

    ~ , ~ . Ces

    formules quivalentes seront tudies leur place. En dehors de ces 9 formules il en reste

    46 qu'on ne saurait remplacer par d'autres, et ces 46 formules ne montrent pas un nombre

    illimit de valeurs mtriques; elles n'en reprsentent que 7 diffrentes, celles des formules:

    , , , ,

    , , . De plus ces 46

    diffrentes formules uniques rprsentent 723 emplois. Il est vident qu'un tel systme de

    formules ne pourrait tre la cration d'un seul homme; il doit tre tout entier traditionnel.

    Mais il n'est pas besoin d'insister sur ce fait. Passons au sujet de la relation entre

    l'hexamtre et la diction qui explique la cration, la conservation, et l'emploi de ce systme.

    A. Formules nom-pithte des dieux et des hros, au nominatif, aprs la dirse

    bucolique.

    Comme le montre le Tableau I cette formule, comme c'est le cas pour celle qui tombe

    aprs la csure fminine et celle qui tombe aprs l'hepthmimre, est une [48] des trois

    formules dont l'existence est le plus probable pour un hros quelconque et que l'on

    rencontre l